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ŒUVRES COMPLETES
/- DE-
LORD BYRON
TRÂDUOTIO» IT0'J7SLLE
LOUIS BARRE
a i i a 3 \? Q a a Q
Par Ch. METTAIS, BOCOURT, G. DORÉ.
PARIS. — flSSS.
CHEZ J. BRY aîné, ÉDITEUR
27, Rue Guénégaud, 27.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/1853oeuvrescom00byro
NOTICE
LORD BYRON.
^<%10^9^^^^^3»
L'auteur de Childe-HaroU et de Don Juan est un des enfants de
celle grande révolution qui a commencé par rA'mériqne et la France,
et qui n'a point encore dit son dernier rant. Tel est le secret de sa
popularité parmi nous. Nous avons .salué en lui la plus brillante
expression d'une époque où tout a grandi au point de briser les an-
ciens moules. Mais pnur être reconnu d'abord par ses conipairintes,
le poète lie l'avenir devait avoir aussi un trait du pas.sé. Ce trait,
c'est la partie aristocratique de son caractère, en lutte ooniinuelle
avec ses in.stincts de démocratie. Grand seigneur parses goùls et ses
dédains, anglican par ses images bibliques et certaines as|iiriUions
religieuses, payant tribut aux classiques par le pliin de ses drames
et s(m admiration pour Pope, il ne montre là que l'épidémie : dans
son cœur, Byron est tout révoluiionnaire, emlionsiaste de liberté,
sceptique religieux et vaguement humanitaire, novat'ur par la libre
alliu'e de ses jilans, de ses pensées, de son style; il est démocrate
entin par son existence cosmopolite et sa mort de martyr I
Ce double aspect ressort d'une rapide esquisse de sa vie.
La race des Byrnns remonte à l'invasion normande; un Ralph de
Burun est inscrit dans la distribution des ie"res saxonnes. Ses des-
cendants parurent aux croisades, à Calais, à Crocy; ils reçurent de
Henri Vlll le domaine ecclosi.isiiqiie de Newsteail, et, pendant les
guerres civiles, ils restèrent fidèles au dogme de la léi;ilimilé. Le
grand-père de notre poète, 1 andnd liyron, est cité dans les fastes de
la marine britannique; un <le sis grands-oncles eut un procès fa-
meux poui' avoir tué en dutd un M. Chaworlb ; son père, enlin, se
fit connaître moins lionorablemeiit par ses dettes et par un enlève-
ment que suivit son prenucr mariage avec la femme divorcee de lord
Carniaerlhen. (lie cette union naquit Augusta Byron, depuis mistress
Leigh, sreiir bien-aimée dn poète.) Du c'ité maternel, on voit éga-
lement une longue suite d'illustres ancêtres; les Gordons de Gight
descendaient d'une fille de Jacques l«r d'Ecosse.
Tout ceci explique le patricien; passons h. l'homme.
Le capitaine Byron, devenu veuf, épousa miss Catherine Gordon,
riche héritière que les anciennes dettes et les nouvelles jirofusions
de son mari avaient déjà complètement ruinée, lorsque, le 22 jan-
vier 1788, étant à Londres, elle mit au monde son fils unique, George
Gurdon-Byron. D'une mère dont le caractère, naturellement vio-
lent, él.'iit encore aigri par les privations, d'un père qui errait sans
cesse d'Angleterre et d'Ecosse en France, ofi il mourut en 1791, le
jeune Georges était né sous les tristes auspices dune misère dorée.
En outre, il avait un pied diQ'orme, et cette infirmité le fit souQ'rir
longtemps au physique par les elforts même que 1 on tenta pour la
guérir; elle le fit soutfrir toute sa vie dans sa vanité. Par là, il se sen-
tait doublement .séparé de la caste élégante et riche.
Le caractère de l'enfant se montra concentré, sauvage, intraita'olc,
non sans de fréquents éclairs d'intelligence et de bonté. 11 conserva
^ un long ressentiment contre sa mère, qui, dans un accès de violence
provoiiué par l'usage habituel des spiritueux, l'avait poursui\i pour
le battre en l'appelant : « .Marmot boiteux ! » Mais il montra toujours
un tendre attachement à May Gray, sa gouvernante, dont l'affection
adoucissait ses chagrins.
A l'âge de cinq ans, le jeune Georges fut envoyé à l'école d'Aber-
^een, ville oii résidait sa mère, et c'est là qu'il contracta son goût
prédominant pour les livres d'histoire, et en particulier pour l'An-
cien-Teslameut. Après une légère indisposition, on l'envoya fiirc
un séjour dans les Highlands pour rétablir sa santé, séjour qui fit
éclore en lui un profond sentiment des beautés de la nature.
Un Irait caractéristique de l'enfance de Byron consiste dans ses
amours précoces. Agé seulement de huit ans, jj se p:issionna pour
une petite fille d'Aberdeen, nommée Mary DuCT, qui l'aimait de son
côté, sentiment réciproque qui se manircst.iit par le plaisir que ces
deux charmantes créatures trouvaient à se tenir gravement assises
l'une auprès de l'autre en causant tendrement, tandis qu'Hélène, la
sœur aînée de Mary, jouait à la poupée. A chaque séparation, Georges
témoignait une vive impatience, il engagait sa mère ou sa bonne à
écrire pour lui à sa petite fiancée ; et, [leu d'années aprè.s, en appre-
nant le mariage de Marie DutT, il tomba dans des convulsions alar-
mantes. Plus tard, à Dulwich, il s'éprit de même de Marguerite
Parker, charmante jeune fille qui aiourut bientôt après de consom-
ption, et dont la mort inspira au poète naissant sa première élégie La
troisième fois enfin, à Newstead, venu en vacances de Harrow, il vit
missChaworth, qui habitait dans le voisinage et qui apparlenaitâ la
famille avec laquelle son grand-oncle avait eu un fune.-te dilTérend.
I,e romanesque de c'tie liaison la changea bientûi eu un \iolent
amour du côté de l'adolescent, mais non du côté de la jeiuie per-
sonne, qui, ayant deux ans de plus, crut pouvoir accueillir comme
un j"U la passion du fianvre écolier sans refuser néanmoins un parti
sérieux qui se pré.senta l'année suivante. Ces trois aventures, eu
apparence frivoles, ne présageaient-elles pas le rôle important que
les femmes devaient jouer dans la vie et les écrits de Byron, et l'en-
cens et les sarcasmes qu'il leur a prodigués tour-à-tuur?
Revenons sur nos pas. Ce grand-oncle en question, le meurtrier
de M. Chaworth, était mort sans héritier direct dans son domaine
de Newstead. Le jeune Georges devenait pair d'Angleterre, hon-
neur qu'il parut sentir vivement dans l'expectative, mais dont la
réalité le désabusa La mère et l'enfant, en venant prendre posses.sion
de la vieille abbaye, voisine de la forêt deSheerwood, la trouvèrent
dans un délabrement complet. L'oncle William s'amusait de son vi-
vant à nourrir dans les salles une quantité innombrable de grillons,
qui tous disparurent à sa mort; mais il avait en outre une passion
plus coûteuse, analogue h celle de l'oncle Tobie dans le Tristram -
shandy : .sir William avait fait construire sur un lac des forteresses
et une flotfille, et il s'y livrait au plaisir de la petite guerre, brûlant
sous forme de poudre à canon quelque chose de plus que ses reve-
nus. La situation des héritiers ne se trouva donc guère améliorée,
car il leur restait à peine quelques livres sterling, produit de la vente
de leur mobilier. Cette situation ne devint un peu plus conforme h
leur rang que grâce à une pension de trois cents livres que lady
Byron obtint sur la liste civile, et surtout quand lord Carlisle, lutjur
du jeune Georges, l'eut fait rentrer dans le domaine substitué, de
Rochdale, indûment aliéné parle marin d eau douce. Le souvenir
de ce précédent maître du domaine n'offrait pas d'ailleurs à son
jeune héritier un exemple bien propre à lui tracer cette ligne de con-
duite régulière qui conduit dans le monde aux positions stables et
enviées.
Mistress Byron s'élant rendue à Londres, en 1799, son fils fut mis
en pension au collège de Harrow-on -the-Hill, près de Windsor. H
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
8e Ironvait alors assez mal pn'paré par ses niatlrcs prc'cédcnis aux
éludes piiremenl linpiiisliques: mais il avail puis^ dans ses lectures
iucessanics une ocilaine connaissance des fails liisloriqucs. el sui-
liinl une forrr de pensée et déloculion assez rare h smi ft(;e. pré-
rienx indice pour ceux (|ui songeront un jour à réformer l'inslruc-
lioii |)nldiquc. A Harrow, Ityron, devenu aussi latiniste qu'il appar-
tient fi un Anglais, mais liellénisie médiocre, compusadanssa langue
inalernelle des vers qui n'étaient souvent que des imitations des an-
ciens; il se distinguait surtuut dans les exercices du collège par son
laletil pour la déclamation. Extrême en tout, il conçut pour quel-
ques-uns de ses jeunes camarades des amitiés passionnées, bientôt
brisées par la mort nu la séparation. On a remarqué qu'il clioisi.«sait
souvent les objets <Ie ses allcclions dans une classe inférieure tN celle
où il clait né, premier signe de cette sympathie qu'il eut toujours
pour les faibles et les opprimé?.
I.'élèvc de Harrow, indocile jusqu'Ma rébellion, n'avait rien perdu
de la luibulence de l'enfant des grè es d'Aberdcen ou de la forêt de
Sliicrwoud: il aimait les jeux bruyants, le mail, quelquefois même
la lulle et la boxe ; passion qui se manifesta plus lard sous d'au-
tres formes : le goût des cliiens, désarmes, les courses au grand
galoj) sur le IJdo à Venise et la répétition de l'exploit de Léandre
aux Dardanelles.
I.e barde futur passa, en 1803, au collège de la Trinité, univer-
sité de Cambridge, et il y mena une existence assez dissipée. Mais
pcnilant les vacances, il fut introduit par sa mère dans plusieurs
l'aniilles respectables et put envisager le monde sous un aspect plus
sérieux. Les traces des plus petits événements de sa vie à celte épo-
que et dans les années précédentes se retrouvent dans ses Heures
(le loisir, recueil de poésies qui ne fut alors imprimé qu'à cent
exemplaires. Ce ne fut qu'en 1808 que la Revue cC Edimloury daigna
s'occuper de cet ouvrage. Une erili(|ue injuste et passionnée fit évé-
nement dans la vie du jeune poêle et faillit l'entraîner dans la voie
de la littérature mililanie pour laquelle il se crut une vocation pro-
noncée, circonslance qui peut-être eût privé le monde des chefs-
d'œuvre que Dyron devait créer dans un genre tout dill'érent. Il
répondit à l'atlaque par une satire intitulée les Poéta anglais el les
criiiques écossais. Le succès n»t les rieurs de son côté.
En 1809, le jeune lord, qui venait d'atleindre sa majorité, se pré-
senta seul à la chambre haute, son tuteur ayant refusé de lui servir
de parrain. La réception fut froide : trois ans après seulement,
il prononça son premier discours à propos du bill sur les briseurs
de métiers; il s'y montra fidèle aux principes libéraux et favorable
à l'émaneipalion catholique. L'année suivante (181.3), il prit encore
la parole pour la pétition du major Cartwright. insulté cl arrêté illé-
galement par les agents brutaux de l'autorité militaire. Dans les
deux occasions , son succès parut grand ; mais Byron vit bien qu'il
ii'nyait ému qu'à la surface une assemblée dévouée à ses seuls
iiiiérêls; et dégoûté, il abandonna pour toujours la carrière poli-
tique.
Dans l'intervalle, un pèlerinage vers le sud et l'est de l'Europe
avait singulièrement développé les plus précieuses de ses facultés
poéliquos : il y avait recueilli les matériaux de ses poèmes orien-
taux. Il avait visité Lisbonne, Gibraltar, Malle, la Sicile, la Sar-
daigiie, l'Epire, où il avait vu le fameux Ali, pacha de Janina, el en
dernier lieu la Morée. Enfin, après avoir passé à Constantinople, il
éiait revenu dans la cité de Minerve où son courage sauva la vie à une
jeuneGrecque qui était accusée d'un crime d'amour (commis sans
doute en faveur du jeune Anglais) et que l'on portait toute cousue
dans un sac de cuir pour la jeter à la mer.
Ce fut aujîsi dmantce voyagequ'il composa les deuxpremierschanls
de Childc-Harohl, ouvrage dont un ami, homme de goût, M. Dallas,
parvint avec peine à lui faire comprendre la supériorité sur ses
essais satiriques. Enfin persuadé, il s'occupait de l'impression de
ce poème, lorsqu'il apprit que sa mère était dangereusement malade :
il revint en Angleterre et n'arriva à Ncwstead que pour assister aux
funérailles.
Chikle-Ildrold fui accueilli comme l'œuvre la plus grande qui eût
paru dejuiis le l'aradis perdu: l'aulf iir a dit lui-même avec justesse:
« Je m'ovcillai un matin et me trouvai célèbre. » L'Envie s'éveilla
aussi : forcée au silence, mais nullement désarmée par le succès non
interrompu du Giaour, de la Fiancée d' Abijdos, du Corsaire, elle quitta
h critique pour la calomnie et attaqua les mœurs de l'homme, ne
^^ nant entamer ses œuvres II faut avouer qu'un certain genre de
renom qu'obtint le poète, fort bel homme d'ailleurs quand il ne mar-
chait pas, et homme àJa mode surlout. prêtait a-^sez au scandale :
une noble dame avait été jusqu'à se couper la gorge pour lui en
plein raout avec un verre caivsé. Le poète, en songeant au mariage,
voulut se ranger et se rendit encore plus vulnérable. Il demanda la
main de miss MilbSnkc, riche héritière, assez jolie |)ersonne, niais
prude el un peu bas-bleu : refusé ilu premier abord, il eut enfin le
malheur de réussir. Les noces, célébrées le 2 janvier 18i6 , furent
d'une trisles.se de mauvais augure. Une gouvernante favorite, tirée
plus tard de son obscurité par des vers <|ui la fusligernnt dans la
postérité, se posa dès l'abord entre les deux époux; et l'année écou-
lée, miss Milbanke se relira chez son père: ses motifs restèrent ob-
scurs, mais elle alléguait que les profusions de son mari ne lui lais-
saient pas les moyens de vivre selon son rang.
A[)rèsquel(iues démarches pour la ramener, lord Byron, voyant
s'ameuter autour de lui les amours-propres irrités de ses succès, les
salons el les sacristies blessés de son dédain pour les formes el les
idées reçues, quitta pour jamais l'Anglolcrre, profondément ulcéré
contre le monde qui finit, prophète et précurseur du monde qui va
commencer. Du rivage, il adressa de touchants adieux à sa femme
et à sa fille Ada, la bien-aimée de son cœur.
Il remonta le Rhin : puis il pas.sa en .Suisse où il se lia avec Shel-
ley et madame de Staël, noblesamitiés qui, avec celles de Sliéridan,
llobliouse, Lewis et Moorc, le vengèrent amplement des rancunes
des nullités titrées et milrées.
Ce fut dans ce voyage qu'il composa 1 ■ troisième chant de Childe-
Harold, le Prisonnier de Chilian, quelques petits poèmes et J/an-
/rei/ (1817). 11 se fixa bientôt à Venise où il commença en 1818
Don Juan que l'on peut considérer comme son œuvre capitale, et
la plus complète, la plus libre expression de cette Ame multiple.
L'année suivante, un attachement auquel les mœurs italiennes
se prôlenl plus facilement que celles des pays du nord vint consoler
Byron de son veuvage. La comtesse Guiccioli 1 aima, quitta pour lui
son mari et se chargea d'acquitter la deltc de toutes les âmes que
le poète avait charmées. Ce fut dans sa retraite auprès de celte
amante dévouée, à Venise, à la Mira, à Ravenne. àPise, qu'il con-
tinua Don Juan et qu'il composa Caïn, Les deux Foscari el le reste
de ses ouvrages dramatiques.
Cependant l'ami des libertés du monde s'était affilié aux carbo-
nari ; et son cœur, comme celui de Sardanapale, qu'il a peint à
cette époque, balançait entre l'amour el le devoir... Car c'était un
devoir sacré qui l'aiiuelait au secours des Grecs qu'il avait peut-être
enfiammés par ses clianis. Le 24 juillet 1823, il partit de Livourne
pour Céphalonie avec le comie Gamba, le frère de sa maîtresse...
(Les mœurs italiennes sont encore là.) 11 avait sacrifié les débris de
sa fortune pour apporter aux insurgés des armes et des muniiinns.
Les premiers mois furent employés à luller péniblement contre les
prélenlions exagérées et les divisions des Palicares, qui lui étaient
cependant tout dévoués. Au mois de janvier seulement il put aller
rejoindre Mavrocordato à Missolonglii, où le temps se passa encore
en discussions et en préparatifs. Vers le milieu de février, on réso-
lut d'aller a.ssiéger Lepanle, en dépit des Soulioles qui refusèrent
longtemps de marcher, « étant habitués, disaient-ils, à se battre
contre des hommes et non contre des murailles. »
Enfin, l'avant-garde partit. Lord Byron voulait la rejoindre avec
le corps d'armée, lorsque, le 9 avril, comme il était à une lieue de
Missolonglii avec le comte Gamba, ils furent assaillis par une pluie
violente et continue. Byron rentra avec la fièvre : le lendemain, il
voulut reprendre ses occupations et sortit à cheval. Ce fut la der-
nière fois. Obligé de s'aliter, il languit encore neuf jours et mourut
enfin le 19 avril, en répétant le nom de sa fille, et chargeant son
valet de chambre Fletcher d'aller trouver lady Byron el de lui
dire : «Tout... tout...» ; mais il ne fut capable d'articuler aucune
explication.
Le mystère aurait pu nous être dévoilé, sans l'infidélité de Tho-
mas Moore, dépositaire des mémoires du noble poète : mais C8
mystère est maintenant scellé sous deux tombe5.
Les rester de lord Byron furent repoussés de Westminster par le
clergé anglican, qui eut raison dene point se croire digne de les re-
cevoir... On les a déposés à Newslead, dans le tombeau de ses pères.
Mais elle sera la première des nations du globe, celle qui un jour les
réclamera pour son Panthéon. '
OBUTRES COMPLETES
LORD BYRON
TRADUCTION NOUVELLE PAR LOUIS BARRÉ.
LE CORSAIRE.
CHANT PREMIER.
I.
« Sur les vagues joyeuses de la mer revêtue d'un sombre azur,
comme elle, nos pensées sont sans bornes, et nos âmes toujours li-
bres; aussi loin que la brise peut porter, le flot se couvrir d'écume,
elles planent sur noire empire, conlemplent une patrie. Voilà nos
rovauraes, le domaine iliiinilé sur lequel domine notre pavillon,
sceptre à qui tout doit obéir. Notre vie, toujours sauvage et turbu-
lente, même quand elle passe de la lutte au repos, nous fait trouver
des jouissances dans cbacune de ces alternatives. Et ces jouissances,
qui pourrait les décrire? Ce n'est pas toi, esclave des voluptés, toi
dont l'àme faiblirait au sommet croulant des vagues : ce n'est pas
toi, nolile vaniteux, élevé dans la débauebe et l'indolence, loi que
le sommeil no repose plus, à qui le plaisir même ne sait plus plaire.
Ob! qui pourrait les décrire, ?auf l'infatigable pèlerin de ces routes
sans traces, dont le cœur, habitué à ces épreuves, a bondi triom-
phant sur l'abîme des eaux, et gonflé de joie et d'ivresse, a senti ses
battements s' accélérei' jusqu'au délire? Lui seul chérit l'approche
de la bataille pour la bataille même, faisant ses délices de ce que
d'autres appellent danger : il ambitionne ce que le lâche s'empresse
de fuir, et quand le faible s'évanouit, il s'émeut seulement... il s'é-
meut en sentant, dans les profondeurs de son sein agité, l'espérance
qui s'éveille et le courage qui s'enflamme. Oh! nous ne craignons pas
la mort, pourvu que l'ennemi périsse avec nous... pourtant la mort
paraît encore plus triste que le repos... N'importe I qu'elle vienne
quand elle voudra : en attendant, nous épuisons l'essence même de
la vie; et quand on a perdu celle-ci, il est indifférent que ce soit
par la maladie ou par l'épée. Ou'un être, épris de sa propre décré-
pitude, consente à se cramponner sur sa couche, à y languir des an-
nées dans les douleurs, à respirer un air appesanti, à secouer une
tète tremblante : pour nous le frais gazon, et non le lit liévreuxl...
Tandis que son âme s'exhale lentement, sanglota sanglot, les nôtres,
d'un sculeQort, d'un seul bond, échappent à toute contrainte. Que
son cadavre soit fier de son urne de marbre et de son étroit caveau ;
que ceux que fatiguait sa vie lui dorent une tombe : à nos morts, des
lai'mes peu nombreuses, mais sincères, quand l'Océan s'entrouvre
pour les ensevelir! Pour eux, au milieu même des banquets, de
vrais regrets s'exhalent de la coupe rougissante, et des libations
couronnent leur mémoire. Leur courte épitaphe se rédige . à la fin
du jour des dangers, quand les vainqueurs partagent les ilépouilles
el s'écrient, le front assombri par un triste souvenir: Hélas! com-
bien les braves qui out succombé seraient jojeux à cette heure ! »
IL
Tel était le cri sauvage qui s' élevait de l'île des Pirates, où brillait
uu feu de bivouac; tels étaient lessons que répétaient en frémissant
les échos des rochers, et qui semblaient des chants à ces oreilles
grossières. Dispersés en groupes sur le sable doré, les forbans
jouaient, riaient, causaient ou aiguisaient leurs poignards, qiiel(|ues-
uns choisissaient leurs armes; chacun reprenait sa lame fidèle et
regardait d'un œil indifférent le sang qui la couvrait. Ceux-là tra-
vaillaient à réparer leur navire, à replacer le gouvernail ou les avi-
rons, tandis que d'autres erraient pensifs le long du rivage, Los plus
occupés tendaient un piège à l'oiseau des rochers ou étalaient au
soleil les filets humides: del œil avide de l'Espérance, ils cherchaient
dan,- la moindre tache à l'horizon quelque voile éloignée, se rappe-
lant l'un à l'autre les prodiges de cent nuits de combat et se deman-
dant de quel côté ils iraient chercher une proie nouvelle. — De quel
côté? qu'importe! c'est l'affaire du chef; la leur est de croire ([uc
ni la proie ni les dispositions pour la saisir ne feront défaut. — Mais
ce CHEF quel est-il ? Son nom est connu et redouté sur maint rivage;
ils n'en savent, ils n'en demandent pas plus. 11 ne se révèle à eux
que pour commander : peu de mots , mais un regard , mais un
geste ; jamais il ne vient animer de sa propre gaité leurs joyeux fes-
tins : mais ils lui pardonnent son silence en faveur de ses succès.
Jamais ils ne remplissent pour lui la coupe empourprée; elle passe
devant ses yeux sans qu'il l'elUeure; et quant aux mets de sa table, le
plus grossier de la troupe les dédaignerait à son tour. Le pain rus-
tique,l'humble racine des jardins et à peine un de ces fruits, luxe de
l'été, apportent à ses courts repas une frugalité que supporterait à peine
un ermite. iMais tandis qu'il méprise ainsi les plaisirs grossiers des
sens, son âme semble se nourrir de celte abstinence même. « Droit
à ce rivage ! » et la voile y conduit. « Faites ainsi ! » c'est fait. « A
vos rangs et suivez-moi ! » le butin est conquis. Ainsi l'acte accom-
pagne la parole; tous obéissent et peu s'enquièrent de ses intentions:
à ceux-ci, un mot, un coup d'œil de dédain, montrent assez sa colère;
il ne daigne point s'expliquer davantage.
m.
« Une voile 1 une voile I » c'est l'espoir d'une prise ! « Quelle na-
tion? Quel pavillon? Que dit le télescope?» Ce n'est point um- prise,
hélas I et pourtant ce navire est bienvenu : l'étendard rouge de sang
flotte au gré du vent. « Oui, c'est à nous, c'est un vaisseau qui re-
vient au port. Souffle favorablement, ô brise! ils doivent jeter l'ancre
avant la nuit. » Le cap est doublé : la baie reçoit cette proue qui brave
les vagues. Comme elle poursuit fièrement sa noble course ! Ses
blanches ailes, qui jamais ne fuient devant l'ennemi, semblent la
porter sur les ondes, qu'elle parcourt comme un oiseau des mers,
en défiant les éléments conjurés. Ah ! qui ne braverait le feu des
combats, qui ne braverait le naufrage, pour régner en monarque
sur le peuple qui habite ses flancs I
LFS VFII,l,r:i:s MTTtRAIllKS ILLUSTIIKES.
IV.
Lk cAhlc frùlc nidomeiit los (lanes du vaisscai) ; ses voiles soul
ri"|>lires ; il se balance en jclanl I'ancro; el les oisifs qui robsrrveiil
(III riNat'c pi'uvciil voir le canol qui «Icsreiul ile la poupe vilién. L'oni-
liircaiitin csl garnie d'liommcs, pt 1rs avirons cack-iicés la diriRonl
vers la plage, jusi|u'Ji ce que faqudlecflleure rl creuse le sable. —
Sailli! cris de liieineiiue, paroles amii'alrs! mains qui s'unissciil et
?.■ siTreiil sur la gr^vc ; sourires, questions et réponses précipilùes;
• 'lires cordiales do fêles et do banquets!
V.
Les nouvelles se répandent, et la foule s'arnafsc pour les recueillir;
parmi les sourds murmures et les bruyants éclats de rire, les voi.x
jdus douces, mais inqii''<es, des femmes se font entendre. Les noms
îles amis, des épnpv .jes amants, sont répétés après chaque mot :
« Oh I sont-ils sai.isau moins? Nous ne demandons point vos suc-
cès : mais les a'vi'rrons-nous? entendrons-nous leurs voix chéries?
Quebiucparl qu'ail rugi la bataille, que les vagues aient d''plo\6 leur
fureur, sans dcnitc ils ont l)ra\ciiicni agi ; mais Icsiuiels d entre eux
ont survi'ru ? Qu'ils se hâtent (K' nous apporter I elonnemeiit et la
joie, et que leurs baisers éloignent le doute de nos paupières ravies 1 »
VI.
« Oii est le chef? nous avons un rapport h lui faire, et nous crai-
gnons de vuir bieniol finir cette joie qui salue notre arrivée; n'im-
porte! elle est sincère, elle osl douce au cœur, cette joie passagère.
Allons, Juan ! guide-nous à l'instant vers le chef: une fois que nous
l'aurons salué, nous reviendrons fèlcr notre retour, et chacun ap-
prenilra ce qu'il désire savoir. » Ils montent lentement de pics en
aijîmos par un sentier taillé dans le roc, jusqu'à la plale-fomie où la
tour de garde qui domine la baie s'élève parmi des buissons louD'us
et des massifs de fleurs sauvages : l'air y est rafraîchi par des .sources
argentées, qui jaillissant pleines de vie de leurs bassins de granit et
provoquent la suif h s'assouvir dans leurs flots pétillants. — Là-bas,
près de cette grotte, quel est cet homme isolé dont le regard plane
sur les vagues?dans une aililude pcpsive, ilsereposesurson sabre,
qui certes est rarement un bâton d'appui pour cette main rougie de
sang? (I C'est lui. c'est Conrad, 'Cul maintenant comme toujours. En
a\aull Juan, en avant! annonce nous. Il a vu le navire... Uis-lui
que nous appurions des nouvelles qu'il lui importe de connaitrc
prorapteraent : nous n'osons approcher; lu connais son humeur
quand des pas étrangers ou non désirés viennent troubler sa solitude.»
ils ne résistent point, car Conrad l'a voulu, cl qui oserait mettre en
quc-lioD ce que Conrad décide? Iloiiiine d'ls(dcmcnt et de myslèic,
h peine l'a-l-on vu sourire, rarement on l'enlend soupirer; sun nom
lerrilic les [dus hanlis de sa troupe et fail pâlir leurs visas-'es ba'-aiiés :
il est doué de la puissance dominatrice qui fascine, entraîne cl fait
frissonner au besoin les ctJDur» vulgaires... Qui'l e-t donc ce charme
que ces hommes indisciplinés reconnaissent cl envient, mais contre
lequel ils voudraient lutter en vain? Quel lien peut .liiisi cnck liiier
leiirfiii?... Le piiuvoir d'' la pensée, la magie de lintrlligencc; pou-
viiir no du succès, saisi et c^uiservé par ladri-sse, qui de la volonté
d un seul fait un mnule pour les faiblesses des autres, n'a;.'issant
que |iar leurs mains, mais se parant à leur insu d<! leurs plus bril-
lants exploits. Ainsi gous le soleil, a-l-on toujours vu et vcrra-l-on
toujours le grand nombre travailler pour un seul. C'est l'arrêt do
la nature ; mais que le faible qui travaille ae garde d'accuser, de haïr,
celui qui recueille les [iruduils. Ohl s'il connaissait le poids de ces
cliaincssplendides, que ses humbles douleurs lui paraîtraient légcrcsl
IX.
Difl'érent des héros des races antiques, démons par leiifs iicles.
mais dieux par leur beauté, Conrad n'a rien dans son aspect qui
puisse exciter l'admiration, sauf le fi'ii qui brille sous l'ombre de ses
noirs sourcils; robuste, mais non taillé en hercule; d'une taille or-
dinaire plutôt que gigantesque; en somme néanmoins, ceux qui ^
s'arrêtent à le reganler à deux fois dislinguent eu lui des signes que
ne porte point le vulgaire des hommes : ils le conlemplent cl s'éton-
nent de leur propre impression... et. tout en lavouanl, ils n'en peu-
vent deviner la cause. Ses joues sont brûlées du soleil; son fioul est
haut et pâle, mais voilé en parlie par les noirs anneaux de son abon-
dante chevelure; et sa lèvre relevée révèle souvent n;algré lui les
hautaines pensées qu'il réprime, mais qu'il ne peut c. i-her lout-à-
fail. Bien que sa voix soil douce el toute son apparence calme, on
croit cependant y démêler quelque chose qui' ne voudr. il pas lais-
ser paraître. Ses trails aux lignes profondes, - u\ teintes i;h ingeanlcs,
atlirenl à la fois el troublent la vue, com.i • si sous la pensée téné-
breuse s'agitaient des sentiments terribles, eais encore vagues; mais
s'il en est ainsi, personne ne le peut dire, ,r son regard iévère ar-
rête un examen ailentif. l'eu d'hommes pcifraient défier la rencontre
de son œil péni'-lrant; et quand un rcg.' curieux cherche à sonder
son cœur ou à étudier les altérations i'>; son teint, il sail à la fois
découvrir le dessein de l'observateur e* le forcer de reporter son
attention sur lui-même, de peur de Uer ses propres secrets au
lieu de pénétrer ceux de Conrad. Autour de sa lèvre se joue un sou-
rire inlernal qui excite à la fois la rage el la terreur, el partout où
tombe le sombre regard de sa haine, I Espérance se flétrit ets'envole,
la Pitié soupire et dit adieu.
Vil.
Juan s'approche du chef et lui fait connaître le vœu de ses coiu-
pagiions. Celui-ci n'ouvre point la bouche, mais exprime son as^eii-
liiiieut par ii» signe. Juan appelle les autres; ils savanceul ; à leur
salut le chef s incline légèrement, mais ses lèvres reslenl luuetles.
B Ces lellres, chef, sont de ce Grec, ton espion, qui annonce de nou-
veau que le bulin ou le péril sont lout proche : quelles que soient ses
iiiformalions, nous pouvons annoncer qu'en oulre... — Silence! si-
lence! » t;'esl ainsi qu'il arrête leurs inutiles discours. Klonnés, hu-
miliés, ils se retirent à l'écart else coiniuuniquenl à voix basse lours
coiijeclurcs; ils épient en même temps son regard pour observer
riiiqire-ssion que font sur lui les nouvelles annoncées. iMais comme
s'il les devinait, il tourne la tête de eùlé pour cacher son émotion et
ses craintes, ou seulemenl par orgueil, el parcourt le billet. « Mes ta-
blelics, JuanI écoule... où est Gonzalvo? — Dans le navire qui est
à l'ancre. — Qu'il y reste... (lorle-lui cet ordre... cl vous, à votre
l)iisle ! préparez tout pour le depart; je prendrai le commandement
ce soir. — Ce soir, seigneur Conrad. — Oui : au coucher du soleil : car
la brise doit fraîchir vers la lin du jour. Mon corselet, mon manteau;
el dans une heure nous sommes en roule. Tu prendras ton clairon.
Veille à ce que les ressorts de ma carabine soient exempts de rouille
et ne tronipent pas mon adresse : que le Iranciiaiil de mon sabre d a-
boriiage soit bien aiguisé cl que la garde élargie s adaple mieux à
ma main. L'armurier devra s'en occuper sur-le-cliarap; car d.ms la
dernière aû'airc celle épée a plus faiig'ié mon bras que n'a f lil la
résistance de lennemi. "S'eillc a ce que l'on tire exaclciuenlle cauou
de signal quand l heure du ''éld sera expiree. »
Tous s'incUneut eu signe d'obcis.-'aiiLe, el se relireul silencieu-
tcnienl. dsl alb-r revoir un jicu lot le désert li^iide; cl pourtant
Bien faibles sont les signes extérieurs des fatales pensées : le de-
dans, c'est là que travaille l'esprit du mal ! L'amour irahil toutes ses
l'iiases diverses; la haine, l'ambition, la perfidie, ne se manifestent
que par le même sourire plein d'amertume. Une lèvre bien légère-
ment contractée, la plus faible pâleur répandue sur un visage étudié,
indiquent seul, s des passions jirofonde<; et. pour observer leurs sym-
ptômes, il faudrait voir eu restant invisible. Alors, parcelle marche
précipitée, par cet œil qui se lève fréqueuimeiil vers le ciel, par ces
mains qui s'étreignenl convulsivement, par ces pauses soudaines qui
iiiterrouipent l'agonie, quand le coupable se redresse el croit saisir
auiour de lui des pas indiscrets, craignant qu'on ne vienne conieiu-
pler de trop près ses terreurs ; alors, dans toutes ces fibres du vi.-age
que tiraille le cœur, dans ces explosions de scntimeiit qui se renou-
vellent et se fortifient sans cesse, dans ces tres.saillemenls soudains,
ces convulsions, ces luttes, ces frissons el ces ardcure, ces rougeurs
à la joue et ces sueurs au fronl ; dans tous ces symplôuie.s, étranger!
si lu le peux sans trembler, contemple son âme vois quel som-
meil adoucit ses soulTrances, vois c,ra;i;e ce sein flétri dans la soli-
tude et l'abandon sagite sous la pensée désolante d'un passé qu'il
exècre! Contemple.... Mais qui, n'étant qu'un homme lui-m ''me, a
jamais vu ou verra jamais à découvert les profondeurs de l'àme?
XI.
Cependant Conrad n'avait pas été créé par la nature pour con-
duire une bande de scélérats, el devenir lui-niêuic le plus dclesiablo
inslrumcnl du crime. Son àiuc avail clé altérée avant que ses atUia
l'eusient amené à conibaltrc l'Iiomnie cl à renier le ciel Elevé par
le inonde à l'école du dcsenchanleineul, Irop sage dans se-s paroles et
trop insensé dans sa conduite, trop ferme pour céder ci trop orgueil-
leux pour s'abaisser, condamné par ses vertus même au rôle de oupe,
il maudit ces vertus coionie lu eauSe de ses maux et ne maudit pas
l<!S traîtres qui l'aritieul perdu; il ne vil point qu'en plaçant mieux i>i-«
(tt'UVUES COMPLÈTES DE LOUD BYUON.
bienfails il aurait conservé son propre bonheur et les moyens de faire
encore dos iieureux. Redouté, honni, calomnié, quand sa jeunesse
était encore diins sa force, il en était arrivé à délester trop profon-
dément l'humanité pour sentir les remords, et il prit la voix de son
courroux pour un appel céleste qui lui ordonnait de venger sur tous
les loris de quelques-uns. Il se reconnaissait coupahle, mais il croyait
que les aulres ne valaient pas même le portrait qu'ils faisaient de lui,
et il méprisait les plus sages comme des hy[iocrites qui commettaient
en cachette ces mômes actes que les plus hardis se permettent ou-
vertement. 11 se savait détesté, mais il savait aussi que ses accusa-
tours s'inclinaient et Irerablaienl devant lui. Abandonné, furieux,
égaré, il se posa en être inaccessible à toute affection comme à tout
dédain : son nom pourrait épouvanter et ses actes surprendre;mais
ceux qui le craignaient n'oseraient le mépriser. L'homme foule aux
pieds un ver, mais il s'arrête avant de réveiller tous les poisons en-
dormis du serpent replié sur lui-même; le premier pourra relever
la tète, mais non venger sa blessure ; le second meurt, mais ne laisse
point son ennemi vivant ; il enlace rapidement les membres de l'of-
fenseur, et, tant qu'il peut mordre, on peut l'écraser, mais non le
vaincre.
XII.
Nul n'est tout mauvais : Conrad conserve un doux sentiment qui
s'agite dans son cœur. Souvent il s'est raillé des hommes trompés
par des passions bonnes pour les sots et les enfants ; et pourtant il
lutt'.; vainement contre une passion semblable, cl môme en lui celte
passion réclame le nom d'Amour. Oui, c'était un amour inaliérable,
inaltéré, ayant un objet dont rien n avait pu le détacher. (Quoique
les plus belles captives fussent chaque jour offertes à ses regards, il
ne méprisait pas ces femmes, il ne recherchait point leurs caresses,
maisil passait froidement auprès d'elles; quoique mainie beauté lan-
guit captive dans ses chaînes dorées, aucune d'elles n'avait pu rem-
plir une de ses heures les plus oisives. Oui, celait de l'amour, si l'on
peut appeler ainsi une tendresse éprouvée par les tentations, le
malheur, l'absence, les changements de climat, et enfin, chose plus
rare encore, par les efforts du temps; une passion que n'ont pu at-
trister ni les espérances vaines, ni les projets détruits, qu'aucune
fureur n'a pu troubler, à qui la maladie elle-même n'a pu arraclier
un murmure; toujours joyeuse au retour, toujours calme au dépari,
de peur que la douleur de lamant ne brisât le cœur de l'amante;
une pareille ten dresse, que rien n'avait pu étouffer, que rien ne me-
naçait d'affaiblir, ohl si l'amour existe parmi les raorlels, c'était là
de l'amour. Conrad était un grand coupable, tous ses actes étaient
criminels; mais non cette passion toute puissante qui, de toutes les
vertus la plus aimable, était la seule que le crime lui-môme n'avait
pu éteindre.
XIII.
Il resta un moment immobile, jusqu'à ce que ses compagnons, qui
regagnaient le vallon à la hâte, eussent disparu au premier détour
du chemin. « Ktranges nouvelles! j'ai vu bien des dangers, et je ne
sais pourquoi celui-ci m'apparaît comme le dernier. Mais quoique
mou cœiir abandonne l'espoir, il restera inaccessible a la crainte,
et mes soldats ne me verront point faiblir : c'est un coup désespéré
que d'aller au-devant de l'ennemi, mais ce serait une mort plus sûre
d'allendre qu'il vînt nous traquer ici et nous i)ous«er vers une ruine
inévitable. Si mon plan peut s'accomplir, si la foriune nous sou-
rit, il sera versé des larmes autour de noire bûcher funéraire. Oui,
qu'ils dormenll que leurs rêves soient paisibles! le matin ne les a
jamais réveillés par des feux aussi brillants que celui qui s'allumera
celle nuit (sois-nous seulement favorable, ô brise!) pour réchauffer
ces tardifs vengeurs de la paix des mers. Chez Médora, mainlenanti
Oh! mon faillie coeur, puisse le cœur de Médora ne point s<ml'-
frir un poids pareil à celui qui t'oppresse! Et pourtant, jetais
brave ... pauvre sujet d'orgueil, ici où l'on ne voit que des braves.
L'insecte lui-même pique bravement pour défendre ce qui lui est
cher. Ce courage vulgaire que nous partageons avec la brulc, et
dont le désespoir seul inspire les redoutables efforts, mérite peu
d'estime. Mais je \isais à de plus nobles résultats : j'ai habitué ma
petite troupe à se mesurer froidement contre de nombreux ennemis ;
longtemps j'ai guidé mes soldats de telle sorte que leur sang ne
coulai point en vain... Maintenant, plus de milieu : il faut vaincre
ou périr. Eh bien ! soit ; je ne regretle point de mourir, mais de con-
duire ainsi mes compagnons à un combat où toute relraite leur sera
impossible. Depuis longtemps je m'occupe peu de mou sort; mais
mon orgueil souffre de donner ainsi dans le piège. Esl-ce là de-)'ha-
bileté, du savoir? jouer sur un seul dé l'espérance, le pouvoir et la
vie! Oh, destin I Conrad, accuse ta folie et non le destin le
r deslin peut encore te sauver; il n'est poini Irop tard. »
XIV.
ils'enlreiiiil de la sorte avec lui-aièmo, jusqu'à ce qu'il eùtaltcini
le sommet de la colline que couronnait sa tour... Là, il s'arrête sur
le seuil, car il reconnaît celtj voix tendre et mélancolique qu'il ne
croit jamais avoir entendue trop souvent. Les sons, quoique doux,
se répandent au loin à travers le grillage de la haute fenêtre ; et voici
l'air que chaulait le bel oiseau captif.
Ce tendre secret habite au plus profond de mon âme, solitaire et
caché pour toujours, sauf quand mon cœur se soulève pour répon-
dre à ton cœur, puis tout tremblant rentre dans son silence.
Là, au centre de ce cœur, brûle lentement la flamme d'une lampe
sépulcrale, éternelle, mais invisible; les ténèbres du désespoir ne
peuvent l'étoull'er, quoique ses rayons soient maintenant plus inu-
tiles que jamais.
3.
Garde mon souvenir! Ohl ne passe pas devant ma tombe sans
une pensée pour celle dont les restes sont cachés là; la seule dou-
leur que mon âme ne puisse braver, ce serait de trouver l'oubli dans
la tienne.
4.
Ecoute cet accent profond, le plus faible, le dernier : la Vertu ne
peut défendre de regretter les morts donne-moi donc la seule
chose que je t'aie jamais demandée : une larme, la première, la der-
nière, la seule récompense de tant d'amour.
Il franchit le seuil, Iraversa le corridor et arriva au salon au mo-
ment môme où la mélodie finissait ; « Ma chère Médora, ton chant
est bien trisle. — En l'absence de (Conrad, voudrais-tu qu'il fût
joyeux? Quand lu n'es point là pour eniendre ma voix, elle doit
encore révéler mes pensées, mon âme entière; chacun de mes ac-
cents est l'écho de mon pauvre cœur, et mon cœur ne pourrai! se
taire quand même mes lèvres seraient muettes! Oh! pendant com-
bien de nuits, étendue sur ma couche solitaire, les terreurs de mes
rêves ont prêté au vent les ailes de la tempête, et pris le souffle qui
caressait doucement tes voiles pour le uiurniure précurseur de la
rafale : son faible bruissement me semblait un chant sombre et pro-
phétique, pleurant sur ton cadavre qui flottait au gré des vagues.
Je me levais pour ranimer le feu du signal, de crainle que des agents
moins fidèles n'en laissassent expirer la flamme. Pendant de longues
heures sans repos, j'observais attentivement les étoiles, et enfin
l'aube arrivait et tu étais toujours loin de moi. Oh! alors, comme
le frisson matinal glaçait ma poitrine ! comme le jour se levait sombre
à mes regards troublés! Je regardais et regardais encore, et mes
pleurs, mes promesses, mes vœux, ne pouvaient faire paraître un
navire. Aujourd'hui, enfin.... il était midi.... je pus saluer et bénir
un màt qui vint frapper ma vue : il s'approchait; hélas! il passa
outre. Un autre vint... Dieu! c'était le tien. Oh! que de pareils jours
no reviennent plus! mon Conrad! Ne voudras-tu doue jamais con-
naître les douceurs de la paix? Certes, tu as plus qu'une fortune
vulgaire, et plus d'un séjour aussi beau que celui-ci t'invite à y ter-
miner les courses errantes. Tu le sais, ce n'est pas le péril que je
crains, je ne tremble que quand tu n'es pas ici, et alors même eu
n'esl point pour ma vie, mais pour celle qui m'est bien plus ciière,
et qui, n'aspirant qu'aux combats, se dérobe sans ce?se à l'amour.
Chose étrange que ce cœur, si tendre envers moi, se plaise à com-
battre la nature et .«es plus doux penchants !
— Oui, chose étrange, en effet! ce cœur est changé depuis long-
temps : on l'a foulé aux pieds comme un ver; il s'est vengé comme
un serpent; il ne lui reste point sur la terre d'autre espoir que ton
amour, et jamais un éclair de pitié n'est venu briller pour lui du
haut des cieux. Ce que tu condamnes en moi , celte haine envers les
hommes est aussi mon amour pour toi : sentiments tellement con-
fondus dans mon àme que , si on les sépare . ils mourront tous les
deux; je cesserai de t'aimer le jour où j'aimerai l'humanité. Alais
ne crains rien : le passé t'assure que mon amour vivra dans l'avenir.
Toutefois, ô Médora ! raffermis Ion noble cœur : à cette heure encore,
il faut... ce n'est pas pour longtemps., il faut nous séparer.
— Nous séparer, à cette heure ' Mon cœur l'avait prévu : ainsi se
flétrissent mes rêves féeriques de bonheur. Partir à cette heure, cela
ne se peut! Ce navire à peine a jeté l'ancre dans la baie: l'autre
est encore eu mer ; et 1 équipage a besoin de repos avant de nou-
velles fatigues. Mon amour! tu te moques de ma faiblesse . cl tu
cherches à endurcir mon cœur, avant l'instant où il doit être frappé ;
mais ne joue pas davantage avec ma douleur, une pareille gaîté fait
plus de mal que n'en ferait un véritable chagrin. Tais-toi, Conrad !
Cher Conrad! viens partager le festin que je me suis plu à te pré-
parer : léger labeur que de rassembler et d orner ta frugale nourri-
ture ! vois, j'ai cueilli le fruit que j'ai cru le meilleur, et qnand j'avais
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLDSTRÉE3.
Irop il rli(ii-.ir, iiicMliiiic tuais rliarimV, jt.i pri< ni iiirm»! Iiviips le
plus Ijimu. Trciis fois j ai Ki'«vi la colline iiour chercher la source la
plus fraîche : ton sorhol ce soir doit le plaire ; vois comuic il hrille
dans son vase de neige. La joueuse essence de la vigne ne réchaulTe
jamais Ion sein, loi, qui es plus s6>èrc (|u'un musulman quand la
coupe circule : oh! ne pense pas que je veuille l'en hl;\mer: je ine
r<^jouis, au coniraire. de celle sohriclé de goùls que d'autres cotisi-
dèrcnl comme une privation que tu lini|ioses. .Mais viens : la tahie
rsl prOtc; la lampe d'argent esl icmidie et ne craint pas les vapours
du soir. Mes jeunes suivantes assisteront au repas et se ioiiidnml h
moi pour former des danses ou pour éveiller la voix de 1 harmonie ;
ou bien ma guitare, ipie lu aimes à entendre, pourra calmer et as-
soupir les sens; ou enfin, si ton oreille dédaigne ses accords, nous
ri'lironscelle liisluire con-
tée par l'Aric.sle, de la
belle Olvmpia tanl aimée i
et si tristement délaissée.
Certes, si tu me quittais
maintenant , lu surpas-
serais en cruauté celui
qui manqua de foi à celte
pauvre (lanioiselle , et
même cet autre perfide...
lu sais : je l'ai vu sourire,
un jour où la sérénité du
ciel nous permit d'aperce-
voir l'île d'Ariadne, (pie
je le montrai du haut de
ce rocher; et en même
temps, h moilié riante et
craignant à moilié que ce
doute ne vint à se réaliser
un jour, jeté dis : «Ainsi
('onrad doit m'abandoii-
ner un jour dans mon
île ! » et Conrad m'a Irom-
l)ée, car il est revenu en-
core.
— Encore I encore I cl
il reviendra encore, ô mon
amour! s'il lui reste quel-
que vie sur la terre et quel-
que espérance au ciel , il
reviendra vers loi... .Afais
l'aile du temps redouble
de vitesse et nous amène
l'heure du départ. Pour-
quoi partir? Pour quels
lieux? A quoi bon te le
(lire main tenant, puisque
tout doit finir par ce ti isle
mot, Adieu! Kt pciit-êlre
voudrais-je, si le temps le
permettait, te dévoiler...
Mais ne crains rien : je
n'ni point affaire h de fi)r-
midables ennemis; cl une
garde plus forte que do
coutume veillera ici pour
résistera une soudaine at-
taque ou soutenir un long
siège. D'ailleurs, lu n'es
pas seule, quoique ton
proleclcursoitabsent; nos
matrones et les jeunes
suivantes restent avec
toi ; et que cette pensée le
rassure, quand nous nous
retrouverons, la sécurité doublera les charmes du repos. Ecoutons...
C'est le son aigu du cor... Juan a fait entendre le signal. Un baiser...
un encore... encore. Oh ! adieu ! »
Elle se lève, elle s'élance ; elle le serre dans ses bras, et cachant
9a figure dans le sein de son amant, elle seul un cœur battre sous
ses lèvres. Il voudrait plonger son mâle regard dans les beaux yeux
de Médora, dans ces yeux d'un bleu si profond ; mais il n'ose re-
lever cette tôle (pii néchit dans l'agonie sans pouvoir répandre une
larme. Les longs cheveux blonds de l'amante flottent sur les bras
qui la soutiennent dans loui le désordre de la beauté éplorée. Ce
eein qu'habile limage de Conrad bal à peine, tellement rempli de
douleur qu'il en deumil insensible. Ecoute! voici l'appel du canon
qui retentit. Comme un tonnerre, il annonce que le soleil se couche;
et Conrad maudit le soleil comme un insensé. Il presse, il presse
encore sur son sein cette femme qui lavait silencieusement enlacé,
qui tout à l'heure le caressait en l'implorant. 11 porte en chancelant
Ûédora sur sa couche, et la contemple un moment, comme s'il ne
Répartis en groupes sur le sable doié, les pirates jouent, boivent....
devait plus la revoir; il seul bi'ii en re moment que la terre pour
lui ne contient qu'elle seule : il baise son front glacé, bc détourne
et Conrad est parli. '
XV.
« Esl-il parti ? » Dans sa solilude soudaine, combien de fois va «o
présenter cette terrible question : « A peine un instant s est écoulé ;
il était la! lA m.iinlenanl... » Elle s'élance hors de la tour, cl alors
seulement ses larmes coulent en liberie ; elles lombent, larges, bril-
laiites et pressées, sans même (lu'elle les .sente; mais ses lèvres se
refusent encore fi répéter « Adieu. » Car ce mol, quoi (pie nous y ren-
fermions de promesses, d'espérance, d; foi, ce mot fatal ne contient
que le désespoir. Déjà sur
chaque Irait de cette fi-
gure immobile cl pâle, le
chagrin a marque une
empreinte que le temps
ne pourra jamais cn"acer :
ses grands yeux pleins
d'amour, ses yeux d'un
bleu si tendre, se glacent
à force de conlcm|)ler le
vide. Mais tout-à-coup ils
jiarviennent à saisir, et à
quelle distance, hélas ! li-
niage h peine entrevue
du fugitif : cl alors ce re-
gard redevient mobile; la
frénésie semble couler à
flols à travers ses cils
longs, noirs et brillants,
parmi ces sources d'une
onde amère , sources qui
se reiiouvelleronl si sou-
vent. « H est parti ! » Sa
main rapide cl convul-
sive se fixe sur son cœur,
puis se lève suppliante
vers le ciel. Elle regarde
encore vers le rivage, et
voit dresser Je mât : clic
voit hisser la blanche voi-
le... elle n'ose plus regar-
der davantage; mais ren-
trant l'âme navrée sous
le portail de la tour : « Ce
nesl point un songe, dil-
clle, et mon malheur est
complet. »
XVI.
Descendant de roc en
roc, Conrad se hâte d'un
air sombre cl ne tourne
pas une seule fois la tôle;
mais il frémit chaque fois
que les détours de la rou-
le présentent à ses yeux
ce (lu'il ne voudrait pas
revoir, sa demeure soli-
taire, mais charmante,
placée sur le sommet d'où
elle le salue la première
quandilrcvieiildelahaule
mer; et puis, Médora, sa
douce et mélancolique étoile, l'astre dontlesbrillants rayons léclai-
rentdansles régions lointaines. Il ne doitpoinlla regarder; il nedoit
plus penser à elle; car rester, c'est dormir sur le bord de l'abimc.
Un moment néanmoins, il est tenté de s'arrêter et d'abandonner sa
vie au hasard et ses projets aux vagues... Mais non, il n'en peut être
ainsi ; un chef, digne de ce titre, peut s'attendrir, mais non se chan-
ger en traître pour les i)leursd'iine femme. Enfin il revoit son navire ;
il admire combien le vent est favorable, et il rassemble froidement
toute sa force d'ànic. Alors il hâte de nouveau ses pas, et lorsqu'il
entend vibrer .'i ses oreilles le bruit des apprêts, les murmurer em-
pressés, le tumulte du rivage, les cris, les signaux et les avirons qui
brisent l'onde ; (piand il voit" le mousse grimper au mât, l'ancre sortir
des flols. les voiles se développer lout entières, les mouchoirs s'agiter
sur la rive en signe d'adieu pour ceux qui vont braver les flols, cl
quand il aperçoit surtout le pavillon sanglant livré à la brise, alors il
s'étonne que son cœur ail pu paraître si faible. Les yeux en feu , la
poitrine remplie d'une ivresse sauvage, il se sent redevenu lui-même:
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD LiYUON.
alors il bondit, il vole jusqu'à ce qu'il ait atteint la limite oii finit la
penle de la colline et où commence la prève... Là il modère sa course
et s'arrête, moins pour respirer la fraîcheur de la brise qui monte de
la mer que i)our reprendre la gravité de sa demarche habituelle et
ne point se présenter haletant et troublé aux yeux de sa troupe. Car
Conrad savait faire plier la foule devant lui à l'aide de ces artifices
qui sont un voile et souvent un bouclier pour l'orgueil : il avait ce
port allier, celle expression de froideur qui semble ne vouloir point
se montrer cl qui terrifie quand on l'aperçoit, cet aspect imposant
et ce regard sérieux qui repoussent une indiscrète familiarité sans
manquer à la courtoisie : c'est parla qu'il forçait l'obéissance Mais
voulait-il gagner les cœurs ; il savait si bien se détendre que l'affec-
tion chassait bientôt la crainte chez ceux qui l'écoutaient : les pré-
sents que d'autres au-
raient employés n'au-
raient point eu l'efficacité
de sa voix dont la grave
et douce mélodie retentis-
sait dans tous les cœurs,
comme un écho du sien.
Mais ce n'était point là sa
manière habituelle : il
songeait moins à séduire
qu'à subjuguer : les mau-
vaises passions de sa jeu-
nesse lui avaient appris à
préférer l'obéissance à
l'afiection.
xvn.
Sa garde se range en
bon ordre autour de lui;
.luan se présente devant
le chef « Tout le monde
est-il prêt? — Tous sont
embarqués : le dernier
canot n'attend plus que
Je capitaine. — Mon épée!
mon manteau ! » Aussitôt
son baudrier est bouclé
fermement sur une épau-
le , le manteau est jeté
légèrement sur l'autre.
« Qu'on appelle Pedro! »
Pedro vient, et Conrad
répond à son salut avec
toute la courtoisie qu'il
daigne montrer à ses afti-
dés : « Reçois ces labletles
et consulte-les soigneu-
sement : les paroles qui
y sont inscrites te révé-
leront l'élat des choses et
toute ma confiance en
toi; double la garde, et
quand le navire d'Anscl-
mo reviendra, communi-
que-lui ces ordres. Dans
trois jours , si la brise
nous est favorable , le
soleil éclairera noire re-
tour ; jusque-là que la
paix t'accompagne! »
Sur ces mots il serre
la main de son compa-
gnon de piraterie , et
d'un air hardi , il saute dans le canot. Aussitôt les avirons fendent
l'onde, et les vagues, étincelant sous le coup, jettent en se brisant
un éclat phosphorique. Ils ont gagné le vaisseau; le capitaine est
sur le lillac ; le sifflet aigu retentit ; tous se mettent à la manœuvre.
Conrad remarque avec bonheur avec quelle docilité le navire obéit
au gouvernail, quelle agilité déploie tout l'équipage; et il daigne
l'en féliciter: son regard pleiu d'orgueil va se tourner vers le jeuno
Gonzalvo... Mais pourquoi Conrad a-t-il frémi? Quel'e tristesse in-
térieure semble le saisir tout-à-coup ? Hélas ! son regard a rencontré
le rocher et la tour, et pour un moment il revoit la scène du départ.
Elle, sa Médora .. aperçoit-elle le navire? Oh I jamais il ne l'aima
moitié autant qu'à celle' heure! Mais il reste beaucoup à faire avant
l'aube... Il se maîtrise, se détourne, et descend dans la cabine avec
Gonzalvo à qui il communique son plan , ses moyens et son but.
Devant eux brûle une lampe et s'étend une carte avec tous les in-
struments qui servent à l'art nautique : leur entretien se prolonge
jusqu'au quart de minuit ; pour des cœurs inquiets, quelle veille
GonraL','
parut jamais trop prolongée ? Cependant la brise constante soufflait
toujours dans un ciel serein, et le vaisseau glissait sur les ondes
cdiiime le faucon dans l'air. Ils franchissaient rapidement les hauts
promontoires des îles ([ui se trouvaient sur leur route, afin de gagner
le port longtemps avant le sourire du matin : et bientôt la lunette
de nuit reconnaît au fond de la baie étroite le havre oii se tiennent
les galères du Pacha. Ils comptent chaque voile et observent les
feux à demi éteints des navires, marques de l'imprudente sécurité
des musulmans. Le navire de Conrad passe sans être signalé près
des vaisseaux ennemis, et jette l'ancre au lieu choisi pour son em-
buscade, derrière un cap qui se projette et dessine sur le ciel sa
forme rude et fantastique. Alors les pirales s'apprêtent: il n'est pas
besoin pour cela de les réveiller : ils sont armés pour combattre soit
à terre, soit sur les flots.
Conrad , appuyé sur le
bord du navire et penché
sur l'abîme écumant, leur
parle d'une voix calme...
<A III pourtant il leur parle de
CHANT IL
l.
Dans la baie de Coron
flottent cent galères rapi-
des; à travers les vitraux
du sérail de Coron, on
voit briller les lampes ;
car Séid, le pacha, donne
une fêle celle nuil : une
fête en l'honneur du tri-
omphe qu'il se promet
dans l'avenir, quand il
ramènera à sa suite les pi-
rates encbainés ; il l'a
juré par Allah et par son
épée, et fidèle à son fir-
man et à sa parole, il a
rassemblé le long de la
côte les navires qu'il a
fait venir de toutes paris.
Nombreux sont les équi-
pages; bruyants sont les
cris d'orgueil qui s'élè-
vent parmi eux ; déjà ils
se partagent les captifs et
les dépouilles, quelque
éloigné que soit encore
l'ennemi qu'ilsméprisenl:
ils n'ont qu'à met're à la
voile ; nul doule qu'au
premier lever du jour,
ils ne voient les pirates
dans les fers et leur re
paire envahi. Cependant
les gardes de nuit peu-
ventdormir, s'il leur plaît,
et non-seulement atten-
dre pour s'éveiller le mo-
ment du combat , mais
tuer d'avance l'ennemi
dans leurs rêves. Tous ceux que ne retient pas le service se disper-
sent sur la côte et vont exercer leur bouillanle valeur sur les Grecs de
la contrée ; oh I quel exploit glorieux pour le brave en turban, que
de tirer le cimeterre et d'eflVayer un esclave! Aujourd'hui le Turc se
contente de piller la demeure des opprimés; son liras est fort, mais il
se montre débonnaire; il ne daigne point verser de sang, parce qu'il
en a trop le pouvoir. A moins qu'un joyeux caprice ne l'engage à
frapper pour s'entretenir la main en attendant l'ennemi, la joie, les
festins et la débauche lui suffisent pour charmer les heures du soir;
et lesesclaves qui veulent garder leur tête n'ont pour cela qu'à sou-
rire, à ofl'rir à la voracité dus musulmans ce qu'ils ont de meil-
leur, et à retenir leurs malédictions tant que le rivage n'est pas
débarrassé d'eux.
II.
Séid, coiffé de son turban , est assis dans la partie la plus élevée de
10
u:s VEILLÉES litti^-RAihes illustiu-;es.
sa prando ?allc ; aiilmir do lui, sont les chefs à la longue barbe qu'il
(liiil puitlcran rombal. l.c banque! ai'bevé, le dernier pilaw enlevé,
ou (lit que le pacha use s'abreuver des liqueurs dcfiMidMC!, quoique
les esclaves pn'senlcul h la ronde au reste de rassemblée , sclnu
l'usage des rigides musulmans, la sitbre essence des grains d'Arabie ;
les longues chilmuques r('pandenl leui-s nuages dans la Siillc, et
les aliui's dansent au son d'une musuinc s.uivage. Le m:Uin, en
se levant , verra les chefs s'embarquer; itiais les \agues sont quel-
(piefnis pi-rlidcs pendant la nuit ; et les joyeux convi\es dormimnl
plusiranipiiilcinent sur leurs cnuches de soie que sur le rud.- tilliic.
On s amuse ici tant qu'on peut; on ne combattra que quand il le
faudra, cl moins encore pour la victoire mftme que pour I'lmnneur
du Coran : et cpendanl, le nombre des soldats du pacha jusiilie et
au-deU'i son orgueilleuse confiance.
IIL
L'esclave chargé de veiller en dehors de la porte se glisse lente-
ment et révéreucieusement dans la salle ; il incline profondémenl sa
tôle, et sa main eflleure le plancher, avant que sa langue ose an-
noncer la nouvelle qu'il apporte : « Un derviche captif des pirates,
éciiappé de leur repaire, se présenic ici: lui-môme dira le reste.»
L'esclave comprit le signe d'assentiment de Séid et amena silencieu-
semenl le saint homme. Ses bras étaient croist's sur sa robe d un
vert foncé; sa demarche était mal assurée et sa contenance abaliue :
cependant il paraissait usé i)ar les soulïrances plus que par les années,
et SCS joues étaiiit pAles d'abslinence, mais non ileciainic. 11 porte
tout ei.iicres les mèches de .-a chevelure consacrée à Dieu et que
surmonte fiéremcnl son chapeau à forme haute : sa longue robe
sans ccinlureeiiveloppe un sein tout rempli de l'amour du ciel; d'un
air soumis, mais pourtant calme et assuré, il soutient les regards
curieux qui l'observent et qui semblent le questionner sur l'objet de
sa venue avant même que le pacha lui permelle de parler.
IV.
« D'où viens-tu, derviche ? — Du repaire des proscrits, d'où je me
suis échappé.— Kt quel jour, en quel lieu es-tu tombé en leur pou-
voir?— iNoIre ca'iqne allait du port de Scalanova à l'ilo de Skio : mais
Allah n'apointsouri à notre voyage; les pirates ont conquis le bien
desmarchandsmusulmans; nos membres ont été chargés de chaînes.
Je ne craignais pas la mort : je n'avais point de richesses il pcrdie,
sauf l'errante liberté que l'on m'a prise. Un soir, enfin , la pauvre
barque d'un pécheur vint m'apporier l'espérance et les moyens de
fuir : je saisis l'occasion, et j'arrivai ici où je suis eu sûreté : sous ta
protection, puissant pacha, qui pourrait craindre quelque chose ?
— lit que font les proscrils? sont-ils bien préparés a défendre les
richesses qu'ils ont volées, les rocs qui leur servent d'asile ? connais-
sent-ils nos préparatifs ? savent-ils que leur nid de scorpions est
condamné au.\ Oammes? — Pacha, l'œil attristé d'un captif qui ne
songe qu'à sa liberté est peu propre au rôle d'espion : je n'enlen-
dais^que le mugissement incessant des flots, de ces Ilots qui refu-
saient de m'enievcr au funeste rivage , je n'observais que le glorieux
soleil et les cieux, trop brillant, trop bleus pour un captif; et je
sentais que celte belle nature ne réjouit que le cœur de 1 homme
libre.... il fallait briser ma chaîne avant de sécher mes pleurs.
Voici du moins ce dont tu peux juger par ma fuite même : ils ne
songent guère à rien de ce qui s'appelle danger ; sans cela, si leur
vigilame avait pesé sur moi, vainement aurais-je appelé ou cher-
che le secours qui m'a conduit ici. Les gardiens insoucieux, qui n'ont
point apen'u ma fuite, veilleront sans doute aussi paresseusement
quand les 'forces approcheront l'acha ! mon corps est alTaibii,
secoué par les \ agues, et la nature demande du repos et des alimenfs
ri'paraleurs : permets-moi de me retirer: paix à toil paix à tous les
tiens I ....
— Arrête, derviche! j'ai encore quelques questions a le faire.....
arrête, le dis-je, je t'ordonne de l'asseoir.. .. m'entends-tii? obéis!
!\Ies esclaves vont l'apporter ton repas :jene veux pas que lu soni-
fies le besoin, quand tous font ici grande chère : mais ton souper
achevé, prépare- toi à répondre clairement et en détail. Je déleste le
nivslère » , , ■
'U eût élé dil'ûcile de deviner ce (lui blessait le saint homme; mais
il promenait sur le divan des regards presque farouches, montrant à
la fus peu d'empressement pour le festin offert et peu de respect
pour les eon\ ives. Ce ne lut qu un simple mouvement d humeur pen-
dani lequel une '.-ougeur d'irritation anima sa joue. Puis il s'a.ssit
en silence et sa figure reprit son immobilité jiremiere. Son repas
élait servi; mais il dédaigna les mets somptueux, comme si quelque
poi>on y eût été mêle : ponr un homme si longtemps condamné
aux privations et à la soulTrance, cette conduite pouvait paraître
(Irange. « Qu'as tu donc, derviche? mani:el supposes-tu que celte
fêle soit une fête chrclie;iiM- ? Kt dans mes amis vois-tu des objets
de haine ? pourquoi ne iiolut goûter le sel, ce gage sacré qui entre
ceux qui l'oni partagé éuiousse le traïahaut du s;ibrc. réuiiil dans
la paix les tribu.s les plus hostiles , cl noi]8 fail voir un fréro daas
reniiemi nue nous avons pour hùic ?
— Le sel n'assaisonne que des iiicl.s recherché,»; maigiiia iiourriluro
se compose îles plus cliétivcs racines , ma boi-.son est I eau pure du
ruisseau ; d'ailleurs mes vœux el lu rè;.'lc de mon ordre me défen-
ilciii de rompre le p.iin a»cc amis ou enneims. (jcla peut scmbior
étrange; et si celte manière de vivre me rend sus|iei:t, que le jn'ii!
en relombc sur moi Mais pour lout ton pouvoir, 6 |>.>cha, bien
plus, pour le trùuedii sultan, je ne goûterai ni pain ni aucun mets,
a moins que je ne sois seul : si je manquais à mes devoirs, la colore
du Prophète pourrait m'arrétcr dans mon pèlerinage au lciiii>le de
la Mecque.
— Suit 1 comme tu voudras, ascétique dévot : répondsà uneseule
question, el jiars eu paix. Combien d'honimes... Que vois-je ?ce no
peut être le ji)ur ? quel astre... quel sideil vient briller sur la baie?
Elle resplendit comme un lac de feu!... Ilolàl holà, trahison 1 mes
gardes I mon cimeterre ! les galères sont en llammes, et je ne suis
pas là I Derviche maudit I voilà donc les nouvelles que lu annon-
çais... quelque vil espion 1... qu'on le saisisse, qu'on l'encliainc,
qu'on le lue ! »
Le derviche s'était levé à cet éclat de lumière, et le chaDgeinenl
de sou aspect n'était pas moins étonnant que le reste: le derviche
s'était levé, non plus dans son pieux costume, mais comme un héros
bondissant sur son coursier : il avait jeté .son haut bonnet, déchiré
sa robe en pièces; on voyait briller sur su p utrine une cotte de mailles,
et la lame de son sabre jetait des éclairs. Sou casque peu elcvc, mais
élincelaut el orné dune plume noirc^ sun œil plus étincelant encore
et la fureur plus noire qui brunissait son front, le mon;rèrent aux
yeux des musuluians comme un de ces cspiils qu'ils appellent
Afrites, démous dont les coups sont iné\ilablesel mortels. Une con-
fusion all'reuse, uniicrscUc, le reflet sombre des flammes dans le
ciel et des torches sur la terre , les clameurs d'cfl'roi et les hurle-
ments qui sy mêlaient (car déjùlesglai\ es commençaient à s'enlre-
choquer, et les cris de combat à rcteutirj, tout donnait à ce rivage
l'aspect de l'enfer. Les esclaves épouvantes, qui fuyaient çà et là, ne
trouvaient que du sang sur la grève el du feu sur les eaux. Ils n'é-
coulaient guère les cris du pacha courroucé: eux 1 saisir le derviche:
plutôt saisir Salan lui-même. L'étranger voit leur terreur, et chasse
l'accès de désespoir qui d':iboid lui in pirait le dessein de rester sur
la place et d'y mourir ; car il avait été trop lot el tro|) bien obéi, el
la flamme avait élé allumée avant qu'il eût donné le signal. U voit
leur terreur, saisit le cor suspendu à .son baudrier, el eu tire un son
bref mais aigu : on répond. « Uien, mes braves compagnons! Com-
ment ai-je pu douter un moment de leur empressement à me join-
dre I etsoupeonner qu'ils me laissaient seul ici de propos délibéré?»
Alors, il étend son bras puissant; et son sabre, en décrivant des
cercles autour de sa tête, répare le temps qu'il a perdu : sa fureur
aelicve ce que la crainle a commencé, et une foule nombreuse recule
hoiiieusemeul devant un seul homme. Les turbans, percés d'un
Coup fatal, sont épais sur le carreau, et l'on voit à peine un bras se
lever pour défendre la tète menacée. Séid lui-môme, hors de ses
sens, vaincu par la rage cl la surprise, se retire devant l'étranger,
quoiqu'on leuétiaut: ^eid n'est point un lûche, el cepend.mt il re-
d lUlele Coup, tant la confusion de celle sièuegrandii son adversaire.
L 'S|ieclacle de ses galères en feu distrait sans cesse son regard ; il
sariache la barbe, el tout écumant de fureur, il qiiiUe le champ de
balaillo ; car déjà les pirates ont franchi la porte du serai; ils se pré-
ciiiilontà l'intérieur, el ce serait vouloir la mort que de lesa'londic
un instant de plus. Les musulmans épouvantés crienl, s agenouil-
lent et jctient leurs armes; maison \ain, car leur sang coule a grands
flots. Les corsaires, poussant leur attaque, se hâtent d'a'-courir vers
le lieu où ils ont eiiiomlu 1 appel du cor, où les gémissements des
blessés, les cris perçants de ceux qui demandent la vie annoncent
que leur chef poursuit son œuMC sanglante. Us poussent uu cri de
joie en le trouvant seul cl frémissant comme un tigre assouvi qui
parcourt sou repaire. Mais leurs félicitations sout courtes ; plus couro;
est encore sa réponse. " Tout est bien ; mais Séid nous échappe ,
et il doit mourir. On a beaucoup fail, mais il reste plus à faire. Leur-
galères sont en feu , pourquoi pas la cité î »
V,
Prompts à lui obéir, tous prennent des torches et incendient le
palais depuis le minaret jusqu'au portail. Une volupté farouche se
point dans les yeux de Conrad : mais soudain, il change de visa-e,
car un cri de femme a frappé son oreille el a retenti, comme un glas
de mort, dans ce cœur que le bruit do la baladle n'a pu émouvoir.
« Oh I qu'on eiifuice les portes du harem I sur votre vie, respectez
le.s feipmes : souvenez-vous que nous avons nos aman les. Cesl sur
elles qu'un tel outrage serait vengé : les hommes sont nos ennemis,
el notre droit est de leur donner la mort ; mais toujours nous avons
épargné, toujours nous épargnerons des êtres faibles. O.il je lavais
oublié ; mais le ciel ne m'ouuiieia pas, si une tcmnia saus defouse
perd ici la vie : me suive qui voudra; j y cours : il csl temps encore
ŒUVRES COMPLETES DE LORD BYRON.
il
d'alléger nos âmes au moinsdece dernier crime » En parlant ainsi,
il franchi! les degrés ijui craquent sous ses i)as; il enfonce la porteet
ne sont pas que le parquet embrasé brûle la plante de ses pieds ; sa
poitrine convulsive rejetle b's Ilots de fumée qu'elle aspire, et cepen-
dant il se fraie un chemin d'appartement eu appartement Comme
lui, ses compagnons cliercheni ; ils trouvent, ils sauvent ; dans ses
bras \ igoureux chaque pirate emporte une femme éplorée dont il ne
contemple pas les charmes. Ils s'efforcent de calmer le bi'uyant effroi
de leurs captives, et pour relever leurs forces déîaillanles emploient
tous les soins dus à la beauté sans défense: tant Conrad a su chan-
ger leur humeur farouche et assouplir ces bras encore teints de sang.
Mais quelle est celle que Conrad a dérobée aux fureurs des combats
et aux flammes de l'incendie? Qui serait-ce, sinon la favorite de ce
pacha que le corsaire brûle d'immoler, la reine du harem, mais en
même temps l'esclave de Séid ?
VI.
Conrad eut peu de temps pour féliciter Gulnare, peu de paroles
à dire pour rassurer cette beauté tremblante : car pendant ce délai
que la pitié dérobait à la guerre, l'ennemi, qui aurait fui rapiilement
et bien loin, vit avec étounement que sa retraite n'était pas pour-
suivie; d'abord il ralentit sa fuite, puis il se rallia, et enfin, il revint
an combat. Séid l'aperçut, et il aperçut en même temps combien
l'équipage isolé du corsaire était peu nombreux en comparaison de
sa troupe : alors il rougit de son erreur, eu voyant quel désastre
résultait d'un moment de panique et de surprise. «Allah, il Allah 1 »
Tel est le cri de vengeance : la honte se change en une rage qui
doit se satisfaire au prix de la vie. La flamme doit répondre à la
flamme , le sang au sang; le flot de la victoire doit remonter son
cours; la fureur renouvelle le combat, et ceux qui combattaient pour
vaincre doivent songer maintenant à défendre leur vie. Gonriid voit
le danger, il voit ses compagnons fatigués, repoussés par des enne-
mis qui n'ont point encore combattu. « Un effort, un seul encore
pour briser le cercle qui nous enferme! » Les pirates se réunissent,
se forment eu colonne, chargent, chancellent... Tout est perdu!
comprimés dans une enceinte qui se rétrécit sans cesse, assiégés de
toutes parts, sans espoir, mais non sans courage , ils combattent et
luttent encore Hélas I voilà qu'ils ne gardent plus leurs rangs
de bataille ; percés , rompus, renversés , foulés aux pieds Mais
chacun deux frappe de son côté en silence , ne portant que des
coups mortels, et tombe fatigué plutôt que vaincu, poussant son der-
nier effort av(C son dernier souffle, jusqu'à ce que son fer ne soit
plus retenu que par l'étreinte de la mort.
VIL
Mais avant que les Turcs ralliés en fussent venus à rendre coup
pour coup, à opposer rang h rang, épée contre épée, Gulnare et
toutes les filles du harem, devenues libres, avaient été mises en sû-
reté par l'ordre de Conrad dans la demeure d'une femme de leur
croyance. Là elles avaient pu sécher les larmes que leur avait fait
répandre la crainte de la mort et des outrages. Or, quand la jeune
dame aux yeux noirs, quand Gulnare rappela ses pensées tout à
l'heure égarées' par le désespoir, elle s'étonna beaucoup de la cour-
toisie qui avait adouci la voix et le regard du vainqueur. Chose
étrange! ce bandit, tout teintde sang, Ihi semblait alors plus aima-
ble que Séid dans son humeur la plus tendre. Le pacha olTrait ses
vœux comme s'il eût pensé que l'esclave devait s'estimer heureuse
de les accepter; le corsaire donnait .son ap|)ui, prodiguait les |iaro-
les rassurantes, comme si son hommage était un droit de la beauté.
« Ah ! c'est un désir coupable , et chose pire pour une femme, c'est
un désir inutile ; mais je brûle de revoir mon sauveur, ne fût-ce que
pour lui rendre grâces (ce que mes terreurs m'ont fait négliger) de
m'avoir sauvé cette vie dont mon gracieux maître ne s'est point
occupé. »
Vin.
Alors elle l'aperçut dans l'endroit où le carnage avait été le plus
terrible, et au moment où on le ramassait respirant encore parmi
les morts plus heureux que lui : éloigné de sa troupe et combatiaut
une nuée d'ennemis auxquels il fait payer chérie terrain qu'il leur
cède, il était tombé sanglant, ilodaigné par la mort qu'il cherchait,
destiné à expier tous les maux qu'il avait faits, cpargiié enfin [lour
languir et vivre impuissant, landi*; que la vengeance, in-aginanl
pour lui de nouveaux supplices, étancherait son sang pour le verser
de nouveau, mais goutte à goulie, sous l'œil avide de Séid : toujours
f- mourant sans jamais mourir. Est-ce bien lui que tout à l'heurffelle
a vu Iriompliaut ? alors un gc<te brusque de sa main sanglante était
un Oi'die, une loi. Oui, le voilà désarmé, niais non abattu, car son
seul regret est de vivre encore; ses blessures sont à ses yeux trop
légères, et pourtant d s'est élancé au-devant d'elles avec résolution,
prêt à baiser la main qui lui aurait donné la morl. Oh ! parmi les
coups qu'il avait reçus n'y en avait-il donc point un seul qui pût en-
voyer son âme .. aiiciel, osait-il à [leine dire? Seul parmi tous, de-
vait-il garder la vie, lui qui plus que tous avait lutté et frappé pour
mourir? Il sentait profondément ce que doit sentir tout nior el ai si
renversé du haut de la roue de l'incouslante fortune et menacé par
le vainqueur de lentes toriures, juste châtiraeutdu crime. Il le sen-
tait profondément, tristement; mais le fatal orgueil, qui l'avait con-
duit à commettre tant de forfaits, l'aidait maintenant à cacher ses
remords. Sou attitude sombre et concentrée est celle d'un conqué-
rant |ilulôt que d'un ca|)tif ; quelque affaibli qu'il soit par les fati-
gues de la lutte et le sang qu'il perd peu s'en aperçoivimt, tant il
V a de Calme dans le regard qu'il promène autour de lui. lui vain
la foule, revenue de ses terreurs, élève insolemment ses cris hai-
neux, les guerriers les plus braves, ceux qui l'ont vu de plus près,
n'insultent point l'ennemi qui leur a fait connaître la crainte ; et les
sombres gardiens qui le conduisent à son cachot le regardent en
silence avec une secrète frayeur.
IX.
Un médecin fut envoyé près de Conrad, non par humaiulé, mais
jioui' observer combien il lui restait encore d'existence et de force;
il lui trouva tout ce qu'il fallait poursupporter les plus lourdes chaî-
nes et seiilir sans succomber les plus atroces douleurs : le lende-
main. Old le lendemain, le soleil en descendant sous les mers devait
voir conmiencer les tortures du pal, el l'astre, en se levant avec la
rougeur accoutumée du matin, saurait si la victime avait bien ou mal
supporté ses souffrances. De tous les supplices celui là est le plus
long et le plus douloureux; car il ajoute le tourment delà soif à celte
agonie que chaque jimr la mort refuse de finir, tandis que les vau-
tours affamés volent en cercle autour du fatal poteau. « Obi de
l'eau I de l'eau! » La haine avec un sourire rejette la prière du pa-
tient : car s'il boit il est mort. Tel était l'arrêt. Le médecin, le geôlier,
s'étaient retirés et avaient laissé le fier Conrad seul et enchaîné.
X.
Comment exprimer à quel point s'exaltèrent ses souffrances? il
est douteux qu'il en eût lui-même conscience. 11 s'établit dans l'in-
lelligence une guerre, un chaos, quand toutes ses puissances trou-
blées, confondues, cèdent à la violence sombre qui les écrase et se
laissent dévorer par le remords sans re[ientir : le remords, ce dé-
mon trompeur, qui jamais ne parle avant l'acte, mais qui, l'acte
accompli, vient crier: « Je t'avais averti! «Vain reproche ! Une âme
brûlante, inflexible, s'irrite et se révolte : le faible seul se repent.
Oui, cela est vrai, même dans cette heure solitaire où le sentiment
intérieur s'exalte, où l'âme se révèle tout entière à ellemèaie, où il
n'est plus de passion exclusive, plus de pensée dominante qui laisse
tout le reste dans l'ombre, et où les sauvages aspects du passé sem-
blent se précipiter par les mille avenues de la mémoire. Alors les
songes de l'ambition expirante, l'amour qui n'est plus qu'un regret
et la gloire un danger, la vie même qui va s'éteindre, les jouis-
sances qu'on n'a pas connues, le mépris ou la haine envers ceux
qui triomphent peu glorieusement, le passé irréparable, l'avenir
accourant trop vite pour que l'on puisse examiner s'il conduit au
ciel ou à l'enfer, des actions, des pensées, des paroles, qui peut-être
ne se re|u-ésentaiejU point si vivement jusque-là, mais que cefien-
dant on n'avait jamais oubliés, des fautes légères ou gracieuses
dans leur temps, et qui, devant la froide réflexion, se montrent
comme autant de crimes; la certitude d'un mal inconnu à tous, mais
d'autiint plus poignant qu'il est mieux caché : en un mot, tout ce
qui peut faire frémir l'œil de la conscience humaine, voilà ce que
dévoile ce sépulcre enlr'ouvcrt, le cœur d'un criminel mis à nu,
jusqu'au moment où l'orgueil se réveille pour arrachera l'âme son
miroir et le briser. Oui, l'orgueil peut tout voiler, le courage peut
braver tout, tout en deçà et au delà delà chute dernière, de la chute
vraiment mortelle. Mais quanlàce point fatal, chacun ases craintes,
même celui qui les trahit le moins : el celui-là, est-ce l'hypocrite
avide de louanges? est-ce le lâche fanfaron qui fait d'abord étalage
d'intrépidité et qui prend la fuite ? non, c'est celui qui regarde la
mort en face, et meurt silencieux; c'est celui qui, dèslon-lemps
armé pour son dernier combat, quand le trépas s'avance, lui épargne
la moifié du chemin.
XI.
Dans le haut donjon de la plus haute lour, Conrad est assis chargé
de chaînes et au pouvoir du pacha. Le palais du' Tuic s'est abiiué
dans les flammes : la fortore.=se renferme à la fois son captif et sa
cour. Conrad ne peut guère blâmer la sentence qui le frappe : son
ennemi vaincu aurait subi le même sort. Il est seul ; la solitude a
réveillé ses remords, mais elle l'a aidé à reprendre son calme exté-
rieur. Il est une seule pensée qu'il ne peut 'Pi''' n'ose envisager •
42
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉKS.
" Hélas! comniPul Mrdora va-l pIIo Piipporlt'i- l'annonce de ce»- re-
vers T > A celle idée suinluiiie, il levait ses mains vers le ciel, regar-
dail ses chaînes relen lissantes el les lirail avec rage : mais bienlôl
il trouva, imagina, r^va un motif de consolation, et sourit comro<;
pour se railler de son propre chagrin. « Vienne maintenant la tor-
ture quand elle voudra : je n"ai besoin que d'un peu de repos pour
m'y préparer ! » En parlant ainsi, il se traîna vers sa couche et
quels que fussent ses rfves, il y dormit tranquillement. Il était mi-
nuit quand l'affaire avait coujmcncé; car les plans de Conrad, une
fois conçus, étaient aussitôt exécutés : et la dévastation sait si bien
profiter du temps qu'en un court intervalle elle avait accompli pres-
que tous les genres de crimes. Depuis que Conrad était arrivé avec
le flot, une même heure l'avait vu déguisé, découvert, vaiuipieiir,
prisonnier el condamné : chef puissant à lerie, pirate sur lUcéaii;
destructeur, sauveur et e.idormi dans les fers.
XII.
Il (Inrmail dans un calme apparent; car son haleine était régu-
lière et profonde... plus heureux, si ce sommeil eût clé la mort! Il
dormait... Qui vient donc se pencher sur la couche paisible? Ses en-
nemis l'ont quitté, et il n'a point d'amis dans ce donjon. Serait-ce
quelque séraphin descendu du ciel pour lui annoncer -son pardon?
Non, c'est une créature liMuiaine, sous une apparence céleste ! Son
beau bras blanc élevait une lampe à moitié cachée, de peur qu'un
rayon ne vint tomber brusquement sur ces yeu.v ((ui ne devaient
s'ouvrir que pour la douleur et qui une fois ouverts ne se ferme-
raient plus qu'une fois. Cette femme à l'œil si noir, à la joue si bril-
lante, au.\ beaux cheveux bruns entrelacés de perles, à la taille de
fée, aux pieds nus brillant comme la neige, et comme la neige se
posant sans bruit sur la terre, comment a-t-elle pu arriver jusqu'ici
a travers les gardes et dans les ténèbres? Ah ! demandez plutôt ce
que n'osera point une femme conduite par la jeunesse et la pitié. Gul-
nare ne pouvait dormir, et pendant que le pacha sommeillait en mur-
murant et voyant encore dans ses rêves le pirate son hôte, elle avait
quitté sa couche; elle avait pris l'anneau de Séid dont souvent elle
ornait sa main en rianl, et munie de ce gage respecté, à peine ar-
rêtée par une seule question, elle s'était frayé un chemin Ji travers
les soldats assoupis. Les gardiens, épuisés par le combat el les coups
qu'ils avaient échangés, enviaient le repos de Conrad; ils avaient
étendu sur le seuil de la tourelle leurs membres frissonnants et en-
gourdis, et déjîi ils ne veillaient plus : ils ne firent que lever la tête
pour reconnaître l'anneau du pacha et ne s'informèrent ni du sens
de ce signal, ni delà personne qui le portait.
XIII.
Elle le regardait avec admiration : « Peut-il dormir en paix, tan-
dis que d'autres yeux pleurent sa chute ou les désastres qu'il a cau-
sés, el que les miens, ne pouvant trouver le repos, viennent le con-
templer ici? Quel charme soudain peut donc me le rendre si cher?
II est vrai : je lui dois la vie, et plus encore, je l'avoue : hélas! il
est bien tard pour songer >^ ses bienfaits... mais silence! son som-
meil s'interrompt; comme il respire lourdemeutl... il frémit... il
s'éveille. »
Conrad soulève sa tête ; ébloui par la clarté de la lampe, son œil
semble douter de la réalité de ce qu'il aperçoit : il remue la main ; le
cliquetis de ses chaînes lui prouve douloureusement qu'il existe en-
core. <( Qui vient là? si ce n'esl point un esprit de l'air, mon geôlier
me semble doué d'une merveilleuse beauté.
— Pirate! tu ne me connais |ias, mais lu vois une femme qui sent
le prix d'une action telle que tu eu as peu fait dans la vie. Kegarde-
moi el rappelle-loi celle que ton bras a dérobée à la flamme et à tes
compagnons plus terribles encore. Je viens à toi dans la nuit... je
sais à peine pourquoi... mais je ne te veux pas de mal : je ne vou-
drais pas te voir mourir.
— S'il en est ainsi, généreuse dame : les yeux sont les seuls ici
qui ne sourient pas d'avance à l'idée de mon supplice : la chance est
pour les musulmans; qu'ils usent de leur droit! mais je dois remer-
cier leur courtoisie ou la tienne qui m'amène un si charmant con-
fesseur. »
Chose étrange! parmi l'extrême souffrance se mêle souvent une
certaine gaîlé, une gaîté qui n'apporte aucun soulagement, qui ne
déguise point la plénitude des angoisses et qui ne sourit qu'avec
amertume, mais qui sourit pourtant; cela s'observe ([uelquefois chez
les plus sages et les meilleurs des hommes, et même l'échafaud a
répété leurs bons mots. Cependant ce n'esl point là une joie vérita-
ble; elle peut tromper tous les cœurs, sauf celui qui 1 afiiche. Quel
que fût le sentiment qui animait Conrad, un sourire sauvage avait
à moitié détendu son front, et son accent s'était empreint de gaîté,
comme si c'eût été son adieu aux joies de ce monde : el cependant
cet accès était contraire à sa nature; car dans sa courte carrière
il avait pu dérober peu d'inslants aux tristes pensées el aux combals.
XIV.
« Corsaire! ton supplice est résolu; mais je puis, proniant d'une
heure de rail)lcs.«e. adoucir le courroux du |(arha. Je voudrais t é-
pargner des souffrances ; bien plus, je voudrais le sauver dès ce
moment; mais le temps, les circonstances, tes fnrces même ne le
piTmettentpas ; tout ce que je puis, je le ferai : m moinsj'i.blicndrai
un délai à Icxécution dr celle sentence qui te laisse à peine un jour.
Tenter davantage mainlenant ce serait tout perdre; et tni-mêtne lu
te refuserais à un coup de désespoir qui nous conduirait tous deux
à la mort.
— Oui, je m'y refuserais en effet : mon Ame est préparée h tout;
elle est tombée trop bas pour craindre une chute nouvelle. Ne le
laisse pas fasciner par le ilanger; ne mi' fascine pas moiinémc par
l'espoir d'un salut impossible: incapable de vaincre, irai-je fuir hon-
teusement? serai-je seul (|ui ne consente jias à mourir? Et pourtant
il est un être vers lequel ma mémoire se reporte, jusqu'à ce que mes
yeux s'attendrissent comme les siens. Quelsont élûmes appuis dans
la route que je me suis tracée ? mon navire, nwn épée, mon amour
et mon Dieu! Quant à ce dernier soutien, je l'ai abandonné dans
ma jeunesse : il m'abandonne maintenant, et l'homme en m'abais-
sanl ne fait qu'accomplir sa volonté. Je ne songe point à envoyer
vers son trône une prière dérisoire, arrachée par le désespoir à la
peur; il_ suffit : je respire encore et je puis tout supporter. Mon
epée a été arrachée de celle main sans vigueur, qui devail mieux te-
nir une lame si fidèle. Mon navire est coulé à fond ou pris... Âlais
mon amour!... Oh! pour elle seule ma voix pourrait s'élever vers
le ciel; elle forme le seul lien qui puisse encore m'attachera la vie ;
et ce qui doit se passer va briser un cœur tendre, une forme céleste...
Avant que la tienne m'eût apparu, ô Gulnare! mon œil n'avait
jamais cherché si d'autres étaient aussi belles.
— Tu en aimes donc une autre?... maisque me faitccla?... rien...
jamais rien. Enfin pourtant tu aimes, et .. Oh ! que j'envie les cœurs
qui peuvent s'appuyer si fidèlement l'un sur l'autre, qui n'ont ja-
mais .senti le vide, et dont les vagabondes pensées n'ont jamais
comme les miennes poursuivi des chimères.
— Jeune femme, je croyais que ton amour était h celui pour qui
mon bras t'a retirée d'une tombe embrasée. — Mon amour au
sombre Séid ! Oh ! non, non, pas mon amour ! ICI ponrl.uit ce cœur
s'est efforcé d'abord de répondre à sa passion ; mais cela ne pou-
vait être. J'ai senti... je sens... que I amour n'existe qu'entre des
êtres libres. Je suis une esclave, une esclave favorite tout au plus,
appelée à partager sa splendeur, et à s'en montrer bienheureuse.
Combien de fois je suis obligée de subir celte question : « .M'aimes-
tu ? » el je brûle de répondre : « Non ! » Oh I qu'il est pénible de
supporter celle tendresse et de lutter en vain contre soi-même pour
n'y point répondre par l'aversion; mais il est plus pénible encore
de voir reculer devant soi le cœur que l'on a choisi et de devoir lui
cacher ce que l'on éprouve... parce qu'il est peut-être rempli d'un
autre objet. Séid prend une main que je ne lui donne pas... que
je ne relire pas non plus : mon pouls n'en est ni plus lent ni plus
rapide : je reste calme et froide : et quand il me rend celle main,
elle retombe à mes côtés comme un poids inerte ; car je ne l'ai ja-
mais aimé assez pour que je puisse le haïr. Mes lèvres pressées
par les siennes ne rendent aucune chaleur, et mon souvenir se
glace et frissonne en songeant à tout le reste. Oui, si j'avais jam.iis
éprouvé l'ardeur de cette passion, ce serait sentir encore que de la
voir changée en haine ; mais non ! il part non regrellé, revient non
désiré, et souvent même présent, il est absent de ma pensée. Oh I
quand la réflexion vient, elje ne puis la bannir, je crains de ne
plus éprouver désormais que du dégoût. Je suis son esclave : mais
en dépit de l'orgueil, ce serait une clmse au dessous de la ser-
vitude que de devenir volontairement sa femme. Oh! si cette erreur
de sessenspouvait au moins cesserousc dinger vers un autre objet
et me laisser à ce qu'hier encore j'aurais appelé mon indifférence 1
Quand maintenant je feindrai une tendresse inaccoutumée, sou-
viens-toi, captif, que c'est pour briser les chaînes, pour payer la vie
que je te dois, pour te rendre à tout ce que lu chi'-ris, à celle qui
partage un amour que je ne connaîtrai jamais. Adieu I vcdci le jour:
il faut que je m'éloigoe : il m'en coûtera cher ; mais ne crains pas
la mort aujourd'hui.»
XV.
Alors, elle pressa sur son cœur les mains enchaînées du captif ;
elle baissa la lèle et disparut comme un doux songe. Elait-elle là?
Conrad est-il maintenant seul ? Quelles sont ces perks liquides qui
étincellenl sur sa chaîne? Ce sont les larmes les plus sacrées, des
larmes versées sur le malheur : elles sont tombées des yeux de la
Pilié, brillantes, pures el polies par une main divine. Oh ! qu'elle est
persuasive, qu'elle est dangereusement aimable celte larme désin-
téressée dans l'œil de la femme I arme de si f.iiblesse qui sauve mi
qui subjugue, à la fois son épée et son bouclier. Fuyez de pareils
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
13
pleurs : la Vertu fléchit et la Sugesse s'égare quand elles veulent
pénétrer trop avant dans les douleurs de la l'emme. Quelle causea
perdu un monde el fait prendre la fuite à un héros? une larme ti-
mide dans l'œil de Cléopfttre. Cependant excusons la faute du faihle
triumvir, combien à ce prix ont perdu , non pas la terre, mais le
ciel ; comhien ont livré leurs âmes à l'élernel ennemi de l'homme
et scellé leur propre malheur pour épargner un chagrin à quelque
beauté légère
XVI.
Le malin a paru, et ses rayons se jouent sur les trails altérés du
captif; mais sans lui apporter l'espoir de la veille. Avant la nuit,
que sera devenu Conrad? peut-être une chose inerte sur laquelle
les corbeaux viendront agiter leurs ailes funèbres, sans que ses yeux
fermés puissent les voiret les sentir, tandis que s'abaissera ce même
soleil, cl que la rosée du soir tombera froide, humide et brumeuse,
sur ses membres raidis; rafraîchissant la terre, revivifiant toutes
choses, excepté lui.
CHANT IlL
I.
Plus splendide encore vers la fin de sa carrière, le soleil disparaît
lentement derrière les montagnes de la Morée; non point enve-
loppé d'un sombre éclat, comme dans nos climats du Nord, mais
sans être voilé d'aucun nuage, foyer étincelant d'une vivante lu-
mière. Il darde ses rayons jaunes sur une mer paisible et dore les
vagues grisâtres, qui tremblent sous ses feux. Le dieu de la joyeuse
lumière envoie son dernier sourire aux vieux rocs de l'Hgine, aux
rivages d'Ilydra : ralentissant sa course, il aime à éclairer les ré-
gions qui lui étaient consacrées, quoique ses autels n'y reçoivent
jilus d'nommages. L'ombre des montagnes glisse plus rapide et
baise les vagues de ton golfe glorieux, ô invincible Salamine!
Les longues franges des croupes azurées des collines se teignent
dune pourpre sombre pour se fondre dans l'éclat radieux de
i'astre; et des nuances plus tendres, traçant des lignes lumineuses
entre les sommets, marquent sa course brillante et reflètent les cou-
leurs des cieux; jusqu'au moment où, sonibrement échaiicré parla
terre et les eaux, il s'enfonce enfin et va dormir derrière ses col-
lines Dclphiques. Dans une pareille soirée, il jetait sur toi ses rayons
les plus pâles, ô Athènes ! pendant que le plus sage de tes citoyens
promenait son dernier regard sur l'horizon : avec quelle anxiété
les meilleurs de tes enliinls observaient le rayon d'adieu qui devait
clore le jour suprême de Socrate immolé. Pas encore 1 pas encore!
Hélios s'arrête au dessus des coteaux : l'heure précieuse qui pré-
cède le départ se prolonge encore ; mais bien triste est sa lumière
aux yeux de l'agonie ; bien sombre paraissent les montagnes qui
chaque soir se peignent de nuances si douces : Phœbus-Apollon
semble répandre le deuil sur cette aimable contrée à laquelle il sou-
rit toujours. Mais avant qu'il ait disparu derrière la cime du Cillié-
ron, la coupe fatale est vidée ; l'esprit a pris son vol ; l'esprit, l'âme
de celui qui n'a voulu ni trembler ni s'enfuir et qui vécut et mou-
rut comme personne ne saura vivre ou mourir I
Mais voyez! depuis le sommet de l'Hymette jusqu'au bas de la
plaine, la reine de la nuit prend possession de son domaine silen-
cieux. Nulle vapeur funeste, héraut de la tempête, ne voile son beau
friiiil, ne ceint sa forme radieuse. Elevant vers le ciel leur corniche
étincelante où se jouent les rayons de l'astre d'argent, les blanches
colonnes semblent saluer son éclat bienfaisant, et de tous côtés h
l'enlour, couronné de lueurs tremblantes, le croissant son emblème
réfléchit ses feux sur les minarets. Les bosquets d'oliviers sombres
et touffus, épars sur les bords entre lesquels l'humble Céphisus pro-
mène son filet d'eau, les noirs cyprès de la mosquée, la riante tou-
relle du kiosque et le palmier solitaire du temple de Thésée qui
semble triste et pensif aumilieu du calme sacré de la nuit, tous ces
objets divers teints de nuances variées arrêtent l'œil du voyageur :
bien insensible serait celui qui passerait près d eux sans rêver ! Au
fond du tableau la mer Egée, dont les flots ne retentissent pas à
cette distance, berce son sein fatigué de la guerre des éléments:
ses vagues aux teintes adoucies déploient leurs longues nappes d'or
et de saphir, parmi lesquelles se distinguent les ombres des îles loin-
laines, fronts rembruuis au milieu des sourires du calme Océan.
pensées vers toi, belle Athènes? C'est que personne ne peut jeter
un regard sur tes mers natales, c'est que personne ne peut entendre
ton nom, quelque intéressant que soit le récit commencé, sans que
ton souvenir magique l'emporte sur tout le reste. Comment pour-
rait-il ne pas te chanter, le poète dont le cœur ne sait se déta-
cher de toi, ni par le temps ni par la distance, et resie enfermé par
un charme dans l'enceinte de tes Cyclades ! El cet hommage n'est
point entièrement étranger ici : l'île du Corsaire fut jadis ton do-
maine ; que n'est-elle encore à toi avec la liberté ?
III.
Le soleil s'est couché. Quand ses rayons ont cessé d'éclairer la
tour du phare, le cœur de Médora s'affaisse dans une obscurité plus
profonde que la nuit. Le troisième jour est venu el passé : et l'in-
grat ne vient pas, n'en\oie pas de message ! Le vent était favorable
quoique faible, et il ne s'élevait aucune tempête. La veille au soir,
le navire d'Anselmo était revenu ; et il n'avait rien h faire connaître,
sinon qu'il n'avait pas rencontré son chef. Ah ! l'événement, quoique
terrible encore, eût été tout autre si Conrad avait attendu cette se-
conde voile. La brise nocturne fraîchit : Médora avait passé tout le
jour à épier h l'horizon tout ce qui offrait l'apparence d'un mât ;
elle était assise tristement sur la hauteur. Au milieu de la nuit, l'im-
patience l'entraîne vers le rivage, cl là elle promène ses pas er-
rants, insoucieuse des vagues qui viennent mouiller ses vêlements
comme pour l'avertir de se retirer : elle ne voit rien et ne sent rien,
pas même le froid de la brise : le frisson est dans son cœur. Et
de cette longue attente, il surgit en elle une telle certitude de son
malheur, que la vue soudaine de son amant lui aurait enlevé le sen-
timent et la vie.
Enfin arrive une barque sombre et en mauvais état.... les ma-
telots aperçoivent sur la grève celle qu'ils cherchaient la première.
Quelques-uns sont sanglants, tous accablés de souffrance : ils sont
peu nombreux et savent seulement qu'ils ont échappé; comment?
ils l'ignorent. Sombres et silencieux , chacun d'eux semblait at-
tendre qu'un de ses compagnons exprimât ses tristes conjectures
sur le destin de Conrad : ils auraient eu quelque chose à dire, mais
ils craignaient l'elTet de leurs paroles. Quant à Médora, elle vit tout
d'un coup d'œil ; cependant elle ne faiblit pas, ne trembla pas sous
le poids du deuil et de l'abandon : cette femme, aussi fragile que
belle, renfermait des sentiments élevés qui ne se prononcèrent pomt
avant d'avoir pris toute leur énergie. Tantqu'il y eut encore de l'es-
poir, ils se répandirent en attendrissement, en anxiété, en larmes:
quand tout fut perdu, cette tendresse d'âme ne s'éteignit pas ; elle
s'endormit, et dans son sommeil s'engendra cette énergique pensée :
« Quand il ne reste rien à aimer, il n'y a plus rien à craindre. »
Une pareille pensée dépasse la nature : mais c'est ainsi que les
forces humaines se changent en délire sous le pouvoir de la lièvre.
« Vous gardez le silence... et je n'ai pas besoin de vous entendre...
ne parlez pas... ne médites pasun mot; car jesais tout. Cependant
je voudrais vous demander... mes lèvres s'y refusent presque... ré-
pondez vite... dites-moi où on l'a mis. — Noble dame, nous l'igno-
rons : à peine avons-nous pu échapper vivants, mais un d'entre
nous affirme qu'il n'est point mort : il l'a vu euchaîné, perdant son
sang, mais en vie. »
Elle n'en écouta pas davantage : elle aurait essayé en vain de
lutter ; ses artères battaient ; les pensées qu'elle avait écartées jusque-
là se précipitaient en foule, se confondaient. Cesseules paroles ont
vaincu cette âme concentrée : elle chancelle, tombe inanimée. El
peut-être les vaguœ lui auraient-elles épargné un autre tombeau ; mais
de leurs mains rudes, quoique les yeux humides, les matelots luidon-
iièrent les soins qu'inspire la pitié, en jetant sur ses joues mortelle-
ment pales la rosée de l'Océan, la relevant, agitant l'air autour d'elle
et la soutenant dans leurs bras. Enfin ils appelèrent ses suivantes
et leur abandonnèrent ce corps inanimé qu'ils contemplaient avec
douleur: alors ils se rendirent à la grotte d'Anselmo, pour y faire le
récit toujours pénible d'un combat sans victoire.
IV.
Dans ce conseil tumultueux , des propos bizarres et brûlants
furent échangés : on parla de rançon, de délivrance et de vengeance,
de tout, sauf du repos ou de la fuite : 1 âme de Conrad planait, res-
pirait encore dans ces lieux et en chassait le désespoir : quelque
soit son destin, les braves qu'il a formés et conduits le sauveront
vivant ou apaiseront ses mânes. Malheur à ses ennemis ! S'il ne sur-
vit que peu d'hommes, leurs bras sont aussi audacieux que leurs
cœurs sont fidèles.
II.
Dans l'appartement le plus secret du liarem est assiste sombre
Maintenant, à mon sujet... Pourquoi ai-je tourné un moment mes [ Séid, médilanl encore sur le destin du captif; ses pensées se par-
li
l.KS V1ÎILLÉRS LlTTftR.MRRS ILF.USTIUÎKS.
Irtgeni pnlrc l'nnioiir ol la liainc : lanlAl ellos soul nvpc Giiln:ire,
laiili'il (Inns In cellule (In caplif; coiieliéo iises pjeds. la belle esclave
iilisei'veson froiil el li'iilr dc ilissipor les nuages qui rassoinlirisseiit.
I'endaiil que ses giamls veux noirs lancent sur lui des regards in-
(jiiiels, el cheirlienl vainement <i éveiller ses syni|)atliies, ceux de
Séid semblent iiiiiijucincnt fix<5s sur les grains de son rusairc niu-
iiulnian, mais intérieurement ils contemplent sa viclime saignante.
H F'aelia ! la journée esta loi : la vicloire plane sur ton turban : Conrad
est pris; tout le reste a succombé. L"arrét du captif est porlé: c'est la
mort : il a mérité son destin. l>;t ]ioiirtant cet Imninie es! indigne de la
liainc : il serait babile, ce me scnd>le, de lui vendre un court mnDieilt
de liberté, au pri.v de tous ses trésors. On vaule hautement les ri-
cbc^ises du piraie: je voudraisqucmon pacha pût s'en rendremailre.
Hiserédiié , alFaibli pnr ce combat désastreux, épié, suivi partout , il
l'olTrirait ensuite une proie facile; tandis que si tu prends sa vie, le
reste de sa bande embarquera ses richesses et cherchera un refuge
plus sûr.
— Gulnarc! si pour chaque goutlc de son sang on m'offrait une
perle riche comme le diadème du sultan , si pour chacun de ses che-
veux une mine d'or vierge était ouverte devant moi; si tout ce que
nos coules arabes révèlent ou rêvent de richesses était étalé h mes
veux : tous ces trésors ne pourraient le racheter! rien n'aurait payé
une seule heure de sa vie, si je ne le savais point enchaîné et en mon
pouvoir, cl si , dans ma soif de vengeance, je n'en étais encore à
cliercber les supplices qui torturent le plus longtemps et qui tuent
le moins vile.
— Soit, Séid! je ne cherche point à calmer la fureur fondée sur
de trop justes molifs pour te permettre la clémence : ma seule pensée
était de t'assurer les richesses du forban. Délivré h. ce prix, il ne
serait point libre : appauvri de la moitié de sa puissance el de s.s
soldats, il pourrait être reprisa ton premier commandement.
— 11 pourrait... et dois-je donc lui accorder un seul jour, h cemi-
sérable que je tiens en mon pouvoir? Uelùchcr mon « nnemi! grice
îi quelle intercession? à la tienne, ô beauté trop sensible! Ta ver-
tueuse gratilude veut récompenser ainsi l'humeur misériconlicuso
du Giaour qui parmi tous n'a voulu épargner que toi et tes com-
pagnes, sans considérer, j'aime il lecroire, combien ta capture était
l)récieuse. Je te dois pour cela mes remercîoients et mco éloges :
écoute! j'ai un conseil îi faire entendre à ton oreille délicate: Icuime!
je me mclie de toi ; el chaque mot que tu prononces met le cachet de
la vérité sur mes soupçons. Emportée par lui du serai à travers le
feu, dis-moi, n'atlenilais-tu pas le moment de fuir avec lui? 11 est
inutile de répondre : ton aveu est écrit dans la rougeur coupable de
les joues. Donc, aimable dame, songes-y bien el gare à toi I ce n'est
pas sa seule vie qui réclame tanlde soin. Un mot de plus et mais
non... il n'en faut pas davantage. Maudit soit le moment où il l'a
emportée hors des flammes ; il aurait mieux valu... et pourtant alors
je t'aurais pleurée avec les yeux dun amant : maintenant , c'est ion
niaîlre qui t'avertit, femme perfide! Ne sais-tu pas que je puis
abatire les ailes inconsiantcs. Je ne suis point habitué à m'en tenir
h dis mots : veille sur toi, el ne pense pas que ta fausseté reste
impunie. »
11 se lève el sort lentement et d'un air sombre, la rage dans ses re-
gards et laissant des menaci's pour adieux. Ab! ce tyran insensé!
qu il connaissait mal cet esprit de la Icmnie, qu'aucun reproche
n'abat, qu'aucune menace ne subjugue; qu'il savait peu combien
ton cœur, ô Gulnare, peut aimer quand on t'aime, peut osercontre
qui l'outrage. Les soupçons de son tyran lui paraissaient injustes; car
elle ne savait pasquellês |)rofondes racines la compassion avait jelécs
dans son cœur : c'était une esclave, et en esclave elle devait ac-
corder à un compagnon de caplivilé un sentiment en apparence fra-
ternel dont elle se déguisait le vrai nom. C'est pourquoi, ignorante
à demi des molifs qui la poussaient , ne comprenant pas la fureur du
paelia, elle s'aventura de nouveau dans le dangereux sentier qu'elle
avait jiarcouru, el fut de nouveau repoussée jusqu'au nioment où
s'éleva en elle cette lutte delà pensée, source de tous les malheurs
de la fouiuie.
VI.
Cependant, après de longues anxiétés et de longues fatigues, roulani
toujours la même pensée jour et nuit, lame de Conrad était parvenue Ji
(li.uip'er la terreur niOme. llavaitsurmonirceltefaialeattenlc entre le
doule et la crainte, quand chaque heure ])ouvait lui apporter un sup-
plice pire(jue la mort, quand chaque pasquirelenlissaildevani la porte
pouvait lui annoncer la haclieoule pal, quandchaque voix qui frappait
son oreille pou vaitêtreladerniôrequ'ildijt jamais entendre. Oui; il avait
dompté la terreur; cet esprit sombre el hautain s'était trouvé d'abord
mal piéparé, non résolu à la mort : maintenant il était usé, ruiné
peut-être, el pourtant il supportait en silence cette épreuve, la plus
terrible de toutes. La chaleur du combat, les silflemenis de la tem-
pête laissent h peine une Ame assez libre pour envisager le péril ;
uuis dans l'isolement et dans les fers, languir en proie h toutes les
jicnséesc .nlrairesqiii surgissent dansl'Ame; n'avoird'autre spectacle
(pie celui de son propre eu-ur, cl nu'dilcr sur des fautes irrévocables
et sur un destin tout proche, troii lard pour éviter le dernier, pour
réparer les autres; compter les heures qui se précipilenl vers le dé-
nni'imcnt fatal , sans un ami pour vous relever el pour lénauignerqiio
vous avez bien supporté la mort ; se voir entouré d'eiiiiemiit prèls à
forger le mensonge, à .souiller d'une calomnie la dernière scène de
votre drame; avoir devant soi des tortures que l'Ame peut braver, en
doutant toutefois que la chair y résiste, et sentant (|u'un seul cri va
vous enlever votre dernière, votre plus chère couronne , celle de la
bravoure; la vie que vous perdez ici-bas, vous la voir refuser là-
liaiit par ces hommes qui ont usur[ié le monopide de la miséricorde
divine ; el ce qui vaut plus qu'un paradis incertain , le ciel do vos
espérances terrestres, la bien-aimée de votre cœur, la voir ravie pour
jamais à votre amour I telles étaient les pensées que le proscrit avail
à supporter, voilà les angoisses au-dessus de toute peine mortelle
qu'il avait à combattre, et cependant il les supportait . il les com-
battait. Prenait-il bien son parti? n'importe I c'était déjà quelque
chose de ne pas succomber entièrement.
VIF.
Le premier jour se passa, et il ne revit point Gulnare; le second,
le troisième se passèrent , et Gulnare ne vint pas; mais ses charmes
avaient certainement opéré le miracle que sa bouche avait promis,
sans quoi Conrad n'aurait point vu un second soleil. Le quatrième
j(iur s'était écoulé, et la nuit avait apporté la tempête au sein de ses
ténèbres. Oh ! comme il prêtait l'oreille au fracas des vaguesqui jamais
jusque-là n'avait inlerrompu son sommeil. Ranimée par la voix «le
son élément chéri , l'âme farouche du captif enfantait des pensées
plus farouches encore. Souvent il avait vogué sur ces vaguer ailées, et
il avait aimé leur rudesse à cause de la rapidité qu'elles imprimaient
au navire ; et maintenant leur mugissement reteniiss;dt à son oreille:
accents bien connuset bien rapprocliésde lui, mais trop inutilement,
hélas! Le venlsonfflaitbruyantdans les airsetdeuxfois plus bruyant
le tonnerre éclatait au-dessusde la tourelle; l'éclairbrillaità travers
le- barreaux de la fenêtre, clarté [>lus douce à ses yeux que celle de
l'astre de minuit: il traîna sa chainejusqu'aupris de la grille en feu,
espérant qu'il ne s'exposerait pas en vain au péiil; là il leva vers le
ciel ses mains chargées defers, le suppliant d'anéantir sa créature snus
un foudremiséricordieux.Le feretlespricresimpiesdoivenl attireréga-
lement le feu céleste: cependant l'orage sui\it son cours et dédaigna
de frapper : les coups s'atïaiblirent progressivement; ils cessèrent.
Conrad se trouva plus seul encore; comme si quelque ami iafidëleavait
rejeté ses supplications.
VIII.
Minuit est passé, el un pas léger s'avance vers la porte massive;
il s'arrête, il reprend : Conrad entend glisser lentement b's verrous
criards et tourner la clef lugubre ; son cœur le lui a dit d'avance :
c'est la belle esclave. Ouellesquc soient ses erreurs, c'est pour lui un
ange gardien, aussi radieux qu'un pieux ermite peut se le représenter
dans ses visions. Et pourtant elle est bien changée depuis qu'elle est
venue visiter cette cellule : sa joue est plus |)àle, son corps plus trem-
blant; elle jetle sur lui un regard trisie, égaré, qui lui dit a^ant
qu'elle ait parlé: « Tu dois mourir... oui, tu dois mourir: il n est plus
qu'une ressource, la dernière , la plus terrible : si les tortures n'é-
taient pas plus terribles encore.
— Jeune dame, je ne cherche aucun moyen d'échapper ; mes lèvres
répèlent encore cequ'ellesn'ont cessé d'afllrmer. Conrad est toujours
le même : pourquoi vouloir sauver la vie dun vaincu el faire révcjquer
un arri^t que j'ai mérité de subir; certes j'ai bien encouru, non-seu-
lement ici mais dans d'autres lieux encore, par mainte pnui-siiite
acharnée, la vengeance de Séid.
— Pourquoi vouloir te sauver? parce que oh! ne m'as-tu pas
préservée (l'un sort pire que 1 esclavage? Pourquoi le vouloir? les
niallieurs t'ont-ils donc fait oiddier le cœur de la femme? lit faut-il
donc tout le dire, quoique les sentimcnisde mon sexe .se révoltent en
moi et m'ordonnent de me taire? Parce que... malgré tous tes
crimes... lu as touel.é mon cœur : je t'ai craint d'abord... je t'ai dû
la vie... j'ai eu pitié. ji' toi... je... je t'aime enliii comme une insensée.
Ne me réponds pas, ne me répèle pas que lu en aimes uneaulrcet
que je l'aime en vain. Qu'elle soit éprise comme moi , et sansd.-ute
plus belle . qu'im|>(irle! Je me jetle pour toi dans des périls qu'elle
n'oserait affronter, tj-ois-tu donc lui (''tre réellement cher? Si j'étais
elle, moi . tu ne serais point seul ici. L épouse d'un proscrit, per-
metlre queson époux ail esans elle courir les mers I Celle nobledame,
qu'a-t-elledonc de si précieux à faireauprèsdu loyer ?...Nerae|iarle
pas mainlenani! sur la tête el sur la mienneun sabre bien tranchant
est suspendu par un seul fil ; s'ilte reste du cniiiage et si tu veax être
libre, prends ce poignard, lève-toi, suis-moi.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
18
Eh quoi! avec mes chaînes! Chargé d'un pareil ornement,
fraiicliii-ai-je dunijied léger les corpçdc touscesdormeuvs.Tu l'avais
oublié : est-ce là un costume propre à la fuite? est-ce là une arme
bonne pour le combat?
— Défiant corsaire! j'ai gagné la garde , disposée à la révolte et
avide dune récompense; un simple mot de moi va fuire tomber ta
chaîne : sans quelque aide, comment pourrais-je èlre ici? Depuis que
je ne l'ai vu, mon tempsaétéactivement employé; si je suis coupable,
c'estpourtoiqu'aétécommislecrime; le crime!... ce ne peut enètre
un de punir les forfaitsdeSéid : ce tyran exécré, Conrad, il faut qu'il
meure. Je te vois frémir, mais mon àmeest bien changée: insultée,
foulée aux pieds, avilie, il faut que je me venge; car on a osém'ac-
cnser de ce que j'avais dédaigné jusqu'ici, moi qui n'ai été que trop
fidèle, quoique enchaînée dans le plus triste esclavage. Tu souris...
mais je ne lui avais donné aucun sujet de plainte ; je n'étais pas
infidèle alors, et tu ne m'étais point cher ; mais il me l'a dit; et les
jaloux, ces tyrans tracassiers , nous provoquent à la révolte et mé-
ritentlesort que leurs lèvres chagrinesontannoncé d'avance. Je n'ai
jamais aimé ; il m'a achetée, fort cher sans doute, car il y avait en
moi un cœur qu'il ne pouvait acquérir... J'étais une esclave sou-
mise; il a prétendu que s'il n'était point venu me reprendre, j'aurais
fui avec toi. C'était un mensonge , tu le sais. Mais laissons parler de
pareils augures ; ils émettent des présages que leurs insultes rendent
véri'ables. Le retard de ton supplice ne fut pas même accordé à ma
prière , cette faveur apparente n'avait pour objet que de préparer pour
toi de nouveau.^ tourments et d'augmenter mon désespoir. Il m'a
même menacée demort ; maissa folle passion m'aurait r.i'servée quel-
que temps pourses -nobles plaisirs; et quand il aurait été las de mes
faibles charmes et de moi ; un sac est-là pour me recevoir et la mer
bat le pied des murailles! Eh quoi! suis-je donc faite pour êire le
jouet d'un caprice senile? un bijou que l'on porte jusqu'à ce que la
dorure en soit effacée? Je t'ai vu; je t'ai aimé; je te dois tout; je
veux te sauver, ne fût-ce que pour te montrer combien uneesclave
est capable de gratitude. S'il n'eût point ainsi menacé mon honneur
et ma vie (et il garde bien les serments qu'a prononcés son cour-
fou.v), je t'aurais toujours sauvé, mais j'aurais épargné le pacha.
Maintenant je t'appartiens et suis préparée à tout; lu ne m'aimes
pas; tu ne me connais pas, et je te fais horreur, llélasi tu es mon
premier amour, et il est ma première haine... Obi que ne peux-tu
mettre ma sincérité à l'épreuve , lu ne reculerais pas devant moi ; tu
ne craindrais pas ce feu qui brùledansle cœur des filles de l'Orient :
ce feu est maintenant ton phare de salut ; il te montre dans le port
une barque maïnote. Mais dans une chambre que nous devons tra-
verser dort le cruel Séid... il ne faut pas qu'il s'éveille!
— Gulnare! Gulnare! Je n'aijamais senti jusqu'àprésent combien
ma fortune est abjecte et mon honneur flétri: Séid est mon ennemi :
il voulait balayer mes amis de la terre par la force du nombre, mais
au moins par la force ouverte: et c'est pourquoi jesuisvenuici dans
ma barque de guerre répondre au meurtre par le meurtre, au ci-
meterre parl'épée; car telle est mon arme, elnonle poignard caché :
celui qui épargne la vie des femmes ne prend pascelle d'un homme
endormi. Si je t'aisauvée , Gulnare, ce n'était pas pour en recevoir
une pareille récompense : ne me force pointa croire que ma pitié a
été mal placée. Maintenant adieu: puisse ton sein recouvrer la
paix! la nuit s'écoule... la dernière nuit de repos qui me reste sur
la terre.
— Du repos! du repos! dès le lever du soleil, tous tes membres
craqueront et tes jambes se crisperont autour dupoteau déjà dressé.
J'ai entendu l'ordre; j'ai vu.,, je ne verrai pas le reste, car si lu
péris, je mourrai avec toi. Ma vie, mon amour, ma haine, toutmon
être ici-has dépend de toi , corsaire ! Ce n'est qu'un coup à frapper 1
sans cette précaution , la fuite serait inutile: comment échapper à
sa poursuite ardente! Mes injuresirapunies, ma jeunesse flétrie, de
longues, longues années perdues, un seul coup peut tout venger et
nous mettre à l'abri de toute crainte. Mais puisque le poignard te
convient moins que l'épée , j'éprouverai la fermeté de ce bras fémi-
nin. Les gardes sont gagnés ; en un moment toutserafini, corsaire!
nous ne nous reverrons qu'en sûreté ou jamais; si ma faible main
manque son but, la brume du matin planera sur ton échafaud et
. sur ma bière.
IX.
Elle se tourna vers la porte et disparut avant qu'il pût répondre ;
mais le regard inquiet de Conrad l'accompagna longtemps; et ras-
semblant comme il put les fers dont il était chargé, pour diminuer
leur longueur en étoulTant leur cliquetis, la serrure et les verrous
n'arrêtant plus ses pas, il la suivit aus?i vite que le lui permet-
taient ses membres enchaînés. Le passage était sombre et tortueux ;
et Conrad ne savait où conduisait celle roule. Il n'y trouve ni lampe
ni gardes : il voit de loin une faible lumière : doit-il se diriger vers
ces rayons indistincts ou bien les éviter? Le hasard guide ses pas :
une fraiclieur pareille à l'air du matin tombe en plein sur son front.
Il arrive dans une galerie ouverte : à ses yeux brille , avec la der-
nière éloile de la nuit, un horizon qui commence à s'éclairer : ce-
pendant à peine remarque-t-il l'élat du ciel... une clarté venant
d'une chamb:-e isolée a frappé sa vue. Use dirige vers ce point : une
porte entr'ouverte lui montre que le rayon part de là, mais rieu de
plus. Une figure de femme sort d'un pas précipité; elle s'arrête, se
retourne, s'arrête encore... c'est elle enfin! Plus de poignard dans
sa main... nul signe d'angoisse dans son attitude. « Béni soit ce
cœur accessible à la pitié ! elle n'a pas eu la force de tuer ! » Il la
regarde de nouveau : son œil se détourne avec effroi de la lumière
du jour. Elle s'arrête, rejette en arrière ses longs cheveux noirs,
qui voilaient presque sa face et sa blanche poitrine , comme si sa
tête venait de se pencher sur quelque objet de doute et de terreur.
Elle rejoint Conrad... Sur son front... sans le savoir ou par oubli,
sa main précipitée a laissé une seule et faible tache : il n'en distin-
gue que la couleur, et s'y arrête à peine... Ohl léger, mais certain
indice du crime... c'est du sang.
Conrad a vu les batailles; il s'est repu dans la solitude des souf-
frances promises à un condamné; il a éprouvé les tentations et les
remords du crime; il a été vaincu, enchaîné, et la chaîne aurait pu
peser toujours à son bras; mais jamais la lutte, la captivité, le re-
pentir, surexcitant toutes les forces de son être sensible, n'ont fait
battre, n'ont glacé toutes ses veines comme la vue de cette tache
rouge. Cette marque de sang, cette trace révélatrice a banni toute
beauté de cette face de femme. Il a vu répandre bien du sang : il l'a vu
sans émotion ; mais alors le sang coulait dans un combat ; et il était
versé par des hommes.
XI.
« C'est fait.., il a failli s'éveiller... mais c'est fait. Corsaire! il est
mort : tu me coûtes cher. Toute parole serait maintenant superflue...
partons! partons! Notre barque est à flot: il fait déjà grand jour;
les quelqueshommesque j'ai gagnés sont tout à moi: ils prendront
avec eux ceux des tiens qui ont survécu : ma voix justifiera l'œuvre
de ma main aussitôt que notre voile aura perdu de vue ce rivage
abhorré. »
XIL
Elle frappe des mains, et dans la galerie se rassemblent, disposés
pour la fuite, ses fidèles Grecs et .Maures : en silence, mais avec ac-
tivité, ils s'approchent, ils brisent les chaînes du pirate... celle fois
encore ses membres se trouvent libres, libres comme le vent des
montagnes; mais sur son cœur malade pèse une tristesse aussi
lourde que s'il portait tout le poids de ses fers. Pas un mot n'est pro-
noncé. Sur un signe de Gulnare une porte s'ouvre, et montre uu
passage secret vers le rivage ; la ville est derrière eux : ûs se hâ-
tent Ils tîagnent la rive où les vagues dansent joyeusement sur la
grève jaunâtre; et Conrad, marchant derrière elle, obéit et ne s'in-
quièle point s'il est sauvé ou trahi : la résistance serait aussi vaine
que si le farouche Séid vivait encore pour contempler son
supplice.
XIIL
Ils sont embarqués ; la voile se déploie au souffle léger de la brise.
One de choses la mémoirede Conrad fait repasserdevant elle! il reste
absorbé dans la contemplation jusqu'au moment oîi le cap, sous
lequel il a jelé l'ancre naguère, élève sa forme gigantesque. Ah! de-
puis celte fatale nuit, quelque court qu'ait été l'iniervalle, il a vécu
un siècle de terreur, de douleur et de crime. Au moment ou 1 ombre
allont^ée du promontoire assombrit la voile, Conrad se cacha la lace
et s'enfonça dans ses regrets : il se rappelait tout : Gonzalvo et sa
troupe soil triomphe précaire et sa main faiblissante ; il songeait à
celle qui est loin de lui, à la bien-aimée qui l'attend dans la soli-
tude. Tout-à-coup il se tourna en arrière, et vit... Gulnare, llio-
micidel
XIV.
Elle observa ses traits jusqu'au moment où elle ne put supporter
davantage son air glacé et plein d'aversion ; et alors, son exalialion
inaccoutumée se fondit tout-à-coup en larmes trop lard pour en
verser ou pour qu'on pût les tarir. Elle s'agenouilla près de lui. el lui
serra la main : « Tu peux me pardonner, toi, bien qu Allah doive me
4C
LF.S VEII.LF'IIÎS LITTÉRAIUI^S ILLUSTRÉES.
jneiulre en horreur ; rar, sans celle luuvrc île lénùhrcs, que serais-
lii ilcvemi ? Afcable-iimi iW reproches ; mais pasciicure aiijinird'hiii...
Oh ! épargnc-inni niainlenanl. Je ne suis [.as ro que je parnis tVre :
celle iiiiil lerrihlc a Iroulilémon cerveau; ne me rends pas loul-h-
fail inscnsi^e! Si je ne lavais point aimé, je serais moins coupable,
mais tu n'aurais pas vécu... pour nie hair, si lu lu \eu.s. «
XV.
File jugeait mal Conrad : car il se hh^innit plus lui-mfmc qu'il
ne hlAinait celle qn'involonlairomcnl il avail rendue cmipahlc ; mais
ses pensées pruf.indes
saignaient ohscurémenl
dans son cœur , relrailo
silcncieu.se et sombre.
Le vaisiseau marchait , la
brise était belle , la mer
propice , cl les vagues
bleues se jouaient autour
de la poupe qu'elles pous-
saient en avant. Bien loin,
Ji l'horizon , parut un
point, une tache, un niàt,
une viiile , un vaisseau
armé! La vigie de ce na-
vire signala la petit? bar-
que ; de nouvelles toiles
priieot le \ciit d'en haut;
cl il arriva niajeslueuse-
menl, porlatil la vitesse
à sa proue et la terreur
dans ses lianes. Un éclair
brille : le boulet va tom-
ber au-delà de la barque
sans atteindre ses agiès,
et s'enfonce en sifflant
dans la mer : Conrad ra-
nimé sort de son apathie ,
une joie depuis longtemps
absente brille dans son
regard : « Ce sont les
raiens ! c'est mon sanglant
pavillon ! les voilà I les
voilà! Je ne suis donc
pas abandonne de tous! »
Les corsaires reconnais-
sent le signal, répondent
au salut, mellcnt lecniot
à la mer et se tiennent
en panne. « C'est Con-
rad I c'est Conrad! >. Ce
cri s'élève du pont du vais-
seau, el ni la voix des
chefs, ni celle du devoir,
ne peuvent comprimer
les transports. Avec la
légèreté d'un cœtir jo.eux
et un regaril étincelanl
d'orgueil , ils le voient
escalader encore le flanc
de son navire ; un sourire
détend les traits rudes de
leurs physionomies, cl ils
se refusent à peine le
plaisir de le presser sur
leur sein. Lui, oubliant
a demi ses dangers cl sa défaite, répond à leur accueil avec la di-
gnité dun chef, serre cordialement la main d'Anselmo , el sent
qii ilpeul encore commander cl vaincre.
XVL
Après celle nouvelle efl'usion, les corsaires, dans l'excès de leur
altachcmnl pour leur chef, regreilent presque di'laNoi:- reconquis
sans danger. Ils avaient mis à la voile, préparés pour la vengeance : I
s'ils avaient su qu'une femme les avait devancés dans celte œuvre, I
moins scrupuleux que le fier Conrad sur les moyens d'atteindre leur
but, ils en eussent fait leur reine. Avec des sourires inlerrosateurs
cl un air étonné, ils murmurent entre eux et contemplent GÙlnare;
cl cette femme, à la fois ai dessus et au des.sous de son sexe, que le
sang n'a point épouvantée, se laisse troubler par leurs regards. Hlle
Pims. — Imp L\cûi'B et
tourne vers Conrad un œil Irisle el suppliant ; elle bais.se son voit
se lient silencieuse auprès de lui, les bras Iran luillciiient rr .i
sur c; ciiMir qui, une fois Conrad sauvé, abandonne le ra<le au d
lin. Quniqui; des senlimenls pires que la démence aient (lU reiiii
celle Ame exlréme en amour comme en haine, dans le bien coin,
dans le mal , le plus alTrcux de tous les crimes la laissée feunu
encore.
XVIL
l
1
Une fiijuic c:i sort à |>as prér.i;iités, s'iirri't
Conrad l'aperçoii, cl Pcnl profondément son douloureux cmbar.*!
is : peut il fane moins pour elle? il doit délester l'acte; mai
plaindre la femme. I)(
(lois de larmes nepeuvei
laver son crime, et le cii
la punira dans un j'
de Colère; mais le nw
est fait : quel qui
c'est pour lui que le poi
gnard a frappe, que f
sang a coulé; et il ci
libre 1 el pour lui elle
sacrifié toutcequ'ellf, pos
sédait sur la terre, lou
ce qu'elle pouvait esjiérei
dans le ciel. Il regarda
alors celle esclave aux
yeux noirs dont le IV. ml
s'incline sous son rcL'.iid,
qui paraît maintenant si
changée et si abailue . si
faible elsi timide, cl dont
les joues se couvrent sou-
vent d'une si profonde
pftleur. sauf cette terri'
Lie tache de pourpre (|u'J
a mi.se le meurtre... Il
prend sa main... sa main
qui tremble, mais trop
lard ; sa main si douce
pour l'amour, si terrible
dans la haine : il s<ii<it
cette main... celle main
tremblante; et la sienne
a ]ierdu sa fermeté , el sa
voix même est mal assu-
rée. « Guinarc! » mais
elle ne répond point ;,
« chère Gulnarel » IClle
lève les yeux ; c'est sa
seule réportse , cl elle se
jette dans ses bras, l'.iiir
la repousser de cet asile ,
il eut fallu à Conrad un
cœur au-dessus ou -i l-
dessousdeceluid'ull ;
tel ; mais, à tort ou v
son, il ne la releva y
Peut-ôtrc, s;ins les |
senlimenls qui l'aL-i'
sa dernière vertu ^
allée rejoindre le i
Mais non , Médora ■
même aurait pardonin'
baiser qui effleura
charmes de sa rivale
sans leur rien deinan-
i!er de plus; le premier, le dernier baiser ([ue la fragilité osa déro
ber à la constance... baiser posé sur des lèvres que le désir av.iii
embrasées de son haleine, sur îles lèvres dont les soupirs exiialn
un tel parfum que l'Amour lui-même semblait les avoir carc
de ses ailes.
XVI IL
llsalteignireni aux dernières Jueurs du soir leur île solitaire. Les
rochers eux-mêmes parurent leur sourire ; le havre relenlii^sâil de
joyeux murmures ; les phares brillaient dans leur ordre accoiiluiné.
les bateaux sillonnaient la baie onduleuse cl les joyeux d.iuphins se
jouaient dans les vagues; le sauvage oiseau des mers lui-même, de
ses cris aigus et discordants, saluait le retour des botes connus du
rivage. Derrière chacune des lampes qui brillaient à une fenêtre,
l'imagination du marin se représentait les amis qui entretenaieni
c*, rnc SoutBol, «.
!.■
les
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
il
celte clurlé. 0 joies ilu fo^er, fiiio vous Mes pacrées ii l'œil do 1
peraace, quand elle vous conlemple du sein troublé des mers!
XIX.
On aperçoit des liimii^res en haut, sur le phare et dans la demeure
du chef, et Conrad y cherche la tour de Médora ; il la cherche en
vain; cliose étrange! de toutes les fenêtres, la sienne seule est som-
bre. Chose étrange! autrefois cette clarté ne nianquait jamais de
saluer le retour; et peut-être, mninlenant, est-elle non pas éteinte,
mais voilée. Conrad descend au rivai:e par le premier canot, cl
s'impatiente de la len-
teur des avirons. Oli !
que n'a-l-il une aile plus
rapide que celle du fau-
con, pour s'élancer coin- "ILisi-
me une flèche au sommet
du roc! A la première
pause que firent les ra-
meurs avant d'aborder au
rivage, il n'attend plus, ne
regarde plus rien; il se
jette dans les flots, lutte
contre la mer , monte
sur la rive et gravit le
sentier accoutumé. Il
vient d'atteindre la porte
de la tourelle; il s'arrête :
aucun bruit ne se fait en-
tendre h l'intérieur, et
tout est nuit à l'entimr. 11
frappe; il frappe forte-
ment, et aucun pas, au-
cune voix n'annoncent
qu'on l'ait entendu ou
qu'on le sache près de là ;
il frappe eacoie, mais fai-
blement cette fois, car sa
main tremblante refuse de
satisfaire à son impatien-
ce. La porte s'ouvre ; il
voit une figure bien con-
nue, mais non celle qu'il
s'apprêtait à serrer dans
ses bras. Les lèvres de la
suivante sont muettes, et
les siennes, à lui, essaient
deu.x fois en vain de pro-
noncer une question. 11
saisit la lampe : sa lu-
mière lui apprendra tant ;
mais il ne peut la soute-
nir, et ellcs'éteint en tom-
bant. Impossible d'atten-
dre qu'elle soit rallumée ;
plutôt rester là jusqu'au
jour; mais, à l'extrémilé
cbi corridor , un autre
flambeau répand sa clar-
té vacillante; il arrive à
l'appartement... il voit
ce que son cœur ne vou-
lait point croire , mais
ce qu'il avait pressenti.
doux astres d'azur dans une longue, une dernière éclipse; mais elle
épargne encore le charme qui entoure les lèvres : elles semblent en-
coie réprimer un sourire et implorer un instant de repos. Mais ce
blanc linceul et ces tresses étendues sursôn sein, longues, blondes,
mais couchées immobiles, ces tresses qui, jouets des zéphyrs de
chaque été, échappaient d'elles-mêmes aux guirlandesqui tentaient
de les retenir; tout cela, et la complète pâleur d; ses joues... tout
cela ne convient qu'au cercueil. Médora n'est plus rien : pourquoi
Conrad est-illà?
XXI.
Il no fait point de question ; toutes les réponses sont contenues
dans le premier aspect de
ce front de marbre. C'en
est assez ; elle est morte ,
qu'importe comment ?
l/amour de sa jeunesse,
l'espoir de meilleures an-
nées, la source de ses
vœux les plus doux , de
ses craintes les plus ten-
dres, le seul être vivant
qu'il piit ne point ha'ir,
lout lui est enlevé à la
fois ; et il mérite son sort,
mais il n'en sent pas
moins la rigueur. L'hom-
me vertueux clierche la
paix dans des régions oii
le crime ne peut jamais
trouver de place; l'or-
gueilleux, l'homme éga-
ré , qui ont fixé ici-bas
toutes leurs joies et qui
trouvent que la terre con-
tient bien assez de dou-
leurs, en perdant l'objet
Ello n'est plus! Que fait-il là cncor
XX.
Il ne détourne point la tête, ne parle point, ne se sent point dé-
faillir : ses yeux deviennent fixes; ses membres, tout à l'heure in-
quiets et agités, restent immobiles: il regarde... Oh! combien
longtemps nous contemplons de pareils spectacles en dépit de la
douleur, et sachant, mais ne voulant pas nous avouer que nous les
contemplons en vam ! Animée par la vie, elle était si calme et si
blanche, que, pour elle, la mort a revèlu un doux aspect : les froides
fleurs que tient sa main plus froide qu'elles, sont si doucement ser-
rées dans sa derrière étreinte, qu'elle semble les sentir encore en
feignant de dormir : image d'un jeu d'enfant qui fait venir les
larmes! Sespaupièresde neige, frangées de longs cils noirs, voilent....
Oh! peut-on se rappeler, sans douleur, tout ce qui brillait sous ce
voile. Oui, c'est sur l'œil humain que la mort exerce toute sa puis-
sance en chassant l'esprit de son trône lumineux I Elle a plongé ces
Pauis. — Imp. UcooielC. rue Souffli,!, (5.
de ces joies, perdent tout.
Peut-être n'etait-cc qu'u-
ne illusion , mais qui peut
se séparer sans chagrin
d'une illusiim qu'il ai-
mait? Bien des yeux sto'i-
ques et bien des figures
sombres masquent des
cœurs qui , en fait de
souffrances , n'ont plus
rien à apprendre: et bien
des pensées déchirantes
sont cachées et non ense-
velies sous des sourires
qui conviennent le mnius
à ceux qui les affichent
le plus.
XXll.
Ceux qui le sentent
bien vivement ne peuvent
cependant exprimer ce
trouble i^ue la souffrance
apporte a l'esprit : il en-
tame des milliers de pen-
sées pour n'aboutir qu'à
une seule; il demande h
toutes choses un refuge,
et ne le trouve nulle part.
Aucune expression ne suffit pour dévoiler ce secret des tortures do
l'Ame; car la vraie douleur n'est point éloquente. L'épuisement écrasait
Conrad, et la stupeur le berçait ciimme dans une sorte de repos : dans
cet élal d'énervement, il semblait que toute la sensibilité que l'homme
puise dans le sein de sa mère fût revenue dans ses yeux ; car ces
yeux, naguère si fiers, pleuraient comme ceux d'un enfant : la fai-
blesse même de son cerveau se révélait ainsi, sans apporter aucun
adoucissement à ses peines. Personne ne vit ces larmes : peut-être,
s'il avaitété vu,nese serait -il jamais livre à ces démonstrations inac-
coutumées. Du reste, elles ne coulèrent pas longtemps, il les sécha
pour partir le cœur inconsolé, désespère, brisé. Le soleil se lève ,
mais l'àme de Conrad reste sombre; la nuit vient, mais sa nuit dure
toujours. 11 n'est point de ténèbres pareilles à celles de l'âme : la
douleur est aveugle, plus aveugle que les aveugles mêmes. Elle ne
peut voir et elle ne veut point voir; mais elle se tourne toujoursvers
l'ombre la plus épaisse, et elle ne peut souffrir un guide I
18
LES VEILLÉKS LITTÉRAIRES ILLUSTRtP.S.
xxm.
Le cœur de Conrad, fait pour les sentiments tendres, avait été
violeromcnl jeté dnns le mal : trahi ilc bunne heure cl trop long-
tctiiiis Iruiniié, chacun de ses pcnciiants. pur comme la goutte d'enu
(lui tuiiil)e (le la vot^tc d'une (grotte, comme cette goutte s'était en-
durci .devenus terrestres, ils lurent peut-être moinschastes; mais ils
durent aussi s'abattre, se placer cl se pétrifier enfin. Les tempêtes
ij.'^iMii le rocher, la foudre le brise; mais, comme le rocher, son
ra'ur sut résister lon;;lemp9. Une fleur croissait à l'ombre de son
fionl sourcilleux, quel(|U(^opaisse que fût celle ombre : il l'avait iibri-
tée, défendue jusquc-li. Le tonnerre est veiiii, et a brisé à la fois et
la dureté du granit et la faible ti{;e du lis : l'aimable plante n'a point
livré au vent une seule de ses feuilles pour révéler son sort : mais
elle s'csi Uétrie, elle est morte tout entière au lieu même où elle
est tombée; et de son rude prolecleur, il reste dos fragments noir-
cis, épars à la roude sur le sol nu.
XXIV.
Le malin brille : peu d'entre les pirates osent aborder Conrad h
celle heure où il veut être seul : néanmoins Aaselniu se dirige vers
sa tour. Conrad n'était point là, et on ne l'apercevait point sur le
rivage. Alarmés, ses compagnons emploient la journée à parcourir
rilc en tous sens; un second soleil, un autre encore les voit conti-
nuer les mêmes recherches : ils crient et répètent son nom jusqu'à
en fatiguer les échos. Mais après avoir fouillé en vain les monts, les
grottes, les cavernes, ils trouvent enfin, sur la grève, la chaîne bri-
Béc d'un canot :leursespéranccs revive ni ; ils le suivront sur l'Océan.
Vaine pensée! la lune remplit son croissant, le vide et le remplit
encore, et Conrad ne vient pas: il n'est pas revenu depuis ce jour.
Aucune trace, aucun avis .sur son sort ne sont venus apprendre où
vivent ses douleurs, où a péri son désespoir. Les forbans regrettèrent
longtemps celui qu'aucun autre ne regrette; ils élevèrent à sa bien-
ainiée un monument splendidc; mais pour Conrad, ils ne consa-
crèrent ;i sa mémoire aucune pierre funéraire : sa mort est encore
douteuse ; ses e.xploits sont trop bien connus. Il n'a légué à l'avenir
que le nom d'un corsaire, paré d'une seule vertu, souillé de tous
les crimes.
FIN DtJ COHSAinE.
HEURES DE LOISIR. '
sun LA MORT d'une JEUNE PARENTE (4802).
Les vents se taisent ; le soir est triste ; pas un zéphyr n'agite le
bocage: j'ai visité la tombe de Marguerite, et j'ai semé des fleurs
sur les restes de ce que j'aimais.
Son enveloppe terrestre est couchée dans une étroite demeure ;
cette enveloppe à travers laquelle rayonnait une si belle Ame. Le
Uui des cpouvantemenis l'a saisie comme une proie : ni verlu , ni
beauté n'ont pu racheter sa vie.
Oh ! si ce monarque terrible pouvait éprouver la pitié ; si le Ciel
voulait annuler les terribles déciels du Destin, l'amant éploré n'au-
rait point à parler de ses douleurs; la muse n'aurait point à révéler
des vertus éteintes pour jamais.
Mais, pourquoi pleurer? Cette âme sans rivale plane au-dessus
de l'espace où brille la clarté du jour , et les anges en pleurant la
conduisent vers ces retraites fortunées où des plaisirs sans fin ré-
compensent la vertu.
El de présomplueux mortels iront-ils prendre les cieux h partie,
et dans leur délire accuser la Providence divine? Non I loin de moi
celle lutte insensée ; jamais je ne refuserai à mon Dieu la soumis-
sion que je lui dois.
Pourtant le souvenir de ces vertus m'est cher; pourtant ces traits
restent pravés dans ma mémoire : toujours ce souvenir me fait ver-
ser une larme de tendresse; toujours ces traits gardent dans mon
coeur leur place accoutumée.
A EDDLESTONE.
Si la Frivolité sotirit quand elle voit nos deux noms enlacés par
l'amitié ; la vertu . s'unis.sanl h la vertu , mérite pourtant plus d'in-
térêt que la noblesse qui s'allie au vice.
Quelque inégal que ton destin puisse être au mien que décore un
litre, une haute naissance, n'envie pas ccpendaut cet éclat trop
brillant : lu peux l'enorgueillir de ta vertu modeste.
Nos âmes au moins se sont embrassées, comme étant de mêui"
origine ; ton sort ne peut abais.ser le mien ; cl nos rapports ne smit
pas moiusdoux, puisque le mérite y tient la place du rang.
A D (1803).
J'espérais avoir en toi un ami dont la mort seule pourrait me
séparer ; mais la main perfide de l'Ivuvic t'a détaché de mes bras
pour toujours.
Oui. c'est par la force seule qu'elle a pu l'arracher de mes bras;
mais, tu gaides ta place dans mon cœur; lii, du moins, ton image
restera toujours, tant que ce cœur n'aura imint cessé de battre.
Kl , quand viendra le jour où le tomneau laisse échapper sc^
morts, où la vie vient ranimer la p^Hissière, alors je rcpo>orai ma
tête sur ton sein bien-aimé... Sans loi, où trouverais-je le ciel?
FRAGMENT (1803).
Quand la voix de mes oères appellera dans leurs demeures étlié-
récs mon esprit satisfait n'être reconnu par eux; quand mon fan-
tôme chevauchera la brise, ou dans l'obscurité d'un brouillard des-
cendra le flanc de la montagne; ohl que ni"n ombre ne voie pas
d'urne fastueuse marquer la place où la terre retourne à la terre I
ni longue liste de litres, ni inscriptions élogieuses sur ma pierre
tumulaire. Mon épilaphe sera mon seul nom. Si ce nom est pom-
ma poussière une couronne d honneur, il ne m'en faut point da-
vantage pour payer le peu de bien que j'aurai fait. Ce nom , ce
nom seul marquera une place qui avec lui doit vivre dans la mé-
moire, ou tomber avec lui dans l'oubli.
APRES LE MARIAGE DE MISS ClIA'n'ORTn (1805).
Collines d'Anncsley, collines froides et sombres, parmi lesquelles
errait ma jeunesse insouciante, oh! comme les orages du nord liui^
lent tristement parmi vosombragcs touffus!
Non, désormais, pour tromper les longues heures, je ne puis
§lus retrouver ici mes retraites favorites; non, désormais le sourire
e Marie ne peut plus m'y faire un paradis.
EN QUITTANT LABBAVE DE NEWSTEAD (1805).
Le vent siffle sourdement entre tes créneaux, 0 Newslead! de-
meure de mes pères , tu tombes en ruines! Dans (es jardins nuire-
fois si riants, la ciguë et le chardon ont étouffé la rose, qui a>ait
lîni par fleurir dans les chemins.
Les barons couverts de madles, qui conduisaient vail'auiMient
leurs vassaux d'Europe à la coiuiuète des plaims de la l'ale.-line.
n'ont laissé ici d'autres traces que leurs écussons et leurs boucliers qt;i
s'entrechoquent au moimlrc souffle du vent-
Robert, le vieux ménestrel, ne vient plus aux accords de sa hai pe
réveiller dans les cœurs l'amour des palmes guerrières : John do
Horislan dort sous les tours d'Ascalon , et la main de son ménes-
trel a été sécliée par la mort.
Paul et Hubert dorment dans la vallée de Crécy, où ils sont tom-
bés en corabattaiit pour Edouard et pour l'Angleterre. 0 mes pères f
les larmes de votre pays vous ont fait revivre, et ses annales disent
encore comment vous avez combattu, comment vous êtes tombés.
Luttant COI) Ire les traîtres à Marslon-Moor avec le lovai Rupert, qua-
tre frères ont fécondé de leur sang un sol stérile; fis combattaient
à la fois pour le roi et pour la pairie, et leur dévoûmenl a été scellé
par la mort.
Onilues des héros, soyez heureuses! En quittant la demeure de
OiUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
10
ses ancêtres, voire fils vous fait ses aJieux! Dans les pays lointains
comme ici, votre souvenir relèvera son courage ; il ne songera qu'à
la gloire et à vous.
Quoiqu'une larme obscurcisse sa vue au moment de ce départ
douloureux, un regret, et non point une crainte, cause son émo-
tion; quelque loin que l'entraîne sa destinée, brûlant d'imiter ses
a'ieiix, il n'oubliera pas leur gloire.
0 gloirel ô souvenir qu'il chérira toujours ! il jure ici que jamais
il n'imprimera de tache à votre nom ; il veut vivre comme vous, ou
comme vous mourir; et puisse-t-il ensuite mêler sa poussière à la
vôtre I
ÉPITAPHE d'un ami (1803).
0 bien-aimé I ô ami toujours cher I de combien de larmes vaines
j ai arrose ton cercueil! combien de soupirs ont répondu à tes der-
niers soupirs, tandis que tu luttais contre les angoisses du trépas!
Si des larmes pouvaient arrêter dans sa course l'impitoyable tyran ;
si des angoisses pouvaient amortir les coupsde son arme funeste ; si
la jeunesse, la vertu, pouvaient obtenir un seul instant de répit; si
la beauté possédait un charme capable d'éloigner de sa proie ce
spectre redouté, tu aurais encore vécu pour apaiser les souffrances
de mon âme , pour faire l'honneur de tes émules et les délices de
tes amis. Ta douce âme vient-elle planer quelquefois sur la place
ou ta cendre achève de se consumer ; alors, tu dois lire, écrits dans
mon cœur, des regrets trop profonds pour les confier à l'art du
sculpteur. Aucun marbre n'indique la couche où lu dors sous un
humble gazon ; mais des statues vivantes y versent des larmes.
L'image de la douleur ne s'iuehne pas sur la tombe ; mais la dou-
leur elle-même y vient pleurer ton destin prématuré. Sans doute
un père gémit sur l'extinction de sa race; mais la douleur même
a un père ne peut égaler la mienne. Certes, nul ne pourra, comme
tu 1 eusses fait, adoucir sa dernière heure; et pourtant, il a d au-
tres enfants pour calmer aujourd'hui ses regrets; mais près de
moi, qui tiendra la place? quelle nouvelle amitié pourra effacer ton
image?... Non, rien! Les larmes d'un père cesseront de couler; le
temps apaisera la douleur d'un frère encore enfant : tous seront
consoles, et l'amitié seule pleurera dans l'abandon.
A EMMA.
Puisque l'heure est venue où vous devez malgré ses larmes quit-
ter celui qui vous aime ; puisque notre rêve de bonheur est passé •
encore une angoisse à souffrir, chère enfant, et tout sera fini. '
Ilélas! c'est une angoisse cruelle de nous quitter pour ne nous
réunir jamais , de m'arracher des bras de celle que j'aime, et de la
laisser partir pour un rivage lointain.
Eh bien! nous avons passé quelques moments heureux, et de
doux souvenirs viendront se mêler à nos larmes, quand nous re-
verrons par la pensée ces tours antiques, abri de notre enfance.
Du haut de ces tours aux gothiques créneaux, nous avons con-
templé le lac , le parc , la vallée ; et , à travers les larmes qui ob-
scurcissent notre vue, nous leur disons encore un dernier adieu.
Nous disons adieu à ces champs que nous avons tant de fois par-
courus dans les heures consacrées aux jeux de notre enfance ; adieu à
ces ombrages où, après nos courses, votre tète reposait sur mon sein ■
Tandis que moi, admirant votre jeune beauté, j'oubliais d'écarter
1 insecle aile, à qui j'enviais le baiser qu'il posait sur vos Yeuv en-
doi'ims. ■'
Voyez la petite nacelle peinte, dans laquelle je vous conduisais-
voyez la-bas, dominant tous les arbres du parc, l'ormeau que i'es-
caladai pour vous plaire.
Ces temiis sont passés; nos joies ne sont plus; vous me quittez-
vous quittez cette heureuse vallée; seul, je parcourrai tous ces lieux
témoins de tant de bonheur; sans vous, quel charme pourrais-ie en-
core y trouver?
Qui peut comprendre, sans l'avoir éprouvée, la douleur d'un der-
nier embrassement, quand, arraché h tout ce qu'on aimait il faut
Qireun long adieu au repos? '
C'est là le plus douloureux des maux, c'est ce qui maintenant
couvre nos joues de larmes : c'est le terme fatal de l'amour le idus
tendre et le dernier adieu. ^
A M. S. G.
Quand j'aperçois tes lèvres charmantes, leur rougeur m'invite à
y déposer un baiser de feu: cependant, je m'interdis ce bonheur
céleste; car, hélas! ce serait un bonheur coupable.
Quand je vois en rêve ton sein si pur, ah ! je voudrais reposer ma
tête sur cette blanche neige; cependant, je réprime ce désir auda-
cieux; car ce serait renoncer pour jamais au repos.
_ Tes regards pénétrants vont droit à mon cœur, et le font palpiter
d'espérance ou de crainte; cependant, je te cache mon amour, et
pourquoi? Parce que je ne voudrais point le couler une larme.
■ Je ne t'ai jamais dévoilé mon amour, et pourtant tu n'as que trop
bien deviné le feu qui me consume ; mais dois-je l'entretenir do
ma passion, et changer en enfer le ciel de ton âme?
Non, car tu ne peux jamais être à moi; un prêtre ne pourrait
bénir notre union. Ce n'est donc que par un lien tout céleste,
ô ma bien-aimée ! que lu pourras m'appartenir.
Que^mon feu se consume donc en secret ; qu'il se consume, tu ne le
connaîtras jamais : j'aime mieux encourir une mort certaine que de
laisser briller sa clarté criminelle.
Je ne veux point soulager les tortures de mon cœur en chassant
du lien la douce paix aux yeux de colombe; plutôt que de l'iufliger
une telle blessure, je prétends étouffer mes présomptueux désirs.
Oui, je renonce à ces lèvres adorées, pour lesquelles je braverais
plus que je n'ose dire ; pour sauver ton honneur et le mien , je te
dis un dernier adieu.
Oui, je renonce à ce sein de neige: je fuis avec le désespoir; et,
jamais je n'espérerai plus te serrer dans mes bras, bonheur au prix
duquel je pourrais lout risquer, excepté ton projire bonheur.
Tu resteras donc pure de toute faute, et la plus sévère matrone
ne pourra flétrir ta renommée. Que des maux incurables viennent
m'assiéger, ce n'est pas loi qui seras le martyr de l'amour.
A CAROLINE.
Crois-tu donc que j'aie pu voir sans être ému tes beaux veux
remplis de larmes qui me suppliaient de rester; crois-tu que "sans
m'éraouvoir j'aie pu entendre les profonds soupirs, qui en di.saieiil
plus que des paroles ne pourraient exprimer ?
Quelque vive que fût la douleur qui faisait couler les larmes, eu
voyant ainsi se briser nos espérances et notre amour, cepen-
dant, chère fille, ce cœur saignait aussi profondément blessé que
le lien.
Mais , quand l'angoisse enflammait nos joues , quand tes douces
lèvres s'unissaient aux miennes, les larmes que versaient mes pau-
pières se perdaient dans celles que tu répandais toi-même.
Tu ne pouvais sentir le feu de mes joues, car tu^l'avais éleint
dans les flots de les larmes. Et lorsque ta langue essayait de par-
ler, c'est au milieu des soupirs qu'elle prononçait mon nom.
Et cependant, chère fille, nous pleurons en' vain; en vain nous
soupirons en plaignant notre sort. 11 ne peut nous rester que le sou-
venir... le souvenir qui redoublera nos larmes.
Adieu, encore une fois, ô ma chère bien-aimée! étouffe tes re-
grets, si tu le peux ; que la pensée ne s'arrête pas sur un bonheur
qui n'est plus : noire seul espoir est dans l'oubli.
Oh ! quand la tombe voudra-t-elle ensevelir pour jamais ma dou-
leur! Quand mon âme pourra-t-elle déployer son vol loin de celle
dépouille d'argile? Le présent est pour moi l'enfer; et chaque ma-
tin qui renaît ne fait que ramener avec de nouvelles tortures la
malédiction qui m'accablait la veille.
Les larmes ne tombent pas de mes yeux, le blasphème ne sort
pas de mes lèvres; je ne maudis même pas les démons qui m'ont
chassé de mon paradis; car, sous le poids d'une pareille douleur,
c'est le fait d'une âme sans énergie que de l'e.xhaler en plaintes
bruyantes.
Si mes yeux, au lieu de larmes, pouvaient lancer des trails de
feu; si mes lèvres exhalaient une flamme inextinguible; mon re-
gard vengeur consumerait nos ennemis , et ma langue donnerait
l'essor à sa rage.
Mais les malédictions et les larmes, également impuissantes, ne
servent qu'à augmenter la joie de nos tyrans ; car, s'ils nous voyaient
déplorer notre funeste séparation , leurs cœurs sans pitié s'enivre-
raient de ce spectacle.
El pourtant, nous avons beau céder avec une résignation feinte,
la vie ne fut plus luire h. nos yeux un seul rayo!» de bonheur ; l'a-
mour ni l'espérance ne peuvent nous consoler sur la terre : la tombe
est notre seul espoir; car la vie ne nous offre que des craintes.
0 fille adorée ! quand voudra-t-on m'étendre dans le cercueil, puis-
que j'ai vu l'amour et l'amitié me quitter pour jamais? Si dans la
«ft
LES vF.H.i.fti'S i,iTTf:nAinr.9 illustrées.
ilonioiiro sûiitlirr je pi'iix cnrore tc serrer dang nies bras, pcul-Clrc
I iis-^iT.iiil il>; III ii.iix Ifs niurU.
A lA Mi'.MB (<808).
Qiinnd jc roiilends cxprimor une afTcctinn si vive, ne pense pas,
ô ma bipi)-niiii(^e , que j'amicillc avec inrn'iluliK^ Iob paroles; car
ta MUX (li'saniicrait le soiipenn môme, et les veux brillent d'une lu-
inii'^re qui ne saurait tromper.
Kt eependanl mon eœur, rempli d'une tendre adoration, sonpc
awr pi'iiie (nin l'amour, comme la feuille des bois, doit se flétrir
lin join ; c|nc la vieillesse viendra, cl qu'alors nos souvenirs nous
ciiilteronl des Larmes ;
Qu'un jour doit arriver oii les beaux anneaux de ta chevelure,
jierd.int leurs doux reflets dorés, s'éclairciront an soiiflle de la brise;
où enliii linéiques flis arpentés, débris de ces tresses splendides ,
aiinoiiccronl les infirmités de l'âge et le déclin de la nature.
Ti-lle est la pensée, ii ma bicn-aimée, qui assombrit mon front,
qunii|ue je n'aie point la présomption de censurer larrJt que Dieu
a |iroiioiicé sur toute créature, I arrèl de mort qui doit nous sépa-
rer un jour.
Ne te méprends pas aimable incrédule, sur la cause de l'émo-
ihiii i|iii iii:i'.;iie : aucun doule ne jieut arriver jusqu'à rame de ce-
lui ipii l'ailiue; eliacuii .le les re^-ards est l'objet de mon ciillc; un
sourire m'cnehanle, une larme siiflit pour changer mes convic:ions.
Mais puisque la mort doit tôt ou lard arrêter notre carrière, puis-
que ces deux cœurs, unis par une brûlante sympalliic, doivent dor-
mir dans la tombe, jusqu'à ce que le son de la terrible trompette
vieillie nous réveiller en appelant tous les trépassés confiés au sein
de la terre ;
l'iiisqu'il en est ainsi, savourons à longs flots les plaisirs d'une
passiiui inépuisable ; échangeons sans eessc la coupe toujours
pleine des ravissements de l'amour ; enivrons-nous tous deux rie ce
terrestre nectar.
STAN'CKS A CNF. DAME, EX LUI ENVOYANT LES POIÎSIES
DU CAMOUNS.
Peut-être en faveur de moi, jeune fille, feras-tu quelque cas de
ce page de ma Icmlre estime ! Ces vers chantent les rôves enchantés
de l'amour, sujet que nul ne peut dédaigner.
Oui peut y trouver h redire, si ce n'est quelque sotte envieuse,
quelque vieille fille désappointée, quelque élève d'une école de pru-
derie, condamnée à se flétrir dans un triste isolement?
Lis ce volume, jeune fille ; lis avec amour, car tu ne seras jamais
pareille à ces malheureuses créatures; et ce n'est pas en vain que
je le demanderai ta pitié pour les douleurs du poète.
Canioi-ns était un véritable enfant des muscs : il ne chantait point
«ne flamme frivole ou factice : puisse l'amour te couronner comme
il la couronné; mais que sa Irisle fin ne soit pas la tienne.
LE PREMIER RAISER D AMOL'R.
Arrière les pâles fictions de vos romans, tissus de faussetés dont
la folie a fourni la trame! A moi le doux rayon d'un reg.ird qui
vient du cœur, ou le ravissemcnl qui naît du premier baiser d'a-
mour!
Himcurs dont le sein ne brûle que du feu de l'imagination , dont
les passions sentent la bergerie; de quelle noble source couleraient
vos sonnets, si vous aviez goûté le ])remier baiser d'amour.
Si parfois Apollon vous refuse son aide, si les neuf Sœurs pren-
nent leur vol luin de vous : ne les invoquez pas davantage, dites
adieu à la muse, pour essayer l'elfel du premier baiser dauiour.
Froides compositions de l'art, je vous exècre I (pie les prudes me
condamnent, que les bigots me dévouent à l'enfer; j'aime les sim-
ples effusions d'un eœur qui bat de plaisir au premier baiser d'a-
mour.
Vos ber.'Crs, vos troupeaux, inventions fantastiques, peuvent
plaire un moment, mais jamais émouvoir : l'Arcadic n'e>l que le
jiays des rêves; que sont de pareilles visions, au prix du premier
baiser d'amour.
Ne dites plus que l'homme, depuis Adam jusqu'à nous, n'a connu
que le malheur; une part du paradis reste encore sur la terre:
Éden revit dans le premier baiser d'amour.
Quand la vieillesse glace le sang, quand l'âge du plaisir est passé
(car les années pour s'enfuir out les ailes do la colombe), notre
plus cher et plu» doux souvenir, e.lui que nous garderons aprè»
tous les autres, sera le premier baiser d'amour.
Au DUC DB DORSET (1805).
Dorset, loi dont les premiers pa.«< accompagnèrent les miens, aloni
que nous explorions enscmlile tous les sentiers des bosquets do
rida (1 j; loi, (|ui m'inspiras assez d'afl'ection pour que je voulusse to
proléger et devenir ton ami au lieu de ton tyran, en dépil dog rudes
coutumes de notre troupe adideseente, qiiiVordonnaient d'obéir cl
m'autorisaient à commander; loi. sur la tête de qui peu d'années
accumuleront les dons de la richesse et les honneurs du pouvoir;
loi, qui dès ce jour possèdes un dis noms les plus illuslre.s et le
rang le plus glorieux , un rang i|ui te rapproche des marches da
trône: Dorset, malgré tous ces présents de la fortune, ne laisse
point cntr.aîner ton ûme au mépris de la noble science, au rejet de
tout contrôle : garde-loi de te prévaloir de la complicité de certains
pédagogues qui , craignant de rabaisser le jeune hériiier d'un litre,
et prévoyant sa grandeur prochaine, voient d'un reil indulgent de
seigneuriales erreurs, et sourient à des fautes qii ils n'oseraient pu-
nir.
Déjà de jeunes parasites plient le genou devant la richesse, leur
idole d'or, et non devant loi (car même à l'aurore de la i- impie en-
fanee, elle trouve des esclaves prêts à manier l'encensoir et i éven-
tail] ; déjà ils te disent -. « L'éclat doil entourer celui que s;i nais-
sauce destine aux grandeurs; les livres ne sont faits que pour de
laborieux imbéciles, et les esprits généreux dédaignent les règles
vulgaires. » Ne les crois point : le chemin qu'ils t'indiquent est ce-
lui de la honte ; en suivant leurs conseils, tu flétrirais la gloire de Ion
nom. Parmi lesjeunes condisciples, i;echercheceux qui n'hésitent pas
à condamner le mal ; ou si, parmi tous les amis de ta jeunes.se au-
cun n'ose faire entendre l'accent sévère de la vérité, consulte ton
propre cœur, il le mettra sur tes gardes; car je sais que la vertu
y reside.
Oui, depuis longtemps j'ai observé Ion àme ; mais maintenant
un nouveau théâtre m'atlire loin de loi; depuis longiem|)s j'ai ob-
servé en loi un esprit généreux qui, bien cultivé, fera les délices de
tes semblables. Ah! moi-même que la nature a fait hautain et farou-
che, moi l'enfant chéri de l'imprudence; moi qui, inarqué d'avance
du type de toutes les erreurs, dois marcher de faute en faute à ma
chute complète: je voudrais y succomber seul. Bien que nul pré-
cepte ne puisse maintenant apprivoiser mon cœur orgueilleux, jc
chéris les vertus que je ne puis atteindre.
Ce n'est pas assez pour toi de briller un instant, comme tant
d'autres enfants du pouvoir, passager météore qui tombe en s'eii-
flammant; tu ne le eontenteras pas du triste honneur de remplir
une page îles annales de la pairie d'une longue suite de noms qui
ne figurent que là, et de partager avec la foule des hommes qui
portent un lilrc, ce vulgaire destin d'être envié pendant la vie et
oublié dans le tombeau. Car là,songes-y bien, rien ne te distinguerait
de la foule des moris : rien que la froide pierre qui couvrirait tes res-
tes, et l'écusson délabré, et la devise héraldique, et l'inscription
pompeusement bKisonnée, mais bien rarement lue, ornements du
sépulcre, oij des lords sans vertus gravent leurs noms iuhouorés.
Non, tu ne voudras pas imiter ces hommes qui dorment oubliés Comme
les sombres caveaux où sont ensevelis leurs cendres, leui-s erreurs
et leurs vices, le tout recouvert de longues légendes armoriées, où
personne ne jettera jamais les yeux. Oh! que je voudr,iis, d'un re-
gard prophétique, te suivre d'avance dans la longue et glorieuse
carrière, marchant à la tête des bons et des sages, le premier par
tes talents comme par la naissance, foulant aux pieds les vices, dé-
daignant les faiblesses, et non le favori de la fortune, mais le plus
noble de ses enfants.
Fouille les annales des anciens jours : elles sont remplies du nom
de tes ancêtres. L'un, ami des mis, fut pourtant homme de mérile,
et eut l'honneur de créer le drame-britannique ; un autre, non
moins renommé pour son esprit, brilla dans les camps, au sénat cl
à la cour; favori de Mars et des neuf Sœurs, il était fait pour bril-
ler dans les plus hauts rangs; et, bien su|iéricur à la foule qui
rampe autour des trônes, il fut l'orgueil des princes et I honneur
de la lyre. Voilà quels furent tes aïeux : soutiens leur nom tel qu'ils
te l'ont légué; ne sois point seulement l'héritier de leurs litres,
mais au.ssi de leur gloire.
Pour moi l'heure s'approche, quelques journées rapides vont clore
à mes yeux celte scène étroite de joies cl de douleurs enfantines :
chaque" appel de la voix du temps m'annonce qu'il faut quitter ces
ombrages oii j'ai connu I espoir', la paix et l'amitié : l'esiKiir, qui se
colorait pour moi de toutes les nuances de 1 arc-en-eiel, et qui do-
rait les ailes des instants fugitifs; la paix, que ne troublaient jamais
(I) Nom par letpicl Byron désigne, ici et dans quelques autres passa-
ges, le collège d'Hairovs,
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
21
ilu son]l)rcs réflexions, ni ces rêves de malheur qui assombrissent
lavcnir; l'amitié enfin qui, dans loule sa purclé, n'apparlicnt qu'à
l'enfance; car, liélas! ils n'aiment pas longtemps, ceux qui savent
si bien aimer. A tous ces biens, adieu! je salue pour la dernière
fois les lieux oîi je les ai goûtés. Ainsi, l'exilé salue le rivage natal
qui fuit lentement à l'horizon profond et bleuâtre, et d'où le sui-
vent des yeux pleins de deuil, mais qui ne peuvent pleurer.
Cher Dorset, adieu ! je ne demanderai pas un profond souvenir à
un cœur si jeune que le lien. La prochaine aurore balaiera mon
nom de cette intelligence encore tendre, et n'y laissera aucune
trace de moi. Peut-être dans un âge plus mûr, puisque le sort nous
a jetés dans la même sphère d'activité, puisque dans un même sénat,
dans une même discussion, l'I'Uat peut réclamer notre sulfrage;
peut-être, nous rencontrant dans cette arène politique, passerons-
nous l'un près de l'autre avec une froide réserve, avec un regard in-
difl'érent et glacé. Pour moi, dans l'avenir, je ne puis être à ton égard
ni ami, ni ennemi ; je dois être étranger à ta personne, h tes joies
et à les peines; je ne puis espérer de repasser un jour avec toi les
sou\eiiirs de nos premières années, de retrouver ces douces heures
d'iniimité, ou même d'entendre encore, si ce n'est dans la foule des
salons, ta voix si bien connue. Et pourtant, si les vœux d'un cœur
incapable de voiler des sentiments qu'il devrait étoulTer peut-être
( mais hâtons-nous de quitter un sujet sur lequel c'est insister
ii'op longtemps), si ces vœux n'ont point été formés en vain, l'ange
protecteur qui dirige ta destinée, comme il l'a trouve grand par la
naissance, te laissera brillant de ta propre gloire.
DAMOETAS (1805).
Enfant d'après la loi, adolescent par l'âge, esclave par nature
de tous les penchants vicieux, dépourvu de tout sentiment de honte
et de vertu, habile dans le mensonge, démon d'imposture, hypo-
crite achevé dès le berceau, inconstant comme le vent, extravagant
dans SCS goûts ; faisant de la femme sa dupe, d'un enfant trop con-
fiant son jouet ; vieux dans la pratique du monde, quoique sortant
à peine de l'école; Daraœtas a parcouru toute la route du mal et atteint
déjh le terme, à l'âge où d'autres commencent leur carrière. El ce-
pendant, des passions contradictoires se disputent son âme, et de
la coupe du plaisir ne lui laissent boire que la lie; blasé par le vice,
il rompt successivement toutes ses chaînes, et ce qui lui paraissait
une source de bonheur bientôt n'est plus qu'un poison.
L ECOLE ET LE VILLAGE D HARROW.
Scènes de mon enfance, dont le doux .souvenir remplit le présent
d'amertume quandje h; compare au passé : lieux où la science a fait
éclore en moi les premières lueurs de la pensée, où j'ai noué des
amitiés trop romanesques pour durer;
Où mon imagination se plaît encore à faire revivre les traits de ces
jeunes compagnons, mes alliés pour le bien comme pour le mal :
oh! que je nourris avec joie votre éternel souvenir, vivant à jamais
dans ce sein où l'espérance est morte I
Je revois les collines théâtres de nos jeux, les rivières que nous
passions à la nage et les champs où se livraient nos combats, et l'é-
cole uù, rappelés par la cloche, nous revenions pâlir sur des pré-
ceptes sublimes enseignés par de minces pédagogues.
Je revois cette pierre tumulaire où je me couchais pour rêver pen-
dant les longues heures du soir, et ce cimetière dont je gravissais
les pentes pour saisir le dernier rayon du soleil couchant.
Je revois la salle encombrée de spectateurs où, sous les traits de
Zanga, je foulais à mes pieds Alonzo vaincu (1), tandis que mou
jeune orgueil, enivré d'applaudissemenls, croyait éclipser le fameux
JIossop (2).
Celle salle où, représentant le roi Lear (3), privé par ses propres
filles de son pouvoir et de sa raison, je lançais la célèbre impréca-
tion avec tant de succès, qu'exalté par l'approbaton de l'auditoire
et par ma propre vanité, je me considérais comme un autre Gar-
rick.
Songes de mon enfance, combien je vous regrette ; votre souvenir
vit en moi dans toute sa fraîcheur : dans ma tristesse et mon isole-
ment je ne puis vous oublier, et par la pensée je jouis encore de
vos plaisirs.
0 Ida! puisse la mémoire me ramener souvent vers toi, tandis
que le destin déroulera mon sombre avenir. Depuis que les ténèbres
(1) Personnages d'un drame d'Young intitulé « la Vengeance. »
(2) Célèbre acteur, rival de Gai'iick.
(3J Prononcez ifr,- tragédie de Shakspeare.
s'étendent devant moi , un rayon du passé est devenu bien cher à
mon cœur.
Mais si, dans le cours des années ([ui me sont réservées, quelque
nouvelle scène de bonheur se découvre à ma vue, alors, saisi d'une
pensée qui accroîtra mon ravissement, je m'écrierai : « Oui, tels
étaient les jours que mon enfance a connus. »
GRANTA (1).
SALMIGÙNDI (ISOG).
Ah! que n'ai-je à ma disposition le démon boiteux créé par f«
Sage! Cette nuit même il me transporterait tout tremblant sur le
clocher de Sainte-Marie.
Là, découvrant les toits des édifices do la vieille Granta, il me
montrerait â découvert leurs pédantesqnes habitants ; ces hommes
qui ne rêvent que prébendes et bénéfices, prix de leur suU'iage
vénal.
Là, je verrais Petty et Palmerslon, ces deux candidats rivaux, ten-
dre leurs filets parmi les doctes membres pour les prochaines élec-
tions.
Électeurs et candidats, toute la sainte phalange dort d'un profond
sommeil ; gens fameux par leur piélé, dont aucun remords de con-
science ne trouble jamais le repos-
Lord llawke peut être tranquille : les membres de la docte faculté
sont des hommes sages et réfiéchis : ils savent que des promotions
peuvent avoir lieu, mais rarement et par intervalles.
Ils savent que le chancelier peut avoir à sa disposition quelques
bons petits bénéfice-; ; chacun espère en obtenir un, et en consé-
quence accueille avec un sourire le candidat proposé i)ar l'autorité.
Maintenant, comme il se fait tard, je quitte ce spectacle sopori-
fique et je me tourne d'un autre côté pour passer en revue sans
être aperçu les fils studieux de l'Aima Mater.
Voici, d'ans un appartement étroit et humide, l'aspirant aux prix
annuels qui travaille k la clarté de sa lampe nocturne : il se couche
lard et se lève de bonne heure.
Il mérite certainement d'obtenir les prix et les honneurs du col-
lège, celui qui se dévoue à d'aussi pénibles labeurs pour acquérir
une science qui ne peut servir à rien ;
Qui sacrifie ses heures de repos pour scander avec une nouvelle
précision des vers alliques, ou qui tourmente sa pauvre poitrine en
résolvant les arides problèmes de la géométrie;
Qui se lie aux fausses quantités indiquées par Scale, ou se casse
la tête à méditer sur un triangle, ou se morfond à dispuer en latin
barbare, le tout en privant son corps de la nourriture nécessaire.
Renonçant à l'inslnictive et agréable lecture des historiens et
abandoniiant les sages et les poètes pour le carré del'liypothénuse.
Et pourtant ce sont Ih des occupations innocentes, et en s'y li-
vrant, le malheureux étudiant ne fait de mal qu'à lui-même : mais
il n'en est pas ainsi des récréations qui réunissent déjeunes impru-
dents.
La vue est blessée de leurs audacieuses orgies où le vice se mêle
à l'infamie, où l'ivresse et le jeu sollicitent des sens déjà engourdis
par le vin.
Telle n'est pas la troupe méthodiste, gravement occupée de ses
plans de réforme : humblement agenouillés, ces hommes prient le
ciel et implorent son pardon... pour les péchés d'autrui.
Oubliant que leur esprit d'orguiil, la monti'c qu'ils font de leurs
épreuvesôlentbeaucoup du mérite des sacrifices dont ils se vantent.
Voici le matin : je détourne ma vue de ces gens-là. Quelle scène
rencontrent mes regards ? Une troupe nombreuse, en blancs surplis,
traverse les vertes promenades.
La cloche de la chapelle retentit bruyamment : elle se tait... quels
sons harmonieux lui succèdent I La voix céleste de l'orgue se fait
entendre à l'oreille charmée.
Bientôt les chants sacrés viennent s'unir à ceux de l'instrument:
ce sont les hymnes sublimes du roi-prophète... et pourtant ceux
qui auront entendu quelque temps cette musique ne souhaiteront
jamais l'entendre de nouveau.
De pareils chœursseraient à peine tolérés, fussent-ils composés de
simples commençants : le ciel doit refuser toute miséricorde à des
pécheurs qui croassent de la sorte.
Si David, après avoir fini son œuvre, l'eût entendu chanter par
de tels lourdauds, ses psaumes ne seraient point parvenus jusqu'à
nous, et dans sa rage il les aurait lacérés.
Les tristes débris d'Israël, expatriés par l'ordre d'un tyran inhu-
main, refusèrent de répéter des airs joyeux sur les rives des fleuves
de Babylone.
Oh I si, poussés par la crainte, ou concevant un habile stratagème,
(1) Nom classique de l'université do Cambridge.
LBS VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
ils eussent fall pnlrndro H'ftussi oITrnyaWes aocnrds. ils n'eufsent
piMitl cil îi SI' (.'t'Micr : ilii ilinlilo si jierscmne fùi rosir h les ^conlor.
Mais si j'en liarbiniille davantage, ilii diable piieore si riuelqu'un
M'sic h me lire : ma plirnie est ^rnoussi^e; mon eiirro s'épaissit; il
est bien temps de in'arrfler.
Adii'u dime, fl clochers de h vifiHn Grnnla! Je ne viendrai plu»,
roiniiic (jlcofas, nie pcrolier sur vos snniinels; vous n'inspirerez plus
ma musc : le lecteur est fatigué... et moi aujsi.
A M. S. G.
Si je love que vous m'aimez, vous me le pardonnerez sans doulo.
■Vnlre courroux ne doit pas s'élcndrc jusque sur le sommeil; car
rel amour n'existe que dans une vision ; je me lève, cl clic nie laisse
tout en larmes.
0 Morpliéc! bAle-loi d'assoupir toutes mes facultés; répands sor
moi la biciirai.^anle langueur : si le songe de la nuit prochaine res-
semble au pr/eédont, quel ravissement divin I
On prétend que le Sommeil, frère du Trépas, est l'emblème de la
fragilité do notre sort: oh I comme jabaiiduii ocrais avec délices le
dernier soufile de mon sein, si ce que j'éprouve est un avant-goût
de l'autre vie.
Point de courroux, aimable daine I Éelaircissez ce beau front et
ne me reproeliez point mon bonheur: si je suis coupable en riive,
j'e.\pie maintenant ma faute, condamné que je suis h n'apercevoir
que de loin tant de félicité.
Ouoiqur je puisse vous voir, aimable dame, me sourire dans mes
rêves, ne crovez pas que mon châtiment soit léger; quand votre
douce présence a charmé mon sommeil, je suis assez puni eu m'c-
veillant.
A M.
Oh! si tes yeux au lieu de flammes avaient l'expression d'une
vive mais douce iendres.se, peut-être allumeraient-ils moins de dé-
sirs, mais un amour plus que mortel te serait consacré.
Car tu es si divinement belle, qu'en dépit de ce regard indomp-
table, on t'admire quoique sans espoir : ce fatal éclat de tes veux
empêche de te comprendre.
Quand la nature a formé Ion beau corps, elle s'est aperçue qu'elle
avait mis en loi tant de perfection, qu'elle craignit que, trop divine
pour la terre, le ciel ne te récl.iraftl.
Voulant donc empfcher que les anges ne vinssent lui disputer son
plus précieux ouvrage, elle mit secrètement un funesle éclair dans
ces yeux auparavant célestes.
Maintenant, brillants de tous les feux du Midi, ils tiendraient en
res|)ecl le sylphe le plus audacieux. Il n'est personne qui ne soit
ra\ i de ta beauté ; mais nul ne peut supporter l'étincelle de lou re-
gard.
On dit que la chevelure de Bérénice, changée en étoile, orne la
voùle des cieux : mais on ne t'y admettrait point, loi qui éclipse-
rais Il s sept grands asires.
C.u- si les yeux vivaient li-haut comme elles, les, planètes leurs
sœurs seraient à peine visibles : et les soleils eux-mêmes, dont
chacun préside îi lout un monde , ne jetteraient plus dans leurs
sphères qu'une doulcuse clarlé.
A MARY
EN RECEVANT SON PORTHAIT.
Celle faible image de les charmes, faible quoique l'arlisle ait fait
Inni ce (|uepeul un pinceau moricl, <lé^nrmc les craintes d'un cœur
fidèle, rallume mes espérances et m'ordonne de vivre.
J'y reconnais ces boucles dorées qui se jouent autour de ton front
de neige, ces joues sorties du moule de la beauté, ces lèvres qui ont
fait de moi ton esclave.
J'y reconnais... Ub! non, je n'y puis reeoniiattre ces yeux dont
l'azur flntianl dans un feu liquide défie tout l'art du peintre et le
contraint d'abandonner sa lAche.
Je trouve bien ici leurs lejuies délicates : mai.s oi!i est le ravon si
doux qui donne tout son éclat à leur azur, rayon pareil à celui de
la lune qui se joue sur rOeé<jii.
Charmante image I tu m'es cependant bien plus chère, p.ivée
comme In l'es de vie et de scniimenl, que toutes les autres beautés
Mvanics, excepté celle qui la placée près de mon cœur.
ICIle l'y a placée avec tristesse, craignant^ bien vainement sans
dontc, que le lernp» ne fît changer mon âme inennfii ante; et ne
voyant pas que en gage d'un doux souvenirdoit enchaîner toutes les
facultés de mon être.
A Havers les heure-:. Im nnnée», h vie entière, il nanm me char-
mer : dans les ini.ii .««e. il ranimera dim cspéranees ;
au mdieu de mon nleinplerai encore, et e'est sur lui
que louibera mon 'i .1.
A LESDIB.
Depuis que j'ai porté mes pas loin de vous, fl Lert)ie, nos Ames
ne brillent plus d'une affeetion bien vive; vous prétendez que c'est
moi qui ai changé et non vous ; je voudrais vous dire pourquoi,
mais je l'ignore.
Aucun chagrin n'a marqué votre front poli, A Lesbie, et nous n'a-
vons pa.s beaucoup vieilli depuis le jour où d'abord fout tremblant,
je me laissai prendre nion coeur, puis enhardi par l'espoir, je vous
avouai mon amour.
Nous avions alors tout au plus seize ans , et depuis lors dent
années seulement ont passé sur nos K'Ies. ô mon amour! et déjîidc
nouvelles pensées oeciipeni nos esprits, et moi pour le moins je me
sens disposé au changement.
Seul jo suis à blâmer, seul je suis coupable de trahison cntOTs
l'amour: puisque voire tendre cœur est toujours le même, le caprice
doit être ma seule raison.
Non, mon amie, je nedoule point de vous; aucun soupçon jaloux
ne pèse sur mon sein; l'ardente passion de ma jeunesse ne lai-^se
point après elle les sombres traces de l'imposture.
Dq mou CcSté, ma flamme n'éinit point f-iiitc : je vons aimais bien
sincèrement; et, quoique notre songe soit fini, mou, cœur vous
garde une tendre estime.
Nous ne nous rencontrerons plus dans ces bosquets; l'absence m'a
rendu volage : mais des cœurs plus murs, jilus fermes que les nôtres,
ont aussi trouvé de la monotonie dans l'amour.
La douce fleur de vos joues est sans rivale ; de nouvelles beautés
brillent chaque jour en vous; vos yeux, préludant h Icura conquêtes,
sont l'atelier où l'amour forge ses irrésistibles éclairs.
Ainsi armée pour blesser tous les cœurs, belle amie, vous allez
réunir autour de vous une foule d'amants soupirant comme moi .
ils se montreroDt plus fidèles sans doute; mais aucun ne sera plus
tendre.
DOtNIER ADIEU DB L AMOCR.
Les roses de l'amour embellissent le jardin de la vie, bien qu'elles
croissent parmi des herbes vénéneuses : elles l'embellissent juscpi'aii
jour où la faulx impitoyalile du temps vient les effeuiller ou arrêter
pour jamais leur croissance; c'est le dernier adieu de l'amour.
En tain nous demandons aux affections de soulager la tristesse
du cœuri en vain nous promettons un long avenir de tendresse : le
hasard d'un moment peut nous séparer, et la mort nous désunir
dans le dernier adieu de l'amour.
Toulefois l'espérance nous console, et an moment où la douleur
gonfle notre sein, elle vient nous dire à l'oreille : «'Nous pourrons
nous revoir encore. » Ce rêve trompeur apaise notre affliction, et
nous ne sentons plus le poison du dernier adieu de l'amour.
Voyez ce couple d'amants, au midi de leur jeunesse. Dès leur
enfance, l'amour les avait enlacés de ses guirlandes de fleurs : ils se
sont aimés en grandissant; et les voilà qui fleurissent ensemble
dans la saison de la vérité; mais ils seront glacés par l'hiver du
dernier adieu de l'amour.
0 douce beauté I pourquoi cette larme vient-elle sillonner une jouo
dont l'éclat rivalise avec celui de Ion sein? Ah! je ne devrais point
te faire celle question : en proie au désespoir, la raison a péri dans
le (leniier adieu de l'amour.
Quel est ce misanthrope fnyanlle genre humain? Il fuit les ciléa
pour les antres des forêts : là", dans sa fureur, il hurle ses |dainlc5
au vent, et l'écho des montauiies répète le dernier adieu de 1 amour,
Anjourd'hui la liaiiie gouverne un cœur qui, naguère, dans t'
douces chaînes , goûtait les lumullueuses joies dç la passion ; a\i
jourd hui le désespoir allume le sang et le fait batlre de rage au
souvenir du dernier adieu de l'amour.
Comme il porte envie au tnalheureux donl l'irae est cuirassée
d'acier ! celui-ci a peu de plaisirs et peu de douleurs aussi ; il se rit
d'angoisses qu'il n'a jamais éprouvées; il ne redoule pas les dou-
leurs du dernier adieu (fe l'amour.
La jeunesse s'enfuit, la vie s'use, rcspcr,\nce même se sent vain-
cue : 1.1 passion a perdu sa première fureur; elle déploie ses ieunes
ailes et le vent l'emporte. Le linceul des aiffeclions , c'est le dernier
adieu de l'amour.
(BUVIŒS COMPLÈTES DE LORD BYRON.
23
Aslrée a voulu que dans celte vie d'épreuves l'homme achclât,
au prix de quelques peines, le bonheur eéleste qui l'allend. Pour
eelui qui a porté se' adorations au sanctuaire de la beauté, une pé-
nitence assez cruelle l'allend dans le dernier adieu de l'amour.
Quiconque adore le jeune dieu doit, devant son lumineux autel,
seinerallcriiativement le 0i;5rte et le cyprès : le nijrte, emblème des
plus pures délices; le cj'près, image funèbre du dernier adieu de
l'amour.
A UNE JOLIE QUAKERESSE.
Fille charmante! quoique nous ne nous soyons rencontrés<ju'une
fois, je n'oublierai jamais ce moment, et quoique nous puissions ne
nous revoir jamais, ma mémoire conservera te.- traits Je n'ose dire-
« Je t'aime ; » mais malgré moi mes sens luttent contre ma volonté-
En vain, pour le chasser de mon cœur, j'impose à mes pensées un
silence rigoureux ; en vain j'étouffe un naissant soupir, un autre
aussitôt lui succède. Peul-èlre n'est-ce point de l'amour; et pour
tant ce moment où je t'ai rencontrée, Je ne puis l'oublier.
Nos bouches n'ont pas rompu le silence, mais nos yeux ont parlé
un langage plus doux. La parole débile des mensonges flalteuis, et
dit des choses que l'on n'a jamais senties; la lèvre perfide ne sait
que tromper, que contrefaire les sentiments du cœur; mais les yeux,
inlerprèles de î'àme , dédaignent une pareille contrainte et ne se
prêtent point au déguisement. Ainsi, nos regards ont conversé en-
semble et se sont faits les interprèles de nos cœurs; et alors aucun
esprit intérieur ne s'est élevé pour nous blâmer; crois plutôt que,
selon ta doctrine, « l'Esprit parlait en noas. »
Ce que nos yeux se sont dit, je ne veux point le répéter ; je pense
pourtant que tu m'as suffisamment compris, et pendant que ton
souvenir domine ma pensée , j'ose croire que la tienne sa reporte
aussi vers moi. Pour ce qui me concerne, du moins, je puis le dire,
ton image m'apparaît et la nuit et le jour : éveillé, mon imagina-
lion s'en nourrit; endormi, je la vois me sourire dans des songes
fugitifs : douces visions qui charment le cours des heures et me font
maudire les rayons de l'aurore qui viennent rompre le charme. Oh!
en songeant à ces pures délices, je voudrais que la nuit fût sans fin.
Oui, quelle que soit ma destinée, que j'aie à goûter le plaisir, à subir
la douleur, caressé par l'amour ou ballotté par l'orage, jamais je
n'oublierai ton image chérie.
Hélas! nous ne devons plus nous revoir, nous ne renouvellerons
plus ce muet entretien. Permets-moi donc de soupirer une dernière
prière que me dicte mon cœur : « Que le ciel daigne veiller sur mon
aimable quakeresse et lui épargner les souffrances! que la paixetla
vertu ne l'abandonnent jamais, et que le bonheur soit toujours son
partage I Puisse le fortuné mortel que les plus doux liens doivent
unir à son sort lui créer chaque jour de nouvelles joies; et que l'é-
poux se dissimule dans l'amant ! Puisse ce sein si pur ne jamais
connaître l'iiicessante douleur et les vains regrets, longs lourmenis
de l'âme de celui qui ne peut l'oublier ! »
tA CORNALINE.
Ce n'est point l'éclat extérieur de celle pierre qui la rend précieuse
à mon souvenir : elle n'a brillé qu'une fois à mes yeux, et sa rou-
geur est modeste comme celui qui me l'a donnée.
Ceux qui tournent en dérision les liens de l'amitié m'ont souvent
blâmé de ma faiblesse ; et pourtant je fais cas de ce simple don ; car
je suis sur qu'il nie vient d'un ami sincère (1).
11 me loU'rit en baissant les yeux, comme s'il craignait un refus;
et en recevant son présent, je lui dis que ma seule crainte était de le
perdre.
Je regardai atlenlivement ce gage d'amitié, et en l'examinant de
près pour en voir létincelle, il me sembla qu'une goutte avait ai--
rosé la pierre; et depuis ce temps une larme ma toujours été pré-
cieuse.
Et pourtant son humble jeunesse n'était relevée ni par l'orgueil
de la naissance, ni par les dons de la richesse; mais celui qui veut
trouver les fleurs de la vérité doit quitter les jardins pour les champs.
Ce n'est point la plante élevée à l'abri de tous les vents qui éclate
en beauté, qui se répand en parfums : les fleurs les plus riches en
parfums, en beauté, sont celles qui croissent au sein d'une sauvage
et luxurieuse nature.
Si la Fortune, oubliant un jour son bandeau, avait secondé la na-
ture et qu'elle eût proportionné ses dons aux qualités de l'âme,
certes la part de mon jeune ami eût été belle.
Mais d'ailleurs, si la déesse n'avait plus été aveugle, la beauté du
(1) Eddlcstono; voyez plus haut, et Childc Harold, ch. II, 9.
jeune homme eût fixé son cœur capricieux : elle lui eftt prodigué
tous ses trésors et rien ne fût resté pour les autres.
LA LARME (1806).
Quand l'amitié ou l'amour éveillent nos sympathie?, quand la vé-
rité devrait apparaître dans le regard, les lèvres peuvent tromper
par un froncement: ou un sourire, mais le vrai signe del'affeclion
est une larme.
Trop souvent un sourire n'est que la ruse de l'hypocrile qui veut
déguiser ou sa haine ou sa crainte; moi, je crois au doux soupir,
quand l'œil, organe de l'âme, est un moment obscurci par une
larme.
C'est à l'ardeur de la charité que nous autres morlels nous recon-
naissons ici-bas une âme exemple de la primitive barbarie. Une pa-
reille vertu est toujours accompagnée de la pitié dont la rosée est
une larme.
Le marin qui dirige sa voile sous le souffle de la tempête, qui gou-
verne son navire h travers les flots orageux de l'Allantique, se pen-
che sur la vague qui va devenir son tombeau , et à la verte surface
de l'onde on voit uu moment briller une larme.
Dans la carrière aventureuse de la gloire, le soldat brave la mort
pour un laurier imaginaire ; mais après la bataille, il relève l'ennemi
vaincu et arrose chacune de ses blessures d'une larme.
Heureux et fier, il revient prè.s de sa fiancée déposer .sa lance san-
glante, et tous ses exploits sont payés, alors que, pressant lajcuno
fille dans ses bras, il dépose un baiser sur sa paupière et y recueille
uùe larme. -
Aimable séjour de ma jeunesse ! asile de l'amitié et de la fran-
chise , oil l'année fuyait si vite devant les chaudes affections, quand
je te quittai dans la tristesse, je me retournai pour jeter vers toi uu
dernier regard, mais je n'aperçus tes tours qu'à travers une larme.
Maintenant que je ne puis plus offrir mes vœux à Mary, à -Mary
qui me fut autrefois si chère, j'aime à me rappeler l'heure où dans
l'ombre d'un bosquet ces vœux furent. payés d'une larrne. '
Un autre la possède ! Puisse-t-elle vivre heureuse ! Mon cœur gar-
dera son nom avec un doux respect: en renonçant h ce cœur que
je crus être à moi, je pousse encore un soupir ;'en pardonnant son
parjure, je répands une larme.
Amis de mon cœur, avant que nous nous séparions, permettez-moi
d'exprimer un espoir qui m'est bien doux : si nous pouvons nous
réunir encore dans celle retraite champêtre, que ce soit comme nous
nous quittons, avec une larme !
Quand mon àme prendra son vol vers des régions de ténèbres,
mon corps étant couché dans son cercueil ; si vous passez près de la
tombe qui recouvrira mes cendres, ô mes amis , humectez-les d'une
larme !
Point de marbre qui étale la splendeur des regrets, comme ceux
qu'élèvent les fils de la vanité; point d'éloges mensongers pour dé-
corer mon nom ! Tout ce que je demaTide, tout ce que je désire, c'est
une larme.
l
(1)
GIÎANT PREMIER.
Les vassaux sont joyeux dans le vaste domaine de Lara, et la ser-
vitude y a presque oublié ses chaînes féodales: Lara, le seigneur
dontils n'attendaient plus le retour, mais qu'ils n'avaient pointccssé.
(1) Ce poème est généralement considéré comme la suite du Corsaire,
quuitjue le poète ait rendu, sans doute à dessein, la liaison un peu ob-
scure. La scène se passe non pas en Espagne, comme le nom de Lara l'a
fait croire à quelques critiques, mais d;ms une principauté féodale de la
Ktorée.
21
Li:s vHiLLËus litt/;haiiii:s illustkEes.
ill' rcprellor, re rlirf qui si IdokIimiiiis a vccti clan» iin osil vtiloti-
laire, Laras'csl ri'Uilili ilaiis la <iuiiiL>iii'C(le ses |ii.'i'(>s. Dans la Kraiidc
Falle i|iii s'a'iiHic mi \i<U des fiKurus riaiiles, des roiipcs sur la la-
ide el des lianiiiorrs Niispi'nddt's aux murailles; le fi)\er. I(itif;ti'iiips
riTroidi, rélli^rlnl sa cliiiU; li()S()ilalu'>re dans les grands > ihaux peints,
el les holes ('KaNes se rangent on cerele autuur de lilrc avec des
rires hruvanis cl des regards pleins d'allégresse.
II.
Le chef de la maison de Lara est de rclour : mais pourquoi I.ara
a\ail-il traversé l'Océan ? Ajaiit perdu sou père, trop jeune cnrure
pour sentir une pareille
perle, il était dcveiui de
lionne heure son propre
maître : héritage de mal- . ._ .
heur, rcdoulalde puissan-
ce que le ca'ur humain
n'exerce qu'en se privant
à jamais ilu repos. Na-
vanl personne pour l'ar-
ri^ler, peu d'amis pour lui
siK'ialer à propos les mille
sentiers qui deseenilent
vers le chemin du erinio;
h l'Age qui demande un
f-'uiile, Lara, anduelenx
enfant , eut ."i gouverner
des hommes. 11 serait inu-
tile de suivre pas à pas
tous les caprices de son
essor juvénile : la car-
rière trop rapide que p.ir-
conrut son Ame inquiète
fut pourtant assez longue
pour qu'il en sortit à de-
mi hrisé.
III.
Dés sa jeunesse, I.ara
avait donc quille le do-
maine palernel ; mais du
moment oii il avait fuit de
la main le dernier signe
d'adieu, les traces de sa
route s'étaient perdues
insensiblement, cl enfin
il n'était presque rien res-
té pour rappeler .sa mé-
moire. Le défunt seigneur
n'était plus que poussiè-
re; cl tout ce que savaient,
tout ce que déclaraient
les vassaux, c'est que La-
ra était absent. 11 ne re-
venait point , il n'envoyait
point de nouvelles ; on
était réduit à des conjec-
tures froides chez le plus
grand nombre , inquiètes
dans quelques - uns. \
peine les échos do la
grande salle répètent- ils
quelquefois son nom; son
portrait noircit dans le
cadre vermoulu ; un autre
époux a consolé la fiancée qui lui fut promise : les jeunes gens l'ont
oublié, el les vieux sont morts. « Kl iiourlant il vit encore! » s'é-
crie son héritier impatient, soupirant ajirrs un deuil qu'il ne portera
pas. Cent écussons sont l'ornement tunèlne do la dernière demeure
îles Laras; mais un seul manque encore à cette poudreuse série,
et ce n'est point sans plaisir qu'on le suspendrait au pilier gothique.
IV,
Il est enfin arrivé, triste et seul : d'où T nul ne le sait : pourquoi?
nul n'a besoin de le savoir. Les premiers hommages rendus , ce
dont on pourrait s'étonner le plus, ce n'est pas son retour, mais
sa longue absence. 11 n'ainène d'autre suite qu'un seul page h
l'aspect étranger, et d'un âge encore tendre. Les années se sont
succédé; et leur cours est rapide aussi bien pour le voyageur que
pour l'homme sédentaire; mais le manque de nouvelles d'un pajs
Et en effet, tout en lui est cluingé.
lointain semblait avoir appcsanli l'aile du temp.». Ils l'iint vu , ils
l'ont reconnu, . t nouitant le pré.'-cnt leur parait encore douteux', el
le pa-sé leur s(mbl« un rêve. Il vit ; et (pioiquc llélri par les fati-
gues, ipioiquc se ressentant un peu des atleinlc» du lcm|)s, il est
encore ilans loule sa force virile. Quelles qu'aient pu Cire sen er-
reurs, quand même elles ne seraient point oubliées, le» vicissitudes
de la fortune doivent l'en avoir corrigé; depuis longtemps on ne
sait rien de lui ni en bien ni en mal, et son nom peut encore sou-
tenir l'honneur de sa race. Jadis il montrait une Ame hautaine,
mais après lout ses fautes ont été celles que l'amour du plaisir
fait conmietlre il la jeunesse, et quand le monde n'a point endurci
le cœur, de pareils torLs peuvent se racheter facilement cl n'exi-
gent point de longs remords.
ni , en cITct, tout en
lui csl changé : on le voit
au premier coup d'œil,
quel qu'il soit mainte-
nant , il n'est plus rc
qu'il a été. Son front &st
sillonne de rides ineffa-
çables (|ui annoncent des
jia-ssions, mais des pas-
sions éteintes. Son inain-
ticn froid qui révèle non
jdus le feu, mais l'orgueil
de ses jeunes années, son
dédain constant des louan-
ges, sa démarche alliè-
re, son regard qui sem-
ble pénétrer toutes les
pensées ; cette légèreté
.sarcasiiuue de la parole,
représailles bles.-antes
d'un cœur (|ue le monde
a blessé ; flèches qu'il
lance autour de lui com-
me en jouant . qui se
font sentir vivement à
tous, mais dont person-
ne n'avoue être atteint:
tous ces traits sont bien
les mêmes , mais par
dessus lout cela, le coup
d'(eil l'accent de la voix,
indiquent encore autre
cliosc. L'ambition , la
gloire, l'amour, ces buts
communs de la vie vers
lesquels tous se dirigent
el que si peu savent at-
teindre, ne .semblent plus
exciter les désirs de son
cœur; el pourtant on s'.i-
pereoit que naguère en-
core ces passions y étaient
vivantes. Enfin un senti-
ment plus profond , que
l'on voudrait en vain dé-
finir, vient de temps eu
temps éclaiier son visage
liviue.
VI.
Il ne supportait pas vo-
lontiers de longues questions sur le passé, et il n'aimait pas à par-
ler des merveilles des déserts qu'il avait parcourus sous le ciel loin-
tain où il avait erré seul el inconnu... Inconnu?... il se plaisait à le
croire. Cependant ce ne peut être en vain qu'il a ob.servé tant de con-
trées étrangères; il est impossible qu'il n'ait rapporté aucune expé-
rience de ses rajiports avec ses semblables : seulement tout ce qu'il
en a relire, il se défend de le montrer comme chose indigne de lal-
lenlion d'un étranger, el si les sollicitations deviennent pressâmes,
son front se rembrunit et sa parole est brève.
VII.
On le revoit avec bonheur, on l'accueille amicalement dans la
société de ses pareils : issu d un noble lignage , allié aux plus puis-
santes famille-, il est admis parmi les grands du pavs ; il .«e mêle i
leurs fêles joyeuses et regarde leurs plaisirs ou leurs ennuis : il les
ŒUVRKS COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
25
regarde, mais il ne ]iarlage ni la gaîlé ni la tristesse générale; il ne
suit pas le chemin uù ils s'enpagent tous, sans cesse tromiiés par
l'espérance, sans cesse crédules à ses promesses; il ne courl pas
comme eux après la fumée des honneurs, après les richesses ma-
térielles , après les faveurs de la beauté, ou après une vengeance
issue d'une rivalité. Autour de lui semble tracé un cercle mysté-
rieux qui repousse toute approche, et au centre duquel il reste seul.
Son regard a quelque chose de sévère qui lient la frivolité à dis-
tance , les êtres timides qui le contemplent de plus près gardent le
silence, ou se communiquent tout bas leurs craintes ; et quant au
petit nombre des hommes sages el bienveillants, ils avouent qu'il
doit valoir mieux que l'apparence.
VIII.
Chose étrange! dans sa
jeunesse , il était tout
mouvement, toute vie :
altéré de plaisir, il ne re-
culait point devant lecom-
bat : l'amour, la guerre,
l'Océan, tout ce qui pro-
met des plaisirs , des
dangers, un tombeau, il
l'avait éprouvé tour-îi-
tour : il avait tout épuisé
ici-bas, et avait trouvé
sa reconqiense non dans
un insipide milieu, mais
dans la complète sensa-
tion de la joie ou du mal-
heur; car c'est dans ces
émotions puissantes qu'il
cherchait l'oubli de la
pensée. Au milieu des
orages de son cœur , il
\ojait avec mépris la lutte
des éléments moins re-
doutables que ses pas-
sions; dans les ravisse-
ments de ce cœur, il con-
templait le ciel et lui de-
mandait s'il pouvait don-
ner une exiase pareille à
la sienne. Privé de sa li-
berté par l'excès même de
ses passions, esclave de
tous les extrêmes, com-
ment parvint-il à se ré-
veiller de ce songe terri-
ble? hélas ! il ne l'a révélé
à personne... mais il s'é-
veilla enfin pour maudire
ce cœur flétri qui ne vou-
lait point se briser.
IX.
Sa seule lecture autre-
fois avait été le cœur hu-
main ; mais maintenant il
paraissait feuilleter les li-
vres d'un œil plus cu-
rieux, et souvent dans
son humeur sombre, il se
séparait pendant de longs
jours de la communion des hommes : et alors les serviteurs, dont il
réclamait rarement les soins , disent avoir entendu i)en(lant les lon-
gues heures de la nuit ses pas retentir sur le paniuL't do la sombre
galerie. Ils ont entendu . mais , disent-ils , « il ne faut point répéter
« cela; ils ont entendu les sons d'une langue qui n'appartient pas
« à la terre. Oui , l'on peut en sourire si l'on veut , quelques-uns
« d'entre eux ont vu des choses qu'ils ne peuvent définir, mais qui
« certes... n'étaient pas comme il aurait fallu. Pourquoi était-il tou-
« jours en contemplalion devant celte tète effrayante arrachée par
« une main profane à la couche des morts , et toujours placée à
[ « côté de son livre ouvert comme pour épouvanter et chasser tout le
« monde? Pourquoi ne dort-il pas quand tout le monde repose?
jF- « Pourquoi n'entend-il pas de musique ? Pourquoi ne reçoit-il per-
« sonne? Tout cela n'est pas bien, à coup sûr... mais en' quoi con-
« siste le mal? Certaines gens pourraient le dire... mais l'histoire
« serait trop longue; et d'ailleurs on est trop discret, trop prudent,
« pour insinuer autre chose que des conjectures ; mais si l'on vou-
« lait parler, on pourrait... » C'est ainsi qu'autour de la lablc de
l'office les vassaux de Lara babillaient sur le compte de leur maître.
X.
Il était minuit, et la rivière transparente des domaines de Lara
brillait aux rayons des étoiles : les eaux étaient si calmes qu'elles
semblaient à peine couler ; et pourtint elles glissaient sur leur
pente, rapides comme les jours heureux, et répétant dans leur mi-
roir magicpie ces clartés vivantes et immortelles qui peuplent les
cieux. Le lit des ondes est bordé d'arbres nombreux et touffus, et
des plus belles fleurs que peut choisir l'abeille ; de ces fleurs Diane
enfant etit formé sa guir-
lande, et l'innocence les
oU'riraità ce qu'elle aime.
Entre ces rives fleuries
l'eau se fraie un lit tor-
tueux et brillant comme
les replis mouvants de la
couleuvre. Tout est si
doucement tranquille, sur
la terre et dans les airs,
qu'on s'effraierait à peine
de rencontrer une appa-
rition dans ces lieux, cer-
tain qu'aucun mauvais es-
prit ne pourrait se plaire
a errer au milieu d'un tel
paysage, et parunesi belle
nuit. 11 faut être bon pour
jouir de ces choses : ainsi
pensa Lara , car il ne
resta pas longtemps de-
hors; mais il reprit en si-
lence la route du château.
Son âme ne pouvait con-
templer longtemps un pa-
reil spectacle : il lui rap-
pelait d'autres jours, et
des cieux moins brumeux,
une lune plus brillante,
des nuits d'une douceur
plus constante, des cœurs
qui mainlenant non,
non, l'orage peut battre
son front sans être senli,
quoiqu'il ne ralentisse
point sa fureur... mais
une nuit comme celle-ci,
une nuit belle et sereine,
c'est une dérision pour
son cœur.
XL
Il rentra dans son ap-
partement, solitaire, et son
ombre allongées'y dessina
de nouveau sur les murs.
Là se trouvaient les por-
traits d'hommes des an-
ciens jours, c'étaient les
seuls monuments qu'ils
eussent laissés de leurs
vertus ou de leurs cri-
ines ; plus quelques va-
gues traditions et les sombres voûtes funéraires qui recouvraient
leur poussière, leurs travers et leurs fautes; plus encore la moitié
d'une de ces pages solennelles qui transmettent d'âge en âge un
conte .spécieux et dans lesquelles la plume de l'hisloire, distribuant
le blâme ou la louange, prend si bien l'air de la vérité pour mieu.x
accrédilcr ses mensonges. Il se promenait en songeant: les rayons
de la lune perçaient les sombres vitraux et brillaient sur le pavé de
marbre et sur'les lambris ciscll : lei saints, que la peinture gothi-
que des cristaux représentait agenouillés et en pi'ière, se reflétaient
eu figures fantastiques et semblaient reprendre la vie, mais non pas
une vie mortelle. Quant à Conrad, les noirs anneaux de sa cheve-
lure en désordre, son front couvert de ténèbres et l'ample panache
noir qui flottait sur sa toque, lui donnaient l'apparence d'un spectre
revêtu de toutes les horreurs de la tombe.
Un mol encore..., je te somme de rester
CO
l-liS VKILLÈHS LITTÉUAIRK8 ILLUSTRÉhlS.
XII.
Il Mnh mimiil : loiil iloi-mnil ; la clnrir snlilairc ilc l.i lainpe s'obscur-
cissait, inrapalili' ilo dissiper d'aussi piofmidos Umh'Iiics. l';coulcz I on
entend liesounls murniui'og dniis la sallu dii cliAlcaii ilu Lara... puis
un SUM, nut: voix, un appel d'alarme , un cri ùclataiit et prolouKC....
cl liMil rentre dans lu silcnee. Les serviteurs endormis ont-ils en-
loiidu l'écho de CCS accents frénotiques? Oui : ils l'ont entendu, et
ils se lévciil, cl, moitié Ireinldants, moitié a'nrninnt de courage, ils
!>e précipitent vers l'endroit où l'on semble appeler leur uidc : ils
arrivent portant des (laïubeaux encore mal allumés et tenant .'i la
mains leurs épécs dont ils n'ont point eu lo temps de ceindre lu
fourreau.
XIII.
Froiil comme le marbre que couvrait son corps , pAle comme le
raviMi (le la lune (pii flottait sur ses traits, Lara prisait sur le sol;
près lie lui son sabre à moitié tiré du fourreau semblait avoir été
arraijié de sa main par une terreur surnaturelle : cejiendant II avait
paillé sa fcriiielé jusqu'au dernier moment, et le déli fronçait encore
le- rides de son front; même dans .son état d'inscnsibililé, un désir
de vengeance vivait toujours sur ses lèvres, mêlé h une expression de
terreur: une menace, une imprécation de désespoir et d'orgueil y
était restée à demi formée. Son œil était presque fermé , mais il gar-
dait encore, dans son expression convulsive, ce regard de gladia-
lenr qui l'animait ordinairement et qui semblait maintenant immo-
bilisé dans iin horrible repos. On le relève , on l'emporte... Silence 1
il respire, il parle : une rougeur sombre colore de nouveau ses joues,
SCS lèvres reprennent leur teinte de sang , ses yeux encore obscur-
cis roulent libres et farouches dans leurs orbites, tous ses membres
Irossaillant lentement reprennent tour-h-tour leurs fonctions; mais
les paroles ([u'il prononce ne semblent point appartenir h sa langue
nalule : dans les mots étranges mais distincts ([u'il articule, tout ce
qu'on peut comprendre, c'est qu'il emprunte les accents d'une terre
I Irangère; et ces acccnis sont destinés à une oreille qui ne les en-
tend point, hélas! qui ne peut les entendre.
XIV.
Son page approche, et seul il paraît comprentfre le sens des pa-
roles que tous entendent comme lui ; et par le changement qui s'o-
I>ère dans sa physionomie, on peut deviner que les discours de
Lara ne sont point de nature à être avoués par lui-même on inter-
prétés par le page. Cepcmlant il voit avec moins de surprise que
tous les autres l'état où se trouve le maître; mais il se penche sur
son corps affaissé et lui répond dans ce même idiome inconnu qui
.semble être le sien. Lara écoule ces douces paroles qui .semblent
adoucir les horreurs de son rêve, si toutefois un lève peut avoir bou-
leversé de la sorte une ùme qui n'a nul besoin de se créer un mal-
heur idéal.
XV.
Quoi que sa démence ait rêvé ou que ses yeux aient vu, s'il se le
rappelle encore, il ne le révélera jamais, et le secret en restera en-
seveli dans .son cœur. Le matin est revenu, et il a rendu la vigueur
fi ses membres ébranlés; car Lara ne demande de soulagement ni
au médecin ni au prêtre, et bientôt il reprend ses manières et son
langage accoutumé : il ne sourit pas moins amèrement, il ne tient
pas son front plus abaissé que d'habitude. Et si l'approche de la nuit
est désormais plus pénible au cœur de Lara, il ne le laisse point voir
à ses vassaux étonnés qui montrent par leur agitation que leurs
craintes à eux ne sont point oubliées. En effet, ces hommes timides
ne se glissent dans l'ombre que par couples tremblants; seuls ils
n'oseraient sortir : et surtout ils évitent la grande salle, théâtre du
jirodige; ils redoutent les bannières flottantes, la porte qui se ferme
avec bruit, la tapisserie qui se froisse, le pavé sonore, les ombres
noires et allongées des arbres dàl'enlour, le vol tremblotant de la
cbaiivc-sourio ei le c':ant nocturne de la brise, en un mot tout ce
qu'ils eiitendcni à l'heure où les ombres du crépuscule viennent rem-
lirunirles murailles grisâtres du manoir.
XVI.
Craintes vaines I Cette heure de mystérieuse terreur ne revint
plus, ou Lara sut prendre un air d'insouciance qui étonna encore
iliis ses vassaux sans diminuer leur effroi... Avait-il en effet perdu
le souvenir en rcprenaiil s^-s sons? Ce qu'il y a de certain, e'esi
(jue pas un mot , pas un regaul , pas un geste'ne trahit en lui une
emotion qui rappelai ce moment de fièvre d'une âme malade. Etait-
ce un sonpe ? sa propre «oix avait-elle proféré cc« sons étrangers et
bi/.arrcs? Sorlait-il dfl (a bonehe , ce cri qui avait inlcrnunnu leur
Sommeil? Ktait-ce bien lui rlont le co-ur oppressé, éerase, avait
cessé de baltrcT lui, dont le rcganl les a>ail lerriflésT Lbonmio qui
avait éprouvé do pareilles «oulïr.inres pouvait-il les oublier ainwl ,
i|uaud ceux qui l'avaient vu soulTrir on frémissaient encore? Ou bien
un pareil silence Indiquait-il que ce souvenir vivait imn i.r,,fMi,r|é-
ment enseveli dans son âme pour être exprimé par 'é-
lébile, séparé de tout le reste et devenu un île ces n nis
de destruction qui montrent l'effet sans révéler la ; .-..ii I il
n'en était pas ainsi de Lara : effet cl cause , son sein absorbait tout:
nul observateur superliciel n'aurait pu voir éclorc en 'ni de ces pen-
sées que des lèvres mortelles n'expriment qu'à demi, arrêtant au
passage leur expression imparfaite.
XVII.
En lui s'offrait un mélange inexplicable de ce qu'on aîme et de ce
qu'on hait . de ce que l'on rerliercbc et de ce qu'on craint : l'opi-
nion publique variait sur l'explication de sa mystérieuse destinée ;
mais pour l'éloge ou le blàrae, son nom n'était' jamais oublié. Son
silence même fournis.sait matière aux conjectures : on devinait, on
épiait . on aurait voulu t lUt pénétrer. Quel rôle avait-il joué dans la
vie ? Quel était cet homme impénétrable , dont on ne connaissait (|uc
l'origine, et qui , en traversant le monde, se posait en ennemi de
ses semblables'' Quelques-uns ajoutaient bien qu'on l'avait vu aussi
gai que personne dans un cercle joyeux ; mais ils avouaient que ce
.sourire, quand on l'observait de près, ](crdait toul-à-coup son ei-
pression joyeuse et se changeait en ricanement : il venait jusqa'h
ses lèvres, pas plus loin , et jamais on n'en avait vu de traces dans
ses yeux. Et pourtant son regard était quelquefois moins sévère: on
voyait que la nature ne lui avait pas donné un cœur sans pitié;
mais dès qu'il croyait être observé, il semblait rejeter une pareille
faiblesse comme indigne de son orgueil; il armait sa poitrined'aeier,
dédaignant de racheter d'un seul douic cette estime qu'il avait con-
quise à moitié. 11 se renfermait alors dans le sombre ascétisme in-
fligé par lui-même à ce cœur dont jadis quelques sentiments tendres
avaient sans doute troublé le repos : il se fortifiait dans cette dou-
leur vigilante qui condamnait son dme à la haine comme coupable
de tro]) d'amour.
XVIII.
Il y avait en lui un mépris essentiel de toutes choses, comme s'il
eût éprouvé le pire de tout ce qu'on peut jamais éprouver. Etranger
dans le monde des vivants, esprit crrantchasséd un autre monde;
iniau'ination sombre qui se plaisait à reconstruire les dangers éva-
nouis, évanouis en vain, car au fond du souvenir, son Ame encore
s'en glorifiait et les regrettait; doué de plus de facultés aimantes que
la terre n'en donne ordinairement h ses enfants, ses premiers rêves
de vertu avaient dépassé la vérité, et un ;1gc mûr plein de trouble
avait suivi sa jeunesse déçue. Que lui restait-il? Le souvenir des an-
nées consumées h poursuivre des fantômes, du gaspillage de facul-
tés destinées à un j)lus noble emploi, et enfin des passions insensées
qui, après avoir répandu la désolation sur leurs traces, livraient
ses meilleurs sentiments à une lutte incessante contre les habitudes
farouches de son orageuse vie. Mais dans son orgueil , incapable do
rejeter le blùme sur lui-même , il prit la nature à p.irtie pour alléger
sou fardeau et imputa toutes ses fautes à cette forme d'argile, à celle
pâture des vers dont elle avait embarrassé son âme. En raisonnant
ainsi, il en vint à confondre le bien et le mal et h prendre h peu
près les actes de sa volonté pour des œuvres du destin. D'une ame
trop fière pour être accessible iï l'égolsme vulgaire, il savait sacri-
fier quelquefois son propre avantage au bien d'aiitrui , mais non
par pitié, non par devoir; c'était une étrange dépravation de l.i
pensée qui le poussait h faire par orgueil ce que personne n'aurait
l'ait , impulsion qui, sous l'empire des tentations, l'égarait égale-
ment dans les sentiers du crime : tant il planait au-dessus ou s'a-
baissait au-dessous de cette race humaine parmi laquelle il se trou-
vait condamné à vivre! .\vide de se séparer par le bien ou par le
mal de cet état mortel qu'il abhorrait , son ûme avait placé son trône
loin du monde, dans des régions de son choix. De là, regarflanf
froidement pa.sser toutes les choses d'ici-bas, son sang coulait plu.':
calme dans ses veines ; heureux s'il avait toujours conservé cetltf
lenteur glaciale et si des pensées criminelles n'en avaient jamais ac-
céléré le cours I A la vérité, il semblait suivre le même sentier que leJ
autres hommes ; en apparence , il agissait , il parlait comme eux ef
n'outrageait point la raison par des accès de démence : sa folie n'é-
tait point dans la tête, mais dans le cœur; rarement elle éclatait
dans ses discours; rarement elle lui faisait dévoiler des pensées quP
eussent choqué ses au(l*^'rs. "
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
27
XIX.
En dépit de son air niyslérieux et glacial, de son apparent désir
de n'cire point remarqué, il avait (si ce n'était point un don de na-
ture), il avait l'art d'imprimer son image dans les cœurs. Ce n'était
point amour, ce n'était point haine, ni aucun des sentiments que
l'on peut représenter par des mots; mais on ne le voyait jamais en
vain : l'avait-on regardé, il fallait s'occuper de lui ; vous adressait-
il la parole, vous ne pouviez l'oublier, et quelque insignifiant que
fût le propos, vous le méditiez longtemps... Comment? pourquoi?
Personne ne pouvait le dire; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se
glissait, s'enlaçait fortement dans l'esprit de ses auditeurs et y gra-
vait un souvenir doux ou terrible. Quelle que fût la date du sentiment
qu'il avait inspiré, amitié, compassion ou aversion, la trace en res-
tait intime et durable. Vous ne pouviez pénétrer son âme, mais vous
vous étonniez bientôt de sentir qu'il s'était fait une place dans la
vôtre; sa présence vous poursuivait partout, toujours il vous arra-
cliait un intérêt involontaire. En vain essaviez-vous do vous débattre
dans ce picge moral : il semblait vous délier de l'oublier.
XX.
Une fêle est donnée où se rendent les chevaliers et les dames, et
tout ce qu'il y a de riche et de noble dans le pays ; en vertu de son
rang, Lara est convié et bien venu da.is les salons du masnifique
Ojhon. Un tumulte joyeux ébranle la salle brillamment illuminée
ou le bal succède au banquet. Un essaim de beautés, se livrant à \à
danse joyeuse, enlacent dans une chaîne fortunée la grâce et l'har-
monie. Le bonheur palpite dans ces jeunes cœurs, dans ces douces
mains qui s'unissent pour former des chœurs inspirés par un doux
accord. Un pareil spectacle adoucit le front le plus sombre : il arra-
che un sourire à la vieillesse et lui fait rêver le retour du bel â^e-
la jeunesse elle-même, dans cette joyeuse exaltation des sens, oublié
que de si doux moments se passent sur la terre.
XXI.
Quant à Lara, il semble contempler ce tableau avec une satisfac-
tion tranquille, et, si son âme est triste, son front ment. Son regard
suit le vol rapide des charmantes danseuses dont les pas légers né-
veillenl point les échos. Il se tifnt appuyé contre un large pilier les
bras croisés sur sa poitrine et regardant avec allentiou devant lui ■
mais il ne remarque pas des yeux Dxés sur les siens avec une atten-
tion pareille car le fier Lara n'a pas coutume d'endurer un long
examen. A la fin, il surprend l'observateur : c'est un homme dont
la figure lui est inconnue, mais qui semble étudier celle de Lara
et celle-là seule; une sombre investigation préoccupe cet étranger'
qui jusque-là a pu contempler Lara sans être aperçu de lui. Enlin'
les deux regards se rencontrent, pleins tous deux d'une curiosité ar-
dente et d un muet étonnement. L'émotion se peint de plus en plus
dans les traits de Lara, qui commence à suspecter les intentions de
ce nouveau venu; pour celui-ci, son œil sombre et lise lance des
feui que peu de regards pourraient soutenir.
XXII.
« C'est lull » s'écrie l'étranger, et ceux qui l'entendent répètent
aussitôt, à voix basse, les mots qu'il a prononcés : «C'est lui'... qui
donc? » Ces questions se propagent dans toute la saUe, jusqu'à ce
que le bruit, en grandissant, ait frappé l'oreille de Lara. La rumeur
en effet, est devenue telle que peu d hommes aimeraient à <:e voir
l'objet de cette attention générale, ou même seulement du regard
qui 1 a causée. Mais Lara ne s'émeut ni ne tressaille ; la surprise qui
s'était peinte d'abord dans son regard Cxe. semble maintenant' dis-'
sipée; sans abattement comme sans vaine fierté, il jette un coup
d'œi! autour de lui, quoique l'étranger continue de le contempler
Enhn celui-ci, se rapprochant davantage, reprend d'un ton hautain
etliieprisant : « C'est lui! comment est-il venu ici? et nu'v
peut-il faire? » •■ i j
XXUI.
C'en était trop pour Lara que de supporter de pareilles questions
répétées de cet air insultant; tournant vers l'étranger un re''ard
dans lequel il rassembla toute son énergie, d'un ton de voix froîa et
plutôt doux et ferme qu'irrité et hardi, il répondit au curieux indis-
cret : « Mon nom est Lnrai... Quand le lieu me sera connu je re-
connaîtrai convenablement la courtoisie inalteuduc d'un chevalier
tel que toi. Oui, mon nom est Lara!... As-tu quelque autre demande
quelque observation à faire ? Je n'élude aucune question et le né
porte point de masque. ''
— Tu n eludes aucune question ? songes-y bien... n'en est-il point
une a laquelle ton cœur doit répondre, quoique tou cœur la repousse?
Elcrois-tu ne pas méconnaître? regarde-moi encore. La mémoire,
certes, ne ta pas été donnée eu vain; jamais tu ne pourras acquit-
ter la moitié de la dette qu'elle te rappelle et que l'éternité te défend
d oublier. »
Lara promène un regard lent et attentif sur les traits de l'étran-
ger, mais il n'y peut rien trouver qu'il reconnaisse ou qu'il veuille
reconnaître; sans daigner répondre, il secoue la tète d'un air de
doute, et, laissant percer à demi son mépris, il tourne le dos pour
s eloigner. Mais le sombre étranger l'arrête : « Un mot encore
je te somme de rester et de répondre à un homme qui, si tu étais dé
noble naissance, serait ton égal ; mais vu ce que tu as été et ce que
tu es encore... ne fronce pas les sourcils : si l'accusation est fausse,
il sera aisé de la repousser .. mais vu ce que tu as été et ce que tiî
es encore, cet homme le regarde d'en haut, ne croit pas à tes sou-
rires et ne craint pas ton courroux. N'es-tu pas celui dont les ex-
ploits!...
— Qui que je sois, je n'écoulerai pas plus longtemps d'aussi inso-
lentes paroles, un accusateur lel que toi; ceux qui peuvent y ajou-
ter quelque importance écouteront le reste et accueilleront le mer-
veilleux récit que sans doute tu vas faire après avoir commencé avec
tant de courtoisie et d'éloquence! Qu'Othon fasse fêle à un convive
aussi poli, je me réserve de lui en faire mes remercîments et de lui
en dire ma pensée. »
Enfin, Olhon, longtemps frappé d'étonnement, croit devoir inter-
venir: a Quelque cause mystérieuse de débats qui existe entre vous,
ce n'est ni le temps, ui le lieu convenable : vous ne devez point trou-
bler la gaîté de cette réunion par une guerre de paroles. Vous, sei-
gneur Ezzeliu, si vous avez à révéler quelques faits qui intéressent
le comte Lara, demain, ici, ou en tout autre lieu que vous choisirez
tous deux, vous pourrez dire le reste. Je puis répondre pour vous,
car vous ne m'êtes pas inconnu, bien que comme le comte Lara vous
soyez revenu récemment, et tout seul, des terres lointaines où vous
étiez devenu presque un étranger pour nous. Quant à Lara lui-même,
si, comme je le crois, son courage et sa vertu répondent à son noble
sang et à sa haute naissance, il gardera son nom de toute tache, et
ne refusera point d'obéir aux loii de la chevalerie.
— A demain ilouc, répond Ezzelin ; alors seront éprouvées la no-
blesse d'âme et la sincérité de chacun de nous. Je ne dirai que la
vérité; j'y engage ma vie et mon épée, et ma part du séjour des
bienheureux. »
Et que répond Lara? Son âme, repliée sur elle-même, s'absorbe
dans une rêverie profonde; les discours et les regards de toute l'as-
semblée n'ont d'autre objet que lui ; mais sa bouche reste silencieuse
et son regard.semb!eerrer dans une complète distraction, bien loin,
bien loin de là. Hélas 1 cet oubli de tout ce qui l'entoure révèle trop
clairement de profonds souvenirs.
XXIV.
« A demain, soit! à demain ! » Tels furent les derniers mots que
prononça Lara; aucune colère extérieure n'éclatait sur son front;
ses grands yeux noirs ne lançaient point d'éclairs. Cependant, il v
avait dans le ton peu élevé de sa voix une fermelê qui marquait uue
résolution bien prise, mais inconnue à tous. Il prend son manteau, in-
cline légèrement la tête et quille l'assemblée ; mais en passant devant
Ezzelin, il répond par un sourire à l'air d indignation sous lequel
l'étranger semble vouloir l'écraser. Ce n'est point le sourire de la
gaîlé ; ce n'est pas non plus celui de l'orgueil exhalant en dédains
un courroux qu il ne peut cacher ; c'est le sourire d'un homme cer-
tain d'avance de tout ce qu'il osera faire, de tout ce qu'il pourra
supporter. Mais est-ce là une paix véritable avec soi-même? e?t-ce
là le calme d'un cœur irréprochable? ou bien est-ce l'endurcissement
désespéré d'une âme qui a vieilli dans le crime? Hélas! la face de
Ihornuie ne mériie pas plus de confiance que ses discours; c'est par
les actes, et les actes seuls qu'on peut discerner celte vérité si diffi-
cile à reconnaître.
XXV.
Avant de poursuivre sa route, Lara a eu soin d'appeler son page,
jeune enfant qui obéit à son moindre mot, à son moindre signe, le
seul serviteur qu'il ait ramené de ces climats lointains où, sous uu
astre plus brillant, l'âme a aussi plus de feu. Cet enfant a quitté pour
suivre Lara les rivages qui l'ont vu naître ; il est assidu à ses devoirs
et tranquille, quoique bien jeune ; silencieux comme celui qu'il sert,
son dévoûmeut semble au-dessus de sa condition et de son a?e.
Quoiqu'il connaisse la langue du pays de Lara, c'est rarement dans
celte langue qu'il reçoit les ordres de son maître ; mais dès qu'il l'en-
tend prononcer quelques paroles dans l'idiome de sa patrie, il ac-
court d'un pas léger et répond d'une voix djucemeut émue. Ces
accents éveillent dans son oreille un écho des montagnes natales
qui lui sont si chères; ils lui rappellent la voix accoutumée des amis,
28
LKS VKii.LfiKS i,nih*;iuiiii:s ii,iJJSTnÉi:s.
ilrs pnrciits ipril a (inillô". .ilijun'':. |Miiir ini li<iiiiiiif iiininlcii.'iiil snii
stMil .uni, son (nul. Sur in r.ico du la li'ric, il iic li'i)u\crail iilus un
autre (;iiiJc; couiujcnt s'cloniier si ou le voll rarumuut s'cloigDcr
lie Lara T
XXVI.
Sa Inillc est svelte, ctsanhysionomio un ^)eu brunie ofTrc pourtant
des trail» délicats : le soleil natal y a laissé I cniprcinlc deses rayon»,
mais il n'a poiiii flétri ci^tlo jonc où souvenl brillu une rougeur in-
Miiiiiilairc : hélas! ce n'est |ii>lntcel incarnat de la santé où vientse
ri'lléchir la cliarinante vivacité du cœur; maiscc n'est (|n'une ardeur
fi'brile et pass;g,'èrc, impression maladive dune soulTrance cachée.
I, étincelle qui brille étrangement dans ses yeux semble un feu
venu d'en haut, une lueur électrique produite par la pensée, bien
que l'éclat do sc!S deux noires prunelles soit adouci iiar le voile mé-
laiu-iili(pic de ses longs cils. Un y lit néanmoins plus de licrté que
de chagrin, ou si l'on y voit quelque douleur, c'est une douleur au
moins que personne ne doit partager. KnTanl, il ne se plait point
aux jeux de son Age, aux espiègleries de la jeunesse, aux bonstours
pour lesquels les papes sont renommés : il se ti'iit immobile pen-
dant des heures entières, le regard fixé sur Lara et oubliant tout
dans cette contemplation attentive; et quand son maître ne le garde
jioint prés de lui. il va seul, répond en peu de mots, cl n'interroge
jamais; il a pour i)romenaile la forfil, pour récréation quelque livre
étranger, pour lieu de repos la rive au détour du riii<si'au : comme
le niaitrc qu'il sort, il semble vivre isolé de tout ce qui charme le re-
gard ou remplit le cœur, ne point fraterniser avec la race humaine
et n'avoir reçu de ce monde qu'un don bien amer : l'existence.
XXVII.
S'il aiinaitquelqu'un sur la terre, c'était Lara : mais cedévoùmcnt
ne se montrait que jiar sou respect, ses services, ses attentions
muettes, le soin avec lequel il devinait chaque désir pour le remplir
avant qu'il fût exprimé. Mais on remarquait dans toute sa conduite
une certaine fierté, on voyait en lui une âme qui n'aurait pas sup-
porté les reproches: plus actif dans son zèle que n'eût été un es-
clave, ses actes seuls peignaient l'obéissance, son air était celui du
commandement : il semblait suivre ses projires incliiialions plus
que celles de Lara en le servant ainsi : et certes il ne le servait pas
l)Our un salaire. D'ailleurs, ce que son maître demandait de lui n'était
(lu'unetAche bien légère: lui tenirl'étrier ou porter son épce;accorder
son lulh ou quelquefois lui lire des passages de livres anciens ou
étrangers; mais jamais il n'avait h se mêler avec le vulgaire des do-
mesliq ics pour lesquels il n'avait ni égards, ni dédain, mais la ré-
serve (ligue l'un être (pii ne peut sympathiser avec desâmes serviles :
son àine, quelle que fût sa condition ou sa naissance, pouvait plier
devant Lara, mais non descendre jusqu'à eux. 11 annonçait en eU'et
une origine distinguée et paraissait avoir connu de meilleurs jours,
car ses mains ne portaient point les marques d'un travail vulgaire,
et leur blancheur aussi bien que la délicatesse de ses traits semblait
trahir un autre sexe : ces conjectures pouvaient être déroutées par
son costume, |)ar lexprcssion de son regard plus sauvage et plus
allier qu il ne convient h une femme, cl enfin par une violence ca-
chée, idus en harmonie avec le climat brûlant de son pays qu'avec
la délicatesse de ses formes, violence qui ne s'exhalait jamais en pa-
roles, mais que sa physionomie révélait clairement. Kalcd était le
nom du page, quoique l'on sût confusément iju'll en avait porté un
aulre avant de quiller les montagnes et les rivages de son pays :
en effet, quelquefois il entendait ce nom proféré tout haut près de
lui sansy répondre, comme si cette appellation ne lui était point fa-
milière; ou si on le répétait encore, il tressaillait ii ces sons comme
s'il se le fût seulement rappelé; à moins pourtant que ce ne fût la
voix bien connue de Lara qui l'appelait, car alors l'ouïe, la vue et le
cœur, tout en lui s'éveillait.
XXVIII.
11 avait jeté un coup d'œil dans la salle du bal et avait remarqué
celte querelle qui n'avait échappé à personne; et |)endanl ([ue la
foule assemblée autour des deux adversaires exprimait son élonne-
mciil du calme de l'agresseur et de la patience avec laquelle le noble
Lara supportait une telle injure, doublement grave de la part d'un
étranger, Kaled changea vingt fois de couleur, ses lèvres prenant
les nuances de la cendre et ses joues toutes celles delà namine. Sur
son front s'étendit cette sueur froide et maladive qui s'élève du cœur
quand il succombe sous le poids de fatales pensées que repousse la
réflexion. Oui, certaines choses doivent être imaginées, tentées, ac-
complies a\ant (pie la raison en soit instruite. Quelle que soit la ré-
solution de Kaled, elle suffit pour mettre un sceau sur ses lèvres
en torturant son cerveau. Il observa Ezzelin jusqu'au moment où
Lara le regarda de coto on souriant et on passant ilc\antlui; Inis-
que Kaled aper^^ut ce sourire, ses traits se détcudircut subilctucul
ciMiime s'il rcl'<lnnai^sait un sign.il arroutunié : sa mi'iiioiro lisait
dans une telle cxpre.s.-iion bien des chose» que los aiilros no pou-
vaient com|ucndre. llH'élani;a h la voix de son maître : un moment
se |)a.ssu : Ions deux étaient jiartis, et ceux qui se trouvaient dans la
salle semblaient demeurer seuls. Tous avaient tellement fixé leurs
regards sur les traits de Lara, tous avaient si bien confondu leurs
sentiments avec ceux des actcuis de cette scène qu'au moment où
son ombre haute et noire disparut sous la turcbe qui la projetait,
tous les cœui-s battirent p us vile, toutes les poilrinos furent agito&s
Comme quand nous sortons d'un rèvc bien noir h la réalité duquel
nous ne croyons pas, mais (pie nous redoutons cependant, parce que
les cIkjscs les plus pénihlos no sont (pie trop souvent les plus vraies.
Ils étaient partis tous deux; lùzelin était encore là, leviK.igi; ponsii
cl l'air impérieux : mais il n'y resta pas longtemps; une heure après,
il fil à Utliuii uu salut de la main, else retira.
XXIX.
La fuile s'est écoulée : fatigué de la foie, chacun a été chercher
le ropos : llnMe courtois, les convives prodigues d'éloges ont rega-
gné leur couche accoulumée, où la Joie s'oublie, où la douleur sou-
|Mrc eu cherchant le sommeil, où l'homme enfin, écra.sc par ses
luttes inces.santcs, se plonge dans le doux oub:i de la vie. Là repo-
sent les es|iérances fiévreuses de l'amour, les ruses de la perfidie, les
iourments de la haine et les plans déjoufis de l'ambition : l'oubli se-
coue ses ailes sur les yeux qui .se ferment et l'existence éteinte s'é-
tend dans un cercueil. Quel autre nom en ciïct donner à l'asile du
Sommeil '? N'est-ce pas le sépulcre de chaque nuit, le refuge universel
(ji'i la faiblesse et la force, le vice et la vertu gisent étendus, mis à
lui et sans défense : heureux pour un moinenl de respirer sans avoir
la conscience de son être, cli.icun doit bienlùtsc réveiller pour lut-
ter de nouveau contre la crainte de la mort et pour fuir (quoi(|uc
chaipie malin ramène des maux sans cesse grandissantsi, pour fuir
et maudire ce dernier sommeil, le plus doux sans contredit, puisqu'il
est exempt de rèvcs.
CHANT II.
I.
La nuit pAlil : les vapeurs enroulées autour des montagnes se fon-
dent dans l'air du malin, et la lumière réveille le monde. L'homme
a grossi d'un jour encore son passé et a fait un pas de plus vers e
lui qui sera pour lui le dernier. La puissante nature s'élance com
de son berceau : le soleil éclate dans les cieux et la vie sur la ten '■
les fleurs dans la vallée, la splendeur dans les rayons du jour, la
santé dans la brise, et la fraîcheur dans la source, 0 homme, être
immortel I contemple l'éclat de ta gloire, et dans la joie de ton cœur,
dis-toi intérieurement : « Toutes ces choses sont à moi! » Admire ce
spedacle pendant que lesyeux enchantés peuvent encore recevoir la
lumière; un jour arrive où tout cela ne sera plus en ta posse.s'iion :
et quels que soient les êtres humains qui pleurent sur ta bière insen-
sible, la terre et le ciel n'y verseront pas une larme: les nuages ne
s'a.^sombriiont point; il ne tombera point une feuille de jdus ; la
brise ne poussera pas un soupir pour toi, elle n'en pousserait pas
un seul pour tout le genre humain : mais des êtres immondes ram-
paiit sur ta dépouille s'en feront un festin, et grâce à eux tes débri?
deviendront propres à fertiliser le sol.
II.
Le malin est venu, puis le midi : sur l'invitation d'Othon les sei-
gneurs du voisinage se sont assemblés dans la grande salle de son
manoir : l'heure assignée est venue qui doit venir proclamer la vie
ou la mort de l'honneur de Lara : Ezzelin va jiouvoir dévelopiier
son accusation, et quelle que soit la mystérieuse histoire, on va en-
fin la connaître. Il a engagé sa foi. et Lara a fait la promes.sc solen-
nelle do l'entendre ici en présence des hommes et du ciel. .Mais
pourquoi l'accusateur ne se présente-t-il nas? pour développer de
si importants secrets, ne devrait-il pas se hâter davantage ?
III.
L'heure est passée, et Lara comme les autres attend d'un air froid,
patient et sûr (le lui-même. Pourquoi Ezzelin ne vient-il pas? L'heure
est passée; des murmures s'élèvent, et le front d'Othon se reinbru-
uit. « Je couuais mon aiuil sa foi n'est poiul suspecte : s'il est
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
29
îneore vivant, il viendra ; le manoir qu'il habite est situé dans la val-
lée entre mon propre domaine et celui du noble Lara; mon foyer
Bût été iionoré de recevoir un pareil liôle, et le brave Ezzelin n'au-
rait point dédaigné mon humble toit; mais sans doute il est retenu
par la nécessité de se procurer quelque preuve urgente pour soute-
nir son dire. Comme j'ai engagé pour lui ma foi, je l'engage de
nouveau ; il viendra, ou je rachèterai moi-même la tache imprimée
^ son iionneur. »
11 se tut, et Lara répondit : « Je suis venu ici sur ta demande
pour prêter l'oreille aux récits malveillants d'un étranger, dont les
injures auraient blessé profondément mon cœur, si je n'avais pas vu
en lui un homme à peu près insensé , ou pour le prendre au pis,
un ignoble ennemi. Je ne le connais pas, mais lui semble m'avoir
connu dans des contrées où... mais pourquoi m'arrêler h de sem-
blables contes ? rcpré?ente-moi ce faiseur d'histoires, ou rachète Ion
gage, ici même, à la pointe de l'épée. »
Le fier Othon rougit, jette son gantelet à terre et tire son glaive :
« Ce dernier parti est celui qui me convient le mieux , et voilii com-
ment je réponds pour mon hôte absent. »
Sur le bord de sa tombe ou de celle qu'il va ouvrir , Lara n'é-
prouve rien qui puisse altérer la pâleur livide de son teint : sa main
saisissant le fer avec une froide insouciance, montre combien elle
est habituée à en saisir la poignée; son œil, quoique calme, indique
la résolution de ne rien épargner; et sans hésiter davantage, il tire
son arme du fourreau. En vain les chefs se pressent autour d'eux :
lu fiu'eur d'Othon ne soulTre aucun délai, et il laisse tomber dos
paroles de défi... Heureuse son épée, si elle peut les soutenir!
IV.
Le combat ne fut pas long : aveuglé par la colère , Olhon expo-
sait inutilement sa poitrine aux coups : son sang coula bientôt, et
il tomba, mais non mortellement blessé : un coup adroit l'avait
seulementélendusur le sol. «Demande la vie! » Il ne répondit point,
/ et peu s'en fallut qu'il ne se relevât plus du pavé qu'il avait rougi ;
carence momentle frontde Lara se rembrunit encorejusqu'àprendre
la noirceur de celui d'un démon, et il brandit sa lame avec plus de
fureur qu'au moment oii le front de son ennemi était au niveau du
sien : car tout à l'heure il rassemblait toute son adresse et sa pré-
sence d'esprit; maintenant une haine implacable déborde de son cœur;
il est si peu disposé à épargner son ennemi blessé que les témoins es-
saient inutilement d'arrêter son glaive; il tourne presque sa pointe
altérée de sang contre ceux qui implorent sa merci. Mais un moment
de réflexion le fait changer de pensée; cependant il regarde encore
d'un œil morne son adversaire vaincu: il semble regretter l'inutililé
d'un combat dont son ennemi sort vaincu mais vivant; il semble se
demander à quelle distance du tombeau le coup qu'il a porté doit
avoir mis sa victime.
On relève Othon lout sanglant, et le médecin défend la moindre
quosiion, la moindre parole, le moindre signe : les amis du blessé
se retirent dans un salon voisin ; et lui, encore irrité et ne s'oc-
cu])ant d'aucun d'eux, lui, la cause de cette lutte soudaine dont il est
v,iin(iueur, il se retire lentement et dans ■■i < 'ence hautain : il re-
nninle à cheval, prend le chemin de sa deniuuic, et ne jette pas un
regard en arrière sur les tours du manoir d'Othon.
VI.
liais qu'est-il devenu ce météore de la nuit qui ne semblait pas
devoir disparaître fi la clarté du matin? Qu'est devenu cet Ezzelin,
arrivé et parti sans avoir laissé plus de traces de ses intentions? H
a quitté le manoir d'Othon par une nuit noire et longtemps avant
l'aurore; et cependant le sentier était si bien battu qu'il ne pouvait
le manquer. Sa demeure n'était pas éloignée; cependant il n'y était
pas arrivé, et dès le matin commencèrent d'activés recherches qui
ne firent rien connaître, sinon l'absence du chef. Sa chambre était
vide, son coursier oisif, toute sa maison en alarmes : ses écuyers
murmuraient et se désolaient. Les perquisitions s'étendent tout le
long de la route, et même dans les environs oij l'on craint de ren-
coniriT des marques de la fureur de quelques bandits; mais on n'en
trouve aucune : pas une branche de fougère n'est teinte d'une
goulle de sang, ou ne porte un lambeau d'étoffe déchirée; aucune
chute, aucune lutte n'asouillé la veruure; cet indice ordinaire d'un
f- meurtre fait défaut : des doigts sanglants n'ont peint laissé dans le
sol leur empreinte convulsive pour révéler le forfait, comme il ar-
rive au moment où la victime à l'agonie cesse de se défendre, et en
SI! débattant ne blesse plus que le tendre gazon. De pareilles mar-
ques se trouveraient dans le taillis, s'il avait été le théâtre d'un as-
sassinat ; mais rien ! rien ! et il reste encore une lueur d'espoir. Ce-
nendant un étrange soupçon se répand : on murmure le nom de
Lara, et l'on s'entretient chaque jour de sa renommée flétrie; mais
aussitôt qu'il se montre, tout se lait : on attend l'absence de cet
homme redouté pour reprendre de merveilleux et lugubres récits,
et pour former des conjectures de plus en plus sombres.
VII.
Les jours se succèdent, et la blessure d'Othon est guérie, mais
non son orgueil; et il ne cache plus sa haine : il est puissant; il
est l'ennemi de Lara , l'ami de tous ceux qui lui veulent du mal, et
il sollicite la justice du pays de demander compte à Lara de l'ab-
sence d Ezzelin. En effet, quel autre que Lara avait à redouter sa
présence? qui peut l'avoir fait disparaître, si ce n'est l'homme con-
tre lequel il avait lancé une accusation redoutable? On le sait, la
rumeur publique devient d'autant plus bruyante qu'elle est mal in-
formée, et tout ce qui offre une apparence de mystère plaît à la
foule curieuse. Dans son isolement apparent , Lara n'avait jamais
cherché ni h gagner la confiance ni à éveiller l'affection : il trahis-
sait en toute occasion une férocité implacable. Et cette habileté avec
laquelle il maniait sa redoutable épée, était-ce loin des combats que
son bras l'avait acquise? Dans quel genre de vie pouvait s'être en-
durci ce cœur si farouche? car on ne voyait pas en lui cette colère
aveugle et capricieuse qu'un mot enflamme et qu'un mot apaise :
c'était un penchant enraciné dans l'âme, devenue incapable de pitié
dès que sa fureur s'était fixée sur un objet, penchant qu'un long
exercice du pouvoir et des succès sans bornes pouvaient seuls avoir
concentré à_ce point et rendu inexorable. Tous ces motifs, joints à
cette disposition qui pousse toujours les hommes à condamner plutôt
qu'à louer, avaient enfin en s'amoncelant soulevé contre Lara une
temiiête redoutable même pour lui, et telle que ses ennemis pou-
vaient le désirer. Il est appelé à répondre de l'absence d'un homme
qui mort ou vivant ne cesse de le poursuivre.
VIII.
Parmi la population du pays il se trouvait une foule de mécon-
tents, maudissant la tyrannie sous laquelle ils pliaient; car le sol
était partagé entre quelques despotes avides qui transformaient en
lois leurs moindres caprices. De longues guerres au dehors et des
troubles fréquents à l'intérieur avaient tracé au crime une route de
sang où il était prêt h rentrer au moindre signal pour commencer
un nouveau carnage tel qu'en amènent ces discordes civiles qui
n'admettent point de neutralité , et où l'on ne voit que des adver-
saires ou des amis. En attendant, chaque seigneur était confiné
dans sa forteresse féodale , obtenant la soumission en actes et en
parole:-, mais abhorré au fond des cœurs. C'est dans de pareilles cir-
constances que Lara avait pris possession du domaine de ses pères,
où il avait trouvé bien des cœurs souffrants , bien des bras pares-
seux ; mais sa longue absence de son pays natal l'avait rendu in-
nocent de toute oppression , et sous son pouvoir assez doux, toute
crainte s'était peu à peu effacée du cœur de ses vassaux. Ses servi-
teurs seuls conservaient une terreur respectueuse, et depuis quel-
que temps ils craignaient plus pour lui que pour eux-mêmes. Quoi-
que d'abord ils l'eussent jugé plus sévèrement, ils ne le croyaient
plus que malheureux ; ses longues nuits sans sommeil , son humeur
silencieuse , étaient attribuées par eux h une disposition maladive
eniretenue par la solitude : et si son aversion pour le monde ré-
pandait la tristesse dans sa demeure , cependant la munificence en
égayait le seuil ; car jamais les malheureux ne s'en éloignaient sans
être" soulagés , et pour eux du moins son âme était accessible à la
pitié. Froid et méprisant à l'égard des puissants et des riches, son
œil s'abaissait volontierssur l'humble et le pauvre : il ne leur adres-
sait pas la parole , mais ils trouvaient souvent un asile sous son
toit, et n'en étaient jamais injurieusement chassés. On pouvait ob-
server que chaque jour de nouveaux tenanciers venaient se fixer
sur ses domaines : mais c'était surtout depuis la disparition d'Ëz-
zelin qu'on voyait en lui un maître bienveillant et un généreux
hôte. Peut-être son duel avec Othon lui avait-il fait craindre quel-
que piège tendu contre ses jours : quel que fùl son motif, il par-
vint à se concilier plus de partisans parmi le peuple que n'en
avaient les autres seigneurs. Etait-ce une politique? c'était une po-
litique habile; mais le grand nombre n'en jugea que par ce qu'il
voyait. Les malheureux , forcés de s'exiler par la cruauté de leur
maître , ne demandaient qu'un abri, et il le leur' donnait : jamais
dans ses domaines un paysan ne pleurait sa chaumière envahie,
dépouillée, et le serf lui-même pouvait à peine s'y plaindre de son
sort; l'avare vieillesse y gardait en sûreté son trésor, et la pauvi'clé
n'y rencontrait ni dédains ni raillerie; la jeunesse était retenue
près de lui par les festins et l'espoir des récompenses jusqu'à ce qu'il
fût trop tard pour le quitter; à la haine il offrait dans un prochain
avenir les ardentes représadles d'une vengeance différée; à l'amour,
victime de l'inégalité des conditions, il promettait la beauté de son
choix conquise par la victoire. Déjà tout était mûr : il lui restait à
30
LES VKII.LI'IF-S LITTKR.\lRi:S ll-I.USTi;i:iCS.
|ii'iicl,iti)cr que l'u.sclavnt'i^ édiit un vain Diul. Uiilln le moment est
M nu : cl c'fil «lui mùuic dii Ollioii se cioil Lien sûr do 8» vcn-
(,'i:aucp. Ses sommalions Irouvcnl Ri:lui (lu'il .i|i|>i'll.! ciiniinel duns
la Kiandc salle de son cbAlcau, cnluuié do niillii-rs d'hommes, loul
rérpennicnt di'livn'-s de Icni's cliatiio^ fi'ndalcs, I)iav;inl les |)iiissaiils
de la Icin- cl idcins de ronfiauco <lans le ciel : Cf> tjialiii ini^nio il
vii'ul d'allVancliir les serfs de la glèlie ; ils ne fouillornnt plus le S'd
dans l'inlérftl d'anlrui, ou ce swa pour y ri'cuscr la fopse de leurs
l^uansl Tel esl leur cri de guerre : il faut en outre un mot d'ordre
(Jiii annonce leredressemenl des injures, la revciidicalion dosdr.iils:
lii'ligion ! liberté 1 voiitroanco !... ce que l'un voudra, il siiflit d'un
di' CCS mots pour conduire les Inmiinesau carnage. Une pluase sé-
ditieuse, uu'dilée et répandue par les habiles, peut assurer lo règne
ducriuw et la pilure des loups et des vei^.
I\.
Ce pays où le pouvoir féodal avait pris un tel empire était h peine
pouverneau nom d'un monarque entant : moment bien choisi pour
la rébellion, car le jieuplc méprisait celui-ci et délestait l'un et
l'autre. Il ne lui fallait plus qu'un chef et il en trouvait un in-
séparablement uni il sa cause, un homme qui pour sa propre sû-
reté était obligé de se jeter au milieu de la lutlc universelle. Sé).aré
par un arrêt nivstérieux du deslin de ceux que le hasard de la nais-
sance lui avait" donné pour alliés, depuis celle soirée qu'il maudis-
sait, Lara s'était préparé à faire face, mais non seul, à lout événe-
ment. Un motif impérieux, quel qu'il fût, lui commandait d'arrêter
toute enquête sur sa coiiduite daus des jiays lointains; en confon-
dant sa cause avec celle de tous, dùt-il même tomber, il retar.lait
sa chute. Depuis longtemps un cahue sinistre avait pesé sur son
cœur; l'orage de ses passions, autrefois si terrible, semblait s'être
endormi ; mais soulevé tout-à-coup par des événements qui devaient
conduire sa sombre destinée à une crise extrême, cet orage avait
enfin éclaté et l'avait montré de nouveau tel qu'il fut jadis, lel (juil
l'st encore : seulement il a change de théâtre, il ne s'inquiète truère
de sa vie; il songe moins encore à .sa renommée; mais il n'eu est
(pie mieux disposé à jouer celte partie désespérée : condamné d'a-
\ance par la haine des hommes, il sourit à sa ruine pourvu qu'il y
eniraîne ses ennemis avec lui. Que lui importe la liberté d'un peu-
ple? S il a relevé les humbles ce n'était que pour rabaisser les su-
perbes. Il a espéré un moment qu'il trouverait lo repos dans sa
sombre lanière, mais l'homme et le destin sont venus l'y pomsui-
vre : accoutumé aux ruses des chasseurs, il est traqué daus son fori;
il.s pourront l'y tuer, mais ils ne le prendront pas au piège, l'arou-
che, lacilurne, dépourvu d'amliilion, on l'a vu jusque-là calme spec-
lalcur des scènes de la vie; mais ramené dans l'arène, il se monlrc
un digne rival des guerriers féodaux ; son naturel sauvage éclale
dans sa voix, dans ses traits, dans ses gestes, elle regard du gladia-
teur étincelle dans ses yeux.
Qu'esl-il besoin de répéter après tant d'autres la description des
combats, le festin des vautours, le massacre des victimes humaines,
la fortune diverse des diverses journées, la férocité du vainqueur,
la lâcheté du vaincu, les ruines fumantes des villes écroulées? Celte
lutte fut semblable à toutes les autres, si ce n'est que des passions
sans frein joignirent leurs fureurs à celles de la haine qui ne con-
naît point le remords. Personne lic demandait la vie, car on savait
que la voix de la pitié ne serait point écoulée, elles jirisonniers
claient égorges sur le champ de bataille : dans les deux camps la
môme rage enflammait ceux qui l'emporlaient tour-à-lnur ; cl frap-
pant au nom de la liberté comme au nom de lesclavage, ils croyaient
avoir tué trop peu s'il restait encore des vivants, il est trop tard
niainlenantpour arrêter le glaive exterminateur : ladésolalion cl la
famine envahissent toute la contrée : la torche une fois allumée, la
Ihunme s'est répandue de tous cotés à la fois, et le carnage sourit à
sou œuvre de cuaquejour.
XI.
Forle de l'énergie que lui donne une impulsion toute fraîche, la
troupe nombreuse de Lara emporte les premiers succès : mais cette
fatale victoire esl la ruine du parti. Les .Soldais ne forment plus leurs
rangs h la voix du chef: ils marchent en désordre, se jettent avcu-
glément surlennemietscmblentcroirequ'on peut arracher le succès
sans en avoir assuré les moyens. L'amour du butin, la soif de la
haine entraînent à leur sort fatal ces bandes indisciplinées, lin vain
Lara fait-il tout ce qu'un chef peut tenter pour réprimer la furie in-
sensée de sa troupe; en vain il essaie d'apaisercetleardenropiniàlre;
la main qui alluma la flamme ne saurait l'éteindre. L'ennemi jilus
sage peut seul corriger colle foule iiulocile et lui dénionirer son er-
reur ; retraites feintes, embuscades noclurncs, marches fatigantes,
i'ofus d'accepter le coml^at- longues privaliy us de vivres, repos sans
abri sou» un ciul humide, retraite derrière des murailles opiniAln s
qui bravent luut l'nrl des a.s^illants et lassent leur |i.'>tiencu : leJ
vas.'<aux nmeutég n'avaient poinl prévu tout cela. UMJuur de l)ataillc,
Ils pouvaient rivaliser avec Ifs plus vieux guernors: mais l'ar-
deur de la luUe, dussiint-ils y trouver le trépas \ ■'■! .il
préférable h. une vie de privations conlinuelUs. Li : :-
turaii; la lièvre diminuait sans cesse leur nonili;' 's
prématurés de Irinmphe se changeaient en eris de m t,
et I.ara seul semblait encore indompté. Mais bien i ' <i
obéir à sa voix ou aider son bias; une armée «le pi ,6
d'hommes s'est réduite A quel(|ues soldats désespérés, !• • pins bra-
ves sont restés les dernier» el regrelteni cette diseipline qu'ils ont dé-
daignée. Un seul espoir re-ilc encore : la frontière n'est pas loin, el
ils peuvent se soustraire par là au désastre qui men.icc ne terminer
celle guerre civile. Chez l'étranger, ils conserveront dans leurs rujurs
leurs re^'rels d'exilés, leur haine de proscrits ; sans doulc il est dur
de quitter la lerre natale, mais il est plus dur encore d'avoir h c)i" -
sir entre la mort et l'esclavage.
XII.
Leur résolution est prise; ils mai-chent vers la frontière : la nuil
propice leur prête les clartés de son n.iruliCau pour guider leurfuiic
sans bruit et sanstorch'S allumées; déjà ils voient les paisibles r,\von$
de la lune dormant sur les flots de la iiNièrc qui sert de limite aux
deux pays'; déjà ils peu vent diclinguer... lisl-ce là le rivage** Arrière I
il est couvert de bataillons eniCMiis. Quel parli prendre? la retraite
ou la fuite? Mais que voil-on briller à l'arrière-garde?... c'est la ban-
nière d'rtlhonl ce senties lances ennemies! ces feux qui brillentsur
les hauteurs, sonl-ce des feux de bergers? Hélas non ! ils jettent un"
clarté trop étendue pour que la fuite soil encore possible : coupés
toutes parts, ils sont pris pour ainsi dire au piège: mais on ver
quelquelois moins de sang pour vaincre que pour fuir.
XIIL
On s'arrête un moment pour reprendre haleine. Marchcront-il-
avant ou se tiendront-ils sur la délénsive ? Il importe peu : s'ils oli
gcnt l'ennemi qui leur barre le passage sur la rive du lleuvc,qu: li
unspeut-ôtre se fraieront une route et parviendront à rompre les rai.
quelque serrés qu'il-; Siiient. « Eh bien! chargeons; attendre l'allaque
serait le fait d'un lâche I » Les sabres sortent du fourreau; chacpie c:i-
valicr serre la bride de son cheval, el le dernier mot prononcé de-
vancera de bien peu l'action. Dans le suprême commandement i;
Lara va proférer de toutes les forces de sa poitrine, combien n'cnl
dront que l'appel de la mort!
XIV.
Lui-môme a mis l'épéc à la main... Son aspect est aussi .sombre ,
mais plus calme que le désespoir : c'est quelque chose de plus que
cette indifférence qui, dans des circonstances pareilles, sied au plus
brave, s'il luiresle quelque sentiment humain. II tourne ses regards
vers Kaled , toujours à ses côtés, cl trop dévoué pour montrer la
moindre crainte; peut-être même n'était-ce que la faible clarté de la
lune qui jetail sur ses traits un reflet inaccoutumé de pâleur et de
deuil , expression non de sa terreur, mais de la sincérité de sa tr-
dresse. Lara remarque celte pâleur et pose sa main sur la main
page; elle ne tremblait pas dans ce moment redoutable; ses lèM ~
étaient muettes; son cœurbattailà peine ; ses yeux seuls semblaient
dire : « Nous ne nous quitterons pas! que tes soldats périssent; (|ue
tes amis prennenl la fuite: je dis adieu à la vie, maisjeneleilis point
adieu. » Enfin le commandement du chef s'est fail entendre, ei i
pelile troupe bien en ordre s'élance de la hauteur sur les li.L-'ics .
nemies formées plus bas; les courtiers obéissent à l'éperon; le >
meterre brille cl l'acier résonne. Inférieurs en nombre , mais non en
courage , les compagnons de Lara opposent le d ''-espuir à la résis-
tance elaltaqueul l ennemi de front; le sang se mêle aux vagues du
fleuve qui ofTriront eucore aux rayonsdu malin une teinte rougcAlrc.
XV.
Commandant, ralliant, animant tout par son exemple, partout où
renucmi gaunc du terrain , où ses amis semblent plier, Lara les
encourage de la voix, frappe du tranchantoude la pointe, cl inspire
un ts|)oir que lui-même a perdu. Personne ne fuit, car tous savent
quela fuite serait inulile;maisceux même (jui faiblissaient reviennent
au combat quand ils voient les ]dus hardis d'calre l'ennemi reculer
devant les regards el les coups de leur chef. Entoure par le nombre
et presque seul , tour-à-lour il disperse les rangs opposés et rallie
encore quelques soldais : il ne ménage point sa \ ic... Eiilin l'ennemi
semble plier... c'est l'instant.,, il élève sa main en l'air ; il agile...
OEUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
31
Pourquoi son pananhc s'est-il abaissé lout-à-coup? Le coup est porté ;
la flèche est dans son sein ! Ce geste fatal a laissé son liane sans dé-
fense, et la mort vient d'abattre ce brasorgueiUeux. Lecri de victoire
reste à demi formé sur ses lèvres ; cette main qui se levait pour l'an-
noncer, comme elle pend insensible! cependant elle serre encore
instinctivement la poignée du glaive , quoique l'autre main ait lâché
les rênes. Kaled les ramasse : étourdi du coup et privé de senti-
ment . Lara, courbé sur l'arçon de la selle , n'aperçoit pas que son
page détourne son coursier de la mêlée. Cependant ses compagnons
continuent de charger l'ennemi et sont trop occupés de donner la
mort pour songer à celui qui l'a reçua.
XM.
Le jour luit sur les mourants et les morts, sur les cuirasses per-
cées et sur les tètes dépouillées du casque. Le cheval de bataille,
privé de son maître, est gisant sur le sol, et dans sa dernière con-
vulsion il déchire son harnais ensanglanté; et près de lui palpitent
encore d'un reste de vie , le talon qui le pressait et la main qui tenait
la bride. Quelques mourants sont tombés près du courant de l'onde,
trop près, hélas ! car les flots en fuyant trompent leurs lèvres avides:
cette soif haletante, qui accompagne la mort sanglante du soldat ,
torture la bouche brûlante et la sollicite vainement à implorer une
goutte d'eau... la dernière... afin de se rafraîchir pour la tombe :
leurs membres affaiblis, agités par des efforts convulsifs, rampent
sur le gazon teint de pourpre , efl"orls qui épuisent le peu qui leur
reste de vie : mais enfin ils atteignent le courant; ils se penchent
pour y plonger leurs lèvres; déjà ils en sentent la fraîcheur ; ils ont
presque goûté... Pouiquoi restent-ils immobiles? Ils n'ont plus de
soif à éteindre; quoiqu elle reste inassouvie, ils ne la sententplus;
c'était une horrible agonie... mais tout est oublié.
XYIL
Sous un tilleul , h quelque distance du lieu qui sans lui n'aurait
point été le théâtre d un pareil combat, on voit couché un guerrier
respirant encore, mais vouéau trépas : c'était Lara dont la vie s'é-
coulait rapide avec les flots de son sang. Celui qui le suivait naguère,
qui est maintenant son seul guide, .Kaled, agenouillé près de hii ,
examine son flanc entrouvert et s'efforce d'étancher avec son
écharpe le sang qui. à chaque convulsion , s'élance à bouillons plus
pressés; jluis, lorsque son haleina affaiblie devient plus rare, ce sang
coule en filets non moins funestes: le blessé peut à peine parler;
mais par un signe, il fait entendre à Kaled que tous les efforts sont
vains et ne font qu'ajouter à ses angoisses. Il serre cette main qui
tentait de soulager ses douleurs, et d'un sourire triste il remercie cet
étrange enfant qui ne craint, ne sent, n'examine , ne voit rien, rien
que ce front humide appujé sur ses genoux; rien que ce pâle visage
et cet oeil presque éteint, seule clarté qui brille encore ici-bas pour
Kaled.
XVIII.
Les vainqueurs viennent de ce côté, après de longues recherches
sur le cha'.ip de b;i taille; car leur triomphe est nul tant que Lara
lui-même n'a pas succombé. Ils voudraient l'emporter, mais ils s'aper-
çoivent bientôt que ce serait une péijie inutile. Lui, les regarde avec
le calme du dédain, sentiment qui le réconcilie avec son destin et
qu'une haine toujours vivante fait naître au sein même de la mort.
Otbon arrive et, sautant de son coursier, vient contempler les bles-
sures saignantes de l'ennemi qui l'a blessé; il l'interroge sur son
état : Lara ne répond pas, le regarde à peine, comme un homme
qu'il avait oublié, et se tourne vers Kaled... Quant aux mots qu'il
prononce alors, les assistants les enlendent'assez distinctement,
mais ils n'en comprennent point un seul : sesdernières pensées sont
■exprimées dans cette langue inconnue à laqueUe l'attache irrésisti-
blement quelque étrange souvenir. Sans doute ces accents doivent
rappeler d'anciennes scènes de sa vie; mais quelles sont-elles? Kaled
seul le sait; car seul il peut comprendre son maître; et il lui répond
quoique d'une voix basse, laniWsque les vainqueurs rangés en cercle
et les contemplant tous deux restent étonnés et muets. Le chevalier
et son page semblent dans ce moment suprême oublier à moitié le
présent dans le souvenir du passé, et avoir en commun quelque
destinée singulière dont nul étranger ne saurait pénétrer les
ténèbres.
XIX,
Leur entrelien se prolongea longtemps, quoiqu'ils ne parlassent
que d'une voix faible; c'était seulement d'après leur accen', que l'on
pouvait conjecturer le sens de leurs discours. A en juger ainsi , on
aurait cru le jeune page plus près de sa fin que n'était Lara lui-
même , tant la voix et la respiration de Kaled étaient tristes étouf-
fées, tant étaient entrecoupées ci pleines d'hésitation les paroles (pii
sortaient de ses lèvres pâles et presque immobiles. Au contraire, la \ oix
de Lara, quoique peu élevée, demeura calme et distincte jusqu'au
moment où la mort en s'approchant vint changer celte voix en râle;
mais c'est en vain que d'après les traits de son visage on se flatte-
rail de deviner ce qui se passe en lui , tant leur expression sombre
est étrangère au repentir aussi bien qu'à toute affection ; et pourtant
au moment où il luttait contre la dernière agonie, on remarqua son
regard tendrement fixé sur son page, et dans un autre moment ,
comme Kaled cessait de parler, Lara levalamain et montral'Orient.
Peul-être l'éclat du matin avait-il frappé ses yeux; car le soleil,
franchissant l'horizon , chassait en ce moment devant lui les nuage.^
qui voilaient le ciel ; peut-être n'était-ce qu'un geste insignifiant ;
peut-être enfin le souvenir de quelque événement avait-il_ soulevé
machinalement son bras vers les lieux où le fait s'était passé Kaled
parut à peine lé comprendre lui-même, mais il détourna la tête,
comme s'il avait horreur du jour; et au lieu de saluer celte lumière
matinale, il fixa ses regards sur le front de Lara où descendait la
nuit. Le moribond n'était point encore privé de tout sentiment, et
plût au ciel qu'il l'eût été ! car un des assistants lui ayant montré la
croix, gage de noire rédemption, et ayant approché de sa main le
saint chapelet, appui que son âme prête à partir aurait dû réclamer,
iljeta sur ces pieux objets un regard profane, et un sourire... que
le ciel lui pardonne, si c'était l'expression du dédain. Maie Kaled, sans
prononcer un mot , sans détourner de la (ace de Lara son regard
fi-xe et désespéré , d'un air irrité et d'un geste rapide, repoussa la
main qui présentait ces gages consacrés : comme si l'on n'eûtfaitque
troubler ainsi les derniers moments de son maître. Il ne paraissait
pas savoir que dès ce moment même la vie commençait pour lui,
cette vie immortelle que nul ne peut être sûr d'obtenu s'il n'a point
une foi complète dans le Christ.
XX.
Cependant la respiration de Lara devenait de plus en plus péni-
ble : le voile qui couvrait ses yeux s'était épaissi ; ses membres s'é-
tendaient d'une manière convulsive, et sa tête était tombée inerte
sur les genoux faibles qui la soutenaient sans se lasser. Enfin, il
presse une dernière fois la main qu'il tient sur son cœur.... Ce
cœur ne bat plus, mais Kaled ne consent pas encore à se dégager
de cette froide étreinte ; il cherche, il cherche encore cette sourde
palpitation qui ne lui répond plus. « Mais son cœur hatl » Arrière,
rêveur! Tout est fini : ce fut Lara, cet objet que tu regardes
encore.
XXI.
Il le contemplait, comme si l'esprit hautain qui animait cette ar-
gile n'avait point pris son essor; et les assistants l'avaient arrai'lié
à son état d'extase sans pouvoir détourner ses regards de l'objet
sur lequel ils étaient fixés. Relevé du lieu où il soutenait dans
ses bras ce corps inanimé, quand il vit cette tête, qu'il aurait voulu
retenir sur son sein , retomber sans force vers le sol, comme la
poussière rendue à la poussière, il ne se précipita point de nouveau
auprès du cadavre; il n'arracha point les boucles brillantes de sa
noire chevelure : mais il essaya de se tenir debout et de regarder
encore ; puis il chancela et tomba tout-à-coup, à peine moins ina-
nimé que celui qu'il avait tant aimé. Il !... lui I... ohl non ; jamais
un cœur d'homme n'a pu nourrir un pareil amour. Cette dernière
épreuve vient enfin de révéler un secret longtemps mais imparfaite-
ment caché ; sous ses vêtements qu'on écarte pour rappeler à la vie ce
cœur dont les douleurs semblent arrivées àleur terme, on découvre
une femme. Alors la vie reparaît, mais cet être bizarre ne semble
point éprouver de honte... que lui importent maintenant son sexe et
sa renommée.
XXII.
Et Lara ne repose pas où reposent ses pères; mais sa fosse est
creusée aussi profondément dans le sol siu' lequel il est tombé ; et
son sommeil n'y est pas moins calme, quoique des prêtres n'aient
point béni la tombe et que nul marbre ne la couvre; son deuil a
été porté avec des regrets moins bruyants mais plus sincères que
ceux qu'inspire à un peuple la perle d'un libérateur. En vain on
questionna l'étrangère sur son passé ; en vain même on la menaça :
muette jusqu'au bout, elle ne voulut révéler ni d'où elle venait,* ni
comment elle avait quitté tout pour suivre un homme qui semblait
lui montrer peu d'afl'ection. Pourquoi donc l'aimait-elle? Curiosité
insensée! taisez-vous ! L'amour est-il donc le produit de la volonté?
Pour elle peut-être Lara était-il toute tendresse : ces âmes sombres
ont une profondeur de sentiment dans laquelle notre regard superfi-
ciel ne peut pénétrer ; et quand elles aiment, nos railleurs nesavent
point avec quelle puissance battent ces cœurs généreux. Les scepti-
ques avoueront cependant, du bout des lèvres, que ce n'étaient pas
32
i.KS VK!i.i.i::r.s LiTTf;RAiiti:s ili.iistkéks.
(les liens viilpniro!! qiii allarlmipnl h I.nr» rnfloctinn cl l'inlclligcnce
(i'linl^trc loi ciiii' Kalril. Mnis rien ne put la faire conscnlir à révéler
le secret de eciic Talale histoire ; et maintenant, la mort a scellé les
lèvres qui l'auraient pu raconter.
XXlll.
Ils ont déposé Lara dans le sein de In terre; cl sur sa poitrine,
oulre la lilessure qui en a chassé l';ltne, ils ont trouvé les traces de
inninle cicatrice qui ne pouvaiiMU provenir d'une puerre récente :
(iiii'lquc part qu'il ait ])assé l'été de sa vie, il doit avoir vécu au sein
des comhats. Mais sa {;loire ou ses crimes sont éL'nli'iiiciit inconnus:
on sait sculeuicnt que du
sans a été versé , et lîz-
zrlin , qui aurait pu ré-
véler son passé, Ivzzelin
n'a plus reparu... la nuit
de leur rencontre avait
été sa dernière nuit.
XXIV.
Dans celte nuit mémo
(un paysan l'a raconlé),
à riioure où la claiié do
la lune allait s'clï:icer
devant celle du malin,
et couvrait d'un voile de
hrouillards son croissant
aniorli, un serf traver-
sait la vallée située en-
tre les chûlcaux : il s'é-
tait levé avant le jour
pour aller au bois et y
pagner , comme bûche-
ron , le jiain de ses en-
fants. 11 était arrivé i)rc3
de la rivière qui séjiara
les terres d'Olbon des
vastes domaines de l.ara,
quand il entendit un
bruit de pas, puis vil
un cheval et sou cava-
lier sorlir de la forèl :
sur l'areon de la selle
était posé un objet en-
veloppé dans un man-
teau. Frappé de celle
apparition h une telle
heure , et pressentant
qu'elle pouvait révéler
\iu crime, il se cacha
pour é|iier les mouve-
ments de lélrangcr. Ce-
lui-ci R.igna le bord de
la rivière et dcseendil de
son coursier ; eiisui le, sou-
levant le fardeau (pi'il
portait, il pravil un point
élevé de la rive et le
lança dans les flols. Alors
il resta un moment im-
nKd)ile; puis il jeta un
regard autour de lui et
un autre sur le fleuve ,
cl il fil quelques pas en
suiinnl et observant le cours de l'onde, comme si la surface cùl
1(u trahir encore quelque chose, 'l'oul-à-coup il Ircssaillil , se
laissa et chercha autour de lui parmi les caillou.v que les eaux
de l'hiver avaient amoncelés sur la rive : il choisit les plus pe-
fantes de ces pierres et les lança en visant avec une attention
particulière. Cependant le serf avait pagné en rampant un e: 'mit
d'où, sans être aperçu, il pouvait observer en sùrelé lout ce qui se
passait: il aperçut vaguement un objet une poilriue d'hiuiinc
qui flollail ii la surface de l'eau, cl, sur celle poitrine, quelque chose
qui brillait comme une l'toile. .Mais avant qu il eût le temps de bien
observer ce corps h demi submergé, un lourd caillou l'alteignil et
il s'enfonça: plus loin il reparut. m:iis peu disiinet cl jetant seule-
ment sur l'es eaux une teinte de pourpre ; et enfin il disparut tout-à-
fait. Le cavalier ob.serva tout, jusqu'au moment où s'éteignit sur
l'onde le dernier des cercles qui s'y élaient dessinés. Alors il se re-
tourna, et se penchant sur son cheval qui piétinait d'impaiience, il
le [iiqna de ré[ieron et lui fil prendre une course désordonnée. Le
Et Lara ne repose pas où reposent ses pèrns
cavalier était masqué; l** paysan, dans sa terreur, ne put observer
les traits du mort ; mai.i, ceriaineinent, sa poitrine portail une étoile:
Ici est l'insigne des jilus nobles chevaliers, et l'on se rappelait que le
seigneur Kzzelin était paré de cette marque d'honneur, dans celle
mffme nuit qui avait précédé une matinée fatale. S'il a péri de celle
mort ignorée, que le ciel reçoive son .'une ! son cadavre perdu roule
vers l'Océan, et la charité se plail h croire qu'il n'est poinl tombé
■sous les coups de Lara.
XXV.
Kl Kaled, Lara, Ezzelin, ont disparu du monde sans qu'une pierre
sépulerale rappr-IAl leur mémoire. On tenta vainement d'éloigner
Kaled du lieu où le chef
bien-aimé avait répandu
son tving : la douleur
avait dompté Vâmc trop
Gère de celle jeune fem-
me : elle versait peu de
larmes et ses plaintes
n'étaient pas bruyantes, <
mais elle devenait fu-
rieuse quand on pré-
tendait l'arracher de ce
lieu où elle croyait pres-
que le voir encore : alors
son œil étincclait comme
l'œil de la tigresse à qui
l'on veut déroUcr ses pe-
tits. Comme on la lais- ,
sait consumer dans ces '
lieux ses jours abandon- '
nés, elle passait le temps '
à converser avec des f.)r- j
mes qu'elle croyait voir
dans l'air, adressant se» •*
tendres plaintes à ces
êtres fantastiques, qu'en- !
faute l'imagination é -
ohauiïéc par la douleur.
Elle allait s'asseoir sous
le même arbre qui l'a-
vait vue tenir sur ses ;
eenoux la tète varillantc '
du guerrier blessé ; et , \
toujours dans la même
allilude , elle se rappelait
ses paroles, ses regards, ^
le moindre geste de son
agonie; elle avait colipé "
sa propre chevelure , h
elle , chevelure noire
comme l'aile du corbeau ;
elle la conservait dans
.son sein et souvent elN-
l'en relirait et la dérou-
lait, et la pressait d.'U-
ceiucnt sur le gazon ,
comme pour élanclier I ■
sang de la blessure d'no
fantôme. Elle .s'adress.m
à elle-même des ques-
tions et répondait pour
lui ; jiuis , tout-à-cou[i,
elle se le*'ait en tress.u
lant cl le conjurait
fuir un spectre achai
à sa poursuite ; enfin > ;l ■
s'asseyait sur les racines du tilleul et cachait son visage dai,<
ses nïains amaigries, ou traçait sur le sable des earaclères ineoo
nus. Cela ne iiou\ail durer... elle repose près de celui qn'i II
a tant aimé; sou histoire est ignorée... son amour... elle l'a pruiiv
trop bien.
FIN DE LAKA.
^-^.^m»^-'
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
33
LE PÈLERINAGE
CHILDEHARGLD.
A lANTHE.
Jamais dans ces climals, qui furent si longtemps la patrie de la
l)c:uilc et où j'ai depuis peu porté mes pas errants, jamais dans ces
visions qui nous olTrent de tels fantômes que nous regrettons en-
suite -d'avoir seulement
rêvé, ni la réalité, ni l"i-
ma;,'lnation ne nVont rien
moiilré d'aussi beau que
toi. T'ayant vue, je n'es-
saierai pas de dépeindre
l'éclat mobile et clian-
gianl de les cliarmes :
pour ceux qui ne le C(in-
naissent point ma des-
cri|ition serait faible; que
dirait-elle à ceux qui pou-
vent te conlempler?
Oh ! puisses-tu rester
toujours ce que tu es et
ne point démentir les pro-
messes de ton printemps:
puisses-lu conserver avec
des formes aussi belles un
cœur aussi aimant et aussi
pur, image terrestre de
lamour, de l'amour dé-
pouillé de ses ailes, et
naive au-delà de tout ce
que peut imaginer l'espé-
rance. Sans doute celle
qui élève si tendrement
la jeunesse, en te voyant
briller chaque jour d'un
nouvel éclat, doit con-
templer eu loi l'arc-en-
ciel de son avenir.
Jeune péri de l'Occi-
dent , c'est un bonheur
jiour moi que mes années
soient deux fjis plus nom-
breuses que les tiennes:
mon regard peut s'arrêter
tranquillement sur loi et
conlempler sans danger
l'éclat de ta florissante
beauté. Heureux de ne
jamais devoir assister à
ton déclin , je le suis en-
core plus de pouvoir dé-
rober mon cœur à l'in-
fluence de tes jeux ; tan-
dis que de jeunes cœurs
Faigneront à cause de toi,
et ressentiront au milieu
de leur admiration ces an-
goisses inséparables des
plus douces heures de l'a-
iiiour.
Oil ! que tes yeux , vifs
comme ceux de la gazelle, tantôt brillanis de Herte , tantôt beaux
de modestie; qui nous subjuguent par un rapide regard , qui nous
tlTTT Pf '""' "^"'' ^"^ "^^ ^'*^"^ ''^ig"«"' s arrêter sur ces
pages ! Ne reluse pas a mes vers ce sourire que le poêle implore-
rait en vain pour lui-même , si je devenais jamais pour toi aulre
Chose quun ami. Accorde-moi tout cela, chère enfant- et ne de-
mande pas pourquoi, si jeune encore, on te dédie des chants-
ronne!'^™^ ^'''"'''■" "" "^ ^*°^ ^^'^^^ ^ "^^ ^""P'« <=ou-
^ Tel sera ton nom uni h mes vers: et chaque fois qu'un œil ami
s arrêtera sur les pages demon Harold, le nom dianthé ici con-
siicre, sera lu le premier, le dernier oublié. Uuaud j'aurai cessé de
Mvre, puisse cet hommage que je te rends attirer tes doigis de fée
PtKii.— Imp. UcOdu fl C, nie Soiifllnl, 18.
I.o vaisseau fuit ; la terre a disparu.
sur la lyre de celui qui snlua ta beauté naissante! ce sera pour ma
mémoire un prix assez doux: si l'espérance peut en souhaiter da-
vantage, l'amitié pouvait-elle demander moins.
CHANT PREMIER.
1.
Toi à quf la Grèce assignait une céleste origine, muse! fille de
1 imagination et du caprice du poète! tant de lyres inhabiles ont
deshonore ton nom sur la terre, que la mienne n'ose plus l'inviter
a descendre de la sacrée colline: et pourtant tu m'as vu errer sur
les bords de ta source favorite, tu m'as entendu soupirer sur l'autel
de Delphes depuis longtemps abandonné, où l'on n'entend que le
faible murmure de ton
onde. Ma harpe n'ose
point éveiller les neuf
Sœurs fatiguées pour leur
^^^^§& oll'rir un récit aussi sim-
iu ^^^^^^^-^ P'e . des vers aussi hum-
bles que les miens.
II.
Jadis , dans l'ile d'Al-
bion vivait un jeune hom-
me pour qui les seniiers
de la vertu étaient sans
attraits, mais qui dépen-
sait ses jours dans les dé-
sordres les plus honteux
et se plaisait à étourdir de
ses joyeux éclats les oreil-
les somnolentesde la nuit.
Hélas! c'était de fait un
luron sans vergogne , a-
donné à la débauche et
aux plaisirs profanes. Peu
d'objets ici-bas avaient le
don de lui plaire, sauf
ses concubines, ses com-
pagnons d orgie , et des
mauvais sujets de haut et
bas étage.
111.
Childe-Harold était son
nom : mais d'où lui venait
ce nom ? quelle était sa
généalogie? C'est ce qu'il
ne me convient pas do
dire. Il suffira qu on sache
que ce nom avait quelque
éclat, que ses ancêtres ne
l'avaient point porté sans
gloire : mais il ne faut
qu'une lâche pour souil-
ler à toujours le titre le
plusvénéré dans les temps
anciens; et ni ce que les
hérauts d'armes peuvent
évoquer de la poussière
du cercueil , ni la prose
fleurie, ni les mensonges
mielleux de la poésie, ne
peuvent décorer des ac-
tions coupables ou con-
sacrer un crime.
IV.
Childe-Harold s'ébattait en son midi, ni plus ni moins qu'une
mouche dans un rayon de soleil, et ne songeait pas qu'avant la fin
de sa courte journée, un souffle de l'adversité pourrait glacer toute
sa joie. Mais longtemps avant que le tiers de son âge fût écoulé
quelque chose de pire que le malheur lui échut: il éprouva une
complète satiélé. Alors il ne put supporter l'exislence dans son
pays natal, lequel lui sembla plus triste que la cellule d'un ermite.
V.
Car il avait parcouru le long labyrinthe du péché sans jam.iia
réparer les maux qu'd avait causés. Il avait soupiré pour bien des
3
3'»
LI'9 VEILLÉES LITTÉRAIUKS ILLUSlHÉliS.
foinmps. quoiqu'il n'en rill ninié qu'uiiR seule, qui, li.'-lasl n'inail pu
Cire à lui; hiuiciisc iiu'tile fui il'écliapi'er à rel'ii d»nl les em-
brasscinoiiis niinicnt souillé un être aussi cliaslu; qui bicnldl
aurail «Icliiissé ses clianncs pour de vulgaires voluptés, qui aurail
' aliéné de rlclu-s domaines pour dorer ses travers et qui jamais n'eût
"daigné goûter le charme de la paix doincsiiquc.
YI.
L( cœur de Childc-IIarold était bien malade: il fuyait les orgies
de ses compagnons. On dit que parfois une larme était pri-s de
j.iilli l'i se< jeux, n'.ais l'orgued \eiiail aussilôl l'y ^'laecr. Se pro-
niriiaiil seul dans sa triste rêverie, il résolut de quitter son pays
natal cl de visiter des climats brûlants |iar-dplà les mers; tromj)é
par le plaisir, il a-pirait presque aux souffrances, et pour cliaoger
de théâtre, il se fût volontiers plongé dans les léiièbrcs éternelles.
VIL
Cliilde-llarold quitta le manoir de ses pères, vaste et vénérable
édifice telleinenl fr.ijtpé de véiiislé qu'il semblait ne se tenir debout
que par u'iracle, mais soutenu ]iar la scdidilé de ses piliers et de ses
ailes inas.-iivi's. Iteli'-'ieusc retraite, maintenant condamnée Ji des
usages pruiiines! Ces lieux, où la superstition avait jadis établi son
repaire, retentissaient «les cbaniset des rires des filles île l'aphos:le3
moines auraient pu croire que leur temps était revenu, si les an-
ciens récits n'ont point calomnié ces saints personnages.
Vin.
Quelquefois, au milieu desapliisextravaganlegaîté, on voyait l'an-
goisse passer sur le front de Ciiililc-HaroM comme un étrange éclair:
on eût dit (pie le souvenir de, quelque lutte mortelle ou quelque
passion déçue venait tout-Jt-coup s'y trahir : mais personne n'a\ait
pénétré ce'mystèie et ne paraissait même .se soucier de léclaircir;
car il n'avait pas une de ces âmes ouvertes et naïves, qui trouvent
du soulagement à épancher leurs chagrins ; il ne souliaiiail point
qu'un ami pût le consoler ou s'afOiger avec lui d'un malheur qu'il
n'était plus temps de prévenir.
IX.
Et au fond, personne ne l'aimait, quoiqu'il réunît à sa table et
dans ses salons des convives accourus de près et de loin , gens
qu'il connaissait lui-uiôiue comme flatteurs de ses journées de fôle,
parasites sans cœur du fisiin qu'il ilrcssait. Non, personne ne
l'aimait.... pas même ses ma!lres>es; car la femme n'aime que le
luxe et la i]uissance, et quand ces biens sont absenis. I aiii.jur prend
sa Volée; comme le phalène nocturne, la beauté se laisse prendre à
ce qui luit: etAlamuiouse fraie sa route là où un chérubin iléscspèrc.
Childe-llarold avait une mère; il ne l'avait point oubliée quoiqu'il
partit sans lui taire ses adieux; il avait une .sœur qu'il aimait; mais
il ne la revit point avant de commenci'r son triste pèlerinage: ses
amis.... s'il en eut.... il ne dit adieu à aucun. El ne croyez pas pour
cela qu'il eût un cœur d'acier: vous (pii avez éprouvé ce que c'est
de placer toutes vos affections sur un i>ciit nombre d id)jels, vous
comprenez que de pareils adieux brisent le cœur qu'un espérait
soulager.
XI.
Sa demeure, son foyer, son héritage, ses domaines, les riantes
créatures dont il avait fait sa joie et qui, avec leurs grands yeux
bleus, leurs blonds anneaux, leurs mains de neige, auraient damné
un anachorète; ces beautés qui avaient longtemps comblé les désirs
de sa jeunesse; ces coupes où pétillaient les vins les plus ra:es;
enfin ce que le luxe a de plus attrayant: il quitta tout sans un
soupir, pour traverser l'Océan, parcourir les rivages musulmans et
fiancbir la ligne qui partage le globe.
XII.
Les voiles étaient gonflées; la bri^^e légère soufflait comme joyeuse
de l'emporter loin de la terre natale; bientôt les blanehcs falaises
s'effacèrent rapideuieut à sa vue et disparurent duis la brunie.
Alors peut-être coneul-il un regret de la résolution qu'il avait prise;
mais cette pensée dormit silencieuse dans son cœur, aucune plainte
ne sortit de ses lèvres, tandis que d'autres autour de lui pleuraient
et livraient aux vents insensibles des gémissements indignes d'un
homme.
XIII.
Mais au moment où le soleil s'enfonçait dans la mer, il saisit sa
har|ie, doiil il lirait ))arfois des accords que nul ne lui avait en-
seignés, quand il croyait n être écouté par aucune oreille étrangère.
Alors il promena ses doigts sur les cordes sonores et préluda à ses
adieux au milieu du pâle crépuscule. Tandis que le vaisseau volait
porté par ses ailes de nciec et nue les rivages indécis s'évanouis-
saient à sa vue, vuici le chant d adieu qu'il jetait aux vents et aux
flots:
1.
Adieu ! adieu ! mon pays natal disparaît sur les vagues bleues : les
brises nocturnes snupnent, les vagues se brisent en rugissant, et la
moiiclle pousse ses cris sauvages : nous suivons dans sa course l'C
soleil qui va se plonger dans la mer. Adieu à lui 1 adieu à loi aus-i,
d ma patrie I
2.
Dans peu d'hearcs ce soleil se lèvera pour enfanter encore un
jour : je s-alucrai encore l'Oiéan et les cieux, mai^ non la terre ma-
ternelle. .Ma salle antique est déserte, et son foyer désolé : dos her-
bes sauvages croissenl dans les murailles et mes chiens hurlent sur
le seuil.
3.
«Viens près de moi, mon petit page I pourquoi pleurer et te
plaindre? Cr in»-lu donc la fureur des vagues ou le souffle «lu vent?
Essuie les larmes : notre vaisseau est ra|iide et bi n couslruit : à
peine mon meilleur faucon a-t-il un vol plus joyeux.
4.
— Que le vent siffle, que la vague grossisse, je ne crains ni la
vague ni h; vent; mais ne vous étonnez pas , nions igneur, de me
voir triste au fond de lame ; car j ai quitté mon père, une mère
que j'aimais, et après eux je n'ai point d amis, si ce n'est vols...
et celui qui est là-haut.
5.
« Mon père m'a donné sa bénédiction avec ferveur; et cep ■u-
dant il n'a point fait entendre de plaintes; mais ma mère va s^m-
pirer amèrenicnt jusqu'à mou retour. — .\ssi-z, assez, mon l'etJt
page! de pareilles larmes vont bien à tes yeux : si j avais ton canir
innocent, les miens ne seraient pas secs.
— Viens près de moi , mon fidèle serviteur I pourquoi donc eslu
si jiâle? Est-ce que lu crains l'attaque des Français ou bien ce vent
te iloiine-t-il le frisson? - Croyez-vous que je tremble pour ma
vie? non , monseigneur; je ne suis pas assez f.iible pour cela; mais
la pensée d'une femme absente peut faire pàlir un époux.
« Ma femme et mes enfants demcurenl près de votre manoir, le
long du lac qui l'entoure ; et quand mes |)etits garçons deina:ide-
ront après leur père, «lue pourra-'-clle leur réponure? — Assez,
assez, mon fiilèle serviteur : personne ne peut blâmer ta trislcs-;p ;
mais moi, d'une humeur plus légère, c'est en riant que je m'éloi-
gne. »
8.
Et qui voudrait se fier aux vains soupirs d'une femme ou d'une
maîliesse ? un nouvel amour séchera ces beaux yeux bleus ipie
nous avons vus tout humides. Je ne regrette pas plus les pl.ii>iiS
passés que je ne redoute les dangers présents : mon plus giuul
chagrin est de ne rien laisser après moi qui suil dignedune larme.
9.
El maintenant me voilà seul au monde sur la vaste, vaste mer.
Je n'ai à pleurer pour personne, puisque personne ne soupirera
pour moi. Peut être mou chien gémira t-il «pielque temps ju.squ'à
ce qu'une main étrang re l'ait nourri; mais bientôt, si je revenais,
il me déchirerait à belles dents.
10.
Vogue rapidement, ô mon navire; nous traverserons ensemble
les plaines écunianles : nimp.irle dans quelle contrée lu nie imr-
teras. pourvu que lu ne me ramènes point dans la mienne. Salut ,
salut I vagues bleuâtres. Et quand j'aurai perdu de vue l'Océan, sa-
lut, déserts 1 salut, antres sauvagesl Et toi mon pays natal, adieu !
XIV.
En avant I en avant! le vaisseau fuit, la terre a disparu cl les
venlssouftlcnlrndcment danslabaiede Biscaïe iiices^ammenlacitée.
Quatre jours s'écoulent , et le cinquième on signale la cote, ei celle
nouvelle répand la joie dans tous les cœurs. La montagne de Oiulr.»
salue les naugatonrs ; devant eux le Tage apporte à I O'éan le tri-
but de ses finis dorés. Les pilote^ lusitaniens escalaileut bientôt le
bord, et le navire glisse entre des rives fertiles où quelques paysans
achèvent la moisson.
XV.
0 Christ ! c'est plaisir de voir lout ce que le ciel a fait pour celle
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
33
terre de di^licfs! Qnch fruits embaumés rnuG:i=sent sur les arbresl
quelles richesses se déploient sur les coteaux 1 ;\lais l'Iiomine vient
ravager d'iuie main impie tous ces dons de la nature, et quand le
Tout-Puissant lèvera son bras vengeur pour frapper les lran~grcs-
seurs de ses commandements, ses foiidn-s allumées jiar une triple
vengeance frapperont les hordes des Gaules, ces armées de saute-
relles, et purgeront la terre de ses plus cruels ennemis.
XYI.
Au prenii'T coup d'oeil , que les beautés Lisbonne déploie I Son
image se réfléchit tiemlilanle dans ce noble fleuve que les poêles
Dien leurs faisaient couler sur un sable d'or, et à la surface duquel
glissent maintenant les carènes de mille puissants vaisseau.^, de-
puis qu Albion donne son appui aux Lusitaniens : nation giinfl'^e
d'ignorance et d'orgueil, baisant et maudissant à la fiis la main
qui a lire lépée pour l'arractier aux fureurs de l'implacable tjran
des Gaules.
XVIL
Mais si l'on pénètre dans l'intérieur de cette ville , qui vue de
loin semble une habitaiion célesie, on erre tristement parmi une
foule d'objets pénibles à voir pour l'étranger : clianmières et palais
sont également malpropres, et partout les habitants croupissi'nt
dans la fange : de quelque rang qu'il soit, nul ne s'occupe de la
propreté de son linge ou de son costume; et fussent-ils atiaquésde
la plaie d Kgypte , ils resteraient sans s'émouvoir dans leurs hail-
lons et leur crasse.
XVlll
Pauvres et vils esclaves I nés cependant au sein de la plus belle
contrée I 0 nature comment prodigues-tu tes merveilles en faveur
de tels hommes? Voi,ez! Cintra nous étale son radieux Eden. en-
semble varié de montagnes et de vallons. Quel pinceau, quelle
plume pourrait reproduire la molié des beautés que l'œil contem-
ple ? sites plus éblouissants pour des regards mortels que les lieux
mêmes décrits par le poète qui , le premier, a ouvert aux humains
étonnés les portes de riiljsée.
XIX.
Rochers audacieux , couronnés par un couvent suspendu dans
l'espace, lièges blanchâtres qui garnissent la pen le escarpée, mous-
ses des montagnes brunies par un ciel brûlant, vallées profondes dont
les arbrisseaux pleurent 1 absence du soleil , mer sans ride dont le
tendre azur se iléploie à l'horizon, oranges dont l'or brille parmi la
plus belle verdure, torrents qui bondissent du haut des rocs dans les
vallons; des vignes sur les hauteurs, plus bas des saules : tous ces
objets réunis forment un spectacle imposant plein de magnilicence
et de variété.
XX.
Gravissez lentement le sentier aux mille détours, et tournez-
vous de temps en temps pour regarder derrière vous ; chaque point
de vue plus élevé vous découvie de nouvelles beautés : arrêtez-
vous enfin au couvent de Notre-Darae-des-Douleurs, où des moines
dévols montrent à létranger leurs petites reliques, et lui racontent
de vieilles légendes : ici des impies ont été frappés par Dieu même,
et là-bas, voyez cette profonde caverne oii Honorius habita long-
temps dans l'espérance de mériter le ciel en se faisant de ce monde
un enfer.
XXI.
En gravissant le rocher, remarquez, tantôt à droite, tantôt à gau-
cbe du chemin , ces croix grossièremenl sculptées : ne croyez pas
qu'elles aient été placées là par la tlévoiion ; ce sont les monuments
frat-'iles d autant de meurtres : car partout où une victime a crié et
répandu son sang sous le couteau de l'assassin , une main incon-
nue \ieiit ériger une croix formée de deux lattes vermoulues; et les
bosquets et les vallons en oflrent des milliers sur celte terre ensan-
glantée , où la loi ne protège pds la vie de l'homme.
XXIL
Sur la pente des collines, ou dans le fond des vallées , sont des
palais où les rois faisaient jadis leur demeure : aujourd hui ces en-
ceiules solitaires n'ont plus pour habitants que quelques fleurs sau-
vages; et pourtant on y découvre enC'ire d« traces île leur gran-
deur passée. Là-bas s'élèvent les tours du palais du prince T c'est
là aus.si, ô Valhek (t) , le plus opulent des tils de l'Angleterre, que
tu avais jadis réalisé ton paradis, oubliant que la richesse a beau
déploser toute sa puissance, elle ne peut retenir la douce paix dans
ses pièges voluptueux.
XXIII.
C'est ici que tu deweurais; sous la crête toujours superbe de celte
(1 1 ra(/ieA:estmis ici pour M. William Ceckford, anieurdu conte orien-
tal, intitulé : Le calife Yathek, et célèbre par ses richesses et sa iirodi-
galité.
raontngne , tu fiiédiiais sans cesse de nouveaux plaisirs : mais au-
jourd'hui , comme un séjour profae.é , ton magique palais est soli-
taire comme toi-même! Des plantes gigantesques laissent à peine un
passage vers les salles désertes et les vastes portiques béants : nou-
vel exemple, pour une âme réfléchie, de la vanilé des jouissances
terrestres, si rapidement balayées par les flots tumultueux du
temps.
XXIV.
Voici le palais où des chefs renommés se sont réunis naguère (I).
Oh! que sa vue est pénible aux regards d'un Anglds! C est là que
siège, coin"é du bonnet de la fulie en guise de diadème, ei revêtu
d'une robe de parchemin , un petit démon au sourire moqueur : il
porte suspendus à son côté un sceau et un noir rouleau où brillent
des armoiries et des noms connus dans la chevalerie, et do nom-
breuses signatures que le petit lutin montre du doigt en riant do
tout son cœur.
XXV.
Convention, tel est le nom de ce nain diabolique quia dupé tons
les chevaliers rassemblés dans le palais de Marialva : il leur a enlevé
leur cervelle (si toutefois ils en avaient une) , et a changé en deuil
la fausse joie d'une nation. Ici la soiiise a foulé aux pieds le pana-
che du vainqueur, et la politique a regagné ce que les armes
avaient perdu. Que les lauriers fleurissent en vain pour des chefs
tels que les nôtres! Oui, malheur aux vainqueurs , et non pas aux
vaincus , puisque la victoire , prise pour dupe, se laisse ainsi ravir
ses palmes I
XXVI.
Depuis ce belliqueux congrès , ton nom fait pâlir la Bretagne ,
ô Cintra; les ministres, quand ils l'entendent, frémissent, et ils rou-
giraient de honte s'ils pouvaient rougir. Comment la postérité qiia-
lifieia-t-elle un semblable traité? Les nations ne se railleront elles
pas de nous en voyant nos champions dépouillés de leur gloire par
un ennemi vaincu sur le champ de bataille , et vainqueur sur un
tapis vert? Ridicule conlraste que le mépris flétrira dans un long
avenir (2).
XXVII.
Ainsi pensait Harold tout en gravissant la montagne, silencieux
et Solitaire : le site était magnitlque , et pourtant il avait hâte de
fuir, [dus ennemi du repos que l'hirondelle dans lair. Cependant il
s'exerçait ainsi à réfléchir, car il élai! quelquefois enclin à la médi-
lalion'; la vo x de sa conscience lui disait tout bas qu'il avait passé
misérablement sa jeunesse dans de- 'iqirices insensés : mais quand
il regardait la vérité, ses yeux blessés s'obscurcissaient.
XXVIII.
A cheval I à cheval ! il quitte , il quitte pour jamais un séjour de
paix, quelque doux qu'il soit à son âme : il sort de son accès de rê-
verie; mais ce n'est ni l'amour ni les festins qui l'appellent. 11 vole
toujours en avant sans savoir encore où il se reposera de son pèle-
rinage; la scène changera bien des fuis autour de lui, avant que la
fatigue ait apaisé sa soif de voyages , avant que son cœur se soit
calmé , et que l'expérience l'ait rendu sage.
XXIX.
Cependant Mafra l'arrêtera un moment. C'est là qu'habitait la
malheureuse reine des Lusitaniens : l'Kglise et la Cour y entremê-
laient leurs poni|ies; on y voyait se succéder les messes et les fes-
tins, (les courtisans et des moines, coni|iagnnns assez mal assorlisi
Mais la Prostituée de Babylone a construit dans ces lieux un élilice
où elle brille dune telle splendeur que l'on oublie le sang qu'elle a
versé , et que ion plie le genou devant celte magnificence qui dé-
core le crime.
XXX.
Childe-Harold chemine à travers des vallons fertiles, des collines
pitloiesques (ah I que ne sont-elles habitées par une race d'hommes
libres!), parmi des sites délicieux qui charmeni sans cesse la vue.
Des hommes peu actifs peuvent taxer de folie une pareille poursuite,
et s'étonner qu'on abandonne son bon fauteuil pour parcourir les
longues, longues lieues d'une route fatigante : n importe! l'air des
montagnes est doux à respirer, on y puise une vilalité que l'inlo-
lence ne connaîtra jamais.
XXXI.
Les collines deviennent plus rares et s éloignent à la vue; les val-
lées moins fertiles ont plus d'étendue, et enfin ce ne sont plus que
(1) La convention dont il s''agit entre les généraux anglais et français
fut conclue à plus de ilix lieues de l'endroit ofx ta place Byion.
(2) On suit néanmoins qne si Junol, dnc d'.Abrantès, cerné et n'ayant
que des loi'ces très iiifériei;ri;s à celles de l'ennenii. obtint des conditions
avaiilageuses , ce fut grâce à la terreur qu'inspiraient encore les débris
de sa courageuse armée.
30
LES VEILLtES LITTÉnAlRES ILLUSTRÉES.
d'immcnaps plaines qui sp pordeni à l'horizon. Aussi Inin que 1 flPiI
pinil altcindrc , il vnil s'élciulrc sans On les domaines de 1 {-.spaKne
où les bergeri font pallie ces troupeaux dont la laine soyeuse est si
bien e.uinue du romnieree. Mainlcnanl il faul que le hras des pas-
teurs d.fende leurs agneaux : car l'I-spaguc esl envahie par un en-
nemi redoulahle, et chacun dnit défendre ce qu'il possède, ou subir
les maux de la conquête.
xxxn.
Au lieu où se rencontrent la Lusitanie et sa sœur, que nenstz-
vous qui marque la borne des deux lîlats rivaux ? KsI-ce le Tape
qui interpose son onde majestueuse entre ces nations jalouses? Les
sombres Sierras y viennent-elles élever leurs rochers orgueilleux ?
Y voit-on une barrii'-re élevée par la main des hommes, paredie à
l'immense muraille de la Chine?... Point de mur ni de barrière, point
de large et profond cours d'eau, pas de rochers escarpés, point de
monlatrnes sombres et allières comme celles qui séparent l'Espagne
de la France.
xxxin.
Mais entre les deux royaumes rivaux glisse un ruisselet argenté,
aux rives verdoyantes et h peine distingué par un nom. Le berger
inoccupé vient s'y arrêter, appuyé sur sa houlette, et laisse son œil
indolent errer sur les flots qui murmurent et qui coulent paisibles
entre des ennemis acharnés : car ici tout paysan est lier comme le
plus noble duc, et le laboureur espagnol sait quelle dilTercncc existe
entre lui et l'esclave lusitanien , le dernier et le plus liche des
hommes.
XXXIV.
Avant d'avoir laissé loin en arrière ces limites indécises, Ha-
rold voit la somlire Guadiaiia, si souvent chantée dans les ancien-
nes romances, rouler devant lui avec un imposant murmure ses tristes
el vastes ondes. Autrefois sur ses bords s'entassèrent des légionsde
Maures et de chevaliers cliréliens, brillant dins leurs colles de mail-
les : ici les plus agiles s'arrêtèrent; ifi tombèrent les plus forts : le
turban musulman et le cimier du chrétien se rencontrèrent roulant
dans les flots ensanglantés.
XXXV.
0 belle Espagne! glorieuse et romantique contrée ! qu'est devenu
l'étendard que portait l'élage , après que le traître Julien, père de
l'infortunée Cava, eut appelé les bandes africaines pour teindre du
sang des Goths les sources de tes montagnes ? Où sont ces banniè-
res sanglantes qui flottaient sur les tôles de les enfants, enflées par
le souffle de la \ictoire, et qui repoussèrent enfln les envahisseurs
jusque sur leurs propres rivages? Alors la (2roi.\ brillait d'utiesplen-
deur empourprée ; le pile croissant s'évanouissait devant elle, et
les échos africains répétaient les gémissements des matrones mau-
resques.
XXXVL
Chacun de tes chants populaires n'esl-il pas plein de ces glorieux
récils? Telle est, hélas! la plus haute récompense du héros. Quand
le granit tombe en poudre, et quand l'histoiie se tait, la complainte
d'uu paysan supplée aux annales douteuses. Orgueil 1 détache les
regards du ciel pour les abaisser sur toi- môme , et vois comment les
noms les plus puissants vont se réfugier dans une chanson. Un livre,
un édifice , un tombeau, peuvent-ils te conserver ta grandeur? et
oseras-tu compter sur la sunple voix de la tradition quand la flat-
terie ne parle plus pour toi, et quand l'histoire le méconnaît?
XXXVII.
Eveillez-vous, fils de l'Espagne, éveillez-vous I En avant I C'est
la chevalerie , voire ancienne divinité, qui vous appelle ; mais elle
n'a plus comme jadis une lance altérée de sang , et sou panache de
poorpre ne se balance plus dans la nue : elle vole maintenant r,ur
la fumée des détonations enflammées, et rugit comme un tonnerre
par la \mx des tubes d'airain ; à chacun de ces éclats elle vous crie :
« Héveillez-vous! levez-vous! » Dites, sa voix est-elle donc plus
faible (lu'elle n'éiait jadis, quand sen cri de guerre se faisait enten-
dre sur les rivages de l'Andalousie?
XXXVIII.
Silence! n'entendcz-vous pas retentir le sol sous le galop des
coursiers? N'est-ce pas le bruil du combat qu'on entend dans la
plaine? Ne voyez-vous pas quelles victimes tombent sous le glaive
lumanl? Courez, courez au secours de vos frères avant ([u'ils
tombent sous les coups des tyrans el de leurs esclaves. Les feux
du trépas, les feux qui portent la balle mortelle bnileul sur les hau-
leuis : chaque coup répété de roc eu roc annonce que des milliers
de »icllines ont cessé de respirer; la mort chevauche un aquilon
sulfureux; le génie des batailles frappe le soi de son pied rouge de
sang, el les nations sentent le contre-coup.
XXXIX.
Voyez Ih-basI le géant est debout sur la monlagne, étalant au
soleil sa chevelure sanglante; le foudre exterminateur brille dans
sa main de feu ; son œil dévore louB le» objets sur lesquels d s ar-
rête ; cet œil, tanlAt roulant datis son orbite, tantôt se fixant, lance
au loin ses éclairs. La destruction est couchée sous ses pied-i il'airain,
observant la marche du flé.iu : car ce matin trois puissantes nations
se sont rencontrées pour répandre devant son autel le sang, son
ofl'rande favorite.
XL
Par le ciel! c'est un beau spectacle, pour qui n'a là ni frère ni
ami, de voir se mêler toutes ces écharpes couvertes de broderies, et
toutes ces armes qui brillent au .soled I Les ardents limiers de la
guerre onl quille leur chenil : ils allongeiil leurs grilTes el hurlent
sur la trace de leur proie. Tous prei\iieni part à la cha.sse , mais
peu partageront le triomphe. La mort emportera la plus b<.-llc part
de la prise , et le carnage dans sa joie peut à peine compter le
nombre des victimes.
XLI.
Trois armées se réunissent pour offrir ce sanglant .sacrifice; trois
langages élèvent vers le ciel d'étranges prières; trois pompeux
éb^ndards flottent sur le pAle azur <les cieux. On entend crier :
France ! Espagne ! Albion! Victoire! L'ennemi, la victime , et un
allié qui combat jiour tous el toujours sans réçompen>e. se sont
donné rendez vous ici, comme s'ils ne pouvaient Irouver la mort
dans leurs ])ropres foyers; ils viennent nourrir les corbeaux sur la
plaine de Talavera, el fertiliser le champ que chacun d'eux prétend
conquérir.
XLII.
C'est là qu'ils pourriront , insensées mais glorieuses victimes de
l'andjition ! Oui, l'honneur décore le gazon qui couvre leur dé-
pouille! Vain sophisme! ne voyez en eux que de tristes instrumenls,
des instrumenls brisés, que la tyrannie jelle autour d'elle par my-
riades quand elle veut paver de cœurs humains sa route criminelle,
pour ailciiidre quoi?... un rêve. Kn efTet, le joug des despotes est-
il accepté vcjlontairement quehiue part? Est-il un seul coin de terre
qu ils puissent appeler véritablement leur domaine, sauf celui où
enfin leurs os doivent tomber pièce à pièce ?
XLIII.
0 Albuera , champ de gloire et de deuil I au moment où noire pè-
lerin poussait sou coursier à travers la plaine, qui pouvait prévoir
que tu serais sitôt le théâtre où tant d'ennemis viendraient triom-
pher et mourir! Paix aux morts! puissent la pa'me guerrière et les
larmes des vainqueurs être longtemps leur récompense ! Jusqu'à ce
que d'autres guerriers succombent , guidés dans d'autres lieux par
d'aulres chefs, ton nom, Albuera, rassemblera en cercle la foule
émerveillée ; et les chants du peuple te décerneront une gloire fu-
gitive.
XLIV.
C'est assez parler des favoris de Dellone : qu'ils s'amusent à jouer
des existences humaines et à donner leur vie pour la gloire : celle
gloire ne ranimera pas leurs cendres, quand môme des milliers de
victimes tomberaient pour illustrer un Stul nom. Rn vérité, ce serait
dommage de leur refuser l'objet de leur noble ambition , ces vail-
lants mercenaires qui affrontent la mort pour servir leur pays, qu'ils
eussent pi.'ut-être déshonoré s'ils avaient survécu : car ils auraient
péri dans quelque sédition domestique, ou daus une carrière plus
obscure, ils se seraient livrés au brigandage.
XLV.
Harold poursuit rapidement sa route solitaire : il arrive aux lieux
où la fière Seville règne encore indomptée : elle est libre encore,
celte proie convoitée par les envahisseurs. Hélas! bientôt les pa.*
farouches de la conquête auront souillé ses rues et marqué rudenieni
leur iiassage à travers ses palais élégants. Heure fatale! cest en
vain qu'on voudrait lutter contre la ruine quand la Providence l'en-
voie établir quelque pari ses hordes aCf.imées ; sans cette loi funeste,
Uion , Tyr, seraient encore debout : la vertu serait triomphante elle
meurtre abattu.
XLVI.
Mais ignorant l'arrêt qui les menace, les ,gévillans ne s'occupent
que de fêtes, de chants et d'orgies; les plaisirs les plus étranges
emploient tous leurs instants . et leur patriotisme ïe saigne point des
blessures de la pairie. Au lieu des cl^iirons del* guerre, résonne
l'amoureuse guilare. La Folie règne en despote; la Luxure, aux yeux
brillants de jeunesse, fait sa ronde de minuit, et le Vice, promenant
avec lui les crimes silencieux den grandes capitales, s'attache jus-
qu'au dernier moment à ces mun près de s'écrouler.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON,
37
XLVII.
Il n'en est point ainsi de Ihonirae des ciiamps; caché près de sa
tremblanle compagne, il promène vaguement un œil appesanli qui
n'ose s'aventurer trop loin : il craint de voir sa vigne dévastée, flé-
trie sous le souffle fatal de la guerre. On n'entend plus le fandango
agiter ses joyeuses casiagnettes sous les rayons amis de l'asire du
soir. Monarques, si vous étiez capables de goûter toutes les joies que
vous troublez, vous n'iriez plus alTronter les fatigues que coûte la
gloire : la voix triste et discordante du tambour se tairait, et l'homme
trouverait encore le bonheur ici-bas. •
XLvm.
Que chante maintenant le mulelier : célèhre-l-il encore l'amour,
la chevalerie, la dévoiion,qui charmaient autrefois sa longue route,
tandis que les grelots de ses mules résonnaient gaîment sur le che-
min? Non! tout en courant, il répèle : " Viva el Rey Fernando! » et
ne suspend son refrain que pour flétrir Godoy , l'imbécile roi
Charles, et maudire le jour oîi une reine d'Iïspogne réchaufl'a dans
son lit adultère la trahison aux yeux sombres et aux traits teints de
sang.
XLIX.
Sur cette plaine vasteet unie , bordée à l'horizon par des rochers
que couronnent des tours mauresques, le fer des coursiers a déchiré
et souillé le sein delà terre , et le gazon est noirci çà et là par les
flammes : ces signes annoncent que l'ennemi a envahi l'Andalousie.
Ici était le camp, le feu de bivouac, l'avantgarde; ici le paysan in-
trépide a pris d'assaut le repaire du dragon; il le montre encore
d'un air triomphant , et vous signale ces positions plusieurs fois
prises et perdues.
L.
Chaque voyageur que vous rencontrez sur la route porte à son
chapeau la cocarde rouge, signe qui indique celui qu'on doit ac-
cueillir, celui qu'il faut éviter. Malheur à l'iiomme qui se montre en
public sans ce gage de fidélité ! le couteau est afiilé, le coup rapide,
et Irisie serait la destinée des soldais de la Gaule, si le poignard
perfide, enveloppé dans le manteau, pouvait émousser le tranchant
du sabre et dissiper la fumée du canon.
Ll.
A chaque détour dans les Morénas sombres, les hauteurs sont ar-
mées d'une batterie meurtrière , et aussi loin que peut porter le
regard de 1 homme, il aperçoit l'obusier de montagne, les routes
coupées, les palissades qui se hérissent , les fossés remplis d'eau ,
les posies bien garnis, la garde qui veille sans cesse, les magasins
creusés dans le roc , les chevaux abrités sous un hangar de chaume,
les boulets empilés en pyramide, et la mèche toujours allumée.
LU.
Présages infaillibles de ce qui va suivre ! mais l'homme qui d'un
signe a renversé de leur trône des despotes plus faibles que lui s'ar-
rête avant de lever le bras, et daigne encore accorder un moment
de répit. Bientôt ses légions balaieront tous les obslacles, et l'Occi-
dent reconnaîtra le fléau du monde. Pauvre Espagne! qu'il sera
triste pour toi le jour où le vautour des Gaules déploiera ses ailes ,
et où lu voudras compter en vain tes fils précipités en foule au sé-
jour des morts.
LUI.
Ah! faut-il donc qu'ils tombent tous , les plus jeunes, les plus
fiers, les plus braves, pour assouvir la fatale anibilion d'un chef or-
gueilleux? N'y a-t-il pas de choix entre l'esclavage et la mort, entre
le triomphe d'un brigand et la chute de I'Kspagne ? La Providence
que l'homme adore peut-elle consacrer un pareil arrêt , et rester
sourde aux plaintes des suppliants? L'héroïsme d'une valeur déses-
pérée, la sagesse des conseils, l'ardeur du patriote, l'habilelé des
guerriers consommés , le feu de la jeunesse , l'intrépidité de l'âge
umr : tout cela sera-t-il vain?
LIV.
Est-ce donc pour cela, ô vierge d'ibérie , que tu t'es levée, sus-
pendant aux branches des saules ta guitare muette? Est-ce pour
cela qu'oubliant ton sexe, tu as épousé l'audace, chanté les
bruyants hymnes de guerre et aû'runté la bataille? Celle qui sef-
fra.wiit autrefois del apparence d'une rixe, et que le cri dune
chouette glaçait de terreur, maintenant sans trembler voit le scin-
tillement des baïonncltes ennemies, brave les éclairs du sabre et
foule ilu pas d'une Minerve l'arène sanglante où Mars lui-même ne
marche pas sans frémir.
LV.
Vous qui vous étonnez en apprenant son histoire, oh ! si vous
l'aviez connue dans de meilleurs jours, si vous aviez vu ses yeux
Son amant tombe...
Le chef est tué. . elle
veulent fuir... elle les
se retire... elle dirige
apaiser les mânes d'un
chef? Voyez la jeune
voyez-la fondre avec r
main d'une femme au
plus noirs que le noir tissu de sa mantille; si vous aviez entendu
ses joyeuses chansons dans les réunions de ses compagnes . con-
templé les longs anneaux de sa clicvelure défiant l'art du peintre,
sa taille de fée, sa grâce plus que féminine, vous auriez de la peine
à croire que les remparts de Saragosse l'ont vue sourire en face au
danger à la tète de Gorgone, éclaircir les rangs de l'ennemi et con-
duire les guerriers dans le chemin périlleux de la gloire.
LVI.
elle ne verse pas des larmes inopportunes,
le remjdace au poste fatal. Ses compagnons
arrête sur le chemin de la honte. L'ennemi
une sortie. Quelle femme saura comme elle
amant? qui vengera aussi bien la chute d'un
fille relever le courage aballu des guerriers I
age sur l'ennemi dispersé, fuyant devant la
pied des remparts qu'il foudroie 1
LVII.
Pourtant les filles de l'Espagne ne sont pas une race d'Amazones :
elles sont faites pour l'amuur et ses plus doux enchantements. SI
dans les combats elles rivalisent quelquefois avec les hommes et se
jettent au sein de l'horrible mêlée, ce n'est que le débile courroux
de la colombe frappant du bec la main qui menace sou époux. i:!a
douceur aussi bien qu'en courage elle surpasse les femmes des au-
tres climats qui ne siivent que babiller ou touiber en faiblesse ; son
âme est certes plus noble et ses charmes égalent peut-être les leurs.
LYlIl.
Il doit être bien doux, ce menton gracieux où le doigt de l'amour
a marqué une légère fossette; ces lèvres qui s'avancent comme pour
laisser sortir une nichée de baisers disent à l'homme que pour les
mériter il doit se montrer brave. Comme ce regard est beau d'une
sauvage énergie! cette joue n'a point été flétrie par les rayons de
Phébus : elle est sortie plus fraîche encore de ses baisers amoureux I
Qui |iourrait, après l'avoir vue, rechercher les pâles beautés du
Nord? Que leurs formes semblent pauvres, frêles, froides et languis-
santes I
LIX.
Climats que les poètes se plaisent à vanter I harems de cette con-
trée lointaine où je fais entendre ces chants à la gloire des beautés
qu'un cynique lui-même admirerait! montrez-nous ces houris à qui
vous permettez à peine de respirer un air libre, de peur que 1 a-
mour n'arrive jusqu'à elles sur le souffle du vent I Pouvez-vous les
comparer à ces filles de l'Espagne dont la regard est sombre et brd-
lant à la fois? C'est là que nous trouvons le paradis de votre pro-
phète, avec ses vierges célestes aux yeux noirs, à l'angéliquo dou-
ceur.
LX.
0 Parnasse, je te contemple maintenant, nonplus dans la
brûlante vision d'un songe, non plus dans les fabuleuses descrip-
tions des poètes; mais je vois tes sommets neigeux dans leur sau-
vage majesté s'élever vers le ciel natal. Qui s'étonnera de ce que
j'ose chanter en ta présence? Le plus humble des poètes pèlerins
qui t'ont visité se plaît à solliciter tes échos du bruit de ses accords,
quoique sur tes cimes aucune muse ne déploie aujourd'hui ses
ailes.
LXI.
Que de fois je t'ai vu dans mes rêves ! car ignorer ton nom glo-
rieux, c'est ignorer le plus divin privilège de l'homme; et mainte-
nant que tu es là devant mes yeux, c'esiavec honte, hélas! que je
t'offre l'hommage d'aus>i faibles accents. En me rappelant tes anti-
ques adorateurs, je tremble et ne puis que plier le genou. Je n'ose
élever la voix , ni me livrer à un impuissant essor ; mais je te con-
temple silencieusement sous ton dais de nuages : joyeux de penser
qu'enfin il m'est donné de te voir.
LXII.
Plus heureux que tant d'illustres poètes enchaînés par le destin
dans une lointaine patrie, pourrais-je contempler sans émotion ces
sites con.sacrés , dont tant d'autres ambitionnent le spectacle, quoi-
qu'ils ne les connaissent pas? Bien qu'Apollon ne fréquente plus
ses antres favoris, et que la résidence des muses soit maintenant leur
tombeau , on ne sait quels aimables génies fréquenient encore ces
lieux, soupirautdans la bise, habitant le silence des grottes, et glis-
sant d'un pied léger sur l'onde mélodieuse.
LXIII.
Bientôt , ô Parnasse , je dois revenir à toi ; mais au milieu de mes
chants, je mesuis écarté de mon sujet pour te payer mon tribut, et
j'ai oublié un instant le sol , les enfants et les vierges de l'Espa-
a»
LES VKILLfiKS I.ITTfiltAIMF.S II.1.1JSTI«I^:KS.
ptic, el RM doslini qui doivent être chers à loul cœur libre : j'ai
Colli oiililié pour le Faliicr, non pouUAIre sans vorst-r une larme.
Itlnintrntinl , je rcxicns sur mes pus; mnis que j'<*ni|porl<! de les
«liiiles rftrnilps iitif relique, un souvenir; laissf-nini cueillir une
fr'uille de I arhre imuinrlcl de Daphiié, et ne |iernu'ls pas que IVs-
poir dr celui qui tiinplore semble aux yeux des hommes une im-
pui8s;iiitc vantorie.
LXIV.
Mais jamais, noldc montagne! jamais dans la Gn'^ee jeune encore,
In n'as vu soub les croupes géantes un plus tirillant diœur de nyin-
ptie«; jamais Oelplirs, au temps où ses prêtresses inspirées d un fi-u
plus que mortel rh.inl.iiciit riijiiinc p^iliien. n'a coiiicmplé un es-
«.lini de vicrpi's plusdi^rnos d'inspirer di's clianU amoureux que ces
filles de l'Andalousie i-lcvics dans la brûlante almosphcie des ten-
dres désirs : nli ! que n'onl-ellrs sous leurs ombiapes celle paix
donl jouit encore la Grèce, quoique la gluire ail déserté ses forêts
de lauiieis.
I.XV.
Seville peut i^lre fière de sa lu-auto, de sa Torcc , de ses richcses,
de son renom d^s les plus anei. us jours; mais Cadix, sur son loin-
tain riNage , r -clame un plus doux quoique moins glorieux éloge.
O ^iceI que tes voluptueux scnlicrs ont de eharniesl Tant qu'un
jeune sang fermente dans nos veines, cominenl tV'liapper à la puis-
sanee de ton regard magique? Iluire h la lèle de chérubin, lu nous
fascines sans cesse , et ta l'ornrj "décevante se plie à tous les goùls.
LXVI.
Quand Paplios snccorril.a sous les eCTorls du temps (vieillard
mauiiit, la reine de tous les cœurs doit céder aussi 'J3vant toi), les
plaisirs exilés clierchèrent un elimal aussi doux, et Vénus, fidèle à
ses inersiiaïales . mais à nulle autre chose lidèle , daigna fixer son
séjour sur les crttes d Ibérie. Cadix , ce fut dans tes blanches mu-
railles qu'elle érigea son temple, sans toutefois circonsciire son
culte à un seul lieu, mais eu adoptant mille autels toujours allumés
en son honneur.
LXVII.
Du malin jusqu'à la nuit, de la nuit jusqu'à l'Iieure où l'au-
rore brusquemoiit éveillée vient conlempler en rougis-aiil l'orgie
de la bande joyeuse, partout on entend les chansons, partout on
voit les guirlandes de roses; et d aimables propos, et des folies lou-
ioiirs nouvelles se suivent sans intervalle. Qu il disu un long adieu
a des iilaisirs tranquilles celui (jui séjourne dans ces murs : rien
n'inienompt la haechanale joyeuse; mais à défaut de véritable piété,
les moines brûlent de l'encens : l'amour et la dévotion régnent en-
semble ou dominent tour-à-lour.
LXVIII.
Le septième jour est venu, jour d'un pieux repos : comment
V!:onore-i-on sur celle terre cbréiicnne? Il esl consacré à une fcie
solennelle. Ecoulez I n'entendez-vous point rugir le monarqoe des
foiéls? Il brise les lances ; ses naseaux aspirent le sang des hom-
mes et des cirursiors leirassés par ses cornes redoutables : l'arène
encombrée de spcclalenrs répète ce cri : « Encore ! encore! » une
foule insensée se repaît du spectacle d'entrailles palpitantes ; les
yeux des femmes ne s'en détournent point, et ne feignent môme
pas la tristesse.
LXIX.
Est-ce donc là le jour du Seigneur, le jubilé de l'homme?
0 Londres, que tu connais bien mieux le jour de la prière : tes cita-
dins endimanchés, les artisans les mains propres, les apprentis
gaillards vont prendre leur portion hebdomadaire d'air re-spirable ;
cirrosscs de louage , whiskevs, cabriolets à un cheval , modestes
gigs, roulent dans les liimnllueux faubourgs, et se dirigent vers
llanipslead , Drenifoid ou Harrow, jusqu'à ce que la pauvre rosse
s'arrête épuisée au milieu des quolibets jaloux de la foule pé-
destre.
LXX.
Quelques femmes enrubannées voguent en bateau sur la Tamise;
d'autres préfèrent comme plus sûre la r ulc coup.e de barrières :
une partie des promeneurs gravit la colline de Ricliemoiid; danlrcs
courent à Ware, mais la plupart monlent jusqu'à Ilighgale. Vous
dirai-je pourquoi , ombrages de la Boolie (1)? C est pour ador.'r la
corne sacrée nui, oITerc par la main du mystère, reçoit les ser-
ments redoutables des garçons cl des filles, serments consacrés par
des libations et des danses qui durent jusqu'au matin ^!).
(I) Byion écrivait ces st.mccs à Tlièbcs en Béotie, où fut proposée la fa-
meuse énigme du ."Sphinx.
(2! Ailii.-iun à une cjiitum.i riilicnle que l'on observait autrefois dans
los.Til.er..'rs il.-Itigli-ai.-: on (irés, m.,', n ,i vnY,n,-onrsune naiie de cornes
sur les 111 U..S ils juctai -m le serment limillon do ne jamais embrasser
la servante quand ils pourraient embrasser la maîtresse ; de ne point
LXXI
Tous leq peuple» ont leurs frdies ; mnis telles ne «onl pas Ici
tiennes, f, belle Cailix, qui le mires dan» le sombre azur de» eaux!
Aussilrtl que la cloi'he matinale a sonné neuf eonps, le» pieux habi-
tants ciunntentlci grains de leur rosaire; cl la Vierpe (la seule, je
crois, qu'il y ait dans le pays) a fori à f.iin- pour efTacer d'un seul
coup autant de gros péchés qu'il y a de HdMes qui rirniJorenl. Cela
terminé, ils se rendent en foiile au cirque où grands et vieux, riclics
et pauvres se montrent également avides du même spectiicle.
•
LXXII.
La lice est ouverte; la spacieuse arène esl libre : des milliers de
speeiaieiirs l'entourent, entassés les uns sur les autre» lont.'i>- 1 p^
avant le premier signal de la trompette sonore, les curieux ail.n Is
n'y trouvaient plus une seule place On y voit foisonner Ic^ dons et
les granilei^ses et sur oui les dames !\ l'anllade meurtrière, mais fort
disposées à guérir les blessures qu'elles ont faites. Nul ne peut se
Plaindre, comme le font les poètes lunatiques, que leur froid dédain
ail condamné à mourir des traits cruels de l'amour.
Lxxin.
Les murmures de rassemblée ont cessé. Montés sur de nobles
coursiers, avec leurs blancs panaches, leurs éperons d'or et leurs
lances légères on voit quatre cavaliers, prépares à cette joilie pé-
rilleuse s avancer dans le cirque en s'inriinani devant les spec'a-
teurs: ils portent de riches écharpes. cl leurs montures caraeolent
avec grûce. S'il- prétendent briller dans ces jeux redoutables, ce n est
que p<uir obtenir les bru^^anls applaudissements de la foule et 1 aima-
ble sourire des dames: c'est là le seul prix de leurs exploits et ce-
liii dont se paient également les monarques et les guerriers.
LXXIV.
Revêtu d'un splendide costume et d'un manteau éclatant, mais
to'ijoius à pied, le léger matador se place au centre de l'arène, pour
assaillir le roi des troupeaux mugissants; mais auparavanl il par-
Court tout le terrain d'un pas aitenlif, de peur que quelque ohsiaele
caché ne vienne eiilraver son adresse. Son arme est un simple dard ;
il ne combat que de loin : c'est tout ce que Ihomme peut faire sans
l'aide du Coursier fidèle, trop souvent, helas! condamné àverser son
sang pour lui.
LXXV.
Le clairon a sonné trois fois: le signal est jeté; l'antre s'ouvre,
et rallente silencieu.se règne dans les rangs pressés desspedaieurs.
Le puissant animal sélanee d'un seul bond dans l'arène, promène
autour de lui ses regards farouches, bat du pied l'arène sonore;
mais il ne s'élance pas aveuglément sur l'ennemi. Son Iront mena-
çant .se tourne de colé et d'autre, comme pour bien mesurer sa pre- •
mière atlaque, et il bal ses fiancs de sa queue qu'agite la fureur: ses
yeux rouges et dilatés roulent dans leurs orbites.
LXXVl.
Soudain il s'arrête: son œil se fixe... Arrière! jeune imprudent,
arrière! apprête ta lance ; voici le moment de périr ou de montrer
cet art par lequel il est encore temps d'arrêter la course furieuse du
monstre. L'agile coursier pif ouete au moment précis' le taureau
poursuit sa course écumanl dr f.ireiir, mais non sansble>isure: un
ruisseau de pourpre coule de son Qanc. Il vole, il tourne sur lui-
même, aveuglé par la douleur. Le ilard succède au dard ; la lance
suit la lance: ses soutTrances s'exhalent en longs mugissements.
LXXVIL
11 revient sur ses pas: rien ne l'elTraie, ni les lances, ni les dards,
ni les bonds précipités des coursiers baletanis. Que peuvent contre
lui l'homme et ses armes deslruclriees? Vaines sont les armes de
riioinme; plus vainc encore est sa force. Déj^ un vaillant coursier
n'est plus qu un cadavre défi^-uré; un autre ( hideux speciaele! )
est tout éventré, et à travers son poitrail san:;lanl on voi palpiter
à nu les organes d'- la vie; quoique frappé à mort, il traîne encore
ses membres afi'aihlis; chancelant, mais luttant encore, il dérobe
son maitrc au danger.
LXXVIIL
Enfin vaincu, sanglant, hors d'haleine, furieux, le monstre est
aux abois. Il se tient immobile au milieu de larène, entouré de ces
dards causes de ses ble-sures, des débris des lances qui l'oni frappé «
et (les ennemis qu'il a su mettre h 'Cs de combat. Maintenant les m.v
tadores voltigent a itourdelui, agiianl leur mantille rouge cl bran-
dissant le fer mortel: une fois encore il s'clancc à lia* ers ses en-
boire de petite bièrn quand ils auraient de la bière forto; et autres niai-
series de même force.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYllON.
3'.t
nemis avec la rapidilé de la fou'ire. Rage impuissante! une main '
perfiile lance le voile funesle qni couvre ses yeux enflammés : loul
esl fini ; il va tomber sur le sable.
LXXIX.
A l'endroit précis où son cou robuste se réunit aux vert^bres,
l'arnii' mortelle s'enfonce comme dans une paîne. 11 s'arrête, il
frémit, dédaignani de reculer : il lombe lentement au milieu des
cris de triumplie et meurt sans un gémissement, sans une convul-
sion. Un char riclienient décoré se présente : on y place le corps de
l'animal, .«pecla'de bien doux aiix yenx de la foule I Quatre cour-
siers, qui dédaignent le frt-in, aussi agiles que bien dressés, traînent
ce pesant fardeau, et leur vitesse est telle que l'œil a peine à les
suivre.
LXXX.
Tels sont les jeux impitoyables qui cbarment les vierges, les jeunes
lionuues de l'Kspagne. Habiiué de bonne heure à voir couler le
sang, leur cœur se complaît dans la vengeance, el jouit des souf-
frances d'autrui. Combien d'inindtiés privées troublent et ensan-
glantent chaque village! Tandis que tous devraient se réunir en une
patriotique phalange pour faire face à l'étranger, il n'en reste en-
core c]ue trop, hélas! dans leurs pauvres cabanes, occupés à aigui-
ser en secret contre un ami le poignard qui fera couler son sang
avec sa vie.
Lxxxr.
Mais la jalousie ne règne plus en Espagne ; ses srillcs, ses ver-
rous, la prudente duègne, sa sentinelle surannée, et tout ce qui ré-
volte les âmes généreuses, tout ce luxe de précautions qu'un vieil-
lard amoureux employait pour enchaîner la beauté, tout cela est
tombé dans les ténèbres de l'oub i avec le siècle qui vient de finir.
Avant que le vdlcan de la guerre eijt vomi ses fureurs, qu'y avait-il
de plus libre au monde que la jeune Espagnole, alors que, livrant
aux zéphyrs les longues iresses de sa chevelure, elle bondissait sur
la verie pelouse, et que la reine des nuits souriait à ses danses et à
ses amours?
LXXXIL
Oh! souvent el bien souvent Harold avait aimé ou rêvé qu'il ai-
rnail. puisqu'en effet le bonheur n est qu'un rêve; mais mainlenanl
son cœur capricieux éiait insensible, car il n'avait pas encore bu
au fleuve de loubli, et il savait depuis peu seulement que l'amour
n'a rien de si doux que ses ailes. Quelque beau , jeune el charmant
qui! paraisse , au fon I même de ses jouissances les plus délicieuses
on trouve une anieriume qui en corrompt la source, un poison qui
se répand sur leurs Heurs.
LXXXIIL
Cependant il n'était point insensible aux charmes de la beauté ;
mais il en recevait l'impression qu'en reçoit le sage. Ce n'est pas
que la sagesse eiit jamais jeîé sur une âme lelle que la sienne ses
ebasti'set imposants regards : mais ou la passion prend la fuite, ou
elle se consume et arrive au repos ; et le vice, qui se creuse à lui-
même une lombe voluptueuse, avait déj^ enseveli el pour jamais
toutes les espérances de Harold. Triste victime des plaisirs, une
sombre haine de la vie avait écrit sur son front flétri la fatale sen-
tence de Cain.
LXXX IV.
Ppeclateur insensible, il ne se mêlait point dans la foule; mais
il ne la regardait pas avec la haine du misanthrope. 11 eût voulu
prendre jiart à la danse et aux chants ; mais comment sourire
quand on se sent plier sous son destin? Rien de ce qui s'otîrait à
ses yeux ne pouvait adoucir sa tristesse. Un jour pourtant il essaya
de lutter contre le démon qui le tuait, et se trouvant assis tout rê-
veur dans le boudoir d'une jeune beauté, il Ct entendre ce chant
improvise adressé à des charmes non moins aimables que ceux qui
l'avaient captivé dans des jours plus heureux.
A INÈS.
1.
Ne souris pointa mon front soucieux, hélas! je ne puis te rendre
ton sourire. Fasse pourtant le ciel que tu n'aies jamais de larmes à
répandre, h. répandre peut-être en vain.
Veux-tu donc savoir quel malheur secret empoisonne mes joies et
ma jeunesse? Pourquoi chercher à connaître une douleur que toi-
même tune pourrais adoucir?
3.
Ce n'est pas l'amour, ce n'est pas la haine, ce ne sont pas les
honneurs perdus d'une vaine ambition, qui me font maudire mon
sort présent, et fuir tout ce qui m'était cher.
C'est cet ennui fatal qui jaillit pour moi de tout ce que je vois,
de tout ce que j'entends : la beauté a cessé de me plaire; les yeux
même ont à peine un charme pour moi.
C'est la tristesse sombre, incessante que l'Hébreu fratricide por-
tait partout avec lui : tristesse qui n'ose jeter un regard au-delà
dir tombeau , et qui ne peut espérer de repos en deçà.
Qui peut s'exiler de lui-même? X travers les climats les plus éloi-
gnés, toujours, toujours il me poursuit, ce fléau de ma vie, ce démon
qu'on appelle la Pensée.
Combien d'autres semblent se livrer avec ravissement au plaisir
el trouver des charmes dans tout ce que j'abandonne ! 01; ! puissent-
ils continuer leurs rêves de bonheur , el ne jamais s'éveiller , du
moins d un semblable réveil.
8.
Mon sort est d'errer à travers cent contrées , toujours poursuivi
par un fatal souvenir ; el ma seule consolat'on esl de savoir qu'ar-
rive ce qui voudra, le plus terrible est passé...
Le plus (errible! qu'est-ce donc? Ah! ne le demande pas; par
pitié ne m'iniernige plus : reprends ton sourire, et ne cherche pas
à pénétrer un cœur... dans lequel tu trouverais l'enfer.
LXXXV.
Adieu , belle Cadix 1 oui , adieu pour longtemps ! Qui peut oublier
la vigoureuse résistance de tes remparts? Quand tous trahissaient
leur foi, toi seule restas fidèle : tu fus la première airrancliie et sub-
juguée la dernière; el si au milieu d'aussi terribles scènes, d'atta-
ques aussi rudes, quelque.' gouttes du sang espagnol ontrougi le
pavé de tes rues, ce fut celui d'un s"'. traître (1) , victime d'une
rixe qu'il avait lauséc Dans ton enceinte tout se munira noble,
sauf la noblesse elle-même ; personne ne baisa les chaînes impo-
sées par le vainqueur, si ce n'est une noblesse dégénérée.
LXXXVL
Tels sont les enfants de l'Espagne , et que leur sort, hélas ! est
bizarre! Us combattent pour la liberté, eux qui ne furent jamais
li' res ; un peuple sans roi soutient une monarchie décrépite ; quand
les suzerains ont fui, leurs vassaux luttent encore, fidèles à la tra-
hisnn incarnée C'est qu'ils chérissent cette terre qui ne leur a rien
dimné que la vie; c'est qu'un juste orgueil leur montre le chemin
de la liberté. Repoussés, ils atlaquent encore : « La guerre ! » s'é-
crient-ils sans cesse; « la guerre même aux couteaux! »
LXXXVII.
Vous qui désirez en apprendre davantage sur l'Espagne et ses
babitanis, lisez les pages que l'on a écrites sur es luttes les plus san-
glantes. Tout ce que la vengeance la plus implacable peut inspirer
contre un usurpateur étranger a été mis en œuvre contre les Fran-
çais ; depuis le brillant cimeterre jusqu'au couteau caché, l'Espa-
gnol s'est fait une arme de tout : puisse-l-il sauver ainsi sa sœur el
sa compagne! puisse-l-il verser le Sring du dernier agresseur!
puisse partout une pareille invasion recevoir un châtiment aussi
terrible I
LXXXVIIL
Seriez-vous tenté d'accorder une larme de pitié à ceux qui suc-
combent? voyez dans ces plaines désolées les traces de leurs rava-
ges! voyez leurs mains rougies du sang des femmes! Alors vous
abandonnerez aux chiens leurs cadavres privés de sépulture; alors
vous laisserez aux vautours ces restes que l'oiseau de proie dédai-
gnera peut-être. 11 faut que leurs ossements blanchis, et ces traces
de sang que rien ne pourra effacer , marquent le champ de bataille
d'un signe hideux et durable, et fassent comprendre à nos neveux
l'horreur des scènes dont nous avons eu le spectacle.
LXXXIX.
Mais, hélas! l'œuvre terrible n'est point achevée! De nouvelles
légions'descendenl des Pyrénées : l'avenir s'obscurcit encore ; l'œu-
vre terrible est à peine entamée, et nul œil mortel n'en saurait voir
la fin Les nations subjuguées ont les yeux fixés sur 1 Espagne : si
elle devient libre, elle aû'rauchira plus de pays que le cruel Pizarre
(1) Le gouverneur Solano, assassiné en mailSOD par la populace.
41)
LKS VlilLLtKS LIITtUAIlUiS ILl-USTKÈES.
iifri n ciirliaiiir jadis. F.lranpc retour des choses! mainlcnaiil le
l.cnl.cin- tic la Colombi.; rt-parc les maux mi'onl soi.lTeils les enruils
(Ic Oiiilo , lanilis que la dé\aslalion el Ic carnage planent sur la
luère-patrie.
XC.
Ni lonl le sang versé KTalavcra, ni tous les prodiges de valeur
arconiplis Ji Barossa , ni Albuera cnCm, <e cliarnier humain , n ont
nu assurer h ll'spagnc la conniiôle des drolls les plus s;»cr.s. Quand
donc verra-t-elle lolivicr retlouiir dans ses plaines? Quand donc
ponrra-t-elle respirer de ses sanKlanIs labeurs? Combien de jours
llalarmea doivent encore seflarcr dans la nnil, avant que le ravis-
seur abandonne sa proie, cl que l'arbre exolniue de la liberté s ac-
climate sur ce sol qui l'a-
dopte.
XCI.
El toi, 6 mon ami (1)1...
puisque ma douleur inu-
tile s'échappe de mon
cœur maigre moi , et se
môle h mes chants: si du
moins le fer t'avait abattu
comme il abat les héros,
l'orgueil pourrait arrêter
les pleurs de lamiiié;
mais descendre ainsi dans
la mort, .sans exploits,
sans lauriers, oublié de
tous, hormis ce cœur so-
litaire, et mêler ton ca-
davre sans blessure avec
tons ces morts célèbres;
tandis que la gloire cou-
ronne tant de télés moins
dignes! Qu'as-lu fait pour
n'obtenir qu'un trépas si
paisible?
XCII.
0 le plus ancien de
mes amis et le plus esti-
mé I cher à un cœur qui
avait perdu tant d'alla-
chemeiits, bien qu'à ja-
mais ravi à mes jours in-
consolés, ne refuse pas ta
présence à mes rêves. Le
malin , en m'évcillant au
sentiment de mes dou-
leurs, renouvellera mes
larmes secrètes; et mon
imagination se plaira au-
tour de ta tombe inno-
cente, jusqu'au jour où
ma fièle dépouille retour-
nant à la poussière, laïui
qui n'est plus et celui qui
pleure reposeront ensem-
ble.
XCIII.
Voici le premier chant
du pèlerinage d'Harold.
Vous qui voulez le suivre
plus loin , vous trouverez
de ses nouvelles dans
d'autres pages , si celui
qui comjiose ces rimes .
peut encore en griffonner quelques-unes. En serait-ce cleja iroi>....
Criliquc; impitoyable, tais-toi 1... Patience! et l'on apprendra ce
que vil notre pèlerin dans d'autres conliécs où sa dcslince le pous-
sait : contrées où s'élevaient les monuments de lantiquile avaiit
que la Grèce cl les arU des Grecs eussent succombe sous la main
des barbares.
CHANT 11.
1.
Descends, ô Sagesse, vierge céleste aux yenx bleus... mais, hélas!
tu n insiiiras jamais les chants d'un murlcl. Minerve! ici était ton
(I) JûhQ Wingfleld. lié avec Bvron depuis dix ans, et mort do la fièvro
à Coiinbrç.
A chaque détour dans les Morénas s
d'une batterie
temple, et il v est encore malgré les ravages de la guerre, de l'in-
cendie et du Icinps qui a fait disparaître ton culte. Mais l'acier cl la
namiiie et le lent travail des siècles sont moins destructeurs que le
seeptr- ledoulable et le règne funeste de ces hommes étrangers \
ce feu sacré (prallumc dans les ftmes civilisées ton seul somenir, le
souvenir i e les enfants chéris.
II.
Fille des igesl auguste Athènes! où sont-ils tes hommes forts?
où scmt tes grandes âmes? Ils ne sont plus : ils n'apparaissent que
coinnie une lueur dans les rêves du passé : les premiers dans la
carrière de la gloire , ils oui roni|ui8 la palme et ils ont disparu...
Est-ce Ih tout? servir de
thème h l'écolier, nous
étonner pendant une heu-
re! Ici l'on cherche vai-
nement le glaive du guer-
rier, la robe du philoso-
phe : sur les ruines de les
tours , noircies par la bru-
me des sicclts, on voit pas-
scrrombrepàledclagian-
deur.
III.
Fils d'un matin, lève-
toi I approche, viens ici ;
mais n'outrage pas cette
urne sans défense; con-
temple ces lieux... sépul-
cre d'une nation , séjour
de ces dieux dont les au-
telssont éteints. Cesdieux
eux- mêmes sont forcés de
céder ; chaque religion a
son tour : hier Jniiiler, au-
jourd'hui Mahomet ; et
d'autres croyances naî-
tront avec d'autres siècles,
jusqu'à cequelhommeail
compris qu'en vain sonen-
cins s'élève, en vain ses
victimes ex|iirent; faible
enfant du doute et de la
mort , dont l'espérance
s'appuie sur un roseau.
IV.
Lié à la terre , il lève ses
yeux vers le ci''l. N'est-ce
donc pas assez, malheu-
reuse créature, de savoir
ce que tu es? La vie esl-
elle un don si précieux,
que tu veuilles exister en-
core au-delà du tombeau,
cl aller dans des régions
inconnues, peu l'iuiporle
où, pourvu que tu quittes
la terre pour te perdre
dans les cieux ? Ne cesse-
ras-tu derêxer des félici-
tés ou des joies à venir?
Examine et pèse cette
poussière avant qu'elle
s'envole: cette urne étroi-
te en dit plus que des mil-
lombies, les hauteurs sont armées
meurtrière.
liois d ho 1 êlies.
V.
Ou bien fouille sur le rivage solitaire ce tertre élevé ou dort un
ancien héros. Il tomba, cl les nations qui se sentaient tomber avec
lui vinrent gémir autour de son mausolée. Mais maintenant de ces
milliers d hommes attristés, il n'en reste plus un seul qui le pleure;
nul gueirier fidèle à .si mémoire ne vient veiller dans ce heu ou,
dai)iès la tradition , les demi-dieux apparaissaient aux mortels. Au
milieu de ces débris épais, ramasse ce crâne : est-ce donc là le temple
que peut habiter un dieu? Lever même du tombeau fiuil par dédai-
gner sa cellule en ruines.
Vois celte arcade rompue, ces parois en ruine, ces appartements
déserts cl ces portiques défigurés : ce fui jadis le haut séjour de
l'ambition , le dôme de la pensée, le palais de l'âme. A travers ces
orbites éteintes, aveuglées, lu vois le brillant asile de la sagesse, de
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
41
l'espi'il, de mille passions intrailaliles : loiil ce qu'ont jamais écrit
les saints, les sapes ou les sopliisics, pourrait-il repeupler celle tour
abandonnée, restaurer ce domaine?
VII.
Tu disais vrai, Ole plus sage des Athéniens : «Tout ce que nous
savons, c'est que nous ne' pouvons rien savoir. » Pourquoi reculer
devant l'inévitable? Chacun a ses soulTrances, mais les faibles gé-
missent sur des maux imaginaires enfantés par les rêves de leur
cerveau. Cherchons ce que le hasard, le destin nous indique comme
le premier des biens ; la paix nous attend sur les rives de l'Acliéi'on :
là le convive rassasié n'est point forcé de guùler à de nouveaux ban-
quets ; le silence dresse la
couche d'un repos qu'on
ne regrette jamais.
VIII.
Si pourtant , comme
l'ont pensé les hommes
les plus vertueux, il exisli>
par-delà le noir rivage un
rojau'me des âmes, sujet
de confusion pour la dor-
trine sadducéenne , l'i
pour ces so|ihistes qui
s'enorgueillissent folle-
ment de leurs doutes
qu'il serait doux d'y ado-
rer la source do l'èire, du
concert avec ceux qui ont
allégé nos labeurs mor
tels! d'y entendre de nou-
veau toutes ces voix quo
nousredoutionsde neplii^
entendre! de conlempli'i
comme par la vue mcim
ces ombres ré\érées, le
sage de la Baciriane , le
idiilosopbe de Samos, et
tous ceux qui ont ensei-
gné la verlu.
IX.
C'est laque je le rever-
rai, toi dont l'anùtié et la
vie s'éteignii'ent en mê-
me temps (1), et qui m'as
laissé ici-bas pour aimer
et vivre sans but. 0 frère
jumeau de mon cœur, je
ne puis croire à ta mort,
quand l'active mémoire te
peinten traits de feu dans
mon cerveau. Soit : je rê-
verai que nous pouvons
nous réunir encore, et je
caresserai celle vision
dans mon soin que tu as
laissé vide. S'il survit en
nousquelque chose de nos
jeunes souvenirs, que la-
venir soit ce qu'il pour-
ra... ceseraitassez debon-
lieur pour moi que de sa-
voir ton âme heureuse.
Attique. — Vue piise de l'Hi mette.
les derniers resles de son antique pouvoir, quel fut le dernier et le
plus odieux? Rougis, ô Calédnnie! d'avoir engendré un le! fds. .le
suis heureux , ô noble Angleterre ! que cet homme ne t'appar-
tienne pas Tes libres citoyens devraient épargner ce qui fui libre
jadis ; et pourtant on les voit violer les sanctuaires attristés, et em-
porter les autels sur l'Océan qui semble ne les recevoir qu'à regret.
XII.
Ignoble sujet de triomphe pour le moderne Picte , que d'avoir
ravi ce qu'ont épargné le Turc et le Golh et le temps lui-même : il
doit avoir l'ànie aussi stérile et aussi froide, le cœur aussi dur que
les rochers de son rivtige natal, l'homme qui a pu concevoir et exé-
cuter l'odieux dessein de
dépouiller la malheureuse
Athènes. Ses habiianis,
ES?,^s5JsaBhSSF-:^^;^Sg5afe^ '■'op faiblcs pour défendre
- --:-- —:,-^_-- ' -^"ï- "- - ses ruines sacrées , ont
pourtant compris lesdou-
- ^ leurs de la patrie, et dans
^j^ ce moment ils ont senti
jTiif plus cruellement que ja-
t~i!l mais le poids de leurs
;ifcii: chaînes.
XIII.
Eli quoi! un Anglais
osera - t - il jamais dire
qu'Albion fut heureuse
des larmes d'Athènes ?
Quoique ce soit eu Ion
nom que des esclaves ont
déchiré son sein, crains
de dévoiler un attentat
qui ferait rougir l'Euroiie.
Eh quoi! la reine de l'O-
céan , la libre Bretagne
se charge des dernières
dépouilles d'un pays dé-
vasté! Oui, celle qu'i prête
un appui généreux à tant
de peuples qui bénissent
son nom arrache d'une
main de harpie ces restes
malheureux que le temps
a respectés , et que les ty-
rans ont laissés debout.
XIV.
Oil était donc ton égide,
6 Pallas- cette égide qui
sut arrêter le farouche Ala-
ric et la dévastation qu'il
traînait avec lui? Où était
le fils de Pelée que l'enfer
ne put retenir dans ce jour
fatal de l'invasion des
Goths, et dont l'ombre pa-
rut à la lumière, armée de
sa lance redoutable? Quoi
donc! Pluton ne pouvait-
il encore une fuis laisser
le héros en liberté pour
arracher sa proie à un au-
tre spoliateur ? Hélas I
Achilleoisifcontinuad er-
rer sur les bords du Styx
J'aime à m'asseoir sur celte pierre massive, base encore stable d'une
colonne de marbre; fils de Saturne , ici était ta résidence favorite
la plus splendide parmi tant de spleiidides demeures : d'ici je cher-
che à retrouver les vestiges qui indiquent la grandeur de ton sanc-
tuaire : vaine tentative! l'œil même de l'imagination ne peut res-
susciter ce que les efforts du temps ont détruit. Ces orgueilleuses
colonnes méritent certes plus qu'un souvenir fugitif, et pourtant
auprès d'elles le musulman s'assied impassible , et le Grec frivole
passe en chantant.
XI.
f Mais de tous les spoliateurs de ce temple qui domine sur la hau-
teur, ou Pallas avait prolongé son séjour, ne quittant qu'à regret
(I) Le jeune Eddleslone, l'ami de Byron à Harrow. Voyez les Heures de
et ne vint plus sau\ cv la cité de Minerve
XV.
0 belle Grèce , bien froid est le cœur de l'homme qui en te con-
templant ne sent pointée qu'éprouve un amant penché sur la pous-
sière de celle qu'il aimait; insensibles sont les yeux qui peuvent
voir sans larmes tes murs dégradés, les restes cie tes temples enle-
vés par des mains anglaises quand leur devoir eiit été plutôt de pro-
téger ces ruines immortelles. Maudite soitl'hem'e où ces misérables
quittèrent leur île pour déchirer de nouveau ton sein meurtri, et
entraîner tes dieux frissonnants vers des climats glacés qui leur
font horreur!
XVI.
Mais où donc est Harold ? Ai-je oublié de suivre sur les vagues ce
sombre voyageur? Il partit de l'Espagne sans songer à rien de tout ce
que les autres hommes regrettent; aucune amante ne vint étaler
42
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
devant lui iinn douleur de rommande ; aucun nmi tie tendit la main
pour due adieu à ce froid étranger qui allait rlierclior (i'aulrrs cli-
ipats. Il l'^t dur \r ru'ur i|uc les cliaruies de la lnvuiti- ne |ieuvenl
rt'lcnir; mais llanild néprouvaii plu'; c<> qu il piIi éiuouvé jadis : il
quitta sans un soupir ce théâtre de carnage et de criiues.
XVII.
Quiconque a vcipué sur les mors bleuâircg y a contemplé sans
dniiio cl plusieurs fois un niagnifique spectacle : la plus nolle, la
jihis fraîche des Itrises airondil la blanche voile, et la vaillante fré-
p.Tic prend son essor : à la droite du navipatenr, les mftts . les clo-
chers, le rivage, s'éloignent; h gauche, l'Océan se déploie dans sa
majestueuse splendeur : les nazies du convoi se disp'-rsent comme
une troupe de cygnes sau>ages; et le plus mauvais voilier marche
avec agilité, laut les vagues se briseol doucemeut autour de chaque
proue.
^ XVIII.
Et voyei dans chaque navire tout un appareil mililair« ; le bronze
poli des "canons, le filet tendu sur le tillac, la voix rau<iue du com-
nMndfrucMl, le bourdon nctn nt de la manœuvje quaml, sur un or-
dre du chef, les matelots monleni garnir les agr'S les plus élevés
du viiissi'aii. Kcouiez l'appel du contre-maiire , le cri joyeux par
lescpiels les marins s'excitent entre eux pendant que les cordages
glissent enire leuis mains. Vo.vez le mid^chipinan imberbe qui
gnssit sa voix d'enfiint pour approilver ou blâmer ; écolier qui déjà
sait diriger 1 équipage docile.
XIX.
Sur le tillac, propre et poli comme un cristal , le lieulenant de
quart se promène avec gravité. Un espace demeure comme un do-
maine sai ré (•ù le seul capitaine s'avance majestueusement : silen-
cieux et craint de tous, il n adresse que bien rarement la paroleà
ses subalternes s'il veut conserver intacte cHe subordination sé-
vère, sans laqurlle on ne peut co;;'_:ii:érir ni triomphe ni gloire :
mais les Anglais se soumett^ni aux lois les plus dures quand elles
ont pour objet d'ajouter à leur force.
XX.
Soufflez, soufflez rapidement , ô brises propices, jusqu'à l'heure
où le soleil agranili sera près d éteindre ses feux ; alors le niivire qui
porte le pavillon amiral devra diminuer ses voiles pour que les bA-
timents jiaresseux poissent le rejoindre. Ah I retard mîiudit, cruelles
iiHures d'oisivclél Gaspiller pour d indolentes ch;doiipes une si
belle brise! que de lieues on aurait pu faire d'ici h la pointe du
jour ! mais nous restons inactifs h contcm|iler la mer paisilde et la
voilo abaissée bat le long du inàt : et cela pour attendre des soli-
veaux sans vie.
XXI.
La lune s'est levée : par le ciel , voili une belle nuit. De longs
sillons de lumière s'étenient au loin sur les vagues bondissante* :
voii'i l'heure où, sur le rivage, les jeunes hommes soupirent, où les
vierges ajoutent foi à leurs sermenis : puisse l'amour nous sourire
aussi quand uou« aurons ri'g:igné la terre! Cependant l'archet d'un
Arion liarbare éveille la sauvage harmonie si chère aux malelols;
un cercle daudi eurs satisfaits se forme autour de lui , ou bien les
marins dansi'nt gaimcnt en suivant la mesure d un air connu,
aussi gais et insouciants que s'ils étaient encore en liberté sur le
rivage.
XXII.
HaroM aperçoit les rocliers de la côte à travers le détroit de
Calpc : là r l'Europe et l'Afrique se ri'gardent. La contrée des vierges
aux jeux noirs et celle du Maure basané sont également échurécs
par l'es ravnns de la pAlc Hecate. Connue ces ra.vons se jouent dou-
ce nt sûr les ciVcs de l'Ivspagne! aux f.ibles clané.s de son dis-
que décrois-sant, comme on distingue nettement le rocher, la colline,
la forêt somltre; t;indis qu en faee les sombres et gigantesques
monUignes de la Mauritanie projettent leurs ombres noires depuis
leur suuimel jusqu'à la côtel
XXIII.
Il est nuit : c'est l'heure où la méditation nous rappelle que nous
avons autrefois aimé, quoique notre amour suit fini. Le cœur, por-
tant le tieuil de ses aCfeoiions trompées, quoique sans ami inainle-
nant , aime à rêver qu il eut un ami. Qui courbe v<donlaireiuciit la
lête sous le fanleau ues années, alors qu'en lui la jeunesse survit à
ses jeunes amours ei à ses joies? Ilélas! quand deux âmes unies ont ou-
blié leur iendres.«e, la mort n'y trouve plus que peu de chose à dé-
truire. 0 bonheur de nos jeunes années! qui ne voudrait pas rede-
venir enfant I
XXIV.
Ainsi penchés sur le bord du navire lavé par les flots, contem-
plant l'orbe de Diauc qui se reflète dans les vagues, nous oublious
tous nog plans d'e*pérance cl d'orgueil , cl nous revidons malgré
nous vers les années que noiisavons laissées en arrière. Il n'est point
d'iuic assez abandon née où un être aimé, plus aimé qu'elle ne
s'aiiie elle-même, n'occupe ou n'ait occupé la (lensée, et ne vienne
lui denuind'.-r l'homninge d'une larme; éclair de douleur dont
notre cœur attristé voudrait, mais en vain, éviter l'éblouissemenl
fatal.
XXV.
S'asseoir au sommet des rocs, rêver sur les flots ou au bord des
abîmes, s'égarer ,'i pas lents sous l'ombrace des fon^l"!. recherch -r
les êtres sur lesquels ne s'étend pas la ilominaiion de 1 hoiome les
lieux où le pied d'un mortel a rarement ou n'a jamais lais.eé sa
trace; gravir inaperçu le mont inaccessible avec ces iro 'ppaiix sau-
vajrcs qui n'ont pas' besoin de bercail ; seul s'incliner au dc-Sus des
précipices et des cataractes éciimantes : ce n'est pas encore là vivre
dans la solitude ; ce n'est que converser avec la nature, lappeler
à dérouler devant nous toutes ses magniflccucea.
XX VL
Mais parmi la foule, le bruit et le contact des hommes, entendre,
voir, sentir ei posséder; et cependant errer ç.'i et là. citoyen fatipué
du monde; et n'avoir personne à chérir, personne qui nous ché-
risse; n'être entouré que de ces courtisans de la fortune qui fuient
à laspect du malheur ; et au milieu de tant d êtres qui nous flitienl,
nous adulent, nous harcellent, n eu trouver pas un seul qui ail pour
nous une atVectiou iniiine. et qui , si nous n'étions plus, cesse au
moins de sourire ; oh! c'est là être seul ; voilà la véritable solitude.
XXVll.
Plus heureux est le pieux ermite que le voyageur rencontre dans
les déserts de l'Alhos, rêvant le soir sur les sommets gigantesques
de la montagne d'où il conteinple une nier si bleue et des cieux si
purs. Celui qui à pareille heure vii-nl errer ilan-; ces lieux consacres,
reste longtemps pensif, et s'arrache lentement à ce spectacle ma-
gique; puis il soupire, il regiellc que si.n sort ne soit point celui
de l'anachorète de la montagne, et il part eufiu abborraul UavanUge
un monde qu il avait presque oublié.
XXVIII.
Pa.ssons sous silence la longue route monolone el si souvent sil-
lonnée sur laquelle nous ne laissons aucune trace; ne décrivons ni
le calme ni la brise; ni les changements d'air, ni le vaisseau qui
louvoie, ni les caprices bien connus des éléments ; laissons de côté
les jouissances et les peines des marins confinés par les flots dans
leur citadelle ailée, le temps bon ou mauvais, favorable ou contraire
selon que la brise et les vagues s élèvent ou tombent : jusqu à ce
maiiii joyeux où tout-à-coup : « Holà ! terre I » s'écrie-t-on ; el tout
esl bien.
XXIX.
Mais n'oublions pas de parler de les îles, ô Calypso ! groupées
comme dessœuis au milieu de l'Océan : là une rade sourit encore
aux malelols faiigués, quoiiiue la helle déesse ait ces<é depuis long-
temps dy pleurer un inlidèle el d'aiteiidie en vain du h^ul de s s
rochers c lui qui a pu lui préférer une mortelle. C'est ici que le Ills
d'Ulysse but londeanière, précipité dans les flo.s par le sévère .Men-
tor : double perle à déplorer pour la reine des nymphes.
XXX.
Son règne est fini; sa douce puissance n'est plus : cependant ,
t'v fie pas, jeune imprudent ; prends pardel une reine mortelle .i
placé ici le siège de sou dangereux empire : crains dy trouver une
nouvelle Calvpso. Aiui.dile Florence i I ). si ce ccur inconslaol et
vide dalTecii'oii pouvait se donner encore, il serait à toi; mais, vie-
il • e de tous les liens que j'ai formés, je n'oserais otTrir à l )n au-
tel lin indigne encens, ni demander qu'une âme aussi pure soufl'rc
pour moi.
' XXXI.
Ainsi pensait Harold en contempl.int les yeux brillanis de celte
belle : léclat de ce regard ne lui inspira d autre pensée qu une in-
nocente a Iniiralion. L'amour se linl à Iccarl sans s'éloigner beau-
coup : car il savait que le C(i;ur d'Harold avait élé souvent conquis
et perdu, mais il ne trouvait plus en lui son fervent adoraieur. Le
dieu enfant renonça pour jamais à lui inspirer de nouveih-s Dam-
mes, quand il le 'vit résister à cette dernière attaque et il Comprit
qu'il avait perdu pour jamais son ancien empire.
XXXII. '
Quelle ne dut pas êlre ta surprise , ô belle Florence, en voyant
(11 Voyez dans les poésies diverses les deux pièces adressées à ctlto
dame : « .\ Florence, » el n l'Orage a
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
43
un homme prôl à so\ipirei% disait-on, pour Ions les olijoN qu'il rencon-
trait, soutenir nupassible l'éclal de tesn'>;arilsoù tons les autres ho-r -
mes lisaient ou l'aisaienl semblant de lire leur espoir, leur arrêt, leur
châtiment, leur hi; honmiage que la beauté exige «le ses escl.ives.
Comment un adolescent qni semblait encnre aussi novice p^mvait-il
ne pas eprnuvcr, ne pas feiiidre au moins ces ardeurs si souvent dé-
crites, que les femmes peuvent repousser, mais qui exciteul bien ra-
rement leur courroux.
XXXllL
Elleignorail que ce cœur qni lui semblait de marbre, se faisant un
masque du silence ou retranché dans sim orgueil, n était |(as inha-
bile dans lart de la séduction; qu'il savait tendre de loin ses piè-
ges voluptueux et que s il avait renoncé il de coupables poursuites,
c'est seulement lorsqu'il n'avait plus rien trouve qui fût digne do
ses attaques. Jlais Harold dédaigne aujourd hui de tels triomphes ,
et quand même ces beaux yeux bleus auraient touché sonàme, il
ne se joindrait pas à la foule de leurs adorateurs.
XXXIV.
II connaît bien peu , je crois, le cœur de la femme, celui qui s'i-
magine que des soupirs peuvent conquérir cet être inconstant. Que
lui inipcirlent des cœurs alors qu'elle est certaine de les (losséder?
Rendez aux beaux yeux de votre idole l'hommage qu ils réclament :
mais ne soyez point trop humble, ou elle vous méfirisera ainsi que
voire aveu , de quelques brillantes méiaphore- que vous l'avez
revêtu. Dissimulez même votre tendresse, si vous êtes sage; une
confiance hardie est encore ce qni réussit le mieux aupiès de la
femme : sachez exciter lour-à-tour et calmer son dépit, et bientôt
elle couronnera tous vos vœux.
XXXV.
Vérité bien ancienne, démontrée par le temps et déplorée surtout
de ceux qui en sont le mieux convaincus: quand on a obtenu ce
que tons d''sirent obtenir, le triomphe vaut à peine ce qu'il a coûté.
La perle de la jcune.sse, la dégradation de 1 came, la ruine de l'hon-
nenr, voilà les fruits de la passion satisfaite. El si par un cruel
bienfait, nos espérances sont flétries de bonne heure, la blessure
s'envenime et le cœur n'en guérit pas, bien qu'il n'ait plus d'amour
et ne songe plus à plaire.
XXXVI.
En avanti pourquoi ces digressions frivoles au milieu de nos
chanls?N'avons-nonspas encore plus d'un rivage pittoresque à cô-
toyiM?Guidi-s, non pai rimaginalion, mais par la mélancolie pensive,
nous parcourrons des contrées belles au-delà de tout ce que la pen-
sée humaine peut inventer dans ses étroites conceptions, au-delà de
toutes ces nouvelles utopies qui enseignent à l'homme ce qu'il
pcjurrait, ou devrait être, si cette créature corrompue pouvait jamais
profiler d'un pareil enseignement.
XXXVII.
La nature est encore la plus tendre les mères ; quoique toujours
chan;.'ennf, son aspect n'en est pas moins doux. Puissé-jem'abrenver
toujours à sa mamelle nue, enfant qu'elle na jamais sevré, bien
qu'elle ne m'ait point pro'digné ses caresses. ()h 1 qu'elle est beVe
surtout dans son a-pect le plus sauvage, et lorsque lart n'a point
enc<ire défiguré ses traits. La nuit et le'jour, elle m'a toujours souri,
et pourtant je l'ai observée de plus près que personne, je l'ai scrutée
de pins en plus intimement, et c'est dans ses rigueurs que je l'ai
chérie davantage.
XXXVIII.
Terre d'Albanie ! patrie de cet Iskander (I) dont l'histoire charme
la jeunesse et instruit le sage, pairie aussi de cet autre héros du
même nom (2) dont les exploits chevaleresques firent reculer tant de
fois les musulmans consternés : terre d'Albanie! permets-m<ii de le
contempler, rude nourrice de farouches héros! La croix disparaît;
les minarels s'élèvent ; et le p.île croissant brille dans la vallée, au
milieu des bois de cyprès qui entourent chaque ville.
XXXIX.
Harold vogue toujours ; il a dépassé l'île stérile oiî la triste Pé-
nélope ne cessai! de contempler les vagues; il aperçoit de loin le
rocher encore célèbre aujourd'hui, dernier recours clés amants' et
tonil.eau delà fille de Lesbos. Brune Sipho! tes vers immortels
jD'ont-ils donc pu sauver ce cœur brillant d'une éternelle flamme?
n'a-l-elle donc pu vivre celle qui dispensait une vie immortelle -M
tonlelois l'immorlalité est réservée aux chants de la lyre l'unique
Edeii que connaissent les enfants de la terre.
(1) Alexandre-le-Grand.
(2) Scanderbeg.
XL.
Ce fut par un beau soir d'un automne de Gr^ce que Childe-HarolJ
salua de loin le cap l.encade, qu'il brûlait de voir et qu'il ne quitta
qu'à regret. Souvent il parcoui-ut les théâtres d'anciennes batailles:
Açtinm, Lépante et le fatal Trafalgar; il les vit sans émotion; car,
né sans doute sons un astre peu héro'ique, il ne se plaisaii point aux
récits de sanglants tumniles ou de nobles combats; il méprisait le
métier dégorgeur mercenaire et riait des guerrières rodomontades.
XLl.
niais quand il vit l'étoile du soir briller au dessus du triste pro-
montoire de Leucade, quand il salua ce dernier recours d une pas-
sion sans espoir, il sentit ou crut scniir un ébranlement ineonnu : et
comme le majeslueux navire glissait lentement soiis l'ombre du mont
antique, il seinit h coutemplerle mouvement mélancolique des Qots;
et bien que plongé dans sa rêverie habiiuelle, son regard paraissait
plus calme, son front pâle était plus uni.
XLII.
L'Orient blanchit : on voit surgir les collines de la rude Albanie
et les rochers sombres de Souli. Le sommet du Pinde s'élèv" au loin
dans les terres, à demi enveloppé d'un voile de brouillards, s lionne
de ruisseaux blancs comme la neige et ciuronné de lari:es bandes
d'un pourpre obscur. A mesure ipie le< brouillards se dissipent, on
aperçoit sur les poules les demeures d 's h ibilants des moniaunies •
c'est là que rode le loup, que l'aigle aiguise son bec, que vivent des
oiseaux de proie, des bêtes sauvages ei des hommes plus sauvages en-
core : là se forment sourdement ces tempêtes qui troublent la der-
nière saison de l'année.
XLIII.
Sur ce rivage, Harold se sentit enfin seul et dit un long adieu aux
langages des chréiiens : il se voyait enfin dans un pays inconnu que
tous admirent et que beaucoup craignent de visiter : son cœur éiait
armé contre le desiin ; il avait peu de besoins; il ne cherchait pas
les dangers, mais il n'était pas disposé à les fuir. Un speciacle sau-
vage, mais toujours nouveau ! que fallait-il de plus pour ailoucir les
faiignesincessantes de la route, pour faire oublier et le souffle glacial
de l'hiver et les chaleurs dévorantes de l'été?
XLIV.
Ici la croix, car on l'y rencontre encore, quoiqu'en butte aux
cruels omrages des circoncis, la croix a dépouillé cetori-'ueil si cher
à un clergé opulent : le pasteur et ses ouailles sont confondus dans
U! même abaissement. Impure sunerstitiou, sous quelque appirence
que tu te déguises, idole, saint, vierge, pnqjhète, croissanl ou croix,
quclt|ue .symbole que tu ad'iptes, bénéfice pour le sacerdoce, perte
pour l'bumaniié, qui pourra séparer de ton alliage immondei'or pur
de la vraie piété?
XLV.
Voilà le golfe d'Arabracie où jadis un monde fut perdu pourune
femme, èlre charmant et inoCfensif. Ce fut dans cette baie tranquille
que les chefs romains et les monarques de l'Asie amenèrent leurs ar-
mées navales pour un trio ephe douteux et un carnage certain. Là-
bas se sont élevés les trophées du second des Césars, mainienant
fléuis comme les mains qui les érigèrent. Anarchistes couronnés,
vous multipliez les maux de 1 humanité! non ceries. Dieu n'a pas
fait le globe pour qu'il fût conquis ou perdu par de tels tyrans.
XLVI.
Depuis les sombres barrières de cette con Irée sauvage jusqu'au
ceiiti'e même des valli'es illyrien nés, Haiold franchit plus d'un mont
escarpé, traversa mainte contrée à peine mentionnée dans l'histoire:
etpourlantrAttiquesirenomméeofl're pende vallées aussi délicieuses;
on y retrouve tous les charmes dont s'enorgueillit la beile Tempe;
le Parnasse lui-m>me, la montagne sainte et classique, ne peut ri-
valiser avec quelques-uus des sites que recèlent ces sombres côtes.
XLVII.
II dépassa lessommets glacés du Pinde, le lac Achérusien, et quittant
lesmurs delà premièiecité du pays (1). il poussa plus loin son voyage
pour aller saluer le chef de 1 Albariie dont les ordres sont des 1 us ab-
solues. Sa main sang anie gouverne une nation turbulente et hardie :
et rependant çà et là quelques intrépides montagnards bravent son
pouvoir, et du' haut de leurs rochers lui jettent un cri de défi : indé-
pendance indomptable qui ne cède enfin qu au pouvoir de l'or.
(1) Janina, chef-lieu des Etats du célèbre Ali, pacha d'Albanie, qui ré-
sidait alors à Tebelen où il était ne.
u
LKS VEILLRFS LITTRHAIIIKS ILLDSTHf.KS.
XLVIII.
0 monastique Zilza, sur la olline ombreuse, quel petit coin de
terre favorisi- îles cieux I l'artoiil où se perlent h's repanis, en haut,
en lias, h l'i'ntdur, quelles couleurs il arceii-ciel et quels cliarincs
mapiqu'es • Ilochers, ri\ières, fnrts, inunlapncs, tout est réuni dans
ce t.ibli-au, sur lequel un ciel du plus beau lilcu répand lliarninnie.
Plus has cl h distance, la voix mugissante d'une cataracte révèle le
lieu où elle se précipite entre des rues suspendus dont ia vue plait
cl effraie à la fois.
XLIX.
Parmi les bois touffus qui couronnent cette colline, colline qui
semblerait imposante, sans les montagnes voisines dont la chaîne
s'rli^vc iDiijours de degré en degré, on voit briller les blanches mu-
railles du nionastèrc. C'est là qu'habite le calover. humble prèlre
qui n'a rien de farouche et dont la table est hospitalière. Le voya-
geur y est bien venu, el il emportera de ces lieux un souvenir du-
rable, s'il n'est point toul-à-fait insensible aux charmes de la
nature.
L.
Au milieu des ardeurs de l'été, qu'il se repose sur ce gazon ; carie
gazon est frais sous ces arbres séculaires : les plus doux zéphyrs
agiteront sur son sein l'éventail de leurs ailes, et il aspirera la brise
mémo du ciel. Lajilaine est bien loin au-dessous «le lui : oh I pen-
dant qu'il le peut, qu'il goûte ici une volupté pure ; ici ne pénètrent
point les rayons dévorants du soleil, portant la maladie avec eux.
Qu'ici le pèlerin insoucieux étende en liberté ses membres noncha-
lants et laisse couler sans fatigue le matin, le midi et le soir.
LI.
De gauche à droite s'étendent les monts volcaniques de la Chi-
mère, ,'imphiiliéAlre naturel, sombre el grandiose, qui semble s'élar-
gir à la vue; au-dessous s'éteud une vallée pour ainsi dire vivante,
où les troupeaux se jouent, les feuillages ondulent, les rivières cou-
lent el le |iin des montagnes balance sa lèie dans les airs. Voici le
sombre Acluron, jadis consacre à la mort. O Pluton ! si c'est l'enfer
que j'aperçois d'ici , ferme les portes de Ion Elysée vaincu : mon
ombre n'eii réclamera point rentrée.
LU.
Ni tours, ni remparts ne viennent gâter ce charmant paysage :
Janina, quoique peu éloignée, esl cachée par un rideau de collines;
ici les hommes sont peu nombreux, les hameaux cbélifs ; les chau-
mières isolées sont même rares : mais le chevreau broute suspendu
sur chaque précipice, et le petit berger, couvert de la blanche capote
albanaise, observant d'un oir pensif son troupeau dispersé, appuie
ses formes grêles le long d'un rocher ou attend à l'enlrée d une
grotte la fin d'un orage passager.
LUI.
0 Dodone! où sonl tes chênes séculaires, ta source prophétique el
tes divins oracl- s? Quelle vallée répète encore les rcponsesdu maître
des Dieux? Où sont les vestiges du temple de Jupiter Tonnant?
Tout, tout est oublié Kl l'homme murmurerait de voir rompre
les liens qui rattachent à une vie passagère! Insensé, cesse tes
plaintes ; le destin des dieux peut bien être le lien : voudrais-tu
survivre au marbre ou au chêne, el te soustraire à la loi qui frappe
les nations, les idiomes, les mondes?
LIV.
Les frontières de l'Epire s'éloignent, et ses montagnes décroissent;
l'œil, fatigué de mesurer leur hauteur, se repose avec bonheur sur la
vallée la plus unie que jamais le printemps ail revêtue de ses cou-
leurs verdoyantes. Même dans une plaine les beautés de la nature ne
sont pas dépourvues de grandeur; car de temps en temps une rivière
majestueuse en coupe la monotonie ; des bosquets s'élèvent le long
de la rive et leurs images se bercent dans le miroir de l'onde , ou y
dorment avec les rayons de la lune à l'heure solennelle de minuit.
LY.
Le soleil venait de se coucher derrière les larges croupes du monl
Tomeril; non loin mugissait le large el rapide courant du Laos; les
ombres de la nuit devenaient plus épaisses, quand , suivant avec
précaution les détours de la rive escarpée, Harold vit, comme des
méiéores dans le ciel, briller les minarets de Tebelen, dont les murs
dominaient le fleuve. Kn s'approchaiil de la ville, il reconnut un
bruit confus d'armes et de voix , apporté à son oreille par la brise
qui suivait la longueur du vallon.
LVI.
Il nas<»a devant la tour silencieuse du sacr^ harem, et pénétrant
sous les vastes arceaux de la porte, il put voir la demeure du chef,
demeure dans laquelle tout révélait sa pui.ssaiice. Une pompe extra-
ordinaire entourait le despote: la cour releiitissail du briiil de mille
jiréparatifs : esclaves, eunuques, soldats, convives, smtons y atl>>n-
daieiil les ordres du maître. Au-dedans, c'était un (lalais; aiMleh":
une forteresse : des hommes de tous les climats s'y trouvai'
réunis.
LVII.
En bas, des coursiers richement caparaçonnés, préparés pour la
guerre, cl de nombreux faisceaux d'armes étaient rangés en ordre
le long des murs de la \asle cour. Plus haut, des groupes bizarres
remplissaient le corridor, cl de temps à autre un cavalier tarlarc,
avec son haut bonnet de fourrure, s élançait au galop de la porle
sonore. Le Turc, le Grec, l'Albanais, le .Ma'ure, avec leurscosluracs
bigarrés se mêlent et se croisent . tandis que les sons graves du
tambour de guerre annoncent la fin du jour.
LVII.
On reconnaît l'Albanais farouche, si beau avec son court junon
qui lui vient au genou, sa tète enveloppée d'un chile, ses armes à
feu ciselées el ses vêlenicnls brodés d'or; le iMacédonicn à l'écharpe
de pourpre; le Delhi avec son rcdoiilahle turban et son cimeterre
recourbe ; le Grec, plein de vivacité el de souplesse; le fils mutilé
delà noire Nubie ; le Turc à la longue barbe, qui daigne rarement
parler, el maître de tout ce qui l'entoure, se croit trop puissant pour
être affable.
LIX.
Les uns, réunis par groupes, sont étendus sur le pavé e( obser-
vent la scène variée qui les entoure; plus loin, quelque grave musul-
man adresse sa prière au prophète ; plusieurs fument, d'autres jouenl;
ici l'Albanais se promène fièrement; là le Grec fait entendre ses
chiK'hotiemenLs el son babil. Ecoulez I La voix du muezzin résonne
du haut du minaret de la mosquée et fait entendre l'appel accou- ,
liimé de chaque soir ; « Il n'y a pas d'autre dieu que Dieul... A la '
prière! Dieu esl grand! »
LX.
C'était pendant la saison où s'observe le jeûne du ramazan : l'ab-
stinence durait toute la longue journée, mais dès que le tardif cré-
puscule avait disparu, on se livrait de nouveau aux plaisirs de la table.
En un instant tout fut en mouvement dans le palais : de nombreux
diimesiiques préparèrent et servirent un repas abondant La galerie'
était devenue silencieuse el déserte : mais un bruit confus parlait
des appartements intérieurs, et les pages et les esclaves sortaient
et rentraient sans cesse.
LXI.
Dans ces lieux, on n'entend jamais une voix féminine. Renfer-
mées dans une enceinte écartée, les femmes sortent rarement et
toujours gardées el vuilée< : elles doivent à un seul époux leur per-
soruie el leur cœnr, el habituées à leur prison, elles n'éprouvent
même pas le désir de la quitter. Elles s'y trouvent heureuses de
l'amour d'un maître et des doux soins de la maternité : soins d li-
cieux, dont aucun autre sentiment n'égale les charmes! Chaci.iie
élève av'c d'autant plus d'amour 1 enfant quelle a porté; el jamais
elle ne pense à l'éloigner de ce sein dont une passion moins pure
ne trouble point la paix.
LXII.
Dans un kiosque pavé de marbre, au centre duquel jaillit une
eau vive, dont le murmure répand à l'entour une douce fraicheur,
sur une couche voluptueuse qui invite au repos, est étendu Ali,
homme éprouvé par la guerre et les souffrances : et pourtant ce vi-
sage vénérable porte l'empreinte d'un caractère si dou.\.que l'on n'y
pourrait lire toutes les pensées cruelles qui s'agilenl en lui, el les
crimes qui ont souillé son âme d'une tache incQ'açable.
LXIII
Ce n'est pas que cette longue barbe gri-e qui pare son visage ne
puisse se concilir avec les passions de la jeunesse : l'amour soumet
la vieillesse à ses lois • llaliz (1) l'a déclaré; le poèie de Téos (Si l'a
souvent répété dans des vers qui portent le cachet du vrai. .Mais
le crime sourd à la voix plaintive de la pitié, le crime odieux chez
tous les hommes, mais surtout chez les vieillards, un pareil crime 1
l'a marqué de sa dont de tigre. Le sang appelle le sang; el eeu.x
qui ont commencé leur carrière en le faisant couler, la termineront
par une fin sanglante.
(1) PmiMc persan.
(2) Auacréon.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
45
LXIY.
Le pMerin fatigué s'arrêta quelque temps en ce lieu, au milieu de
tous ces objets nouveaux pour lui. Mais bientôt, lassé du faste mu-
sulman, il ne vil plus qu'avec dégoût ce vaste palais, séjour des ri-
chesses et de la d>'bauche, retraite choisie par un homme rassasié de
sa propre grandeur pour échapper au bruit des cités : mais la paix
ne se trouve pas dans le sein d'artificielles jouissances , et quand le
plaisir et l'éclat sont réunis, ils se détruisent mutuellement.
LXV.
Les fils de l'Albanie portent des cœurs farouches; et pour-
tant ils ont des vertus qui ne demanderaient qu'à être cultivées.
Quel ennemi les a jamais vus par derrière? Qui sait mieux qu'eux
endurer les fatigues d'une campagne. Leurs montagnes ne sont pas
un asile plus sûr que leur fidélité n'est inviolable dans les temps
difficiles. Si leur vengeance est mortelle, leur amitié ne varie point.
Aussitôt que la reconnaissance et le devoir réclameat leur sang, ils
1 s'élancent intrépides sur les pas de leur chef.
! LXVL
Harold les vit dans le palais du pacha accourant en foule pour
marcher au combat et à la gloire : il les revit encore plus tard lors-
1 qu'il tomba entre leurs mains, poursuivi momeulanémeiil par le
I sort. C'est dans ces heures de détresse que les méchants vous acca-
i blent; mais les Albanais l'abrilèrent sous leur toit. Des ])euples
j moins barbares l'eussent moins bien accueilli, et ses compatriotes se
; seraient tenus à l'écart. Combien peu de cœurs soutiennent de pa-
! reilles épreuves !
1 LXVIL
Un jour, en effet, des vents contraires poussèrent son vaisseau sur
les côtes escarpées de Souli : là, tout autour de lui n'était que iléso-
lalion et ténèbres. Le rivage était redoutable, plus redoutable était
encore lamer; cependant les marins hésitèrent quelque temps, n'o-
sant se confiera une terre où la trahison pouvait les attendre. Enfin,
ils se hasardèrent , non sans craindre encore que des peuplades
également ennemies du Franc et du Turc ne renouvelassent les
scènes sanglantes qui avaient déjà déshonoré ces rivages.
LXVlll.
'Vaines terreurs I Les Souliotes leur présentent une main amie,
les guident parmi les rochers et les perfides fondrières, l'his hu-
mains que des esclaves civilisés, quoique moins prodigues de paroles
flatteuses, ils raniment la flamme du foyer, font sécher les vête-
ments humides des naufragés, remplissent la coupe de l'hospitalité,
allument la lampe joyeuse et apportent une nourriture, frugale il
est vrai, mais la seule qu'ils puissent donner. N'est-ce point le véri-
table précepte de l'humanité : abriter la fatigue, consoler l'affliction ;
une pareille conduite est une leçon pour les heureux du monde, un
reproche pour les méchants.
LXIX.
Lorsqu'Harold voulut quitter ces montagnes hospitalières, il se
trouva que des bandes de maraudeurs interceptaient la route et
portaient de tous côtés le fer et la flamme. Prenant donc une es-
corte sûre d'hommes habitués à la guerre et aux fatigues, il franchit
avec elle les vastes forets de l'Acarnanie, et ne s'en sépara que
quand il eut reconnu les blanches ondes de l'Achéloiis, des rives du-
quel ou découvre les plaines de l'Elolie.
LXX.
Aux lieux où l'Utraikey forme une anse arrondie dans laquelle
les vagues fatiguées .se retirent pour s'étaler calmes et brillantes,
comme il est sombre vers minuit, le feuillage de ces arbres qui cou-
ronnent la verte colline, et se balancent sur le sein de la baie tran-
quille, tandis que la brise occidentale murmure doucement et baise
sans y marquer un pli la surface azurée des flots ! C'est là qu'lla-
rold reçut un accueil amical : il ne put contempler sans énioliun ce
gracieux tableau , car il trouvait d'ineffables joies dans le spectacle
desnuils.
LXXI.
Les feux de nuit brillaient sur le sable du rivage; le repas était
achevé, la coupe rougie circulait rapidement, et celui que le hasard
aurait amené en face de ces groupes, n'aurait pu les voir sanséton-
nement. Avant que l'heure silencieuse de minuit fût passée , ils
fcoinmencèrent la danse du pays. Chaque palikare déposa son sabre ;
et tous, se tenant par la main, se mirent à bondir en cadence en
hurlant un chant barbare.
LXXII.
Childe-Harold se tint à l'écart, observant non sans plaisir les
ébats de la troupe joyeuse ; car il n'était point l'ennemi d'une joie
innocente quoiqu'un peu grossière. Et en effet, ce n'était point un
spectacle vulgaire qu'offraient ces danses barbares mais décentes,
ces visages éclairés par les flammes du foyer, ces gestes pleins de
vivacité, ces yeux noirs et brillants, ces longues chevelures retom-
bant en boucles jusqu'à la ceinture : tandis qu'ils répétaieul en
chœur ces paroles moitié déclamées, moitié chaulées :
Tambourgi ! Tambourgi I Ton appel donne aux braves la pro-
messe des combats et l'espoir du butin : à tes sons guerriers on voit
se lever tous les enfants des montagnes, le Chimariote, l'illyrien et
le Souliote basané.
2.
Oh! qui surpasse en bravoure le Souliote basané, revêtu de sa tu-
nique blanche comme la neige et d'une capote velue ? 11 abandonne
son troupeau sauvage aux loups et aux vautours, et descend dans
la plaine comme un torrent du rocher.
Les enfants de Cliimari, qui n'oublient jamais l'oulrage d'un
frère, iront-ils épargner la vie d'un ennemi vaincu? Nos fidèles ca-
rabines se refuseraient à un pareil dédain de la vengeance : quel but
est plus beau que le sein d'un ennemi?
La Macédoine envoie ses fils invincibles : ils abandonnent pour
un temps la chasse et leurs cavernes : mais leurs écharpes rouges
comme le sang seront plus rouges encore avant que le sabre rentre
dans le fourreau, et que la bataille soit finie.
Les corsaires de Parga qui habitent sur les vagues, et qui ap-
prennent aux pâles Francs ce que c'est qu'être esclaves, lai-seront
sur la côte leurs avirons et leurs longues galères pour conduire les
captifs à leur prison .
6.
Je ne souhaite pas les plaisirs de la richesse : mon sabre saura
conquérir ce que le lâche doit acheter; il conquerra la jeune fian-
cée aux longs cheveux flottants, il arrachera les vierges du sein de
leur mère.
7.
J'aime la beauté de la jeune vierge ; ses caresses me berceront ,
ses accords feront m^'s délices : qu elle apporte sa lyre aux cent
cordes , et qu'elle nous chante une chanson sur la défaite de son
père !
8.
Rappelez-vous le moment où Prévésa est tombée ; les cris des
vainqueurs, les gémissements des vaincus ; les toits incendiés par
nos mains, le butin partagé, les riches mis à mort, les belles que
nous sûmes épargner.
9.
Ne parlons pas de pitié, ne parlons pas de crainte ; ce=! mots doi-
vent être inconnus à qui veut servir le vizir; car depuis les jours du
Prophète, jamais le Croissant n'a vu un chef aussi glorieux qu'Ali-
Pacha.
10.
Le sombre Muchtar son fils est envoyé sur le Danube : les Giaours
aux cheveux blonds verront avec terreur ses queues de cheval ;
quand ses Delhis tout sanglants auront écrase leurs bataillons,
combien peu de Moscovites reverront leur patrie.
H.
Selictar! tire du fourreau le cimeterre de notre chef: tambourgi I
ton appel nous promet les combats. Et vous, montagnes, qui nous
avez vus descendre sur le rivage, nous reviendrons vainqueurs, ou
ne reviendrons plus.
LXXIIL
Belle Grèce! reste déplorable d'une gloire qui n'est plus! dispa-
rue, mais immortelle; déchue, mais grande encore I qui mainte-
nant guidera tes enfants dispersés? qui brisera ce joug auquel ils
sont accoutumés? Ah! qu'ils ressemblent peu, ces fils dégénérés, à
ceux qui jailis, volontairement condamnés à une lutte sans espoir,
attendaient la mort dans le défilé sépulcral des froides Thermopyles I
Oh! qui pourra s'inspirer de ce généreux courage, et, s'élançant
des rives de l'Eurotas, te réveiller dans ta tombe?
LXXIV.
0 Génie de la liberté I lorsque sur les remparts de Phylé tu étais
LES VEILLÉES LITTÉUAIUES ILLUSTRÉES.
avoc Tlirasvlmle et ses i'nni'ir'cls complicps, aiirniii-lii pu prévoir
la fiiiifsie (i.'Kliiii''i'i|iiJ asscimlnil las |)|;iin('.s vcrdoviinle-s 'le la cliiTC
Aili<|Ne? Ce ne mm plus (renie l.vrans qui lasscrvisseiit . mais h
cliaipio pa's on y renrunire un hruial .ipincsseiir; «l \c< (ils ne se
li'veni pins; mais ils 8e horncnl ù mnu<li:e vaiiipmcnl le j'iun île.-;
Turcs (|ni les écrase. Ils naissent, ils m'>urenl esclaves; cl leur» pa-
roles, leurs acles , n ODl plus rien de Ihumme.
LXXV.
Tout psl chanR(5 en cut, sauf la forme exlf'rleure. FA en obscr-
raiil le fi-u «pii (''linci'llc ilans leurs rcfjards. ijui ne cmirail p .s que
leurs ciHurs brrtlenl eiiciire de la flamme, ô Liherlé, qu'ils ne con-
nai'i'^ciil plusl UeaiiCdiip dcnire eux rôvcnl encore que IlifUre ap-
priiclit; qui lour rendr i l'Iiérilage de li-urs pères : ils soupirenl après
les armes el laide de lélrangrr , cl ils n'uscraitMit atlroiiler eux-
mêmes la colère de l'eanemi, ni effacer leur nom des funèbres an-
nales de ILIsciava^'e.
LXXVI.
Serfs hdrèdilairesl ne savez vous donc pas que pour se rendre
libre il faut sui-nième fra|iper le premier cnup ? (^est à son propre
bras que l'homme peut devoir une pareille conquête : le Gaulois ou
le .Moscoviie vous viendront-ils affraiicliir? Non certes! A la i'i''rilé,
ils j)ourront humilier vos fiers spoliaieurs; mais Is ne rallumeront
pas pour \oiis les aulels de la liberie. Ombres îles liilotes! triomphez
de vos tyrans I La Grèce pourra changer de maître, mais son elat
sera loujouis le même : ses jours de gloire sont passés, mais non
ses jours de honte.
LXXVII.
La cité que les fîls d'Allah onl conquise sur les infidèles pourra
de nouveau fiire arrachi^e par le Giaour des mains de la race ollo-
niane; les tours impénélralilcs du séraï po'irronl encore s'ouvrir
au Franc farouche qui déjà les a occupées une fois; la nation re-
belle des Wahabites, qui a osé dépouiller la lomhe du [irophèle de
lanlde pieuses offrandes, pou rra .■;« i racer une roule sanglante vers
l'Occideiil : mais jamais la liberie ne visitera le sol maudit de la
Grèce, el à travers des s-iècles d'un labeur incessant, l'esclave y suc-
cédera à l'esclave.
LXXVin.
Voyez pourtant leur gaîié, à rapproche de ces temps de pénitence
pendant lesquels la religion se prepare h délivrer I homme du poids
de ses fauies mortelles par rabstineiice du jour et les veilles de la
nuil; av;,nl I heure oij le repentir revêt le cilice, quelques jours de
fcle soni accordes h tous, p'^ur que chacun puisse chercher le plaisir
qu'il préfère, prendre avec le masque un vêlement aux brillanles
coiil-urs, se mêler à la danse et se joindre au cortège bouffon du
joyeux carnaval.
LXXIX.
VA quelle ville offre plus de joyeux diverli.ssemenis que loi ,
ô Sianiboul, jadis reine des plaisirs, bien nue le turban déshonore
aujourd'hui le temple de Sainte-Sophie où la Grèce cherche en vain
ses propres autels ihélas! .^es malheurs viennent toujours allrisler
mes chants)? Ils étaient gais jadis ses méueslrels , car son peuple
était libre et tous ressemaient en commun la joie qu'ils feignent
maintenant. Mes yeux n'avaient jamais vu de sjieclacle, mes oreilles
n'avaient jamais entendu daceords , oareils à la scène que je con-
templai, aux sons qui éveillèrent pour moi les échos du Bosphore.
LXXX.
Un tumulte joyeux relentissaii sur le rivage; souvent la musique
changeait d'air; mais elle ne s'arrêtait jamais : elle se mêlail sans
cesse au briiil cadencé des avirons, el an doux murmure des eaux
jaillissantes. L'asire qui commande au reflux des mers semblait du
haut du ciel snurire à ces fêtes, el quand une brise passagère venait
rider la surface de l'eau, un rayon plus brillant échappé de son
trône y peignait sou image, el "les vagues élincelanles éclairaient
les bords quelles baigueut.
LXXXI.
Les ca'iqups eflleuraienl légèrement l'écume des vagues: les filles
de la conirce dansaient sur la «ve , el jeunes hommes el vierges
avaient également oublié le repop el le foyer paismel : des yeux
languissants échanceaieni des regards irrés'isliblcs; des mains fré-
missanles répondaient doucement ai:x mains qui les pressaient.
0 amouri ô jeunesse! que le sape el le cyniipie en disent ce qu ils
voudront, ces heures enchaînées dans vos liens de roses, ces heu-
res-là seulement rachètent dans la vie de longues années de dou-
leur.
LXXXII.
Mais au milieu de la foule , parmi ces joyeux dcguisemenis, ne
9« cachc-l-il pas quelques cœurs agites par une peine secrète qui se
Irahil h demi sous un visage conlraini ? Pour eux le doux murmure
lies vagues n'est qu'un écho de leur-i doiil iwreuscs pens es; en
eux la gaf'é de lu foule n'excite qu un froid et farmcho dédaiu.
Ooinb en cm rires bruyants et siins objcl leur deviennent odieux !
Qu'ils onl hâte de changer leurs vêlements de fête contre un lugu-
bre linceul!
LXXXllI.
Tel doit être le Bcnlimcnt de tout véritable fils de la Grèce, si la
Grèce peut encore s'honorer d'un patriote sincère : car ils n>? méri-
tent pas ce nom «eux qui parleni de guerre, tout en se réfugiant
dans la paix de resclava(.'e: qui regretienl ce (pi ils onl perdu, mais
qui oui encore un so .rire pour leurs tyrans, ei qui m iiiient li fiu-
cille servile el non l'épée. 0 Grèce! ceux qui l'aiment le moins
sont ceux qui le doiveul le plus : leur nais.sance, leur sang el celle
suite subline d héroïques ancêtres qui fualhoule maialeaaDl à une
race dégénérée.
IXXXIV.
Quand renaîtra l'auslérilé de Laeéddmonc , quand Epaminoi
reviendra gouverner Thèfaes, quan.i • -s fils d Athènes aiironl rr
leurs cœurs généreux . quand les mères grecques metironi au i
des hommes : alors lu jiourras revivre, mais non avant. Milh
suffisent à peine pour créer un empire : une heure peut le réo
en poussière : combien delToris ne faudrail-il pas pour renou'.
la splendeur éclipsée, te rendre les vertus el vaincre le Temp
la Destinée!
LXXXV.
El pourtant que tu es belle encore au milieu de ton deuil, ô pa
des dieux el des héros semblables aux dieux ! Tes vallées louj
vertes, les sommets couronnés de neiges éternelles montrent la
riété des dons que t'a prodigués la nature ; mais tes autels, tes >■■
pies inclinés vers le sol et brisés par le choc de la chai rue, se
lant avec lenteur à une terre héroïque, n-i font que subir le .-
réservé au.x monuments ouvrages des hoirmes : loul s'efface siie-
cessivemeut, sauf le souvenir des vertus célébrées par le Génie.
LXXXVI.
Cependant une colonne solitaire encore debout semble gémir
le ?orl de ses sœurs, enfants de la même carrière, toules renver-
auprès d'elle; le temple élevé de Pallas orne encore le cap de •
lonna, et apparaît de loin sur les flots; el çà el là on vnit ans i
lombes ignorées à ilemi de quelques héros.' Leurs pierres grisâtres,
leur gazon toujours vert, bravent encore les siècles, luais non
l'oubli : car les étrangers sont les seuls qui ne passent jias insou-
cieux près d'elles, el qui parfois s'arrêtent un mooieut, les re^-.. -
dent el soupirent.
LXXXVII.
Et toujours pourtant ton ciel est aussi bleu, tes rochers sonl
aussi sauvages; les bocages sont frais, ies plaines verdoyantes: Us
olives mûrissent comme au jour où Minerve leur accordait un .s
rire, et l'Hy mette est toujours riche de son miel doré : libre vm
geuse dans l'air de la montagne, l'abeille y consiruil gaimen'
cit.idelle odorante; pendant de longs, longs "étés les rayons d Ai
Ion dorent les murailles et les marbres du Pentélique. Les arlv
gloire , la liberté, passent; mais la nature est toujours belle.
LXXXVIII.
Quelque part que se dirigent nos pas, nous foulons une terre
saillie et consacrée! Nulle portion de ce sol n'offre un aspect vul-
gaire, mais lin inonde de merveilles s'étend aul.ur de nous, et
toutes les fictions des mii.ses nous senldent réali-ées , au point que
nos sens .«e lassent à contempler ces scènes peu|>lécs de» rêves de
notre jeunesse. Ici forêts et prairies, collines et vallons bravent '■-
même pouvoir qui a renverse lant d edifices : le temps a ébranl.'
tours d'Alhéoes, il a respecté ies vieux champs de Marathon.
LXXXIX.
Dans celle plaine fameuse, le soleil, la glèbe sonl les mômes: '■'.
n'y a de changé que l'esclave qui la cultive, et le mallrequi la p
sède. Il a encore et les mêmes bornes et la même renommée
champ de bataille où les hordes persanes courbèrent la tête pour la
preniieie fois sous le fer r&loulable des Hellènes. Jour cher à la
Gloire, où .Marathon devint un mot ma!;ique qii'on ne peut pronon-
cer sans évoquer aux regards de celui qui l'entend le camp, les ar-
mées, la bataille et la victoire!
XG.
Ici fuyait le Mède, jetant ses flèches cl son arc brisé. Là, le
Grec menaçant le poursiii^aii de sa lance saïK'l.inte. E.i haut les
nionlagiies; au bas la c.Me et 1 1) i:éau ; sur le front des Grecs la
mort ; dans les rangs des Perses la terreur el la Tuile : tel était le
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
47
tableau qu'offrait Maratlion... Que rcsle-l-il aiijnuni'lnii? Quel tro-
plii'esgiiale celle plaine saciéequi ville sourire il' la iib.Tiéel les
larmes de l'Asie? Des urnes villes, des tombeaux violés, et la pous-
sière que le coursier d'un barbare fait jaillir sous ses pieds.
XCL
Cependant les restes de ce passé splendide attireront toujours les
pèlerins pensifs qui oublieront un moment leurs fatigues. Long-
temps le voyageur, amené par le vent d lonie, saluera la brillante
pairie des muses et des héros. Longtemps, ô Grèce, les annales et
ton langage immortel répanilront ta gloire parmi la jeunesse des
plus lointains climals. Orgueil île l'âge mùr, leçon de la jeunesse,
c'est loi que le sage vénère et que le poète adoré quand Pallas et la
muse leur ouvrent leurs mystérieux trésors.
xcn.
Le cœur du voyageur soupire pour la patrie absente , quand de
tendres liens laiiacbent an foyer domestique : mais l'homme isolé
ici-bas," qu'il reste errant dans,^es lieux, qu'il attache de longs re-
gards sur cette lerre en hanniinie avec Iflil La Grèce n'esl point le
séjour de la gaîté légère et des plaisirs du monde : mais celui pour
qui la mélancolie a des charmes peut en faire sa patrie. A peine
regrettera-l-il la terre natale quand il ira errer lentement sur les
coteaux sacrés de Delphes, et promener ses regards sur les plaines
qui ont vu mourir le Perse et 1 Hellène.
XCIIL
Que de pareils hommes visitent cette terre sacrée, qu'ils traver-
sent en paix ces magiques solitudes : mais qu'ils respectent ses
ruines; qu'une main sacrilège ne vienne point défigurer nn tableau
déjà trop efîacé I Ce n'est puint pour une telle fin que furent élevi-s
ces autels. Révérez ces débris que des nations ont révérés : et que
puisse ainsi le n^m de votre patrie ne jamais recevoir d outrage, et
puissiez- vous prospérer \ous môme aux lieux où fleurit votre jeu-
nesse , entouré de toutes les joies vertueuses que peuvent donner
J amour et la vie!
XCIV.
Pour toi qui, trop longtemps peut-être, viens de charmer tes loi-
sirs par des chants sans gloire, bientôt ta voix va se perdre parmi
les Voix plus éclatantes de tant de ménestrels que nos jours ont p o-
duits. Ne leur dispute point un laurier que le temps doit flétrir. Une
pareille lutte ne sied pointa un esprit qui dédaigne également les
critiiiues amères et les éloites diciés par la partialité ; car ils sont
fe! :cés depuis longtemps, tous les cœurs dont le suffrage l'eût flatté;
et l'on ne cherche plus à plaire quand on n'a plus rien à aimer.
XCV.
Et toi aussi lu n'es plus, toi qui me fus si chère et qui méritais
tant d'amour; toi que la jeunesse et ses affections unissaient à moi ;
qui fis pour moi ce que personne autre n a fait et qi-i ne dédaignas
pas nn cœur indigne du tien. Que suis-je maintenant que tu as
cessé de vivre? Tu n'es plus là pour accueillir au retour ce voya-
geur à qui il ne reste que le regret des heures qui ne reviendiont
plus. Oh! pourquoi ce bonheur a-t il jamais existé, ou pourquoi n'est-
il point encore à venir ? Pourquoi suis-je revenu dans ces lieux,
lorsque de nouvelles douleurs devaieut m'en chasser encore?
XCVL
0 femme toujours aimante, toujours aimable et ton'ours aimée I
Cnniine une douleur égoïste s'absorbe dans le passé et s'attache à
des pensées qu'elle ile\rait écarter! Mais ion image est la dernière
que le temps effacera de mon ànie. Cruel trépas, tout ce que tu p.iu-
vais avoir de nini, tu me l'as pris: une mère, un ami et plus qu'un
ami maintenant ; pour personne tes traits ne se sont succède aussi
rapid s : accumulant sur moi douleur après douleur, tu m'as en-
levé le peu de consolations que la vie pouvait encore m'offrir.
XCVIL
Irai je donc me jeter de nouveau dans les agitations de la foule,
et y chercher tout ce que dédaigne un cœur paisible? Irai-je m'as-
seoir aux banquets de l'Orgie, où un rire faussement biuyant, de-
menti par le cœur, défigure les joues creuses des convives", et laisse
après lui dans lame un surcroît d abattement et de faiblesse? Là,, en
vain une gailé de commande veut bircer les traits à feindre le [ilaisir
V.0U à dissimuler le dépit : les sourires tracent le sillon d'une larme
'à venir, et en relevant la lèvre convulsive, n'y peignent qu'un se-
cret dédain.
XCVIIL
Quel est le plus terrible des maux qui accompagnent la vieil-
, lesse, celui qui grave sur le fiont la ride la plus proloiide? C'est de
voir effacer du livre de vie le nom de tous les êtres que nous avons
aimés, et de se trouver seul sur la terre, comme j'y suis seul main-
tenant. Sur les mines de tant de cœurs brisés , de tant d'rspéranees
détruites, je m'incline biiudilement devam Celui qui cbàiie. Jours
inutiles, ecoulez-vous rapidement : je vous verrai fuir sans vous
compter, puisque le temps m'a privé de tout ce qui faisait la joie
de mon àme et a versé sur mes jeunes années tous les malheurs de
la vieillesse.
CHANT III.
L
Tes traits ressemblent-ils à ceux de ta mère, ô ma belle enfant !
Ada! fille unique de ma maison et de mon cœur! Quand, la dernière
fois, j'ai vu tes jeunes yeux d azur, ils souriaient, et alors ,|e te
quittai... non comme je te quitte maintenant, mais avec une espé-
rance
Je me réveille en tressaillant : les vagues se gonflent autour de
moi; les vents font entenilre leurs voix dans les airs : je pars. Où
nous allons , je l'ignore : mais le temps n'est plus où en voyant s'a-
baisser les côtes d'Augleterre, mon regard était ému de douleur ou
de joie.
IL
Encore une fois sur les flots ! Oui, encore une fois! et les vagues
bondissent sous moi comme un coursier qui connaît son maître.
Vagues mugissantes, salut! Rapide S'dl votre course, quelque part
qu'elle me conduise! Dût le mal fatigué trembler comme un roseau,
dût la voile déchirée abandonner ses ïambe lUX aux vents, il faut
que j'aille en avant ; car je suis comme I herbe marine détachée du
roc et semée parmi l'écu ne de l'Océan : je vais partout où me
poussera l'effort des vagues, l'haleine de la tempête.
IIL
Dans l'été de ma jeunesse, j'ai entrepris de chanter le pèlerinage
d'un exilé volontaire fuyant son propre cœur : je reprends une his-
toire que j'avais à peine entamée, et je remporte avec moi, comme
le vent impétueux pousse devant lui le nuage. J'y retrouve la trace
de mes longues pensées et de mes larmes taries, qui n'ont laissé
qu'un désert sur leur passage. C'est là que mes années s'écoulent
pesamment, dernière solitude de la vie, où l'on ne voit point paraî-
tre une fleur.
IV.
Depuis mes jours de jeunesse et de passion, jours de plaisirs ou
de douleurs, mon cœur el ma harpe peuvent avoir perdu une corde ;
une dissonance en peut résulter, et peut-être voudrai-je en vain
chanter comme autrefois. Mais, quelque ingrat que puisse être le
sujet de mes chants, je m'y attache: pourvu qu'ils bannissi-nt de mon
âme les tristes rêves d'une douleur et d'une joie égustes, et qu ils
répandent autour de moi l'oubli, ils me sembleront délicieux, quoi-
que personne peut-être ne soit de cet avis.
V.
Celui qui dans ce monde de douleurs a vécu par ses actes plutôt
que par ses années et qui a pénétré les profondeurs de la vie au
point de ne plus s'étonner de rien ; de sorte que lamour et ses p d-
nes, la gloire ramhition, la rivalité ne peuvent jdus faire pénétrer
dans son cœur ce poignard acéré dont on souffre les blessures en
silence : celui-là peut dire pourquoi la pensée cherche un refuge
dans des caverne» solitaires et se plaît néanmoins à les peupler d i-
niages aériennes, de ces formes qui habileut toujours jeuues la re-
traite enchantée de l'âme.
VL
C'est uniquement pour créer et pour jouir en créant d'une plus
grand' intensité de vie, que nous donnons une forme à nos visions,
nous appropriant à nous mêmes, comme je I éprouve niainlenant ,
cette existenceque nous inventons. Que suis-je, moi ? Rien. Mais il
n'en est pas ainsi de toi, àme de ma [lensée! Avec loi, je parcours
la terre, invisible mais pouvant tout observer, m'associant à ton
esprit, partageant ta céleste origine, et cajiable encore de sentir en
toi, quand ma sensibilité est éteinte et stérile.
VIL
Mais arrêtons le désordre de ces pensées : j'ai médité trop long-
temps, je me suis livré à des réflexions trop sombres, et enfin j'ai
senti mm cerveau brûlant, épuisé par ses propres efforts, se ch.in-
ger en un véritable t iurbillon de visions et de flammes : c'est ainsi
que n'ayant point ap|uis à dompter mon cœur, j'ai vu s'empoison-
ner les sources de ma \ie. Il est trop tard aujourd bui , mais il me
reste encore assez de force pour supporter des maux que le temps
48
LES VEILLÉES HTTKRAIIU'.S ILIl'STP.KKS.
ne pcul guérir, cl pour nie nourrir de fruits amers ?ans accuser îc
(leslin.
Vin.
lîn voilh trop sur ce sujet : maintenant tout appartient au passé,
et le sci-aii du mvsltre est apposé sur le clinrine (pii ni'sl plus. Après
une longue absence, Harold rcpamit enfin : Harold dont le cœur
voudrait ne plus rien sentir, mais se sent di^cliiré <lc blessuns in-
Ciinibles sans être mortelles. Le temps néanmoins, qui change tout,
a modifié son âme et ses traits : les années dérobent le feu de l'es-
prit comme la vipneurdcs membres, cl la coupe enchantée de la vie
ne pétille que sur ses bords.
IX.
n.iroM avait trop avi-
(Icinenl épuisé In sienne,
et an rmil il avait trouvé
une lie d iilisinihi! ; mais
il la rcmplll de nouveau
h une source plus pure et
sur un s(d consacré, et il
la cri:', intarissable. Il se
Irninpait. Autour de lui
s'enroulait inusiblement
une chaîne toujours plus
serrée , dont il sen lait
le fiollcnient douloureux
qu(iiiiu'il ne pût laper-
ccvciir, dont le poids Tac-
ciiblait quoiqu'il n'en put
entendre le bruit. C'était
une soulTrance muette el
de plus en plus péné-
trante qui suivail llarold
daEis tous les pas qu'il es-
sayait aux divers sentiers
de la vie.
X.
Armé d'une froide ré-
serve, il avait cru pouvoir
sans danger renouer com-
merce avec les hommes.
Il croyait son âme telle-
ment n.\ée mainicnant,
tellement cuirassée d'in-
vulnérables réflexions,
que si aucune joie n'y
pouvait pénétrer, aucun
chagrin non plus ne pou-
vait l'atteindre. Il pouvait
rester inaperçu et soli-
taire au milieu de la foule
et y trouver des sujets de
inédilalion ; comme sur
la lerre étrangère . il en
av.iii trouvé dans les mer-
veilles de Dieu cl de la
nature.
XI.
Mais qui peut voir la •A''-
rose épanouie et ne point
être tenté de la ciiedlir?
(Jiù peut contempler avec
bonheur la douceur et l'é-
clat des joues de la beau-
té, et ne point sentir que le cœur ne vieillit jamais tout entier? Qui
peut Cdulempler l'étude de la gloire, perçant tous les nuages et
brillant au sommet d'un rocher, sans es.sayer de gravir jusqu'à
elle? Harold, une fois lancé dans le torrent , se laissa entraîner dans
sa course vertigineuse, chassant le temps devant lui, mais se pro-
posant un plus noble but qu'aux jours de sa jeunesse.
XII.
Cependant, il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaître que de
tous les hommes il éiaii le moins propre ii vivre parmi la trou[)e
humaine, avec laquelle il n'avait presque rien de commun. Il ne
savait point soumettre sa pensée h celle d'aulrui, quoique dans sa
jeunesse son âme eût éié domptée par ses propres pensées; mais,
rebelle h toute inspiration étrangère, il ne pouvait consenliràcéder
un empire sur son èlreàdes intelligences conire lesquelles la sienne
se révoliail. Fier dans son désespnir, il cherchait à se créer uue vie
en lui-même et à respirer en dehors de l'humanilé.
XIII.
Partout où s'élèvent des montagnes, lîi étaient pour lui des ami»;
où roulent les Ilots de lOcéan, là était sa natrie; si quelque part
s'élend un ciel bleu et luit un beau suleil, il aimait h y porter ses
pas erraiils; le désert, la fnrèt, la caverne, le torrent écuincux ,
étaient ses compagnons : il échangeait avrc eux un langage plus
clair que relui desvidumes écrits dans sa langue maternelle; il au-
rait dimnés tous ceux-ci pour une s^lepage du livre de la nature,
gravée par un rayon de soleil à la surface du lac.
XIV.
Comme les sages de Chaldée, il suivait dans les cieux la marche
des étoiles, et son imagi-
nation les peuplaitd'ètres
brillants comme leurs ra-
yons : ainsi il oubliait la
terre et ses discordes , et
toutes les humaines fai-
blesses. S'il eût pu tou-
jours maintenir son esprit
dans ces hauteurs, il eCH
été heureux ; mais le li-
mon dont rii'immeesl pé-
tri <d)seurcit la flamme im-
mortelle qui l'anime ; il
nous envie les clartés vers
les(|uelles nousnousélan-
çons, impatients de bri-
ser le lien qui nous re-
tient loin de ce ciel dont
le sourire nous appelle.
XV.
Mais dans les habita-
tions de 1 homme, Harold
se montrait inquiet, fati-
gué sombre, hcharge aux
autres comme à lui-mê-
me, abattu comraeun fau-
con sauvage à qui l'on a
rogné les ailes, et qui ne
peut vivre que dans un air
sans limile.-*. Alors ses
transports revenaient, et
en essayant de les vain-
cre, de même que l'oi-
seau captif frappe de sa
poitrine et de son bec les
barreaux de sa prison ,
ju.squ'à ce que le sang ait
teint son plumage, de mè •
me l'ardeur de son âme
enchaînée dévorait son
sein pour se frayer un pas-
sage.
XVI.
Exilé volontaire , Ha-
rold va do nouveau errer
au loin, privé de tout res-
te d'espérance, mais avec
moins de tristesse. Sa-
chant qu'il vivait en vain,
que tout était fini pour
lui de ce coté de la tom-
lie, son désespoir s'était
revêtu d'un sourire farou ■
a vérité, mais qu'il nésli-eail de dissimuler : ainsi sur un
naufragé, les malelols |ullent les provisions, et dans la dé-
de l'ivrcs-se, attendent leur sort sur le pont qui s enfonce.
XVII.
Arrête' . tu foules la poussière d'un empire I Ici sont enseve-
lies les ruines produites par un tremblement de terre. Aucune sta-
tue colossale, aucune colonne chargée de trophées ne décore- -elle
ce lieu ? Non. .Mais la leçon que donne la simple vente n en est que
plus frappante. Que celt"e terre reste ce quelle était, \oyez comme
ictle pluie de sang a fait croître les moissons Lsi-ce doue a tool
lavaniage que tu as valu au monde , o toi la plus terrible et la der-
nière bataille ; -ô victoire qui as créé des rois ?
XVIII.
Harold c.<t debout au milieu de ce charnier d'oîscmcnls, le Ijm-
clic à I
navire
menée
COUVRES COMPLÈTES DE LORD B...
19
beau de la France, la plaine fatale de Waterloo. Comment une heure
a-l-elle suffi à la fortune pour reprendre les dons quelle avait fails,
pour faire passer en d'autres mains la gloire inconstante comme
elle! Ici, l'aigle prit dans les cieux sou dernier essor; mais percé de
part en part des llèches des nations coalisées, il laboura la plaine de
ses serres sanglantes, traînant encore après lui quelques anneaux
brisés de la chaîne dont il avait chargé l'univers. Ce jour-là toute
une vie d'amhilion vit anéantir le fruit de ses travaux.
XIX.
Justes représailles! La Gaule peut mordre son frein, écumer sous
ses fers... mais la terre en est-elle plus libre? Les nations n'ont-
elles combattu que pour
vaincre un seul homme,
ou se sont-elles liguées
pour enseigner à tous les
rois en quoi consiste la
vraie souveraineté ? Eh
quoi ! les lambeaux réu-
nis de l'esclavage rede-
viendront-ils l'idole d'un
siècle de lumière? Après
a\oir abattu le lion lau-
dra-t-il que nous rendions
hommage au loup? fau-
dra-t-il baisser le regard,
plier le genou devant les
lrônes?lS'on, non! éprou-
vons avant de louer.
XX.
Et si nous n'en tirons
aucun bien, que l'on ne
f 'enorgueillisse plus de la
f ute d'un seul despote.
î^n vain les joues des é-
pouses et des mères ont
été sillonnées de larmes
brûlantes ; en vain la
fleur de l'Europe a été
foulée sous les pieds d'un
tyran avant qu'elle pût
produire ses fruits ; en
vain des années de mort,
d'appauvrissement, d'es-
choage etde terreur, ont
pesé sur nous ; en vain
le joug a été brisé par
l'accord unanime de plu-
sieurs millions d'hom-
mes ; ce qui ajoute le
plus de prix à la gloire ,
c'est le myrte qui cou-
ronne le glaive, comme
il couronna celui d'Har-
modius levé sur le tyran
i d'Athènes.
il
\ XXI.
C'était lanuil : l'air re-
tentissait du bnùt d'une
'iféte; 1 élite de la beauté
/et de la chevalerie était
,' réunie dans la capitale de
{ la Belgique, et l'éclat des
jlamiies ne tombait que
jsur de jolis fronts et de vaillantes poitrines. Mille cœurs battaient i
[heureux à l'unisson, et quand s'élevait la voix voluptueuse de l'har-
) monie, de doux regards parlaient d'amour aux regards qui leur ré-
pondaient, et tout était" joyeux comme le carillon d'une noce...
Mais, silence! écoulez : un bruit sourd retentit comme un glas fu-
nèbre.
XXII.
N'avez-vous pas entendu?... non ce n'était que le vent, ou le
f bruit d'un char sur le pavé sonore. Continuons la danse : que rien
n'interrompe la joie! point de sommeil jusqu'au matin, quand la
jeunesse , le plaisir et la danse s'unissent pour chasser les heures.
Mais écoulez! ce bruit sourd retentit de nouveau, comme si les
nuages en répétaient l'écho. Il s'approche ; il devient plus distinct
et [ilus terrible ; aux armes I aux armes I C'est... c'est le canon qui
commence à rugir.
Plnis. — Imp. I.«coua et C, me SoufO-t , 13.
La fonlaiire Caslalle et 1} mont l'arnasse
XXIII.
Dans l'embrasure d'une croisée do la vaste salle était assis l'in-
fortuné duc de Brunswick. Le premier, au milieu de la fêle, il
avait entendu ce son fatal, et il l'avait recueilli avec l'oreille
prophétique de 1 homme destiné au trépas. Il annonça l'approche
de la bataille; et un sourire d'incrédulité accueillit ses paroles :
mais son cœur avait trop bien reconnu la voix redoutable du
bronze qui avait étendu son père dans une bière sanglante, et
allumé en lui-même une vengeance que le sang seul pouvait
éteindre: il s'élança sur le champ de bataille, et tomba en com-
ballant aux premiers rangs.
XXIV.
On allait et on venait
çà et là, en tumulte : des
pleurs coulaient; la beau-
té tremblait d'effroi , et
l'on voyait pâlir des joues
qui une heure auparavant
avaient rougi à l'éloge de
leurs charmes. Il y eut là
de ces adieux soudains
qui semblent arracher à
de jeunes cœurs tout ce
qu'ils ont de vie; il y eut
des soupirs étouffés qui
peut-être devaient être
les derniers. Qui pouvait
dire s'ils se rencontre-
raient jamais ces regards
qui s'entendaient si bien,
alors que sur une nuit si
douce se lovait une si ter-
rible aurore.
XXV.
Les guerriers se hâtent
de monter à cheval : les
escadrons se forment ;
l'artillerie lance ses chars
bruyants; tout se préci-
pite , chaque corps va
prendre son ra'hg de ba-
taille. Et toujours au loin
on entend se succéder les
sourdes détonations du
canon ; et plus près le
tambour d'alarme éveille
les soldats avant que l'é-
toile du matin ait brillé.
Cependant les citadins
s'assemblentmuetsde ter-
reur, ou chuchotent tout
bas et les lèvres pâles :
« C'est l'ennemi ! il ap-
proche I il approche ! »
XXVI.
L'appel des Camerons
fait retentir son harmo-
nie sauvage : c'est le
chant de guerre de Lo-
chiel (ju'enlendirent sou-
vent les collines d'Albyn,
ainsi que les Saxons en-
nemis. Comme leur pibroch retentit aigu et sauvage dans les ténè-
bres de la nuill mais le même souffle qui enfle la cornemuse rani-
me dans le cœur de ces montagnards leur courage naturel, réveille
en eux le souvenir des siècles passés, et fait résonner à leurs oreil-
les les noms glorieux des Evan et des Donald.
XXVII.
La forêt des Ardennes balance sur leurs têtes son vert feuillage
tout humide des larmes de la nuit : on dirait qu'elle pleure, si la
natui'C inanimée était capable de douleur, sur ces braves qui pas-
sent maintenant et qui ne reviendront plus. Avant le soir, helas ! ils
seront foulés aux pieds comme le gazon sur lequel ils marchent
n)ainlenant : le gazon les couvrira de sa prochaine verdure , quand
toute cette bouillante valeur qui les précipite vers l'ennemi, quand
ces hautes espérances qui les animent pourriront avec eux dans
une couche profonde et glacée.
4
t.o
Li.s vi:ii,i,i';r:s l.lTTI^nAmES ii,fAiRTRi':i:s.
xxviir.
Hier, le milieu du jour les vil pleins de foi-oe cl d'ardeur ; le soir,
ils se miinlraieiit remplis il'orguoil el di jnic an milieu d"iin cercle
(le hcaiili's; iiiinnit leur apporta le sijiiial du mmbal ; aujourd'hui ,
!(• n)alin les a vus former leurs rangs, et midi éclaire l'appareil som-
hie et majestueux de la halaillc. l'n miape tonnant les enveloppe,
et chaque fois qu'il se déchire l'arpile de la plaine est recouverte
d'une argile humaine qu'elle-mOme recouvrira demain , entassant
dans une fosse sanglante cavaliers et chevaux , amis et ennemis,
amoncelés et confondus.
XXIX.
Des lyres plus sonores ont chanté leur gloire ; et pourtant il est
un nom que je voudrais choisir dans cette foule illustre : je le dois à
l'alliance de t'amille qui m'unissait à lui; je le dois à son père envers
qui j'ai à expier des loris; et entiu des noms illustres consacrent les
chanisdu poète. Celui-lh brillait entre les plus braves; et là où la
pluie de fer éclaircissait le plus rapidement nos rangs, où la tcm-
piile de la guerre rugissait plus terrible, elles ne frappèrent point
un sein plus noble que le tien , ô jeune et brave Howard I
XXX.
Pour toi des larmes ont coulé, pour toi des cœurs se sontbris(^s:
que seraient mes larmes cl mon cœur si j'avais un pareil hrimmngc
à t'oflrir? Mais ([uand je me trouvai près de l'arbre qui, vivant et
verdoyant cncoie, incline son feuillage sur la place où tu reçus la
mort, quand je vis autuur de radi la plaine rajeunie couverte d'une
verdure qui pronu;t l'abondance, et le printemps, reprenant son
œuvre joueuse, rassembler sur ses ailes les oiseaux exilés, je détour-
nai mes regards de tout ce qu'il ramenait pour les reporter sur ce
qu'il ne pouvait nous rendre.
XXXI.
Je les reportai sur toi, sur tant de milliers de braves dont chacun
a hissé un vide elTrajant dans une famille affligée pour qui l'oubli
serait un don précieux. La trompette de l'archange, et non colle de
la renommée, réveillera ces héros tant regrettés. Le doux bruit lie la
gloire peut calmer un moment, mais non éteindre l'ardeur des vains
regrets, et le nom que nous entendons honorer acquiert de plus
puissants titres à nos larmes.
XXXII.
On pleure, mais on sourit enfin ; et en souriant on pleure encore :
l'arbre se flétrit longtemps avant de tomber; le navire marche en-
core quand il a perdu son mal et sa voile ; la poutre consumée
tombe du toit, mais ses débris encombrent longtemps le pavé de la
salle solitaire; le mur en ruine reste debout quand ses créneaux
minés par les éléments gisent autour de lui; la chaîne survit au
captif qui l'a portée ; le jour continue de s'écouler, même quand les
nuages obscurcissent le soleil : ainsi le cœur peut se briser, mais
tout brisé qu'il est il continue h vivre.
XXXIII.
Comme un miroir rompu se reproduit dans chacun de ses frag-
ments et enfante mille images au lieu d'une, et plus encore si on le
morcelle davantage ; ainsi fait le cœur qui ne sait point oublier, vi-
vant dune existence fragmentaire, immobile et froide, ne sentant
plus le sang circuler en lui , soutirant d'une douleur sans sommeil ,
se flétrissant enfin à mesure seulement que tout vieillit autour de
lui, et ne donnant aucun signe visible de son état; car ces choses
ne se disent pas.
XXXIV.
Il y a dans le désespoir même un principe actif, une viudité vé-
néneuse, racine vivace qui nourrit toutes ces branches frappées de
mort : car ce ne serait rien de mourir; mais la vie elle-même doit
apprendre h se repaître du fruit abhorré de la douleur, semblable Ji
ces pommes des rivages de la mer Morte qui n'ofl'rent que des cen-
dres h celui qui les goûte. Si l'homme voulait n'estimer sa vie que
par la quantité de ses jouissances, et prendre chaque jour de bonheur
pour une année, compterait-il bien douze lustres ?
XXXV.
Le psalmiste a supputé les années de l'homme : et elles lui ont
paru assez nombreuses. Mais pour toi, si l'histoire dit vrai, fatal
Waterloo! elles l'étaient trop encore, et tu nous as même en\ié
celte durée fugitive. Des raillions d'hommes rappellent Ion souve-
nir; les lèvres de leurs enfants répéteront ce qu'ils ont appris d'eux,
et diront : « C'csl à Waterloo que des nations coalisées ont lire l'é-
pée ; c'est là (jue nos ancêtres ont eorabattu. » Kt de celle grande
journée, voilà tout ce qu'aura épargné l'oubli.
XXXVL
Là est tombé le plus extraordinaire et non le pire des liomn.
esprit formé de contrastes, s'ap|diquant avec une égale puissnii
tantôt aux objets les plus élevés , cl tantôt aux pins petit". 0 i
qui fus evlrênic en toute chose, si lu avais su garder une h •
moyenne, le trône serait encore à loi, ou tu n'y serais jamais m.,
car c'est l'audace qui t'a élevé , comme elle a causé la chute,
maintenant encore tu songes à ressaisir le sceptre impérial; i
Ju[iitcr Tonnant, tu voudrais ébranler de nouveau le monde.
XXXVII.
Vainqueur de la terre, le voilà son captif : elle tremble eu'-
à ton souvenir, et ton nom redoutable n'a jamais plus retenti il
la pensée des hommes qu'en ces jours où lu n'es plus rien qu
jouet de la renommée. Klle le couriisa jadis, se (il Ion esclav
caressa ton humeur haulainc jusqu'à le persuader que lu éia .--
dieu... elle le persuada même aux nations stupéfaites, qui tecrur^
longtemps ce que tu prétendais être.
XXXVIII.
l'ius ou moins qu'un homme , dans la grandeur ou dans tes
sastrcs, tu affrontes des nations entières et lu fuis du chami
bataille: tu fais du cou des monarques le marchepied de ton Ip'
el tu deviens plus prompt à flécliir que L^ dernier de tes solluts
peux nnveiscr, gouverner, relever un eniiiire, mais lu es iiicap.
de modérer la moindre de les passions; habile à pénétrer l'e-,
des aulres, tu ne sais ni lire dans le tien, ni répnmer ton am
désordonné pour la guerre, ni coiujirendre enfin que le Dtsi
mis au défi , abandonne la plus brillante étoile.
XXXIX.
Ft cependant ton ftmc a supporté les revers avec cette pluL^
phie innée qui ne s'apprend pas, et qui, fruit de la sagesse, de ia (r\^
deur ou d'un profond orgueil, jette le fiel et l'aLsinllie au cien
d'un ennemi. Quand la haine ameutée t'entourait pour épier et r
1er ta faiblesse, toi tu le pris à sourire : ton œil resta calme el
signé. Quand la fortune s'enfuit loin de l'enfant chéri qu'elle a
gâté, il soutint sans plier le poids des infortunes accumulées sur
tête.
XL.
Plus sage alors qu'au jour de les grandeurs ; car au sein de >
les-ci l'ambilion t'endurcit, cl lu laissas trop paraître ce juste mé
que t'inspiraient les hommes el leurs pensées habituelles. Ce nii
était mérité, mais fallait-il le porter toujours emj/ieiiit sur tes le
el sur ton front? fallait il humilier les au'Mils dont lu étais obliL-
te servir, au point de les pousser à se retourner contre loi pour i
parer ta ruine? Qu'on le perde ou qii'on le gagne, c'est un li
objet d'anibilion que ce monde : tu l'as bien éprouvé, comme i
ceux qui se sont proposé un pareil but.
XLT.
Si , comme une tour bAlie î»u sommet d'un roc escarpé , In avais
dfi résister ou tomber seul , un tel mépris de l'homme aurait pu
t'ailer à braver I^^oc ; mais les intelligences humaines formai ni
les degrés de ton Irône, l'admiration que tu inspirais était la pbis
sûre de tes armes. Ton rôle était celui du fils de Philippe, pourquoi
donc (à^oins que tu n'eusses jelé la pourpre de côlé^ te moquer de.s j
hommes à h manière de Diogène? La terre serait un tonneau lr«
vaste pour des cyniques couronnés.
XLII.
Mais pour une ftme active, le repos est l'enfer; el voilà ce quil
causa la perle. L'âme renferme un feu qui ne saurait se restrein-
dre à ses étroites limites , mais qui aspire sans cesse au-delà du mi-
ll.-u des justes désirs : une fois allumé, rien ne saurait l'assouvir;'
il se repiiît d'aventureuses destinées et ne se fatigue que du repos
fièvre intérieure fatale à tous ceux qui en ont été atteints un seul
instant.
XLIII.
Cette fièvre fait les insensés qui, par leur contact, rendent in-
sensés les autres hommes, conquérants et rois, fondateurs de sectes
et de .systèmes , auxquels il faut ajouter sophistes, p. 'êtes , hommc-i
d'Etal": êlres inquiets el dangereux qui font vibrer trop fortement
les secrets ressorts de l'àme . el son! eux-mêmes les dupes de ceux
qu'ils abusent : hommes enviés et pouitant bien peu digues d envie,
cl tourmentés des jilus cruels aiguillons! Le sein de l'un deux, mis
à nu , enseignerait à l'humanité ce que valent la puissance cl la
gloire.
4
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
SI
XLIV.
L'agilatifin est leur élément : leur vie est une tempête qui les
emporte pour les laisser tomber enfin ; et pourtant ils sont telieuicnt
enivres, tellement idolâtres de la lulle, que s'ils voyaient le calme
du crépuscule succédera leurs jours reni|jlis de périls, ils se sen-
tiraient écrasés d'ennuis et de tristesse, et mourraient sous le poids.
Semlilables à une flamme sans aliment qui vacille et s'éteint, ou à
l'épée qui se rouille dans l'oisiveté et s'y consume sans gloire.
XLV.
Escaladez le sommet des montagnes , et vous trouverez les plus
hauts pics enveloppés des plus sombres brouillards, de la neige la
plus épaisse : de même celui qui dépasse ou subjugue l'humanité,
assume sur lui toutes les haines. Au-dessus de lui brille le soleil de
la gloire , au-dessous s'étendent les terres et l'Océan; mais autour
de lui il n'aperçoit que des rocs glacés, les tempêtes déchaînées as-
siègent de toutes parts sa tète nue : telle est la récompense des tra-
vaux qui l'ont conduit sur ces hauteurs.
XLVI.
Loin de moi de pareilles pensées I Le monde de la véritable sa-
gesse est dans ses propres créations ou dans les tiennes, ô nature ,
ô sainte mère I Combien de merveilles en effet n'enfanles-tu pas sur
les bords du Rhin majestueux. C'est là qu'llarold contemple une
œuvre divine, assemblage de toutes les beautés : ondes, vallons,
fruits, feuillages, rochers, bois, champs cultivés, montagnes et
vignobles. Çà et là des castels abandonnés semblent dire un mélan-
colique adieu du haut de leurs remparts, où la ruine grisâtre s'en-
toure de verdure.
XLVIL
Semblables à ces esprits ailiers qui , minés par le malheur, dédai-
gnent d'abaisser leur fierté devant la foule qu'ils méprisent, ces
manoirs sont là debout, habités seulement par le vent qui vient sif-
fler à travers les crevasses, et s'alliant tristement avec les nuages. Il
fut un temps où ils étaient pleins de jeunesse et de fierté : des ban-
nières flottaient sur leurs murs, des batailles so livraient au-dessous;
mais les combattants sont ensevelis dans leur sanglant linceul,
depuis longtemps les étendards ne sont plus qu'une poussière in-
forme, et les créneaux ruinés ne soutiendront plus de siège.
XLVIII.
Sous ces créneaux , dans l'enceinte de ces murailles , habitait le
pouvoir avec ses passions habituelles. Des chefs de brigands tenaient
orgueilleusement leur cour dans les salles garnies d'armures, libres
d'accomplir leurs plus cruels caprices, et non moins fiers de ce pou-
voir que des héros plus puissants et plus anciens. Que manquait-il
à ces hommes hors la loi pour être de vrais conquérants ?... Rien
qu'une page de la vénale histoire qui leur eût donné le litre de
grands; un plus vaste théâtre, un tombeau magnifique. Leur ambi-
tion était tout aussi vive , leur bravoure n'était pas moindre.
XLIX.
Dans leurs luttes féodales et leurs combats en champ clos, com-
bien de prouesses dont le souvenir s'est perdu I L'amour qui , pour
composer les armoiries de leurs ecus, inventâtes ingénieux emblèmes
d'une tendre fierté, l'amour se glissait jusqu'à ces cœurs d'airain à
travers les mailles de leur armure; mais il n'allumait en eux que
des flammes farouches, causes de combats et de meurtres, et plus
d'une de ces tours, conquise pour la possession d'une beauté fatale,
a vu les flots du Rhin rougira ses pieds.
L.
Mais toi, fleuve abondant et superbe, tes vagues bénies ne répan-
dent que la fertilité sur tout ce qu'elles arrosent ; tes rives sont re-
vêtues d'une beauté qui serait éternelle, si l'homme respectait tou-
jours ton ouvrage, et si la faulx tranchante de la guerre ne venait
souvent moissonner ce que tu promets de richesses. Alors, ta vallée
aux douces ondes offrirait sur la terre une image de l'Elysée ; et
pour sembler telle à mes yeux, que lui manque-t-il en effet?... que
tes flots soient ceux du Léthé.
LL
Mille batailles ont ensanglanté tes rives, mais l'oubli a couvert
la moitié de leur gloire. Le carnage y a entassé des monceaux de
cada\res : les tombeaux même des guerriers ne sont plus, et leurs
noms même ont disparu. Chaque jour ta vague efface le sang de
la veille ; il n'en reste plus de traces et l'ans ton onde limpide le
soleil mire ses rayons tremblotants. Mais tous les flots réunis, quel
que soit leur pouvoir pour balayer tout vestige, ne pourraient effa-
cer les songes douloureux d'une mémoire assombrie.
LU.
Ainsi pensait Harold en suivant le cours du fleuve, lît pourtant il
ne demeurait point insensible au charme qui éveillait le chant
matinal de l'oiseau joyeux , à toutes les beautés de ces vallons où
l'exi! lui-même semblerait doux. Si son front étnit sillonné de lignes
austères, si une calraeaustérité y avait pris la place de sentiments plus
vifs mais moins purs; le sourire n'était pas toujours absent de ses
traits : à l'aspect des beautés de la nature, un rayon de bonheur
venait les illuminer tout-à-coup.
Lin.
L'amour n'élait pas non plus entièrement banni de son cœur,
bien que ses brûlantes passions se fussent consumées elles-mêmes.
C'est en vain que nous essaierions de regarder avec froideur un visage
qui nous sourit ; le cœur , dégoûté de toutes les affections de ce
monde, se laisse pourtant aller de nouveau sur la pente de la ten-
dresse. C'est ce qu'éprouvait Harold : car il existait une âme où
vivait son souvenir, une âme sur laquelle il pouvait s'appuyer avec
confiance et avec lacpielle il aurait voulu confondre son âme; et, dans
ses heures d'attendrissement, c'est sur cette pensée qu'il aimait à se
reposer.
LIV.
Et il savait aimer (je ne sais pourquoi dans un tel homme ce
trait semble étrange), il savait aimer le regard innocent de l'en-
fance, dans sa fleur, et dans son bouton même : quelle cause pou-
vait transformer ainsi une âme imbue du mépris de l'bumanité?
n'importe; la chose était telle; et quoique la solitude soit peu fa-
vorable au développement des affections, celle-ci cependant brillait
dans son cœur où toutes les autres s'étaient éteintes.
LV.
Il était donc un tendre cœur, avons-nous dit, uni au sien par des
nœuds plus forts que ceux que l'Eglise a bénis. Non consacré par
l'hymen, cet amour était pur, sans déguisement, et il avait résisté,
il s'était affermi même à l'épreuve d'inimitiés mortelles et de dan-
gers redoutables surtout aux yeux d'une femme. Il était resté fer-
me, et il méritait bien ce chant de regrets qu'Harold fît entendre
du rivage étranger.
1.
Les rochers du château de Drachenfels, sombres et majestueux,
dominent les larges détours du Rhin. A leurs pieds les vagues du
fleuve s'enflent ou s'aplanissent entre les coteaux couverts de pam-
pre , les collines ornées d'arbres fleuris et les champs qui pro-
mettent de riches moissons. Çà et là des cités, avec leurs blanches
murailles, se font remarquer 'au loin et couronnent ce tableau que
je contemplerais avec un double bonheur si tu étais avec moi.
De jeunes villageoises aux yeux bleus, dont ta main nous offre les
fleurs du printemps, embellissent cet Eden de leur sourire. Sur cha-
que montagne, les châteaux de la féodalité élèvent leurs murs gri-
sâtres pai'mi les ombrages verdoyants; des rochers à la pente rapide
et les nobles débris d'antiques arceaux apparaissent au-dessus des
treilles de la vallée. Et sur'ies bords du Rhin une seule chose man-
que à mon bonheur, c'est de sentir ta douce main pressée dans la
mienne.
3.
Je t'envoie les lis qui m'ont été offerts, sachant bien que longtemps
avant d'arriver jusqu'à toi , ils seront entièrement flétris. Ne les
dédaigne pas cependant : car je les ai aimés pensant que ton œil
pourrait les voir.; qu'ils formeraient un lien entre ton âme et la
mienne, quand tu songerais que ces fleurs fanées ont été cueillies
sur les bords du Rhin et offertes par mon cœur à ton cœur.
Le fleuve écumant traverse avec majesté ces bords magiques dont
il fait le premier enchantement ; et chacun de ces mille détours ré-
vèle aux yeux de nouvelles beautés. Quel mortel ambitieux ne borne-
rait point ses désirs à couler ici ses jours dans de molles délices. Ah !
nul climat n'est aussi favorisé de la nature, nul asile ne me parai-
trait aussi doux si tes yeux, s'y promenant comme mes yeux, ve-
naient encore embelHr les rives du Rhin.
LVI.
Près de Coblenfz une simple et humble pyramide couronne un
tertre de vert gazon. Sa base recouvre les cendres d'un héros qui
fut notre ennemi ; mais que cela ne nous empêche pas d'honorer la
mémoire de Marceau. Sur sa tombe prématurée, plus d'un farouche
soldat versa des larmes, de grosses larmes, déplorant et enviant à la
I.FS VF.II.LÉF.S LITTI^RAIRICS ILLUSTRÉES.
fois le destin de celui qui mourait pour la France, pour la conquClc
de Stis droits.
LVII.
Elle fut coiiile, vaillante et glorieiisc, la carrière du jeune Rt^néral;
son deuil fut purlé par deux armées, par ses rnmpaf.'niins cl ses
ennemis. I.'élrnn(:er qui sample en ce lien peut sans Imiile prier
f>our le repos de cette Âmi' intrépide; car Marceau fut le rliaïupion de
a lihcrté ; il fut du petit nombre de ceux qui n'ont pas dépassé la
mission qu'elle contie à ses défenseurs : il garda la candeur do
son ûme, et c'est pourquoi les hommes l'ont pleuré.
LVIII.
Plus loin, sur la hauteur, parait lilhrenhreitstcin : ses murs
déchirés, tout noirs de l'explosion de la mine, laissent encore voir
ce qu'éiait celte citadelle formidable quand les bombes et les bouIcLs
rebondissaient impuissants autour d'elle. Tour chère à la victoire,
d'où l'œil suivait dans la plaine la fuite de l'ennemi vaincu : mais
la paix a détruit ce que la guerre n'avait pu entamer : elle a ouvert
aux pluies de l'été ces voûtes orgueilleuses qui pendant des siècles
avaient bravé la grêle des boulets.
IIX.
Adieu 1 beau (leuve du Rhin : avec quelle peine le voyageur ravi
s'éloigne de tes bords! Ton aspect convient également et h deux
âmes unies et à la contemplation solitaire. Oh! si l'insaliable vau-
tour du regret pouvait cesser de s'acharner sur l'âme désolée, ce
serait dans ces lieux où la nature, sans Cire trop sombre ou trop
gaie, sauvage sans rudesse, majestueuse mais non ausière, est pour
les autres contrées de la terre ce que l'automne est pour l'année.
LX.
Kncorc une fois, adieu ! Mais c'est en vain, on ne peut dire adieu
h un pareil séjour : la mémoire prend l'empreinte de toutes ses
beautés et si les yeux se détachent enfin de toi, ô fleuve enchanteur!
c'est avec un dernier regard de gratitude et d'amour. Il peut exister
des contrées plus puissantes, d'autres revêtues de plus d'éclat, mai.s
aucune ne reunit en elle seule, comme ces sites pittoresques, la
beauté, la douceur, et les glorieux souvenirs des anciens jours.
LXI.
Ici l'on voit la grandeur et la simplicité, une végétation luxuriante
qui présage la fécondité , les brillants édifices des grandes villes,
les ondes majestueuses, le sombre précipice , la forêt verdoyante,
les tours polliiques semées çà et l;i , les rocs sauvages taillés en
tourelles et défiant l'architecture des hommes, et au milieu de ces
tableaux une population aux visages riants comme eux : car ici les
bienfails de la nature semblent jaillir des flots même du fleuve pour
se répandre sur tous, à côlé des empires écroulés.
Lxn.
Mais tout cela est déjà bien loin. Sur ma fête s'élèvent les Alpes
ce palais de la nature , dont les vastes murailles sont couronnées
d'une corniche de placiers perdus dans les nues, trône sublime et
froid de l'éternité où se forme et d'où tombe l'avalanche, celle fou-
dre de neige. Tout ce qui peut élever l'esprit et l'épouvanter en
même temps est réuni autour de ces sommets comme pour nionlrer
que la terre peut s'approcher du ciel et laisser l'homme tout en bas
malgré son orgueil.
LXIII.
Mais avant d'oser franchir ces monis sans rivaux , il est un lieu
que je ne puis passer sous silence : c'est Moral, noble et patriotique
champ de bataille, où l'homme peut contempler de funèbres tro-
phées sans rougir pour les vainqueurs. C'est ici que la Bourgogne
abandonna ses guerriers sans sépulture : leurs ossements amon-
celés y resteront pemlant des siècles et feront eux-mêmes leur
monument. Privés des honneurs de la tombe, leurs mânes errent
sur les bords du Styx en poussant de longs gémissements.
LXIV.
Tandis que Waterloo le dispute à la sanglante défaite de Cannes,
Moral et Slaralhon seront deux noms jumeaux, trophées sans tache
d une \erilablc gloire. L'ambition ne guidait pas les vainqueurs •
celait une noble armée de citoyens, de frères, chami,i..i.s désin-
téresses d unt cause qui n'étaitpoint celle d'un prince ou d'une cour
corrompue. Ceux-h\ ne condamnèrent aucun peuple à cémir sous
des lois blasphématoires et draconiennes qui prnclainei.t le droit di-
vin des rois.
LXV.
Près d'un humble mur une colonne solilaire s'élève grisâtre an-
tique Cl usee par la douleur, dernier débris du naufrage des siècles.
On croirait voir un malheureux que la terreur a changé en pierre
et qui, au milieu de son éparemenl, conserve encore la conscience
de son élat. Ce monument est Ih debout , merveilleux surtout par
sa conservation, tandis qu'un autre orgueil de l'art humain, Aven-
ticum, ville également antique, réduite au niveau du sol, a parsemé
de débris ses anciens domaines.
LXVL
C'est ici que Julia... Oh 1 béni soit à jamais ce doux nom ) C'est
ici que Julia , héroïne de l'amour filial , avait consacré sa jeunesse
au ciel: snn cœur, cédant h l'alTection dont les droits sont les plus
[tuissants après ceux de la Divinité, se brisa sur la tombe d'un père.
La justice a juré de ne pfiinlse laisser attendrir par les larmes, sans
quoi ses larmes auraient obtenu la vie dont dépendait la sienne :
le juge fut inexorable et elle mourut avec son père, ne pouvant le
sauver. Une tombe simple et sans buste les renferma tous deux
et leur urne ne contint qu'une âme, un cœur, une même cendre.
Lxvn.
Vdilh de.s actes dont la mémoire devrait être éternelle et des noms
qui ne devraient pas mourir dans cet oubli qui engloutit jiisieinent
les empires, les maîtres et les esclaves, et leur mort et leur naissance.
Oui, la haute majesté de la vertu doit survivre et survit réellement h
son martyre, et du haul de son immortalité, elle regarde le soleil face
h face comme ces neiges des Alpes éternelles et pures parmi toutes
les choses d ici-bas.
LXYIll. I
Le lac Léman me sourit avec son front de cristal, miroir profond '
où les étoiles et les montagnes rénéchissent le calme de leur aspect,
leurs somnicls élevés cl leurs teintes variées. Il y a trop de l'homme
ici pour que je puisse contempler dans une disposition c^invenaWe
le grand spectacle qui s'oIVre h moi ; mais bientôt la solitude réveil- j
lera dans mon âme des pensées cachées, mais non moins chères qu'a- j
vaut mon retour parmi le troupeau des hommes et dans leur triste I
bercail. 1
LXIX. '
Fuir les hommes, ce n'est point les haïr : tout le monde ne se \
sent pas fait pour s'agiter et travailler avec eux. Ce n'est point leur
témoigner un dédain morose que de retenir son âme au fond de la
source, de peur qu'elle ne se consume dans celle foule brûlante où
tout devient victime de sa propre corruption. Il ne faut point risquer
d'avoir h nous repentir trop tard et longtemps, après avoir usé nos
forces dans une lutte bruyante, rendant le mal pour le mal, au milieu
d'un monde hostile où toute force n'est que faiblesse.
LXX.
Là, nous pouvons en un moment nous préparerde longues années
de repentir; là, nousjiouvons ûélrir notre âme au point que tout
notre sang se change en larmes et que l'avenir se revêle h nos yeux
des teintes de la nuit. Pour ceux qui marchent dans les ténèbres, la
course de la vie n'est qu'une fuite sans espoir. Sur l'Océan, le pilote
le plus hardi ne se dirige que vers un port bien connu : mais com-
bien de naiilonniers errent sur la merde l'éternité, laissent aller leur
barque au hasard et ne jetteronl jamais l'ancre 1
LXXL
Ainsi , n'est-il pas plus sage de vivre seul et de ne s'attacher à
la terre que pour ses charmes naturels, de vivre près des flois bleus
du Khône rapide comme une flèche, ou près de la limpide surface du
lac qui nourrit lejeune fleuve comme une mère corrige un bel enfant
maussade , éloufTant ses pleurs sous des baisers? N'est-il pas plus
sage de passer ainsi la vie, que de nous mêler à la foule turbulente
pour soufl^rir ou faire soulTVir.
LXXIL
Je ne vis pas renfermé en moi-même, mais je m'identifie avec ce
qui m'enl'uirc ; les hautes monlagneséveillenlen moi un sentiment;
mais le tumulte des cités m'est un supplice. Je ne vois rien de haïs-
sable dans le monde, sinon de former malgré soi un des anneaux
d'une chaîne charnelle; de se voir assigner un rang parmi des cré.a-
lures de même espère tandis que l'âme pourrait prendre son vol et
se confondre non sans fruit avec les cieux, la montagne, les étoiles
ou les plaines agitées de l'Océan.
LXXIIL
Absorbé dans la création, c'est alors que je crois vivre; ccdéserl
d'hommesquejai traversé, je n'y vois qu un lieu d'agunieet de com-
bats, un exil ou en punition dequelque faulej'ai été envoyé pouragir
et souffrir. Je remonte enfin et prends un nouvel essor : je sens
croître mes ailes ; déjà vigoureuses, quoique jeunes, elles devienuent
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
B3
capables de lutler contre les vents, que je vais fendre avec bonheur,
dédaignant ces liens d'argile qui emprisonnent notre cire.
LXXIV.
Et lorsqu'enfin l'esprit sera libre de tout ce qu'il abhorre sous
cette funne déchue, dépouillé de celle vie charnelle, sauf ce qui se
verra appelé à une vie plus heureuse sous la forme d'insecles et de
vers : lorsque les éléments relourneront aux éléments et que la pous-
sière ne sera plus que de la poussière, ne sentirai-je pas alors tout
ce que j'entrevois maintenant, moins ébloui peut-êlre, mais pénétré
de plus de chaleur? Ne verrai-je point la pensée dégagée du corps,
et le génie de chaque lieu dont parfois je partage déjà l'immortelle
exisleuce ?
LXXV.
Montagnes, vagues, voûte céleste, n'êtes-vous point une partie de
moi-même et de mon âme, comme je suis une portion de votre être?
Votre amour, la plus pure des passions, n'est-il pas profondément
enraciné dans mon cœur ? Comparés à vous, tous les objets terrestres
ne sont-ils pas dignes de mépris? Ne consentirais-je pas à souffrir
mille tourments avant d'échanger de tels sentiments contre la dure
et mondaine indifference de ceux dont les regards sont incessam-
ment tournés vers la terre et dont la pensée ne s'anime jamais d'une
noble chaleur. '
LXXVI.
Mais je me suis écarté de mon sujet : il faut revenir aux lieux que
je chante. Que ceux qui se plaisent à rêver sur l'urne funéraire , à
contempler une poussière qui fut jadis une flamme , s'arrêtent avec
moi devant la tombe d'un des enfants de ce pays dont je respire un mo-
ment l'air pur, hôte passager des lieux qui lui ont donné l'être. Il
ambitionna la gloire ; et pour conquérir et garder cette vaine idole,
il sacrifia loul le reste.
LXXVll.
Oui, c'est ici que Rousseau commença une vie qui fll son malheur,
Rousseau, ce sophiste sauvage, seul auteur de ses propres tourments,
apôtre de la mélancolie, qui revêiit la passion d'un charme magique
et puisa dans la douleur une irrésistible éloquence. Rousseau sut
embellir jusqu'.à la folie ; il répandit sur des acles et des pensées
coupables un céleste coloris: son éloquence est un rayon de soleil ,
éblouissant les yeux et leur arrachant des larmes.
LXXYIII.
Son amour était l'essence même de la passion ; sentir son cœur
embrasé, consumé par une flamme céleste, comme l'arbre frappé de
la fondre : tel était son amour. Mais ce n'élait pas l'adoration d'une
femme vivante, ou d'un fantôme tel qu'en suscitent nos songes : une
beauté idéale se confondait avec son existence ; tout insensé qu'il
peut paraître, ce sentiment déborde de ses pages brûlantes.
LXXIX.
11 sut animer Julie de son souffle et la revêtit d'un charme roma-
nesque et doux. C'est lui qui sanctifiait ce baiser si célèbre que cha-
que matin ses lèvres ardentes du poète allaient cueillir sur les lèvres
d'une femme qui ne l'accordait qu'à l'amilié ; mais à ce doux contact
la flamme dévorante de l'amour s'emparait de son cerveau et de son
cœur; et tout son être, absorbé dans un soupir, y trouvait l'ineffable
jouissance que ne donne pas aux êtres vulgaires la possession com-
plète de l'objet aimé.
LXXX.
Sa vie fut une longue lutte contre des ennemis que lui-même s'était
créés ou contre des amis qu'il avait repoussés. Car la défiance, s'é-
tant fait de son âme un sanctuaire , lui demandait pour victimes
ceux qu'il aimait le plus et qu'il immolait avec une bizarre et aveu-
gle fureur. Mais il était en démence... Pourquoi? nul ne peut le
dire : la science humaine n'en trouvera peut-êlre jamais la cause ;
et sa folie, efl'et de la maladie ou du malheur, était arrivée à ce point
funesle où elle revêt les apparences de la raison.
LXXXI.
Car alors il était inspiré, et de sa retraite solitaire comme jadis de
l'antre mystérieux de la pythonisse, parlaient ces oracles qui mirent
le monde en flammes, incendie qui ne s'éteignit qu'après avoir dé-
truit des empires. La France ne l'a pas oublié , la France, qui jus-
que-là s'était courbée sous une tyrannie consacrée par les siècles.
Tremblante auparavant sous le joug, à la voix de Rousseau et de
ses disciples, elle se leva toul-à-coup, animée de cet excès de colère
qui succède à l'excès de la servilité.
LXXXU.
Ce peuple s'éleva un effroyable monument des débris des vieilles
opinions, et des mille abus contemporains du monde. La France osa
déchirer le voile, et exposer aux yeux de l'univers les secrets qu'il
cachait. Mais les novateurs détruisirent le bien en même temps que
le mal, et ne laissèrent que des ruines avec lesquelles on rebâtit
bientôt sur les mêmes fondements, des prisons et des trônes, bientôt
occupés comme auparavant; car l' ambition ne pense jamais qu'à
elle.
LXXXIII.
Mais cela ne saurait durer, ni se souffrir longtemps. Le genre
humain a senti sa force et l'a fait sentir à ses tyrans. Les peuples
auraient pu en faire un meilleur usage; mais enivrés de leur nou-
velle puissance, ils ont élouffé la voix de la pitié et se sont jetés les
uns sur les autres. Élevés dans l'anlrc ténébreux de l'oppression ,
ils n'avaient point, comme les petits de l'aigle, grandi à la face du
soleil : peut-on s'étonner qu'ils se soient trompés de proie?
LXXXIV.
Quelles blessures profondes se sont jamais fermées sans laisser de
cicatrice ? Celles du cœur saignent le plus longtemps, et impriment
de tristes stigmates. Ceux qu'animent de légitimes espérances peu-
vent être vaincus : alors ils se taisent; mais ils ne se soumettent
pas : l'implacable ressentiment se tient immobile dans son repaire ,
jusqu'au jour qui doit lui payer des années d'attente. Nul ne doit
désespérer : il est déjà venu, il vient et viendra encore le jour qui
nous permettra de punir ou de pardonner... De ces deux pouvoir.s,
il en est un que nous serons moins pressés d'exercer.
LXXXV.
Limpide et calme Léman I ton lac, qui contraste avec le monde
orageux où j'ai vécu, m'avertit par son silence d'échanger les eaux
troublées de la terre pour une source plus pure. La voile de cette
barque paisible est comme une aile silencieuse sur laquelle je vais
fuir le désespoir. Il fut un temps où j'aimais les mugissements de
l'Océan furieux; mais ton doux murmure m'attendrit comme la voix
d'une sœur qui me reprocherait d'avoir trop recherché de sombres
plaisirs.
LXXXVI.
Voici que descend la nuit silencieuse; et depuis tes bords jusqu'aux
montagnes, tous les objets sont enveloppés du crépuscule, mais en-
core distincts; leurs contours s'affaiblissent, mais ils se détachent
des masses, sauf le sombre Jura , dont toutes les crêtes se confon-
dent en un seul précipice escarpé. En se rapprochant du rivage, on
respire le vivant parfum des fleurs qui viennent de naître : on en-
tend le bruit léger des gouttes d eau qui tombent de l'aviron sus-
pendu, ou le chant aigu du grillon qui salue le retour de la nuit.
LXXXVII.
C'est le joyeux musicien du soir : il fait de sa vie une enfance et
la passe à chanter. Par intervalles, un oiseau fait entendre sa voix
du sein d'un buisson , puis il se tait. Je ne sais quel murmure sem-
ble floiler sur la colline; mais ce n'est qu'une illusion; car la rosée
distillée des étoiles épuise silencieusement toutes ses larmes d'amour
pour imprégner le sein de la nature de sa céleste essence.
LXXXVIII.
Etoiles ! poésie du ciel! Si nous cherchons à lire dans vos bril-
lants caractères les destinées des hommes et desempires, nous som-
mes pardonnables : c'est dans nos aspirations vers tout ce qui est
grand, que nous osons franchir les bornes de notre sphère mortelle
et nous croire quelque parenté avec vous : car vous êtes toute beauté,
tout mystère, et vous nous inspirez de loin tant d'amour et de res-
pect, que la fortune, la gloire, la puissance et la vie ont pris une
étoile pour emblème.
LXXXIX.
Le ciel et la terre sont plongés dans le repos , mais non dans le
sommeil; ils retiennent leur haleine comme le mortel qui éprouve
une émotion vive; ils sont muets comme celui qu'absorbe une pen-
sée profonde. Le ciel et la terre sont plongés dans le repos : depuis
le sublime cortège des étoiles, jusqu'au lac assoupi et à la rive mon-
tagneuse, tout se concentre dans une vie intense : il n'est pas un
rayon, pas un souffle, pas une feuille qui n'ait part à celte existence
et qui ne communie par elle avec le Créateur et Conservateur du
monde.
XC.
Alors s'éveille ce sentiment de l'infini, manifesté dans la solitude ,
là où nous sommes le moins seuls : c'est la vérité qui s'infuse dans
tout notre être, et le purifie de sa personnalité ; c'est une vibration,
âme et source de la musique, qui ^ous initie à l'éternelle harmonie;
c'est un charme pareil à celui de la fabuleuse ceinture de Cylhérée
unissant toutes choses dans le lien de la beaulé : charme qui désar-
merait le spectre même de la mort, si ce spectre avait réellement le
pouvoir de nuire.
s 4
Lies Vi:iLLt;KS UTTÉISAIIUCS ILLUSTKÉKS.
XCI.
Qu'elle élait grande et juste l'idée des anciens Persans, qui pla-
çaient les autels de la divinité sur les hauteurs et les cimes des mon-
tagnes . d'iiù l'on C(>nlem|)le au loin la terre, et qui iiriaienl dans
des Icmnlcs dignes de lui, <lans des teinides sans murailles, le grand
Esprit SI ini|iarfaitcmenl lionuri' daus clcs sanctuaires élevés par la
main des hommes. Venez donc comparer vos colonnes, vos voûtes
i(l(d.AlrPs, grecques ou gothiques, avec la terre ellcscieux, ces tem-
ples de la nature, et vous cesserez de circonscrire la prière dansées
firoiles enceintes.
XCII.
Mais le ciel change d'aspect.... et quel changement! 0 nuit, ora-
ges et ténèhres, vous Clos des puissances merveilleuses et pourtant
aimahles dans voire force, comme léclair de l'œil noir de la femme.
Au loin, de roc en roc cl parmi les ahîniesqui retentissent, le ton-
nerre hotidil comme un élre vivant. Cen'esl point d'un nuage isolé
que parlent les coups; mais chaque mont.if;ne a trouvé une voix, et
à travers son linceul de vapeurs, le Jura repond aux Alpes joyeuses
qui rappellent Liuyammeut.
XCIII.
Cependant la nuit règne... Nuit glorieuse, tu ne fus pas destinée
au sommeil I Laisse-moi partager les sauvages et brillants plaisirs ;
lai.<sc-moi me confondre avec la tempùte et avec toi! Le lac en-
flammé étincelle comme une mer pliosphori(iue cl la pluie aux lar-
ges goulles rebondit sur la lerre. Un moment tout redevient ténè-
bres : puis la voix des montagnes se fait entendre bruyante et pleine
d'allégresse, comme si elles se réjouissaient de la naissance d'un
tremblement de lerre.
XCIV.
Dans un endroit de son cours, le Rhône rapide s'ouvre un che-
min entre deux rochers, pareils à deux amants qu'un profond res-
scnlimcnt a sépares et qui, le cœur brisé, ne peuvent pourtant se
réunir, tant est profond l'abîme qui s'est creuse enlre eux. El ce-
pendant, quand ils se sont nmluellemenl blessés, laraour était au
rond de la rage cruelle et tendre qui a llélri la fleur de leur vie;
puis ils se sont quittés, et à la longue, l'amour lui-même s'est éteint,
leur laissant des années qui ne comptent que des hivers.
XCV.
Or, c'est dans l'endroit où le Rhône rapide s'ouvre ce chemin ,
que la tempête rugit plus terrible : là ce n est point un orage, ce
sont vingt ouragans qui lulleut ensemble et se renvoient le tonnerre
de l'un à l'autre, en lançant autour d'eux l'éclair et la foudre : le [ilus
étincelantde tous a dardé ses flèches entre ces deux rocs disjoiuls,
connue s'il comprenait que là où la destruction a déjà fait un tel
vide, le feu du ciel doit dévorer tout le reste.
XGVI.
Cieux, montagnes, fleuves, vents, lac, éclairs I vous méritiez bien
qu'au milieu delà nuit, des nuages et du tonnerre, une Ame capa-
ble de vous comprendre veillât pour vous contempler et s'inspirer
de vous. Le roulement lointain de vos voix expirantes est l'écho de
ce qui veille toujours en moi... même quand le corps se livre au
repos. Mais quel est, ô tempêtes, le terme «le vos courses? Etes- vous
comme vos sœurs qui grondent sans repos dans le cœur de l'homme?
Ou bien, semblables à l'aigle, avez-vous là-baut un nid qui vous
attend?
XCVIl.
Oh! si je pouvais maintenant produira au-dehors ce que je sens
en moi de plus intime et lui donner un corps; si je pouvais jcler
mes pensées dans le moule d'une expression, et renfermer tout ainsi,
âme, cœur, esprit, passions, sentiments forts ou faibles, tout ce que
je voudrais avoir ambitionné et tout ce que j'ambitionne encore,
lout ce que je souffre, connais, éprouve sans en mourir... renfer-
mer tout cela, dis-je, dans un seul mot, dût ce mot être la foudre
elle-même : je parlerais. Mais faute de celte condition , je vis et
meurs sans eue compris, sans voix pour exprimer ma censée, pa-
reille à une épée qui reste au fourreau.
xcvm.
L'aurore a reparu, humide de rosée : son haleine est un parfum
sesjoues sont des fleurs : son sourire rhnsse devant elles les nnarcs
dont elle semble se jouer; g:iie comme si la terre ne conlenait pas
un soid lombeau, elle ramène le jour. L'iiomme peut re])renilre le
couis cle I existence commune : ei moi, sur les rivages, ô beau lac .
je puis trouver encore du temps et des sujets pour mes méditations
et je tte passerai point insoucieux auprès des tableaux que lu m'of-
fres.
XCIX.
Clarens! aimable Clarens! berceau d'un véritable amour, Ion air
est le souffle de la pensée, de la jeunesse cl de la passion ; les arbres
ont leur racine dans le sol do l'amour; w's couleurs wreflèlcnl dans
les neiges de tes glaciers, et les rayons du soleil conchanl s y cnilor-
mcnl amoureusement en les colorant d'une U'inle de rose • leg ro-
chers et tes précipices eux-mêmes parlent des amants qui y cherchè-
rent un refuge contre les per.';éculions do ce monde pcriide, qui fait
naître dans- les cœurs des espérances, des alTeclious, el puis qui
raille ensuite les sentimcnls qu'il a produits.
0 Clarens, tes sentiers cnnsenentrempreinle de pas célesle?, il'S
pas immortels de l'amour : c'est ici qu'il a placé son trône dont les
montagnes sont les degrés. Sadiviniiéest une vie, une lumièn' ijui
pénètrent partout, et non-seulement parmi les monls sourcilleux ,
les anires el les forêts paisibles : mais l'étincelle de son regar<l f;iit
épanouir la fleur, et son baleine la caresse, sa douce et chaude ha-
leine, plus puissante en môme temps que les tempêtes à leurs heures
les plus terribles.
Cl.
Ici tout proclame sa puissance : il est là-haut dans l'ombre de ces
noirs sapins ; ici dans la voix mugissante des torrents; dans les pam-
pres verdoyants semés sur la pente insensible qui mène au rivage :
dans CCS flols caressants qui viennent au-devant de lui et l'adorent
en baisant ses pieds avec un doux murmure. La forèl avec ses vieux
arbres dont le ironc est blanchi par l'igc, mais dont les feuilles sont
jeunes comme le plaisir, est encore à la même place que jadis cl
ofl're à l'amour et à ses favoris une solitude peuplée;
CIL
Oui, peuplée d'abeilles et d'oiseaux, peuplée do myriades d'êlres
aux formes féeriques, aux couleurs variées, qui, libres de toute con-
trainte et pleins de vie, célèbrent ses louanges par des sons plus ,
doux queloule parole, et déploient innoccmmenl leurs ailes joyeuses. i
Ici la source jaillissante, la cascade abondante cl sonore, les ra- A
meaux de l'arbre qui balancent leur feuillage, la fleur dans son '
boulon, image frappante de la jeune beauté, toutes ces œuvres de
l'amour forment un mélange harmonieux créé pour une fin unique
et grandiose.
CIIL
Ici, l'être qui n'a point aimé peut s'initier aux tendres myslèresel
faire de son cœur une pure flamme; celui qui les connail en ai-
mera davantage : car c'est ici l'asile de l'amour, c'est là qu'il s'c.-l
retiré, loin des tourments de lavanilé el des dissipations du monde;
car il est dans sa nature de croître ou de mourir ; il ne peut rester
immuable, mais il doit décliner ou s'accroîlre jusqu'à un bonheur
immense qui, dans son éternité, peut rivaliser avec les immortelles
splendeurs.
crv.
Ah! si Rousseau a choisi ce coin de lerre pour le peupler de ten-
dres affections, ce ne fut point parune simple supposition romanes-
que : mais il reconnut que la passion ne pouvait assigner un plus
digne séjour à ces êircs épurés, enfants de l'icuagination. C esl
dans ces lieux que le jeune Amour dénoua la ceinture de sa Psyché,
les consacrant ainsi par un charme adorable. Solitude mystérieuse, j
enchantée, où les sons, les parfums, les couleurs et les formes char-
ment à la fois tous les sens, c'est dans ton sein que le Rhône a '
étendu sa couche et que les Alpes ont élevé leur trône I
CY.
0 Lausanne I el loi, Ferneyl vous nous rappelez des noms qui
onl rendu vos noms célèbres : vous accueillites deux mortels qui, i
par une roule périlleuse, ont cherché el atteint une gloire immor- j
telle. Intelligences gigantesques, ils voulurent, comme jadis les Ti- j
tans, entasser sur des doutes audacieux des iiensées capables d'al- !
tirer le tonnerre el le courroux du roi des cieux assiégé de nouveaUj
si toutefois l'homme et ses outrages pouvaient provoquer de ce côte
autre chose qu'un sourire,
CVl.
L'un était toute légèreté et tout feu. Inconstant dans ses désire
comme un cnfanl, mais doué de l'esprit le plus varié : tour-à-tour
gai ou grave ; inspiré par la sagesse et jiar la folie ; historien, poète
cl philosophe ; prolée de tous les talents . il se inultipliail sous leure
aspects divers. Mais son arme la plus terrible était le ridicule, qui,
comme le vent, allait où le poussait son caprice, renversant toiilde-
vanl lui, tantôt pour immoler la sottise, tantôt pour ébranler un
trône.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
SS
cvn.
L'autre, profond et réfléchi, creusant laborieusement sa pensée,
employa des années à se faire un trésor de sagesse. Ami de la mé-
ditalion, muni des ressources delà science, il sut donneràsou arme
un tranchant acéré, et employa de solennels sarcasmes à saper des
dogmes solennels. Roi de l'ironie, le plus puissant des talismans, il
suscita dans le cœur de ses ennemis une rage, fille de la crainte,
et le zèle des dévots se vengea en le condamnant à l'enfer : réponse
éloquente et qui résout tous les doutes.
CVIIL
Repos à leurs cendresl S'ils ont mérité un châtiment, ils l'ont
subi. 11 ne nous appartient pas de juger, de condamner encore
moins. Un jour viendra où ces mystères seront révélés à tous, ou
du moins ces espérances et ces craintes dormiront dans un même
sommeil et sur le même oreiller, c'est-h-dire sur la poussière (cela
seul est certain) qui demeurera comme notre trace ici-bas. Et alors,
cette poussière revenant à la vie, comme la foi nous l'enseigne, se
trouvera pardonnée ou appelée à soufiTrir justement.
CIX.
Mais laissons là les œuvres des hommes pour lire de nouveau dans
celles que le Créateur a répandues autour de nous : terminons cette
page de rêveries qui semble se prolonger sans fin. Chaque nuage
qui passe sur ma tête se dirige vers les blanches Alpes : je veux
escalader ces montagnes; je veux observer tout ce que découvrira ma
vue, pendant que mes pas s'élèveront jusqu'à leur région la plus
haute et la plus majestueuse, là où la terre force les puissances du
ciel à recevoir ses baisers.
GX.
Ralie ! ô Ralie ! à ton aspect , l'âme s'illumine soudain de la
lum ière des siècles qui ont brillé sur toi, depuis le jour où le fier Cartha-
ginois faillit te conquérir, jusqu'àceux où un dernier reflet de gloire
vint couronner tes héros et tes sages. Tu fus le trône et le tombeau
des empires , et encore aujourd'hui c'est de Rome impériale , de la
cité aux sept collines , que coule la source éternelle où vont s'a-
breuver les âmes qui brûlent de la soif de connaître.
CXL
J'interromps ici une lâche reprise sous de tristes auspices. Sentir
que nous ne sommes plus ce que nous avons été ; juger que nous
ne sommes pas ce que nous devrions être ; armer noire cœur contre
lui-même ; cacher enfin avec une fière susceptibilité , amour , haine,
passion, sentiments, projets, chagrin ou dévoùment, en un mot
tout ce qui domine notre pensée : c'est là en effet une rude tâche
pour l'âme. N'importe ; l'épreuve en est faite.
cxn.
Quant à ces discours, enveloppés de la forme poétique, ce n'est
peut-être qu'une ruse innocente, qu'un coloris jeté sur les scènes qui
passent devant moi et que jetâche de saisir en passant pour distraire
un moment mon cœur ou celui des autres. La jeunesse a soif de
gloire nnaisjenesuis plusassez jeunepour considérer le dédain ouïe
sourire des hommes comme unarrêtdefinitifde renommée ou d'oubli.
J'ai vécu et je vivrai seul : que mon nom périsse ou surnage.
CXIH.
Je n'ai point aimé le monde, elle monde ne m'a pas aimé : je n'ai
point capté le souffle empesté de sa faveur; je n'ai pointplié devant
ses idoles un genou complaisant ;je n'ai point stéréotype le sourire
sur mes joues ni fait de ma voix l'écho de la flatterie. Les hommes
n'ont jamais eu lieu de me croire capable de pareilles bassesses :
j'ai vécu au milieu d'eux, mais sans être un des leurs. Enseveli dans
despenséesqui n'étaient pas leurs pensées, je serais encore tel aujour-
d'hui si mon âme ne s'élait domptée et modérée elle-même.
CXIV.
Je n'ai point aimé le monde, et le monde ne'm'a pas aimé ; mais,
lui et moi, séparons-nous en ennemis loyaux. Je crois encore, bien
que je n'aie rien trouvé de pareil, je crois qu'il est des mots qui
valent des faits, des espérances qui ne trompent pas, des vertus
indulgentes, incapablesde tondre des piégesà la fragilité; je crois aussi
' qu'il est des cœurs qui compatissent sincèrement aux douleurs d'au-
Irul; qu'un ou deux êtres ici-bas sont presque ce qu'ils paraissent;
qu'eniiû la bouté n est pas seulement un mot, et le bonheur un rêve.
cxv.
Ma fille ! c'est avec ton nom que ce chant a commencé : ma fille!
c'est par ton nom que ce chant va finir. Je ne le vois pas... je
ne t'enlends pas; mais personne ne peut s'identifier à toi comme je
le fais. Tu es l'amie vers laquelle se projettent les ombres de mes
lointaines années. Quoique tu ne doives jamais voir mes traits, ma
voix viendra se mêler à tes rêves et arrivera jusqu'à ton cœur, quand
le mien sera déjà glacé. Un signe de souvenir, un accent d'amour,
s'élèveront pour toi de la tombe de ton père.
CXVL
Aider au développement de ton esprit , épier l'aube de tes joies
enfantines , m'asseoir près de toi pour te voir presque grandir sous
mes yeux, te suivre quand tu saisis la connaissance des objets, qui
tous sont encore pour toi des merveilles , t'asseoir doucement sur
mon genou et imprimer sur ta douce joue un baiser paternel : tout
cela sans doute ne m'était pas réservé, et tout cela pourtant était
dans ma nature... et même maintenant , je ne sais ce qui se trouve
au fond de mon cœur, mais certainement il y reste quelque chose de
semblable.
CXVIL
Ah I quand même la sombre haine te serait enseignée comme un
devoir, je sais que tu m'aimerais encore. Quand on te cacherait mou
nom, comme un charme qui porte la ruine, comme un titre anéanti ;
quand même la tombe se serait fermée entre nous : n'importe ; je
sais que tu m'aimerais encore. Quand môme on voudrait, et pourrait
extraire mon sang de tes veines , ce serait en vain : tu ne men
aimerais pas moins, tu conserverais ce sentiment plus fortement que
la vie.
cxYin.
Enfanl de l'amour... quoique née dans l'amertume et nourrie dans
les angoisses : tels furent les cléments dont se forma ton père ;
tels furent aussi les Uens. Leur influence domine encore autour de
toi : maislefeudeta vie sera plus tempéré et de plus hautes espérances
te sont offertes. Que ton sommeil soit doux dans ton berceau! Du
sein des mers , du sommet des montagnes où je vis maintenant ,
je voudrais t'envoyer autant de bonheur , hélas ! que tu aurais pu
en répandre sur moi.
CHANT IV.
L
J'étais à Venise sur le pont des Soupirs , entre un palais et une
prison : je voyais les édifices s'élever du sein des flots comme au
coup de baguette d'un magicien. Autour de moidix siècles étendent
leurs ailes sombres, et une gloire mourante sourit à ces temps éloi-
gnés où tant de nations subjuguées fixaient leurs regards sur les
monuments de marbre du Lion ailé de Venise qui avait assis son
trône au milieu de ses cent îles.
IL
On dirait la Cybèle des mers, fraîchement sortie de l'Océan, avec
sa couronne de tours altières, se dessinant dans un lointain aérien,
et majestueuse dans sa démarche comme la souveraine des eaux et
de leurs divinilés.Et tel était en réalité son pouvoir ilesdépouillesdes
nations forniaient la dot de ses filles, et l'inépuisable Orient versait
dans son giron la pluie étincelante de ses trésors. Elle était vêtue
de pourpre ; et ens'asseyantàses banquets, les monarques croyaient
rehausser leur dignité.
III.
A Venise., les chants du Tasse n'ont plus d'écho, et le gondolier
rame maintenant silencieux : les palais tombent en ruine sur le
rivage , et la musique y charme rarement l'oreille. Ce luxe a fui ,
mais la bçaulc est toujours la même. Les empires s'écroulent , les
arts tombent en décadence ; mais la nature ne meurt pas:elle n'ou-
blie pas combien Venise fut autrefois chérie, Venise le rendez-vous
de tous les plaisirs, le banquet du monde, le bal masqué de l'Italie.
IV.
Mais Venise a pour nous un charme plus puissant que sa renom-
mée historique, que ce long cortège d'illustresombres qui, voilées de
tristesse, pleurent sur le sceptre brisé de la cité des doges : l'Angle-
terre y possèile un trophée qui ne périra point avec le Rialto;
Shylock, Othello et Pierre Jaffler ne peuvent être effacés parle temps.
Quand toutlereste aurait disparu, ils peupleraienteneore pour nous
la rive solitaire.
V.
Les créations de la pensée ne sont point des corps d'argile: immor-
telles par essence, elles produisent et multiplient en nous un rayon
plus brillant, une existence plus chère : ce que le Destin a refusé
à colle vie ^'ro^sièrc dans notre état de mortel esclavage, ces enfants
'M
LES VEILLEFS LITTfilLMUES ILMISTRI-ES.
(lu gi'-iiic 110118 rnpporiciil : ils lianiiisscnt dahiiril ili- iiolrn Ame les
pcnst'c» (iii'clle aliliiiiie ol ils cii preiinciil in piiicu ; ils rafialcliis-
seul il- cii'iir (lunl li's picinièrcs fleurs se sont ciciiilcs <;l remplissent
le vide où ils eu font iiatlre de nouvelles.
VI.
Lii est le recours du jeune Arc comme de la vieillesse : l'un y est
conduit par l'espérance ; l'autre > clieichc un remède h lennin. l.e
trisle isolement a sansdoulcpeupi(5 de ses ciéaiions bien des paf;ts,et
iieut-flre est-ce lui (jui me pousse h remnlir le papicrqui est devant
Bioi : pourtant il est dos objets dont la réalité puissante éclipse nos
régions de féerie, des obicU dont les formes cl les couleurs surpas-
Bcnl en beauté notre ciel
fanlaslii)iic cl les bizarres
constellalions dont la mu-
se se plait à lo peupler.
VII.
J'en ai vu ou rêvé do
somlilables ; mais n'y pen-
sons plus. Ils sont venus
à moi sous les apparen-
ces de la vérité et ont
disparu comme des son-
ges ; et quoi qu'ils aient
pu être d'abord , ce ne
sont maintenant que des
rftvcs. Je pourrais les
remplacer, si je voulais :
car ma pensée est fécon-
de en créations pareilles
à celles que j'ai cherchées
et que j'ai trouvées quel-
quefois ■ renonçons-y é-
galement. La raison, qui
se réveille en raoi, con-
damne comme insensées
ces illusions trop chères :
et d'autres voix me par-
lent, d'autres objets me
pressent.
VllI.
J'ai .appris les langapcs
des aiitri'S peuples et j ai
cessé d'être un étranger
linrs de mon pays natal.
Quand un esprit sait être
lui-même , aucun chan-
gement ne l'élonnc ; il
n'est difficile ni de trou-
ver ni lie se créer mémo
une patrie parmi les hom-
mes... ou même en de-
hors. Et pourtant je suis
né dans un pays dont on
]ieut être lier, et non sans
raison... Pourquoi donc
ai -je laissé dernière moi
cette île, asile inviolable
de la sagesse et de la li-
berté f pounjuoi vais-jc
chercher un autre foyer
par-delà les mers?
IX.
Celle patrie, peut-être l'ai je aimée avec ardeur, et dussé-je laisser
ma cendre dans une terre étrangère, |)Cut-élro imm e.*|)ril rcvolora-
l-il vers clic... si toulcfois l'Ame dégagée du curpspeul se choisir un
sanctuaire. Je gardi: l'espérance de vivre dans la mémoire des miens,
de laisser un souvenir rappelé dans ma laii;.'ui; natale. Si c'esl aspi-
rer trop haut et irup joiji; sj nia remuiiniéi' doit , comme ma for-
tune, croître rapideiuent, et rapidement se fléirir;
besoin. Les épinc.i que j'ai rocui'illies proviennent de l'arbre que
j'ai piaillé : elle'i m'ont iiéehiré, et je saigne : je devais savoir quel
fruit sortirait d'une (elle semence.
XI.
L'Adriatique, condamnée au veuvage, pleure son époux : son ma-
riage annuel ne se renouvelle plus, et le Bucentiurc di'périt dans le
|)ort, parure oubliée des noces interrompues. .Sainl-.Marc voit encore
sou lion s'élever où il s'élevait jadis; mais il n est plus i|u'iine déri-
sion d'un pouvoir aboli, sur celle place orgueilleu.se qui vil un em-
Çcreur suppliant cl où les monarques contemplaient d'un œild'envio
cnise,. la reine des Ilots, la plus riche des fiancées.
Xll.
Où s'est humilié le mo-
narque .Souabe , règne
niainlenant l'Autrichien :
un empereur foule avec
dédain le sol où un em-
iicrcur a plié le genou.
Des royaumesdevicnnent
de simples provinces, des
cités souveraines portent
des chaînes retentissan-
tes. Les nations descen-
dent du pinacle de la puis-
sance quand elles ont h
peine senti les rayons du
soleil de la gloire, et toul-
à-coiip elles s'écroulent
comme l'avalanche déla-
chée du (lanc de la mon-
tagne. Oh ! une heure
seulement de l'aveugle
Daiidulo , le chef ociogé-
naire, conquérant de Uy-
zance.
XIII.
Sur le portail de Saint-
Mare sont encore ses che-
vaux de bronze dont les
harnais dorés brillent au
soleil : mais la menace
<le Uoria ne s'est-elle pas
accomplie ? les coursiers
ne sont-ils pas bridés ?
Venise vaincue a vu finir
ses treize siècles de liber-
lé : va-t-elle, comme une
plante marine, disparaî-
tre sous les flots d'où elle
est sortie? Ah! mieux
vaudrait pour elle être
ensevelie dans les vagues
et fuir dans les profon-
^=^ deurs de sa tombe ces
*^ cruels étrangers de qui sa
soumi.ssion achète un c-
pos sans honneur.
hin. XIV.
Jeune, elle était bril-
lante de gloire, celait une
autre Tyrl Le surnom de
ses enfants leur avait été
donné par la victoire; c'étaient les Planteurs de lion(i). insigne qu'ils
porlèrent h travers le sang et la (lamme sur la terre et la mer sub-
juguées. Kaisant de nombreux esclaves, elle sut se maintenir libre
et fut le boulevart de IKurope contre la puis.sance ollumane ; je
l'en allesle. ô CancMe, rivale de Troie, et toi, golfe immortel qui
vis la bataille de Lépante ! Car ni le temps ni la tyrannie ne pour-
ront effacer ces deux noms.
XV.
Si le sombre oubli doit interdire à mon nom l'entrée du temple
où les nations honorent leurs moris illuslres, soit! que le laurier
décore une tôle plus digne, cl que l'on grave sur ma tombe l'épi-
tapbe lacédémonienne : « Sparte eut plus d'un fils meilleur que
lui. » lin allcndant je ne réclame pas de sympaihie : je n'en ai pas
Pareilles h des statues de cristal , les nombreuses images des an-
ciens doges sont réiluites en poudre ; mais le vaste cl somptueux
palais qui fut leur demeure parle encore de leur splendeur antique ;
leur scepire brisé, leur épee rongée par la rouille, sont sous l'<
pieds de I étranger. Ces édifices inhabiles, ces jdads désertes, es
visages insolites, en le rapi>elant trop souvent, o \ cuise ! qu'-l est
(1) Piantar il f«ne d'où Pantalon.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
57
Ion osclavage et quels snnt tes maîtres, ont jeté sur ton cncciulc
adorable un nuage Je désolation.
XVI.
Quand Athènes fut vaincue à Syracuse, quand des milliers de ses
soldais enchaînés subirent le joug de l'esclavage, ils durent leur
délivrance à la muse de l'Attique, dont les chants leur servirent
de rançon loin de la terre natale. Voyez ! au son de leur hymne
tragique , le char du vainqueur étonné s'arrête , les rênes et le
glaive inutile s'échappent de ses mains : il brise les chaînes des
captifs et leur dit de remercier le poète de ses vers et de leur li-
berté.
XVII.
Ainsi, ô Venise, quand
même tu n'aurais pas
d'autres titres plus puis-
sants , quand même ta
glorieuse histoire serait
oubliée, ainsi le culte que
tu rends à un poète divin
en répétant ses vers, ton
amour pour le Tasse au-
rait dû rompre les fers
dont les tyrans t'ont char-
gée. Ton sort actuel est
un opprobre pour les na-
tions et pour toi surtout,
ô Albion I La reine de
l'Océan devrait-elle aban-
donner les enfants de
l'Océan ? Que la chute
de Venise te fasse penser
à la tienne, en dépit de
tes humides murailles.
XVIII.
J'aimai cette ville dés
mon enfance ; c'était pour
mon cœur une cité ma-
gique, s'élevant du sein
des mers comme un pa-
lais aux colonnes liqui-
des , séjour des plaisirs ,
rendez-vousdes richesses:
Otway, RadclilTe, Schil-
ler, Shakspeare, avaient
gravé son image dans
mon esprit; et quoique je
l'aie trouvée dans sa dé-
cadence, je n'ai pas ces-
sé de l'aimer : peut-être
m'est-elle plus chère en-
core par ses infortunes
que si elle était toujours
l'orgueil , la merveille et
le spectacle du monde.
XIX.
Je puis la repeupler à
l'aide du passé... et son
présent suffit encore aux
yeux, à la pensée, aux
mélancoliques médita -
tions : c'est plus encore
que je ne cherchais, que
je n'espérais trouver dans ses murs. Quelques-uns des plus heureux
jours qui sont entrés dans le tissu fragile de ma vie te doivent leurs
brillantes couleurs, ô Venise ! S'il n'était des sentiments que le Iciniis
ne peut endormir, que les tortures ne peuvent dissiper, tous les
miens seraient maintenant glacés et muets.
XX.
Mais les plus hauts sapins des Alpes ne croissent que sur les rocs
V les plus hauts et les moins abrités: leurs racines poussent dans une
pierre stérile , sans qu'aucune couche de terre les soutienne contre
le choc des tempêtes; et cependant leur tronc s'élance vers les cieux,
et brave les aquilons mugissants , tant ((u'enfln sa grandeur et ses
formes deviennent digues des montagnes dont les blocs de sombre
granit ont enfanté el nourri cet arbre géant. Ainsi peut vivre et
croître l'àmc.
Le pont des Soupirs à Venise.
XXI.
L'existence peut se maintenir, la vie et la souffrance peuvent
pousser de profondes racines dans des cœurs nus et désolés : ie
chameau marche muet sous les plus lourils fardeaux , et le loup
meurt en silence. Que ces exemples ne soient point perdus pour
nous. Si des êtres d'une nature inférieure et sauvage peuvent
soulTrir sans se plaindre, nous qui sommes formés d'une argile jdus
noble, sachons supporter le malheur... ce n'est d ailleurs que pour
un jour.
XXII.
Toute souffrance détruit, ou est détruite par celui qu'elle atteint:
dans les deux cas, elle a
un terme. Quelques-uns,
ranimés par un nouvel
_ ^___ _ espoir, retournentau point
'" " -' ^^ " d'où ils sont venus, se
proposent le même but et
se remettent à filer la mê-
me trame; d'autres, abat-
tus et courbés, les che-
veux blanchis , le front
hâve, .sont flétris avant le
temps et périssent avec
le roseau leur appui ;
d'autres enfin appellent
à eux la dévotion , le
travail, la guerre, la ver-
tu ou le crime, selon que
leur àme fut faite pour
s'élever ou pour ramper
XXIII.
Maïs de ces douleurs
comprimées il reste tou-
jours un vestige sembla-
ble à la piql'ire du scor-
pion , plaie à peine visi-
ble mais toujours impré-
gnée d'une nouvelle a-
mertume ; les causes les
plus futiles peuvent faire
retomber sur le cœur le
poids dont il eiît voulu
s'alléger pour toujours :
un bruit, une série de
sons, un soir d'été ou de
printemps, une fleur, le
vent, l'aspect de l'Océan,
tout enfin peut rouvrir
nos blessures en touchant
la chaîne électrique qui
nous enveloppe de ses
liens invisibles.
XXIV.
Et nous ne savons ni
comment ni pourquoi ; et
il nous est impossible de
remonter jusqu'au nuage
qui recelait cet éclair de
l'âme; mais nous sentons
la commotion qui se re-
nouvelle, et rien ne peut
elîacer la noire et dou-
loureuse trace qu'elle
laisse après elle : car c'est au moment oij nous y pensons le moins
que des objets familiers, indéterminés, évoquent à notre vue les fan-
tômes qu'aucun exorcisme ne peut écarter : les cœurs froids, les
cœurs infidèles, el peut-être les morts aimés, pleures, perdus... trop
nombreux encore malgré leur petit nombre.
XXV.
Mais mon âme s'égare ; je la rappelle pour méditer sur la déso-
lalion d'un pays, ruine vivante au milieu des ruines. Quelle cher-
che la trace des empires déchus , des grandeurs ensevelies dans
cette contrée qui fut la plus puissante de toutes aux jours de son
antique domination , qui est encore et qui sera éternellement la
plus belle : moule pi'imilif où la main céleste de la nature a jeté le
type des héros et dos hommes libres, de la beaulc el du courage...
des maîlies de la terre et des mers :
5S
LKS VEILLEKS LIITEKAIKES ILLUSTKEES.
XXVI.
R('piililiqiie do rois, citoyens du Rome I... Kt itppiiis cc tempfi. i'
hoMc llalic. In fus et lu va encore le jar^liii du inondi', l;i pnlne du
lionu daii« lis arts comme dans In n.iluro. M^nn^ <l.in8 ta solitude,
i|u.v ,1 lil (le comparahie h loi? Les ronces que tu produis sont
belies, el Ion sol inciille est plus riche que la fertilité des autres cli-
mais. Ta chute est une gloire, et tes ruines sont parées d'un charme
inelVaçable et pur.
XXVIl.
La lune s'est levée : pourtant il n'est pas nuit: le soleil qui descend
partage avec elle l'empire des cieiix : un océan de lumu'îre haifrne
les sommels bleuAlres des Alpes du l'riuul. Le ciel est pur de tout
nnat-e ; mais toutes les couleurs .seinldent s'v fondre pour former un
\aste arc-en-cici avant son centre à l'occident où le jour qui linit
rejoint l'élernilé du passé ; tandis (pi'à l'opposilc la douce image de
Diane (lotie dans l'air azuré, comme une Ile solitaire, séjour des
bienheureux.
XXVIIl.
lue seule étoile brille au|>rès d'elle, et règne avec elle sur la
moitié du riaiil empyrée. Cependant l'Océan lumineux de l'Est sou-
lè\c toujours ses va'gues brillantes et en couvre les pics de la loin-
laine lUiélie : le jour et la nuit continuent leur lutlo jusqu'au mo-
ment où la nature vient faire rentier toutes choses dans lonlrc
accoutumé. La profonde Urenla roule lentement ses (lolscolorésdela
teinle de rose qu'y réQéchit le ciel, courant qui se mire dans un
autre courant.
XXIX.
L'onde est remplie de l'image du ciel qui à l'horizon descend
jusqu'il la mer; et toutes les couleurs du firmament, depuis le glo-
rieux couchant jusqu'à la p^Ue étoile qui se lève, y répètent leur ma-
gique variété... Cependant la scène change : une ombre indécise
jelie son manleau sur les montagnes lointaines : le jour qui fuit
meurt comme le dauphin ;i qui, dil-ou, chaque convulsion donne
une couleur nouvelle : la dernière est la plus éclatante... puis tout
est fini... un gris sombre a tout remplacé.
XXX.
Dans Arqua est une tombe, un sarcophage élevé sur des pilastres,
où reposent les ossements de l'amant de Laure : là se rendent ceux
qu'ont charmés ses chants harmonieux, pèlerins voués au culte du
génie. Ce poète naquit pour créer une langue et relever son pays
de l'obscurité où l'avait plongé le joug stupide des barbares. En arro-
sant de ses pleurs harmonieux l'arbre où il avait gravé le nom de
la dame de ses pensées, il s'est assuré à lui-même l'immortalité.
XXXI.
Arqua, ce village des montagnes, est le lieu qui le vit mourir et
qui a recueilli sa cendre : c'est là qu'il passa ses derniers jours. Les
villageois sont fiers (fierté bien légitime et qu'il faut respecter) de
montrer au voyageur la denioure et le monument du iioèle : simples
l'un et l'autre,' mais d'une noble simplicité, plus en liarnionie avec
ses chants que ne serait une pyramide érigée sur sa tombe.
xxxn.
Ce doux et tranquille hameau qu'il habita semble un séjour fait
exprès pour les moriels pénétrés du sentiment de leur fragilité.
Déçus dans leurs espérances, ils trouvent un asile sous le frais om-
brage d'une colline verdoyante, d'où ils peuvent contempler dans
une perspective lointaine les bruyantes cités; mais c'est en vain
que l'éclat des villes se déploie, il ne saurait plus tenter des cœurs
désabusés : n'y a-t-il pas pour eux une fêle dans chaque rayon d'un
beau soleil.
xxxin.
IVun soleil qui leur montre les montagnes, le fenillage et les
fleurs, et qui se réQéchit dans le ruisseau murmurant, tandis que
les heures limpides comme l'onde s'écoulent dans une calme langueur
qui peut ressemblera la paresse, maisqni a pourtant son cMé moral.
Si la société nous enseigne la vie, la solilune doit nous apprendre à
mourir. On n'y trouve point de flatteurs; la vanité ne peut nous y
prêter son secours illusoire : l'homme s'y trouve seul en face de
son Dieu :
XXXIV.
Peut-être aussi en face des démons ennemis des meilleures pen-
sées et choisissant pour leur proie les âmes mélancolinues qui ,
bizarres dès leur enfance, ont toujours recherchédes lieux ae terreur
et do lénèlircs : .se croyant prédestinés à d'incurables maux , les
morlcIs ainsi doués voient di sang dans le soleil: à leurs jeuK la
terre est une tombe, la tombe un enfer, et l'enfer lui-même a des
horreurs sans bornes.
Toi, né pour manger, v
les brutes , auxquelles tu
plus spleudide et une établ
front sillonné une auréole
puis éblouit tous les yeux
coterie de la Crusca ei de
incapable de sup])orter des
cordante de son paj's, lyre
des dents qu'elles agacent.
XXXV.
() Fcrrarel l'herbe croit dans tes vastes rues dont la nyméii..
n'était pas faite pour la solitude : on dirait que la malédiction nèm!
sur le séjour de les antiques souverains, de cette même mainon d'I^st
qui pendant des siècles maintint sa domination dans tes murs,
princes ipii selon leur caprice furent tour-à-lour les tyrans et les
protecteurs des hommes qui ceignaient le laurier du Dante.
XXXVI.
De C08 princes le Ta;se est la gloire et la honte. Rcoutcz ses vers;
puis, allez visiter sa cellule : voyez de quel prix T'inpiato a payé
sa renonmiéc ; voyez quel séjour Alphonse a offert à wjn poète ! Le
misérable despote ne iml réussir ;i faire plier le génie nu il voulait
éteindre : en vain il le plonge:i dans un enfer où il 1 entoura de
maniaques; une gloire immortelle dissi[ia les nuages qui obscur-
cissaient son nom ;
XXXVII.
Et ce nom fera toujours verser des )ib>urs, ce nom sera éternel-
lement honoré, tandis que le tien, ô Alphonse, pourrirait dans l'ou-
bli et se perdrait dans l'ignoble poussière, dans l'obscur né.-inl
d'où est sortie ton orgueilleuse r.ace, si tu ne formais dans la chaîne
des destinées du poète un anneau qui nous rappelle la vulgaire mé-
chanceté. 0 prince I avec quel mejiris nous rappelons main-
tenant tes litres I comme ta splendeur ducale s'efface dans la posté-
rité, toi qui, né dans une autre sphère, aurais à peine été le digne
esclave de celui que tu condamnas à soulfrir.
XXXVIII.
ivre méprisé et mourir comme meurent
ressemblais, sauf que tu eus une auge
B plus vaste ; lui. portant autour de son
de gloire qui déjà brillait alors, qui dc-
cn dépit de tous ses ennemis , et de la
ce Boileau , esprit envieux et mcs(|uin ,
chants qui faisaient honte à la lyre dis-
de laiton aux sons monotones, supplice
XXXIX.
Paix à l'ombre outragée de Torquato ! pendant sa vie et après sa
mort, son deslin était de servir de but aux traits emyioisonnés de U
haine, traits dunt aucun nel'alteignit. 0 vainqueur de tous les bar-
des modernes! chaque année renouvelle par millions les habitants
de la terre : mais combien de temps l'océan des générations devra-
t-il rouler ses vagues, sans que cette multitude réunie enfante un
génie égal au tien ? En coudensant tous les rayons épars, on n'en
formera jamais un soleil.
XL.
Mais tout grand que tu es, tu as trouvé des rivaux dans tes devan-
ciers, dans les compatriotes, les chantres de l'Enfer et de la Che-
valerie : le premier, père de la poésie toscane, chanta la Divine co-
médie; l'autre, égal en mérite au Florentin, fut le Wallcr-Seoll du
Midi , de même que celui -ci peut être appelé 1 Ariosle du Nord :
car tous deux surent créer uu monde magique, tous deux chantè-
rent les dames ei I4 guerra , les aventures d'amour et les exploits
chevaleresques.
XLI.
Un jour, la foudre arracha du buste de l'Arioste le laurier de fer
dont il était couronné ; et la foudre ne fut pas inique , car la véri-
table couronne que tresse la Gloire est cueillie sur le noble arbuste
qui ne craint pas le feu du ciel, et celle trompeuse imitation ne fai-
sait que déparer le front du poète. Et toutefois , si la superstition
s'afflige de ce présage, qu'elle sache que sur la terre la foudre sanc-
tifie tout ce qu'elle touche ; et qu'ainsi la tête du poète est doub!
ment consacrée.
XLII.
Italie! Italie ! tu as reçu le don fatal de la beauté, funèbre douai.-e,
source de tes maux présents et passés; car la honte a creusé sur t'in
front charmant des sillons de douleur, et tes annales sont gravée*
en caractères de flamme. Plût au ciel que dans ta nudité tu possé-
dasses moins de charmes ou assez de force pour proclamer lo<<
droits, et terrifier, rejeter de ton sol les brigands qui viennent •"
foule répandre ton sang et boire tes larmes de détresse.
XLIII.
Alors, ou tu inspirerais un salutaire effroi; ou, moins désirée,
tu coulerais des jours humbles et pacifiques , et l'on n'aurait point
h déplorer l'effet destructeur de tes cliarnies : alors on ne verrait
plus ces torrents d'hommes que rien ne peut lasser sans cesse «les-
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
cendre des sommets des Alpes : des hordes de spoliateurs de toutes ]
nations ne viendraient plus sur les rives du Pô s'abreuver à la fois
d'eau et de sang ; l'épée de l'étranger ne serait plus ta seule et triste
défense, et tu ne te verrais pas, victorieuse ou vaincue, l'esclave de
tes amis ou de tes ennemis.
XLIV.
Dans les voyages de ma jeunesse, j'ai suivi la route tracée par ce
Romain (1) , l'ami de la plus haute intelligence de Rome , l'ami de
Tullius : comme mon vaisseau poussé par une douce brise glissait
sur la mer écumante et bleuâtre, je vis devant moi Mégare;- der-
rière moi était Egine, le Pirée à ma droite, et de l'autre côté Corin-
the. Penché sur la proue , je contemplais toutes ces cités réunies
dans la même destruction , désolant spectacle qui avait également
frappé la vue de mon devancier.
XLV.
Car le temps n'a point relevé ces villes antiques ; seulement sur
leurs débris ont surgi des constructions barbares qui ne rendent que
plus attendrissants et plus chers les derniers rayons de ces lumières
à demi éteintes et les reliques mutilées de ces grandeurs évanouies.
Le Romain a vu, dès son époque, ces tombeaux, ces sépulcres de
cités qui excitent une si douloureuse admiration ; et sur une page
que les siècles ont épargnée, il nous a transmis la leçon morale qu'il
a tirée de son pèlerinage.
XLVL
J'ai devant moi celte page éloquente , et sur celle que j'écris je
dois ajouter la luine de sa propre patrie à la liste de tous les Etats
dont il regrettait le déclin et dont je pleure la mort. Tout ce qu'oc-
cupait déjà la désolation, elle l'occupe encore; et maintenant, nélas!
Rouie, l'impériale Rome, courbe sa tète sous le même orage, dans
la même poussière et les mêmes ténèbres! et nous passons devant
le squelette de son corps titanesquc, débris d'un autre monde,
dont les cendres sont encore chaudes.
XLVIl.
Et cependant, Italie! le bruit des injures qui te sont faites doit
retentir et retentira de rivage en rivage parmi toutes les nations.
Mère des arts comme autrefois de la guerre, ta main qui fut notre
appui est aujourd'hui notre guide. Mère de nos croyances, devant
qui les nations se sont agenouillées pour obtenir les clefs des cieux!
1 Europe, repentante de son parricide, saura te délivrer, refouler
au loin les flots des barbares, et obtenir de toi son pardon.
XLVIII.
Mais l'Arno nous appelle vers les blanches murailles de l'Athènes
de l'Etrurie : là des palais féeriques réclament et obtiennent notre
tendre intérêt. Ceinte d'un amphithéâtre de collines , Florence re-
cueille ses vins, ses blés, ses huiles; et tenant en main sa corne
pleine, l'Abondance joyeuse bondit auprès d'elle. C'est sur le rivage
arrosé par le riant Arno que sont nés le commerce et le luxe mo-
dernes; c'est là que la science, sortant de son tombeau, vit naître
pour elle un nouveau matin.
XLIX.
C'est là que Cypris aime encore sous son enveloppe de marbre
et remplit de sa beauté l'atmosphère qui l'entoure : en contem-
plant ces formes plus suaves que l'ambroisie , nous aspirons une
portion de son immortalité; le voile des cieux est soulevé à demi ;
nous restons immobile sous le charme ; dans les contours de ce
heaii corps, dans les traits de ce visage divin, nous voyons ce
que peut produire le génie de l'homme, là où s'arrête la nature; et
nous envions à l'antiquité, enthousiaste idolâtre, la flamme innée
qui a pu donner l'âme à une si belle enveloppe.
L.
Nous regardons, puis nous détournons la tête sans fixer nos re-
gards, éblouis, enivrés de tant de beauté , le cœur chancelant sous
la plénitude des sensations. Là, pour toujours enchaînes au char
de l'art triomphant , nous sommes ses captifs et ne pouvons nous
éloigner. Ah! ce n'est pas le lieu de répéter de vains mots, des
termes scieutifiques, pitoyable jargon du traliquant de marbre à l'aide
duquel le pédantisme fait sa dupe de la sottise : n'avons-nous pas
^es yeux ;et notre sang, nos artères, notre cœur, n'ont-ils pas con-
firmé le jugement du berger dardanien ?
LL
N'est-ce pas sous cette forme, ô Vénus, que tu te montras à
(1 ) Voyez la Inttre célèbre de Servius .Siilpicius à Cicéron sur la.mort
âfiTultin, lillo do l'orateur romain. . ., uj 'tùOiijiu.l
Paris , ou à Anchise mille fois pins heureux ? Ou bien est-ce ainsi
que , dans tout l'éclat de ta divinité, tu vois à tes pieds ton vaincu
le dieu de la guerre? Appuyé sur tes genoux, ses regards, qui con-
templent ton front comme un astre, se repaissent du divin incarnat
de tes joues ; et cependant de tes lèvres comme d'une urne, une
lave de baisers pleut sur ses paupières, sur son front, sur ses lèvres.
LIL
Brijlanls et plongés dans l'extase d'un amour muet , ne pouvant
trouver dans leur divinité même les moyens d'exprimer, d'accroître
ce qu'ils éprouvent, les dieux deviennent de simples mortels ; et la
destinée de l'homme compte des instants pareils aux plus brillantes
heures de l'existence des dieux. Mais le poids de notre argile re-
tombe bientôt sur nous... Soit, il nous est permis de renouveler de
pareilles visions et de produire, en nous inspirant de tout ce qui
fut , de tout ce qui pourrait être , des créations rivales de ta statue,
ô Cylhérée , images des dieux sur la terre.
LIU.
Je laisse à des plumes savantes, à l'artiste el à l'amateur (le singe
de l'artiste) , le soin de prouver comment ils comprennent la grâce
de cette courbe, la volupté de ce méplat ; je leur laisse à décrire l'in-
descriptible : je craindrais que leur souffle fétide ne vînt rider l'onde
limpide où toujours se réfléchira celle image : miroir fidèle et pur
du plus aimable rêve qui descendit jamais des cieux pour rayonner
dans l'âme d'un mortel.
LIV.
L'enceinte sacrée de Sanla-Croce renferme des cendres qui la
sanctifient doublemenl, et qui seraient à elles seules un reste d'im-
mortalité , quand môme il ne resterait ici que le souvenir du passé,
et cette poussière, relique de génies sublimes qui sont allés se réu-
nir au chaos : ici reposent les ossements de Michel-Ange, d'Alfiéri
el les tiens, ô fils des étoiles, ô malheureux Galilée; ici la terre dont
fut formé Machiavel est retournée à la terre.
LV.
Voilà quatre génies, qui , comme les quatre éléments, suffiraient
à toute une création. ItaUe I le temps , en déchirant en mille lam-
beaux ton manteau impérial, refuse néanmoins à toute autre contrée
la gloire d'enfanter des grands hommes du sein même de ses ruines.
Ta décadence est encore empreinte d'un reflet de divinité qui la
dore et la rajeunit de ses rayons : Canova n'est-il pas aujourd'hui
ce que tes grands hommes étaient autrefois ?
LVL
Mais où reposent les trois enfants de l'Etrurie : Dante, Pétrarque
et le barde de la prose, ce génie créateur qui écrivit les « Cent nou-
velles d'amour? « Où ont-ils déposé leurs ossements? car ils méri-
taient d'être distingués du vulgaire dans la mort comme dans la vie.
Leurs restes ont-ils disparu, et les marbres de leur patrie n'ont-ils
rien à nous en apprendre? Les carrières florentines n'ont-elles pu
fournir pour eux un seul buste? N'out-ils pas conûé leurs restes
à la terre qui leur donna le jour?
LVIL
Ingrate Florence , Dante repose loin de toi ; comme Scipion , il
est enseveli sur un rivage qui te reproche ton injustice. Tes factions,
dans leurs guerres plus que civiles, ont proscrit le barde que les en-
fants de tes enfants adoreront à jamais en l'entourant vainement de
leurs remords séculaires. Quant au laurier que le front de Pétrar-
que a reçu à ses derniers moments , il avait crû sur un solétranger
et lointain : tu ne peux réclamer ni sa vie, ni sa renommée , ni sa
tombe qu'un des tiens a lâchement violée.
Lvin.
Mais du moins Boccace a laissé sa cendre à sa patrie ? elle repose
sans doute parmi celles de ses grands hommes; et des voix harmo-
nieuses et solennelles ont chanté les suprêmes prières pour celui
qui doua la Toscane de sa langue de sirène, cette poésie parlée, cette
véritable musique dont chaque intonation est une mélodie? Non ;
l'hyène du bigotisme a renversé, a outragé sa tombe; une place lui
a même été refusée parmi les morts obscurs ; car on saurait qui est
là, el le passant lui donnerait un soupir.
LIX.
Leur cendre illustre manque donc à Santa-Crocc; mais ils y bril-
lent par leur absence même, comme autrefois dans le cortege de
César l'image' alisenie de Brulus n'en rappelait que mieux à Home
la mémoire du plus dévoué de ses enfants. Combien tu es plus heu-
reuse, ù Uavenne ! Sur ton rivage antique, dernier rempart de 1 em-
pire croulant, repose onlouréo d'honneurs la cendre de l'illustre
CO
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
exilé. Arqua aussi conserve avec orgueil son trésor d'harmonieuses
reli(|iies, tandi» i|uc Florence, les jeui en pleurs , rcdcmaûdc en
vain les moris qu elle a proscriu.
LX.
Quimpnrle celle nyraniid«de pierres prérieuscs, où le porphyre,
le jaspi-, l'agale el (les marbres de toutes couleurs enchâssent les
Dssemcnls de ces princeit marchands? I.c pavé de mosaïque qui re-
couvre la tfte des princes n'a jamais été foulé d'un pied aussi r. s-
ppolueux que le vert pazmi dont la fraîcheur est entretenue par la
rosée, étincelant.H la clarté des étoiles, modeste monument de ces
morts dont les noms seuls sont des mausolées pour la muse.
LXI.
Aux bords de l'Arno, dans ce palais consacré aux arts par un luxe
princier el où la sculpture rivalise avec sa sœur la reine de l'arc -en-
ciel, on trouve encore bien des merveilles propres à flatter le couir
el lès yeux... mais non les miens: car j'ai accoutume ma jiensée h
embrasser la nature plutôt au sein des campagnes que dans les pa-
ieries de l'art : bien qu'un chef-d'œuvre attire les hommages de
mon esprit, pourtant j'en exprime moins que je n'en ressens ;
LXII.
Car mon imagination a d'autres allures, et j'erre plus h mon aise
sur les bords du lac Trasimène et dans leurs défilés funestes à la
témérité des Romains. Là, j'évoque le souvenir des ruses du chef
carthaginois, et son adresse à engager l'ennemi entre les monta-
gnes et le rivage. Je crois voir h mort cclaircir les rangs des Ro-
mains désespérés mais non abattus ; je crois voir les torrents gonflés
par des flois de sang, sillonner la plaine brûlante, semée au loin
(les débris des légions
LXIII.
On dirait une foiét renversée par le vent des montagnes; et telle
fut dans celle fatale journée la fureur du cond)al. toile est cotte fré-
nésie ([ui ne laisse h l'Iioninic de facultés que pour le carnage, qu'un
tremblement de terre eut lieu el ne fut point remarqué des eom-
batlantsl Nul ne senlil la nature troublée chanceler sous ses pieds
el ouvrir un tombeau pour ceux à qui leur bouclier servait de lin-
ceul ; telle est la haine qui absorbe toutes les pensées de deux peu-
ples armés l'un contre l'autre!
LXIV.
La terre était pour eux comme une barque au rapide roulis qui
les emportait vers lélcrnité : ils voyaient bien l'Océan autourd'eux,
mais ils n'avaient point le temps de remarquer les mouvements de
leur navire; les lois de la nature étant sus|iendues en eux , ils ne
ressentaient rien de celle terreur qui régne partout, alors (|ue les
montagnes tremblent ; que les oiseaux, fuyant de leurs nids renver-
sés, vont eherrhcr un refuge dans les nuages ; que les troupeaux
mugissants s'aballenl sur la plaine qui ondule, et que la terreur de
l'homme ne trouve plus de voix.
LXV.
Bien différent est le spectacle que Trasimfcne offre aujourd'hui :
le lac est une plaque d'argent, et la plaine n'est sillonnée que par le
soc de la charrue; les vieux arbres s'élèvent pressés eonmie autre-
fois les morts, à la place même où ils ont planté leurs racines: mais
un ruisseau , un ]ielit ruisseau au lit étroit , à l'onde rare , a pris
son nom du sang qui-dans un jour fatal y tomba comme une pluie :
le Sanguinelto indique le lieu où les mourants humectèrent le sol
et rougirent les flots indignés.
LXVL
Mais loi, ô Clitumne, jamais onde plus douce que ton cristal mo-
bile n'invita la naïade à y mirer, .'i y baigner ses beaux membres
nus ; tu arroses paisiblement des rives herbeuses où vient paître le
taureau blanc comme le lait. 0 le plus pur des dieux-fleuves, le
plus calme d'aspect et le plus limpide, sans doute tes flols n'ont
jamais été souillés par le carnage; les flols ont pu toujours servir
ûe bain el de miroir a la jeune beauté.
LXVU.
Près de ta rive fortunée, sur la douce pente de la colline, un tem-
ple, aux proportions sveltes el délicates, s'élève pour consacrer la
mémoire; au-dessous coule Ion onde paisible : souvent on voit bon-
dir à sa surlace le poisson à lécaille argentée qui habite et se joue
dans les profondeurs des eaux cristalhnes, et parfois un lis d'eau
détache de sa lige fait voile et s'abandonne aux vagues qui descen-
dent en répelant leur murmurante chanson.
LXVIIl.
Ne vous éloignez pas sans rendre hommage au génie du lieu : si
un plus doux zéphyr vient caresser votre front, ce souffle est celui
de son haleijic, si la verdure île ces bords rit davantage Ji vos yeux,
si la fraîcheur de ces beaux lieux rejaillit jusqu h votre cœur; .si ce
ba|)léme de la nature efface pour un inomcnl l'aride poussière d'une
vie importune; c'est à lui que vous devez rendre grâce de celte
suspension de vos ennuis.
LXIX.
Jlais quelles sont ces eaux qui mugissent? De ses hauteurs escar-
pées le Velino .s'élance dans le précipice qu'il s'est creusé. Imposante
cataracte! rapide comme la lumière , la masse élincelante écume et
bondit dans l'abîme qu'elle ébranle : véritable enfer des eaux, où les
vagues hurlent etsifflent el bouillonnent d.ins d'incessantes tortures :
la sueur d'agonie arraeliée h ce nouveau l'hlégétlion volilpe en flo-
cons sur les noirs rochers qui couronnent le gouffre de leur front
terrible, inexorable.
LXX.
Voyez-la monter en écume jusqu'au ciel , d'où elle retombe en
pluie continue, nuage inlarissable de douce rosée qui forme à len-
tour un avril perpétuel el y entrelicnl un lapis d'émeraude. Comme
le gouffre est profond! comme le géant des eaux bondit de roc en
roc! Pans son délire, il écrase les rochers qui, usés et fendus sous
ses terribles pas, laissent à découvcrld'horriblcs et béantes ouvertures:
LXXI.
C'est par là que s'élance l'énorme colonne d'eau : on dirait la
Source d'un jeune océan , arrachée aux flancs des montagnes par
l'enfantement d'un nouveau monde; cl l'on croirait avec [leine qu'elle
va donner naissance à des ondes pacifiques qui serpentent douce-
ment, avec de longs détours, à Iravers la vallée. Tournez la tète
et voyez-la s'avancer comme une élernité qui va tout engloutir dans
son cours; cataracte sans égale, qui fascine l'œil effrayé : .
LXXIl.
Qu'elle est belle dans son horreur ! Mais aux brillante.s clartés du
malin, Iris, suspendue sur l'abîme, étend d'un bord à l'autre son arc
radieux, au-dessus de l'infernal chaos des eaux : semblable .'i l'Es-
pérance assise au chevet d'un mourant, elle conserve ses riantes
couleurs. Tandis que tout est dévasté autour d'elle par les eaux fu-
rieuses, rien ne peut ternir son éclal. On croirait voir, au milieu de
celle scène de désolation , l'amour observant d'un œil calme et se-
rein les transports de la démence.
Lxxin.
Me voici de nouveau parmi les lorèlsdcs Apennins, Alpes encore
enfants, qui exciteraient mon admiration, si mes regards n'avaient
été frappes par l'aspect plus imposant des Alpes véritables, où le
|>in se balance sur des sommets plus e.^carjies, où rugit le tonnerre
des avalanches. Mais j'ai vu la Jungfrau lever son front couvert de
neige el vierge de pas humains : j'ai vu de près et de loin les anti-
ques glaciers du Mont-Blanc, et j'ai entendu retentir la foudre sur
les sommets du Cliimari, des vieux monts Acrocérauniens.
LXXIV.
J'ai vu voler sur le Parnasse les aigles qui semblaient les génies
du lieu prenant leur essor vers la gloire, car leur vol s'e|evait
à d'incommensurables hauteurs. J ai contemplé l'Ida avec les yeux
d'un Troyen. Enfin Alho^, Olympe, Etna, Atlas, ont diminué âmes
regards l'importance des collines italiques, à l'exception de la cime
solitaire du Soracle.qui, maintenant dépourvu de neige, a graml ji.'-
soin de la lyre d'Horace pour le recommander à notre souvenir.
LXXV.
Il s'élève au milieu de la plaine comme une vague qui vient du
large et qui sur le point de se briser reste un instant suspendue.
Ah! celui qui veut ici fouiller dans ses souvenirs peut facilement
orner ses ravissements de citations classiques el faire redire aux
échos des sentences latines. Pour moi j'ai trop abhorre dans mon en-
fance la fastidieuse leçon , apprise mot par mot et à contre-cœur
pour réciter ici les vers du poète :
LXXVI.
Je ne puis répéter avec plaisir rien de ce qui rappelle la potion !
nauséabonde infligée chaque jour à ma mémoire malade. Quoique
le temps m'ait enseigné à m-diler ce qu'alors je ne faisais qu'ap-
prendre , néanmoins limpatience de mes jeunes années a enraciné
mes premiers dégoûts. Ces chefs-d'œuvre ont p'^-rdu pour moi leur
fraicheixr avant que mon esprit fût capable de savourer un charme
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
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qu'il eût pciit-êlre recherclié, ayant la liberté du choix. Maintenant,
je ne puis rendre îi mes goûts leur pureté altérée; et ce qu'alors je
haïssais, je l'abhorre aujourd'hui.
LXXVII.
Adieu donc, Horace, toi que j'ai tant détesté, non pour tes fautes
certes, mais pour les miennes : c'est un supplice de saisir par l'in-
telligonce mais non par le sentiment l'élan de la strophe lyrique et
de comprendre les vers sans pouvoir les aimer. Et ponrtant'nul mo-
raliste ne sonde plus profondément notre chétive existence, nul cri-
tique ne nous enseigne mieux les secrels de l'art, nul satirique n'a-
borde avec plus d'enjoûment les mystères de la conscience et ne
sait aussi bien toucher notre cœur sans lui faire de blessure. Et ce-
pendant adieu : nous nous quittons sur la cime du Soracte.
LXXVllI.
0 Rome, ô ma patrie, û cité de l'âme! c'est vers toi que doivent
se tourner les orphelins du cœur, ô mère délaissée des empires dé-
triiils, afin d'apprendre à renfermer dans leur sein leurs chélives
douleurs. Que sont nos maux et nos souffrances? Venez voir les
cyprès, venez écouter la chouette, venez frayer votre chemin parmi
les débris des trônes et des temples, vous dont les tourments sont
les malheurs d'un jour... à vos pieds est un monde, aussi fragile que
vous-mêmes.
LXXIX.
Lavoilîidonc, laNiobé desnationsl Sans enfants, sans couronne,
sans voix pour exprimer sa douleur : ses mains flétries tiennent une
uine vide dont la poussière sacrée a été dispersée par les siècles.
1 a tombe des Scipions ne contient plus leurs cendres : les sépulcres
même ont perdu leurs hôtes héroïques. Est-ce toi qui coules encore,
vieux Tibre, à travers un désert de marbre? Ah! soulève les flots
jaunâtres, pouren couvrir comme d'un manteau la détresse de Rome.
LXXX.
LeGolh, le chrétien, le temps, la guerre, l'onde et le feu ont
frappé tour- à-tour l'orgueil de la cité aux sept collines; elle a vu les
astres de sa gloire s'éclipser tour-à-tour et les coursiers des rois
barbares fouler la route par oii le char des triomphateurs montait
au Capitole : temples et palais se sont écroulés sans laisser de trace.
Qni, dans ce chaos de ruines, pourra reconnaître un plan distinct,
! jeter sur tous ces fragments confondus un pâle rayon de lumière
et dire ; « Ici était... là se trouve... » alors que partout régnent de
doubles ténèbres?...
LXXXI.
Car les ténèbres du temps et ceux de l'Ignorance, fille de la Nuit,
ont enveloppé et enveloppent encore tout ce qui nous entoure : si
nous y croyons trouver un chemin, ce n'est que pour nous égarer
davantage. L'Océan a sa carte ; les astres ont la leur, et la science les
déroule dans son large giron ; mais Rome est un désert où nous ne
pouvons nous diriger qu'à l'aide de souvenirs souvent trompeurs.
Soudain nous ballons des mains en criant : « Eurêka! Une claité
brille à nos yeux »... mais ce n'est qu'un mirage trompeur, qui s'é-
lève des ruines.
LXXXII.
Hélas! où est-elle la cité superbe? Hélas! où sont les trois cents
trionqihes? où est ce jour qui vit le poignard de Brutus plus glo-
rieux que le glaive du conquérant? Qu'est devenue la voix de Tul-
lius. la lyre de Virgile, le pinceau de Ïile-Live ? Ah ! du moins Rome
revit dans les œuvres de ces grands hommes; tout le reste... n'est
plus. Malheur à celte terre ! car nous ne la verrons plus briller de l'é-
clat dont elle était revêtue, alors que Rome était libre.
LXXXIIl.
Toi, au char de qui la Fortune avait attaché sa roue, victorieux
Sylla! toi qui commenças par soumettre les ennemis de ton pays
avant d'écouter le ressentiment de tes propres injures, qui laissas
combler la mesure de tes griefs jusqu'à ce que les aigles eussent
plané sur l'Asie abattue; toi dont le regard anéantissail un sénat-
toi qui fus Romain encore, malgré tous tes vices, car lu déposas
avec un sourire expiatoire une couronne plus que terrestre.....
LXXXIV.
V Le laurier du dictateur! Sylla, aurais-tu pu deviner à quel
'niveau serait un jour abaisséce qui faisait de loi plus qu'un mortel?
pouvais-tu penser que Rome serait ainsi renversée par d'autres que
par des Romains, elle qui s'était appelée l'Eternelle et qui ne dres-
sait ses guerriers que pour la conquête ; elle qui couvrait la terre de
son ombre immense et dont les ailes éployées touchaient aux deux
extrémités de l'horizon ; elle enfin qu'on saluait du nom de Toute-
Puissante I
LXXXV.
Sylla fut le premier des victorieux; mais notre Sylla , Cromwell,
fut le plus sage des usurpateurs : lui aussi balava les sénats, après
avoir taillé dans le trône un billot immortel rebelle! Voyez ce
qu'il en coûte de crimes pour être maître un momenl et fameux dans
tous les siècles! Mais de sa destinée surgit une grande leçon morale:
le même jour qui lui avait vu remporter des victoires' le vit aussi
mourir; plus heureux de rendre le dernier souffle que de conquérir
des royaumes!
LXXXVl.
Le troisième jour du neuvième mois del'année (1). qui du pouvoir
lui avaitdon né tout, sauf lacouronne.ce même jour le fit descendre pai-
siblement du trône usurpé par la force et lecouchadans la terre ma-
ternelle. La fortune n'.-i-t-elle point montré ainsi que la gloire, la
puissance et tout ce que nous ambitionnons le plus, ce que nous
nous acharnons à poursuivre à travers tant de routes périlleuses ,
tout cela est à ses yeux moins enviable que la lombe? Si l'homme
envisageait ainsi l'existence, que ses destinées seraient différentes!
LXXXVH.
Salut, fatale otatue, qui subsistes encore dans ton austère et ma-
jestueuse nudité, loi qui vis, au milieu du tumulte d'un meurire,
César tomber à les pieds qu'il baigna de sang , et s'envelopper des
plis de sa robe avec, la dignité d'un mourant : victime immolée
devant toi par la rein:", des dieux et des hommes, l'implacable Ne-
mesis, n est donc mori en effet, et toi aussi. Pompée'? et qu'avez-
vous été tous deux? les vainqueurs de rois sans nombre ou des ma-
rionnettes de théâtre?
LXXXVHl.
Et loi que la foudre a frappée, nourrice de Rome, louve, dont
les mamelles de bronze semblent encore verser le lait de la victoire
dans cette enceinte où lu es placée comme un monument de l'art
antique mère des sentiments généreux que le fondateur de la
grande cité a puisés à ta sauvage mamelle, toi qui fus sillonnée par
les traits célestes du Jupiter romain et dont les membres sont encore
noircis par la foudre n'as-lu donc point oublié les doux soins
de mère, et veilles-tu encore sur tes immortels nourrissons?
LXXXIX.
Oui mais ceux que tu as nourris sont morts : ils ne sont plus,
ces hommes defer : le monde a bâti des cités avec les débris de leurs
sépulcres. Imitateurs de ce qui causait leur effroi, les hommes ont
versé leur sang; ils ont combattu et vaincu, et plagiaires des Ro-
mains, ils ont marché de loin sur leurs traces : mais nul n'a élevé ,
n'était capable d'élever sa dominaliou à la même hauteur; nul, si
l'on excepte un homme orgueilleux qui n'est point encore dans la
tombe ; mais qui , vaincu par ses propres fautes, est aujourd'hui
l'esclave de ses esclaves
XC.
Dupe d'une fausse grandeur, espèce de César bâtard, il a suivi
d'un pas inégal son antique modèle; car l'âme du Romain avait été
jelée dans un moule moins terrestre; avec des passions plus vives,
et un jugement aussi froid, il était doué d'un immortel instinct qui
rachetait les faiblesses d'un cœur tendre quoiqu'intrépide : quel-
quefois, aux pieds de Cléopâtre, c'était Alcide tenant la quenouille;
et ensuite reprenant sa radieuse auréole , il pouvait dire :
XCL
Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu! Mais l'homme qui avait dressé
ses aigles comme des faucons de chasse à tomber sur leur proie en
tête des bataillons français et qui de fait les conduisit longtemps à la
victoire, cet homme au cœur sourd et qui ne semblait jamaiss'écouler
lui-même, était singulièrement organisé : il n'avait qu'une fai-
blesse, la dernière de toutes, la vanité. Son ambition était pleine
de coquetterie il visait à quoi? que voulait-il? et pourrait-il
le dire lui-môme?
xcn.
n voulut être tout ou rien; et il ne sut pas attendre que la tombe
vînt enfin marquer son niveau ; peu d'années l'auraient mis à la hau-
teur des Césars que foulent nos pas. C'est donc pour en venir là que
le conquérant élève ses arcs-de-triomphe! C'est pour cela que le sang
et les larmes de la terre ont si longten.ps coulé et coulent encore,
déluge universel où l'homme infortune ne voit point d'arche de
salut, marée qui ne baisseun momenl que pour refluer bientôt !
Grand Dieu I que votre arc-en-ciel apparaisse encore dans la nue!
(1) Le 3 septembre, victoires de Dunbar et de Worcester; mort de
Cromwell en 1658.
r.o
LRS VKILLfiKS LlTTf'RAIRFS II.LUSTRtiiKS.
XCIll.
Qnol fruit rftciicillons-nous tie cdle slnrile pxistenc;? Nob «ens
sont linriiés, noire raison friiKili". nuire vii< sniis diinic: la vcrili' esl
nnc p.ili' caclire linns Icsiiliiim-s, cl Iniili's rhoses soiil posées dnns
la li.irii|ieiisi; balance de 1 iisapn : l'opinion est nue puissance ir-
rcsisiible, enveloppant la lern; de son voile h'-nébreux ; après quoi
le bien ut le mal sont ilc purs accidents ni les hommes tremblent
ipie leur jugement ne devienne trop assuré, que leurs libres pensées
ne se changent en crimes, et qucntin trop de clarté ne brille sur In
terre.
XCIV.
Kl c'est ainsi qu'ils vdpèlcnl dans une li\ehe niiscre, qu'ils pour-
rissent de nére en fds et de siècle en siècle, liers de leur nature avi-
lie, et qu'ils meurent enfin lépriianl leur démence héréditaire à une
race d'csclaves-nés. Ceux-là comballronl à leur tour pour le choix
des tjrans; plutôt que de vivre libres, ilss'enlrelueronten gladiateurs
dans la mCme arène couverte des cadavres de leurs devanciers;
ainsi tombent les unes sur les autres toutes les feuilles d'un même
arbre.
XCV.
Et je ne parle pas des croyances de l'homme : elles reslent entre
lui el son créateur. Je parle de choses avérées, reconnues et que l'on
voit chaque jour, Ji chaque heure. Je parle du double joug qui pèse
sur nous el des desseins avoués de la tyrannie; je signale ledit
nouveau des mailrcsdela terre, devenus les singes de celui qui na-
guère humiliait les plus fiers el les éveillait en sursaut en secouant
leurs trônes : homme glorieusement immortel, si son bras puissant
se fût borné là.
XCVI.
Los tyrans ne peuvent-ils donc êlre vaincusquepardes tyrans, et
la liberté ne trouvera-l-cllc' jamais un champion et un fils pareil à
celui que la Colombie vit puraîUe quand elle-même naquit au jour
comme Pallas, vierge sans tache el tout armée? ou bien de pa-
reilles Ames ne pcuvenl-ellcsse former que dans la solilude, au .seiu
des furôls\ierges, au bruit des caUiracies mugissantes, duns ces lieux
où la nature, bonne mère, sourit à Washington enfant ? La lerre
ne porie-t-elle plus de tels germes dans son sein, et l'Europe n'a-t-
eJlc pas de pareils rivages?
xcvn.
Mais la France , ivre de sang, a vomi le crime; el ses salurnalcs
sont devenues funestes à la cause de la liberté : elles l'ont été el le
seront dans tous les siècles el sous tous les climats. En elTel , les
jours sombres que nous avons traversés , puis ce mur de diamant
élevé par l'ambition entre l'homme et ses espérances , el enfin le
drame honteux joué récemment sur la scène du monde, tout cela
sert de prélexle à l'élernel esclavage qui flétril l'arbre de vie el
condamne l'homme à une seconde chute pire que la première.
xcvni.
Néanmoins, à Liberté, labannièredéchirée, mais encore flottante,
s'avance contre le vent , pareille au nuage qui porte la foudre. Ta
voix de cuivre, aujourd'hui f.uble et mourante , est encore la plus
puissante que les tempêtes aient épargnées ; ton arbre a perdu ses
fleurs, el son écorce entamée par la hache parait rugueuse el flé-
trie : mais le tronc reste debout , et les semences sont plantées
profondément même dans le sein du Nord; attendons : uû meilleur
printemps nous donnera des fruits moins amers.
XCIX.
A Rome, il est une vieille tour ronde el d'un style sévère ; solide
comme une forteresse, ses remparts suffiraient pour arrêter toute
une armée. Elle s'élève solitaire avec la moitié de ses créneaux; et
le lierre qui la pare depuis dix mille ans, guirlande de l'éleniité, ba-
lance son vert feuillage sur les pierres les plus endommagées par
le temps. Qu'était-ce donc que celte forteresse? Quel trésor' dan s ses
caveaux pouvait êlre si bien renfermé, si bien défondu?... Le
tombeau d'une femme.
C.
Mais qui était-elle, celle majesté de la mort, qui a pour tombe un
palais? Etait-elle chaste et belle? Digne de la couche d'un roi
ou bien plus, de celle d'un Romain ? De quelle race de chefs et de
héros fut-elle la tige ? Une fille a-t-elle héril.'' de sa beauté ? Coninicnt
a-l-elle vécu, aimé, quitté la vie? Si on lui a rendu de tels honneurs
si on l'a placée dans celle spl(>ndide demeure, où des restes vulgaires
n'oseraient pourrir, n'est-ce point pour consacrer la mémoire d'une
destinée plus que mortelle ?
CL
Fut-elle de ces femmes qui aiment leurs époux ou de celles
qui
n'aimcnl que les époux des anirMÎ Car 11 s'en ost trouvé des ileuv
genres inênic dan» les sièclen les pins reculés : les annales «le
Rome nous l'.ipprennenl. Eul-elle, comme Cornélie, la gravité d'une
matrone ou l'air léger de la gracieuse reine d'Kg.vplo ? .<c livra-l- Ile
au plaisir ou bien lui fit-elle In tncrrc nar amour pour la vcrlu ?
Inelina-l-elle vers les Iciidrcs sentiments du cœur ou, plus s.ige, re-
poussa-l-cllc l'amour comme un euaemi?Car ces detu extrêmes se
rcnconlrent.
en.
Peut-être mourut-ello jeune; pliant sous des maux pins lonnN
que la tombe monunieiit.'de qui pèse sur sa cendre légère. Un nna-'c
s'i'leiidil sur ses charmes, la Irisicsse de son œil noir vint prophé-
tiser [lour elle le sort que le ciel accorde h ses favoris, une mort
[irécoee; cl C(?pendant le clianne d'un soleil couchant se répandait
autour d'elle ; une clarté maladive, l'lies|)érus des mourants, colorait
ses joues brùlaulcs de la leiiile rougeAlre des feuilles d'automne.
cm.
Peut-être aussi mourut-elle dans la viiilles.se, survivant à ■
propres charmes, à ses parents, à ses enfants. Les longues tréf-
ile ses cheveux blancs rappelaient encore quelque chose <rune au
époque, alors que Icins boucles élégantes faisaient son orgueil ei
queses charmes excitaient<lans Rome l'admiration et l'envie... Mais
(l'iuniuoi ces vaines conjectures? .Nous ne savons qu'une chose :
Cœcilia Melella esl morle l'épouse du plus riche des Romains; cl
voici le monument de l'amour ou de l'orgueil de son époux.
CIV.
0 splendide tombeau! je ne sais pourquoi, mais en restant ainsi '
près de loi, je me figure que j'ai connu jadis celle qui habile les ca- ,
veaux; et le passé resurgit devant moi au son d'une hannoniequi m'est
familière, seulement le Ion en est changé et devient solennel comme
le prolongement lointain du tonnerre que le vent apporte jusqu'à
nous. Oui, je veux m'asseoir au pied de ces murs lapis.sés de lierre,
jusqu'à ce que mon imaginatioo échauffée ait donné un corps ,'» ni «
pensées. Je veux évoquer ces formes qui flollenl çà el là parmi I
débris d'un naufrage immense.
CV.
Avec les planches brisées, éparses sur les rochers, je veux que
l'csiiérance me construise une nacelle pour afl'ronler de nouveau
les flots de l'Océan el les bruyants récifs et le mugissement sans lin
qui assiège la grève solitaire où j'ai vu périr tout ce que j'ainiro';
Mais, hélas ! lors môme que des débris épargnés par la tempêi
pourrais me construire une grossière chaloupe, de quel côte l.i
rigerais-je ? Il n'est plus d'asile, d'espoir, d'existence qui ait il. ,
charmes pour moi : je n aime que ce qui est ici. j
CVL
Que les vents hurlent donc! leur voix sera désormais ma i
lodie, et pendant la nuit les hiboux y viendront mêler leurs cris
gubres, commcils le font maiutenantquo l'ombre du soir commei
à s'étendre sur la demeure des oiseaux des ténèbres. Ils se .
pondent les uns aux autres sur le mont Palatin, ouvrant de lai
yeux gris cl brillants et agitant leurs ailes. En face d'un pareil i
numenl, que sont nos chétives douleurs?... Je ne saurais parler
des miennes.
CYII.
Le cyprès et le lierre, la ronce et le violier, enlacés en ma-
compactes; des amas de terre entassés sur ce qui fut autrefois .
appartements, des arceaux rompus, des colonnes renversées ,
tronçons, des voûtes effondrées, des fresques dans des soulerr.i
humides où les hiboux les contemplent comme ils regardent les •
jets dans la null; tout cela fait-il des temples, de« bains ou des i
lais? Prononce qui pourra; car tout ce que la science a pu dée
vrir, c'est que ce sont des murailles. 'Voyez ce monl habité par 1
empereurs! ainsi tombe la puissance humaine.
CVIIl.
Telle est la moralité de toute histoire, éternelle répéiii
passé ! d'abord la liberté, puis la gloire ; après la gloire, riche-
vice, corruption et enfin l)arbarie. Ainsi l'histoire, avec tous -
énormes volumes, n'a qu'une seule page; une page écrite surlnui
dans les lieux où la fastueuse tyrannie accumula tous les trésors, J
toutes les délices des yeux et de l'oreille, du cœur, de l'dme et du ]
langage... Mais les mots sont inutiles : approchez.
CTX.
Venez admirer et vous enthousiasmer; venez sourire de mépris
et verser des pleurs... car il y a place ici pour lous ces senti-
mcnls. Homme, balancier suspendu entre un sourire el une larme!
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
«3
des siècles et des empires sont entassés pé!e-raèle dans cet étroit
espace; cette montagne, mainlenant presque aplanie, supportait
une pyramide de trùues, et les jouets de la gloire la couronnaient
d'un tel éclat que les rayons du soleil en s'y réfléchissant semblaient
doubler leur splendeur. Où sont ces toits dorés ? Où sont les hommes
qui osèrent les construire ?
ex.
Tullius fut moins éloquent que toi, colonne sans nom dont la
base est enterrée ! Où sont les lauriers qui couvrirent le front de
César? Tressez-moi une couronne avec le lierre qui tapisse les ruines
de son palais. A qui celte colonne, cet arc-de-triom[)lie? A Titus, à
Trajan. Non, c'esl le trophée duTemps. Arcs-de-triomphe, colonnes,
le temps change vos noms en se jouant : et la statue d'un apôtre
monte prendre la place de l'urne impériale ;
CXI.
Cette urne où des cendres dormaient à celle hauteur sublime, en-
sevelies dans les airs, dans le bleu ciel de Rome et voisines des
étoiles. L'âme qui les animait jadis était bien digne d'un pareil sé-
jour ; l'âme de celui qui le dernier donna des lois à la terre entière,
au monde romain ; car après lui nul ne soutint le fardeau, nul ne
conserva ses conquêtes. Il fut plus qu'un Alexandre : la débauche
elle meurtre d'un ami ne souillent point sa mémoire, son front
serein élait paré de toutes les vertus d'un monarque; et aujourd'hui
encore nous adorons le nom de Trajan.
CXII.
Où est la colline des triomphes, le haut lieu où Rome embrassait
ses héros? Où est la roche Tarpéienne? ce digne but d'une carrière
de perfulios, co promontoire d'où le traître élait précipité pour gué-
rir son ambilion. Esl-ee bien ici que les vainqueurs suspendaient
les dépouilles opimes? Oui, et là-bas dans cette plaine dorment
cadle ans de factions réduites au silence : c'est le Forum, qui a ré-
pété tant de voix immortelles, et où, dans l'air éloquent, la parole
de Cicéron respire et brûle encore.
CXIII.
Champ de bataille où régnèrent la liberté, les factions, la gloire
et le carnage ; là s'exhalèrent les passions d'un peuple orgueilleux,
depuis la première heure de cet empire encore dans son germe jus-
qu à celle où il ne lui resta plus rien à conquérir dans le monde
Mais longtemps avant ce terme, la liberie sétail voilé la ftice, et
l'anarchie avait usurpé ses attributs, jusqu'aux jours où tout soldat
audacieux put fouler aux pieds un sénat d'esclaves tremblants et
muets, ou acheter les voix vénales qui se prostituaient à eux.
\
' CXIV.
Détournons nos regards de fous ces tyrans et portons-les vers le
dernier tribun de Rome, vers toi qui voulus la racheter de ses tristes
siècles de honte ; toi l'ami de Pétrarque, l'espoir de l'Ilalie. ô
Rienzi! le dernier des Romains! Tant qu'il poindra une feuille sur
le tronc flétri de l'arbre de la liberté, qu'on en forme une guirlande
§our ta tombe; car tu fus le champion du forum, le véritable chef
u peuple, un nouveau Numa, dont le règne, hélas! fut trop court.
CXV.
Egérie ! douce création d'un cœur qui, pour se reposer, n'a pas
trouvé sur la terre d'asile aussi beau que ton sein idéal ; quelle que
soit Ion origine : jeune aurore aérienne, nymphe imaginaire en-
fan lée par un amoureux désespoir, ou peut-êlre même beauté ter-
resire qui reçus dans ces bois un hommage peu vulgaire, une ado-
ration enthousiaste : tu fus toujours une belle pensée revêtue d'une
forme charmante.
CXVI.
Les mousses de ta fontaine sont encore arrosées par ton onde
élyséenne : une grotte prolége la surface limpide que les siècles
n'ont point ridée, et qui réfléchit encore les doux regards du o-énie
du lieu, l 'art des hommes a cessé de défigurer ta verte et sauvage
rive; ton onde transparente n'est plus condamnée à dormir dans
une prison de marbre; elle jaillit avec un doux murmure du pied de
ta statue mutilée, et serpente çà et là parmi la bruyère , le lierre et
les plantes sauvages qui rampent entrelacés dans un désordre far-
lastique.
f CXVII.
Les vertes collines sont émaillées, parées de fleurs précoces ; le
lézard aux yeux de feu se glisse sous le gazon, et les chants des' oi-
seaux de Télé saluent le promeneur. Les fraîches corolles de mille
plantes, d'espèces variées, semblent le conjurer de suspendre sa
marche, et leurs teintes diverses dansent au souffle de la brise
comme une vaste ronde de lées. La douce violette, caressée par le
souffle du ciel, semble en réfléchir l'azur dans ses beaux v.nix
bleus.
CXVIII.
C'est ici , sous cet ombrage enchanté , que tu habitas, ô divine
Egérie! ici ton cœur céleste battait en reconnaissant de loin les pas
d'un mortel adoré ; minuit étendait sur cotte mystérieuse entrevue
son dais étincelant dont il semblait multiplier les étoiles; tu t'as-
seyais auprès de Ion bien-aimé : et qu'arrivait-il alors? Cette grotte
semble à la vérité formée tout exprès pour proléger les feux d'une
déesse ; pour êlre le temple du pur amour... le plus ancien de tous
les oracles.
CXIX.
As-tu donc en effet, répondant à sa tendresse, uni ton cœur cé-
leste à un cœur purement humain? As-tu répondu par d'immortels
transports à cet amour qui expire comme il est né, dans un soupir?
Ta puissance a-t-elle été en effet jusqu'à communiquer cette por-
tion de ton être, jusqu'à donner la pureté du ciel aux joies de la
terre ; as-tu pu sans émousser la flèche lui ôter son venin , celte sa-
tiété qui flétrit tout, et déraciner de l'âme les herbes mortelles qui
l'étoufTent ? ^
cxx.
Hélas! la source de nos jeunes affections s'épanche en pure perte,
ou n'arrose qu'une solitude stérile : il n'en sort qu'un luxe funeste
de plantes parasites , qu'une hâtive ivraie, amère au cœur biMi que
douce à la vue ; des fleurs dont l'odeur malfaisante exhale l'ago-
nie , des arbres qui dislillent le poison : telles sont les plantes qui
naissent dans le sentier de la passion , alors qu'elle s'élance par le
désert du monde, haletante et en quête de quelque fruit céleste in-
terdit à nos désirs.
cxxi.
0 Amour! tu n'es point un habitant de ce monde : séraphin invi-
sible, nous croyons en toi, c'est une foi qui a pour martyrs tous les
cœurs brisés; mais l'œil humain ne t'a jamais vu, ne te verra jamais
tel que tu dois être; l'esprit de l'homme t'a créé, comme il a peuplé
les cieux à l'aide de son imagination et de ses désirs : c'est à une
pure pensée qu'il a donné cette forme qui poursuit l'âme altérée,
brûlante, fatiguée, torturée , déchirée.
CXXII.
L'esprit languit du désir maladif d'une beauté qui est son propre
ouvrage; il s'éprend d'une passion fiévreuse pour ses propres créa-
tions : où est le type des formes que le sculpteur a saisies avec son
âme ? En lui seul. La nature a-t-elle rien d'aussi beau? Où sont les
charmes et les vertus que nous imaginons dans notre enfance et
que nous poursuivons dans l'âge mûr? Paradis idéal où nous te.i-
dons sans cesse et qui fais notre désespoir, tu égares par trop d'é-
clat la plume qui veut te décrire, tu surcharges la peinture qui veut
te reproduire dans ta fleur.
CXXIII.
Aimer, c'est un délire, c'est la démence du jeune âge; mais le
retuède est plus amer encore que le mal. Quand nous voyons s'éva-
nouir l'un après l'autre les charmes qui enveloppaient nos idoles :
quand nous voyons avec une fatale certitude que ni mérite ni
beauté ne résident hors de l'idéal que l'âme s'en était formé ; alors
cependant nous restons encore sous le charme, nous nous sentons
entraînés , et après avoir semé le vent nous recueillons la tempèle.
Le cœur opiniâtre, une fois qu'il a commencé son opération d'alchi-
miste, se croit toujours voisin du trésor qu'il convoite : d'autant
plus riche qu'il approche lus de sa ruine.
CXXIV.
Nous nous flétrissons dès notre aurore, sans cesse haletants, dé-
faillants, malades, n'atteignant jamais notre but, ne pouvant élan-
cher notre soif; et pourtant jusqu'à notre dernière heure, sur le bord
même de la tombe , nous nous laissons leurrer par quelque doux
fantôme pareil à tous ceux que nous avons suivis. Mais il est trop
tard ; cl nous nous sentons maudits doublement. Amour, gloire, am-
bition, avarice , tout est pareil ; tout est vain et funeste; autant de
météores également perfides sous des noms différents; la mort est
la fumée sombre dans laquelle disparaît leur flamme.
CXXV.
il en est peu... il n'en est point qui rencontrent ce qu'ils aiment
ou ce qu'ils eussent pu aimer; souvent, à la vérité, le hasard, un
contact fortuit, l'invincible besoin de s'attacher à quelque chose ont
écarté des antipathies... qui reviendront bientôt envenimée.s [lar
d'incurables blessures. L'Occasion, cette déesse toute malérielle ,
qui flotte de méprise en méprise, va sans cesse <iélerrant de sa ba-
guette crochue , et nous jetant à la tète ni>s maux à venir dont le
6k
LES VRILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
cliof réiliiil nos espérances en poussière... poussière que nous avons
•our foulée.
rxxvi.
Noire vie csl une fausse nature. Il n'est pas dans l'harmonie iini-
Tcrscllc, ce terrible dôciel, slifinialo incléléliiic du pédié. Nous
gniiinios sous un arlirc desIrucliMir. sous un immense npa» dont
1 onihrc donne la niori, qui a pour racine la terre el pour feuillage le
ciel. C'est de \h que tombe sur le Rcnre humain une pluie de cala-
mités, la maladie, la mort, l'osclavape... tous les maux que nous
voyons, et plus cruels encore ceux que nous ne voyons pas, bles-
sures inciiraides qui palpitent dans 1 i\me, douleurs toujours nou-
velles qui nous ronpent le cœur.
CXXVII.
Toutefois contemplons -_--^^__
harilimenl notre dcsti- " _
née : c'est un lâche aban-
don que celui do notre
raison , de notre droit de
penser, notre unique et
dernier refuge. Ce droit
du moins je le conser-
verai toujours : en vain
depuis le berceau, cette
faculté divine est enchaî-
née et torturée, renfer-
mée, bAillonnée, empri-
sonnée, élevée dans l'om-
bre , de peur sans doute
que le jour de la vérité
ne vienne frapper d'un
trop vif éclat l'Ame mal
préparée à tant de lu-
mière ; malgré tout , le
rayon immortel pénètre
jusqu'à nous, le temps et
la science guérissent no-
tre cécité.
CXXVIII.
Arcades sur arcades I
On dirait que Itnine, ras-
soniblaiit les divcis tro-
phées de ses enfants , a
voulu faire un seul édi-
fice de tous ses arcs-de-
Iriomphc, et a créé ainsi
le Cofisée. Les rayons de
la lune l'éclairenl comme
le llambeauL. naturel de
en vaste palais : il n'y a
qu'une clarté divine qui
soil digne île briller sur
cette mine inépuisable de
méditations; el le som-
bre azur d'une nuit d'I-
talie...
CXXIX.
Ce firmament profond
dont les teintes ont une La fontaine Egérie.
voix et nous parlent des
choses divines... (lotte au
dessus de ce vasie et su-
blime monument, etscm-
b'e un voile jeté sur sa grandeur. Oui, un sentiment rcsi>ire dans
les choses de la terre que le temps a frappées , cl sur lesquelles il
a posé la main, mais en y ébréchaiil sa faulx. Il a dans les créneaux
en ruines une puissance magique bien supérieure h la pompe de
ces palais fastueux , qui attendent encore le vernis des siècles.
CXXX.
0 Temps! loi nui embellis les morts, qui pares les ruines, qui seul
peux adoucir et fermer les blessures du cœur; ô lenips! qui sais re-
dresser les erreurs de nos jugements ; pierre de to'.xhe de la vérité,
de l'amour; unique jihilosophc, car tous les autres sont des s<qihis-
Ics ; vengeur dont la jusiice , bien que différée , «st toujours infail-
lible! j'élève vers toi mes mains, mes yeux, mon cœur, cl j'implore
de loi une grâce.
CXXXI.
Au milieu de ces débris où lu l es fait un autel et uu temple loul
plein d'une divine désolation . parmi des tributs plus dignes de loi
l'ose apporter le mien : je folTre les mines de mes années peu nom-
brcui^es encore, mais fécondes en vicis-titudcs. Si jamais lu m'as vii
trop superbe, n'écoule lias mes vieux; mai» si j'ai supporté avec
calme l.i fortune favorable, réservant mon orgueil pour l'opposera
la haine qui ne m'abattra jamais , fais en sorte que je n'aie pas vai-
nement armé mon cœur de cet acier... Eux seuls ne pleureront-ils
pas?
CXXXII.
Et loi dont la main ne laisse jamais pencher la balance des injus-
tices humaines , puissante Nemesis, toi qui appelas les furies du fond
dd'aMme, elleur commandas de hurler el desifder autour d'Orcsle
en punition de la ven-
geance dénaturée qu il
avait exercée, vengeance
- ^^-^^ nui n'eût été que juste
de la part d'une iniiin
moins chère, Némésis,
c'est ici que fui ton [■■••■-
mier empire, c'est in
je viens l'évoquer ■;
poussière. N'entend-.- i
paslavoix demon cœur'
Éveille-loi : il faut m c-
couter.
CXXXIII.
Ce n'est pas que Icsf.iti-
tes de mes pères ou l'S
miennes ne m'aient y
être mérité la ble--
dont je saigne en SC'
et si je n'avais poin'
frappé d'une main ii
le, peut-être la laisse
je librement couler. '
maintenant la terr'
boira |pas mon sang ; ^
à toi que je le cons
C'est toi qal'^ char^
(te la vengeance : 1'
sion s'en présenter.i
si je ne lai point e
chec moi-même par
gard... n'importe! Jcd'iis;
maisluveilleraspourmoi.
CXXXIV.
El si ma voix éclate
maintenant, ce n'est paii
que je tremble au soih
venir de ce que j'ai souf^
ferl : qu'il parle . celo
qui m'a vu courber
front, qui a vu mon
affaiblie par ses tortur
Mais je veux que
page soit un monum"
pour ma mémoire .
paroles que je Irai-
ce moment ne .sedi>|
seront pas aux vents, m
me quand je ne serai j!
que poussière : l'a^
accooiplira les proj'
qnes menaces de
vere, cl entassera comme des montagnes sur les tètes désignée;
poids de ma malédiction.
CXXXV.
Celle malédiction sera mon pardon. ..N'ai-jepas eu, je l'en pr.
à témoin, ô Terre ô mère des hommes, el loi aussi . 6 Ciel! n
pas eu :i luller contre ma destinée? n'ai-je point si>ufferl des e:
dé à cent fois pardonnées? n'a-t-on pas desséché mon cerv'
déeliiré mon cœur, sapé mes espérances, (1-^lri mon nom. jeté
vents la vie de ma vie ? et si je n'ai pas été poussé jusqu'au d
poir, n'est-ce poinl uniquement parce que je n'étais point I
d une argile pareille à celle dans laquelle pourrit l'âme de mes |
sécuteurs?
CXXXVI.
Depuis les plus graves outrages jusqu'aux mesquines perfi^
n'ai-je pas vu ce dont sont capables des êtres à face humaine
1
i
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
Où
l'horrible rugissement de la calomnie déclarée ; là le faible chuchot-
lement de quelques vils coquins et le subtil venin d'une coterie de
reptiles; plus loin le regard significatif de ces Janus à double face,
habiles à mentir par leur silence même , par un haussement d'é-
paules ou un soupir affecté , et à communiquer ainsi au cercle des
oisifs une médisance muette.
CXXXVIL
Mais j'ai vécu, et je n'ai pas vé-u en vain : mon esprit peut per-
dre sa force et mon sang sa chaleur; mon corps peut succomber
dans ses efforts même pour vaincre la douleur; mais je sens en
moi quelque chose qui doit vaincre la lortm'e et le temps , et qui
vivra encore quand j'au-
rai expiré. Un sentimeni
auquel ils ne songent pas,
eux, pareil au souvenir
des derniers sons d'une
lyre muette , pèsera sur'
leurs âmes attendries, é-
veillant dans ces cœurs
aujourd'hui de marbre les
tardifs remords de l'a-
mour.
CXXXVIII.
Le charme est achevé...
Salut maintenant, redou-
table puissance ! divinité
sans nom, mais irrésisti-
ble, qui erres dans cette
enceinte à l'heure sombre
de minuit, répandant au-
tour de toi un recueille-
ment bien différent de la
terreur. Tu te plais aux
lieux où les murs en rui-
ne sont revêtus de leurs
manteaux de lierre , et
cesseènes solennelles em-
pruntent de ta présence
un charme si pénétrant
et si profond que, nous
identifiant avec le passé,
nous en devenons les in-
visibles témoins.
CXXXIX.
Ces lieux ont jadis re-
tenti de la rumeur con-
fuse des populations em-
pressées, des murmures
de la pitié ou des accla-
mations bruyantes , au
momentoù l'homme tom-
bait immolé par la main
d'un frère; et immolé,
pourquoi? Parce que telle
était la loi du cirque san-
glant et le bon plaisir de
César... Et pourquoi pas,
d'ailleurs ? Qu'importe
que nous tombions, pour
devenir la pâture des
vers, sur un champ de ba-
taille ou dans l'enceinte
d'un cirque ! ("e ne sont
que deux théâtres différents où pourrissent également les principaux
CXL.
Je vois le gladiateur étendu devant moi ; sa main supporte le poids
de son corps : on ht sur son mâle visage qu'il accepte la mO;t, mais
quil dompte 1 agonie; sa têle penchée s'affaisse par degrés; une
large et rouge blessure laisse couler les dernières gouttes de son
sang qui tombent lentes, pesantes, une ;i une, comme les prerniores
gouttes d'une pluie d'orage. Déjà l'arène tourne autour de lui., il
a cesse de vivre, avant que soit tue l'acclamation inhumaine qui sa-
luait le miserable vainqueur.
CXLL
Il 1 a entendue, mais il l'a dédaignée... Ses jeux étaient avec son
cœur; et son cœur était bien loin. Il ne songeait plus à la vie, à la
victoire quil perdait; mais il croyait voir sa hutte sauvage sur les
Paiiis. — Imp. Licoi'B « C, ruf SuufUul. IC-
Giafîir tressaille en examinant son lils, car il a vu dans ses yeux
le terrible effet de ses reproches.
bords du Danube : là jouaient ses jeunes enfants, les petits du Barbare!
Làétaitleur mère, fille delà Dacie... Tandis que lui, leur père, égorgé
pour les plaisirs des Romains... Toutes ces images traversaient sa
pensée pendant que coulait son sang. Et sa mort restera-t-elle sans
vengeance?... Non, levez-vous, fils du Nord; etvenez assouvirvotre
rage.
CXLll.
Mais ici où le meurtre respirait la vapeur du sang; ici où les na-
tions empressées encombraient toutes les issues, murmurant et mu-
gissant comme le torrent des montagnes qui jaillit ou serpente sui-
vant ses voies; ici où le blâme ou l'éloge de la multitude romaine
étaient des arrêts de vie ou de mort, jeux cruels d'une populace
effrénée; maintenant ma
voix seule retentit ; les
faibles rayons des étoiles
tombent sur l'aiène vide,
sur les sièges brisés , sur
les murs qui s'écroulent
et à travers ces galeries
où mes pas éveillent un
écho bruyant et sinistre.
CXLIII.
Des ruines... et quelles
ruines! On a tiré de leur
masse des murs, des pa-
lais, des villes presque en-
tières ; et pourtant en
passant à quelque distan-
ce de l'énorme squelette,
vous vous demandez en
quel endroit on peut lui
avoir ôté quelque chose.
A-t-on réellement dé-
pouillé cette enceinte, ou
i'a-t-on seulement dé-
blayée ? Mais quand on
approche de l'édifice gi-
gantesque, la deslructiou
se montre et s'étend au
regard : celte merveille
du monde ne supporte
plus la lumière du jour
dont l'éclat est trop bril-
lant pour tout ce que le
temps et l'homme ont dé-
vasté.
CXLIV.
Mais quand la lune,
ayantatteintlaplus haute
des arcades , semble s'y
reposer doucement ;
quand les étoiles scintil-
lent à travers les bièclies
faites par le temps, quand
la brise nocturne balance
doucement la forêt de
feuillages, guirlande dont
se parent les murs grisâ-
tres, ainsi que le premier
César portait une cou-
ronne de lauriers pour
cacher sa tête chauve ;
quand une lumière serei-
ne s'y répand sans éclat :
alors les trépassés se lèvent dans cette magique enceinte : des hé-
ros oiff foulé cette poussière, et c'est leur poussière qu'y foulent nos
pas.
CXLV.
« Tant que sera debout leColisée, Rome sera debout ; quandtom-
« bera le Colisée, Rome tombera, et quand tombera Rome le monde
« tombera avec elle. » Ainsi s'exprimaient, en face de ces majes-
tueuses murailles, les pèlerins d Albion, du temps des Saxons que
nous appelons anciens; or, ces trois choses périssables se tiennent
encore sur leurs fondements et sans décadence sensible : Rouie et
ses ruines irréparables, le monde enfin, cette vaste caverne... de
voleurs ou de ce qu'on voudra.
CXLVL
Simple, majestueux, sévère, austère, sublime; basilique de tous
les saip's et temple de tous les dieux, depuis Jupiler jusqu'à Jésus;
00
LES VEILLElilS LlTTÈUAlllKS ILLUSTUtliS.
innniimenl épnrpni^ fl omlirlli pir le tpmps; loi qui lèves un frnnl
)inisilili> (nnilis qu'niiloiir <l<i lui imit croiilr on cIuiicpHi-, arc«-<lo-
Iriomphp et riniir*"». plqiiP riiomiiip ko friiio Jl Iravriii ji-s ronces un
chemin vers |p (<inili<>nii : «lilnue glorieux I «lois-lii (liiri>r loiijoursT
L« raiilx (In lernpfei la vorpe de I.» Ijrannicso soiilémiuiss^es con-
tre loi. ("1 «anrluaire cl pairie des ails cl de la piété, Paulliéon ! or-
gueil du Uuiiicl
CXI. VII.
Monument de ioiirsplus plorimix cl des arls les plus uoLIcsl dé-
f;radé. mais parfail eiicoiu, dans loii onceinio un religieux recucil-
leii eril s.iisil Ions les rœiirs Tn oiTiesà lail un nuiilèle; el celui
qui narconrl Rome niiti iVy éluilicr la Irace des Riècles, voil hriller
la (îloire h travers l'orlie unique di- ta coupole. Pour les âmes reli-
gieuses, voici des niitrls qui alleinlent leurs prières ; el crux ciiûn
qui honorent le ({énin peuvent reposer leur vue satisfaite sur les
busies qui les entourent.
• CXLVIII.
Mais vnici un cachot : sous sps voûtes h demi obscures, qn'aper-
çois-ji'? Itien. ilegardons encore : deux omlires se dessinent lente-
ment à ma vue... sans doule d.-ux fantrtmes de mon imap;i-
naiioM : mais non : je vois deux êtres humains entiers el dis-
lincis; un vieillard, uqc femme jeune e! belle, fraîche comme une
mère t\ii\ allaite son ei\fant et dans les veines de laquelle le sang
s'est changé en nnctar... que peut-elle faire ici? pourquoi ce cou dé-
couvert? ce sein blanc el nu?
CXLIX.
Un lait pur gonfle ces deux sources de vie, oii en naissant nous
avons puise sur le crenr el dansb; cœnr de la femme notre premier,
notre plus doux aliment, aluvs que l'épimse, heureuse d'èiie mère,
«lans rinoocenl re^-anl de <;oii nourrisson, dans le pi.'tij«|f de ces lè-
vres irritées par un léger ilélai mais non parla douleur, .saisit une joie
que Ihomme ne penl comprendre. Avec quel bonheur elle voil dans
son petit berceau le bien-aiiné semblable à un boulon qui s'épanouit
peu à peu... Mais quel sera le fruit?... Nul ne le sait... Eve enfanla
Cain.
. CL.
Ici c'est à la vieillesse qu'une jeune femme offre cet aliment pré-
cieux : c'est à un père qu'elle rend le sang reçu de lui a\ec la
vie. Non, l'infortuné ne mourra pas, tant que le' feu de la santé et
d'un .saint amour entretiendra dans ces veines pures et charnianles
la source qny a placée la nature, source plus féconde que le Nil
dont se \ante l'Kgypte. A ce sein alTeclueux, bois, bois la vie, ô
vieillard : Id ciel môme n'a pas un breuvage aussi doux.
CLI.
La fable de la voie lactée n'a pas la pureté de cette histoire. On
dirait une conslcllalinu dont les rayoïf. sont plus d.iux : et la sainle
n.ilurc triomphe bien plus dans ce renversemenl de ses lois que
dans l'abîme étoile oîi brillent lousces mondes lointains. 01a plus
sainte de» nourrices! aucune goutte de celte pure liqueur ne se per-
dra : toutes iront au cœur de Ion père, el rempliront d'une noiL-
velle vie la source d'oii elles pro»iennenl : c'est ainsi que nos âmes
affraRchies vont se foudre dans l'univers.
CLII.
Tournons-nous vers le mole qu'Adrien a élevé dans les cieux,
impérial pla^-iaire des pyramides de la vieille Euvpte, copiste d'une
dillormite oolossali!, qui, dans ses voyages, s'étaiit épris du Diodôle
immense qu'il avail contemplé sur les bords lointains du Ml, a con-
damné larl à liAlir pour des pcanls el a destiné celle dcmrure
spleodide à recevoir sa vaniteuse poussière, ses cendres cbéiives.
Le s.iK-e ne peut s'empêcher de sour^ede pitié en reconnaissant un
si triste but à une œuvre aussi gigantesque.
CLIII. ^
Obi voici le dôme... le vaste cl admirable dôme, en-regard du-
quel le célèbre temple de Diane ne serait qu'une simple cellule •
temple majestueux du Christ élevé sur la tombe d'un martjrl J'ai
vu la merveille d'iîpbèse ; ses colonnes étaient ép.irscs dans le dé-
sert, cl 1 b.vène el I- chacal habitaient sous leur ombre. J ai vu les
coupoles de Sainte-Sophie enfler sous les ravons du soleil leurs
masses elmcelanlcs; il m'a été donné de pro"n,ener mes regards
uaus son saucluaire alurs que l'usurpateur musulman y priait.
CLIV.
Mais loi, entre tou.s l.s temples d- l'anliquilé et des temps mo-
dernes, lu I élevés seul ot sans riNal, o le plus digne sanctuaire du
pKMi tas saml, du vrai Uieu! Depuis la ruine de Sion. depuis que
le ToulPuissanl a délaisse son antique cilé. quel édiflce Icncslre
I cnnsIruKen rod honneur a nITerl un plus sublime aspect? Majesté,
' puissance, );lnirQ, force, bcaulé, tout est réuni dans celle arche
éternelle du vrai culti;.
CLV.
Entrez : vous n'êtes point accnhlé de sa grandeur; et pomquoi*
le temple ne s'est pas relréci : mais votre .line, agrandie parle gé-
nie de ce lieu, est devenue colossale ; elle ne se trouve à l'nisc que
d.ins un sanctuaire en rappori avec son immense espoir d'immor-
talité. Ainsi un jour viendra où, si vous c« êtes jugé digne, vous ver-
rez Dieu face îi face, comme vous voyez maintenant ce sancluaii'
des sanctuaires, cl sans êlre anéanti par son regard.
CLVL
Vous avancez : mais tout s'agrandit à chaque pas. comme il ar-
rive qiiand vous escaladez queli|uc sommet des Alpes qui va tou-
jours s'élevant dewint vous après vous avoir trompé par l'éléganeo
de ses proportions gigantesques. L'immensilé s'accroît; mais tou-
jours en gardant sa beauté, el en restant barmonieiise dans toutes
ses parlies : des marbres splendides, de (dus splendid&s ceiiilnres ;
des autels où brûlent les lampes d'or; el enfin ce ddmu allier, édi-
fice aérien qui rivalise a\ee les jdns beaux monuments de la lerre;
bien que les fondements de ceux-ci soient établis sur le sol forme,
et que les siens à lui apparlleunenl h la région des nuages.
CLVll.
Vous ne pouvez lout voir ; il vous faut décomposer ce grand tont,
pour conleii)|der séparément chooiine de ses parties, ("omme les
côtes de l'Océan oITrcnt de nombreuses baies qui appellent le re-
gard, de même il faut ici concentrer votre allenlion sur les objets
les plus rappi-oebi's el maîtriser votre pensée, jusqu'à ce qu'elle ait
bien CiHiipiis les éloquentes proportionsde l'édifice, el qu'elle puisse
dérouler giaduelloiuenl, fraction par fraeiion, ce glorieux tableau
que, dès l'abord, vous n'avez |iu saisir dans son ensemble.
CLVIII.
Ce n'est donc point un défaut de l'édifice : c'est le résultat de vo-
tre faiblesse. Nos sens extérieurs ne peuvent rien apprécier que par
degrés; et limpre.ssion la plus intense ne corresponil jamais à au-
cune de niis faibles descriptions. De même ee resplendissant, cet
écrasant éilifiee trompe d'ahoid notre vue éblouie: celle firandeur
des grandeurs défie l'exiguiié de notre nature : mais enfin , nous
développant nousinèine, nous élevons peu à peu notre ûme au ni-
veau de l'objet qu'elle contemple.
I CLIX.
Arrêtez-vous alors, et laissez-vous pénétrer par une clarté divine:
: il y a dans un pareil spectacle plus ipie la satisfaction du regard
éiiicrveillé, plus «pie le lecueillement inspiré (larla sainteté ilu lieu,
; plus que la simple admiration pour larl et les grands maîtres créa-
' leurs d'un monument supérieur à tout ce que I antiquité a pu exé-
cuter ou même concevoir. Ici la source même du sublime deeouvre
i ses profondeurs : l'esprit de l'homme peut pénétrer à loisir dans ses
sables d'or, et apprendre ce que peuvent les conceptions du génie.
I CLX.
I Allons au Vatican voir la douleur ennoblie dans les tortures de
' Laocoon : la tendresse d'un père cl l'agonie d'un mortel, réunies è
' la patience d'un dieu. Inutiles efl'orls! c'est en vain que les bras du
I vieillard se raidissent contre les nœuds redoublés cl l'éireinte lou-
Joiiis plus pressante du dragon : la longue el venimeuse chaîne rive
I autour de lui ses anneaux vivants : l'énorme replilc ajoute angoisse
I sur angoisse. ttoufTe l'un après l'autre les cris de ses victimes.
I CI.XI.
! Voyons aussi le dieu à l'arc infaillible , le dieu de la vie , de la
! lumière, le soleil sous la forme humaine. Son front rayonne dosa
victoire : la flèche vient de partir, ardente de la vengeance d un
immortel , .ses yeux cl ses narines respirent un noble dédain ; la
puissance el la majesté éclateot ;i grands traits dans tout son visage,
el son seul regard réNèle un dieu.
CLXII.
ilais ses formes élégantes semblent un rêve d'amour, révélé à
quelque nymphe solitaire, dont le cœur soupirait pour un immortel
amant, et s'é,::arail dans ses enthousiastes visions. Elles expriment
tout ce que notre esprit, dans son vol le plus éloigné de la terre, a
jamais pu concevoir d idéale biviulé, alors que chacune de nos pen-
sées était un envoyé céleste, un rayon d'iniinorlalité, cl que toutes,
rangées autour de nous comme un cercle d'étoiles, fiuiâsaient par
se réunir et former un dieu.
ŒUVllES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
67
CLXIII.
Ah ! s'il est vrai que Prométhée ait ravi aux oieux le feu qui nous
atiime, il a bien acquitté noire dette, l'artiste dont le génie a su revêtir
d'une éternelle perfection ce marbre poétique. Si c est là l'ouvrage
d'une main mortelle, ce n'est pas du moins une conception bu-
maine : le temps lui-même a donné à ce marbre une consécration
sainte ; il n'a point réduit en poussière une seule boucle de la che-
velure; il n'a nulle part imprimé le cachet des siècles : il y a laissé
respirer toute la flamme avec laquelle il fut créé.
CLXIV.
Mais où donc est-il le pèlerin, héros de mon poème, celui dont le
nom soutenait autrefois mes chants? Il est bien lent, ce me sem-
ble, et reste longtemps en arrière... Il n'est plus ! Nous avons répété
ses derniers accents: son pèlerinage est terminé; ses visions s'éva-
nouissent : il est lui-même comme s'il n'eût jamais été. S'il fut ja-
mais autre chose qu'un fantôme, si l'on a pu le ranger parmi les
êtres qui vivent et qui soufl'rent, qu'il n'en soit plus question : son
ombre disparaît dans les niasses confuses de la destruction ;
CLXV.
Car la destruction enveloppe dans son redoutable linceul les om-
bres, les substances, la vie, tout ce qui est notre héritage ici-bas : elle
étend sur le monde ce voile immense et sombre, à traveis lequel toutes
choses semblent des spectres, nuage qui s'épaissit entre nous et tout
ce qui brille, au point que la gloire elle-même n'est plus (ju'uu
pâle crépuscule, une mélancolique auréole qui poind à peine sur
la limite des ténèbres : lueur plus triste que la plus triste nuit, car
elle égare notre vue.
CLXVI.
Elle nous fait contempler les profondeurs de l'abîme , pour nous
enquérir de ce que nous deviendrons quand notie forme passagère
sera réduite à quelque chose de muins encore que noire misér.able
condition actuelle. Elle nous fait rêver de la gloire ; elle nous amène
à elfacer la poussière d'un vain nom que nous n'entendrons plus
jamais. Mais jamais non plus , ô pensée consolante I nous ne pou-
vons redevenirce que nous avons été ! 11 suffit bleu en elTet d'avoir
porté une fois ce fardeau du cœur... de ce cœur dont la sueur est
au sang.
CLXVll.
Silence! une voix s'élève de l'abîme : c'est une clameur effrayante
et sourde ; c'est le murmure lointain d'une nation qui saigne d'une
blessure profonde et incurahle. Au milieu de la tempèie et des té-
nèbres , la terre gémit et s'entr'ouvre béante; des milliers de fantô-
mes volligentsur legoutTro. Il en est un qu'on dislingue delà foule :
on dirait une reine, quoique son front soit découronné: elle est
pâle mais belle , et dans sa douleur de mère elle embrasse un en-
fant et l'approche vainement de son sein.
CLXVlll.
Fille des rois et des héros, où es-tu? Cher espoir de tant donations,
as-tu disparu de la terre? La mort ne pouvait -elle fouhlieret frapper
quelque lète moins élevée, moins chérie? Au milieu d'une raiit de
douleur, lorsque, mère d'un moment, ton cœur saignait encore
pour ton fils, la mort est venue éteindre pour jamais et tie angoisse :
avec loi s'est envolé le bonheur présent des îles impériales, avec toi
ont disparu les espérances dont elles s'enivraient.
CLXIX.
La compagne du laboureur devient mère sans danger pour sa
vie .. et toi, heureuse, adorée I... (Jh ! ceux qui n'ont point de lar-
mes pour les malheurs des rois en auront pour Ion sort ; et la liberté
même, le cœur désolé , cesse d'accumuler ses griefs, pour ne plus
songer qu'à ta perte : car elle avait prié pour toi, et sur la lèle elle
voyait son arc-en-ciel. El toi, prince solitaire, amant désolé! ton
hymen devait donc être inutile! époux d'une année! père d'un
mort!
CLXX.
Ta parure nuptiale n'était qu'un vêlement de deuil ; le fruit de ton
hymen n'est que cendres ; elle est couchée dans la poussière, la
blonde héritière des îles, l'amour de tant de millions d'hommes!
Avec quelle confiance nous remellions enlie ses mains tout notre
avenir 1 et quoique cet avenir ne fût pour nous que la nuit de la
tombe, nous aimions à penser que nos enfanis obéiraient à son fils
et béniraient la mère et sa postérité tant désirée. Cette espérance
était pour nous ce qu'est l'étoile aux yeux du berger... et ce n'était
qu'un météore rapide.
CLXXI.
Pleurons sur nous-mêmes et non sur elle, car elle dort en paix.
Le soufûe inconstant de la faveur populaire, la langue des conseil-
lers perfides, ce fatal oracle qui, depuis l'origine des monarchies, a re-
tenti comme un glas de mort aux oreilles des rois, jusqu'à ce que
les nations, poussées au désespoir, courussent aux armes ; l'élrange
falalilé qui abat les puissants monarques et, combattant leur omni-
polence, jette dans le bassin opposé de la balance un poids qui tôt
ou tard les écrase.
CLXXII.
Voilà peut-être ce qu'elle eût trouvé sur le trône : mais non, nos
cœurs se refusent à le croire. Etsi jeune, si belle, bonne sans effort,
grande sans un ennemi ; tout à l'heure épouse et mère... et main-
tenant là! Que de liens ce moment fatal a brisés! Depuis le cœup
de ton royal père jusqu'à celui du plus humble sujet, tous sont unis
par la chaîne électrique du même désespoir : la commotion a été
pareille à un tremblement de terre ; elle a soudain Irappé tout un
pays qui t'aimait comme aucun autre n'aurait pu t'aimer.
CLXXIII.
Salut, Nemi I beau lac caché au centrede collines ombreuses, tu te
ris des vents furieux. En vain ils déracinent les chênes, chassent
l'Océan au-delà de ses limites, et lancent jusqu'aux cieux l'écume
des vagues, il fautqu'ils respecienl malgréeux le miroir ovale de ton
onde. Calme comme la haine qui couve dans un cœur, sa surface a
un aspect froid et tranquille que rien ne peut troubler ; ses eaux
semblent se replier sur elles-mêmes, comme s'enroule un serpent
endormi.
CLXXIV.
Près delà, les ondes d'Albano, à peine séparées de colles de Némi,
brillent dans une autre vallée ; pins loin serpente le Tibre, et le vaste
Océan baigne ces rivages du Lallum, théâtre où commença la guerre
épiipie du Troyen , dont l'étoile reprit son ascendant et finit par
éclairer un empire. A droite est l'asile où Tullius venait oublier le
bru,\ani séjour de Rome ; et là-bas, où ce rideau de monlagnes in-
tercepte la vue, était jadis cette villa du pays des Sabins où Horace
aimait à goûter le repos.
CLXXV.
Mais je m'oublie... Mon pèlerin est arrivé au terme de sa course;
lui et moi nous devons nous quitter : eh bien 1 soit; sa lâche et la
mienne sont presque achevées: jetons néanmoins sur la mer un
dernier regard. Les flots de la Méditerranée viennent se briser à
nos pieds, et du sommet de la montagne d'Albe, nous contemplons
l'ami de notre jeunesse, cet océan dont nous avons vu les vagues
se dérouler sous notre navire depuis les rocs de Calpé jusqu'aux
lieux où le sombre Euxin baigne les Symplégades azurées.
CLXX VI.
De longues années... longues quoique peu nombreuses, ont de-
puis lors passé sur Harold et sur moi ; quelques soulTrances et
quelques larmes nous ont laissés tels à peu près que nous étions au
déparl. Ce n'est pas en vain lonlefois que nous avons parcouru
notre carrière mortelle : nous avons eu notre récompense; et c'est
ici que nous l'avons trouvée; car nous nous sentons encore réjouis
par les doux rayons du soleil, et dans la terre et l'océan nous sa-
vons encore trouver des jouissances presque aussi complètes que
s'il n'existait pas d hommes au monde pour en troubler la pureté.
CLXXVII.
Ob ! que ne puis-je habiter le désert avec une fille des génies,
compagne de ma solitude; que ne puis-je oublier eniièiement le
genre liumain,-et, sans hair personne, n'aimer au monde qu'elle. 0
vous, éléments, dont la noble inspiration réveille mon enthousiasme,
ne pouvez-vons exaucer mes désirs? Est-ce une erreur de croire
que de pareils cires habilent au sein de la nature, quoique nous
ayons rarement le bonheur de communiquer avec eux?
CLXXVIII.
Il est lin charme au sein des bois non frayés, il est des ravisse-
ments sur le rivage solitaire: on trouve une société sans aucun im-
portun sur les bords delà profonde mer, et dans le rugissement de
sesvagueson entend une mélodie. Je n'en aime pas moins l'homme,
mais je préfère la nature, à cause de ces douces entrevues, dans
lesquelles j'échappe atout ce que je puis être, à tout ce que je fus.
pour me confondre avec l'univers cl sentir des choses que je ne
pourrai jamais exprimer, mais que je ne puis taire entièrement.
CLXXI X.
Déroule tes vagues d'azur, profond et sombre Océan... C'est en
vain que des flottes innonilj :'.bles parcourent tes plaines; l'homme
peut imprimer ses traces sur la terre en y faisant des ruines; mais
son pouvoir s'arrèle à ion rivage. Toi seul fais les naufrages dont ta
68
LK8 VEILLÉES LITTÊKAIRES ILLDSTKEKS.
fiirfacp est le IhéAire, cl il ii'.v reste pas une (imbrc des ravages ilc
riiDiiime. Miif fa trace h lui qui s'y dessine un mnineni iieiiclanl
qu'il s'eiifoncc connue une goutte de pluie dans labiine, avec un
petit bouilloiiiiemeiil, un cri éloulTc, pour y dormir sans tombeau,
sans pompe funèbre, sans cercueil cl sans nom.
CLXXX.
Ses pas ne s'impriment point dans les sentiers; tes domaines ne
sont point sa proie : tu le l^vcs et tu le secoues loin de toi: ce lâche
pouvoir qu'il exerce pour la destruction de la terre, lu le dédaignes,
toi; leprcoanlsur ion sein, tu le lances en tcjouant vers les nuages
aiee I écume de tes Ilots, puis lu l'envoies, tremblanl, éperdu, re-
joindre ses dieux de qui ses vaines espérances attendaient un heu-
reux retour <lans le port ou la baie; lu le rejettes enlin sur la plage :
qu'il y reste !
CLXXXI.
Ces arinemi-nis qui vont foudroyer les remparts des citadelles
bAlies sur le roc, qui épouvantent les nations et font tiemblcr les
monarques au sein de leurs capitales; ces leviathans de chêne aux
gigantesques (lancs, en vertu ilesquels l'h'mime d'argile qui les a
créés prend le titre do roi de l'Océan et d'arbitre de la guerre: que
sont-ils pour loi? d(! simples jouets. Comme de légers flocons de
neige, ils fondent dans l'écume de tes eaux, et lu anéantis égale-
meni l'orgueilleuse Armada el les dépouilles de Trafalgar.
CLXXXll.
Sur les rivages sont des em|)lrcs où lout est changé, excepté toi.
L'Assyrie, la Grèce, Komc, Carthage, que sont-elles devenues ? Tes
flois battaient leurs rem|)arls au temps où elles étaient libres,
comme plus d'un t^ran les a assiégés depuis : leurs territoires
obéissent à l'étranger, sont i)longésdans l'esclavage ou dans la bar-
barie; leur décadences transformé des royaumes en (Jéserts arides ;
mais en toi rien ne change que le caprice de tes vagues. Le temps
ne grave pas une ride sur ton front d'azur, el tel que le vil l'au-
rore delà création, tel nous te voyons aujourd'hui.
CLXXXIIL
Glorieux miroir, où la face du Tout-Pui.ssant se réllécliit dans les
lempèlcs! Toujours, calme ou agile, soulevé parla brise, la rafile
ou l'ouragan; glacé vers le pôle, ou sombre et assoupi sous un ciel
torride, sans bornes et sans fin, tu es l'image sublime de rélernité.
le Irone de l'Invisible. De Ion limon sont formés les monstres de
l'abîme ; toute région du ghibe l'obéit : et tu marches terrible, inson-
dable et solitaire.
CLXXX IV.
El je t'ai bien aimé. Océan I Dans mes premiers jeux, ma joie
était de me sentir bercé sur Ion sein, comme les bulles d'air que tu
promènes; enfant, je folâtrais avec les brisants : ils avaient un
charme pour moi, el quand le flot en montant les rendail plus re-
doutables, le môme charme se mêlait à ma terreur. Car j'étais comme
un de tes lils; de près ou de loin je me confiais à tes vagues, el ma
main se posait sur Ion humide crinière... comme elle s'y pose ninin-
lenant.
CLXXXV.
Ma tûche esl finie... mon chant a cessé... ma voix s'est éteinte
dans un dernier écho : il est temps de rompre le charme d'un ré\e
trop prolongé. Je vais éteindre la torche qui chaque soir rallumait
ma lampe nocturne. ..et ce qui est écrit esl écrit .. Je voudrais avoir
fait mieux. Mais je ne suis plus ce que j'ai été: mes visions voltigent
moins saisissables devanl moi. et la flamme qui habitait dans mon
esprit esl vacillante, pile et alfaiblie.
CLXXXVL
Adieu!... parole bien des fois prononcée et qui lésera bien des
fois encore... parole qui prolonge les moments du départ... et ce-
pendant... Adieu! 0 vous qui avez suivi le pèlerin jusqu'à la der-
nière scène de ses voyages, si vous gardez dans voire mémoire une
des pensccs qu'il eut autrefois, si un seul souvenir de lui surgit
dans votre âme, il n'aura point porté en vain les sandales et le
chaperon écaillé. Adieu ! Que le regret, s'il en existe, soit pour lui
seul... pour Vous la morale de ses chants I
FIN DE (:IIILDi;-liAnOLO.
LA
FIANCÉE D'ABYDOS
CHANT PREMIER.
Con naissez-vous le pays où croissent le cyprès et le myrte, emblè-
mes d'amour et de terreur , ce |iays où la rage du vautour, l'amour de
la tourlerelle. se fondent en douleur ou s'exaltent jusqu'au crime?
Connaissez-vous le pays du cèdre el de la vigne , où les fleurs sont
toujours épanouies, les cieux toujours brillants , où l'aile légère du
zéphyr , au milieu des jardins de roses, s'affaisse sous le poids des
parfums, où le citronnier et l'olivier portent des fruits si beaux, el
où la voix du rossignol n'est jamais muette ; où les couleurs de la
terre et les nuances du firmament . quoique différentes . rivalisent
en beauté ; où un pourpre plus foncé colore l'Océan , où le-: vierges
sont douces comme les roses qu'elles tressent en guirlandes, où
enfin, excepté l'esprit de l'homme, toutes choses sont divines? C'est
le climat de l'Orient, c'est la terre du soleil... Mais les cœurs et les
actions des hommes y sont aussi sombres que les derniers adicu.v
de deux amants.
l'-
Entouré d'esclaves nombreux, tous hardis et dévoués, tous ar-
més comme il convient h des braves, el attentifs au moindre signe
de leur maître, qu'il faille guider ses pas ou protéger son repos, le
vieux Giaflir esl assis sur son divan. Il semble profondément préoc-
cupé : à la vérité, le visage d'urf musulman ne trahit guère ses
pensées intérieures, accoutumé qu'il esl à tout dissimuler, sauf son
indomptable orgueil : mais en ce moment ks traits pensifs de Giaffir
sont moins discrets que de coutume.
III.
« Qu'on se retire de celte salle ! » La suite a disparu. « .Mainte-
nant faites venir le chef de la garde du harem ! » Il ne reste avec
Giaffir que son fils unique, cl le Nubien qui attend ses ordres.
« llaroun , aussitôt que la f«uilc de ces esclaves aura franchi le
seuil de la porte extérieure (car mallieur à ceux qui auraient vu
sans voile les traits de ma Ziileïka), lu ir.-is chercher ma fille dans
sa tour : en ce moment, son destin est fixé: cependant ne lui com-
munique pas ma pensée; c'est à moi seul de lui apprendre son rle-
voir. — Pacha, entendre c'est obéir. » Un escla\e ne doit pas en
dire davantage au despote, llaroun allait sortir else diriger vers la
tour, niais le jeune Seliiu rompt le silence. Il commence par s'in-
cliner profondément; puis il s'exprime ainsi d'une voix douce el les
yeux baissés, en se tenant debout aux pieds du pacha ; car le fils
d'un musulman mourrait avant d'oser s'asseoir en présence de
l'auteur de ses jours : « Père, avant de gronder ma sœur ou sou
noir gardien , sache que s'il y a un coupable, c'est moi seul : que
la colère ne lonibe donc que sur moi. La matinée était si belle'
la vieillesse el la fatigue peuvent aimer le sommeil ; mais moi, je
ne pouvais dormir. El aller voir seul les plus beaux aspects de la
terre et de l'Océan, sans personne pour repondre aux pensées (jui
feraient ballre mon cœur, ce serait un ennui : quel que soit d'ail-
leurs mon caractère, je n'aime point la solitu le. J'ai donc c»eillé
Zuleïka : vous savez que les portes du b.irem s'ouvrent facilement
pour moi ; et avant le irveil des esclaves qui la gardent, noiH étions
déjii sons les bosquets de cyprès , et nous nous eniparious de la
terre, de l'Océan el descieu.x. Nous nousy sommes promenés peut-
ôlre trop longtemps, oubliant les heures pour l'histoire de .Mejn.mn
et de Leila (1), ou pour les vers du Persan sadi : jus(iu'au moment
où, entendant la Noix sonore du tambour qui annonce l.<n divan,
fidèle à mon devoir , je suis accouru pour le saluer ; mais Zuleïka
est encore au jardin... G père, nftsois pas irrité ; rappelle-toi que
personne ne peul pénétrer sous ces secrels ombrages.
IV.
— Fils d'une esclave, dit le pacha; né dune mère infidèle! c'est
en vain que Ion père espérerait voir en loi ce qui promet un homme.
i:h quoi! lorsque ton bras d-vrail bander lare, lancer un javelot,
dompter un coursier. Grec dans l'âme, sinon de croyance, tu vas rê-
ver au murmure des eaux, ou voir s'épanouir les roses ! Plût à Dieu
1) Le Roméo et la Julielle de l'Orienl.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
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que cet a=tre dont tes regards frivoles admirent tant l'éclat voulût
liien te communiquer une étincelle de sa flamme! Toi qui verrais
de sang-froid ces créneaux s'écrouler pierre à pierre sous le canon
des chrétiens, et les vieux murs de Stamboul tomber devant les
Moscovites sans frapper un seul coup sur les chiens de Nazareth !
A'a ; et que ta main, plus débile que celle d'une femme , prenne la
quenouille et non l'épée. Mais toi. Haroun ! rends-toi près de ma
fille ; puis écoute : songe à la propre tête : si Zule'ika prend trop
souvent son vol , tu vois cet arc : il a une corde. »
Pas un son ne s'échappa des lèvres de Sélim, pas un du moins
qui arrivât à l'oreille du vieux Giaflir; mais chacun des regards de
son père, chacune de ses paroles le perçait plus au vif que n'eût fait
l'épée d'un chrétien. « Fils d'une esclave !... m'accuser de lâcheté :
de pareils mots eussent coûté cher à tout autre. Fils d'une esclave !
et qu'est donc mon père? »
Ainsi Sélira donnait carrière à ses sombres pensées; c'était plus
q\ie de la colère qui brillait par instants dans son regard. Le vieux
Giaffir regarda son fils et tressaillit ; car il avait lu dans ses yeux
rim]u'ession produite par ses reproches, et il y avait vu poindre la re-
bellion :« Viens ici . enfant... quoi! pas de réponse? Je t'observe...
et je te connais : mais il est des choses que tu n'oseras jamais faire.
Si la barbe était plus virile , si ta main avait plus d'adresse et de
force, j'aimerais à te voir rompre une lance, fût-ce contre la
mienne! »
En laissant tomber ces mots ironiques, son œil sombre se fixa
sur celui de Sélim, qui lui rendit regard pour regard d'une manière
si fière et si persistante que Giaffir le premier céda et se tourna de
côté ..Pourquoi? il lesentil sans oser s'en rendre compte : « Je crains,
pe dit-il, qu'un jour cet enfant téméraire ne me cause bien des en-
nuis; je l'exècre... mais son bras n'est guère redoutable; et c'est à
peine si à la chasse il peut vaincre le daim sauvage ou la timide ga-
zelle : bien loin d'entrer dans l'arène où les hommes sedisputent la
gloire et la vie... cependant je n'aime ni ce regard ni cet accent...
je n'aime point non plus ce sang qui touche de si près au mien.
Ce sang... il ne m'a pas entendu... il suffit! je l'observerai doréna-
vant de plus près. Jl n'est pour moi qu'un vil Arabe ou un chrétien
demandant quariier. Mais écoulons!... c'est la voix de Zule'ika : elle
résonne à mon oreille comme l'hymne des houris. Zuleika est l'en-
fant de. mon choix : je la chéris plus que je n'ai chéri sa mère; car
d'elle j'ai tout à espérer et rien à craindre. O ma Péri ! tu es toujours
la bienvenue près de moi. Tu es douce à ma vue comme la fontaine
du déseil aux lèvres altérées. Kt le pèlerin rendu à la vie ne peut
ofl'rir à l'autel de la Mecque des actions de grâces plus ferventes que
celles d'un père qui bénit la naissance et ta vie tout entière. »
VL
Celle comme la première femme qui soit tombée, lorsque, séduile
une l'ois pour séduire toujours, elle sourit à ce terrible mais ai-
mable serpent, dont l'image s'était gravée dans son âme éblouis-
sante comme ces visions trop inelTables, hélas! que le sommeil ac-
corde à la douleur lorsque, dans un songe élyséen, le cœur rejoint
le cœur qu'il aima, et voit revivre dans les cieux ce qu'il a perdu
sur la terre... douce comme le souvenir d'un amour que renferme
la tombe... pure curame la prière que l'enfance exhale vers Dieu...
telle était la fille du vimix chef, lequel l'accueillit avec des larmes...
non des larmes de douleur.
Quel homme n'a pas éprouvé combien les mots sont impuissants
à peindre une seule éfineelle des rayons de la beauté ! Quel homme
n'a point senti dans l'excès de son ravissement sa vue se troubler,
ses joues trembler, son cœur défaillir, et n'a point confessé ainsi
la puissance, la majesté des attraits de la femme? Telle était Zu-
leika ; ainsi brillait autour d'elle un charme indicible qu'elle se*iJe
ne remarquait (loint : c'était la lumière de l'amour , la pureté de la
g'àce, l'inielligence et l'harmonie qui, rayonnaient dans tous ses
traits , un cœur dont la tendresse semblait fondre ensemble toutes
ces choses ; et son regard , ah ! son regard h lui seul était une âme.
Ses bras gracieux paisiblement croisés sur son sein naissant et
tout prêts à s'ouvrir au premier mot de tendresse, Zuleika parut...
et Giaffir sentit sa résolution à demi ébranlée. Ce n'est pasqueson
cœur, quoique farouche, eût une seule pensée contraire au'ùunheur
que-rcvait sa fille ; mais si l'afTection attachait ce cœur à celui de sa
douce enfant, l'anibition travaillait de son côté h briser les anneaux
de la chaîne.
VII.
<' Zule'ika ! ma tendre fille : ce jour t'apprendra combien tu m'es
chère, puisque, malgré ma douleur, je puis me résigner à te perdre,
en t'ordonnant d'aller vivre auprès d'un autre : d'un autre, le plus
brave des guerriers que l'on vît jamais combattre aux premiers
rangs. Nous autres, musulmans, nous ne songeons guère à une
naissance illustre ; néanmoins, la race des Carasman(l), inaltérable,
(1) Carasman ou Kara Osman Oglou fut le chef d'une des plus grandes
inaltérée, brille h la tête des Timariols, intrépides défenseurs des
flefs que leur vaillance a conquis. Sache seulement que celui qui
prétend à ta main est un parent du célèbre Oglou : ne parlons pas
de son âge; je ne voudrais pas te donner un enfant pour époux.
Tu auras un noble douaire ; et ma puissance unie à la sienne pourra
braver le firman de mort que d'autres accueillent en tremblant;
nous apprendrons au messager impérial que! sort est dû au porteur
d'un pareil présent. Tu connais la volonté de ton père, et c'est tout
ce qu'une fille doit savoir. A moi de te montrer encore la voie de
l'obéissance, à ton nouveau maître de l'enseigner celle de l'amour. »
VIII.
Lajeunefilleinclinalatête en silence ; et sises yeux se remplirent
de larmes, que ses sentiments comprimés parvinrent à retenir; si
ses joues se couvrirent alternativement de pâleur et d'une rou-
geur ardente, à mesure que ces paroles d'un père arrivaient comme
des flèches à son oreille, que pouvait-ce être, sinon des craintes
virginales? Si belle est une larme dans les yeux de la beaulé, que
l'amour regrette à demi de la sécher sous un baiser; si douce est la
rougeur de la modestie, que la pitié même n'en voudrait rien ùter.
Quelle que fût la cause de son émotion , son père ne daigna point
la remarquer; ayant frappé trois fois dans ses mains, il demanda
son coursier, déposa la chibouque ornée de pierreries, se mit en
selle dans l'appareil convenable pour une simple promenade , et,
entouré de .Maugrabins, de Mamelucks et d'intrépides Dehiis. il se
mit en roule pour aller assister à l'exercice du cimeterre tranchant
ou de l'inoffensif d;errid. Le Kislar-aga et ses eunuques noirs res-
tèrent seuls pour garder les portes massives du harem.
IX.
Il tenfuJ sa tête appuyée sur sa main ; son œil semblait errer sur
les vagues d'un bleu sombre , qui glissaient rapidement et dou-
cement s'enflaient entre les sinueuses Dardanelles : pourtant il ne
voyait réellement ni la mer, ni le rivage, ni même la suite du pa-
cha, occupée à partager en courant, avec le tranchant du cimeteire,
un feutre plié en double ; il ne remarquait pas les évolutions de la
fonle qui lançait la javeline ; il n'entendait ni les cris sauvages, ni
les bruyants Allah; il ne songeait qu'à la fille de Giaffir.
Aucune parole ne s'échappait des lèvres de Sélim ; un seul soupir
exprimait chacune de ses pensées qui volaient vers Zule'ika : et il
continuait à regarder par la jalousie d'une fenêtre , pâle, muet
et dans une morne immobilité. Les yeux de Zuleika étaient tournés
vers lui ; mais elle cherchait vainement à deviner ce qui pouvait
l'occuper : sa douleur était égale, quoique la cause eu fût autre.
Une flamme plus douce brûlait dans le cœur de la jeune fille; et ce-
pendant, par crainte ou par faiblesse, sans savoir pourquoi, elle
s'abstenait de parler : pourtant il le fallait Mais par quoi com-
mencer? « 11 est étrange, pensa-t-clle, qu'il se détourne obstinément
« de moi I ce n'était pas ainsi que nous nous retrouvions autrefois;
« ce n'est pas ainsi que nous devons nous quitter. » Trois fois d'un
pas lent, elle fil le tour de la chambre en épiant son regard toujours
fixé devant lui : elle prit l'urne oîi étai', renfermé le parfum que les
Persans appellent alar-gul (1), et en arrosa les lambris peints et le
pavé de marbre : les gouttes de l'essence embaumée que la jeune
iille en se jouant fit tomber sur la veste brodée de Sélim fuient un
appel inutile ; il les laissa couler inaperçues sur son sein comme
s'il eût été de marbre. « Et quoi ! toujours sombre ? cela ne doit pas
être ainsi. . Oh! mon Sélim, qui es ordinairement si doux, devaisje
attendre cela de toi! « Elle aperçut alors une corbeille pleine des
plus "belles fleurs de l'Orient « Il les aimait naguère : elles lui plai-
ront peut-être encore offertes par la main de Zule'ika. » A p^'ine
avait-elle formé celte enfantine pensée que les roses étaient cueil-
lies et enlacées en guirlande. L'instant suivant vit la jeune enchan-
teresse assise aux pieds de Sélim et lui disant : «Celte rose est un
message que m'apporte Bulbul (2) pour calmer les chagrins de mon
frère : il annonce que celte nuit il prolongera sa douce chansoa
pour l'oreille de Sélim; et quoique sa mélodie soit mélancolique, il
essaiera un mode plus propre à chasser les sombres pensées.
XL
«Et quoil dédaigner mes pauvres fleurs? Oh! je suis bien mal-
heureuse ! Rester ainsi tout sombre devant moi? Ne connais-tu donc
point celle qui t'aime le plus au monde! Oh cher, plus que cher
Sélim, dis, est-ce donc que tu me bais ou me crains? Viens, repose
la tête dans mon sein, et je la calmerai à force de baisers, puisque
les paroles et les chants n'y peuvent rien, même ceux d'un rossignol
de mon invention. Je n'ignore pas que le père est quelquefois bien
familles de la Turquie; iPétait gouverneur de Magnésie. Les Timariots
possèdent des terres à charge de service militaire, et les cavaliers qu'ils
fournissent sont appelés «paAîs. Les dehiis en sont les éclaireurs.
(1) Essence de rose. — (2) Le rossiÊ^nol.
70
LES VKII.LÉKS LITTIÎIVMItl.S ll.l.rSTnftKS
sombre, mai» lui, je ne r.n.ni-; jamais roniiu ainsi : il ne faimo
pas, je ni! le sais qiip Irop ; mais as lu lionc (uiblii; cuniliirn lu es
aim<* (lo Ztilcïka* Oli ! je rrois romprcmlri!?... le ptojrl du paclia...
Ce parent... re hev de Carasman est peut î^lre un de les ennemis :
s'il en esl ain«i, ji- jure par le Icmple de la Meeque, si les vœux
d'imc femme peu\ent Mre ueruoîllis d.ins ce lemplo duquel les pas
d'une lemmc irapprocheni jamais; je jure que sans Ion libre cnn-
scnlemi'iil et mfme sans Ion ordre cxprts,lc sultan lui-môme n'ob-
tiendrait pas ma main ! Peii^e<-lu que je puisse me séparer de loi el
taire deux paris de mon cœur? Où serait ton amie cl qui pcrail mou
Ruide? Alor?, le dard mifriel d'Azrael (1) lui-même, qui sép.ire loul
ici-bas, réunira nos deux cœurs dans un même tombeau. »
XII.
A CCS paroles Sélim renaît, il respire, il se meul, il relève la jeune
fille agenouillée pit-s de lui, el ses angoisses sont dissipées : son œil
brillant exprime de nouveau mille pensées qui dormaient dans les
ténèbres de son cœur. Comme un ruisseau , loiiKlemps caché par
l'ombrage des saules de ses bords, se révèle tout-à-coup el fuit bril-
ler h la lumière le cristal de ses ondes; comme du noir nuage (|ui
la retenait la Tondre s'élance soudain dans les cieux : ainsi l'àiue
flamboie dans ses yeux el se fait lourà travers ses longs cils.
Le elic»al de bataille au sou de la iruuipelle, le lion éveillé par
un limier imprudent , un t.vran appelé à une lutte soudaine par la
pointe du poignard qui l'u manque, ressaisissent la vie avec une
énergie convulsive : tel Sélim .s'entlanuue en écoutant cette pro-
messe, el trahit aussitôt tous les sentiments de son cœur. « Main-
tenant tu es ii moi, pour toujours à moi ; à moi pour la vie et par
delà peut-être; maintenant tu es.'imcii; ce serment solennel, pro-
noncé par ta seule bouche, nous enchaîne tous deux. Oui, tu as élé
aussi bien inspirée que tendre : ce vœu a sauvé plus Jkine têle.
Mais point de terreur... la moindre boucle de (a coiijfure Réclame
de moi plus que de la tendresse : pour tous les trésors ensevelis
sons les voûtes rt'Islakar {i). je ne sacrifierais pas un seul de ces
cheveux qui couvrent ton front. Ce matin des nuages ont été en-
tassés sur moi ; une pinie de repnehes est tombée sur ma tête, el
Giaflir m'a presque traité de lAehe ! Mainlenanij'ai des raisouspour
être brave, moi, le fils d'une esclave dédaignée... Ne frémis point ;
cesonl ses paroles... Moi, qui ne sais |)oinl me vanter, je lui ferai
connaître un cœur que ni sa colère, ni son bras même ne pourra
dompler. Suis-jcson fils, Ji lui?... Oui, grAce à loi, je le suis peut-
être ou du moins je le serai. Mais que le serment que nous nous
sommes fail reste maiiitenaiil secret cl entre nous. Je connais le
misérable qui ose demander ta main à Giaflir sans consulter ton
cœur : parmi tous les musselims (3) de celle contrée, on ne trouve-
rail pas plus de richesses mal ac(iiiises ni une âme [dus vile. ÎS'ap-
parlient-il pas à celle race dKgripo (4), plus méprisable que les
enfants d Israel. iMais le lemps révélera le reste. Moi et les miens
nous nous chargeons d'Osnian-bey ; car au jour du péril je ne
manquerai pas de partisans. Ne me crois pas tel que j'ai paru jus-
qu ici : j'ai des armes, des amis, cl la vengeance n'est pas loin.
XIII.
— Ne pas le croire tel que tu as paru I En effet, mon Sélim, un
triste changement s'est opéré en toi : ce malin je t'ai vu tendre, ai-
mable : mais maintenant lu semblés différent de toi-même. 'Tu ne pou-
vais ignorer mon amour : il n'a jamais été moins profond , il ne
peiil l'être davantage. Te voir, l'entendre, rester près de loi, m.iudire
la nuit sans en connaître la raison, si ce n'est que je le vols .seule-
menl le jour, vivre avec loi et avec toi mourir : telles sonl luutes
mes espérances. Baiser tes jcues, les yeux, les lèvres... comme cela ..
comme cela I mais non, c'esl assez, car les lèvres sont de flamme :
Allah! (luelle fièvre brûle dans les veines? Ivlle s'est prcsipie com-
muniquée h moi! Calmer tes souffrances dans la maladie ou veiller
sur la sanlé, partager les richesses en les ménageant, ou lo sou-
rire dans la pauvreté, cl (lorter sans murmure la moitié de ton far-
deau; faire loul au monde pour loi, excepté de fermer tes veux
moiiianis, car je ne vivrai point ash-7. pour le lenter I Voilà tout ce
h quoi mon ûme aspire, puis-je en faire el peux-tu en demander da-
vanlagc? Mais. Sélim. il faul m'apprendre pourquoi nous avons be-
soin de tant de mystère. Je n'en puis deviner la raison; mais tu le
veux, ecsi bien, l'.eiicndant, « des armes, des amis, dis-tu? » Voil.^
qui dépasse ma faible intclligeiiee. Il me semble que GialTir devait
connaître le scrnieni qoc je i ai fait : m colère ne me l'aurait pas fait
révoquer, el rertainiMoeni il m'aurail laissée libre, l'eut-on trouver
étrungc que je veuille (b'meurcr ce quo j ai toujours élé ? Depuis les
premiers j.iursdc son crilance.Zuliikaa-t-elle vu, désirera-t-ellejainais
voir quelque autre que toi compagnon de sa retraite el de ses jeux
Ces chères pensées, qui ont commencé avec ma vie, ponniuoi ne les
(!U/angc de la mort — il I.a cipitalo des sultans pri^adamilcs, selon
IM Musulmans. — (8) Musselim. gouvorncur lurc. — a) Egripo uîi NC-
greponi, I ancienne Eubée, dont les lubiiants turcs sonl d'une mùclian-
celc proverbiale.
avouerais-jepliisniainlenant ?Oiiel chaupemenlesl-ilsurvcnuqui w
f.issc renier iiiainlenanl la vérité dans laquelle lui cl moinousavon^
jus(|u'ici placé notre orgueil? .Me montrer aux regardsd'un étranger!
noire loi, notre croyance, notre Dieu le défi-udenl; et jamais je n'au-
rai la pensée de murmurer contre la volonté du prophète : non, je
dois le bénir, puisqu'il m'a loul lais-sé en me laissant la présence. Il
nie .scrail affreux d'être donnée malgré moi à uu homme que je n'ai
jamais vu : pourquoi fcrais-j« mystère de ec senlimenl? et pourquoi
loi-mémc m'engages-tu ;i le cacher? Je sais que l'humeur sévère
du paeha ne s'est jamais adoucie à ton é/ard ; el 11 lui arrive si
souvent de s'emporter pour rien : Allah! plaise à ta volonté que nous
ne lui donnions jamais de motifs pour le faire ! Mais je ne sais
pourquoi ce mystère p'-se sur mon cœur comme une faute grave.
SI donc un pareil secret pouvait être coupable, et il nie paraît
tel d'après mon trouble intérieur, ô Sélim ! dis-le-moi tandis qu'il
esl temps encore, el ne me laiss(> pas en proie h m?s craintes. Ah !
voici le cortège qui revient : mon père a quitté ses amusements gucr-
riei-s; je trenible maintenant de rencontrer son regard. Sélim, ne
peux-tu me dire pourquoi ?
XIV.
— Zulei'ka, retire-toi dans la lour... je vais rejoindre Giaflir : il
faut que je m'enlrelicnne avec lui de firinans, d'impôts, de levées
d'hommes, de politique. De terribles nouvelles sonl arrivées des
bords du Danube ; noire visir laisse éclairejr ses rangs axe une
longanimité dont le Giaour doit lui savoir gré : mais le sulian a une
manière expédilive de récompenser des triomphes aussi coûteux.
Ecoute! quand ce soir le tambour aura appelé les soldais .i leur re-
pas et au sommeil, Sélim viendra le prendre: nous nous glis.seions
sileiieieuscmcnl liur.s du harem, afin de nous promener sur le bord
de la mer. Les murs de nos jardins sonl élevés : aucun im[iortun
ne hasardera de les escalader pour nous écouler ou troubler iixlre
entrevue; el si quelqu'un le tentait, j'ai une lame que queh|ues-uns
ont sentie, que de plus nombreux sentiront encore. Alors lu en ap-
preiitlias plus sur Sélim que lu n'en as su ou pensé jusqu'ici : sois
connanle. Zuleika ; ne me crains point. .
— Te craindre, Sélim ! jamais pareil mol entre nous...
— Ne m'arrête point; j'ai la clef; el parmi lesigardes d'Haroun,
les uns ont rcftu leur récumpense. les autres 1 attendent. Ce soir.
Zuleïka, lu apprendras ce que je suis, ce que je projette el ce qui
me reste k craindre. Non, je ne suis pas ce que je parais. »
CHANT IL
I.
Les venis s'élèvent sur la mer d'Ilellé, comme dans celte nuit
orageuse oii l'amour qui l'avait lancé sur les flols oublia de sauver
le jeune, le beau, le brave Léanilrc, l'unique espoir de la vierge de
Sestos. Oh! quand, h l'horizon lointain, il vil briller le ph.irede la
tourelle, en vain la brise fraîchissante, et la vague qui se brisaitcn
écumant, et les cris desoi.seaux de mer lui disaient de re>ter ; en vain
les nuages sur sa tête el les llols .^ ses pieds, par leurs signes el leur
langage, lui eonseillaienl de ne point braver le danger : il ne vou-
lut ni entendre ni voir leurs menaces :snn œil ne s'arrêtait que sur
le flambeau de l'amour, la seule étoile qui le saluât dans les cieux;
.son oreille n'entendait que le chant de la belle prêtresse : << O va-
gues, séparcrez-vous toujours deux amants?» Ce récit est bien
vieux; mais l'amour pourrait encore donner assez de force îi de
jeunes cœurs pour démontrer qu'il est vrai.
II.
Les vents s'élèvent et les (lots d'Ilellé roulent sombres el gonflés
sur la face de l'abîme; et les nmbres de la nuit en tombant vnileni
ce champ de bataille où tant de sang fut versé en v.iin, re désert
qui remplace l'empire du vieux l'riam, ces lombeaiix, seuls restes
de sa grandeur, les seuls... saut les rtvcs iraïuorlels qui charmaieni
le vieil aveugle de la rocheuse Scio.
UI.
El pourlani (car ces lieux, je les ai visités, mes pas ont foulé ce
rivage sacré el mes bras ont fendu ces vagues tumultueuses'), [lour-
taut, ô poète antique, piiissé-je y rêver et pleurer avec toi, recon-
naître encore ce ibéAtrc d'anciens combats, croire que chaque mon-
ticule verdoyant renferme les cendres d un véritable héros et qu'au-
tour de celle scène lie merveilles irréfragables rugit lllollcsponl,
"immense,» comme lu le vis autrefois ! Puis?é-je garder h.ngteinps
ces croyances' l'i "ni •>" ciuiii'ionlini ee so-ciarle. pioirrail douter
de loi f
\\ .
La nuit est descendue sur les Ilots d'Ilellé; et elle ne s'est point
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
71
encore levée aux sommets de l'Irla, celte lune qiii a brillé sur les
liéi-os du prand poème : nul guerrier n'accuse plus l'éclat des pai-
sibles raj'ons ; mais fies bergers reconnaissants les bénissent encore.
Leurs troupeaux paissent sur le tumulus du héros qui tomba sous la
flèche du berper dardanicn : cette pyramide imposante autour de
lafiuclle le prétendu fils de Jupiter Ammon (1) fit circuler sou char,
qui fut relevée pardes peuples, couronnée par des monarques, n'est
maintenant qu'un insignifiant monticule isolé et sans nom! Au de-
dans, que ton habiiation est étroite! Au dehors, des étrangers seuls
peuvent articuler Ion nom ■ la poussière dure plus longtemps que
la [lierre sculptée des tombeaux : mais toi , ta poussière même a
disparu.
V.
Tard, bien tard dans la nuit, Diane réjouira la vue du berger et
dissipera les craintes du marin; jusque-là aucun phare sur la rive
escarpée ne guiile la course du navire qui s'égare ; les clartés
éparses autour de la baie se sont éteintes l'une apjès l'antre : <à cette
heure solitaire la seule lampe qui brille encore est celle de la tour
de Zuleika. Oui, voici encore de la lumière dans cet appartement
désert : sur l'ottomane sojeuse on voit les grains odcu'anis du cha-
pelet d'ambre qu'ont égrené ses jolis doigts; tout auprès (comment
a-t-elle pu oublier ce joyau) est le saint amulette de sa mère, in-
crnsié de rayonnantes émeiaudes et sur lequel sont gravés lesver-
sets du Koran qui saveot adoucir les angoisses de celle vie et con-
quérir le bonheur de l'aulre; à côté du chapelet turc on voit un
Koran en lettres richement enluminées et quelques poèmes que les
scribes persans ont transcrits en brillanis caractères; sur ces rou-
leaux est couché le luth rarement muet comme aujourd'hui; enfin,
autour de la lampe d'or ciselé , des Heurs s'épanouissent dans des
vases de Chine. Les riches étoffes de l'Iran, les parfums de Shiraz,
tout ce qui charme l'œil et les sens est réuni dans cette somptueuse
retraite: etcepeiulanl il y règne un air de tristesse. La Péri, l'âme
de celte cellule, que fuit-elle absente, par une nuit si rude?
VL
Enveloppée dans un sombre manteau noir, tel qu'eu porlentseuls
les plus nobles musulmans, pour préserver de la brise un sein aussi
cher à Sélim que la lumière du ciel, Zuleika traverse d'un pas timide
les bosquets du jardin : elle fjémii chaque fois qu'à travers les clai-
rières le veut fait entendre ses sourds gémissements. Enfin, ar-
rivée sur un terrain plus égal, son sein agité commence à battre
plus doucement : la vierge suitson guide silencieux, et quoique ses
terreurs lui conseillent de retourner sur ses pas, comment pourrait-
elle quitter Sélim? comment articuler un reproche?
VIL
Us arrivent enfin à une grotte, taillée par la nature mais agrandie
par la main des hommes, où souvent elle aimait à faire résonner
son luth ou il repasser les préceptes du Koran ; souvent encore dans
ses jeunes rêveries elle se demandait ce que devait être le paradis :
«Où lame de la femme allait en quittant le corps, le prophète n'avait
point daigné le révéler : mais la demeure future de Sélim était biea
connue, et certainement il ne pourrait su|iporter le séjour d'un autre
monde, quelque délicieux qu'il fût, sans celle qu'il avail tant aimée
dans celui-ci. Quel être aussi tendre pourrait habiter avec lui? une
bouri pourrait-elle lui prodiguer des soins à moitié aussi doux? »
Depuis qu'elle n'avait visité ce lieu, il semblait y avoir quelque
chose de changé dans la giolte : pent-êlre éla't-ce seulement la nuit
qui altérait les formes des ohjels : el en effet cette lampe d'airain ne
jetait qu'une clarté douteuse; mais dans un coin ses regards tom-
bèrent sur des objets étranges. Désarmes y éiuienl en faisceaux,
mais non des armes semblal)lesà celles que le Dehii au front ceint
d'un lurban porte dans la bataille : c'étaient des cpées dont la lame
et la garde avaient une forme étrangère, et une de ces lames était
rougie... par un crime peut-être! carie sang se verse-t-il sans crime?
On voyait aussi sur la talileune coupe (jui ne paraissait pas contenir
le léger sorbet. Que signifie tout cela? Elle se tourne pour regarder
Sélim... « Oh! est-ce bien lui? »
IX.
Sa robe brillante avait disparu : sou front n'était plus couronné
du haut lurlian, mais à sa place un châle rouge, légèi'ement tordu,
lui couvrait les te i pcsiccpoigiuird, dont la garde était ornée d'une
pelle qui aurait dignement paré un diadème, ne brillait plus à sa
leihlure garnie de pistolets tout unis; nu sabre était attaché à son
baudrier el de ses épaules descendait négligemment le manteau
blanc, la légère capote dont les candiotes se couvrent dans leurs
courses errantes; en dessous, sa veste couverte de plaques dorse
(1) Alexandre, avant son expijdilion contre les Perses.
serrait sur sa poitrine comme une cuirasse : les jambières attachées
sous ses genoux étaient revêtues d'écaillés d'argent avec des agrafes
du même métal. Si l'énergie du commandement n'avait éclaté dans
ses yeux, dans sa voix, dans ses gestes, tout ce qu'un œil peu at-
tentif eût pu reconnaître en lui, c'eût été quelque jeune marin grec.
X.
« Je t'ai dit que je n'étais pas ce que je semblais être; et tu vois
maintenant que je disais vrai. J'ai à te conter des choses que tu
n'aurais jamais pu imaginer. Si leur vérité aquelqnechosed'affreiix,
d'autres en porteront la peine. Ce serait en vain que je voudrais
maintenant te cacher mon histoire. Je ne veux jias te voir la
femme d'Osman ; mais si tes propres lèvres ne m'avaient point fait
connaître quelle place j'occupe dans ton jeune cœur, je ne [lourrais,
je ne voudrais point encore te révéler les noirs secrets du mien.
Maintenant, je ne te parlerai pas de mon amour : c'est au temps, à
la vérité, aux périls de te le prouver : mais avant tout .. Oh! n'ea
épouse jamais un autre... Zuleika, je ne suis pas ton frère.
XI.
— Tu n'espasmon frère !... oh ! rétracte cette parole... Mon Dieu!
suis-je donc laissée seule sur la terre pour pleurer... je n'ose pas
maudire... pour pleurer le jour témoin de ma naissance solitaire?
Oh! maintenant tu ne m'aimeras plus! j ai senti mon cœur défaillir:
il |irévoyait bien un malheur. Mais non, tu verras toujours en moi
ce que tu y voyais... ta sœur... ton amie... ta Zuleika! Peiiï-êlrc
m'as-tu amenée ici pour me tuer : si tu as quelque vengeance à exer-
cer sur moi, vois :je t'offre mon sein : frappe! Plutôrcent fois être
parmi les morts que vivre en ce monde et n'être plus rien pour toi,
et me trouver peut-être l'objet de la haine; car maintenant je com-
prends piwj^uoi Giaffir s'est lonjours moniré ton ennemi; et moi,
hélas! j« sujg^jja fille de ce Giaffir par qui lu as été dédaigné, humilié.
Si je né suis pas la sœur et que tu veuilles épargner ma vie, oh I
dis-moi d'ôlre ton esclave.
XII.
— Mon esclave, Zule'ika!... c'est moi qui suis le tien. Mais, clier
amour, calme ce transport; ton sort est pour toujours attaché au
mien : je le jure parle tombeau de notre prophète, et puisse ce ser-
ment être un baume pour les blessures! Et comme je tiendrai ce
serment solennel, qu'ainsi puissent les versets du Koran gravés sur
mon sabre en diriger la lame pour nous préserver tous deux dans
les dangers. Il doit changer, ce nom dans lequel ton rœur avait mis
son orgueil ; mais apprends ceci, ô nw Zuleika, les liens de parenté
qui nous unissaient sontseulemeut relâchés : ils ne sont pas rompus,
quoique ton père soit mon plus mortel ennemi. Mon père était pour
Giaftir tout ce que Sélim semblait jusqu'ici être pour toi ; ce Irèrc
consomma le meurtre d'un frère, mais il épargna du moins mon
enfance, et me berça d'une illusion perfide que de justes repré-
sailles doivent punir. Il m'éleva, non avec tendresse, mais comme
Cain eût élevé un neveu; il me surveilla comme on surveille un
lionceau qui ronge sa chaîne et qui peut la briser un jour. Le sang
de mon père bout dans chacune do mes veines; mais pour l'amour
que je te porte, je ne songe imint mainlenaiit à la vengeance; seu-
lement, je ne dois plus demeurer ici. Mais d'abord, chère Zuleika,
apprends comment Giaffir accomplit son forfait.
XIU.
« Commentleurs dissentiments devinrent de la haine, si ce fut l'a-
mour ou l'envie qui en fit deux ennemis, jelignore, et peu imporlel
Entre des esprits ailiers, les moindres marques de dédain, uneseule
négligence suffisent pour mettre la di.scorde. Abdallah mon père
était renommé pour ses exploits gueiriei's, qui font encore le sujet
des chants bosniaques, elles bordes rebelle i de Paswan n'ont pas
oublié combien sa présence dans leurs contrées leur devenait fu-
neste. Tout ce que j'ai besoin de te raconter maintenant, c'est sa mort,
odieux résultat de la haine de Giaftir, et la découverte que je fis de
ma naissance, découverte qui m'a rendu libre du moins 1
XIV.
"Quand Pasv^'an, après avoir combattu des années d'abord pour la
vie, puis pour le pouvoir, eut pris dans les murs de Widdin une al-
titude trop flère, les pachas se rallièrent au chef de l'Eiat : les deux
frères, égaux par leur rang, conunandaient Chacun une troupe sé-
parée; ils livrèrent au vent leurs queues de cheval el allèreui se
réunir à l'armée rassemblée dans les plaines de Sophia où ils dres-
sèrent leurs tentes, chacun dans le poste qui lui fut assigné : précau-
tion vaine, hélas! pour un d'eux! l'ourquoi prolonger ces discours?
Par l'ordre de Giaffir un poison subtil comme son àine, préparé et
versé dans la coupe mortelle, envoya mon père au ciel. Au retour
d'une chasse, fatigué et en proie à la fièvre, il s'était mis au bain,
ne soupçonnant guère que pour étanchersa soif le ressentiment d'uu
frère lui offrirait un senihlable breuvage. Un serviteur gagné apporta
LES VEILLEES LITTEIUIKKS ILLUSTHKES.
10 vnoc perlidc il en l)iit une gorgée : il nVn fallait p.is clnvanlnRC :
si tu doutais de la vériié de ce récit, Zulcîka, interroge llaroiin.
XV.
■ Le crime accompli, et la puissancr do Paswnn étant en partie
abattue ipioicpic janiaisanéanlic, Giallirohtinl le parlialick d'Alxlal-
lali : tu ne sais pas ce (pic dans notre di\an la richesse peut faire
ni(Vnc pour un être au-dessous de riuimanllé Souillé du sang
(le son frcre, Giaftir se fit conférer tous les honneurs qu'avait eus
Alidallah. 11 est vrai que, pour les acheter, il épuisa presque ses tré-
sors acquis par lo crime : mais la hri'che fut bientôt réparée.
Faut-il le dire comment ? Parcours ces campagnes et demande au
misi^rable paysan si ses
gains paient les sueurs de
son front... Pourquoi le
cruel usurpateur m'épar-
gna; poinquoi il me
nourrit dans son palais :
je l'ignore. La honte , le
regret, le remords, la sé-
curité qu'inspire un en-
fant di'-hile ; en outre la
nécessité d'adopter un
(ils quand le ciel ne lui
on avait point accordé,
peir*^lre quelque intri-
gue secrète ou seulement
un caprice : voilà ce qui
me sauva la vie... mais
cette vie ne fut point pai-
sible ; il ne put me ca-
cher son humeur hau-
taine et je ne pus, moi, lui
pardonner le sang de
mon père.
XVL
« Dans sa propre mai-
son, Giaffir a des enne-
mis; ceux qui partaient
.son pain ne lui sont point
tous fidèles. Si j'avais
découvert ma naissance
à ces esprits mécontents,
ses jours, ses heures mft-
me eussent été comptés :
il ne leur fallait qu'un
cœur pour les conduire,
une main pour leur mon-
trer lo but à frappor. Mais
llaroun seul connaît rette
histoire dont le dénoù-
nieiit est proche. Il est
né dans te serai d'Abdal-
lah et y a occupé le pos-
te qu'il occupe ici... il
a été témoin de la mort
de mon père : mais que
peut un esclave isolé?
venger son maître? trop
tard, hélas! ou préserver
le fils d'un sort pareil? Zi,l,
11 choisit le dernier parti,
oi quand il vit le fier
Giaflir heureux et triom-
phant sur les ruines do
ses ennemis subjugués .
de ses amis trahis, il me prit par la main, pauvre orphelin sans
appui, et me conduisit à sa porte ■ ce no (ut pas en vain qu il implora
pour moi la vie. Ou sut dérober h tous le secret de ma naissance et
particulièreincnl à moi-même ; et cette précaution suffisait à la sû-
reté de Giaflir. Il abandonnuon outre, pour habiter cette cote d'Asie,
les bords de Rouniélie et nos lointains domaines sur le Danube, n'em-
menant avec lui que llaroun, seul maître do son secret. Or. ce Nu-
bien a senti que les secrets d'un tyran ne sont que des chaînes dont
lo captif s'affranchit avec joie, et il m'a révélé toute cette ténébreuse
histoire, avec bien d'autres détails. Ainsi, dans sa justice, Allah ac-
corde au crime esclaves, dupes, complices, mais pas un ami.
XVIL
« Tout ceci, Zuleïka, peut être dur ii entendre; mais ce qui me
reste ii ilire sera plus pénible encore : dussent mes paroles blesser ton
âme délicate, je ne dois rien le cacher. Je t'ai vue étonnée en aper-
cevant ce costume; mais je l'ai longtemps porté et je dois le
fiorler longtemps encore. Ce jeune matelot, h qui tu a» «lonné la
oi par serment, est le chef dune de ces bandes de pirater qui ont
leurs lois et leurs vies au bout de leursépécs. Si je te racontais se» ter-
ribles aventures, les joues en pAliraient encore. Os armes quetu vois
ici ont été apportées par mes soldats ; je» bras qui savent les manier ne
.sont pas loin ; celte coupe remplie est aussi deslinée h ces grossier»
compagnons : une fois <|u'ils I ont vidée, ils n'ont plus de remords :
noire prophète pourra leur pardonner, car ce n'est que dans le
vin <|u'ils sont infidèles.
XVIIL
"Que pouvais-jc devenir? Traité ici en pro.scrit. amené par mille
insultes à désirer une vie
errante . et laissé dans
l'oisiveté, car les craintes
de Giaffir me rcfu.saient
le coursier et la lance; et
pourtant bien des fois...
combien de fois , ô Ma-
homet! le despote m'a
raillé en plein divan ,
comme si ma main , par
faiblesseou mauvais vou-
loir, refusait la bride et
""le glaive! Il allait tou-
jours seul h la guerre,
et me laissait ici inactif,
inconnu, abandonné aux
soins d'Haroun avec les
femmes, Hétri ilans tou-
tes mes espérances, privé
de tout moyen de m'illus-
irer. tandisque loi, chère
Zulcîka , floni la ten-
dresse continue, tout en
m'amollissant , m'avait
longl(^ps consolé , lu
étais conduite pour ta
sûreté dans les murs de
Brous.sa où lu attendais
l'issue de la bataille, lla-
roun , voyant mon Ame
accablée .sous le joug fa-
tal de l'inaction , con-
sentit non sans elTroi à
mettre en liberté son cap-
tif, et brisa ma chaîne
pour tout l'été, sous pro-
^ messe que je reviendrais
avant le jour où Giaffir
devait remettre son com-
mandement. Oesten vain
que je voudrais le pein-
dre lenivremenl de mon
cœur, quand, pourlapre-
micrc fois, d'un œil libre,
je pus contempler la ter-
re , l'Océan , le soleil et
les cieux, comme si mon
âme les eût pénétrés, et
que je fusse entré en
possession de leurs plus
^^' intimes merveilles. Un
seul mot peut le faire
comprendre cesentimont
surhumain j'étais li-
bre ! je cessai de souffrir
de ton absence : le monde, le ciel lui-même était à moi.
XIX.
« L'esquif d'un Maure fidèle m'emporta de cette terre d'oisiveté :
j'étais avide de voir cos îles riantes, perles du diadème du vieil
Océan. Je les visitai lour-à-tour. et bientôt je les connus toutes;
mais quand et comment je me joignis à la troupe a\ec laquelle je
me suis engagé à vaincre ou à mourir , il sera temps de te le dire
quand, nos pians exécutés, l'histoire sera coiuplète.
XX.
« Ce sont, il est vrai , des hommes sans lois , aux formes gros-
sières, h 1 humeur farouche, de toute race, de toute croyance ; mais
une franchise oniière , un bras toujours prêt . une obéissance aveu-
gle; un cœur avide d'entreprises, inaccessible à la crainte; l'amitié
pour chacun . la fidélité envers tous, la vengeance pour le traître :
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
73
vnilh ce qui en fait des instruments propres à des desseins même
plus étendus que les miens. Quelques-uns aussi sont au-dessus du
vulgaire; mais j'ai surtout appelé à mes conseils un Franc plein de
prudence. Parmi eux se trouvent les derniers patriotes de la bande
de Lambro (1), aspirant à de plus hautes deslinées , et jouissant
avec moi d'une liberté anticipée ; souvent, autour du feu de la ca-
verne, je les entends débattre des plans chimériques pour lafl'i'an-
chissement des rayas. Qu'ils soulagent leur cœur en parlaiitde cette
égalité des droits que l'homme ne connaîtra jamais! Et moi aussi
j'aime la liberté. Oui , je voudrais errer sur l'Océan , comme le pa-
triarche navigateur ; ou mener sur la terre la vie nomade du Tartare :
une tente sur le rivage, une galère sur les flots valent mieux pour
moi que cités et serais. Que mon coursier ou ma voile m'emportent
à (ravers le désert ou sur
l'aile des vents; bondis
où tu voudras, ô mon •
bon cheval barbe! glisse
à ton gré, ô ma proue!
Mais toi , Zuleika, sois l'é-
toile qui guide mes pas
erranis; viens partager
et bénir ma nacelle : sois
pour mon arche la co-
lombe de promesse et
de paix ! ou, puisqu'un ^^
si doux espoir nous est t^
refusé dans ce monde a-
gité, sois l'arc -en -ciel
d'une vie de tempêtes, le
rayon dusoirdontle sou-
rire écarte les nuages et
colore le lendemain de
rayons prophétiques ! Sa-
crés... comme l'appel du
muezzin s'adressant des
murs de la Mecque aux
pèlerins prosternés... ca-
ressants... comme la jeu-
ne mélodie qui arrache
à l'admiration muette une
larme furlive... doux...
comme le chant natal à
l'oreille de l'exilé... ré-
sonneront les accents de
ta voix chérie. J'ai pré-
paré pour toi dans ces îles
riantes une reliaiie fleu-
rie comme l'Eden à sa
première heure. Mille
glaives, avec le cœur et
le bras de Sélim , seront
là pour te garder, te dé-
fendre , te venger , si tu
l'ordonnes. Entouré de
ma bande fidèle, ma Zu-
leika h mes cûlés, je cou-
vrirai ma (lancée des dé-
pouilles des nations. Pour
dépareilles jouissances et
de telles occupations, on
oublie facilement l'oisive
langueur du harem. Ce
n'est pas que je m'aveu-
gle sur ma destinée : je
vois partout d'innombra-
bles dangers et un seul a-
mour. Mais uncœurfîdèle
compensera bien et mes
travaux et les rigueurs de la fortune, et même la trahison de préten-
dus amis. Quil est doux de songer, dans les heures les plus som-
bres, qu abandonné de tous, je le trouverai toujours la même. Sois
ferme comme Selim , et Sélim sera tendre comme loi. Pour calmer
la douleur, pour partager la joie, confondons toutes nos pensées,
et que rien ne nous sépare. Une fois libre , mon devoir est de me
remettre a la tête de mes soldats, tous amis entre eux, ennemis du
reste du monde : en cela nous ne faisons que remplir le rôle assigné
par k nature à notre espèce guerroyante : vois! le carnage et la
conquête s'arrêteut-ils un moment; l'homme a fait une soliiude, et
ill appelle la Paix. Moi, comme les autres, je veux user de mon
adresse et de ma force; mais je ne demande pas de terriloire hors
de la longueur de mon sabre. Les tyrans ne régnent qu'en divisant,
(1) Le Grec Lambro Canzani s'illustra en 1789 parses efforts pour l'af-
francbissemeni de son pays : abandonné par la R issie , il se fit pirate,
puis se retira a Saint-Pétersbourg.
Il s'élance à l'entrée de la caverne, et l'écho retentit au loin de la décharge
de son pistolet.
en mettant en œuvre tour-à-tour la ruse ou la violence. Que celle-
ci soit maintenant notre seul instrument : l'autre viendra en son
temps, quand nous habiterons les cités, ces geôles SDCiales, oi"] une
âme même lelle que la tienne pourrait se perdre; car la corruption
entame un cœur que le péril n'avait point ébranlé; et la femme,
plus encore que nous , quand la mort, le malheur , une simple dis-
gr.ice a frappé celui qu'elle aimait, peut se laisser aller sur la pente
des plaisirs et déshonorer... Arrière, infâmes soupçons!... Zuleika
n'a rien de commun avec vous! Mais la vie, après tout, n'est qu'un
jeu de hasard; et ici, n'ayant plus rien à gagner, nous avons beau-
coup à craindre : oui, à craindre!... car ne peux-tu m'êlre ravie,
soit parla puissance d'Osman, soitpar l'inflexible volonté de Giaffir.
Cette crainte va disparaître devant la brise favorable que l'amour
promet celte nuit à ma
voile : aucun danger ne
peut atteindre le couple
d'amants que son sourire
a béni : si leurs pas sont
errants, leurs âmes sont
en repos. Avec toi tout
travail me sera doux ,
tout climat heureux , la
terre comme l'Océan ,
car notre inonde se ren-
fermera dans nos baisers.
Que les vents irrités sif-
flent sur le pont, et tes
bras enlaceront plus é-
troitement mon cou : le
dernier murmure de mes
lèvres sera, non un sou-
pir de regret pour la vie,
mais une prière pour toi.
La guerre des éléments
ne peut effrayer l'amour :
il n'a pas de plus redou-
table ennemi que la so-
ciété humaine : tel est le
seul écueil qui peut arrê-
ter notre course : sur la
mer, des dangers d'un
moment; dans les villes,
des années de naufrage!
Mais loin de nous ces pen-
sées qui se dressent com-
me d horribles fantômes!
L'heure présente va favo-
riser noire évasion ou
l'empêcher pour jamais.
J'ai peu de mots à dire
pour terminer mon his-
toire; tu n'en as qu'un à
prononcer pour nous
.soustraire à nos enne-
mis.Oui... nosennemis...
Giaflir cessera-t-il d'en
être un pour moi ; Os-
man, qui veut nous sé-
pai'er, ne doit-il pas être
le tien?
XXI.
« Je fus de refour au
temps fixé pour sauver
la tête de mon gardien ;
peu surent, personne ne
répéta que j'avais été er-
rer d'île en île, et depuis
lors, quoique je sois séparé de mes compagnons, et que je quitte
rarement le rivage, ils n'entreprennent rien sans mon avis. Je
trace le plan; j'adjuge les dépouilles : il est temps que je prenne
une part plus active à ces travaux. Mais le temps presse ; ma barque
est à flot , et nous ne laissons derrière nous que la haine et la
crainte. Demain Osman arrive avec sa suite: cette nuit doit briser
ta chaîne; et si tu veux sauver ce bey orgueilleux, peut-être même
celui qui t'a donné la vie, à l'instant même partons, partons! Mais
quoique tu te sois donnée à moi , peut-être voudrais-tu rétracter ce
serinent spontané; alors je reste ici... non pour voir ton hymen :
je reste au péril de ma vie. »
XXII.
Zuleika, muette et immobile, ressemblait à ce marbre douloureux
oîi une mère , ayant perdu son dernier espoir, est transformée en
pierre; la tète, le sein, les bras de la vierge élaient ceux d'une
jeune Niobé. Mais avant que ses lèvres ou son regard eussent essayé
71
LF,S VKn.LÉLS LnTÉnMRF.S ILl.USTni'KS
«In répondre, (^e^ri^r(; la pnric prill^c du jnrdin pnnil la lueur Mn-
lanin (I'tinn Inrrho : une secnndu billln... puis une aiilre... cl une
aillrc oncnro. « Cli! fuis... loi qui ii>."< plus ninn frcre... lui qui es
Won plus cMonrcI » Au loin , dans ions les bnsqiicis, reliiil la rnii-
ppiMre cl leriihlc riarlé ; cl nnn-sciiletnciil lu clarlt' des Inrcln's. car
cliiiqiic mnin droite porte un plaivc nu. Ils se divipcnf. clierclient cl
revionncnl sur leurs pas. en prnnienanl leurs flandieanx el leurs
lames éilncelanlcs : derrière Inns les n'ilres, hrandi.'^.sanl son cinie-
lern; , le .^ornlne Giaflir cshale sa fureur... Les voil.'i près de la
prollo... Oh! sesvoilles seront-elles le tombeau de Sélim?
XXIll.
H reste intrc'pidc: «Le momenl est venu... il sera bientôt passé...
nu baiser, Znleïka... c'est le dernier! Pourtant, mes hommes ne
sont pas loin du rivape ; ils peuvent entendre mon signal, voir bril-
ler ramoicc... mais ils sont trop |ieu nombreux : téméraire tenta-
tive !... n'importe I encore cet clfort. »
V.n nit^me temps, il s'avanre à la porte de la caverne : l'écho ré-
pète ;iu loin la bruyante diionation. Zuleïka ne tressaille point, ne
verse pas une larme : le désespoir a glacé ses yeux comme son
co'ur. <i Ils ne m'entendent pas, ou s'ils rament vers nous, ils n'ar-
ri>iiont que pour me voir mourir; car le bruit de mon arme attire
l'ennemi de ce côté. Eh bien! .sors de ton fourreau, glaive de mon
père, tu n'asjamais vu un combat moins égal I Adieu ,. Zuleïka !...
tendre amie, retire-toi ou plutôt reste dans l'inlérieur de la
grotte; tu y seras en sOirelé, et contre loi sa colère ne s'exhalera
qu'en paroles. Ne le montre pas, une lame ou une balle égarée
pourrait l'atleindre. Craindrais-tu pour ton père?... puissé-je mourir
si mes coups se dirigent vers loi : non. quoiqu il ail versé le poison...
non , quoicpiil m'ait traité de lâche ! Mais leur présenterai-jc hum-
blement ma poitrine ? lui seul «era excepté.
XXIV. ^r*\
D'nn hond, il s'élance vers le rivage : à ses pfcffs,e|[ lomBlLIc
premier de la Ironie : ce n'est plus ([u'unc léle béante, un cor^s
palpilaiil : nn autre subit le môme sort. Mais itri essaim d'ennemis
enidure Sélim : fraj'pant à droite el h gauche , il se fraie un sen-
tier et lioiclie presque aux flots qui semblent venir à sa renconIréP
La barque parait : elle n'est pas à cinq longueurs d'aviron ; ses com-
pagnons rament avec une vigueur désespérée : oh ! arriveront-ils à
temps pour le sauver? Au moment où le pied de Sélim est mouillé
par la première vague, ses soldats plongent dans la baie : leurs sa-
bres brillent à travers l'écume des flots ; malgré l'onde qui les bai-
gne, furieux, infatigables, ils nagent vers la rive... ils touchent
er.lin la terre! Ils arrivent, mais ce n'est que pour accroître le car-
nage .. déjà le sang de leur chef a rougi les flots.
XXV.
Echappé aux balles, effleuré à peine par l'acier , trahi, entouré,
Sélim avail gagné la limite où le sable et les vagues se touchent ;
là , au moment où son pied allait quitter la terre, où son bras por-
lail un dernier coup mortel... ah! pourquoi se relourne-t-il ? pour-
quoi son regard la cherche-t-il encore vaiiiemenlYCe momenl d'ar-
rêt, ce fatal coup d'œil, ont scellé son trépas ou sa chaîne. Au milieu
<les péril-: et des douleurs , que l'espérance est donc lente à quitter
lera'ur d'un amant! Il tournait le dos aux vagues ccumantes ; der-
rière lui, mais assez proches étaient ses compagnons, quand toul-à-
coup siffla une balle. « Ainsi périssent les ennemis de GiaffirI »
Quelle voix s'est fail entendre'!' quelle carabine a tonné? quelle
main a lancé ce trait de mort qui a retenti dans l'air de la nuit, de
trop près et trop bien ajusté pour man(|uer son but? C'est ta voix,
ton arme et ta main , meurtrier d'Abdallah! Ta haine a lentement
préparé le trépasdu père; elle en finit plus vile avec le fils. Le sang
jaillit de sa poitrine à larges el rapides bouilhms, cl souille la blan-
cheur de l'écume marine... Si les lèvres de la victime essayèrent
un faible génnssement, il fut étoufl'é par le fracas des vagues'.
XXVI.
Le matin chasse lentement les masses de nuages qui ne semblent
point avoir été témoins d'un combat : aux cris (|ui dans l'ombre trou-
blaient le repos de la baie a succédé le silence. Mais on peut remar-
quer sur le rivage quelques vestiges d'une lutte; des fragments de
lames brisées; des traces de pas multipliés, el sur le .sible l'em-
preinte de plusd'une main convulsive; plus loin une torche éteinte,
nn bateau désemparé, et au milieu des algues qui s'accumulent sur
la grè\e, à l'endroit où elle penche vers l'abîme, on voit une capote
blanch" : elle est déchirée dans toute sa longueur, et marquée d'une
tache d'un rouge sombre, sur laquelle la v.igne glisse sans l'effacer.
Mais celui qui portait ce vêtement , où est-il? Vous qui avez besoin
de pleurer sur ses restes, .ilIcz les chercher sin- les rives de Lemnos,
où le courant dépose ses fardeaux, après les avoir promenés autour
du cap de i^igée. Lh les oiseaux de mer poussent leurs cris sauva-
ges en volant au-dessus de leur proie . que leurs becs affamés n'o-
sent attaquer encore : car sans cesse agitée sur cet oreiller sans
repos, la lèle se soulève bercée parla vague; la main, par ua mou-
vement qui n'est pas celui de la vie, .semble encore essayer nn"! me-
nace eu sélevant aver leHoi el en s'abaissant comme lui... Kiqu'itn-
porle (pie ce cadavre disparaisse dans un vivant loinbeaiiT l/oiseau
qui déchirera celle forme inanimée n'aura fait qu'enlever celle proie
h de vil» insectes. Le seul cncur, les seuls yeux qui auraient saigné
et pleuré en le voyant mourir, qui aur.iieiil .souffert auprès de ses
membres rassemblés dans une tombe, qui se seraient aflligi-s sur la
pierre funéraire couronnée d'un turban , ce cfcur s'est brisé... ces
yeux se sont fermés... oui, fermés, même avant les siens!
XXVII.
l'rès des flots d'Hellé, un chant de deuil se fait entendre . les yeux
des femmes sont humides, les joues des hommes sont piles Zn-
leïka ! dernier rejeton de la race de Uiaflir, l'époux qu'on le desii-
nail est venu trop tard : il ne voit pas, il ne verra jamais tes traits.
Les sons lointains du Wul-wulleb nlkrrivent-ils pas à son <prciile ?
Les suivantes qui pleurent sur le seuil, les voix cpii répètent Ibyinne
du destin enseignée par le Koran, les esclaves qui attendent silen-
cieux et les bras croisés, les soupirs que l'on entend dans la salle,
les cris qui s'élèvent sur la brise ; tout ne lui raconte-l il pas l'évé-
nement fatal? 0 Zuleika, tu n'as point vu tomber ton Seliinl Dès
ce terrible moment où il quitta la caverne , ton cœur se glaça. Sé-
lim était ton esjloir, ta joie, ton amour et ton lout... el une dernière
pensée vers celui que lu ne pouvais saÉver, cette pensée te donna
la mort : tu poussas un seul cri. un crj&cbirant... et tout fui tran-
quille en loi. Paix h Ion cœur brisô^paix <i la tombe virginale!
Heureuse après tout de ne perdre de la vie que ce qu'elle a de pire !
cette douleur si profonde, si terrible, ét>ifpour toi la première.
Trois lois heureuse I de n'avoir jamais àéprouver ou à craindre les
tourments de l'absence, la honte, l'orgueil outragé, le ressentiment,
les remords, et ces angoisses,^lj|s qu'insensées, ce ver qui jamais ne
dort, jamais ne meurt; ces pensées qui obscurcissent le juur et peu-
plent la nuit de fantômes, qui redoutent l'cdjscnrité et fuient la lu-
mière, qui circulent autour du cœur pal|diant et le déchirent sans
cesse... Ah ! que ne le consument-elles toul-.'i-fait !
Malheur à toi, cruel et impruilent pacha! en vain tu couvres la
tète de cendres, en vain tu prends le cilice de cette même main qui
fil périr Abdallah et Sélim. Que celte mai^arrache maintenant ta
barbe dans les accès d'un désespoir impimlanl : l'orgueil de ton
tœur, la fiancée promise à la couche d'Osman, celle que ton sult.m
n'eût pu voir sans la demander pour épouse, ta fille est mortel II
est tombé l'espoir de la vieillesse , le seul rayon du crépuscule «le
ta vie, des vagues d'Ilellé. El qui a pu éteindre ses rayons?... le
sang que tu as versé. Ecoule ! ii ee cri de loa désespoir : «Ma fdie.
w
où est-elle? » l'écho répond : « Où est-elle
XXVllI.
Dans cette enoeinle où des milliers de tombeaux brillent sous le
sombre abri du cypr?s, arbre qui dans sa tristesse est plein de vie
el ne se fane jamais, quoique ses branches et ses feuilles portent
l'empreinte d'une douleur élernelle. comme la douleur d'un pre-
mier amour malheureux... il est un lieu toujours flenii, même ilans
ce jardin de la niorl : une simple rose, douce et pâle, y répand son
éclat solitaire; si blanche qu'on la dirait plantée parla main du
désespoir; si faible que la moindre brise poiu-rait di.=pcrser ses pé-
tales dans les airs. Mais vainement elle est louriuentée par le froid
cl les orages; vainement des mains plus rudes que I haleine de I hi-
ver l'arrachent de sa tige : le lendemain la voit refleurir. Un génie
enilive la plante avec amour et l'arrose de ses larmes célestes; car
les vierges d'Ilellé le savent bien , cette fleur ne doit avoir rien de
terrestre pour braver ainsi le souffle flétrissant des tempêtes, cl
pousser toujours un nouveau boulon sans avoir l'abri d'un berceau,
pour n'implorer ni les ondées du printemps, ni les rayons de lel'v
Pour elle chante tojl le long des nuits un oiseau qu'on ne pe
voir, quoiqu'il soit peu éloigné : invisibles sont ses ailes aérienn'
mais douces comme la harpe d'une bouri sont ses notes sympathi-
ques et prolongées. Ce serait peut-être le bulhul (t); mai.-; quoique
mélancolique, la voix du bulbul na pas de tels accents; car ceux
qui les ont entendus ne peuvent quitter celle enceinte; ils errer'
de côté el d'autre, cl pleurent comme s'ds aiinau!nt en vain. I
pourlanl si douces sont les larmes qu'Us répandent, leur dnul
est tellement exempte de crainte, qu'ils ne voient qu'avec peine l.i i-
rore interrompre ce charme mélancolique, el qu ils voudrai* n' lo-
core prolonger leur veille et leurs larmes au son de ces naîls ei t.ims-
sanls accords. Mais (iès les premières rougeurs du matin, lamagii| i
mélodie expire. Quelques-uns môme ,tanl les doux rôves de la j-';i
ncsse nous abusent, mais qui aurait le cœur de les blâmer?), qni'l
ques-unsont cru que ces notes pénétrantes el graves ariicidaient I
nom lie Zideïka. C'est du faite des cyprès de sa tombe que résoni
dans l'air ce mol aux syllabes limpides; c'est sur son humble cou-
che virginale (pie la blanche rose a pris naissance On y avait placé
une table de marbre : le soir la vil posée, le matin ne la trouva plus.
Ce n'était pas un bras mortel qui avail emporté jusqu'au rivage ce
(I ) Nom persan du rossignol : les amours du bulbul el de la rose ont
été chantés par tes |ioèt(!s de l'Orient.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOllD BYIION.
monument profondément enfoui dans le sol ; car si l'on en oroit lus
léfrenrtps des bords d Hellé, on le trouva le lendemain sur la place
où Séljm était tombé. Là il est baifjné par les vagues bondissantes
qui ont refusé à ses restes une sépulture plus sainte. La nuit, dit-
on, on y voit se pencher une tète livide portant un turban ; et ce
marbre au bord de la mer est appelé l'Oreiller du Pirate. Au lieu
où on l'avait posé d'abord fleurit encore chaque matin la rosesoli-
lairc et baifinée de rosée, la rose pure, froide et paie, comme les
joues de la beauté qui accorde des larmes à ce Récit de douleurs.
FIN DE LA FIAXCÉE D'ABÏDOS.
jc^:iE3 «3-s:^'m..«:B~vu3EB..
Aucun souffle ne brise la vague qui se déroule sous le tombeau du
chef athénien : la pierre sépulcrale, blanche sur le promontoire,
salue la première le nautonnier à son retour vers le l'oyer domes-
tique et domine de loiu sur celte terre que Théraislocle sauva vaine-
ment. Quand verra-t-on revivre un héros tel que lui"?
Beau climat! où chaque saison sourit bienveillante à toutes ces
îles fortunées qui, vues des hauteurs du cap Colonna, réjouissent le
cœur et charment la .soliluder-jci l'Océan , sur ses joues marquées
de riantes fossettes, rcllécliit les teintes des montagnes et prêle leur
couleur aux vagues joyeuses qui lavent les rivages de cet Eden
oriental. Kt si parfois une biise fugitive vient rider le bleu crislal
des mers et bercer les rameaux des arbustes en fleurs, qu'il est bien-
venu ce doux zéphyr qui éveille tant de fraîcheurs et de parfums!
Ici, sur les rocs et dans les vallons, la rose, la sullane du rossi-
■ gnol, la fiancée pour laquelle il remplil les airs de ses mille chan-
sons, s'épanouit rougissante aux doux accents de son bien-aimé.
La reine du chantre ailé, la reine desjardins, respectéepar les vents
et les frimas, loin des hivers occidentaux , caressée par toutes les
bri.ses et toutes les saisons, en retour des doux sucs dont la nature
l'a nourrie, lui rend l'encens le plus pur et offre au ciel qui lui sou-
rit lliommage de .sa reconnaissance, ses brillantes couleurs et ses
soupirs eiiil)aumés. Ici Sont les mille fleurs de l'été; ici maint om-
brage appelle les amants... el mainte grotte, asile destiné au repos,
n'a que des pirates pour holes. La barque des corsaires, abritée
dans l'anse, épie au passage une voile pacifique, jusqu'à l'heure où
la guitare du gai matelot se fait entendre et où brillent les premiers
rayons de l'astre du soir; alors, glissant sur ses avirons amortis, à
l'ombre des rochers de la cote, le brigand nocturne s'élance sur sa
proie et change eu râles de mort les joyeuses chansons. Etrange aber-
ration ! que, dans ces lieux où la nature s'est plu à créer un séjour
digne des dieux, dans ce paradis où elle a réuni toutes ses grâces et
tous ses charmes, l'homme, épris de la destruction, vienne faire un
sauvage désert et fouler sous son pied brutal ces douces plantes qui
ne réclament même pas le travail de ses mains pour embellir sa re-
traite enchantée, et qui, dans leur doux langage, le prient seulement
de leur lais.ser la vie. Oui, étrange! que, dans un séjour de paix, les
passions viennent déployer leurs orgueilleuses fureurs, que la dé-
bauche et la rapine établissent leur sombre domination sur les rui-
nes de tant de beautés. On dirait que les esprits infernaux ont atta-
qué et vaincu lesséraphins.-etque les héritiers de l'enfer, libres enfin,
viennent siéger sur les trônes célestes : tellement ce théâtre est en-
. chanteur et l'ait pour toutes les joies ; tellement sont maudits les ty-
i rans qui le profanent!
Si vous vous êtes penché sur la face d'un mort, avant qu'un jour
i entier eût passé sur l'œuvre du trépas, première et sombre journée
j du néant, la dernière du danger et des craintes, avant que le doigt
r falal de la destruction eût effacé les lignes où survit la beauté;
vous avez admiré sans doule celle douceur angélique, ce repos plein
d'e.xiase, ces tiaits fixes mais sans rigidité qui dominent la placide
langueur des joues. Hélas ! sans cet œil irisli'ment voilé qui n a plus
ni feu, ni larme, ni sourire, sans ce front immobile et glacé, où la
froide apathie de la tombe épouvante celui qui le contemple, re-
doHiantJa contagion d'un sort dont il ne peut détacher sa pensée.
Oui, saiîs cet unique et infaillible indice, pour un moment, pour
une heure d'illusion, on pourrait douler de la puissance de la mort;
. topt il est beau, tant il est calme, tant il est empreint d'un cachet de
Ûouceur, ce premier et dernier aspect que révèle le trépas.
,Tel est le spectacle qu'offrent ces rivages : c'est la Grèce ; mais
non la Grèce vivante : froide mais charmante, belle dans la mort
•'' même, elle nous fait tressaillir; car l'àiue n'est plus là. Ses charmes
sont ceux du Ircpas, ces charmes qui ne s'enfuient pas avec le der-
nier soupir; sa beauté a celle fleur funéraire, celle teinte des portes
du tiimbeau, cette fugitive lueur de la pensée qui s'envole, celle au-
réole d'or qui plane sur un cadavre, ce rayon d'adieu du sentiment
qui s'éteint : étincelle de cette flamme, peut-être d'une céleste ori-
gine, qui éclaire encore mais n'échautle plus la demeure d'ai'gile
qu'elle a longtemps chérie.
Patrie des héros immortels, loi dont les plaines, les montagnes,
les cavernes même offrirent un asile à la liberté, ou une lombc à la
gloire! Ossuaire des vaillants et des forts! est-il possible que ce soit
là tout ce qui reste de toi ? Approche, esclave vil el rampant ; dis:
sont-ce làlesThermopyles"? Servile rejeton des hommes libres, ces
eaux bleues qui s'étendent autour de toi, ce rivage qu'elles baignent,
nomme-les-moi. C'est le golfe, ce sont les rochers deSalamine!
Lève-toi, et reprends possession de ces lieux illustrés par l'histoire ;
dégage des cendres tie tes pères quelques étincelles du feu qui les
animait : celui qui périra dans la lutte ajoutera à leurs noms un
nom redoutable aux tyrans et léguera à ses fils un espoir, une gloire
qu'ils défendront au prix de la vie : car la guerre de la liberté une
fois entamée, le fils y remplace son père sanglant, et après une suite
de revers le triomphe est certain. Sois-en témoin, ô Grèce ; ton his-
toire immortelle l'atleste à chacune de ses vivantes pages! Tandis
que les monarques ensevelis dans de poudreuses ténèbres n'ont
laissé qu'une pyramide sans nom, tes héros, quoique le temps ail ba-
layé la colonne qui décorait leur tombe, voient leur mémoire con-
sacrée par un monument plus grandiose, les montagnes de leur pays
natal : c'est là que ta muse montre à l'élranger les tumbeaux de ceux
qui né mourront jamais. Il serait long et bien triste de suivre cha-
cun de tes pas sur celte pente qui fa conduite de la splendeur à la
misère : il suffît de rappeler que nul ennemi du dehors n'a pu avilir
ton âme jusqu'à ce qu'elle se fût avilie par elle-même : oui, ce fut
cette dégradation, ouvrage de tes propres mains, 'qui fraya la route
aux traîtres et aux despotes.
Que trouve-t-il à raconter, celui qui foule mainteftant ton sol?
Plus de ces légendes des siècles passés, plus de ces trails héro'iques
qui élèvent le vol de la muse aussi haut que dans tes jours glorieux,
alors que chez toi l'homme était digne de la beauté du ciel. Sans
doute, tes vallées doivent toujours nourrir des cœurs magnanimes,
des âmes de feu capables d'inspirer à tes fils des actions sublimes ;
mais ils rampent maintenant du berceau à la tombe, esclaves... que
dis-je? serviteurs des esclaves, et insensibles à tout, si ce n'est aux
richesses que peut donner le crime. Souillés de tous les vices qui dés-
honoienl la portion de l'humanité la plus voisine de la brute, dé-
pourvus même des qualités du sauvage, n'ayant point parmi eux un
seul cœur vaillant el libre, on les voit cependant traîner de port en
port leur astuce proverbiale el leurs antiques fraudes. C'est là qu'on
retrouve le Grec subtil, encore renommé à ce titre età ce tilreseul.
En vain la liberie ferait un appel à ces cœurs façonnés à l'esclavage,
en vain elle voudrait relever ces lèles qui chérissent leur joug!
Mais c'est assez m'appesantir sur ce sujet douloureux : pourtant elle
sera bien triste aussi l'histoire que je vais raconter, et ceux qui la
liront peuvent m'en croire, quand je l'enteudis moi-même ce ne fut
pas sans larmes.
A l'horizon de la mer bleuâtre, domine l'ombre de noirs rochers.
Le pêcheur les prend de loin pour la barque de quelque pirate des
îles ou de la côte ma'inotc : craignant pour sa légère caique, il évite
l'anse voisine qui lui paraît suspecte : et quoique fatigué de son long
labeur et chargé à plein bord de son humide proie, il manie lente-
ment mais avec vigueur ses avirons dociles, jusqu'à ce qu'il ait at-
teint le refuge assuré de Port-Leone, où il entre guidé par la douce
lumière d'une belle nuit de l'Orient.
Quel est ce cavalier qui s'avance comme la foudre sur son noir
coursier aux rênes flottantes, aux sabots rapides? Le son des fers
retentissants éveille les échos des cavernes d'alentour qui rendent
bruit pour bruit, éclat pour éclat; l'écume qui sillonne les flancs de
l'animal ressemble à celle des vagues de l'Océan. Les vagues fati-
guées se reposent, mais elle ne connaît point de repos, l'âme du cava-
lier; et quoique pour demain une tempête se prépare, cette tempête
sera moins terrible que celle de ton cœur, ù jeune Giaour! Je ne te
connais pas; ta race, je la déteste : mais dans tes traits je reconnais
des indices que le temps n'effacera pas, qu'il rendra toujmjrs plus
frappants; ton front jeune et pâle, mais terni, porte l'empreinte de
farouches passions ; quoique lu eusses les regards baissés vers la
terre quand tu as passé près de moi comme un météore, j'ai bien re-
marqué ton œil fatal, et je te reconnais pour un de ces êtresqu'un
fils d'Othman doit tuer ou dont il doit fuir le contact. Il courait, il
courait, et mon regard élonné n'a pu s'empêcher de suivre sa fuite.
Bien qu'il m ait apparu comme le démon de la nuil, pour s'évanouir
aussitôt à ma vue, ma mémoire troublée a gardé son image, et long-
temps mon oreille a retenti du terrible galop de son noir coursier.
Ah! il pique encore sa monture; il s approche du roc escarpé qui se
projette sur les flots et les couvre de sou ombre : il galope et veut
pivoler à la hâte : le rocher va le délivrer de ma vue : car il est im-
portun pour l'homme qui fuit, le regard fixé sur ses traces, et toute
étoile lui paraît trop brillante. 11 va tourner le rocher! mais avant de
disparaître, il jette derrière lui un seul, un dernier regard . un mo-
ment il a retenu son coursier, un moment il a repris haleine en se
dressant sur ses élriers... Pourquoi regarde-t-il ainsi vers le bois
d'oliviers? Le croissant de la lune brille sur la hauteur, les lampes
de la mosquée jellent encore une clarté tremblante : quoique trop
éloigné pour que la détonation éveille ici l'écho, l'éclair des topliaï-
7B
LES VEILLÈRS LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
ques (Il aniiiinrc nil li'in lo zMe rcli^'icux des musulman!). O soir
Mcniiclie le (jprnicr sdloil du Rhamar.Hii ; oc soir ronimcnco la fêle
du Baïram; ce soir... Mais qui cs-lii, vovapi-ur h la muniuro élran-
gc're cl au fnml farouche? cl que foni louies ces choses h loi cl aux
tiens pour que tour-h-tour lu t'arriMes et Ui fuies de la sorle. ?
Il s'est arrflé! la terreur se peint sur ses traits, mais bientiM l'ex-
pression de la haine la rempliiri'. O n'est pas la roiiKciir smidaine
d'une colère fugitive ; c'est la p;\leur du marbre de la tombe, (|iii rend
plus lugubre encore son nspeci ténébreux. Son front s'abaisse ; son
œil se glace. Il lève un hr.is inenarant; il agite sa main en l'air avec
un geste farouche : il semble hésiter un moment s'il doit retourner
en arrière ou continuer sa cour.se. Impatient de ce délai, son cour-
sier noir comme l'aile du corbeau a henni : alors la main du cavalier
s'abaisse et saisit la poignée de .son épée : ce hennisseinenl a inter-
rompu son révcsans sommeil, comme on s'éveille en sursaut au cri
de la chouette. L'éperon a sillonné les flancs du cheval. Eu avant!
en avant! il s'agit delà vie. Rai)ide comme le djerrid dans l'air, le
coursier Iréniissanl s'élance sous l'aiguillon qui le presse
Knlin , il a doublé le rocher, et le rivage ne retentit plus du ga-
lop sonore ; on ne voit plus la figure hautaine du chrétien Un seul
instant, il avait retenu les rênes de son fougueux coursier barbe ;
un seul instant il s'était arrêté, puis il avait piqué des deux, comme
s'il était poursuivi par la mort ; mais durant cet intervalle si court,
des années de souvenirs, ressurgissant tout-à-coup , avaient réuni
dans une seule goutte du fleuve du temps toute une vie de misère et
de crime. Pour un cœur en proie à l'amour , à la haine ou à la
criiinle, un semblable moment réunit tout un passé de douleurs :
que devait-il donc sentir alors, relui qui était à la fois accablé de ces
trois tortures de l'âme ' Cette pause pendant laquelle il méditait sur
son destin, qui pourrait en calculer la durée? Presque impercep-
tible dans le temps réel, c'était une éternité pour sa pensée : car
infinie comme res;'ace, la pensée fille de la conscience peut con-
tenir en elle des douleurs sans nom, sans espoir et sans ternie.
L'heure est passée ; le Giaour a disparu ; a-t-il fui ou succombé?
Maudite soit celte heure témoin de son arrivée et de son départ!
Fléau envoyé pour les péchés d'Hassan, il a changé un palais en
tombeau ; il est venu, il est parti comme le Simoun, ce messager de
mortel de soufl'rance, dont le souffle dévastateur fait mourir jus-
qu'au cyprès lui-môme, jusqu'à cet arbre si triste quand les autres ont
quitté leur deuil, le seul qui pleure toujours sur les morts.
Le coursier a disparu de l'étable; on ne voit plus d'esclaves dans
la demeure d'Has.san ; l'araignée solitaire y file sa toile grisâtre qui
s'étend lentement sur les murs ; la chauve-souris fait son nid dans
les appartements du harem ; et le hib«u s'est installé dans le phare
de la cilailelle. Les chiens affamés et devenus sauvages viennent
hurler sur les bords de la fontaine qui trompe leur soif; car la source
a fui de son lit de marbre couvert de poussière et de ronces. Qu il
était doux autrefois d'y voir les eau.\ joyeuses s'élancer en filets d'ar-
gent, se jouer en capricieux détours et combattre l'aridité du midi,
en répandant par les airs une douce fraîcheur et sur le sol d à
l'enloiir une verdure luxuriante. Qu'il était doux, la nuit, quand
le ciel étoile brillait .sans nuages, de contempler les flots de celte
lumière liquide et d'écouter son mélodieux murmure. Combien de
fois dans son enfance Hassan n'a-l-il pas joué sur les bords de celle
cascade! Combien de fnissiir le sein dune mère cette harmonie na-
t-ellc pas bercé .son sommeil ! ("ombieu de fois encore, aux jours
de sa jeunesse, Hassan n'a-t-iljias écouté près de cette fontaine les
chants de la beauté dont la mélodie semblait prendre un nouveau
charme en se mêlant à celle des flots! Mais sa vieillesse ne viendra
lias, à l'heure du crépuscule, cherclier le repos sur ces bords autre-
fois chéris : la source est tarie... le sang qui animait son cœur est
épuisé, et nulle voix humaine ne fera plus entendre ici aucun ac-
cent de fureur, de regret on de joie. La dernière el triste mélodie
qui .s'est élevée sur l'aile de la brise était le chant lugubre des fu-
nérailles : depuis qu'elle a cessé, tout est silencieux. On n'cnlend
d'autre bruit que celui de la jalousie qui bat sous l'effort du vent :
que l'ouragan mugisse, que la pluie ruisselle ; nulle main ne vient
la rattacher. Dans les sables du désert, le voyageur .«e réjouit de
trouver les moindres traces du passage des hommes : ainsi dans ces
lieux, la voix même de la douleur éveillerait un écho consolateur
qui semblrrail nous dire : « Tous ne sont pas partis : la vie est en-
core ici. quoique dans un seul ôire plaintif. » Car il y a dans ce pa-
lais bien des chambres dorées qui ne sont point faites pour la soli-
tude : dans l'intérieur, la ruine n'a poursuivi que lentement encore
son travail rongeur : ses efl'orls se sont accumulés sous le portique,
où le fakir lui-même ni le derviche errant ne s'arrêteront plus, car
l'hospitalité ne leur lend pas la main : le voyageur fatigué n'y vien-
dra plus bénir en les partageant le pain et le sel, ces emblèmes sa-
crés. La richesse et la pauvreté passeront également ici insoucieuses
et non remarquées; car au sein de ces montagnes, la bonté, la pitié,
sont mortes avec Hassan. Son toit, abri si fréquenté, n'est plus que
le repaire de la désolation et de la faim. Les hôtes n ont plus d'asile ;
(1) Mousquet turc.
les vassaux plus de travail, depiis que son lurban a été percé par In
glaive de l'infidèle.
J'entends des pas qui s'avancent ; mais pa< une voix ne frappe mon
oreille; le bruit est proche... j'aperçois di-s turbans, des yatagans
dans leur fourreau d'argent : à la tête de la troupe est un émir re-
connaissable à la couleur verte cle s;i robe; n Holà' qui es-tu? —
Ce respectueux salem le réponil que j'appartiens à la foi musul-
mane... Le fardeau que vous port»z semble ré'darni'r tous vos soins,
et sans doute c'est un objet de iirix : mon humble barque s'olTre
avec joie pour le prendre — C'est uicn parlé: démarn' ton esquif, et
éloignons-nous de ce rivage silencieux... Non , ne dép|.,ie point ta
voile ; rame en rasant la côte et jusqu'à mi-chemin de ces rochers,
où l'eau dans son étroit canal dort sombre el profonde. Arrête-loi...
là... bien travaillé! Notre course a été rapide; et pourtant c'est le
plus long voyage, certes, qu'une des....
Le fardeau plongea et s'enfonça lenlement, et la vague aupara-
vant paisible clapota jusi|u'au rivage Je suivis l'objet du regard ;
il me sembla qu'un mouvement étrange agitait en ce momeiil l'onde
troublée... Ce n'était sans doute qu'un rayon de lumiêri- nui se jouait
sur le cristal liquide. Je regardai la cho.se qui s'afl'aibiissail à ma
vue, comme un caillou qui diminue de volume en tomb.uit au fond :
toujours de moins en moins visible , ce ne fut bientôt plus qu'une
petite tache blanche qui brillait au fond des coux ; el enfin elle
disparut tout-à-fiit. Kl le secret de ce fardeau alla dormir au fond
de i Océan, connu seulement des génies de l'abiine. qui, tremblants
dans leurs grottes de corail, n'osent même par un murmure le ré-
véler aux vagues.
Dans les prés d'émeraudé de la belle Cachemire, le roi des papil-
lons de l'Orient, s'élevant sor ses ailes de pourpre, invite un enfant
à le poursuivre : il le conduit de fleur en fleur ; et après une course
longue et fatigante, tniu-à-coup l'insecte ailé élève son essor et lais.se
le jeune cliassi-ur li;iletant et désolé ; ainsi la beauté, avec des cou-
leurs aussi brillantes, des ailes aussi capricieuses, iriim|ie une autre
enfance moins jeune : poursuite pleine de vaines cspér.mces et de
craintes non moins vaines, que commence la Tilic et qui se termine
dans les larmes I Le papillon el Ife jeune fille, s'ils se laissent saisir,
ont à craindre des maux pareils: une vie de douleurs, le trouble de
l'âme, leur sont infligés par les jeux de l'enfinl ou les caprices de
l'homme . le charmant jouet recherché avec lant d'ardeur a pe:du
tout son charme par la seule conquête , car chaque atteinte pour
l'arrêter a flétri ses plus délicates nuances, el enlin sa beauté, ses
couleurs étant anéanties, il n'a plus qu'à tomber à terre ou à s'en-
vider seul. Les ailes déchirées, le cn-iir saignant, où reposera la pau-
vre victime? Le papillon mutilé pourra-l-il encore voltiger de la
tulipe à la rose? La beauté déiruiti; en un instant trouvera- l-elle
encore le repos dans son asile profané ? Non : des insectes plus heu-
reux en passant près de là n'abaissent jamais le vol de leurs ailes
sur celui qui meurt ; jamais de beaux yeux n'ont montré de pitié
pour une chute autre que la leur • ils ont des larmes pour toutes les
peines, mais non pour celles d'une sœur qui a failli.
L'âme qui médite sur ses douleurs coupables el qui s'irrite jusqu'à
la démence est [lareille au scorpion que le feu environne. Le ci-rcle
se rétrécissant à mesure que le brasier s'anime, la flamme serre de
plus en plus prèsleiualheurcux captif, jusqu'à ce que, déchire inté-
rieurement par mille tortures, il recoure à sa triste el seule ressource,
le dard qu'il aiguisait pour ses ennemis; ce dard, dont jamais la bles-
sure n'a été vainc, et qui par une seule soutl'rance guérit toutes les
autres, son désespoir le tourne contre lui-même. Ainsi les sombres
pensées peuvent être anéanties dans l'â^e après avoir vécu comme
le scorpion dans un cercle de feu ; ainsi se torture le cœur que le re-| !
mords consume, incapable de vivre sur la terre, exclu du ciel : au- '
dessus de lui les ténèbres . au-dessous le désespoir, à lentour des
flammes el au dedans la mort !
Le sombre Hassan fuit son harem; ses yeux ne s'arrêtent plus
sur les charmes de la beauté; la chasse, aulrefiis né-'ligée. occupe
aujourd'hui tous ses instants, et néanmoins il n'éprouve aucun des
plai>irs du chasseur. Hassan ne fuyait p.is ainsi .son harem lorsque
Leïla l'habitait... Kst-ce donc que Leïla ne l'habite plus? Le seul
Hassan pourrait le dire Des bruits étranges ont circulé dans la ville :
quelques-uns disant qu'elles'cst enfuie l>' dernier soir du Hhamazan, j
à I heure où des milliers de lampes brillant sur chaque minaret an-
nonçaient à l'immense Orient la fête du Boïram. C'est alors qu elle
sortit comme pour se rendre au bain où Hassan furieux la fil vaine-
ment chercher : car elle avait échapné à la rage de son maitre sous
le costume d un page géorgien, el à l'abri de ses alteinies elle l'avait
outragi- eu se livrant au perfide Giaour. Ha^^saii avait déjà eu quel-
ques siiiipçnns, mais linlidèle se niontraii si tendre el lui parai.ssail
si belle qu'il n'iivail pas voulu croire à celle trah son d'une e.<clavc
qui eùl mérité la mort ; ce même soir il s'était rendu à la masque»
et ensuite à un festin qu il donnait dans son kiosque.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
Tel est le compte que rendirent les esclaves de Nubie, qui avaient
fait assez ncgligcnimciil leur devoir; mais d'autres racontèrent que
celle même nuit, à la lumière incertaine de la pâle Phiiigari, le
Giaour avait été vu puidant sur le rivage son coursiei- d'ébène dont
il faisait saigner le flanc, mais seul et sans jeune fille.
Il serait impossible de décrire le cbarrae de ses beaux yeux noirs :
mais regardez ceux de la gazelle, et vous en aurez une idée : les
siens étaient aussi grands, aussi profonds et languissants, mais l'àme
brill:iit dans chacune des étincelles qui jaillissaient de dessous la
paupière, brillantes comme le diamant de Djemschid. Oui, lame!
et dût notre prophète assurer que ce corps magnifique n'était qu'une
argile animée par Allah, je soutiendrais le contraire, quand môme
je serais sur le pont d'AI-Sirat, qui tremble au-dessus d'une mer de
feu, regardant en face le paradis et toutes les houris qui m'appellent.
Oh ! en lisant dans les regards de Le'ila , quel musulman aurait pu
croire encore que la femme n'est qu'une vile (loussière, un jouet ma-
tériel desiiiié aux plaisirs d'un maître? Les muftis qui l'auraient
contemplée auraient reconnu dans son regard une flamme immor-
telle ; ses joues avaient l'incarnat toujours nouveau de la fleur du
grenadier; quand au milieu de ses feraiiies, qu'elle dominait toutes,
elle dénouait dans les salles du harem sa chevelure flexible comme
les tiges de l'hyacinthe, les tresses de sa coiffure balayaient le marbre
sur lequel ses pieds brillaient plus blancs que la neige des monta-
gnes avant qu'elle ait quitté le nuage paternel et que le contact d3
la terre ait altéré sa pureté. Comme le cygne glisse majestueusement
à la suifaee des eaux , ainsi se mouvait sur le sol cette fille de la
Circassie, le beau cygne du Franguestan. De même que le noble
oiseau, effarouché par les pas d'un étranger foulant les bords de
son humide domaine, lève une tête superbe et bat les vagues de
son aile orgueilleuse ; ainsi se dressait et plus blanc encore le cou
de la belle Leila , ainsi elle s'armait de sa beauté contre un regard
importun , jusqu'à ce que le présomptueux eût baissé les yeux de-
vant ces charmes qu'il admirait. Avec tant de grâce et de dignité,
elle n'avait pas moins de tendresse pour l'ami deson cœur; mais cet
ami... sombre Hassan, quel était-il? Hélas ! ce nom ne t'était pas dû.
Le sombre Hassan s'est mis en voyage : vingt vas.=aux forment sa
suite, tous armés, comme il convient à des hommes, d'une arquebuse
et d'un yatagan: le chef à leur tête, équipé en guerre, porte à son
côté le cimeterre qu'il teignit du plus pur sang des Arnautes, le
jour où ces rebelles ayant osé lui disputer le passage du défilé de
Parna, il n'en resta que bien peu pour aller raconter aux leurs ce
qui s'était'passé dans cette rencontre. Les pistolets passés dans sa
ceinturesont ceux que portait autrefois un pacha, et bien qu'ils soient
enrichis de pierreries et garnis d'or, l'œil du brigand craindrait de
s'arrêter sur eux. On dit qu'il va chercher une fiancée plus fidèle
que celle qui a quitté sa couche, que cette perfide esclave qui s'est
enfuie de son harem... et pour qui? pour un giaour!
Les derniers rayons du soleil s'arrêtent sur la colline et brillent
dans les flots du ruisseau, dont les eaux fraîches et limpidi's sont
bénies du montagnard. Ici le marchand grec attardé peut goûter ce
repos qu'il chercherait en vain dans les villes où le voisinage de ses
maîtres le fait trembler pour son secret trésor. Ici il peut dormir en
paix, sans être vu de personne; lui qui dans la foule est un esclave,
au désert il se trouve libre : il y peut remplir d'un vin défendu la
coupe qu'un musulman ne doit pas vider.
Un Tartare remarquable par son bonnet jaune marche en tête
et se trouve à la sortie du défilé ; tandis que le reste de la troupe
forme une longue file qui suit lentement les détours du passage. Au-
dessus d'eux s élève la cime de la montagne où les vautours aigui-
sent leur bec affamé, et peut-être se préparera-t-il cette nuit pour eux
un repas qui les fera descendre de leur repaire avant les premiers
rayons du jour. Sous les pieds des voyageurs, une rivière tarie par
les rayons de l'été a laissé son lit à sec et uu, sauf quelques brous-
sailles qui pointent pour mourir bientôt. Aux deux côtés de la roule
on voit quelques fragments épars d'un sombre granit que le temps
ou les orages ont détachés des pics cachés dans les nues: quel mor-
tel a jamais vu à découvert le sommet du Liakura?
montagneux abri. Seul le sombre Hassan dédaigne de descendre de
son coursier et continue sa course ; mais les coups de feu tirés en
tête lui démontrent bientôt que les brigands se sont emparés de la
seule issue par laquelle leur proie pourrait leur échapper. Alors sa
barbe se hérisse de courroux, et ses yeux lancent un éclat plus ter-
rible : « Que leurs balles sifflent de près ou de loin ; j'ai échappé à
des rencontres plus terribles que celle-ci. »
En ce moment l'ennemi quitte les rochers qui le couvraient et or-
donne aux voyageurs de se rendre ; mais le regard et la parole d'Has
San sont plus redoutés des siens que le glaive des assaillants, per-
sonne ne dépose la carabine ou le yatagan et ne pousse le cri du
lâche : «Aman! » Les derniers des brigands ont quitté leur em-
buscade et tous réunis se rapprochent de plus en plus; plusieurs
sortent à cheval du bosquet de pins. Quel est celui qui les conduit
tous, tenant uneépée de forme étrangère qui étincelle dans sa main
sanglante? « C'est lui ! c'est lui! je le reconnais maintenant : je le
reconnais à son front pâle et à ce regard funeste qui l'aide dans ses
trahisons; je lereconnaisà sa barbe noire comme le jais : le costume
d'un Arnaute qu'il a revêtu, apostat de sa vile croyance, ne le sau-
vera pas de la mort : c'est lui ! sois le bienvenu à toute heure, amant
de la perfide Leïla, Giaour trois fois maudit! »
Quand un fleuve roule jusqu'à l'Océan l'impétueux torrent de ses
noires ondes, souvent ou voit les vagues de la mer lui opposer une
force égale, et s'élevant fièrement en colonne azurée faire remonter
bien loin le courant parmi les flocons d'écume et les flots furieux
qui s'entrechoquent tourbillonnant sous le souffle de l'hiver : d'hu-
mides éclairs brillent à travers une étincelante fumée; les eaux mu-
gissent comme le tonnerre et se précipitent avec une formidable vi-
tesse sur la côte qui brille et s'ébranle sous le choc. De même que
ces deux courants se lancent l'un contre l'autre avec une fureur in-
sensée ; ainsi se joignent les deux troupes que de mutuelles injures,
leur destin et leur rage poussent toutes deux en avant. Leeliquefis des
sabres qui se heurtent et s'ébrèchent, les détonations lointaines ou
rapprochées qui résonnent à l'oreille assourdie, le projeclile mortel
qui siffle dans l'air, le choc des combattants, leurs cris, les gémisse-
ments des blessés, tous ces bruits se répercutent le long de la vallée
mieux faite pour retentir des chants des bergers. Quoique les com-
battants soient peu nombreux, celte lutte est de celles dans lesquelles
on n'accorde ni ne demande la vie. Ah! elle est énergique l'étreinte de
deux jeunes cœurs qui se prodiguent de mutuelles caresses; pourtant
jamais, pour s'emparer de tout le bonheur que la beauté lui accorde
en soupirant, jamais l'amour n'aura la moitié de la fureur que mon-
tre la haine dans le mortel embrassement de deux ennemis achar-
nés, quand, se saisissant au milieu de la mêlée, ils enlacent leurs
bras dans une étreinte que rien ne pourra dénouer. Non! des amis
se rencontrent pour se séparer bientôt ; l'amour se rit des nœuds
qu'il a formés; mais quand de véritables ennemis sont une fois
réunis, ils le sont même dans la mort.
Son cimeterre, brisé jusqu'à la garde, dégoutte encore du sang
qu'il a répandu; sa main, séparée du poignet, serre convulsivement
ce glaive qui a trahi son courage; son turban, fendu à l'endroit le
plus épais, a roulé loin de lui ; sa robe flottante est hachée de coups
de sabre et rouge comme ces nuages du matin, qui, rayés de lignes
sombres, annoncent une tempête pour la fin du |oui-; chaque buis-
son ensanglanté porte un lambeau de son châle aux couleurs splen-
dides; sa poitrine est couverte d'innombrables blessures: enfin, couché
sur le dos, la face vers le ciel, gît le malheureux Hassan, tournant en-
core vers l'ennemi ses yeux tout grands ouverts, comme si sa haine
inextinguible eût survécu à l'heure qui avait fixé son destin. Sur lui se
penche son en nemi avec un front aussi sombre que celui du cadavre.
« Oui. Leïla dort sous la vague ; mais lui, il aura une tombe san-
glante : l'âme de Leïla dirigeait l'acier qui a percé le cœur de son
meurtrier. Il a invoqué le prophète ; mais Mahomet a été impuissant
contre la vengeance du Giaour : il a invoqué Allah, mais sa voix
n'a pas été écoutée. Insensé musulman! le ciel pouvait-il exaucer ta
prière, toi qui as été sourd à celles de Leïla? J'ai épié l'occasion
propice; j'ai fait alliance avec ces braves pour surprendre le traître
à son tour : ma rage est assouvie; l'acte est consommé, et mainte-
nant je pars... mais je pars seul.
Ils atteignent enfin le bosquet de pins. « Bismillah! Maintenant
le péril est passé ; car sous nos yeux voici la plaine découverte et nous
. pourrons presser le pas de nos coursiers. » Ainsi parle un des guides,
et au même moment une balle siffle à ses oreilles et le Tartare de
l'avant-garde a mordu la poussière. Prenant à peine le temps de re-
tenir les rênes, les cavaliers s'élancent à terre d'un seul bond- mais
trois d'entre eux ne se remettront jamais en selle : l'ennemi qui les
a frappes est invisible, et c'est en vain que leur mort demande ven-
geance (luelqnes-uns, le cimeterre au poing, la carabine armée,
s'appuient sur le harnais de leurs chevaux dont le corps leur fait un
rempart ; d'autres se réfugient derrière les rochers les plus voisins
pour y attendre l'attaque; car ce serait une vaine bravade de rester
exposés aux coups d'un eonemi qui n'ose point quitter lui-même son
On entend tinter les sonnettes des chameaux qui paissant dans la
plaine : la mère d'Hassan regarde à travers les jalousies; elle voit la
rosée nocturne descendre en gouttes élincelanles sur le vert pâtu-
rage; elle voit les étoiles qui commencent à scintiller : « Voici venir
le soir : sans doute le cortège n'est pas loin. » Elle ne peut rester
dans le pavillon du jardin ; mais elle monte à la plus haute tour et
s'approche delà fenêlre grillée. « Pourquoi ne vient-il pas? sescour-
siers sont légers et ne craignent pas la chaleur de l'été. Pourquoi le
fiancé n'envoie -t-il pas les présents qu'il a promis? Son cœur est-il
plus froid, ou son cheval barbe moins rapide? Ah! j'ai tort de lui
faire ces reproches 1 Voici un Tartare qui a gagné le sommet des
montagnes voisines et qui d'un pas prudent en descend la pente ;
maintenant il suit la vallée : il porte à l'arftpn de sa selle les pré-
LES VEILLÉES LnTl':UAII!l.S Il.l.l ISTHMES.
si'iils iillciidus. . coniniciii ai -je accusé sa lenteur? mes largesses le
récinnjicnscroiit de son emiiresseincnl et tir ses falÏKiics. »
l,e T;irl;ne iiiel picil h terre h la porte du eiiAleau, mais il sem-
ble avoir peine à se snulcnir : se» trails rembrunis ont u» air
abattu : ce ne peut Ctreseulcmenl de la raliguc. Ses vftlcmenlssoiit
lacliés de sant; : tout ce sang ne peut pro\enir des (lancs de son
coursier. Il lire de dessous son xi'yiemeiit le «aKc qu'il apporte.....
Arif-'i' de la mort I c'est le turban d'Hassan tout fendu eu deux ; c'est
la calolle de fer brisée... son caflaa rou^e de sang. « Femme 1 Ion
Ills a épousé une terrible liancée : les meurtriers m'ont épargné,
moi, nun par merci . mais pour l'apporter ce don. l'aix an brave
dont le snng a coulé I Jlallieur au Giaour: le crime est de lui I »
Un turban sculpté dans la pierre la plus commune, une colonne
(juc dominent d'épais buissons de ronces , cl sur la(|uelle ou peut h
peine lire aujourd'hui le verset du Koran gravé sur la demeure des
morts ; voilà ce oui indique, dans le délilé solitaire , la place iiù
llai^.san est tombe. Là dort un des meilleurs musulmans que l'on vil
jamais (léebir le genou à la SIecquc , repousser la coupe défendue,
01, à elia(iuc appel solennel du muex/in , prier la face tourhée vers
le s.iiiil lond)eau. Il tomba cependant sous les coups d'un étranger
l'i au sein de sa terre natale, et mourut les armes à la main. Son
irépas est resté sans vengeance , du moins sans vengeance san-
glante; mais les vierges du Paradis s'emiiresscnt de l'accrtcillir
dans leurs demeures, et les yeux noirs et brillants des liouris lui
souriront à jamais. Elles s'avancent agitant leurs verts tissus de
gaze el leurs baisers viennent saluer le brave! Quiconque tombe
en combattant l'iulidiiie est digne de l'iminortcl séjour.
Mais toi. perfide Giaour, tu le tordras sous la faulx vengeresse de
Moiikir, el tu n'éfbappcras à ce sup|)liee que pour aller errer au-
tour du tronc d'Eblès : là, un fou inextinguible entourera, péné-
Irera ton cœur ; et aucune oreille ne pourrait entendre, aucune
langue ne |)cut exprimer les tortures de cel enfer intérieur. Mais
d'abord ton cadavre, arraché de la tombe, sera renvojé sur la ferre
avec la ])uis$ance hideuse d'un vampire, pour apparaître, spectre
horrible, aux lieux de ta naissance, et l'y nourrir du sang de toute
la race. Là, vers l'heure de minuit, lu viendras boire la vie de ta fille,
lie la sœur, de ta femme, en déteslant toi-même l'horrible aliment
dont tu dois gorger ton cadavre vivant et livide; tes victimes,
avant d'expirer, le reconnaiiront dans le démon qui les lue : elles
te maudiront et tu les maudiras, en voyant les fleurs se flélrir sur
leur lige. De tous les ôiresqui doivent périr i)ar tes crimes, un seul,
le plus jeune, le plus aimé de tous, te bénira en te disant : « Mon
père! » Ce mol te brûlera le C(Eur, cl pourtant il faudra que tu
achèves la lâche , que tu épies la dernière rougeur sur .sa joue, la
dernière étincelle dans ses yeux, que tu voies un dernier regard
limpide se glacer dans sa prunelle mourante : alors, d'une main .sa-
crilege, lu arracheras celle blonde chevelure : vivant, tu en portais
une boucle, gage de la plus tendre affection; mais maintenant, lu
la garderas avec loi comme un monument de Ion agonie. Tes
dents grinçantes et tes lèvres convulsives, toujours humectées, dé-
goutteront du plus pur sang de tous les liens. Alors va le renfermer
dans ta tombe lugubre ; \a cuver ta rage avec les Goules el les
Afriles qui reculeront d'horreur en contemplant un spectre encore
plus odieux qu'eux-mêmes.
« Comment nommrz-vous ce caloycr solitaire ? Je pense avoir
déjà vu ses traits dans ma terre natale : il y a tien des années que,
pa.s,eant sur un rivage désert, je l'ai vu presser les flancs du cour-
sier le plus rapiile qui jamais ait servi l'impatience de son cavalier.
Je n'ai vu sa flfriirc qu'une fois ; mais elle portail l'empreinte de tels
tournionts intérieurs , que je ne puis la meconnaîiro à celte seconde
rencontre : la même liistesse sombre y respire encore : il semble
que sur ce front la mort a mis son cachet.
— Il y aura cet été six ans cju'ila fait sa première apparition parmi
n'os frères, et il a voulu habiter ici pour expier quelque noir for-
fait ipi'il n'a point révélé. Mais on ne le voit jamais s'agenouiller
pour les prières du soir ni devant le tribunal de |(énitence : il ne
s'unit pointa nous quand l'encens ou les cantiques s élèvent vers
le cirj : iii.iis il reste seul, méditant dans sa cellule. Sa foi et sa
race mms scmt inconnues. Venu des pays mahomolans, il a débar-
nué sur Uns cotes : il ne semble jias, toutefois, appartenir à la race
(rothman, cl ses traits annoncent un chrétien. J'inclinerais à voir
en lui un malheureux renégat, repentant de son abjuration, s'il
n'évitait point nos sainis autels, sil participait au pain et au vin
consacrés. Il a fait de grandes largesses à notre monastère el s'esl
ainsi .issuré la faveur de l'abbé : pour moi, si j'étais prieur, je ne
soulTrirais pas ici cel étranger un jour de plus, ou je le renferme-
rais pour toujours dans la cellule de pénitence. Dans ses visions, il
parle soiivoiit de jeunes lilies ensevelies dans la mer, de sabres qui se
lu'iirtenl.d onncmisen l"iiile,vd'oulrai,'es vengés, dun musulman expi-
ranl. On la vu s'asseoir seul an soinnu-l dune falaise, el là s'imaginer
qu'une main sanglante, ncmv elli-inent coupée el visible pour lui seul,
venait lui montrer sa tombe et l'inviter à se jeter dans les floU.
«' Le regard qui brille «ous son brun capuchon csl sombre cl n'ap-
partient poinl a la terre : son passé se révèle Irop clairement dans
la flamme de son œil dilaté ; à travers les changemcnls de ses
nuances indisiifletes . cel a-il épouvante quelquefois l'élranger , car
on y lit clairement l'axccndant inexplicalde, mai» incontesté, d'un
esprit que rien ne domptera jamais, l'arc'il à l'oiseau qui ébranle
seji ailes sans pouvoir fuir le serpent qui le fascine, on tremble dc-
vaiil son regard , mais on n'en peut rompre l'insupportable in-
fluence. Chacun de nos frères , quand il le rcruontre seul , scnl un
ed'roi soudain cl un besoin de se rclircr, comme si ces yeux cl ce
sourire amer répandaient autour de lui les terreurs el la trahison.
C'est rarement, d'ailleurs, qu'il daigne sourire, el quand il le fait,
il semble 80 railler de sa propre .souffrance, tant sa lèvre p.Ue se re-
lève ironique cl tremblante 1 Mais bientôt celle lèvre redevient im-
midiilo el semble fixée pour rélernilé, comme si la douleur ou le
dédain lui défendaient tonte nouvelle faiblesse. Que n'en est il
ainsi I Ce riro sépulcral ne saurait provenir dune véritable gailé.
Mais il serait plus triste encore de chercher à deviner quels senti-
ments se siml peints autrefois sur ce visage : le temps n'en a pas
encore lellemenl fixé les traits qu il n'y reste quelques indices de
bien mêlés avec le reste; des nuances encore perceptibles révèlent une
(Ime que ses crimes n'ont poinl cnlièremenl dégradée. Lu vulgaire
n'y voit que la marquesonibre d'actes coupables el deleur justecbi-
tiiiient; mais un observateur moins superficiel y reconnaît une .Irae
noble, une illuslre origine: deux dons, hélas ! qui ont été vains,
puisque la douleur cl le crime les ont souillés; mais ils n'appar-
tiennent pas à des êtres vulgaires et leur cachet inspire toujours un
senlimenl de respectueuse crainte. Une chaumière à demi dé-
truite allire à peine le regard du voyageur : mais la lour ballue par
les assauts cl la tempête . taul qu'un seul de ses créneaux est en-
core debout, attire et fixe l'allenlion : ces arches couvertes de
lierre, ces piliers isolés parlent encore d'une gloire passée.
«Sa robe floilante se glisse lentement le long des colonnes du
cloîlrc : nous ne le voyons qu'avec terreur conleinplcp d'un air
sombre nos pieuses cérémonies. Mais quand les hymnes saints fonl
iclcnlir le chœur, quand les moines s'agenouillent, alors il se re-
tire : à la liKur d'une torche vacillante, on le voit deboul sou» 1"
porche où il reste jusqu'à la fin de l'office, écoulant les prières m
n'en répétant aucune. Voyez... près de ce mur à demi éclaii
son capuchon est rejeté en arrière, ses cheveux noirs retombent en
désordre sur son front pùle, auquel la Gorgone semble avoir cédé
ses plus terribles serpents : car, ayant pris d'ailleurs noire costume,
il dédaigne en cela seul la règle du couvent et laisse aux boucles de
sa chevelure cette longueur profane. Son orgueil el non sa piélé
comble de riches présents un temple qui n'a jamais entendu ses
prières. Observez-le lorsque le chœur élève vers le ciel sa puissante
harmonie : toujours cette joue livide, celle immobilité de marbre,
celle alliludc de défi el de désespoir! 0 bienheureux François,
daigne l'éloigner de ton sanctuaire, car il est à craindre que l;i co-
lère divine ne se manifeste ici par quelque signe épouvantable Si
jamais un mauvais ange a revêtu la figure humaine, tel il parut sang
donlo : Par loules mes espcranccs de pardon, un lel aspect n'appar-
tient ni à la terre ni au ciel. "
Les cœurs tendres sont enclins à l'amour, mais trop timides pour
accepter les douleurs, pour faiblir, pour braver le dé.scspoir. ils ne
se (lunneul jamais à lui lout enliers. Des âmes fortes peuvent seules
ressentir ces blessures que le temps ne guérit pas. Le métal grossier
.sortant de la mine doit passer par le feu avant d'être susceptible de
poli : plongé dans la fournaise, il se fond el devient ductile sans
changer de nature : alors trempé pour les besoins ou les caprices de
l'homme, il deviendra un instrument de salut ou de mort, une cui-
rasse pour proléger son sein, une épce pour percer son ennemi:
mais si l'acier prend la forme d'un poignard, malheur à qui en ai-
guise la pointe! Ainsi le feu des passions, les séductions de la f'iume
peuvent modifier el apprivoiser une ûme forte; celle âme en reçoit
sa forme cl sa destination, elle demeurera telle qu'elle aura été faite,
cl avant de la plier dans un autre sens... on la -briserait.
Lors(]u'après la douleur on trouve la solitude, le soulagement qu'on
en éprouve est faible: le cœur vide el désolé bénirait une angoi---
qui viendrait l'occuper. Nos scnlimenU veulent être partagés :
bonheur même n'est que peine s'il faut en jouir seul, el le cœur c,
reste ainsi dépourvu de sympathies doit cheiflier enfin un refuge...
dans la haine. Tels seraient les trépassés s ils sentaient le ver froid
rampant sur leurs membres, s'ils frémissaient au contact de linsecte
immonde qui \ icnt les ronger pendant cet alTreux somiiieil, s^iis pou-
voir écarter les convives glacés qui se nourrissont de liiiir argile; lel
serait l'oiseau du désert qui s'ouvre lui-même les eiilrailles pour
calmer la faim de ses petits, et qui ne regrette pas la vie qu'il fait
passer de ses veines dans les leurs; lel il serait, si, après avoir dé-
chiré ce sein maternel, il trouvait son nid vide el ses nourrissons
envolés. Oui, les plus vives soufT'ances que le malheureux puisse en-
durer sont un ravissemeut ineffable , comparées u ce vide alTreux,
ŒUVRES COMPLÈl'ES DE LORD BYRON.
à ce désert st(!i'ile de l'âme, à celle désolalion dim cœur inoccupé.
Qui voudrait ôire condamné à contempler un ciol sans nuages et
sans soleil? Oh! pliilôt le mugissement délernelics tempêtes que
n'avoir plus à braver les vagues. Mais se voir jelé, après le combat
. des élénienls, naufragé solitaire, sur une côte oll'erte par le hasard,
dans la tristesse d'un calme inaltérable, au fond d'une haie silen-
cieuse, destiné à dépérir lentement loin de tousles regards... plutôt
succomber sous la foudre que de mourir ainsi pièce à pièce!
« Mon père! tes jours se sont écoulés en pai.v, dans d'innombra-
bles prières, conifitées pourtant aux grains de Ion chapelet: ab-
soudre les péchés des autres sans éprouver toi-même un remords ou
un souci, sauf ces maux passagers qui sont notre commun partage, tel
a été ton sort depuis tes jeunes années, et tu bénis le ciel de l'avoir
mis à l'abri de ces passions farouches et indomptables que tes péni-
tenls sont venus te montrer et doutles crimes et les douleurs secrètes
restent ensevelis dans ton sein pur et miséricordieux. Quant à moi,
mcsjoui'S, peu nombreux, ont connu bien des joies, mais encore
plus de maux : et pourtant res heures d'amour et de combat m'ont
dérobé à l'ennui de la vie Tanlôt me liguant avec des amis, tanlùl
entouré d'ennemis, je ne pouvais souffrir les langueui'3 du repos.
Rien ne me reste aujoin-d'hui à aimer ou haïr, rien ne ranime plus
en moi ni l'espoir ni l'orgueil, et je voudrais être l'insecte le plus
hideux qui rampe sur les murs d'un cachot plutôt que de passer dans
la méditation mes tristes et uniformes journées. Et pourtant je sens
poindre au-dedans de moi un désir du repos... mais d'un repos dont
je ne voudrais pas avoir conscience. Ce vœu, mon sort doit bientôt
l'accomplir; bientôt je dormirai sans un songe de ce que j étais, de
ce que je voudrais être encore, quelque criminelle que te paraisse
mon existence. Ma mémoire n'est plus que la tombe d'un bonheur
éteint, passé : tout mon espoir est de m'éleindre de même, et il eût
mieux valu mourir avec lui que de traîner si longtemps une vie lan-
guissanle. Mon âme n'a point succombé sous ses peines cuisantes et
sans tiève : elle n'a point chi'rcbé le repos dans une tombe volon-
taire comme plus d'un insensé des temj)s antiques ou modernes. Et
pourtant je n ai jamais craint la mort: elle meut été douce au sein
des combats, si j'avais cherché les dangers pour la gloire et non
pour l'amour. (]es dangers, je les ai bravés, non pour de vains hon-
neurs : il m'est indifférent de perdre ou de gagner des lauriers;
je les laisse aux amis de la renommée ou des succès mercenaires :
mais que l'on place encore devant moi un prix que je juge digne de
mes efforts, la femme que j'aime, l'homme que je hais; et pour
sauver l'une ou tuer l'autre, je me jetterai sur les pas du destin à
travers le fer et la flamme. Tu peux en croire un homme prêt à
faire encore... ce qu'il a fait déjà. La mort n'est rien : l'audacieux
la brave, le faible la subit, le malheureux l'implore. Que ma vie re-
tourne donc à celui qui me l'a donnée : puissant et heureux, je n'ai
point fléchi devant le danger... le ferai-je maintenant?
«J'aimais cette femme, ô moine; je l'adorais., mais ce sont là
des mots que tous peuvent répéter... moi j'ai prouvé mon amour
autrement que par des mots. 11 y a une tache sur cette épée : c'est
du sang ; et elle ne s'effacera jamais. Ce sang a élé versé pour elle,
qui était morte pour moi; ce sang animait le cœur d'un homme
abhorré... No frémis pas... ne plie pas les genoux : tu ne dois pas
mettre un pareil acte au nombre de mes péchés, lu dois même m'en
absoudre : cet homme était l'ennemi de ta foi. Le nom seul de Na-
zaréen était une absinthe pour son cœur musulman. Ingrat et in-
sensé! sans les épées maniées par quelques mains vigoureuses, sans
les blessures infligées par des Galiléens, ce moyen assuré de ga-
gner le ciel de Mahomet, les houris impatientes auraient encore
longtemps h l'attendre sur le seuil du Paradis. J'aimais cette femme...
l'amour se fraie des sentiers par oii les loups eux-mêmes craindraient
de l'oursuivie leur proie: et s'il ne manque pas d'audace, il est rare
que la passion n'obtienne point sa récompense... n'importe comment,
oîi et pourquoi, je ne m'en inquiétai jamais: quelquefois cependant,
saisi d'un remords, j'ai regretté qu'elle eût connu un second amour
« Elle mourut... Je n'ose le dire comment; mais vois... cela est
écrit sur mon front. Tu peux y lire le crime et la malédiction de
Cain gravés en caractères que le temps n'eU'ace point : toutefois
avant de me condamner . écoule-moi : je ne suis pas l'auteur, mais
la cause du crime. L'autre lit seulementce (jue j'aurais fail, si ellceùl
éie jiilidèle h un second amant. Elle le trahit , et il porta le coup ;
elle m'aimait , et je l'ai vengée. Quelque mérité que fût le sort de
V. celle femme, sa trahison élait lidélilé envers moi : c'est à moi
qu'elle avait donné .son cœur, la seule chose que la tyrannie ne
puisse enchaîner; et moi, hélas! venu trop tard pour la sauver;
tout ca qui restait Ji faire, je le fis; je consolai son ombre en im-
molant notre ennemi. Ce dernier trépas ne me pèse guère : mais
son sort, à elle, a fait de moi un être que tu dois prendre en hor-
reur. L'arrêt du meurtrier était porté... il le savait, averti d'avance
par la voix du sombre tahir (Ij , à l'oreille duquel avait résonné
(1) Le tahir des musulmâftis connaît l'avenir par les sons iiui arrivent
d'avance ù, son oreille , comme la détonation des mousquets , etc. Cette
tristement la détonation prophétique pendant que sa troupe se diri-
geait vers le théâtre du massacre. Du reste, il est mort dans le tu-
multe de la bataille, quand on ne sent ni fatigue ni souffrance : un
cri vers Mahomet , une prière à son Dieu, et ce fut tout. Il m'avait
reconnu et heurté dans la mêlée... je le contemplai couché dans la
poussière, eij'assistai au départ de son âme: quoique percé commele
tigre par l'épieu du chasseur, il n'éprouvait pas la moitié de ce que
j'éprouve maintenant. J'épiai, mais en vain , sur son visage les con-
vulsions dune âme blessée : tous ses trails exprimaient la fureur,
aucun ne trahissait un remords. Oh ! que n'aurait point donné ma
vengeance pour lire le désespoir sur cette face mourante, pour y
voir ce tardif repentir qui ne peut plus dépouiller la tombe d'une
seule de ses terreurs , ne renfermant ni consolation pour cette vie,
ni salut dans l'autre!
« Le sang est glacé chez les fils d'un climat froid : leur amour
est à peine digne de ce nom : mais le mien était ce torrent de lave
qui bouillonne dans le sein enflammé de l'Etna. Je ne sais point
vanter, dans leur puéril langage, les charmes féminins et les
chaînes de la beauté ; si des joues qui pâlissent, des veines qui s'en-
flamment, des lèvres convuisives, mais non gémissantes, un cœur
prêt à éclater, un cerveau en démence; si des actes d'audace et
un acier prêt à la vengeance ; ce que j'ai senti , ce que je sens en-
core : si tout cela révèle 1 amour, cet amour élait le mien ; et des
indices plus terribles encore révélaient ma passion. Je ne savais ni
me plaindre ni, soupirer; je ne songeais qu'à posséder ou à mourir.
Je meurs... mais j'ai possédé : arrive ce qui pourra , j ai connu le
bonheur. Accuserai je maintenant la destinée que j'ai choine?
Non... dépouillé de tout, mais ne soufl'rant que du trépas de Leila ,
qu'on m'offre de nouveau le plaisir et la peine , je voudrais vivre
pour aimer encore. Je gémis, ô mon saint guide, non surcelui qui
meurt, mais sur celle qui est morte : elle dort sous la vague er-
rante... Oh! que n'a-l-elle une tombe dans la terre : ce cœur brisé,
celle lête palpitante, iraient chercher et partager sa couche élioiie.
Leila était une lumière vivante : dès que je l'eus aperçue, elle de-
vint une partie de mon regard, et partout où se tournait ma vue
elle selevciit devant moi, étoile du malin de tous mes souvenirs!
« Oui, l'amour est en effet une lumière des cieux, une étincelle
de ce leu immortel que nous partageons avec les anges , et qu'un
Dieu nous a donné pour détacher nos désirs de la terre. La piété
nous élève vers le ciel; mais le ciel lui-même descend en nous
dans l'amour; sentiment que la Divinité nous communique pour
purifier notre être de sordides pensées; rayon du Créateur ciui
forme autour de l'âme une glorieuse auréole! Sans doute mon
amour était iraparlait, comme tout ce que les hommes appellent à
tort de ce nom ; à ce titre, qualilie-le de péché, de tout ce que lu
voudras : mais, avoue-le, le sien n'éiail pas coupable. Leïla élait
l'étoile polaire de ma vie : cet astre éleint , quel rayon pouvait in-
terrompre ma nuit? Oh! que ne peut-elle luire encore pour me
guider, fût-ce à la mort ou à des maux plus terribles! Pourquoi
t étonner si ceux qui ont perdu tant de bonheur dans le présent,
tant d'espoir pour lavenir, ne peuvent porter paisiblement leur
douleur; si leur frénésie accuse le destin; si dans leur démence ils
accomplissent ces actes épouvantables qui ne font qu'ajouter le
crime à la souQ'rance? Héias! un cœur saignant d'une blessure in-
térieure n'a plus rien à redouter des atteintes du dehors : déchu de
tout ce qu'il connaît de bonheur, qu'importe dans quel abîme il
tombe I Vieillard , ma cruauté égale à tes yeux celle du farouche
vautour : je lis l'horreur sur ton front : c'est encore un des châti-
ments qui m'étaient destinés! Oui, comme l'oiseau de proie, j'ai
iirirqué par le carnage ma roule ici-bas; mais la colombe m'a mon-
tré à mourir... sans connaître un second amour. C'est enore une
leçon que l'homme doit prendre d'êtres qu'il ose mépriser : l'oiseau
qui chante parmi la bruyère, le cygne qui nage sur le lac ne pren-
nent qu'une compagne, une seule. Qu'un cœur volage, inconstant
comme les enfants dans leurs jeux, raille ce qui ne sait point chan-
ger : je n'envie point la variété de ses plaisirs et l'estime moins que
ce cygne solitaire; moins, bien moins encore que la beauté légère
qui ia cru et qu'il a trahie. Celte honte du moins ne peut m'ètre im-
putée... Leila, je t'ai donné toules mes pensées, mes vertus, mes cri-
mes, mes richesses, mes malheurs, mon espoir dans les cieux, mon
tout ici-bas. La terre ne possède rien de semblable à toi ; ou si cet
èlre existe, pour moi, il existe en vain : pour un monde entier, je
ne voudrais pas regarder une femme qui le ressemblerait el qui ne
serait pas toi. Les crimes qui ont souillé ma jeunesse, ce lit de mort
lui-même... attestent celte vérité I II est Irop tard pour loule auire
pensée... Tu fus, lu es encore le rêve 'lélirant el chéri de mon cœur!
« Et elle périt... et moi, je continuai de vivre, mais non comme
vit le reste de l'humanité : un serpent enlaçait mon cœur de ses re-
plis el son aiguillon réveillait sans cesse ma haine. IndiÛ'érent au
temps, abhorrant ions les licuv, je me détouriaaas avec épouvante
de la face de la nalure; car toutes les beautés îj»ji m'avaient clianué
ne faisaient plus qu'éveiller les sombres douleurs de mon âme. Vous
faculté correspond en quelque sorte à la seconde vue du seer (voyant)
des Ecossais.
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LES VEILLRES LnTÉHAIItl':S ILLUSTRÉES.
savez Af'ih loiit le rosle . vous connaissez toiilcs mes fautes el In
moitié de mes ilouli-iirs. Mais ne me parlez plus de renenlir; vous
\o\ct que je |iarlirai liii'iitôt de ce monde, et quand môme j'ajoute-
rais foi à vos pieux discoufs, ce qui est fait, pouvez-vous le défuin-?
Ne m'accusez pas diiiKratitude ; mais croyez-le bien, ma douleur
n'est point de celles qu un prftic peut guérir. Il vous est facile de
deviner en vous-même l'état de mon âme ; mais, plus je vous inspire
dcpiiié. moins vous devriez me parler de ce sujet. Quand vous
pourrez rendre ma Leila à la vie, alors j'implorerai de vous mon
pardon, alors je plaiderai ma cause devant ce haut tribunal dont
f indulgence s'obtient en payant des messes. Allez! essayez de cal-
mer la lionne solitaire, quand un chas-seur a enlevé de sa tanière ses
Setits vagissants; mais ne tentez pas de calmer de railler mon
ésespoiri
« Dans de iilus jeunes
années, à des heures plus
calmes, quand le cœur
trouve ses délices às'unir
avec un autre cœur, aux
lieux où fleurit ma natale
vallée, j'avais l'ai-je
encore? j'avais un
ami ! Vieillard, je vous
charge de lui transmet-
tre ce souvenir de notre
jeune affection : je désire
qu'il apprenne ma fin :
quoique des iines absor-
bées comme la mienne
dans une seule pensée ac-
cordent peu ik l'amitié ab-
sente , j espère que mon
nom flétri lui est encore
cher. Chose étrange! il
m'a prédit mon sort et je
lui ai répondu par un sou-
rire (en ce temps- là, je
souriais encore), pendant
que la prudence, me par-
lant par sa voix, me don-
nait des avis ([ue je
n'écoulais guère ; mais
maintenant la mémoire
me répète tout bas ces dis-
cours a peine compris au-
trefois. Dites -lui que ses
prédictions se sont ac-
complies , et il frémira
d'apprendre ces nouvel-
les, et il regrettera d'avoir
été prophète. Dites -lui
que, si au milieu d'une
vie tristement agitée, j'ai
négligé les souvenirs ides
jours dorés de notre jeu-
nesse , néanmoins , à
l'heure de la souffrance
et de la mort, ma voix
défaillante eût essayé de
bénir sq mémoire; mais
le ciel s'indignerait si le
crime osait le prier pour
l'innocence. Je ne lui de-
mande pas de m'épar-
gner le blâme: son cœur
est trop grand pour ne
point respecter mon nom;
et, d'ailleurs, qu'ai-je à
faire de la renommée* Je ne lui demande pas de ne point me pleu-
rer: cette froide prière ressemblerait au dédain; et les larmes viriles
de l'amitié conviennent bien au cercueil d'un frère. Portez-lui seu-
lement cet anneau qui fut autrefois le sien, el peignez-lui... ce que
vous voyez maintenant: un corps flétri, une imeen ruines, un dé-
bris du naufrage des passions, un parchemin effacé, une feuille
dessécliée qu'emporte le vent de l'automne !
« Ne me dites plus que c'est une vision mensongère : non, mon
père, non ; ce n'était pas un songe, hélas! pour rêver, il faut dormir :
je veillais et j'aurais voulu pleurer; mais je ne le pouvais pas,
car mon fronlen feu s'ébranlait comme maintenant aux battements
de mon cerveau . j invoquais une larme, une seule, comme un don
rare et précieux ; je 1 ap|)olais el je l'appelle encore : le dé,sespoir
est plus fort que ma volonté. Ne prodiguez point en vain vos
prières ; le désespoir est plus puissant qu'elles Ce\â fùl-il possible,
je ue voudrais point être béni du ciel : je ne demande point le pa-
I.a soif de ma vengeance lîsl apaisée. Je pars, mais jo pars seul.
radis; il ne me faut que le repos. Tout à l'heure, je vous le dis.
mon père, tout Jt l'heure je l'ai vue : oui, elle était vivante: elle
brillait dans son blanc linceul, comme à traversée pAle nuage brille
l'étoile, cent fois moins belle, que je contemple comme je la con-
templais. Je ne vois plus que confusément sa tremblante étincelle;
la nuit de demain sera encore plus sombre, el moi, avant que les
rayons de celle étoile aient disparu, je serai cette chose sans vie qui
fait l'effroi des vivants. Je m'égare, mon père, car mon Ame se pré-
cipite vers la lin de la carrière. Je l'ai vue, moine I et je me suis
levé, oubliant toutes mes peines... M'élançant de ma couche, je la
saisis, je la presse contre ce cœur desespéré, je la presse et
qu'est-ce donc que je presse contre mon cœur? Ce n'est point un
sein qui respire, ce n'est point un cœur qui, par ses battements, ré-
pond au mien. Et pour-
tant. Leïla, ce sein est le
tien ! Ks-tu donc telle-
ment changée, d ma bien-
aimée , qu'en consolant
mes regards, tu ne me
rendes pas mes embras.«e-
ments? Ah! quelque gla-
cés que soient tes char-
mes , n'importe! je veux
serrer dans mes bras le
seul trésor i)uej aie jamais
désiré. Hélas ! c'est une
ombre qu'ils entourent el
ils se replient frémissants
sur ma poitrine solitaire;
el, cependant, elle est en-
core là, debout, en silen-
ce , et m'appelant de ses
mains suppliantes I Ce
sont les tresses de sa che-
velure, ce sont ses yeux
noirs et brillants... Je sa-
vais bien que c'était un
mensonge... elle ne pou-
vait pas mourir!... Mais
lui, il est mort. Je l'ai vu
enterrer dans le défilé, à
la place même où il est
tombé. Il ne vient pas;
car il ne peut percer la
terre qui le couvre; loi,
pourquoi donc t'es-tu ré-
veillée? On m'avait dit
que les vagues capricieu-
ses roulaient sur tes traits
adorés , sur les formes
chéries; on m'avait dit...
c'était une odieuse faus-
seté ! Je voudrais répéter
cette histoire que ma lan-
gue s'y refuserait : si elle
est vraie pourtant , el si
tu quittes les grottes de
l'Océan pour réclamer
une tombe plus paisible,
oh ! pa.s,se les doigts hu-
mides sur mon front , et
il ne brûlera plus, ou
pose-les sur ce cœur dé-
sespéré : mais ombre ou
réalité, quoi que tu puis-
ses être, par pitié ne l'en
va point, ou emporte
avec loi mon Ame plus
loin que ne soufllent les vents el que ne roulent les vagues !
« Je l'iii confié mon nom et mon hisloire , ministre de la péni-
tence : ton oreill.: a reçu le secret de mes douleurs ; je te remercie
de cette larme généreuse que tu m'accordes et que mon œil dessé-
ché n'eût pu répandre. Qu'on me couche parmi les morts les plus
humbles , el , sauf la croix placée sur ma tôle , que ma tombe ne \
porte ni nom ni emblèmes qui attirent l'altention de 1 étranger el
arrêtent les pas du pèlerin. »
li mourut... sans laisser aucun indice qui pùl révéler son nom et
sa race, si ce n'est ce qu'avait entendu le moine qui l'avait a-«sisté à
son lit de mort el ce que son vœu lui défendait de dé\ oiler. Ce rccit
morcelé est tout ce que nous savons sur la femme qu'il a chérie,
sur l'homme qu'il a tué.
FIN DU GIAODR.
I
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
SI
LA
PROPHÉTIE DU DANTE
(1)
DEDICACE.
Aimable dame ! Si , pour la froide et brumeuse patrie où je suis
né, mais oii je ne voudrais pas mourir, j'ose imiter le rhythme du
père des poètes d'Italie
et copier grossièrement
en caractères runiques les
sublimes chants du Sud,
la faute en est h vous ;
sans doute je n'atteindrai -- ^
pas l'immortelle harmo- -#
nie du modèle, mais votre ^^^^
cœur indulgent me par-
donnera. Dans la confi-
ance de la beauté et de
la jeunesse , vous avez
ordonné ; et pour vous,
parler et être obéie c'est
une mèmeeho-e... . c est
seulement dans les(hau-
des régions du Sud que
s'entendent de tels ac-
cents, quese montrent de
tels charmes, " qu'un si
doux langage s'exhale
dune bouche si belle...
Que ne tenterait point
celui qui vous a enten-
due?
séontions, l'exil et les larmes que j'ai versées sur loi. Mes autres
maux ne m'avaient point coulé de pleurs : car je ne suis point de
nature à plier devant la tyrannie d'une faction et les rumeurs de la
foule. Ma longue, longue lutte a été sans fruit ; je ne dois plus re-
voir ma terre natale, même pour y mourir, sauf loi sque l'œil de mon
imagination, perçant le nuage suspendu sur les Apennins, me montre
cette Florence autrefois si fière de moi : et pourtant ils n'ont pas
vaincu l'âme inflexible du vieil exilé!
Mais le soleil, quel que soit son éclat, se couche enfin, et la nuit
le remplace : je suis vieux d'années, d'actions, de pensées ; j'ai vu la
destruction face à face et sous toutes ses formes. Le monde m'a laissé
pur comme il m'a trouvé, et si je n'ai pas encore recueilli ses suf-
frages, du moins je ne les ai point honteusement brigués. L'homme
outrage ; le temps ven-
ge , cl mon nom ne sera
peut-être pas un monu-
ment sans gloire , quoi-
,<^^^^^ que le but de mon am-
Jï^^^K^' , bition n'ait point été d'a-
jouler une ligne de plus
à lai
CHANT PREMIER.
Encore une fois rentré
dans le monde fragile de
l'homme! Je l'avais quitté
depuis si longtemps (|u'il
était oublié. L'humaine
argile pèse de nouveau
sur moi, trop vite ravi à
limmortelle vision qui
soulageait mes douleurs
terrestres. Cette vision
m'a fait traverser ce gouf-
fre profond d'oii l'on ne
revient pas et où j'ai en-
tendu les cris des damnés
sans espoir ; elle m'a
montré ensuite celte au-
tre demeure moins dou-
loureuse d'où l'homme
purifié par le feu peut
prendre un jour son es- Le Dante,
sor pour se réunir \ la
troupe des anges : enfin
elle m'a élevé jusqu'au
séjour céleste où ma bril-
lante Béatrice a éclairé
mon esprit de sa lumière; alors gravissant d'étoile en étoile jus-
qu'au trône du Tout-Puissant sans être foudroyé par sa gloire, je
suis parvenu à la base de l'éternelle triade, de ce Dieu, le premier,
le dernier, le plus parfait des êtres, mystérieusement triple et uni-
que, immense et infini, âme de tout l'univers! 0 Béatrice, sur ton
corps adoré pèsent depuis longtemps la terre et le marbre froid ; pur
séraphin de mon premier amour, de cet amour tellement inellable
et unique, que rien sur la terre ne peut plus toucher mon cœur.
Si je ne l'avais rencontrée dans le ciel, mon âme eût continué d'er-
rer en te cherchant comme la colombe sortie de l'arche dont les
pieds ne pouvaient se poser nulle part pour soulager son aile fa-
tiguée. Oh! sans ta lumière, mon paradis eût été incomplet.
Depuis que le soleil a fait luiiemon dixième été, lu fus ma vie et
l'essence de ma pensée : je t'aimais avant de con naître le nom d'amour,
et ton image brille encore devant ces yeux affaiblis par l'âge, les per-
(1) Composé en 1819, à Ravenne, près du tombeau du Dante.
Pabis. — Imp. Lacoub et C*. rue SoufOoI, l£.
liste vaniteuse de ces
coureurs de renommée
qui tendent leur voile au
souffle inconstant de l'o-
pinion et mettent leur
honneur à prendre place
dans les chroniques san-
glantes du passé avec les
conquérants et tant d'au-
tres ennemis de la vertu.
Ce que je voulais, c'était
te voir puissante et li-
bre, ô ma Florence! Flo-
rence ! tu fus pour moi
comme celte Jérusalem
sur laquelle le Tout-Puis-
sant pleura : Il Tu ne l'as
pas voulu ! 1) mais si tu
avais écouté ma voix, je
t'aurais abritée sous mon
aile comme l'oiseau abri-
te ses petits. Loin de là,
comme la couleuvre sour-
de et féroce, tu dardas ton
venin contre le sein qui
te réchauffait : mes biens
furent confisqués ; mon
corps fui condamné aux
flammes. Hélas! celle ma-
lédiction de la pairie ,
combien elle est amère à
celui qui voudrait mourir
pour ses concitoyens ,
mais qui n'a point mé-
rité de mourir par eux,
et qui les chérit encore
même dans leur colère.
Le jour peut venir où
Florence sera désabusée ;
le jour peut venir où elle
serait fière de posséder
cette cendre qu'aujour-
d'hui elle voudrait jeter
aux vents , de transférer
dans ses murs la tombe
de celui à qui vivant elle
refuse un asile. Inutile re-
gret ! Que ma poussière
demeure où elle sera tombée : non, toi qui m'as donné la vie, mais({ui
dans ta fureur soudaine m'as repoussé loin de toi pour aller vivre où je
pourrais, lu ne reprendras pas ainsi possession de mes ossements
indignés, parce que ta colère est passée et que lu as daigné rétrac-
ter ton arrêt; non, tu m'as refusé ce qui in'ai)parlenait, mon toit :
tu n'auras pas ce qui ne t'appartient point, ma tombe!
Trop longtemps son courroux, s'armant contre moi, a repoussé
loin d'elle un fils prêt à verser son sang pour la défendre, un cœur
dévoué, une âme d'une fidélité éprouvée, un homme qui a combattu,
travaillé, voyagé pour elle, qui a rempli tous les devoirs d'un boa
citoyen, et qui, pour sa récompense, a vu le perfide ascendant des
Guelfes ériger en loi son arrêt de proscription. De pareilles choses
ne s'oublient pas: Florence auparavant serait oubliée. Trop sai-
gnante est la blessure, trop profond l'outrage et trop prolongée la
souffrance : mon pardon n'aurait plus rien de grand, et un tardif re-
pentir ne rendrait pas l'injustice moins criante : et cependant... je
sens mes entrailles s'émouvoir en sa faveur; et pour l'amour de toi,
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LES vKii.iftrs F.iTT»!;n.\mrs iLi,tisTnii:r.s.
'■> mn Ilonlricc! il ni'i'si p^nililfi di* me vfnpcr (Viin \<a\n i|ue j'nppn-
lais in.i pairie ri ipii fui ronsarrû par le i iHnur ilc la ciMnIrc : l'oiniiir
une ri'liipic saiiilt'. (N'Ic criulro prnl^^nin la cité luiiiiii-lil<>. et la Reulc
iiriic siidira pour sauver le» juins de Iciiis mes ennemis, (jnnime le
\i''ii\ Mariii-^ iIiuim les marais de Minliinics el pninii Ws ruines de
(!nrllin(.'c. il esl des moments ou mon cœur esl diSvoié de II lesse
hrùinnie <lii resscnlimenl. m'i un Konfre m'olVie le spcctaele des dei-
nii ros aiij:oisses d'un lilciii' rnncmi el l'ail laumner sMr mon finnl
l'espoir du Iriuniphe... p;enilona ces pensées, dernii're Tnihlessc cle
rem qui. ayani lonul^-nips snuilerl îles maux surhumains, el n'étant
au fond que des huiiimcs. no liouvenl du repus que sur rorclller de
la \ent.'eaiirc... Oli I la \t'npianfe, ce monstre qui s'endort piuir
r6>er de .«anj.'. qui s'évi ille avec la soif sout>>nt Immiiée mais inex-
linpuilile d Un rh.TnKcmcnt de rorlunc. avec l'espoir di' remonter au
pouvoir cl de louler à son tour sous ses pieds ceux qui l'onl écrasée,
pendant qu'Até el la Mort marrhcront sur des fronts nhaltus et des
léies r<iupées!... Grand Dieu! éloigne de moi ces pensées : je remets
cnlre les mains mes nombreuses injures, etta verge puissante tom-
bera sur ceux qui m'ont frappé. Sois encore mon bouclier, oomme
tu l'as "-le dans les dangers ei les souffrances, au milieu des troubles
des cités et sur les cbamps de bataille, dnijs les travaux et les fati-
gues que j'ai endurés pour l'ingrate Florence. J'en appelle de ma
patrie à ioi,àtoi qucj'aivu récemment entouré ae tout l'appareil de
la puissance, dons cette vision glorieuse qui n'avait élé accordée
avani moi à nul vivant.
Hélas! après ce sublime spectacle, de (|uel poids je sens peser sur
mon l'riMit et la terre el les choses terrestres, des passions cornislvcs,
des senliiKenls tristes et vulgaires, les angoisses d'un cœur qui pal-
pite dans di>s tortures morales, les longues journées, les nuits rUnics
de terreurs, le souvenir d'un demi-siècle de sang cl de crimes, et
i'altcute de quelques pauvres années encore, années de vi' illesse et
de iléc'iuragemcnl, années moins dures toutefuis à supporter que le
passé, lin effet, j'ai été trop longlemps abandonné comme un nau-
fragé sur le roc .solitaire du désespoir pour suivre encore d'un re-
gard ranimé la barque fugitive qui vient doubler cet affreux
écueil, pourélever la voix eu implorant une aide; car l'crsonnc no
prêterait l'oreille il mes gémissenicnis... Je ne suis ni de ce peuple,
ni de ce siècle; et néanmoins mes chants conserveront le souvenir
de celle époque : pas une seule page de ses turbulentes annales n'au-
rait lixé les regards de la postérité, si maint acie aussi insigniliint
que ses auteurs ne se trouvait embaumé dans mes vers. (Test le s.irl
des isprils de mon rang d'être tourmentés dans celle vie, de con-
sumer leurs cœurs cl leurs jours dans des luttes incessantes et de
mourir dans lisolement: mais alors on voit des milliers d hommes
entourer leur tombe, des pèlerins y accourent des pays h'intainsoù
ils ont ajipris le nom... di' celui qui n'est plus qu'un nom; alors on
prodigue ii un marbre insensible I hommage non écoulé d ime gloire
<lont la mort ne peut jouir. Ah! celle gloire m'aura coiilé cher :
mourir n'est rien; mais me voir dessécher ainsi, faire descendre mon
àme de ses hautes régions, marcher avec Ions ces petits hommes
dans leur- étroits sentiers, être un vulgaire spectacle aux yeux les
plus vulgaires, vivre errant, (juand les loups eux-mêmes ont' leur ta-
nière; me voir privé de famille, de foyer, de toutes ces choses qui
font le charme de la société humaine cl allègent la douleur; me
sentir isolé comme un uionar([ue et n'avoir ni puissance ni cou-
ronne: envier h la colombe cl sou nid cl ces ailes qui peuvent la
porter aux lieux où les Apennins se mirent dans l'Arno Heu-
reux iiisrau! il va .«e leposcr peut-être sur les murs de celle ville
impKicablc où siuil encore mes enfants, où vil celte femme fatale à
lua destinée, leur mère, la froide compagne qui m'apporta pour dot
lu ruine... Ah! voir el sentir tout cela, et savoir qu'il n'y a point de
remède à ces maux, c'est iiiic leçon bien amèie. Mais encore je suis
libre, je n'ai à me reprocher ni'làcheté ni bassesse : ils ont fait de
moi uu exilé... et non un esclave.
CHANT II.
L'esprit religieux de.^ anciens jours donnait aux paroles un sens
qui passait dans les fails ; alors la pensée éelairail les ténèbres de
1 avenir et dévoilait aux hommes la destinée des enfants de leurs en-
fants, évoquée de l'aliinie des lcm|ts h naître, de ce chaos dévéne-
menls ou dorment ébauchées les formes (pii doivent devenir nmr-
lellcs : cet esprit que portaient en eux les grands prophètes il'Isaël.
je le porte aussi en moi. si je doiu avoir le sort de (assandre, si au
milieu du lumulle des luttes humaines per-onne n'entend colle voix
qui s'élève du d.-scri. ou si renicndani pirsomie ne veut croire ce
quelle annonce, que la faute en retombe sur eux et que ma con-
science .saiisfiite smt ma récoi„pense, la seule que j'aie jamais ron-
niie Nas-lH pas assez s igné, cl dois-tu saigner eneo.e, ô Ha ie?
Ah ! 1 avenir qui se découvre h moi. s.uis une clarté sépulcrale, me
tait oublier mes propres inforlums dans les irréparable malheurs
L'homme ne peut avoir (;:ri::ie patrie, et lu es encore la mienne:
mes os reposerimtdans Uui sein ; mon ,1me vivra dans Ion langige,
(lui jailis s'r-sl élemlu comme la puissiinri- romaine par loiil l'dcei-
dent. .Maisjesaur.'i ri/er un nouvel idi.jiiii- aus.si noble <!t plus doux,
également propin k exprimer l'ardeur de» héros el le» soupirs des
amanis. Il trouvera de» soim appro(.iié< à tou» les siijat»; el Ions
ses mois, brillants CMmiiie Ion ciel, réaliseront les rêves les plus
aiiÉbitieiivi du poêle. Alors lu devjendr.''» le rossignol de I Europe :
auprès du tien tous les idiomes seront comme le ramage des oi-
seaux vulgaires, el toute langue s'avoueia barbai e en présence de
la tienne. Voilîl ce (pie lu devras à ce'iii (|ii" tu as outragé, au barde
de l'Ktrurie, au proscrit gibelin. Malheur! malheurl le voile d's
siècles h venir est déchiré : mille ans qui repo-aienl immobiles,
eonime la soi face de l'Océan avant que les venis aient soufflé . s'é-
lèvent ondulant d'un mouvement triste el solennel et sortent ilu
sein de l'élernilé pour lloller devant mes regards : la tempête som-
meille encore, les nuages gardent leur repos, la terre n'a point en-
ei^ire enfanté les fléaux que couvent ses entrailles, le chaos sangbnt
n'a point encore la vie : mais toutes chose* se préparent pour Ion
chAlimenl. Les éléments n'attendent plus ()ue la voix (|ui doit dire :
« Que les ténèbres soient! » el aussitiM tu deviendras un tombeau.
Oui, superbe llalic! tu senliias le tiaiichant de l'cpée : Italie,
t()ujoui-s SI belle, qu'en loi le paradis semble refleurir pour II- immo
régénéré : faut-il donc que les lits 'd'Adam le perdenl une seconde
fuis? Italie, dont les cam[iagnes dorées, sans autre ciiltiirc que le*
rayons du soleil, seraient dej;i le grenier du monde : loi dont le ciel
se parc d'étoiles plus brill intes, d'un azur plus foncé; toi palais du
soleil et bcrceiiu du grand Empire ; t<dqui ornas l'éternelle cité des dé-
pouilles dis rois con(iuises par les hommes libres: patrie des liénjs,
temple des saints ; où la gloire leneslre d'abord, puis celle des cieux
ont établi leur séjour; loi dont toutes les imaginations se tracent
d'avance une image que l'œil accuse plus tard de faiblesse . quand
il le contemple en réalité du haut des neiges, des rochers el des fo-
rêts de pins des Alpes, ces forêts solitaires dont le verdoyant pana-
clie se balance au souffle de la tempête. Car, de \h, le voyageur te
couve du regard et appelle avec impatience le moment où il pourra
conlempler de plus près tes brillanles campagnes ; et plus il avance
el plus il loschcril, plus il les chérirait surtout si elles étaient libres.
G Italie! tu es condamnée à subir la loi de tous les oppresseui-s : le
Goth est venu... le Germain , le Franc et le Hun viendront h leur
tour. Sur la colline impériale, sur le Palatin, son troue, le génie de
la drslruclion, déjà fier des exploîTs accomplis par les anciens Bar-
bares, attend les nouveaux; il contemple à ses pieds Rome eonq .ise
el sanglante: la vapeur des saciilices humains infecte l'air qui étiit
d'un si beau bleu ; le sang rougil les ilds jaunes du 'libre chargé de
cadavres : le prêtre sans défense, la vierge plus faible encore, mais
non moins sainte, se sont enfuis avec des cris irefTroi cl ont cessé
leur ministère. Ibères, Allemands, Lombards, tous ont saisi leur
proie, el après eux sont venus le loup el le vautour plus humains
peut-ôlrc : car ces animaux ne font que dévorer la chair el h' ire le
sang des raorls. puis ils s'éloignent ; mais les autres, les sauvages
à face humaine essaient tous les genres de torture, et toujours in-
satiables, dévorés d'une faim pareille h celle d'Ilugolin, ils cherchent
encore de nouvelles victimes.
Neuf fois la lune se lè'-era sur ce? horribles scènes. L'armée qui
suivait' la b,-*iinièrc d'un prince félon a laissé h tes portes le cadavre
de son chef: si h' connétable rebello eût vécu, peut-être aurais-tu
éli' épargnée : mais son sort a décidé du tien. O Kome ! toi qui loiir-à-
loi'.r (le pou i Mas la France ou le 11 rich is de tes dépouilles, depuis Bren nus
jusqu'à ce prince de Bourbon, jamais, jamais un drapeau étranger
ne s'approchera de les murs sans que le Tibre devienne un fleuve
de deuil. Oh! chaque fois que les étrangers franchiront les Alpes el
le Po, écrasez-les, ii rochers: engloulissez-les, o flots, el que pas un
n'échappe ! Pour(pioi donc sommeiller, oisives avalanches, ou écra-
ser le pèlerin solitaire? Kridan . )>ourquoi les flots bourbeux ne
débordent-ils que sur les moissons ? Chaipie horde barbare ne t ofl're-
l-elle pas une proie plus belle'' Le désert a englouti l'année de
Cambysc dans son océan de sables ; la mer a roulé dans ses flots
Pharaon et ses milliers de soldats: montagnes cl fleuves, que ne
faites-vous ainsi !
Kl vous hommes, vous Romains, qui n'osez pas mourir; fîî=
des vainqueurs de ceux ipii ont vaincu rorgiioilleux Xcrcès , i
Alpes sonlelles plus faibles que les Thennopyles ? Qui des Alj
ou do vous ouvre un passage h tous les envahisseurs, el .«ans m-
quiéter leur marche les lais.se pénétrer dans le cœur du p.iys? i:h
quoi! la nature elle-même entrave le char du vain<pieor et re;, I
votre pavs inexpugnable, si jamais pays pouvait l'être par lui sen:
mais la nature ne combat pas seule: 'elle aide le guerrier digne ■,
sa naissance, sur un sol où les mères mettent au monde des homme-
elle ne fail rien pour des Ames sans énergie : des forteresses ne sau-
raient les proiéL-er : le Irou du pauvre repiile. qui a conservé son
aiguillon est jdus sûr que des murs de diamant non défendus |iar
le courage. ICI du courage, vous en avei sans doute? Oui, la terre
d'Aiis'iiii' a (lescivurs, des mai' s, des armes, des guerriers à op-
poser à l'oppression : mais tout cela esl vain tant que la division y
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
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sùnic le niallieui' et la faiblesse, semences dont l'élranger reci;cillei-a
le IViiit.
O ma patrie, ma belle pairie I si longtemps abattue, si longtemps le
tombeau des espérances de les enfants , quand il ne faudrait que frap-
per un seul coup pour briser la chaîne I... Ht cependant le vengeur ne
vient pas. La discorde et le doute se glissent enlretoiet tes véritables
amis et réunissent leurs forces à celles qui combaltent contre toi.
(Jue faut-il pour que tu sois libre et que ta beauté brille de tout sou
éclat?... Que les Alpes deviennent infranchissables; et nous, tes
enfants, nous n'avons pour cela qu'une chose à faire... nous unir.
CHANT in.
Parmi celte niasse de fléaux sans cesse renaissants , la pesie , les
princes et l'étraiigei', vases de colère qui ne se vident que pour se
remplir et s'épancher de nouveau, je ne puis retracer tout ce qui se
piesse devant mon prophétique regard. La terre et l'Océan n'offri-
raient pas un espace assez grand i)our _v transcrire de pareilles an-
nales : et pourtant tout s'accomplira. Oui, lout est écrit d'avance,
mais non par une main mortelle, dans ces lieux où les derniers so-
leils et les d(n'nières étoiles prennent naissance : là, déployée comme
une bannière h la porte des cieux , flolte la liste sanglante de nos
injures dix fois séculaires; l'écho de nos gémissements perce à
travers les concerts di s archanges ; et le sang de l'Italie, de la nation
niarlyre, ne s'élèvera pas en vain vers les demeures éternelles de
l'omnipotence et de la miséricorde. Comme une harpe dont les
conles résonnent au souffle de la brise, la voix de ses lamentations,
dominant les chœurs des séraphins, ira loucher la grande âme de
l'univers. Kl cependant, moi, le plus humble de tes enfants, moi,
ciéalure d'argile que le contact de l'immortalité a rendu capable de
sentiments plus purs et plus vrais, dussent les superbes railler, les
tyrans menacer et des victimes plus résignées ployer devant le
souffle croissant de la tempête , c'est à toi , ô mon pays , toujours
chéri comme aulrefois, c'est h loi que je consacre la lyre plaintive
et le triste don de prophétie que j'ai reçus d'eu haut. Pardonne, si
maintenant mon feu n'a plus l'éclat dont il brilla jadis pour loi ; je
n'ai qu'à prédire tes malheurs et puis à mourir : ne crois pas
qu'apiès un tel spectacle je consente à \ivre encore. Un pouvoir in-
visible me contraint à regarder et à parler, et pour ma récom-
pense il m'accorde la mort; il faut que mon cœur s'épanche sur loi
cl se brise. Mais un moment enc'ore, avant de reprendre la sombre
trame de les maux, je veux saisir au passage les lueurs plus douces
q\ii peicent tes ténèbres, quelques étoiles cl plus d'un brillant mé-
tiore brillent dans ta nuit; et sur la tombe s'inclinent des marbres
vivants, beautés que la mort ne peut flétrir; de tes cendres enfin
surgissent d'immenses génies, qui font la gloire et I honneur de la
terre. Ton sol enfantera toujours des sages, des esprits aimables ,
des savants, des cœurs magnanimes et braves , aussi naturels chez
toi que l'éié sous to'n ciel; vainqueurs sur les rivages élrangers et
sur les mers lointaines, découvreurs de nouveaux mondes qui por-
teront leurs noms : tu es la seule que leurs bras ne puissent sauver,
et toute la récompense est dans leur renommée, noble prix pour
eux, mais non pour toi. Doivent-ils donc grandir sans cesse, cl toi
rester toujours la même ?
Oh ! plus illustre qu'eux tous sera le mortel et peuf-èlre, à
celle heure, est-il déjà né... le mortel sauveur qui pourra t'affran-
chir et replacer sur ton front le diadème défiguré, et porté par de
modernes Barbares ; il verra un doux soleil ramener ion aurore, l'au-
rore de les vertus , trop longtemps voilée par des nuages et d im-
pures vapeurs sorties de l'Averne, vapeur que respire quiconque est
avili par la servitude el laisse emprisonner son âme. Néanmoins,
durant cette éclipse séculaire, quelques voix retentiront, auxquelles
la lerre prêtera l'oreille; des poètes suivront, élargiront le sentier
que j ai tracé : ce ciel brillant, qui sollicite les concerts des oiseaux,
leur inspirera des chants à la fois nobles et naturels : leurrhylhme
sera plein d'harmonie : la plupart diront l'amour et (juelques-uns
la liberté; mais bien peu sauront s'élever sur les ailes de l'aigle et,
comme lui, regarder la face du soleil, libres et intrépides coniaae le
monarque des cieux. Beaucoup raseront de plus près la lerre : com-
bien de phrases pompeuses seront prodiguées à quelque petilprincel
r combien do fois le langage, éloquemnient imposteur, attestera -t-il
l'impudeur du génie, qui, comme la beauté, peut oublier le respect
de lui-même else faire de la prostitution un devoir! Quiconque entre
convive dans le palais d'un tyran y resie esclave; sa pensée est
conquise, et le premier jour qui fait un captif lui ravit la moitié de
sa lorce virile .. La casiralion de l'unie amollit son courage : c'est
pourquoi le barde, placé irop près du trône , perd le souffle inspi-
rateur, car il doit se borner à plaire... 0 lâche servile! il faut polir
des vers pour caresser les goùls et charmer les loisirs d'un royal
maître, ne rien traiter trop longuement, saul son éloge, et trouver,
saisir, forcer ou inventer des sujets qui lui plaisent I Ainsi garrotté,
ainsi condamné à chanter l'accompagnement qu'entonne la flatlerie,
il travaille, il s'agile, craignant toujours de se tromper. Redoutant
qu'une nolile pensée, ange de rébellion, ne surgisse dans son cer-
veau, et que la vérilé, crime de haute trahison, ne bégaie dans ses
vers, il parle comme l'orateur athénien, avec des cailloux dans la
bouche. Mais parmi les nombreux faiseurs de sonnets, ([uelques-
uns ne chanteront pas en vain : leur maître à lous (1) prendra place
à mes côtés. L'amour fera son tourment ; mais ses larmes devien-
dront immortelles; l'Italie saluera en lui le premier des poètes amou-
reux, et les chants plus nobles qu'il aura consacrés à la liberie dé-
coreront son front d'une aussi verte couronne.
Mais ])lus tard naîtront. sur les bords de l'Eridan deux poètesplus
grands encore: le monde, qui avait souri à leur prédécesseur,
les persécutera jusqu'au jour où ils ne seront plus que cendre et re-
poseront avec moi.
La lyre du premier (2) enfantera tout un siècle et remplira la
ter. e de hauls-faits de chevalerie : son imaginaiion sera un arc-en-
ciel ; son feu poétique sera le feu célesle, immortel, et sa pensée
volera sur une aile infaligable : le plaisir, comme un papillon nou-
vellement captif, secouera ses ailes brillantes sur les fantaisies de
sa muse, et dans la transparence de ses beaux rêves l'art deviendra
une autre nature.
Le second (3), doué d'un génie plus tendre et plus mélancolique,
épanchera toute son âme sur Jérusalem; il chantera aussi les com-
bats et dira le sang chrétien répandu aux lieux où saigna le Christ.
Sa noble harpe, au pied des saules du Jourdain, fera revivre les
chants de Sion. La lutte acharnée, le triomphe des pieux guerriers,
les efforts de 1 enfer pour détourner leurs cœurs de cette grande
entrepriïe, etenfin les bannières à la croix rouge flottant victorieuses
aux lieux où la première croix fut rougie du sang de celui qui mou-
rut pour le salul dss hommes ; tel sera le sujet sacré de son poème.
Sa jeunesse, la faveur du prince, sa liberté perdues, sa gloire mèmç
momentanément contestée (car l'adulation des cours glissera sur son
nom oublié, et appellera sa captivité un acte de bienveillance des-
tiné à le sauver de la démence et de la honte) : telle sera sa récom-
pense. Digne palme, en effet, pour celui qui fut envoyé sur la lerre
comme le poète du Christ ! Florence n'a prononcé contre moi que
le bannissement ou la mort; Ferrare lui donnera un cachot et la
pitance des prisonniers ; traitement plus cruel et moins mérité; car,
moi, j'avais blessé les factions en tâchant de les calmer; mais cet
homme si doux, qui regarde la terre comme le ciel, avec les yeux
d'un amant, et qui daigne embaumer dans ses divines flatteries
l'être le plus chélif qui fut jamais créé pour régner, qu'a-t-il fait
pour s'attirer un pareil châtiment? Peut-être a-t-il aimé? Ah I
iamoiu- malheureux n'est-il pas un tourment assez cruel sans le
faire descendre dans une tombe vivante? Et, cependant, il en sera
ainsi : lui el son rival, le barde de la chevalerie, consumeront de lon-
gues années dans la pénurie ella douleur, el mourant découragés,
légueront à ce monde, qui à peine daign.'ra leur accorder une
larme, un héritage propre à enrichir toute la race à venir en lui in-
fusant l'âme de deux véritables poêles. En même temps ils orneront
leur patrie d'une double couronne que les siècles ne pourront flé-
trir. La Grèce elle même ne peut montrer dans la longue sinte de
ses olympiades des noms pareils à ceux-là, quelque grand que soit
le premier de ses poètes... Et voilà donc, sous le soleil, la destinée
de tels liommes! Voilà le prix qu'obtiennent les pensées les plus
sublimes , une sensibilité palpitante, un sang qui coule dans les
veines avec la rapidité de la foudre, un corps même réduit en àrac
à force de sentir ce qui est el d imaginer ce qui ileviait être? Eh
quoi! le rude ouragan dispersera-t-il toujours le brillant pluujagede
ces oiseaux de paradis? Oui, et il en doit être ainsi ; car'formés
d'une matière trop pénélrable, ils n'aspirent qu à remonter vers
leur demeure natale ; ils sentent bientôt que les brouillards de la
terre ne conviennent pas à leur aile pure, et ils meurent ou s'avi-
lissent, car l'âme succombe à une infection trop durable : le déses-
poir et les passions, implacables vautours, suivant de près leur
vol, épient le moment de les assaillir et de les déchirer; et lors-
qu'enfin les voyageurs ailés s'abattent sous un dernier coup de vent,
alors vient le triomphe des oiseaux de proie, alors ils fondent sur
leurs victimes et s'en partagent les dépouilles. Quelques-uns pour-
tant ont pu échapper, après avoir appris à soufl'rir; quelques-uns ne
se sont jamais lai se abattre et ont su se résister à eux-mêmes :
lâche diflicile, la plus difficile de toutes! Oui, il s'en est trouvé, de
ces hommes, et si mon nom pouvait figurer parmi les leurs, cette
destinée austère, mais sereine, me rendrait plus fier qu'une destinée
plus brillante et moins pure. Les sommets neigeux des Aljies sont
plus près du ciel que le cratère sauvage et embrasé d'un volcan
qui projette, du fond du sombre abime, sa splendeur empruntée. La
montagne intérieurement déchirée laisse arracher de son sein brû-
lant et torturé une flamme passagère, elle brille pendant une nuit
de terreurs : mais bientôt elle rappelle ses feux dans leur enfer
natal, dans l'enfer éternel de ses entrailles.
(1) Pétrarque. — (2) L'Arioste.— (3) le Tasse.
84
LES VEILLÉES LIITÈRAIRES ILLUSTRÉES.
CHANT IV.
Bcaiiroiip sont poètes, qui iront jamais écrit leurs inspirations, et
pciit-i^irc rc sont les nioiljpiirs . ils ont senti, ont aimé et sont morts
sans jépiicr leurs pensées à di's âmes vulgaires; ils ont comprimé
le Dieu renfermé dans leur sein et sont allés rejoindre lesastres, non
couronnés des lauriers de la terre, mais plus favorisés que ceux qui
se sont laissé dégrader par le tumulte des passions et qui ont atta-
ché h leur eloirc le souvenir de leurs faiblesses, vainqueurs de haut
renom, mais couverts de cicatrices. Beaucoup sont poètes, sans en
porter le nom ■ car en quoi consiste la poésie, sinon h puiser des
créations dans le sentiment énergique du bien et ilu mal, à cher-
cher une vie extérieure au-dclJi de notre destinée, et à ravir, nou-
veaux Prornéihées, le feu du ciel pour le communiquer h de nou-
veaux honiiiies? Trop tard, hélas! nous trouvons que mille douleurs
viennent pa.M'r ce présent : le bienfaiteur est puni d'avoir prodigué
ses dons; et il reste enchaîné sur le rivage h son roc solitaire oîi
des vautnurs lui dévorent le cœur. Soit! nous savons soull'rir. Ainsi
tous ceux dont linlclligence toute puissante s'affranchit du poids
de la matière ou l'allégc et la spiritualise, quelle que soil la forme
que revoient leurs créations, tous ceux-là sunt poètes. Lo marbre
animé peut porter sur son front éloquent plus de poésie qu'il n'y
en eut jamais dans tous les chants, ceux d'Homère exceptés. Un
noble cou|i de pinceau peut faire resplendir une vie tout entière,
déifier la toile et lui imprimer une beauté tellement surhumaine
qu'en llécliissant le genou devanleesdivinesidoleson neviole aucun
commandement divin; car le ciel est !à transfiguré, reproduit dans
tmilc sa giandciir. lit (|ue peut faire de plus la poésie? Elle peuple
l'air de nos pensées, d êtres que nos pensées réfléchissent. Quel'ar-
lisle jiartagc donc la palme du j)oèle : car il partage ses périls cl il
succombe décourage quand ses travaux ne rencontrent point le suc-
cès... hélas! le désespoir et le génie se donnent trop souvent la
main.
Dans les siècles que je vois passer devant moi, l'art reprendra et
tiendra glorieusement le sceptre qu'il tenait en Grèce aux jours mé-
moiabli's del'bidiaset d'Apelles. Kn conlenipiant les ruines , il saura
ressusciter les formes grecques; par lui des âmes romaines revivront
enfin dans des ouvrages romains exécutés par des mains italiennes;
et des temples plus majestueux que les tem|iles anciens olTrironl au
monde de modernes merveilles. A côté de l'austère l'anlhéon en-
cnre debout, s'élancera vers les cieu.x un dôme, son image, ayant
pour base un temple qui surpassera tous les édifices connus et où
des représentants de tout le genre humain pourront se réunir en
foule pour prier : jamais une pareille enceinte ne s'est ouverte aux
regards des hommes; toutes tes nations viendront déposer leurs
péchés à celle porte colossale du ciel. L'audacieux architecte à qui
sera confiée la tâche d'élever cet édifice verra tous les arts le saluer
comme maître; soit que, sorli du marbre sous les coups de son
ciseau, le libéraleurdes Hébreux, celui dont lavoix tira Israël de l'E-
gypte, ordonne aux vagues de s'arrêter; soit (pie sou pinceau ré-
vèle des teintes de l'enfer les damnés assemblés devant le trône de
leur juge, tels que je les ai vus, tels que chacun doit les voir; soit
enfin qu'il élève des temples d'une grandeur inconnue avant lui :
qui sera toujours la source de ses grandes pensées ?... moi, le Gibe-
lin ; moi qui ai traversé les trois royaumes formant l'empire de l'é-
lernité.
Au milieu du cliquetis des épées et du choc des casques, le siècle
que j'annonce n'en sera pas moins le siècle du beau, et pendant que
le malheur pèsera sur les nations, le génie de ma patrie s'élèvera.
Cèdre majestueux du désert, la beauté de son feuillage charmera
tous les yeux : aussi odorant que beau, on le verra de loin exhaler
vers les cieux l'encens qu'il produit. Les rois suspendront le jeu des
batailles et déroberont une heure au carnage, pour contempler la
loiie ou la pierre : eux, les ennemis de toute beauté sur la terre, ils
se verront forcésà sentir, à vanter le pnuvoirde cequ'ilsdétruiscnl;
et l'art, trompé par sa reconnaissance, élèvera des monuments et
des trophées a ces tyrans qui ne voient en lui qu'un jouet : il jiro-
stitueiases charnies.i d'orgueilleux pontifes qui n'emploient lliomme
de génie que comme on emploie une bêle de somme, h porter un far-
deau, à servir un besoin, et ainsi se réservent le droit de vendre son
labeur, de trafiquer de son âme. Celui qui travaille pour les na-
tions reste pauvre peut-être, mais il est lilire; celui qui vend ses
sueurs aux rois n'est qu'un chambellan doré qui. pour une liM-éeet
des gages, se lient rcspeciueusement àla porte où il salue eu esclave
patelin. O Régulateur et Inspirateur suprême I comment se fait-il
que ceux dont le pouvoir sur la terre ressemble le plus en apparence
à ton pouvoir dans le ciel, empruntent le moins tes attributs divins ; j
qu'ils courbent sous leurs pas le dos humilié des nations et osent i
nous assurer que leurs droits sont les tiens? Commentse fait-il au !
conlraiie que les vrais fils de la gloire, qui reçoivent d'en haut leurs
inspirations, ceux dont le nom est le plus souvent dans la bouche |
des peuples, sont condamnés à passer leurs jours dans la pénurie et I
la douleur, ou à n'arriver h la grandeur que par le chemin de la
honte, en cachant sous de brillantes chaînes une flétrissure pro-
fonde? Kt d'un autre côté, si leur destinée les a placés dans une
f)osition plus haute ou si les lentatiuns n'ont pu Un arniclier à leur
lumble condition, pourquoi faut-il qu'ils aient à soutenir dans le
fond de leurs Ames une épreuve plus terrible encore, la guerre inté-
rieure d'ardentes et profondes passions?
O Florence, quand ton cruel arrêt fil raser ma demeure, je
l'aimais; mais la vengeance lenfermée dans mes vers, la haine que
m'inspirent tes outrages, haine qui s'accroît avec les années el ac-
cumule mes malédictiunssiir ta tête, voilii ce qui vivra, ci- qui doit
survivre à tout ce que tu chéris, à ton orgueil, h les richesses, «'l la
liberté et même au pouvoir des cbéiifs tyrans qui le gouvernent;
fléau qui est le plus grand des maux d'ici-bas, car ce ne sont pas
les rois seuls qui savent opprimer les peuples, et les démagogues ne
le cèdent aux monarques les plus cruels que par la courle durée de
leur domination. Dans louteb les choses fatales qui foulque l'homme
se hall lui-même el que les hommes se haïssent entre eux, en fait
de discorde, de Llcbeté, de cruauté el de tous les fruits qu'a portés
l'union incestueuse du "rrepas avec la Corruption sa mère, pour tout
ce qui constitue l'oppression sous ses formes les plus hideuses, le
chef d'une faction populaire n'est que le frère du sultan et le cruel
imitateur du pire des despotes.
Florence! mon Ame solitaire a bien longtemps brûlé du désir de
retourner vers loi en dépit de tes injuies, comme un [«Tisonnier
brûle d'échapper à ses chaînes; car l'exil est la plus triste di;s pri-
sons : l'exilé a peur cachot le monde entier, la plus forte des geô-
les; les mers, les montagnes, l'horizon même, en son l les barreaux
el lui interdisent le seul petit coin de terre où, quel que soit son
destin, il voit encore une patrie, le lieu où il est né, le lieu où il
voudrait mourir... l'iorence! quand cette ilme solitaire ira rejoindre
lésâmes qui lui ressemblent, alors lu reconnaîtras ce que je vaux;
tu consacreras une urne vide el de vains honneurs à mes cendres
que tu ne posséderas jamais... Hélas I « que t'ai-je donc fait, ô mon
peuple » (l) ? Tu fus toujours rip'oureux dans les arrêts, mais ici lu
dépasses les bornes ordinaires de la perversité humaine ; car j'ai été
tout ce qu'un citoyen peut être; mon élévation fut lonouvrage: en
paix comme en guerre, je fustoul k loi : et en retour, lu l'es armée
contre moi... C'en est fait I sans doute je ne franchirai plus l'éter-
nelle barrière élevée entre nous; sans doute je mourrai dans l'a-
bar.don, coulemplanl de l'œil d'un prophèle les jours mauvaisqu'il
m'est donné de voir d'avance, et les annonçant à ceux qui ne ra'é-
couteront pas (il en fut ainsi dès les anciens temps) ; inaisuu jour
viendra où la vérité luira à leurs yeux parmi les larmes el leur fera
reconnaître le prophète au tombeau.
FIN DE LA PBOPUETIK DU DANTE.
HEURES DE LOISIR
(Suite.)
OSCAR D ALVA.
Comme la lampe céleste, brillant dans l'azur des cieux, éclaire
doucement les rivages de Lora ! les tours anti(pies d'Alva s'élèvent
paisibles vers la nue, et ne retentissent plus du bruit des armes.
Mais souvent les rayons de l'astre qui roule paimi les nuages -
sont réfléchis sur les casques d'argent des guerriers d'Alva, et ui
vu leurs chefs se rassembler à l'heure paisible de minuit, couvei i
de leurs armes étincelanles.
Souvent, sur ces rocs ensanglantés qui dominent les flots sombr^
de l'Océan, la lune, jetant sa lumière pAle dans les rangs qu'éclair
cissait la mort, a vu les soldats tomber et mourir.
Alors bien des yeux affaiblis, qui ne devaient plus contempler
l'astre éclatant du jour, se sont détournés du champ de bataille en-
sanglanté pour contempler en mourant le disque iroid de la rei:
des nuits.
La noble race des seigneurs d'Alva est éteinte. Les tours de leur
domaine se montrent encore au loin , parées du vernis des siècles ;
(I) Premiers mots d'une épllre latine du Dante au peuple florentin.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
85
mais ces guerriers ne ponrsuiventpliis le daim dans les bois, ni l'en-
iierai sur le champ de bataille.
Mais qui fut le dernier des maîtres d'Alva, et pourquoi la mousse
couvie-t-elle ses créneaux? Les pas des guerriers ne réveillent
plus l'écho de ses voûtes qui ne répond qu'au sifflement de la brise.
Et lorsque l'aquilon souffle avec le plus de violence on entend
le long des galeries un son terrible qui ébranle les murs prêts à
tomber en poussière.
C'est l'haleine de la tempête qui agite le bouclier du vaillant
Oscar : mais sa bannière ne flotte plus sur la muraille : son panache
ne se balance plus sur sou casque.
Angus avait béni le jour qui vit naître Oscar. C'était son premier-
né. Les vassaux \inrent s'asseoir autour du foyer du chieftain pour
saluer gaîment cette heureuse matinée.
Les chasseurs ont percé de leurs flèches le daim des forets : le pi-
broch fait entendre ses sons aigus, et pour égayer la fête des mon-
tagnes, les airs guerriers se succèdent.
Un jour, s'écriail-on avec transport, le pibroch annoncera le fils
du héros, lorsqu'il précédera ses vassaux couverts du tartan de la
tiibu.
Une autre année s'écoule rapidement, et Angus devient père d'un
second fils. Le jour de sa naissance fut encore un jour de fête;
elle fut également célébrée par un joyeux banquet.
Angus exerce ses fils à bander l'arc et à chasser le chevreuil sur
les sombres collines d'Alva toujours balayées par les vents. Dans
leurs courses rapides , Oscar et Allan devançaient leurs agiles lé-
vriers.
A peine sortis de l'enfance, ils sont déjà reçus dans les rangs de
la guerre : ils savent manier légèrement la brillante claymore , et
envoyer au loin la flèche retentissante.
Les cheveux d'Oscar étaient noirs et flotlaicnt en désordre au gré
delabrise; mais la tête d'Allan était ombragée dune chevelure blonde
brillante et bouclée; et son front était pâle et pensif.
O'^car avait l'âme d'un héros; la franchise rayonnait dans son
gland œil noir. Allan avait appris de bonne heure à contenir sa
pensée et à prodiguer de flatteuses paroles.
Tous deux, oui, tous deux étaient vaillants, et la lance saxonne
s'était souvent brisée sous leur épée. Le cœur d'Oscar était inacces-
sible à la crainte, mais il connaissait déjà les émotions de l'amour.
Mais l'âme d'Allan démentait la beauté de son corps ; elle était
indigne d'une pareille enveloppe : sa vengeaiice était mortelle et
frappait ses ennemis comme la foudre.
Des tours lointaines de Southannon vint une jeune et belle châ-
telaine; les terres de Kenneth devaient former sa dot : c'était la fille
aux yeux bleus du riche Glenalvon.
Oscar l'avait demandée pour sa fiancée, et Angus souriait aux
vœux d'Oscar : l'alliance des Glenalvon flattait l'orgueil féodal du
seigneur d'Alva.
Ecoulez le son joyeux des cornemuses ! écoutez 1-3 chant nuptial !
Les voix relenlissent en douces mélodies, et se prolongent en chœur.
Vo.iez flotter dansles salles du manoir d'Alva les panaches rouges
des chevaliers. Les jeunes hommes sont revêtus de leurs plaids
aux couleurs variées , et chacun d eux marche sur les pas de son
chieftain.
Ce n'est point la guerre qui réclame leur assistance; car la cor-
nemuse ne joue que les airs de la paix : toute cette foule est assem-
blée pour les noces d'Oscar : tous les chants invitent au plaisir.
Biais où est Oscar? certes il est bien lard. Est-ce là lardent em-
pressementd'un fiancé? Tous les hôtes, toutes les dames sontréunis:
il ne manque qu'Oscar et son frère.
Allan arrive enfin et prend place auprès de la fiancée : « Pour-
quoi Oscar ne vient-il pas? demande Angus; où est-il? » Son frère
répond : « Il n'est point venu avec moi sur la clairière.
« Peut-être s'est-il oublié dans son ardeur à poursuivre le daim,
ou ce sont les flots de l'Océan qui l'arrêtent... cependant la barque
d'Oscar est rarement retardée.
— Non , non! s'écrie le père alarmé , ce n'est ni la chasse ni la
mer qui retarde mon fils : voudrait- il faire un tel affront à la belle
Mora? quel obstacle pourrait le retenir loin d'elle ?
« Chevaliers, courez à la recherche de mon fils! cherchez partout!
Allan, va parcourir avec eux tous les domaines d'Alva : pars', je ne
veux point de réponse jusqu'à ce que mon fils, mon Oscar soit
trouvé. »
Tout est en confusion. Des voix sauvages font retentir le nom
d'Oscar dans les \ allées : le nom d'Oscar s'élève sur la brise mur-
murante jusqu'à l'heure où la nuit déploie ses ailes sombres.
Ce nom vient interrompre le silence des ténèbres; mais c'est en
vain que l'écho le répèle : c'est en vain qu il résonne dans les brouil-
lards du matin. Oscar ne paraît pas sur la plaine.
Pendant trois jours, trois nuits d'insomnie, le seigneur d'Alva
fouilla toutes les grottes des montagnes; puis il perdit tout espoir,
et arrachant ses cheveux blancs, il s'écria :
(( Oscar, ô mon fils!... Dieu du ciel, rends-moi l'appui de ina
vieillesse ! ou si je dois renoncer à le revoir , livre son meurtrier à
ma vengeance.
« Oui, je ne puis en douter, les ossements de mon fils blanchis- .
sent sur quelque roc désert. O Dieu ! l'unique grâce que je te de- f
mande, c'est d'aller rejoindre mon Oscar! '
« Kt pourtant, qui sait? peut-être vit-il encore ! Arrière , ô déses-
poir ! Calme -toi , ô mon âme! peut-être vit -il encore! ô ma vois,
n'accuse point la destinée. Grand Dieu! pardonne-moi une prière
impie!
« Jlais s'il ne vit plus.pour moi, je vais descendre oublié dans la
tombe; l'espoir de ma vieillesse est éteint pour jamais : de pareilles
tortures peuvent-elles être méritées ? »
Ainsi le malheureux père se livrait à sa douleur. Mais à la fin le
temps, qui adoucit les maux les plus cruels, ramena le calme sur
son front, et sécha les larmes dans ses yeux.
Car au fond du cœur un sentiment secret lui disait encore qu'il
retrouverait son fils : cette lueur d'espoir naissait et mourait lour-
à-tour; et ainsi s'écoula une longue et douloureuse année.
Les jours se succédaient : l'astre de la lumière avait parcouru de
nouveau son cercle accoutumé; Oscar n'était pas revenu consoler
la vue d'un père, et les regrets devenaient peu à peu moins amers.
Car le jeune Allan lui restait encore, et c est lui qui faisait main-
tenant toute la joie de son père; et le cœur de Mora fut bientôt
gagné , car la beauté couronnait le front de l'enfant aux blonds che-
veux.
Elle se dit qu'Oscar était dans la tombe, et qu'AUan avait un vi-
sage bien doux ; puis si Oscar vivait encore, une autre femme avait
sans doute rempli son cœur inconstant.
Angus déclara enfin que si une seconde année s'écoulait dans un
espoir inutile, il mettrait de côté ses scrupules paternels, et fixerait
le jour des noces.
Les mois se succédèrent lentement, et enfin parut l'aurore dési-
rée. Maintenant que cette année d'anxiété est passée, le sourire se
joue sur les lèvres des amants.
Ecoulez le son joyeux des cornemuses ! écoutez le chant nuptial!
Les voix retentissent en douces mélodies , et se prolongent en
chœur.
Les vassaux en habits de fête se pressent au manoir d'Alva : leur
joie bruyante éclate : ils ont retrouvé leur gaîté.
Mais quel est cet hôte dont le front triste et sombre contraste avec
la commune allégresse ? Sous son regard, le feu de l'àlre brûle avec
plus de vivacité et jette des flammes bleues.
Sombre est le uianleau qui l'entoure de ses plis; haute et rouge
comme le sang la plume de son panache. Sa voix est pareille au
mugissement précurseur de la tempête ; mais son pas est léger et ne
lai.sse pas de traces.
11 est minuit. La coupe circule parmi les convives : on porte gaî-
ment la santé du jeune époux; les acclamations résonnent sous les
voûtes, et tous s'empressent de répondre à cet appel.
Soudain l'étranger se lève , la foule bruyante se tait , l'étonne-
nient se peint dans les traits d'Angus , et les tendres joues de Mora
se couvrent de rougeur.
« Vieillard! >■ s'écrie l'hôte inattendu. « on vient de répondre à
un toast ; tu vois que j'y ai fait honneur, et que j ai salué l'hymen
de ton fils ; maintenant je réclame de toi la permission d'en propo-
ser un autre.
« Pendant qu'ici tout est dans la joie, pendant que chacun bénit
le destin de ton Allan, dis-moi, n'avais-tu pas un autre fils? dis-
moi ! pourquoi Oscar serait-il oublié ?
— Hélas! répond, les larmes aux yeux, le père infortuné; ou
Oscar s'est éloigné de nous, ou il est mort: et quand il disparut,
mon vieux cœur fut presque brisé de chagrin.
« Trois fois la terre a parcouru sa course annuelle depuis que la
présence d'Oscar n'a réjoui mes yeux; et, depuis sa fuite ou sa
mort, Allan est ma seule consolation.
— C'est bien ! réplique le sombre étranger, dont l'œil farouche
lance des éclairs. Je serais curieux de connaître le destin de ton fils;
car peut-être ce héros n'esl-il pas mort.
« Si la voix de ceux qu'il chérissait le plus venait à l'appeler,
peut-être ton Oscar reparaîtrait-il : il pourrait ne s'être absenté que
momentanément : les feux de mai (i) peuvent encore s'allumer pour
lui. - ■
« Que la coupe s'emplisse jusqu'au bord d'un vin généreux et
qu'elle circule autour de la table! Je veux que cliacun comprenne
bien mon toast et v réponde ; je propose la santé d'Oscar absent.
— De tout mon cœur, répliqua le vieil Angus en remplissant sa
coupe. A la santé de mon fils! qu'il soit mort ou vivant, je ne re-
trouverai jamais son pareil.
— Bravement dit, vieillard; voilà une santé bue selon les règles.
Mais , pourquoi Allan reste-t-il là tremhlant et immobile? Allons,
jeune homme, bois à la santé de ton frère, et tiens ta coupe d'une
main plus ferme. » x ' v
La rougeur qui animait le visage d'Allan fit place lout-à-coup à
(11 En Ecosse, on atlume le 1" mai de grands feux de joie appelés
Beltane ou Beal-tain, ce que certains antiquaires traduisent par feux
de Baal.
8G
LBS VEILLÊKS LlTTfiRAlUES ILLUSfRÉIîS.
In prtloiir fl'mi «pi» iro ; <i Ift surtir da IrApo» dé«oulu d« son fW>nt
•il piniKi't pl:ic(''«i> I't nipiilo^.
Ti-nis fills il lr\a !i.i niii|ir On rail' ; Irnis fuis «os \!^\ivn si; rrfil-
•*èrrnt h on lom-tiiM' l« bofd : cur tiiii* fuis il nviiil roin'ontir |i' rr-
(taiil ilo liMiMiiprr (|iii m llxnit sur li- »ion nvcc iinr nifje iiiorlcllo.
« Ksl-ci' (liiiio ainsi qu'un fri-m ncrui-ille \i: smivonir cliiiri d'un
frÎTc? Si I'alTi-cliiin se fail ciiniialln- par de Iris !.ii,'ii03, comment
dune se nianifrsilcril In rr.iinlf?»
IvmmIl' p.'ir rironio de res paroles . Allan li;\o eiilln la coupe cl
t.iriii': «rial ail rii'l ipTOsi-ar fill ici pour parlaper notre joji!. »
Mi'is soudain iiiii» li-rreur secrète s'oinparo dc lui, el il laisse tomber
le vaso bospilalii-r.
" Il l'sl ici! il ciilond la voix de son nssa=s(n ! » s'i^crio un spec-
tre fionil)rei|tli apparait loiil-à-coup.c Assiissin ! » a répélé l'écho des
voùles, el ce cri se nii''le aii\ nuigisoineiUs de la leinnCle.
I.rs llainlieaiix s'éteimienl : les guerriers reculent d'iiurreur, cî
rélraiiL'iT a disparu Mais nu sein dc la finie ou roiiiari|uc un fiin-
lAnie mMh d'un tarlaii vert, et dont la taille grandit d'une maniOro
cU'ravanle.
Il pnrio sur ses flancs un larjic liaiidrier; un panache noir se ba-
lance sur sa tête : mais sa p.iilriiie nue laisse voir de lar^'es bles-
sni-cs toutes roiipes dc snii^ et son u'il vitrifié a l'immobilité du
lré|ias.
Trois fois il sourit d'un air sinistre en fléchissant le genou devant
Angus, et irois fois il fronce le sourcil en regardant un guerrier
éleiidu |)ar terre et dont la foide s'écarte avec horreur.
Les i-onlemenls du tonnerre se répondent d'un piMc à l'autre : la
foudre écl ite dans les cicux : et le fanl<\ine disparaît dans la nuit
orageuse, emporir- sur les ailes de l'ouragan.
l-nllégresse a fui ; lo banquet est iiiternimpu. Qui .sont ces deux
hiiinraes étendus sur le pavé de la salle t Angus a perdu l'usage de
ses sens : cnlio on réussit à le rappeler it la vie.
Mais pour Allan on appelle eu vain le médecin, eu vain on essaie
d'ouvrir ses yeux h la lumière ; le sablier est vide : il a vécu : jamais
Ail. m ne se relèvera.
lion est venu ce sombre étranger? Qui étail-ilf C'est ce que nul
inririel ne peut dire. Mais tous les vassaux out reconnu le faiilOme :
c'était le spectre d'Oscar.
I.e cadavre d'Oscar avait été abandonné sans sépulture dans la
sombre valli''e de Gleulanar ; les vents soulevaient ses noirs che-
veux ; et la flèche barbelée d'Allan était resiée dans son sein.
L'ambition avait armé la main d Allan : les dénions avaient pi-élé
des ailes h .«a flèche homicide ; l'euvic l'avait éclairé de sa torche et
avait verse ses poisons dans son cieur.
I.a flèche d'Allan a volé ra|iide. Ce sang qui coulo à grands flils,
à (pii appariieul-il ? Le noir panache d Oscar est dans la pouss.ère,
la llèche a bu son sang avec sa vie.
Ln beauté do .Mcra avait se luit le cnur d'.Mlan ; son cœur blessé
était devenu le cœur d un trailre. Hélas! pourquoi les yeux de la
beauté, qui rosiiirent l'aiinjur, exciteiil-ils lime aux plus cruels
forfaits I
Ne voyer-vous pas là-bas c ;tte tombe solitaire , abri dos restes
d'un guerrier? On la dislingue s\ la lueur du crépuscule : c'est le lit
iiuplial il'.MIaii.
Ce lieu maudit est loin , bien loin du noble moiiiiment qui con-
tient les cendres glorieuses de sa famille. Sur la tomb'î d'Allan, on
ne voit point flotter sa bannière, car il l'a souill:^ du sang dc son
frère.
Quel vieux ménestrel , quel barde aux cheveux blancs consen-
tirait ."i chauler sur sa harpe les exploits d'.MIaii ? Los chants
sont la récompense dc la gloire : mais quelle voix peut célébrer un
ineiuiricr f
Que la harpe reste immobile et silcncieuas! Que la main d'au-
cun ménestrel ne vienne éveiller ses accord* ! La pensée du crime
paralyserait sa main tremblante ; toutes les cordes de sa harpe fi-émi-
raicnl jusqu'il se briser.
Aucune ly''*i. aucun chaut de gloire ne célébrera son nom. L'ir-
révocable malédiction d'un père, le dernier gémissement de la vic-
time tombée sous son bras Iratricide : voilà tout ce que l'écho répète
sur sa tombe.
A MARION.
0 Mai ion! pourquoi C(! front pensif? Quel déïoill de la vie s'esi
emparé de loi? Banni» cet air de tristesse : le chngiin ne sierl pas
à la beauté. Certes, ce n'est pas l'amour qui trouble Ion repos • c ir
l'amour est inconnu ii ton cnuir. Il .«c montre dan« les fosseiic's ,|i
sourire, dans une larme liiiiid; et .sous une p.inpicre volupliie iv
mais il luit lom d un froid sourcil qtii se fronce. Reprends donc t.i
Mvai-ilé prem ère: quelques-uns t'aimeioiit, et Ions vont 1 a.lmiici-
Tant nu on IH verra cul air glacial, on n'nurtt (wur toi que do
I ludilTercnce. Si lu veux iWor I inconslancî iLs eœura, souris du
moins ou fus semblaut do sourire: des \eux çuuime l-s li<"MS »ic
sont pus dratin^s h cacher leurs prunelles «oim le volIc tic la rnn-
traiule; malgré loi-in^nie. ils lancent h la dérob.''i' de.« nyon<i pleins
l'o clinnnc. 'Tes lèvres .. mais ici ma mus ■ mwlcsti» il dl mrt refuser
chnsifmeiii son aille: vnil.'i qu'elle rou/it. fiit la révérence, fronce
le sourcil... bref, elle craint qu'un pareil sujet n'enflamme trop mon
style; cl la voilà qui. courant api+s la raison . ramène ?i propos la
pnidencc. Je me bornerai donc h dire (ce que je pen^^e c est une
aiilre question j (|iie rr^ lè\res t\ charmante» h \oir ont été faites
pour un meilleur emploi que !'ifoni>'. Si mon conseil n'est poid cn-
veliqipé de formes gracieuses , Il est au moins désintéressé : je le
donne dans ces vers s ins arl des conseils oil la naticrie n'entre (lour
rien. Tu peux les considérer comme ceux d'un frère; camion ca-ur
s'est donné à d'autres . ou . imur mieux dire , inhabile à tromper, il
se partage entre une douzaine de beautés. Adieu. Marion! Je t'en
conjure, ne délaiLne pas cet avis quelque déplaisant qu'il le pa-
raisse ; el. pour ne pas t importuner davan'aue de mes remontrances,
j ! le dirai seuleiuèui quelle est notre opinion, h nous autres hom-
mes, sur le doux empire de la f ■mmc. t,)uelque admirati >n que nous
inspirent de beaux yeux bleus, des lèvres ros.s , les boucles d'une
ondoyante chevelure, capricieux et incoiislanls que nous sommes,
tout cela ne suffit point pour nous fixer. i:c n'est point être Irnp sé-
vère que dédire : tout cela ne fait qu'une jolie peinture. Mais veux-
tu connaître la chaîne secrète ipii nous attache en esclaves soumis
à voire char, qui nous courbe dcNaut ions comme devant les reines
de la création? Celle chaîne, en un mot, c'est la vliacité , la vie.
A LA FRUME.
O femme! Icxpérience devrait m'avoir appris que le voir c'est t'ai-
uier; elle devrait m'avoir appris aussi que tes plus fermes promes-
ses lie sont que néant ; mais si lu parais devant moi dans lé-
clal de laboaulé, j'oublie tout pour t' adorer. O mémoire! pre-
mier de tous les biens quand on espère et qu'on possède eue ire:
don funeste au contraire pour tous les amaiiLs, quand l'espérance
s'est envolée, ([uaud la passion est éteinte. Femme! chère el bcl!e
enchanteresse. combie:i une iime noiico est docile à le c;-oire ;
comme il bal, le cœur dc I adolescent qui contemple pour la pre-
mière fois ces yeux qui nagent dans un brillant azur, ou qui lancent
l'étincelle de leur prunelle noire, ou dont le doux rayon perce sous
des sourcils bruii-clair. Avec quel empressemenl nous ajoutons foi
aux serments delà beauté; avec quelle confiance nous accueillons
ses promesses. Insen.sés! nous croyons fermement que cela durera
sans fin, et en un seul jour elle a changé. Oui. ce mit sera élerucl-
lement vrai : « Femme , les serments sont écrits sur le sable. »
Sl'R DN liWMEN- DB COLLÈGE (1806).
Dominant toute la foule et entouré de ses pairs, Magnus lève un
front lasle et sublime : assis dans son fauteuil officiel, on dirail un
dieu, pendant que, nouveaux ou vétérans, tous les élèves Ircmbleol
au moindre signe de sa volonié. Dans le silence profond et sombre
qui l'cnloire , sa voix tonnante ébranle le dôme sonore, et fléh-il d'Un
bl;\mo sévère les pauvres diables qui ont p:\li sans succès sur les
problèmes des mathématiques.
Heureux le jeune homme h chcv.M sur les axidmes d'Kuclidc. ne
fill-ii qu'un ;\nc en toiiie autre chose ! heureux qui. à peine capali'
d'éi rire une ligne en bon anglais, scande des vers atliqucsavec !'■
l'aplomb d'un érudii \ Qu'importe qu'il ignore couunenl ses pères ■
versé leur sang pendant nos discordes civiles, ou dans ces jours j,!..
rieux où Kdonaid guidait contre ri:cos=c ses bataillons inliv|iid ■-
où Ile !ri foulait à ses pieds lorgucil de la France ! Il ne sail ce qu
c'est que la Grande-l'.harle; mais il connaît pcrtiucinmeni la légis-
lation Spartiate , et s'il n'a jamais ouvert un Blacksiopc. il vous dira
quels éilils promulgua l.ycurgne : Il sait à peine le imiu du bardo
des rives de I Avon , mais il vante en revanche la gloire impérissa-
ble du tbéitlredes Grecs.
Tel est le jeune hoiunie au savanl mérite duquel on destine les
honneurs clas.<fiqiios, les médailles, les b>iurscs, el peul-êlrc nu'n
le prix de déclamaliou. sil lui convient de pn-tendre à une si h;i
récompeus". .Mais! hélas! nul oraleur \ulgairc ne peut espci..
d'obtenir la coupe d argent si convoitée jiar tous. Non pas nue n .^
maîtres soient bien exigeants eu fait délmpience : ils ne ilemaii
dent pas le slile brillant de roralcur d'Athènes, ou le noble leu il
Tullius. La clarté, la chaleur, n'ont rien à faire céaus; car noi;
but à nousn'esl point deconvaiucro Que d'aulrcs orateurs lenient .:
plaire à leur auditoire, nous parlons piuir notre propre airtuseuicir
et non pour émouvoir la luule; une p.salmoilic murmurante, enlu
la (Tiaillerie et le ton gémissant, voilà ce quicomiçul à n ilro gr.i-
vité. Surtout gardez-vous d'ajouter à la parole l'éloqueucc du geste :
I
OEUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYIION.
87
leplusléger mouvcnirrit du corps ou dos bras scandaliserait le doyen;
i;là sa SLiilcloiis les gradués, bondissant sur leurs sièges , ne man-
queraient pas de ridiculiser ce qu'ils ne sauraient imiter.
l'our obtenir la coupe promise , gardez constamment la même
posture; ne levez point les yeux, ne vous arrêtez jamais ; dites tou-
jours, n'i'iiporle quoi, pourvu qu'on ne puisse vous entendre. Con-
tinuez votre débit sans reprendre haleine ; qui parle le plus vile parle
le mieux, et entasser le plus de mots dans le plus court espace de
temps, c'est s'assurer le prix de la course oratoire.
Les (ils de la science , apfès avoir obtenu des récompenses pa-
reilles, peuvent goùler un indolent repos sous les doux ombrages
de Granta; mollement étendus parmiles roseaux des rives du Cam,
ils y peuvent dormir inconnus, vivre inhonorés et mourir sans qu'on
les pleure. Tristes comme les tableaux qui décorent leurs salles, ils
croient tout le savoir humain renfermé dans l'enceinle de leur col-
lège. Grossiers dans leurs manières, esclaves d'une solte étiquette,
ils afTectent de mépriser toute composition moderne, et placent les
conimenlaires de Bentley, de Brunck et de Porson, beaucoup au-
dessus des poêles que ces critiques ont commentés. Yains de leurs
honneurs académiques , lourds comme la bière dont ils s'cnivrerJ,
insipides comme leurs froids jeux de mots , ennuyeux comme leurs
leçons, ils ne s'émeuvent (pie pour leure intérêts ou ceux de IEgli.se
Courtisans empressés du pouvoir, ils s'inclinent devant lui avec un
sourre suppliant, tant qu ils voient reluire de ce côlé les mitres
qu ils convoitent; mais que dans un orage politique lliomnie d'Etat
soit renversé, ils seuquerront de son successeur pour lui portiir
leur hommage. Tels sont les hommes commis à la garde du trésor
des sciences : tels sont leurs travaux et les récompenses qu ils am-
bitionnent. On peutaflirmer, en tout cas, que le prix n'excède guère
les efforts qu'il a demandés.
Celait après la terrible journée de Pultawa. alors que la fortune
abandonna le roi de Suède. Au loin , le sol était jonché des cada-
vres d'une armée qui avait livre son dernier comhal. La puissance
et la gloire, infidèles comme les hommes dont elles sont les klnU'n
étaient passées du côté du czai- triomphant , et les murs de Mnscoj
n'avaient plus rien à cramdre... jusqu à ce jour du moins, plus som-
bre et plus terrible , juscju'à cette année plus mémorable qui de-
vaient livrer au massacre et à la honte d une défaite une armée
plus puissante et un nom [ilus illustre encore : naufrage plus terri-
ble, chute plus profonde ; revers d'un homme, coup de foudre pour
l'Europe !
Telle était la fortune de la guerre; Charles, blessé, avait enfin
appris à fuir : la nuit, le jour, il traversait les campagnes et les
fleuves, lout couvert du sang de ses propres sujets; car des milliers
d biimmes avaient péri pour favoriser cette fuite, et pas une voix ne
s'éiait élevée contre l'insatiable ambitieux , à celte heure d'humi-
lialion oiila vérilé n'avait plus rien à craindre du pouvoir. Le che-
val du roi avait été tué : Giela lui avait donné le sien, et était allé
mourir pr^-onnier chez les Russes. Cette seconde monture manque
également après plusieurs lieues de vaines fatigues supportées avec,
courage ; el c'est dans la profondeur des foièls. sous le feuillage tles-
j quelles les feux de bivouac sont à pgine visibles , tandis que ceux
j des ennemis éclairent la plaine à l'entour, c'est là qu'un roi doit
1 enfin étendre ses membres fatigués. Est-ce pour de tels laur'ers,
pour un tel repos, que les nations doivent épuiser leurs forces ? Ac-
cable parla doub-ur elles fatigues, on le couche au pied d'un arbre-
le sang de ses blessures est figé : ses m-mbres sont engourdis ; là
nuit pèse froide el sombre ; la fièvre qui agite son saiigliii refuse' un
,rsBnl instant de ce sommeil qui lui serait si nécessaire. Au milieu de tout
cela, le monarque sufiporte royalement sa cluite, et dans ces extro-
mitcs pénibles, il fait de ses douleurs les va.ssales de sa volonté : elles
restent silencieuses et soumises, comme les nations l'éiaieut na-
guère autour de lui.
III.
Quelques chefs l'accompagnent!... Hélas! qu'ils sont peu nom-
breux, cesdébris d une seule défuite , mais débris héroïques et fidèles,
Tristes et muets, tous s'étendent par terre auprès du monarque et
de sa monture; car le danger met au même niveau 1 h immc et son
servileiir : tous ont les mènes besoins. Parmi eux , Mazeppa s'a-
vance et prépare sa couche sous un chêne... vieux et robuste comme
lui : c'est l'helmao de l'Ukraine, le guerrier calme et intrépide.
Mais d'abord, bien qu'exténué par une longue course, le prince des
Kosaks panse sou coursier, lui fait une litière de feuillage, peigne
sa crinière et ses fanons, desserre la sangle, ôte la bride ; et se ré-
jouit de le voir bien man.^er ; car jusqiie-lfi il avait craint que son
coursier fatigué ne refusai de brouter (herbe humide de la rosée de
la nuit. Mais le noble animal était vaillant comme son maître, et
peu difficile en fait de vivre et de coucher. Plein de feu et docile à
la fois, il ne se refusait à rien. En vrai coursier tartare, velu, airile,
vigoureux, il emportait son cavalier comme le vent, obéissait à sa
voix, accourait à son appel elle reconnaissait entre tous : fût-il en-
touré de milliers d'hommes, par une nuit sans étoiles, depuis le
coucher du soleil jusqu'à l'aube, il eût suivi son maître comme le
faon suit sa mère.
IV.
Ces devoirs accomplis, Mazeppa étend sur la lerre son manteau,
et appuie sa lance contre le chêne; il examine si ses armes sont
encore en bon étal et n'ont pas souffert de la longue marche du
jour ; si le bassinet est encore garni de poudre , et si la pierre el les
re3sor:s fonclionneul comme il faul; il manie la garde et le four-
reau de son sabre, el regarde BÎ le ceinturon n'est point endom-
magé. Alors seulement le vieux guerrier tire de son bavresac et de
son bidon ses provisions chélives, dont il oûre le loul ou partie éhi
monarque et à sa suite, avec infiniment moins de cérémonie que
u'en feraient de^ courtisans à un banquet. Charles, en souriant, ac-
cepte du geste ce frugal repas, pour afficher une gaiié qu'il n'éprouvé
pasau fond ducœur, et se montrer au dc,<sus des souffrances et des re-
vers. Alors il parle ainsi : « De toute notre Irouiie, com posée de gens au
cœur ferme , au bras vigoureux , également aguerris aux e,?c;irmou-
ches, iila march ', au métier de founageur, il n'en est pas de moins
bavard el de plus actif que toi, Jlazeppa : depuis Alexandre on n'a
point vu surla lerre un couple au-^si bien assorti que toi et ton Bucé-
phale ; toute la gloire de laScytbie s'incline devant la tienne, quand
il s'agit de franchir oa les plaines ou les flots. — Maudite soit l'école,
répondit Mazeppa , où j'appris à monter à cheval ! — Eh ! pourquoi
donc, vieil hetman , reprit le monarque, puisque les leçons tout si
bien profilé? — < e serait une longue histoire, dit le (Cosaque, et
nous avons encore bien des lieues à faire, et plus d'un coup à don-
ner ç\ el là, coiilre un ennemi dix fois plus nombreux, avant que
nos chevaux puissent broutftr à leur ai.se sur l'autre bord du rapide
Borvslhènes; d'ailleurs, sire, vos membres doivent avoir besoin de
repos : je servirai de véJelte à votre esi-orte. — Je veux abstdu
nient , répliqua le roi de Suède, que tu me contes ton histoire, et
peul-silre eu obîiendrai-je le bienfait du sommeil; car en ce moment
c'est en vain que mes paupières l'appellent. — Eh bien! Sire, dans
cet espoir, mes souvenirs vont se reporter à soixante-dix ans d'ici.
« .rélais, je crois, dans mon vinglième printemps... oui, c'est
cela... Casimir était roi... Jean Casimir... j'ai été son page pendant
six ans : un savant monarque , ma foi ! et qui ne ressemblait guère
à Votre Majesté : il ne faisait pas la guerre, et ne s'inquiétait pas de
conquérir de nouveaux royaumes pour les perdie bientôt après ; et
sauf les débals de la diète de Varsovie , son règne s'écoula dans un
repos fort inconvenant. Non qu'il manquât de moyens de se tour-
menter : il aimait les muses et les femmes; et quelquefois toutes ces
femelles sont si fantasques qu'il aurait voulu cent fois être à la
guerre. Mais bientôt son courroux se calmant, il prenait une nou-
velle maîtresse ou un nouveau livre; puis il donnait des fêles prodi-
gieuses... Tout Varsovie accourait autour de son palais pour con-
templer sa cour splendide, et ses dames, et ses généraux, et lair
princier de tout cela : c'était le Salomon de la Pologne... à ce que
disaient les poèltîs, un seul excepté, lequel, n'ayant point de pen-
sion , fit une satire, et se vanta de ne point savoir daller. <;'était
une cour de jouteurs el dbislrioas oii chacun s'essayait à rimer :
moi-même j'accouchai un jour de quelques vers, et mes odes étaient
si.;nées : « Le dé.sespéré Thyrsis. » 11 y avait là un certain palatin,
un comte de haut et antique lignage, riche comme une mine de sel
ou d'argent, et fier, vous pouvez le penser, comme .s'il fût desrendu
du ciel même. 11 était si bien pourvu de noblesse el déçus, que peu
de gens au-dessous du trône pouvaient lui disputer le pas ; et à força
de couver des yeux ses trésors, de méilitersur sa généalogie, détail
arrivé à une cerlaine confusion d idées, produit d'une tète un peu
faible,' et il prenait le mérite do ces deux choses pour le sien. Or,
sa femme n'était pas tout-à-foit de cette opinion : plus jeune que
i lui d3 trente ans, son joug lui devenait de jour en jour plus insup-
■ portable ; et après beaucoup de désirs, d'espérances et de craintes,
après quelques larmes d adieu à la vertu, une ou deux nuits agitées,
certains coups d'œil ji-lés sur la jeunesse de Varsovie, et des chan-
sons et des danses, elle n'attendait plus que l'occasion ordinaire,
un de ces acctdeals qui attendrissent its beautés les plus froides
Kft
LBS vDiLLÊi^s LrrTi^:uAiiu-:s iLi.LSini^.iiS.
pour Héooror le romlp <\f litres noincaiix qui, dit-on , sont un pas-
M'porl pour les cicix d dniil , chose étrange, se vanlent rarumciit
ceux qui en sont le mieux pourvus.
« J"('lnis alors un paillard de bonne mine : h soixante-dix ans, on
me pardonnera bien de dire que , dans mes jeunesnnnées, il y avait
peu d hommes ou de parrons, vassaux ou ehcvalii'rs. qui juissent
me le disputer en frivoles açréments; car j'avais la lorce, la jeu-
nesse, la palté , un visage qui n'était pas celui (|iie vous vo.vc/.. mais
aussi gracieux qu'il est maintenant rude et auslcrc : car le temps,
les soucis, les combats,
en labourant mon front
en ont conmic elTacé mon
8me ; au point que je
serais renie par parents
et cousins qui, m'ayant
connu autrefois, me ver-
raient tel que je suis à
présent ; au reste , ce
changement s'est opéré
longtemps avant que la
vieillesse eût écrit son
nom sur mes traits. Ma
force, mon courage, mon
iotclligcnce , vous le .sa-
vez , n'otit point décliné
avec les ans, sans quoi
je ne serais p,is ici à celle
heure, vous contant de
vieilles histoires sous un
arbre, n'ayant pour pa-
villon qu'un ciel sans é-
toiles. Mais poursuivons:
la beauté deTbérésa... il
me -semble la voir passer
sous mes yeux, entre moi
et cette toulTe de châtai-
gniers, tant son souvenir
est encore vil et chaud ; et
pourtant je ne puis trou-
ver d'expressions pour
vous dire comment elle
était faite, celle que j'ai-
mais tant. Elle avait cet
œil asiatique, fruit du mé-
lange de la racf: des
Turcs, si voisine de nous,
avec notre sang polonais;
mais de cet œil, sombre
comme le ciel sur nos
têtes, il s'échappait une
lumière tendre comme le
lever de la lune à l'heure
de minuit Grands, noirs,
nageant au milii'u d'un
courant de clartés dans
lesquelles ils semblaient
se iundre , ces yeux é-
taient moitié langueur,
moitié tlamme, mais tout
amour, comme ceux des
martyrs (jui se lèvent
pleinsde ravissement vers
le ciel au moment où ils
expirent sur le bûcher ,
comme si la mort était pour eux un délire. Son front était pareil
à un lac par un beau jour d'été, tout transparent et pénétré par
les rayons du soleil, quand les vagues n'osent murmurer et que le
ciel se mire à sa surface. Ses joui-s et ses lèvres... mais pourquoi
en dire davantage? je l'aimais alors... je l'aime encore à pré.<ent ;
et ceux qui me ressemblent aiment avec une farouche énergie, dans
la prospérité comme dans le malheur : ils aiment jusque dans leurs
fureurs; au sein de la vii illesse, ils sont poursuivis pari ombre vaine
du passé... Tel sera Mazeppa jusqu'au dernier jour.
VI.
a Nous nous rencontrons... nos regards se croisent je la vois
?t je soupire : elle ne me parle pas, et pourtant elle répond. Il v
a des milliers d accents et de signes, que nous entendons, que
nous voyons, tnais que personne ne peut déOuir étincelles
Nous glissions comme le vont, laissant en arrière les buissons,
las arbres el les loups...
involontaires de la jicnsée , qui s'échappent du cœur oppressé
et forment un étrange langage au^si mystérieux qu'expressif : an-
neaux de cette chaîne brûlante qui unit à leur insu de jeunes
CdMirs et déjeunes Ame»; fil électrique qui, par une vertu secrète,
sert de conducteur h une Qammc dévorante, je la vis et je sou-
pirai... et je gémis en silence , me tenant, non sans peine, dans les
limites de l.i réserve. Enfin, je lui fus présenté, el nous pûmes nous
entretenir de temps .'i autre sans eiciler le soupçon. Alors brillant
de mexpliquer. je résolus de le faire; mais la voix faible et trem-
blante expirait sur mes lèvres. Un jour" enfin... Il est un jeu, passe-
temps insignifiant et frivole, avec lequel on trompe l'ennui de la
journée, c'est... j'en ai oublié le nom... el nous fùnns runiluils à y
jouer par quelque circonslauce bizarre que je ne me rappelle plus.
Je me souciais peu de ga-
gner ou de perdre: il me
suffisait d'être près d'elle,
d'entendre et de voir celle
que j'aimais lant Je
1 observais comme une
sentinelle 'puissent les
nôtres veiller aussi bien
par celte nuil sombre),
quand je crus voir, el
je ne me trompais pas ,
qu'elle était pensive , ne
songeait nullement à son
jeu , et demeurait insen-
sible h la perte ou au
gain ; el cependant elle
continuait à jouer pen-
dant des heures entières,
comme si son désir l'eill
enchaînée à celle place,
mais dans un tout autre
but que celui de la par-
tie. Alors une pensée ra-
pide comme léclair tra-
versa mon cerveau : c'est
qu'il y avait dans son air
quelque chose qui me di-
sait de ne pas désespérer ;
el sur celle pensée les mots
sortirent de ma bouche ,
dans toute leur incohé-
rence naturelle... je de-
vais être peu éloquent;
cependant elle m'écou-
ta... C'est as,sez, me dis-
je , qui écoute une pre-
mière fois écoutera une
seconde ; son co'ur n'est
certainement pas de gla-
ce, et un refus n'est pas
irrévocable.
VII.
« J'aimai et je fus ai-
mé... On prétend, sire,
que vous n'avez jamais
connu ces douces faibles-
ses : s'il en est ainsi, jo
dois abréger le récit de
mon bonheur cl de mes
souffrances; il vous sem-
blerait absurde et fri\ole:
mais tous les hommes
ne sont pas faits pour régner, soit sur leurs passions seulement, soit
comme vous, h la fois sur eux-mêmes el surdesnaiinns. Je suis, .ou
plutôt je fus... prince, chef de plusieurs milliers d hommes: j'ai su
les conduire au plus fort du péril el du carnage: mais je n'ai jamais
s^i exercer autant d empire sur moi-même. En résumé, j'aimai el je
fus aimé; certainement c'est un heureux destin , mais celle félicilé,
lorsqu'elle est à .son comble, aboutit au malheur. Nous nous réunis-
sions en secret, el l'heure qui me conduisait dans ses bras était atten-
due avec une impatience fiévreuse. Mes jours et mes nuits n'étaient
rien : tout disparaissait pour moi, excepté celle heure à laquelle nia
mémoire ne trouve rien h comparer dans le long intervalle qui sé-
pare l'enfance de la vieillesse. Je donnerais l'Ukraine pour revivre
de pareils inslanls. pour être encore le page, l'heureux page, posses-
seur de ce cœur aimant el de sa bonne épée, el n'ayant pour toutes
richesses que ces dons de la nature, la jeunesse el la santé. Nous
nous réunissions en secret • el selon quelques-uns, le secret double
le bonheur. Je ne l'entends pàs ainsi : jauraisdonne ma vie pour
CEDVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
89
pouvoir seulement l'appeler mienne à la face de la terre et des
cieux ; car j'ai longtemps souffert de ne la posséder que par une
sorte de larcin.
VIII.
« Tous les yeux sont ouverts sur deux amants; ils l'étaient sur
nous. Eu df telles occasions le Diable devrait être civil... le DIalile!...
j'allais lui faire injure : ce fut probalilcment quelque saint malen-
contreux qui, ne pouvant rester en repos, donna cours ii sa pieuse
bile. Quoi qu'il en soit, par une belle nuit, des espions apostés
nous surprirent et s'emparèrent de nous. Le comte était pire qu'en-
ragé : je me trouvais sans armes; mais eussé-je été couvert d'acier
de pied en cap, que faire
«outre tant d'ennemis ?
La chose se passait dans
le voisinage de son cli<\-
teau, bien loin des cités
et de toute aide, et vers
la pointe du jour. Je crus
bien que je n'en verrais
plus un second, et que
tous mesmoments étaient
comptés : donc après une
prière adressée à la mère
du Sauveur et peut-être
à une couple de saints,
je me résignai à mon sort.
On me condui.'.it à la por-
te du château : je ne sus
pas ce qu'on avait fait de
Thérésa, et depuis lors
nos destinées furent sé-
parées. Le fier palatin ,
comme bien vous devez
penser, n'était pas de bel-
le humeur; et, certes,
il avait ses raisons pour
cela : mais ce qui mettait
le comble à sa rage, c'é-
ta,it le désordre qu'un pa-
reil accident pouvait met-
tre dans la future généa-
logie de sa race ;il ne pou-
vait concevoir qu'une pa-
reille tache vînt souiller
son écusson , à lui qui
était de si antique nobles-
se ; car se croyant le pre-
mier de tous les hommes,
il pensait l'être aussi aux
yeux des autres , et sur-
tout aux miens. Et pour
un page , morbleu!... si
c'eût été un roi, du moins,
il eût pu se résigner à la
chose : mais un polisson
de page... Je ne saurais
peindre sa fureur; mais
j'en sentis bientôt les ef-
fets.
IX.
« Qu'on amène le che-
val?» Le cheval fut ame-
né : c'était vraiment un
noble coursier, un tar-
tare de l'Ukraine , paraissant avoir dans ses membres toute la
vilesse de la pensée ; mais sauvage comme le daim des forêts , in-
dompté, et ne connaissant ni la bride ni léperoii : il avait été pris
la veille même. Hennissant, la crinière hérissée, résislant avec
fureur, mais en vain, tout écumantde terreur et de rage, l'enfant
du désert est amené près de moi ; des mains serviles s'ei}i]M-tssent
de m'attacher sur sou dos par les nœuds redoublés dune cour-
roie; puis on le K^clie soudain, en l'excitant d'un coup de fouet:
En avant! en avant!... et nous voilà lancés : les torrents sont moins
rapides et moins impétueux.
« En avant! en avant!... Je ne respirais plus : je ne pus voir de
quel côté le cheval précipitait sa course. Le jour venait seulement
de paraître; et il poursuivait sa carrière écumante : en avant! en
avant!... Le dernier son humain que je pus entendre, au moment
. Le voilà couché et poussant son dernier souffle, le regard vitreux,
les membres encore]fumants et immobiles... ^3 ;>^
ou jetais emporté ainsi, loin de mes ennemis, fut le rire féroce de
ces lâches esclaves qui. .iprès quelques insiants de cette course dés-
ordonnée , arriva à mon oreille sur le souffle du vent. Saisi d'une
rage soudaine, je dégageai ma tète en bri.sant le lien qui, à la place
des rênes, m'attachait à la crinière de l'animal ; et me redressant à
mi-corps, je hurlai une malédiction vers eux. Mais parmi le bruit
du galop de mon coursier, qui retentissait comme un tonnerre, ils
ne l'entendirent pas ou n'y tirent point attention. J'en suis fâché!.. .
car je voudrais au moins leur avoir rendu leurs insultes. Du reste,
ils l'ont payé cher plus tard : de tout ce château , avec son por-
tail, son pont-levis et sa herse, il ne reste point une pierre, une
barre de fer ou de bois , une trace même de fossé ; dans tous les
champs qui en dépendaient on ne trouverait pas une touffe d'herbe,
sauf celle qui pousse oii
se trouvait le foyer de la
grande salle : et l'on y
passerait bien des fois sans
se douter qu'il y ait eu
jamais là un donjon. J'ai
vu ses tours dévorées par
la tlamme,ses créneaux se
^ fendre avec un craque-
ment , et le plomb fondu
couler comme la pluie
du toit embrasé et noirci :
l'épaisseur de ses murail-
les ne l'a point mis à l'a-
bri de ma vengeance. Ahl
dans cet instant lerrible,
où ils me lançaient, com-
me sur un éclair, versune
deslruclion certaine , ils
ne se doutaieut guère
qu'un jourje reviendrais
avec dix mille lances ,
remercier le comte de son
incivile cavalcade. Ils me
jouèrent un vilain tour
quand , me liant sur les
flancs de leur coursier é-
cumant, ils m'abandon-
nèrent à sa course vaga-
bonde; mais , enûn , je
leur en ai rendu un qui
valait le leur; carie temps
ni\elle toutes choses , et
pourvu que nous sachions
atlendre l'heure, il n'est
pasdepuissance humaine
qui puisse échapper aux
patientes reclierches et à
la huigue persévérance de
celui qui couve ses inju-
res comme un trésor.
XI.
« En avant! en avant!
nous volions sur les ailes
du vent, et nous laissions
derrière nous toutes les
habitations des hommes;
nous passions comme des
météores dans la nue ,
quand la lumière boréale
\ieut dissiper la nuit en
faisant péiiller ses traî-
nées d'étincelles. Sur notre route , ni ville ni village... mais une
plaine stérile qui s'élendait au loin, bordée par une noire forêt; et
sauf quelques forteresses, bâties pourarrètcr les invasions des Tarta-
res, dont j'enfrevoyaisà peine les créneaux sur le sommetdesmonta-
gnes : aucune trace humaine! Un an aujiaravant une armée tur(|ue
avait passé par là et sur le sol sanglant foulé par les chevaux des
spahis, toute verdure disparait. Le ciel éiait sombre, triste etgrisàtre,
et la brise rasait la terre avec des gémissements auxqueisj'aurais ré-
pondu par les miens, si notre coiu'se n'avait été tellement rapide, en
avant! en avant! qu'il m'était impossible de soupirer ou même de
prier. Une sueur froide coulait de mon front comme une pluie sur
la crinière hérissée du cheval qui, henni.ssant toujours de rage et
de terreur, poursuivait son vol rapide. Quelquefois je me flattais
qu'il allait ralentir sa course; mais non, le poids de mon jeune corps
assujéti sur ses reins était bien léger pour un animal dont la colère
doublait les forces : ce n'était pour lui qu'un aiguillon. Chaque
mouvement que je faisais pour dégager de leurs liens mes membres
Oft
LES VEILl/.h» I.ITTIsRAII'.ES ll,l,US1RI>ES.
onllrs ol (IniiloMrnix niieinTilflil s.i fureur cl son rtTnii. J'o^savai tin
fniri! rnlonilrr' nm vnix . ellft élnil basse el faillir, mais co fill roni-
iTio si J'avais frnpi'i' laniriKil iln fiiirl • fr*' • i'i<aiil ii iii<'» npcenls.
11 sciiililail cnliMiilrc i'l'i-lal sninlaiii do la Iriiinpi'llc. Ci'iciiilant W
saiip ijiii siiniLiil lie Inns iiips iiiiMiilni •< luinir-clail mes omii'i's el
les ri'5-irrail eiif nrc ; el inio !- <if plus liti11aiiUM|iip l.i llauiiiic iiii!-nii;
<lévorall inn gorge et ma longue.
n Nous approchions ilc la fori^l snuvapc : elle (^lail si vaslc que
iraucun pAi^ je n'en pus d^niuvrlr les limites. Çh el là s'élevaient
(li's arhivs antiques (pu- n'auraient pu faire plover les vents les plus
vii»l"nls qui aeeourent en hurlant «les «léserls de la Sihéri'^ cl ilê-
pnliilli'nt en pas^ailles hoi^; de lour feuillage Mais ces arhrcs étaient
rares, et I inlervalle qui les séparait élait rempli de liuissiuis
je\ines cl \erdi>>anls, dans loiil le luxo de leur pariu'c annuelle cl
non cneorealleintsparccs hrisesd'automne qui, frappant de mort le
feuillage lies fiii(Vt< cl chanpeant la eouleiir des arbres en uii" rou-
peur niorlelle. les font ressembler h des eadavrc^san/lauls et étendus
sur le champ de bnlaille. après qu'une lonpue nuit d hiver a jeté ses
frimas sur ces léles sans sépulture, si froides etsi rigiiles, que le bec
du enibeau frapperait leurs jnuesjrlacées sans les pcuivoir entamer.
(1 élait un sanva-'c désert loul couvert de broussailles oti se mon-
Iraienl lanlôi un ehiltaiu'uier, taiibjl un chêne robuste ou un pin,
mais h une prande distance les uns des autres... et fort heureuse-
ment pour moi, car mon sort eût été tout autre. Les broussailles
pliaient devant nous ?ans déeliirer mes membiesct j'eus la force
de supporter mes blessures déjà ligécs par le froid. Mes liens me
paranlissaieni du danperde tomber nous glis,sions comme le vent
îi travers le feuillage, laissant en arriére les buissons, les arbres et
les loups : car la nuit j'entendis ces animaux sur nos traces, leur
troupe totichail presque nos talons: ils avaient ce palop prolongé
capable de (aligner la fureur <les limiers et l'ardeur du chasseur. De
quidipip c(Mc que se diripeAl notre vol, ils nous suivaient l<Mijipurs.
I'M ils ne n(uis quittèrent même pas au lever du soleil; car à la lueur
des prenu'ers rayons du malin je les aperçus derrière nous h une
veipe dedistanec, suivant tousles détoursdu bois, de môme que loule
la nuit j avais entendu leurs pas furtifs qui faisaient frissoMU'r le
feuillage. Oh! <|ue n'aurais-je pas donné pour avoir un épieu ou un
sabre, afin ilc m'élanccr au milieu de leur bande, et s'il fallait |)érir
ne périr au moins qu'en cond)ailantet après avoir immolé plus d un
ennemi. Hu moment où ma numlure avail pris sa course, j'avais
dabiud désiré le but; mais maintenant je redoutais qu'elle ne fût
point assez forte ou assez apilc. Vaine crainte! sa nature sauvape
lui avait donné toute la vigueur du chamois des montagnes : telle
In neige tombe rapide lorsque ses tourbillons éblouissants aveuglent
el accablent le villageois Ji deux |ias de sa chaumière dont il ne tra-
versera plus le seuil ; tel le coursier infatigable, indompté, plus que
sauvage, traverse les sentiers de la foi-èt ; furieux comme un enfant
pftié dont on n'a point saiisfail le caprice, ou plus furieux encore...
comme une femme piquée, qui veut en faire k sa tète.
XIII.
n Nous avions franchi l,i forêt; il était plus de midi, mais l'air
était placé quoiqu'on fût au mois de juin : ou peul-èlre le sanp
coiilail plus froid dans mes veines; car des soulTrances prolon-
gées domptent les |dus courageux. Mailleurs. je n'étais pas alors
Ici que je parais maintenant , mais, inipélucux comme un torrent
d'hi»er. je laissais éclater mes sentimenU avant d'en avoir pu moi-
même démêler les causes. Livré ainsi à la rape, à la terreur, au
re-senliinenl, à toutes les tortures du froid, de la faim, de la honte
et des reprels! me voyant nu et gariolté, moi fds dune race d hom-
mes qui.iriités et foulés aux pieds, se dressent comme le serpent h
sonnettes prêt à percer son ennemi! est-il étiumant que ce corps
falii;ué se soit aflai.'.sé un moment sous le poids de ses maux? La
terre disparut sous moi, les nuages parurent tourbillonner h I en-
imu- : je crus que je tombais: mais non, j'étais atl.iebé lro|i solide-
ment. Moi\ cœur était malade; «non cerveau scnllamma , palpita
un moment, puis je ne le sentis plus battre : le ciel tournait tou-
joui s comme une roue immense; je voyais les arbres cliancelcr
comme des hommes ivres, et un faible éclair passa devant tnes veux
qui ensuite ne \ireitl plus rien. Persiuine ne sentira, plus que je ne
le sentis alors, tout ce qu'éprouve un mourant Accablé par lator-
tiu-e de ( elle cnure iiifernale, les ténèbres sappesanli<snient sur
moi el se di.'-sipaient tour-ii-iour : j'essayais de me réveiller, mais je
ne pouvais tirer nus sens de I abîme où ils étaient plonpé.?. J'étais
comme le naufiapé qui a saisi une planche et que chaque vague
soulevée! submerge à la fois en le poussant vei-s la cote déserte.
Ma vie incertaine .lait comme ces loeurs fanlasiinue? que l'on croit
vnir p.isser devant soi au mili .u de la nuit et les yeux fermés, quand
ia fièvre commence à s emparer du cerveau. Cette sensation dispa-
rut sans grande doul'Mir. mais pour fiiii-e place à un ' if-
freui que In douleur même. J avoue que ji> rrdoui. r
une paredli; souffranei' au uvimeol dti Irép.is. et e. p p-
posec|ue l'homme doit encore soulTrir ila>anlap" a»a:it de ril.uiiier
a la poussière. .N'importe j'ai plus d une foi» découvert hardiui''iit
mon front en face de la mort, comme j': le découvre encore maiu-
tciianl.
XIV.
"Le sentiment me revint ; où étais-jet Glacé, engour«!i, étourdi,
pulsation par pul.salion. douleur par ilouleur. la vie' reprenait len-
tement possession de mon être ; puis vint une anpoi-se ipii pour un
moment lit relluer niuiisinp épaissi et pl.aeê ; des bruits diseoninnis
fraïqièrent mou oreille ; mon cœur se reprit à tressaillir; ma vue
revint quoiipie ob'^cuie, comme si je n'eusse np'-reii les idijeis ipi à
travers un épais cristal. Il me semblait entendre pri'sde moi leliriiil
des Ilots el j'entrevoyais le ciel pai-s-méd étoiles... (^e n'rst point un
songe : le sauvage coursier -Iraverse .'i la nape un fleuve plus SîiU-
vapc encore : la rivfère large et brillante étend ses onde» autour de
nous et poursuit au loin sou cours, nous sommes au milieu du cou-
rant, lullani Contre lui pour atteindre un rivage inconnu et d'^serl.
L'eau m'a tiré de mon profond engourdissement, el son baptême n
rendu une (ipueiir momentanée à mes membres roidis. Le large
poitrail de mon coursier afTronle el brise les vagifs qui imiui-'iit
jusi|u';i son cou et nous conlinufuis d'avancer. Knfln nous attei-
gnons la rive glissante, port de salut qui avait peu de prix pmir
moi ; car si en arrière tout élait sombre et redoutable, en avant ce
n'était encore que ténèbres cl terreurs. i:ombien d'heures de la nuit
et du jour ai-je passées dans cette suspension de mes soulTraiiees. je
ne puis le devioer: ù peine sais-jc si mon soufOe est encore du la vie.
« Le poil humide, la crinière ruis,selanie. le nas chancelant et les
flancs Couverts de fumée, il lulle de toutes les forces qui lui restent
pour gravir la rive escarpée. Nous parvenons au sommet : une
plaine sans bornes .se déroule à lra>er.s les ténèbres et semble s'é-
tendre, s'étendit; toujoun» davanla.^'C, el plus bùn que ne peut por-
ter la vue, comme ces précipics que nous voyons dans nos rêves '
çà et là quelques taches blanehAtres, ou quelques loulTes d'un S'iii ■
bre gazon se détachent eu masses confuses au moment où la lune
se lève devant moi. Mais dans la triste solitude on n'aperçoit rien
qui imiiquc la plus chéli^c cabane; aucune lampe trembUiflante ne
se révè'e comme l'étoile tie l'hospiialiié, aucun feu rilet même ne
surgit dust.d comme pour se railler île mes douleurs, tléeci>tion i|yi
dans ce moment cill été pour moi un bonheur réel : car même re-
connue, je l'aurais bénie eiicoie, comme m'apportant au milieu de
mcssuufTranccs un souvenir de 1 habitation des hommes.
XVL
«Nous continuons d'avancer, mais tl'iin pas faibleel lent :1a sau-
vage vigueur tlu coursier est enlin épuisée : fati.^ué. abattu . lérume
sort de .-.a bouche el il .se iraîne péniblement, l'n enfuit d''l>ile pour-
rait le conduire : mais moi, je ne puis profiler même de sa fai-
blesse, car les liens me relienuenl encore, el cuvsé-jc é-ié libre,
peul-êire la force m'eùt-ellc manqué à moi-même. Je tentai encore
quelques elTirls pour briser les liens qui m'enchainaient si étroilc-
inenl; Ct- fut en vain ; je ne faisais que les resserrer davantage^ et
j'abandonnai bientt'il celle inutile leutative qui augmentait messoul^
frnnces. Noire course frénétique paraissait terminée, bien que je n'a-
pcreusse nullement quel en avait été le but : quelques traits de lu-
mière annonçaient le soleil. Hélas! comme il venait lentement. Il me
semblait que le brouillard grisâtre du malin ne ferailjama;s pbiceau
jour; que ce voile était lourd et lanlif! Un temps bien l.ng s'écoula
avant nue l'astre du jour eill coloré l'orient de sa poui pi e s:ingljiitc,
détrône les éloil s. eleiut les rayons de leurs chars et du haut de
son Irt'ne eut rempli la terre de cette lumière qui n'appartient
qu'h lui.
XVll.
n Enfin le soleil se leva : le.? brumes s'enroulèrenl dévoilant la sur-
face de celte région solitaire q'ii s'étemlail tout autour de moi , en
avant cl en arrière. Que me servait-il ilonc d'avoir traversé pbiine.
forêt, rivière? Ni hommes, ni animaux, ni traces des pieds des qua-
ilru(ièiles, ni empreintes i)e pas humains surce sol coiiveii d'une végé-
tation .sauvage et luxuriante; ni indices de passage, ni Iravaux coîn-
mencés; l'air même est muet; ni le petit bourdon nera'^nl d'un insecte,
ni la voix d'un oiseau matinal ne s'élèvent de Iherbe ou du buisson.
.Ma mon lurc fatiguée, haletante comme si ses flaues allaient se briser,
se traîna encore quelques wersles, et toujours nous élious... nous
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
«1
senablions être seuls; enfin, tandis que nous cheminions pénible-
ment, je crois entendre le liennissement d'un cheval sortir d'un
groupe de noirs sapins. Est-ce le vent qui en açiite les branches?
Non ! non ! Une troupe de cavalerie s'élance de la forêt; je la vois
venir : elle s'avance en nombreux escadrons! Je veux pousser un
cri! mes lèvres sont sans voix. Le'S coursiers s'élancent en caraco-
lant fièrement; mais oii sont les mains qui doivent tenir les rênes?
Quoi! mille chevaux et pas un seul cavalier! Mille chevaux ayant
la crinière floltaiile. la queue abandonnée aux vents, de larges na-
seaux que la douleur n'a jamais comprimés, une bouche qui n'a ja-
mais saigné snus le mors ou la bride, un ongle que le fer n'a ja-
mais entamé et des flancs non sillonnés par l'éperon ou le fouet;
mille chevaux sauvages , libres comme les vagues qui se suivent sur
l'Océan, s'avancent serrés et d'un pas retentissant à légaldu ton-
nerre, comme s'ils venaient au devant du débile voyageur. Cette vue
ranime mon coursier, il accélère un moment son pas incertairt, il
répond par un faible et sourd hennissement : puis il tombe. Le voilà
couché tpoussani son dernier souffle, le regard vitreux, ses mem-
bres encore fumants et immobiles; c'en est fait, sa première, sa
dernière course est Unie. La troupe s'avance : ses frères du dé-
sert contemplent sa chute; ils me voient, spectacle étrange! en-
clrùné sur sou dos et tout couvert de sang : ils s'arrêtent... ils fré-
missent... leurs naseaux aspirent l'air bruyamment : ils galopent
un moment de côté et d'autre, s'approchent, se retirent, caracolent
autour du mourant; |iuis toutà-coup reculent en bondissant, guidés
par un grand cheval noir dont les flancs velus n'ont pas une seule
tache blanche , pas un seul poil blanc . et qui semble le patriarche
de la tribu. Ils reniflent, ils écuraenl, ils hennissent, ils s'écartent,
puis, ayant aperçu l'œil d'un homme, par un mouvement instinctif,
ils reprennent leur galop vers la forêt. Ainsi je me trouve aban-
donné à mon désespoir, garrotté sur le cadavre du malheureux cour-
sier dont les membres inanimés sont étendus sous moi , ne sentant
plus du moins l'inaccoutumé fardeau dont je n'ai pu le débarrasser
en me délivrant moi-même. Nous voilà couchés tous deux, le mou-
rant et le moi t. Je n'espérais guère alors qu'un autre jour se lève-
rait sur ma tête inabritée et sans défense.
«Je restai ainsi depuis l'aube jusqu'au crépuscule, Si^ntant doulou-
leusement le poids des heures, et conservant toul juste assez de vie
pour voir descendre sur moi mon dernier sommeil : j'étais arrivé à
celle certitude de désespoir qui nous réconcilie enfin avec ce qui
autrefois nous semblait le pire et le dernier des maux à craindre.
C'est là l'inévitable, c'est même un véritable bienfait qui, pour venir
un peu tôt, n'en est pas plus à dédaigner. Et pourtant nous semblons
le craindre et l'éviter avec autant de soin que si c'était un simple
picge auquel la prudence peut échapper. Sou\ent on nous voit
désirer, implorer même ce dénoûment final, quelquefois môme
nous le devançons eu aiguisant contre nous notre propre épée ; et
cependant c'est un sombre et afl'reux remède à des maux même in-
tolérables, un remède qui ne plaît sous aucune forme. Et néan-
moins, chose bizarre! les enfants du plaisir, ceux qui ont abusé au-
delà de toute mesure de la beauté , des festins , du vin et des ri-
cliesses, ceux-là meurent calmes, plus calmes souvent que celui
qui pour tout héritage a recueilli la misère. Car, après avoir par-
couru tour-à-tour tout ce que la terre offre de séduisant et de neuf,
il ne reste rien à espérer, rien à regretter; peut-être même rien à
craindre , sauf l'avenir, que les hommes n'envisagent pas précisé-
ment selon leurs mérites, mais plutôt selon la force de leurs nerfs.
Au contraire, le malheureux espère toujours que ses maux vont
linir, et le trépas, qu'il devrait accueillir comme un ami, se jirésente
à son intelligence égarée comme venant lui ravir la récompense ga-
gnée, les fruits de son paradis. Demain lui aiirait tout donné, aurait
payé ses souffrances et racheté sa chute ; demain aurait été le pre-
mier des jours non déplorés ou .maudits, un jour long et brillant,
le premier d'une série d'années qu'il entrevoit radieuses à travers
ses pleurs ; demain il aurait pu commander, briller, punir ou par-
donner... Faut-il qu'une si belle aurore ne se lève que sur sa tombe?
XVUI.
«Le soleil s'abaissait vers l'horizon, etj'étais toujours attaché à ce
cadavre froid et roidi : je crus que nous mêlerions là nos pous-
sières; et au fond nul espoir de salut ne se montrant, mes yeux ob-
scurcis avaient besoin du trépas. Je jetai un dernier regard vers les
cieux, et là entre le soleil et moi je vis voler le corbeau impatient
qui, pour commencer sou re|ias, attendait à regret que les deux vic-
times fussent mortes. 11 s'envolait et se posait à terre ; puis il re-
prenait son vol, et à chaque fois il s'approchait davantage ; je sui-
vais à la lueur du crépuscule chaque mouvement de ses ailes, et un
instant il se trouva si près de moi que j'aurais pu le tuer si j'en avais
eu la force : mais uu léger mouvement de ia ra;iin,un faible coup
qui etflema le sable, un bruit convulsif arraché avec peine de mon
gosier et méritant à peine le nom de voix, cela suffit pour l'écar-
ter... Je n'en sais pas davantage. . . mon dernier rêve me présente
je ne sais quelle étoile diviue qui attira dans le lointain ma vue af-
faiblie et dont les rayons errants me parurent osciller devant moi :
j'ai ensuite le souvenir de l'expression froide et sombre, vertigineuse
mais intense, du retour de mes sens : puis, ils s'affaissent de nou-
veau dans la mort; ensuite viennent un souffle léger, un vague
frisson, un court moment d'arrêt ; une défaillance glaciale fige le
sangdemon cœur; des étincelles traversent imui cerveau... un san-
glot, une palpitation, un élancement de douleur, un soupir.... et
plus rien.
XIX.
«Je m'éveille... oùsuis-je?... Est-ce un visage humain quiscpenclie
sur moi? est-ce un toit qui m'abrite? mes membres reiioseol ils
sur un lit? suis-je dans une chambre? sonl-ce des yeux mortels,
ces yeux brillants qui me regardent d'un air si doux? .. Je refermai
les miens, hésitant à croire que je fusse sorti da mon évanouisse-
ment. Une jeune fille àlataillehauteetdégagée, aux longs cheveux,
était assise près du mur de la chaumière et veillait sur moi; l'étin-
celle de son regard fut la première sensation que je saisis avec le
retour de ma pensée : car de temps en temps son œil noir, naif et
brillant, s'arrêtait sur moi avec une expression de sollicitude et de
pitié ; je l'observai, je l'observai encore et je me convainquis enfin
que ce ne pouvait être une vision... mais que j'étais bien vivant et
n'avais plus à craindre de servir de festin aux vautours Quand la
vierge de l'Ukraine vit que le sceau fatal se levait enfin de mes pau-
pières appesanties, elle sourit... et moi, j'essayai de parler, mais je
ne pus... et en m'approchant elle me fit signe, un doigt sur ses lè-
vres,de ne pas tenter de rompre lesilence jusqu'à ce que mes forces
fussent revenues; alors elle posa sa main sur la mienne, elle releva
l'oreiller sous ma tête ; puis se glissant sur la pointe des pieds, elle
ouvrit doucementia porte et dit quelques mots à voix b;»sse... jamais
je n'entendis de voix aussi douce! il y avait une musique même
dans la légèreté de ses pas : mais les per.sonnes qu'elle avait a[ipe-
lées dormaient sans doute, et elle sortit; mais avant de oisparaiire,
elle jeta encore un regard sur moi : elle me fit un autre signepour
m'indiquer que je n'avais rien à craindre, qu'on ne s'éloignait pas,
que tout était à mes ordres et qu elle-même ne tarderait pas à reve-
nir. Dès qu'elle fut sortie, il me sembla que je soufl'rais d'être seul.
XX,
« Elle revint avec son père et sa mère... mais (^u'ai-je besoin d'en
dire plus?... je ne vous fatiguerai pas du long récit de ce qui m'ar-
riva une fois devenu l'hôte des Cosaques. Ils m'avaient trouvé pres-
que mort dans la plaine, m'avaient porté dans la hutte la plus
proche et m'avaient rappelé à la vie... moi destiné à régner un j uur
sur eux. Ainsi l'insensé, qui, pour assouvir sa rage, avait voulu ratfi-
ner mon supplice, ne m avait chassé dans la forêt sauvage, seul,
euchaîné. nu et saignant, qv.e pour me faire passer du désert à un
trône... Quel mortel peut deviner son sort?... Nul ne doit se décou-
rager, nul ne doit désespérer! Demain le Borysthènes peut voir nos
coursiers paître tranquillement sur son rivage turc... et jamais je
n'ai salué avec tant de plaisir un fleuve que je ne saluerai celui-là
quand il nous aura mis en siireté. Camarades, bonne nuit! »
L'hetraan s'étendit à l'abri du chêne, sur le lit de feuilles qu'il
avait préparé, couche qui n'était ni rude ni insolite pour lui : car il
dormait n'importe où, n'importe à quelle h ure; et le sommeil ferma
bientôt ses yeux. Si vous vous étonnez, lecteur, que Charles ait oublié
de le remercier de son histoire, lui, Mazeppa, ne s'en étonna point...
le roi dormait depuis une heure.
FIN DE MAZEPPA.
HEURES DE LOISIR
(Suîlc.)
LOCHNAGARR.
Loin de moi , riants paysages , jardins de roses !
de la richesse erreut dans' vos bosquets. Reiidez-moj
que les favoris
les rochers sur
92
I,RS VEILLÏÎKS LITTEK AIRES ILLDSTRÏÎES.
lesquels <lorl la neipe : leur silenre est cher à la llliorli^ el h l'ammir.
Cnlodimie. jaiiiic tes niDnlagiies, qu(>i(|ii<- ieiir^lilaiies soininels scr-
\eiil de tlit'AIre h la lutte des éli^menls. Bien que les rnlaracles ccu-
inautes V leniplaccnt les sources paisihics, mon co'ur regrcUe la
valli^e (lii ponihrc l,oclina(tarr.
Ali ' c'est là qu'ont erré mes pas d'enfant; la toqnc des monla-
pnarils rou>rail ma \^\c; un plaid était mon manteau, cl dans mes
courses de chaque jour h travers les clairières des forMs <le pins,
ma mciiioire évoquait les rliefs des anciens jours. Je ne revenais
point h mon fover, avant qut l'éclat du jour eill fait place aux
ravons brillants île l'étoile polaire ; car mon imagination s Qnivrail
des traditions que me racontaient les enfants du Loclinagarr.
Ombres des trépassés! n'ai-je point entendu vos voix s'élever sur
l'haleine orageuse du vent du soir. Sans doute Iflme d'un héros se
réjouit en traversant montée sur la brise son vallon natal des High-
lands. Les vapeurs de l'orage s'amas-sent sur les flancs du Lochna-
parr , et l'hiver les parcourt sur son char de glace. Ces nuages eo-
veloppenl les ombres de mes pères qui habitent les tempêtes du
sombre Lochiiaparr.
Guerriers aussi braves que malheureux (1), nulle vision prophé-
tique ne vint elle vous annoncer que la fortune abandonnait votre
caiise?Ah ! si vous fûtes destinés d'avance à tomber à Culloden , la
victoire n'a pas eu l^ s'enorgueillir de votre trépas. Mais vous fûtes
heureux de l'asile que vous ofTiait le sein de la terre : vous reposez
avec ceux de votre clan dans les grottes de Dracmar; accompagné
par les sons les plus graves de la cornemuse , le pibroch redit vos
exploits aux échos du sombre Lochnagarr.
Les ans ont marché , Lochnagarr, de[iuis que je l'ai quitté; des
années pourront s'écouler encore . avant que je foule de nouveau
lespcnies : la nature t'a refusé la verdure et les fleurs; et pourtant
tu m'es plus cher que les plaines d'Albion. Angleterre , tes beautés
sont trop calmes, trop amies du lover domestique pour l'homme qui
erra au loin dans les montagnes. Oh ! rien ne vaut les rochers ma-
jestueux et sauvages , les sommets ailiers et menaçants du sombre
Lochnagarr.
A UN AMI
sen LA COQUETTERIE DE SA UAITItESSE (1806).
Ami, pourquoi gémir de ses dédains? pourquoi te désespérer?
Essaie pendant des mois entiers, si tu veux, ce que peuvent les
soupirs; mais , crois-moi , jamais soupirs n'ont triomphé d'une co-
quette.
Veux-tu l'amener h comprendre l'amour, feins quelque temps
d'être volage. Peut-être dab^rd montrera-l-elle de l'humeur; mais
laisse-la y songer; liientùt elle te sourira, et la réconciliation sera
scellée sur les lèvres de la coquette.
Car telles sont les allures de ces belles capricieuses; elles consi-
dèrent les hommages comme une delte qu'on leur paie; mais un
oubli momentané produit bientôt son efl'el el abaisse la plus fière
coquette
Cache tes souffrances, relâche la chaîne et montre-loi fatigué de
ses hauteurs. Quand lu reviendras en soupirant auprès d'elle , tu
n'auras plus à craindre de refus; elle sera toute h toi, la charmante
coquette.
Si enfin, par un faux amour-propre, elle persiste à se moquer de
tes maux, oublie tout-à-fait la jeune capricieuse, porte tes homma-
ges ailleurs , où l'on part.ngera tes feux en riant avec toi de la petite
coquette.
l'ourmoi, j'en adore une vingtaine, tout au moins, et je les chéris
lendreinent ; mais quoique mon cœur soit esclave de leurs charmes,
je les abandonnerais toutes, si elles agi.ssaienl comme ton imper-
tinente coquette.
l'Ius de langueurs, adopte mon avis, et brise d'un effort ses débiles
filets; chasse le désespoir, et n'hésite plus un moment h fuir ta dan
gereuse coquelte.
Quitte- la, mon ami ; sache dégager ton cœur avant qu'il soit
tout-h-fait englué dans ses [.iéges. N'attends pas que ton Ame pro-
fondément blessée s'indigne à la lin et maudisse la coquette.
Pardonnez-moi , mon ami , si mes vers vous ont blessé ; pardon-
nez-moi, je vous le demande mille fois. Par amitié, j'ai voulu gué-
rir vos chagrins; mais je n'entreprendrai plus pareille tâche, je
vous le jure.
Puisque votre belle mailiesse a récompensé votre flamme, je ne
peux plus blâmer votre passion; e'ie est toute divine maintenant,
et je m'incline devant l'autel de votre ci-devanl coquette.
(1) Allusion aux Gordons, ancêtres m.itemels du poète.
Néanmoins, je l'avoue , en lisinl vos ver», je ne pouvais rlcvjner
tous ses mérites : vous me sembliez malheureux , el j'ai plaint la
triste victime rl'une beauté ."-i cruelle.
Puisque les baiiiers embaumée de votre enchanleresuc excitent en
vous de tels ravis.>.cmenlR; puisque, <lites-vous, vous oiihllcz le inonde
entier quand vos lèvres ont rencontré les siennes, mes conseils ne
sont plus de saison.
Moi , selon vous, je suis un volage, et je n'entends rien .H l'amour.
Vous ave/, raison , je suis as,se7. peu enclin à la constance : si j'ai
bonne mémoire, j'ai aimé bon nombre de fols ; mais convenez auMÏ
que le changement a bien son charme.
Je ne veux point, pour me plier au caprice d'une belle, suivre en
amour les règles du roman; bien qu'un sourire me charme, un
moment de mauvaise humeur ne m'epouvanle pas. et ne me pous-
sera jamais au désespoir.
Tant que mon .sang coulera aussi chaud, je ne me corrigerai pa«
et n'irai point à lécole du platonisme; ce dont je suis certain, c-'='
que si ma p.ission s'épurail à ce point, une maîtresse comme ;
vôtre me Iraiterail de sot.
Si je dédaignais toutes les femmes pour une seule dont l'ini '.
devrait remplir tout mon cœur, et qui accaparerait toutes mes pi'
férences et tous mes soupirs, quelle insulte neferais-je pas Ji loiii
sexe !
Adieu donc, mon ami. Votre passion . je ne le cache pas, me y
rail .loiit-à-fail absurde : l'amour que vous jireehez est ert^ectn'
ment un amour pur et abstrait ; car il ne consiste que dans le mol.
LA Firrio.N.
Mère des rêves dorés, muse de la Fiction, riante souveraine des
joies enfantines, toi qui conduis la danse aérienne d'un long cor-
lége de vierges el de garçons : enfin m affianchis.sant de ta magie,
je brise les liens de mon jeune âge , mon pied ne foulera plus Ion
cercle mystique : je quitte tes domaines pour ceux de la réalité.
El pourtant il est dur de renoncer h ces songes, hôtes d'une âme
naive, dans lesquels la moindre beauté rustique semble une déesse
dont les yeux lancent des rayons immortels, où l'imagination règne
sur un empire sans limites, où tous les objets se teignenl de cou-
leurs eliangeanles où les jeunes filles cessent d'être vaines, où W^
sourires clr la femme sont sincères.
Faut-il donc avouer que tu n'es qu'un nom? faut-il descendre i]o
ton palais de nuages? ne plus trouver un sylphe dans chaque mir-
telle, lin Pylade dans chaque ami? mais toiit-à-coiip abandonii''i
Ion empire éthéré aux groupes confus des lutins, enfants de la f
lie. confc.vser que la femme est aussi trompeuse que belle el que
amis sont véritablement dévoués... à leurs intérêts.
Je le déc'are à ma honte, l'ai subi ton joug : mais je me rcpens
et ton règne est fini. Je n'obéis plus i"! les lois, je ne m'élève plus
sur des ailes imaginaires. Tendre folie, que d'aimer un œil brillant
et d'y lire la sincérité; de croire aux soupirs dun cœur inconslatii
et de s attendrir à ses larmes I
0 Fiction I maintenant fatigné de mensonges, je fuis loin de • :
cour inconstante où ilominent l'affectation et la sensiblerie : le
larmes imbéciles ne savent couler que pour les maux que tu en
fautes el elles se détournent des soutTrances réelles pour bâtir dans
les brouillards ton temple fantastique.
Va-l'en rejoindre la sombre Sympathie, couronnée de cyprès et
vêtue de deuil, qui mêle â les soupirs ses soupirs sans motifs, dont
le cœur saigne pour tous les cœurs du monde. Evoque ton cha'iir de
dryades pour pleurer un berger à jamais perdu, lequel, .lyant brûlé
naguère de ton feu banal, désormais ne s'incline plus devant ton
trône.
O tendres nymphes dont les larmes sjnt prêtes à couler en toute
oecision. dont les cœurs se gonflent d'imaginaires terreurs, s'em-
brasent <l une flamme et d'un délire égalcràenl imaginaires : diles,
pleurerez-vous mon nom absent, le nom d'un apostat qui renie
voire aimable secte? Un jeune poète a droit de vous demander un
hymne de regrets.
Adieu, sensibles créatures! adieu pour longtemps! l'heure mar-
quée p.ir le destin approche : d'ici j'aperçois le gouffre où vousallez
di>paraître sans laisser de regrets; je vois le lac ténébreux de l'ou-
bli, agile de tempêtes que vous ne pouvez maîtriser : c'est là que
vous et votre aimable reine, vous allez, hélas I vous eogloulir tous >
ensemble.
A UN CBITIQUE BIEN^'EILLANT.
La bonne foi me fait un devoir de louer vos vers qui soni à la fois
d'un ceii.seur et d un ami. Vos reproches énergiques mais bien mé-
rités m'arrachent mon approbation, à moi dont l'imprudence .se les
est atiirés. Pour tous ces défauts qui gâtent mes vers, j'implore de
vous mon pardon : dois-j ^ l'implorer en vain? Le sage s'écarie
ŒUVKES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
93
quelquefois des voies de la sagesse; dès lors rnmmeiit un jeune
cœur poun-ail-il réprimer ses inspirations naturelles? Les préceptes
de la prudence répriment, sans pouvoir les dompter, les ardentes
émotions d'une <àme qui déborde. Quand ledélire amoureux s'empare
d'un cœur brûlant, l'étiquette le suit de loin et d'un pas boi-
teux. Vainement la vieille radoteuse accélère sa démarche de prude,
elle est bieutôtvaincuedanscette chasse delà pensée. Jeunes et vieux
ont porté les rhaînes de l'amour : que ceux qui n'en ont jamais senti
le poids désapprouvent mes chansons; que ceux dont l'âme dédaigne
ce joug charmant accablent de leurs cen.sures une victime résignée.
Pour moi, je hais, je déteste une poésie énervée et glaciale, per-
pétuel écho de la foule des rimeurs dont les vers laborieux coulent
avec une grelotante monotonie pour peindre une passion que l'au-
teur n'a jamais connue. Mon Helicon sans art, c'est la jeunesse,,.
ma lyre, c'est le cœur; ma muse, la simple vérité; loin de moi de
« corrompre une âme virginale. » Une pareille crainte suffira tou-'
jours pour me retenir. La jeune fille dont le cœur pudique est dé-
pourvu d'artifice, dont les désirs na'ifs se montrent dans un modeste
sourire, dont l'œil baissé n'aura jamais d'œillade lascive; forte de
sa vertu, mais non sévère; celle enfin qu'embellit une grâce natu-
relle, celle-là mes vers ne sauraient la corrompre. Mais cette nym-
phe dont le cœur est tourmenté de précoces désirs et de coupables
flammes, point n'est besoin de tendre de pièges pour enhcer son
cœur : elle serait tombée, n'eùt-elle jamais rien lu au monde. Pour
moi, je ne songe qu'à plaire à ces âmes d'élite, qui, fidèles au sen-
timent et à la nature, épargneront ma muse adolescente et ne trai-
teront pas sans pitié les légères effusions d'un cœur inexpérimenté.
Ce n'est point à la foule stupide que je demanderai la gloire : ses
factices lauriers n'ont point d'attrait pour moi, A peine accepte-
rais-je ses applaudissements les plus chaleureux : et je méprise éga-
lement ses sarcasmes et ses censures.
L ABIiAVE DE NEWSTEAD.
O Newstead ' séjour naguère resplendissant et tombant si vite en
ruines! sanctuaire de la foil orgueil du repentir d'un Henri (1) ;
saint mausolée de guerriers, de moines et de chùielaines dont les
ombres mélancoliques se glissent parmi tes ruines.
Salut! monument plus respectable dans la chute que lant d'édi-
fices modernes dans leur m;igniflcence intacte: les voûtes de tes
salles s'élèvent dans un sombre et majestueux orgueil et semblent
défier les ravages du temps.
Les serfs, revêtus de leurs cottes de mailles et dociles à la voix de
leurs seigneurs, n'y sont jamais venus, phalange formidable, de-
mander la croix rouge, ou s'asseoir gaîment autour de' la table
hospitalière du chef pour qu'ils forment une immortelle armée :
S'il en eût été ainsi, l'imagination inspiratrice pourrait, par sa
magie, me retracer leurs exploits dans la suite des âges, évoquer
devant moi tous ces jeunes héros, pèlerins volontaires qui se con-
damnèrent à mourir sous le ciel de la Judée,
Mais ce n'est pas de ton enceinte, vénérable édifice, que parlait
le guerrier : son domaine leodal était situé dans d'autres contrées.
Ici la conscience, en s'éloignant de la vaine pompe du siècle, venait
chercher un remède à ses blessures.
Oui, dans tes sombres cellules et sous les ombrages épais, le
moine abjurait un monde qu'il ne pouvait plus revoir : le crime
souillé de sang y trouvait le calme dans le repentir, ou l'innocence
un asile contre l'oppression.
Un monarque te fit naître du sein de ces solitudes où erraient
autrefois les outlaws du Sherwood, et les divers crimes engendrés par
la superstition viennent s'y abriter sous le capuchon du prêtre.
Aux lieux où maintenant le gazon exhale une rosée de vapeurs,
humide linceul jeté sur l'argile des morts, les moines vénérés crois-
saient en sainteté et leu& pieuses voix ne s'élevaient que pour prier.
Où maintenant la cWRive-souris déploie ses ailes vacillantes aus-
sitôt que le crépuscule étend une ombre douteuse ; alors le chœur
retentissait du chant des vêpres ou des prières matinales adressées à
Marie.
Les années font place aux années et les siècles aux siècles; les
abbés succèdent aux abbés, et là charte de la religion est leur bou-
f clier protecteur jusqu'au jour où un monarque sacrilège prononce
leur arrêt.
Un pieux Henri éleva ce gothique édifice et en fit un asile de dé-
votion et de paix : un autre Henri relire ce don bienfaisant et im-
pose silence aux saints échos de la prière.
Menace*, supplications, tout est inutile: il chasse les religieux de
leur paisible retraite ; il les condamne à errer parmi un monde mé-
(l) Henri II fonda cette abbaye, en expiation du meurtre de Thomas
Becket, archevêque de Cantorbéry, en 1170; et ce ne fut que sous
Henri 'V'ill que ce domaine sécularisé pasâa dans la famille des Byrou.
chant , sans espoir , sans amis , sans foyer , n'ayant que leur Dieu
pour refuge.
Ecoutez 1 les voûtes sonores de la salle retentissent des accords,
nouveaux pourelles, d'une musique belliqueuse! emblèmes du pou-
voir impérieux d'un guerrier, les hautes bannières armoriées flot-
tent dans cette enceinte.
La voix lointaine deâ sentinelles qu'on relève, la joie bruyante
des festins, le cliquetis des armesqu'on répare, lessons éclatants de
la trompette et les sourds roulements du tambour, se mêlent trop
souvent au cri d'alarme.
Jadis abbaye, aujourd'hui forteresse royale, entourée d'insolents
rebelles, tes remparts menaçants se hérissent de redoutables engins
et vomissent le trépas au milieu d'une pluie de soufre enflammée.
Vaine défense ! le perfide assiégeant, souvent r.'poussé, triomphe
de la valeur par la ruse. D'innombrables ennemis accablent le su-
jet fidèle, et l'étendard de la rébellion flotte au-dessus des murs.
Le redoutable liaron ne tombe pourtant point sans vengeance :
le sang des traîtres a rougi la plaine. Invaincu, sa main brandit en-
core le glaive ; et des jours de gloire lui sont encore réservés.
Alors le guerrier eût voulu mourir sur les lauriers cueillis par sa
main, et s'étendre dans une tombe volontaire; mais le génie pro-
tecteur de Charles accourut sauver l'ami, l'espoir du malheureux
monarque.
Tremblant de son danger, il sut l'arracher à un combat inégal,
pour aller sur d'autres champs de bataille repousser le torrent enva-
hisseur. Sa vie était réservée pour de plus nobles combats : il devait
guider les rangs au milieu desquels tomba Falkland, le plus accom-
pli des mortels.
Malheureux édifice, maintenant abandonné à un pillage effréné!
les gémissements des mourants, l'odeur du sang des victimes, s'élè-
vent de ton enceinte, encens bien diflérent de celui que tu envoyais
autrefois vers les cieux.
Les cadavres hideux, pâles, infects des brigands souillent tes sa-
crés parvis; sur les restes des hommes et des chevaux entassés
pêle-mêle, monceau de pourriture, les spoliateurs se fraient un
chemin.
Les tombeaux, recouverts autrefois d'herbes épaisses et soupirant
à la brise, dévastés maintenant, rendent à la lumière les dépouilles
qui leur étaient confiées : le repos des morts même n'échappe point
à la rapacité des pillards qui cherchent l'or enfoui avec eux.
La harpe se lait; lessons belliqueux ont cessé de retentir, caria
main du ménestrel est glacée dans la mort : elle ne fait plus vibrer
la corde frémissante pour chanter les lauriers et la gloire.
Enfin les meurtriers, gorgés de butin, rassasiés de carnage, se sont
retirés : le bruit du combat a cessé : le silence reprend son em-
pire formidable , et l'Horreur à l'aspect sombre garde la porte
massive.
C'est là que la Désolation tient sa redoutable cour : quels hé-
raulls proclament son règne fatal? Des oiseaux de funeste au-
gure prennent leur vol à l'heure sombre du soir, et leurs ciis lugu-
bres célèbrent les vigiles dans le sanctuaire désolé.
Bientôt cependant les rayons vivifiants d'une nouvelle aurore
chassent du ciel de l'Angleterre les nuages de lanarchie : le farou-
che usurpateur retourne dans l'enfer d'où il est sorti, et la nature
applaudit à la mort du tyran.
Elle salue par des tempêtes les gémissements de son agonie :
l'ouragan répond à ses derniers et pénibles soupirs : la terre trem-
ble au moment où elle reçoit ses os : ce n'est qu'à regret qu'elle
accepte cette hideuse offrande.
Le légitime souverain reprend le gouvernail, et guide sur des
mers plus calmes le vaisseau de l'Etat. L'espérance sourit à un
règne pacifique, et cicatrise les blessures saignantes des haines fa-
tiguées.
0 Newstead ! les sombres usurpateurs de tes retraites s'éloignent
avec des cris discordants de leurs nids dévastés : le maître revient
prendre possession de ses domaines, et l'absence en relève pour lui
le charme.
Les vassaux réunis dans ton enceinte hospitalière célèbrent dans
un banquet joyeux le retour de leur maître : la culture revient
embellir la riante vallée : elles mères, tout à l'heure désolées, ont
cessé leurs chants de deuil.
Desmilliersde voix joyeuses sont répétées par l'écho mélodieux; les
arbres se revêtent d'un plus riche feuillage. Ecoutez I le cor fait en-
tendre ses accents prolongés, et le cri du chasseur reste suspendu
sur l'aile de la brise.
La vallée tremble au loin sous les pieds des chevaux : que de
craintes, que d'espérances accompagnent la chasse I Le cerf mou-
rant a cherché un refuge dans les flots du lac, et des cris triom-
phants annoncent que sa course est finie.
Heureux jours! trop heureux pour être durables! Tels étaient les
plaisirs innocents de nos simples aïeux. Point de ces vices qui sé-
duisent par leur éclat! mille joyeuses occupations, et de bien rares
soucis 1
Chez une telle race, les fils succèdentaux pères. En vain le temps
poursuit son cours, en vain la mort brandit sa faulx. Un autre chef
04
LES VKII.LlînS I.ITTI=:ilAinKS III IJSlIil'KS.
vient monloi' In rniiraiRi- éi-iiiii.int. une autre finile de va<aAuxpnur-
(mil II» rcif I'll' s il liali-iiii>
() N(!xvslpaJ I «|iii' Ion nsperl Ml Irislomonl rlinnci'l Ti'S «rrpaiu
lé/anirs nnnnnppiit Ips pronr^'f IrrilH île la iloslriicllnn. Un t'nraul,
le il'Tnier rrjcinn il iiiio nnblii riuf, ilmninc anjcnril'liui sur les
tours. imMrs ii s rrronlci-.
Il ronlomplo les vieux rpin|mrls, in.iintcn.inl Rolitnir»!); le» fa-
vp.iiix on «liirnient 'ps dpfiinls «le» Apos fioiliinx ; tes rloilies ipje
lijivci'scnt les pluies de l'iiivi-i' : il los conleinpli' , cl il no peut ro-
Iciiir M's larnips.. ..
Mois non dp» Inrnics île rcprell une |>ionso alTerlion k» fait «eulc
conjiT. l,'orpui>il, 1 1 spprancp cl l'amour lui dcl'endcnt l'oubli et
u!lnnicnt d.ins<!iin soin une pénéreusc nrilcur.
Kl cependant il prcfrro ton séjour aux drtincs dorc9 , aux bril-
laiiis i-alotis ilo la prandeiir vaniteuse : il se plail à error parmi les
liiinbi's liiimides et moussues, et il n'a pas un murmura ponlrc les
oirèls du (Ipsiin.
Ppiil-plre Ion solpil. sorlaiil du nuapp, doil-il brillor encore, et
I illuTiiiner (les rayons diî son midi : pcut-êlrc les In-urci; splendides
do ton passii doivent-elles resurpir dans un avenir forliinc.
Vons me conseillez de fréquenter le monde : c'est un avis dont
je ne pins nn-oonnaîtro la sapessc , mais la retraite convient à mou
liiiniiMii- : je lie m-u\ point in'abaisser à nn coulait que je iiu'pnse.
Si le sénat ou les camps réclamaient mes elTorls, l'ambilion me
)ioussciait peiii-èlre à me produire, quand ladolescence et ses an-
nées (lé|)re!ives seront passées pour moi, peu! être essaicrai-je de
nil' inonlrrrdipiie de ma naissance.
Le l'eu qui brille aux cavernes de ITîtna bouillonne invisible
dans ses mvslérieuscs reirailes... Mais eiilin il se révèle immense,
éiM.nvanlablo; aucun torrent ne peut léleindre, aucune limite le
coiilenir.
Ainsi le désir de la gloire vit caché dans mon cœur, et me con-
seille de ne vivre que pour les applaudissements de la postérité. .Si,
comiiie le phénix, je pouvais m'éleversur l'ailedelallammc, comme
lui, je nie mettrais au bi'ielier.
Oh! pour la vie d un Fox on la mort d'un Clialam, que de cen-
sures, de périls, de soiifl'rances ne braverais-jc pas! Leur vie ne
s'esi p:is li'riiiinéo quand ils ont rendu le dernier souffle, et leur
gloire illumine I obscurité de leur tombeau.
Mais pourquoi me m'Ieraisje à l'immense troupeau des esclaves
de la mode? l'ourquoi irais-je flaller ceuxqui la gouvernent el ram-
pn- siius ses lois? Pounpio; m'incliner devanl l'orgueil ou applau-
dir labsiiids!? Pourquoi elicrcher le bonheur dans 1 amitié des sols.
J'ai poilté les douceurs et les amcrlumes de l'amour; j'ai cru de
bwnnc heure à l'amitié. L^s |>rndenles matrones ont désap|)rouvé
iiirs llamnies, cl j'ai trouvé qu'un ami peut nrometire cl Irahir.
Quest pour moi la riche-se? elle peut s'évanouir en un instant
dev.int le triomphe des Ivrans, devanl un caprice do la fortune.
Ou'csi-ee pour moi qu'un litre?.... le fiinlôme de la puissance. Que
nie lail la iiinde?... je n'ambilionne (pie la gloire.
1, imposture esl étrangère h mon Ame : je ne sais point farder la
vérilé ; pourquoi donc irai-je me soumettre ii un contrôle odieux?
Pourquoi sacrifier aux folies du monde les jours de ma jeunesse.
SlIB VS ROhisiE INTITULÉ : LA DESTINKE COMMUNE.
Monigomcry, lu dis vrai : la commune destinée des morlels est
dans les llols du Lélhé . qiiclques hommes cependant ne sont ja-
mais oubliés ;(jiip|ipips hommes vivront au-delk du tombeau.
Oiiaïul un hcriH i.'ou\onir ii' lliu cl le rclliix des balaillcs. sou-
vpiil on ignore le Vu-xi de sa naissance; mais nul n'ignore sa gloire
niiliiairc qui brille au loin comme un météore.
^■cs^oll's el ses douleurs, ses pldsirs ou ses peines échapperont
lioiii éirc à la plume de l'Iiisloiie; mais des nations encore c'k naître
entendronl répélcrson nom immortel.
Le corps périssable du patriote et du poète partagera la tombe
commune de t.nis les hommes; leur gloire ne dormira pas de
même; elle i estera debout sur les ruines mêmes des empires.
L éclat des yeux de la beauté prendra lépouvantabl" fnilé du
trépas : tout ce nu il y a de beau, de vaillant, de bon doit mourir et
descendre dans le sépulcre béant.
.Vais des regards i-loqucnis revivent el brillent encore dans les
vers il un amant; la Laure de Péuarque est vivante encore ■ elle
mourut uni- fois, mais elle ne mourra plus.
Les saisons se suiveni el disparaissent : le temps poursuit son vol
inriliL-able. mais les lauriers de la renommée ne .se fanent jamiis •
ilstleiirissent r.ifraiehis par un printemps élernel. '
Tous, tous doivent dormir dans un lugubre repos, au fond de la
tombe silencieuse: vieux et jeunes, aiiiiict ennemis, toui se con-
sumeront de niAme et pourriront d.ins le linceul.
Le marbre vieillit et dure un loup esp.icudi'tempi^; mais illinil par
Inmbi'r inulile débris, en proie aux cou,o» iinpilny ailles do la des-
Iriiclion : de- plus orgucilloiix édilices, il ne reste plus qu'une
ruine iuforino.
Onaiid les chcfM'd'reuvre de la sculpture disparai««ent ainsi, qui
pi!Ut donc échapper h l'oubli*... la seule renommée do ceux dont
le» vertu» incrilenl celte brillante récoinponse.
Ne dis doue plus que la commune desiinéc de Ions eat dans loa
flots du Léthé. lin petit nombre d'hommea ne seront jamais oubliés,
et briseront les chaînes du tombeau.
LE BANDEVU DE VELOURS (<80C].
Ce bandeau qui retenait les blonds cheveux, il est h moi, douce
enfant, 'l'cndre gage de ton amour, je dois lo garder avec un soin
assidu el jaloux, comme on conserve les reliques d'un habiiaiit des
cioux.
Je veux le porter près de mon cœur ; doux lien qui enchaînera
mon Ame h la tienne, il ne me quittera jamais, et, dans la tombe, il
mêlera sa poussière h mu poussière .
La rosée que je cueille sur tes lèvres m'est moins chère encore
que ce don : elle, je ne l'aspire qu'un instant , je n'y puise qu'une
félicité passagère .
Lui, il me rappe'lera toutes les scènes de mon jeune Age; mêjuo
quand noire vie penchera vers son déclin : et le feuillage de I a-
monr pourra reverdir, rafraîchi par le souvenir.
0 petite boucle de cheveux dorés, qui formais des anneaux si
gracieux sur une tèlc adorée! pour un monde loul enlicr, je ne
voudrais pas te perdre ;
(Juoiquc des milliers d'autres boucles .semblables h loi ornent le
front poli où naguère tu brillais , comme le rayon ([ni dore une
malinec slns nuage sous le ciel brûlant de la iJoïonible.
LAMOl'R ET l'amitié (1806'.
Pourquoi mon cœur inquiet gémirait-il de la fuite de ma jeu-
nesse? Des jours de honlu'ur me snni encore ré-servés : l'alTeclirm
n'est pas morte. Quand je repasse dans ma mémoire les années de
mon :idolcscence , une éternelle \érilé , que j'y trouve gravée (iro-
fonlériicnl . me procure une consolation célesle. Douces bribes,
porlez-li dans ces lieux où pour la première fois mon cœur liallit
K l'unisson d'un autre cœur : « L'amili-. c'est lani lur sans aile.s. ■
Dans le cours de mes années peu nombreuses, mais apilpcs. quels
instants m'ont apparlcnu? Tanlilt ils élaienl h demi obscurcis pir
des nuages de larmes; taniôt ils s'écltpraienl rie rayons divins.
Quel pie avenir qui me soil rése vé. mon Ame, enivrée du passé,
s'attache avec délices à une pensée unique. Amilié, elle est à loi toi;»
enlièrc: elle vauf k elle seule un monde de félicite, celle pen-
qui me dit : « L'amilié . c'est l'amour sans ailes, u
l.k. où ces ifs balancent légèrement leurs rameaux nu souffle de
la brise, s'élève une tombe simple et rarement visitée, monument
de la commune destinée. A l'entour jouent les écoliers insouciants
jusqu'au momcnl où la triste cloche du .«tudienx séjour annonça
la lin des jeux enfantins. Ahl partout où se portent mes pas. mes
larmes silencieuses ne le prouvent que trop : « L'amilié, c'est l'a-
mour sans ailes. »
Amour, de\anl les brillants autels . j'ai prononcé mes premiers
vœux; mes espérances, mes rève-s. mon cœur, étaient à toi : mai*
tout cela maintenant est usé. flétri; car tes ailes sont comme le
veni, et ne laissent aucune trace derrière elles, sauf, bêlas! lai-
guillou df la jalousie. Laisse-moi , laisse-moi, démon perlide, tu no
présideras pas aux jours qui m'attendent , à moins que tu ne sois
dépouillé de tes ailes.
Séjour de ma jeunesse ; ta tour aperçue de loin me rappelle bien
des jours de bonheur; je sens se rallumer en moi mon premier
feu.... et je me crois redevenu enfant. Ton bo.squet d ormeaux . la
colline verdoyanle. les moindres sentiers sont pour moi pleins
d'attraits, les fleurs m'apporleni un double parfum, el dans un
joyeux enirctien chacun des amis de mon enfance semble me dire :
« L'amilié. c'est l'amour sans ailes I »
Cher Clare, pourquoi pleurer? reliens les larmes : l'affection peut
dormir queli|iic temps; mais, sois eu sur. elle se rév.'illc. Pense
donc, ami. la première fois que nous nous reverrons, cette entrevue
longtemps désirée combien elle sera douce I celte espérance fait battre
mou ctL'iir Tant (piede jeunes cœurs savenl aimer ainsi, l'absence,
o mon ami, ne fait que nous dire ; « L'amilié, c'est l'amour sans
ailes! »
Une fuis, une seule fois trompé, me snis-je lamenté sur mou
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
95
erreur? Non. Alfiniiclii d'un lien lyranniqiie, je sus mépriser un
nialheiireiix. Je me loiirnai vers ceux que mon enfance avail coti-
nns, à l'àme chalenreuse , aux senlinienls sincères, altachcs à mon
cœur par des cordes sympalliiques ; et jusqu'à ce que ces cordes
vivantes soient l)risées, c'est pour ceux-là t^euiement que je ferai
vibrer dans 'non sein les accords de l'amilié, cet amour sans ailes.
Rares élus! à vous mon âme et ma vie, mes souvenir.'; et mes espé-
rances: votre mérite vous assure une atTeclion duralile et lihrcdans
son cours. (Jue l'Adulation aux trails séduisants, à la langue miel-
leuse, fille de l'Imposture et de la Crainte, se contente d'assiéger les
rois : pour nous , mes amis , au milieu de la joie qui nous enivre
comme des pièges qui nous menacent, nous n'ouljlierons jamais que
« l'amitié, c'est l'amour sans ailes. *
Des fictions, des rêves inspirent le poète qui aborde l'épopée : que
l'amitié et la sincérité soient tna récompense : je ne veux pas d'au-
tre palme. Si les lauriers de la gloire ne croissent qu'au sein du
mensonge, que l'enchanteresse fuie loin de moi, car c'est mon
cœur et non mon imagination qui parle dans mes chants. Jeune et
naïf,je ne sais point feindre, et je répèle ce rustique, mais sincère
refrain : « L'amilié, c'est l'amour sans ailes! »
LA
L
1.6.1 années sont bien longues... Elles pèsent à la fibre irritable
do reniant de la lyre; elles étouffent son vol d'aigle, ces longues
anué(>s d'diitrages.'de calomnies et d'injustices. J'ai subi une accu-
sation de démence, une prison solitaire, la soif d'air et de lumière,
cancer qui dévore l'àme ulcérée; une grille abhorrée qui, inlci'cep-
tant les rayons du soleil, laisse monter au cerveau, par la prunelle
convulsive, une sensation hiùlante de pesanteur et de tristesse. J'ai
vu enfin la capliviié toute nue se tenir debout sur le seuil de cette
porte qui ne s'ouvre jamais tout entière et n'admet rien à travers
l'étroit guichet, rien que ces aliments sans saveur qui m'ont paru
dune si inlolérable amertume, jusqu'à ce que je fusse habitué à
prendre ma nourriture comme une bête de proie, trisle elseul, couché
dans ce caveau qui est mon repaire et peut-être ma tombe. Toutes
ces choses m'ont ruiné, me ruineront encore, mais je dois les sup-
porter. Je ne cède poinl au désespoir, car j'ai lutté contre l'agonie
même : je me suis fait des ailes qui m'ont emporté hors de l'étroite
enceinte de mon donjon; j'ai alîrauchi le Saint-Sépulcre, j'ai vécu
au milieu des hommes et .des objels divins, et mon génie planant
sur la Palestine a chanté la guerre sacrée entreprise pour le Dieu
qui habita la terre et qui est aux cieux, pour ce Dieu qui a daigné
fortifier mon àme et mon corps. Afin de mériler mon pardon par
mes soufi'rances, j'ai eraplojé ma captivité à célébrer la conquête
qui a délivré le sanctuaire de Solyme.
IL
Mais celle lâche est terminée... Il est achevé ce travail plein de
charmes... 0 lidèle ami qui m'as soutenu pendant de longues an-
' nées, si ton dernier feuillet est humide de mes larmes, sache que
mes malheurs ne m'en ont arraché aucune. Mais toi, ô ma jeune
création ! 6 l'enfant de mon àme, loi qui venais autour de moi le
jouer et siuirire, et dont le doux aspect m'arrachait ;i la pensée de
mes maux, toi aussi tu m'as quitté... et la consolation ma q-ùtté
avec toi : et c'est pourquoi je jileuie, c'est pourquoi mou cœur saigne,
^ roseau déjà brisé qui reçoit un dernier coup. Après loi, que me res-
tera-l-il"?... car j'ai encore des douleurs à endurer... et comment?
Je ne sais... mais il est en mon esprit une vigueur innée qui sera
mon appui. Je ne me suis pas laissé abattre, parce que je n'avais
rien à me reprocher. Us m'ont appelé insensé... et pourquoi?
0 Léanore! n'est-ce pas à loi de répondre? Oui, mon cœur devait
être en délire pour élever ses vœux jusqu'à toi ; mais au moins celle
folie ne Icnaii p{iint à mon intelligence : je comprenais ma faute et
si je subis ma peine t^ans fléchir, ce n'est pas que je la res?ento moins.
Tu étais belle, et je n'étais pas aveugle : tel est le crime qui me sé-
pare de l'humanité: mais qu'ils poursuivent, qu ilsmetorlurenl à leur
gré; mon cœur peut encore mnliiplier ton image. L'amour heureux
se perd par la saliélé : les malheureux sont les amants fidrli's : leur
destinée est de voir s'éteindre tous leurs senlimenls, sauf un seul,
et toutes leurs passions s'absorber dans une passion unique, comme
les fleuves courent se confondre dans l'Océan; océan, chez eux,
sans bornes et sans rivages.
III.
Sur ma tête, écoutez 1 écoutez les cris prolongés et frénétiques de
ceux dont le corps et l'àme sont également captifs. Ecoutez les coups
de fouet et les hurlements qui redoublent, et les blasphèmes articulés
à demi. Ici se trouvent des horanit'S infectés d'un mal pire que la dé-
mence, des hommes qui se plaisent à tourmenter des âmes déjà trop
souffrantes, à obscurcir par des tortures inutiles le peu de lumière qui
leur reste encore : car le bonheur du tyran est dans l'excès des tour-
ments qu'il inflige. Je me trouve à la fois entouré de ces bourreaux
et de leurs victimes; c'est au milieu de pareils bruits, au milieu de
pareils spectacles que j'ai vécu ces longues années, que peut-èire je
terminerai ma vie : eh bien ! soit... alors du moins, je reposerai.
IV.
J'ai été patient, je dois l'être encore; ma mémoire a perdu la
moitié des trésors que Je voulais en elfacer : mais les souvenirs
me reviennent... Oh! que ne puis-je oublier comme on m'oublie.
Faut-i! donc pardonner à ceux qui m'ont imposé pour demeure cet
bôpilal de tous les maux., où le rire n'est poinl une joie, ni la pensée
un jugement, ni la parole un langage, ui l'homme enfin une fraelion
de Ihumanilé; où les injures répondent aux malédielinns, les cris
aux coups; où chaque victime est toilurée dans un enfer distinct?
Car ici nous sommes nombreux, mais séparés entre nous par un mur
qui renvoie en écho tous les balbulieraents de la démence. Tous
enlendent, mais nul n'écoute la voix de son voisin... Nul, sauf un
seul, le plus malheureux de tous, celid qui ne mériiait pas d'avoir
de pareils compagnons et d'être confiné ainsi entre des malades et
des insensés. Faut-il pardonner à ceux qui m'ont enchaîné ici, qui
m'ont avili dans l'opinion des hommes, en me privant de l'usage de
mon intelligence, flétrissant ma vie au point le plus glorieux de ma
carrière, et marquant d'un fer chaud toutes mes pensées comme
dangereuses et fatales? Ces tortures, ne les leur intligerai-je point
à mon lour, ne \;uv enseignerai-je pas ce que c'est que 1 angoisse
qu'on étouU'e, l'etïort intérieur du calme qu'on s'impose et le froid
désespoir qui coniremine les progrès du stoïcisme? Non... je suis
irop fier encore pour me venger : j'ai pardonné les insultes des
princes, et je saurai mourir. Oui, soeur de mon suuveraiu, je veux
arracher de mon sein toute amerlume : qu'a-t-elle alîaire uù tu ha-
bites? 'fou frère est plein de haine... je ne la puis concevoir. Tu
n'as poinl de pitié : je ne puis rien qu'aimer.
Vois un amour qui ne sait pas désespérer, mais qui ayant résisté
à tout est encore la meilleure part de moi-même. Il habite dans le
fond de ce cœur silencieux et fermé à tous, comme l'éclair habite
dans son nuage, comprimé dans son noir et flottant linceul, jus-
qu'au moment où, sous un choc soudain, la flèche éthcrée prend
son vol. Ainsi ton nom me frappe, et la pensée vivante s'allume dans
tout mon être, et pour un moment les objels flottent autour de moi
tels qu'ils furent jadis... mais tout se dissipe... et je me letrouve le
même. Et pourtant cet amour ne fut poinl couvé par l'ambition : je
connaissais ton rang et le mien, ei je savais qu'une princesse n'est
point faite pour s'allier à un poète. Cet amour ne se trahit ni par un
mot ni par un soupir ; il se suffisait à lui-même; il était sa propre
récompense: et s'il s'est révélé dans mes yeux, hélas! ils ont été
assez punis par le silence des liens; et pourtant je ne me suis ja-
mais plaint de ce silence. Tu étais pour moi une relique sainte dans
sa châsse de crislal, que l'on doit adorer à distance en baisant
humblement le sol qu elle consacre : non parce que tu étais née
princesse , mais parce que l'amour t'avait revêtue de gloire et avait
imprimé à tes traits une beauté qui me frappait de terreur...' Oh! non
pas de terreur, mais de respect, comme celle d'un habilant des cieux.
Kt dans Ion adorable sévérité, il y avait quelque chose qui surpas-
saittouledouceur. Jenesaisconmient... ton génie dominaltle mien...
mon éloile était sans rayons devant loi. Si l'on pouvait accuser de
présomplion un pareil amour qui n'avait poinl de but , cette dou-
loureuse fatalité m'a coûté cher. .Mais lu ne m'en es que plus chère,
et sans toi, je serais digne de celte cellule qui maintenant est pour
moi un outrage. Ce même amour qui m'a imposé ma chaîne l'allège
de la moitié de son poids ; et quoique le reste soit encore bien lourd,
il me donne la force nécessaire pour supporter ce fardeau, pour
élever vers loi un cœur où lu règnes sans partage et pour dompter
une nature souffrante.
or.
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
VI.
Qu'y a-t-il Ih qui doive étonner?... Depuis ma naissance, mon
Anic s psl enivrée d'ninuiir : l'amour «i'kI ■«'■p.indu auioiirdo inoijet
s'esl confcn'lu avec toul co que je voyais sur la Ici-rc. De tous ^
Cires inanimés je faisais nies idolrs; parmi lea (leurs sauvages ctsO-
lilaires qiii croi.«senl au pied des rochei'S, je nie créais un parailis ; et
là, couclii" sous l'onibraj-'e flollanl des arbres, je pmloni-'eais mes
rfAes sans compter les heures : cependant on nie grondait pour mes'
courses vagabondes ; et les prudents vieillards, en nie voyant, se-
i;ouaient leurs listes blanchies, et disaient que de tels éléments font
un homme nialhi-ureux, qu'une enfance indisciplinée aboutit au
malheur et (pu- des châ-
timents corporels pour-
raient seuls me corriger.
Et alors on me frappait,
et je ne pleurais pas, mais
je maudissais mes tyrans
dans mon cœur, et je re-
gagnais mes retraites ché-
ries poury pleurer seul et
y retrouver ces rêves quî
n'enfantait point le som-
meil, lit avec le propres
des années, mon fline ha-
letante se remplit d'un
mélange confus de sen-
tiinenls à la fois doux et
pénibles : mun cœur tout
entiers exhalaiten un dé-
sir unique, mais indéfini,
changeant, jusqu'au jour -.s
on je trouvai l'objet de ce
désir... et cet objet c'était
toi. Alors je perdis mon
existence qui s'absorba
tout entière dans la tien-
ne: le monde disparut de-
vant mes yeux . et pour
moi tu anéantis la terre.
VIL
Jeme plaisais danslaso-
litude... mais je ne m'at-
ten<laisguère à passerune
portion quelconque de ma
vie séparé de la société de
inessemblabicset n'ayant
de communication qu'a-
vec des insensés et leurs
tyrans... Si j'eusse été or-
ganisé comme eux, de-
puis longtemps mon ttme
comme la leur eût parta-
gé la corruption de son
tombeau. Mais quelqu'un
m'a-l-il vu dans les fu-
reurs de la démence ?
quelqu'un m'a-t-il enten-
du délirer? l'put-èircilans Le 1
nos cellules sontfrons-
nous plus que le marin
naufragé sur le rivage dé-
sert. Le monde entier
s'ouvre devant lui : tout
mon univers se renfermeen ce lieu, double h peine de l'espacequ'on
doit accorder à mon cercueil. En mourant le naufragé peut du moins
lever les yeux [lour adresser an ciel un dernier rejiroche... les miens
ne se lèveront i)as en haut pour laccnscr, liien que la voûte de
mon cachot soit comme un nuage entre le ciel et moi.
Vin.
Quelquefois pourtant, je sens mon intelligence qui décline; mais
c'est un déclin dont jai conscience,., je vois briller dans ma prison
des lueurs inaccoiituinées; un étrange démon me tourmente et m'in-
fliire mille petites douleurs, millevexationslmpi-rcepiiblps à l'homme
sain et libre: mais trop sensibles, hélas! pour moi qui ai si long-
temps soutVert et des tristesses do cœur et du manque d'espace et
de tout ce que l'on peut supporter ou qui doit avilir. Je croyais n'a-
voir d'ennemi que 1 homme ; mais il se peut que des esprits soient
ligues avec lut... Toute la terre m'abandonne... le ciel m'oublie...
[leul-ètrc «n l'absence de toute protection les génies du mal essaie-
ront-ils sur niui leur pouvoir; peut-être prévaudront-ils sur une
pauvre créature U8<''c par la souffrance. Oh I pourquoi mon flme est-
cUe éprouvée comme l'acier dans la fournaise avant de subir la
trempe?... Parce que j'ai aimé ; parce que j ai aimé ce que nul ne
pout ait voir sans l'aimer, à moins d'être plus ou moins qu'un mor-
tel, d'être plus ou moins que moi.
IX
fut un temps où mes sensations étaient vives... ce temps n'est
plus : mes cicatrices se
sont durcies, et s'il en eût
été autrement, je me se-
rais brisé le crâne contre
ces barreaux quand je
voyais le soleil y jeter un
rayon comme pour se
railler de mes soulfran-
ces. Si je supporte, si j'ai
supporté tant de maux et
bien d'autres qu'aucune
parole ne peut exprimer,
c'est que je n'ai pas voulu
sanctionnerpar mon sui-
cide le stupide mensonge
qui a servi de prétexte
pour m'enfermer ici ; je
n'ai point voulu que le fer
chaud de l'infamie mar-
quât ma mémoire de ce
mot terrible : « Démen-
ce I » c'est que je n'ai
point voulu appeler la pi-
tié sur mon nom Qétri et
sceller moi-même la sen-
tence prononcée par mes
ennemis. Non pas I... ce
nom sera immortel!... je
fais de ma prison actuel-
le un temple que les na-
tions viendront visiter en
songeant à moi.O Ferra-
re ! quand tu auras cessé
d'être la demeure de tes
ducs souverains, quand
on verra crouler pierre
à pierre tes palais au fo-
yer infréquente, alors le
laurier du poète sera la
seule couronne, le cachot
du poète sera ton édifice
le plus renommé, tandis
que l'œil de l'étranger s'é-
. tonnera de l'abandon de
tes murailles! Et toi, ô
Léonore, toi qui rougis
d'avoir un amant tel que
moi, toi qui n'aurais pu
apprendre sans honte que
.g d'autres que des monar-
ques pussent te trouver
belle, eb bien ! va dire à
ton frère que ce cœur in-
dompté par les ans , le
chagrin, la fatigue... et
peut-être aussi par une faible atteinte du mal qui m'était imputé
(car 1 âme résiste difiicilement .'i la longue infection d'une tanière
comme celle-ci, nu l'abime lui communique s;i corruption native)...
va dire à ton frère que ce cœur n'a cessé de t'adorer... Ajoute ceci :
Quand l'homme aura abandonné, oublié dans une froide solitude,
les tours et les créneaux qui maintenant protègent la joie de ses
banquets, de ses danses, de ses orgies; alors ce cachot, oui. ce ca-
chot sera un lieu consacré. .Mais toi, quand se sera éteint cet éclat
magiipie dont l'eniourent le rang et la beauté, tu partageras le lau-
rier qui ombragera ma tombe. Nulle puissance ne pourra séparer
nos deux noms dans la mort, comme rien dans la vie na pu t arra-
cher de mon cœur. Oui, Léonore, ce sera notre destin d'être uuis
pour toujours... mais trop tard!
FIN DE LA LAMENTATION DU TASSK.
OEUVRES COMPLÈTES DE LOKD BYRON.
97
L'ILE
CHRISTIAN ET SES COMPAGNONS.
CHANT PREMIER.
1.
Le quart du matin était arrivé : le vaisseau poursuivait gracieu-
sement son humide car-
rière : comme une im-
mense charrue, la proue
traçait son majestueux
sillon à travers les vagues
jaillissantes. En face , le
monde des eaux se dé-
roulait dans son immen-
sité; derrière, étaient se-
mées les nombreuses îles
de la mer du Sud. La nuit
paisible , commençant à
se diaprer de nuages lu-
mineux, marquait l'heure
qui sépare les ténèbres de
l'aurore. Les dauphins,
sentantl'approcheaujour
et empresses d'en saisir
les premiers rayons, bon-
dissaient sur les flots. Les
étoiles commençaient à
pâlir devant de plus lar-
ges clartés, et cessaient
d'abaisser sur l'Océan
leurs prunelles scintillan-
tes. La voile, naguère ob-
scurcie, reprenait sa pre-
mière blancheur, et une
brise rafraîcliissante ef-
fleurait les eaux.... Enfin
l'Océan, en revêtant une
teinte de pourpre, annon-
ce l'approche du soleil ;
mais avan t quel'astre sur-
gisse... il va se passer
quelque chose.
11.
Le chef vaillant dort
dans sa cabine , se fiant
sur ceux qui sont chargés
de veiller : ses songes lui
retracent les rivages ai-
més de la vieille Angle-
terre, ses travaux récom-
pensés et ses dangers fi-
nis : son nom s'ajoute à
la liste glorieuse de ceux
qui ont tenté d'atteindre
le pôle couronné de tem-
pêtes. Le plus pénible est
passé, et tout semble lui
répondre du reste : pour-
quoi ne dormirait-il pas en sûreté ? Hélas ! le pont est foulé par des
pieds mdociles, et des mainsaudacieuses tendent às'emparer du gou-
vernail. De jeunes cœurs soupirent après une de ces îles énuato-
nales ou l'on trouve sans cesse et les sourires de l'été et les sourires
de la femme : ce sont des hommes sans patrie, qui, après une trop
longue absence, n'ont point retrouvé le toit natal ou l'ont trouvé
change, et qui, devenus h demi sauvages, préfèrent une grotte et une
douce compagne à l'inconstante demeurequiflottesur les values Les
fruits délicieux que le sol produit sans culture , le bois sans autre
sentier que celui qu'on y trace ; des champs sur lesquels l'abondance
semble verser à plaisir sa corne toujours pleine ; le sol n'appartenant
à personne et possédé en commun ;ce désir, que les siècles n'ont pu
étouffer dans l'homme, de n'avoir de maître que sa volonté ; la terre
Pàbii. — Imo. LtcouK SI c; rue Soutlul, 15.
Une île où cliaque cabane invitait l'étranger.
n'ayant d'autre or que les trésors non vendus qu'elle étale à sa
surface, que la clarté du soleil et ses brillants produits ; la liberté
qui, de la moindre caverne, peut se faire une demeure ; cet immense
jardin où tous peuvent se promener, oti la nature traite tous les
hommes comme ses enfants et se complaît au spectacle de leur
sauvage félicité ; ces coquillages, ces fruits, les seules richesses qu'ils
connaissent; leurs canots si peu aventureux, leurs chasses lointaines
et leurs pêches sur la vague écumante ; leur étonnement même à
la vue d'une face européenne... voilà le spectacle dont ces étrangers
brillent de jouir de nouveau : spectacle qu'ils achèteront bien cherl
UI.
Eveille-toi, brave Blighl l'ennemi est à ta porte : éveille-toi I Hé-
las I il est trop tard I les mutins ont fièrement pris place à la porte
de ta cabine et ont proclamé le règne de la rage et de la terreur.
Tes membres sont garrot-
tés ; la pointe de la ba'ion-
nelte est sur ta poitrine;
ces hommes, qui trem-
blaient naguère à ta voix ,
te déclarent leur prison-
nier : ils te traînent sur
le lillac, où désormais le
gouvernail et la voile n'o-
béiront plus à ton com-
mandement. Un instinct
sauvage essaie de déguiser
sous une feinte colère
l'audacieuse désobéissan-
ce : cette colère éclate au-
tour de toi , et ceux qui
redoutent encore le chef
qu'ils sacrifient ont peine
à en croire leurs yeux;
car l'homme ne peut ja-
mais étouffer entièrement
le cri de sa conscience ,
à moins de s'enivrer jus-
qu'à la rage.
IV.
En vain , non décon-
certé par l'aspect de la
mort, tu fais , au péril de
ta vie , appel à ceux qui
sont restes fidèles : ilssont
en petit nombre, et vain-
cus par la terreur, ils ac-
ceptent tacitement tous
ces actes auxquels les plus
exaltésapplaudissent. En
vain tu leur demandes
leurs motifs : un blasphè-
me, des menaces sont
toute leurréponse. L'épée
brille à tes yeux, la poin-
te des ba'ionneltes se rap-
proche de ta gorge; les
mousquets son t dirigés sur
ta poitrine par des mains
qui ne craindront pas d'a-
chever. Tu les en défies
en t'écriant : «Feu f » Mais
ceux qui n'ont point de pi-
tié savent encore admi-
rer : un reste secret de
leur ancien respect a sur-
vécu au sentiment du de-
voir. Ils ne veulent point
tremper leurs armes dans le sang ; mais ils t'abandonnent à la
merci des flots.
« La chaloupe en mer!» s'éci ie alors le chef, et qui osera répondre:
« Non ! » car la révolte n'écoute rien dans ce premier moment
d'ivresse, dans les saturnales de son pouvoir inespéré. La chaloupe
est mise à l'eau avec tout l'empressement de la haine ; et bientôt,
ô Bligh! il n'y aura plus entre toi et la mort que son plancher fra-
gile : elle contient seulement assez de provisions pour te permet-
tre de contempler ce trépas que leurs mains te refusent : assez
d'eau et de pain pour une agonie de quelques jours. Néanmoins on
n^
LKS VKILLCES UTlfCUAIIlKS ILLUSTREES.
> iijiilllc' nisiiili- q:irli)iii •iciii(l,l;.'i's, [
liv.-ors (les .iiKaliouli's Jc TOccaii
dog iiiallicurciix ijui in'. I'cuvi'iil il
au^ (lois. Un y juiiileiinii la boussnii' iiii.ll
esclave du pule, wtle diiic de la nu\igalioo.
VI.
'ulc, ccUo lii'iiiLiluiilo
Alors, le clicf quî s'csl élu lui-infme juge h propos d'amorlir la
prcmiôre impres-sinn d'un parcil crime et de ranimer le cimrace de
.••IS coinplices. « Holà! le },'rand i)Q«i ! » seeric-l-:l ; car il rcdonlc
(jue la fureur u'érlioue .sur les bas-fond.s du bon sens. Ue l'caude-
viepour les héros ! dil uu jour Burkc. uUTraut ù la gloire épique un
humide rlicmin. Nus héros de nouvelle date furent de cet a.\i»; ils
vidèrent la roupe en criant : « Iluzznl vive 0-Taïli! » Cri étrange
dans la bouche des rebelles. Quel charme en efTel , ces farouches
enfants des mers, chassés par tous les vcnls du ciel . quel charme
peuvent-ils trouver dans l'ile i)aisible et dans ce sol ïi doux , ces
cœurs amis, ces plaisirs sans travail, ces prévenances inspirées par
la feule nature, ces richesses que n'amasse pas l'avarice, ces amours
non achelc.s ? Et niainlenanl, est-ce donc en décrétant le malheur
d'aulrui qu'ils peuvent se préjiarer à obtenir ce qu'implore en vain
la douce vertu, le repos? Hélas I telle est noire nature : nous ten-
dons tous au raème but par des sentiers différents: les facultés na-
turelles, la naissance, le pavs, le nom, la fortune, le lempéi anient,
l'extérieur même, ont plus d influence sur noire argile flexible que
tout ce qui est en dehors de notre petite sphère, lit pourtant, une
faible Miix se fail entendre en nous à travers le silence de la cupi-
dilé ou le fracas de la gloire ; oui , ijuelque croyance qui nous soit
enseignée, uuelquc sol que nous ayons foule, la conscience de
l'homme est l'oracle de Dieu.
Vil.
La chaloupe porte à peine le petit nombre de ceux qui partagent
le destin du chef, Iriste mais fidèle équipage : pourtant (luelques-
iins sont restés malgré eux sur le pont de l'orfiueilleux navire,
moralement naufrage. ... et ceux-lh voient d'un oeil de com-
passion le sort du capitaine; pendant que d'autres, insiillant .nux
maux qui lui sont réservés, rient de sa voile pygmée, do sa lianjne
si fragile et si chargée. Le nautile, enfant des mers, liniiieiiv pilote
d'un canot coquille, ce féerique ondin de l'Océan a une eniharea-
lion plus solide et de plus libres allures. Lui, quand la Ironibe aux
ailes de flamme balaie la face des eaux, il est en sûreté : son port
est au fond de l'abîme ; il survit triomphant aux armadas des hom-
mes qui font trembler le monde et succombent au premier efl^ort
du vent.
VIII.
Quand tout fut prêt, quand la troujie fidèle eut quitté ce navire
soumis à la rébellion , un matelot, moins endurci que ses compa-
gnons, laissa voir cette vaine pitié qui ne fait qu'irriter le malheur: son
regard chercha son ancien chef et lui exprima par un muet lanjiage
sa coinpassion et son repentir; puis il porta une liqueur bienfaisante
h ses lèvres altérées et brûlantes. Mais on le surprit, on le remplaça
par uu autre gardien, et anémie commisération ne vint plus se mêler
à la révolte. Alors s'avança l'audacieux jeune homme qui récompen-
sait laU'ecliou du chef en Coiisommantsa ruine ; et montrant la frêle
embarcation , il s'écria : « Parte/ sur-le-champ! le moimlre délai ,
c'est la mort ! » Kt pourtant , en ce moment même , il ne put étouffer
tous ses sentiments: un mot suffit pour éveiller en lui le remords
d'un forfait à demi consomme, et l'émotion qu'il dérobait aux
regards de ses complices se révéla facilement ;i son chef. Quand
Bligii, d'un ton sévère, lui demanda où était la reconnaissance
due pour l'affection qu'on lui avait témoignée , où était l'es-
poir qu'il avait conçu de voir sfiii nom célèbre et d'ajouter un nou-
veau lustre au^ mille gloires de l'Angleterre, ses lèvres convulsives
rompirent le charme qui les scellait, et il s'écria : « C'est vrai ! c'est
vrai ! Je suis en enferl en enfer I » Ce fut lout ; mais, poussant son
chef vers la barque , il lobandouna dans cette arche fragile. Ahl
que de choses dans ce farouche adieu !
I.\.
En ce moment le soleil des mers arctiques élevait son larije dt^^-
([ue au-dessus de.-; vagues. Tantôt la biiscse laLsuil. tantôt elle miir-
iiiurait du food de st<n aiitrc; se jouant comme sur une harpe colien-
ne, fou aile capricieuse lanlùl fai.>;ait résonner les cordes de l'Océan,
tantôt les effleurait .'i peine. En ramant Icnl^iiient et sans esp.iir,
les marins de rcîauif abandonné dirigeaient leur roule iMiiiiblc vers
Mais mon but n'est point d" raconter l'hisloire lamentable des tic-
limes de la trahison, leiu^ cmstanls périls , leurs rares smilage-
nienls, leurs jours de dangers d leurs nuits de fatigue?, leur iiiAlc
courage , même (piand ce ruurn^'e parai^ail inutile ; la famine les
minant sourdement et rendant le squelelte d'un fils méconnaissable
même à sa mère ; les maux contre lesquels leurs chétives provisions
étaient plus insuftisaotcs encore cl qui f.iisaienl oublier les s.puf-
fianees mêmes de h (i\m ; les airilalions cl lf>s torpeurs de l'Océan,
tantôt menaçant de les engloutir, tantôt oiqxisanl à leurs avirons
paresseux îles vagues immobiles ; t'tncessanle fièvre d'une soif dé-
vorante qui recueillait, comme l'onde d'une source pure, la pluie
épanchée des nuages sUrtlea membres ans, qgi trouvait un délice
à élancher les froides averses dune nuit orageuse, qui lordail la
voile humide pour en exprimer une goutte et liuroectcr les rcssorLs
desséches de la vie; le s:iuvage ennemi auquel on n'échappait qu'en"
redemandant à la mer un asile moins inhospitalier : et enfin , ces
spectres décharnés , déi'obés au trépas . pour faire le plus affreux
récit de dangers qui, dans les annales de l'Océan, ail jamais excit'
la terreur de l'homme et les larmes de la femme.
X.
Nous les abandonnons à leur sort, qui ne resta cependant pas
ignoré ni sans vengeance. La justice réclame ses droits : la di'ici-
piine outratîée prend en main leur cause, et toutes les marines res-
sentant celle injure s'élèvent contre la violation de leurs c>)mmune3
lois. Nous allons suivre la fuile des révoltés, à qui une vengeance
tardive n'inspire pas d'effroi. Ils fendent les vagues : ils vont au
loin! au loin! au loin! Leurs yeux vont saluer de nouveau lu baie
chérie ; de nouveau ces heureux rivages, où ne règne aucune loi,
vont accueillir ces hommes hors la loi qu'ils ont vus naguère. La
nature et la divinité de la n&lure. la femme, les appellent sur ee:i
bords où ils n'entendront de reproches que ceux de leur consciem-e;
où tousse parlagCMl les biens de la terre, sans .se les disputer ja-
mais, et où le pain kii-méme se recueille comme un fruit. Là per-
sonne ne se vdil Contester la possession des champs, des bois et de»
eaux : l'Age sans or. cette époque où l'or ne trouble les t(f\es d au-
cun mortel, règne dans ces beaux lieux, ou plulôtily régiiajusqii'au
jour où l'Europe vint enseignera leurs habitants une meilleure vie,
leur communiqua ses coutumes et corrigea les leurs, mais surtout
légua Ses vices h leurs descendants. Ne son;,'eon8 plus îi celai
Voyons-les tels qu'ils étaient, faisant le bien avec la nature, ou se
trompant avec elle. « lluzza! Vive 0-Taïti ! o tel est le cri des mate-
lots, pendant que le brave vaisseau poursuit sa course majestueuse.
La brise s'élève ; devant son souffle grandissant, la voile naguère
flottante étend ses arceaux ; les flots boiiill. muent plus rapides dans
le sillage de la carène hardie qui les fend sans effort. Ainsi le navire
Argo labourait les vagues de l'Euxin encore vierge; mais les navi-
gateurs de la Grèce tournaient encore leurs yeux vers la patrie
ceux ipii moiitcnl ce navire rebelle ont renié la leur; ils la fuient
comme le corbeau fuyait l'arche; et, cependant, ils ont l'espoir de
partager le nid de la colombe et de retremper aux feux de l'amour
leurs cœurs endurcis.
CHANT II.
1.
Qu'ils étaient doux les chants de Toubonaï, à l'heure où le soleil
d'été descend dans la baie de corail !
" Venez ! disaient les jeunes tilles, venez errer sous les plus beaux
ombrages de l'Ile; venez entendre le gazouillement des oiseaux. Le
ramier roucoulera dans les profondeurs de la forêt comme la v.iix
de nos dieux ; nous cueillerons les fleurs qui croissent sur les tom-
beaux; car elles s'épanouissent surtout où repose la tète i!ii iruer-
rier ; nous nous assiérons pour jouir du crépuscnle : nous verr.ins la
douce lune briller h travers le feuillage des arbres, et couchés sous
leur ombre, nous écouterons avec un mélancolique (daisir leniuriiiure
|)laiiitif de leurs rameaux. Ou bien nous gravirons la falai.ie et nous
vciTons les vagues lutter follement contre les gigantesques rocher»
lîu large qui les refoulent en colonnes écuineuses. Que tontes i-es
choses «ont belles! heureux ceux qui peuvent se dérober aux fati-
gues et au luimillc de la lie potrr contempler des scènes où il n'y a
de lutter que celles de fOcéan. Et lui-mémo, il est amoureux à ce»
heures, ce craiid lac dazor. et il abaisse sa crinière hérissée sons les
les marins île 1 cîquil abandonne dirigeaient leur roule jwrnblc vers
une eôlo que l'on voyait poindïe comme un nu.igc au-4lc*iub de
1 Ocean. La ch;iloiipe et le vai'^scau ne doi\eMi plus s.- ici-.uilrcT.
n Oui, ■nous cueillerons la fleur du tnmb;>ttu puis nous fcron» «n
i banquet ]i.'ueil à celui des esprits dans leurs bocages de délices; puis
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BY RON.
9d
nous nagerons joyeusement dans les vagnes boniliss.mles ; enfin,
nous éiendrons sur llicrbe molle nos membres lunnides et brillants
et nous les parrumorons d'une buile embaumée; nous tresserons les
guirlandes cueillies sur la demeure des morts, et nous parerons nos
tètes des fleurs nées de la cendre des braves. Mais voici venir la
nuit : le signal du soir nous rappelle : le «on des nattes agitées re-
tentit au bout du cbemin. Tout à 1 beure les torches de la danse
jetteront leurs élincelanles clartés sur la pelouse des fêtes et nous
rappelleront la mémoire de ces jours heureux et brillants, avant que
Fidji eut embouché la conque de la guerre, avant que des canots
chargés d'ennemis fussent venus envahir nos rivages. Ilélas! par
eux la fleur des jeunes hommes verse son sang ; par eux nos champs
se couvrent d'herbes sauvages; par eux on ignore ou l'on oublie le
bonheur ravissant d'errer seuls avec la lune et l'amour. Eh bien!
soit ! ils nous ont appris à manier la massue, à couvrir la campagne
d'une jiluie de flèches : qu'ils recueillent la moisson qu'ils ont se-
mée! Mais cette nuit, réjouissons-nous; nous parlons demain. Frap-
pez la nipsure de la danse! remplissez les coupes jusqu'au bord I
épuisons-les jusqu'à la dernière goutte! demain nous pouvons mou-
rir. Couvrons nos corps de nos vêtements d'été; attachons à nos
ceintures le blanc vappa; que nos fronts, comme celui du printemps,
se couronnent d'épaisses guirlandes, et que, sur notre cou, brillent
en colliers les graines du houni : leur vive couleur contraste avec
le sombre éclat de nos brunes poitrines.
lU.
« Maintenant, la danse est terminée... pourtant reste encore ! ar-
rête! ne dépouille passivité le souriie amical. Demain nous par-
tons; mais ce n'est pas celte nuit... celle nuit appartient au cœur.
Apprêtez encore ces guiilandes après lesquelles nous soupirons dou-
cement, jeunes enchanteresses de l'aimable Likou • que vos formes
sont ravissantes! comme tous les sens rendent hommage à vos
beautés pleines de douceur, mais puissantes, comme ces fleurs qui,
du sommet de nos rochers, envoient leurs parfums bien loin sur
1 Océan!... Nous aussi, nous visiterons Likou.. mais... ô mon
cœur! que dis-je... demain nous partons! »
IV
Tels étaient les chants, telle était l'harmonie qui s'élevait sur ces
bords, avant que les hrises y eussent poussé les enlanis de l'Eu-
rope. Les habitants avaient leurs vices, il est vrai, ceu.'c qu'enfante
la nature : leurs défauts appartenaient à la barbarie; et nuns, nous
avons à la fois , ce que la civilisation a de sordide, mêlé avec toule
la sauvage férocité, stigmate de la chute de l'homme. Qui n'a point
vu le règne de l'hypocrisie, oîi les prières d'Abel s'allient aux actes
de Cain? 11 suffit d'ouvrir sa fenêtre pour voir l'ancien monde plus
dégrade que le nouveau et ce dernier lui-même ne mérite plus
un pareil nom , sauf dans ces régions où la Colombie nourrit deu.x.
géants jumeaux, enfants de la liberté, dans ces régions où le Chim-
borazo promène ses regards de Titan sur l'air, la terre et les flots,
sans y apercevoir un esclave.
V.
Ainsi se perpétuait la tradition , quand la gloire des morts ne re-
vivait que dans des chansons, quand la gloire ne laissait d'autre
trace après elle que le charme presque divin de ces accords. Alors
point d'annales pour convaincre le sceptique : l'histoire à son pre-
mier Age n'a d'autre langage que l'harmonie; tel Achille enfiint,
tenant en main la lyre du Centaure, apprenait à surpasser son
père. En eU'et, les simples stances d'une antique ballade, réson-
nant du haut d'un roc, se mêlant au bruit des vagues, ou au mur-
mure des ruisseaux, et réveillant les échos de la montagne, ont
plus de pouvoir sur des cœurs sincères et faciles à émouvoir que
tous les trophées des favoris de la guerre et de la fortune. Elles
sont pleines d'attrait, tandis que les hiéroglyphes no sont qu'un
sujet d'études pour le sage, de rêveries pour l'erudit ; elles savent
plaire, tandis que les volumes de l'histoire n'offrent au lecteur
qu'une fatigue. La ballade est le premier, le plus frais rejeton qui
soit éclossur lesoldu sentiment. Tel était le chant sauvage (car c'est
aux sauvages que plait surtout le chant) dont les hommes du ISord
s'inspiraient dans leurs solitudes , quand ils vinrent visiter et con-
It quérir le reste de l'Europe; tel est encore celui qui existe partout
où nul ennemi n'est venu civiliser ou détruire : il touche le cœur;
et que peuvent faire de plus tous les raffinements de notre poésie"?
VL
Or, les suaves accords de cette mélodie naturelle interrompaient
le voluptueux silence des airs, une douce sieste d'été, une journée
tropicale de Toubonai. C'était l'heure où toute fleur s'est épanouie,
où l'atmosphère est embaumée : un premier souffle commençait à
bercer le palmier, une brise encore muette soulevait doucement les
flots et rafraîchissait la grotte où la belle chanteuse était assise à
côté dn jeune étranger qui lui avait enseigné les joies fatales de
l'amour... Oui, fatales; car elles sont toutes puissantes sur les
cœurs, et sur ceux d'abord qui ne savent pas que l'on peut cesser
d'aimer, sur ceux qui, consumés par leur nouvelle flamme, se ré-
jouissent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement
absorbes par l'extase que la vie n'offre point de ravissements com-
parables à ceux d'une telle mort : et ils meurent, en effet; ils vont
se confondre dans cette existence supérieure que tous nos rêves
nous offrent comme un torrent d'éternel amour.
VIL
Dans cette grotte était assise l'aimable fille du désert, déjà femme
par le développement de ses formes, quoiqu'enfant par. les années,
si l'on en juge du moins d'après les idées de nos froids climats , où
rien ne mùril rapidement, si ce n'est le crime. Vierge dans un
monde vierge, et comme lui, naïve et pure; belle, aimante, pré-
coce; noire comme la nuit la nuit avec toutes ses étoiles, ou
comme une grotte sombre qui brille de tous ses cristaux; des yeux tout
langage et tout enchantement; un corps celui d'Aphrodite
portée dans sa conque à la surface de l'abime, entourée d'un essaim
d'Araouis; voluptueuse comme l'approche du sommeil, et cepen-
dant pleine de vie , car une ardente rongeur perçait ses joues bru-
nies par les feux du tropique , et remplaçait la parole; un sang
émané d'un brûlant soleil colorait son cou et son sein, et répan-
dait à travers sa peau brune une teinte lumineuse, pareille à celle
du corail qui rougit sous la vague sombre, et attire le plongeur vers
ses grottes empourprées. Telle était cette fille des mers du Sud ;
douée de toute l'énergie de leurs vagues, elle portait, comme uu
esquif, la félicité de ceux qu'elle aimait, et ne trouvait de douleurs
que dans l'amoindrissement de leurs joies. Son cœur audiieieux et
brûlant, mais sincère, ne connaissait de bonheur que le bonheur
qu'il donnait; son espoir ne s'appuyait jamais sur l'expérience,
cette froide pierre de touche, dont la triste influence décolore tout:
elle ne craignait pas le mal , car elle ne le connaissait pas , ou ce
qu'elle en connaissait était bien vite... trop vite oublié. Les sou-
rires et les larmes avaient passé sur elle, comme de légères brises
passent sur un lac en ridant un moment leur miroir, mais sans
jamais le briser ; car les profondeurs de ses cavernes, les sources des
montagnes renouvellent sans cesse l'éclat de cette surface paisible;
à moins qu'un ébranlement volcanique ne vienne déraciner la
source, refouler les ondes dans l'abîme , et faire de ces eaux vives
une masse inerte , l'équivoque désert du marécage fangeux Tel
sera donc le destin de la jeune sauvage?... Ah! les vicissitudes
éternelles frappent l'humanité jjIus rapidement encore qu'elles ne
frappent le reste delà nature : l'homme en tombant, ne fait que
subir le sort réservé aux mondes; mais, s'il fut juste , son esprit
planera sur les débris de l'univers.
VIIL
Et lui, quel est-il?... un enfant du Nord , un jeune homme aux
yeux bleus , né dans des îles plus connues, mais non moins sau-
vages ; c'est le blond (ils des Hébrides, où mugissent les flols tour-
billonnants du Pentland; agité dans son berceau par les vents im-
pétueux, enfant de la tempête par le corps et par lame, en ouvrant
ses jeunes yeux sur les ondes écumantes de l'Océan , il avait dès ce
moment regardé l'abîme comme sa patrie : il avait vu en lui le
géant confident de ses pensées vagabondes, le compagnon de ses
promenades solitaires parmi les rochers , le seul mentor de sa jeu-
nesse Jeune insouciant, il laissait errer sa barque au hasard, jouet
des flots et de l'air, et s'abandonnait volontiers au caprice du sort.
Nourri des légendes de la terre maternelle, prompt à croire au bon-
heur, mais non moins ferme à souffrir, il avait tout éprouvé, sauf le
désespoir. Sous le ciel de l'Arabie, il eût été le nomade le plus hardi
de ses sables dévorants ; il eût bravé la soif avec la constance d'Is-
maël porté par son navire du désert. Sur les côtes du Chili, c'eût été
le plus fier des caciques; dans les montagnes del'Hellade, un Grec
toujours en révolte; sous une tente, un Taraerlan : mais élevé pour
le trône, il eût été sans doute un mauvais roi. En eU'et, la même
iimequi serait capable de se frayer une ruute vers le pouvoir, si elle
y est placée d'abord, ne trouve plus d'aliment qu'en elle-même;
il ne lui reste plus qu'à retourner en arrière, et à se lancer dans les
douleurs pour y chercher le plaisir. Du même génie qui fit un
Néron, la honte de Rome, une situation plus humble et l'éducation
du cœur ont formé son glorieux homonyme, éclatant contraste (1)1
Mais laissons-lui ses vices, admettons qu'il ne les tenait que de lui-
même, sans un trône pour théâtre, qu'ils eussent été petits!
(1) Le consul Néron, vainqueur d'Asdrubat et d'Annih-ii.
100
LKS VEILLÉES LITTKKAIKKS ILLUSTREES.
IX.
Vous souriez, lecteur : pour ceux qui examinent toute chose avec
un regiird prévenu, ces comparaisons peuvent si'nil)lor amliiticuses,
lattaclii'i's au nom inconnu liun ôtre qui n'eut rien h ilomi^lcr avec
la ploiri". ni avec Rome , le ('lilli, l'Ilelladc ou l'Arabie. Vous sou-
rie/! Kli bien cela vaut mieux ijue de soupirer. El pourtant il eût
pu fin' tout cela : c'était vraiment un luunuie. un de ces esjirils qui
iiliiin'Mt au dessus de tous, et qu'on voit toujours à lavant-garde,
ijéros patriote ou chef despotique, faisant la gloire ou le deuil d'une
nation, né sous des auspices qui élèvent ou abaissent au-dcift du
lout ce qu'on ose entrevoir. Mais ce sont là de pures rêveries : ici
qu'était-il en rralilé? tin adolescent dans sa fleur , un njalclol rc-
Kdlé, Torquil aux blonds cheveux, libre comme l'Océan, l'époux
de la jeune lille de Toubonaï.
Assis auprf's de Neuha , il contemplait les Ilots. .. Neuha, qui,
parmi les vierges de l'île , brillait comme l'héliotrope au milieu des
liumblos fleurs; d'une haute naissance (prétention qui va faire
sourire l'ami de la science héraldique, demandant h voir les armoi-
ries do ces îles ignorées)... Klle descendait d'une race antique
d'hommes vadlaiils et libres, chevaliers nus d'une nobles.se sauvage,
dont les tombi-s de gazon s'élèvent le long de la mer : et la tienne,
Achille !... je l'ai vue., la tienne n'est rien de plus. Un jour, les
étrangers arrivèrent dans de vastes canots, ceints de foudres en-
flaiiiMiéos, et couronnés d'arbres gigantesques ])Uis hauts que des
palmiers, qui. par un temps calme, semblaient enracinés dans
l'abîme; mais dès que les vents s'éveillaient, on les vojait déployer
des ailes larges Cimime les nuages qui fuient h l'horizon ; ils prome-
naient au loin leur puissance, et devant ces cités flottantes, les
vagues elles-mêmes semblaient moins libres. Neuha, prenant la pa-
gaie, darda son agile pirogue à travers les ondes, comme le renne
s'éhince parmi les neiges. Effleurant la cime blanchi.ssaiite des bri-
sants, légère comme une néréide sur sa conque flottante, elle vient
contempler et admirer de près la gigantesque carène , élevant de
vagues en vagues sa nijisse qui pèse sur elles. L'ancre fut jetée; le
navire resta immobile le long du rivage , comme un gros lion en-
dormi au soleil, pendant qu'autour de lui, essaim d'abeilles mur-
murant dans sa crinière, voltigeaient d'innombrables pirogues.
XI.
L'homme blanc débarqua!... qu'esl-il besoin d'en dire davantage?
I,e nouveau monde tendit à l'ancien sa main basanée : ils étaient
l'un h l'autre une merveille, et le lien de l'admiration se changea
bientôt en une sympathie plus étroite et plus chaleureuse. Sur cette
terre du soleil, atTectoeux tut l'accueil des pères, plus tendre encore
fut celui de leurs biles. L'uuion se resserra • les fils des tempêtes
trouvèrent mille beauiés dans ces vierges basanées ; celles-ci, de
leur côté, .admirèrent l'éclat d'un teint plus clair, dont la blancheur
devait paraitre extrême dans un climat où la neige est inconnue.
La chasse, les proinenadis, la liberté d'errer au hasard ; dans cha-
que cabane un foyer, une famille pour l'étranger; le tilet tendu
dans la mer ; le canot agile lancé dans les détours de cet archipel,
ciel d'azur semé d'îles brillantes comme des étoiles ; le doux som-
meil acheté par des travaux qui n'étaient que des jeux ; le palmier,
la plus majestueuse des Dryades, portant dans son sein Bacchus
enfant, vigne surmontée d'un pampre qui rivalise en hauteur avec
l'aire de I aigle; le banquet animé par le jus de la cava ; l'igname
savoureuse, le cocotier qui oflre à la fois la coupe, le lait et le fruit;
l'arbre h pain ([ui, sans que la charrue ait sillonné la plaine, ofl're à
l'hoinme ses moissons, et dans des bosquets inachetés prépare sans
le secours d'une fournaise ses gâteaux de pure farine : marché gra-
tuit où vient se pourvoir chaque convive, et grâce auquel nulle di-
letle n'est à craindre... Tous ces attraits, joints aux délices des
•,ners et des bois, aux douces joies de ces solitudes peuplées par
i'amour, avaient apprivoisé la rudesse de ces hommes errants , leur
avaient inspiré une douce sympathie pour des êtres qui, moins sa-
vants peut-être, élaicntcertainemenl plus heureux : tous ces attraits
agissaient où avait échoué la discipline, et parvenaient à civiliser
les fils de la civilisation.
XII.
Des nombreux couples fi^rlunés qui s'étaient unis, Neuha et Tor-
quil ne formaient pas le miiins beau : enfants de deux îles, quoique
bien éloignées entre elles, nés tous deux sous l'étoile des mers, tous
deux élevés en face des spectacles d'une nature primitive , dont le
souvenir nous est toujours cher, en déi)it de tout ce qui peut s'in-
terposer entre nous et ces sympaihios d'enfance Celui qui eut
pour |)reiiiier spectacle lescimea bleues des montagnes dlîco.sse nt
peut s'empêcher de voir avec amour le moindre pic d'azur qui s'élève
a l'horizon ; dans chaque rocher, il salue les traits familiers d'un
ami, et son imagination embrasse pieusement les sommets des hau-
teurs. J'ai longtemps erré dans des contrées autres que mon pays
natal; j'ai adoré les Alpes, aimé les Apennins, révéré le Parnasse
et contemplé l'Ida et l'Olympe, ces monts d-; Jupiter, qui dominent
l 'Océan de leurs cimes escarpées; mais ce n'étaient ni leurs trésors
d'antiques souvenirs, ni leurs beautés naturelles qui me plongeaient
dans une extase muette : les ravissements de l'enfant avaient sur-
vécu au jeune ûge ; s'il contemplait Troie , c'était du Loilinagarr
autant que de l'Ida ; les souvenirs celtiques se mêlaient ;i ceux du
mont Phrygien , et les torrents des Highlands avec la source limpide
de Casialie. Pardonne-moi , ombre d'Homère, gloire chère à l'uni-
vers! Pardonne-moi, ô Pliébus , celte erreur de mon imagination :
par les spectacles naturels que j'ai chéris autrefois . la nature du
nord me préparait à révérer les scènes sublimes que vous avez
sanctifiées.
XIII.
L'amour, qui fait toutes choses sympathiques et belles, la jeu-
nesse qui change l'atmosphère en un vaste arc-en-ciel, les périls
passés qui disposent rh(jmme à goûter comme des plaisirs ces mo-
ments de repos pendant lesquels il cesse de détruire, l'attrait mu-
tuel de la beauté qui frappe les cœurs les plus farouches , comme
l'éclair frappe l'acier : voilà ce qui absorba dans une Ame commune
le jeune homme et la jeune fille , lui h demi sauvage, elle sauvage
loiit-à-fait. Pour lui , la voix tonnante des combats cessa d'enivrer
son cœur de sombres délices; le repos ne lui causa plus cette impa-
tience fébrile de l'aigle dans son aire , quand le bec aigu et le re-
gard perçant du roi des cieux cherchent partout une proie : son
cœur amolli était dans cette voluptueuse situation, à la fois céleste
et énervante, qui ne confère point de lauriers à l'urne du héros : car
ses palmes se flétrissent toutes les fois qu'il songe à une autre pas-
sion qu'à celle du sang; et néanmoins quand ses cendres reposent
dans leur étroit asile, l'ombrage du myrte ne leur est-il pas aussi
doux que celui du laurier? Si César n'avait jamais connu que les
I baisers de (^léopàtre , Home fût restée libre, et le monde n'eût pas
! été à lui. Et qu'ont fait pour la terre la gloire et les exploits de César?
I Notre honte lui est due en partie; car le sanglant cachet de sa gloire
déguise la rouille des chaines que les tyrans nous imposent. En
! vain l'honneur, la nature, la raison , la liberté commandent à des
I millions d'hommes de se lever et de faire ce que Brutus a fait seul,
I de chasser des rameaux élevés où ils perchent depuis si longtemps
I ces oiseaux moqueurs qui veulent imiter la voix du despotisme. Nous
nous laissons toujours décimer par ces chats huants mangeurs de
souris; nous prenons pour des faucons ces ignobles volatiles : tan-
' dis que le mot Liberté (leurs terreurs nous le disent de reste) suffirait
pour dissiper tous ces épouvantails.
XIV.
Absorbée dans un tendre oubli de la vie, Neuha , la na'ive insu-
laire , était tout entière à son rôle d'épouse : aucune préoccupation
mondaine ne venait la distraire de son amour; aucune coterie ne
pouvait tourner en ridicule sa nouvelle et pa.ssagère passion ; la
foule des fats babillards ne voltigeait point autour d elle, expri'jaant
son admiration bruyante, ouchuchotlant d adultères paroles propres
à flétrir sa vertu, sa gloire et son bonheur. Laissant sa foi et ses sen-
timents à nu comme sa beauté , elle était comme l'arc- en -ciel au
milieu de l'orage; car l'arc- en-ciel, tout en modifiant sans ces>e la
brillante variété de ses couleurs . déploie constamment la même
courbe dans les cieux : quelles que soient les dimensions de son
arc, la mobilité de ses teintes, c'est toujouis le même messager d'a-
mour qui dissipe les nuages.
XV.
Dans cette grotte du rivage battue parles flois, les deux amants
avaient (passé le brûlant midi des tropiques Les heures ne leurétaient
point longues... ils ne mesuraient jamais le temps, et n'étaient pas
informés de sa fuite par le son funèbre de la cloche qui distribue à
l'homme civilisé sa portion quotidienne, et le jwursuil partout des
avertissements railleurs de sa langue de fer. Que leur importait
l'avenir ou le passé? Le présent les tenait sous son joug. Leur .sa-
blier était l'arène du rivage , et la marée voyait leurs moments s'é-
couler comme ses lames paisibles ; leur horloge était le soleil du
haut de sa tour immense. Qu'avaient-ils besoin de noter le cours du
temps, eux dont chaque journée ne formait qu'une seule heure?
Le rossignol , leur seule cloche du soir , chanta doucement à la rose
les adieux du jour : le disque élargi du soleil s'enr.noa sous l'ho-
rizon, mais sans la lenteur qu'il alTecte dans nos climats du nord,
où il semble se fondre mollement au sein des ondes. Là, dans toute
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
101
sa vigueur et tout snn éclat, eomme s'il voulait quitter h jamais l'u-
nivers et laisser la terre privée de ses feux, il plonge d'un seul bond
son fronl rouge d.ins le sein des vagues, comme un héros qui s'é-
lance dans la tombe. Puis, les deux amants se levèrent; ils cher-
chèrent d'abord la clarté dans les cieux, puis ils la retrouvèrent dans
des yeux adorés, tous deux s'élonnant qu'un soleil d'élé fût si court,
et se demandant si en effet la journée était finie.
XVI.
El que la chose ne semble pas étrange : l'enthousiaste ne vit pas
sur la lerre ; il habite dans sa propre extase ; les jour.'* et les mondes
passent inaperçue près de lui , et son âme est dans les cieux avant
que sa cendre soit rendue à la terre L'amour a-t-il moins de puis-
sance ? Non; lui aussi, il trace glorieusement son sentier vers Dieu,
ou s'attache à tout ce que nous connaissons du ciel ici-bas, à cet
autre nous-même, supérieur à nous, dont la joie ou la douleur est
la nôtre , plus nue la nôtre ; flamme qui absorbe lout, qui, allumée
par une autre flamme, se confond avec celle-ci dans un même éclat;
bijcher sacré mais funèbre, où, comme les bramines, des cœurs ai-
mants prennent place avec un sourire. Combien de fois n'oublions-
nous pas le temps qui s'écoule, lorsque dans la solitude nous admi-
rons le trône immense de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux,
langage sublime qui répond à notre esprit! Ces étoiles, ces monta-
gnes, ne sont-ce pas des êlres vivants? Les vagues n'ont-elles pas
leur âme ? Ces cavernes humides ne joignent-elles aucun sentiment
à leurs larmes silencieuses?... Oh! la nature nous attire et nous
embrasse de toutes parts; elle brise avant l'heure ce fardeau , cette
enveloppe d'argile, et plonge noire <àme dans les flots de son im-
mensité. Dépouillons donc cette individualité qui nous charme et
nous trompe... Qui peut songer à son être en contemplant lés cieux?
ttmème, en regardant plus bas, quel jeunecœurnonejicore éprouvé
par les rudes leçons de l'expérience a pu jamais, en face d'un pareil
spectacle, .songer Si la bussesse de ses semblables ou à la sienne?
Toute la nature est son empire, et l'amour est son trône.
XVIL
Neuha se leva donc, et Torquil se leva comme elle ; l'heure du
crépuscule descendit, mélancolique et douce , sur leur berceau de
rochers dont les cristaux humides s'allumant l'un après l'autre re-
flétèrent la naissante clarté des étoiles. Le jeune couple, pénétré du
calme de la nature, se dirigea lentement vers une cabane bâtie sous
un palmier : tour-à-tour ils étaient souriants et silencieux, comme
l'amour (l'amour immatériel)... quand son front est serein. L'Océan
doucement bercé faisait à peine entendre un bruit plus fort que cette
douce voix qui murmure au fond du coquillage, quand cet enfant
des mers, éloigné du sein maternel, crie sans jamais dormir, exha-
lant en vain sa faible plainte, et appelant la large mamelle de la
vague sa nourrice. Les bois assombris inclinaient leurs rameaux
comme pour s'endormir ; l'oiseau des tropiques rapprochait son vol
circulaire des rochers où il bâtit son nid , et le bleu firmament s'é-
tendait autour des deux amants comme un lac de paix offert à la
piété pour étancher sa soif.
XVIIL
Mais écoutez ! quelle est cette voix qui résonne parmi les pal-
miers et les platanes? Ce n'est pas celle qu'un amant désire d'en-
tendre à une telle heure et au milieu du silence universel ; ce n'est
point le souffle expirant de la brise du soir qui vient caresser les
sommets de la colline, faisant vibrer les cordes de la nature, les ro-
chers et les bois , les plus anciennes de toutes les lyies et les plus
harmonieuses, à qui l'écho seit de chœur. Ce n'est pas non plus un
bruyant cri de guerre qui vient briser le charme de ces lieux, ce
n'est point le monologue du hibou, l'ermite emplumé, l'anachorète
aux larges prunelles pleines d'un feu sombre, qui exhale les pen-
sées de son âme solitaire, et qui adresse son hymne lugubre, à la
nuit. C'est ce long sifflement familier aux marins, le plus perçant
qui soit jamais sorti du gosier d'un oiseau de mer. Un moment de
silence succède, puis une voix rauque : « Holà! Torquil! mon gar-
çon! comment se porte-t-on par ici? Ohé! Irère, ohé! — Qui m'ap-
pelle? s'écrie Torquil en regardant du côté d'où vient la voix. —
jf- C'est moi ! » Il ne reçut pas d autre réponse.
XIX.
Mais en ce moment un parfum exhalé de la même bouche vint se
mêler à la brise embaumée du sud, et annonça le nouvel arrivant :
ce n'était pas l'odeur qui s'élève d'une couche de violettes, mais
celle qui, sortant d'une courte pipe , plane comme un nuage sur les
vapeurs du grog et de l'aie. Cette pipe avait déjà répandu ses par-
fums sous l'une et l'autre zone; partout où circulent les vents et où
s'enflent les vagues, depuis Plymouth jusqu'au pôle, elle avait op-
posé ses vapeurs au souffle de la tempête, et au milieu de la fureur
des vagues et de l'inconstance des cieux, sa fumée s'était élevée
comme un perpétuel sacrifice offert à Eole. Et qui était le porteur de
cette pipe?... Je puis me tromper; mais, selon moi, c'était un ma-
telot ou un philosophe. Plante merveilleuse, qui, du couchant àl'au-
rore, charmes les fatigues du marin ou le repos du Turc; qui, sur
l'ottomane du musulman, partages l'emploi de ses heures, et rivalises
avec l'opium et ses femmes; toi qui, régnant dans toute ta magni-
ficence à Stamboul, brilles peut-être avec moins d'éclat, mais n'ea
es pas moins chérie à Wapping ou dans le Strand ; tabac divin dans
la houka, glorieux dans la pipe garnie d'un bout d'ambre d'un jaune
doré, dans la pipe bien faite, riche et longtemps fumée; comme tant
d'autres beautés (jui nous charment, c'est en grande toilette surtout
que tes attraits éblouissent, mais tes véritables amants admirent
encore plus tes appas quand ils s'offrent dans leur nudité... Qu'on
m'apporte un cigarre I
XX.
A travers les ombres voisines de la forêt, une figure humaine ap-
paraît tout-iVcoup dans la solitude. Un matelot se présente vêtu
d'une manière burlesque, sauvage mascarade, pareille à celle qui
semble sortir de la mer, quand le navire franchit la ligne et que les
matelots, imitant le cortège de Neptune, célèbrent sur le pont leurs
grossières saturnales : on dirait alors que le dieu de l'Océan se plaît
à voir son nom invoqué de nouveau par ses véritables enfants, bien
que ce soit d'une manière dérisoire et dansdes jeux bizarres que n'ont
jamais connus ses Cyclades natales ; on dirait que le vieil époux
d Amphitrite s'empresse de quitter un moment sa demeure pour res-
saisir un reflet de son ancien pouvoir. La jaquette de marin, bien
que toute en guenilles, l'inséparable pipe qui jamais ne fut allumée
à demi, son air de gaillard d'avant, sa démarche balancée imitant
le roulis de son cher navire, tout dans le nouvel arrivant annonce
son anciejine profession. Mais d'autre part un reste de mouchoir
était noué autour de sa tête, mais peu serré et sans art; et son pan-
talon (trop vite déchiré, hélas! car les bois même les plus délicieux
ont toujours leurs épines), son pantalon, dis-je, ou pour parler
comme les prudes anglaises, ses inexprimables étaient remplacées
par un étrange tissu, une espèce de natte, dont était fait également
son chapeau. Ses pieds et son cou nus, sa figure brûlée par le so-
leil, annonçaient à la fois le matelot et le sauvage. Quanta sesarmes,
elles appartenaient exclusivement et à sa profession et à celle Eu-
rope à qui deux mondes rendent grâces de leur civilisation : un
mousquet était suspendu à ses larges épaules, brunes comme le dos
d'un sanglier et un peu voûtées par l'habitude de loger dans l'en-
trepont; plus bas pendait un coutelas dépourvu de son fourreau qui
avait été usé ou jjerdu ; dans son ceinturon était passée une paire
de pistolets, couple matrimonial (métaphore qui n'est pas une plai-
santerie : si lune de ces armes était sujette à râler, l'autre partait
d'elle-même) ; enfin une baïonnette, un peu plus chargée de rouille
qu'au sortir du coffre de l'armurier, complétait 1 équipement hété-
roclite avec lequel il se montrait dans l'ombre du soir.
XXL
« Comment te portes-tu toi-même, Ben Bunting, répliqua Torquil
quand notre nouvelle connaissance fut tout-à-fail en vue; y a-t-il
du nouveau? — Eh ! eh ! reprit Ben ; rien de neuf, mais force nou-
velles : une voile de mauvais. augure est en vue. — Une voile!
comment cela ? As-tu pu seulement distinguer ce que c'était? je n'ai
pas aperçu sur la mer un seul lambeau de toile. — Possible, dit
Ben, delà baie où tu te tiens; mais moi, du promontoire où j'étais
de quart, j'ai aperçu le vaisseau à mi-corps; car le vent est léger et
la lame n'est point haute — Quand le soleil s'est couché, oùélait-il?
avait-il jeté l'ancre? — Non : il a continué de porter sur nous jus-
qu'à ce que le vent fût tombé tout-à-fait. — Quel pavillon? — Je
n'avais pas de lunette; mais mille sabords! d'un bout du pont à
l'autre, ce navire m'a paru quelque engin du diable. — Armé? —
Je le crois, et envoyé à la recherche... il est bien temps , me
scmble-t-il, de virer de bord. — Virer de bord? n'importe qui
vienne nous donner la chasse, nous ne fuirons pas : ce serait une
lâcheté : nous mourrons en braves dans nos quartiers. — Soit!
soit! cela esl égal à Ben. — Christian est-il informé de tout cela?
— Oui : il a rassemblé tout notre monde. On s'occupe à fourbir les
armes; nous avons aussi quelques canons que nous avons flam-
bés. On te demande. — Rien de plus juste; et lors même qu'il en
serait autrement, je ne suis pas homme à laisser des camarades
dans l'embarras. Ma pauvre Neuha ! faut-il que le destin ne se con-
tente pas de me poursuivre, et qu'il enveloppe dans ma ruine une
amanle si tendre et Si fidèle ? Mais quoi qu'il arrive, Neuha ! ne fais
pas de moi un lâche : nous n'avons pas même le temps de verser
102
Lies VKiLLEiis LnrÉKAiitiLh ii.i.i;siiii:;KS.
line I.irmo. Jp siiish loi. (|iifl (|iii' imissoi'^lrc iiinii sorl! — I'cul liicii,
lilt ll<;n, Ic8 larmcD sonl noiincs pour ûm snldttU dc marine. »
CIIVNT III,
I.
I.p rnmhat avnil pcssô : on no vovnil plus resplendir res éclairs
(|iii lirillpiit dans I'fiinlire aii niomenloi'i le cnnnn domic des ailes h
In niorl : les vapeurs siiiriirciisC!<, en sYlevanl , avaient quitli^ la
term et ne souillaient plus ipie le ciel; le; mnfrisscmcnt sonore des
ilc'charffes d'arlillerie, nux'iuelles l'éclio répondait coui) ixtur coup
nvnc une horrible rÙRularilé, s'élail lu cl laissait les vallées à leur
niélancoli(|iie silence. La lullc était terminée ; le sort avait désifçné
lesvaiiHMis; les rebelles étaient écrasés, ilispi'rsés ou prisonniers, et
CCS derniers ])ouvaienl porter cnvio aux morts. Iticn peu, bien peu
avaient éoiiappé, et on leur fai.sait lacliasse dans toutes les parties
(le cette île (luilsavaient préférée à leur |iajs natal. 11 n'y avait plus
poiu' eux d'asile sur la terre , depuis qu'ils avaient ri nié la contrée
qui les avait vus naître. Traijués comme dos bèlcs féroces, comme
elles ils cherchaient un refuge dans le désert, ainsi qu'un enfant
court au giron maternel', mais c'est en vain que les loups et les lions
s'enfuient dans leurs lanières, et plus vuiuemcut l'iioinnic so (latte
fl'échapper à l'homme.
II.
Un roc se projette au loin sur la côlc; et pendant In tempête, il
est baigné des tlols de l'Océan dont il brave les fureurs : en vain,
comme le guerrier qui monte le premier h l'assaut, la vague escnlade
sa cime gigantesque; elle en est soudain |)réci|>ilée et retombe sur
la mulMlutlc agitée ipii derrière elle combat- sous les bannières du
vent. Mais aujourd'hui la merest caliue, et c'est so.is l'abri du rocher
que ce sont retirés les faibles débris do la troupe vaincue : épuisés
par la perle de leur sang, dévores par la soif, ils ont toujours les
armes à la main, et conservent (pielquc chose dc leur fierté et de
leur résolution ; comme des hommes habitués à méditer sur les coups
du sort, et à lutter contre la mauvaise fortune au lieu de s'en éton-
ner. Leur destin actuel , ils l'avaient prévu ; et s'ils avaient fait un
coup d'audace, ce n'était point sans en connaître les résultats.
Néanmoins, un faible espoir leur avait dit que peut-être, sous (lar-
doiinerleur révolte, on oublierait ou négligerait de les poursuivre;
que même si l'on envoyait après eux, Icin- retraite lointaine jiourrail
échapper aux recherches parmi cette multitude d'Iles dispersées sur
un vaste océan : ces illusions leur avaient dissimulé ec que niain-
icnanl ils voyaient et sentaient durement , la puisj^ance vengcreissc
di's lois de leur patrie. Leur île verdoyante, ce paradis gagné par
un crime, ne iiouvait [jIus abriter leurs vertus ou leurs vices : ce
>pi ils pouvaient avoir de bons sentiments était refoulé au fond de
leurs cœurs, pour ne plus laisser surgir que la conscience do leurs
fautes. Proscrits jusque dans leur seconde patrie, il ne leur restait
plus de recours ; en vain le monde semblait ouvert «levant eux ,
toutes les issues étaient fermées. Lours nouveaux alliés avaient com---
battu et versé leur sang avec eux ; mais que pouvaient la massue et
la pique, fussent-elles maniées par le bras d'un Hercule, contre ce
8ulfnrcu\ sortilège, contre la magie de ce tonnerre qui frappe le
guerrier avant qu'il puisse faire usage do sa force, cl, fléau pesti-
Icnlicl, détruit à la fois et les braves et la bravoure lunnaine? Kux-
mônies , malgré l'inégalité do la lullc, ils a\aicnl fait tout ce (tue
l'on peut tenter contre le nombre; mais quoicpie le choix semble
naturel entre la mort et l'esclavage, In Grèce n'a pu se vanter que
d'un seul combat «es Therniopyles, jusqu';» ce join- où, ayant forgé
en plaive le naélal de ses chaînes, nous la voyons qui ose mourir
pour revivre.
m.
A l'abri de ce rocher se sont réfugiés les quelques vaincus, sem-
blables aux derniers restes d'un troupeau de daims ; leurs yeux sont
pleins d'une ardeur fébrile, leur contenance est abattue , et pour-
tant on voit encore sur leur bois les traces du sang du chasseur. Un
pclit ruisseau de.'cendait en cascade de la hauteur et se fi-ayait à
>;rand'pcine un chemin vers la mer. Son cristal, bondissant de roc
en roc, se jouait aux rayons du soleil : malgré le voisinage dc l'O-
i-éan amer et sauvage, son onde pure, douce et fraîche comme I in-
noreiicc, mais moins exposée qu'elle, faisait reluire au-dessus de
l'abîme son éclat argenté, comme on voit briller au sommet d'un
r. c escarpé l'œil du chamois timide : et bien 1 liii, au-dcss lUS , les
vagues de l'Océan, giganiesqucs comine les Alpes, soulcvai.Mil cl
abai$s:iienl leurs sonimels azurés. L^s ni i!henreu\ se pré.-i[)iièr,>!il
vers celle source limpide : lon.s leurs scntiincnlâ «'abuorbèrent dans
celui de l.-i soif nalurelle, comme loul-ù-l'heurc il» s'alisoibaient
dans la soif de la vengeance; ils burent comme des honunes qui
liiii\enl pour la dernière fois, et se débarrasseront diî leur» arme»
pour se baÎKiicr dans celle bienfaisanlo rosée, rafraîchir leurs
gosiers desi-séchés , et l;»vcr le sang de leurs blessures qui peut-
être ne devaient avoir que des chaînes pour bandages. Alors , leur
soif éinnrhéc , ils promenèrent autour d'eux un regard douloureux,
comme s'il s'élnnnuient d être encore vivant» et libres: mai» Ions
restèrent silencieux : chacun chercha le regard de son voisin ,
comme pour lui demander <lcs paroles que ses lèvres Ini refusaient ;
car il semblait que leurs voix se fussent cleintes avec leurs espé-
rances.
IV.
Sond)ro et un peu à l'écart se tenait Christian , les hns croisés
sur la poitrine. L'expresi^ion ardente, intrépide, insoucieu.se, icpan-
due naguère sur son visage, avait fait place à une Icinle liuduct
nioiidiee : ses cheveux d'un brun clair , qui naguère se pliaient eu
boucler gracieuses, maintenant se hérissaient sur son front comma
des vipères irritées. Immobile comme une statue , comprinianl ses
lèvres au point d'étoulTer le souffle <le sa poitrine , Il était appuyé
contre le rocher, d'un air menaçant, mais en silence; et sauf un
léger bntlement de son |iied dont le talon creusait do temps eu
tçm|is le sable, il semblait changé en statue. Quelques pas plus loin,
Toripiit appuyait sa tête sur une saillie du roc : il était également
silencieux, mais son sang coulait... non d'une blessure mortelle...
la plus cruelle était au dedans. Son front était pâle, ses yeux
bleus presque éteints, cl des gouttes de .sang qui souillaient ses che-
veux blonds témoignaient que son a^'ais^eml■nt ne venait pas du
désespoM-, mais d'une naluie épuisée. Auprès de lui était un autre
marin, rude comme un ours des (orêls , inais plein de ralTi.'clion
il'un frère : c'était Ben Bunting, qui se mil h laver, élaneher et ban-
der la blessure de Torquil ; puis il alluma tranquillement sa pipe, ce
trophée ([ui avait survécu à cent combats, ce phare qui avait réjoui
son CQ'ur pendant des milliers de nuils. Le quatrième et derni'-r
membre de ce groupe de fugitifs se promenait cîi et 15; puis il s'ar-
rêtail , se baissait pour ramasser un caillou , et le laissait tomber...
ensuite il courait d'un pas précipité , puis il s'arrêtait souilain .. il
jetait un regard sur ses compagnons , sifllait la moitié d'un air et
s'interrompait... enfin il reccuiimeucail tout ce manégo avec un
mélange d'insouciance cl de trouble. Voilà une bien longue descrip-
tion pour rendre compte dc ce qui se passa en moins de cin(( nii-
niiles : inais aussi quelles minutes! De pareils (oomcutssont dans la
vie liumaine autant d'iinmorlalilés.
linfin Jack Skyscrape, homme doué dc la mobilité du mercure el
dc la légèreté d'un évenlail, plus brave que ferme, plus disposé à
lenter un coup d'audace cl à mourir qu'à luller contre le désespoir,
s'écria : « God damn! » syllabes énergiques qui constituent le fond
dc l'éloquence anglaise, ce qu'est « Allah ! » pour les Turcs, ce qu'é-
tait pour les Ilomains l'exclamalion païenne « Proh Jupiter! » car
c'est ainsi que tons les peuples donnent issue à leurs premières im-
pressions, sorle d'écho qui répond à I embarras. Jack en cirel était
embarrassé : jamais héros ne le fut davantage : et ne sachant que
dire, il jura. Il ne jura pas en vain , car ce son, familier à l'oreille
de Ben Bunting, le lira dc la profonde extase où le plongeait sa
pipe : il lôta dc sa bouche, cl prit un air capable; mais il se con-
tenta clc terminer le juremont commencé en complétant la phrase,
péroraison qu'il est inutile de répéter.
Mais Christian, homme d'une autre trempe, ressemblait dans sa
morne immobilité à un volcan éleint ; silencieux, sombre el farou-
che : l'empreinte d'une colère encore fumante était sur sa face voi-
lée d'un nuago. lînfin, relevant son front obscurci, il jeta un regard
sur Torquil, languissant et penché à quelques i>asde lui. « En som-
mes-nous donc là ! malheureux enfant! cl faut-il que loi, loi aussi,
lu lombes victime de ma démence ! " Il dit et s'avança vers le jeune
marin encore couvert du sang de sa blessure, el lui prit ja main
avec éinolion, mais sans la presser el comme s'il eiît reculé devant
lidée d une caresse. Il s'informa de s(m état, et apprenant que la
blessure était plus légère qu'il n'avait craint, un éclair de conten-
tement éclaircil son front, autant du moins qu'un pareil moment
pouvait le pcrmetlre. « Oui, reprit -il , nous sommes pris dans le
piège , mais non comme dos làcties ou comme une proie vulgaire :
ils ont aclielé chèrement leur victoire; ils l'achcleront chèrement
encore... moi , il faut que je succombe : mais vous , amis , aure»>
vous la foi-fc d'échnpper? Ce se.'nit une consolation pour moi que
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
103
vous pussiez me survivre : notre bande est réduite ;i un trop petit
nombre pour pouvoir combattre. Oh! que n'avons-nous un seul
canot, ne fût-ce qu'une coquille , ponr vous transporter dans un
lieu où habile l'espérance! Quant à moi, mon sort est ce que j'ai
voulu : mort ou vivant, je serai libre et sans peur. »
VU.
Comme il parlait encore, à la tête du promontoire élevé et gri-
sâtre qui dominait les flots , on vit poindre sur l'Océan une tache
noire : elle s'avançait comme l'ombre d'une mouette qui prend son
vol ; elle s'avançait... et voyez! une seconde tache la suit... TantiM
visibles, tantôt cachées, suivant les creux et les collines de l'Océan ,
elles s'approchent de plus en plus ; tant cju'enfin on reconnaît deux
canots , puis les visages amis de ceux qui les montent. Les pagaies
effleurent la lame, rapides comme des ailes et voltigeant à travers
l'écume : tantôt les pirogues sont perchées sur la corniche croulante
des vagues, tantôt elles plongent dans l'abîme retentissant : ici
l'onde amoncelle les unes sur les autres ses nappes larges et bouil-
lonnantes , \h elle lancé en l'air ses larges flocons , réduits en une
neige poudreuse. Enfin, les deux barques, rasant les lames et le
ressac, viennent aborder au rocher, comme deux petits oiseaux qui
par an ciel orageux regagnent le rivage. L'art qui les guide paraît
la nature même, tant ils connaissent bien les flots, ces enfants de la
mer, habitués à se jouer avec elle.
YlII.
Et quelle est cette jeune fille qui, la première, s'élance sur le ri-
vage, comme une néréide sortant de sa conque, cette jeune fille au
teint basané, mais luisant, aux yeux limpides comme la rosée, bril-
lants d'amour, d'espoir et de constance ? C'est Neuha... la tendre,
la fidèle, l'adorée Neuha... Sou cœur s'épanche comme un torrent
dans le cœur de Torquil : elle sourit, elle pleure , elle l'embrasse
étroitement, et plus étroitement encore, comme pour s'assurer que
c'est bien lui qu'elle presse : elle tressaille à l'aspect de sa blessure
toute saignante, et après s'être assurée du peu de profondeur de la
plaie, elle sourit et pleure encore. Neuha est la fille d'un guerrier;
elle peut supporter de pareils spectacles, s'émouvoir, s'affliger; dé-
sespérer, jamais. Son amantvit : nul ennemi, nulle crainte ne saurait
étouffer l'ivresse de ce moment de délices; la joie brille dans ses
larmes; la joie anime chaque pulsation de ce cœur, si violemment
agité qu'on l'entend presque battre : le paradis respire dans l'haleine
de cette fille de la nature, enivrée des plus doux sentiments que lui
donna sa mère.
IX.
Les farouches marins, témoins de cette entrevue, ne purent com-
prnier leur émotion : qui le pourrait en présence de la touchante
réunion de deux cœiu's bien épris? Christian lui-même, en con-
templant la jeune insulaire et son amant, ne versa point une larme,
il est vrai, mais il sentit une secrète joie se mêler à ces amères pen-
.sées qu'amènent des souvenirs sans espoir, quand tout a disparu...
tout, jusqu'au dernier rayon de l'are-en-ciel. « Et tout cela pour moi
seul! )i s'écria-t-il, et il se détourna un moment; puis il regarda le
jeune couple, comme dans sa tanière une lionne regarde ses lion-
ceaux; enfin, il retomba dans ses moi'ues méditations, comme un
homme désormais indifférent h. sa destinée.
niais il fui court, l'intervalle laissé Ji leurs pensées tristes ou
joyeuses : sur les flots qui baignent le promontoire , on entendit le
clapotement des avirons ennemis... hélas! pourquoi ce bruit est-il
si terrible? C'est que tout à l'entour semhle ligué contre eux, tout
hors la jeune fille de Toubona'i. A peine a-t-elle apei-çu dans la
baie les chaloupes armées qui s'avancent en bâte pour' achever la
ruine des révoltés, qu'elle fait un signe aux insulaires qui sont restés
à la côte : aussitôt ils lancent leurs légères pirogues sur lesquelles
s'embarquent leurs hôtes; Christian et ses deux hommes sont olacés
dans l'une; mais elle ne veut pas se séparer de Torquil, et elle le
garde dans la sienne... Au large! au large! Ils franchissent les bri-
sants , sillonnent la baie, et se dirigent vers un groupe dîlots où
l'oiseau de mer suspend son nid, où le phoque établit son repaire
baigné par la vague. Leurs pagaies rasent le bleu sommet des flots :
rapide est leur fuite , rapide aussi la marche de leurs impitoyables
persécuteurs. Ceux-ci gagnent un moment de vitesse , puis ils res-
tent un peu en arrière; enfin ils s'avancent de nouveau, et la pour-
suite est toujours menaçante. ïout-à-coup les deux pirogues se sé-
parent et suivent deux 'directions différentes pour rendre la chasse
plus difficile... Vite! vile! de chaque coup de pagaie dépend la vie,
et pour Neuha plus que la vie, plus que toutes les existences pos-
sibles: car l'amour est embarqué sur la fragile n.accllc, et son souffle
la pousse vers une retraite sûre... Ce refuge d'un côté, l'ennemi de
l'autre sont également proches. . encore, encore un moment... Vole,
arche légère, volel
CHANT IV.
Blanc comme une blanche voile sur une mer obscure, quand une
moitié de l'horizon est nébuleuse et l'autre sereine; blanc comme
cette voile suspendue entre la vague sombre et le ciel; tel est le der-
nier rayon d'espérance qui sourit à l'homme dans un extrême pé-
ril. L'ancre a cédé; mais la voile de neige fixe encore nos regards
h travers la plus rude bourrasque : bien que chaque vague qu'elle
franchit j'éloigne davantage de nous, le cœur ne cesse de la suivre.
II.
Non loin de Toubona'i, un noir rocher s'élève du milieu de la mer,
asile des oiseaux marins, désert pour l'homme ; là, le phoque informe
vient s'abriter du vent, et dort engourdi dans sa sombre caverne ou
folâtre lourdement aux rayons du soleil. Si quelque pirogue passe
près de là, l'écho ne lui apporte que le cri perçant de la mouette,
ce pêcheur ailé de la solitude qui élève sur le roc nu ses petits encore
sans plumes. Une ligue étroite de sables jaunes forme d'un côté une
sorte de plage où la jeune tortue, ayant brisé son œuf, se traîne eri
rampant vers les flots maternels, nourrisson du jour, cclose d'uii
rayon du soleil et que la lumière créatrice a couvé pour l'Océan. Le
reste de l'ilôt n'est qu'un noir précipice, un de ces lieux qui n'olïrent
au marin naufragé qu'un asile de désespoir, propre à faire regretter
le tillac englouti, à faire envier le destin de ceux qui ont disparu.
Telle est la lugubre retraite que Neuha choisit pour soustraire soti
amant à la poursuite ennemie : mais tous les secrets n'en sont pas
révélés, elle y connaît un trésor caché à tous les yeux.
IIL
Près de là, avant la séparation des pirogues, les rameurs de l'esquif
qui portait Torquil étaient passés par l'ordre de Neulia dans celui de
Christian afin d'en accélérer la marche. Christian aurait voulu s'y op-
poser ; mais lajeunefille, souriant avec calme et montrant du doigt l'île
rocheuse :« Fuyez et soyez heureux ! » avait-elle dit, ajoutant qu'elle se
chargeait seule du salùt de Tortpul. Les trois marins partirent donc
avec cet accroissement d'équipage ; la pirogue s'élança rapide comme
une étoile qui file et laissa bien loin derrière elle ceux qui la pour-
suivaient. Alors les ennemis se dirigèrent droit vers le roc qu'allaient
atteindre Torquil et Neuha. Les deux amants redoublèrent d'efi'orts;
le bras de la jeune femme, bien que délicat, était adroit et robuste :
accoutumé à lutter contre la mer, il le cédait à peine à la mâle vi-
gueur de Torquil. Bientôt il n'y eut plus que la longueur même de
lu pirogue entre elle et ce roc escarpé, inexorable, n'ayant à sa base
, que des eaux sans fond. A une distance à peine cent fois plus grande
I était lennemi: après leur fragile canot, quel pouvait être leur refuge?
! Un demi-reproche dans le regard de Torquil semblait le demander
I et dire : « Neuha ne ra'a-t-elle amené ici que pour mourir? Dois-j_e
I trouver ici un refuge ou une tombe, et cet énorme rocher n'est-il
I point un monument funèbre élevé au sein des mers?»
IV.
Après qu'ils se sont reposés un moment sur leurs rames , Neuha
sclève, et montrant l'ennemi qui approche: «Torquil, s'écrie-t-elle, suis-
moi, suis-moi sanscrainte!»Et sur cesmots.elleplongedanslesprofon-
deurs de l'Océan. Il n'y avait pas de temps à perdre... le danger était là:
les chaînes sous ses yeux : la menace à sesoreilles. Les Anglais faisaient
force de rames : en s'approchant ils le sommaient de se rendre et
l'appelaient par le nom qu'il avait renié. Il s'élance à son tour la
tête la première. Il était nageur dès l'enfance et c'est dans son habi-
lité que reposait maintenant tout son espoir. Mais où se diriger et
comment? Il avait plongé et ne reparaissait plus. L'équipage de la
chaloupe regardait étonné les flots et le rivage : nul moyen d'aborder
au précipice escarpé, rude et glissant comme une montagne de glace.
Us attendirent pendant quelque temps pourvoir s'il reviendrait à I3
surface, mais pas même une bulle d'eau ne remonta de l'abîme : la
vague continuait son cours, et depuis que les deux amants avaient
plongé, pas un nouveau pli à sa surface n'indiquait leur passage :
\uï
LKS VKILLEKS LillliKAlKES ILLUSTREES.
lin loprr lourliillmt srlail fnrtiK^, iinc Ii'-prre l'ciimc avail lilaïu-lii sur
l'endroil qui semblnil leur dernière ilenn'iirc . blanc sepiilcn' «le ce
roupie qm ne devait point avoir de marbre funéraire. La pirogue
tranquille qu'on voyait se balancer sur les flots, lugubre comme un
héritier : voilà tout ce qui parlait encore de ïorquil cl de son amante ;
et sans ce vestige unique, touic celte scène aurait pu paraître la vi-
sion évanouie du rêve d'un marin. Ils restèrent quelque temps sur ja
place et continuèrent en vain leurs recherches; puis eiilin ils sé-
liiipnèrenl: une terreur superstitieuse leur défcnilaut de rester. Oui'l-
ques-uns prétendirent queTorquil n'avait pas plongé dans les nois,
mais qu'il s'était évanoui comme la flamme funéraire (|ni brille sur
les tombeaux ; d'autres assurèrent qu'il y avait en lui quelque chi.se
de surnaturel et que sa taille était plus qu humaine: tous enfin .s'ac-
cordèrent <\ dire que son
visage et ses jeux por-
taient la sombre teinte de
l'éternité. Néanmoins ,
tout en ramant pour s'é-
loigner de recueil, ilss'ar-
rétaient autour de chaque
touffe d'herbes marines,
espérant y trouver quel-
que vestigede leur proie. ..
mais non , Torquil s'était
dissipé sous leurs veux
comme l'écume des flots.
l'Ile le guida, car tout était trnébri's au premier moment , ju-^ciu'."» ce
qu'on put perccioir un faible jour pénéirani par les fentes supéri^'u-
res. (^)mmc dans la nef crépuscul.iire de quelque viedie caihéirale
les monuments poudreux semblent s- refuser k la lumière, ainsi dans
cet asile sous-marin, la caverne empruntait à son propre aspect la
moitié de ses ténèbres.
VII.
La jeune sauvage tira de son sein une torche de sapin, soigneu-
scmeut enveloppée dans une pagne de gnalou , le tout recouvert
d'une feuille de latanier, afin de mettre à l'abri de Ihumidiié péné-
trante l'étincelle cachée dans le bois résineux. Ce manteau avait main-
tenu la torche en étal de
prendre feu ; ensuite, dans
un repli de la même feuil-
le, elle prit un caillou ,
quelques rameaux dessé-
chés, de la lame du cou-
teau de Torquil elle fit
jaillirunc étincelle, allu-
ma sa torche et la grotte
futéclairée. Ëlleétait vas-
te et haute et présentait
une voûte gothique de
formation primitive ; l'ar-
chitecte de la nature en
avait élevé les arceaux ;
un tremblement de terre
avait peut-être posé l'ar-
chitrave; les contreforts
pouvaient s'être détachés
du sein de quelqi>? mon-
tagne à l'époque où les
pôles avaient fléchi et où
l'onde était tout l'uni-
vers.... peut-être aussi le
feu, qui envahissait la
terre lorsque le globe
entier fumait encore sur
son bûcher funèbre, avait-
il solidifié tout I édifice.
Les clefs de voûte ornées
de sculptures, les bas-
cotés, la nef, tout se trou-
vait évidé par la main de
la nuit dans les flancs de
cette caverne qui était son
domaine. Une imagina-
tion complaisante eût pu
voir grimacer en l'air des
figures fantastiques, et
s'arrêter sur une mitre,
un autel , un crucifix :
car en se jouant dans l'ar-
rangement de mille sta-
lactites , la nature s'était
b&li une chapelle sous les
mers.
Vin.
Alors Neuha prit son
Torquil par la main , et ,
agitant sous les voûtes sa
torche allumée, elle lui
fit visiter tous les coins,
tous les secieis détours
fumière, brillant comme un acier inaltéra- ' de leur noirvelle habitation. Ce n'est pas tout : elle avait préparé
aussi habile h pénétrer les profondeurs où d'avance tous les moyens d'adoucir l'existence qu elle devait pare-
il, l'enfant des mers du Nord , suivait ioy- ger avec sou amant : une natte pour le repos; pour le vêlement des
pagnes de frais gnalou; de l'huile de bois de santal pour combat-
tre l'humidité ; pour provisions la noix de coco , 1 igname, le fruit
de l'arbre h pain, pour dresser la table la large feuille du lalanier
étendue sur le sol. ou récaillc de la tortue dont la chair fournissait
le festin. Ils avaient encore la gourde pleine d une eau récemment
puisée à la source; la banane mûre cueillie sur la colline exposée
au soleil ; un amas de branches de pin pour entretenir une clarté
perpétuelle : tandis qu'elle-même, belle comme la nuil, répandrait
sur Ions les objets le charme de sa présence et parerait de sa séré-
nité ce pelil monde souterrain. Depuis que la voile de letranger s'é-
tait approclice de 1 île, elle avait prévu que la force ou la fuite pour-
raient ne point protéger son amant, et dans celle caverne elle avait
préparé un refuge à Torquil contre la vengeance de ses compa-
triotes. Chaque matin elle avaitdirigé vers le rocher sa pirogue légère
V.
Or , on était-il le pèle-
rin de l'abime, suivant
les traces de sa néréide ?
Les larmes des amants
étaient-elles taries pour
toujours; ou, reçus dans
des grottes dé corail
avaient-ils obtenu la vie
de la pitié ides vagues?
Habitaient-ils parmi les
mystérieux souverains de
rÔcéan, faisant résonner
avec les tritons la conque
fanlasliqueT iS'euha irait-
elle, avec les sirènes, dé-
nouer sur l'Océan les tres-
ses de sa chevelure et les
abandonner aux flots,
comme auparavant elles
les livrait à la brise? Ou
bien avaient-ils péri tous
deux , et dormaient-ils en
silence dans le gouffre où
ils s'étaient si hardiment
jetés?
VI.
Neuha avait plongé
dans l'abîme , et Torquil
l'avait suivie. La jeune
insulaire nageait au sein
de l'onde natale comme
dans son propre élément,
tant il y avait de grâce ,
d'élan et d'aisance dans
ses mouvements : ses
pieds agiles laissaient a-
près eux un sillon de
ble aux flots. Presque
habite la perle, Torquil ,
eusement et sans peine son liquide chemin. Neuha le guidait tou
jours sousles eaux.... un moment, elle s'enfonça plus avant enco-
re.... puis elle remonta.... enfin, étendant les bras, essuyant l'eau
dont ruisselait sa chevelure, elle fil entendre un rire joyeux dont
le son fut répété par les rochers. Ils étaient arrivés au cenlie d une
région terrestre, où l'on eût cherché en vain des arbres, des cam-
pagnes et des cicux. Autour d'eux s arrondissait une spacieuse ca-
verne, dont l'entrée unique était sous la vague discrète, porlique
inaperçu du soleil, si ce n'est à travers le voile verdAlre des flots,
par an de ces jours de fête de l'Océan où, tout transparent de lu
mièic, il favorise les ébats de ses hôtes écailleux. Avec sa chevelure,
la jeune fille essuya les yeux de Torquil ébloui par l'onde amère.
et battit des mains de joie en voyant sa surprise ; puis elle le guida
vers une saillie du roc qui formait comme la grotte d'un triton...
sonilire, à l'écart, Chrislian restait les bras croisés sur son sein.
CEOVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
(05
chargée de tous les fruits dorés de l'île ; chaque soir elle y avait ap-
porté tout ce qui pouvait égayer ou embellir ce tenifjje de cristal : et
maintenant elle étalait en souriant tous ses petits trésors, et elle se
trouvait la plus heureuse des filles de ces îles amoureuses.
IX.
Il la regardait avec une tendresse reconnaissante; et elle, elle pres-
sait surson sein brûlant cet amant qu'elle avait sauvé. Enfin, tout en
continuant ces douces caresses, elle lui raconta un vieux conte d'a-
mour... car l'amour est bien vieux , vieux comme l'éternité; mais
sans jamais s'user, il crée tous les êtres nés ou à naître. « Un jeune
« chef, lui dit-elle , il y
« avait de cela mille lu-
« nés , en plongeant au
« pied du roc pour pren-
« dre des tortues et pour-
« suivant sa proie dans les
« profondeursdel'Océan,
« était sorti de l'eau dans
« cette même ca verne au
« milieu de laquelle ils
« se trouvaient ; ensuite,
« pendant une guerre
« domestique acharnée ,
« il avait caché dans cette
« retraite une fille de ces
« îles, une ennemie ado-
« rée, née d'un père en-
« nemi de sa tribu et dont
« on n'avait épargné la^
« vie que pour en faire
« une esclave. Cependant
« la tempête de la guerre
« s'étant apaisée, il avait
o assemblé le peuple de
« son île près du lieu oîi
« les eaux étendent leur
« rideau vert et sombre
« devant l'issue du ro-
« cher , puis plongeant
« dans la mer sans
« doute , il avait disparu
« pourtoujoursISescom-
« pagnons stupéfaits, im-
« mobiles dans leurs pi-
« rogues , avaient pensé
« que le jeune chef était
« en démence ou qu'il
« était devenu la proie dû
n glauque requin; pleins
« de tristesse, ils avaient
« fait en ramant le tour
« du rocher baigné par
« la mer, puis ils s'étaient
« reposés sur leurs pa-
« gaies sans pouvoir re-
« venir de leur épouvan-
o te. Tout-à-coup on avait
« vu s'élever du sein des
« vagues, toute brillante
« de fraîcheur, une dées-
« se... telle du moins elle
« leur avait semblé dans
« leur étonnement ; et
« avec elle avait reparu
« leur compagnon, glo-
« rieux et fier de sa fiancée la nymphe des mers. Enfin quand le
« mystère leur eut été expliqué , les insulaires avaient ramené
« l'heureux couple au son de leurs conques et de leurs chants
« joyeux dans l'île où ils avaient trouvé une vie fortunée et une
« mort paisible... Et pourquoi, termina-t-elle , n'en serail-il pas de
« même de Torquil et de sa Neuha? » Quelles brillantes et secètes
caresses, dans cet asile secret, suivirent un pareil récit I Là pour
eux tout était amour, bien qu'ils fussent ensevelis au sein d'une
tombe plus profonde que celle où Abeilard, après avoir reposé vingt
ans dans la mort , ouvrit les bras pour recevoir le corps d'Héloise
descendu au caveau nuptial, et pressa sur son cœur ranimé les res-
tes qui se ranimaient comme lui... Pour Neuha et Torquil, en vain
au dehors les vagues murmuraient autour de leur couche : ils ne
s'occupaient pas plus de ce mugissement que s'ils eussent été privés
de vie : au dedans leurs cœurs formaient leur seule harmonie, c'é-
taient les murmures de l'amour entrecoupés de soupirs, ses soupirs
entrecoupés de murmures.
Ao-diissns d'eux s'agita queli|ue temps l'iiile hiiir.ide des ois
X.
Et ces hommes , auteurs et victimes de la catastrophe qui exilait
les amants dans les profondeurs de ce rocher, où étaient-ils?... Ils
faisaient force de rames pour sauver leur vie; ils demandaient au
ciel l'asile que leur refusaient les hommes. Us avaient pris une autre
direction.... mais où s'arrêter? La vague qui les portait porterait
partout l'ennemi, qui, frustré dans sa première poursuite, s'était re-
mis avec une nouvelle ardeur sur les traces de Christian. Impatients
de rage, comme des vautours à qui une première proie a échappé,
les marins redoublèrent d'eCfoits. Ils gagnèrent de vitesse les fugitifs
dont tout l'espoir reposait
dansquelqueslérileécueil
ou quelque baie secrète :
car il ne restait plus d'au-
tre choix ni d'autre chan-
ce de salut; et ils se diri-
gèrent droit sur le pre-
mier rocher qui frappa
leur vue afin de sentir en-
core une fois la terre sous
leurs pieds, et de se ren-
dre en victimes résignées
ou de mourir l'épée à la
main. Ils renvoyèrent les
naturels et leur canot :
ceux-ci offraient de com-
battre pour eux jusqu'à la
fin , malgré 1 infériorité
du nombre; mais Chris-
tian exigea qu'ils rega-
gnassent leur île, sans
faire un sacrifice inutile;
en effet que pourraient les
arcs et les épieux des sau-
vages contre les armes
quelesEuropéensallaient
employer?
XI.
Débarquéssur une grè-
ve étroite et aride qui ne
portait guère d'autres tra-
ces que celles de la natu-
re, ils préparèrent leurs
armes , avec ce regard
sombre, farouche et ré-
solu de l'homme réduit à
l'extrémité, quand il a dit
adieu à l'espérance , et
qu'il ne lui reste même
pluscellede lagloirepour
embellir sa lutte contre
la mort ou l'esclavage...
Ainsi ils étaient là de-
bout, nos trois combat-
tants, comme les trois
cents qui rougirent les
Thermopyles d'un sang à
jamaisconsacré. Mais, hé-
las I quel sort différent I
C'estla cause qui fait tout,
qui flétrit ou sanctifie le
courage vaincu. Ceux-ci
ne voyaient pas sur leur
tête une gloire immense, éternelle, briller dans les nuages du
trépas en les appelant à elle; nulle patrie reconnaissante ne vien-
dra, souriante à travers ses larmes, entonner sur leur tombe un
hymne continué par les siècles; les yeux des nations ne se fixe-
ront point sur leur monument, nul héros ne le leur enviera. Avec
quelque b avoure que leur sang fût versé, leur vie était un op-
probre, leur épitaplie serait la liste de leurs crimes. Et cela, ils le
savaient, ils le sentaient, tous, ou au moins und'eux, celui qui avait
soulevé ses compagnons et qui les avait perdus. Cet homme, né peut-
être pour une vie meilleure, avait joue son existence sur un coup
longtemps incertain : mais maintenant le dernier dé allait être jeté
et toutes les chances paraissaient annoncersa ruine: et quelle ruine I
Cependant il faisait encore face à l'ennemi; immobile comme le roc
sur lequel il avait pris position, sombre comme le nuage qui inter-
cepte le soleil, il abaissait son arme et mettait enjoué.
I Of)
LliS VliiLLÉliS LIITEUAHŒS ILLUSTRÉES.
XII.
Li olialotipe npprocliait ; elle élail bien artni'c, cl l'équipaRC 6lail
résolu h liiiitccqiicle ilevoir rotniuanderall, aussi insoucieux du daii-
pci- ipio le vent peut l'i^lre deHrcuilIcs qu'il balaie devant lui. Nul ne
ri'parilail ou arrière. Kl [louriant pcut-<\lrc auraicnl-ila mieux aimi''
innnlior contre un cniioini do leur ua.>s que; conlro un cimpalrinle;
p'!ul-élie se disaient-ils que ce nialhcureux, >ii'.limo de sa désoboia-
saiice, s'il n'était plus Anglais, avait appartenu àrAnpIeterrn. Ils le
somment de se rendre... point do réponse. Les armes s'apprêtent.
rllcB brillent au soleil : nouvelle sommation... même silence. Une
foi» oncoro, et dune voix plus élevée, ils lui offrent quartier : les
échos seuls, rebondissant dans les rochers, répondent par des sons
«lonl le dernier .semble un adieu qui expire. Alors rélincellc jailli!,
laflamiiio d'une décliarfie reluit; la fumée s'élève entre les tireurs
et leur but ; cependant le roc péiillc au clioc des balles, (|ui frappent
en vain cl tombent amorties. A pré.sonl elle va venir, la seule ré-
pon.w que puissent faire des hommes (jui ont perdu lout espoir sur
la lorrcei dans le ciel. Après leur première et bruyante décharge, les
Siddals qui se sont encore approchés enlendcnt la voix de Clirislian
qui coMiinando : a Mainlenant, feu 1 » et avant ([ue le dernier mot
ail expiré dans l'écho, deux des agresseurs sont tombés. Le reste de
la lioiiiie s'('laiice sur le rocher : furieux d'une résistance insensée,
ils rlédaignent tout autre moyen d'allaquc et veulent en venir aux
mains de près. Riais la pente est escarpée et n'olfre aucun sentier :
chaque degré qu'ils doivent inonler est comme un bastion opposé à
leur rage ; tandis quo, placés sur les points les moins accessibles que
l'ieil expérimenlé de Christian a reconnus aussitôt^ les trois rebelles
entretiennent un feu continu, du haut dos pics ou les aigles con-
Rlriiiraient leur aire. Chacun de leurs coups porte, et les assaillants
tombent parmi les rochers où ils s'écrasent comme des vers. Mais
assez d'anlres survivent; montant toujours de roc en roc et se divi-
sant de roté et d'autre, ils parviennent enfin à cerner les rebelles et
h dominer leurs positions. Alors, voyant l'ennemi Iroji loin encore
piiiir s'emparer d'eux, mais assez près pour les exteiininer, les trois
dé.scspérés s'aperçoivent que leur sort ne tient plus qu'à un fil,
coiiiiiie celui du requin qui a mordu l'hameçon. Ils tinrent cepen-
d;int jusqu'au bout; et quand un d'eux était frappé, aucun gémisse-
ment ne l'apprenait. 'i l'ennemi. Christian mourut le dernier : il avait
reçu deux blessures, et ses adversaires lui olîrirent encore quartier
quand ils virent couler son sang : troji tard pour lui sauver la vie,
mais à temps encore pour qu'uneraain d'homme, quoique la main
d'un ennemi, pût lui fermer les yeux. Une de ses jambes était bri-
sée, et il se traînait le long du précipice comme un faucon trop
jeune arraché de son nid. La voix qui lui offrait merci parut le ra-
nimer ou éveiller en lui quelque resscnlimenl qu'il exprima par un
faible geste :11 lit un signe à l'homme le ]dus avancé qui vint à lui;
inais quand ils furent proches l'un do l'autre, il releva son arme...
il avait employé sa dernière halle, mais il arracha un des boulons
de sa veste, le lit glisserdans le tube, mit en joue, tira et eut encore
un sourire en voyant tomber son ennemi. Alors comme un serpent,
il rassembla ses membres blessés cl fatigués et se glissa jusqu'au
bord de l'abîme profond comme son désespoir : là, il jeta un regard
en arrièrC; agita une main en lair, frappa d'un dernier geste de
rage la terre qu'il quittait, ot se précipita... Son corps arriva brisé
comme un verre sur la plate-forme rocheuse cpii régnait au bas de
la falaise : il n'en restait (lu'une iiutsse sanglante dont (|uelqucs lam-
beaux à peine conservaient l'apparence humaine ou pouvaient ser-
lir de pâture aux vers et aux oiseaux du rivage : un crâne couvert
do cheveux blond, souillés de sang et entrcméli's de ronces; quel-
ques débris de ses armes qu'il avait serrées avec force jusqu'au der-
nier moment et tant qu'il avait pu les tenir; ces fragments brillaient
encore, mais semés çh et Ih loin (h lui... ils devaient se rouiller à la
rosée et à l'écume des mers. H ne reslail que cela... sauf une vie
déplorablement employée et une ànio Qui pourrait dire ce
ipi'elle devint? Il ne nous appartient pas déjuger les morts; et ceux
qui les condamnent .'i l'enfer sont enx-mèmcs sur la roule qui y
«•onduit, à moins qua ces jiarllsans des peines éternelles Dieu ne
pardonne un iuauval« cœur, en considération d'une cervelle pire
encore.
XIII.
L'expédition était terminée. On en avait tini avec tous : les uns
captifs, les antres tues, nn seul ilisp;uu. Le petit nombre des mal-
heureux qui avaient survécu au combat dans l'ile se trouvaient en-
chaînés sur le pont du navire dont naguère ils formaient avec hon-
neur le vaillant équipage : mais nul ne restait de l'affaire des ro-
chers. Us étaient couchés, les membres crispés, au lieu même où
ils étaient tombés, et l'oiseau des mers agitait au-dessus d'eux son
aile humide : son vol tournoyait plus proche à chaque fois qu il ve-
nait du rivage, et ses cris avides et sauvages retentissaient au loin,
liais [ilus bas la vague éternelle se soulevait et retombait calme, in-
soucieuse, indifféronlo : an loin h sa smTîtci», loa dauphins prenaient
leui*» l'diat.s et le poisson volant s'élançnit do l'onde |iu'ir briller au
soleil. ju.s(|u'Ji ce que, l'aile desséchée, il ntoiubAl non do biiMi haut
dans la nier, pour y reprendre I humidité néccwairo à un ttecund
essor.
XIV.
C'était le malin; Neuha, dès l'aube du jour, s'était glissée Ji la
nage hors de la grotte pour épier le premier rayon du soleil et voir
si aucune cmbnrcaiioii n'approchait de la retraite uinphibic où re-
posait encore son époux. Hllc aperçut une voile abandonnée aux
vents :1a toile frémissait, se gonflait et enfin prenait tonte sa cour-
bure sous la brise fralehissanic. Le sein de la jeune fille fui soudain
o|)pressée d'une vague terreur ; son cœur battit plus fort et plus vite,
tant que la direction du navire lui parut incorloine. Mais non, il
ne s'approch.Tit pas : comme une légère vapeur, il dccroitsail rapi-
domcMl dans le lointain ; il sorl:iil de la baie. liUe regardait toujours ;
elle essuyait ses yeux quo baignait l'onde amure pour mieux jouir
d'un spectacle qui lui semblait l'arc-en-ciel. Le navire loiiit.iin,
voguant h l'horizon, diminuait, se réduisait à une simple tache...
enfin il disparut. Plus rien que l'Océan! plus rien quo do la joie (
Klle plonge de nouveau vers la caverne pour réveiller son époux :
elle lui dit le départ dont elle vient d'être témoin, et tout ce qu'elle
espère et lout ce qu'un amour heureux peut augurer de l'avenir ou
rappeler du passé. Enfin elle sorl de nouveau avec Torqiiil qui niaiD-
lenanl peut suivre librement sa néréide bondissant sur la vaste mer.
Ils font à la nage le tour du roc. et atteignent une petite cavité où
est caché le canot que Neiiha a laissé aller à la dérive cl sans rames
sur les flots, ce même soir où les étrangers le» ont poursuivis du ri-
vage jusqu'au pied du rocher : mais (juand ceux-ci se furent rclj
rés, elle avait cliorché sa pirogue, l'avait reprise et l'avait placée où
ils la retrouvent mainlenant. Jamais barque ne porta plus d'aïuoui
et de joie que cette arche légère n'en reçut alors dans ses flancs.
XV.
Les bords do leur Ile chérie s'élèvent de nouveau devant leurs
yeux, et ces bords ne sont plus souillés par une présence ho.slile;
plus de sévère navire, prison flottante, se balançant sur la lioulc.
Tout est espoir; tout est bonheur domestique. Mille pirogues s'élau-
cenl dans la baie cl nu son des conques marines leur forment un
cortège : les chefs, entourés de tout le peuple, descendent au rivage
et accueillent Torquil comme un fils qui leur est rendu. Les femmes
en foule entourent et pressent Neuba : elles l'embrassent, cl Neuba
leur rend leurs caresses; elles veulent savoir jusqu'où on les a
poursuivis et comment ils ont échappé. Tout leur est conte : et alor.=
de nouvelles acclamations percent les cieux ; et de cette heure une
tradition nouvelle donne au sanctuaire des amants un nouveau
nom : on l'appelle « la Grotte de Keulia. » Cent feux dejoie, bril-
lant au loin du sommet des montagnes, éolaircnt les plaisirs de celle
belle nuit, la fêle de l'hôts rendu après tant de périls à la paix et au
bonhoiii- : nuit suivie deces heureuses journées que l'on ne goùleqqe
dans un monde encore enfant I
FIN DF, Lll.n.
HEURES DE LOISIR
(Suilo.)
A EDWARD NOEL LONG.
Cher Edward, dans celle retraite solitaire, où tout sommeille au-
tour de moi , les jo'irs heureux dont nous avons joui viennent se
presenter rajeunis aux regards de mon imagination. Ainsi, quand
la Icmpôte se prépare, quand de sombres nuagos obscurcissent le
jour, si toui-à-eoup le ciel prend un aspect moins trislOi je r-alue le
brillant arc en Ciel, fign.d de la paix, devant lequel s'apaisent les
orages. Ah I quoi que le présent nous apporte de douleurs, je me
CKUVKES COMl'LÈTES DE LOUD IJYRON.
107
fiRure que ecs jouis de fclicilft peuvent renaître; ou si, dans un mu- i
nient do mélancolie, (luclque crainte envieuse vient se glisser dans '
mon âme, réprimer les douces rêveries qui renflamment et
interrompre mes songes dorés, je domple bientôt C(! monstre per-
fide et m'abandonne de nouveau à l'illusion chérie. Je le sais, nous
n'irons plus dans la vallée de Granla prêter l'oreille aux leçons des
pédants; Ida ne nous verra plus dans ses bosquets poursuivre
comme autrefois nos visions enchantées; la jeunesse s'est envolée
sur ses ailes de rose, et l'àgc vii'il réclame ses drolls sévères. Ce-
pendant les années ne délruiront pas toutes nos espérances ; elles
nous réservent encore quelques heures d'une félicite paisible.
Oui, je l'espère, le temps en déployant ses vastes ailes , fera tom-
ber sur nous quelques gouttes de rosée printanière : mais si sa fanl.K
doit moisonner les fleurs de ces bosquets magiques où la riante
jeunesse se plaît tant k errer, où les cœurs s'enflamment de précoces
ravissements; si la vieillesse grondeuse, avec sa froide prudence,
vient réprimer les cQ'usions de l'âme, glacer les larmes dans les
jeux de la pitié , étouffer les soupirs de la sympathie , fermer noire
oreille aux gémissements de l'infortune, et reporter toutes nos affec-
tions sur nous seuls : oh! que mon cœur ne l'apprenne jamais
cette fatale sagesse; qu'il garde son imprudente confiance; qu'il
continue à mépriser la froide censure , et qu'il ne devienne jamais
insensible aux maux d'autrui! Oui, tel que lu m'as connu dans ces
jours auxquels nous aimons à reporter nos souvenirs , tel puissé-je
me montrer toujours , avec ma sauvage indépendance , et ce cœur
toujours enfant I
Bien qu'absorbé maintenant par de fantastiques visions , mon
cœur est toujours le même pour toi. Souvent j'ai eu des malheurs
à pleurer, et mon ancienne gaîté s'est refroidie. Mais loin de moi ,
heures de noires tristesses, tous mes chagrins sont finis : j'en jure
par les joies qu'a connues mon jeune âge, je ne veux plus que
votre ombre se projette sur ma vie. Ainsi quand la fureur de l'ou-
ragan a cessé; quand les aquilons, rentrés dans leurs cavernes, y
concentrent leurs sourds mugissements, nous oublions leur rage, et,
bercés par les zéphyrs, nous nous laissons aller au repos.
Souvent ma jeune muse monta sa lyre sur les tons voluptueux
de l'amour; mais aujourd'hui , n'ayant aucun sujet à chanter , ses
modulations ne sont plus que de vagues soupirs. Les nymphes qui
me charmaient, hélas! ont disparu ; Emma est épouse et Coralie est
mère; Caroline soupire dans la solitude , IHarie s'est donnée à un
autre, et les yeux de Cora, si longtemps arrêtés sur les miens, ne
peuvent plus y rappeler l'amour. Et, en effet, cher Edward, il était
temps de faire retraite , car les yeux de Gora était disposés à s'ar-
rêter sur tout le monde : je sais bien que le soleil dispense k tous
ses rayons bienfaisants , et que le regard de la beauté e.<t un véri-
table soleil ; mais quant k ce dernier, je pense qu'il ne doit luire que
pour un seul homme.
C'est ainsi que mes anciennes flammes se sont éleinles, et que
maintenant l'amour n'est pour moi qu'un nom. Quand un feu est
sur le point de tomber, le souffle, qui toutk l'heure ravivait sa
flamme, ne fait plus qu'accélérer sa fin en dispersant dans la nuit
ses dernières étincelles ; il en est ainsi du feu d'une passion (maint
jouvenceau, mainte jeune fille, peuvent se le rappeler) alors que son
ardeur expire, et qu'elle s'éteint sous ses cendres mourantes.
Mais maintenant, cher Edward, il est minuit : des nuages obscur-
cissent la lune qui nous annonce la pluie, et dontje ne passerai pas
en revue les beautés décrites par tous les rimailleurs. Pourquoi, en
effet, suivrais-je le sentier que tant de pas ont foulé avant moi'? Tou-
tefois, je te dirai ceci . avant que la lampe argentée des nuits ait ac-
compli trois fois ses phases accoutumées , et trois fois parcouru sa
route lumineuse, j'espère, ami bien cher, que nous verrons ensem-
ble son disque éclairer la retraite paisible et chérie qui autrefois
abritait notre jeunesse. Alors nous nous mêlerons à la troupe
joyeuse des amis de notre enfance ; mille récils de nos anciens jours
donneront des ailes aux heures riantes; nos âmes s'épancheront
en douces paroles, sainte rosée de l'intelligence, jusqu'à l'heure où
le croissant de la lune pâlissante ne sera plus qu'à peine visible à
travers les brouillards du matin.
A UNE DAME (*).
Ah! si ma vie eût élé jointe k la tienne, comme jadis ce portrait
scmblaîl me le promettre, toutes ces folies qu'on me reproci.e ne
m'auraient point tenté; car rien alors n'eût pu troubler la puix de
mon cœur.
C'est à toi que je dois les fautes de ma jeunesse et les reproches
des sages et des vieillards : ils connaissent mes torts; mais ils ne
savent pas que le tien fut de briser les liens de notre amour.
Jadis mon âme élait pure comme la tienne, et capable d'étouffer
foules les folles ardeurs qui s'élevaient en elle : mais maintenant je
(') Miss Mary Chaworth, alors niislrcss îituslers.
ne suis plus soutenu par tes promesses; elles appartiennent k un
autre.
Je pourrais détruire son repos et troubler le bonheur qui l'at-
tend... Non , que mon rival puisse sourire dans sa félicité! pour
l'amour sacré que je te porte, je ne saurais le ha'ir.
Ah ! puisque la beauté d'ange m'est ravie , mon cœur ne peut se
donner k aucune aulre : mais ce qu il espérait de toi seule, hélas!
il essaie do le trouver en plusieurs.
Adieu donc, décevante jeune fille! les regrets seraient impuis-
sants, inutiles; ni le souvenir ni l'espoir ne peuvent plus rien pour
moi : mais l'orgueil pourra m'apprendre k l'oublier.
Et pourtant ce gaspillage insensé de mes années, ce cercle mo-
notone de tristes voluptés , ces amours inconstants , cet effroi jeté
au cœur des matrones , ces vers insouciants à de nouvelles maî-
tresses ;
Si tu m'eusses appartenu, rien de tout cela n'eût été : ce visage
dévasté par une débauche précoce, au lieu d'être enflammé par "la
flèvre des passions , se fût animé des teintes pures du bonheur do-
mestique.
Oui , jadis le spectacle des champs m'était doux ; car c'était k toi
que la nature semblait sourire; jadis, mon cœur abhorrait liin-
posturc, car alors il ne battait que pour toi.
Mais maintenant, je recherche d'autres jouissances : me livrer k
mes pensées, ce serait jeter mon âme dans la démence : au sein des
folles réunions et d'un tumulte où tout est vide, je parviens k
dompter la moitié de ma trislesse.
Eh bien ! là encore , en dépit de tous mes efl'orls , une pensée
unique se glisse dans mon âme... et les démons auraient pitié de
ce queje souffre quand je me dis que tu es perdue pour moi... perdue
k tout jamais !
PRIERE DE LA NATURE.
Père de la lumière, roi tout-puissant des cieux ! entends tu les
accents de mon désespoir? Des crimes tels que ceux de l'homme
peuvent-ils jamais être pardonnes? Le vice peut-il s'expier par des
prières?
Père de la lumière , c'est vers toi que j'élève ma voix ! lu vois
combien mon âme est sombre; toi k qui n'échappe pas la chute du
passereau, éloigne de moi la mort du péché.
Je n'adopte point d'autel, je ne reconnais point de secte; oh I
montre-moi le sentier de la vérité. Je crois à ta redoutable omni-
potence : pardonne, en les redressant, les écarts de ma jeunesse.
Que de faux dévols t'élôvent un temple lugubre; que la super-
sliiion salue l'orgueilleux édifice; que des prêtres, pour étendre
leur ténébreux empire , inventent des légendes et de mystérieuses
cérémonies !
Eh quoi ! l'homme prétendrait circonscrire la puissance de son
créateur dans des dômes gothiques de pierres vermoulues? Ton
temple est la face du jour ; la terre, l'Océan et les cieux forment ton
trône immense.
L'homme osera-t-il condamner sa race aux feux infernaux , à
moins qu'elle ne se rachète par les vaines pompes des cérémonies?
Osera-t-il prétendre que pour la chute d'un seul , nous serons tous
enveloppés dans un commun naufrage?
Chacun, pour son compte, se flattera-t-il d'atteindre le ciel, tandis
qu'il condamnera son frère k la destruction , parce que celui-ci
nourrit d'autres espérances ou professe de moins rigoureuses doc-
trines?
Quelques hommes, en vertu de dogmes qu'ils ne sauraient dé-
montrer, peuvent-ils nous destiner k un bonlieur ou à des tour-
ments imaginaires? Comment des reptiles grouillant sur le sol con-
naîtraient-ils les desseins du souverain créateur?
Quoi! ceux qui ne vivent que pour eux seuls, qui se plongent
chaque jourdans un océan de crimes, ceux-là pourraient expier leurs
forfaits par la foi, et vivre heureux par-delk les siècles! *
Père I je ne m'attache aux lois d'aucun prophète. Les tiennes se
manifestent dans les œuvres de la nature. Je m'avoue corrompu et
faible. Pourtant je te prierai ; car tu m'écouleras.
Toi , qui guides l'étoile errante k travers les royaumes sans che-
mins de l'espace élhéré ; qui apaises la guerre des éléments, et dont
je vois la main empreinte d'un pôle k l'autre!
Toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici bas, et qui peux m'en reti-
rer quand ilte plaira: ah! tant que mes pieds fouleront ce globe
terrestre, étends sur moi ton bras protecteur I
C'est vers loi, mon Dieu, c'est vers toi que ma voix s'élève! quoi-
qu'il m'advienne en bien ou en mal, que ta volonté m'élève ou
m'abaisse, je me confie k ton aide.
Lorsque ma poussière sera retournée k la poussière, si mon âme
s'envole sur des ailes éthérées, comme elle adorera ton glorieux nom ,
ton nom qui inspirera les chants de sa faible voix I
Mais si ce souffle fugitif doit partager avec l'argile le repos éternel
de la tombe, tant que mon cœur pourra battre, j'élèverai "«s-s toi
108
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
ma p^i^^e, fufw^-jp ensiiili» rnndamnA \ ne pas quitter la dcmeiiro
des innris.
J'élève vers toi mon humble chant , reconnaissant de toutes les
miséricordes passées et espérant, 6 mon Dieu, que cette vie errante
doit cnHn revoler vers toi.
SOUVENIR (1806).
C"cn est fait! un rftve m'a tout révélé: l'espérance ne doit plus
embellir mon avenir de ses ravons. Ils ont été rapides les jours de
ma félicité; glacée par le souffle glacé de l'iiiforlune, l'aurore do
ma vie est voilée d'un nuage. Amour, espoir, bonheur, adieu! que
ne puis-je ajouter : f> souvenirs, adieu!
L'AGE DE BRONZE <".
Le «bon vieux temps n'estplus...» Tousles temps sonlbons, quand
ils sont vieux. Le présent pourrait l'être s'il voulait : il s'est fait
de grandes choses, il s'en fait encore , et pour (lu'il s'en fasse de
plus grandes les mortels n'ont guère qu'à vouloir ; un espace jilu.s
vaste, un champ plus libre s'ofTic à ceux qui veulent jouer leur jeu
h la face du ciel. Je ne sais si les anges pleurent ; mais les hommes
ont assez pleuré... pour arriver où? à pleurer encore.
II.
Tout a été mis au jour... le bien comme le mal. Lecteur, rapjiellc-
toi que, dans son enfance, Pitt élail tout, ou sinon tout, du moins si
puisiiant qu'il s'en fallait peu que Fox, son rival , nel e piîl pour un
grand homme. Oui , nous avons vu les géants, les Titans intellec-
tuels se mesurer face à face... l'Athos et l'Ida, entre lesquels un
océan d'éloquence coulait impétueux comme les vagues profondes
de la mer d'Kgée entre la rive hellénique et celle de la Phrjgie.
Mais où sont-ils, les terribles rivaux? (juelqucs pieds de la terre
sépulcrale séparent leurs linceuls. 0 pacificateur et puissant tom-
beau (\i\'\ fais taire tous les bruits 1 Ocean calme et sans orages qui
t'étends sur le monde! « La poussière retourne à la poussière : »
vieille histoire dont on ne sait encore que la moitié : le temps ne
lui fite rien de ses terreurs; le ver continue à rouler ses froids an-
neaux; la tombe conserve sa forme, variée au-dessus, mais uni-
forme au fond ; l'urne a beau être brillante , les cendres ne le son
pas : bien que la momie de Cléopâtrc traverse ces mêmes mers où
celte reine tit perdre à Antoine 1 empire du monde; bien que l'urne
il Alexandre soit donnée en speclaele à ces mêmes rivages qu'il
(ileurait de ne pouvoir conquérir quoiqu'ils fussent inconnus... Uh !
qu'ils paraissent vains, plus atroces encore que vains, après quel-
ques siècles, ces désirs, ces pleurs du roi de Macédoine! 11 pleurait
de n avoir plus de mondes à conquérir; et la moilié de celui-ci ne
Connaît pas son nom ou ne sait de lui que sa mort, sa naissance et
les ruines qu'il a faites; et la Grèce, sa patrie, est tout ruines , sans
avoir la paix des ruines. Il pleurait de n'avoir plus de mondes à
conquérir , lui qui ne comprenait même pas la forme de ce globe
qu'il brûlait d'asservir, qui ignorait môme l'existence de cette île du
Nord, aujourd'hui si active, qui possède son urne, et ne connut pas
son trêne (î).
III.
Mais où est-il, le héros moderne , certes bien plus puissant, qui,
sans être né roi, nouveau Sésostris, attela des monarques à son char?
Hélas! à peine délivrés du harnais et de la bride, ces pauvres hères
croient avoir des ailes; ils dédaignent la fange où ils rampaient
naguère, enchaînés à la pompe impériale du grand capitaine ! Oui,
(1) Dans l'original le second titre de cette satire politique est en latin :
Carmen seculare et annus haud mirabilis, Chanl séculaire el année non
admirable. Elle a été composée k Gènes en 18Î3.
(2) Les Anglais croient pnsséder au musée britannique le sarcophage
du roi de Macédoine pris par eux k Alexandrie, en 180Î. 1
où est-il , le champion et l'enfant pftié de tout ce qu'il y a de plus
grand el de )ilus petit, de saire ou d'insensé T qui jouait aux em-
pires, avait pour enjeu des Irônes. pour tapis l'univers, et pour dés
des ossements humains? Voyez là-bas, dans cette lie solitaire, le
grand résultat de tous ces efforts; ei, selon l'impulsion de votre na-
ture , pleirez ou souriez. Pleurez de voir la rage de l'aigle allier
réduite à ronger les barreaux de sa rage étroite ; souriez en vovant
le dompteur des naiions quereller chaque jour sur des misères", se
lamenter à son dlncr sur des plats retranchés ou des vins réduits,
s occuper enfin de mesquines discussions sur de mesquins objets.
ICst ce là l'homme qui chAtiait ou hébergeait les rois? Voyez la
balance de sa fortune dépendre du rapport d un chirurgien ou des
baïaii-nes <run lonl! In biisie qui n'arrive pas, un livre refusé,
troubleront le sommeil de celui qui tint si souvent le monde éveillé!
Est-ce là celui qui abattait l'orgueil des puissants, maintenant es-
clave de la moindre contrariété, du moindre ennui, d'un ignoble
geijlier, d'un espion qui l'ob.serve . d'un badaud étranger qui l'a-
borde son carnet de notes à la main? Plongé dans un cachot, il {
eût été grand encore; mais quoi de plus bas, de plus mesquin que
celte situation mitoyenne entre une jirison et un palais, celte si-
tuation dont si peu d'hommes peuvent comprendre les goiilTrances !
« Ses plaintes sont.sans fondement... Mylord pré.sente son mémoire :
les aliments et le vin ont été fournis suivant l'ordonnonce : son
mal est imaginaire... jamais il n'y eut un climat moins homicide;
en douter serait un crime. » L'opiniâtre chirurgien qui défend la
cause du captif a perdu sa place, mais il a gagné l'estime publique.
Mais enfin .souriez : bien que les tortures de son cerveau el de son
cœur dédaignent et défient les tardifs secours de l'art ; bien qu'il n'ait
à son lit de mort qu'un petit nombre dainis dévoués, et l'image de
ce bel enfant que son père ne doit plus embrasser; bien qu'elle
semble même chanceler, cette haute intelligence qui gouverna si
longiemps, et qui gouverne encore le monde : souriez, car l'aigle
captif a brisé sa chaîne, et des mondes plus élevés que celui-ci de-
viennent sa conquête.
IV.
Ah I si son âme, dans ses sublimes demeures, conserve encore un
souvenir confus de son règne splendide , comme il doit .«ourire
lui-même, quand il regarde ici-bas, de voir ce peu qu'il était et
qu'il a voulu être! En vain sa renommée s'est étendue plus loin que
son ambition presque sans bornes; en vain, le premier en gloire
comme en malheurs , il goûta toutes les jouissances el toutes les
amertumes du pouvoir; en vain les rois joyeux d'avoir échappé à
leurs chaînes essuient de singer leur tyran : comme il doit sourire
en contemplant ce tombeau solitaire," le plus éclatant des phares 1
qui dominent l'Océan! Un geôlier, fidèle jusqu'au dernier moment
à ses ignobles fonctions, le crut à peine suffisamment enfermé sous
le plomb du cercueil , et ne permit pas même qu'une seule ligue,
inscrite sur le couvercle , indiquât la naissance el la mort de
celui qu'il renfermait : n'importe! ce nom sanctifiera cette île au-
paravant obscure, talisman pour tous, sauf pour celui qui le portait;
les Hottes poussées vers ces bords par la brise orienlaleentendront le
dernier mousse le saluer du haut du mal ; quand après des siècles
la colonne triomphale de France ne s'élèvera plus comme celle de .
Pompée qu'au sein d'un désert, l'île rocheuse qui possédera ou
aura possédé sa cendre , couronnera l'Allanliquc comme un buste
du héros, et la puissante nature fait plus pour honorer ses restes
qu'une mesquine envie ne lui a refusé. .Mais que lui fait tout cela?
L'appât de la gloire peut-il toucher l'esprit aIVranchi ou la cendre
captive? Il ne s'inquiète guère comment est faite .sa tombe; s'il
durt, peu lui importe, et encore moins s'il veille. Son ombre, con-
naissant bien maintenant la valeur des choses , doit voir du même
œil et le caveau grossier de 1 île solitaire où ses cendres reposent ,
el la dernière demeure qu'elles auraient pu avoir dans le Panthéon
de Home ou dans celui que la France a élevé à l'image du premier.
Il n'a nul besoin de cela; mais la France, elle, sentira le besoin de
celle dernière et faible consolation : son honneur, .«a renommée, sa
foi, réclament les ossemenls du grand homme pour les élever su
une pyramide de trônes, afin que, portés à lavant-garde en un
jour de bataille, ils soient, comme ceux de Diiguesclin, le talisman
delà victoire. Quoiqu'on fasse, un jour viendra peut-être où snn
mon battra la charge, comme le tambour fail de la peau de Ziska.
V.
Ociel! dont son pouvoir n'était qu'un reflet; 6 terre ! dont il fut
un des plus nobles habitants ; aulreîle dont le nom \ivradans l'a-
venir , et qui vis l'aiglon tout nu briser sa coquille! — Alpes qui
le viles planer dès son premier essor, vainqueur dans cent baiailles!
— Kl loi Ruine, qui as vu dépasser les exploits de tes Césars... (hélas!
pourquoi frapchil-il aussi le Rubicon... le Rubicon des droils de
l'homme enfin réveillé... pour se mêler au troupeau des monarques
vulgaires?]'— Egypte, qui vis tes Pharaons oubliés , après un long
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
109
repos, sortir de leurs tombes antiques et tressaillir au fond des pyra-
mides au bruit du tonnerre d'un nouveau Cjfnibvse ; tandis que les
noires ombres de quarante siècles , debout comme des géants sur
les bords fameux du Nil ou au sommet élevé des pyramides, con-
templaient étonnées le désert peuplé de bataillons vomis par l'en-
fer, s'entrechoquant avec fracas et semant le sable aride de leurs
cadavres pour engraisser celle terre inculte I — Espagne! qui, pour
un moment oublieuse de ton Cid , vis ses étendards flotter sur
Madrid' — Autriche! qui vis ta capitale deux fois prise par lui, et
deux fois épargnée, et qui le trahis au jour de sa défaite I — El vous,
enfants de Frédéric... Frédérics, de nom seulement... qui mentez à
votre origine et avez tout hérité de votre aïeul, tout excepté sa gloire;
qui, écrasés à léna, rampants à Berlin, êtes tombés les premiers, et
ne vous êtes relevés que pour suivre votre vainqueur 1 — Toi qui
fus la patrie de Kosciusko , et qui te souviens encore de la dette de
sang contractée envers toi par (Jatlierine, dette qui n'est pas payée;
Pologne! sur qui passa l'ange exterminateur, en te laissant, comme
il t'avait trouvée , déserte et inculte, oubliant tes injures non répa-
rées, tes peuples partagés, ton nom éteint, tes aspiratons vers la
liberté, les larmes que tu as versées par torrents, ce nom même qui
blesse si rudement l'oreille du tyran" « Kosciusko! » Pologne! en
avant I en avant! la guerre a soif du sang des serfs et de leur czar;
les minarets de Moscou , de la cité à demi barbare , brillent encore
au soleil , mais c'est un soleil qui s'éteint! — Moscou! limite de la
longue carrière du héros, toi que le farouche roi de Suède ne put
voir, bien qu'il en versât des larmes qui se glaçaient dans ses yeux ;
toi qu'il a vue, lui, mais dansquel état?,., avec tes tours et tes palais
enveloppés dans un vaste incendie! Pour cet incendie, le soldat
prêta sa mèche enflammée . le paysan le chaume de sa cabane , le
négociant ses marchandises, le prince son palais... et Moscou ne
fut plus! 0 le plus sublime des volcans, devant ta flamme , celle de
l'Etna pâlit; l'inextinguible Hécla s'efface; le Vésuve n'est plus
qu'un spectacle vulgaire et usé devant lequel s'extasient les tou-
ristes : tu t'élèves seul et sans rival jusqu'à ce feu à venir où doivent
s'abîmer tous les empires de la terre.
Et toi, antagoniste du feu! indomptable et rude puissance qui
donnas aux conquérants des leçons dont ils n'ont point profité!...
ton aile de glace s'étendit sur l'ennemi chancelant, et pour chaque
flocon de ta neige, il tomba un héros ; sous les coups stupéfiants de
ton bec et de tes serres silencieuses, des bataillons e^pirèrent à la
fuis en une seule palpitation d'agonie! En vain la Seine cherchera
sur ses rives ses milliers de braves si brillants et si gais ! en vain la
France rappellera sesjeunes hommes sous l'abri de ses treilles; leur
sang coule à flols plus pressés que ses vins : ou plutôt il reste sta-
gnant dans cette glace humaine, dansées momies congelées qui
couvrent les plaines du pôle. En vain le soleil brûlant de l'Italie vou-
drait réveiller ses fils engourdis par le froid : ils ne connaissent
plus ses rayons. De tous les trophées de cette guerre, que verra-t-on
re\enir?... Le char fracassé du conquérant dont le cœur seul est
resté intact. Mais le cor de Roland résonne de nouveau, et ce n'est
pas en vain. Lutzen, oil tomba Gustave au milieu de son triomphe,
voit le Corse vainqueur, mais, hélas! ne le voit pas mourir : Dresde
voit encore trois despotes fuir devant leur maître, leur maître
comme il le fut si longtemps. Mais ici la fortune épuisée l'aban-
donne, et la trahison de Leipsig a vaincu l'invincible : le chacal
saxon abandonne le lion . pour servir de guide à l'ours, au loup et
au renard; et le monarque des forêts retourne désespéré à sa la-
nière où il ne trouve pas un abri!
C'est vous tous que j'invoque , vous tous et chacun de vous! —
Et toi, ô France! qui vis tes belles campagnes ravagées comme un
sol ennemi , et disputées pied à pied, jusqu'au jour où la trahison ,
toujours son seul vainqueur, vit des sommets de Montmartre Paris
subjugué! — Et toi, île d'Elbe, qui. du haut de les falaises, vois
l'Elrurie te sourire, toi l'asile momentané de son orgueil, jusqu'au
moment où, rappelé par une gloire pleine de dangers, il vint re-
trouver cette fiancée qui le pleurait encore! — 0 France! recon-
quise en une seule marche, par une route qui n'était qu'une longue
suite d'arcs-de-triomphe! — 0 sanglant Waterloo, la plus inutile
des batailles! qui prouve que les êtres les jjIus slupides peuvent
avoiraussi leurs succès, victoire obtenue moitié |)ar imbécillité moitié
par trahison! — 0 triste Sainte-Hélène, avec ton lâche geôlier ! —
Ecoutez tous, écoutez Promélhée qui, du haut de son rocher, fait
appel à la terre, à l'air, à l'Océan, à tout ce qui a senti , à tout ce
qui sent encore sa puissance et sa gloire, à tout ce qui doit en-
tendre un nom éternel comme le cercle des années : il leur
donne une leçon bien des fois et bien vainement répétée : « Ap-
prenez à ne pointcommettre d'injustice! «L'n seul, pas dans la route
du droit eut fait de cet homme le Washington du monde; un seul
dans l'autre roule a livré sa renommée incertaine à tous les vents
du ciel; roseau dans les mains de la fortune, verge qui flagellait
les rois; Moloch ou demi-dieu; César pour son pays, Annibal pour
l'Europe, sans avoir conservé leur dignité dans sa chute. El, cepen-
dant, la vanité elle-même aurait pu lui indiiuer un chemin plus
sûr pour arriver à la gloire, en lui faisant remarquer dans ces an-
nales de l'humanité (enseignement trop souvent inutile) dix mille
conquérants contre un seul véritable sage. Tandis que la pacifique
mémoire de Francklin s'élève jusqu'au ciel, en calmant la foudre
qu'il en sut arracher, ou en faisant jaillir de la terre éleclrisée la
liberté et la paix de sa patrie; tandis que Washington laisse son
nom comme un mot d'ordre qui se répétera tant que l'air aura en-
core un écho; tandis que l'Espagnol lui-même, oubliant sa soif d'or
et de sang, oublie Pizarro pour acclamer Bolivar ; hélas! pourquoi
faut-il que ces mêmes vagues atlantiques qui ont baigné les rivages
d'une terre libre, servent de ceinture à la tombe d'un tyran... qui
fut le roi des rois et néanmoins l'esclave des esclaves, qui brisa
les fers de plusieurs millions d'hommes pour renouer ensuite ces
mêmes chaînes que son bras avait rompues ; qui, enfin, foula iiux
pieds les droits de l'Europe et les siens mêmes pour rester suspendu
entre une prison et un trône.
VI.
Mais tout n'est pas perdu : l'étincelle s'est réveillée sous la cen-
dre... Voyez! rH;spagnol basané retrouve son antique ardeur; la
même énergie qui tint les Maures en échec pendant huit siècles, oii
le sang coula des deux côtés tour-à-lour, cette sublime énergie a
reparu... et dans quels lieux'? sous ce ciel occidental où le nom
d'Espagne était naguère synonyme du mol crime, où flottèrent les
drapeaux de Cortès et de Pizarrè : le Nouveau-Monde a voulu mé-
riter son nom. C'est le vieux souffle, aspiré par de jeunes seins
pour ranimer les âmes dans la chair dégradée, le même souffle qui
repoussa les Perses des rivages où était la Grèce où elle était?
Non, la Grèce existe encore. Une cause commune fait battre des
myriades de cœurs comme dans une seule poitrine, esclaves de
l'Orient ou ilotes de l'Occident. Déroulé sur les Andes ou surl'Alhos,
le même étendard flotte sur les deux mondes; l'Athénien porte en-
core l'épée d Harmodius; le guerrier du Chili abjure une domina-
tion étrangère; le Spartiate sent qu'il est redevenu Grec; la jeune
liberté décore le panache des Caciques ; le conciliabule des despotes,
cerné sur l'un et l'autre rivage, essaie vainement de fuir devant
l'Atlantique soulevé ; la marée redoutable s'avance à travers le dé-
troit de Calpé, effleure les côtes de cette France, maintenant à
moitié asservie, inonde de ses flols le berceau de la vieille E.^pagne
et réunit presque l'Ausonie à son vaste Océan : mais repoussé de
ce côté, non pour toujours, il vient se précipiter dans les flots
d'Egée, se rappelant la journée de Salamine. Là, s'élèvent des va-
gues que ne peuvent apaiser les victoires des tyrans. Les Grecs, livrés
à leurs propres forces, et dans les plus rudes extrémités, aban-
donnés, trahis par ces chrétiens qui leur doivent leur foi; leurs
terres désolées, leurs îles livrées au pillage, les discordes et les dé-
lections encouragées, les secours éludés quoique promis, les délais
sans cesse ajoutés aux délais dans l'espoir de rendre la proie plus
facile... voilà 1 histoire de cette malheureuse nation, qui peut s'en
prendre de ses souffrances à de faux amis plus qu'à ses ennemis
acharnés. Mais soit! les Grecs seuls auront afTranchi la Grèce, et
le Barbare, cachant son avidité sous un masque pacifique, n'aura
rien à réclamer dans la victoire. Comment, en etTet, l'autocrate,
roi d'un peuple d'esclaves, pourrail-il afl'ranchir des nations? Plutôt
encore servir le fier musulman que de grossir les hordes pillardes
du Cosaque; plutôt travailler pour des maîtres que de veiller ser-
vilement, esclave des esclaves, à la porte d'un Russe... classés par
troupeaux, capital humain, propriété vivante n'ayant d'autre droit
que son servage, distribués par milliers de têtes, et donnés comme
présent au premier favori du czar, sorte de propriétaire qui ne
goûte jamais le sommeil sans rêver aux déserts de la Sibérie ; ah I
mieux vaut pour les Grecs succomber à leur désespoir; mieux vaut
conduire le chameau que d'être dévorés par l'ours.
VIL
Mais cette aurore qui brille de nouveau, ce n'est pas seulement
sur ces terres antiques où la liberté est contemporaine du temps, ce
n'est pas seulement sur ce pays lointain des Incas dont l'origine se
perd dans la nuit des siècles : l'illustre et romantique Espagne la
voit se lever aussi et rejette encore de son sol le perfide envahis-
seur. Aujourd'hui, ses plaines ne servent plus de champ clos à la
légion romaine et à la horde punique ; le Vandale et le Visigoth
également abhorrés ne souillent plus ses campagnes, et le vieux
Pelage ne réunit plus au sein de ses montagnes les belliqueux an-
cêtres dont dix siècles ont consacré la gloire. Cette semence a porté
ses fruits, comme le Maure se le rappelle en soupirant sur son ri-
vage sombre. Longtemps dans les refrains du villageois et les vers
du poète a vécu la mémoire des Abencérages et des Zegris , de ces
vainqueurs captifs à leur tour et refoulés dans l'empire barbare d'où
ils étaient venus. Mais ces hommes ne sont plus leur culte, leur
glaive, leur empire, ont disparu : pourtant ils ont laissé après eux
des ennemis du christianisme encore plus acharnés qu'eux : un
monarque bigot et des prêtres bourreaux; l'inquisilion et ses bû-
chers, le" rouge auto-da-fé alimenté de cadavres humains, tandis
no
l.nS VFILI.F.KS LITTKRAIRHS ILLl'STllfiK.^.
c|iic le Molorli ralli<>lii|ii(\ ralmc dans sa criiaiiti';, repail rc» jeiix
ini'Xiiialilcsilc ci'lli- Imrriljlof^le d'aguiiic. Uii souverain viulciil on
faible, oil t'>iir-à Icnir I'tiii ol laulrc ol nuMnu lnii.<s Jeux à la fois;
I (iiK'iiil SI! faisant un litre ilc la paresse, une nniilcs^e depuis lonf,'-
lenips licV'éïK'rc'o; lliidulKu d(5(,'ra(ii', cl lo pajsan moins vil, mais '
|)his liiiiuilic ; un rojaniiie di'|H'u^dé, une uuirine autrefois k'"-
liciisi'. inais avant oublié son nictier; une armée, iailis invinciMe,
auii'iird'hui d&orpanisée: les forces ddù sortaient les lames de To-
lède entièreuicnl oisives; les rii'liessijs dos iinys luintainsaflluaiit sur
tous les livages de ri'^uroiii'. luirmis renx de In nation qui jadis les a
eonquises nu prix de son sani<; lalaiit:iieméuie qui pouvait lutter avec
relie des Honioins et(|iH' les nations cm naissaient comnic leur propre
idiome, né>.'lipée uu tomhée dans IHiildi : telle était Th'siiatine. Mais
telle on ne la voit plus, telle on ne la reverra jamais, (.es cnvalii.*-
.«eurs, les plus dangereux de tous, ear ils étaient sortis du sol natal,
ces envaliisseurs ont senti et sentent cliaquejource que peut lecou-
rage maintenant rcireuipc do Numance et de la Vieille Caslillc.
Deiiout! debout' toréador intrépide! le taureau de l'Iialoris renou-
velle ses luugissumciils : ;i cheval, nobles hidalgosl qu'on entende
ce vieu.v cri : « Sain! Jacques el les remparts du l'CspagncI » Oui,
failes-liii un rempart de vos pnilriiios armées ; montrez de nouveau
la barrière qui sut arrêter Napoléon, la guerre exterminatrice, la
plaine déserte , les rues n'ayant d'habitants que les cadavres, la
sauvage sierra garnie de défenseurs jilus sauvages encore, guerril-
leros à l'aile de vautour, toujours prêts h fondre des summcls sur
Iciir proie; les murs de Saragusse, si puissante dans son désespoir
et sa chule, l'homme sentant grandir son courage el la vierge ma-
niant l'épée avec plus de bravoure qu'une amazone, le couteau d'A-
ragon,l'acier de Tolède, la lance fameuse de la chevaleresque Cas-
tille, la carabine inévitable du Catalan, les coursiers d'avant-garde
de l'Andalousie; la torche (jui saura faire de .Madrid un SIoscou, et,
dans tous les cœurs, l'intrépidité du Cid!... ce qui fui, ce qui sera,
ce qui est. En avant donc, ô France I et viens conquérir, non l'iis-
pagne, mais la propre liberté.
VIII.
Mais, que vois-je? un congrès! Quoi I une assemblée pareille à
celle qui sous ce nom sacré aiVranchit l'Atlanticjue... Pouvons-nous
en attendre autant pour noire Europe dégénérée? A ce nom levez-
vous comme l'ombre de Samuel sous les yeux de Saùl . prophètes
de la jeune liberté, évoqués des climats lès plus lointain.; ; parais,
Henry (1), Demosthenes des forêts, dont le tonnerre fait trembler le
Philippe de l'Océan; parais, ombre énergique de l'raneklin, montre-
toi revêtue de ces éclairs que lu sus désarmer; et loi, Washington,
dompteur de tyrans; éveillez-vous : faites- nous rougir de nos
vieilles chaînes ou enseignez-nous ."i les briser. Mais quels hommes
composent ce sénat d'élus destinés Ji rendre la liberie aux peujjles?
(^ucls hommes ont rcssuscilé ce nom con.sacré, appliqué jusqu'ici à
(les assemblées dont le but était le bonheur du genre Immain?...
C'est la Sainte-Alliance, qui prétend que trois sont touti Irinilé ter-
leslre iniitanteelle descieux comme Icsiiige imite 1 homme! Pieuse
unité I formée dans un but unique... celui de faire de trois imbé-
ciles un Napoléon. Comment donc! mais les dieux des Egyptiens
étaient lout-h-fail rationnels si on les compare à ceux-ci : leurs
chiens et leurs Itœul's savaient se tenir à leur place, et, tranquilles
dans leur chenil ou lenrétable, ils ne s'inquiétaient de rien, pourvu
qu'ils fussent bien nourris; mais ceux-ci, ayant plus grand appétit,
demandent encore quelque chose d'aulrc : il leur faut le pouvoir
d'aboyer et de mordre, de jouer des cornes et d'évenirer. Ah!
combien les grenouilles du vieil Esope élaienl plus heureuses que
nous : nos soliveaux, à nous, sont vivants, el, s'agilant malicieuse-
ment eii et là; ils écrasent des nations entières sous leur stupidc
poids : car tous ont anxieusement à cœur d'épargner toute besogne
à la grue révolutionnaire.
IX.
Trois fois heureuse Vérone! depuis que la monarchique trinilé
fait luire sur loi sa sainte présence; fière d'un tel honneur, ta per-
fide ingratitude oublie la tombe vantée de tous les Capulels; lu ou-
blies les Scallgors... Qu'élail-ce en elTet que ton Can Grande (2) ou
grand chien ;je me hasarde h traduire le nom) auprès de ces roquets
sublimes? Tu oublies aussi ton poète Catulle dont les vieux lauriers
font place h des liuriers nouveaux (3); ton amphithéAlre oij s'assi-
rent les Itomains, l'exil de Dante protégé par les remparts, et cet
heureux vieillard dont nous parle Claudien, pour qui le monde était
(1) Celui qui, en 1765, osa dire en plein p.uiement : « César tul
Rrulus; Charles I" son Cromwell; el Georges lit (inlcrruplion
C.oorgcs III fera bien de profiter de leur cxcniplc. »
(î) Cane I delta Scala, surnomme le grand ])odestat de Vérone el pro-
tecteur (lu Dante, morl en 1329.
(3) Hippolifle Pinderaonlc, poète bucoli.iuc moiierne, est né k Vérone.
ut son
')
rcnlormé dan* les miift, et qui ne connaissait pas mi'^mc les cim-
pagnos d'à Icnlour ( oh ! puissent les holes ruynux que l.i;r in
ceinte contient uiijourd liui l'imiler sous ro rapport, et nr>,
sorlirl). . Oui, pou.sst;/. des viiatl f.iilci des inscripliiuis' .
houleux inonunieiilH pour dire à la t> ran nie que lu monde
son joug avec bonheur! KncoMd)rcz le Ihejlirn dans votre ■
siasine monarchique : la comédie n est p.Ls sur In scène .
lacle est riche en rubans <!l en décorations. O patiente ll,i.. .
peux le contempler à travers les barreaux de ton carhol : bam <!■
mains, on le le jierinel ; pour cela ilu moins les mains enchalni'
siémi ene.,i.' libres.
Spectacle magnifique I vojez ce petit maître de czar, arbitre il'
valses et de la guerre , conVoilant les applaudissements comme ;,
convoite un royaume, et aussi jiroprc à eocpielcr (|u'ii gouvernei :
Apollon (^almouk avec l'esprit d'un Cosaque, ayanl des inspira-
tions généreuses toutes les fois que la gelée ne vient pas les dureii
un moment dilalées par uu dégel libéral . mais glacées de neuve.. .
par la première matinée un peu froide ; ri'avant aucune répugnati'
coniru la vraie liberté, si ce n'est parce quelle rendrait les nalioi-
libres. Obi qu<ï l'impérial dandy parle bien des douceurs de la pai\ '
Connue il aU'ranchirail volontiers la Grèce... si les tîrecs voulauMii
seulement se faire ses esclaves! Avec quelle générosité il rend anv
Polonais leur diète, pour ordonner aussilAl l'i la lurbulenlc Pologi
de se tenir tranquille! Avec quelle bonté il s'empresserait d'envoy
sa douce Ukraine el ses aimables Cosaques faire la leçon à ri'>ii,i-
gnel avec quelle complaisance il montrerait à la lièVe Madrid sa
charmante el impériale personne, si longtemps inconnue au Midi :
faveiu' qui ne coule pas cher, le monde lésait, qu'on ail les Kusscs
pour auiis ou pour ennemis! Poursuis, homonyme de l'illustre
fils de Philippe : La Harpe, ion Arislole. te fait signe d'av.incc-r ; ce
que fut autrefois la Scylhie ]pour le roi de Macédoine . puissent les
ravages del'lbérie l'être pour toi et les tiens ! Cependant ! o ei-devanl
jeune homme, rajipelle-loi le destin de ton grand devancier sur les
rives du Pruth : tu as pour l'aider, si pareille chose l'arrivait, bien
des vieilles femmes, mais pas une Catherine. L Espagne aussi a des
rochers, des lleuvcs, des défilés .. l'ours peut tomber dans les pièges
du lion. Les plaines brûlantes de .Xérès ont élé fatales aux tjoths :
crois-tu que ceux qui ont vaincu Napoléon posent les armes devant
loi ? Tu feras mieux , crois-moi , de regagner tes déserts , de trans-
former les sabres en socs de charrue, de raser cl décrasser les H i-
kirs, de délivrer les Etats du servage cl du knout, au lieu de sui\ i
eu aveugle celle route fatale el d'infester de tes sordides lésions ilc^
pays dont le ciel el les lois sont également purs. L'Espagne u a
|ias besoin d'engrais; le sol y est fertile, mais il ne nourrit point
l'ennemi : ses vautours ont élé repus naguère; voudrais-tu leur
fournir une nouvelle proie? Uélas! ton rôle ne sérail point celui
de conquérant, mais de pourvoyeur. Je suis Diogène, et le llusse et
le llun se licnncnt devant mon soleil et celui de bien des millions
d'hommes; mais si je n'étais Diogène, j'aimerais mieux être un ver
rampant qu'un pareil Alexandre! Soit esclave qui voudra, le cyni-
que restera libre : les parois de son tonneau sont plus solides que
les remparts de Sinopc : il continuera de porter sa lanterne aux
visage des rois pour chercher parmi eux un honnête homme.
Et que fait la France, celle prolifique pairie du ncc-plus-ullrn dc9
ullras el de leur bande mercen.iire?Que fuit-elle avec ses chambres
bruyantes et sa tribune que l'orateur doit escalader avant de pr
noncerun mot, el où. dès qu'il a pu dire ce mol, il s'eiilend rép ■
dre en écho : « Vous avez menli! » Nos communes britannique»
daignent quelquefois dire : <■ Ecoulez! » un .sénat gaulois a plus
de langues que d'oreilles. Benjamin Constant lui-même, leur uni-
que niailredaus l.i lultc parlemenlaire, n un duel le lendemain piun-
justifier sou discoui-s de la veille : mais la chose coule peu h de vé-
ritables Français, ipii aiment mieux se battre que découler, fût-ce
en fnccde leur père. (,)u'esi-ce que présenter sa poitrine à une balle,
en comparaison du sup[dice d'écouler un long discours sans inter-
rompre? Celte habilude. il est vrai, ne régnait pas dans l'ancienne
Rome, quand Cicéron y lançait les foudie? de sa voix ; mais Demo-
sthenes semble avoir sanctionné la mélhodo française en disant (jue
rélo(|uencc « c'est l'action ! l'action ! »
XII.
Mais où est le grand monarque ? a-t-ll bien dîné? ou gérait-il en-
core sous le poids douloureux de I indigestion f Les pâtés révolu-
lionnair. s se sont-ils soulevés el ont-ils changé en prison l'impé-
rial estomac ? Des mouvements alarmants ont-ils agile les troupes,
ou bien aucun mouvement n'a-t-il suivi des soupes assaisonnées
OEOVftES COMPLETES DE LOUD BYRON.
HI
parla trahison? Des cuisiniers carbonari aiirateni-ils servi de fa-
tales carlionades? nu les prescriptions cruelles de la Faculté ont-
elles défendu la réplélion? Alil je lis dans (es regards abattus la
traliisou que la France exerce par la main de ses cuisiniers! Digne
et clas.-iqiie Louis! ah t qu'il est peu désirable, diras-tu, de jouer le
rôle de Désiré! Fallail-il quitter le vert séjour du paisible Hartwell, une
laide d'Apiciusetlesodes d'Horace, pour venir gouverner un peuple
qui ne veut pas être gouverné , et préfère les verges à un sermon ?
Ali! ton caractère et tes goûts ne te destinaient pas au trône ; lu es
beaucoup niieuï placé à table, doux épicurien, hôte bienveillant ou
bon convive, causant de littérature et sachant par cœur la moitié
He l'Art poétique et tout l'Art culinaire ; toujours homme d'éruJi-
lion, hornnie d'esprit parfois, humain quand la digestion le permet;
mais peu fait pour gouverner un pays libre ou esclave ; la goutte
était pour toi un martyre assez grand.
xm.
Ne consacrerai-jc j)as une phrase à la noble Albion "? ne lui paie-
rai-je point le tribut de louange que lui doit tout vrai Brelon ? «Les
arts... les armes... Georges... la gloire... les îles... l'heureuse Bre-
tagne... le sourire de la Richesse et de la Liberté... ces blanches fa-
laises qui ont tenu l'invasion en respect... les sujets satisfaits , tous
à l'épreuve 'e l'impôt... le fier Wellington avec son bec d'aigle, ce
iiez, ce crochet auquel est suspendu l'univers... et Waterloo... et...
(chut! pas un mot encore sur le commerce et la dette)... et le ja-
mais... assez... regretté CasUereagh, qui deson canif, l'aulrejour, a
coupé le cou à une oie (1)... et les pilotes qui ont maîtrise cette tem-
pête enorm*?... (mais gardons- nous, même pour la rime ,de nommer la
réforme) : n ce sont là des sujets qu'on a chantés bien souvent jus-
qu'à cejour, et ilme semble superflu de les chanter de nouveau : on
les trouve dans tant de livres qu'il n'est pas du tout nécessaire qu'on
les trouve encore ici. Mais il est un fait que l'on peut célébrer avec
raison, et qui plus est en observant la rime. C'est ce que ton génie
lend possible, ô Canning! toi qui, élevé pour faire un homme
d Klat, étais né d'abord homme il'esprit, et qui jamais, même dans
celte slupide chambre, n'as pu abaisser ton essor poétique jusqu'à
la platitude de ia prose : notre dernier, notre meilleur, notre seul
oraleur, je puis maintenant te louer... les tories n'en font pas da-
vanlage;que dis-je?ils n'en font pas autant... ilsle détestent, Can-
ning ! parce que ton génie les épouvante encore plus qu'il ne les
soutient. Les limiers se rassembleront à la voix du chasseur , et la
meule docile suivra partout ses pas; mais ne prends pas pour des
marques d'affection leurs abois et leurs clameurs : c'est une menace
pour le gibier, et non un éloge à ton adresse ; bien moins sûrs que
la meule ;i quatre pieds, ces bipèdes vont rélrogradersur la première
piste douteuse. La sangle de In selle n'est pas encore bien aflermie,
i le royal étalon n'a pas le pied très sûr ; le vieux cheval blanc est
lourd , sujet à broncher cl à se cabrer , et de temps en temps l'il-
lustre monture se vautre dans la boue avec son cavalier ; mais pour-
quoi s'en étonner ? bon sang ne peut mentir.
XIV.
Mais la propriété rurale! hélas! quelle langue ou quelle plume
pourra déplorer le sort de nos gentilshommes sans campagne, les
derniers à faire cesser le cri des combats, les premiers à faire de la
paix une maladie? Pourquoi étaient-ils faits ces patriotes de vil-
lage?... pourchasser, voler et faire hausser les céréales. Mais le
blé doit tomber comme toutes choses mortelles, les rois, les con-
quérants et surtout les prix du marché. Faut-il donc que vous tom-
biez vous-mêmes à chaque épi de blé qui tombe? Pourquoi, s'il en
est ainsi, avcz-vous combattu le pouvoir de Bonaparte? C'était là
voire grand Triplolème; son ambition ne détruisait que des royau-
mes et mainlcnait les prix de vos denrées : à la grande salisfaclion
de tout propriétaire, il pratiquait en grand l'alchimie agraire, la
hausse des fermages. Pourquoi faut-il que le tyran ail succombé de-
vant les Tartares, et qu'il ait réduit l'orge à des prix aussi bas?
, Pùunjuoi l'avoir enchaîné dans celte île solitaire? L'homme vous
servait bien mieux sur son trône. A la vérité, il gaspillait sans me-
sure l'or et le sang; mais que vous faisait cela? là France en portait
le blâme ; mais le pain était cher, le fermier pouvait payer sa rente,
et au jour de l'adjudication l'acre de terre se louait à bon prix. Vais
où est maintenant l'excellente aie qui se buvait en signant la quit-
tlance? où est le tenancier fier de sa bourse bien garnie, et connu
pour n'èlre jamais en relard? la ferme qui n'était jamais sans fer-"
mier ; le marais accaparé pour le transformer en terre productive;
l'espoir impatient de l'expiration des baux où l'on pouvait doubler
les loyers?... 0 malheurs de la paix! En vain Ton adjuge des prix
pour e.\ciler le zèle du cullivaleur ; en vain les communes volent un
(1) Le suicide de Castlereagh, lord Londonderry, au mois d'aoùl 1S2-?,
fit place dans le cabinet à Canning, qui prépara la réforme.
bill palriolique ; l'intérêt territorial (vous comprendriez mieux si je
disais lintérèttoul court)... l'intérêt égoisle des propriétaires ruraux
gémit de comté en comté : on redoute que l'abondance ne vienne
atteindre le pauvre. Relevez-vous donc, relevez-vous, ô renies! éle-
vez vos prix pour que le ndnistère ne perde pas cent voLx, et qu'un
patrioiisme délicat et susceptible à l'excès ne fasse pas descendre le
pain au niveau du cours : car, hélas! les pains et les poissons, si
recherchés autrefois, ont disparu... le four est clos, l'Océan est à
sec ; et de tous les millions dépensés il ne reste rien que la néces-
sité d'être modérés et contents. Ceux qui ne le sont pas ont eu leur |
lour... et chacun tire son lot de l'urne impartiale du sort; mainte- '
nant,que leur vertu trouve en elle-même sa récompense, et qu'ils se
contentent des biens qu'ils ont préparés! "Voyez la foule de ces Cin-
cinnatus sans gloire , fermiers à la guerre, dictateurs dans la ferme ;
leur soc de charrue était l'épée dans des mains mercenaires; leurs
champs s'engraissaient du sang versé sur d'autres rivages : tran-
quilles dans leurs granges, ces laboureurs de la Sabine envoyaient
leurs frères combattre au dehors... pourquoi? pour les fermages!
Année sur année, ils votaient cent pour cent d'augmentation aux
articles du budget, c'est-à-dire notre sang, nos sueurs, des mil-
lions arrachés avec des larmes... pourquoi? pour les fermages. Ils
hurlaient, dînaient, buvaient, juraient de mourir pour l'Angle-
terre... pourquoi vivre alors?... pour leurs fermages. La paix a fait
des mécontents de tous ces patriotes de la hausse. La guerre, c'était
la rente. Commenl concilier avec leur amour pour la patrie tous les
millions dépensés en pure perte?... en tenant compte de la rente.
Et ne restitueront-ils pas tous les millions avancéi û l'Etat? Non :
que tout périsse , pourvu que les fermages se relèvent ! Pour eux,
bonheur, malheur, sanlé, richesse, joie ou déplaisir, l'existence, son
but et sa fin, religion enfin, tout se résume dans ce mot ; la rente !
Tu vendis ton droit d'aînesse, Esaii, pour un plat de lentilles; tu
aurais dû obtenir davantage ou être moins gourmand; maintenant
que tu as avalé ta portion, toute réclamation est inutile : Israël dé-
clare le marché valable. Tel a été, propriétaires , votre appétit pour
la guerre; et tout gorgés de sang, vous criez pour uneégialignure i
Eh quoi! voudriez-vous étendre jusqu'aux ecus le tremblement da
terre qui vous afflige , et parce que la propriété territoriale s'écroule,
entraîner dans sa ruinele papier consolidé ? Pour que les formages se
relèvent, faut-il que la banque et la nation (lérissent, et que l'on
fonde à la Bourse un hôpital des enfants trouvés? Voyez, au milieu
des angoisses de la religion , notre mère l'Eglise pleurer, nouvelle
Ntobé, sur les dîmes, ses enfants. Les prélats s'en vont où sont
allés les saints; et les orgueilleux cumuls se réduisent à l'unité. L'E-
glise , l'Etat, les factions luttent dans les ténèbres, ballottés par le
déluge dans leui- arclie commune. Dépouillée de ses évoques, de ses
banques, de ses dividendes, une autre Babel s'élève... mais la Grande-
Bretagne touche à sa fin. Et pourquoi? pour assouvir d'égoisles be-
soins et soutenir le fragile édifice de ces fourmis agricoles. «Va voir
les fourmis, paresseux, et que leur exemple te rende sage; » ad-
mire leur patience dans tous les sacrifices , jusqu'au jour où une
leçon a élé donnée à leur orgueil, pour prix de tant d'exactions et
de tant d'homicides : admire leur juslice qui voudrait refuser Je
paiement de la dette nationale... mais cette dette, qui donc l'a élevée
si haut ?
XV.
Tournons maintenant notre voile vers ces rocs inconstants, ces
nouvelles Symplégades... les fonds publies aujourd'hui chancelants,
la Bourse, où Midas pourrait voir son désir satisfait en papier réel ou
en or imaginaire. Ce magique palais d'Alcine étale plus de richesses
que la Grande-Bretagne n'en eut jamais à perdre, tousles atomes
deson sol fussent- ils de l'or pur, et tousses cailloux fussent-ils sem-
blables à ceux des bords du Pactole. Là joue la fortune en personne :
la rumeur publique tient les dés, et le monde iremble à chaque ia-
slant d'apprendre la chute d'un courtier. Que l'Angleterre est riche!
non pas à la vérité en mines de métaux précieux, en paix ou abon-
dance, en Wés, huiles ou vins : ce n'est pas une terre de Chanaan,
Couverte de miel et de lait; elle n'a pas non plus force argent comp-
tant, si ce n'est en sides ou talents de papier; mais ne fermons pas
non plus les yeux à l'évidence, jamais terre cln-étienne ne fut si
riche en juifs. Sous le bon roi Jean , ils se laissaient arracher leurs
dents; et niaintenant, ô rois, ils vous arrachent lout doucement les
vôtres; ils soumettent à leur contrôle les Etals, les événements, les
rois, et font circuler un emprunt de l'indus au pôle. Trois frères,
un banquier, un courtier, un baron, volent au secours des illustres
banqueroutiers (|ui réclament leur aile. Et ils ne s'en tiennent pas
aux rois : la Colombie voit de nouvelles s|)éculalions suivre chacun
de ses succès ; et Israël, devenu philanthrope, daigne tirer un mo-
deste intérêt de l'Espagne épuisée. La Russie ne marche pas non
plus sans l'appui de la race d'Abraham; c'est l'or cl aou le fer qui
prépare les triomphes des i;onq«6i-ant8. Deu* juifs, deux rejetons
du peuple choisi, trouvent dans ^tpp^ pays la terre promise; deux
juifs maintiennent les Romains sousle j'oiig el ;ij)puieut le Hun
maudit, plus brutal maintenant que jamais : deux juifs... mais non
413
LES VEI1>LÉES LinÉUAIllLS ILLUSTRÉES.
doii.i samaritains diriKCiil If monde avec tout res(iril de leur
scclc. ()iip Iftirfaitle Ixinhciir de la terre? Un cnnprt-s est jeurnoii-
vello Jf^riisalcm. et des litres de l)arnns et des ordres rlievalcrcsqucs
forment l'appAi i|ui les y attire... 0 saint Aliraliam! (|uedis-tii quand
lu vois tes descendants se mêler aver ces pourceaux couronnés,
)e.-:(iucls ne craclient pas sur leurs casaques juives, mais les hono-
rent comme faisant partie du corlé(;e? Hue dis-tu quand tu les vois
encore, dans cette Venise où vécut Shylock , couper leur livre de
cbair près du cœur des nations?
XVI.
Ctranpe spectacle que ce congrès I il semble destiné à réunir toutes
les incohérences, tousles
contrastes. Je ne parle
pas ici des souverains...
ils se ressemblent tous,
comme des pièces frap-
pées au même coin ; mais
tes banquistes, qui font
jouer les marionnettes et
tirent les ficelles, offrent
cent fois plus de variété
que CCS lourds monar-
ques. Juifs, auteurs, gé-
néraux , charlatans , in-
triguent aux jeux de
l'Kurope émerveillée de
leurs vastes desseins. I.à,
Mellernich , le premier
parasite du pouvoir, ca-
jole tout le monde ; là
Wellington oublie la
guerre; là, Chatcaubriant
ajoulede nouveauxcbanis
à ses Martyrs ; là, le Grec
subtil intrigue pour le
slupideTartare; là. Mont-
morency, l'ennemi juré
des chartes, devient lout-
à-coup un diplomate de
force à fournir des arti-
cles au Journal des Dé-
bats; selon lui, la guerre
est certaine... mais pas
si certaine encore que
sa démission insérée le
même jour au Moniteur.
Hélasl comment le cabi-
net des Tuileries a-t-il
pu commettre une pareille
erreur? La paix vaut-elle
un ministre ultra' il tom-
be peut-être pour se rele-
ver « presque aussi vile
qu'il a conquis l'Espa-
gue (i). »
xvn.
Assez sur ce sujet!.,.
Un spectacle plus pénible L'Age de Bronie.
appelle le regard de la
muse qui s'efforce en
vain de détourner les
yeux. La fille et l'épouse
d'un empereur . l'impériale victime offerte en sacrifice à l'or-
gueil •. la mère de cet enfant, espoir du héros, jeune Asiya-
nax de la moderne Troie; l'ombre pâle de la plus haute sou-
veraine que la terre ait iamais vue ou puisse jamais voir , la
voilà qui voltige parmi les fantômes du jour, objet de pitié,
débris d'un grand naufrage. 0 cruelle ironie ! L'Autriche ne
pouvait-elle épargner sa fille? Que fait IN la veuve de Frairce?
ba place était près des vagues de Sainte-Hélène; son seul trône
est dans la tombe de Napoléon. Mais non , elle veut encore
tenir sa cour en miniature, escortée de son formidable cham-
bellan , de cet Argus belliqueux dont les yeux, sans être au
nombre de cent (î) , la surveillent au milieu de ces pompes misé-
(1) Vers de Pope appliqué à lord Peterboroug.
{%) Le comle de Neipperg, chambellan d« Marie-Louise, et bientôt son
digue époux, était borgne.
râbles. Si elle ne partage plus , si elle ne partagea que de nom
un sceptre plus beau que celui de Charlemagne , et s'étendant de
Moscou jusqu'aux mer» du Midi, elle gouverne du moins le pastoral
empire du fromage où Parme voit le voyageur accourir pour noter
les costumes de cette cour d'emprunt. Klle s'avance : les nations la
Contemplent et safflit'ent; et Vérone la voit dépouillée de tousse»
rayons, avant même que les cendres de son époux aient eu le temps
de refroidir dans un sol inhospitalier... (si toutefois ces cendres re-
doutables peuvent jamais être froides... mais non , l'étincelle s'y
ranimera, et elles briseront leur cercueil). Elle s'avance... l'Andro-
maque... non celle de Racine ou d'Homère... Voyez 1 elle s'appuie
sur le bras de Pyrrhus I ouil ce bras droit, rouge encore du sang
de Waterloo, quia brisé le sceptre de son époux, ce tiras est offert
et .iccepté ! Une escla-
ve ferait-elle plus... ou
moins?... El lui , dan*
sa tombe récente)... Les
yeux , les joues de cette
femme ne trahissent au-
cune lutte intérieure ,
et l'ex - impératrice est
devenue ex-épousel Tant
il y a de respect dans le
cœur des rois pour les
plus sacres liens de l'hu-
manité I Ahl pourquoi
épargneraient-ils les af-
fections des hommes,
quand les leurs ne sont
rien à leurs propres
yeuxT
XVUJ.
Mais , fatigué de folies
étrangères , je reviens au
Says natal et me contente
'avoir esquis.sé ce grou-
pe... le tableau viendra
plus tard. Ma muse était
sur le point de pleurer;
mais avant qu une larme
tùl tombée, elle a vu sir
William Curtis, en jupe
écossaise , entouré des
chefs de tous les clans
des Highlands qui vien-
nent saluer leur frère,
Vich lan l'aldermanl
Guildhall (1) devient ga-
ëlique , et ses échos ré-
pètent des acclamations
en langue erse : tout le
conseil de Londres pous-
se le cri de « Claymore la
En voyant le tartan de la
fière Albyn ceindre com-
me un baudrier l'énor-
me aloyau d'un Celte de
la Cité, ma muse éclata
d'un rire tellement im-
modéré, que je m'éveil-
lai... et , ma foil ce n'é-
tait pas un rêve.
C'est ici, lecteur, que
nous nous arrêterons... et si l'on ne trouve rien de mal dans ce
premier carmen , peut-être en aurez-vous un second.
(1) Maison municipale à Londres.
FIN DE L'AGB de BBONZB.
-^»^g®^t«3-
ŒUVUES COMPLÈTES DE LORD BYKON.
113
LE
PRISONNIER DE CHILLON
Nulle pari lu n'es plus
SONNET.
Souffle (éternel de rSme indépenilanle
liriilanle qu'au sein des
cacliols, ô Liberté I car
là lu habites dans le cœur ,
le cœur que Ion seul a-
niour peut captiver: et
quand tes fils sont plon-
gés dans les fers... dans _^
les fers et dans la téné-
breuse horreur d'un ca- ^
veau humide, leur mar- jgy
tyre prépare le Iriomphe ^"
de leur patrie : c'est de là
qu'une glorieuse indé-
pendance prend son vol
sur l'aile de tous les vents.
Cliillon ! ta prison est dé-
sormais un sanctuaire ;
son Irisie pa\é est ua
aulel.... car il a été ioulé
par Bunnivard, et ses pas
vont laissé leur empi'ei nie
comme dans un champ.
Que personne ne fasse
disparaître ces traces :
c'est un appel contre les
tyrans porte devant Dieu.
1.
Mes cheveux grison-
nent, mais ce n'est point
ra>uvi-e des années; ils
M ont pas non plus blan-
chi en une nuit comme
il est arrivé à quehjues
hommes par l'etrel d'une
tfi-reur soudaine. Mes
membres sont courbés,
mais non sous le puids
du ttavail; ils se sont
rouilles dans un ignoble
re[ios ; car ils ont élé la
pi nie d'un cachot , et j'ai
parlagé le sort de ceux à
qui l'on a ravi . inlerdil,
comme un fruit défend ii,
la jouissance de la terre
et de l'air. Mais ce fut
pour la foi de mon père
que je subis ces chaînes
et recherchai la mort :
mon jière mourut sur le
chevalet eu refusant d'a-
bandonner sa ci^-,yanee,
cl, pour la même cause, ses enfants ont habile les tcnèlire?
d'un cachot. Nous élions sept.... il n'en reste plus qu'un; sx
jeunes hommes et un vieillard ont fini comme ils avaient com-
mencé, fiers de succombera la rage des persécuteurs. L'un sur le bû-
cher, deux autres surleschamps de bataille ontscellé leur croyance
de leur sang et sont morts comme était mort leur père, pour le
Dieu que leurs ennemis bla.sphémaient : trois ont été jetés dans les
cachots, et je suis le dernier débris de ce naufrage.
(1) François de Bonnivard, seigneur de Lunes, né, en 149B, et bénéfi-
ci.iiredu prienvé de St-'Victor, aux (lorles de Genève, défendit los.liljr-
té= de cette ville contre le duc de Savoie. Livré à ce prince en 1519, il l'ut
eui|iri<onné pendant deux ans à Grolée. Mis en liberté, il l'ut repris en
IS.'.O, et enfermé au château de Chillon jusqu'en 1536. DAlivré alors par
les Oernois qui s'emparèrent du pays de Vnud, il eut le lionlicur de
retrouver Genfive libre ; il y créa des institutions utiles et mourut
en 1570. I.e poèine de Byion fut composé i^ Oiichy, près de Lauzaïuie, en
juin'S!6.
IL
On voit sepl piliers de structure gothique , dans les vieu.x et pro-
fonds cacbcds de C.hillou , sept colonnbs massives et grisâtres qu'é-
claire faiblement une lumière captive, un rayon du soleil qui s'est
trompé de route et, tombant à travers les feules et les crevasses de
l'épaisse muraille, est resté croupissant sur le pavé humide comme
le météore à la surface d'un marais. Or, à chaque pilier, on voit un
anneau et à chaque anneau une chaîne : ce fer est un métal cor-
rosif, car ses dents ont laissé sur mes membres des marques qui ne
s'effaceront plus, jusqu'à ce que j'aie enfin qi«itté ce jour nouveau
pour moi, et douloureux îi des yeux qui n'ont point vu ce beau so-
leil pendantdesannées...
je n en puis dire le nom-
bre, car j'ai cessé ce long
et pénible compte quand
le dernier de mes frères
tomba et mourut, moi
-^ resté gisant à coté de lui.
IIL
Chacun de nous avai,
été enchaîné à un pilier
et nous étions trois ..
mais seul à seul, dans
l'impossîiilité de faire un
seul pas, et d'apercevoir
mutuellement nos traits,
si ce n'est à cette clarté
pâle et livide qui nous
rendait méconnaissables
l'un pour l'autre.
Ainsi réunis... etpour-
tanlséparés , les mains
chargées de fers et le cœur
plein de tristesse, nous
trouvions encore quel-
que douceur, privés des
plus purs éléments de
l'exislence terrestre, à
pouvoir converser entre
nous, à nous conforler
l'un l'autre |iar quelque
vieille légende , quelque
chaut héroïque d'autre-
fois où nous puisions un
relour d'espérance; mais
à la longue celle ressour-
ce même languit : nos
voix priren t u n ton lamen-
table comme un écho des
voûtes du cachot; de
pleines et sonores qu'el-
les étaient autrefois, elles
devinrent discordantes;
ce pouvait èlre une illu-
sion , mais pour moi je ne
les reconnaissais plus
Léman baigne les murs de CUi
de profi
on, les ondes coulent à mille pieds |V^
ndeur.
J'étais l'ainè des Irois,
et mon devoir était de
raffermir , de consoler les
autres : j'y fis de mon mieux , deux ne restèrent pas en arrière.
Le plus jeune , que mon père chérissait , parce qu'il avait les trails
de noire mère, avec ses yeux bleus comme le ciel... c'est pour lui
suvtout que mon âme souffrait! et, en vérité, c'était poignant de
voir pareil oiseau dans pareil nid; car il était aussi beau que le
jour (et autrefois le jour était beau à mes yeux comme à ceux des
jeunes aigles en liberté) ; aussi beau qu'un de ces jours du pôle qui
embrasse toute la durée d'un élé sans sommeil et sans nuit . enfant
du soleil éclos dans sa couche de neige. U en avait la purelé et l'é-
clat : doué d'une aimable gaîlé, il n'avait de larmes que pour les
maux d'aulrui , et alors elles coulaient abondantes comme le ruis-
seau des montagnes, à moins qu'il ne fût en état de soulager les
souffrances dont il ne pouvait supporter la vue.
V.
L'autre avail nue àmo non moins pure, mais la iialure l'avait fait
8
in
I.RS VKII.LKlîîî UTTÉnAIRliS ILI.USTIlfCI-g.
|i«piii' los conihiils : rolni-lc dn cnrps , soil ciuiMCi' cùl bravi' In
monde ciiliir iiiiiii- c»niio lui : il < Inil l\ill pour iirir avec joli*
I'll roinl);il(anl ;m piciiiliT ranj;.... Minis non pour l,iii(;uir ihiiis les
rhaliies. I.r' rli(piells tie ses fers nliallit m force ilftiiie : je le \i<
snlTnlsser en silence... pcul-ftire en fiit-il nulaiit di' nioi ; mais jc
faisais ions iiie^ ell'nrls pour laninierei-s restes dune lainillc elnVie.
Mon fri>reélail un chasseur des monla^nesanseindesquclleR il avait
poursuivi li' daim et le loup ; pour lui, ce carlinl ilait un poulTre, e(
(le-; eliaiiies h se» pieds loi semlilaieiil le dernier cli-s maux.
VI
Au pied des murs de Chillun , les llols imnienses du lac Lc'man
s'enfiincent à uni- profoiuleur de mille pieds • c est ce qu'a mesuré
la sonde du haul des Idanes créncauv ipie l'onde environne Vapucs
et iniiraillcs enloureiil ce lieu d'un doiihle rempart, el en font un
vivant loinheau. Notre souihre eaveau était plus i as (jne la surface
du lac, dont jnur et nuit nous enleiidious clapoter les flots : i| bat-
lait snns cesse autour de nos lentes, cl souvent en hiver, quand les
vents inipélneu.\ se jouaient libres el heureux dans le ciel, j'ai senti
l'éciirne de londe pénélicr h travers les barreauv; et alors le roc
Ininu^ine s'ébranlait : je le sentais remuer sans m émouvoir luoi-
iiiAmc . car j'aurais souri à une mort tjui ertt brise mes fers.
Vil.
J'ai dii (|uc fè moins jeune de mes frères languissait, et que son
cœur puissant .se laissait ahaltre : bieiilùl il refusa loiil'- nomriliire,
non parce que nos alimenls élaient gC','*sl'er? , <-ar noils étions ac-
coutumés à la vie «lu cliasseur , et <;"''lail )à le nioiiidif- do nos
soucis • au lait de la clièvrc des iiioiilagncs on avail .sulHiilué
l'eau des fossés: notre |)ain était celui que les larme; d>'s prisiii-
niers ont mouillé rendant des siècle^ , d.-puis que rii'omo" a osé
enfermer son semblable comme une bêle f.irouplie ilaiisiiiic r;ir;e ijç
fer. Mais que nous importait à nous i>u à lui? Ij- n'élaii [loinl ce
régime qui afl'aiblissail ses fticmbrçs et sofi cœur. L'3nie demon'
fr^^e était de celles que glacerait le séjour iiiîmc d un palais. >aii.s l;i
facilité de parcourir les flancs escarpés J'Ia monta-nc ri d'.v i«-'
pirer un air libre, itlais pourquoi ne poinl le dire toiu de siiiiç^.
Il niourul; je le vis , et iic pus souteijif sa léto . ni lUIrindre ^a
main monrante .. ni même sa main Kl.ici5e par la iiiort... malgré
tous mes clVoris, mes cITcnts désespérés pour briser ou ronger iTiçs
fers. Il mourut... alors les geûlieis délarlièrcnl sa eliaiiie el crcù-
s(;rcnt pour lui une fosse profonde dans le sol glacé dr nidri' prison.
JCn vain , je les priai , je les suppliai en grâce de mettre son l'orps
périssable dans un lien où brilljt le jour.,, sans doute , c'était une
pensée absurde; mais elle s empara d'elle-inCnie de nion cerveau,
et II me semblait que, même dans là inorl.cc cour né libre ne sau-
rait reposer au fond d'un cachol. J'aurais pu m'epartjner des êiip-
plicalions inutiles : ils ne me répondiri'iit que par un sourire gla-
cial, et le mirent dans la lo.sse préparé : : un sol plat et sans gazon
.s'étendit sur l'être que j'avais tahriju'i"; sa chaftiç vide rç^tà siis-
pendue au-dessus, digne monumedt'd'un pSVC'^ ïfiÇUr'.re-
VIII,
Mais l'aulre, le favori, la llenr de noiie maison, le plu$ ijijné dç-
)iiiissa naissance. I image de sa mère par la beauté des Irafts; f'é'ri-
laiil rliéi i de toute la famille, la suprême pensée d'un père marlv r, ma
ilernicir sollicitude .'i moi-même, el le seul être pour lequel j essayais
de retenir ma vie, alin que la sienne lut moins malheureuse, et
ipi'll put voir le jour de la liberté; lui aussi, qui jusque-là avait con-
servé sa gatlé naturelle ou l'avait ranimée par ses eQ'oris inlérieiirs...
lui aussi fut frappé, et de jour en jour se flétrit comme une fleur sur
sa tige. O Dieu! c'est nu terrible spectacle que de voir l'Ame hu-
maine prendre son essor, sous quelque face, de quelque manière
que ce soit : je l'ai vue sortir avec des Ilots de sang ; je l'ai vue, sur
les vagues de l'Océan, lutter cont-^e une .sull'ocalion convulsive; j'ai
Ml, sur sa couche pâle et sépulcrale, le crime en proie à la terreur
•■t an délire : celaient d'affreuses choses. Ici, rien de semblable : wi
trépas lent et sur. Il s'éteignit, toujours calme el serein, accuellant
.ivn- douceur le dépérissement et la faiblesse, n'avant pas une
larme, mais tendre, dévoué , et ne s'al'tligeaiit iine pour ceux ipi'il
laissait après lui. Sa joue conservait une fraîcheur qui semblait un
ileineiili donné h la niorl, eidonl les teintes s'effacèrenl doucement
comme un arc-en-ciel (pii s'éteini : ses .veux brillaient encore de
r-ille lumièie transparente qui semblait illuminer le noir cachol ..
Il pas un mot de ninrmnre,.. pas un regret de son deslin préma-
turé... quelques souvriurs de leinps plu.4 licureux... qnehpies mots
d'esp iir pour me relève,- nioi-mêiMe; car je restais plongé <lans un
moniesilence. absorbé parcelle p^'rle la plusiloulourense de toutes!
Enfin les >oupirs qu'il essayail de retenir, syinplomes de l'agonie
de la nature, devinrent plu.s InnI.s , plim nre^* el ■>'airai|p|irenl
peu à peu. J'écoulai, mais jc n'enlendis plus lii-ii.. j appelai .. cor
mes crainles m'avaient reinlu insensé. Je savai; qu'il ne reliait nul
espoir ; mais ma terreur ne pouvait écouler de pareilles rai-ons
J'appelai et crus untcndiu un son... li'uii élan vigoureuv . je loi'-;ii
ma chaîne cl m'élançai vers lui... Il n'y éiall p!i:' V ■ ■; r
rer dans éetfc tioiré'ifiic'einie où je devais viv i- !
un air humide, chargé de mes malédieliims, I i I
venait d'être rompu, le dernier, le seul, le plnsrini len ipn ; m me
ri'Ienir loin du rivage élernel , et nie rattacher encore a ma famille
détruite. De mes deux frères. Inn était srpiis la terre. I antre dessus...
Ions deux morts! Je saisis celle main immobile ; liclas! la niienm-
était aussi froide qu'elle. Je n'avais plus la force de m'éloigiuT on
de fane le nioindrc mouvenic-nt ; mais je senlai» que je vivais i-n-
core... sentiment de désespior quand nous savons en même lemi'-
qiie tout ce que nous aimons ne nous sera jamais n-ndii. Je ne sai-
jionrquoi je ne ])us mourir : je n'avais plus nulle espérance terres-
Ire... mai» j'avais encore la foi, el elle me défendait une mort
égoïste.
IN,
Ce qui in'arriva cnsuile dans ce sé|our, je ne le sais pas bien...
jc ne l'ai jamais su... Je perdis il.ilioid l'impression de I9 lumière
el de laii ,'ei bientôt fidle de< lénébies aussi. Je n'avais ni pensée
ni senlfinent .. rien... Parmi ces iiicnes, j étais comme uiie pierre
nioi-nièiiie ; et, à peine doué de la conscience de mon evisiencc. j'
restais inerte comme le roclier sléiile au milieu du brouillard: U)o>
autour de moi était froid , pîSli' el gris;'ilre : ce n'élait.pas la unit ,
ce n'élail pas le Jour; ce n'était même pins le crépuscule du ca-
chot, si odieux à m'a vue l'alignéy ; c'était un vide absurbanl tout
l'espace; une immobilité saiiV lieu dé'terminé. Il n'y avait |iour
moi ni «iloiles, ni terre, ni temps, ni arrêt, ni chan^-ement, ni vertu,
ni crime.', .'inai.s lii'si'ien.e im :..iil. ei , en moi. une vé;.-élatioii
muellê qui il'ë.l^it i i; un océan d inactivité sla-
giKiiiic. ijcéati 't'^néii' lencieux. immobile!
Une lueur pénétra ilans mon in^çHipence... c'était le gazoïiille-
me'nl d'fiii otseaii ;'il 's?' 'f(ir, p'ui^' recommença : c'élail le (diaiit
le'pTus doux' qii'o'n \ià\ elUeiidré, 'Ç| mon oreille en fut recon-
II Hissante ; elproiiieii.aiit iiies}Cli:v aiiloiir deiiioi avec une douce su r-
prisi', daiisi'e inoiiiciit. je ti' rcrMiiliils |dus les indices de mon élal
mi-;ér,ible. Mais, p ;i ii'niblesdcL-rés.mes sensalions re-
moiiièreiii sur Imii muées : je vis les murs du cachol
se clore élroiteiiie; I nioi comme auparavant ; je vis la
lueur Ircmliloltinlcs.) ^liis r i;oiiinie autrefois ; pourtant, sur le boni
«te 1.1 crevasse jiar où elle airivail, le |ietii oiseau était aussi joyeux .
aussi laiiiilier, l't niéine plus que s'il ei'il été perché suriin arbre : un
cliarmanl oiseau aux aili-s ,i7uiées , dont le chant disait un millier
de choses el senililail les dire toutes pour moi ! je n'avais jamais vu
son pareil: je ne le verrai «le ma vie. Il semblait avoir comme moi
besoin «l'un coiiip.iu'non : mais il était loin de paraître aussi triste :
il venait 5 l'i'nliee «le mon c'*iclioi pour m'aimer. mainlenani que
nul ne vivait plus (mur me rendre mon amour, cl, en réjouis.saiii
mes sens, il mnvail rapindéau sentiment et à la pensée. Jc ne sais
si jiisqiie-lh ce jvinvie piMil être avait vécu en liberté, ou s'il s'élaii
échapp ' ' 1' iiii se poser sur la mienne : mais jeconnaiss-ns
trop I' II-, cher oisi'au . pour vouloir le retenir. .Mai-
peul-èi .1 du paradis avait-il pris celte forme ail<!-«- poin
me visiter: e:ii , |. ciel me pardonne celte [Wiisée*. ipil me fil îi la
«fois pleurer et sourire!... car je me suis souvent ligure que ce pou-
vait être l'âme «le mon frère d- scendue vers moi pour nie eonsiler.
ImiIiii , il s'envida. et alors je reconnus bien que e'éiail un être
mortel ; car mon frère ne se sérail pas enfui de la sorte. «•! ne m'au-
rait pas laissé doublement seul... seul comme le cadavre il.iiis son
linceul... seul comme un nuage s(dilaire. par un beau jour de soleil
tandis que tout le reste du liini:iiiicnl est serein el pur: soih- de
menace suspendue dans l'atmosphère, menace étrange «pimd le
ciel est bleu et la terre joyeuse.
XI.
Un changemenl marqué eut bientôt lien dans mon simI : mes
gardiens devinrent eomnalissanis : je ne .«ais quelle considération
les avait adoucis , car ils élaient blasés siir le specl.icle d 'ssoiil-
frances. lîref. il en était ainsi... on ne railacha pas les ,inne:iiix «le
macliaîne brisée, et ce fui pour moi un commenei-inenl de liberii-
I que de pouvoir parcourir ma cellule d'un bout à laiilre, d'un ci'io'
I à l'aulre colé , en travers même . enfin de m'y promener «lans tons
i les sens: je faisais le four de tous les iiiliei-s un ii un. en revenan!
j ensuite au poiil d'où j'étais parti . évitant «euleniciil avec soin «le
OIÎUVKRS C.OMIM IVIKS UK LOMD BYUON.
115
iiia|c,lii-r siii' la (omlio du iiip? frères dont aueune clévalioii du sol
iiiiuli'iiiail la ]i\.\cc : rai', si je ^ia|ierfçV''\is que pgr mrsarde mes
paspiistciil liinlané leiii' humble sépullure, ma respiration dévouait
péiiililo, oppressée, ma vue s'obscurcissait el je senlais mon cœur
défaillir.
XII.
Jo creusai de? degrés dans le mur. non pour essavcr de m'é-
cliappor , car cette enç^ift(e reiileniiail tous ceiix qui, sous, une
foi nie luimaine, m'avaipni aimé; eÇ désormais (a terre enti^fye né
pouvait être pour moi qu'une plus vasie prison : je n'avais ni en-
fant, (li i!("re ni paicnis. ni compagnqn de misère. (Test avec [ilai-
sir que J Pinisai;rai- r.'ilc idée; car s'il m ■ l'ùt resté (luelqu'uu au
nionde. y peiis'/r niiu'il reo'Ui i'>}'- iiai? j'étais çurieu^ d'aUeindre à
nui l'eiiélrç grjliée, pour rçposeV encore sqi' Iç somrnej des' monta-
gnes un l'çgai'd de paix d'an;iour.
XIII
.le les vis... elles étaient les mêmes, elles n'étaient pas changéf.s
eoimuc je devais l'êtrq ; je vis sur leurs sonimeis les neiges .sécu-
laires . à K'ur.s [lieds lé \asli' lu; et les ll.jls Id'eiis du lUicuié ipn's'j
jiiitent rapides; jeiilendis li',-< luiriMls bondir el mugir dans leurs
lits de roi bers , et parmi 1rs liuis.MUis qu'ils brisent; j aperçus les
blaur|ie< nuUMilles de la ville lointaine, et les voiles |,'liis bl.'niebes
qui de-eeiiil.iieiii avec le courant : puis il y avail une pelile île verte
(|Ui souriait en laee di; moi. la seule que je pusse déeoii\ lir -, une petite
lie verte qui ne |i:ir,ii-s;iii iia^jiliis :;randei|uela surraeeib' nnin cacliol;
mais on y vov.iil s/'|i'\er 1 1 oi< lie,iii\ :u lires, el mu elle la brise des
montagnes ]ii< n.nl -m Emilie, et près délie la vague roulait, et
sur son sol croissaient déjeunes Heurs an\ dniiees leinles. à l'iia-
leine emliaumée. Les poissons nageaieni le Ioml' i!es ninrsdu cbà-
leau , et tous paraissaient bien joveiix; l'aigle seb'vail sur Taijui-
lon iiaissc(Dt : il me semble que jamais je ne l'.ivais vn prendre un
v(d aussi rapide... el à celle pensée de nouvelles larmes remplirent
mes yeux : je nie sentis troublé et regrettai presque d'avoir ipiillé
ma chaîne. Quand je redescendis, robscnr.(té de ma sombre de-
niciire tnmbasur moi connue un poids insupportable ;c était comme
une tombe nnuvellemeiil creusée qui se ferme sur un être chéri que
imus voulions sauver... el pourtant mes regards trop vivement
trappes avaient presque besoin de ce repos.
XIV
11 s'écoula des mois , des années ou des jours : je ne sais , car je
lieu lins pas. compte: ej je n'avais aucun espoir il^ Yçvoir lij lii-
nieio et de çortir de mou triste tombeau. Enfin . on vint me mettre
en lilierté : je ne demaml.ii pas pourquoi . je no m'oceupai pas du
lien nu l'on allait nie conduire. Après un si long temps, il m'était
indilïérenl d'être libre ou captif : je m'étai- habitué à eliérir mon
lié espoir. Lors dope que ces hommes parurent, et me dégagèrent
de mes liens, ces massives murailles étaient devenues pour moi une
sorte d'ermitage... j'en avais fait ma propriété : et il nie semble pres-
que qu ils étaient venus mg chasser d'une seconde pairie. J'avais
lait amitié avec les araignées, et je les étudiais dans leur mdno-
imie travail : j'aimais à voir les souris jouer au clair de la lime : et
pourquoi aurais-je éié moins sensible que ccsanimau.x aux bienfaits
de la nature ? N'ous habitions le même séjour, et moi, leur monarque
à tous, j'avais sur eux droit de vie et de mort; et pourtant , chose
élrangç! nous avions aiipn's à vivre tous en pai.x. Mes cluiînes et
moi nous étions devenus amis , tant I habitude contrihuç à nous
faire ce que nous sommes! Donc, ce fut en soupirant que je repris
iiu'i liberté.
FIN DU PRISONNIER DE ClIILLON.
HEURES DE LOISIR
;Siiile.j
Au COMTE DE CLARK.
Ami I
fa Ills III
le ma jeunesse! lorsque nous errions ensemble, coupled en-
i'; l'un h l'autre par l'amitié la plus pure, le bonheur qui
donnait des ailes à ces heures rosées était de ceux que le eiel laisse
raroineiit iieM'emjr'e sur les moriids.
Le sni'venir seul de cette félièité m'est plus cher que toutes les
joies ipiej ai connues loin devons, .l'éprouve iiiie peiné, sans doute,
mais une iieine'bièri douce, à me rappeler ces joui's et ces heures
du passé, et à'soupirér encore : adieu'!
.Ma mémoire pensive plane avec délices sur ces scènes dont nous
ne jouirons plus, mais que nous regre-itons toujours. La mesure de
notre jeunesse est comblée : le rêve du soir de la vie esl iiii r^ve
tris|e et sombre, et quand nous revcrrons-nous? Ah! peut-être
jamais. ' ■
Comme l'on voit deux fleuves partir d'une source commun :
passa'gère union ! bientôt, oubliant lei'ir'origine, chacun d'eux va sj
fra.v er en murmurant un cours séparé , et ce n'est que dans l'Océan
qu'ils se rejoignent. ' ' ''
Ainsi nos deux existences, mêlées rie biens et do maux, s'écou-
lent ra|iprochées quoique ((istinçtes, hélas! et ne se confondent
pjjis comme à leur origine : iour-à'-tour le'iiles ou rapides, troubles
ou liai'içparenles , jusqu'à ce que se présente le goulfre sans fond,
là tuorl qui les engloutira' toutes deux.
Nos deux àuics, cher ami, qui n'avaient autrefois qu'un vœu,
qu'une peiisée , suivent maintenant deux roules 'liU'érentes. Dédai-
gnant les humbles plaisirs des champs , la tlestiiié'o vous appelle à
vivre au sein du faste des cours, à niilleV dans les annales df la
mode.
La mienne est de perdre mon tcmiis au milieu des amours ou
d'exhaler nies rêveries en rimes dépourvues de raison ;' car les cri-
tiques roj.it proclamé , la raison ne se trouve pas chez un poète
amoureux à ipii il reste à peine une seule pensée nette.
Ce pauvre Liltle ce barde tendre cl mélodieux , dont les chants
avaient acquis un certain renom en interprétant les leçons de l'a-
mour, a dû trouver monstrneusemeni dur (pie d'impitoyables cri-
tiques l'accusassent d'être sans esjirit comme sans moralité.
Mais tant que tu sauras plaire à la beauté, harmonieux favori des
neuf sœurs, ne le plains pas de Ion lot. On lira encore les vers dé-
licieux, alors que le bras de la persécution sera llélii, et que tes
censeurs seront oubliés. '
Toulefois , je dois m'incliner devant ces hommes éminenls dont
la féiùle impitoyable chi'Uie les mauvais vers et ceiix'qiii lis écri-
vent ;el, quoique je puisse être moi même la' prrtcliairie viciimo
qu'immoleront leurs sarcasmes, franchement, je no les appellerai
pas eu duel pour cela.
Peut-être ne feront-ils pas mal de briser la lyre discordante d'un
débutant aussi jeune : celui qui se jetto dans la route du mal ,'i
dix-neuf ans sera vers la trentaine, je le crains bien . un pécheur
incorrigible.
.Maintenant , mon cher Clare, je reviens à vous: el vraiment . je
vous dois des excuses : daignez les accepter, .le le confesse, ami.
mon imagination, dans son essor inégal, v'oltige tantôt à droite et
tantôt à gauche : mahiuse aime trop les digressions.
Je disais donc, je crois, que votre destin serait d'ajouter un astre
à ce brillant firmament qui enloure la rovauié. Puisse la faveur du
trône se fixer sur vous : s'il venait à être occupé par un noble mo-
narque capable d'apprécier le raérilc, cette faveur ne vous manque-
rr.it pas.
Mais puisque les périls abondent dans les cours, où de subtils
rivaux brillent h. l'envi l'un de l'autre, puissent tous 16s saints vous
préserver de leurs pièges, et pui's'siez-vous n'accorder jamais votre
amitié et votre amour, que chacun' s'empressera de briguer, qu'à
des âmes dignes de la vôti-e!
Puissiez-vous'ne pas dévier un instant de la ligne droite et sûre
de la vérité : que la voix du'plaisir ne' vous séduise jariiaisl pnis-
siez-vous ne marcher que sur des roses, n'avoir d'autres sourires
que des sourires d'aniour , d'autres larmes que des larmes de joie !
Oh! si vous voulez que le bonheur embellisse toutes vos années,
tous vos jours à venir , et que la vertu couronne viitrè front, soyez
toujours ce que vous fûtes longtemps, sans tache ciminié je vous ai
connu; soyez toujours ce que vous êtes maintenant. '
lilt moi, quoiqu'une légère part d'éloges qui viendrait consoler
mon vieil âge, me fût doublement chère; en appelant toutes les
bénédictions du ciel sur votre nom bien aimé, je renoncerais volon-
tiers à la gloire du poète pour celle_ du prophète.
LE JEUNE M0NTAGN.\Rn.
Quand j'errais, jeune montagnard, sur la sombre bruyère ; quand
je gravissais, ô neigeux Morveu, tes cimes eH'ai|ir>es. pour contem-
phrà mes pieds le torrent qui tonne ou les v.qienis ipie la tempête
assemble dans la vallée, étranger il ta science, ignorant la crainte,
sauvage comme les rochers ausiîin desquels se di'veloppait moii en-
fance, aucune pensée, sauf une seule, n'occupait encore mon cœur.
Ai-je besoin de v;ous Ujre", ô ma douce Mary, que cette pe'pséé ^e di-
rigeait lout enliéfe vers vpus ?
m:
LES VKILLÉK8 LITlf'KMKKS ILLUSTRÉES.
Poiirlnnt ce ni- poiiv.iil Mrf do l'amour, car j'en iijnorais jiisqu'nii
nom : qiit'lk- pasj-inti peut vivre dans le nvm d'iin l'nfaiil ? Kl
nt^anmnins j'éprouve oiioore la m(^mc (émotion quo je ressentais
ailolfsceiil dans celle rocheuse soliludc. Avec celle seule imape cni-
prriiite dans mou cœur, j'aimais ces froides n'-pions el n'en d<5sirais
point d'aulrcs. J'avais peu de besoins, car tous mes désirs étaient
c<pnil)lés; et toutes mes pensées étaient pures; car, ô ma douce
War.v , mon Ame était avec vous.
Je me levais avec l'aurore; ayant mon chien pour pnidc . je hon-
ilissais de hauteurs en hauteurs; ma poitrine luttait contre les
lliiis rapides de la Dee ou j'écoutais dans le lointain le chant de
I Iliphiander. Le soir, je reposais sur ra?. couche de bruyère, et dans
mes rêves aucune autre ima_i,'c que la vôlrc ne se présentait h ma
vue; o ma douce Mary, mes prières s'élevaient ferventes vers le
ciel, car elles commençaient toujours par a|>peler ses bénédictions
sur vous.
J'ai laissé ma froide patrie; mes illusions ont disparu; ces monla-
(Tties soi;t niaintenanl loin de moi, et ma jeunesse n'est plus : le
dernier de ma race, je dois nie flétrir dans l'isolement, et ne trouver
de joie que dans les souvenirs du passé. Ah I la grandeur, en éle-
vant ma destinée , l'a rendue plus amôre. Scènes de mon enfance,
coniliicn vous m'étiez plus chères ; si mes espérances ont été dé-
nies, elles ne sont point oubliées; et si mon cœur a été glacé, ô
ma douce Mary, il est encore avec vous.
(.)uand je vois une colline sombre lever son front vers le ciel , je
pense aux rochers (|ui couronnent le mont Colbleen ; quand je vois
II,' IcMilie a/.ur d'un u'il amoureux, je songe aux doux yeux qui em-
bellissaient pour moi ces lieux sauvages; quaml je vois floller quel-
ques boucles légères dont la couleur res,semble à celle des cheveux
de Mai-y, je me rapelle ces longs anneaux d'or ondoyantssur votre
cou, trésors de la beauié, et alors, ô ma douce Mary, je songe à
vous.
Cependant, il luira peut-être le jour oij les montagnes s'élève -
ronl encore devant moi avec leur manteau de neige : mais quand
leur front m'apparaitra sans aucun cliangcmeni. tel que je le vis
jadis, Mary sera-telle encore là pour maccueillir?... Oli , non!
adieu donc, collines où fut éle\ée mon enfance! Fraîches ondes de
la Dee, adiçu! Nul toit ne m'abrilcia dans la forêt : ô ma douce
Mury, quel asile pourrait me plaire sans vous.
Oh! que ne suis-je, insoucieux enfant, dans ma caverne des mon-
tagnes, ou errant à travers la soliiude sombre, ou bondissant sur la
vague bleuAire. Le luxe embarrassant de l'orgueil saxon ne con-
vient pasà l'Ame libre qui aime les flancs escar|iés des montagnes el
les rochers d'où se précipite le torrent.
Fortunel reprends ces fertiles domaines, reprends ce nom pom-
peux el sonore I Je hais le contact des mains serviies; je hais les
esclaves qui rampent autour du maître. Ueporte-moi au milieu des
rochers que j'aime, et dont les échos répètent les cris sauvages de
rOcéaii ; jene demande qu'une chose, c'est de pouvoir errer encore
dans les lieux lamiliers à ma jeunesse.
l'eu nombreuses sont mes années, et pourtant je sens que le
monde el moi nous n'élions pas fi>its l'un pour l'autre. Ah I pour-
(pidi il épaisses ténèbres caebcnt-elles à l'homme l'heure où il doit
cesser dêlre? J'eus une seule fois un rêve magnifique, scène fan-
taslique de bonheur : ô vérité, pourquoi ton odieuse lumière est-elle
venue me réveiller et me rendre h un monde tel que celui-ci ?
J ai aimé , ceux (pie j'aimais ne .sont plus; j'ai eu des amis, les
amis de ma jeunesse ont disparu. Oh! que le cœur est Irisicdans
l'isolement, ((uand il a perdu toutes ses espérances d'autrefois ! \ la
vérité quelques joyeux compagnons, la coupe en main, dissipent un
peu le senlimeul de nos maux ; mais si le plaisir ranime lAme
dans un moment de folie, le cœur... le cœur est toujouis soli-
taire.
Qu'elles son! tristes h entendre toutes les voix de ceux que le nng
et le hasard, le pouvoir et la richesse ont réunis, sans qu Ils fussent
amis plus qu'ennemis, autour du feslin hospitalier! Oh ' rendez-moi
quelques amis fidèles, jeunes comme ils étaient et sympathii^ant tou-
jours a\ec moi; el je quitterai, (lour eux, ces réunions nocturnes
où le bruit s'appelle la joie.
O femme! être enchanieur ! femme, mon espoir, ma consolalion,
mon tout! que mon cœur doit être glacé maintenant, puisque même
tes sourires ont peine.'i l'échaiitTer! J'abandonnerais sans un sou()ir
ce théftire brujaiit de splendides suuIVrances, pour trouver quelque '
part ce calme conlenteuient que la vertu connaît ou ipii se peint
en elle.
Je fuirais volontiers les habitations des hommes... des hommes
que je voudrais éviter, mais que je ne hais point. Il me faut le sé-
jour de l'obscure vallée : ses ténèbres conviennent à mon ànie as-
sombrie. Oh! que n'ai-je les ailes qui reportent la tourterelle vers
son nid! je prendrais m')n essor vers la roule des cieux : je quitte
rais ce monde, et je trouverais la paix.
I.B ciMirTibRR DK lunnow '1807).
I ieii cher à mon enfance, arbres dont les branches vieillies sou-
piieiit agitées par la brise qui rafraîchit un ciel sans nuage! le viens
seul médiler sur cette verte pelouse que j'ai si souvent foulée a>ee
ccuv que j'aimais, et qui maintenant, dispersés au loin, regrelleiit
peut-être comme moi le bonheur qu'ils ont connu hi. Kn siiiiant
les déiours du sentier de la colline, mes yeux l'admirent, nmn citnr
te chérit encore, ormeau vénérable, qui m'as vu tant de fois, couché
sous ton ombrage , oublier dans mes rêveries l'heure du crépus-
cule. J'étends encore là niesmemlires fatigués, mais, hélas! où sont
les pensées qui remplissaient alors mon ;\me. Tes rameaux, gémis-
sant au souffle de la brise , semblent inviter le cœur à évoquer
l'ombre du pa.ssé : doucement balancés sur ma têie, ils murmurent
ces mots : « Pendant que tu le peux, dis-nous un long el dernier
adieu! n
Lorsque le .sort viendra enfin glacer ce cœur plein du feu de la
fièvre, quand il viendra calmer, endormir mes inqoiétudes et mes
passions, souvent j'ai pensé que ce serait un adMiicis.semciit à ma
dernière heure (si rien peut adoucir ce moment où la vie abdique sa
puissance) de savoir qu'un humble tombeau, une étroite cellule abri-
terait ce cœur dans ces mêmes lieux qui lui furent si cher»; avec
celte espérance sacrée, il «erait, me semble-t-il , plus doux de
mourir Ainsi je reposerais aux lieux où ont longtemps erré
toutes mes pensées; je dormirais là où toutes mes espérances ont
pris leur essor ; berceau de mes premiers ans, tu serais mon dernier
lit de repos! étendu pour toujours sous cet ombrage prolecteur,
ayant pour abri ce gazon, Ihéairc des jeux de mon enfance, en-
touré de ce sol qui m'était cher, me confondant avec la terre qu'ont
foulée mes pas, béni parles voix qui, enfant, ont charmé mon oreille,
pleuré par le peu d'amis qu'ici mon Ame avait choisis, regretté par
ceux doni les jeunes années se lièrent aux miennes, et oublié de
tout le reste du monde I
A GEORGES, COMTE DEI.AWAnR.
Oh oui ! je l'avouerai, nous étions chers l'un à l'autre; les amitii's
de l'enfance, quoique fugitives, sont sincères. La tendresse que vous
aviez pour moi était celle d'un f:ère, el moi je vous rendais une
alîection pareille.
Mais l'amitié, ce doux sentiment, change quelquefois d'objet ;
une longue affection s'éteint en un moment : comme l'amour,
l'amitié vole sur des ailes rapides; mais elle ne brûle pas comme lui
d'un feu inexiinguible.
Bien souvent Ida nous vit errer ensemble sur sesciMeaux, et notre
jeunesse fut heureuse , je l'avoue : car au printemps de la vie. que
le ciel est serein ! mais les rudes tempêtes de l'Iiiver s'amassent
maintenant.
La mémoire ne s'unira plus à l'amitié pour nous retracer les dé-
lices de notre enfance : quand le sein se cuirasse d'orgueil, le cœur
ne se laisse plus émouvoir, el cc.qui ne serait que justice lui paraît
une honte.
Cependant, cher George (car je dois vous estimer . et je n'adres-
serai jamais de reproches au petit nombre de ceux que j'aime),
l'occasion perdue peut se retrouver : le repentir peut effacer un
vœu imprudent.
Je ne me plaindrai pas, el maigri' le refroidi-sement de notre
afl'ection, nul rcs.sentiiiient corrosif ne vivra en moi. Une simple
réflexion rassure mon cœur : tous deux nous pouvons avoir tort,
et tous deux nous devons pardonner.
Vous saviez que si le danger l'exigeait, mou Ame. mon creur, mi
vie. étaient à vous; vous saviez que tout dévoué à l'amour el à la-
miiié, le temps el l'absence ne m'avaient point changé.
Vous saviez.... mais à quoi bon ces vains retours sur le passé?
le lien qui nous unissait est rompu. Un jour, mais Ir.q) lard, vous
vous lais.screz émouvoir iiar un lendrfe souvenir, et vous regretterez
l'ami que vous a\ez perdu.
Pour le moment, nous nous séparons... Je me plais à espérer que
ce n'est pas pour toujours; car le temps et les regrets vous ramè-
neront à moi. l'Jirorcons-nous tous deux d'oublier la cause de notre
désaccord ; je ne dernande pas de réparation, mais j'allends des jours
semblables au passé.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOKD BYllON.
H7
BEPPO
HISTOini; VENITIENNE,
I.
Tout le inonde sait, ou du moins doit savoii-, que, dans les pays
cntlioliques, pendant les quelques semaines qui préi t'dent le Manli-
Gras, la population se donne du plaisir tant qu'elle peut. Pour aclie-
tci' le repentir avant de se faire dévot, chacun, sans distinction de
rang ou de condition, appelle à son aide les violons, la bonne
rliùre, la danse, le vin , les niasipies, et d'autres choses qui ne coù-
lint que la peine de les deniandci-.
II.
Dès que la nuit a couvert le ciel de son manteau sombre (et plus
sombre il est, mieux cela vaut), commence l'heure, moins ai;réablo
aux époux qu'aux amants, où la pruderie jelle de côté ses chaînes:
!a Gaité légère se hausse sur la pointe des pieds, badinant avec
tcMis les amants qui lassiégent; ce ne sont partout que chansons et
rcfiains, cris et murmures, guitares et insirumenls de toute sorte.
111
11 y a des costumes splendides, mais fantastiques, des masques de
tous les lemps et de toutes les nations, turcs et juifs, arlequins et
clowns aux évolutions fantastiques , grecs, romains, américains et
hindous. Chacun peut prendre le \ètcment qu'il préfère, hormis
l'habit ecclésiislique. car, dans ces contrées, il n'est point permis
(le ridiculiser le clergé : ainsi, gare à vous, libres penseurs, je vous
en pre\iens.
IV.
Mieux vaudrait vous promener avec une ceinture de ronces en
guise d'habit et de culottes, que de porter une seule nippe irrévé-
rencieuse envers les moines : vinssiez-vous ensuite jurer que ce n'é-
tait qu une plaisanterie, on vous euveif ait cuire au brasier de l'enfer:
il n'est fds de bonne mère qui n'allisàt pour vous les feux du Phlé-
gélhon; nul prêtre qui voulilt dire une messe pour ralentir l'ébul-
lition de la chaudière oîi l'on fera bouillir vos os, à moins pourtant
qu'on ne le pa^àt double.
V.
liais à cette exception près, vous pouvez porter tout ce (jui!
vous plaira sous forme de pourpoint, de capuce ou de manteau, tels
([uc vous pourriez les choisir dans Monmouth-street, ou à la foire
aux chiffons, soit dans un but sérieux , soit par boufronne:ie ; et
l'on trouve même en Italie des lieux semblables; seulement leur
nom est plus joli et se prononce avec un accent plus doux ; car si
j'en excepte Covenl-Garden (1), je ne connais point en Angleterre de
place publique qui s'appelle « Piazza. »
VI.
Celte époque de réjouissances se norameCarnaval, mot qui signifie
« Adieu k la chair. » Et ce nom répond à la chose : car pendant
tout le carême on vit de poisson frais ou salé. Mais pourquoi l'on
jirélude au carême avec tant de gaîlc, c'est plus que je n'en saurais
dire : h moins que ce ne soit comme nous trinquons avec nos amis
avant de les quitter, et juste au départ de la diligence ou du pa-
quebot.
VU.
Et ainsi ils disent adieu aux plats de viande, aux mets substan-
tiels, aux ragoûts bien épicés, et se nourrissent pendant quarante;
jours de poissons mal apprêtés, n'ajaiU point de sauces pour les
assaisonner : ce qui fait pousser bien des « pouah ! » bien des « fi ! »
et proférer bien des jurons (qu'il ne conviendrait pas à ma muse de
répéter) parmi les voyageurs accoutumés dès l'enfance à manger
leur saumon au moins avec la saumure d'anchois.
(1) Théâtre où se jonc l'oi-éra italien.
VIII. ^
C'est pourquoi je prend-s humblement la liberté d'adresser cette
recommandation aux amateurs de sauces au poisson : envoyez votre
cuisinier, votre femme ou votre ami faire un tour dans le Strand,
et acheter en gros (pour vous l'expédier par la voie la plus sûre si
vous êtes déjà en route) une provision de ketchup, soy, vinaigre du
Chili et sauce de Harvey , sans quoi , de par Dieu ! vous risquez de
mourir de faim pendant le carême;-
ir IX.
C'est-à-dite si vous êtes de la religion romaine, et qu'étant à
Rome, vou^'ouliez vous conformer au proverbe et vivre comme les
Romains... car nul étranger n'est obligé de faire maigre : mais .si
vous êtes protestant , ou malade , ou femme , e( que vous préfériez
diner en pêcheur "avec un ragoût gras .. dînez et vous serez damné!
Je n'ai point l intention d'être impoli ; mais telle est la pénalité ,
pour ne rien dire de pire.
X.
De tons les lieux où le carnaval était le plus gai au temps jadis ,
par les danses, les chants, les sérénades, les bals, les masques , les
pantomimes, les intrigues, et mille attraits encore que je ne puis et
ne pourrai jamais énumérer, Venise était la cité qui portait le mieux
le grelot; et au moment où je place mon récit, cette fille des mers
était dans toute sa gloire.
XI.
Elles sont au fait bien jolies, ces Vénitiennes avec leurs yeux
noirs , leurs sourcils arqués, reproduisant cette expression char-
mante que les anciens artistes ont copiée des Grecs, et que les mo-
dernes imitent si mal ; et lorsqu'on les voit appuyées sur leur bal-
con, on les prendrait pour des Vénus du Titien (la meilleure est à
Florence... allez la visiter si vous voulez), ou pour quelques figures
du Giorgione qui sont sorties de leur cadre ;
XII.
Car les teintes de ce maître sont dune vérité et d'une beauté su-
prêmes , et si vous visitez le palais Manfrini , je vous recommande
son œuvre : quel que soit le mérite des autres , celle-ci l'emporte
à mon goût sur tout le reste de la galerie : peut-être sera-ce égale-
ment le vôtre , et c'est pour cela que je m'arrête sur ce sujet : ce
n'est (|u'un portrait de sa femme, de son fils et du peintre lui-
même; mais quelle femme! lamour doué de la vie humaine;
Xlil.
L'amour plein de vie et dans tout son développement; non l'amour
idéal, ni la beauté idéale non plus, laquelle n'est qu'un beau nom ;
mais quelque chose de mieux encore et de si réel que tel devait être
en effet le ravissant modèle : c'est un objet qu'on achèterait, qu'on
mendierait, ou qu'on volerait, si le vol était possible, outre la honte
qui retient : la figure vous rapjielle, souvenir qui n'est pas sans tris-
tesse, une figure que vous avez vue, mais que vous ne reverrez plus;
XIV.
Un de C'S fantômes qui pa.ssent près de nous quand, jeunes en-
core, nous fixons nos regards sur tous les visages de femme. Hélas !
les charmes qui nous appai'aissent un moment glissant dans l'es-
pace, la grâce suave, la jeunesse, la fraîcheur, la beauté etl'altrait,
nous en revêtons des êtres sans nom, astres dont nous ignorons,
dont nous ignorerons à jamais la position et le cours, comme cette
pléiade perdue qu'on n'aperçoit plus à fhorizon.
XV.
Je disais donc que les Vénitiennes ressemblent à un portrait du
Giorgione, et tel est en effet leur aspect . surtout quand on les voit
à leur balcon (car la beauté gagne quelquefois à être vue de loin),
alors que , comme les héroïnes de Goldoni, elles regardent à travers
la jalousie ou par-dessus la balustrade ; enfin , pour dire la vérité,
elles sont eu général 1res jolies, et aiment un peu à le laisser voir :
ce qui est vraiment grand dommage.
XVI.
Car les regards amènent des œillades, les œillades des soupii.s,
les soupirs des désirs, ceux-ci des paroles, et enfin les paroles une
lettre, qui vole sur les ailes de certains mercures aux talons légers
adonnés à cp méti^'r, parce qu'ils n'en connaissent pas de meilleur :
U8
Li;s VKiiiftis 1,11 imAim.s lUjiMni^xs.
I'Inlois Dieii sail loiil lfni.il«(ui peul arriver qunnd luiiiuiir lieilciix
jfiiiir^ fiens il'iini? iik^mu' cliatne : il-s coupables rmilnz-voiis, lacoii-
i:lif ailiilièri! , les cnlèvoments , el les \U'iix , les lôles cl les ctciirs
'|iie r>'ii luise!
\MI
>li.il>(:>peaic, ilaiis .•<« hfxliMiiwiia. a H'|U'sriili' Ira Iq vta <le ce
\u\\> c"miiie |rÈs bellei!. mais Mispoi:lcs à ICiiilriiil de ljiii[iiieiir,:,el
iiijjrili'naiil enriin-, île Vi'iii^i- à Voi'iue, les cliu.-^os sont probalde-
iiiriil ce quelles ('laieiil : Imiiiirsque (!c|iuis ce lemps ou n'a jamais
i-Hiiiiu un mari ijue le Sdupçnn ail cfillammé au point d'éloiilTiT une
li'Mime de vingt ans au plus . parce qu'elle avait un cavalur' ser-
Will.
Leur jalousie, si Icuilelois ils.-^onl jaloux, est assez, aeiiiniiiiodaiile
à l'PUt pieiidre : ils ne re,s^elllblelil ;.'iièie ù ce (Ikible d Ollicllo au
leinl couleur de suie qui éloiilTe les leinmes dans un lil de |diinies,
mais pluli'il à ces joyeux ronipaLMiiuis (iLii, talif;ués du jou^ Qjalri-
Mii'iiial. ne se Imirmenieiit plus la lète à propos de leur femme,
niais en prennent une autre ou celle d'un autre.
XIX.
Vlles-vous jamaiii une gondole? Dans le douté, je vais vOus èrt
faire l'exacte deseiiptUln : e'e'sl mie longue bdt-quc- couverte. a.ssez
roiHinune dans cette ville, recourbée h la proue, lé^'f-iemciil mais
sididemeiil construite, cl inanœuvrée par déUx ranitîili-s qil'oli ap-
pelle « ^-ondolicrs; » on la voit glisser toute noire sur les eaux, ab-
solument comme un cercueil posé dans un bateau, et nul ne peul
découvrir ce qu'on j dit ou ce qu'on y fait.
XX.
Les gondoles remontent ou descendent les longs canau.x et pas-
sent so s le Rialto nuitet jour, vile ou lentement : autour des tliéi-
Ires. leur noiri' Ironpe allehd les passagers sous sa livrée lugubre ;
mais il s'en faut grandement ((u'elles soient destinées à des œuvres
(le lrislcs.se ; elles portent souvent beaucoup de gaîlé, comme les
carrosses de deuil au retour des funérailles.
XXI.
Mais j'arrive h mon liistoire. C'était ilj u (|uelques années, trente
ou quarante, plus iki moins; le carnaval était dans tout son éclat,
avec toute espèce de bbutïonneries et de Iravestissemenis. Une cer-
taine liante alla voir les inascarades ; j'ignore son nom véiilable et
ne saurais le deviner : nous I appellerons donc Lama, s'il vous
plaît, parce que c'est un nom qui s'arrange faeilemcnl dans mes
vers.
XXll.
Elle n'était ni vieille ni jeune, ni à cette époque de la vie que cer-
taines gens appellent « un certain Age, » et qui de tous les àpeS me
pirait le plus incertain; car je n'ai jamais pu. par prière. promes.ses
on la'incs . obtenir de (pti que ce fi'il qu'il vouli"it bieu nommer , dé-
linir |iar paroles ou écrit la période précise que désigné ce mot...
se ipii sans contredit est tout-à-l'ail absurde.
XXIII.
Làura était dans toute sa fraîcheur : elle avait mis le temps à
profit, cl le lemps en récompense lavait traitée avec ménagement;
de sorte qu en toilette on lui trouvait très bonne mine partout oiielle
se préscnl.iil : une jolie femme est toujours un liôle bien accueilli ,
et !e dépit avait rarement plissé le front de Laura : elle n'avait que
des sourires, et ses beaux veux noirs semblaient remercier les hom-
mes de ce qu'ils voulaient bien l'admirer.
XXIV.
Klle était liiariée : chose fort convenable; car dans les pa\s catho-
liques on se fait une loi de ix'giu-der avec indulgence les pèiits faux
pas d'une dame en puissance de mari . tandis que s'il arrive à une
leiine lille de faire quelque folie lit moins que dans la période vou-
lue un bon mariage n'intervienne pour apaiser le scandale , je ne
vois pas commeni elle peut s'en tirer, à moins qu'elle ne s'arrange de
manière h tenir la chose secrète.
XXV.
Sot mari naviguait sur l'Adriatique, et quelquefois même visitait
des mers plus lointaines; et quand à son lelour il se Irouvait en
i|uaraniaine {exeelleiUe précaution contre toute sorte de maladie
ronta^'ieuse . m.idame inijniail de temps en lemps à l'aitiqoe de son
logis, d'où elle pouvait voir facilement le vaisseau. Celait un mar-
chand qui faisait de grandes aiïaires ijvec Alep ; son nom éUil
Joseph . et Camilièrement Beppo.
Il étail basané comme un Espagmd . bri'ilé par le soleil dan» ses
voyaires, mais d'unç ^It^ill^ avaiitugi'iijc ;, et quoiqu'il semblil avoir
pris un bain dans une cuve dr<tnniieur. c'était un homme plein de
sens et de vigin-ur; jamais ineilleur m.irin ne garnit les veri,'iie*
d'un navire. Quant à sa femme. qu(^|uc ses manières ne fu^senl
point Ires rigi<les , elle pas.«ait pour avoir des principes, au point
d'être presque réputée invincible.
.\x?n.
,Mai$ il > avait jdusieurs jiunéefi que les époux ue s' étaient vus ;
(jitclques perfouneKCruyaienlquc lu v<usseiiu<le Beppos'ctail perdu,
d'autres, qu'il s'était endetté de quelqiic m.'inière, et qu'il ne se prc.^-
sail.pjis de n venir au p.iys ; entin plusieurs idliMienl de parier,
ceux-ci pour, ceux-là contre svn retour ; car la [duport des homines,
jiisqu'à ce que la perld les :ùt rendus saget^, aiuenl quo leur opi-
nion soit appuyée d'une gageure.
.XXVIII.
U.u disait uue leur dernière séparation avail été furl.piMhéliquc,
cùmhic de telles scènes le ivonl frécpieminent ou iloivenl l'être; cl
un iiressentiinent .(ûchcpx leur disait qu'ils ne î-e revtrraiciilplus.
sorte d'impitîssion à moitié morbide. ;i moitié poi''tique. dont j'ai vu
deux ou trois exei;iples. ("est ainsi ipje lleppolaiT^sa Irislemeut aj{e-
nouillce sur le rivage celle Ariadne de l'Adriatique.
XXIX.
Laure attendit longtemps et versa quelques larmes : elle fut même
tentée de prendre le deuil, eomme elle, en avait le droit, lîlle avait
perdu presipie entièrement l'appétit , et ue pQUvait dormir la nuit
dans sa couche sidilairc ' au moindre bruit des fenêtres et des ja-
lousies, elle croyait entendre un voleur ou un espfil : c'est pourquoi
elle crut prudent de se pourvoir d'un vice-mari, comme protecteur
spécialement.
XXX.
En attendant que Iteppo revint de su lojigue croisière et rendit
la joie à son ca-ur lidèlc, elle choisit que ne choisiront pas les fem-
mes si seulement on f.iit mine de s'opposer ;i leur choix ?. elle
choisit un di; ces hommes dont certaines femmes ralTolenl, loul en
disant d'eux beaucoup de mal... un peljl inajlre, signal/! comme lel
par la voix pnhliquç, uu comte réunissant, disait-on . les avantages
de la fortune à ceux du raug , et très libéral , surtout dans ses
plaisirs.
X.\XI. j
Kt puis e'éiaii un comie . et puis il connaissait. la n\usique et la
danse . b" violon, le franchis et le toscan, et ce dernier talent, a son
prix, veuillez l'e croire, c.ii- peu dll.ilien.s parlent le pur <llalecle
derKtrnrie. Il était bon erili([ûe en f.tit 'd'opéra, connaissait tous li-s
raUlnemenls du brodcipiin et du cotlidriie, et jamai^ auditoire véni-
tien n'aurait subi un chanl. une scène, un air, dès qu'il avail crié :
« seccatiird » [\]'
X.WII
Son <. Bravo ! « était décisif, et ce bruit llaltmir était attendu par
r.\cadémie musjcale dans un silence respectueux : rorcheslie trem-
blait quand il promenait aul<uir <lc lui son regard, dans la crainte
(|il'il ne jaisîl ;iii vol quelque fausse note : le ripu'r mcii lieux d'eli
pritiia dona biilait violemnienl . tant elle redoulail le len ibie arrêt
des's (( Bah I 'i Le so|u-ano. la basse e! le contralt<i même eussent
voulu le saVoir à cinq brasses sous lé Ri.Mio.
xxxiii.
Il palronisail les iiiifirorisalort, fel lui-même était de force h im- •
proviser quelques stances ; il ^louvait rimer quebiiies veis. chan" ■■
uiiecliiiiisoii. couler, ilhl'histoiic, achetei- des tableaux, et ne •\i\>'-
pas trop mal piiilr un ilàliCjn. quoiiiue sut- ce jioint 1 liali.'cède <■
tainemeht la p.ilme à la.Fra.n'cé. Brcf^ c'était un cavalier uçcoinph
et ilpassnit pour un bér(>b, uiCmcaux yreux de son valet de cliamlii'-
XXXIV.
l'ui? il était fidèle autant qu'amoureux . à loi point qu'aucune
I ^eiinluiu ' chose 'iiiuiy-us-', Oétestable!
(HlUvuks co.mim.ktks [)K loud hykon.
119
fiMiiinu iniJûique le sexe soil un jicu sujet à jeter les hauls cns)_ ne
l'uiivoit se plainiire que jamais il eût mis de jolies âmes qn- peine •
Sun coeur était tie ceux qu'on aime le plus, île ciie pour recevoir
une imi)ie?sion , de marbre pour la garder. Celait un amani de la
lionne \ieille école, devenant plus constant à mesure qu'il devenait
[dus ftoid.
XXXV.
Nul ne s étonnera qu'avec de tels avantages, liait tourne une
li'lc de femme, quelque sage et posée qu'elle fût... vu surtout le peu
il rspoirqui restait du retour de Beppo : car aux yeux de la loi il ne
Vidait guère mieux que mort, n'ayant envoyé ni lettres ni nouvelles,
et n'ayant point donné la moindre marque de souvenir; et Laure
attendait depuis plusieurs années; et au fait, si un homme ne nous
fait point connaître qu'il est en vie, il est mort ou doit l'être.
XXX VI.
U'ailleui-s , en deçà des Alpes (quoique, Dieu le sait, ce soil un
hieii gros péché), chaque femme, on peut le dire, a le droit (l'avoir
deux hommes; je ne saurais dire qui en a introduit la coutume,
mais les cavalieri serventi sont chose commune, et personne ne lés
remaïque ni ne s'en inquièle; c'est ce qu'on peut appeler, pour ne
lien dire de trop fort, un second mariage qui tempère le premier.
xxxvli.
Le mot en usage était autrefois cicisbfo ; mais l'expression est de-
venue indécente et vulgaire; les Espagnols donnent à ce person-
na.ire le nom de corUjo, car le même usage existe en Espagne, quoi-
ipii' récemment établi : bref, il s'élend du Pô jusqu'au Tage , 'et
I eul-èlre tiaversera-t-il la mer. Mais le ciel préserve de telles. Jjra-
liipics notre vieille Angleterre! que deviendraient les divorces et
les dommages-intérêts'?
XXXVllL
Je pense toutefois, avec le respect dû à japarlie encore libre du
beau sexe, que les, femmes mariées moriiehl 1;1 pi'érércnee. soit dans
l'e ,tôle-îi-lête ; soit dans la convci'.-ali'iii li.iicrale... et eel;i soil dit
san^ hucune apjdication spéciali' J rAii:;l'li.Mre . à la KraiK i ù
toute autre nalion... car les dame- l•..lllKli^^el|| le inonde; '■lies se
meitent à leur aise, et, y couservaul leur naturel, elles plaisent iia-
turellemeut, ^
xxkix.
11 est bien vrai que votre jeiil\e^.ifti|l; iraicne çoiîliiie^ uil bôijtoji,
est lout-à-fait charmante; mai^ell'e esl lîriiî'd'è et |ai'iche 'au premier
.ibord : lellement alarmée qu'elle eu .levieiil alai iiuinie ; ricanaiit
et j'pugissani h chaque mot: moili'' imperiioenle . inoitié boudeuse,
et j'èiànl un regard à sa maman de peur qu'il \V\ ait quelque elio.se
à redire en vous, en elle, en ce'ei . eii cela ; la chambre des enfanis
se nnmlre encore dans tout ce quelle dit ou fait. . et en outre, elle
sent toujours la tartine de beurre.
Quoi qu'il en soit , cavalier' seruente est l'ç ferme en usage dans
la bonne société, pour exprimer cet esclave surnuméraire qui se
lient toujours aussi près de sa dame qu'une parlie de son vêlement,
et n'obéit à d'autre loi qu'à sa parole. Son emploi n'est pas une si-
nécure, comme vous l'avez sans doute deviné. 11 va eltereher le
carrosse, les domesliiiues, la gondole, et il porte l'éventail, le man-
chon, les gants et le cbiile.
Avec toutes ces habitudes pécheresses, je dois l'avouer , lllalie
est pour moi un charmant séjour : car j'aime à voir le soleil briller
tous les jours, et les vignes, sans être clouées au mur, couiir en
festons d'arbre en arbre, comme dans le décor d'une pièce de
Ihcàlio (jui attire la foule, quand le premier acie se termine par une
danse au milieu des vignobles du midi de la France.
XLll.
J'aime, par un soird automne, que l'on puisse sortir achevai sans
lecoinmander au groorâque le manteau soit roulé deriière la selle,
parce que le tem|is n'est pas des plus sûrs ; je sais aus~i que sur ma
route, si je me laisse allirer dans quelque allée aux verts détours ,
je n'y serai arrêté que par des voitures chargées tt loules rouge> de
raisins : en Angleterre, ce serait du fumier, de la boue, des rési-
dus de brasseries.
\LI11.
J aime aussi les becligues à mon diner; j'aime à voir le coucher
du .soleil, avec l'assurance qu'il se lèvei-a le lendemain ayant tout le
ciel à lui, et non en jetant h travers les brouillards du malin un
rvgard faible et clignotant, coninie lœil terne de l'ivrogne qui
pleure l'orgie de la veille ; que la journée sera belle qt sans nuage,
et que je ne serai point réduit à cette sorte de chandelle à deux lîards
qui jette sa lueur au milieu des fumées de Londres, chaudière tou-
jours bouillante.
XLIV.
Jaime la langue de l'Italie, ce doux bâtard du latin , qui fond
comme les baisers d'une bouche de l'emuie, qui frissonne romrtie si
on l'écrivait sur du satin, avec ses ssllabe- qui respirent la douceur
du Midi, et ses articulations li(iui.les qui glissent avec tant de faci+llé
que l'accent le plus sonore n'y peut blesser l'oreille; tandis que nos
langues du Nord, toutes rudes, aspirées et gutturales, semblent ton
jours réduites à siffler, à cracher, à vomir.
XLV.
1^ ]'.aiuieaussiles femmes de l'Italie (pardonnez-moi ce goût bizarre),
depuis la paysanne aux joues fraîches et bronzées , dont les grands
VeUi noirs vous envoient en passant une volée de regards remplis
do tant de choses, jusqu'à la grande dame, au front mélancolique,
m lëVtV^,plus clair, au regard vague et humide; ayant le cœur sur
16^ Ifevl'ès, l'àme dans les yeux , douce comme le climat, radieuse
cômnie lès cieux.
XLVI.
Eve de celte terre, qui est encore le paradis! beauté italienne!
n'as-lu pas inspiré Raphaël qui mourut dans les embrassemenls et
qui , dans h-s œuvres que nous légua son pinceau , réalise tout ce
que nous savons du ciel, tout ce ipie nous pouvons en atlendre'?...
■Coiriiueiit la pairole humaine, enflammée même par l'enlhousiasme
de la lyrç^, pùùi+ait-elle décrire la gloire passée pu présente, quand
siir loin sol Cah'(iva crée encore de nouvelles beautés.
XLVII.
« Ai'4'leieiT'e! ivec tous tes défauts, je t'aime encore! » disais-jeà
'Calais, et je ne l'âl point oublié, J aime i» parler, à écrire suivant ma
guise; j'aille le gi:'uneri|i-nienl,(non pas celui qui existe) ; j'aime la
Rbei-té de là ^ii-e|5e et de la plume; j'aime Vhabeas corpus (quand
nous en jouis solis) ; j'aii^e les débats du parlement , surtout quand
ils ne se prolongent pas ImJ) lard.
J'aime les iiupôls, jiourMi q'ii'il.s ne se multiplient pas; j'aime un
feu de chari)on de lerre, ijiiand il n'esl pas trop coûleux ; j'aime le
boef-steak aulaiil qu'où peiil l'âiiiier, el je prends vcilonliers un
pot de bière; j aime noire ieiapéraUire , ipiand elle n'est point trop
pluvieuse, ce ([ui signilie que je l'aime deux mois dans l'année. Et
qu'ainsi Dieu sauve le i-égenl, l'Eglise el le roi! ce qui signifie que
j'aime l6và et toute chose.
XLIX.
Notre ârliiée pernuiiiente et nos marins licenciés, la taxe des pau-
vres, la réforine , la dette nationale et mes propres dettes, nos pe-
tites émeutes tout juste pour montrer que nous sommes un pçuple
libre, nos banqueroutes si légères dans la gazelle, notre climat si
nébuleux et nos femmes si froides : je puis pardonner, oublier tout
cela, el vénérer d'ailleurs uns réeeuts triomphes, tout en regret-
lanl néanmoins que nous les devions aux tcuies.
.Mais revenons à mou histoire de Laura... car je mapereois que
la digression est un péché, qui, peu à peu . m'est fort à charge , et ,
par conséquent, pourrait égalemenl déplaire au lecleiir... à cet in-
dulgent lecteur qui peut devenir plus dilflcile, el qui , sans égard
pour les habiludes de l'auteur, manifestera tôt ou tard la volonté
formelle de savoir où il veut en venir: position critique elembàrras-
sanle pour un poète !
Ll.
l)h I que n'ai-je l'arl d'écrire laeilenu'ul des choses faciles à lire!
qu3 ne puis-je escalader le Parnasse <u'i siègent les muses diclanl
ces'jolis poèmes à qui le succès n'a jamais manqué! avec quel em-
pressement je publierais, pour enchanter le inonde, un conte grée,
syrien ou assyrien , et vous MMidrais, mêlés avec le sentimenla-
lisrae occidental, quelques échaulillons du plus bel orienlalisme.
LU.
.Mais je SUIS un de ces homiiiis qui n ont pas de nom. un ilandy
I.KS VKII.LflKS LU I IHAllll'.S ILMJSTHÈICS.
manqué revcnnnl <lc hpji voyaKCs; quand j'ai besoin d'une rime |M)iir
;icci-i>clier mon \cis (|iii m'éclinppe , jp prciidH In p|•c^^l^re que im-
fmirnil le lexii|i"" 'le Walker ; on si je tie puis la trouver de eclle
manière, jeu ni^'ls une plus ninnvaiDC. moins snueienx que je no.
ilevrnis des >élilles de la critique ; je serais mi^me Icnlé de descendre
.'i la prose, mais les vers sont plus h la mode.. . et en voilà I
LUI.
Le conile et Umra lirrntlem- arrangement, et, cunimi' on le voit
quoIqucfois.cetarranRenK'nl dura sans cneonibre pendant nnedcmi-
dnu/.aine d'années, (le niîst pas iiu'lls n'eussent aussi leurs petits
démêlés, res bouffées de jalou>ie ([ui n'amènent jamais île inpiure :
en p:ireille situation, il est
bien peu d'amants, sans
doute, depuis les pérlieurs
debaut para(,'ejns(|nfi la
eanaille . (|iii n'aient eu
res bonriasi|ues bmieu-
ses.
I.IV.
Mais, tout compté, c'é-
tait un bcureux couple,
aussi beuii'ux qu'on pi'iit
I être par un amnur illé-
^'itiine ; le cavalier it.iil
tendie. la dame était bel-
le; leiu's chaînes étaient
si légères, que nul ne so
t'tlt donne la jieine deles
briser. Le monde les re-
gardait duo wil iiiihil
gent; seulement lus dé-
vots souhaitaient que le
diable les emportât. . il
ne lesemporta point ; car
bien souvent il attend el
laisse les vieux pécheurs
servir d'appftl aux jeunes.
LV.
Mais ils étaient jeunes :
oh! sans la jeunesse, que
.serait l'amour 1 sans l'a-
mour, (pie serait la jeu-
nesse! la jeunesse don-
ne h l'amour joie et dmi-
ccur, force et vérité, eu-ur
et àme. tous les diins(pii
scmblenlvcnii d'en liant ;
mais avec les années, il
lanmiit il ilevient déplai-
sant. L'amour est <Im pe-
tit nombre de ces choses
que le temps n'améliore
|ias : ce qui cxpliiiue
peut - être pourquoi les
vieillards sont toujours si
maleiicontrcii.semcnt ja-
loux.
LVI.
C'était au carnaval ,
comme je l'ai dit (pielque
treille - six stances plus
liant : Laura lit donc les
ap|)ièls ((ne vous faites (piand vous vous p''oposez d'aller an bal
masqné de nioiisieur Itnehni, suit i oic spectateur, soit pniir ,\ jouer
un role; la seule difl'ércuce, c'e>t qu'ici, ncnis .nous six semaines de
li^'urcs de carton.
LVll.
Lama . en tciilcile. était . comme je l'ai dit plus haut, aussi jolie
femme ipi'on puisse lèlre, fraiche comnie l'ange peint sur rensei-
gne d'une nouvelle auberge, ou comme le frontispice d'un nouveau
miKjdzinc contenant toutes les modes du mois dernier, colorié et av ec
une feuille de papier de soie entre la gravure et le titre , de peur
ipie sous la presse les parties du discours ne maculent les parties
du costume.
LVIII.
Ils se renilirent au Uidoltu... c'est une salle où l'on va danser,
Fouper, et danser encijie; le mot pripies'Maii peut élie bal masqué.
Laura éOait encore fraîche ul avait tiré le meitli'ur parti du l^mps
mais cela ni- fait rien h mon histoire. C'est »ur une prlite echelle
quelque ehn«e de «emblibleh notre Vnuxliall , nanfqu'nn n'v peut
être inciimmndé par In (diiie. La e'lmpnirnin était • mêlée, i. ex|ire*-
sion que l'on emploie pour'«lirc: elle ne méritait pa» votre attention.
Ll\.
Rn effet, par « comiiapnie mêlée» on entend qu'à lexceplion cle
vous, devosamis et d'une cinquantaine d'antres personnes, quevou»
pouvez saluer sans prendre vos airs de réserve, le reste n'est (lu'un
ramas de gens de bas ùtaf-e , I'eenme des lieux publics, où il» af-
frontent Iftcheioent le fashionable mépri» de quelque cent persoiine»
bien nées qui sajipellent « le monde; » je ne sais trop pourquoi,
bien que j'aie vécu par-
mi elle.s.
LX.
C'est ainsi que la chose
se passe en Angleterre ou
du moins qu'elle se pas-
sait sous la dynastie des
Dandies, h laquelle a peut-
être Kucc<''dé quelque au-
tre classed iuiitateursque
l'on imite... Hélas! com-
me ils déelinenl vite et
.sans letour, les démago-
gues de la mode : tout est
fragile ici-bas : comme
l'empire du monde peut
se perdre aisément par
l'aniour, par la guerre el
(juehiucfois par une sim-
ple g lée '
LXl.
Napoléon fut écrasé par
le ïliur septentrional qui
assomma l'armée fran-
eaise avec son marteau
de glace ; il .se vit arrêté
par les élinienU, comme
un baleinier, ou comme
un novice qui trébuche
à travers les difficultés de
sa grammaire française.
Certes, le conquérant au-
rait dû se délier des chan-
ces de la guerre, etipjant
à la fortune... maisje n'o-
se la maudire , car plus
je médite sur l'intinite des
eimibinaisons possibles,
plus je me sens contraint
fi croire à sa divinité.
LXII.
Elle gouverne le pré-
sent, le passé et tout ce
qui sera; elle nous distri-
bue le bonheur à la lote-
rie, en amour et en ma-
riage. Je ne peux dire
qu'elle ait fait beaucoup
pour moi : non que je
veuille déprécier ses fa-
veurs : elle et moi nous
n'avons point clos nos comptes, et il faudra voir coninieut elle me
dédomniai.'era de.s mésaventures passées: en attendant, je n im-
porlnneiai [dus la déesse, si ce n esl pour la rc-mercicr ipiand elle
m'au'a enrichi.
Lxm.
Pour revenir... pour revenir encore... Le diable emporte I hi--
loire! elle me plisse toujours entre les doigts, parce qu'il faudrait l.i
ployer aux eap-ic.s de la stance, et cesl ce qui la fait rester en
arrière. Ce rhvthme une fois entame, je ne puis le briser à volonté,
maisje dois, "cimime ceux qui (•hanteul en public, suivre le ton .t
la mesure. Ah! si je parviens à conduire ce inctre-ci jusqu'au bout,
j'en prendrai un autre la première fois quejc serai de loisir.
LXIV.
Ils se rendirent au Ridolto... C est un cndn'ii où je me pin|p ?,-
ŒUVUliS COMPLÈTES DE LORD BYRON.
121
;1'allei' moi-môme demain, uiiiiiucmcnl pour faire quelque divcision
à mes pensées ; car je suis un peu mélancolique, et je récréerai mes
Psprils eu devinant quelle espèce de visage peut se trouver sons
chaque masque; et comme ma tristesse est de celles qui parfois ra-
rentisseni le pas, je ferai naître ou je trouverai quelque chose qui
la retienne une demi-heure eu arrière.
LXV.
Laura traverse la foule joyeuse, le sourire dans les yeux et l'en-
joiuiient sur les lèvres : elle chuoholie avec les uns, parle aux au-
tres tout haut ; à ceux-ci elle fait une révérence, à ceux-là un
simple salut. Elle se plaint de la chaleur, et aussitôt son adorateur
apporte une limonade :
elle y goûte; puis, pro-
menant un regard aulouï
d'elle, elle blâmeel plaint - - ^-
à la fois ses plus chères
amies d'être si ridicuU:-
ment accoutrées.
LXYl.
L'une a de fausses
Iresses: une autre est trop
fardée; une troisième...
où a-t-elle acheté cet ef-
froyable turban? une
quatrième est si pâle
qu'on peutcraindre qu'el-
le ne se trouve mal; une
cinquième à l'air com-
mun , gauche et campa-
gnard; la soie blanche de
la sixième a une teinte
jaune ; pour la septième,
cette mousseline si claire
lui portera malheur; et
voilà qu'une huitième
paraît ; « Je n'en veux
pas voir davantage, de
peur que, comme les rois
de Banquii, elles n'arri-
vent à la vingtaine, »
LXVll,
Pendant qu'elle regar-
dait ainsi les autres , on
lui rendait de tous côtés
la pareille : elle écoulait
les éliiges que les hom-
mes chuchotaient autoMi-
d'elle, et elle résolut de
ne pas bouger qu'ils
n'eussent fini : les fem-
mes seules s'étonnaient
qu'à son âge elle eut en-
core tant d'adorateurs...
mais les hommes sont si
dépravés que ces créa-
tures au front d'airain
sont toujours de leur
goût!
LXVIII,
LXX.
Monsieur, dit le Turc, ce n'est pas du tout une niépri
Pour ma pnri, je n'ai
jamais [lu comprendre la méchanceté des femmes.., mais je ne
veux pas discuter ici une chose qui est le scandale du pays : seu-
lement je ne vois pas poui(|uoi il en sei'ait "toujours ainsi; et si
je' portais seulement une robe noire et un rabbat, pour èlre au-
torisé à déclamer à ma guise, je prêcherais tant sur ce sujet ([ue
Wilberforce et Romilly citeraient mon homélie dans leurs ])ro-
chains discours.
LXLX.
Pendant que Laura regardait et se laissait regarder, souriant et
caquetant, sans savoir pourquoi ni comment; pendant que ses
amies ol)<ervaienl, en grillant d'envie, ses airs de triomphe et tout le
reste, et que les cavalieis élégamment \ètus défilaient devant elle,
s'inclinaient en passant et mêlaient un moment leur babil au sien :
un homme, f)lus que tous les autres, tenait ses regards fixés sur
elle avec une étrange persévérance.
C'était un Turc couleur d'acajou : Laura le vit et en fut d'abord
tout heureuse , car les Turcs sont renommés pour leur philogynie.
bien quils usent tristement du beau sexe: on dit qu'ils traitent une
pauvre femme comme un chien , après l'avoir achetée comme un
bidet : ils en ont un grand nombre, bien qu'ils ne les laissent ja-
mais voir ; quatre femmes légitimes et des concubines ad libitum.
LXXl.
Ils les eiifermcnt , les voilent et les gardent, meure pemlant le
jour : à peine peuvent-
elles voir les hommes de
leur famille : en sorte
qu'elles ne passent point
le temps aussi gaîment
qu'on le suppose parmi
les nations du Nord; en
outre, cette réclusion
doit pâlir leur teint , et
comme les Turcs abhor-
rent de longues conver-
.salions, leurs jours doi-
vent se passer à ne rien
faire, à se baigner, à soi-
gner les enfants, à l'aire
l'amour et à s'habiller.
LXXIL
Ellesncsavent pasiire,
et. par conséquent, ne se
mêlent pas de critique
littéraire; elles ne savent
pas écrire, et, par consé-
quent, ne prennent ja-
mais le rôle de muses :
elles ne tombent jamais
dans les jeux de mots et
l'éplgramme , et n'ont ni
romans, ni sermons, ni
pièces de théâtre, ni re-
vues... Le savoir ferait
bien vile un beau schis-
me au harem I mais heu-
reusement ces beautés
ne sont pas le moins du
monde bas-bleus : nul
pédant à la mode ne s'em-
presse de venir leur
montrer « un passage
charmant dans le nou-
veau poème. I)
LXXllI.
1 à, point de vieux et
obstiné rimeur qui, ayant
toute sa vie péché à la
gloire pour n'attraper
jamaisqu'un pauvre gou-
jon, n'en continue pas
moins à faire un grand
bruitde sa pêche , et reste
ce qu'il était le triton du
fretin , le sublime de la
iocrilé , le fou de sens rassis, l'écho de-l'écho, le pédagogue
femmes heaux-esprils et des bardes en herbe,,, et, pour tout
nu sot ,...
LXXIV.
Débitant fièrement ses oracles eu ]ihrases pompeuses; laissant
tomber un (loii approbateur, qui n'est nullement boit en droit, bour-
donnant comme les mouches autour de toute clarté nouvelle , le
plus bleu de tons les |iapillons bleus, vous fatiguant de son blâme,
vous torturant de ses éloges , avalant tout cru le peu d'encens qu il
peut recueillir , traduisant des langues qu'il ne sait pas même lire,
et suant des pièces si médiocres que de mauvaises seraient meil-
leures,
LXXV.
Tout le monde déleste un auteur qui est toujours auteur, un de
ces homines à la calotte de fou barbouillée d'encre, si inquic'.s, si
méd
des
dire
122
LES VEILLÈks LITltUAlUKS ILLUSIllEks.
Iiahilcs, si siisccplible.s et si jaloux: h qui l'on ne sait que dirp et
dont DM ne suit que penser; ballbri d'iu(.'iieil (pie l'on sithII Iculé de
gonfler à laide d'une paire defoullli^is : lu Hour des f^^l>^ les plus
cniiuu'ux, est encure prcïïiVable à ecs rognures de papier, ?i ce»
uiuucMures mal éteintes de la lampe nocturne.
LXXVi.
Nous en voyons plusieurs de cette espèce... et nous en voyons
d'niilres, hommes du monde, et sachant y vivre en hommes: Scott.
U";:ers , Moore et tous ces confr^res d'élite, qui peiisenl encore à
autre cluisc qu'i» leur plume; mais pour ces eiiTaiil^dc in^re ^otlise,
qui vdudr.iii'nt Mrc f,'''i>s d'esprit et ne savent pas être gens comme
il r.'iul . je les l.iisse h leur table fi thé qiiulidieune, à leur coterie
musquée el à la dame de lettres qui les gouverne.
LXXVIl.
Les pauvres chères musulmanes dont je parle n'ont aucun de chs
hoiimies inslruclifs et a^'réables , et l'un d'eux leur paraîtrait une
invention nouvelle aussi incoiimic (|ue des cloches dans un tiiinaret
turc : je pense qu il ne serait peut-t''lie pas mal à propos (bien que
les projets les mieux semés produisent quclqui-fois une niàriviiise
récolte) d'envjiver un auteur comme inifiàipivnaire pour bVêcIji^if
dans ces pays-là l'usage que font les chi'éttens des dix parties du
discours.
LXXVlll.
Point de cliimiste pour leur l'évélpr )çï |â|i nul cours de mïtâ-
pli\.-ique; point de caliiiiels de lecture qili riijiicnildent les romans
reli^'ieiix . les ronti's moraux . les phiiilurcs dis Inœurs du jour;
nulle exiiosition ivlinuelle de tali|eiuv; on iiç lés vol! point sur
leurs toils oUservcr les astres, el enfih, Dlëii Éiiil liJ'ilél elles ne font
pas de nialhémaliques.
LX
xxi^.
nous laisse doublement sérieux
Pourquoi j en rends grAce il Dieil ? pèt^jiîlji.'Jl'/è !,Hn doil {!roiié,4Ûb
j'ai pour cela mes raisons, et eoill'llic jii'i'it^lrr Hlos ii'oiil lïcii d'e
bien afiréable , je les parde poul- Inc.- iih'innii''-^ iliui jiciii-.ii en
proFc; ic crains bien d'avoir liii çeiKiin pencliaiit ;t la sulire, el
pourlaiil il me semblé qu'en avaii'çaijl cij age^o;!. 'devient plus en-
Clin h rire qu'il frnoidcr, bien, que le Hire , alis'silol qu'il est paâs'é,
LXXXIV.
Je ne rapporterai pa.^ le nom de celle aurore, el c'epcndanl je Jç
|)ourrais sans indiscrétion , car çlle n'était nen pour. moi, que celle
admirable inveulinn dont le breviït app.irtient h Dieu, une Icinulc
charmante, cet objet que nous aiiçuns Ions it voir : mais il nest naît
de lion piiùi de citer des noms propres, l'ourlant si \nus iVs ilési-
r.ux de découvrir cette l^clle, itHe/. au prorjiain bal de Londres ou
de l'arjs, vpus y remarquerez encore son visage effarant tous les
autres par sa fraîcheur.
LXXXV
Laura , sachant bien qu'il ne lui conviendrait pas du tout de
s'exposer à la clarté du jour, après avoir pas.sé sept heures au bal
jiu milieu de iruis mille iiersunnes . jugea qu il était temps de tirer
sa révérence. Le cuime l,i\cqo,mpagnait en portant »on ch:Me . el ils
étaient sur le poiril de. quitter )â salle; mais, ô disgnlre ! ces mau-
dits gondoliers s'étaient mis juste à la place où ils h'auraient point
dû se trouver.
LXXXVI.
lin cela . ils ressemblent i nos cochers, et la cause qui les îcarte
est éxdcleinent la même.... rcncombrement de la foule ■ ils se pou--
senl, ils se heurtent avec des bja!<ph?iues à disloquer la mArhoii.
pt un lorrenl d'c clabauderiés que rien ne saurait inlerroinpi'
; Chez nouç, les gentlemen de Bow -street maintiennent I ordre , ••'
I ici On£ si^lalinelle est ii deuxjias de la porte niais, malgré toiil
i cçlâ, U s'échange d'â'i)i,)es deux pa,vs, en pàreUle ôçca.sion, deS ju-
: ro,nii_ el (les propos tfelibment révoltants qu'on né peut m les sup-
j poH'éJ- tli les redire.
LXXXVll.
I ^Le.cbiîilc et l.ï'i'âf'â irblivi^renl enlin leur gondole et regagnèreni
1 leur dcmrMi! mi'i sur L'onde silencieuse , s'entreteiiaul d'-
toùli - le- il l'i^'e , des dausrurs el des dun.seuses et >{■■
léor lolKil ■• ilii peu lie médisance pai-dis-iis le. mai-
I chc. l.)'''j.i I.i 1j.iii[u. . ,iii|iiiicliail de l'escalier de leur palais; Laui.i
était as>i-o piv.- ili; smi ailur.ileur, quand tuut-à-coup elle frémit...
le iniisiilinan élail là devant elle.
^ LXXXVIII.
LXXX.
0 innocence el gaîlé ! heureux iilelaiipe d'e.iy et de làil! boissoi.
de plus heureux jours! Dans ce Iri-le silr),' do |Véi-hé d de'carnage.
I homme souillé d'abominations iiéi:liichi; plus >a soifaiic on liréti-
vage aus.sl pur. N'imporle! jt; vous aime el je M'uw.mschaiiier.dli I
qui iimis pMidia le vieux Saluriie el .son règii. de siicle. candi!...
lin allendanl, je bois à votre retour un bon verre déàu-de-vie.
LX^CXi.
Le Turc de notre Lama lehall l<inj(iui-S les yèfi'x iJxèS sut elle ,
moins à la façon miisiilmano on .à I.i iii.i,|.' cliréricQne (jui si tjiblé
dire : « Madame, je vous lai- ' ii . ri (iiht qu'il iii'e
plaira de vous coulem|ilcr . de vou.s leliir cri
place. "Si l'on pouvait euiiii. ..i u:. ., ..ii;^. en la regaidanl .
Lauiii eùl clé comiuisc : iniis elle n'elail lias femme à céder ainsi,
elle avait suulemi trop hoiglcnips cl trop bravement le feu de len-
iiemi pour baisser pavillon devant le regard tout-à-fait exliaordi-
iiaire de cet clrangcr.
LXXXII.
Le matin était sur le point de paraître, et à cétlë heure-là, je
(■•mseillc aux dames, qui ont pa-.sé la nuit à la danse ou h tout au-
tre ex reice, de faire leuis |ir. paralifs de retraite, et de qiiiller la
s.ille di; [lal avant le lever do snjiil, parce qu'au moment où s'elei-
irni'ul les lampes cl les boii.^i - il est à eraiiidre cpie l'éclat du jour
ne fasse paraître leurs joués un peu pAles.
LXX.\III.
■" **' L''J ri."?*''.* i'.cs'^i'ls el des fêles, el pour (luelque sotte raison j v
suis ' hi^Foi:* resie jusqu'à la lin ; et alors (j'es|ière que ce n'est pas
lin crime) j'observais quelle était la femme qui traversait le plus
liemciisement celle épreuve criliqiie : or. bien que jeu aie vu des
milliers dans la fleur de làgé, cbarmanles alors et qui peuvent
I iMre encore aujourd liui : ie n'en ai jamais rencmlré qu'une seule
di.nl I -•clal pouvait (aprî-s la daiise el quand les étoiles avaient dis-
I arii' resisler aux ravons du malin.
.,i'( Monsieur, dit le eoiille dull ni'r sévère, votre présence inal- I
içriduc ilansee lieu m oldipcàvnus demander quelques explications? «
l'eùl-êlie II esl ee que rclfet il une inejiiise : je I espère, du moio-
'el ; ilôlli' coiipe'r ciiiir.l ,à ttiUl enmplinient. Je lesjiere dans n.li
itiçiprc iiiteièl Voas liie çottiplencz sans doute, ou je me ferai coin
jiiTiU)j;é. — .Monsieur, répdhiail le Turc, ce n'est point du tout un •
lii'éptise :
Li^kxix.
,. J Lette dame esl^iji^ feipitic. il.Ju^ez de l'étonnement de la dane-
elle changea rie coiilcnr. nno -.ms r.Lison ; mais là où une Anglai-
évanmiirail les llalieili,
se reeiimiiialider un
.sens à pi.Mi |ircs .iii '
de CÇÎ-r, de selÀ, de
eiiuimé d'ilsage en ,
si loin : elles se borneni
puis elles repreiiuenl linii-
■ • .j.o l'pargnc beaucoup de corne
jetées à la ligure et du lacets coupés,
.\C.
Klle dit... (|ue pouvait-elle dire ■? pas un mot: mais le comte, loiil-
à'fait calmé parce qu'il venait il'enlendre. invita poliment létr.in-
ger à entrer : " Nous serons heaiieoup mieux à la maison . dit-il .
pour causer de tout cela; ne umis rendons pas riilicules pur une
scène el une esclandre en public : tout ce que nous y gagnerions
serait de faire bêaucou|i rire et plaisanter de notre alfaire. »
XCI.
Ils entrent et se font servir le calé... Le café parait, boi.sson qoi
plaît égalemeni aux 'fores et aux chrétiens, quoii|ue la manière di-
te préjiarer ne soit pas la même. Alors Laura, qui a repris ses es
prits el retrmivé la parole, s'éCrie :« Heppo! quel est voire imm
jiaien? Dieu me bénisse! votre barbe est d'une étonnanle longueoi '
Kl colnmenl se fait-il que vous soyez resté si longtemps abseni? \'
coinpreiicz-loijs pas combien c'était mal de votre part*
XCII.
« Ete.s-vous réellement el vérit.iblenienl turc'? Avez-vous éjxjusé
d'autres femmes' lisl-il vrai que les musulmans mangent avec leui>
OEbVUES COMPLÈTES DE LÔKD bVRÔPÎ.
(loif-'ls en fîiiisede fmii-chctiçi? Ahl sijr ma parole, vmlâje plus joli
l'hàle que j'aie jamais vu! vous me le donnerez, ii;esl-ee, pas ? On
ilil que vous ne mangez pas de jjoic. Mais cuiunenl nvez-vous tmt
pendanllaiil danin'es pou''... Pieu me Ijéuiss''! nun. jr n"ai ym^i^
vu un homme j'àunir à ce point"? Auriez-vous une maladie de loie"?
XClll.
« lieppol celte barbe ue vous va pas : elle Sera coupée avàril que
vous avez vieilli d'un jour : pourquoi vous arrangez-voiis ainsi?
Oh ! j'oubliais... niles-nmi , ne trouvez-vQu^s pas que le climal ici
est pins t'roiil ■? QurI air vous avez! vous ne sortirez (la-s d'ici clans
ee, bizarre ciislume .: quelqu'uii pourrait vous r'econuaîtie et aller
cotiior votre histoirç'. Comme vos cheveux sont coupés court! sei-
gneur! comme ils ont grisonné ! »
XGIV.
Que répondit Beppo à toutes ces questions"? c'est plus que je
n'en sais. Il avait été jeté sur les bords oii fut Tigie et où il n'y a
pins rien aujourd'hui; comme de raison, il avait été fait esclave, et
avait rei'u la liaslonnade pour salaire; puis un jour. quelque bande
de piialcs ajant pris terre dans la baie voisine, il s'était joint à ces
coquins, avait prospéré et était devenu un renégat d'assez mauvais
renom.
xcv
Mais il s'était enrichi et avec la richesse lui était revenu un si vif
'd¥sir de revoir sa patrie, qu'il regardacomine un devoir d'y rentrer,
èi de ne point pa>ser toute sa vie à écunier les mers. Avec le lemps,
il se trouvait l'aligné de son i'^olement, comme Robinson Crusoe :
c'est pourquoi . il loua un navire venant d' Espagne et allant à
Coif)ii : une belle polacre ayant douze hommes d'équipage et
chargée de tabac,
XCVI.
II s'embarqua donc avec toutes ses richesses, acquises .Dieu sait
comme, et gagna le large : l'entreprise était téméraire, et sa peau
tie laissait pas de courir de grands risques ; mais la Providence, dit-
il, I avait protégé... pour ma part, je ne m expliquerai pomt à ce
sujet de peur de n'être point d'accord avec lui... Bref, le iTavire fut
équipé, mit à la voile, et fit route heureusement, hormis trois jours
de calme à la hauteur du cap deBone.
XCVll.
Arrivé .'i Corfou , il transborda sur un autre navire ses bagages,
SCS fonds et sa personne, et se donlia pour un marchand turc fai7
sant le commerce de difl'erentes marchandises... je iie me rappelle
plus lesquelles Ou"i qu'il en soil , il se tira d'affaire par cette rusé ,
car il y allait de ^a tète, et parvint ainsi jusqu'à Venise afin d'v re-
piendre sa fembie, sa religion , sa maison et son nom de chrétien.
XCYIII.
I^n effet, sa femme le reçut ; le patriarche le rebaptisa (observons
eu passant qu'il lit un cadeau à l'église); il mit pour cela de coté
les vélenienls qui le rendaient méconnaissable , et emprunta pour
un jour ou deux les culottes du comte. Ses amis ne l'en estimèrent
(]Mr davantage après sa longue absence, surtout quand ils virent qu'il
aN.iit rapporté de quoi leur offrir d'excellents diners qu'il égayait
eu leur faisant de bons contes.... dont je ne crois pas la moitié.
XCIX.
Quelques Iribulaliuns qu il eût souffertes dans sa jeunesse, il s'en
.lédommageait siii ses vieux jours en jjomssaiu de son opulence et
du plaisir de i'aconler. Bien que parfiis Laura le lit enrager, on
m assure que le cnml'' et lui furent toujours b(uis auiis .Ma. plume
'csl arrivée a là lin d'une page, et celle-ci tenuineo, le récit doit se
irrniiner aussi; il serait à désirer qu'il but fini plus tôt : mais une
le s commencés, les récils s'allougent, on ne sait coinm ut.
FIN DE BEPPO.
LES
BARDES ANGLAIS
CRITIQDES ÉCOSSAIS.
Eh quoi! condamné à tout entendre ! l'enroué Fitz Gerald brail-
lera dans une salle de taverne ses coupleis discordants; et moi je
me tairai, de peur que les revues écossaises ne me traitent de rimail-
leur et r\e dénoncent ina muse! JSon! non 1 j'écrirai à tort ou. à
raison ; les sots me fourniront le sujet, et la satire inspirera mes
vers !
Noble don de la nature! ma bonne plume d'oie, esclave obéissante
de ma pensée , arrachée à l'aile maternelle pour devenir uh puis-
sant instrument dans la main de bien petits homines! 0 plume!
qui facilites si bien la parturition d'un cerveau en travail, Jrros
de vers ou de prose; toi qui, en dépit de l'inconstance des femmes
et des sarcasmes de la critique , fais la consolaiion d'un amant
et la gloire d'un auteur, que de beaux esprits, que de poètes tu sers
chaque jour! Combien est fréquent Ion emploi, et petite ta gloire!
Tes sœurs se trouvent condamnées, après tous leurs travaux, à un
complet oubli, avec les pages qu'elles ont tracées! Mais toi, du
moins, plume chérie, que j'ai déposée naguère et que je reprends
avei: ardeur, noire tâche terminée, tu seras libre comme celle de Cid-
Slamel-Béiiengeli ; si d'autres te méprisent , moi je veux te choyer.
Prenons donc aujourd'hui notre essor: ce n'est point un sujet re-
battu, une vision orientale ^ un rêve extravagant qui m'inspire;
notre route , bien que hérissée d'épines, est distinctement tracée;
que nos vers soient coulants ; que notre chant soit facile.
.Vujûuril'hui , le vice triomphant commande en souverain, obéi
des hommes qui ne savent obéir à rien d'autre; les méchants et les
sols se liguent pourdominer, etpèseut leur jusiice dans des balances
d'or; et cependant les plu? hardis redoutent encore la risée publi-
que : la crainte de la honte est la seule qui leur reste; ils pèchent
avec plus de mystère, tenus en bride par la satire, et tremblent de-
vant le ridicule, sinon devant la loi.
Telle est la puissance de l'esprit caustique et railleur; mais les
tlèclies de la satire ne sont [loint mon partage : pour châtier les ini-
quités de notre siècle, il faut une arme plus acérée, une main plus
puissante. Néanuioins, il e.st des folies dont la chasse m'est permise.
Qu'un rie avec moi; je ue dcniaude pas d'.uitre gloire. Le signal a
retenti ; mon gibier, ce sont les écrivailleurs. Au galop, mon Pé-
gase! gare à vous tous, poèmes grands et petits, odes, épopées,
élégies I Et moi aussi, je puis comme un autre barbouiller du papier;
il m'arriva même un jour de répandre par la ville un déluge de
vers , vraie boutade d'écolier indigne il'éloge ou de blâme ; je me fls
imprimer... de plus grands enfants que moi on font autant. 11 est
doux devoir son nom en lettres moulées; un livre est toujours un
livre, bien qu'il n'y ait rien dedans. Ce n'est pas qu'un nom titré
doive sauver d'un oubli commun le livre et l'écrivain : Lambe en
sait quelque chose, lui dont la farce bàlarde a été sifflée maigre le
nom patricien de son auteur. N'importe! George continue d'ecru'e,
bien ipi'll cache son nom aux yeux du public. Autorisé par ce grand
exemple, je suis la même voie ; seulement je fais moi-même ma
revue ; et , sans recourir au grand Jeffrey , comme lui je me cou •
stitue de ma propre autorité souverain arbitre en poésie.
Pour tous les métiers, excepté celui de censeur, il faut un appren-
tissage : les critiques sont faits d'avance. Sachez par cœur les plai-
santeries rebattues de Miller; ayez tout juste autant de science qu il
en faut pour citer à tort et à travers, un esprit bien dressé à dé-
couvrir des fautes, ou à eu inventer au besoin, une certaine dispo-
sitioii au calembourg, que vous appcller z selattique; puis allez
trouver .lelfrev , et soyez surtout discret il paie juste dix livres ster-
ling la fetiille' Ne craignez pas le mens n^e d aiguisera vos traits;
12i
LKS VEILLEES LITTfiUAIIlES ILLUSTIŒES.
ne recule/, pas ticvaiil le blasplième , cela ]ia5$cra poiii- de Tespril ;
abjure?, loule scusibi'ih'. <•! substituuz-y la pluiMtuleriu. Vous voilà
devenu un rrilique roniplel : haï, mais adule.
Mais nous, poêle.', nous snumctirons nous h une lellc juridiction?
Non , reries, (iliercheï des roses en décembre , di- la place en juin,
dcmaiulez de la conslaiiee au vent, croyez aux piouiesses d'une
fcinnie ou aux èloKCs d'une épilaphe, plutôt que d aj'Hili'r loi au lan -
gage d un critique cluipriu, ou de vous laisser égarirr par le ca-ur
perfide deJelVre.v, ou la tt^le béoliennede l.ainbe. Tant que, soumis
au jiiug de ces Ixrans ind)eibes et siins mission, de ces usurpateurs
dti sceptre du goùl , les auteurs courberont humblement la tùte , et
recevront leurs arrêts comme articles de foi; tant (|ue la criti(|ue
sera confiée h de telles mains, ce serait un j)cclié que de l'épar-
gner. De tels censeurs méritent-ils des ménagements? Néanmoins
nos modernes génies se suivent tous de si |)iès, poètes «t criti-
ques se ressemblent tellement, qu'on ne sait quel choix faire parmi
eux.
Ou me demandera peut-être pourquoi je m'engaçe dans une car-
rière que l'ope et Gilford ont illustrée avant moi. Mes vers vont
vous repondre. « Arrêtez, » me crie un ami -^a ce vers est négligé ;
celui-ci , celui-là et cet autre encore me semblent incorrects. —
b'b bien, qu'en conclurez-voiis? l'ope a fait la même faute, ainsi
([ue l'insouciant Dr^d- n. — Oui , mais Pje ne l'a pas commise. —
llelle autorité! Que m'importe! mieux vaut errer avec l'ope qu'ex-
celler avec Vye. »
Avant nos jours dégénérés, il fut un temps où . au lieu de grâces
mensongères, l'esprit et le bon sens s'alliaient h la poésie. C'est
alors que, dans cette île heureuse, la voix de Pojie charmait toutes
les Ames, et voyait le succès couronner ses elforts; car il aspirait à
I approbation d'une nulijn polie, et relevait la gloire du pavsen
même temps que la sienne. Le grand Dryden faisait couler les flots
de sa muse avec moins de douceur peut-être, maisa\ec plus de force.
.Mors aussi Congrève égayait le scène, Otway nous arrachait des
larmes; car l'accent de la nature allait encore à l'Ame d'un audi-
toire anglais. Mais pourquoi rappeler ces noms ou de plus illusties
encore, quand la i)lace de ces grands hommes est si étrangement
occupée? Jetez maintenant les yeux autour de vous ; feuilletez cet
iiinas de pages frivoles; contemplez les ouvrages qui charment no-
tie é|ioque. 11 est toutefois une vérité que la satire elle même doit
rcronnailre: on ne peiitse plaindre qu'il y ait parmi nous disette de
poètes. Leurs a uvres font gémir la presse l't fatiguent des milliers
de bras : les épopées de Soulhey l'ont craquer sous leur poid* les
rayims des bibliothèques, et les poésies lyriques de l.iltle brillent
en in-douze satinés. « Rien de nouveau sous le soleil. » dit l'Kcclé-
siasie ; et pourtant nous courons d'innovations en innovations.
Que de merveilles diver.ses nous allèchent en passant! La vaccine,
le magnétisme, le galvanisme et le gaz apparaissent successivement,
au grand ébahissemenl du vulgaire; puis la bulle de savon crève.
Que restc-l-il? du vent! Nous voyons aussi s'élever de nouvelles
écoles poétiques où le plus ennuyeux réclame la palme. La ligue de
ces pseudo-bardes fait pour quelque temps taire la voi.x du
goiit. Maint club campagnard plie le genou devaiii Baal , et détrô-
nant le génie légitime, élève un temple et une idole de sa laçon,
ipieUpie veau de plomb, peu importe lequel, depuis l'ambilieux Sou-
lliey ju.squ'au rampant Stolt.
Voyez! la légion écrivassière , fractionnée en groupes divers, dé-
lilc (levant nous. Chacun, impatient d'attirer l'attention, pique
de l'éperon son Pégase efllanqué : la rime et les vers blancs mar-
chent Cole à côte Voyez s'amonceler sonnets sur sonnets, odes sur
odes. Les histoires de revenants.se coudoient sur la route; les vers s'a-
vancent à pas démesurés , caria sottise se coniplaîtaux plus bizarres
elTels de rhythme : amie d'un fatras étrange et mystérieux, elle ad-
mire toute poésie qu'elle ne peut comprendre. C'est ainsi que le Lai
du dernier ménestrel (puisse-t-ilêtrc en réalité ledernier ! ) fait cnten-
ilre au souffle de la brise ses tristes géiiii>sements sur des harpes à
demi-tendues, pendant que les es[>rits de la montagne bavardent a\ ec
ceux de la rivière; des nains farfadets de la race de Gilpin Horner
égarent dans les bois de jeunes seigneurs écossais, en sautillant
devant eux à chaque pas, Dieu .sait à (luelle. hauteur! et font peur
aux petits enfants; tandis que dans leur cellule magique des dames
de haut parage font défense de lire à des chevaliers qui ne savent
pas épeler. dépêchent un courrier au tombeau d'un sorcier, et font
la guerre aux honnêtes gens pour protéger un bandit.
Voyez ensuite s'avancer gravement, sur son cheval de p.uade,
l'orgueilleux Marmion au cimier d'or, tantôt faussaire, lautôi héros,
également propre à décorer un gibet ou un champ de balaille .
.'•iiigulier mélange de grandeur et de ba.sscsse. Timagines-iu donc,
ô ^eott, dans la folle arrogance, faire agréer au public une œuvre
aii;-,M insipide? C'est en vain que Murray se ligue avec Miller pour
leiriluier ta muse à rai^oll dune denii-couruniie par vers. Non!
quand les tils d'Apollon s'abaissent à traliquer de leur plume, leurs
paiiiies sont desséchées, leurs jeunes lauriers sont lléi' is. Qu'ils ab-
diquent le titre sacré de poète, ceux qui tourmentent leur cerveau
pour un vil fialaire, cl non pour la gloire. PuiMent-ilii travailler en
vain pour Mammon et contempler avec douleur l'or qu ils n'ont
pu gagner! Que ce soit I,*! leur partage ! une telle soit la jn-le ré-
roinpensc de la niusc qui se prostitue, du barde mercenaire! l^t sur
ce, nous disons « bonne nuit h Marmion. »
Voilà les œuvres qui réclament aujourd'hui nos applaudissement»;
Voilà les poètes devant le.'^quels h musc doit s'incliner; c'est à eux
que Milloii; Dryden. l'ope, relégués dans un commun oubli, cèdeul
leurs palmes sacrées.
Alors que la muse était jeune encore , quand Homère faisait ré-
sonner .«a lyre , quand Virgile chantait , il fut un temps où , pour
produire une épopée , dix siècles sufli'^aicnt à peine ; aussi de quelles
acclamations d'amour et de respect les peuples saluaient-ils à son
aurore l'ouvrage de chacun de ces bardes Immortels, unique mer-
veille de mille années! Des empires ont disparu de la surface de la
terre , des langues ont expiré, avec le-; nations qui le« parlaient .
sans avoir obtenu la gloire d'un de ces cliants immortels où revit
tout un idiome éteint. H n'en sera point ainsi de nous. Nos poi-tes .
malgré leur intériorité, ne se contentent pas d'appliquer à un grand
ouvrage le travail d'une vie entière; voyez d'un vol d'aigle s'élever
dans les cieux Southey, le marchand de ball.ides. Que Camoéns,
Millon, le Tasse, bais.sent jiavillon devant ce génie céraleur, qui,
chaque année, fait entrer en campagne une armée de poèmes.
Voyez au premier rang s'avancer Jeanne d'Arc, le fléau de l'An-
gleterre et la gloire de la France, raéchain.Tient brûlée comme sor-
cière par le cruel Bedford : voyez son image entourée d'une au
réole de gloire ; elle a brisé ses fers , sa prison s'e.-l^ouverte, et cette
vierge phénix rLiiaît de ses cendres. Voici venir ensuite le terrible
Thalaba, sauvage et merveilleux enfant de I Arabie, redoutable des-
tructeur de Domdaniel, chevalier quia plus exti-iminé de ma-
giciens enragés que le monde n'en a jamais cou nu. Héros immortel!
rival du l'etit-Poncet, règne àjalnaissur^es déhrisde Icsennemisabal-
lus! La poésie s'enfuit elfrayée à ton aspect , et proclame que 1 1 fus
avec raison condamné à être le dernier de ta race! Oh! que les gé-
nies triomphants ont bien fait de l'enlever de ce bas-monde, illus-
tre vainqueur du sens commun !
J'afierçois maintenant le dernier et le plus grand des héros de
Southey'; .Madoc. caeiquc à Mexico, et prince au pays de Galles;
comme tous les voyageurs, il nous conte d'étranges liistoiics, plus
vieilles que celles de Maudeville . et pas tout -à -fait aussi vraies.
0 Southey ! Southey ! mets un terme à la fécondité de ta muse! En
tout l'excès est un défaut; ô le plus robu.-te des poètes, par pitié,
épargne-nous I Un quatrième poème, hélas! c'en serait trop. Mais
si, en dépit de tout ce qu'on peut te dire, tu persistes à te frayer
vers le Parnasse un pénible chemin ; si. dans tes ballades inciviles,
tu continues ;i dévouer les vieilles femine-:au diable. Dieu garde de
tes sinistres desseins les enfants qui sont encore à naître ! Dieu te
remette dans la bonne voie, Southey, et tes lecteurs aussi!
Onvoit venir ensuite le disciple ennuyeux d'une eiinuyeu.seécole,
le bénin apostat de toute règle poétique, le sûnple Wordsworth, qui
se tljille de créer des chants aussi doux qu'un soir de mai, son mois
favori; qui conseille à son ami « de laisser 15 le travail et la peine,
et de quitter ses livres, de peur de devenir double! » qui , par le
précepte et l'exemple, l'ait voir que rien ne doit distinguer les vers
de la prose ; car une prose insensée fait les délices des poétiques
Ames, et les contes de la mère lOie suflisamment riniés contien-
nent l'essence du vrai sublime. Ainsi . lorsipiil nous raconte l'his-
toire de Betty Foy, la mère idiote d'un « enfant idiot, » nigaud lu-
natique qui" a perdu son chemin, et , de même que le poète,
confond la nuit et le jour; il appuie tellement sur tout le pilhéti-
qiie d'un tel caractère , et décrit iliaque aventure d'une manière si
touchante, que tous ceux i|ui voient « 1 idiot dans sa gloire » pren-
nent le conteur |iour le héros du conte.
Te passerai-je sous silenee aimable Coleridge, cher à Iode hour-
soufflée et à la stnqdie ambitieuse ?Bieii que tu te plai.<ess..rtout aux
sujets innocents, I obscurité est loujoui-s la bien venue chez toi. Si
parfois l'inspiration refuse son aide à celui qui adojitc ut'.e sorcière
pour sa muse, nul ne saurait surpasser en poésie le barde ipii
prend un Ane pour sujet d'élégie. Le sujet s'adapti- si merveilleose-
ment à l'esprit de l'auteur, que dans ses rimes ou croit entendre
braire le poète-lauréat de la gent aux longues oreilles. ■
0 Lewis! merveilleux magicien , moine ou poète, n'ini.iorle! toi
qui voudrais faire du Parnasse un cimetière ! Le cyprè en place
lie laurier compose la couronne; tu as pour muse un revenant, et
Apollon t'a institue son fossoyeur! Soit que lu viennes l'asseoir sur
d'antiques tombeaux salué par la voix sépulcrale des spectres; soit
que la plume nous trace ces chastes tableaux qui plaisent tant aux
femmes de notre Age pudibond, salut! de ton cerveau infernal s'élan-
cent des troupes hideuses de fantômes couveris dî leur suaire; à
ton commandement on voit a''courir en foule «des femmes grima-
ŒUVRES COMPLÈTES DK LOUD BYRON.
\<m
u cailles, avec les rois ()u feu, de l'eau et des nuages; » puis une
(Iiiantité de « petits hommes gris , de sauvages rliasscurs, » êtres
lizarres sur lesquels tu règnes avec ton rival Wallcr-Scott. Salut
pour la seconde fois! Pi dos contes tels que les tiens rencontrent
des admirateurs, c'est une maladie que saint Luc seul peut guérir;
Satan Ini-niême n'oserait cohabiter avec toi, et ton cerveau lui pa-
raîtrait un enfer plus profond que le sien.
Mais quel est ce poète qui s'avance d'un air si tendre, environné
d'un chœur déjeunes filles toutes remplies d'un feu qui n'est pas
celui de Vesta? Les yeux brillants, la joue enflammée, il fait retentir
d impudiques accords, et les dames l'écoulent en silence! C'est
Little! le Catulle de son époque, aussi doux dans ses chants,
mais aussi |ieu sévère que son modèle! La muse, qui condamne à
regret, doit pourtant être juste , et ne peut faire grâce au chantre
mélodieux des voluplés. La muse veut qu'une flaïunie pnre brûle
sur ses autels : elle repousse avec dégoût un encens plus gros-
sier; néanmoins, indulgente à la jeunesse, après ce châtiment, elle
se borne à lui dire : « Corrige tes vers, va, et ne pèche plus ! »
PoiM' loi, traducteur aux vers declinquant,clinquautque lu prètesà
Ion modèle, Strangford l'Hibernien, aux yeux d'azur, à la chevelure
tirant sur le roux, toi dont les chants plaintifs sont admirés de nos
nii^s malades d'amour, toutes pâmées d'attendrissement sur ces
riens harmonieux, apprends, si tu le peux, à reproduire le sens de
tiin auteur, et îi ne plus vendre les sonnets sous un nom d'emprunt.
Crois-lu donc prendre rang au Parnasse en habillant de dentelles le
grave Camoëns? 0 Strangford, reviens à un golàt plus sain, comme
à une morale plus pure. Sois chaleureux, mais décent; amoureux,
mais cliasle; quitte la harpe d'emprunt, et ne fais plus du barde
lusitanien le copiste de INIoore.
Mais, holà! ma plume, arrêtons-nous un moment! quel est cet
ouviage? C'est la dernière production d'Hayley, la dernière et la
)iire... jusqu'à la prochaine cependant : soit qu'avec d'insipides ti-
rades il fabrique des drames , soit qu'il tourmente les morts de ses
éloges cnii leur l'ont un purgatoire ; jeune ou vieux, il a toujours le
même style, uniformément faible et terre-à-terre. Voici d'abord le
« Tj'iiunphe du Sangfroid, » qui a failli me faire perdre le mien,
puis le « Triomphe de la Musique. )> Ceux qui l'ont lu peuvent af-
tirmer que la pauvre musique n'y triomphe guère.
Moraves , levez-vous! décernez une digne récompense à la dé-
votion et à l'ennui... Ecoutez! le poète du dimanche, le sépulcral
Grahame, exhale ses sublimes accents en prose barbare, n'aspirant
même pas à la rime. 11 met en vers blancs l'évangile de saint Luc ,
jiille audacieusement le Pentateuque, et, sans le moindre scrupule,
falsifie les Prophètes, et dévalise les Psaumes.
Salut, ô Sympathie! ta douce puissance évoque devant moi mille
souvenirs aux mille faces, et me montre , courbé sous ses soixante
années de lamentations, le prince des tristes faiseurs de sonnets. Et
n'es-tu pas en effet leur prince, harmonieux Bowles, le premier, le
grand oracle des âmes Irndres , soit que tu chantes avec la même
facilité de douleur la chute d'un empire ou celle d'une feuille , soit
ipie la muse nous répète d'un ton lamentable les sons joyeux des
cloches d'Oxford, et, toujours s'amouracbant des cloches et clu-
cliers, trouve un ami dans chaque tintement du carillon d'Ostende?
Oil! combien tu serais [dus conséquent avec toi-même si tu ornais
de grelots le chapeau de ta muse! Hélicieux Bowles! toujours bé-
nissant ou béni, chacun aime tes vers; mais les enfants surtout en
lont grand cas. Il faut te v(dr, l'associant à la poésie morale de
Little, caresser les penchants des cœurs amoureux. .\vec loi, la
petite fille verse de douces larmes dans sa chambre d'enfant ; mais
à treize ans , jeune miss , elle échappe à la molle influence; elle
quitte le pauvre Bowles pour les chants plus vifs de Little. D'autres
l'ois, dédaignant de circonscrire aux sentiments tendres les nobles
sons d'une harpe telle que la tienne, tu fais « retentir des accents
plus élevés, n accents que personne n'entendit, que personne n'en-
tendra jamais. Dans tes vers sont enregistrées, chapitre par chapi-
tre, toutes les découvertes maritimes, à partir du jour où l'arche
vermoulue s'arrêta dans la vase, depuis le capitaine Noé jusqu'au
capitaine Cook. Ce n'est pas tout : le poète fait une halle, soupire
un louchant épisode, et nous raconte gravement (écoutez, ô belles
demoiselles!) comment Madère trembla pour un premier baiser.
Bowles! retiens cet avis : continue à faire des sonnets; eux, du
moins, ils se vendent. Mais si quelque nouveau caprice ou quelque
large salaire sollicite la pauvre cervelle et le met la plume à la
main ; s'il est un poêle qui , naguère l'effroi des sols, est descendu
dans la tombe et n'a plus que des droits à lous les hommages; si
l'ope , dont la gloire et le génie ont triomphé du plus habile des cri-
liiiues, doit lutter encore contre le pire de lous , tente l'aventure ;
relève la moindre faute, la plus légère imperfection : le premier
des poètes n'était , après toul , qu'un homme. Fouille les vieux fu-
miers pour y trou\er des perles; que'lousles scandales d'un siècle
qui n'est plus se peicbent sur ta plume et \olligent sur ton papier;
atïecte une candeur que tu n'as pas; donne à l'envie le manteau
d'un zèle sincère; écris comme si l'âme du critique Saint-.Iobn l'in-
spirait, et fais par haine ce que le pamphlétaire Mallet fit pour de
l'argent. Oh ! si lu avais pu extravaguer ou rimailler avec eux ,
ameuté avec ses ennemis autour du lion vivant, au lieu de lui don-
ner après sa mort le coup de pied de l'âne , une récompense fût
venue s'ajouter à tes gains glorieux, et l'eût pour ta peine attaché
au pilori de la Diinciade
Encore une épopée! El qui donc vient de nouveau infliger ses
vers blancs aux enfants des liommes? Le Béotien Collle , l'orgueil
de la riche Bristol, importe chez nous de vieilles histoires de la côte
cambrienne, et envoie toute chaude sa marchandise au marché!
Quarante mille vers! vingt-cinq chants! voilà du poisson frais du
Permesse! Qui achète? il n'est pas cher Ma foi, ce ne sera pas
moi. Qu'ils doivent être plais les vers de ces mangeurs de soupe à
la tortue, tout bouffis de sa graisse verdâtre ! Si le commerce remplit
la bourse, en revanche il rétrécit le cerveau, et .\mos Cottle f:iit en
vain résonner sa lyre. Voyez en lui un exemple des infortunes
qu'entraîne le luôlièr d'auteur ; le voilà condamné à faire les livres
qu'il vendait aulrefois. 0 Amos Collle!... (Par Phébus I quel nom
pour remplir la trompette de la renommée!) 0 Amos Collle! songe
donc au peu de profits que rendent une plume et de l'encre! Qui
voudra désormais acheter ce papier que gâtent les rêves poétiques ?
O plume détournée de son véritable usage ! ô papier niai employé I
Si Collle n'avait point quitté son comptoir et son pupitre commer-
cial , ou si , né pour d'utiles travaux , on lui avait appris à faire le
papier qu'il gâche aujourd'hui , à labourer, à bêcher, à manier la
rame d'un bras vigoureux, il n'aurait point chanté le paysdeGalles,
et, moi, je n'aurais pas eu à parler de lui;
Tel Sisyphe roule sur le précipice infernal son énorme rocher
sans pouvoir goûter le sommeil ; tel, sur la colline, ambrosiaque Ri-
chmond, l'ennuyeux Maurice charrie le granit de ses lourdes pages,
monument des fatigues de son esprit, pétrifications d'uri cerveau la-
borieux , qui, avant d'atteindre le sommet, reiombenl pesamment
dans la plaine.
Mais je vois errer dans la vallée le mélancolique Alcée I sa lyre
est brisée, sa joue empreinte d'une calme pâleur; ses espérances,
jadis si belles , auraient pu fleurir un jour: le vent du nord les a
desséchées. Le souffle de la Calédonie a flétri ses boutons dans leur
fleur. Que Sheffield pleure sur tant d'œuvres perdues, mais que
nulle main téméraire ne trouble leur précoce sommeil !
Dites-moi cependant : pourquoi le poète alKliqiierail-il ainsi ses
litres à la faveur des muses? Devra-t-d donc se laisser loujours
etïrayer par les hurlements confus dé ces loups d'Ecosse qui rôdent
dans l'ombre, lâche engeance, qui, par un instinct infernal, déchire
comme une proie tout ce qui se rencontre sur son jiassage? Vieux
ou jeune, vivant ou mort , nul n'est épargné; tout sert d'alimeni à
ces harpies. Pourquoi leurs céder sans combat ? Pourquoi lâche-
ment reculer devant leurs gritl'es? pourquoi ne pas refouler jusque
sous les murs d'Edimbourg ces bêles sanguinaires?
Salut à l'immortel Jeffrey! l'Angleterre eut jadis la gloire d'avoir
un juge à peu près du même nom. Egalement miséricordieuses et
justes, leurs âmes se ressemblent complètement, et il est des gens
qui croient que Satan a lâché sa proie et a permis au vieux juge
royaliste de revenir au monde pour condamner des écriis comme
autrefois il condamnait les hommes. Le moderne a la main moins
puissante, mais le cœur aussi noir, et sa voix est tout aussi prompte
a ordonner la torture. Elève du barreau, il n'a retenu de sa science
légale qu'une certaine aptitude à relever les vétilles; instruit depuis
à l'école du libéralisme, il s'est mis à railler les partis politiques,
bien qu'il soil lui-même l'instrument d'un parti. 11 sait que si un
jour ses patrons retournent au poste qu'ils ont perdu , les pages
qu'il a griffonnées seront dignement récompensées, et feront mon-
ter sur le trône du jugement ce nouveau Daniel. Ombre deJelTiies,
nourris celle pieuse espérance, présente une corde à cet autre toi-
même en lui disant : « Héritier de mes vertus, ô mon digne émule,
habile à condamner comme à ca'oinnier le genre humain , reçois
celte corde que je t'ai soigneusement réservée ; tiens-la entre les
mains lorsque tu rendras les arrêts, et qu'elle serve un jour à le
pendre 1 »
Salut au grand Jeffrey! que le ciel le fasse longtemps briller sur
les rives fertiles de Fife! qu'il protège ses jours sacrés dans ses com-
bats à venir, puisque parfois nos auteurs en appellent au jugement
de Dieu. Vous souvient-il de ce jour historique, de celte rencon-
tre glorieuse, et qui faillit être fatale, alors que l'œil de Jeffrey en-
visagea le pistolet sans balle de Little , pendant qu'à deux pas de là
les myrmidons de Bow-streel pouû'aient de rire ? 0 jour désastreux !
le château de Dunedin trembla jusque dans ses fondements; les
ondes sympathiques du Forth roulèrent toutes noires ; les oura-
gans du nord firent entendre de sourds murmures; la Tweed enfla
la moitié de ses flots pour former une larme, l'autre moitié pour-
suivit tranquillement son cours; le mont escarpé d'Arthur s'agita
sur sa base, et la sombre Tolboolh changea presque de place. Cette
12fi
LES VRIf.LÊB3 LirrÈ!UlKe'§ ILLUSTRÉES
noire prison ponlil alors... car on de tels niomonls la pii-rrc peut '
(•priiiiMT les (■lu.iliiiiis «le riiiiiiiii.q, v\\i' slmiIi) (picllp iilliiil Hra pii-
M'odt' |inis<(;scli:iriiiossi Jv'flVov iiirnir'nil aillciiis ipic (l,|iissfiç liras,
lùilin , il.iMs o-\W nialiiii'O iç^loiit'aMo , i-on grenier |pali;riiel , cç
seijLièini^ (.'liigc^ qui l'ava l vn ^aUrc, soyrii^jla loiil -à-ooiip .j:\ h ce
liniil la pAle Diincilin Irçssnillil. Tnc in'ig'ç ijc papier lijanc coum'!)
Iiiiiies 1rs mes d'à i'eiiloiir ; dl's nii-si-atix d'èpi'rc niniltron'f dans ia
C.Mioiif.'alc : noir emldrino ili- la rnndr'iir de Jt-lTrov rDinm'e lelil.iiir
pacifiipK' Vclail do son coiirai;!'. coniiiio rt-s doux roiili'iirs riHinios
rnrnii'ii( remlilôinc do In cdii'^Ianoo de son esprit. Mais la décsso
piiiliTirioL'dc laOalrdoiiic plana sur locliaiiip do halaillo ot lo .sauva
(II' la colore de .Voure; elle enleva lo plomb vonirciir dont los pis-
tolets étaient chargés, et le remit dans la tiMe de .<i>n favori: cctlv
liMe, par «ne allraclion loule inat.'nt'li<pio. le recul conime autrefoi!*
Hanae la pluie d'or, et le grossier métal vint acci'oilre une mii\e <li'jh
riche par elle-même. « Mon fds. » sécria-lolle, n frarde-loi désor-
mais de la soif du sanp; laisse Ih lo pistolet et reprends la plume ;
préside à l.i polilimio el à Ta poésie; sois l'orfineil de Ion pays el le
guide de la ("irande-Brelapne, car ausM longtemps ipie les lils in-
sensés d'Albi'in se souniellronl h les arrêts, el que lo goût écossais
sera l'arliilre du génie anglais, tu régneras paisiMeinenl. et nul
n'osera prendre ton nom en vain. V'iie trou])e choisie t'aidera dans
l'exécution do les projets el te proclamera chef du clan de la crili-
ipie. Au premier rang dé la |ilinlangc nourrie d'avoine ap|iaraltra
ee Tliane voyageur. lAtliéiiiOn Aberdeen. Herbert brandira le mar-
leaii de Tlior . cl parfois, en retour, tu loueras ses vers ralioieuT.
Tes pages amèrcs recevront aussi le Iribnl de l'élégant Petit et
d'Ilallam , renommé pour le grec. Scott consentira peut-être à te
prêt -r son nom cl son irilluénce . el le ménrisable Pillans dilVamora
ses amis dans ton recueil, pendant que l'inlorluué disciple de Tlialie.
Lanibe, comme un diable siiné, siKlera à son tour comme un diable.
\}uc ton nom soit célèbre. Ion empire illimité! Les baii([uels de
loid Holland récompensenuii los travaux, el la Grande lirelagne ,
reconnaissante, ne manquera pas d'offrii; le tribut de ses éloges aux
niereenaiies du nid)lo lord, .l'ai un avis |)dni'lant à te donner ;
avant que Ion proebain numéro prenne son essor, en déployant ses
ailes bleues el safranées, prends garde que le maladroit lirongliam
ne fasse lort Ji la vente, ne change le bœuf en galette davoiiie , cl
le ehou-neur en chou. » A cesniots, ladéessceu jupon court donna
un baiser à son (ils, el disparut dans un de ces oura^'ans pluvieux
qu'en Hcosse on appelle brouillards.
l'ro^pirc done,.lcfrrey ! toi le plus éveillé de la bande qu'engraisse
ri'.eosse avec son orge fermenté I Les pros|)érilés qui attendent tout
vér ilable lîeos'Sais sont doubléps dans Ion glorieux partage, l'our toi
Duncdiii recueille ses parluins du soir, qu'elle répand ensuite sur
tes pages candides. La couleiu- él l'odeur adhèrent au volume :
l'une enibcaume les pages, l'autre dore la couverture.
Illiisire Holland! ce sérail vraiment mal à moi de parler de tes
stipendiés, el lie l'oublier lui-même, Holland, el ton aide-ile-camp
Henri l'clty , piqueurdela meule, liieu bénisse les banquets dllol-
land-lioiise , où les lieossais ont leur couvert mis, oil les critiques
l'ont bombance! Puisse toute la lillérature atTamée dîner longtetups
sons ce toit liospilalier , à l'abri des créaiieiers! Voyez l'honnête
llallam qniller la fourelielle pour la plume, lédiger un article sur
l'ouM-age de Sa Seigneurie, et, reconnaissant des bons morceaux
qui sont sur son assielte , déclarer ipie sou liôlc sait tout au moins
Iraduire! lîdimbourg , contemple avec joie les enfants! Ils écrivent
pour manger. Mais, de peur qn'écliaulTésparlejusinaceoulumi" de la
grappe, iiuelf|iie pensée trop chaleureuse ne leur échappe ei n'aille
f.iire iiionler lerouge au front des belles lectrices, nixladv se charge
du soin d écrémer les articles, leur communique d'un sou file .«a
inireié d'Ame, corrige les fautes, el y met la lime el le rabot.
Passons au drame. — Quelle confusion ! quels singuliers tableaux
appellent nos regards ébahis! Des calembourgs. un prince qu'on
renlerme dans un lonneaii, les absnrdiiés de Dibdin . voilà ee qui
salisl'ail pleinemeiil le public. Heureusement que la rosciomanie »sl
pnssre de mode, et qu'on ne demande plus des enCanls pour acteurs.
Mais il quoi serviront les vains elVorls que les comédiens font pour
nous plaire, tant que de pffreilles pièces serorl tolérées par la cri-
liipie anglaise, tant qu'on permelli'a à Heynolds d'exhaler sm* la
scene ses jurons grossiers, el de confondre le sj^ns commun avec
les lieux communs, tant que lé « Monde » de Kimny ennuiera les
loges et endormira le parterre, cl qu''une pièce île neaumont tra-
vestie eu Caraclacus nous offrira une Iragcdie complète h laquelle
il ne manipie que les paroles'? Qui ne gémirait de voir celle ilégra-
dalion de noire tlu'àlrc tant vanté? Uh quoi ! avons- nous perdu
tout 3culiment de honte? le talent a-til disparu? n'avons-nous
parmi nous aucun poète ? Hveille-toi, George l^olmàn I f.undier-
iaud. éveille-loi! sonnez la cloche d'alarme! Tailes trembler la sot-
tise! Il Sheridan! si quelque chose encore peut émouvoir la
plume, que la comédie remoule sur son trône! Abandonne les ab-
surdilis de 1 école germanique ; biisse aux .so(s le soin de traduire
l'izarre ; lègue h ton siècle un dernier moniimenl de Ion génie!
donne-nous un drame classiquy, el réforme noire sc^ne! r.iands
dic'ix ! la sollisc lèvera la iJ'lcsur ces pl.inehés nue Garrick a foidécs,
que siddoiiBTouIç çncnre' la farce y étalera son hlasqiic lioulTon,
cl floiK e.irlicià ses héros d.ins \in baril! Lés régissêiirK nous don-
iierojil i|. s ni'uveiulés tirées de Cherry, SlefliiUrlon cl ma mère
lOie,' pemlanl mie shaksiH'.Én'. fM'vvay", M'^ssingrrs moisiront ou-
bliés sur T'élai.ig'é',' iiiï pourriront dàiis'les bibliothèques! fUi ' avec
quelle pompe I. s journaux pVoclaifieiil les candidats à la palme scé-
niquel Kl) vain Lç^^is fail apparai>r<; -son hideux cortège dç fanlù-
mes, le prix ii en est pas moins |i;ni;ii;é eptre Skidiiiigloli cl ma
mère l'Oiç Kl , de fail , le granU Skeltiiigt<iu a droii à 'nos éloges,
lui ipii esi égalenienl renommé pour ses habi'is sans banques çl ses
drames s;ins plan; qui ne bprne pas l'essor de soq génie à n^m-
plir le cadre du d^eoraleur , mais qui , san? t'çnilorniir. p iius>e jus-
iju'à cinq ncies Içs facéties de sa ■< Hclle au boi«d<irin,Tnl. "O'i grand
eloiinemeiit du pauvre Joliii Itoll. qi". loul éV.ilii . se d''manile'cc
que iliablç lyut cela peut signilier. Mais quejjjucs mains gagéçj
s egipiessanl (Japplau^ir, plulOl quQ de spniiflçtlleq. Joh'n'IJiill tes
imite.
Ah! pouvons-nous, sansgérnir, nous rappclei cçqu'é(aicnl nos
jH'ri's? lirçlons dégénérés! avez-vous perdu toute honte, oy bien,
iliilulgeiils jpsquà là niaiserie, craignez-vous d'exprimer' votre
blaiiu!',' J>'os lorijs ont bien raison de suivre allentiveiiient l,i moin-
dre grimace du vi.sage d un Nalili , de sourire ,nix bouffons ilaliens
el d'a^ore.r Iç-j triivcslissements de t-atalani, puisque notre propre
lliéd|ry ne nous dppnc en fa\| d'c§pril qùç 4^S CftlQW^ouf^^' ''" '■"'
dv gaîlé quç ilçf^ çom^r-sion?.
Soit ! que l'Ausonie, experte dans l'art d'adoucir les mœui-sen b's
corrompaiil, réfiahdc sur là capitale ses folies exotiques; que des
prostituées mariées se pâment h contempler Iieshàyés, et benibsent
d'avance lout ce que seç Ibrmes leur promettent; que Ga.vlon bon-
disse sous les regards ravis des niarqpisen ehfverx blancs el dçsjuçs
jouvenceaux ; que de nobles libertins H'gaidenl piiouelier la s^-
Miillanle l'resie dont le beau corps dédaigne d iniiiiles miles;
i|u .\ngiolini découvre son sem de neige, balance sou bi.i.s blanc el
tende son pied ueviblc; que Ciillini cajencç sçsebiiiits ainoureu);,
allopge son cou charmant ç| ravissç la foule alleniive. X'aiguiscz
pas voire tuilx . uieinbrcs de la société pour la supiuessioii du
vice, saillis réformateurs aiix serupules siilÇulièreiu^iil raflinés, qui,
|)our le salut <le nos Ames pécheresses, faites défense aux l)rocs de
s'emplir le dimanche, aux barbiers de riSser; qui voulez que la
bière moisisse dans les tonneaux, et que le.s hommes fassent peur
aux petits enfants, par respect pour le saint jour.
Saluons dans Argylç-Room le palais de la sottise el du vice'
Voyez-vous ce magiiiîique édilice, sanctuaire de la mode, qui tnivre
ses" larges portiques à la fouL' bigarrée ? C'esl là qu'il tient sa cour, le
Pétrone de l'époque. l'arbitre souverain des plaisirs el de la scène.
Là. l'cunuqui' stipendié, le ehu-iir des nyni|ihes d'Ilespérie, le
liilh langoureux , la lyre libertine , les chanis italiens, les (las fran-
çais, l'orgie nocliirnc. la danse aux mille détours, le sounre de la
beauté el les Inmées du vin , tout s'unit à l'envi pour chamn-r des
fais, des imliéeiles, des joueurs, des fripons et des lords. Là, chacun
suit SCS goi'ils; de par Comus, tout est permis : vous avez le cham-
jiagne, les dés, la musique, ou même la femme du voi-iii.'('ommer-
çanls alTatiiés. ne venez pas nous parler de votre misère. Les n)i-
giions de la forluno se chaulTent au soleil de l'abondance: ils ne
coiinaissenl la pauvreté qu'en masque , lorsque (Jans une soirée quel-
que Ane lilré sedéguiseen mendiant el revêt les baillons que portait
sou grand-[ière. La parade terminé", le rideau baissé, l'auditoire à
son tour oeeupc là scène. Ici, c'est le corléie des douairière,s qui
font le tour de la salle : là , ce sont leurs fillfs qui , vêtues à la lé-
gère . bondissent' aux accords d'une valse lascive. Les premières s'a-
vancent en longues'filcsd'un paS majestueux I les autres étalent aux
re'gards dos metnbres agites et dégagés: cellps-là, pour allécln'r les
robustes enfàns de ritlhernic , reparent à force d'arl les onirapes
des ans; celles-ci volent d'une aile rapide à la chasse «tes maris, el
laissent à la nuit nuptiale peu de secrets h révéler.
O Iriq» séduisant séjour d'infamieel de moHç.sse! où. nç songeant
qu'à plaire, la jeune lille peut lûchor in bride à ses tmlaisj^^s, çi
I amant donner ou recevoir des leçons de plaisir 1 Là. le jeune offi-
cier, à peine revenu d'Espagne, mêle les cartes ou manie le ceruei
sonore: le jeu est f.iil; le sort a prononcé mille livres pour 1 • coup
suivant I Si, furieux de vos perle?, l'existence v^us est à ehargç .
le pistolcl cum plaisant est là tout prêt à voms eu délivrer, e} , ce
qu'il y a de |dus consolant encore, voire fennue trouvera deux con-
solateurs pour un. Digne fin dune vie coinmeneée dans la foljf cl
terminée dans la honte : n'avoir autour de votre lit de ijjorl que
des domesliques pour panser vos bles.sures saignanles el reciiçillir
voti-e dernier soupir ; calomnié par l'iniposture oublié de lous, vic-
time honteuse dune querelle d ivfoiine : vivre comme. Clodius . et
mourir comme l'alkland !
Sainte Vérité! fais apparaître parmi nous un poète de génie , et
œilVHi:S CO.VIPLETKS Dl>: LOlîD BVHON.
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qiiftP.T main vftn.ïfircsse ilélivre le pays de ce floaii ! Mni-nir^nie , Ip
moins snire d'une loule insensée, qui en sais loul jnsie assez pour
discerner le bien et choisir le mal; maître de me^ aciions ,'i un âge
on la raison n'a pas son bouclier, et obligé de mo frayer un passage
à travers l'innombrable phalange des passions; moi, qiji ai par-
couru tonr-à-tonr tous les sentiers fleuris du plaisir, cl qui dans tons
me suis égaré; eh bien! moi-même, je me sens obligé d'élever la
voix; moi-même, je comprends combien de telles scènes sont fii-
'fiesles à la chose publique I Je sais que plus d'un ami va me repren-
dre et me dire : « Fou que tu es, (|ui le mêles de blâmer les autres,
vaux-tu mieux qu'eux? » Tous les mauvais sujets, mes rivaux, vont
.sourire et s'émerveiller de m'enleiidre prêcher la morale. N'im-
porte! lorsqu'un .poè'e vertueux fera entendre les chants d'une
muse chaste et pure, alors je me tairai ou n'élèver:ii la voix que
pour lui décerner le tribut de mes louanges, ilu.ssé-je être moi-
même atteint par son fouet vertueux.
Quant au menu fretin qui foisonne, depuis le stupide Hafiz
jusqu'au simples Bowles, pourquoi irons-nous chercher ces gcns-
l.'i dans leurs obscures demeures' de Saint-Gilles ou même dans
le square opulent de Bond -Street, puisqn'enfin il est des fas-
hionables qui ne craignent pas de se faire bari)Oiiilleurs de papier?
Si des noms aristocratiques couvrent des poésies innocentes, pru-
demment condimnées à fuir le regard du public, quel mal y a-t-il
à cela? Kn dé|)it dé tousles nabots" Je la critiqué, permis à T... de se
lire ses stances à lui-môme , à .Miles Andrews de s'essayer dans lé
couplet, et (Je (àcherde survivre dans ses prologues à la moildeses
di-anies. 11 y a dés lords poètes; cela arrive quelquefois , et dans un
noble pair c'est un riiérite que de savoir écrire. Cependant si de nos
jours le goût èl la l'aison faisaient loi, qui voudrait . pour obtenir
leurs litres, assumer la responsabilité de leurs vers! Roscommon !
Sheffield ! depuis que vous n'èles plus , les lauriers ne couronnent
plus de nobles têtes. Nulle muse ne daigne encourager de son sou-
rire les paralytiques inspirations deCilrlisle. On pardonne au jeurie
écolier ses chants précoces, pourvu que celle manie lui passe
prumpteincnt; mais quelle imlulgence peut-ou avoii' pour les vers
incessants d'un vieillard dont la poésie devient plus détestable ,^
mesure que ses cheveux blanchissent? A nuels honneurs hétéro-
gènes aspire le niddc pair, à la fois homme d Etat, rpnailleur. petit-
iriailre et paniphlélaire! ennuyeux dans sa jeunesse , radoteur
dans ses vieux jours, ses drames >à eux seuls auraient sulfi pour
achever notre scène sur son déclin; beurensemenl que le-, régis-
.seurs se sont écriés à temps : « C'est assez! » Maintenant, que Sa
Seigneurie en appelle de ce jugement, et qu'une peau de veau
vienne habiller des œuvres qui en sont si dignes!
Quanta vous, bardes au cerveau de plomb, qui gagnez votre pain
quotidien ;i giitTc)nner , je ne vous fais point la guerre ; la main pe-
sante de (iiiVoid a écrasé impitoyablement votre bande nombreuse,
nécbaigez contre tous les t.ilents votre rage vénale : le besoin est
voire excuse . et la pitié vous protège. Bardes nialbenreux . ([u'at-
lend un commun oubli , reposez en paix , c'est tout ce que vous
méritez. Une de ces redoutables réputations telles qu'en a fait la
liunciadc pourrait seule faire vivre vos vers l'espace d'un matin;
mais non , que vos travaux inapefçus reposent en paix auprès de
noms plus illustres! Loin de moi la pensée désobligeante de repro-
cher à la charmante Rosa sa prose burlesque , elle dont les vers,
fidèles échos de son esprit, renferment toujours un sens qui échappe
à l'intelligence étonnée. Bien que les portes imitateurs de la Crusça
ne remplissent plus nos journaux de leurs productions, néanmoins
quelques traînards tiraillent encore sur les flancs des colonnes;
derniers débris de celte armée de hurleurs que Bell commandait,
Jlathildè criaille encore, Haiiz glapit , et les métaphores de Merry
reparaissent accidées à l'énigmatique signature 0. P. Q.
S'il arrive qu'un jeune gaillard éveillé, habitant d'une échoppe,
se mette à manier une pFume moins effilée que son alêne, déserte
son établi, laisse là ses souliers , renonce à saint Crépin, et s'institue
le savetier des muses; voyez comme le vulgaire ouvre de grands
yeux ! comme lafoule app audit! comme lesdames s'arrachent le vo-
lume! que déloges les lettrés lui dispensent ! Quelque mauvais plai-
sant se permet-il d'en rire; c'est méchanceté pure; le public n'est-
il pas le meilleur des juges? Il faut qu'il y ait du génie dans des
vers admirés des beaux esprits; et Cape! LoITt les déclare sublimes.
Ecoulez d(me, ô vous tous, heureux enfants de méti'ers désormais
superflus! quittez la charrue, laissez la bêche inutile ! Ne savez vous
pas que Burns, Bloomfield, ont renoncé aux travaux d'uneconditiou
servile, lutté coiitr.e l'orage et triomphé du destin? Pourquoi donc
n'en serait il plus ainsi? si Pbébus a daigné te sourire, ô Bloomfield !
pourquoi ne sourirait-il pas aussi à l'ami Nathan? La méironianic
et non la muse s'est emparée de lui; ce n'est pas l'inspiration, mais
un esprit malade qui lui met la plume à la main ; et maintenant si
l'on jiorle un villageois à sa dirnière demeure, si l'on enclôt une
prairie, il se croit obligé île composer une ode pour célébrer l'évé-
iieiinnl l'2!i bien ! puisqu'une civilisation toujours crois>anteélèveles
es|irils des enfanls de Ja Grande-Bretagne, (|ue la poé.sie prenne
son e.ssor. qu'elle pénètre le pays tout entier. ITime du campagnard
comme celle de l'artisan ! Continuez, mélodieux saveiiers, à U'ius
envirer de vos accords! faites à la fois une chanson et une pan-
toulle ; la beauté achètera vos (vuvies; on sera ontenl de \ os son-
nets, sans doute: «le vos souliers, peut êlre. Puissent les lisserands
exceller dans la poésie pindariiiue, et les tailleurs produire des
poèmes plus longs que leui's mémoires! P.uissent les dandies récom-
jienser poneluelbinenl leur muse, e,( payeir leiu's poèmçs.---- comnip
ils paient leurs babils.
Et mainlenautque j'aiollort àcetto foule illustre le Iribulque je lui
devais, je reviens h toi , ô'i^énie qu'on oub(ie!' Lève-toi! Can.ipbell,
donne carrière à tes talents! Qui , plus que toi, chantre de l'Espé-
rance, peut prétendre à la paline? Et toi, harmonieux Rogers,
qui célébras les Souveiiir.s', réveille'-toi enfin! viens; que ce doux sujet
t'inspire : fais remonter Apollon sur son troue vacant; revendique
I liniineur de ta patrie etle lien !... Quoi donc! la poésie abandonnée
doit-elle continuer à pleurer sur la tombe où dori avec ses' der-
nières espérances la cendre pieuse de Cowper? Faut-il qu'elle ne se
détourne de ce(le froide bière qui; pour couronner de gazon la terre
qui couvre Burns, son rustique ménestrel? Non, bien <(ue le mé-
pris s'attache à la race bâtarde qui rime par manie ou par besotn ,
il est néanmoins, il est des poètes véritables, dont nous pouvons
êlre fiers, qui, sans altecler la passion , savent nous éniouvo r. qui
sentent comme ils. écrivent, et n'éçiivent que ce qu'ils sentent : lé-
moin Giffiird, Solheh.v, Màc-Neil.
«Pourquoi dors-tu, Gifînrd ? n lui de i andait-nn en vain, na-
guère. « Pourquoi dors-tu, Gifford? » lui demanderai-je de nou-
veau ; n Ne trouves-tu nulle part de foliesà extirper? n'y a-t-il |dusde
sots dont le dos demandé à êlre fustigé? plui? d'erreurs qui appel-
lent les châtiments de la satire? le vicfe gigantesque ne monlre-^t-il
pas sa face dans<;haqiie rue? Quoi! pairs et' jirinces marcheront
dans le sentier de toutes les aboihinaiions, et ils échapperont à la
vengeance de la muse comme à celle des lois? Leur coupable éclat
ne doit-il pas luire dans tout l'avenir comme un pluire placé sur les
écueilsdu crime? Lève-toi, o Gifford! acquitté tes promesses, Cor-
rige les méchants, ou du moins fais-les Vougii' ! »
Infortuné While! ta vie était dans son printemps et ta jeune
muse essa\ait à peine son aile joyeuse, quand la mort vint briser
celle lyre naissante, qui aurait fait entendre des chants immortels.
Oh! quel noble coeur nous avons perdu, lorsque la Science causa
elle-même la ruine de sou enfant chéri! Oui, elle le lais,-a l'absor-
ber trop ardemment dans tes travaux favoris. Elle sema, et la mort
vint recueillir. Ton propre génie te porta le coup fatal. Ainsi l'aigle
blessé, éjendu sur la plaine pour ne plus s'élever au milieu des
nuages, reconnaît sa propre plume sur la flèche fatale : lui-même a
fourni des ailes au dard qui tremble dans son flanc.
Quelques hommes, dans ce siècle éclairé, prétendent que la gloire
du poète ne vit que do brillants mensonges; que l'invenli m, les
ailes toujours étendues, peut seule soutenir le vol du barde moderne.
II est vrai que tous ceux qui riment, et même tous eeux-t]ui écri-
vent, ont horrCLir du commun, cet antipode du génie; néanmoins,
lien esta qui la vérité prête seule ses nobles flammes, habile à or-
ner les vers qu'elle-même à dictés. C'est ce que prouve Ci'abbe en
n'écrivant que' pour la vertu, Crabbe. le peintre de la nature, aussi
sévère que parfait.
C'est ici que Shee doit trouver sa place; lui qui manie la plume
et le pinceau avec la même grâce. Le poète se reconuait dans les
travaux de l'artiste : il sait-tour-à-tour animer la toile par une tou-
che magique, ou nous charmer par des vers faciles et harmonieux;
et un double laii'rier lui est réservé.
Heureux le mortel qui peut s'approcher des retraites où naquirent
les muses, dont les pasontfoulé, dont les yeuxoni contemplé la pa-
trie des poêles et desgnc'Tiers, celte terre d'AcluVie qui fut le berceau
de la gloire, et sur laquelle la gloire plane encore! .Mais doublement
heureux celui dont le cœur ressent une poble sympathie pour ces
classiquçs rivages ; qui, déchirant le voile des siècles, jette sur leurs
débris clés regards de poète 1 Wright, tu eus le double privilège de
voir et de chanter celte terre d immortalité, et ce ne fut point sous
l'inspiration d'une muse vulgaire que tu saluas I antique séjour des
dieux e( des héros semblables aux dieux.
Et von?, couple de poètes amis! qui avez produit au jour ces per-
les trop longtemps soustraites aux modernes regards, qui avez
réuni vos efforts pour tresser cette guirlande où les fleurs de l'At-
tique exhalent leurs suaves odeurs, et qui' avez embaumé' 'votre lan-
gue natale de ces parfums rajeunis; ipie des bardés q'ui ont su se
pénétrer si noblement de l'esprit glorieux do la muse grecque ces-
sent de faire entendre des sons empruntés; qu'ils ne ,se contentent
plus d'être des échos harmonieux, et; déposant la lyre hellénique,
qu'ils fassent résonner celle du nord!
A ccnx-là ou à leurs égaux revient l'honneur de rétablir les lois
violées delà muse; mais qu'ils se gardent d'imiter le pompeux ca«
12«
LES VKILLÈRS LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
lillon ilii llnsMiic naiwiii. ce majcsliiciix n)attrc îles );r.iii<l8 vers
iiisiiriiiliaiils, (Imil les cvniliiilcs dorées, plus oriiôcs qiin soiiori's,
l'Iai'iiiirMl tla^.'lll''|•c <i l'œil, mais, falipiiaiciit l'orpillc ; apivs n\oir
(l'alidiil i'cli|>s(' |iar Irui' l'clal la l> lu iiiodi'stc. usées iiiaiiilenaiil.
elles iiiiiiilri'iil le enivre (|iii les euinnose; uemlanl (|iie loiil le iim-
liile eni-iéire île sylphes vollipeaiils cvnqiies par leur bniil s'éva-
puiv en l'oMiparaisuns creuses et en sons vides de sens. Fuyez un
lel mnili'le; que son rlini|uant incure avec lui : un faux éelal .illiie.
mais ne tarde pas h li!' sser la vue.
N'allez pas descendre, toutefois, jusqu'à la simplicité vulpaire de
Wordsworlli. le pins infime des poètes rampants, lui dont la poésie,
puéril bavardaRC, est vantée par l.anih et par Lloyd comme une liar
niDnie délicieuse- sachez pluliM.. .. — Mais, arrête, ô ma muse! et
n'essaie pas de donner des leçons qui passent de beaucoup ton hum-
ble portée. Le génie i|u'un vrai poète a reçu en naissant lui mon-
trera le sentier qu'il doit suivre et qui conduit aux cieux.
\<'A loi aussi, Seoll, abandonne à de fcrossieis ménestrels le sau-
vage récit île querelles (il)scures; (|ue (l'aulres, pour de l'argent,
fassent de maigres vers! Le génie trouve en lui-même ses inspira-
dons ! (Jue Southey chante, bien que sa muse féconde accouche
chaque printemps avec trop de régularité; que l'ami Coleridge en-
durme avec ses vers les enfants au berceau ; que Lewis, ce fabricant
(le spectres, soit satisfait quand il a elïrayé les galeries; que Moore
exhale encore ses voluptueux soupirs, que Strangford pille Moore,
cl jure qu'il nous donne les ehanis du Camocns; que Ma) ley débile
ses vers boiteux; que Montgomery exiravagiie; que le pieux Gra-
haine psalmodie ses stupides aniienncs; que Bowles continue à
pcdir ses sonnets, qu'il pleure et se lamente en quatorze vers; que
."^tolt, l'arlisle, .Matliildeet toute la colerie de Grub-street et de Gros -
venor-Place barbouillent du papier, jusqu'à ce que la mort nous ait
délivrés de leurs vers, ou que le sens commun ait repris son empire.
.Miiis toi, dont les talenls n'ont pas besoin qu'on les loue, laisse
d ignobles chants à de plus humbles bardes : la voix de ton pays,
la voix (les neuf sœurs appellent une harpe sacrée; cette harpe c'est
la tienne. Dis-moi, les annales de la Calédonie ne t'offrent-elles pas
de plus glorieux exploits à chanler que les combats obscurs d'une
Iribu de pillards dont les prouesses les plus nobles font rougir l'bu-
nianiié, ([ue les acies pervers d'un Marmion, dignes tout au plus de
figurer dans l'histoire de Kobin-llood, le proscrit de Shervood?
Noble ICcosse, revendique avec orgueil ton poète ! que tes suffrages
soient sa première et sa plus belle récompense! Mais ce n'est pas
seulcmeiU dans ton estime que doit vivre sou nom : que le monde
entier soit le lliéàlre de sa renommée; que ses chants soient connus
encore quand Albion ne sera plus; (ju'ils raconient ce qu'elle fi'it,
transmettent aux siècles à venir le souvenir de sa grandeur éclipsée,
et fassent survivre sa gloire à sa puissance!
Mais, où aboutiront les téméraires espérances du poète? que lui
sert de vouloir coïKiuérir des siècles, et lutter conire le temps? Des
èr(S nouvelles déploient leurs ailes; de nouvelles nalions apparais-
sent, et leurs acclamations retenlissenl pour de nouveaux vain-
queurs; après quelques générations évanouies, celles qui leur suc-
cèdent oubUcnt et le poète et .'^e> chants. Aujourd'hui même, c'est à
p 'ine si des poètes aimés naguère peuvent revendiquer la mention
p.i.ss:igère d un nom presque oublié! Le son le plus éclatant de la
troinpelle de la renommée , après séire ((uelque temps prolongé,
expire enfin dans l'écho assoupi.
Granta, la vieille Cambridge, fera-t-elle un appel à ses enfants en
robi! noirC; experts dans les sciences et plus encore dans l'art du
caleiuboiMg? De tels disciples seront-ils accueillis parla muse?
Non! elle s'enfuit à leur aspect, et l'éclat des prix universitaires
n'est pas capable de là tenter, quoiqu'il se trouve des imprimeurs
pour déshonorer leurs presses en reproduisant les poésies de lloare,
ou l'épopée en vers blancs de Hoyie (non pas celui dont le livre,
prolégé par des joueurs de whist, n'a pas besoin du génie poétique
pour se faire lire). Vous qui aspirez aux honneurs de Granta, mon-
tez son régase; c'est un coursier aux longues oreilles, digne re-
jeton lie son antique mère, dont le triste Perme.sse n'est que l'onde
dormante du Cam. t;'e«t là que Clarke fait pour plaire de pileux ef-
forts, oubliant que de méchantes stances ne mènent pas aux degrés
univi'rsilaircs.BoulTonàgages, se donnant les aii"S de satirique, grif-
fonneur mensuel de niaises plaisanteries, manœuvre condamné à
fourbir des mensimges pour les revues, il consacre à la calomnie son
c>|iiii liie I digne d'un lel métier, car il est lui-même une satire
vivante de Ihiuuanité. O noir asile d'une race vandale! tout à la
. fois l'orgueil et la Imnte de la science! séjour tellement étranger à
Phébnsque ta renommée ne peut rien gagnejaiK vers de Hodgson,
ni rien perdre à ceux de .'■on pitoyable rival ! Mais la muse se plait
aux lieux où la belle Isis roule son onde limpide; sur ses vertes rives
l'olymnic a tressé une guirlande plus verte encore pour en cou-
ruiiner les bardes qui fréq'ientent son classique bocage. Là. Richard
donne l'essor à ses poéiiqnes inspirations, et révèle aux modernes
Bretons la gloire de leurs aiicêl»ts.
Pour moi qui, poêle cans mission, oiofé répétera mon pays ce que
ses enlanls nr savent que trop , c'est le seul soin de son hoiinein
qui m'a lait braver la phalange des sots de noire Age. Ton uolil-
nom ne doit perdre aucun de ses vrais litres de gloire, ô terre de i
liberie, ipie chérissent également les muses! Albion. (|iie l'on ain
rait à voir tes poètes, émules de la ifloire. se rendre plu» dignes •
loi! r.e que furent Athènes pour la seienee. Home pour le ponvoji.
Tyran midi de ses prospérilés, belle Allinn. lu pouvais l'être. .11-
bilre de la terre, reine puissante de l'Deé.in. Mais Rome est d'-
chue. Athènes u semé la plaine de .ses débris, le mole orgucdhMu d'-
Tyr est enseveli sous les ondes; de même nos yeux peuvent smr
s'écrouler la puissance affaiblie, et tomber le boulevari du inond"
.Mais arrêtons-nous; redouions le destin de (^assaudre: craignons :
voir accomp'ir des prédictions méprisées. Un vol moins haut C"
vient à ma muse ; elle se contentera d'engager les poèli.'s à se lai
un nom inmiorlel. C'.mme le lien.
.Malbeurense Bretagne! que Dien éclaire ceux qui legouvernei
oracles du sénat et risée du peuple! I'"aiil-il donc (tue les oraleni -
conlinuent à semer des fleurs de rhélorique en ralisence du seii~
commun? Faut-il que les collègues de Canning le délestent, paie-
qu'il a triq) d'esprit, et que Portland, cette espèce de vieille femme,
continue (l'occuper la place de Pitt?
Reçois mes adieux! Déjà s'enfle la voile qui doit me transporter ,
loin (le loi : bientôt mes yeux verront la côte africaine, le pronion- .
loiré de Calpé , et les minarets de Stamboul ; de là , j'irai poricr
mes pas dans la patrie de la beauté, aux lieux où s'élève le Caue 1
inee son manteau de rochers et sa couronne de neige. Mais, m
reviens à toi, un fol amour du publicilé n'ira pas soustraire à mu:.
porlefeiiille mon journal de voy.ige. Que des fats revenus de loin se j
hâtent d'imprimer, et enlèvent à Carr la [)almc du ridicule; qu'.\- 1
berdeen et Elgin poursuivent l'ombre de la gloire dans les cabinets
des faiseurs de collections; qu'ils sacrifient inutilement des milliers
de livr. s sterling à de prétendus Phidias, à des monuments défi-
gurés, à des anli(pies mutilés, et fassent de leur salon te marché gé-
néral des informes débris de l'art. Je laisse aux amateurs le soin de
nous parler des tours dardaniennes; j'abandonne la lopii'_'raphie(le
Troie à l'expédilif Gell, el consens volontiers à ne plus fatiguer les
oreilles du [mblic, du moins de ma prose. i
iMifin, j'ai paisiblement fourni ma carrière, préparé à faire face
aux ressentiments, cuirassé contre la crainte égoïste. Ces rimes, je
les ai toujours reconnues comme miennes : ma vnix, sans avoir trop
importuné le public, n'est cependant pas toiil-â-falt nouvelle pour •
lui; elle s'est d(''jà fait entendre une fois, quoique moins h:\ulequ°au-
jourdhui;et si mon premier livre ne portait pas mon nom, du
inoins je ne l'ai jamais désavoué; maintenant je déchire le voile.
Lancez la meule, votre proie fst devant vous; rien ne l intimide, ni
les cris bruyants partis de Melbourne-House, ni la colère de l.ambe.
ni le ressentiment féndnin de la noble Holland, ni Jeffrey et son
pistolet inoffensif, ni la r.nge d'IIallam. ni les fils basanés de Dune-
din. ni ses revues couleur de .safran. Nos héros écossais passeront,
grâce à moi, un rude quart-dheure ; ils sentiront qu'ils sont fails
(le matière penetrable; et bien que je n'aie pas la pretention de sor-
tir du combat sans une égratignure, mon vainqueur paiera cher
sa première victoire. Il fut un temps où aucune parole dure ne
tombait de mes lèvres, aujourd'hui imbibées de l'amerlume de la
noix de galle; où, en dépit de Ions les sots el de toutes lessollises
du monde, l'être le plus vil et le plus rampant n'eût jamais provo-
qué l'expression de mon mépris; mais, depuis ma jeunesse, je suis
bien changé; devenu impitoyable, j'ai appris à penser par mm-
même el à dire rudement la vérité, à me moquer des décision-^
magisirales du critique et à le rompre sur la roue qu'il medesiinaii.
à briser la férule qu'un écrivailleur voudrait me faire baiser, cl à
rester indifférent aux applaudissements comme aux sifflets des cours
el de la foule. Bien plus, affrontant le ressentiment de tous mes ri-
vaux, je me sens en étal d'étendre à mes pieds un sot rimailleur, el
arme de pied en cap, je puis jeter le gant au maraudeur écossais
comme au fat d Albion. .
Voilà ce que j'ai osé : si mon vers imprudent a calomnié celle i
époque sans laelie, c'est ce que d'autres pourront dire, c'est ce que
peut niainlenaiit déclarer le public , qui ne sait guère être indul-
genl. mais (|ui raremenl se montre injuste.
FIN nr.s BARiu:s wc.i.MS.
-estj^S-a^CtJe-B--
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
129
PARISI NA
(1)
I.
C'est l'heure où le rossignol, caché sous la feuillée, fait entendre
ses [lus hrilianles chansons; c'est 1 heure où les amants soupirent
tout has des serme II Is dont
chaque mol est si d )ux;
où le souffle delahriseet
le murmure del'onde voi-
sine forment un concert
délicieux à l'oreille du
rêveur solitaire. La rosée
a rafraîclii les fleurs ; les
étoiles ont paru au firma-
ment, et sur la vague est
un azur plus foncé, sur
le feuillage un vert plus
somhre, au ciel ce mé-
lange de tcnèhres et de
lumière, omijie suave ,
opaque clarté qui suit le
déclin du jour, alors que
le créjiuscule s'évanouit
sous les rayons de la
lune.
IL
Mais ce n'est pas pour
écouler le bruit de la cas-
cade que Parisiua quitte
ses appartements ; ce
n est pas pour contera
pler les célestes clartés
qu'elle va dans l'omhre
delanuil,etsielles'assied
dans les bosquets du pa-
lais d'iîste , ce n'est pas
pour respirer le parfum
des fleurs épanouies...
elle écoute, mais vient-
elle épier le chant du ros-
signol?... non, son oreille
allênd des accents plus
cbcrs. Des pas font fris-
sonnerl'épais feuillage...
sa joue pâlit, et les bat-
tementsdeson cœurs'ac-
célèreut ; le murmure
d'une diuce voix ar.nvc
vers elle à travers les ra-
meaux frémissants, et la
rougeur revien t à sa joue,
et son sein se soulève :
un moment encore, et
ils seront réunis ce
moment est passé : l'a-
mant est aux pieds de
sa bien aimée.
Mais elle dort encore, ignorant que le nombre de ses jours vient d'être compti^'
m.
Et maintenant que leur importe le monde et le temps, et les
événements qui s'y succèdent? Les êtres vivants, la terre et les
cieux nesOnt rien à leurs yeux ni devant leur pensée. Aussi insen-
sibles que les morts eux-mêmes à loui ce qui est autour d'eux, au-
dessus et au-dessous, comme si tout le reste avait disparu, ils ne
resiiirent que l'un pour l'autre Leurs soupirs même sont pleins
dune joie si pmfoiule, que si elle ne dimiuiiaii. cette démence du
bonheur deviendrait la mort. Le crime, le péiil! peuveut-ils y son-
ger dans le tumulte de ce rêve de tendresse? Qui a pu ressènlir à
ce point l'empire de la passion et craindre ou hésiter en de pareils
[1) L'histoire tragique qui fait le sujet de ce poème est arrivée à Fer-
rare en l'an 1405, sous le marquis d'Esté Nicolas III, que le poète appelle
.\20. Byron le composa à Londres dans l'hiver de 18i5 à 1816.
■'*»'•■ — inili. Ucoii, ti C". fut Soulilol, ll>.
momenis, ou même se rendre compte de leur peu de durée?... Mais
quoi ?... déjà ils sont passés 1 hélas I nous nous réveillons avant de
sa\oir que de pareih rêves ne reviendront plus.
IV.
Ils s'éloignent lentement et à regret de ce lieu témoin de leurs
coniiables joies; et malgré l'espoir et la promesse de se revoir, ils
s'affligent comme si celte séparation était la dernière. Les soupirs ré-
pplés. lesliingsembrassemenls... la lèvre qui ne voudrait pins se dé-
tacher pendant que le ciel reflète ses claries sur les traits de l'arisina,
ce ciel qui, elle le craint, ne lui pardonnera jamais; comme si cha-
que étoile, témoin silen-
cieux, avaitvu de là-haut
sa faiblesse... les soupirs
répétés, les longs embias- ■
sements les rciiennent
enchaînés à celle fatale
place. Mais le moment est
venu • il faut se séparer,
le cœur douloureusement
oppressé, avec ce frisson
profond et glacé qui suit
de près le crime.
V.
Et llngo a regagné sou
lit solitaire où II peut ca-
resser librement ses adul-
tères pensées : mais elle,
il lui faut reposer sa tête
coupable près du cœur
confiant d'un époux Ce-
pendant une agitation fé-
brile semble Iro'ibler son
sommeil, eldessongestu-
multueux enflamment sa
joue : (laiisson insomnie,
elle muimure un nom
qu'elle n'oseiail pionon-
Cfi- à la clarté du jour ;
elle presse son époux
contre ce cœur qui bat
pour un absent. Pour lui,
séveillant à celle dou<'e
étreinte, il prend ces sou-
pirs d'un rêve, ces brû-
lant es caresses pour celles
qui répondaient naguère
Ji ses tran>poits, et heu-
reux à cette pensée , il
pleure de tendresse sur
celle qui l'adore jusque
dans son sommeil.
VI.
Il presse sur son cœur
son épouse endormie et
prête l'oreille à ses pa-
roles entrecoupées ; il
entend... Ponr(iiioi le
prince Azoa-tillressailli,
comme s'il entendait la
voix de l'archange? Ah! il peut tressaillir : jamais arrêt plus re-
doutable ne tonnera .sur sa tombe quand il s'éveillera pour ne plus
s'endormir et pour comparaître devant le trône de l'Kiernel. Oui ,
il le peut : son repos ici-bas est détruit pour toujours par ce qu'il
vient d'entendre. Le nom qu'elle murmure en dormant révèle son
crime et le déshonneur d'Azo. Et quel e<t-il ce nom qui relenlit
sur cette couche , terrible comme la vague iirilée quand elle roule
vers recueil la planche de salut et brise sur la pointe des récifs le
naufragé qui ne reparaîtra plus? car tel est le choc que reçoit en ce
moment l'âme du malheureux époux. Oui, quel est ce nom? C'est
celui d'Hugo... de son... Certes, il ne leiit jamais .'soupçonne!
Iiu}.'0... lui.^ le fils d une femme qu'il aima... le gage d'une liaison
coupable, le fruit d une faute de ses jeunes années , alors qu'il
trahit la confiance de Bianca, la pauvre jeune fille ijui avait cru à
ses serments, et dont il n'avait point voulu faire son épouse
i:o
LES VEILLÈKS LITTERAIRES ILLUSIlUiKS.
Vil.
Am pnri.i la ninm à son poipnard; mais il le rpjf-tadans \o foiir-
rcati avant ilCiiawiir 'nis Inpninlcà nii.. Qiifli)nfiii(liu'n(' (|n'clli! fùl
(le \i\ic. il ne piil pc rcsouilre îi iinincili'r un i^lrc si licaii... Non.
lion' pas h (lu moins... soiiriaiile... ciuloiinii'. . IliiMi plus : il ru;
toiilnl pas la ((^voilier; mais il fixa sur ftll i r('?ai-.l... Ali' >i
clli' l'ill ^orlie (le son an<-anii<semeiil . ce n-paril uilt siiKl pom 1 v
ic|.|(iii^'(>r ol placer Ions ses sens. De prosses poulies d'une sueur
Il ouïe eonlaienisiir le front du prince, el lirillaient h la clarté de la
lampe. Ivie ne p.irle plus; mais elle continue de dormir... tandis
que, dans la pensée de son juge, ses jours soiit comptés.
Vlli.
Le lendemain Azo inlerropc : il reçoit de tous ceux qui l'entou-
rent les preuves qu'il redoute encore de trouver; il constate le
eriiiiedes siens, la douleur île sa vie cnlii'-re : les suivantes de la
princesse . longtemps de er>iiiiiience avec elle, clierclient h sauver
li'iirs jours, et lejeit'iil sur elle le crime , la hunte et le cliAtiment :
il n'est plus temps de rien cacher; elles font connatlic les moin-
dres délails qui coiilirnient la vérité de leur récit, el bientôt le cœur
el l'oreille d'Azo, tortures par ces révélations, n'ont rien de plus à
subir.
IX.
Il n'était point homme à soufirir les délais : dans la grande salle
du palais, le chef de laniique maison d'Kste est assis sur .son trône
de justice : ses noliles el ses pardes l'enlourenl, et devant lui sont
les deux coupables, tous ileuK jeunes... el elle la plus belle des
l'emiiies. Lui, n'a plus son cpée, el ses mains sont eiicliainées
O (Christ! l'ani-il qu'un tils paraisse en cet étal devant smi père!
Oui, llupo doit se présenter ainsi devant I auteur de ^es jours,
écouler la sentence que prononcera sa bouche irritéi', el prêter
loi eille au récit de sa lionie ! El néanmoins il ne paraît pas accablé,
quoique jusque-là sa voix soit restée muette.
Tranquille, pAle, silencieuse , Parisina attend son arrêt. Que son
sort est cluiiiL-é! Toui-à-l heure encore le.vpression de ton repaid
ré|ian(lait la joie dans la salle brillante on les plus nobles seigneurs
étaient fiers de la servir; où les plus belles s'eirorçaienl d'imiter sa
doucii voix, son cbarnianl maintien, et à reproduire dans leur port
el leurs manières les grâces de leur reine. Alors si cet oeil eût vci-.-.é
une seule larme, mille guerriers se seraient élancés , mille épées
seraient sorties du l'oiirreau pour venger sa querelle. Slaiiilenant
qu'esl-elle desenne"? qu'est dmenu le monde a sou égard? l'eut-
ellc encore commander, et qui voudra lui oliéir? Tous maintenant,
silencieux et comme indifférents, les yeux baissés, le front sombre,
l'air glacial, les bras croisés sur la poitrine, cachent à peine l'ex-
pression de leur mejiris : tels se montrent se^ i hevaliers, ses dames,
la cuur entii're : el lui, le chevalier de son choix, lui dont la lauce
en arrèl n eût attendu qu'un ordre de ses yeux, lui qui . libre un
seul moment . serait mort ou l'auiail délivrée, il est là, enchaiiié
auprès d'elle : il ne voit pas les jeux gonflés et humides de réponse
de son père pleurant pour son am.jiit plus encore (juc pour elle-
même; il ne voit pas ces paupières... où des veines d'un violet ten-
dre erranl sous la iieipe la plus pure ap|ielaient naguère le baiser...
il ne les voit pas, brûlant d'un éclat livide, comprimer plutôt que
voiler des regards appesantis , immobiles, dans lesquels la douleur
accumule larme après larme.
XI.
I'"i lui aussi , il pleurerait sur elle , s'il ne se sentait observé
de toutes p.iris : sa douleur, s'il en éprouvait, parais.sail dormir
au dedans de lui ; son front sombre se tenait levé. Quelle que
lût l'arfliction qui déchirait son âme, il ne voulait point sliiimilier
devant la foule; el pourtant il n'osait tourner les yeii.x vers la com-
pagne de ses malheurs. Kn se représentant les heures du passé,
son crime, snn ainuur , ses fers, la vengeance d'un père, la haine
des gens de bien , son destin ici-bas et ailleurs et son destin h
elle!... oh! Il n'osait jeter un regard sur ce front que la mort sem-
blait avoir frappé; car il craignait que son cœur, se révoltant en
lui, ne le forçât de dévoiler ses remords pour tous les maux qu'il
avait faits.
Xll.
Azo prit la parole : « Hier encore une épouse et un fils faisaient
mon orgueil : le malin a dissipé ce rêve; avant la fin du jour, je
n'aurai plus ni l'un ni l'autre. Je dois languir sidii.iire : eh bien I
Soit : il n'est point un hanme qui . h ma place , ne fasse ce ipie je
fais. Tous ces liens sont bri-és. non par moi. il n'importe' l- cliftli-
meiit oM iirét. llupo , an pn'-lre l'aUi-nd : et enouilK la juste rému-
néralion ne ton crime, llor» d ici ! adresse au elcl tçs prières .ivnnt
que b's étoiles du soir aieni paru : vois si tu peux encore obtenir rie
lui Ion pardon: sa miséricorde est grande. Mais ici-bas. || n'csl
point d(! lieu sur la terre où toi et moi nous piii-isions respirer en-
semble, ne fût-ce qu'une heure. Adieu donc! je ne le verrai pas
mourir. . Mais loi, être fragile! tu terras tomber sa tète... Hors d'ici!
je ne puis achever : va, femme au co-iir dissolu : ce n'csl pas ma
n)ain , c'est la tienne qui va répaniire son sang. Vu, et si tu peux
survivre h ce spectacle, jouis de la vie que je le laisse, ■>
XIII.
Alors le sombre Azo se voila la face ; car les veines se gonflaient j
et balUiieiit sur son front , comme si rne bouillante miuéc île 8<ing
eût afflué et reflne ilans son cerveau ; Il resta donc quelque li-mpg I
la tèic baissée, sa main liemblanle posée devant ses veux pour
cacher ses Impressions à la foule, l'.ependaut llupo lève ses bras
chargés de fers, et [trie son père de l'écouter un niooient : Azo sans
répondre ne repousse pas sa demande.
« 'l'u ne dois pas penser que je craigne la mort... car lu m'as vu
à ton côté, tout rouge de carnage, chevaucher k travers la hjlaiilc;
lu le sais, elle ne fut pas oisive entre mes mains, celte é|i>'e que les
esclaves viennent de m'arracherbruialement. et elle a verse pour la
cause plus de sang que ta hache n'en fera couler. Tu m'as donné
la vie; tu jieux la reprendre : c'est un don pour lequel je ne te dois
rien. D'ailleurs, je n'ai point oublié les injures de ma mère, son
amour méprisé et son nom fléiri, et Ihéiita^ie de honte légué à son
enfant : mais elle est dans ce tonibeau où ion fils, ton rival, va
bientôt la rejoindre. .Sun cœur brisé, ma tète sé(iari'e du tronc,
viendront parmi les morts témoigner pour toi , et dire cumbi-n lu
fus lidèlc amant, pèie tendre. Je t'ai outragé, il est vr.ii ; mais ce
l'ut ouirage pour outrage : cette femme que lu appelle.^ ton épouse,
seconde victime do ton orgueil, lu sais qu'elle me fut longtemps
destinée. Tu vis, tu convoitas ses charmes, et pour prouver que je
ne pouvais aspirer jusqu à elle, tu alléguas Ion propre crime, ma
naissance : j'étais, moi, un époux indigne de sa couche, pourquoi ?
parce que je ne poiitrais réclamer les dioiis d'un bi'iitier l.'piiiiue,
ni m'asseoir par droit de naissaiiie sur le trône de la maison d ICsie.
Et pourtant, si j'avais encore quelques éiisà vivre, mon nom, cou-
vert d une gloire qui n'appartiendrait qu'a lui , pourmil éclipser ce
nom si superbe. J'eus une épée... j'ai un cœur capable ilc coiuiué- I
rir un cimier aussi noble que tous ceux qui jamais s'étalèrent sur les
tètes couronnées de tes aieux. Les plus brillants éperons de rhe-
valier ne sont pas toujours poriés par ceux dont la naissance est
la plus haute; el les miens ont souvent lancé mon coursier en ..vaut
des chefs cl des princes les plus fiers , alors que je chargeais 1 en-
nemi à ce cri triomphant . « Lste el vicloircl » Je n'essaierai point
de palhei' un crime ; je ne te supplierai pas pour racheter quelques
jours, quelques heures rapides qui, après tout, pas.seronl au.ssi bi. n
sur ma cendre sans être comptés : un délire comme celui de mon
pa-sé ne pouvait être durable; il ne la pas été. Quoique ma nais-
sance et mon nom ne fussent pas irréprochables, cl que ton aris-
tocr.itiquc orgueil dédaignât <l abriter une existence telle que la
mienne, cependant on peut trouver sur ma face quelques traits qui
rappellent ceux de mon père, el quant à mon âme... c esi la tienne.
De toi , je liens ce cœur indomptable; de loi... eh bieni qui le tail
tressaillir?... detoi , la vigueur de mon bras, la naiume de mon cei^
veau... Tu ne m'as pi'inl seulement ilonné la vie, mais tout ce qui
pouvait faire de moi un autre toi-même. Vois l'ouvrage de ton cou-
pable amour : il t'a puni en le donnant un fils trop semblable <'i l<ii!
Slon âme n'est point celle d un bâtard : comme la tienne, elle abliorre
toute espèce de tyrannie : et quant au souffle que je respire, ce
don passager que lu vas reprendre si vite, je n'en ai jamais fait plus
de cas que lu ii en faisais de la propre vie quand, le casque au
front, côte à côte , nous afl'ronlious la bataille, el faisions vider nos
coursiers par dessus les calavres. Le passé n est rien, el bientôt
l'avenir doit rejoindre le passé; toutefois, je voudrais fcire mort en
un de ces instants : car, bien que lu aies causé le malheur de ma
mère, bien ipie lu m'aies ravi la fiancee qui m'était de.slincc, je sens
que lu es encore mon père; et quelque dur et cruel que soit ion.
arrêt , je ne puis le trouver injuste, même venant de loi. Né dans le
péché, mort dans l'infamie, ma vie doit finir comme elle a com-
mencé : le fils a failli, comme avait failli le père, el dans un seul tu
punis tous les deux. Devant les hommes, mon crime peut sembler
le plus grand ; mais que Dieu juge entre nuusl »
Il dit: el en croisant ses bras, il fil résonner les fers dont ils
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
131
élaient chargés; et parmi tons les cliers rangés autour de la salle,
il n'en fut pas un qui ne sentit ses oreilles blessées du cliquetis de
ces lugubres chaîne?. Mais bientôt tous les regards se reportèrent
sur cette fai.ile beauté, sur la triste Parisina.^. Pouvait- elb; bien
écouler ainsi la condamnation de son amant! Elle était là, disions-
nous, pâle et immobile, elle, la cause vivante de; la perle d'Hugo :
ses MMix tixis, mais tout ouverts, égarés, ne sétaienl pas détournés
une seule fuis; pas une seule fois ses paupières charnianles n'a-
vaient voilé ses regards; mais autour de leurs prunelles d'azur le
cercle blanc s'agrandissait sans cesse... Elle était l;i , le regard vi-
treux comme si le sang se fûl glacé dans ses veines. .Mais d'instant
en instant une grosse l.irnie. lentement amassée, glissait de ses
blanches paupières le long de leurs franges somlnes ; spectacle
qu'on ne peut décrire! Ceux qui la virent, s'étonnèrent que de pa-
reilles larmes pussent tomberd'unœil humain, l'allé essaya déparier :
la paride imparfaite s'arrêia dans sa gorge enflammée, et pourtant
il semblait que, dans ce gémissei.ent sourd , tout son cœur eût fait
effort pour sortir. On n'entendit plus rien... elle es.saja encore , et
sa v('ii\ éclata soudain eu un cri prolongé ; puis elle' tomba sur le
sol cnrame une pierre, une statue renversée de sa base, comme un
objet qui n'a jamais eu vie... image digne du tombeau de l'épouse
d'Azo... mais bien diflerente delà femme coupable et pleine d'une
existence exubérante, poussée au crime par chacune de ses passions
comme par un aiguillon irrésistible, mais incapable de supporter son
désesiioir et la révélation de ses fautes. Pourtant elle vivail encore...
et trop vile on la fil revenir de cet évanouissement semblable à la
mort. Mais sa raison ne revint pas... tous ses sens avaient été pro-
fondément agités par de violeiiles secousses ; comme un arc détendu
par la [duie ne lance qu'au hasard des flèches toujours déviées, les
libres délicates de son cerveau n'envoyaient plus que des pensées
eiranles et sans suite. Pour elle, plus île passé ;, l'avenir n'était que
ténèbies semées d'horribles lueurs pareilles à ces éclairs qui, une
nuii d'orage, tombent de temps en lempssur le sentier désert. Frap-
pée de lerrrur, elle sentait qu'un acte coupable pesait sur son âme,
fardeau lourd et glacé; elle sentait qu'il y avait là du crime et de la
honie; (pie quelquun devait mourir. . mais qui?Elle l'avait oublié.
Etait-elle encore vivante? était-ce bien la terre qu'elle avait sous
ses pieds, le ciel sur sa tète, les hommes autour d'elle; ou
bien éiaient-ce des démons qui la regardaient avec des yeux mena-
çants, elle qui ne rencontrait naguère que des regards et des sou-
rires sympathiques? Tout était vague et confus dansson esprit, chaos
discord d'espérances et de craintes insensées. Partagée entre le rire
et les pleurs, et poussant ces deux sentiments jusqu'au délire , elle
se déballait dans un rêve convulsif : oh! c'est vainement qu'elle
tentera de se réveiller.-
XV.
Les cloches du couvent, se balançant dans la vieille tour, font en-
tendre un lent et monotone tintement, qui retentit douloureuse-
ment dans les cœurs. Ecoulez cet hymne religieux. . celui qu'on
entonne jiour les morts ou pour ceux qui le seront bientôt, ("est
pour une âme qui va prendre son vol que ce chant funèbre s'élève ,
et que la cloche sonne : un homme touche au terme de sa vie mor-
telle ; il est agenouillé aux pieds d'un moine , sur la terre nue et
froide... Chose douloureuse à dire et déchirante à voir, le billot est
devant lui, les gardes l'entourent; le bourreau est là, lu-êt à fraper,
le bras nu pour que le coup soit prompt et sûr. Il examine le tran-
chant de la hache qu'il a aiguisée tout exprès. Et cependant la foule
silencieuse se rassemble en un cercle pour voir un fils mourir par
l'ordre de son père.
XVL
C'est une heure pleine de charmes que celle qui précède le cou-
cher du soleil : dans l'appareil de ses plus beaux rayons, elle .semble
se railler de la tragédie qui se prépare. Les feux dii soir tombent en
plein sur la lèle dévouée d'Hugo, pendant qu'il fait au moine sa
dernière confe.-sion , et qu'a\ec une sainte contri:ion. il déplore le
crime qui l'a fait condanmer et reçoit, humblement prosterné, l'ab-
solution qui elTace de mortelles souillures. Un rayon glisse sur
cette tète inclinée et pensive, sur ces cheveu.t châtains dont les
boucles couvrent en partie son cou nu; mais ce rayon brille encore
plus sur la hache qui, placée près de lui, y répond par un vif mais
lugubre reflet. Oh I que cette heure suprême estamère ! elle a pour
les plus insensibles un frisson de terreur : le crime est odieux ; l'ar-
rêt est juste ; et pourtant le supplice fait frémir.
XVIL
Il a dit et terminé ses dernières prières, le fils traître à son père ,
l'amant audacieux : son rosaire est achevé , ses péchés avoués , ses
heures touchent à leur dernière minute... déjà on la dépouillé de
son manteau : ou va couper sa brune chevelure aux brillants an-
neaux... C'est fait : elle est tombée sous le ciseau. Le vêlement qu'il
portail. . l'écliarpe que Parisina lui a donnée... ne doivent pas le
parer dans la tombe. Il faut qu'il les quitte, et qu'un mouchoir lui
bande les yeux : mais non... sa fierté repousse ce dernier outrage.
Ses sentiments, Jusque là comprimés sous l'expression d'un profond
dédain , se réveillent à demi au moment où la main du bourreau
s'avance pour couvrir ces yeux, comme s'ils étaient incapahles de
regarder la mort en face! « Non... à toi tout mon sang coupable •
mes mains sont enchaînées... mais je veux mourir avec les yeux
au moins libres Frappe! » El en parlant ainsi, il po.se sa tète
sur le billot; et au moment même où il prononce ce de, nier mot :
«Frappe! » l'acier brille et s'abat... h tête roule .. et le tronc
béant, déligui'é et palpitant encore, roule dans la poussière qui boit
la pluie de sang sortie de toutes ses veines. Ses yeux et ses lèvres
roulent et s'agitent un moment d'une manière convulsive, puis se
fixent pour jamais. Il est mort , comme doit mourir l'homme qui a
fiiilli , sans ostentation , sans vaine parade; il s'est agenouillé et a
prié humblement sans dédaigner l'assistance d'un prêtre, sans déses-
pérer de l'indulgence divine. Agenouillé devant le prieur, s m cœur
s'était dépouillé de tout sentiaient terrestre : son père courroucé...
son amante même, qu'éiaienl-ils pour lui dans un pareil moment?
Ni reproche , ni désespoir .. pas une pensée qui ne fût pour le ciel ,
pas un mot qui ne fût nne prière... sauf le peu de paroles qui lui
échappèrent, quand, présentant sa tête h la hache du bourreau, il
réclama le droit de voir venir la mort, seuls adieux qu'il laissa aux
témoins de sou supplice.
XYIIl.
Silencieux comme ces lèvres ipie la mort venait de fermer, tous
les .spectaleurs retinrent leur souffle ; mais un frisson électrique, se
communiquant d'homme à homme, parcourut la foule jusqu'aux
rangs les plus reculés, au moment où la hache meurtrière descendit
sur celui dont la \ ie et l'amour avaient une telle fin. Il y eut un
murmui-8, celui des soupirs que chacun étouffait dans sa poitrine;
mais nul autre bruit ne se fit entendre avec celui delà hache, qui
résonna lugubrement et avec force en frappant s ir le billot... nul
autre bruit, sauf un seul... Quel est ce cri décliiran' qui fend l'air,
ce cri sauvage, insensé, pareil à celui dune mère qui voit. un coup
soudain lui enlever son enfant? Ces accents montent vers le ciel,
comme ceux d'une âme en proie à d'éternels tourments. C'est d'une
des fenêtres à jalousies du palais d Azo qu'est partie cette voix ef-
frayante; et tous les regards se sont portés de ce côté : mais on ne
voit, on n'entend plus rien. C'était un cri de femme, et jamais le
désespoir n'en poiiSj^a de plus terrible, et ceux qui l'entendirent
souhaitèrent par pitié que ce fût le dernier.
XIX.
Hug'i n'est plus , et depuis ce jour Parisina n'a plus reparu dans
le palais ni dans les jardins : son nom , comme si elle n'avait jamais
existé , est banni de louies le-i bouches, pareil à ces mois que s'in-
terdit la décence. Personne n'entendit jamais le prince Azo men-
tionner son- épouse ou son fils; nul tombeau, nulle inscription ne
consacra leur mémoire : on ne les inhuma pas en terre sainte, c'est
du moins ce dont on est certain quant au chevalier mis à mort. Mais
le destin de Parisina est resté caché, comme la poussière d'un mort
sous les planches du cercîeil. Alla-t-elle haLiler un couvent et se
frayer une roule pénible vers le ciel , par des années de pénitence
et de remords, par la discipline, le jeûne et les nuits sans sommeil'
ou bien mourut-elle par le poison ou le poignard en puniliou de
son audacieuse et criminelle passion? ou enfin , succombant à de
moins longues tortures . le coup soudain qu'elle vit porter par le
bourreau Irancha-t-il sa vie avec celle de sou amant , et la pitié du
ciel permit-elle qu'avec son cœur brisé se brisât son exi<lenee? Nul
ne le sut, et nul ne pourra jamais le savoir : mais quelle quait été
sa fin ici-bas, sa vie se termina comme la vie commence toujours...
dans la douleur.
XX.
Azo trouva une autre épouse, et de braves fils grandirent à ses
côtés ; mais nul beau et vaillant comme celui que dévorait la tombe :
s'ils le furent , il ne laissa tomber sur leur mérite que des regards
froids et disiraits , ou ne le reconnut qu'avec un soupir étouffé.
Mais jamais une larme n'humecta sa joue; jamais un sourire n'é-
gaya son front : el sur ce front large cl puissant se gravèrent les
rides de la pensée, ces sillons que le soc brûlant de la rioubur creuse
prématurément , ces cicatrices île l'âme mutilée que les guerres de
l'âme laissent après elles. Pour lui plus de joie ou de douleur : rien
ici-bas que des nuits sans sommeil, des jours insupportables, une
âme morte au blâme ou à la louange , un cœur qui se fuyait lui-
même, ne voulant pas fléchir et ne pouvant oublier; un cœur livré
aux pensées , aux émotions les plus intenses au moment même où
l.>2
LES VEILLKKS LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
il t^cmhlnil le plus calme et le plus ripidc. La rcIc'C la plus forle ne
diiml le (Ic'ive qu'.i sa suiface; l'onde ?e conserve loujmirs au-
dessous vhe et coiiranie , et ne poiiiTall cesser de l'être. Ainsi ce
cœur. SOILS une couche de clnce. (^la'i loujiiiirsn<s;iilli pardespcns<^es
que la nature y avait enracini''es Iron pr<ir'>ndément po'ir qu'il put
les bannir Cdinuie il haunissail les làriucs. Lorsque. Taisant ('IToit
sur nous-m?n!CS. nius arrivions au passade ces eaux vives du cœur,
nous ne les tarissons i)as pcuir cela; ces larmes refoulées relnur-
iioiii h leursiiurce. et Ih. dans un cristal plus pur, dans un 111 plus
profond, elles demeurent inaperçues, non épanchées, mais jamais
pUicées, et mieux .senties audedans quand elles se révèlent le moins.
Agile inléiieurement par des retours de tendresse pnur ceux qu'il
avait fait périr, impiiissant îi eomlder le vide solilaire qui faisait son
tninmcul . n'espérant pas les relrouvcFdans ce séjour oîi les âmes
s'iiiiissenl pour parlagcr une félicité éternelle, sûr en lui-même qu'il
n'avait Tdt que porter un jiisie arrêt, qu'eux-mêmes aviiient fail
leur iiKillieur, Azo n'en eut pas moins une vieillesse miséralde.
Quand quelques branches sont pourries, si on les élapue liahile-
meui, on peut rendre h l'arlire toute sa vigueur, et le reste du
feudiape peut re\erdir, refleurir duns sa fraîcheur el sa liberie :
mais quand la foudre en furie aécra-é, incendié tous les rameaux
à la fuis, le Ironc massif n'e<l plus lui-même qu'une ruine, el jamais
On u'y voit poindre une feuille.
PIN OB PARISINA.
POESIES DIVERSES.
l'adieu (1807).
une larme de tes yeux allciîdris H). Nos âmes étaient de niveau 'i
la dilTéience de nos deglinées élait oubliée dans ce inomcnl si doux
que l'orgueil ose en faire un sujet de n-proche!
Tout iiiaiutenant , tout est Ir'sle el sombre. Nul sourire d un
amour décevant ne peut ranim'T dans mes veines leur chaleur n'-
coulumée, ni me rendre les pulsations delà vie : l'espérance nii^ni''
dune ploire h venir, les couronnes imapinaires dont elle ornei.u'
ma lêle ne peuvent réveiller mon épuisement el ma lanpucur. \\>'
une carrière bien courte et sansplnire. je vais cacher ma face d .
la poussière, et me mêler à la foule des morts.
0 ploire I qui fus la divinité de mon cœur, heureux celui h qui i i
I daipnes soiirirel Kmbrasé par les feux, iljpeul bravir b-s dat'I-
émoiissés de la mort; mais moi, le spectre affreux me fait signi- '■■
1 quitter la terre en laissant un nom ipnoré. une nais.sance que p
sonne n'a remarquée . une vie qui nest qu un drame courl el m
I paire. Confondu dans la foule, je vois toutes mes espérances s •
velop|)er dans un linceul , ma destinée s'engloutir dans les flol.-
Lélhé.
1 Quand ie dormirai oublié sous le sol, au seindc l'arpilcqueje t >
i lais naguère ilans mes jeux enfaniins. pour toute uiaiq le de piii'-
: la couche élroile où reposera ma télc n'obtiendra qu£ les poui'i>
I d'eau versées par le ciel noclurne ou la nue orageuse. Les yeux
j il'aucun mortel ne viendront humecter d'une larme la noire pierre
j luinulaire marquée d'un nom inconnu.
Oublie donc ce monde, fi mon âme inquiète ; tourne tes penséei
vers le ciel : c'est là que bientôt lu dois diriper ton vol, si les er-
reurs obtiennent leur pardon. Kiranpère aux vaines dévotions el
aux rêveries des sectaires, pro-terne-tui devant le trône du Toul-
Puis.sant : adresse-lui les humbles prières. Miséricordieux et juste,
il ne rejettera pas un (ils de la poussière, le plus chélif objet de sa
sollicitude.
Père de la lumière, c'est toi que j'implore I mon âme est remplie
de ténèbres : loi qui vois même la cliule «lu passereau , délourne
de moi la mort ilu péché. Toi qui guides l'étoile erranie, qui calmes
la guerre des éléments, qui aspour man'eau le firmament immense,
daigne me (lardonner mes pensées, mes paroles, toutes mes fautes;
et puisque je dois cesser de vivre, apprends -moi à mourir.
A UNE JEUNE FILLE TROP VAINB.
Adieu, colline où les joies de l'enfance m'ont couronné de roses,
où la science appelle l'ccolier paresseux pour lui dispenser ses tré-
sors; ad eu , amis ou ennemis de mon jeune âge , compagnons de
mes premiers plaisirs, de mes preonères peines, nous ne parcourrons
plus ensi'uible les senliers de l'Ida : bii-nlôl je descendrai dans la
sombre demeure où l'on dort du sommeil éternel,. dans une nuit
sans malin.
Adieu, vénérables el royalos demeures, tours qui vous élevez dans
la vallée de Granta, où régnent l'éludecn robe noire et la pâle mé-
lancolie. Joveux camarades de mes plaisirs, habitants du classique
séjour qui domine les rives verdoyantes du i-'am. recevez mosailieux
ptndaiil que la mémoire me reste encore ; car bientôt, immolés sur
l'aulel de l'oubli, ces souvenirs s'iffaceiont.
Adieu, montasnes de la contrée qui a vu prandir mes jeunes
ans, où le L'^clinai-'arr, avec ses neiges sublimes, élève son front
géant Pourquoi, régions du nord, mou enfance alla-t-elle s'égarer
loin de vous parmi les eufanls do l'orgueil? Pounpici ai-je échangé
con iro les demeures de l'homme du sud ma caverne des Highlands,
les Sombres brujôres de .Marr et b'S flots limjiides de la Dee?
Manoir de mes pères, adieu pour loiiglempsl... mais pourquoi le
dim adieu ? L'écho de les voûtes répélera mou glas do mort ; tes
tours contempleront ma tombe. La voix défaillante qui a chanté ta
ruine el ta gloire passée ne peu! plus faire entendre ses naïfs ac-
cents : mais la lyre a gardé ses cordes . et quelquefi.is le souille de
la brise y éveillera les sons mourants de 1 éoliiMine harmonie.
Campagnes qui entourez la rustique chauu:ière, pindant que je
respire encore, adieu I vous n êtes point oubliées, el votre souvenir
m est cher. Uivière qui m'as vu souvent, pendant les ardeurs du
midi, ni'élancer de ton rivage el fendre d'un bras jeune el a.i;ilc tes
ondes fiémissanles, les flols ne baigneront plus ces membres au-
jourd'hui sans activité el sans force.
Dois-je oublier ici le lieu le plus cher à mon cœur? D-^s rochers
se dres-cnt, des fleuves coulent entre moi et ce séjour que 1 amour
a sanctit'.é pour moi; et pourtant, o Mary ! ta beauté m'apparait
dans tout soji éclat , comme naguère dans ces rêves enchanteurs
que faisait naiire Ion sourire. Jusqu au moment où les lentes dou-
leurs qui me consument abandonneront leur proie à la mort, ton
iniafie ne saurait sell'accr de mou Ame.
i:i loi , tendre ami, dont la dnucc afl'eclion fait vibrer encore les
fibres de mon cœur, combien loii amitié était au-dessus de ce que
la parole peut exprimer! Je porte encore dans mon sein celle pierre
consacrée, gage de la tendresse la plus pure, que mouilla naguère
Jeune imprudente! pourquoi révéler ce qui ne fut dit que pour
ton oreille? pourquoi détruire ainsi ton propre repos et le creu.scr
une source de larmes?
Oh! lu pleureras, indiscrète enfant, pendant que souriront en
secret lesennemisjaloux ; tu pleureras d'avoir lépclé ces pandes légè-
res, que l'on ne t'avait dites que pour te perdre.
Fille vaiiiel les lours dafUiclion sont proches si lu crois aux
propos d'imberbes étourdis. Oh! fuis les pièges de la tentation:
crains d'être la proie d'un corrupteur habile.
Tu vas donc répéter, avec un orgueil dcnfant, les discours que
de jeunes hommes tiennent pour te tromper? ah! ion repos , les
espérances , ta vie. tout est perdu si lu as le malheur de les croire.
Pendant qu'au milieu de tes C'impagnes lu répèii'S ces doux en-
tretiens , ne rcmarques-lu pas S'ir leurs lèvres ces sourires ironi-
ques que la duplicité voudrait en vain dissimuler?
Couvre de pareilles choses du voile du silence, et n appelle pas
sur loi les regards du public : quelle vierge modeste peut sans rougir
répéter les adulations d un fal?
Un écolier lui-même se rira de celle qui redit à tout propos les
compliments qu'on lui fait, el qui , voulant bien croire que le ciel
est dans ses jeux . est trop aveugle cependant pour démêler l'Im-
posiure.
Car celle qui prend plaisir à révéler tous ces riens amoureux doit
croire loiil ce qu'on lui «M et tout ce qu'on lui écrit, tout ce que
sa vanité l'empêche de cacher.
Change donc de rouie, si tu mets quelque prix à l'empire de la
beauté : ce n'est pas la jalousie qui me fait parler. Celle que la na-
ture lit si vaine, je puis eu avoir pitié, mais je ne saurais l'aimer.
ANNA.
0 Anna! vous avez été bien coupable envers moi :j'ai cru qu'au-
cune expiation ne pourrai! dé.samier ma colère : mais la f.-minecst
créée pour nous dominer coiiiuie pour nous tromper... je vous ai
revue, cl je vous ai presque pardonné.
J'avais juré que vous n'occuperiez plus ma pensée, et pourtant
un seul jour de séparation me parut long. Quand uous nous ren-
[1) Voyei, dans les Heures de loisir, la Cornaline.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
133
conirftmes, je résolus de vous observer... votre sourire me démon-
tra bii-nint que tniii smipçon ferait injuste.
.l'avais jiiié, diins inon'preniier transport , d'avoir pour vous dé-
sormiiis leplusfioid iiK^pris. Je vous revis, mou courroux se ciiangea
en adniiralioii, et mainienaiit tout mon désir, tout mon espoir est
de recon(|U('rir votre cœur.
Ccuiire une bcaulé panille à la vôtre , toute lutte est vaine ! c'est
pourquoi je m liuniilie de\ant vous en sollicitant mon pardon... et
j)our terminer d'un seul mut ces inutiles querelles, Iraliissez-raoi,
duaije, ma douce Anna, quand je cesserai de vous adorer.
A LA IlEHE.
Oh! ne dites point, douce Anna, que, par un décret du destin,
le cœur qui vous .idnre devait clif relier i'i biiser ses liens. C'eût été
pour moi un drcrct terrible que celui qui m'eût pour toujours en-
levé h I .imonr et n la lieauté.
'\''otre f.oideur fille charmante, telle est la destinée qui seule
m'ordonna d'imposer silence h ma tendre admiration ; ce fut elle qui
détruisit tnut mon espoir et tous mes vœux, jusqu'au jour oii un
sourire mi' tendit à mon ravissement.
Comme dans une fiuêt, le cliêne et le lierre entrelacés doivent
braver la fureur des leinpê es , ainsi ma vie ei mon amour ont été
destinns p;n' la nature à fleurir également ou à liuir ensemble.
Ne dites donc pas, douce Anna, que, par un décret du destin,
votre amant devait vous dire un éternel adieu; tant que le destin
permetiia encore à ce cœur de battre, mon âme et ma vie seront
absorbées en vous.
L EVENTAIL.
Dans un cœur encore sen.sible comme il le fut autrefois, cet éven-
tail eût pu rallumer la flamme; mais aujourd Inii ce cœur ne peut
s'ailendrir, parce qu il n'est plus le même.
Lorsqu'un feu esi prêt à s'éteindre, ce qui en redoublait l'activité,
ce qui le faisait biûler avec plus d'éclat, ne fait queu dissiper les
dern ères olincelles.
Plus d'un jouvenceau, plus d'une jeune fille en a mémoire; il eu
est ainsi des feux de l'amour, alors que toute espérance meurt et
que disparaît la dernière lueur expirante.
Le brasier réel, quuiqu il n'y reste plus une étincelle, une main
soigneuse peut le rallumer. Hélas I bien différent est l'autre : nul n'a
la puissance de lui rendre ni lumière . ni chaleur.
Ou si par hasard relid-ci se réveille, si la flamme n'en est jias
étoutTée pour toumurs, c'est sur un autre objet (ainsi l'ordonne la
capricieuse destinée) qu'il répand sa première chaleur.
ADIEUX A LA MUSE.
Divinité qui régnas sur les premiers jours de mon adolescence,
jeune enfant rie l'iraaginalicn, il est temps de nous séparer : que
la biise emporte done ce chant qui sera le dernier, celle effusion de
mon cœur, la jdus tiède qui s'en soit échappre.
Ce cœur, insensible maintenant à l'enthousiasme, imposera
silence à tes accents désordonnés et ne te demandera plus de chanls ;
les sentiments de ma preiidère jeunesse, qui avaient soutenu ton
essor, se sont envolés au bin sur les ailes de lapalhie.
Quehpie simples que fussent les sujets qui inspiraient ma lyre
inhabile, ces sujets mêmes ont disparu pour toujours; les yeux qui
faisaient naître mes rêves ont cessé de briller : mes visions se sont
enviilées, Inlas! pour ne plus revenir!
Ouand on a épuisé le nectar qui riait dans la coupe, tout effort
serait inii ile pour pr(donger la joie du festin! Quau'l elle est froiile,
celle beauté (|ui vivait dans mou àme, parquelle magie l'imagination
poin-railelle prolonger mes chants?
Dans leur sidilude , mes lèvres peuvent-elles parler d'amour, et
de baisers et de sourires auxquels il lein- faut diie adieu ? Peuvent-
elles s'entretenir avec délices des heures qui se sont envolées? Oh!
non ; car ces heures ne peuvent revenir.
Peuvent-elles parlerdcs amis pour qui seuls je voulais vivre? Ah l
ssnsdoute, l'ainitéennoblirait meschants! mais comment trou vera is-
je pour les leur envoyer ilcs accents sympathiques, lorsque je puisa
peine espérerde les revoir?
Puis je chanter les grandes actions de mes pères en élevant les
Bons de ma lyre à la hauteur de leur gloire ? Pour de telles renom-
mées, combien ma voix estfaib'e! En présence d'héroïques exploits,
que mon ardeur poétique paraîtrait ticde !
Non! mes doigts ne demandinuit point de nouveaux accords à
ma lyre : qu'elle réponde delle-Tuênie au souifle qui la sollicite...
tout se lait ; co,ssons de vains efforts. Ceux qui l'ont entemlue me
pardonneront le passé, sachant que ses murmures ont vibré pour
la dernière fois.
Son errante et irrégulière mélodie sera bienlôt oubliée, mainte-
nanl que j'ai dit adieu à mes premières amiiiés, à mes premières
amours! Oh! mille fois bénie ei'il été ma destinée, mille fois heu-
reux mon partage, si mon premier chant d'amour, qui était le plus
tendre, eût aussi été le dernier!
Adieu, ma jeune muse, puisque maintenant nous ne devons plus
nous revoir; si nos ciianls ont été faibles, du moins ils ont été peu
nombreux : espéronsque cesquehpies vers pourrontparaîlre doux ..
ces vers qui mettent le sceau à noire adieu éternel.
LE CHÊNE DE NEWSTEAD (1).
Jeune arbre, quand mes mains t'cmt planté, j espérais que les
jours seraient plus nombreux que les miens, qui- tim épais feuillage
s'étendrait au loin à l'entour, et que le lierre couvrirait ton tronc
de son manteau.
Tel était mon espoir, quand, aux jours de mon enfance, je te
voyais avec orgueil cmître sur le sol où ont vécu mes pères. Ils sont
passés ces jours, et j'arrose ta lige de mes larmes : les ronces qui
l'entourent ne peuvent me cacher ton déclin.
Je t'ai quitté, 6 mon chêne ! et depuis celle heure fatale un étran-
ger a vécu dans le manoir de mes aïeux ; tant que je n'aurai point
l'âge d'homme, je ne pourrai rien ici : tout y dépend de celui dont
la nésligence a failli causer la mort.
Oh ! tu étais bien fort I maintenant même il suffirait de quelques
soins pour raviver ta jeune tête , et cicatriser doucement les bles-
sures : mais tu n'étais point destiné à trouver ici de l'affection...
que pouvait sentir pour toi un étranger?
Ne t'incline point ainsi, ô mon chêne ; relève un moment la tête :
avant que notre globe ailcirculé deux fois autour de l'astre glorieux
qui nous éclaire, mon adolescence aura complété ses années d'é-
preuve, et, sous la main de ton maître, tu reprendras les verdoyants
sourires.
Vis donc, ô mon chêne; lève ton front comme une four au-des-
sus des herbes parasites qui entravent la croissance et hâtent ton
déclin ; car tu as encore au cœur des germes de jeunesse et de vie ,
et les rameaux peuvent encore se développer dans toute leur
beauté.
Oui! lu vivras pour des années de maturilé , et quand je serai
couché dans les caveaux de la mort, lu braveras les outrages ilu
temps et le souffle glacé des hivers, et pendant des siècles les rayons
du jour brilleroul dans ton feuillage.
Pendant des siècles tes rameaux se balanceront doucement sur
le cercueil de ton maître qu'ils couvriront comme une lente ; et pen-
dant qu'ainsi ton feuillage abritera gracieusement sa tombe, un
successeur de ses droits s'étendra sous ton ombre.
Quand, entouré de ses enfants, il vi-itera ce lieu, il leur dira
tout bas de marcher doucement. Ohl sans doute, je vivrai toujours
dans leur mémoire : le souvenir consacre la cendre des morts.
« C'est ici , diront-ils, que , tout brillant de vie et de santé, il est
venu exhaler les simples chants de sa jeunesse; et c'est ici qu'il
doit dormir, jusqu'au jour où le temps se perdra dans l'élernilé. »
VISITE A HAnnow.
Ici, les yeux de l'étranger trouvaient naguère quelques souvenirs
tracés en simples caractères : ce n'étaient que peu de mots... et pour-
tant la main du Kessenlimenl a voulu les fiire disparaître.
Elle y fit de profondes incisions : mais cela ne suffit point pour
les effacer... les caraclères étaient encore si visibles qu'un jour lA-
milié , étant de retour , y jeta les yeux, et que soudain les mots
furent reconnus par la Memoiie charmée.
Le Repentir les rélahlit dans leur premier état; le Pardon y joi-
giiil son doux aveu et 1 inscription reparut si belle que l'Amitié se
persuada que celait toujours la môme.
Il en sérail encore ainsi : mais, hélas! malgré tons les efforts de
l'Espérance et les larmes de l'Amitié, l'Orgueil accourut, etlin-
scriplion disparut pour toujours.
(I) Cet arbre fut 'planté parByron en 1798. Le colonel 'WiHman. pro-
priétaire actuel du dumiiine, en a pris soin, et on le monlre encore aux
étrangers, comme le mûrier de Shakspeare, et le saule de Pope.
131
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTHÉES.
4 M( N FILS (<).
Celte blonde chevelure , ces beaux jeux biens, lirilinnis comme
cPux tic ta inÈrc ; ces lèvres roses, ce sourire i|iii se joue dans leurs
fofsellcs et qui ravit le cœur, tout cela me ra|)|jclle un bonliuiir qui
n'e-l jdus, et louclie le cieur de ton père, A mon Ills I
El tn balbuiie^dëjà le nom de Ion père I Ali , William I que ce
nom ne t°apparlicnt-il également, ei nncun remords... mais écar-
tons ci's Irisles souvenirs .Ma sollicitude tassurora le repos;
1 onriire de la mère sourira joyeuse, et me pardonnera lont le passé,
A mon fils !
Le vnzon a recouvert son hund)le tombeau , el lu .is pressé le
sein d'une éirangèn; : le mépris du monde poul insullcr ù la nais-
sance, el l'accorde à peine un nom ici-bas; mais il e<t un espoir
que le monde ne peut détruire le cœur d'un père est à toi, ô
mon tils I
Kli quoi ! parce que le monde est insensible et barbare, irai-je
fouler aux pieds les drolls «s.nerés de la nature? Non , non dût
leur morale me hlilmer , je te salue . cher cnfanl de l'amour, beau
chérubin , page di^ jeunesse et de bonheur un père protège tcm
berceau, ô mon lilsl
Oh ! avant ipie lAge ail ridé mes traits, avant que le sablier de
ma \'v se soit vi.lé ;i moilié, qu'il me sera doux cJc reconnaître tout
h la fois en lui un frère el un enfmt ; el <le consacrer le déclin de
mes ans <\ m'acquillcr de ce (jui l'est dû , ô mon lils!
lonl jeune et im|U'ndent qu'est Ion père , cela ne diminue point
son affcclion pour loi ; et lors même que lu lui serais moins cher,
lanl que l'image d'Hélène sera vivanleen loi, cec eur, palpitant au
souvenir de sa felicilé passée, n'en abandonnera jamais le gage,
ô mou fils !
LE
SIÈGE DE CORINTHE
En l'an de grâce mil huit cent dix (1), nous formions unejoyeusc
compagnie, clievauchant par terre ou voguant sur l'Océan. Oh!
nous savions égayer le chemin : traversant les rivières h gué, gra-
vi>sant les hautes collines, nous ne donnions pas un jour de repos
à nos montures; qu'une caverne ou un hangar nous servit da^ile,
nous trouvions un profond sommeil sur la coiiclio la plus nue; en-
veloppés dans une grossière eapoie dt; matelot, sur le plan>'her plus
ruiii! encore de notre barque agile, ou éleudus sur la grève, et
n'ayant pour oreillers que les selles de nos chevaux, nous nous ré-
veillions le malin frais et dispos. Libres dans nos pensées et dans
nos paroles, nous avions la sanlé, nous avions l'espérance; les fa-
tigues et les conlr.iriétés des voyages, mais jamais de chagrin. Nous
avions p.armi nous des gens de loule langue, de toute religion;
quelques-uns disaient leur chapelel : les uns tenaient îi la .Mo.squée,
d autres à l'iîglise, et d'aulres encore, si je ne me trompe, ne te-
naient à rien du lout. Kiii somme, on eùl longtemps cherché par
tout le monde sans trouver une réunion plus mélangée el plus
joyeuse.
Mais quelques-uns sont morts , d'aulres ont disparu ; ceux-lh sont
dispersés el solitaires; ceux-ci ont rejoint les révoltés sur les collines
qui dominent les \allées de l'Epire, lieux où la liberté réunit en-
core ses ilélenseurs et \enge dans le sang les maux de l'oppression ;
d'aulres encore sont dans des contrées lointaines; les moins niim-
breux enfin ont revu leur pairie où ils mènent une vie inquiète et
agiiéc; mais jamais, ô jamais nous ne pourrons nous réunir pour
nous réjouir et vovager ensemble I
Ces rudes journées se sont rapidement et gaimcnl passées; et
(1) Il ne par.ilt p.is que Byron ait jamais eu de fils naturel : celte pièce
de vers repos»? donc sur une liy|ioUiése, ou bien le poète s'y est ideniilié
avec les sentiments d'un tiers.
(t) Ce poème lut tcrit à la Un de I81& et put>lié à Londres en janvier
isia.
niainlenant que mes jours s'écoulent lenis el monoNmes, mes pen-
sées, ruinmc le» hirondelles, ra.seiil la surficc ries mers, el, voyageur
ailé el vagabond, lu'emjinrtent de nouveau à travers les cieiix et les
campagnes. Voilà ce qui fail que nia musc s'éveille el que souvent,
trop souvent, j'invite le pelil. nombre de ceux qui peuvent souffrir
mes chants à me suivre dans mes courses loinlaincs. Ktran.'T,
veux-tu m'accompagner maintenant cl l'asseoir avec moi au sommet
de l'Acro-Corinlhe?
L
Bien des années, bien des siècles ont passé sm Cr)rinlhe, avec
le soulHe de la tempête et de la guene ; el pourtant elle reste encore
debout , forteresse des d^'riiiers d fcMiseui-s de la liberie. La fureur
des ouragans, le choc des trembh-menls de l Tre. ont laissé intact
Son roe chenu, clef d iim- contrée qui, Inute drchiie qu'elle est,
étale encore sa fierté du haut de cette collioe; limite placée entre
deux mers qui, roulant de chaipie côlé leurs (lots courroucés, comme
si elles voulaient se rencontrer el se ciunbattrc. garrèli-nt poiiriaot
à ses pieds el y déposent leur colère. Mais si tout le .sang versé sous
ses remparts, depuis le jour où Timoléon fil couler celui d'un frère,
jusqu'au jour qui éclaira la déroule du lyran de la l'erse, si tout ce
sang pouvait jaillir toul-à-conp de la (erre qui s'en est abreuvée,
celle mer, empourprée, aurait bientôt fran'lii 1 inulile barrière de
l'isthme; ou bien si Ion pouvait réunir les ossements de tous ceux
qui y furent immolés, cette pyramide sélè»erail sous ce ciel trani)-
]iai'ent plus iuiposaute que l'Acropole mèiuf, bien que celle-ci sem-
ble caresser les nuages de son front couronné de tours.
11.
Sur les sombres sommets du Cilhérou brille Icclat de deux fois
dix mille lances; el plus bas, dans toute 1 étendue de la plaine de
lisllime, de l'une à l'autre mer, les tentes sont dres-sées, le croissanl
brille sur les lignes gU'Trières des musulmans. Là s'avancent hs
noirs escadrons des spahis, sous le commandement des pachas bar-
bus; aussi loin que la vue peut s étendre, la plage est convene de
cohortes en turban; là s'agenouille le chameau de l'Arabe; ici le
Tarlare fait caracoler son coursier; le Turcoman a quitté ses trou-
peaux pour ceindre le cimeterre; le tonnerre de l'artillerie fait taire
le mugissement des flois. La tranchée se creuse ; le souffle du canon
donne di^s ailes au globe uiorlel qui vole au loin eu sifllanl. el va
arracher des fragiuenis du mur qui s'écroule sous le jioids du boulet.
De leur côlé, les défenseurs du reuipari répondent par un feu ra-
pide el rcdoulable aux sonimaiions des infidèles : les cieui se voi-
lent de fumée, et la plaine est obscurcie d'un nuage de poussière.
IlL
Mais celui qui se tient le plus près des murs et en presse la chute
avec le plus d'ardeur, plus versé dans la science funeste de la guerre
que ne le sont ordinairement les fils d'dthinaii, el d'un courage
aus^i fier que le fut jamais un chef triomphant sur le champ du car-
nage ; celui cpion voit é|)eronner sou coursier écumani de ran^ en
rang el d exploits en exploils. repoussant les sorties des assi-'-gos et
ralliant les musulmans en fuite; celui qui, en face dune batieiie
bien défendue < t jusque-là imprenable, met vivement pied à terre
pour rendre une nou\elle vigueur aux soldais dont l'ardeur se ra-
lenlil; le premier, le plus intrépide des guerriers dont s'enorgueillit
larmce du sult.in de Stamboul, soit qti'il conduise ses soldais à l'en-
nemi, qu'il ajuste le tube uieurlrier. qu'il metle sa lance en arrêt ou
lasse décrire un cercle à son formidable cimeterre... celui-là, c'est
Alp, le renégat de l'Adriatique.
IV.
11 est né à Venise, d'une famille illustre, et s'est d"abord montré
digne de ses pères: mais maintenant exilé de sa patrie, il dirige
contre ses concitoyens ces armes dont ils lui ont enseigné l'u.sage. el
son front rasé a ceinl le turban. Après mille vicissitudes. Corinthc,
comme le reste de la Grèce, était passée sous I«fs lois de Venise; et
là, devant ses remparts, dans les rangs des ennciiiis de Venise el
de la Grèce. Alp combattait avec tout: l'ardeur d'iin fervent rtéo-
phylc qui seul bouillonner dans sm cœur le souvenir .le mille on-
irages. l'iuir lui . sa jialrie avail cessé de mériter ce titre don! elle
se glo, iliait autrefois, ce titre de ■< Venise la libre : » et dans le palais
de Sainl-.Marc, des délateurs anonymes avaient confié p'ndani la
nuit, à la Gueule de lion, une accusation contre lui qu il n'avait pu
repousser : il avait eu le temps de sauver sa vie par la fuite . pour
en passer le reste dans les combats, moniranl à son pays quel
homme il a\ait perdu, abaissant la croix devant le croiseaal et ne
cherchant plus que la vengeance ou la mort.
OEDVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
135
V.
Coiimourgi... ce guerrier dont la fin orna le triomphe d'Eugène,
alors que sur la plaine sanglante de Cailowiiz, le dernier et le plus
redoutable des vaincus, il mourut sans regretter la vie, mais en
maudissant la victoire des chrétiens : Couraourgi.... hélus ! la ghiire
de oe dernier conquérant de la Grècene doit elle pas durer, jusqu'à
ce que des mains chrétiennes aient rendu aux Giec,- la libi'Yté que
\cnise leur avait donnée auparavant? Un siècle s'est écoulé jusqu'à
nous depuis qu'il a rétabli la domination musulmane, et alors il
commandait l'armée musulmane, et avait confi'' le commanilement
de son avant-gaide au renégat Alp , qui justifiait celle confiance
par pins dune ciié mise de niveau avec le sol, et qui, par plus d'un
exploit s mglant, avait prouvé combien il était affermi dans sa nou-
velle croyance.
VI.
Les remparts commencent à faiblir ; l'artillerie les foudroie sans
ndàche : une iduie incessante de boulets va des batteries aux cré-
neaux; les couleuvriurs écliaulVées résimnenl comme autantde ton-
n«nes; çà et là un édifice craque, endjrasé par l'explosion de la
bonibe, et an moment où il s'écroule sous le souffle volcanique du
projectile qui éclate, la flamme s'en échappe en colon n es roiiffeâlres
qui se tordent dans 1 air, où, dispersée en innombrables météores,
va élrindre dans les cieux ses terrestres étoiles : les nuages de fumée
viennent s'ajouter aux brouillards du ciel déjà sombre et l'ormenl
une immense atmosphère sulfure'jse, impénétrable aux rayons du
soleil.
VII.
Mais ce n'est point seulement une vengeance longtettjps différée
qui anime .Mip le renégat, lorsqu'il appreiul froidement aux giier-
liois nuisulnians à s'ouvrir la brèche promise à leurcourMge : dans
ces murs est renfermée uiic jeune fille; et .son es[)oirestde la conqué-
rir sa us le consent ement d un père inexorable, qui déjà la lui a refusée,
alors qu'Alp, snus son nom chrétien, aspirait à sa main virginale.
En ries lemps plus heureux, quand sou âme s'ouvrait à la joie, (luand
le reproche de trahison ne posait point sur lui, il éiait le plus gai
d -s jeunes gens que le carnaval eût vu briller dans les gcnidoles ou à
la ■laiise ; il avait donné les plus douces sérénades qui jamais eus-
sent retenti à minuit sur les flots de l'Adriatique pour charmer les
beautés de l'Italie.
Vin.
Et beaucoup pensèrent que le cœur de la belle Francesca s'était
rendu ; car dep\iis ce temps sa main, recherchée par de nombreux
admirateurs, n'avait été accordée à aucun, et demeurait libre des
cliaines de I Iiglise; et quand les flots de rAdriali(pie eurent porté
le jeune Laneiotio aux bords musulmans, la vierge devint pen-
sive et pâle, ei ses lèvres perdirent leur sourire accoutumé; on la
vit plus souvent au confessionnal, n;oius aux bals et aux fêles : ou
si elle parai.-sait aux réunions, ses yeux bai,ssés dédaignaient d'y suli-
ju^ruer les cœurs : ses regards étaient distraits, sa parure moins
brillante; sa voix n'égayait plus les chaus ns; ses pas, quoique lé-
gers encore, glissaient moins rapides parmi ces couples heureux (pii
voyaient à regret 1 aurore interrompre leurs danses.
IX.
iMinotti avait été envoyé par l'Etat pour défendre le territoire que
les généraux de Venise avaient enlevé aux musulmans, à l'époque
où .Sobieski abaissa l'orgueil du croissant sous les murs de Bude et
aux bords du Danube, lerritoire qui s'éiendait depuis le golfe de
Patras jusqu'au détroit de lEubée. Investi des pouvoirs du doge, il
était venu en établir le siège dans les remparts de Corinlhe, alors
que la paix, longtemps exilée de la Grèce, semblait kii sourire de
nouveau, et avant queja perfidie eut viole une trêve qui l'avait af-
franchie du joug infidèle. Sou aimable fille lavait accompagné; et
jamais beauté plus ravissante n avait paru sur ce rivage, depuis le
temps on l'épouse de Méuélas, abandonnant son prince et sa patrie,
apprit à la terre quels désastres un amour illégitime peut entraîner
à sa suite.
X.
Le mur est en ruines : la brèche est ouverte ; demain, aux pre-
miers rayons du jour, lassant redoutable se fraier.i un chemin à tra-
vers ces niasses disjointes. Tous les postes sont assignés d avance;
en tite, se place une avant-garde délite de Tariares et de musul-
mans; espoir de l'armée, appelés à tort « les enfants perdus, » mé-
prisant jusqu'à la pensée de la mort^ ils s'ouvrent un pas^^age à
coups de cimeterre, ou paveiii de leurs cadavres la roule par la-
quelle monteront les braves qui les suivent, prenant pour marche-
pied le dernier qui tombe.
XL
Il est minuit : le disque entier de la lune répand sa froide clarté
sur le front sombre des montagnes; la mer roule ses flots bleus;
les cieux, également bleus, s'éieiident comme un autre océan sus-
pendu là-haut, tout parsemé de ces îles de lumière (pu rayonnent
d'un éclat si na'if et si pur. Ah! quel homme, après les avoir con-
templées peut, sans un soupir de regret, rebaisser les yeux vers la
terre, et ne point désirer des ailes pour prendre son vol, et s'aller
confondre dans leurs éternelles clartés? Les vagues des deux mers
repo.sent calmes et transparentes; à peine leur sommet écumeux
ébranle-t-.l les cailloux delà plage, et leur murmure est doux comme
celui du ruisseau. Les vents se reposent mollement assijupis sur les
vagues ; les bannières pendent et s'enroulent lentement le long de
leurs hampes, au sommet desquelles brille le croissant. Rien n in-
terrompt le profond silence, si ce n'est la voix de la sentinelle ré-
pétant son signal, le coursier qui hennit et f.issonne, et 1 écho de
la montagne qui répond à ces bruits. Mais le vaste murmure de
cette armée barbare s'étendit d'une côte à l'aulre. comme le fié-
rnissement du feuillage, quand on ou'it la voix du muezzin reten-
tir au milieu des airs pour appeler à la prière de minuit : il s'é-
leva sur la plaine ce chant cadencé et plaiuiif, comme le cliaut de
quelque esprit de la solitude : il y avait dans son harmonie quelque
chose de tristement doux, comme celle des cordes d'une harpe ef-
fleurées par le vent, qui en tire de longs accords déponr.us de
rhvilime, que l'art humain ne pourrait reproduire. Les assiégés
crurent, du sein de leurs remparts, enlendre un cri prophétique'
leur annoncer leur défaite; ils en recevaient je ne sais quelle im-
pression lugubre et terrible, frisson inexplicable et subit qui com-
prime un instant les mouvements du cœur, pour le lai-ser battre
bientôt plus rapide, comme honteux de cet étrange sentiment par
lequel il s'est laisse mailriscr. Tel est encore le tressaillement que
produit en nous le glas d'une cloche funèbre, n'annonçàt-il que la
mon d'un inconnu.
XII.
La lente d'AI|) est dressée sur le rivage : les bruits ont expiré ; la
prière est dite. iJéjà les sentinelles sont posées, la ronde de nuit est
terminée, tous les ordres sont donnés et accomplis : encore une
nuit d'anxiété, et demain la vengeance et laraour peuvent payer
toutes ses douleurs, en le dédommageant môme d'un si long retard.
Il ne lui reste plus que quelques heures, et il a besoin de repos
pour retrouver les forces nécessaires à tant de sanglants exploits :
mais les pensées se pressentMans son âme comme des vagues agi-
tées. Il est seul au milieu de celle armée; lui seul n'est point en-
flammé de ce fanatisme iiiipalient d'arborer le croissant au-dessus de
la croix et faisant bon marché de la vie, puisque le paradis l'at-
tend avec l'amour immortel de ses hoiiris. Il ne sent pas non plus
celle brûlante exaltation d'i patriote qui prodigue son sang et brave
les fatigues pour défendre le sol natal. 11 est seul, renégat armé
contre un pays qu'il a Irahi ; il est seul au milieu de sa li Oipe, sans
pouvoir compter sur un cœur ou sur un bras fidèle : ou le suit,
parce qu'il est brave, parce qu'il peut conquérir et distribuer un
riche butin ; on lui obéil, car il sait plier et gouverner les volonlés
du vulgaire : mais son origine chrétienne lui est toujours reprochée
comme une sorte de crime. On lui envie jusqu'à celte gloire par-
jure qu'il a conquise sous un nom musulman ; et ou u a pas oublié
que ce chef, aujourdhui redouté de leiinemi, fut aulrefois un Na-
zaréen redoutable [lour le croissant. i;es vulg ures soldais ne savent
pas jusqu'où peut descendre l'orgueil d'un cœur qui a vu ses sen-
limeuis iléçus et fléiris; ils ne savent pas de ((uelle haine peut brû-
ler une âme qui a dépouillé sa douceur naturelle [lour nu farouche
endurcissement,, ni ce que peut réellement le zèle faux et fatal
de ceux auquols la vengeance seule a dicté une erovance irouvelle.
Il les gouverne.... on peut gouverner les pires îles hommes, quand
on ose toujours marcher devant eux : tel esl l'empire du lion sur
le chacal : celui-ci indiipie la proie; le roi des forêts l'immole; puis
la cobue glapissante accourt se gorger des débris de la victoire.
XIII.
Alp sent sa tête qui brûle d'une ardeur fébrile, son cœur qui bat
avec une rapidité convulsive; en vain, pour appeler le repos, il se
reloiiine sur sa couclie; dès qu'il sommeille, un bruit intérieur, un
iressaillement soudain le réveille avec un poids sur le cœur. Le tur-
ban eerase son front brùlanl , la cotte de mailles pèse comme du
plomb sur sa poitrine, et pourtant il a souvent et luugl^uips dormi
13fl
LES VEILLEES LITTERAIKRS ILLUSTREES.
idtil armé wins rnuHiP ni pavillnn : la Irrre nufi clail plus rinro que
son lil (le golilal; un cirl inrli^nicnl (''lait moins pinprc an smiiiihoiI
que I alin qu'il a aujotinl liui II ne peut ili)rmir ; il no poni allondir
lo jour (lan-i sa Icnic : il sort cl va se pi-nmencr le lonp du livapo
où (les niilliiTS (l'Iiommes dnrmenl palsihiemeni sur la pi?-ve. Ils
n'uni rien p<nir appn\er leur Itle; leurs pi^rils sont plusprands,
plus ruiles leurs falignes. et ils dorincnl! l'onripioi rionc. lui. ne dnr-
mirail-il pas roinme le dernier denire eux? Ils r^'vent non de ter-
reur, mais ilu butin qu'ils espi'-reni ; et ficmlant (|uc tous ces hom-
mes poùlent une nuit de sommeil, leur dprni^^e nuit peul-i^lre, lui,
tout seul, il prom^-iie su hasard sa veille douloureuse et porte envie
k eeux qu'il contemple.
XIV.
Cependant, il sent son
Ame un peu soulagée
par la fraîcheur de la
nuit. L'air silencieux,
froid mais calme, baigne
son froni d'un baume
éiliéré. Derrière lui est
le camp... sous ses .veux
le golfe de Lépante étale
ses baies nombreuses et
sesreplissinueux ; et plus
h: ut sont les sommets
couverts de neij-'e «les
montagnes de Delphes,
neige immuable , éter-
nelle, la même qui. res-
pectée par des milliers
d'étés, brilla t<Mijours sur
ces rochers, le long du
golfeet sousce beau ciel :
elle ne se fond pas comme
1 homme sous l'elîort du
temps. Le Ijran et l'es-
clave disparaissent et ne
peuvent reslcraux rayons
du soleil ; mais ce \oile
blanc, que le vo.vagcur
salue sur le sommet des
montagnes, ce voile si
léger, si fragile, pendant
que la tour s écroule, que
larbre est déraciné par
l'ouragan, il continue à
briller sur ses rocheuses
citadelles la nei;;e prend
la firme des pics qu'elle
recouvre et atteint la hau-
teur des nuages: on di-
rait un drap mortuaire
jeté là par la l.ibei té alors
qu'elle s'exila de sa terre
chérie, planant pour la
dernière fois sur les lieux
oij Son génie avait parlé
par la voix des poètes :
a chaque pas elle con-
templait des campagnes
dévastées, des autels en
ruines, et en montrant
à des cœurs découragés
ces glorieux monuments
du passé, elle essavait de
les rappeler à son culte : in utiles efforts ! Il faut attendre pie de meil-
leurs jours aient lui et qu'il se soit levé de nouveau ce soleil non
encore oublié, qui éclaira la fuite desl'erses etvilsourirele Spartiate
expirant.
XV.
lin dépit de sa trahison et de ses crimes, Alp est de ceux qui n'ont
point oublié ces glorieux temps, et pendant qii il erre aiu'^i dans la
nuit, pendant que, méditant .sur le présent et le passé, il évoque le
souvenir lies morts glorieux qui ont verse ici même leur sang pour
une meilleure cause, il sent combien elle sera \aine et souillée la
gloire du chrétien parjure qui, l'épée à la main, conduit une horde
en turban et ilirige nue attaque dont le succès serait un crime. Tels
néiaient [las ces héros auxquels son imagination rend la vie, ces
guerriers dont la cendre dort autour de lui: leurs phalanges coni-
batlireot sur cette mémp plaine, dont les boulevards n'étaient pas
alors Inutiles. Ils tombèrent martyr», mais mirlyr» immortels: et
maintenant la liri«e même sendile soujiirer leurs nom», les i'.iu\ le
replient d.ins leur imirmiire; les bois sont penph'-s de 1 -ur renom-
mée; lacfdnnne solitaire, muette et grisftire. réclame a>ec l-iir samtc
poussière nn dndt de jiarenle; leurs ombres voltigent autour de la
moiilagnc obscure, leur mémoire brille dan» l'onde limpide des
sources; le plus humble ruisseau, le plus puis.»an_t fleuve rouleront
h jamais avec leurs onde-" la renommée de ces héms. Kn dépit du
joug qui pèse sur elle, c'est h eux et à leur gloire que cette terre ap-
partient encore son nom est encore un mot d'ordre qui réveille le
monde Onand l'homme veut accomplir une action virile, il se tourne '
vers la Grèce: prenant .«on souvenir pour sanction, il s'apprêlf» à
marcher sur la tête des tyrans; et c'est après lavoir contemplée
qu'il court à la mort on
à la liberté.
x\n.
Alp continue à rêver
silencieux sur la plage ,
jouissant de la fraîcheur
de la nuit. Elle n'a ni
flux ni reflux cette mer
intérieure, qui roule éter-
nellement, toojours la
même; et les plus terri-
bles de ses vagues, dans
leur fureur la plus sau-
vage, empièteni .'i peine
d'une verge sur la limite
de la terre ; la lune im-
puissante les voit s'agiter
librement sansse soucier
de son cours : calmes ou
turbulentes , au large ou
dans la baie, elle n'a au-
cun empire sur leurs
mouvements. Le rocher,
découvert jusqu'à sa hase
et respecte par les flots,
plane sur la lame mugis-
sante qui ne vient pas le
toucher : et l'on aperçoit
au bas de la plage une
frange d'écume sur une
même ligne marquée de-
puisdessièeles : un étroit
ruban de sable jaune la
sépare du vert gazon qui
couvre la partie plus re-
culée ilu rivage.
lin te promenant le
long de la grève, Alp s'é-
tait approché à portée de
carabine des remparts
assiégés : mais les chré-
tiens ne l'avaient point
aperçu ; sans cela com-
ment aurait-il pu échap-
per à I ur feu? Des traî-
tres s'étaient ils glissés
parmi eux I ou l.'urs bras
s'étaient-ils engourdis ,
leurs cœurs glacés? Jft
l'ignore : mais sur leurs
murailles on ne vil bril-
ler aucune amorce ; on
n'entendit pas une balle siffler, quoiqu'il se tint sous le feu du bas-
tion qui flanquait la pmte du rivage, et qu'il pùi entendre la v<dx delà
sentinelle et |>resi|ue dislinguerles paroles d'humeur cpii lui échap-
paient, en se pionienantdelongeu large d'un pasrés:ulier surle pavé
sonore. Il vil au pied des murailles des chiens décharnés faire aux
dépens des morts leur hideux festin et se gorger en grognant dudebris
des carcasses et des membres. Trop occupés pour aboyer après lui,
comme on délache l'enveloppe d'une ligue mijre, ils avaient enlevé
la peau du ciAne 'l'un Tartaie et il entendait crier leurs crocs sur le
crancqniéch.-ippaii h leurs mâchoires fatiguées. Rongeanlno chalam-
meni bs os des niorts.à peine pou aient-ils se soûle» ersur le tlieâtre
de leur ban'iiiei tant, pour se dédoniinager d'un longjeùne, ilsavaienl
bien protilé de la pâture que leur avail préparée la bataille. Alp re-
connut aux turbans qui avaient roulé sur le sable que Ih étaient
les cadavres des plus braves de sa troupe. Les clid es de leur coif-
fure étaient verts et cramoisis; chaque têie n'avait qu'une longue
mèchede cheveux, tout le reste était rasé et nu : les crânes étaient
C'est Alp! le renégat de rAdriatir,ue.
ŒUVRES COIVIPLÈTES DE LORD BYRON.
137
entre les dents des cliiens saiivaîres. et des fragmenis de la chevelure
s"iMil;iÇaiPiil autour de leurs mâriioiies. Jlais tout près du ri\ai;c,
au hoiil du goU'e, un vautour bailail des ailes pour é.'iulcr un loup
accouru des luontngnes et que la présence dos cliiens empêchait
deprendie sa part de la curée humaine : toutefois, il s'était emparé
d'un quartier Je cheval que les oiseaux de proie becquetaient sur
les sables de la haie.
XVII.
AIp détourna la vue de cet horrible spectacle : jamais, au milieu
des combats, sa fermeté n'avait été ébranlée : mais il supportait la
vue d'un guerrier expirant baigné dans les flols de son sang encore
chaud, dévoré par la soif
de l'agonie et se débat-
lanteu vain contre le tré-
pas, plus aisément qu'il
ne pouvaitconlemplerces
morts pour qui toute dou-
leur a cessé et qui n'of-
frent déjà plus qu'une
masse putride. Sous quel-
que face que se présejite
la mort, il y a dans l'heure
du péril je ne sais quoi
qui eialte l'orgueil; car
la renommée est là pour
publier les noms de ceux
qui succombent, et les
regards de l'honneur con-
templent vos exploiîs;
mais quand tout est fini,
il v a quelque chose d'hu-
miliint pour l'homme à
fouler encore le champ
de bataille longtemps
piétiné eijonché de morts
privés d& sépulture, à
voir les vers de la terre,
les oiseaux de lair, les
bètes des forêts y accou-
rir de toutes parts : re
■gardant I homme comme
leur proie , et se réjouis-
sant de son trépas.
XVIII.
Non loin de là sont les
ruines d'un temple cons-
truit par des mains dès
longiempsoubliées; deux
ou trois colonnes, et de
nombreux fragments de
marbre et de granit que
le gazon recouvre ! Sois
maudit, Ct temps! Tu n é-
jiargneras pas plus les
choses à venir que tu n'as
épargné les autres : sois
maudit! tu ne laisses ja-
mais subsister du passé
que ce qu'il en faut pour
faire déplorer ce qui fut et
ce qui sera. Ce que nous
avons vu, nos filsle ver-
ront : débris des choses
qui ont disparu, fragments de pierie , dresses par des créatures
d'argile.
XIX.
Il s'assit sur la base d'une colonne, en passant sa main sur son
front ; son attitude pencliee éla;' cei'.e d'un homme plongé dans
une pnfonde rè\eiie; sa tête retombait sur sa poitrine biùlante,
agitée, o|»pressée; elscs doiglsfrappaientconvulsivement son front,
comme on voit la main errer sur le clavier d ivoire avant qu elle
ail saisi les cordes du ton qu'elle en vent tirer 11-était là, dans sa
morne tristesse, quand tout à-coup il enlt inlil soupirer le vent de la
nuu. Etait-ce bien le \ent qui, soufflant ; traders les l'entes de quel-
que rocher, exhalai! ce gémissement doux et plaintif. 11 leva la (été.
Il regarda la mer... elle était unie comini une glace; il regarda les
longues herbes., pas une feuille ne ren uait. D'oii pouvait-ii donc
"enir ce bruil si doux? Il regarda les bannières : leurs longs plis re-
II étiiit assez robuste pour le disputer aux plus jeunes guerriers.
tombaient immobiles : immobiles encore étaient les feuilles sur les
hauteurs du Cithéion ; et pas un souffle n'arrivait jusipi'à sa joue :
que voulait dire le léger bruil qu'il avait entendu... Toul-à-coup, en
se tournant vers la gauche... ses yeux ne le trompent-ils pas? là
est assise une femme jeune et brillante de beauté!
XX.
II tressaille, plus efTrayé que si un ennemi en armes était près de
lui. « IJieu de mes pères! que vois je? qui es-tu? et que viens-tu
faire si près d'un camp? » Sa main tremblante se refuse à tracer le
signe du chrétien, le signe d'une foi qu'd n'a plus : il allait y recou-
rir dans relie heure d'é-
piiuvante : mais sa con-
science lui en Ole la force.
Il regarde, il voit : il re-
connaît ce visage si beau,
celle taille si gracieu-e ;
c'est Francesca qui est près
de lui ; la ^ierge qui au-
rait pu ôtie sa fiancée!
Les couleurs de la rose
sont encore sur ses joues,
mêlées àdesteinlesmoins
vives : mais où est le
charme mobile de ses
douces lèvres : il a dis-
paru, ce sourire qui en
vivifiait l'incarnat. Le cal-
me océan qui s'étend là-
bas a moins d'azur que
ses yeux ; mais ils sont
immobiles comme ses
froides vagues, et leur
regard, quoique brillant,
est glacé. Une robe légè-
re presse sa taille et laisse
h découvert son sein é-
blouissant : à travers les
flots de sa noire cheve-
lure, qui tombe fioltante
sur ses épaules, ou aper-
çoit ses bras nus , blancs
et arrondis : et avant de
répondre, elle lève sa
main vers le ciel : hélas !
une main si pâle et si
Iransparenle qu'on ejjt
pu voir la lune briller à
ti^avers.
XXI.
« Je viens , du lieu de
mon re[ios, trouver celui
que j'aime le plus au
monde, afin que je sois
heureuse et qu il soit bé-
ni. J'ai passé à travers les
gardes : j ai Iranchi les
portes, les remparts : à
travers les ennemis et
tousles obsiacles, je suis
arrivée sans crainte jus-
qu'à loi. On dit que le
lion se' détourne et s'en-
fuit à l'aspnct d'une vierge
firre de sa pureté; le Tout-Pui=sant, qui protège ainsi I innocence
coiitre le lyran des lorêls, a étendu sur moi sa bonté et m'a déro-
bée de même aux mains des infidèles. Je viens... et si je viens en
vain, jamais, oh! jamais, nous ne nous reverrons! Tu as commis
un horrible forfait en abandonnant la croyance de les pères; mais
foule aux \ ieds le turban, fais le signe de la croix , et sois à moi pour
loujours : elVace de ton cœur une noire souillure, et demain nous
serons unis pour ne plus nous quitter.
— Et où dresser notre couche nuptiale? au milieu des mourants
et des morts? Car demain nous livions au meurtre et à la llamme
et les chrétiens el leur autels. Demain au lever de 1 aurore, j'en ai
fait le serment, nul ne sera épargné, hors toi el les l eus ; mais loi,
je te transporterai dans un séjour de délices, où nos mains seront
unies et où nous oublierons nos douleurs. Là tu seras mon épouse,
après que j aurai abaissé 1 orgueil de Venise, après que ses ûls ali-
horrés auront senti la pesanteur de ce bras qu ils voulaient avilir;
lia
LBS VEILLEES LITTERAIRES ILLDSTHÊFS.
a|iri'>s c|iic j'.Mir.ii cliAlii' iivoc un fouet fie scorpions ceux que le vice
cl IViwieonI riiil-" im's pniii'inis.
Kill" por-a tiiii' m.iin sur la sienne i|uuiquo la pression fûl 16-
p^rl•. ollt- pnrla un frissun jmsiju'Ji la innellc île si's us, fc-laça son eiKur
cl le rcniiii iuiiiioMIc. yiicl(|oe faible (luefiil celte main si lunrlelli'-
nieni fniide, il lui élnil impossible iles'en ilé^nKcr; jamais I ('-Ireiiilc
ilun iilijel si cher n'avait porté ilans ses vt-ines ce scntitiicnl île ler-
ri'ur, ear il senlil tout son sanR se placer sous ces beaux iloiirts
bla ics, nilnccset oflili's. I, 'ardeur fu'vreuse tie son fninl disparut,
siPM cœur devint frolil et itrunobile comme un marbre, lorsuue por-
t II t les veux sur ce visape bien aimi^ il le vit sidiTTcnl di!cei|u'il
la\aiiconiiu : |lus pâl<'encorei|Meblanc... il n'élailplus illuminépar
c" rayon de rinli'Iliperici" qui jadis eu animait loiis li's trails , comme
di's vapni>s qui i-iinccllcnl smu< un beau soleil : ses b;vres avaient le
calme, l'iminobililo de la iiiorl; les parole* eu sortaient sans êlre
poussées paraucun souffle; nulle respiration ne soulevait son sein,
ei le sanp ne semblait plus jiailre dans ses veines. Bien que ses yeux
fussent brillanis, loui-s paupii'rrs étaient fixes et leur repard était
éirang", inaltérable, conwne celui des élres dont le sommeil est s^ans
repos et qui se p^om^nent dans un rêve iiiqui''l : ou eut dit un de
CCS personnapcs d'une lapissciic, lugubrement apilée par le souffle
<l<> la bise, dans une soiree d lii>er, ipiand la lampe mourante ne
jolie plus qu'une tremblanle clarté . formes inanimées, mais otTiant
lappareiicc de la vie. et par (tria même terribles à voir, qui. dans
ro|)sctirilé, semblent prêtes h descendre des sombres murallle.s où
elles .se tiennent mcnaçanles. balancées ei et là et ballotées par le
souffle qui .npile les plis de 1 étolTe.
" Si lu ne cèdes pour l'amour de moi, que ce .soit du moins pour
l'amour du ciel. Je te le dis encore... arracbe ce turban de lou fronl
infidèle et jure d épargner les enfants de cette pairie que lu outra-
ges, sinon tu es perdu pour jamais, et tu ne verras plus... je ne dis
pxs la lerre : elle n'est plus rien pour nous... mais le ciel cl moi-
même. Si tu m'accordes ma demande, bien que tu aies un soil fu-
neste h subir, ce moment terrible peut elfaeer h demi ton forfait, el
les pories de la miséricorde peuvent s'ouvrir pour loi. mais si lu
ditTcres un moment de plus, lu subiras la malédlclion de Celui que
tu as renié; lève encore un reganl vers leeicl, et vois, si lu persistes,
son amour se fermer h jamais pour loi. Tu aperçois nu léger nii.ige
auprès de la lune... Il niarebe et bientôt il laiira dépa.ssée. Lors-
<|ue ce voile de vapeurs aura cessé de nous dér iber le disipie bril-
lant, si ton cœur ne s'est pas cbangé en loi môme, alors Dieu el les
liornmes seront vengés; leriiblesera ton destin, plus terrible encore
ton immorlalitc de douleurs » •
-Mp leva les yeux ; il vil dans le ciel le signe indiqué; mais son
cœur était gonflé, égaré par un profond el indomptable orgueil :
Cille faMle p.nssion, la preniière qui eût domine eu lui, roulait comme
un lorrent sur tous ses autres seiiliiuenis. Lui. demander merci 1 lui.
se laisser troubler par les discours insensés dune jeune fi'le tiniiile I
lui, que Venise outragea, jurer d'épargner ses enfants, dévoués à
la tombe ! Non ! dût ce nuage, plus terrible que le tonnerre, être
dcsiiiié à le londroyer... Non I qu'il éclate !
Sans répondre un mot, il fixe sur le nu.igc un regard allenlif: il
observe sa marcbe... le nuage est passé; le disque entier de la lune
brille à son regard, cl il.ilit : « Qu-'l que Soit mon destin, je ne sais
point changer... Il est trop tant! Dans l'orage, le roseau plie el
tri-mldc, puis il se relève : I arbre rompt. Ce que Venise m'a fait ,
je dois l'èlrc, son ennemi en tout, sauf dans l amour que j ai pom
toi; mais tu es en sùrclé. Oli ! fuis avec moil » l'ii parlant ainsi, il
se retourne; mais elle n esl plus là I rien auprès de lui , sauf la co-
lonne de marbre. Scsl-elle enfoncée dans le sol ou évanouie dans
l'air? Il ne sait; il n'a rien vu... mais rien auprès de lui !
XXII.
La nuit s'est éc^iulée, et le soleil resplendit comme pour un jour
de fête. Le matin se dégage léger et brillant deson manteau gri-
filre. et midi luira sur une cbaude journée. Entendez-vous la liom-
pelte et le tambour el les .sons lugubres du clairon des barbares, le
fiémisseinenl des bannières qui s'agitent eu rejoignant les batail-
lons, le liennissemenl des coursiers et le bruissement de la multi-
tude ; le cliipiclis de l'acier et les cris : « .Vux armes ' aux armes ' "
Les queues de cheval sont dressées en l'air, el l'épée sort du four-
reau : les rangs se foriiient et n'aitendent plus que le signal, 'l'ar-
larcs, spaliis, l'urcomans , abitlez vos tentes, el marche/, à l'avanl-
garde; montez à cheval et donnez de I éperon ; battez la plaine afin
de couper toute retraite aux fuyards qui .sortiront de la place, cl que.
jeune ou vieux, aucun clnéiien ne puisse s'échapper, pendant que
l'infanterie, s'avançanl en masses, teindra de sang la brèche où elle
se lera passage. Les coursiers sont bridés et hennissent sous la main
qui tient les rênes, leurs léles rccouibées sur le poitrail , leurs cri-
nières flottant au vent, et leurs mors tout blancs d écume Les lances
sont en arrêt, les mèches allumées, les canons pointés, toui prèisà
tonner et à renvei-ser les miirailb's déjh cnlaniées. Les janissaires
forment leurs phalanges. Alp est à leur tète; son bras est uu coinuie
' la lame <lc son cimeleire; le kbnn et les pnclias sont imis h letir
posle, et le vi^jr, en peis mm;, est .'i la lèle de l'armée, yuand li
couleiivrine donnera le bigii;il, en avant! que penonne m- rc
vivant dans l'.oriiillie... pas un nrèlrc à ses aulcU. pas un chef di'
ses palais, un foyer dans ses ueiiieures, une pierre sur spu om'
Dieu el le prophète! Allez I que ce cri redoulabic moule j i-i ■ x
cieiix. «1 La bréclie est la qui nous offre un passage: leséchi 1 - n'
piétés; vos mains tiennent la poii;née de vos sabres : qui poui i '
Vous arrèler? Celui qui , le premi>-r. abattra la Croix roui.'e,vei
combler ses plus cliers désirs ; qu'il demunde, il obiendral ■ An
parle Coumourgl. I indomptable vjsir, on lui répond en brandis.sani
les sabres et les lances; et mille voix foot eniciidre les crus d'une
joie belliqueuse. . Siieiice I... Atlcntiou au signal ! .. Feu !
\XII1.
Tels ries loups se précipilenl en aveugles sur un buffle : le puis-
sant animal mugit avec fureur; ses yeux jeltenl des flammes . mal-
heur au premier qui ose afl'riinter sa rage! .-es sabots redoulaM
le peliis.senl sur le sol; ses cornes cn.sauglantécs le f)nl voler 'l.i
les airs : tels les musulmans savanecnt contre le rempart, cl aiiu.
sont repousses les premiers assaillants. Lelioulel bri^c les cuir.isscs
Comme le verre, traverse les poitrines qu'elles recoinrcnl el disperse
les membres des guerriers sur le sol qu'il laboure prorunih'nicnl;
des rangs euliers sont Couchés sur la plaine couime l'herbe de la
prairie sur la fin du jour, quand le faucheur a lenuiué sa liehe :
tant le carnage est terrible parmi les premiers qui se prcsenlunl sur
la brèche.
XXIV.
Quand [es hautes marées assiégoni les rochers du rivage . on le-
voit eu détacher d'énormes fragmenis sapés par icur ati.iqiies i i
cissaiiles, jusqu'à ce que ces masses blanchdlies s écroulent .n
le fracîi-s du l lerre. ou avec lebriiilipie produisent dans b-s ^ •■
Ions des .\lpes les neigeuses avalanches : ainsi b-sd-'fens^ursde C»-
rinthe . épuis's el poussés à bout . fiai^^seul par snccombfr aux as-
sauts continus el répétés de la miiliiiude des musulmans. Ils se rent
leurs rangs devant l'armée des infidèles cl tombent par masses, fer
coiilre fer. pied contre pied. Sur le champ de bataille, la luorl seule
est muette; les coups de Iranehant ou de pointe, les détonatiuus
des mousquets, les piières des vaincus, les cris de Irioniplie des
vainqueurs se mMent aux iléeharges de l'artillerie. Les villes loin-
taines qui enleiidenl ce bruit se demandint quel peut être le sort
de la ba.aille, si la victoire est de leur côté ou de celui des enne-
niis, el si elles doivent pleurer ou se réjouir en écoulaui c-tie vojx
de la deslruciion,qui rugit à travers les collines et rcnpiil leurs échos
de sous lerriblcs et inaccoutumés. Ce jour-là, on lenlcndii de Sa-
lauiine et de Mégare, ut même, assure-t-on, de la rade du Pirée.
XXV.
Depuis la pointe jDsqu'à la garde, les épées et les sabres sont rou-
gis de sanj;; mais Li ville est prise et le pillage commence : c'est la
seconde ph.ise du carnage. Des cris plus perçants s'élèvent des mai-
sons sacc.igées: eniendez-voBs les pas d.-s fuyards clapoter d.ms les
rues où ils glissent dans le sang? Ç.'i et là, aux endroits où s offre
une position favoraM.'. des groupes de dix ou dinize hommes ilcses-
pérés, s'aiTêtenl. fout face en arrière, et, adossés à une inuiaille.
arrêtent l'ennemi ou meurent eu combattant.
Parmi eux on remarc^ue uu vi. 'illard... ses cheveux ont blanchi,
mais son bras de vétéran a encore loiilc .sa fon-e : il a vaillamment
soutenu le poids de la journé.', el les cadavres forment un ilemi-
ccrcle autour de lui; ageune blessure ne l'a encore atlcint. et lout
en reculanl. il cunlinue de coiub.iltre et ne se lai.s.s<> pas entourer.
Sous sou Corselet brillant , d'anciens combats ont lai>sé plus d'une
cicatrice; mais toutes les blessures qu'on pourrait lrou\ersur son
j Corps sont d'une d.itc antérieure, l'eu déjeunes guerriers pourraient
I lutter contre le bras de fer du vieillard; el les ennemis auxquels il
I lient tête h lui seul sont plus nombreux que les cheveux djà écl.iir-
cis de sa tête argentée Son sabre se promène de droite el de gauche.
I A la suite de ce jour, plus d une mère otloiuane pleurera des fils qui
I n'élaicnl pas nés encore quand, pour la première fois, il trempa son
! glaive dans le sang infidèle; alors, il n avait pas vingt ans. Il eiîl
' pu êlre le père de tous ceux qui, dans ce dernier combat, tombèrent
' sous SCS coups; car, avant perdu lui-même un fiis. sa rage semblait
s'attacher à faire autant qu'il pouvait d'ennemis aini.;és comme lui ;
et depuis le jour où, au cunibal des Dardanelles, ce fils unj<|ue avait
perdu la vie, le bras terrible du père avait immolé à ses mdiiesplus
qu'une hécatombe humaine. Si les ombres de ceux qui nssoni plus
]ieuvenl clie apaisées par le carnage, louibre de ratrorle puise ré-
Iouir de moins de victimes que celle du lils de .Minolii . mort d<ius
es lieux où l'Asie se sépare de l'Europe. Il fut inhume sur ce ritage
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BY RON.
130
où, plusieurs inille ans aupai-avant, des milliers de guerriers ont
Iruuvé leur tombeau. Que resle-t-il deux pour nous dire où ils re-
posent et comment ils ont succombé? Pas même une pierre sur le
j gazon de leur fosse; pas un ossement dans leur tombe; mais ils vi-
vent dans des chants qui donnent l'immorlalilé.
XXYL
Ecoutez ces cris d'Allah ! voici venir une troupe des musulmans
les plus braves: celui qui marche à leur ti^te a le bras nu, et les
coups lie ce bras nerveux sont rapide?, impitoyables ; découvert jus-
qu'à l'épaule, il montre la route du carnage; c'est par là que ce
chof se dislingue dans les conibals. D'autres suerriers offrent à l'en-
nemi lapjial d'une plus riche dépouille; maint cimeterre a une plus
riihe poignée, mais aucun n'a une lame plus souvent rougie.
D'autres ont le frout ceint d un turban plus splendide... Alp ne se
fait reconnaître qu'à son bras blanc et nu : regardez au plus fort
dfi la mêlée et vous l'y verrez; sur ce rivage, nulle bannière n'est
plus ra[)prochée de l'ennemi que la sienne ; nul étendard dans toute
l'armée musulmane n'est plus volontiers snivi par les Dehlls. 11
resplendit comme une étoile tombée des cieux. Où apparaît ce bras
terrible, les plus braves combattent ou cimibattaient tout h Iheure;
lii, les lAclies demandent inutilement quartier au Tartare impitoyable;
là, le bénis meurt en silence sans daigner pou.^ser un géinissciiient,
ou bien il se soulève sur le sol ensanglanté, et rassemble le peu de
force qui lui reste pour Immoler l'ennemi couché près de lui et
comme lui mourant.
xxvu.
Le vieillard est toujours debout et intrépide, et devant lui Alp
se trouve un moment arrêté. « Rends-loi, Minotli : reçois la vie et
sauve celle de ta fdie. — Jamais, renégat, jamais ; quand la vie que
tu m'otl'res devrait être éternelle. — Krancescal... ô ma fiancée!...
doil-elleaussi périr victime de ton orgueil ? — Elle est en sùielé. —
Où est-elle? où est-elle? — Dans les cieux , qui sont fermés à ton
ànie pai-jure... loin de toi, et pure de toute tache. » Un sourire fa-
rouche erre sur les lèvres de Minotli quand il voit Alp chanceler à
ses paroles, comme si un coup mortel l'eût frappé. «ODieu! et quand
est-elle morte? — La nuit dernière... El je ne pleure point le départ
de son âme : ainsi aucun rejetun de ma noble race ne sera l'esclave
de Mahomet et le lien... Avance donc, traître! » Ce défi est vain :
Alp est déjà avec les morts. Pendant que les paroles de Minotli pé-
nétraient dans son cœur, plus veuieresses que n'eût été la puinie
"de son glaive, s il lui eût donné le temps de frapper , du portail
d une église voisine, longtemps di'fcndue par un petit nombre de
braves qui tentaient une résistance désespérée, une balle est partie
qui a étendu Alp sur le carreau. Avant que personne ait pu voir la
bles>ure ouverte dans le crâne de l'intidôle, il tourne sur lui-même
et il tombe pour ne plusse relever : au moment de sa chute, une
flamme, un éclair passe devant ses yeux, et à cette lueur succèdent
d'élcinelles ténèbres qui se répandent dans son cerveau encore
palpitant : d ne lui reste de vie qu'un léger frémissement qui par-
court tous ses membres. Ses compagnons le retournent et le met-
tent sur le dos: sa poitrine et son Iront sont .souillés de poussière et
de sang, et de ses lèvres sort, déjà épaissi, le liquide qui tout à
l'heure circulait au plus profond de ses veines : mais son pouls n'a
plus un battement; pas un sanglot d'agonie ne sort de sa gorge;
pas un mot, un soupir, un râle, n'annoncent son dernier instant.
Avant même que sa pensée pût prier, il a passé, sans un moment
de répit, sans espoir dans la miséricorde divine, et restant jusqu;iu
bout... un renégal.
XXVUI.
Amis et ennemis poussent un cri terrible : les uns de fureur, et
les autres de joie ; puis ils recommencent le combat : les glaives se
heurtent, les lances sont dardées en avant ; les coups de taille et de
pointe s'échangent et renversent les guerriers dans la poussière.
De rue en rue . pas à pas, Minotli dispute à l'ennemi la dernière
portion qui lui reste de tous les pays soumis à son commandement :
les débris de sa troupe vaillante 1 aident de leurs bras et de leur
courage. On (eut encore tenir dans l'église d où est parti le coup
providentiel qui. en renversant X\\<, a vengé à demi la chute de
Corinlhe : c'est là qu'ils se retirent d'un pas lent, en laissant der-
rière eux une trace de sang, faisant toujours lace à l'ennemi , et
échangeant avec lui des coups mortels. Ainsi le chef et ses com-
pagnons se joignent aux derniers défenseurs du temple : à l'abri du
massif édilice, ils pourront respirer un moment.
XXIX.
Oui, un moment bien court! Les guerriers en turban, dont la
foule et la fureur s'accroissent sans cesse, con'inuent de s'avancer
avec tant de force et d'ardeur qiij leur nombre même leur interdit
la retraite. Une seule rue fort étroite conduit au lieu où se défen-
dent encore les chrétiens, et si les plus avancés cèdent à la frayeur,
c'est on vain qu'ils tenteraient de fuir à travers celte épaisse co-
lonne : il faut combattre on mourir. Us meurent; maisavanl que
leurs yeux soient fermés, des vengeurs s'élèvent sur leurs cadavres;
de nouveaux comhattanls viennent furieux remplir les rangs éclair-
cis où ils tombent à leur tour. Hélas! les bras des chrôllens com-
mencent à se fatiguer et à faiblir en face de ces attaques .'•ans cesse
renouvelées : les Ottomans sont arrivés à la porte; sa masse d ai-
rain résis e encore, et toujours, de toutes les moindres fenl^'s par-
tent des balles meurtrières, de toutes les fenêtres en débris sortent
des décharges de la flamme sulfureuse. Mais le portail chancelle et
plie, 1 airain cède, les gonds crient... la porte s'ébranle, elle
tombe... et tout est fini : Coriuthe ne peut plus résister; Corinlhe
est perdue I
XXX.
Sombre , farouche et resté seul, Minotli est debout sur les marches
de l'autel : au-dessus de lui brille l'image de la madone, embellie
déteintes célestes, les yeux pleins de lumière et d'amour . placée
au-dessus de l'autel sacré . elle doit fixer sur les choses divines les
pensées des fidèles agenouillés qui la voient, l'Enl'ant-Dieu .sur ses
genoux, sourire doucement k leurs prières comme pour les cnvo.ver
vers le ciel. Aujourd hui, elle sourit encore; elle sourit à travers le
carnage qui souille la sainte nef. Minotli lève vers elle ses regards
affaiblis par les ans; il fallen soupirant le signe de la croix, et prend
une torche qui brûlait devant l'autel. Alors il reste immobile et si-
lencieux , tandis que les musulmans entrent et s'avancent le fer et
la Qamme à la main.
XXXI.
Les caveaux que recouvrait le pavé de mosa'ique renfermaient
les morts des siècles passés ; leurs noms étaient gravés sur la dalle :
mais maintenant le sang empêche de les lire : les armoiries sculp-
tées , les couleurs bizarres des difl'érents marbres veint^s, tout cela
est taché . reluisant de sang , parsemé de tronçons d'épées et de
cimiers rompus. Sous ce pavé couvert de cadavres, d autres morts
reposent glacés dans leurs cercueils rangés en longues lignes : à la
pâle clarté qui perce à travers une grille sombre, ceux-ci se mon-
trent réunis dans leur majesté sombre. Mais la guerre a (lénélré
dans leurs ténébreuses retraites , et sous les voûtes sépulcrales ,
auprès de ces morls décharnés, elle a entassé ses trésors de soufre
et de salpêtre. C'est là que, pendant un long siège, les chiéliens
ont établi leur magasin principal; une trainee de pondre récem-
ment préparée y communique : dernière el fatale ressource que
Minotli s est réservée contre un ennemi désormais irrésistible.
XXXIl.
Les musulmans avancent; peu de chrétiens combattent encore, et
ils combattent en vain : faute d'ennemis viianls et jiour assouvir
la Suif de vent,'eance qui s'est éveillée en eux, ces barbares vain-
queurs percent de coups les cadavres, tranchent des têtes sans vie ,
renversent les statues de leurs niclies. dépouillent les chapelles de
leurs riches offrandes, et leurs profanes mains se disputent les vases
d'argent (pie les saints ont consacrés. Ils s'avancent vers laulel
principal quel éblouissant spectacle il offre aux yeux! sur la table
on voit encore la .«ainte coupe d'or : massive et profonde, elle biille
aux yeux des spoliateurs comme un prix splendide de leur violoirç ;
ce matin même elle a contenu le vin consacré changé par le (Mirist
en son divin sang , et ses adorateurs l'ont bu au point du jour
pour sanctifier leurs âmes avant d'aller au combat quelques
gouttes restent encore au fond du calice. Puis, autour de lauiel,
brillent douze lampes massives, splendide ornement fait du métal
le plus pur : celte dépouille . c'est la dernière et la plus riche de
toutes.
XXXIII.
Ils approchent ; déjà le premier d^ la bande étend la main pour
saisir ce trésor, quand le vieux Minotli baisse sa torche, l'approche
de 1 inflammable traînée... L'explosion a tonné! Tours, caveaux,
autels, trésors, cadavres musulmans ou chrétiens, tout ce qiiircste
ou vivant ou mort est lancé dans les airs avec le temple en débris,
el tout se confond dans un all'reux mugissement ! La ville eu ruines,
les remparts renversés, les vagues un moment refouh'es vers la
pleine mer, les collines voisines qui, sans être déchirées , s'ébran-
lent comme par un tremblement de terre: mille objets informes
emportés vers le ciel dans un tourbillon de flinime et de lumée par
le souffle de l'explosion tout annonce au loin la fin de la lutte
uo
LES VKIl.LÊES LITTÉRAIRES ILLUSTRflES.
nrhnrndi' qui trop Ion(;lemps a Hi^tnlf cp rivngp. Tout ce qui vivait
ici-lins fomlile prrmlic son vol vpi-g It-s riciix ; ri (piaiiil loul ic-
fonilio, ilo« puorrif rs ilo luiule Inillir , consmiK's pl niiioiiiilris par la
(lammp. iH' "-uni iilii" <) lo do clii'lifR ino'CPiuix do cliailxm qui jnii-
clii'iit In piniiip. Les cendres rouvrent In terre comme une pluie;
quelques d'hiis Inimains tombent il ns le i;<>\{>: ipii , en I s rece-
lant , deî'sine mille cercles h sa surface ; d'autres n'arrivent que
jusqu au rivage, ou sont (lis|iersi;s au loin sur loul l'istliine. (Chré-
tiens ou musulmans, nue sonl-ils? Que leurs uièies le disent , si
elles peuvent les voir! olil loi-si|u'ils donnaient dans leurs berceaux,
et que cbaquR mère conleiuphiii en souriant le doux sommeil de son
nourrisson, elle i^tait loin de (lenser qu'un jour ces membres déli-
cats seraient si cniellcment déchirés. O'Iles qui les ont mis au jour
ne pourraient mainienant les reconnaître : ce rapiile moment n'a
laissé aucune trace des formes et de la face humaines, si ce n est
quelque ossemenl ou un crine brisé. Sur la plage sont aussi re-
lomhées cl di'pe sees au loin des solives enllamiuées; des pierres
se sont enfoncées profondément dans la terre, et mille débris fu-
mants et noircis gisent de tous colés.
Tous hs ô'res vivants qui entendirent cet épouvantable choc dis-
parurent de la contrée : les oiseaux des boiss'envolèrent ; les chiens
Siiiivaves s'enfuirent en hurlant ei laissant les morts sans sépuliure;
les rhameaux quittèrent leur gardien ; le hœuf qui labouiiiit dans
les champs brisa son joug, le coursier plus rapproché île la ville
s'rlaiiça dans la plaine; en rompant et la sangle et la bride; la gre-
nouille dans .«es marais fit entendre un coassement plus plein et
nlus discord ; les loups hurlèrent sur la colline caverneuse , dont
lécho répétait encore le tonnerre de lexidosion; la troupe des
chacals se réunit pour glapir cl faire entendre au loin ce cri plaintif
pareil à la fois au vagissement d'un enfant et à la plainte du chien
que l'on frappe; les ailes subiicmenl étendues et les plumes héris-
sées, l'aigle quitta son aire pour se rapprocher du soleil : h la vue
du nuage qui s épaississait au-dessous de lui et des flots de fumée
infecte qui venaient l'assaillir , il éleva son vol en poussant de
grands cris.
Ain.si Ciirinthe fut perdue et conquise.
FIN DC SIEGE DE COBUV'TIIE.
POESIES DIVERSES.
(Snile.)
ADiEn (1808).
Adieu I si le l'iol entend une prière fervenie pour le bonheur
d'aiilriii , la mienne ne se prrdra pas enlièremenl dans les airs :
mais elle ira porter ton nom par-del.i le firmament. Que servirait de
parler, de pleurer, de gémir : oh ' des larmes de sang, arrachées des
yeux du coupable qui expire, diraient à peine toutes les douleurs
renfermées dans ce mol : adieu... adeu!
Mes lèvres sont muettes, mes jeux sont secs; mais dans mon sein
et dans mon cerveau s'éveillent des tourments qui ne CPS.seront
point, une pensée qui ne dormira plus. Mon âme ne daipne pas.
n ose pas se plaimlre, malgré la révoUe intestine de la douleur et
delà p.is^ion. Je sais (;uc nous avons aimé en vain; je sens
toutes les douleurs de ce mot : adieu... adieu!
LE TniiPAS.
Urillant soit le séjour de ton âme! nulle autre plus adorable ne
brisa ses chaînes moi telles pour briller dans les sphères des bien-
heureux.
Ici-bas. tu atteignais presque à celle divinité que lu vas posséder
pour toujours; et nous pouvons calmer noire douleur en songeant
que Ion Dieu est avec loi.
Qu'il te soit léger, le gazon de ta tombe! que ea verdure brille
de lérlnt de l'émcraudc : il ne doit pis y avoir une ombre de tris-
tesse dans re qui nous rappi'lle Ion souvenir.
Qiip. (le jeunes Heun» et un arbre toujours vert croisspnl fW le
sol où lu re|ioses : mais qu'on n'v voie ni l'if ni le cyprès: pour-
quoi porleriuns-uous le deuil des bienheureux t
Quand nous nous sommes quilles, dans le silence et dans les lar-
mes, le cœur.'i demi brise, pour ne nous retrouver de longtemps, la
joue devint pAle cl froide, plus froids encore te- Itaisers : Irislcs mo-
mcnls qui présageaient la tristesse des inomenis Ji venir.
La rosée du matin (Jccendit glacée sur mon front... je re«.senlit
comme un averlissemenl île ce que j'éprouve a ijonrd hui. Tu a«
rompu Ions tes serments, et légère esi ta renommée: j entends pro-
noncer Ion nom, et j'en parlage la honte.
Ils le nomment devant moi, et c est un glas de mort qui relentil
à mon oreille : lout-h-coup je me sens Ireesaillir... Oh! pourquoi me
fus-tu si chère? Ils ne savent pas que je t'ai connue, ceux qui te
connaissent trop bien... Oh! longtemps, longtemps ion souvenir
me suivra, plus amer que je ne puis dire.
Nous nous .sommes vus en secret... Je gémis en silence de voir
que ton cœur ait pu oublier, Ion âme trahir. Si jamais je le revois,
après de longues années, comment pourrai-je l'accueillir? .. Oans
le silence et les larmes.
A UN JEUNE AMI.
Peu d'années se sont écoulées depuis que vous et moi nous fûmes
deux amis, du moins de nom ; et la joueuse sincérité de I enlance
a.ssura la longue durée de ce sentiment.
Mais aujourd'hui, comme moi, vous savez trop qu'il faut souvent
peu de chose pour aliéner un cœur; et qu'après avoir beaucoup
aimé, souvent on croit ne pas avoir aimé du tout.
Telle est 1 inconsiance de noire esprit, telle est la fragilité de nos
premières atTeclions , qu'il suffira d'un mois, peut-être d'un jour,
pour vous faire changer de nouveau.
S'il en est ainsi , ce n'est pas moi qui déplorerai jamais la perle
d'un tel cœur : la ruite en est, non point à vous, mais à la nature
qui vous a créé si léger.
Comm» les flots capricieux de I Océan , les sentiments humains
ont leur flux ei leur reflux; qui voudrait se fier à une âme que trou-'
blent toujours d'orageuses liassions?
Qu'im|iorte qu'élevés ensemble, les jours de notre enfance aient
élé des joure de bonheur! le printemps de ma vie s'est écoulé ra-
pidement ; et vous aussi vous avez ces.sé d être un enf.inl.
Au moment où nous prenons conL'é de la jeuncs.se pour nous
faire les esclaves d'un monde hvporrile cl jaloux, nous disons a la
vérilé un long adieu : car ce monde corrompt I âme la plus nob'o.
Joyeux âge où l'âme en tout est intrépide, si ce n'est dans le
mensonge , où la pensée, se manifestant avant la parole , étincelle
dans un leil calme cl ]ilacide I
Il n'en est plusainsid ins des années plus mûr; l'homme dès lors
n'est qu un instrument : l'intérêt domine ses esp'-rances et ses
craintes; sa haine et son amour sont asservis ii des règles.
Enfin nous apprenons à marier nos vices aux vices des in.senscs
qui nous ressemblent, et c est à ceu.\-là. h eux seuls, que nous pro-
siiiiions le nom d'amis.
Telle est la commune de-stinée de l'homme : pouvons-nous donc
échapfier à la sotiise universelle? dépend-il de nous de renverser
l'état des choses, et de ne pas èire ce que ch.icun est à son tour ?
Non! pour moi , dans toutes les phases de ma vie, mon destin
s'est montré tellement sombre, j ai tanl de raisons de haïr et le
monde et les hommes , que je me soucie peu du moment où je quit-
terai la scène.
Mais vous, esprit incons'anl et léger, vous brillerez pour vous
éelipser bientôt, comme 1 insccle qui étincelle dans I ombre, mais
qui ne peut soutenir 1 éc al du jour.
Hélas ! dans ces lieux que hante la folie . où se rencontrent princes
et fiarasites (car sous les lambris des rois, les victs toujours bien-
venus se choieiil mutiiellcinent).
On vous voit chaque soir ajouter un papillon de plus au tour-
billon de la foule, et votre cœur frivole se trouve heureux d'applau-
dir à la vanité, de courtiser l'orgueil. ••
Là, vous vol igez de belle eu belle, souriant et emprssé, comme
ces mouches qui , dans un brillant parterre , souillent toutes les
fleurs q l'elles (.'oùient à peine.
Mais quelle nymphe , d tes-moi, fera cas d'une flamme qui, sem-
blable aox lueurs vaporeuses d un marais, fou follet de l'amour, va
et vipQi d une beauté à l'aulreT
OEUVRES COMPLÈTES DE lORD BYKON.
141
Quel jeune cnrapagnoii . éprouvât-il même pour vous un senti-
ment aflectiieux , o^cia 1 aflicher hauleraent et rabais-er son niâle
orfîueil jusqu'à une amitié que le premier sot venu peut partager
avec lui ?
Arrêiez, pendant qu'il en est temps encore: n'allez plus jouer parmi
la foule un rôle aussi frivole ; arrachez-vous à ctte exisience sans
but ; sovez quelque chose, tout ce que vous voudrez... mais ne sojez
pas un fut.
SUR UNE COUPE FORMÉE d'uN CRANE HUMAIN.
Ne recule point ne crois pas que l'esprit ait quille cette de-
meure : vois en moi la seule tête, qui, au rebours d'une cervelle
humaine, ne donne essor qu'à la joie.
J ai vécu, aimé et bu comme toi : mort, j'ai laissé les autres os
en terre: vide-moi sans crainte : tu ne me fais point injure; les
bai~ers du ver des inmbeaux sont plus tristes que les liens.
Mieux vaut renfermer le jus pétillant de la trappe; mieux vaut
être la coupe oij s'abreuvent les dieux, que d'offrir la pâture à cette
immonde et rampante vermine.
Que ce vase, où peut-être quelque esprit a brillé jailis, brille lui-
même aujourd'hui pour aller celui des autres : hélas! quand une
tête a perdu la cervelle, peut-on mieux la remplacer ijue par du vin ?
lipuise donc la coupe tant que tu le peux ; quand loi et les tiens
vous serez partis, peut-être vos successeurs vous arraeheronl-ils
aus^^i à la terre, pour chanter et s'ébattre autour de vos reliiiues.
Et pourquoi mm?... si, pendant le court espace de la vie. ce qui
sort d'une lêle d homme peut produire lanl de maux, n'est-ce pas
un sort assez beau pour elle d'être dérobée aux vers et à la cor-
ruption pour servir enlin à quelque chose.
ÉPOUSB ET MÈRE (180S).
Eh bien! tu es heureuse, et je sens que je devrais l'être aussi; car
ton bonheur est, comme autrefois, ce qui réchaud'e mon âme.
Ton époux est heureux.... et il y a pour mui quelque clrnse de pé-
nible dans le spectacle de sa félicité, mais cela doit passer.... Oh !
combien mon cœur le haïrait s il ne t'aimait pas 1
La dernière f. is que j'ai vu ton enfant chéri, j'ai cru que mon
cœur jaloux allait se briser; mais quand sa bouche innocente m'a
souri, je 1 ai embrassé à cause de sa mère.
Je l'ai embrassé, et j'ai étouffé mes soupirs en voyant en lui les
tra Is paieinels ; mais il avait les yeux de sa mère, et ceux-là étaient
tout à l'amour et à moi.
Adieu Mary I d faut que je m'éloigne ! Tant que lu seras heu-
reuse, je ne me plaindrai pas; mais je ne puis rester aux lieux où
tu es : bientôt mon cœur serait encore à toi.
Je croyais que le temps, (jue la fierté avaient éteint une flamme
adolescente, el il a fallu que je fusse assis à ton côté pour recon-
naître que, sauf l'espérance, mon cœur était toujours le même.
lit pourtant j'étais calme : j'ai connu un temps où mou sein eût
tressailli devant lun regard ; mais en ce moment trembler ce serait
êlie coupable. Nous nous vîmes, et pas une fibre en moi ne fut
agitée.
Je vis tes yeux se fixer sur les miens; et ils n'y découvrirent au-
cun iriiuble; lu ne pus y lire qu'un seul sentiment, la sombre tran-
quillité du désespoir.
l'arioiisl partons' Ma mémoire ne doit plus évoquer ce rêve de
ma jiMinesse. Oh I qui me donnera les flots fabuleux du Lélhé?
Cœur insensé, il faut te taire ou mourir!
SUR LA TOMBE D UN TERRE-NEUVE.
Quand un orgueilleux enfant des hommes est rendu à la terre,
inconnu à la gloire, mais élevé par sa naissance, l'art du sculpteur
s'épuise en témoignages d'une pompi-use douleur; des urnes cise-
lées nous apiueiuienl quelles cendres elles renferment. Lorsque tout
est fini, on lit sur sa tombe, non ce qu il l'ut, mais ce qu'il aur it dû
être. Quant au pauvre chien, notre ami le plus lidèle, le premier à
nous Souhaiter la bienvenue, le premier à nous défendre, le chien
dont la sincère atVection appartient tout entière à son maître; qui
liavaiMf, combat, vit et respire pour lui seul ; il meurt inhonoré,
ses méiiles sont oubliés, et on lui refuse dans le ciel lame qu'il
maiiifesiait si bien sur la terre Cependant l'hoinme. insecte orgueil-
leux, espère le pardon, el réclame un ciel exclusivement à lui. 0
homme! faible créature dun jour, avili par l'oppression ou cor-
rompu par le pouvoir, vile masse de poussière animée, quiconque
te connaît doit le quitter avec dégoût! Ton amour n'est qn'impudi-
cité ; ton amitié, qu'imposture; tun sourire hypocrisie el les paroles
mensonge. Vil parla nature, n ayant de nolde que ton [lom, il
n'est pas d'animal susceptible d'affection devant qui tu ne doives
r ugir. Vous qui rencontrez par hasard ce modeste tombeau, passez
votre chemin ; lêlre qu'il honore n'est pas de ceux qui obtiendraient
vos regrets. Ces pierres couvrent les restes d'un ami, je n'en a
connu qu'un de Qdèle.... et c'est ici qu'il repose.
Newstead, 30 novembre 1S08.
REGRETS (1808).
L'homme, exilé des bocages de l'Eden, .s'arrêta un moment avant
de franchir le seuil; tout ce qu'il voyait lui rappelait le souvenir
du passé et lui faisait maudire sa future destinée.
Mais, après avoir erré dans de lointains climats, il apprit à porter
son farde u de douleur: el tout en donnant un soupir à d ancii-ns
jours, il trouva un soulagement dans l'activité de sa nouvelle exis-
tence.
C'est ainsi, madame, qu'il en sera de moi, et je ne dois plus voir
vos charmes; car en restant près de vous, je soupire après tout ce
que j'ai connu naguère.
Le plus sage est de fuir, afin d'échapper aux pièges de la lenta-
tion : je ne puis contempler mon paradis sans désirer de l'habiter
encore.
Pourquoi me rappeler, me rappeler ces heures si chères, main-
tenant évanouies, où mon âme tout entière se donnait à toi ; heures
qui ne seront o d)liéesque lorsque le temps aura énervé nos facultés
vitales, et que toi el moi nous aurons cessé d'être.
Puis-je oublier.... penx-lu oublier, toi iiiême, comment Ion cœur
accélérait ses battements quand ma main se jouait dans 1 or de ta
chevelure 1 Oh ! sur mon âme, je te vois encore, avec les yeux lan-
guissants, ton beau sein doucement agité, el tes lèvres qui, dans
leur silence, respiraient l'amour!
Ainsi appuyée sur ma poitrine , les yeux me lançaient un doux
regard, qui réprimait à demi et enflammait les désirs; et nous nous
rapprochions encore, encore, et, nos lèvres biûlantes venant à se
rencontrer, nous nous sentions mourir dans un baiser.
Et alors ces yeux pensifs se fermaient ; et les paupières, en se
cherchant l'une l'autre, voilaient leurs globes d azur, pendant que
tes longs cils, projetant leur ombre sur tes joues vermeilles, sem-
blaient le plumage d'un corbeau déployé -nr la neige.
Je rêvais la nuit dernière que notre amour était revenu; et s'il
faut être franc, ce rêve, bien qu'illusoire, était plus doux que si,
dans mes caprices, j'eusse brûlé pour d autres cœurs, pour des yeux
qui ne brilleront jamais comme les tiens, dans l'enivrante réalité
du bonheur.
Ne nie rappelle donc plus, ne me rappelle plus ces heures qui,
pour jamais disparues, peuvent encore inspirer de doux rêves, jus-
qu'à ce que toi et moi nous soyons oubliés, et insensibles comme la
pierre funèbre annonçant que nous ne serons plus.
Il fut un temps.... qu'ai je besoin de le désigner? nous n'en sau-
rions perdre la mémoire.... 11 fut un temps où nous sentions l'un
pour l'autre ce que j'ai continué à sentir pour toi.
El depuis ce jour où, pour la première fois, la bouche confessa
un amoui égal au mien, quoique bien des douleurs aient déchiré ce
cœur, douleurs que le lien a ignorées el n'a pu ressentir...
Aucune, aucune n'a pénétré si avant que celle pensée : tout cet
amour s est envolé, fugitif comme ses baisers sans foi; mais fugitif
dans Ion âme seulement.
El cependant mon cœur a éprouvé quelque consolation lorsque,
naguère encore, j ai cnlendu ta bouche, avec un accent qu'autrefois
je cioyais sincère, rappeler le souvenir du passé.
Oui I femme adorée el pourtant cruelle, dusses-lu ne plus m'aimer
jamais, il m'est doux el plus que doux de voir que le souvenir de cet
amour te reste.
Oui, c'est pour moi une pensée enivrante, et mon âme désormais
cessera de ge.nir. Sois mainlenaut ce que tu voudras, sois ce que
tu Voudras dans l'avenir, tu as été complètement , uniquement à
moi.
112
LES VEILLÉES LIITÉlumES ILLUSJIlÉES.
Tu nie pleiirorn» liitiio (|naiiil ]<■ ne «erni plus! Douce lieauti',
rrilis-iiioi ds mois rliiirmnnls. Totiiefois, s'il t'en coule de les re-
ilirc, Inis-loi : jamais je ne vc)uilr:ils l'affliger.
Mi»n ni'ur est brisi- el mon rsiioir l'ieinl , mon sang coule froiil
dans mes veines ; fel quand j'aurai cesse de vivre , loi seule viendras
gi'iiiir au lieu de mmi repos
ICI pciiirlanl il me spjiilile qu'un rayon de paix brille h travers le
iiua(;e (le ma dmilcur; el la pensée que ton cu'ur a sympalliisé avec
le mien siis| end un niomeiil mes soi:fl°rancei:.
Oil! bénies ^oIlmiI les larmes! elles sfinl pii^i-ieuses el doublement
chiresà celui diml le< jeux ne pi'n\rnl plus en i(''|iandre.
Finiiiie adulée. Il fui un temps où mon cœur éluil clialeureux et
tendre comme le tien; inuis la branlé elle uiéoie a cessé de charnier
un niallicuiciix né pour souffrir.
El puuriani lu me pleun-ras quand je ne serai plus ! Douce beauté,
redis-moi ces mois cliariiianls. Toulelois, s'il l'eu coule de les redire,
tais-loi : jamais je oe voudrais l'uflliger.
LES
BAS-BLEUS
ECLOGUES LITTERAIRES.
PREMIERE EGLOGUE.
Londres, devant la porte d'un cours public.
TRACY aborde INKEL.
Inkei.. Vous arrivez Iroptard.
TnACT. Kslce donc fini ?
Inkel. Non ; el ce ne sera pas fini dans une heure : mais les bancs
rcsscmblenl à un parlene , tant ils sont bien garnis de la fleur de
nos beautés, qui en ont fait une mode.l^omme on dit les beaux-arls,
nous appellerons la lirllp passion celle manie de science dont le
grand inonde s'est tout jéeemnienl épris, el qui a fait de tous nos
hommes comme il faul des lecteurs enrages.
Tracv. Je ne le sais que Irop; car j'ai mis à boui ma propre pa-
tience . en in'éludiant à bien étudier toutes vos publiculums nou-
velles. J'ai lu Vamp et Scamp ; Soulhey, Wordsworth et compagnie,
et toiil leur diable de
Inkki.. Arrêtez, mun bon ami, savez vous bien à qui vous parlez?
Tracv. ParfaitemenI , mon cher; vous êtes connu dans Pater
nnxii-r llnw. Vous êtes un auleur. un poète.
l.NKF.L. El vousimat-'inez-vous que je puisse de sang froid eiitcn-
(lie décrier les muses?
TnAcv. E\cusez-moi : je n'ai pas eu l'inleniion d'offenser les
neuf sieiii?: quoique , à vrai dire . le nombre de ceu.t qui préten-
dent,"i leur- faveurs.... Mais lai.-sons-là re sujet : je sors tout chaud
de la lii>uiique d un libraire contre celle d'un pAlissier. en sorte
que , si je ne trouve pas sur les ravons du bibliopole le livre que
je cherche, je n'ai qu'à faire deux pas pour me rendre chez le voi-
sin ; car vous savez que tous les auteurs se Iriuvent dans l'un ou
1 autre lieu. Or, je viens de parcourir une eriiiqiie charmante, tel-
lement saupoudrée d esprit, lellenienl aspergée de grec! volreami. .
vous savez... y est si joliment flagelle, que, pour me servir de
l'expression des |)iéiisles , c'est on ne peut plus « rafraîchissant, a
Un mol admirable !
iNKKL. C e>l vrai ; il a quelque chose de si doux el de si pur I
peul-êlrcs'en serl-on un peu trop souvent ; les journaux eux-mêmes
oni fini par l'adopter,... mais u importe. Vous dites donc qu'ils ont
houspille notre ami!
Tracv. lis ne lui ont pas laissé un lambeau, pas une guenille de
sa répuialion présente ou passée, qui, diseni-ils, e.sl une honte pour
le siècle et la nation.
I.NKi;i,. Je suis fâeliC dapprendre [.aredle chose , car vous savci
que 1 amitié... Ce paiivn! ami! Mais je prévoyais que ci'l.i Uni-
rait ainsi. Noire amitié est telle que je ne veux rien lire de ce qui
pourrait la bli-s.'ii-r. N'auriez-votis pas , par hasard , la revue dans
votre poche?
Tracv. Non; je lai laissée Ih-bas environnée d'une dou/aine
d'auteurs ou amateurs 'j'en suis désolé, vraiment, pui.^qu'il s'agit
d'un ami) ; ils étaient l.'i se dispu'stanl el se démen.tnl comme autant
de liiiins, et brûlant d'impatience de voir la suite de tout ceci,
Inkkl. Allons les re;oindre.
TBAcy. Quoi donc! n'allcz-vous p.is rentrer au cours?
I.NKKi,, La salle est ciiconibrée; un spccire ne irouyerait pas a
s'y pl.icer. D'ailleurs, notre ami Scamp est aujourd'hui si absurde ..
Tracv. Comment poiivez-vous le «avoir a>ant de lavoir enendu?
Inkei,. J'en ai entendu tout autant qu'il m'en faut; et, li vous
parler franchement, ma retraite a eu p'ur motif ses absurdités, non
mous que la chaleur.
Tracv. Je n'aurai donc pas perdu grand'chosc?
Inkel. l'erdul... un fatras pareil! j'aimerais mieux inoculer îi
ma femme la bave d'un chien enragé que de lui faire entendre ileux
heures durant le galimatias dont il nous inonde, pompé ave<^ lant
d'efl'oit, dégorgé avec tant de peine, que Venez, ne me faites
point parler mal du prochain.
Tracy. Moi ! vous aire parler!
Inkel. Oui, vous! je n'ai rien ditjusqu'auraomentoù vousra'avez
forcé, en disant la vérité
Tracv. De parler mal ! est-ce là votre déduction?
I.NKEt. En menant ce Scamp à sa juste valeur, je suis rexemjile,
je ne le donne pas. Ce gaillard-là n'est qu'un imbécUe, un impos-
teur, un niais.
Tracy. Et la foule d'aujourd'hui prouve qu'un imbécile en pro-
duit beaucoup d'autres. Mais, nous deux, nous serons sages.
Inkel. Alors, je vous en prie, relirons-nous.
Tracy. Je ne demanderais pas mieux, mais
Inkel, Pour vous atiirer dans celte serre-chaude, il faul qu'il y
ail pour vous un objet d'attraction plus vif que Scamp et la harpe
juive (ju il appelle sa lyre.
Tbacy. C'est vrai, je l'avoue : une beauté charmante.
Inkel Une demoiselle?
Tracv. Miss LilasI
Inkel. Le bas-bleu? l'hérilière?
Tracy. L'ange!
Inkel. Le diable! Eh! mon cher! tirez-vous de ce mauvais pas
aussi vile que vous pourrez. Vous, épouser missLilas! ce serait vous
perdre : C est un poète, un chimiste, un matbémalieien.
Tbacv. C'est un caractère d'ange.
I.NKEL. Oui, d'angle,.. Si vous lépousez, vous ne larderez pas à
en venir aux gros mots. Je vous dis, mon cher, que c"est un bas-
bleu , aussi bleu que l'éther des cieux.
tracv. Est-ce là un motif pour que nous ne puissions nous en-
tendre?
INKEL. Hum! je puisdire n'avoir jamaisvu la concorde résulterd un
tiy menée avec la science, l^ dame est si inslruile en toute chose,
el si empressée à pénétrer tout ce qui se rattache aux objets scien-
tifiques, que...
Tracy. Quoi?
Inkel. Je ferais peul-êlre aussi bien de me laire; mais cinq cents
personnes vous diront que vous avez tort.
Tracv. Vous oubliez que lady Lilas est riche comme une juive.
Inkel. Est-ce la demoiselle ou les ecus de la maman que vous
avez en vue?
Tbacy. Mon cher, je serai franc avec vous... je poursuis les deux
objets à la fois. La demoiselle est une fort belle fille.
Inkel, Et vous ne vous .sentez aucune répugnance pour la suc-
cession de son excellente mère , qui , je vous en avertis, m'a t"Ut
l'air de vouloir vivre pour le moins autant que vous.
Tracv. Qu'elle vi\e, el aussi longtemps qu'il lui plaira: je ne
demande que le cœur el la main de sa fille.
Inkel, Son cœur est dans son encrier; sa main ne sait tenir
qu'une jdume.
Tracv. A (propos pourriez-vous me composer quelques cou-
plets de temps à autre?
Inktl, Dans quel bul?
Tracv. Vous savez . mon cher ami , qu'en prose j'ai , à loul pren-
dre, un talent fort honiiêle ; mais en vers
Inkel- Vous êtes terriblement dur, il faut l'avouer.
Tracv. J'en conviens; et cependant, au temps où nous vivons, il
n'y apasdappàlplus certain pour gagner le cœur des bclle.s, qu'ijne
stance ou deux ; el, comme je suis peu au courant de la chose, auriez-
vous la boulé de m'en fournir quelques-unes?
Inkkl. Sous votre nom ?
Tracv. Sous mon nom. Je les recopierai el les lui glisserai dans
la main pas plus lard qu'au prochain raoul
Inkel, Vos aHViires siint-elles donc tellement avancées que vuus
puissiez vous hasarder jusque-là?
ŒUVRES COIMPLÈTES DE LORD BYRON
li3
Tracy. Comment donc! me ci'ojcz-vous subjugué par les yeux
d'un bas-blt'u au pniiil de n'oser lui dire en vers ce que je lui ai dit
eu prose, pour le moins aussi sublime?
l.NKtL. Aussi sublime ! s'il en est ainsi, vous n'avez nul besoin
de ma muse.
Thacy. Mais considérez, mon cher Inkel, qu'il s'agit d'un bas-
bleu.
I.NKF-L. Aussi sublime! monsieur Tracy, je n'ai plus rien à vous
dire, 'l'cncz-vous-en à la prose aussi sublime! ^lais...! je v.ous
souhaite le bon soir.
Tracy. Arrêtez, mon cher ami; songez donc j'ai tort, je
l'avoue; mais, je vous en prie, faites-moi les couplets.
Inkel. Aussi sublime!
TtiACY. L'expression m'est échappée.
Inkel. Cela se peut, monsieur Tracy; mais cela dénote un bien
manv:,is goùl.
TnAcv. Je le confesse, je le sais, je le reconnais... que faut-il
vous (lire de plus"?
Inkel. Je \ou~ coinprends. Vous dépréciez mes lalçnts par d'in-
sidieuses attaques , jusqu'au moment oii vous croyez pouvoir les
faire servir à voire avantage.
Tracv. lit n'est-ce pas là une preuve que j'en Itiiscas ?
Inkkl. J'avoue qu'en eCTel cela change I état de la question.
Tracy. Je sais ce que je fais ; et vous qui n'êtes pas moins homme
du monde que poète, vous n'aïuez pas de peine à comiiremlre que
"je n'ai jamais pu avoir l'inlenlion d'offenser par mes paroles un
génie tel que vous, et d ailleurs un ami.
Inkel. ^ans doute : je vous ai fait comprendre ce ((ui est dû h
un homme... Mais, venez, donnons-nous une poignée de main.
Tracy. Vous saviez, et vous savez, mon cher ami, avec quel em-
pressement j achète tout ce que vous publiez.
Inkel.' C'est l'all'aiie de mon libraire ; je me soucie fort peu de la
vente: et , en cfTet, les meilleurs poèmes commencent toujours par
faire peu d'argent ; témoin ^es épopées du Renégat , les drames de
Botlicrliy, et moi-même, mon grand poème romanti(|iie...
Tracy. A eu le succès qu'il méritait : j'en ai lu l'éloge dans la
Revue des vieilles filles.
Inkel. Quelle revue?
Tracy. C'est le journal de Trévoux de l'Angleterre, œuvre ecclé-
siaslique des jésuites de chez nous. Ne lavez-vous jamais vue?
Inkel. C'est un plaisir que j'ai encore à me procurer
Tracy. En ce cas, dépêcliez-vous.
Inkel. Pourquoi ?
Tracy. J'ai entendu dire que l'autre jour ce journal a failli rendre
l'âme.
I.nkel. Bon ! signe qu'il ne manque pas tout- à-fait d'esprit.
TiiAcY. Certainement. Serez- vous au raout de la comtesse de
Fiddiecome?
I.nkel. J'ai une invitation et je m'y rendrai; mais pour le mo-
ment, aussitôt qu'il plaira à l'ami Scamp de descendre de la kine
(oil il va sans doute clierclier son esprit égaré), aussitôt qu il don-
nera du répit à sa manie professorale, je suis engagé chez lady Blue-
bottle, pour y prendre ma part d'un soujier froid et d'une conversa-
tion instructive: c est une sorte de réunion dont Scamp est l'objet,
les jours où a lieu son cours : là , on lui sert de la langue froide et
des louanges à discrétion. J'avoue, pour ma part, que celle réunion
n'a rien de désagréable. Voulez-vous y venir' Miss l.ilas y sera.
Tracy. Voilà un métal attractif
Inkel. Oui certes... pour la poclie.
Tracy. Vous devriez encourager ma passion , au lieu de la rail-
ler, .'iiais allons; car d'après le bruit que j'entends...
Inkel. Vous avez rai.son ; partons avant qu'on ne vienne ici, si
nous ne voulons que ces dames nous tiennent une heure à leur au-
dience, exposés à l'interrogaloiie et au contre-interrogatoire de toute
la troupe des bas-bleus. Diable! les voilà qui arrivent; je reconnais
le vieux Bolherby, à sa voix de faux-bourdon, à sa manière de par-
ler ex cnf/iecyrrf. Oui! c'est lui-même. Pauvre Scamp! hâte-toi de
venir rejoindre tes amis; sinon il te paiera de ta propre monnaie.
Tracy. Il n'y a rien là que de juste; ce sera leçon pour leçon.
Inkel. t;'est évident. .Mais au nom du ciel! éloignons-nous, si
nous voulons éviter ce fléau. Venez, venez 1 je pars.
(Inkel sort.)
Tracy. Vous avez raison, je vous suis; tout à l'heure, je pou.'rai
^ dire : « Sic me serravit AjmIIo ! » Nous allons avoir toute la bande à
nos trousses, bas-bleus, dandys, douairières , scribes en sous-ordre,
tous accourant en foule chez "lady Bluebottle pour humecter d'un
verre de madère leurs gosiers délicats.
(Tracy sort.)
EGLOGUE SECONDE.
Un appartement chez lady Bluebottle. — Une table servie.
Sir Richard Bluebottle seul. Jainais homme fut il plus mal ma-
rié? Imbécile de m'ê'rc tant pressé! Voilà ma vie sens dessus-des-
sous et mon repos détruit. Mesjours, qui s'écoulaiiïiit natruèie dans
un néanl si doux , sont maintenant occupés pendant les douzo heu-
res du cadran. Que dis-je, douze heures !... des vingt quatre Inures;
en est-il une seule ipieje puisse dire à moi? Au milieu de ce tour-
billon de promenades en voilure, de visites, de danses, de dîneis.de
celle manie d'apprendre, d'enseigner, d'écrivailler. de brill :r dans
les sciences et les arts, du diable si je puis me distinguer de ma
femme; car, bien que nous soyons deux, je ne sais comment elle
s'y prend, mais elle a soin en loulc chose de montrer que nous ne
faisons qu'un. Mais ce qui me désespère encore plus que les
mémoires à régler chaque semaine (quoique ce point-là me soit très
douloureux), c'est cette bande nomnrense , railleuse, m''disaule,
déerivassiers, de beaux-esprits, (te professeurs, blancs, noirs, bleus,
qui prennent ma maison pour une auberge, et y font bombance à
mes dépens... car il paraît qu'ici c est l'hôte qui paie la carie... Nul
agrément! nul loisir! nulle considération pour ce que je souffre,
rien qu'à entendre unsot jargon qui m'élourdit la cervelle, un labil
superficiel, pillé dans les revues par 1 insipide coterie des bas bleus,
ramassis de gens qoi ne savent même pas... Mais, chut, les voici;
plût à Dieu que je fusse sourd!. Cela n'étant pas, je serai muet.
Entrent : LADV bluedottli: . miss lil,\s, lady bluemont,
messieurs botherby, i\kl:l, tu.\cy, miss mazauim;, et
AUTRES, avec LE PROFESSEUR SCAMP, ETC., ETC.
LADY BLUEBOTTLE. .\h! honjour, sir Richard : je VOUS amèuc quel-
ques amis.
Sir Richard, à part et après avoir salué. Si ce sont des amis, ce
sont les premiers.
Lady Bluebottle. Mais la collation est prête. Veuillez vous as-
seoir sans cérémonie. M. Scamp, vous êtes fatigué ; mettez-vous près
de moi. [Tout le monde prend place.)
Sir Richard, à part. S'il accepte, c'est alors que ses fatigues vont
commencer.
Lady Bluebottle. M. Tracy,., lady Bluemont,... miss Lilas, as-
seyez-vous, je vous prie; et vous aussi, monsieur Bolherby.
"Botherby. .Madame, j'obéis.
Lady Bluebottle. Monsieur Inkel , j'ai à vous gronder : vous
n'étiez pas au cours.
Inkel. Excusez-moi, j'y étais; mais la chaleur m'a forcé de sortir
au plus bel endroit, hélas! et au moment où
Lady Bluebottle. U est vrai qu'on étoulfait ; mais vous avez
perdu une bien belle séance.
BoTHERBY. La meilleur des dix.
Tracy. Comment pouvez-vous le savoir? il doit y en avoir en-
core deux.
Botherby. Parce que je défie d'aller au-delà des merveilleux ap-
plaudisse'iienls d'aujourd'hui. La salle en était ébranlée.
Inkel. 6h! si c'est à ce signe qu'il faut s'en rappoi'ier , j'accorde
que notre ami Scamp vient d'atteindre aujourd'hui son apogée.
Miss Lilas, permettez-moi de vous servir une aile?
Miss Lilas. Je ne prendrai rien de plus, monsieur; je vous re-
mercie. Qui fera le cours, le printemps prochain?
Botiierby. Dick Dunder.
Jnkel. C'est à-dire, s'il vit encore à celte époque.
Miss Lilas. Et pourquoi ne vivrait-il pas?
Inkel. l'ar l'unique raison qu'il n'est qu'un sot. Lady Bluemont,
un verre de Madère?
Lady Bluemont. Volontiers.
Inkel. Comment va notre ami Wordsworth , ce trésor dos monts
de Windermere? Reste-t-il fidèle à ses lacs, comme les sangsues
qu'il chante avec ceux qui les pèchent, ainsi qu'Homère chantait
les héros et les rois?
■ Ladv Bluebottle. Il vient d'obtenir un emploi.
Inkel. De laquais?
• Lady Bluemont. Fi donc! ne profanez pas de vos sarcasmes un
nom aussi poétique.
Inkel. J'ai parlé sans mauvaise intention ; seulement, je plaignais
son maître; certes, le poète des colporteurs peut, sans déroger,
porter une nouvelle livrée; d'aolanl plus que ce n'est pas la pre-
mière fois qu'il a retourné ses croyances et son habit.
Lady Bluemont. Fi donc! vous dis je; si par hasard sir Geoigo
vous entendait....
Lady Bluebottle. Ne faites pas attention à ce que dit notre ami
Inkel ; nous savons tous, ma chère, que c'est sa manière de parler.
Sir Richard. Mais cet emploi?
Inkel. C'est peut-èlre comme celui de notre ami Scamp, un em-
ploi de professeur.
I4i
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRIÏES.
Lapv Di.ukdottlr. Pardonnez-moi... il est employé au limbrc. Il
IlM iiiiiniiK' roll oleur.
Tn (.V Cdlli'i'icur.
Sir KiciiAan. Comment?
Miss Lilas. yuolT
iNkKL. Je pcnKerni souvent à lui en achetant un chapeau neuf ,
c'est \ti qui? pa altront ses œuvres (t).
I ADV Ùlukmgnt. Monsieur, elles onl pénétré jusqu'au Gange.
Inkkl. Je n'irai pas les cherclicr si loin. — Je puis les avoir chez
Gr.^ll^•e (î).
Ladv Hi.iii:botti.e Oh! ii !
Miss I.ii.as C'est Irès mal.
Laiiv Iilukmdnt. Vous êtes trop méchant.
Botiikubv. Très hien!
Ladv Hi.ukmont. Comment, très bien?
Ladv ULUiiDOTTLE. Il n y attache aucun sens, e'est sa manière de
pari IT.
I.Anv Hi.uEuoNT. Il devient impoli.
Ladv liLi'KBOTTLK. Il n'y attache aucun sens, demandez-le lui
pllllnl.
Ladv Ri.uf.mont. Dites-moi, je vous prie, monsieur, avez-vous
voulu (lire ce que vous ,ivez dit?
Inkel. N'y faites pas attention : on sait que ce qu'il pense n'a
jamais rien de commun avec ce qu'il dit.
BoTiiEBOV. Monsieur ?
Inkel. Contentez-vous , je vous prie , de ce genre de louange;
c'est dans votre intérêt que j'ai parle.
Dotheudt. En toute humilité , vous m'obligerez de me laisser ce
soin.
Inkel. Ce serait votre perte. Tant que vous vivrez , mon cher
Botherby, ne vous défendez jamais vous-même, non plus que vos
ouvrages: chargez-en un ami. A propos... votre pièce est-elle reçue
à la fin?
noTiiEBDV. A la fin ?
Inkkl. C'est que, voyez-vous? je croyais,... c'est-à dire,... des
bruiis de foyer donnaient à entendre... vous savez que le goût des
acteurs est comme ci, comme ça.
lioTiiKiiBV. Monsieur, le foyer est dans l'enchantement, ainsi
que 11- comité.
Inkkl. Oui certes, vos pièces excitent toujours « la pitié et la
peur;.) comme disaient les Grecs : « C'est un purgatif pour l'es-
prit ; .. je doute que vous laissiez après vous quelqu'un qui vous
égale.
BoTiiERBY. J'ai écrit le prologue, et me proposais de vous deman-
der pour l'épilogue un ragoût assaisonné h votre manière.
Inkkl. Il sera toujours temps d'y penser quand on jouera la pièce.
Les rôles sont ils distiibués?
BoTMEBBY. Les acteuis aa les di.sputent, comme c'est l'habitude
dans ce plus lilijtieux de tous les arts.
Ladv Bluebottle. Nous nous rendrons tous ensemble à la pre-
mière représentai ion.
Tbacv. Kt NOUS avez promis l'épilogue, Inkel.
Inkkl. Pas lout-h-fail. Cependant, pour soulager notre ami Bo-
therby, je ferai ce que je pourrai, quoique je sache que j'aurai dou-
ble peine.
Tracy Pourquoi cela?
Inkel. Pour ne |)as rester trop au-dessous de ce qui précède.
Boterby. Sous ce rapport , je suis heureux de pouvoir dire que
j'ai I esprit tranquille. M. Inkel, le rôle que vous remplissez sur la
scène liitéraire...
Inkel. Lai.«sez là mon rôle; occupez-vous de ceux de votre pièce;
c'est là voire affaire, à vous.
Ladv Bluemont. Vous êtes, je pense, monsieur, auteur de poésies
fugitives?
Inkel. Oui, madame; et quelquefois aussi lecteur Irè.s fugitif:
par eseinple, il est rare que je me |)ose sur Wordsworth ou son
ami S"Ullicysans prendre aussitôt ma voléel
Ladï Bluemont. Monsieur, vous avez le goût trop vulgaire ; mais
le temps et la postérité rcndronl justice à ecs grands Immines, et
reprorhrront à notre siècle sa rigueur xcessive.
Inkkl. Je ne m'y oppose aucunement, pourvu que je ne sois pas
du nombre de ceux qu'atteindra ré[)idcmie.
Ladï Ulukbotïle. Vous doutez peut-être qu'ils puissent jamais
prendre?
Inkel. Pas du tout; au contraire. Les l.nkistes , en fait de pensions
et de pl.ices, ont déjà pris et continueront à prendre... tout ce qu'ils
pourront, depuis un denier j'isquà une guiiiée. Mais laissoui, je
vous prii-, ce pcnihle sujet.
Ladv Blukmo.vt. N importe, monsieur; le temps marche.
Inkel. Scamp 1 ne scu.ez-vous pas votre bi.e s'émouvoir ? que
dites-vous à cela?
(1) En Angleterre, le timbre lég.il s'applique à une foule d'objets d'in-
dustrie. Ills que les (.hapeaux. etc.
(8) Célèbre pâtissier et fruitier dans Piccadilly.
Scamp. Ils ont du mérite, je l'avoue: Mulement leur système reste
inconnu par le seul fait de son absurdité.
Inkkl Pounjuoi donc ne pas le dévoiler dans l'une de vos leçons?
Scamp. Ce n'est qu'aux temps passés que s'étenilent mes attribu-
tions.
Ladv Blokbottle. Allons, trêve daigreurl.... La joie de mon
cu.'iir est de voir le triomphe de la nature sur tout ce qui tient à
l'art : sauvage nature! grand Shakespeare!
Hotiiebby. Kl à bas Ari>^tote !
Lady Bluemont. Sir Ceorgo pense exactement comme lady Blue-
bnltlo; ft mylord .Soixante-quatorze (l), qui protège notre cher
barde, et qui lui a fait avoir sa place , professe la plus grande estime
pour le poète qui , chantant les colporteurs et les unes, a trouvé le
moyen de se passer du l'arna^se.
Thacy. El vous, Scamp?
Scamp. J'avoue que je suis embarrassé.
Inkel. Ne vous adressez pas à Scamp , qui n'est déjà que trop
fatigué d'écoles anciennes, d'écoles nouvelles, d'écoles de tout
genre et même de ce qui n'est d'aucune école.
Tracy. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il faut que les uns ou les
autres soient des imbéciles : je voudrais bien savoir qui.
Inkel. Et moi je ne serais pas fdché de savoir qui ne l'est pas; cela
nous épargnerait bien des recherches.
Lady Bluebottle. Laissons les épigrammes! que rien ne vienne
entraver cet « épanouissement de notre raison, cet essor de l'âme. ■ .
0 mon cher Botherby! sympathisons I j'éprouve maintenant Ufi tel
ravissement, t^ue je suis prêle à m'envolcr, tant je me sens élastique
et légère légère!
Inkel. Tracy, ouvrez la fenêtre.
Tracv. Je lui souhaite beaucoup de plaisir.
Bothëbbv. Au nom du ciel, mylady Bluebottle, ne comprimez pas
celte douce émotion, qu'il nous est si rarement donne d'i-proiiver sur
la terre. Lai.ssez-lui un libre cours; c'est une impulsion qui élève
nos esprits au-dessus des choses terrestres; c'est le plus sublime
de tous les dons; c'est pour lui que le malheureux Prométhée fut
enchaîné sur son roc. C'est la source di; toute émotion , la véritable
origine de la sensibilité : vision du ciel sur la terre ; gaz de l'Âme;
facullé de sai-^ir les ombres au passage et d'en faire des 8ubstance<:
en un mot, quelque chose de divin.
Inkkl. Vous verseraije du vin , mon ami?
Botiii^rbv. Je vous remercie; je ne prendrai plus rien dici au
dîner.
Inkel. A propos.... dînez-vous aujourd'hui chez sir Humphry *
Tbacy. Dites plutôt chez le duc Humphry; c'est plus dans" \os
haliitudes.
Inkel. Cela pouvait être autrefois ; mais, maintenant, nous au-
tres éci ivains, nous adoptons pour hôte le clievalier de préfi'renee au
duc. La vérité est qu'aujourd liiii un auteur se met tout-à-fait à son
aise, et (snn éditeur excepté) dine avec qui bon lui semble. Mais il
est près de cinq heures, et il faut que j'aille au p.irc.
Tracy. J'y ferai uiitouravec vousjusipia la nuit; et vous. Scamp?
Scamp. Excusez-moi : il faut que je prépare mes notes pour ma
leçon delà semaine prochaine.
Inkel. C'est juste. Il faut qu'il prenne garde de ne pas citer au
hasard en consiillant les « li.vtiaiis élégants » {)).
Ladv IIluebottle. I-^Ii bien! levons la séance; mais n'oubliez p.i-
que miss Diddle nous a incités à souper.
Inkel. Et puis, à deux heures du matin, nous nous réunissons
tous encore pour nous réconforter de science , de sandwiches et de
champagne.
Tracy. ICt d'excellente salade de homard!
Botiierbv. Je fais grand cas du souper; car c'est là que nos sen-
timents coulent naturellement... c'est alors que nous sentons...
Inkkl. Bien de plus certain ; le sentiment est alors indnbitable-
mcnl plus actif : je souhaiterais qu'il en fût de môme de la digestion.
Ladv Bluebottle. Bah I ne faites pas attention à cela ; une minute
de sentiment vaut Dieu sait quoi.
Inkkl. Il vaut la peine qu'un le cache, pour lui-même ou pour ses '
suites. .. Mais voiei votre carro.sse.
Sir Richard à part. Je souhaiterais que tous ces gens-là fussent
au diable , et mon mariage aussi I
(Tous sortent.)
(îl Le comte de Lonsdale qni, pendant la guerre d'Amérique, offrit i .
son pavs un navire de 74 armé et équipé.
(1) Recueil qui est en Angleterre ce que sont en France les leçons de lit-
teriiiure de M. Noel, c'est-.t-dire un ramassis de fragmeuis poétique»
trop connus.
FIN DES bas-bleus.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
\k6
MÉLODIES HÉBRAÏQUES.
LA FEMME.
Elle marche dans sa beauté, pareille à la nuit des climats sans
nuages et descieux étoiles : tout ce qu'ont de plus suave la luruière
et lombre se réunit dans
son aspect et dans ses
jeux , baignée de ces
molles et tendres clartés
que le ciel refuse à la
splendeur du jour.
Une ombre de plus, un
rayon de moins , et elle
disparaîtrait à moiiié,
cette grâce ineiTable qui
ondoie dans les boucles
de sa noiie chevelure
ou éclaire doucement ses
traits, ses traits sur les-
quels se joue la pensée
sereine et suave, annon-
çant combien cette de-
meure est pure, combien
elle lui est chère.
Et sur celte joue, et
sur ce front si doux, si
calme et si éloquent à la
fois, ce sourire qui sé-
duit, ces teintes animées,
racontent des jours pas-
sés dans la vertu , une
âme en paix avec tous,
un cœur plein d un amour
innocent.
La harpe du roi-pro-
phète , du chef des na-
tions, du bien aimé des
deux, celle harpe que tu
avais sanctifiée par tes
pleurs, ô Musique! à qui
tu avais donné des tons
puisés dans ton âme , toi
qui es l'âme par excel-
lence : c'est maintenant
qu'il faut pleurer sur el-
le, car ses cordes sont
brisées! Elle adoucissait
les hommes au cœur d'ai-
rain , elle leur inspirait
des vertus qui n'étaient
pas .en eux : point d'o-
reille si insensible, point
d'âme si froide, qui ne s'émût, ne s'enflammât îi ses accords.
La harpe de David était devenue plus puissante que son trône!
Elle disait les triomphes de notre roi ; elle portait vers notre Dieu
les hommages dus à sa gloire; à ses accords nos vallées étaient ré-
jouies, les cèdres s'inclinaient, les monts tressaillaient; ses sons
montaient vers le ciel, où ils avaient leur demeure. Depuis, on a
cessé de l'entendre sur la terre; mais, excitée par la Piété et l'A-
mour, l'âme s'éveille et prend l'essor, écoutant des accents qui sem-
blent venir du ciel, et bercée par des rêves que la clarté du jour ne
peut interrompre.
Et les flammes de tes ruines épouvantèrent le dernier regard
que Je fixais sur toi.
y ont encore leur douceur et non leurs larmes... comme on salue-
rait avec transport ces sphères toutes n(uivelles! comme il serait
doux de mourir à l'heure même, de prendre son essor loin de
la terre et de voir toute crainte s'absorber dans ta lumière , ô
éternité!
Il en doit être ainsi : ce n"est pas pour lui-même que l'homnie
tremble au bord d» la tombe, et que, s'efl'orçant de franchir Tabi-
me, il s'attache aux derniers liens de l'existence. Ah! croyons que
dans cet avenir le cœur retrouvera les cœurs qu'il aimait, qu ils s'a-
breuveront ensemble aux sources immortelles, âmes éternellement
unies dans une seule âme!
LA GAZELLE.
La fauve gazelle peut
bondir avec joie sur les
collines de Juda , et s'a-
breuver à tous les clairs
ruisseaux qui arrosent le
.saint territoire : elle peut
déployer son agilité aé-
rienne, et promener au-
tour d'elle son regard
étincelant de fierté et de
joie.
Ici Juda vit autrefois
des pas aussi agiles, des
yeux aussi brillants ; ces
lieux témoins d'un bon-
heur qui n'est plus, il les
a vus peuplés de plus
belles créatures. Les cè-
dres se balancent sur le
Liban; mais les vierges
de Juda, plus majes-
tueuses encore, où sont-
elles?
Les palmiers qui om-
bragent ces plaines sont
plus heureux que la race
di.spersée d'Israël : une
fols en racines, ils demeu-
rent dans leur grâce so-
litaire : ils ne peuvent
quitter le lieu de leui-
naissance , ils ne sau-
raient vivre dans un au-
tre sol.
Mais nous, il nous faut
errer, flétris par le mal-
heur, et mourir sur la
terre étrangère; et là où
sont les cendres de nos
pères, les nôtres ne re-
poseront jamais : il ne
reste plus une pierre de
notre temple, et la Déri-
sion s'est assise sur le
trône de Solyme.
Si, dans ce monde élevé par-delà les limites du nôtre, l'amonr
survit encore , si le cœur y répond encore à l'affection , si les yeux
PLEl'RF.Z !
Ohl pleurez sur ceux qui pleurent au bord des fleuves de Daby-
lone, sur ceux dont les autels sont en ruines, dont la patrie n'est
plus qu'un songe : pleurez sur la harpe brisée de Juda ; pleurez...
Où habitait leur Dieu habitent ceux qui n'ont point de Dieu.
Dans quelle source Israî^l lavera-t-il ses pieds saignants? quand
Sion reprendra-t-elle ses chants pleins de douceur? quand la
mélodie de Juda réjouira-t-elle les creurs qui battaient à sa voix
céleste.
Tribus aux pieds errants, aux poitrines fatiguées, comment vous
envoler vers un lieu de re|)os ? Le ramier a son nid , le renard son
terrier, l'homme sa pairie... Israël n'a que le tombeau.
no
LKS VKILLÏ-KS LITïRKAIRKS ILLOSTKfiKS.
Li:S RlVliS [>ll JOIKDAIN.
Sur les rives du Joiinlaiii orrciil les chameaux de l'Arabe; sur
les rolliiicsde Sion vii-nnciil prier les adorateurs des faux dieux :
I (itjoraleiir île llaal s'ineline sur les soininels de ^iiiaï... et là. . là
iiii^me... ô Dieu ! lu laisses doiinir la fondre!
Là , où ton doipl <?cilvil sur les lahles do pierre; où vint liriller,
aux re^nrds de ton peuple, (ou ombre, l'ombre de la ploirc enve-
lupj'ée dans son inanleau de feu... ear loi-mi^ine... nul vivant ne
peut le voir sans mourir!
Oil! fais «^tineeler Ion repard dans les feux de l'éclair; airaclic
la lance de la iii.iin lieinblaiilc de l'oppresseur. Coiiihirn de temps
encore les ijrans foulernniils la terre qui lapnarlieutf Combien
de temps, ô Mieu ! ton temple reslera-t-il saiisacluraleure.
LA FILLE DE JEPIITË.
Puisque notre pays, notre Dieu... ô mon père! démflhdenl que la
fille expire ; puisque la victoire a été achelée par ton Vœu, frappe ce
sein que je dévoile pour toi.
La voix do mon deuil s'est tue, les niontaghcB tts me voient plus
errer sur leurs pentes : immolée par la molli que joime , le coup
sera pour moi sans douleur.
Et n'en doute pas, ô mon père! le sang de ta fille est aussi pur
que la bénédiclion que j'implore avant de le répandre, que la der-
nière pensée qui me console ici-bas.
Ferme l'oreille aux lamenlalions des vierges de Soljrme; sois In-
flexible comme juge et comme héros! J'ai gagné polir tni la grande
bataille; mon père et mon pays sont libres.
Quand ce sang que tu m'as donné aura Jailli ilc mes veines,
quand la voix que tu aimais sera muellc, que tnoii souvenir soil en-
core ton orgueil, et n'oublie pas que j'ai 8oiiH en mourant I
0 beauté ravie dans ta fleur, un lourd tombeau ne pèsera paitil
sur loi; mais sur ton tertre de gazon fleuriront des roses, les pre-
mières de l'année, et le sauvage cyprès y balancera, y jeliera sort
ombre douce et mélancolique.
Et souvent, sur les flots bleus de celte onde murmurante, la dou-
leur viendra pencher sa lêle affaiblie ; nourrissant sa i)ensée de
longues rêveries , elle ne quittera ce lieu qu'à regret cl y marchera
sans bruit, pauvre insensée, comme si le bruit de ses pas pouvait
troubler les morts.
— Aseez! nous savons que toutes larmes sont vaincs, que la
mort n'entend pas nos plaintes, nes'inquiète pas de nos douleurs. —
Cela mnis empèchera-t-il de nous plaindre ? le regret en pleurera-
l-il moins? Et loi-mème... toi , qui me conseilles d'oublier, ton vi-
.sage est pûle et les yeux sont humides.
Mon Aine est sombre... Oh! h;\tc-toi de faire résonner la harpe
ipie je puis encore entendre; que tes doigts gracieux sollicitent le
loucliaiil miiiinure qui caressera mon oreille. S'il reste au fond de
mon cfi-nrijuclque espérance chérie, le charme de les accords la fera
resurgir; si mes yeux ont encore une larme, elle couler.a , et ne
brûlera plus mon cerveau.
Mais que la mélodie soit na'ive et grave, que tes premiers accents
ne respirent point la gailé : ne l'onblie pas, musicien : il faut que je
jdeure , ou ce cœur gros de Irislesse va éclater; car il a éié abreuvé
de douleur, el depuis loiigieinps il soulTre dans le silence et 1 insom-
nie, l.e moment est arrivé où il doit connaître le comble de la souf-
france ei se briser d'un seul coup... ou céder au charme de l'har-
monie.
LA LABME LT Li: MilRIllE.
Je te vis pUtir<>r : iihe Jffo«iP larme apt»4rBl btilltlnle »or mn œil
d'azur, et il me sembla voir sur une Nioletle une goutte de rosée. Je
te vis sourire : auprès de toi le sapliir perdrait son éclat : il ne
saurait égaler ces vivants rayons qui remplirent ton regard.
Comme les nuages reçoivent du soleil une teinte harmonieuse el
profonde, que l'ombre dii soir qui s'avance peut à peine cfTaecr des
eieux; ainxi les sourires communiquent leur joio pure à lesprii le
plus sombre : leurs clartés laissent après elle un reflet qui eoniinuo
d'éclairer le cœur.
LA MORT DU HEROS.
Tes jours sont finis, la renommée commence : les rhants de la
patrie racontent les triomphes du fils de son choix, le sang versé
jiar son épéc , les exploits accomplis, les victoires remportées, la
liberté rétablie.
Tu es tombé, mais tant que nous serons libres, tu ne connaîtras pa«
la mort : le sang géhéreux qui est sorti de ton sein dédaigna d'a-
brenver la terre : qu'il circule dans nos veines, que ton souffle suit
le mitre.
Ton nom, quand nous chareerons l'ennemi, sera noire cri d-'
guerre; ta mort, le sujet des elianls que nos vierges eiilunneroni
en chœur! Des larmes seraient une Insulte à ta gloire : nous ne le
pleurerons pas.
CHANT DE GUERRE.
Chefs et guerriers I si la flèche ou l'épée me frappent quand ji'
guide au combat l'armée du Seigneur, que mon cadavre, le cadavre'
(l'un roi, n'arrèle point votre marche : ensevelissez votre glaive dan
le sein des enfants de Gatli.
Toi qui portes mon arc et mon bouclier , si lu vois les soldats de
Saiil reculer devant l'ennemi, étends-moi aussitôt tout sanglant à
tes pieds I je subirai le destin qu'ils n'osent affronter.
Adieu h mes autres entanls, mais ne nous séparons pas. hérilici
de mon Irdhe, ills de ttioii Cœurt brillant est le diadème, infinie la
puissance, ou tligtlc d'un roi la mort qui nous attend aujourd'hui.
SAtL A ENDOS.
<i toi dotllieftéhchantefflênls peuvent évoquer les morls, ordonne
il l'obinre dli prophèle d'apparaître devant moi. — Samuel , lève la
lAle hors du tombeau! 0 roi, regarde le spectre qui sait l'avenir, n
La terre s'entrouvrit : il était debout au milieu d'un niLige de va-
peurs ; la lumière s'écartait de son linceul el changeai! d'* ii-inle.
l,a mort était empreinte dans ses yeux lixes el vitreux ; sa main rLiil
flétrie et ses veines desséchées; les os de ses pie Is, amincis el dé-
charnés, brillaient d'une effrayante blancheur. De ces lèvres im-
mobiles , de ce sein que n'agitait aucune respiration , il sortit une
voix , creuse comme le vent qui parcourt un souterrain. Saiil, à
celle vue, tomba sur le sol comme tombe toul-à-coup lechèneren-
vcrsé par la foudre.
« Pourquoi trouble-t-on mon sommeil ? Quel est celui qui évoque
les morts? Est-ce toi. ô roi? Regarde : mes membres sont glaces,
épuisés de sang; tels seront demain les tiens quand lu seras (irès de
moi ; avant la fin de ce jour qui va n.iîire , tel lu .seras, tel sera ton
fils. Adieu! mais seulement pour un jour, puis nous mêlerons nos
poussières. Toi et le premier de la race, vous resterez gisants sur la
lerre et percés des flèches d'un grand nombre d'ares : el le glaive
qui est h Ion cAlé, la main le dirigera contre ton cœur. Sans cou-
ronne, sans vie, sanslèle, tomberont le fils et le père, la maison de
Saul.
TOIT EST VAXITE.
Gloire, sagesse , amour, puissance étaient mon partage; je bril-
lais de santé , de jeunesse : les vins les plus exquis rougissaient m.i
ŒUVRES COMPLÈIES DE lORD BVivON.
1t7
Coupe, d'aimables enchaiileresses me pi'oiligiiaicnt leiir-; baisers :
les yeux de labeautéétaienlle soleil qui réchauffait mon cœur, et je
sentais mon ;\me se remplir de volupté : tout ce que la terre peut
donner de royale splendeur, tout ce qu'un mortel en pei.it désirer,
je l'avais.
Je fouille dans ma mémoire, pour compter les jours que je pour-
rais consentir à revivre, au prit de tout ce que 'celte vie et celle terre
ont de plus séduisant. Nul jour ne s'est levé, nulle heure ne s'est
écoulée, d'un plaisir sans amertume ; et nul joyau ne parait ma
puissance, qui ne fût douloureux autant que brillant.
L'art et les paroles magiques peuvent rendre inoffensif le serpent
des campagnes; mais crf serpent qui s'enlace autour du cœur, oh !
qui pourrait le charmer! Il n'écoule point la voix de la sagesse,
celle harmonie ne l'attire point; mais son dard perce incessam-
ment l'Ame condamnée à l'endurer.
Quand un froid fatal saisit celte argile souffrante, dites-moi :
où va l'âme immortelle? Elle ne peut mourir, elle ne peut rester;
mais elle laisse derrière elle son obscure poussière. Alors, dégagée
du corps, suit-elle pas à pas dans les cieux la roule de chaque pla-
Pièle? ou bien remplil-elle à la fois tous les domaines de l'espace,
œil universel à qui tout se découvre?
Eternelle, inaltérable, infinie, pensée invisible, mais voyant tout,
ellesait pénétrer, elle sait rappeler à sa pensée tout ce que renferment
la terre et les cieux. Tous ces faibles vestiges du passé que la mé-
moire garde si obscurs, l'âme les embrasse d'un vaste coup d'oeil, et
tout ce qui fut lui apparaît à la fois.
Avant l'époque où la création a peuplé la terre , son regard re-
monte à travers le chaos, et. pénétrant aux lioUx où le. ciel le plus
lointain a pris naissance, elle le suit dans tous ses développements.
Evoquant tout ce que l'avenir doit créer ou détruire, sa vue s'étend
sur tout ce qui sera. Les soleils s'éteignent, les mondes s'écroulent;
l'âme reste immuable dans son éternité.
Au-de?sus de l'amour , de l'espoir , de la haine ou de la crainte ,
elle vit pure et sans passion : un siècle fuit pour elle comme une
année de la terre; ses années n'ont que la durée d'un moment.
Toujours, toujours, sur toutes choses, à travers toutes choses , vole
sa pensée sans avoir besoin d'ailes : objet innommable, éternel ,
ayant oublié ce que c'est que mourir.
LA VISION DE BALTHAZ.\n.
Le roi était sur son trône; les satrapes remplissaient la salle.
Mille lampes brillantes éclairaient le splendide festin; raille coupes
d'or , que Juda considérait comme sacrées ( les vases de Jéhovah ! ),
contenaient le vin du Gentil qui n'a pas de Dieu.
A celle heure, dans celte salle, les doigts d'une main se montrè-
rent tout-à-coup sur le mur, où ils écrivaient comme sur le sable :
c'élaient des doigts d'homme ; et la main isolée parcourait les carac-
tères et les traçait comme une baguette.
Le monarque aperçut ce prodige : il tressaillit et fil cesser les ré-
jouissances : sa face devint toute pâle, et tremblante sa voix :
<i Qu'on fasse venir les hommes de science, les plus sages de la
terre, et qu'ils expliquent ces mots effrayants qui troublent noire
royale joie. »
Les devins de la Chaldée étaient en renom ; mais ici tout leur art
échoua, et les lettres inconnues restèrent inexplii[uées et toujours
terribles. Les vieillards de Babylone sont sages et profonds ; mais ici
leur prudence fut inutile : ils regardèrent... et n'en surent pas da-
vantage.
Un captif dans le pays, un étranger, un jeune homme entendit
les ordres du roi , et comprit le sens de l'inscription mystérieuse.
Tout autour les lampes brillaient; la prophétie était devant ses
yeux ; il la lut cette nuit-là... le lendemain prouva qu'elle était vraie.
" La tombe de Balthazar est prèle ; son royaume a passé ; pesé dans
In b:iiance, il a été trouvé léger. Le linceul sera son manteau royal,
la pierre funèbre son dais. Le Mède est à ses portes, le Persan sur
: on Irnue. »
Soleil de l'insomnie! asire mélancolique, dont le tremblant et
lointain rayon brille à travers les larmes, et rend visibles les t'''nè-
bres qu'il ne peut dissiper , comme tu ressembles au bonheur dont
on a le souvenir!
Ainsi luit le passé, celte clarté des anciens jours dont les rayons
impuissants brillent sans échaulTer; nocturne flambeau que conlem-
|de la douleur qui veille; lueurdistincte, mais lointaine... claire, mais
froide... oh! bien froide.
Avec un cœur faux, comme tu le penses, je n'aurais pas eu be-
soin d'errer loin de la Galilée; il suffisait d'abjurer ma croyance
pour effacer la malédiction qui est, dis-tu, le (î^^ne de ma race.
Si le méchant ne triomphe jamais, alors Dieu est avec toi! Si
l'esclave est seul sujet au péché, tu es aussi pur que libre ! Si l'exilé
i sur la terre est proscrit là-haut, vis dans ta foi; je veux mourir
dans la mienne.
Pour celte foi , j'ai perdu plus que tu ne peux me donner; il Ife
sait bien, ce Dieu qui permet que tu prospères. 11 tient dans saniain
mon cœur et mon espérance ; et tu as dans la tienne ma pairie et
ma vie que j'abandonne pour le servir.
REGRETS D HERODE.
0 Mariamne ! il saigne maintenant pour toi, le cœur qui fit verser
ton sang: le ressentiment se perd dans la douleur, et le remords
succède à la rage. 0 IMariamne, où es-tu ? Tu ne peux entendre mon
amère défense : ah 1 si tu le pouvais... tu me pardonnerais mainle-
tenant, dût le ciel rester sourd à ma prière.
Ainsi elle est morte?... ont-ils donc osé obéir à la frénésie
d'un maître jaloux? Ma colère n'a fait que me condamner au déses-
poir : le glaive qui l'a frappée se balance sur ma lèle. Mais tu n'es
plus qu'un froid cadavre, ô victime adorée 1 et c'est vainement que
mon sombre cœur soupire après celle qui plane là-haui, soliiaire,
en me laissant une vie qui ne vaut pas la peine de la défi-ndre.
Elle n'est plus, celle qui partagea mon diadème; elle est morte,
emportant mon bonheur dans sa tombe; j'ai arraché de la lige de
,luda cette fleur dont le calice ne s'épanouissait que pour moi.
A moi le crime, à moi l'enfer , celte éternelle désolation du cœur:
oh ! je les ai trop bien méritées, ces tortures qui toujours consument
sans jamais se consumer elles-mêmes.
LE DERNIER JOUR DE SOLYSIE.
De la dernière colline qui découvre ton temple, jadis sacré, je le
contemplai, ô Sion! quand tu tombas au pouvoir de Rome : c'était
ton dernier soleil qui se couchait , et les flammes de ton bûcher se
réfléchirent dans le dernier regard que je fixai sur les murailles.
Je cherchai des yeux ton temple .je cherchai mon pauvre toit, et
un moment j'oubfiai mon prochain esclavage; je n'aperçus que le
feu lugubre qui dévorait ton sanctuaire , et je reportai mes regards
sur mes bras enchaînés, qui minterd saient la vengeance.
Que de fois cette hauteur, d'où je contemplais un si triste spec-
tacle, avait réfléchi loi derniers rayons du soleil, tandis que moi,
debout à son sonimel, je regardais la lumière descendre le long de
la montagne élincelanle qui dominait le saint temple.
Et maintenant, je me trouvais encore sur celte même colline;
mais je ne remarquais pas les lueurs mourantes du crépuscule : ohl
que n'ai-je vu briller à sa place la clarté des éclairs, et la foudre
éclater sur la tète du vainqueur!
Mais les Dieux du payen ne profaneront jamais le sanctuaire que
Jéhovah n'a point dédai'gnépour sontrône; et toul dispersé, tout dé-
daigné qu'est ton peuple, ton culte, ô Père, sera toujours son seul
culte.
14S
Mis VEILLKES LITTKIUIHKS ILLUSTKÉES.
l'i-i'-s clés npuvcs lie l<nl>)ionc, nous nous sommes iissis fil nous
avons nli'uré, nous rappelant rn jour où l'ennemi, rouge de car-
nage. Ill sa proie desJmuU lieux de Solyme, ce jour où vous, nilps
(le Sion, désolies et tout en pleurs, vousfùlcsan l<iin dispersées.
IVndant que nous regardions trisleincnl le Meuve qui coulait en
lilii'ili" à nos pieds, nos vaiiiquem-s nous ont douiaiidé des chants.
.Mais non, jamais l'étranger n'oblicuilra ce triomphe? ipie celle
main soit sécliée pour toujours, avant qu'elle fasse résonner ma
li.ii'pe pour l'ennemi de mon Dieu.
Cette h.Trpefst suspendue au saule. 0 Jérusalem! comme toi elle
devrait Mre iihre ; et c'est le seul gage de toi que m'ait laissé le jour
qui a éteint ta gloire : non, jamais je ne mêlerai ses accords ,^ la
voix du spoliateur.
SKNNACIIKHIB.
L'Assyrien s'est rué sur nous, comme le loup sur un troupeau ;
ses cohortes éliucelaient de poupre et d'or, et leurs lances brillaient
comme les étoiles dans la mer, lorsque, la nuit, ses vagues d'azur
si déroulent sur les riva;,'es de Galilée.
Nombreux coimne les feuilles des forêts quand l'été déploie sa
verdure, ses soldais parurent au coucher du soleil avec leurs lloi-
lanles bannières ; comme les feuilles îles forêts lors(|u'a soNlTlé
l'automne, le lendemain, ces soldats étaient morts et couchés ç?i et
là sur la terre.
if Car l'ange de la mort déploya ses ailes sur la brise, et, en pas-
sani, il souilla sur la lace de lénnemi ; el les yeux des guerriers en-
dormis turent éteints et glacés, et leurs cœurs battirent encore une
fois, puis ;se.lurenl pour jamais.
lît là était gisant le coursier, avec ses naseaux grand ouverts;
mais ils n'étaient plus soulevés par le souille de son orgueil; et
rcciime de son agonie blanchissait le gazon, froide comme le grésil
sur le rocher batlu des vague-*.
I"-t là était gisant le cavalier, la face pâle et décomposée, la rosée
sur son front et la rouille sur sa cuirasse; et les tentes étaient toutes
silencieuses, les bannières abandonnées, les lances couchées par
terre, les clairons muets.
I"i les veuves d'Assur poussent de grands cris de deuil, et dans le
icmplc (le ftaal hjs idoles sont brisées; et la puissance des Gentils,
sans avoir été frappée par le glaive, s'est fondue comme la neige,
sous le regard du Seigneur.
I.A VISION DE JOB
Un e=prii pa'sa devant moi : je contemplai sans voile la face de
l'Immortel. Un profond sommeil était descendu sur tous les yeux :
les miens seuls étaient ouverts. Kt il était là, devant moi, sans
forme... mais ofTrant une apparence divine. Le long de mes os, la
chair effrayée ircssaillit; mes cheveux Immides ie dressèrent sur
miiii front, et il parla ainsi :
" L homme est-il plus juste que Dieu? L'homme est-il plus pur
que celui (jui ne juge pas les séraphins eux-mêmes infaillibles?
Crraliires d'argile, chétifs habitants de la poussière I un vil insecte
vous survit : ètes-vous plus justes que l'insecte! Choses d'un jour!
vous l'ios lléiries avant la nuit, inattentives et .aveugles aux rayons
■Je la sagesse inutilement prodigués ! »
I.A VALLEE.
Dans la vallée des eaux, nous avons pleuré sur le jour où l'armée
de l'étranger fil de Sion sa proie, et nos lêtcs étaient tristement
inclinées sur nos poitrines, el nos cœurs étaient gros du désir do la
patrie lointaine.
le ehant qu'ils nous ont demandé en vain.... il est resté dans n.is
Ames, ciimme le vent qui meurt sur la colline. Ils nous ont dit de
pieiulre nos harpes.... mais ils verseront la dernière goutte de noire
sang , avant que notre main leur enseigne un seul des airs que
nous savons.
i'.ea harpes, avec leurs cordes brisées, sont suspendues au Irisle
feuillage du saide: mortes et muettes, elles seront comme les feuilles
mortes de l'arbre. Nos mains peuveni être chargées de fns .. niiii-;
nos larmes sont libres : elles ne couleront que pour noire Dieu ci
notre gloire... et pour loi. ("> SionI pour loi I
t. P.SPKRANTR ET LE SOrVESin.
•
Ils disent que le bonheur c'est l'espérance; mais le vcrilablc
amour attache un grand prix au pasisé, et la mémoire réveille le*
pensées qui nous sont chères : éclo.ses les premières, elles .sont les
dernières à se flétrir.
Kt tout ce que la mémoire aime le plus, c'est ce que l'espérance a
caressé longtemps : et tout ce qu'adora et perdit l'espérance s'est ab-
sorbé dans la mémoire.
Hélas! tout cela n'est qu'illusion : l'avenir nous8é<luit de loin :
nous ne pouvons plus être ce que nous regrettons et n'osons penser
à ce que nous sommes.
FIN DES UICLOninS IIEBRAÏOI'ES.
POÉSIES DIVERSES
[Suite. )
LE DÉPART (1809).
C'en est fait! la blanche voile se déruule tremblante, et sur le
m;M penché la fraîche brise la gonfle en sifllanl. Kl moi, il faut que
je (|iiitle le rivage... Pourquoi? parce qu'il n'est ici qu'une seule
femme que je puisse aimer.
Mais si je pouvais redevenir ce que je fus, revoir les jours que j'a?
vus ; si je pouvais reposer ma tôle sur le sein qui jadis a partagé mes
vœux lesplusaidenls, je n'irais pas chercher un autre climat, parce
qu'ici est la seule femme que je puisse aimer.
Il y a longtemps que je ne le-; ai revus, ces yeux qui faisaient
ma joie ou ma peine ; et c'est en vain que j'ai tenté de n'y plus pen-
ser; j'ai beau fuir la terre d jUbion , ici esl la seule femme que je
pui.sse aimer.
Gomme la tourterelle solitaire qui a perdu sa compagne, je sens
mon c(Bur di^solé; je regarde autour de moi, et nulle part ma vue
ne rencontre un sourire all'eclueux, un visage ami! Au milieu même
de la foule, je suis isolé , car je n'y vois poinl la seule femme que je
puisse aimer.
Je franchirai donc la blanche écume des flots; j'irai demander une
patrie à l'étranger. Jusqu'à ce que j'aie oublié une beauté parjure,
nulle part je ne trouverai le repos; jamais je ne pourrai secouer
le joug de mes sombres pensées : toujours elles se reporteront vers
la seule femme que je puisse aimer.
L'êlrc le plus chétif , le plus malheureux . trouve un foyer hospi-
talier où la douce amitié et l'amour, plus doux encore, viennent sou-
rire à .sa joie ou svmpathiser avec sa douleur; mais d'ami ou de mai-
tresse, je n'en aï point, car il n'est qu'un seul être que je puisse
aimer.
Je pars; mais n'importe où je me réfugie, nul ne s'attendrira
sur moi , nul cœur ami ne m'olTrira la plus petite place ; et toi-
même , lui qui as flétri toutes raj||^spi'-rances, tu ne me donneras
pas un soupir, loi, la seule f'inme que je puisse aimer.
Penser sans cesse aux jours qui ne sont plus , à ce que nous som-
mes, à ce que nous avons été , c'en serait assez pour accabler un
e(cur plus fiible; mais le mien a résisté au eboc ; pourtant il bat,
comme il h.ittait naguère, pmu- la seule femme qu'il puisse aimer.
Quel est l'objet dun si tendre ami.ur? C'est un secret que des
ŒUVKKS COMPLÈTES DE LOKD BYKON.
149
veux Milgilircs iic sauraient pénétrer. Quelle cause est venue briser
ci'tic jeuiic ulJ'ecUon? Tu le sais mieux que persunne; mais il est
peu d'homiiies sous ie soleil qui soient constants comme moi, et
qui ne voient sur la terre qu'une seule femme qu'ils puissent aimer.
J'ai essayé des fers d'une autre maîtresse, dont la beauté peut-
èlre éi-'alaitla tienne: je me suis efforcé de l'aimer aulant . mais je
ne sais quel charme insurmontable disait à mon cœur encore sai-
linaut : «Non ! une autre esi la seule que tu puisses aimer. »
11 me serait doux d'attacher eiicore sur loi un long regard et de
te liénir dans mon dernier adieu ; mais je ne veux pas que tu pleures
pendant que je vais errer sur les flots. Patrie, espérance, jeunesse,
l'ai tout perdu! pourtant j'aime encore la seule femme que je puisse
aimer.
LE PAQUEBOT (juln 1809).
Vivat, ami! vivat! nous partons; l'embargo est enfin levé! un
\ent favorable enfle les voiles; déjà le signal est donné. Entendez-
\ous le canon du départ? Les clameurs des femmes, les jurements
des matelots, tout nous dit que le moment est venu. Un drôle
vient nous visiter delà part de la douane; les malles sont ouveiles,
les caisses sont brisées : pas un trou de souris qui ne soit fouillé,
au milieu du brouhaha, avant qu'il mette à la voile, le beau pa-
quebot de Lisbonne.
Nos bateliers détachent les amarres; toutes le ï mains ont saisi
la rame ; on descend les bagages du quai ; impatients , nous nous
éloignons du rivage. « Prenez garde, cette caisse contient des li-
queurs!... Arrêtez le bateau... je me trouve mal!... Oh, mon
iJieu ! .. Vous vous trouvez mal. madame? Par ma foi, ce sera bien
pis quand vous aurez été une heure à bord! » Ainsi vocifèrent tous
ensemble, hommes, femmes, dames, messieurs, valets, matelots;
tous s'agitent, confondus pôle-mèle, entassés comme des harengs;
tel est le bruit et le tintamarre qui régnent autour de nous jusqu à
ce que nous arrivions à bord du paquebot de Lisbonne.
Nous y voici maintenant. Le bravo Kidd est notre capitaine et
commande l'équipage; les passagers se blottissentdansleurslils. les
uns pour ronfler, les autres pour vomir! « (!)omment diable! vous
appelez cela une cabine , mais c'est à peine si elle a trois pieds car-
rés; on n'y fourrerait pas la reine des pygmées. Qui diable pourrait
vivrelà-dedans? — Qui, monsieur? bien des gens. J'aieu à bord de
mon vaisseau jusqu'à vingt nobles gentilshommes à la fois! —
Vraiment? Comme vous entassez votre monde! Flùt à Dieu (pie
vos nobles gentilshommes fussent encore ici! j'aurais évité la cha-
leur e,t le vacarme de votre excellent navire, le paquebot de Lis-
bonne. »
" Fletcher! Murray! Robert! où êtes-vous?» Ah! les voilà éten-
dus sur le pont comme dessouehes! «Donnez-moi la main pour des-
cendre, joyeuxmatelot! —Non, voilà le bout de câble pour les jiassa-
gers et les chiens... » Hobhouse arlicule d'eÛVoyables jurements en
tombant dans les écoutiUes; il vomit à la fois son déjeuner et ses
vers, et nous envoie à tous les diables. « Voilà une stance sur la
maison de Bragance. Donnez-moi... — Une rime? — Non! une
tasse d'eau chaude. — Que diable avez-vous donc? — Miséricorde!
je vais rendre mes poumons, je ne survivrai pas à notre arrivée sur
ee brutal paquebot de Lisbonne. »
Enfin, nous voilà en route pour la Turquie! Dieu sait quand nous
reviendrons. Un mauvais vent, une noire tempête, peuvent nous en-
voyer au fond de l'abime. Mais comme la vie n'est tout au plus
qu'une mauvaise plaisanterie (tous les philosophes en conviennent),
ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de rire ; riez donc comme je fais
maintenant. Malade ou bien portant, en mer ou à terre, riez de
toutes choses, petiles ou grandes; boire et rire, qui diable en de-
manderait davantage? Donnez-nous du vin I on n'eu saurait man-
quer, même à bord du paquebot de Lisbonne.
Remplissez ma coupe! jamais je n'ai senti comme aujourd'hui
celle ardeur qui porte la joie jusqu'au fond de l'àme. Buvons ! Dans
le cercle varié de la vie , la coupe pétillante est la seule chose au
fond de laquelle on ne trouve pas de déception?
.l'ai lour-à-tour essayé de toutes les jouissances; je me suis en-
flammé an rayon d'un bel œil noir : j'ai aimé!... qui n'en a fail au-
lant?... Mais qui affirmera que le bonheur ait existé en lui en même
temps que la passion?
Aux jours de la jeunesse , alors que le cœur , dans son printemps ,
lève d éternelles alfeelions, j'ai eu des amis!... Qui n'en a pas?...
.Aluis quelle bouche pourra dire qu'un ami est aussi fidèle que toi, 6
jus vermeil de la vigne!
Le conir d'une maîircssc. un eiifaiil peut vous k ravir; l'aniilié
disparaît comme un rayon d'avril. Toi, tu ne peux changer; lu
vieillis... Qui ne vieillit pas?... Mais combien il est peu d'êtres ici-bas
dont le mérite, comme le tien, s'accroisse avec l'âge?
Quand l'amour nous comble de ses faveurs, si un rival s'incline
devant notre idole terrestre, aussilôt nous voilà jaloux... Qui ne l'est
pas?... Ovin! tes plaisirs sont exempts d'envie; plus nous som-
mes nombreux à te savourer, plus grande est notre joie.
Quand nous avons passé la saison de la vaine jeunesse, c'est à la
coupe enfin que nous avons recours. Alors nous trouvons... n'esl-il
pas vrai ?. . que, selon le vieil adage, la vérité n'est que dans le vin.
Quand la boîte de Pandore fut ouverte sur la terre, et laissa échap-
per tous les 'maux, il y resta l'espérance .. c'est vrai... mais au fond
de notre coupe nous trouvons mieux que cela ; que vaut l'espérance
au prix de l'assurance du bonheur?
Vive à jamais la vigne! quand l'été aura fui, notre vieux nectar
réjouira nos cœurs. A la vérité, nous mourrons!... Qui ne meurt
pas?... Mais que nos péchés nous soient pardonnes ; et dans le ciel,
Hébé ne sera pas oisive.
LÀ
VISION DU JUGEMENT
1.
Saint Pierre était assis à la porte du ciel : ses clefs étaient rouil-
lées, et la serrure s'ouvrait avec peine, tant il avait eu peu à fa're
depuis quelque temps; non que la place fût occupée, beaucoup son
fallait; mais depuis l'ère française de quatre-vingt-huit, les diables
avaient agi des jdeds, des mains, et avaient vigoureusement pesé sur
le câble, comme disent les matelots... ce qui avait entraîné la plu-
part des âmes dans la mauvaise voie.
II.
Tous les anges détonnaient et s'étaient enroués à force déchan-
ter, n'ayant presque rien d'aulre à faire, si ce n'est de renionlerle
soleil et la lune, de ramener dans son orbite quelque jeune éloile
vagabonde, quelque comète caracolant comme un jeune poulain
dans le bleu de l'éther, et brisant une planète d'un coup de sa queue,
comme parfois'une baleine folâtre fait chavirer les chaloupes.
m.
Les anges gardiens avaient regagné leur paradis , reconnaissant
leur impuissance ici bas. On ne s'occupait plus là-haut des af-
faires terresires , si ce n'est dans le noir bureau de l'ange juge
d'instruction qui, voyant se multiplier d'une manière effrayanie les
faits coupables ou calomnieux, avait dépouillé ses deux ailes de toutes
leurs plumes et se trouvait cependant arriéré dans ses procès-ver-
baux.
IV.
Depuis quelques années la besogne s'éiait accrue tellement qu'il
s'était vu forcé, bien à regret sans doute (absolument comme ces
autres chérubins, nos terrestres ministres), de chercher autour de
lui des collaborateurs, et de réclamer l'assistance de ses pairs, si
l'on ne voulait pas qu'il succombâtsous le faix toujours croissant de
(Il En 1821, M. Southey, poète-lauréat rie la cour de Saint-James, ayant
publié sous ce titre une apothéose ridicule du roi Georges III , lord Byrou
entreprit aussitôt la.contre-pnrtie de cet ouvrage, qu'il lit par;iitre sous le
pseudonyme transparent de Quevedo Hedivicus. Son biil étidt à la foi.^ de
servirses opinions pûliliqups, et de punir lesailaques que. dans sa préface,
le poète courtisan, jadis libéral, avait lancées contre ccqu'il app^flait !'eco/e
salanique. désignant assez clairement par là la tendance du pucine .io l'il-
lustre pair. Une longue polémique s'ensiiivit eiilre les deux écrivains; et
l'on trouvera dans leô deux premiers chanis de don Ju.i,n les piélmies
de cette campagne littéraire, qui se termina, couirac de juste, aux dépens
rie celui que Byron appelait le renégat — Georges III, appelé au trône eu
1760, déclaré en démence en 1788, céda dès lois le pouvoir à sonlils avec
le tilre de régetil, et mourut le 29 janvier 1S!0.
rio
LES VEILLÉES LITTËRAIKES ILLUSTREES.
scis l'ûquifiiloii'cs.Six niigi's et douze sniiils lui ruroiil adjoints comme
secrélaircf.
C'iUall un fort juli bureau, du moins pour le ciel ; et copcndaiil
on n'.v manquait pus de besogne, tant clinquc jour voyait rouler
du r'Ii.'ii's do (?onquuranl$ et remettre de royaumes à neuf; pus de
jouriii'e (pii nV'fjorpoAl ses six oi; sept mille liommcs!... Oh ! k la
tin, quand le massacre de Waterloo vint couronner rœu\re, les di-
vins employés jetîirenl leur pluuie de dégoût... tant culte page était
souillée de sang et de poussiiùre.
VI.
Ceci soit dit eu passant, car il ne m'appartient piLS d'enregislrcr
des faits dont les anges ont horreur. Le diable lui-nii^ine en celte
circonstance maudit son ouvrage, étant par trop repu de l'infernale
orgie : bien qnc3 lui-même eût aiguisé Ions les glaives , il eu eut
presqu'assez pour éteindre s^a soif innée du mal..._ lit ici nous de-
vons consigner la seule pensée méritoire de Satan : c'est (piil fait
retomber également la responsabilité sur les deux capitaines.
Passons par-dessus quelques années d une paix hypocrite, pen-
dant les([uelles la terre n'a pas ^lé mieux |icupléc, l'enfer l'a été
conmie de coutume, et le ciel ne s'est pas rernidi du tout : ce sont
les années du bail des tyrans, acle qui n'a rioii de nouveau (pie
les noms qui l'ont signé. Ce bail doit Unir un jour : en atlcn-
dant, les susdits tyrans se inuUiplient avec 8C|)t Itlesi et dix cornes
toutes en nu seul rang, comme la béte annoncée par saint Jean :
mais nos botes à nous ont la léle moins formidable que les cornes.
VU).
En l'an premier du second réveil de la liberté, mourulGeorgesIlI,
lequel, sans être un tyran lui-même, fut le bouclier des tyrans, jus-
qu'an jour où tous ses sens éteints ne lui laissèrent plus ni le soleil
de l'àme.ni le soleil extérieur. Jamais meilleur fermier ne secoua la
rosée de ses prairies; jamais plus mauvais loi ne perdit un royaume 1
Il mourut, maislaissani ses sujets après lui, la moitié ausâi tous que
lui et tout le reste non moins aveugles.
IX.
11 mourut... Sa mort n'eut pas un grand retentissement sur la
terre; ses funérailles eurent quebpie éclat : il y eut du velours, des
dorures cl du bronze à profusion ; mais on n'y Nil pas grand'chose
qui ressemblât à des larmes... sauf celles qu'y versa 1 hypoeiisic,
car celles-là s'achètent à juste prix : il y eut aussi U4i« dos« conve-
nable d'élégies également achetées; avec accompagnement de
torches, de manteaux de deuil, de bannières, de hérauts d'armes et
tous les débris des vieux us gothiques.
X.
C'était un grand mélodrame sépulcral. Enlre tous les imbé-
ciles dont le troupeau vint grossir le cortège, ou simplement le voir
)iasser, un seul se souciait-il du mort? Tout l'inléièl était concen-
tré dans la jwrnpe funèbre; tout Je deuil dans les étofl'es noires,
l'as une pensée qui perçAt au-delà ilu poole mortuaire; et quand
on déposa le cercueil n;agnifique dans le cavwiu funéraire, cette
pourriture de (piatre-vingts ans, renfermée dans l'or, parut unedé-
rision de 1 enfer.
XI.
Mélf/. donc ce corpsà la i)Oussièrel II redeviendrait plus proinpfe-
Micnt ce qu'il doit être un jour, si vous abandonniez ses éléments
tool smils à la lutte qui doit leur frayer un cliomin pour retourner
à la terre , au feu , h lair : tous ces baumes factices corrompent
ce qu'a fait la nature, en le créant nu comme l'argile vulgaire de ces
millions d'hommes qu'on ne transforme pas en momies lit. au
bout du compte . toutes ces drogues ne font (pie prolong'T Id'uvre
(le la destruction.
xn.
Il est mort el la surface de la terre en a fini avec lui; il est
iuliumé; sauf 'e mémoire des pompes funèbr(\s el les hiéroglyphes
du style lapidaire, le monde est clos pour lui, à moins qu'il' n'ait
lai^sé un testament à ralleniaiide li; mais (luel est le procureur
qui Nicndia lc_ demander à son lils.son lilscn qui revivcnl toutes ses
(I) Gr>or(;i>s lit l'Iail ,iccii>(? li'iivoiidiiiiiil iiii l.-sl.ini'iil ili .l'i |.(v
Oeorgcf 1I| .M rV?| i relie ani?oiloli' >|ii.> nvi'U tiil i. i .illu.'-i ■:
roy.ilcs ipialités, hormis cetle \erlu de inénapc, vertu exliémcmenl
raio, la lidéliléà une femme laide et incchanle ?
XIII.
« Dieu sauve le roi I » C'est une grande économie à Dieu de ne
pas prodiguer les rois sur la terre; inaix s il lui plait d'être p.Lrciiiiu-
Jiieux à cet égard, qui pourrait aller à rencontre':' Je ne suis pa.s de
ceux (pil disent ipi'il faudrait eu damner le plus grand nombiv pos-
sible : peut-être inèiiic suis-je le seul qui ail conçu le fuibic espoir de
iliminuer les maiu à venir, en limitant prudeiiimcnt rélcruelle et
brûlante juridiction de l'eufer.
XIV.
Je sais qu'une pareille proposition n'est nullement ]iopulaire,
(pi'-'llc est blas|diéniatoire : (|u'on peut être damné pour avoirsouliailé
que iieisoiiiie ne le soit. Je connais mon catéchisme : je sais que
nous sommes baignés dans les plus saines doctrines, au point d'en
être submergés lout-à-fait ; je .sais que l'Kglise d'Angleterre est la
seule qui ne soit point tombée dans l'abomination, et(|uelesqiielquc
deux cents autres églises ont pris une route diablcineiit uiauvaise.
XV.
Dieu nous .soit en aide à tous ; Dieu me soit en aide à moi ! Je
suis. Dieu le sait, aussi abandon né que le diable peut le désirer, et il
n'est pas plus difficile de me damner, qu'il ne l'est d amener à terre
le poisson qui a mordu depuis longtemps, ou de conduire lagnrau
à la boucherie; non pourlajit que je me croie digne de cette iioWe el
immortelle casserole où doit frire presque toute notre race, née pour
mourir.
XVI.
Donc saint Pierre était assis à la porle du ciel el s'endormait sur
ses clefs, quand loul-à-coup il se fit un bruit terrible qu'il n'avait
pas entendu depuis longtemps... un bruit semblable au sifflement
du vent, des eaux et de la flamme, en un mot, un mugisseinent tel
qu'en peuvent pousser dos êtres giganlosiiues et qui aurait arra-
ché une exclawiation à tout autre qu'à un saint; mais lui, ayant
d'abord tressailli, -cligna de l'œil et se contenta de dire : « Knci>re
une étoile qui lile, sans doute ! »
XVII.
Mais avant qu'il fût assoupi de nouveau, l'aile droite d'un (^lérn-
biii vint lui frapjier les yeux ; sur qooi saint Pierre ayant bâillé el
s'étant gratté le nez :« Itienheureux portier, lui dit lance. lo\e-|..i,
je te prie ! » Kl en parlant ainsi il d-ploya des ailes magnifiques qui
brillaient de célestesconleui's, comme .sur la lorre brille la qii ue d'un
paon. Le saint répondit : n Kh bien ! de quoi s'agit-il ? Lucifer est-il
de retour pour faire tout ce tapage ? »
XYIII.
— Non, répondit le chérubin : maisGeorges le Iroisième est mori '
— Et qu'est-ce (pie Georges le Iroisième . flil rniK'iIre ? Quel Geoi
ges? el le tioisièine de quoi •? — Le rr>i d'Angleterre . reprit l'arig.'.
— Fort bien' Il ne trouvera pas ici beaucoii)! de rois pour le cou
(lover dans les rues; mais a-l-il encore sa tête sur les épaules? r.ii
le ilernier ipie nous avons \ ii venir a eu ici quelque ilirficulté, et il
ne fût jamais entré dans le séjour de la grâce, « il ne nous eût jeté
sa tête il la figure.
XIX.
« C'était, si je merapellebicn, un roide France. Celle tête, qui n'a
vait pu conserver sa couronne terrestre, osa bien , à ma face, pré
tendre à une couronne de martyr... ni plus ni moins que la mienne.
Si j'avais eu là mon épée, comme au temps où je coupais des oreil-
les, je l'aurais abattu (l'un coup; mais n'ayant que mes clefs au lieu
de mon glaive, je me bornai à faire rouler par terre sa tête qu'il te-
nait à la main.
XN.
(( Aiissit('it, il jota des cris si affreux . (pie Ions les siiiuts accouru
rent et le firent entrer en |iaradi$. Là, il o>l assis C'ite à ci'ite prés de
saint Paul... qui n'est après tout qu'un parvenu ! La peau de saint
Barthélémy, dont cel i-ci s'est fait dans le ciel un capuehon. cl qui
a racheté tons ses péchés terrestres en le faisant martyr, na pas cié
|dus utile à son maître que ne le fut au sien celte Nide et stupidc
caboche.
XXi
• M lis s il eùl saidé -a
siti |e^ ép.iiilos l'atTaire eût pris une
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYUON.
131
tout autre tounnire : la sympathie parait avoir agi sur les saints
comme un cncluuilemont: et c'est ainsi quo le ciel a replacé cette tête
imbécile sur le troue qui la portait. Tout cela peut être tort bien : il
païaît que c'est ici la coutume d'annuler tout ce qui s'est fait de bon
sur la terre. »
XXII.
L'ange répondit : « Pierre, ne faites pas la mone ; le roi qui nous
arrivea la tèteà saplnce, et le reste aussi; mais cette tète n'a jamais
trop su ce qu'elle faisait... C'était une marionnette que des filsd'ar-
chal mettaient en mouvement, et on le jugera sans doute comme
tous les autres. Ce n'est point notre affaire, à vous et à moi, de
nous inquiéter de ces choses : occupons-nous de notre emploi et
faisons ce qu'on nous ordonne. »
XXIII.
Pendant qu'ils causaient de la sorte, la caravane des anges arrivait
avec la rapidité d'un ouragan , fendant l'espace , comme le cygne
fend le cristal d'une onde argentée (soit le Gange, le Nil ou l'Indus,
la Tamise ou la Tweed). Au milieu d'eux était un vieillard, a^ec sa
vieille âme , tons deux complètement aveugles. Ils firent halte de-
vant la porte, et placèrent sur un trône de nuages le voyageur, en-
veloppé dans son linceul.
XXIV.
Mais à l'arrière-garde de cette brillante phalange, un esprit bien
différent d'aspect se balançait sur ses ailes, comme ces nuages por-
teurs de la foudre qui planent sur une côte aride et féconde ep nau-
frages. Son front ressemblait ù la mer secouée par la tempête ; dos
pensées profondes, insondables, gravaient un éternel courroux sur
ses traits immortels, et, en se promenant autour de lui, son regard
assombrissait l'espace.
XXV.
En s'approchant, il jeta sur cette porte, que le péché et Itii ne
franchiront jamais , un coup d'œil tellement empreint d'une haine
surnalniclle, que saint Pierre eût bien voulu ne pas se trou\er de-
hors ; il fit sonner ses clefs ù grand bruit et sua dans son aposloli-
(pie peau : comme de juste , sa transpiration n'était que du divin
iciior ou toute autre liqueur éthérée.
XXVI.
Les archanges eux-mêmes se serrèrent les uns contre les autres,
comme des oiseaux quand plane le faucon ; ils sentirent la pour les
gagner jusqu'au bout de leurs ]duraes,el ils formèrent un corcle[ia-
reil au bau(lrier d'Orion, autour du pauvre vieux bonhomme qui sa-
vait à peine où ses guides le menaient, bien qu'ils Irailasseni avec
égard les mânes royaux ; car nous savons, par bons et sûrs rensei-
gnements, que tous losanges sont tories.
XXVII.
Comme les choses en étaient là, soudain la porte s'ouvrit, et l'é-
clat de ses gonds flamboyants jeta dans lespace une immense
flamme de teintes variées, qui s'étendit même jusqu'à notre imper-
ceptible planète, et couronna son ])ûle nord des franges d'une
nouvelle aurore boréale, la même que l'écpiipage du capitaine l'arry
aperçut dans le détroit de Melville, où il était entouré i)ar les
glacés.
XXVIII.
Et de la porte ouverte sortit tout radieux un être de lumière, un
être puissant et beau , couronné de gloire, comme la bannière qui
flotte victorieuse après un combat dont le monde a été le prix
Mes tristes comparaisons a ondent naturellement en images ter-
restres; car ici-basune nuit matérielle obscurcit nos plus [lures eon-
ce|itions ; Jeanne Soulbcote et ce fou de Robert Soulliey sont seuls
exceptés de la règle.
XXl.X.
Cette figure était l'archange Michel ; tout le monde sait comment
sont faits les angeset lesarchang( s, puisqu'il n'est guèry décrivail-
leurs qui n'en aient au moins un à mettre eu scène, depuis le roi des
démons jusqu'au prince des milices célestes; on en voit aussi dans
maint tableau d'église, bien que, je dois l'avouer, ceux ci no ré-
pondent }?uère à 1 idée que nous nous faisons des espri.^ immortels;
mais je laisse aux connaisseuis le soin d'expliquer les vertus et
qualités des véritables anges.
XXX.
Michel , au vol immense , s'avança dans si gloire et sa farce ,
noble ouvrage de celui d'où dérive toute force et toute gloire; ayant
franchi le portail, il .s'arrêta ; devant lui les saints au front chenu
et les jeunes chérubins (quand je dis jeunes, cela s'applique à leur
mine et non à leurs années; et je ne voudr.iis nullement dire qu'ils
no fussent pas plus vieux que saint Pierre , mais seulement qu'ils
avaient l'air un peu plus avenant);
XXXI.
Chérubins et bienheureux s'inclinèrent devant le puissant ar-
change, la première des angéliques essences, dont l'aspect était celui
d'un dieu ; mais lui, il n'avaitjamais nourri d'orgueil ; tout grand,
tout élevé qu'il était, jamais il n'eut de pensée que pour le service
de son créateur : Slichel savait qu'il n'était que le vice-roi des
deux.
XXXII.
Michel et l'esprit silencieux et sombre s'abordèrent .. Ils se con-
naissaient mutuellement eu bien comme en mal : telle était leur
puissance qu'aucun d'eux ne pouvait oublier son ami d'autrefois,
son futur ennemi ; et pourtant on lisait dans Inn's yeux un nobie,
iunnortel et magnanime regret, comme si le destin , plus que leur
volonté, avait donné à leur lutte l'éternité pour terme et les sphères
pour champ clos.
XXXIII.
Mais ici ils se trouvaient sur un terrain neutre : nous savons par
Je livre de Job qu'il est permis à Satan de faire trois fois l'an, plus
ou moins , sa visite au palais des cioux; et que les enfants de Dieu,
comme ceux do la poussière, sont tenus de lui faire C)iu]ia^ni:^ :
nous pourrions démontrer, d'après le même livre, avec (pndle poli-
tesse est conduite la conversation entre les puissances du bien et
du mal... mais cela nous mènerait trop loin.
XXXIV.
, D'ailleurs ceci n'est point un traité de théologie, où l'on ait .'i
examiner , les textes hébreux ou arabes à la main . si l'histoire de
Job est une allégorie ou un fait; je ne fais qu'une simple narration ;
c'est pourquoi je choisis çà et là les faits qui peuvent le mieux écar-
ter tout soupçon d'imposture. Tout ce que cet ouvi'age contient est
littéralement vrai, et aussi authentique que le fut jamais une vision.
XXXV.
Donc les deux esprits se trouvaient sur un terrain neutre devant
la porte du ciel. On peut comparer au seuil d'un palais oriental ce
lieu où se débat le grand procès <le la mort et d'où les âmes sont
expédiées vers l'un ou l'autre monde ; c'est pourquoi .Michel et son
anlagoniste prirent un air fort civil : bien quelles ne se donnassent
point le baiser de paix , son altesse de ténèbres et son altesse de
lumière échangèrent un regard très courtois.
L'archange salua, non comme un de nos modernes dandies,
mais à l'orientale et en s'inolinaut gracieusement, appuyant une
main radieuse sur l'endroit où ch'^z les honnêtes gens on suppose
qu'est la pLice du cœur. 11 semblait avoir affaire à un égal qu'il
traitait avec bienveillanee , mais sans servilité. Pour Satan, il ac-
cueillit son ancien ami avec plus de hauteur, comme ferait un vieux
Castillan aussi pauvre que nobis, à l'égard d'un riche citadin éclos
comme un champignon.
xxxvir.
11 .se contenta d'incliner légèrement son front infernal : puis le
relevant aussitôt , il parut se préparer à revendiquer sun droit, à
tort ou à raison, en établissant que le roi Georges ne devait en au-
cune façon être exempté du supplice èieinel , pas plus que tant
d'autres'rois que l'histoire mentionne, lesquels étaient doués de
plus de sens et de cœur, et qui depuis longtemps ont pavé l'enfer
de leurs bonnes intentions.
XXXVllI.
Michel commença : « Quels droits peux-t,i l'aire valoir sur cet
homme , maintenant mort et amené devant le Seigneur? quel mal
a-l-il fait depuis le commencement de sa carrière mortelle pour ap-
puyer tes prétentions sur lui? Parle; et si ta réclamation ost juste,
fais ta volonté : si, d.ins le cours de sa vie terrestre, il a grande-
ment failli à .«es devoirs comme roi et comme homme, prouve-le et
il est à toi; sinon qu'il entre.
XXXIX.
— Michel, répondit le Prince de l'air, sur le seuil même de celui
quo lu sers, je viens réclamer mon sujet ; je démontre ai qu'ayant
1.r2
LES VEILLÉES LITItUAlKHS ILLUSTKKES.
rii- niuii atloralcur dans la chair , il doil l'èlre en cspril , quelque
iiitérôl que lu lui porics , ainsi que h.' liens, sous |iiclu\le que ni
le vin ni la luxure n'ont clé ses faiblsssfts; ear sur le irône, com-
mandant h des millions d'hommes, il a tout fciit i)uur me servir.
XL.
« lU'garde noire terre, ou plutôt la mienne : jadis rlle apparlr-
nail (lavanlaKe h ton maître ; mais je ne m'enorgueillis |ias de la
conquête de celte pauvre planète; hélas! celui ijue lu sers ne doit
pasm'en\icr mon lot :avceioules ces myriades de mondes brillanis
qui circulent autour de lui et ladcu-enl , il aurait pu oublier celte
chéiive création d Aires misérables : selon moi, peu deulre eux
racrilent d'èlre damnés,
à rexception de leurs
rois.
XU.
« Ceux-ci même, je
ne les réclame que com-
me unesorle de redevan-
ce pour établir mon droit
de suzeraineté : et lors
même que je voudrais
m'oecuper des autres, ce
sérail, vous le savez, un
soin superllu : \ ii leur dé-
pravation, l'enfer n'a rien
de mieux à faire que de
les abandonner à eux-
mêmes : tel est l'élat de
démence et de crime où
les plonge une maléilic-
tiou innée, que le riel ne
peut les rendre meilleurs,
ni moi les rendre pires.
XLIl.
« Regarde la terre, di-
sai^s-jc et dis-je encore :
à 1 époque où ce vieux
aveugle, insensé, débile,
cliélif et pauvre vermis-
seau , commença de ré-
gner dans la (leur el lé-
clat de sa jeunesse, le
monde et liM étaient lout
autres qu'aujourd'hui :
une grande portion delà
leire et loule l'étendue
de l'Océan le reconnais-
saient pour roi; à travers
plus (l'une lenipèle, ses
lies avaient surnagé sur
labime du leiupsicar les
m;\ os veriiis _v avaient
établi leur séjour.
XLllI.
id)tiiit le
quille
« Jeune , il
scpplre; il ne
i|ue vicu.x : voyz dans
quel clal il a trouvé sou
i\i.\aume , dans quel élal
il l'a laissé, lise/, les an-
nales de son règne...
vovcz-le d'abord conlianl le gouvernail à un favori ; voyez croître dans
soil cœur la soif de l'or, ce vice «lu ineudi.uii . qui ne domine jamais que
sur les cu'urs les plus vils; et quant au reste , jetez les yeux sur
l'Amérique el sur la Kraiice.
XLIV.
(I A la vérité , du commencement à la fin, il ne fut qu'un instru-
ment ;déjà j'ai sous la m;iin tous ceux qui l'oul mis en œuvre) ; mais
comme iiistrunienl il faut qu'il soil brûlé. Dans tous les siècles pas-
sés , depuis que le genre humain a subi le joug des monarques,
dans toutes les sanglantes annales du crime el du carnage, cher-
elicz le plus mauvais élève qu ait produit lécole des Césars, el cilez-
iimi lin lègi.e [dus inondé de sang, plus encombré de cadavres.
L'ombre s"avan(,<i, ligure grande, mince, avec des cheveux gri>
peuples comme les iniliviilus , ses sujets (!ii:iimiî les étrangers, dès
(pi'ils proféraient le mot de liberté, oui trouvé d.ins Georges III
leur premier adversaire. Quel est le roi dont le règne fui souillé
d'aillant de calamités publiques cl privées? J'accorde sa continence
el sa sobriété : j'accorde ces vertus neutres qui manquent à la plu-
part des monarques ;
XLVl.
(I Je sais qu'il fut époux eonslant, as.sez bon père, maître sup-
portable. Tout cela est beaucoup, particulièrement sur un Irone,
de môme que la tempérance est (dus méritoire à la table d'Apirius
qu'au souper d'un anachorète. Je lui concède tout ce que les plus
bieuvcillauts peuvent luiconcéder : mais tout cela était bien pourini,
non pour ces millions
d'hommes qui trouvèrent
toujours en lui un di-
gne soutien de l'oppres
sien.
XLVII.
« Le Nouveau-Monde
secoua son joug; l'ancien
hémisphère gémit encore
sous le [)oids des maux
(|ue lui ellessiensont pré-
parés s'ils ne les ont ac-
complis : il laisse sur plus
d'un Irdiie des héritiers
de ses vices sans aucu-
ne de ces vertus timides
qui ont parlé pour lui.
{lu'ils tremblent . ces fai-
néants qui dorment , ou
ces despotes qui veillent
sur les trônes delà lerre,
ayan loublié une leçouqui
leur sera don née de nou-
veau!
XLVin.
« Cinq millions de chré-
tiens primitifs, profes-
sant la foi qui fail votre
grandeur sur la terre, à
vous autres habitants du
ciel, imploraient unepor-
lion lie ce vaste tout qu'ils
possédaient autrefois... la
liberté d adorer, non pas
seuli'ineiil Votre Sei-
gneur, mais vous.. Michel,
el vous aussi . saint l'icr-
rc ! Il faut que vos àiucs
soient bien froides, si vous
n abhorrez pas celui qui
ne voulut jamais accor-
der aux catholiques les
privilèges d'un |ienple
chrétien.
XLIX.
Il Jemetriunpc! il leur
pcrmil de prier Dieu; mais
il leur rcfu.sa ce qui en
élail la Conséquence, une
loi qui les aurait placés
surlc même pied que ceux
qui ne révèrent pas les
saints. » Surces mol*, saint Pierre iressaillii sur son siège, se leva cl
s'écria: « Vous pouvez emmener le prévenu avant que j'ouvre les por-
tes du paradis à ce mécréant , tant que je serai portier , puisse je
être damné moi-même.
« Surma parole ! j'aimerais mieux échanger mes fonctions coude
celles de Cerbère , lesquelles certes ne .sont point une sinécure, que
de voir ce roval fmalique, cet échappé de Uedlam, vagabonder dans
les champs azurés du ciel! — Oui, Pierre! répliqua Satiin : vous
avez raison do ressentir les injures faites à vos partisans , et pour
potf" que vous soyez disposé à 1 échange en question, je lâcherai
d einbauclier noire Cerbère pour votre paradis. "
Ll.
<i Toujours il a l'ail la guerre à la lilicrlé el aux hommes libres : les , Ici .Michel s'interposa ; « Brave saint ! dil-il , et vous , diable, pa-
OEUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYKON.
loJ
si vite , je vous prie : vous dépassez tous deux les bornes de la dis-
crétion. Saint l'ierre , vous êtes ordinairement plus civil : Salan !
excusez la clmlcur de se.s expressions, et le tort qu'il a de s'abaisser
au niveau du vulgaire : les saints eux-uiônies s'oublient queltiLifois
en face d'un tribunal. Avez-vous quelque chose de plus à dire? —
Non. — Alors, je vous prierai de faire comparoir vos témoins. »
LU.
Aussitôt Satan se tourna et fit un signe de sa main basanée ; l'é-
'ectricité de son geste se communiqua aux nuages plus rapidement
que nous ne pouvons le concevoir, quoique souvent il nous arrive
de voir Salan dans nos propres cieux : le tonnerre infernal ébranla
les mers etles continents
dans chacune des jilanè-
tes , et les batteries de
l'enfer déchargèrent toute
cetleartilleriedontMillon .^sa
a parlé comme d'une des
plus sublimes inventions
du roi des ténèbres.
Lin.
C'était un signal pour
ces âmes reprouvées dont
la funeste puissance s'é-
tend au-delà des limites
des mondes passés, pré-
sents ou à venir : aucun
poste spécial ne leur est
assigné par les contrôles
de l'enfer; elles peuvent
errer librement paitout
où leur goût et leurs af-
faires les entraînent, p^ir-
tout oùelles trouvent une
proie... ce qui ne les em-
pêche pasd'êtredamnées.
LIV.
Elles sont flères, com-
me on peut le croire,
d un pareil privilége.-cest
une sorte d'ordre de che-
valerie, uneclefde cham-
bellan attachée au bas de
leurs reins, ou comme
une entrée de faveur par
1 escalier dérobé, ou enfin
tout autre privilège ma-
çonnique de ce genre.
J'emprunte mes compa-
raisons à la poussière ,
n'étant que poussière
moi-même. Que les es-
prits dont je parle ne
s'ofl'ensent pas de la bas-
sesse de ces similitudes :
nous savons que leurs
fonctions sont bleu au-
dessus do tout cela.
11 l'oninicnça à lire lesjtrois premiers vers de son poème.
d'une demi-couronne : il m'est arrivé quelquefois sur la mer Egée
d'en voir autant dans le ciel avant une bourrasque. Le point s ap-
procha, et en grossissant prit une autre forme : on eût dit un navire
aérien qui voguait et gouvernait ou était gouverné (je ne sais quelle
est la tournure grammaticale convenable à cette dernière phrase,
qui fait bégayer ma stance. .. '
LVllL
Mais prenez celle que vous voudrez'). Et enfin ce navire devint
une nuée; et c'élaiten efTet... une nuée de témoins. Mais quelle
nuée ! jamais armée de sauterelles ne parut sur la terre aussi nora-
breuseque cette armée d'esprits : leurs myriades obscurcissaient l'es-
pace ; leurs cris bruyants et divers étaient pareils à ceux desoiessau-
vages (si l'on peut com-
parer des nations à des
oies) ; et c'était bien là
que l'on pouvait dire :
« L'enfer est déchaîné. »
LIX.
Là le gros John Bull
exhalait un énergique ju-
ron et fulminait ses dam-
nations accoutumées :
plus loin Paddy baragoui-
nait son « Jésus ! » —
«Que voulez-vous? » di-
sait l'Ecossais flegmati-
que ; l'ombre française
blasphémait en certains
termes que je ne puis
transcrire , mais que le
premier cocher venu vous
répétera; enfin du sein
de ce vacarme, on en-
tendait la voix de Jona-
than (1) qui disait : « Je
crois que notre président
\a se mettre en guerre. »
LX.
Il y avait en outre des
l'^spagnols, des Hollan-
dais , des Danois ; enfin
c'était une cohue uni-
verselle d'ombres, de tous
lesclimals.depuisO-Taiti
jusqu'aux plaines de Sa-
lisbury , de toutes pro-
fessions, de tout âge et
de tous métiers , prêtes
à témoigner sous serment
contre le règne de ce bon
l'oi, aussi hostiles à son
égard qu'au jeu de cartes
les trèfles le sont aux pi-
ques; toutes appelées à
ce grand procès criminel,
pour voir si les rois ne
peuvent pas être damnés
comme vous et moi.
LV.
Quand l'innnense si-
gnal eut couru du ciel à
1 enfer, distance environ dix raillions de fois plus grande que celle
qui sépare la terie du soleil. Or, on suppute, à une seconde près,
le temps que reste en route chacun des rayons qui , trois fois
1 an , (piand l'été n'est point trop sévère , disperse les brouil-
lards de Londres et dore les girouettes, ces obscurs fanaux de la
grande ville;
LVL
Donc, je puis dire le tem[isdecetrajet...ce fut une demi-minute.
Je sais que les rayons du soled sont plus lents à faire leur paquet
elà se mettre en route; mais leur télégraphie est moins perfection-
née et ils ne pourraient jouter contre les courriers de Salan reve-
nant chez eux à toute vitesse. Il faudrait jikisieurs années à chaque
rayon du soleil pour faire .ce qui, au diable, ne demande qu'uu
instant.
LVIl.
A l'extrémité de l'espace apparut une petite tache de la grandeur
LXL
Quand Michel aperçut
cette multitude , il devint
d'abord aussi pâle que peuvent' l'être les anges ; puis son visage
prit toutes les couleurs , semblable à un crépuscule d'Italie, à une
queue de paon, ou à la lumière du soleil couchant qui traverse la
rosace gothicpie d'une vieille abbaye, ou à une truite encore fraî-
che, ou à l'éclair brillant à l'horizon pendant la nuit, ou à l'humide
arc-en-ciel, ou à une grande rovue de trente régiments habillés
de rouge, de \ert el do bleu.
LXII.
Alors il adressa la parole à Satan : « Comment donc... mon hou
vieil ami, car je vous considère toujours comme tel; bien que la
dill'érence des partis nous oblige a nous tenir sur la réserve et
i même à nouscumbattre. je n'ai jamais vu en vous un enjierai per-
sonnel; notre dissidence est toute politique, et quoi qu'il puisse
(li Jonathan, l'.^mériciiin; comme John Bull , l'Anglais, et Pad.hj ,
l'Irlaiia.i s.
ir.'i
LKS VKILLÉKS 1,11 iliUAIHKS ll.LUSrUÙCS.
.'iilvciiir lii'lias, \ous eimnaifisez I csliinu que jc vous porlo cl i|ui
iiiu fail iTpiL'llor les errouj's duiiii lusquclles il ^ous arrive de
loinber...
LXIII.
<i (;ommniit done, men cher Lucifer, avez-vous pu prendre aussi
mill n- (|ue je vous ai dil de I'nppel de mis l'inoiiis? Mon inlenlion
n'a pas été de vous faire animer ici la moitié de la terre et de l'en-
fi'r: loiil cela est superllu, pnisqn il sufiitdt! la déposition véridi(|ue
lie deux témoins prolics et lionntites: nous perdons notre Icuips...
i|iio dis-je? notre éleniité, entre l'accusation et la défense : et si
iiiiiis vouloDs entendre l'une et l'autre, nous allons mettre notre
niimortalilé au supplice. »
LXIV.
Satan répondit: « La chose m'est indifférente au point de vue
personnel : je puis me procurer cinquante Ames préférables à celle-
ci avec beaucoup moins do peine que nous n'en avons déjh pris; si
j'iii traité avec vous la (piestion (|ui concerne sa défunte majesté
d'Aiifrlelerro, c'est seu!en)cnt pour la forme : vous en pouvez dis-
poser : Dieu sait quo j'ai là-lias autant de nMs qu'il m'en faut. »
LXV.
Ainsi parla le démon, traité naguère de multiface par le mulli-
graplic Souille). « Kn ce cas nous appellerons une couple de per-
sonnes parmi les myriades rangées autour de nous, el nous nous
dispenserons d'entendre le reste, rejirit Michel. U"' «ura le privi-
lège de parler le premier ? Il y a de c|uoi choisir... Qui appclleroii.s-
noiis ? 1) I'll Salan ré|iondil : « Il n'en manque pas; mais vous pou-
vez choi.sir John Wilkes tout comme un autre. »
LXVI.
Aussitôt on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect original, l'air
gai, l'œil éveillé, revùlu d un costume tout-à-(ail suranné; cardans
l'autre monde on garde longtemps les modes de celui-ci : Ions les
coslumis, à partir d Adam, s'y trouvent réunis, bons ou mauvais,
iltpuis la feuille de liguier de notre mère Ivre jusqu'au jupon mo-
derne qui ne couvre guère plus.
LXVU.
Le fanlûmc promena ses regards sur la foule assemblée cl s'é-
cria : « .Mes amis de toutes les sphères, nous risquons un rhume au
milieu de ces nuages; c'est pourquoi dépêchons notre affaire, l'our-
quoi celle convocation générale? Si ces geos que je vois révolus d'un
.suaire sont de francs tenanciers, si leurs cris ont pour objet une
rieclion, vous avez en moi un candidat qui n'a jamais retourné son
habit; saint l'ierre, puis-je compter sur votre voix?
LXVIIL
— Monsieur, répliqua Michel, vous vous méprenez fort : les
choses dont vous parlez a|)partiCMnenl à une vie antérieure; celles
qui nous occu|)enl ici ont un caractèic plus auguste Vous voyez un
tribunal formé pour juger les rois; mainlenaul vous devez être au
l'ail. — Alorsjesuppo.se, dit VVilkes, que ces messieui's qui ont des
ailes sont des chérubins; el celle àiiie que j'aperçois là-bas res-
semble terriblement à Georges 111, seulement elle me paraît un peu
plus vieille... Dieu me pardonnel esl-il donc aveugle?
LXIX.
— Conune vous voyez; et son sort dépend de ses actes, répond
l'ange. Si vous avez quelque accusation à porter contre lui. la
tombe iMMinet au jilus humble mendiant de se lever en témoignage
en face des tètes les plus su[ierl)es. — Il y a des gens, dit Wilkes,
qui, pour jirendre cette liberté, nallendeiil pas que leur adversaire
au ic\èiu son manteau de plcmb... el pour mon compte, je lui ai
dit ma pensée à la face du solei!.
LXX.
— Ui''péliz donc, un peu au-dessus du soleil, ce que vous avez
à lui re|irnr|ier, répond l'archange. — Quoi donc! répliqua l'es-
prit, maiiiteiianl que nos vieu\ comptes sont réglés , iiai-je dé-
poser contre lui? iNon, ma loi. D'ailleurs sur la lin jc l'ai battu com-
lilétcinent, lui. fcs lords el ses communes : je ne veux pas réveiller
dans le oicl nos anciennes querelles, vu que sa conduite n'a rien eu
que de très naturel chez un prince.
LXXL
V Sans doute il était à la fois slupide et mécliaul d'cqiprinicr un
pauvre diable cuuinie moi, qui n'avais pas un sou vaillant: mais lu
lilàmcen doit retomber bien moins sur lui que sur Bute ci (irafion,
et jc ne voudrais pas le voir puni mainlenant pour lc.s f.iules de
deux hommes qui sont damnés <lepuis longlein|is, et qui ligurent
encore mainlenant eu enfer : p mr inui jc lui ai pardonné, cl je
vote pour que daus le ciel iljouis.se de llnljin.s curfius
LXXll
— Wilkcs,dil le diable, je voi(8 comprends ; ïous étiez déjà cour-
tisan à demi quand la mort est venue vous surprendre, et vous pa-
raissez croire qu'il n'y aurait nas de mal îi le devenir tout-,'i-fait
a|irès avoir passé la barque à Cliaiou; vous oubliez que le règne de
Georges est f\\\\ : ([uoi qu'il advienne, il ne sera plus souverain :
vous avez jicrdu vos peines, car tout au plus sera-t-il votre voisin.
LXXIII.
CI Au reste, j'ai su à (uioi m'en tenir du jour oii je vous ai vu,
avec votre air goguenard, rôder cl chuchoter autour de la broche où
Déliai, qui était de service, arrosait William l'itt, son élè^e, ave la
graisse de l''ox ; je l'ai su, cl je me suis dil : Ce gaillard-là, jus-
que dans l'enfer, médite de mauvais tours : jc le ferai bûil'onner...
conformément h l'un de ses propres bills.
LXXIY.
« Appelez Junius » (1) ! A ce nom un esprit sortit de la foule
cl il se manifesta une curiosité générale; en .sorte que les ombres
elles-mêmes cessèrent de se mouvoir a. leur aise, eu glissant à tra-
vers les airs, mais elles se trouvèrent toutes pressées, entassées
(bien inutilcmeul comme on verra) , se comprimant mutuellement
des mains et des genoux comme des vessies gonflées de venl. ou,
ce qui csl plus triste encore, comme le venire d'un homme qui a
la coli(iue.
LXXV.
L'ombre s'avance... figure grande, mince, avec des cheveux gris,
el qui semblait n'avoir été déjà qu'une ombre sur la terre : ses
mouvements ciaienl prompts, son air annonçait la vigueur, mais
rien n'indiquait son origine ou sa naissance ; tantôt elle se rape-
liss.iit, laniùl elle grandissait de nouveau, prenant un instant l'air
de la tristesse, et le moment d'après celui d'une joie sauvage : «jais
si vous examiniez ses traits, ils changeaient à chaque instant, sans
s'arrêter jamais en une expression fixe.
LXXVl.
Plus les autres spectres l'examinaient altenliveuicnl, moins ils
pouvaient rccunnatlrc à qui avait appartenu celte figure : le diable
lui-même semblait embarrassé de citîe énigme. Dans cet être in-
connu, tout changeait comme un songe, tantôt dans un :cns, tantôt
dans l'aulre ; plusieurs ersonnes dans la foule juraient qu'elles le
connaissaient parfaitement : celui-ci anirmait par .serment que c'é-
tait son père, à quoi celui-là répondait que pour sur c'était Is frère
du cousin de sa mere.
LXXVll.
Un autre prétendait que c'était un duc ou un chevalier, un ora-
teur célèbre, un légiste ou un prêtre, un nabab ou un accoucbeur.
Mais le mystérieux persoonage changeait ds physionomie au moins
aussi Souvent que les observateurs changeaienl d'hypothèse. Bien
qu il fût là, expose en plein à tous les regards, l'embarras ne faisai!
que s'accroître. C'était une complète fantasmagorie, tant l'objet était
volatil et diiphane.
LXXYIII.
A peine venait-on de déclarer que c'était un tel; prc»/o.' il se
trouvait être un «utre, et à peine ce changement était-il eirectué
qu'il variait encore; il pass;iit si raiddemcnl d'un aspect à un a tre
que sa mère elle-même, si toutefois il en avail une, n'eût pu re-
connaître son fils; tant qu'à la fin on se fatiguait, au lieu de se di-
vertir, en cherchant à pénétrer ce masque de fer épislolaire.
LXXIX.
Kn effet, il lui arrivait quelquefois, comme à Cerbère, d'être « trnis
messieurs à la fois, » ainsi que s'exprime ingénieusement l'excel-
lente mistriss Malaprop (2); et linstanl d après vous auriez pu
croire qu'il n'en était pas même un seul. Tantôt de nombreux
I l.cs Mires de Junius, pamphlet poitlique anonyme, qui fut altribu
à une fmile ,; "écrivains et liomnies d'Èl.ii, ii.inii: l".s<'|iii>ls les conjeclur.s
les plos proljablos se sont arrêtées sur sir l'Iiilip Fr.iiicis, mort en I8|s.
(il Porsonna^-e do \'6cot« de la mi'dUaii'e, conn'Mlie Jo Sliêriil^n.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
15 j
rayons lui forniaiciU une auréole; tantôt une épaisse vapeur, pa-
reille aux brouillards de Londres, le dérobait à la vue. Selon l'ima-
pinaiion des gens, c'était Bnrke, c'était Tooke, cl très souvent il
passait pour sir Pbilip Francis.
LXXX.
J'ai aussi mon hypothèse elle m'appartient exclusivement; je
ne 1 ai jamais mise au jour jusqu'à présent, de peur de faire tort à
quelqii'un de ceux qui entourent le trône, il un ministre ou à un
pair surqui pourrait retomber le blâme ; c'est... ô public bénévole,
lirètez l'oreille !... c'est que l'être appelé jusqu'ici Junius n'était réel-
lement,, véritablement personne.
LXXXI.
Je ne vois pas pourquoi des lettres ne pourraient être écrites sans
main, puisque nonsen voyons tous lesjours qnis'écrivent sans tète:
et nous savons aussi que cette dernière condition n'est nullement
indispensable pour faire des livres. En vérité, tant qu'onlie se sera
pas accordé sur celui à qui revient l'honneur de cet ouvrage, cette
question sera comme celle du Niger; et ruuivers,mvslifié, ne pourra
guère affirmer que le fleuve ait une ernbouchupe et le livre un au-
teur. ' - . .
LXXXII.
« Qui cs-tu et qu'es-tu? dit l'archange. — A cet égard, tu peux
consulier la première page du volume, répondit cette superbe ombre
d'une ombre : après avuir su gardei- mon secret pendant un demi-
siècle, je n'ai guère envie de le révéler maintenant. —As-tu, pour-
suivit Slichel , quelque chose à reprocher au roi Georges, quelque
fait à produire contre lui? «Junius répondit: « Vous ferez mieux de
lui demander sa réponse à ma lettre...
LXXXIII.
« Les accusations que j'ai consignées après mûre information
survivront au bronze dg son épilaphe et de sa tombe. —Mais ne le
reproches-tu pas, dit Michel, quelque exagération , quelque allega-
tion qui , fausse, décida-ait ton arrêt, et véritable, le sien? Tu'as
ete souvent trop amer, n'est-ce pas , dans l'emportement de ta co-
lère? — Ma colère! s'écria le fantôme d'un ton sombre; j'aimais ma
patrie et je haïssais cet homme.
LXXXIV.
« Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit : que la responsabilité tombe sur
ma tète ou sur la sienne! « Ainsi parla le vieux pamphlétaire qui
|)renait pour devise: « Nominis umbra; » et en même temps il se
dissipa en céleste fumée. Alors Satan dit à Michel : « N'oublie pas
d'appeler Georges Washington, John Horne-Tooke et Fraidvlin. ■)
Mais en ce moment on entendit crier : « Place! place! » sans qu'un
.=eul spectre bougeât.
LXXXV.
Enfin, à force de pousser, de jouer des coudes, et avec l'aide des
chérubins chargés de ce service, le diable Asmodée se fit jour jus-
qu'au tribunal : son voyage semblait lui avoir coûté quelque peine.
Quand il eut jelé bas le fardeau qu'il portait, « Qu'est-ce ci? s'écria
Michel ; comment donc? mais ce n'est pas une ombre! — Je le sais,
dit Asmodée; mais c'en sera bientôt une si vous me laissez laire.
LXXX VI.
« Diable soit du Renégat ! 11 est tellement lourd que je me suis
foulé 1 aile gauche. Il semblait avoir quebiu'un de ses ouvrages
pendu à son cou. Mais au fait ! en planant sur les précipices du
Skiddaw (où il pleuvait comme de coutume) , je vis, bien loin au-
dessous demoi, briller un bout de chandelle.... in'abattant aussitôt,
je surpris ce drôle rédigeant un libelle qui outrageait l'histoire noii
moins que la sainte Bible
LXXXVII.
« La première est l'écriture du diable et l'autre est la vôtre, pion
bon Michel ; vous comprenez que l'affaire nous concerne tous cga-
l lement. Je l'ai happé tel que vous le voyez là et l'ai apporté ici pour
y être jugé sommairement. J'ai été peu't-èlre dix minutes en l'air...
un quart d'heure tout au plui : je gagerais que sa femme est encore
à prendre son thé. »
LXXXVIII.
Ici Salan prit la parole : « Je connais cet homme depuis long-
temps, c!it-il, et ce n'est pas d'hier que je l'attends ici ; on Irouve-
^ liiit ililficilemcnt un drôle plus stupide et en même temps plus vain
diiiis sa l'ciile sphère: mais certes, mon cher ^ismodée, ce n'était
pas la peine d'occuper vos ailes à convoyer pareille marchandise, le
jiauvre malheureux fût venu nous trouver de lui-même, sans nous
donner l'embarras du transport.
LXXXIX.
«Mais puisque le voilà, voyons ce qu'il a fait. — Ce qu'il a fait!
s'écrie Asmodée; il anticipe sur la besoîne qui nous occupe main-
tenant, et grilVonne comme s'il était secrétaire général du bureau des
destinées. Quand un àne do cette espèce prend la parole, comme
celui de Balaam, qui peut prévoir jusqu'où il portera l'impudence.
— Ecoutons, dit Michel , ce qu'il peut avoir à nous dire; vous sa-
vez que nous sommes tenus d'en agir ainsi dans tous les cas. »
XC.
Aussitôt le barde, joyeux de trouver un auditoire, ce qui lui ar-
rivait rarement sur la terre , se mit à tousser, moucher, cracher,
pour donner ù sa voix celte intonation lugubre et solennelle , trop
bien connue des malheureux auditeurs que les poètes tiennent sous
leur coupe quand une fois ils ont lâché la boude à leurs vers ; mais
il se sentit arrêté tout court par son premier hexamètre, qui ne put
faire aller un seul de ses pieds goutteux.
XCI.
Et avant que pour éperonner ses dactyles chancelants, il eût pu
entonner une manière de récitatif, on entendit un long murmure
d'elTroi circuler dans les rangs des chérubins et des séraphins; Mi-
chel s'empressa de se lever, avant d'avoir pu saisir un mot de tous
ces vers si longuement écbafaudés, et s'écria : « Pour l'amour de
Dieu 1 l'ami, arrêtez ! Il vaudrait mieux... .Van di. non homines
Vous connaissez le passage entiei'x (1).
XCII.
Ce fut alors un tumulte général parmi la foule qui paraissait dé-
tester cordialement toute espèce de vers; comme de raison, les an-
ges avaient du chant par-dessus la tête lorsqu'ils étaient de service;
et les ombres de la dernière génération en avaient trop entendu de
leur vivant et tout récemment encore, pour rechercher l'occasion
d'en ou'ir davantage. Le monarque, qui était resté muet jusque-là,
s'écria tont-à-coup« : Quoi donc! quoi donc! Pye(2) est-il de retour?
Je n'en veux plusl... je n'en veux plus! »
XCIII.
La confusion redouble; une toux universelle ébranle les cieux,
comme dans un débat parlementaire, alors que Castlereagh a parlé
trop longtemps (il en était ainsi du moins avant qu'il fût ministre
d'Etat : mainlenant les esclaves lécoutent). Quelques-uns crient :
« A la porte! à la porte! » comme dans les petits tbéâlres; si bien
que, poussé à bout, le poète supplie saint Pierre, comme étant lui-
même écrivain, d'intervenir au moins en faveur de sa prose.
XCIV.
Le drôle n'avait pas trop mauvaise mine : son visage tenait beau-
coup du vautour; un nez crochu et un œil de faucon donnaient un
air piquant et une sorte de grâce trancbaiile à une physionomie
dont l'ensemble, quoiqu'un peu trop grave, n'était pas à beaucoup
près aussi laid que sou principal vice : mais celui-là était absolu-
ment incurable : c'était une véritable raonomanie de suicide par la
poésie.
XCV.
Alors Michel souffla dans sa trompette, et fit taire le bruit par un
bruit encore plus grand, comme la chose se fidt quelquefois sur la
terre : hormis quelques murmures qui interrompront çà et là le res-
pectueux silence, peu de voix essaieront de s'élever encore après
avoir été entièrement dominées. Le poète put donc enfin plaider
sa mauvaise cause, de l'air d'un homme fort content de lui-même.
XCVI.
Il dit... (je ne donne que le sommaire)... il dit qu'en écrivant il
n'avait point mauvaise intention : c'était sa mauie de traiter ainsi
tous les sujets; c'était ainsi d'ailleurs qu'il gagnait son pain en
ayant soin de le beurrer des deux côtés; ce serait abuser des mo-
(1) On peut se contenter, dit Horace, d'être un juri'iconsulte, un avocat
! passable.... mais les poètes! Ni les hommes, ni les dieux... ne leur peiv
mettent la médiocrité.
(2) Poète lauréat, prédécesseur de SouUiey; il niuunit on 1813 , et ses
odes et son épopi^e d'Alfred sont oubliées depuis longleni|«.
156
LES VEILLEES LÏTTÊHAIIIES ILLUSTllÊES.
mpnis Hr l'asseiiilili'i' (il se flailnil beaucoup) que <!<• nommer si»s
oii\ rapes, dont In >im|ili' éiuiiiitTalii)i\ einpliiierail (dus d un jour. Il
ii'fii rjlcrail i|uc' li's plus rcinarqualilus : o Wal Tjler... Uietiliciui. .
Wali-rloo. ■>
t XCVll.
Il avait orrit l'élops d'un réKieiiie; il avait écrit l'éloge de tous les
rois du monde; il avait é(;rit lartçemenl, alioiidaiumcnt p(uir les r«-
pul).i>|u>>s . puis contre ces mt^mcs républiques, avec plus d'anxr-
iuiiiiM|u>' jamais: il s'était fait un jour I apùtre de la u l'antisocratie,»
s,\sii'[nc plus ingénieux que moral : puis il était devenu ardent
anti-Jui'obin, avant retourné sun habit, et prêt à retourner sa peau.
XCVIll.
Il avait, dans ses poèmes, déclamé contre les batailles, puis il en
avait célébré la gloire; il avait parlé de la critique des journaux
eommi" d'un « métier inipiluvablc »: puisiléiail devenu lui-nirme le
plus vil et le plus rampant des critiques... Nourri, payé et protégé
j)ar ccux-lii même qui avaient attaqué sa muse et sa moralité : il
avait écrit des vers blancs et de la prose plus blanche encore, et
beaucoup plus de l'un et de l'autre que personne ne saurait croire.
XCIX.
Il avak écrit l.i vie de Wesicv Ici , se tournant vers Satan :
n Monsieur, dif-il, je suis prêt h écrire la vôtre : deux volumes in-8»,
élégamment reliés, avec notes et préface, tout ce qoi all'''cliele pieux
acIit'IiMir : et il n'v a point à douter du succès, car je suis en po-
sition de choisir moi-même mes critiques : fournissez-moi donc les
documents jiécessaircs, aûn que je puisse vous ajouter h. la liste de
mes siiinls. »
Satan s'inclina et garda le silence. « Rh bien ! si par une louable
modestie vous refusez mes offres, qu'en dit Miclifl ? Il est peu de
ini-moires qu'on puisse rendre plus divins. Ma plume pout se prêter
il tout : elle n'est plus tout-à-fait neuve, mais elle vous rcmlrail
brillant comme votre Irompeltc. l'our le dire en passant, la mienne
est d'un airain plus dur et a autant de son quo la votre.
CI.
n Mais à propos de trompette, voilà ma Vision! Vous allez être
juges; oui. vous tous : mon jugement guidera le vôtre, et ma sa-
gesse va décider (pii doit entrer au ciel ou tomber en enfer. Je
règle toutes ces choses par intuition, présent, jiassé ou avenir; ciel,
enfer et tout le reste. Comme .\lphonse, ce savant monarque, je me
.sens capable, quand je vois double, d'épargner à la Divinité bien
des embarras. »
Cil.
Il cessa de parler et lira de sa poche un manuscrit. Tout ce que
]iurent lui dire les diables, les saints et les anges fut inutile : rien
n'arrêta le torrent : il lut donc les trois premiers vers; mais au
(|iialrii'me, toute l'armée spirituelle avait disparu, exhalant une va-,
riété infinie de parfums, les uns d'ambrois'e, les autres de soufre :
tout avait fui avec la rapidité de l'éclair devant ses « mélodieux
accords. »
cm.
Ces grands vers héroïques opérèrent comme un charme ; les anges
se bouchèrent les oreilles et déployèrent leurs ailes: les diables as-
sourdis se sauvèrent en hurlant dans l'enfer ; les onibres, en grom-
melant, s'enfuirent vers leurs domaines (car on ne sait pas encore
bien préci-cMienl en quel lieu elles habitent, et je laisse à chacun
son opiiiiiin sur ces matières); Michel voulut recourir à sa tmin-
pciie... mais, hélas! ses dents étaient agacées, et il ne put souiller
dans 1 inslrument.
CIV.
Saint l'ierre, connu depuis longtemps pour un saint un peu vif,
leva ses clefs, etau cinquième vers ilahattit d'un coup le poète, qui
alla tomber dans son lac, comme un nouveau Phaéton, mais beau-
coup l'Ius à son aise, car il ne s y noya pas ; une autre trame avait
été tilée par les Destinées pour la couronne finale du lauréat; on
la lui appliquera le jour où la réforme triuinpheia en .\nglelerre ou
ailleurs.
CV.
D'abord, il alla au fond .. comme ses ouvrages; mais bientôt il
revint sur l'eau... comme cela lui arrive toujours; car, par sa cor-
viipiicin même, toute chose corrompue devient h'gère comme le liége,
ligèie comme le sylphe, conine le leu follet qui voltige à la surface
d lin iiiaiais. Muinlcnaut sans doute, réfiigii- dans sa tanière, triste
coiiinic un livre en iinyciix fiir le.s rayons dune biJdinthêqiip. il m*'-
ilite débarbouiller quelque Vie ou quelipie Vision ; carie diable s'est
f.'iit puritain.
CVI.
Quant au rc^tc, pour en venir h la conrlusion de ce songe \éii-
diquc, j'ai perdu le télescope qui garantis<:iit ma vue de toute illu-
.sion, et me révélait tout ce que j'ai révélé U mon tour. Toute- qu«
je visdepliis, à travers laconfiision du dernier m ment, ccsl qiie le
roi Georges tout seul i>arvcnait à se fauliler dan- !•• eli-j ; etquan I le
tumulte fut entièrement apaisé, je le laissai méditant sur le centième
psaume.
FIN DE ;.A VIblO.X 1)1 JUGLMEHT.
POESIES DIVERSES.
(Suile.)
STANCES.
L'enchantement est rompu: le charme est envolé! telle est la
fièvre capricieuse de la vie : nous sourions comme des insensés,
quand nous devrions gémir; le délire est encore la plus douce des
tromperies qui nous assiègent.
Chaque intervalle lucide de la pen.sée ramène les maux que la
Nature a écrits elle-même sur notre Inre de vie; et quiconque agit
en sage doit vivre comme sont morts les saints, en martyr.
SESTos ET ABVDus (mai 1809].
Si Léandre, chaque nuit, pendant le sombre et froid décembre,
traversait tes fiols. ô large Hellespont (quelle jeune fille n'en con-
naît point Ihisloire?)...
SI, pendant que mugissait la tempête hibernale, il na-.-eait v
son amante. sai« se lais.scr arrêter par aucune crainte, et si le ■••
ranl était aussi violent qu'aujourd'hui, ô Vénus! que je plains les dt ,
amants!
Pour moi, enfant chétif et dégénéré des âges modernes, quoicpie
j'aie fail ce trajet dans le doux mois de mai, j'ai peine à délenilie
mes membres humides, etje croisavoir accompli un difficile exploji.
Mais selon l'incertaine chronique, quand Léandre traversait le
rapide courant pour trouver une amante... et quelle douce récoin-
(lense! il était animé par l'auiour : moi je n'avais pour but que la
gloire.
Il serait difiicile de dire lequel de nous réussit : pauvres mortels,
les dieux se jouent ainsi de nous! il perdit ses efforts; moi, j'en
fus pour ma bravade : il se noya, cl j'attrapai la fièvre.
CH.VNT GREC.
Vierge d'Athènes, avant que nous nous quittions, rends-moi. '
rends-moi mon cieur! ou puisijuece cœur a quitté iiioii sein. f:,u
le maintenant et prends aussi le reste : écoute mes va-ux avant ({ul j
te quitte : Zot- mou aas agapOii] !
Par ces boucles de ta flollante chevelure, abandonnées à tous les
vents de lamer d'Egée : par ces cils dont la frange de jais caresse
amoureusement la fleur de les joues ; par ces yeux vifs comme ceux '
de la gazelle : /Cui' muii xas aqnpo'.
Par ces lèvres que je brûle tlefllfurer. par celte taille que presse
ta ceinture . par ces fleurs qui le di-cnt ce ipie les paroles ne pour-
raicnl exprimer aussi bien, par toutes les joies et les peines .le
rauiuur : Xov mou sas agapô!
il) Ma vie, |e l'aime.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
i57
Vierge d'Athi'iies , je pars : pense à moi , douce fille , quand lu te
verras seule. Quoique je coure Ji Slamboul , Alliènes irarilera mon
cœur et mou âme. Et jamais je ne cesserai de t'aimer, non! Zvf
mou sas ngapô !
sun UN ALBUM.
Sur la froide pierre d'un tombeau un nom arrête les yeux du pas-
sant: ainsi quand tu jetteras les yenx sur cette page, puisse le mien
fixer ton regard et ta pensée !
Et chaque fois que lu viendrasàlire ce nom, pense à moi, comme
on pense aux morts ; et dis-toi que mon cœur est là, inhumé tout
entier.
A FLORENCE (Malte, 4809).
Quand je quittai la rive, la rive lointaine où je suis né, j'aurais
eu peine à croire, madame, qu'un jour viendrait où je pleurerais
encore en quittant un antre rivage.
Et pourtant, ici. lians celte île stérile où s'affaisse la nature épui-
sée, où vous êtes la seule qu'on voie sourire , c'est avec effroi que
j'envisage l'instant du départ.
Quoique loin des falaises escarpées d'Albion et séparé d'elles par
le bleuâtre Océan , encore quelques saisons écoulées , et peut-être
je reverrai ses rochers.
Mais n'importe où m'entraîne ma course vagabonde; que j'erre
sous des climats brûlants, que je parcoure les mers, ou que le temps
me rende à ma patrie, mes yeux ne se fixeront plus sur vous :
Sur vous qui réunissez tous les charmes capables d'émouvoir les
cœurs les plus indifférents; qu'on ne peut voir sans admiration
et... pardonnez-moi ce mot... sans amour.
Pardonnez-le à celui qui ne pourra plus désormais vous offenser
en le prononçant; et si je ne dois pas prétendre à posséder
votre cœur, croyez-moi ce que je suis eu effet, votre ami.
Et quel est le froid mortel qui, aprèsvousavoir vue, aimablevoya-
geusel ne sentirait pas comme je sens, et ne serait pas jm^ir vous
ce que tout homme doit être... l'ami de la beauté malheureuse?
Qui pourrait jamais croire que celte tête charmante a traversé
tant de routes périlleuses, a bravé la tempête ;\ l'aile meurtrière, ei
s'est dérobée à la vengeance d'un tyran?
0 madame, quand je verrai les murs où s'élevait autrefois la
libre Byzance, et où maintenant Stamboul étale ses palais orientaux,
siège de la tyrannie musulmane;
Quelque importance qu'ail cette cité glorieuse dans les annales du
monde, elle aura devant mes yeux un litre plus cher, comme vous
ayant donné le jour.
Et s'il faut maintenant que je vous dise adieu, quand mes yeux
verront ce merveilleux tableau, il me sera doux, ne pouvant vivre
où vous êtes, de vivre où vous avez vécu.
PE.VDANT UN ORAGE.
Il est humide et glacé, le vent des nuits, au milieu des monlagnes
du Pinde ; et la nue irritée fait pleuvoir sur nos lôles la vengeance
du ciel.
Nos guides nous ont quilles; nul espoir ne reste, et d'éblouis-
sants éclairs ne nous montrent que les rochers qui interceplent
notre marche, ou le torrent écumeux dont ils dorent les flots.
N'est-ce pas une cabane que je viens d'apercevoirà lalueurdela
foudre?... Oh! que cet abri s'ofl'rirait à propos! Mais non, ce n'est
qu'un tombeau musulman.
A travers le bruit de la cascade mugissante, j'entends une voix
qui crie- c'est la voix de mon compatriote fatigué, qui invoque par
[ son nom noire lointaine Angleterre.
; Un coup de fusil! vient-il d'un ennemi ou d'un ami?... Encore
un! c'est pour annoncer au paysan des monlagnes que des voya-
geurs l'invitent à descendre pour les conduire à sa demeure.
' Oh ! qui oserait, par une nuit semblable, s'aventurer dans la soli-
tude? Au milieu des mugissements du tonnerre, qui pourrait en-
tendre notre signal de détresse?
t El qui, entendant nos cris, voudra quitter son repos pour
leiiier une marche périlleuse? Ne croira-t-il pas, dans ces cla-
meurs nocturnes, reconnaître les signaux des brigands en cam-
pagne?
Les nuages crèvent; le ciel est sillonné de flammes : scène im-
posanle et terrible! forage accroît sa violence; pourtant en un pa-
reil instant, une pensée aie pouvoir d'échauffer encore mon sein.
Pendant que j'erre ainsi à travers les rochers et les bois, pendant
que les cléments épuisent sur moi leur fur'^i.c, chère Florence, où
es-tu?
Tu n'es plus sur les flots... non... ton navire est depuis trop
longtemps en route. Oh! que l'orage, dont les torrents m'inondent,
ne courbe d'aulre lêle que la mienne!
Le rapide sirocco soufflait fortement la dernière fois que j'ai
pressé tes lèvres ; et depuis ce jour, il a sans cesse soulevé autour
de ton brave vaisseau les vagues écumeuses!
Certes maintenant, tu es eu sûreté; tu as atteint depuis long-
temps les rivages d'Espagne; je m'affligerais de jienser que tes
charmes peuvent être exposés aux fureurs d'une pareille tempête.
El tanais que ton image m'est présente au milieu du péril et des
ténèbres, telle que je te vis dans ces heures de plaisir dont la musi-
que et la gaîté hâtaient la fuite
Peut-être que toi-même, dans les blanches murailles de Cadix,
si toutefois Cadix est libre encore, à travers tes jalousies, tu regardes
la mer bleuâtre !
Et alors ta pensée, se reportant vers ces îles de Calypso (1), qu'un
doux passé t'a rendues chères, à les autres amis , tu donnes raille
sourires, et à moi un soupir seulement.
En ce moment, le cercle de tes admirateurs observe la pâleur de
ton visage; il épie dans les yeux une larme à demi formée , un fu-
gitif éclair de gracieuse mélancolie...
.Mais aussitôt tu souris de nouveau; tu te dérobes en rougissant
aux railleries d'un fat, n'osant avouerque tu as pensé un seul in-
stant à celui qui ne cesse de penser à toi.
Hélas! sourires ou soupirs ne peuvent rien pour deux cn-urs sé-
parés et gémi.ssant de l'être; et pourtant, h. travers monts et mers,
mon âme éplorée cherche à rejoindre la tienne.
LE GOLFE D AMRRACIE.
Du haut d'un ciel sans nuage, la lune verse sa lumière argentée
sur le golfe d'Aciium, sur ces flots où, pour une reine égyptienne,
l'ancien monde lut conquis et perdu.
Et maintenant , mes regards se promènent sur ces ondes d'azur,
où tant de Romains ont trouvé un tombeau, où un soldat ambiiieux
abandonna sa couronne vacillante pour suivre une femme.
Florence! tu es belle et je suis jeune, et mou amour pour loi
égale tous les amours chantés par les poètes, depuis que la lyre
d Orphée arracha Eurydice aux enfers !
Charmante Florence , c'était un heureux temps que celui où l'on
risquait un monde contre deux beaux yeux ! Si la poésie avait à sa
disposition des mondes au lieu de rimes , tes charmes pourraient
susciter de nouveaux Antoiues.
Quoique le destin ne permette plus que de pareilles parties se
jouent, néanmoins, j'en jure par les yeux et les boucles de ta che-
velure, si je ne puis perdre un monde pour toi, je ne voudrais pas
te perdre pour un monde.
sous UN PORTRAIT.
Cher objet d'une tendresse déçue! si tout me sépare aujourd'hui
de 1 amour et de toi, pour me faire paraître le désespoir moins amer,
il me reste ton image et mes larmes. On dit que le temps peut user
la douleur; mais je sais que cela ne saurait être vrai, car la mort
de mes espérances a rendu mes souvenirs immortels.
INSCRIPTION.
Lecteur bénévole, ris ou pleure, comme il te plaira ; ci-gît Harold.
— Mais où donc est son épilaphe? — Si tu ne cherches que cela,
tu peux aller à Westminster : là tu en verras mille qui peuvent
servir pour Harold aussi bien que pour toi.
LE DEPART.
Beauté chérie, le baiser que ta bouche a déposé sur la mienne y
restera jusqu'à ce que de plus heureux jours me permellenl de le
rendre intact à tes lèvres.
Le tendre regard que tu fais rayonner en cet instant peut lire dans
il) Les îles Ioniennes.
1S8
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES iLLUSTRRftS.
nîès yoii\ lin nmniirf'ft.nl nu lion; Iw plonrs qui mnuiiinnt la pau-
pière, ce n'csl pas mon inronsiaiicc qui les fail oiiuiiT.
Je ne le (Iciiiaiiilc pas un gape qui puisse me consoier loin ''c lous
les re(:anls; un souxeiilr de loi n'csl pas nécesKiire au cœur ilonl
loules les pensées l'apparlienncnl.
Je n'jiuiaipas I) 'soin ilV-erire, pour le peindre l"élal(lc mon Ame,
ma pliiinc sérail trop fail)lel Que pourraient d'inutiles paroles , à
moins (pic le eu'ur ne sût parier!
La nuit, le lour, dans l'une et l'aulre fortune, ee cœur, désormais
encliatné, gardera l'amour qu'il doitcaclier,elterc({rctlera en silence.
MALTB.
Adieu, l'Iaisirs de LaValcIle! Adieu, sirocco, soleil et sueurs!
Adieu, palais dont j'ai rarement franelil le seuil ! Adieu, maisons où
j'ai en leeonrajîe de pénélrer! Adieu, maudites nies en faeon d'es-
ealier, qu'on ne gravit qu'en juranl! Adieu, iu^(;ociants aux fré-
(|uenlcs faillites ! Adieu, canaille toujours moqueuse! Adieu, pa-
(pii'l)Ols... (lui n'appnriez point de lettres! Adieu, imbéciles... qui
singez réléj-'ancel Adieu, qnaianlaine maudite qui m'as donné la
lièvre et le spleen ! Adieu, théillre où l'on hAllle ! Adieu, danseurs
de Sim ICxeellenre! .\dien, pauvre l'icrre... -qui, sans qu'il y eût de
ta faute, ne pus jamais apprendre îi valser à un colonel ! Adieu ,
femmes pétries de gr.Ace ! Adieu, liabils rouges et faces plus rouges
encore! Adieu aux airs importants de quiconque sc pavane en uni-
forme! Je vais... Dieu sait quand et iiourquoi... revoir des villes en-
fumées, des eicux nuageux, desclinses (à dire vrai) tout aussi laides...
mais d'une laideur dilïérenle.
.\dieu h tout cela; mais je ne vous dis pas adieu , à vous , fils
Iriompliants (le la plaine azurée! car l'un et l'autre rivage de l'A-
driatique, les moris glorieuses, les flottes anéanties, la nuit avec ses
hais et ses sourires, le jour avec ses gais repas- vous pioclament
vainqueurs en plaisirs eomme en guerre ! Pardonnez au babillage
de ma muse, cl acceptez mes vers... je les donne gratis.
Venons-en maintenant à notre bonne hAlcssc, à mistriss Fraser.
Vous croyez sans doute que je vais chanter ses louanges ; et , en
rfTel, si j'avais la vanité de croire que mon éloge vaut une goutte
d'encre, un vers ou deux ne me coilteraicnt guère, d'autant
plus qu ici il n'y a pas Ji daller. Mais elle se conlentcra de briller
dans des éloges" préférables aux miens, avec un air enjoué, un cœur
sincère, et l'aisance du bon Ion sans son art factice. Ses heures
peuvent couler gaîment sans l'aide de mes rimes insignifiantes.
lît maintenant, ô Alallc ! petile serré cluuide militaire, puisque lu
nous liens encore dans tes murs, je ne te dirai rien d'impoli, je ne
t'enverrai pas à Ions les diables; mais , mctiant la lêlc Ji l'embra-
sure de ma casemate, je demanderai fi quoi bon un semblable lieu?
Puis, rentrant dans mon trnu solitaire, je recommence h grill'onner,
ou j'ouvre un livre , ou bien je profite du moment pour prendre
une médecine (deux cuillerées par heure selon l'ordonnance). Je
])rél'èie mon bonnet de nuit h un castor, et remercie les dieux
d'avoir attrapé la fièvre.
FRAGMENT (1811).
Inforliine Divesl dans un momenifalal, lu fus assez insensé pour
méconn;iîlre la voix delà nature! .Naguère favori de la Fortune, tu
n'éprouves plus mainlenani que ses rigueurs; le vase de courroux
s'est brisé sur ta lèle orgueilleuse. Le premier en lalenl. en génie,
en richesse, comme il se leva brillani, ton beau malin! .Mais la soif
d'un crime, cl dun crime sans nom , est venue le visiter, et voilà
que le midi de ta vie doit s'écouler dans le mépris et dans la solitude
forcée, le pire de tous les supplices !
« Bannis le noir chagrin ! » me dis-tu. ICIi bien ! que telle soit la
devise dans tes joyeux ebals! et peut être aussi la mienne, dans ces
nuits hachiiuies, au sein de ces orgiaques délices par lesquelles les
enfants du uésespoir bercent leur cœur attristé et « baniii$seiit le
chagrin. » Mais à l'heure matinale, quand la réflexion arrive, quand
le présent, le passé, l'avenir, s'assombrissent, quand je vois loul ce
que j'aimai ou changé ou.... oh! ne vient point olfiir celle amère
ironie coiiime un remède aux maux de celui dont toutes les pen-
sées.... Mais Inissim's-lii ce sujet.... Tu sais que je ne suis pas ce
que j'étais. Mais avant lout , si lu veux occuper une place dans un
cœur qui ne fut jamais froid, par loul ce que les hommes révèrent,
par tout ce qui est cher .^ ton Ame. par les joies ici-bas, les espé-
rances I.H-hnut, parle-moi... parle-moi de (oui autre chose que d'a-
mour.
Il serait trop long de racnnlor , il n*( Inutile d'ctilcndre I hisudrc
d'un homme qui dédaigne les larmes ; et rarement rll»^ prtiirrti
émouvoir <les CdHirs moins éprouvés. M.iis le mien a soiilfert plus
(|ue la patience d'un philoxophe ne pourrait |>cindre. J ai vu ma
liancéc devenir la lianeée d'un autre... Je lai viieas.<ise à rùlé d'un
époux, j'ai vu renfnnt qu'elle lui avait donné sourire rominc w
mère et moi nous avons .souri l'un à l'aiilre, .un j^urs de la jfune.n.se,
tendre et pure alors eomme eel enfant... J'ai vu l<»s yeux de celle
femme me demander avec une froide indilTérenrc <i| j'éprouvais
quelque douleur secrète.... J'ai su jouer mon n'ile. et mon ri.sage
a démenti mon cœur: je lui ai rendu son rrgard (.dncinl.... cl
cependant je me sentais encore l'esclave de cette fcmine... rnOii
j'ai embra.ssé, comme sans dessein . cet enfant, qui eut ilû l'-lre le
mien, et les caresses <|ue je lui prodiguais montraient assez ipie le
temps n'avait rien ehall^é <\ mou amour.
Mais n'en parlons plus... je ue veui plus gémir, et ne fuirai plus
vers les rivages de l'Orient; la société des liomiiies convient à un
cerveau préoccupé : je veux de nouveau me réfugier dans le monde.
Mais si quelque jour, quand sera fané le printemps de r.\ng!clerre,
lu entends parler d'un homme donl les sombres forfait.'! rivali«eni
avec les jilus hidcu.x de l'époque, d'un homme sur qui ne peuvent
rien la pilié ni l'amour, ni resjioir de la gloire, ni les louanges des
gens de bien ; qui, dans l'orgueil de sa farouche ambition, ne recu-
lera peutèlre pas devant le sang; d'un homme que l'histoire ran-
gera un jour parmi les plus redoiilables anarchistes du siècle
reconnais alors cet homme... réflécliis, et Voyant l'effet , n'oublie
pas la cause.
■ihbaye deWetfstead, Il octobrr 1S||.
A THYRZA (1811) (!'.
Sans une pierre qui indique le lieu de la fépiillure cl dise ce «ine
la vérité avouerait, oubliée de tous, sauf peut-être de moi, hélas !
où onl-ils déposé la cendre ?
Séparé de toi par les mers et do nombreux rivages, je l'ai aimée
en vain; mon passé, mon avenir, se reportaient vers toi, et tendaient
à nous réunir.... Non, jamais, jamais plus.
Si le sort l'avait permis... une parole, un regard me disant douce-
ment : « Nous nous quittons anus, » auraient fait supporter h mon
ûiiie avec moins de douleur la délivrance de la tienne.
Puisque la mort te préparai! une agonie douce et sans souffrances,
n'as-tu donc pas regrette lab.sence de celui que lu ne verras plus,
qui le portait cl te porte encore dans son cceur?
Oh! qui eût mieux veillé près de toi? qui plus pieasemeni ■
observé ton regard pilissanl, dans ce moment terrible qui pre^ ^
lamorl, alors que la tristesse étouffe ses gémissements jusqu.i
que tout soit fini?
Mais du moment où tu aurais élé affranchie des maux de ce
monde, les larmes de ma tendresse, sc faisant un passage, eussent
coulé en abondance.... comme elles coulent maintenant.
l'U comment ne picurcrais-je pas, quand je me rappelle combien ■
de fois, avant mon absence passagère , dans ces toui°s aujourd'hui j
désertes pour moi , nous avons confondu nos témoignages d'al- I
fection ? {
A nous alors le regard aperçu de nous seuls ; le sourire que nul '
autre ne comprenait ; le langaie h demi articulé de deux cœurs
amis; l'étreinte de deux mains frémissantes!
A nous le baiser innocent cl pur qui commandait à l'amour de
réprimer tout désir plus brûlant : car tes yeux annonçaient une
Ame si chasle, que la passion cUc-méme eût rougi d'cndemandcr
davantage !
Kl cet accent qui me rappelait h la joie, quand, bien dilTérenl de
toi , je me sentais dispose à la tristesse ! et ces chants que la voix j
rendait célestes, mais qui dans toute autre bouche me sont indiffé-if|
rents! W
Le gage d'amour que nous portions, je le porte encore ; mais où
est le lien?... Hélas! où es-tu toi-mémc ? l,e malheur a souvent
pesé sur moi, mais c'est la première fois que je ploie sous le faix.
Tu as bien fait de partir au printemps de la vie, lue laissant vider
seul la coupe des douleurs. Si dans la tombe il n'est que lo repos,,
je ne désire pas te revoir sur la terre.
.Mais si dans un monde meilleur les vertus ont un séjour pluS "
digne d'elles, fais-moi part d'une portion de ta félicité pour mar- '
racher î\ mes angoisses ici-bas.
Apprends-moi.... ô leçon que je ne devais pas sitôt recevoir de
toi!... apprends-moi la résignation, soit pour pardonner, soit pour
(t) Celle pièce et les qnatre suivantes sont consacrées à une li«auté qui
est restée incoaniie : fcnsoinlile de ces poésies cl do quelques .mires qol
portent la même dale l'si livr' .iiix conjectures du l-'Clenr.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
150
(I(^iiiandcr le pardon. Il élait si pur, cet amour que tu avais pour moi
sur la terre, que j'espère quelquefois le retrouver dans le ciel.
Encore un effort, et je suis délivré des tourments qui déchirent
mon coHir ; encore un dernier et long soupir à l'amour et îi loi, puis
jeme jetle de nouveau dans le tourbillon de la vie. 11 me plaît
maintenant do me mêler h une société autrefois sans cliarme pour
moi : après avoir vu s'envoler toutes mes joies d'ici-bas, quels cha-
grins peuvent m'affecler désormais?
Apportez-moi donc du vin , servez le banquet; l'homme ne fut
pas créé pour vivre seul. Je veux être encore l'être léger, frivole,
qui sourit à tout le monde et ne pleure avec personne. Il n'en était
pas ainsi dans des jours plus cliers, il n'en'eùt jamais été ainsi: mais
lu as pris ton vol loin de moi , et tu m'as laissé ici-bas solitaire ;
tu n'es plus qu'un néant, et tout est néant pour moi.
Mais vainement ma lyre affecte un ton léger; le sou''ire que la
douleur veut feindre fait un ironique contraste avec ce(|u'il recouvre:
on dirait des roses sur un sépulcre. En vain de joyeux compagnons
de table, la coupe à la main, écartent un moment le sentiment de
mes maux; en vain le plaisir enflamme une ivresse insensée, le
cœur... le cœur est toujours .solitaire!
Combien de fois, dans la solitude d'une belle nuit, je me suis
plu à contempler l'azur du firmament! car je pensais qu'à cette
heure la même lumière céleste se réfléchissait dans son œil pensif !
Souvent à l'heurede minuit, sur les flotsdela mer Egée, j'ai dit à
l'astre : « En ce moment Thyrza te regarde. » — Hélas ! les rayons
de la lune éclairaient la tombe de Thyrza!
Enchaîné par la fièvre sur un lit sans sommeil , alors qu'un feu
brûlant coulait dans mes veines, « Ce qui me console, » disais-
je, « c'est que Thyrza ignore mes souffrances. " Pour l'esclave usé
par les ans, la liberté est un don inutile; c'est en vain que la na-
ture compatissante m'a rappelé à la vie, puisque Thyrza ne vit
plus!
Gage reçu de Thyrza dans des jours meilleurs, à l'aurore de ma
vie et de mon amour! combien lu es changea mes yeux! com-
bien le temps t'a coloré des teintes de la douleur! Le cœur qui s'est
donné avec toi a cessé de battre... Ah! que n'en est-il de même du
mien ! Froid comme peuvent l'être les morts, il sent encore, il souffre
au sein de sa torpeur.
Don d'amertume et de délice, gage douloureux et cher à mon
âme! oh ! garde mon amour pur de toute atteinte, ou brise ce cœur
contre lequel je te presse ! Les années tempèrent l'amour, elles ne
réteignent pas; il devient plus saint encore quand l'espérance s'est
envolée! Oh! queso'ntdes milliers d'affeclions vivantes en regard
de celle qui ne peut se détacher des morts!
EUTHANASIA (1).
Quand le temps amènera ce sommeil sans rêves qui berce les ha-
bitants de la tombe , Dieu de l'Oubli, puissent tes ailes languissantes
flotter doucement sur mon lit de mort!
Point damis ou d'héritiers pour pleurer ou hftter de leurs vœux
mon dernier soupir;point de lemme, les cheveux épars, qui éprouve
ou simule une douleur de circonstance !
_ Que je descende silencieux dans la tombe, sans l'accompagnement
d'un deuil officieux : je ne veux pas interrompre un seul instant de
joie, ni causer un seul mouvement d'inquiétude à l'amitié.
L'amour seul , si toutefois l'amour dans un pareil moment était
capable d'un magnanime effort pour étouffer d'inutiles soupirs, l'a-
mour pourrait une dernière fois signaler son triomphe dans celle
qui survit et dans celui qui meurt.
Il me serait doux, ma Psyché, de contempler jusqu'au dernier
inslaiit tes traits toujours sereins ; oubliant alors les convulsions
déjà éteintes de l'agonie, la douleur elle-même pourrait le sourire.
Mais ce vœu est inutile ; le cœur de la beaiJé se rétrécit pour
nous à mesure que s'amoindrit notre souffle ; et ces larmes que la
femme répand à volonté nous trompent dans la vie et nous éner-
vent au moment de la mort.
Qu'elle soit donc solitaire, cette heure suprême qui m'attend ;
r qu elle passe sans un regret, sans un gémissement. En effet, pour des
\ milliers d'hommes, la mort a été douce , la douleur passagère ou
I même nulle.
I — Oui, mais mourir, et aller, hélas !... — Eh bien ! aller où tous
sont ailes, où tous iront un jour ! redevenir ce rien que j'étais avant
; de naître à la vie et à la douleur vivante !
,1) Motg-recqui signifie mon heureuse.
Comptez les heures de joie que vous avez connues; com|iiez les
jours exempts de souffrance : quelque chose que vousayez été, vous
verrez qu'il vaut mieux ne pas être.
Tais-toi ! tais-toi , ô chanson qui m'affliges I Ces sons naguère
pour moi pleins de charmes, qu'ils cessent, ou je fuis de ces lieux,
car je n'ose plus les entendre. Ils me rappellent des jours plus bril-
lants; mais faites taire cette harmonie, car maintenant, hélas! je
ne puis ni ne dois arrêter ma pensée sur ce que je suis, sur ce que
je fus.
La voix qui rendait si doux ces accords est éteinte désormais, et
leur charme est envolé ; maintenant leurs sons les plus suaves me
semblent un chant de deuil entonné pour les morts. Oui, Thyrza!
oui, ils me parlent de loi, cendre adorée, puisque tu n'es plus que
cendre; et tout ce qu'ils avaient autrefois d'harmonie est pire qu'une
discordance à mon coeur.
Tiiut s'est tù... mais à mon oreille la vibration résonne encore ;
j'entends une voix que je ne voudrais pas entendre, une voix qui
devrait être muette : mais souvent elle vient faire tressaillir mon
âme incertaine. Celle douce mélodie me suit jusque dans mon som-
meil : je m'éveille et je l'écoute encore, bien que mon rêve soit dis-
sipé. _ .
Douce Thyrza ! dans ma veille comme dans mon sommeil, lu n'es
plus maintenant qu'un rêve enchanteur; une étoile qui, après s'être
réfléchie tremblante sur les flots, a dérobé à nos yeux son gracieux
rayon. Mais le voyageur engagé dans le sombre sentier de la vie,
alors que le ciel s'est voilé dans son courroux, regrettera longtemps
le rayon évanoui qui répandait la gaîté sur son chemin.
A LA PRINCESSE CHABLOTTE (1812).
Pleure, fille des rois! pleure la honte d'un monarque et la déca-
dence d'un royaume ! heureuse si chacune de les larmes pouvait effa-
cer Un des crimes de Ion père
Pleure... car les larmes sont celles de la vertu ; elles seront pro-
pices à ces îles souffrantes ; puisse chacune d'elles être payée un
jour par un sourire du peuple !
LA CHAINE ET LE LUTH.
La chaîne que je te donnai était belle, le luth que j'y joignis avait
des sons harmonieux; le cœur qui offrit ces deux gages était sin-
cère, et ne méritait pas le sort qu'il a éprouvé.
A ces dons un charme secret était attaché pour me faire connaî-
tre ta fidélité en mon absence, et ils ont bien rempli leur devoir...
Hélas! ils n'ont pu l'apprendre le tien.
La chaîne était formée d'anneaux solides, mais qui ne devaient
pas résister au contact d'une main étrangère; le luth devait rester
mélodieux jusqu'au moment où tu le trouverais lel aux mains d'un
autre.
Un autre a détaché de ton cou cette chaîne tombée en morceaux
sous sa main; un autre a entendu ce luth lui refuser ses sons : que
celui-là remonte les cordes et réunisse les anneaux.
Quand lu changeas, ils changèrent aussi; la chaîne est brisée, le
lutli est muet, tout est fini... Adieu à eux et à toi... adieu au cœur
faux, à la chaîne fragile, au luth silencieux !
SUR LE POÈME DE ROGERS ; LES PLAISIRS DE LA MEMOIRE.
Absent ou présent, mon ami , un charme magique s'attache à toi;
c'est ce que peuvent certifier tous ceux qui, comme moi, jouissent
tour-à-tour de ton entretien et de la lecture de tes chants.
Mais quand viendra l'heure redoutée, toujom-s trop hàlive pour
l'amitié; quand la Mémoire, pensive surlat.jmbe de son poète, pleu-
rera la perte de ce qu'il y avait en toi de mortel;
Avec quel amour elle reconnaîtra l'hommage offert par toi sur
ses autels : dans les siècles à venir, elle unira pour jamais son nom
au lien.
ICO
LES VRILLÉES LITT<:KAIKES ILLUSTHÊBS.
ODE A VENISE.
I.
0 Yenisei Venisf I quand les palnis de marbre seront de niveau
avec lesflols, ou iMilonilra le rri des nalicms sur les mini's deles j
[lalais, c; une triaiide lauiiMilation sur les riva(;es do la ukt a^'ilre.
Si moi, pèli'rlu <lu Nord, je pleun: sur la ruirii; , i|ue le doivent j
ilnne les eufanls?.. Tiuil , cxeepti'- des larmes! et puurlaut ils se
eouliMilchl de murmurer dans leur suintneil. Quel eonlrasle avec
Iturs jii'-res ! Ils sont Ji eux ee que le verdi'ilre liuion délaissé par la I
mer (•>! à la vague impétueuse qui sépare le maielul de sou navire, i
Les vovez-vous ramper comme des crabes dans leurs ruelles hAlies j
sur pilotis! O douleur! faut-il que tant de saisons n'aient pu mûrir ;
qu'une moisson pareille! De treize siècles do richesse et de gloire,
il m» reste que (le la poussière et des larmes; tous les monuments
que rencou;re l'étranger, églises, palais, colonnes, le saluent d'un
air de deuil; le l.ic.n lui-uiême semble doniplé, et le bruit rauqiie du
laniboiu- des Barbares frappe elia'|uejourrecbo de sesdissonnanccs
monolones : écbo qui jadis, au lieu de celle voix des tyrans, sur ces
vagues doucement ondulenses , berçant au clair de lune leur nuée
de gondoles, ne répétait que d'harmonieux conceris, que le mur-
mureemprcssé d'une foule de joyeuses créatures dont le plus grand
[léché élyil un cœur qui ballail trop vile , une exubérance de bon-
lieur. L'Age seul, hélas! peut détourner le cours de ce torrent de
donees scnsalions, de voluptés luxuriantes, qui circule avec le sang!
Mais ces aimables légèretés valent mieux que les sombres erreurs ,
deuil des nations dans leur dernière décrépitude, alors que le vice
u)arclie .'i découvert en étalant ses plaies hideuses; que la gaîlé
de* ieni déuicnce et sourit en égorgeant ; que l'espérance n'est qu'un
délai trompeur, éclair de vie qui luit au malade un instant avant la ,
mort. A cette heure en elTel, la faiblesse, dernier et mortel refuge de
la soulTr.Ttiee, l'insensibilité physique, triste commencemi-ut de celte
lutte froide et vacillante où la mort doit triompher, se glissent dans
loul le corps, veine .'i veine, pulsation par pulsation. El toutefois la
chair accablée de tortures trouve un soulagement dans cet état de
lorpeur. et jirend pour la liberté le silence de ses chaînes... cl voilà
le nioiibond qui parle encore de vivre . cl de .ses esprits renais-
sants... bien qu'il se seule encore un peu faible... et de l'air pur
qu'il ira bientôt respirer. Mais, lout en parlant, il ne voit pas que
l'haleine lui manque, que ses doigts amaigris ne sentent plus ce.
qu'ils louchent. Cependant un nuage s'étend sur sa vue ; l'appar- '
tement tourne devant ses yeux éblouis; des ombres fantastiques,
qu'il s'efforce en vain de saisir, voltigent et brillent autour de lui, j
jusqu'à ce qu'enfin sa voix étouffée expire dans un dernier rAle :
alors, lout n'est nius que glace et ténèbres la terre redevient j
pour nous ce qu'elle était un moment avant notre naissance. j
n.
Point d'espoir pour les nations I... Parcourez 1rs annales de plii-
.sieuis milliers d'années : les vicissitudes journalières, lo flux et le
reflux clés siècles qui se suivent, le retour éternel du passé dans le
présent; loul cela ne nous a rien ou presque rien ajipris : nous
continuons à nous appuyer sur des roseaux (]ui se brisent sous notre
poids; nous épuisons nos forces à frapper dans le vide : car c'est
noire propre nature qui nous met à bas : ils nous valent certes
bien , ces animaux que nous immolons à toute heure en hécatombe
pour alimenter nos festins; il faut qu'ils aillent où les mène leur
conducteur... c'est-.'i-dire à la mort. Et vous, hommes qui, pour la
cause des rois, versez votre sang comme de l'eau , qu'<uit-ils donné
eu retour à vos enfants? Un héritage de servitude el de malheur,
un aveugle esclavage, avec des coups pour salaire. F,h quoi! n'est- il
pasenciire assez fumant de sueurs el de travail, le soc de la charrue
sur lequel un arrêt injuste vousconilamne à Ircluieher, tiers de don-
ner celte preuve de \olre rulélité de sujets, baisant la main qui vous
conduit à d'éj)uisants labeurs, et vous gloriliaul de fouler les sil-
lons engraisses par vous. Oh ! qu'une source bien différente a pro-
duit loul ee que vos pères vous oui lais.sé, tout ce que le temps \ous
a légué de lil)re et l'iiisloire de sublime! Vous voyez el lisez ; vous
admirez el soupirez, el pourtant vous vous lais.sez accabler, immo-
ler! sauf un petit nombre d'esprits, qui ne se sont point laissé
ébranler dans leurs convictions par les crimes soudains accomplis
au bruit des bastilles foudroyées, quand tous sont égarés par la soif
des eaux délicieuses qui jaillisseul de la source de la liberie; quand
la foule , rendue furieuse p.'-r des siècles d'ari<lité . se rue à grnniL-s
cri», fallftl-il pasfier sur des e.idavres, pour saigir la coupe qu'on lui
présente : car dans celle roiipe les peuples boironl I oiildi d une
cliaine pesante el dnuliuireuse, sons laquelle ils onl été longtemps
alleles piuu- labourer le sable... ou si leurs labeurs onl fait croître le
grain dipré , ce n'a pas été pour eux, courbés qu'ils étaient sous le
joug; et leurs palais endurcis n'ont ruminé que Iherbe (Je la dou-
leur. Oui, ce petit nombre d'esprits jusles. en dépit de quelque» lor-
fails qu ils abhorrent , nonl point confondu avec leur cause sacrée
ces éearis passagers des lois de la nalure, qui . pareils h la pesie el
aux tremblements de terre . frappent momentanément , el p.i.ssent,
laissant à la terre le soin de réparera l'aide de (pielques saisons,
de quelques clés, le dommage (iroduil , el d'tuif.inter encore des
villes el des générations d'hommes, toutes également belles, parce
que toutes seront également libres... car, ô tyrannie! pas un seul
bouton n'y fleurira pour loi.
m.
_ Gloire , puissance, liberlél divine Iriade! oh ! comme, aux jours
d'autrefois, vous planiez majestueusement sur ces tours! Alors Ve-
nise excitait l'envie des nations : une ligue formée des plus puissantes
mu vaincreson génie, mais non l'éteindre... Tous s'inlércs-sèrenl
a sa destinée : les monarques, admis à ses banquets, connurent cl
chérir(|nt leur noble h.Messe , et ne la purent haïr après l'avoir
.ibaissée. Les multitudes sentirent conime les rois, car depuis des
siècles elle était l'objet du culte des voyageurs de tous le« pays : ses
erreurs même avaient un charme, el "n'étaient que les fdles'de l'a-
mour ; elle ne s'abreuvait point de sang, elle ne s'engrai.ssait point
de cadavres, mais elle portait la joie partout où s'étendaient ses
conqnéles inolTensives : car ses armes avaient fait triompher la croix
qui sancliliall ses bannières prolectrices, sans ces.se inlerpos«'es
entre la terre el l'infidèle croissant ; et si l'on vil ce fatal emblème
pAlir et décroître , 1 Kurope le doit à la cité qu'elle a chargée de
chaînes... N'entendez-vous pas le bruit de ces fers, o vous qui vous
parez du nom de liberté, du aux luîtes glorieuses de la reine des
mers? Hélas! elle partage avec vous une douleur commune, et,
flétrie du litre de royaume , sous la domination d'un vainqueur, elle
a pu apprendre ce que tous savent... el nous. Anglais . plus que
per.sonne sous quels termes dorés les lyrans abusent des nations.
IV.
Le nom de République a été effacé des trois quarts de ce malheu-
reux globe; Venise est écrasée; la Hollande daigne reconnaître un
sceptre, el endurer la pompe royale; si le Suisse, libre encore,
narcouri ses montagnes indépendantes, ce n'est que pour un leinps
bien court : car de|)uis peu la tyrannie est devenue habile : elle
choisit ses moments pour étoufl'er sous son pied les dernières étin-
celles qui couvent dans nos cendres. Il est, par-delà l'Océan, un
grand pays où une population vigoureuse est nourrie dans le culte
de la liberté, pour laquelle ses pères ont combattu, afin de lui
léguer cet héritage du cœur el de la main, celte distinction glo-
rieuse entre le reste des nations, lesquelles s'inclinent à un signe
du monar(|ue, comme si le sceptre slupide était une baguette ma-
gique, donnant la s.-ience incarnée. Seul, ce grand peuple lèse
d'un air de défi, sur les flots loinlains de l'Allanlique, un front libre
el fier, indompté el sublime ! 11 a montré à ses aines, nouveaux
Ksaiis, que le pavillon orgueilleux qui flotte en signe de défen.sc sur
le dernier des rochers d'Albion peut s'abaisser devantdes bras vail-
lants, qui croient acheter leurs droits bon marché en les payant
avec du sang Oui, mieux vaut celle (leslinée! dût le sang" des
hommes couler comme un fleuve; qu'il coule, qu'il déborde, plutôt
(lue de ramper lAclicmenl dans nos veines, à travers mille canaux
oisifs, chargé d'eniraves comme ces eaux que compriment les di-
gues et les écluses, et pareil dans ses mouvements à un malade qui
se lève endormi , f.iit trois pas et tombe Plul(M que de croupir
dans nos marais , mieux vaut reposer où les Spartiates immolés
sont libres encore , dans leur glorieux o.ssuaire des Therraopyles...
Mieux vaut aussi franchir l'abtine des mers, tracer un sillon de plus
dans l'Océan, ajouter une Ame à celles qui animaient nus pères, el
un homme libre à ton peuple, ô indépendante Amérique!
FIN nE L onE A VENISE.
-£Sft^ia^s*^ï
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
161
DON JUAN
DEDICACE (11
Bob (2)Southeyl vous êtes poète... poèle-lauréat et représentant
toute la race des fils d'A-
pollon , bien que vous
vous sovez fait torv en
dernier ressort mais
c'est là un cas fort ordi-
naire. Voyons mon épi-
que renégat; que faites-
vous maintenant"? êles-
vous avec les lakistes ,
gens en place ou hors de
place? nid d'harmonieux
chanteurs, pareils, selon
moi, aux deux douzaines
de merles dans un pâté...
II.
« Lequel pâté étant ou-
vert, ils se mirent tous à
chanter (IT y a du bon
dans cette vieille chanson
et dans la nouvelle simi-
litude que j'en tire) : fort
joli plat à servir devant
le Roi! » et devant le
Régent aussi, grand ama-
teur de semblables mor-
ceaux... Et ne voilà-t-il
pas Coleridge qui prend
au.ssi l'essor, mais com-
me un autour empêtré
dans son capuchon : il
nous fait un cours de mé-
taphysique... je voudrais
bien qu'il pût nous expli-
quer son explication.
ni.
Vous savez , Bob , que
vous êtes passablement
audacieux, dans votre dé-
pit de ne pouvoir primer
tous les gazouilleurs d'à-
l'enlour et rester le seul
merle du pâté ; c'est pour-
quoi vous teniez l'impos-
sible, pour retomber bien-
tôt épuisé comme le pois-
sonvolantquis'abatmou- "
rant sur le pont d'un na-
vire: vous voulez prendre
trop haut votre vol et vo-
tre aile desséchée ne pou-
vant vous soutenir, vous
tombez à plat, mon cher Bob.
IV.
Quant à 'Wordsworth , dans une « Excursion u assez longue (in-
quarto de cinq cents pages , je crois) , il nous a donné un écliantil-
(1) Ce poème fut composé de 1818 à 1823, à Venise, Ravenne, Piso et
Gcnes. Sur la couverture du premier chant se trouvait cette stance, dont
rien n nidique la place :
« Plût ail ciel que je fusse poussière aussi bien que je suis un compooé
de sang, dos, de moelle, de passions et de sentiments... car alors le passé
serait passe sans retour; et quant à l'avenir ( mai.5 j'écris ceci en trébu-
chant, ayant bu aujourd'hui avec excès, si bien qu'il me semble avoir les
pieds au plafond), l'avenir, disais-je, c'est une affaire sérieuse... et ainsi ..
pour I amour de Dieu... donnez-moi du vin de llocheim, avec de l'eau
de Seitz! »
(2) Bob, forme familière du prénom Robert en anglai.5.
Ion de l'immense développement de son nouveau système, bien
fait pour embarrasser les sages : c'est de la poésie... il l'affirme du
moins, et il faut bien l'en croire quand la canicule fait rage... mais
celui qui y comprendra un mol , je le déclare capable d'ajouter un
étage à la tour de Babel.
V.
Fort bien , messieurs , à force de vous isoler de la bonne com-
pagnie, vous vous êtes fait h Keswick un petit cénacle, et là il s'est
opéré entre vos intelligences une fusion d'où est résultée celte
croyance très logique que la poésie tresse pour vous seuls ses cou-
ronnes : il y a dans une pareille idée quelque chose de si étroit
qu'on souhaiterait de vous voir changer vos lacs contre l'Océan.
VI.
Je ne voudrais pas m'a-
baissera une pareille mes
quinerie, ni marquer mon
amour- propre au coin
d'un si triste égo'isme,
dùt-il m'en revenir toute
la gloire que vous a rap-
portée votre conversion;
car l'or n'est pas votre
seule récompense. Vous
avez louché votre salaire,
soit; mais est-ce pour
cela que vous avez tra-
vaillé? Wordsworth oc-
cupe un emploi dans la
douane .. Il faut avouer
que vous êtes de grands
misérables mais poè-
tes néanmoins , et dû-
ment assis sur l'immor-
telle colline.
VII.
Sur vos fronts le lau-
rier cache l'impudence...
et peut-être aussi quel-
que vertueuse rougeur...
gardez-le ■ je n'envie ni
son feuillage ni ses
fruits., et quant à la
gloire que vous voudriez
accaparer ici - bas, le
champ est ouvert à qui-
conque brûle du feu sa-
cré: Scott, Rogers, Camp-
bell , Moore et Crabbe
lutteront contre vous en
face de la postérité.
VIII.
Pour moi que guide
une muse pédestre , je
ne vous attaquerai pas
uan. sur voire cheval ailé.
Puisse la destinée vous
accorder la renommée
que vous ambitionnez,
et le talent qui vous man-
que : rappelez-vous qu'un
, . poète ne perd rien de son
mérite en accordant à ses frères la part qui leur revient, et que se
plaindre de l'injustice du présent n'est pas un moyen assuré de
conquérir les éloges de l'avenir.
IX.
Celui qui lègue ses lauriers à la postérité (laquelle s'empresse ra-
rement (le revendiquer ce brillant héritage) n'en a point géné-
ralement une abondante moisson en réserve, et le tort qui lui est
fait à cet égard ne git que dans sa propre assertion. Si l'on voit de
temps en ternps quelque glorieux phénomène surgir comme un
Titan de l'océan de l'oubli, la plupart des appelants vont Dieu
sait où , et Dieu seul peut le savoir.
X.
Si dans les jours néfastes, Milton, poursuivi par des langues per-
II
<C2
l.lfS VKll.l.KI'S Ml rf.HAHU'.S ILLIWIUKF'
(Idcs en nii.o1MI mi l<-"'P'= I'"'"" !<• vcnrr; si Ir tomv^ en rlTH, rn
eraiiH vonp'm-, ;. cl.-.,o„.'- h IVX(^crnlion l.-s i..>rs*^c.M.M,rs .hi pran.l
PoMo etniil rtcfoii """« l'éqniviilcnt <l<! sublime; r csl que lui ,
ilnni «csrimnls. il na pas vendu son Amr- an inonsmiK.-. qji il n n
nns mi'* -i»» laloul an scrvico <lii erimr- ; (luniin's avoir flftin IP pfrc.
Il iVa |).is (Miccnsi- le liM , ol (incnliii il .-si innrl coiiime il a vocii,
I'cnncini «les tyrans.
M.
All ' «i le vieil aveiielo . snrl.inl >le sa loiiilic. iionvenu Samiiol.
vKiKMl plarfr In sans de^ nns par ses i>ni[.lM-lies ; (in s'il pouvait
revivre lilanelii par I iV" <"' !•? mallienr, avi>.- ses veux sons re(;:ii(
el «estillrssans cii-nr. épuisé, pftic, indipenl... eiover.-vnns (pi il
ndoicrailunsnllan.lui; croycz-vous qu'il plieiail devant im Castle-
reagh, un eunuque iiilollecluel ? I
Ml.
Seeli'i-al nu erenr pincé, au douwienx visage, anx inaiiièios pale-
lines! il a trempé dans ic sanp dc l'Irlande ses mains jennes et
<lélie,iles: puis sa soif de carnape voulant un pins vasie llicAln;. il
esi venu s'abreuver sur nos livapes. Vulpaire iiislriinient de la
l\raiiiiie, ilatoul juste assez de talent pour faire durer la ehaliie que
rt'aulres ont rivée, et p< ur présenter le poison préparé par d'aulrcs
mains.
Mil.
Comme orateur, c'est un l'alras si inelTableinenl . si véiilable-
mentsliipide, que ses plusprossicrs flalleuis mèine n'osent le louer,
vl que ses ennemis, c'est •^•(lil■e Ions les pinples , ne daipucnl même
r>:\< en rire, l'as une élincelle ne jaillit, l'ùlce forluilemcnt, de celle
meule d'ixlon qui tourne el lonrne sans cesse, offrant au monde
l'exemple dc tortures sans lin, et le spécimen du mouvement pcr-
pélucl.
MV.
GAclieiir, même dans son dépoùlanl métier, il a beau ravauder,
rapelasscr, il laisse loujours (pielque trou dont ses maîtres s'cpon-
vanlenl : ce sont des Klals à mettre sous lejoiig, des pensées ii
r(ni)p:inier, une conspiration ou un congiès à oiiraniser. A lui de
l'orpi'r des menottes à tout le penre humain, rétamer l'esclavage, te-
iiullre les vieilles cbaincs îi neuf, et mériter pour salaire la haine
de Dieu et des liomme.=.
W.
S'il faut juger du corps p?r rintelligence , énervé jusqu'à la
moelle de ses os. ret Pire neuiie n'a qiir deux buis, servir el asser-
vir : car il s'imapinc que la rliaine qu il porte pent convenir à des
bommes. NouvelKnlropc dune foule de maîlres. aveugle au nié-
rile comme .Ma liberté, à la science et h l'esprit; ne craignant nen,
parce que la craiule est encore un sentimeni : son courage même
est stagnant comme un vice.
XVI.
Dc quel côté me tourner pour ne point voir sa tyrannie (cor il
i:c MU- l.i l'eia jamais sentir)?... llalic I Ion âme romaine, on mo-
nieiil réveillée, fléchit sons le mensonge que celte machine d'iilat
a soufllé sur toil ah! le bruit de les chaims el les réeenle< blessu-
res de l'Irlande trouveront une vuix. une langue, et parloiont plus
haul (pie moi. Grâce îi cet homme. l'Iîiiiope a encore des esclaves,
des alliés, des rois, des armées, et Soulhey iiour chanter le tout en
vers détestables.
XVII.
Sur ce , baronnet-lauréat, je le dédie ce poème simple el sans art.
Si je ne prêche i)oinl en vers adnlatcuis, c'est que, vois-lu '? j'ai
gardé mon uniforme bleu cl jaune (I); mon éilue.aion politique est
••:ic..re h faire: el puis l'aposiasie esl lellement à la innde (pi'il y a
qu-lqne honneur à entreprendre celle lA<bc herculéenne di' con-
server sa loi : n'esl-il pas vrai, mon tory, mon ullra-renégat ?
(ilIViNT PREMIKII.
1.
J'ar besoin d'un héros , besoin peu commun dans un temps oii
chaque année, chaque mois, en produit un nou\eau , lequel sub-
siste jusqu'au niomenl où ses réclames ayant encoinbié les gazelles,
Je siècle s'aperçoit que ce n'est pas l;i le vérilable héros. Ces gens-
{V Conteurs de Fox et ries vvighs à colto épn.^iip.
lîi ne font pas mon ;JTiir ■ ; je prendrai donc notre ancien ami d i>
Juan. Nous l'avouB Ions vu, dans la pantomime, cnviiyé an ili il'l'-
un peu avant son tempH.
M.
Vernon, Cumbi'rland le bniirlier. Wolfe. llavsKe . le prince Pe,
dinanil, Granhy. llnrgoyne, Kepprl. Ilovve'l . soil en bien, ro:I •■
mal, ont fail jiailer d'eux tour-à-luur , et oui servi d'ciis<'i;^ii
comme aujourd'hui Widlinplon : ils délilenl l'un aprc* I auli
comme les rois de It.inqun, lous enfants de la gloire, « les mi
marcassins d'une même laie, " comme dit Shakespeare. La Fran ■
aussi a eu Honaparle et Duuiouriez, doDl le souvenir est consiijii'
dans le Moniteur el autres journaux.
III.
Barnave, Brissot, Cond'iicel. Mirabeau. Pélion, Cloolz, Danton,
.Marat , La l'ayctle, ont été célèbres parmi les rrançai.i, personne
n'en ignore": il en est d'autri'S encori! dont le souvenir n'esl pas
élciiil : .loubert . llcielie, Marceau, l.annes. Desaix , Moieau fi), el
lantdaiilres mililaires, très remarqnabbs dans leur temps , mais
(hrnt \c< luHns sarr.inpent mal dans mes \ers.
IV.
Pour la Grande-Bretagne. Nelson fut longlcnips le dieu dc II
guerre : il devrait lôlre encore, mais le courant a change : on ne
parle plus de Trafalgar, paisihiemeni inhumé avec son héros. Miiiii-
tenanl l'armée seule esl populaire, ce (]ui ne fail pas le coinp'e ilcs
marins : d'ailleurs le prince, dans .«a prédileciioii pour le sorviee
de terre, a oublié les Duncan, les Nelson, les llowe cl les Jervis.
De braves guerriers ont vécu avant Agamemnon , el depuis ce
roi des rois on en a vu de très vaillanis el de très sapes , qni loi
ressemblaient beaucoup, fans être identiquement les mêmes. .Mais
ils n'onl brillé dans les \ers d'aucun poêle, el c'est pourquoi ils sont
oubliés... Je ne fais rie procès îi per.sonnc, mais je ne trouve pas un
héros dans le siècle present qui puisse convenir à mon poème (je
veux dire à celui que j'entame); donc , comme je l'ai dit, je pren-
drai mon ami don Juan.
VI.
La plupart des poètes épiques se jettent tout d'abord in médias
res (Horace fait de ce précepte le grand chemin <le l'épopée : puis
quand cela h'ur convienl, le héros raeonlc les événemcnis qui
ont précédé : il fait ce lécil en manière d'épisode, apris diner,
commodément assis auprès dc sa maîtresse, dans quelque cliarmant
.«(•jour, tel rpi'iin palais, un jardin , If paradis, ou une grotle qui
sert de vide-bouleille à l'heureux couple.
VII.
C'est la méthode en usage, mais ce n'esl nas la mienne. J'aime h
commencer par le commencement : la regu'ariié de m<in plan
m'inlenlil comme une fau'c capilalc truilc divagation, el <Iùi m<in
premier .vers me coûter une heure, je débuterai par vous diieqiiel-
(|ui; choSe du père de don Juan, ei même île --a w!-"'. si ri'i.i ni'
vous déplaît pas.
VIII.
11 était né à Seville, agréable cilé, célèbre par ses oranges et ses
femmes. (Jui n"a pas vu Seville esl bien à plaindre : le (irovcrbc le
(lil . et je suis Imit-à-fait de son avis; de. toutes les villes d l-Npa-
gne. il n'en est point de pins jolie, si ce n'esl peut-être Cadix
mais nous verrons biiMiir'il celle-ci. Les parenis de don Joati lia-
I liilaienl sur le bord du fleuve, du noble (leuve appelé b." liiiadal-
qiiivir.
IX.
Son père avait nom José... don José, comme de juste, véritable
(I) L'amiinl Vernon se distingua à la prise de Porto-Bcllo, el inonrul
en 17.17.— I.c duc de Cumb'.Tland, second ills de Georges II. di-lit le *he-
valicr à Ciilloijf-n. en 17*6 — Wolle fui tué en prenant Qnrlv r, .mi ITS9.
— I.'.iniiral llavvkp di'truisit à Ilnjsl la llollr" franç.iise, i|iii«p piV-p irait \
envahir la (jramle-Brelagne; il mounit enl7SI. — Kcuiiiinnrt, duc de
Rrunswick, cliaA<a les Fraii^Mis de la Hcs.se en i'iH*. — l.e marquis de
Granhy S' ^lijnala contre l. s Muaris en 1745. — !,e pi'-nêral Bnrpoyiie
prit Tieonileniga en Auiéiipic, mais hit forcé d>> se rendre au général
G.ilCj el à Lalayetle. — L'amiral K p|M^I coinhatlil la flotte franc rise à
Us^aml, en 177», aven iio scccè.s coiilesté. — Lord Howe ballit la llotle
française l' l"jnin 1791.
(S) Il fallait iiiic noie p>)ur illuslrer les noms d.>s grands hommes an~
plais: les nôtres n'ont pas besoin de ce .recours.
OliUVHiiS COMPLÈTF.S DR LORD lîYUON.
10]
liiilulgo, sans une iroulle d- sang juif ou mauresque dans les veines:
il faisidt i-emonU'l- son origine aussi haut que les (dus fioliiiquesde
Ions le« nobles d Espagne." .laniais meilleur cavalier n'avail ent'our-
f:li6 un cheval , ou, y étant monlé, n'avait quitté la selle : ce José
donc engendra notre héros, lequel engendra... mais ceci viendra
en son temps... Eh bien donc, pour revenir...
Sa mère était une femme très instruite , versée dans toutes les
branches de toutes les sciences connues... ou qui ont un nom dans
les langues chrétiennes Ses vertus n'étaient comparables qu'à
son esprit : si bien qu'à se voir ainsi surpassés par elle dans leur
propre spécialité, les plus habiles étaient luiniiliés. et les meilleurs
même ne pouvaient étouffer un secret mouvement de jalousie.
XI.
Sa mémoire était une véritable mine : elle savait par cœur tout
Calderon, et la plupart des œnvies de Lopez de Véga, en sorte que
si quelque acteur venait à oublier son rôle, elle pouvait lui servir
de souffleur : la mnémolechnie élait pour elle une science inutile :
elle eut obligé Feuaigle à l'ermei' boutique : car jamais il n'eût pu
créer une mémoire pan'ille à celle de dona Inez.
Ml.
Son étude favorite était les matliémaiiques: sa vertu la plus
haute, la magnanimité; son es|irit (car elle visait quelquefois à
lespiit) élait le pur sel atliquc; ses propos sérieux étaient sublimes
jusipTà l'obscurité. Bref, en toute cliose, j'oserai dire que c'était iin
prodige... Son costume du malin. était do basin; le soir elle portait
de la soie , en été de la mousseline ou d'autres étolfes qu'il serait
oiseux d'énumérer.
XIII.
lîllesavail le lalin... c'est-à-dire l'oraison dominicale, et le grec...
c'est-à-dire l'alpliahet, j'en jiounais presque répondre. lîlle avait
lu par-ci par-là quelques romans français, ipioiqu'elle ne parlât pas
cette langue très purement; quant à son idiome maleinel, elle ne
s'en élait guère occupée, et c'est ce qui rendait sa conversation un
l]eu di ffieile à suivre. Toutes ses pensées étaient des théorèmes, et leur
expression des problèmes : elle semblait penser que le mystère leur
donnerait du relief.
XIV.
Ayant du goût pour l'anglais et l'hébreu, elle prétendait trouver
de 1 analogie entre ces deux langues : elle le prouvait par je ne sais
quelles citations des livres sacrés : maisje laisse le soin d'apprécier
ces preuves à cen.x qui les ont vues. H esl toutefois une observation
que je lui ai entendu faire et qui peut avoir du bon (chacun d'ail-
leurs peut avoir sur ce point l'opinion qu'il lui plaira). «Chose
étrange! disait-elle, le mot hébreu qui signifie .jie suis (\) esl fré-
quemment employé en anglais comme sujet du verbe damner. »
XV.
11 est des femmes qui ne font usage que de leur langue ; pour elle,
son aspect seul élail une leçon acadéniiiiue ; chacun de ses yeux un
sermon et son front une homélie. Elle trouvait en elle-même nu di-
reclcur expert sur tous les cas, comme le très regretté sir Samuel
■ Koriijlly, ce commentaleur de nos hds, ce redresseur du gouverne-
ment, dont le suicide fut presque une anomalie, ou du moins un
trisie exemple de plus {tour démontrer que « tout est vanité.» (Le
jury a rendu un verdict qui attribuait cette mort à la démence.)
XVI.
Bref, c'élait une arithmétique aud)ulanle ; on eût cru voir marcher
7 les nouvelles de miss Hdgeworth sorties de leur reliure, ou les livres
de mistriss Trimmer sur l'éducation, ou enfin «l'épouse de Cœlebs» (i)
à la recherche d'un amant. O'élait la morale elle-même eu per-
sonne, et l'envie tu pouvait trouver en elle la plus petite tache à
reprendre : elle laissait aux autres femmes les travers de son sexe ;
car elle n'en avait pas un seul.... et c'est là le pire de tous.
XVII.
Oh ! elle élail parfaite au-delà de toute comparaison ... parmi les
modernes saintes, et tellement au-dessus des tentations du malin
' esprit ijue son ange gardien avait abandonné uu poste inutile. Ses
(1) îManvaisJeu de mots fondé sur le nom bibllipie de la divinilê -.je suis
r.-liii riui suis, el sur le juron ixi^giais god damn!
■ i] Uonian péd.uilesquemont moral ile nii-;^ llanmli Mnre.
moindres mouvements élni''Ut .itissi prrris qu^ ceux ds la meiileurc
pièce d horlogerie sortie des ateliers d'Harrisou. Rien sir la terre ne
pouvait la surpasser en vertus, sauf « ton huile incomparable, » ô
Macassar !
XVIII.
Elle élait parfaite; mais, hélas 1 la perfection paraît in=ipide dans
ce monde pervers, où nos premiers parents apprirent à s'embrasser
après leur exil de ce paradis, séjour de paix, d'innocence et de féli-
cilô (je voudrais bien savoir ce qu'ils faisaient de leurs douze heures
par jour ). C'est pourquoi don José, en vrai fils d'Eve, allait eueillant
divers fruits çà et là, sans la permission de sa moitié.
XIX.
C'élait un earaclère insouciant, peu amoureux delà scierice et
des savants, aimant à courir partout où il lui plaisait, .sans se sou-
cier de ce qu'en dirait sa femme. Le monde, prenant toujours un
malin plaisir ai.ix dissensions d'un royaume ou d'un ménage, disait
tout bas qu'il avait une maîtresse : quelques-uns lui en donnaient
deux ; mais il n'en faut qu'une pour mettre la discorde au logis.
XX.
Or , dona Inez , en femme de mérite, avait une haute opinion
d'elle-même : à femme négligée il faut la patience d'un saint. Et à
la véi'ilé Inez élait une sainte par sa moralité; mais elle avait uu
diable de caractère : elle mêlait ])arfois des fictions aux réalités, et
ne laissait échapper aucune occasion de prendre son seigneur et
maître en délaut.
XXI.
La those n'était pas difficile avec un homme souvent en faute et
ne se tenant jamais sur ses gardes; et même les plus circonspects
ont beau faire, ils ont des moments, des heures, (les jours d'un tel
abandon qu'on pourrait les assommer d'un coup dôvenlail; et les
dames frappent quelquefois horriblement fort; Icvenlail se trans-
forme en poignard dans leurs mains, sans qu'on sache trop ni com-
ment, ni jiourquoi.
XXII.
Il est fâcheux que les jeunes savantes se marient toujours avec
des hommes sans éducation, ou des messieurs qui, bien nés et bien
élevés, se fatiguent aisément d'une conversation scientifique : je ne
puis en dire davaidage sur ce sujet, étant un homme tout rond, un
célibataire ; mais.... vous qui avez épousé des beautés inlelleetuelles,
dites-le-nous franchement, toutes ces dames ne sont-elles point par-
venues à porteries culottes?
XXIII.
Don José et sa femme étaient souvent en querelle. Pourquoi?
c'est ce que personne ne pouvait dovinei'. quoique bien des gens
cliercliassent à le savoir. (Je n'était ni leur affaire ni la mienne;
j'abhor're la curiosité ... un vice si bas ! Mais s'il est une chose où
j'excelle, c'est l'art d'arranger les affaires de tous mes amis, n'ayant
point, pour ma part, de soucis domestiques.
XXIV.
Un jour donc je crus devoir intervenir, et ce dans les meilleures
intentions du monde ; mais ils m'a;cucillirenl fort mal; je crois que
tous les deux avaient le diable au corps; car à partir de ce moment
je ne pus trouver ni le mari ni la femme au logis, quoique leur
portier m'ait avoué depuis.... mais n'importe ! Cequ'd y eut de pire
dans cette affaire, c'est que le petit Juan, du haut de lescalier,
m'arrosa un jour à l'improvisle d'un seau d'eaux ménagères.
XXV.
C'élait uu peiit frisé, franc vaurien, véritable singe malfaisant dès
sa naissance : ses pareuls n'étaient d'accord que sur un seid point,
à savoir de gâtera ([ui mieux mieux ce turbulent marmouset . Au
lieu de se disputer, ils auraient mieux fait d'envoyer ce petit tyran à
l'école ou de le fouetter d'importance à la maison, pour lui appren-
dre à se mieux comporter.
XXVI.
Don José el dona Inez menaient depuis quelque temps une vie
assez malheureuse, chacun d'eux appelant non le divorce, mais la
mort de sou conjoint : cependant ils s'id)servaient en (ace du monde;
leur conduite était celle de gens bien élevés, et ils ne donnaientau-
i;un signe extérieur de divisions domeajiqucs ; mais enfin, le feu.
longtemps étoulVé. écl da, el leur mésintelligence devint uu fail in-
conleslable.
IGI
LKS VEILLÈKS LITTÈHAIRES ILLUSTRRES.
XXVII.
Cnr ]ncT. I'll venir .ijiothicaircs ol médecins, cl s'cffori'a de prouver
que smi rlirr mari l'Iait foii ; mais cnmiiie il avail ifi's inlervallcs
liiciilcs. elle (li'cida ensuile qu'il ii'iilail que iDécliaiit. (Jopemlaiil .
i|ii:iii(l cm lui demanda du soiilenir son dire, elle ne pul duniicr
anciiiie explication, sauf que ses devoirs envers Dieu et les homines
avaient dicté sa conduite.... et le tout parut fort étrange.
XXVIII.
Kllc tenait un journal où elle inscrivait toutes les faulcs de son
mari : elle ouviii nitîine certaines cassettes c«n tenant des livres et
dos lettres, dont on pouvait tirer parti dans l'occasion. Du reste,
elle avail pour elle tout Seville, sans compter sa bonne vieille grand'-
niôre. laquelle radotait. Les léinoins qu'elle avait invoqués se firent
publicisles. avocats, inquisiteurs cl ju^'cs, les uns pour leur plaisir,
d'autres pour satisfaire de vieilles rancunes.
XXIX.
Kl puis celle femme, la meilleure et la plus douce des femmes,
supportait avec lanl de séiénilé les chagrins de son épou.\! Comme
res matrones de Sparle qui, j.idis, voyaient tuer leurs maris, et pre-
naient la noble résolution de ne plus parler il'eux du resle de la
vie.... elle entendait sans s'émouvoir toutes les calomnies qui s'é-
levaient conlre lui; elle contemplait son agonie avec un calme si
sublime que de toutes parts on s'écriait : «Quelle magnanimité!»
XXX.
Sans contredit, cette patience de nos amis d'autrefois, quand le
inonde nous condamne, montre de la philosophie; ensuite il est as-
sez agréable de .s'entendre appeler m.igndiiiine, surtout quand par
surcroît on arri>.e à ses lins. Une telle conduiie ne rentre nulleinenl
dans ce que les légistes appellent : ma/iis animus; certes, la ven-
goanoe exercée personnellement n'csl pas une vertu: mais est-ce
ma faute ,à moi, si d'autres \qus blessent?
XXXI.
Kt si nosdissenlimenl$ réveillent de vieilles rumeurs, avec l'aide
de deux ou trois mensonges qu'on y ajoute, le blâme n'en doit
eerles rolomber ni sur moi ni sur tout autre.... Ces choses étaient
de notoriété traditionnelle. D'ailbnirs, celle résurrection fait ressor-
tir notre i;|iiire par le contraste, et c'est justement ce que nous vou-
lions tous: puis la science en profite.... les scandales morts sont
d'excellents sujets h disséqui'r.
XXXII.
l'ne réconciliation avait été tentée par leurs amis, et ensuite par
leurs parents : et tous n'avaient fait qu'empirer les alTaires ' il serait
diriirile de dire h qui, en pareil'e occasion, il vaut mieux avoir re-
cours; je ne saurais dire grand'ch^ise en faveur dos amis, ni des pa-
rents non plus). Les gens de loi firent de leur mieux pour ubleuir
ledivoice; mais à peine avait-on pa^é (quelques frais de part et
d'autre, i|uaud mallieurcusemenl don José mourut.
XXXIII.
Il mourut, et ce fut un malheur, car d'après ce que j'ai pu re-
cueillir des juristes les plus experts dans cette partie de la legisla-
tion ! bien que leur langage soit toujours obscur et circonspcet) ,
celli' mort vint gAler une cause charmante. Ce fut aussi une perte
considérable pour la sensibilité publique, qui, en cette occasion,
s'était maiiil'eslée d'une manière remarquable.
XXXIV.
.Mais, hélas ! il mourut, et il cniporla dans sa tombe les sensations
du public et les honoraires des gens do loi : sa maison fut vendue,
ses domestiques congédiés; un Juif prit l'une de ses maîtresses, un
prêtre lautre.... du moins on l'assure. J'ai consulté les médee'ns
sur sa maladie. D'après eux. il mourut d'une lièvre leiile qu ils .ip-
pelleiit tierce, et laissa une veuve qui avait bien quelque chose à se
reprocher.
XXXV.
l'.cpendant José éiait un galant homme ; je puis le dire, car je l'ai
bien cou nu :c'eslpourquoi je lie reviendraiplussur ses faiblesses,, Innt
la liste est ,'i peu près épuisée. Si de temps à autre ses passions dé-
passèrent certaines limites, et furent moins paisibles que celles de
Niima (surnommé Pompilius). c'est qu'il avait été mal éle\é et qu'il
était né bilieux.
XXXVI.
Quels que fussent ses mérilCR ou ses torts , I'mforlnne avait bien
.souffert. Avouons-le, puisque cela ne peut plus à urésent réjouir ses
ennemis, ce fut pour lui une cruelle épiciive que (le se trouver seul,
•assis à son foyer désert, entouré des débris de ses pénates mutilés .
on n'avait laissé à sa sensibilité ou à son orgueil d'autre choix que
la mort ou un ridicule procès.... il prit le parti de mourir.
XXXVII.
Don José étant décédé intestat, Juan se vil l'unique lieniier de
maisons et de terres que. pendant une longue minorité, des mains
capables sauraient bien inoltre à profil. Inez fut la .seule tutrice de
.son fils, ce qui était juste Cl Conforme au vœu de la nature; un fil>
uniipie confié aux soins d'une mère veuve est toujours parfaitement
élevé.
XXXVIII.
La plus sage de toutes les femmes, et de tontes le? veuves aussi,
résolut de faire de Juan un véritable prodige , digne de la plus
haute naissance (son père élail de Castille et .sa mère d'Aragon ) :
elle vo lut qu'il devînt un chevalier accompli, en casque noire
seigneur le roi se mît en guerre de nouveau. Il apprit donc ;i monter
h cheval , à manier l'épée et les armes à feu, et tout ce qu'il laiil
enfin pour escalader une forteresse ou un couveul de uonucs
Mais ce à quoi dona Inez visait par-dcssiis tout, ce dont elle s'as-
surait par elle-inÔMie chaque jour, eu présence des savants profes-
seurs qu'elle payait pour lui , c'est que son éducation fût slriclement
morale, b^lle surveillait toutes ses études, dont l'objet lui était préa-
lablement soumis Arts, sciences, rien ne devait rester étranger îi
(Ion Juan : l'histoire naturelle était seule exceptée.
XI..
Les langues, et en particulier les langues mortes; les sciences, et
surtout les sciences abstraites; les arts, ou du moins ceux qui pa-
raissent les plus étrangers à toute application usuelle : tels furent
pour lui les objels d'une élude assidue ei profonde; maison eut
grand soin d'écarter toute lecture un peu libie. loin ce qui pomait
faire allusion à la propagation de l'espèce : tant on craignait la
contagion du vice !
XLI.
Ce qui devenait quelquefois embarrassant dans ses éiuiles cla.ssi-
ques . c'élaieut'lcs impudiques amours de ces dieux et de ces déesses
qui firent tant de bruit dans les premiers Ages du monde, cl ne
portèrent jamais ni pantalons ni corsets ; ses révérends profes,seurs
essuyaient parfois de vertes réprimandes, et se donnaient au diable
pour justifier l'Enéide, l'Iliade ou l'Odyssée ; car dona Inez redou-
tait la luvlhologie.
XLII.
I
Ovide esl un mauvais sujet , comme le prouve la moitié de ses I
poèiucs; la morale dAnacréon est encore pire; on trouverait h
peine dans C.aliille un seul passage il ''cent ; je ne crois pas (pie l'ode
(le Saplio soit d'un fort bon exemple, bien que Longin prétende que
dans aucun autre hymne le subliiiic ne s'élève sur de plus larges i
ailes : mais les chanis de Virgile sont p.n-s, à l'exception de celte *
horrible églogac qui coin uience ainsi l'urmosum pastor Corydutt.
XLIII.
L'irréligieux Lucrèce offre une nourriture trop forle pniir de j
jeunes esiomacs. Certes. Ju\énal avait un but louable; mais je ne j
puis m'empècher (le croiie qu'il eût tort dans ses vers de poiis-ser la
franchise jusqu'à la grossièreté. Enfin, quelle personne bien éievéc
peut .se plaire aux épigrammcs nauséabondes de Martial ?
XI.IV.
Ces épigramines, Juan les lut(hnsla meilleure édilion expurgée
par des savanis habiles. Ces censeurs écartent judicieusement du
regard de l'écolier les endroits les plus incoiiveuauts ; mais crai-
gnant de trop défigurer le poète par ces omissions , cl déploranl
la mulilalion qu ils lui font subir, ils ont soin de réunir tous les
vers supprimés dans un appendice (pii tient lieu d'un index.
XLV.
Là . au lieu do les voir épar|ii!lés dins les pages du livre,' nous
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
165
1rs irouvons placés sous une seule coupe : ils se présentent rangés
en hel ordre de bataille aux regards de la jeunesse ingénue, espoir
de 1 avenir, jusqu'à ce qu'un éditeur moins rigide se décide à les
renvoyer dans leurs niches respectives, au Heu de les laisser en face
l'un de l'autre, comme des statue» du Dieu des jardins , et d'un air
plus indécent encore.
XlVï.
En outre, le missel (un missel dt famille) était orné comme le
sont souvent les vieux livres de messe, et illustré de tontes sortes de
dessins grotesques. Comment ceux qui voyaient toutes ces ligures
se caressant sur la marge pouvaient-ds fixer leurs regards sur le
texte et s'absorber dans la prière, c'est ce que je ne saurais dire...
Mais la mère de don Juan garda ce livre pour elle, et en donna un
autre h son fils.
XLVII.
Il lisait des sermons, on lui en faisait aussi : on lui mettait entre
les mains des homélies, des vies de tous les saints. Aguerri à la lec-
ture de Jérôme et de Chrysostônie, de pareilles études ne lui étaient
point pénibles : mais quant aux moyens d'acquérir la foi ou de la
conserver, aucun de ces auteurs n'est comparable à saint Augustin
qui, dans ses délicieuses Confessions, fait envier au lecteur les pé-
chés du maître.
XLvm.
Ce livre aussi était interdit au petit Juan... Je dois convenir que
sa maman n'avait pas tort... en supposant qu-'une pareille éducation
soit la bonne. Elle le perdait à peine un instant de vue ; ses femmes
de chambre étaient toutes vieilles, et chaque fois qu'elle en prenait
une nouvelle , on pouvait être assuré d'avance que ce serait un
épnuvantail : c'est une précaution qu elle prenait du vivant même
de son mari... et Je la recommande à toutes les femmes.
XLIX.
Le jeune Juan croissait en grâce et an sainteté : à six ans c'était
un charmant enfant ; à onze, il promettait d'avoir la plus jolie figure
qui fut jamais donnée à l'homme. Il étudiait assidûment, faisait de
constants progrès , et paraissait lancé dans la vraie roule du ciel ;
car la moitié de ses journées se passait à l'église , et le reste entre
ses maîtres, son confesseur et sa mèie.
L.
A six ans, disais-je, c'était un charmant enfant; à douze, un hel
adolescent du caractère le plus paisible ; dans ses premières an-
nées, son humeur avait été un peu difficile, mais on avait travaillé
à dompter son naturel fougueux, et ces cITorts n'avaient point été
inutiles : du moins, on pouvait s'en flatter, et toute la joie de .sa
mère était de proclamer combien son jeune philosuphe était déjà
sage-, tranquille et studieux.
LI.
J'avais des doutes à cet égard, peut être en ai -je encore ; mais je
ne veux point devancer l'ordre des faits. J'ai très bien connu son
père ; je sais un peu juger les caractères... mais il serait injuste de
conclure du père au fils, soit en bien, soit en mal. Sa femme cl lui
formaient uncouple mal assorti... mais j'abhorre la médisance... je
proteste contre toute parole malveillante, même eu plaisanterie.
LU.
Pour moi , je ne dis rien... rien... mais j'ajoute seulement... et
j'ai mes raisons pour cela... (|ue si j'avais un fils unique à élever
(et Dieu soit loué de ce que je n'en ai pas) , ce n'est pas avec dona
Inez que je l'enfermerais pour n'apprendre que son catéchisme.
Non, non... je l'enverrais de bonne heure au collège; carc'est là que
j'ai appris ce que je sais.
LUI.
Là on apprend... ce n'est pa.sponr m'en faire gloire... je passerai
donc là-de.ssus, aussi bien que sur le grec que j'ai oublié depuis :
je disais donc que c est là... mais verbum sat : il me semble que j'y
ai puisé , comme tout le monde, la connaissance de certaines cho-
ses., n'importe lesquelles. Je n'ai jamais été marié... mais je pense,
je suis sûr qu'on doit élever ses fils d'une tout autre manière.
LIV.
Le jeune Juan était entré dans sa seizième année : grand, beau,
un peu fluet, mais bien pris, vif comme un page, bien qu'un peu
moins espiègle, tout le monde, excepté sa mère, le regardait pres-
que comme un homme; mais s'il ai'rivaità quelqu'un de le diie en
sa présence, elle entrait en fureur et se mordait les lèvres 'sans quoi
elle aurait poussé des cris) ; car la précocité était à ses yeux le vice
le plus atroce.
LV.
l'armi ses nombreuses connaissances, Routes choisies pour leur
sagesse et leur dévotion, on comptait doua Julia. Dire que Julia était
belle, ce ne serait donner qu une faible idée de tous les charmes
qui lui étaient naturels comme le parfum à la fieur, le sel à l'O-
céan, à Vénus sa ceinture , à Cupidon son arc (mais cette dernière
comparaison est banale et stnpide).
LVI.
Le noir éclat de sou œil oriental s'accordait avec son origine
mauresque (car 11 faut le dire eu passant, son sang n'était pas pur
espagnol, ce qui en Espagne, vous le savez, n'est guère moins
qu'un péché). Quand tomba l'orgueilleuse Grenade, quand Boahdil
pleura d'être contraint à la fuite, parmi les ancêtres de dona Julia,
les uns passèrent en Afrique, d'autres restèrent en Espagne : sa
Irisa'icule prit ce dernier parti.
LVll.
Elle épousa un hidalgo, dont j'ai oublié la généalogie, et qui
transmit à sa postérité un sang moins noble qu'il n'aurait dû : ses
ancêtres auraient maudit une pareille alliance . car ils étaient si
pointilleux sur cet article, qu'ils vivaient tout-à-fait en famille, épou-
sant leurs cousines .. et au besoin leurs tantesel leurs nièces : cou-
tume pernicieuse qui détériore l'espèce, si elle la multiplie.
LVIII.
Ce croisement infidèle renouvela la race , gâta la noblesse du
sang, mais améliora beaucoup la chair; car, de la souche la plus ra-
bougrie qu'on connût dans la vieille Espagne, il sortit une branche
brillante de fraîcheur et de beauté : les garçons ne furent plu? na-
bots, les filles ne furent plus laides ; mais je dois rapporter un bruit
qui courut, quoique j'eusse bien envie de le taire : on dit que la
grand'maman de Julia ilonna à son mari plus d'enfants de l'amour
que d'héritiers légilimes.
LIX.
Ouoi qu'il en soit, la race ne cessa point de s'améliorer de géné-
ration en génération . tant qu'elle se résuma enfin en un seul fils,
lequel lais.sa une fille unique : on doit avoir deviné que celle-ci
n'est autre que Julia, (lent j'aurai beaucoup à parler; elle était ma
riée , oharmante. chaste, ei avait vingt-trois ans.
LX.
Ses yeux (jesui^^ fou des beaux yeux) étaient grands et noirs. Ils
voilaient à demi leur flamme tant qu'elle gardait le silence, mais
dès qu'elle ouvrait la bouche, à travers leur douce retenue flam-
boyait une expression non de colère, mais de fierté, et plus encore
d'amour ; il s'y montrait un sentiment qui n'était pas le désir, mais
qui eùl pu devenir tel, si son âme ne l'eût combattu et réprimé
aussitôt.
LXI.
Sa chevelure brillante se bouclait autour d'un front blanc et poli
où rayonnait l'intelligence; la courbe de ses sourcils était celle de
l'arc-en ciel; sur sajou?? empourprée de l'éclat de la jeunesse mon-
taient parfois de transparentes lueurs, comme si l'éclair eût couru
dans se? veines. En somme, elle avait un air et un éclat peu com-
muns; sa taille était haute... je déleste les femmes trapues.
LXIl.
Elle était mariée depuis quehiues années à un honiuie d'une cin-
quantaine d'année-i ; ces maris-là foisonnent ; el |>ourlant, selon
moi, au lieu d'un mari de cet âge, il serait mieux d en avoir deux
de vingt-cinq ans, surtout dans les pays voisins du soleil; et main-
tenant que j'y pense, mi vien in mente , les femmes de la vertu la
plus sauvage préfèrent un époux qui n'a pas la trentaine.
LXIll.
Chose triste, je l'avoue ! mais toute la faute en est à ce soleil in-
décent qui ne peutlai.sser en repos notre pauvre argile, mais qui la
chauffe, la rôtli, la brûle, si bien que, nonubstantjeûnes et prières,
la chair est fragile et 1 âme court à sa perte : ce que les hnmmes
appellent galanterie et le ciel adultère est beaucoup plus commun
dans les pays chauds.
' LXIV.
Heureux les peuples du Nord, de ces contrées morales par excel-
I fui
LI'S VIvILLKlîS l.irri;it.MllKS II.I.USntfiKS.
Icncc, où lout rsl vcrlii, oii I'liivor envoie le pérhi loiil tin grdoHcr
Ù la porlo ci' fill I.I m'i^'i'. nii In suit, qui mil saiiil Aiiloiiie h la rai-
son, ; nil nil jiii\ csliiiu- III \alour (rune fciiiinc. ni lixanl coiiimu
il lui pliill I uiiii-iiiU' iiii|iusi-c au galant . lequel d'unlinnire paie un
Imn prix, parci: qtii'c'esPuu vice cuinni>'ii.'ial d suji-l a'i laiif.
L'époux (le Julia si'ap[iL'lail All'ongu : c'i-lait un liuiuine de bonne
niini! pour son Age, qui n'était ni aimé ni déloslé de sa roinnn^ ; ils
xivaieiil oiisciiililc, cuniniu tant d'untifs, supporlaiil d'un rnininiin
aiTiiiil li'iiis laibli'-i réoipnKpies, cl n'élanl préciséiiiciil ni un ni
deux. Cependant Alfonso était jaloux, quiiiqiic sans le laisser voir :
car la Jalousie n'aime pas les regards du monde.
I.WI.
Iulia(je n'ai jamais su jiourquoi) était avec doua liiez sur le iiied
de la jiliis grni.de intimité: il n'j avait pas grande .sympalliic dans
Iciiis goùls, car Julia n'avait de .sa vie louché une plume : cerlaiii''s
gens disent lnul lias mais, à coup sur, c'csI'Uli mensonge, car la
iiiédisanee clierehe partout des motifs intéressés)... ils disent donc
iprinez, avant le mariage de don All'uusu, avait oublié avec lui sa
prudente retenue.
LXVII.
lia ajoutent (|u'a,vaul continué cette liaison qui , avec le temps,
elait devenue beaucoup |)lus chasiR . lue/, avait pris en alTectinn la
l'cmnie de son ancien amant ; et cerlaiiiement c'était ce i|u elle avait
do mieux ii faire. La protection dune personni- aussi sage était
llalicii'-c pnur <luna Jiilla. et en même temps c'était un compliment
adressé au bon gonl d'Alfonso; et si *lle ne pi-uvail (qui le peut ')
taire taire loutà-fait la médisance, au moins elle lui douiiait ainsi
beaucoup moins de prise.
LXVIII.
Je lie saurais dire si Julia lut mise au lait par des étrangers, ou
si elle découvrit la chose par ses propres veux; mais nul ne sut
qu'elle fût iiisiiuite, ou du moins elle n.'eii laissa jamais rie u aper-
cevoir, l'eut-élre restât elle dans l'ignorance, peut- cMrc .v fut -elle
indifférente dès l'abord , ou le devint-elle avec le len-ps. je ne sais
vraiment qu'en penser et iiucn dire, tant elle garda bien sou secret.
L\l.\.
Klle vojait Juan, et comme c'était un bel enfant , souvent elle le
caressait... il n'y avait là rien que de très naturel, et la chose put
paraiire innocenle lois(pi'clle avait vingt ans et lui treize; ma(s
quand il eneul.^cize el elle vingt-trois, il n'est pas aussi cei tain ip»;
leur inimité m'eût lait sourire : ce petit nombre d'<-nnées amène
de iirodigieux changements, particulièrement chez les jieuples brûlés
ilu soleil.
LXX.
Certes, ils n'étaient plus les mêmes, i|uelle qu'en fût la cause : la
dame était dcvcmie réservée, le jeune homme timide; ils s'abor-
dai'ut les veux bai.ssés, la bouche presque muelle. el leurs regards
jicignaieiit un grand embarras; à coup sûr, bien des gens ne dou-
teront pasqiie dona Julia ne connût fort bien la raison de tout ceci :
mais, pour don Juan , il ne s'en doutait pas plus qu'on ne peut se
faire, sans lavoir vu, une idée de l'Océan.
LXXI.
Toutefois, la froideur même de Julia avail encore quelcjne chose
de iendre._ et ce n'élait (luavee un doux tiemblemeni (pie sa [lelile
iiiaiii se ilégageait de celle du jeune homme, lui lais.-aiil pour .-idicu
une pression pénétianle, mais si suave cl si légère, oh! si légère,
ipie celait à peine une réililé : mais janiais bagiielle magique ma-
niée a\ee tout l'art d Armiili! n'opéra un changemrnt pareil à celui
que produisait sur le cœur de Juan cet alloucliemeiit fugil.f.
LXXll.
lùi l'aliordant , elle ne souriait plus, il est vrai. niaLs sou visage
expriiiiait une trislesse plus douce que son sourire. Si son ca'iir
Couvait des pensées plus profondes, elle ne les avouait pas, mais
elles lui devenaient plus clières par la contrainle niAine qui les re-
foulait dans son cœur biùlaiil. L'innocence elle-même a maint ar-
tifice; elle n'ose pas se lier l\ la franchi.=e , el l'nmour enseigne 1 hy-
jiocrisie à la jeunesse.
LXXIll.
Mais la passion a beau dissimuler, elle se révèle par son mystère
mCme, comme le rid le plus noir présage la plus terrible Icuipêlc :
I uM IransporiK se Iraliisseiil d.in» lu rc^nrd vainement éliidié. cl
] souH quel(|ue aspect (|u'ell(* se pié-enle, p'e*! lotijours la mi^iin'
I liyiponrlsie. La froirti-tir ou la bouderie, el même le dédain nu la
haine , sont des masques qu'elle prend fréquemment el loiijour»
trop lard.
I.XXh
Kl puis c étaient des soupirs d aillant pin- pioioiids ipi ils .-i nçni
comprimés, des reg.-fl-ds h la dérobée cpie le larein rendait plus iloux.
une rougeur brûlante sans molif de noigir. un Iremlileiieni (piaiiil
on s'aborilait. une .igilalion inquiète quand on «'était cpiilti'^t: petit»
preludes de la possession . inséparables dune passion naissante, et
qui prouvent combien l'ainour esl embarrassé quand il s'embarque
avec un novice.
l.XXV.
Le cœur de la pauvre Julia était diiis un élal étrange, : elle seiilit
qu'il allait lui échapper, et résolut de faire un noble eff.irt jio'ir elle-
même el pour son ejioux, pour son honneur, sa lierté. sa religion
et sa vertu Sa résolution fut pleine de grandeur, ei eût presque fait
irembler un Tarquin : elle implora l'appui de la vierge Marie comnie
étant la plus compétente à juger un cas féminin.
LXXVI.
Klle jura de ne plus revoir Juan , et le lendemain elle lit une
visite h sa mère. Idle portail un regard d'aticiile vers la porie du
salon : enfin celte porte s'ouvrit . et par la grâce de la sainte
Vierge, ce ne lut point Juan qui entra. Julia en fut reconnaissaiile,
el pourtant un peu fAehée... La porte s'ouvre de nouveau... ce ne
peut être un autre... celle fois c'est bien lui... Non! Je crains bien
que ce soir-là la Vierge n'ait point eu sa part de prières.
LXXVll.
lùifin, elle se dil qu'une femme vertueuse doit faire face ii la ten-
tation pour la vaincre, que la fuite est une lAcheté , et qu'aucun
bomme ne fera jamais le moindre effet sur son cœur; c'est-à-dire
qn'idle n'éprouvera rien au-delà de celle vulgaire préférence , do
cette affeelioii purement fraternelle (|ue nous accoraons dans l'oc-
casion aux gens jilus faits que d'autres pour plaire.
LXXVlll.
lit vint-elle par hasard... qui sait ■? le diable est si lin... vint-elle
"à découvrir ipic tout n'est pas en elle comme il doit être, cl que, si
elle était libre, tel ou tel amant pourrait lui plaire, eh bien! une
femme vertueuse peut réprimer de telles pensées . el s'en trouver
meilleure ipiand elle les a vaincues, et si 1 hointiie la sollicite, elle
en est quitte pour refuser : c'est un essai que je recommande aux
jeunes dames.
LXXIX.
Kt |iuis n'y a-l-il pas ce que l'on nomme l'amour divin, brillant
et iiutnaculé. pur et sans inelan;.'e; amour ((ui est regai-dé comme
une vertu par les anges et par les matrones non moins infail ililcs
que les anges, amour plaloniquc. prfait, « pareil à celui que j é.
prouve. » se disait Julia. Kt à coup sûr, elle le pensait, et c est
aussi la pensée que j'aur.iis voulu lui voir, si j'avais été lobjet d"
ses célestes rêveries.
LXW
Un tel amour esl innocent, et peut cxisler sans danger entre
jeunes gens. On peut donner nu baiser d'abord sur la main . puis
sur les lèvres. Pour moi . je suis coiii|déiemeiit étranger à tout cela,
mais j'ai entendu dire que ces libertés f.irment I extrême liniile de
toiii ce qu'un pareil amour peut se permelire : allez ati-d"l.'i . c'est
un crime: mais ce n'est pas ma faute... je vous avertis d avai
LXXXI.
L'amour donc, mais l'ainoiir contenu dans les liiniles du dcvoii ,
telle fut I innocente détermination adoptée par Julia en faveur de
don Juaii : sans doule . pensa t-elle, ce puissant mobile poirra
tournera l'avantage du jeune homme: guidé parla llammc eihérc'!
d'un aulel Irop |iur pour que jamais s'en obscurcisse l'p'l.il. ipiellc
douce persuasion^aiiront les leçons de l'amour et duni- feiiimc
adorée pour lui apprendre... je ne sais trop quoi, et Julia ne le
savait pas davantage.
LXXXII
Aniini'e de celle pure résolution, prologée par une armure à toute
cprcine, la pureté de son Ame, sure désormais de sa force et con-
vaincue que son honneur était un roc, une digue iusurmonlable, à
dater do ce moment elle se dispensa, ou ne peut plus sat'cuicnl, de
OKUVREà COMPLÈTES Dîi LOUI) liYUON.
IG7
liiiitc incommoiie coiiti-ainlc. Mais Julia élait-cllc à la liaiileui' de
CL'llo lùclie, c'est ce que la suite doit nous appiciulie.
LXXXlll.
Son plan lui semblait à la fuis innocent el d'oxoculion facile ; as-
surément, avec un jeune earçon de seize ans, la médisance nepnu-
vnil t.'iioi-e li-oiiver à mordre, ou si elle l'essayait, Julia, ennvainone
d;' la pui'clé de .ses intcnlions, ne laissi'-rait point Irnuliler In jiaix
de son cœur : une eonsejence tranquille porte en tout la séréniié.
On a vu en eO'et des cliréliens se brûler les uns les autres, persua-
dés que les apôtres auraient agi comme eux.
LXXXIV.
Et si, dans l'intervalle, son mari venait à mourir... mais que le
ciel écarte loin d'elle une pareille pensée, même en rêve (et sur
ce elle soupirait)!... jamais elle ne survivrait à cetle perte si com-
nuiiii^ pourtant mais enfin s\ippnsé que ce moment arrivât
simple supposition inter nos (je devrais dire entre nous . car Julia
pensait en français pour le moment; mais ia rime ne vaudrait
rien).
LXXXV.
En posant donc celte pure hypothèse, Juan, ayant alors atteint
l'âge d'homme, serait un parti sorfable pour une veuve de condi-
tion : fût ce dans sept ans, il ne serait point encore trop lard ; jus-
que-là, pour conlinuer la même ligure, le mal. après tout, ne serait
pas bien grand, car il apprendi'ait les rudiments de l'amour, je >cux
parler de cet amour séraphique que Ion fait lii-liaut.
I.XXXVI.
Subit |iour,lulia. Passons à Juan : parivre polit ! il ne comprenait
rien h .son clat, et n'en pouvait deviner la cause. Impétueux dans
ses sentiments comme la Médée d'Ovide . il s'émerveillait de ceux
qui surgissaient en lui tout-à-coup ; mais il était loin de nenser que
ce fût une chose toute naturelle . n'ayant rien en soi d'alarmant, et
susceptible, avec un peu de patience,' do devenir charmante.
LXXXVH.
Silencieux et pensif, inquiet et rêveur, abandonnant la raai.sou
pour le silence des bois, tourmenté d'une seei'ète blessure, sa dou-
leur, comme tontes les douleurs profondes, se plongeait dans la su-
liiudo. El moi aussi j'aime la .solitude, ou approchant; mais euien-
dons-nous bien, je veux la .solitude d'un sultan, non celle d'un
crniile, et pour groUe il me. faut un harem.
LXXXVIll.
Amour! ton rtnnx tr.nnspnrt chastement se marie
n^nis le (It'siTl des tiois à la sécurité :
C'est là t'heirreiix empiro nù toute âme ravie
Vient le proclamer Dieu par sa félicité!
I.e poète que je cite (1) n'écrit pas mal : j'en excepte pourlnnl
cet liymen du transport avec la sécurité, lesquels se trouvent mariés
dans une phrase assez obscure.
r.xxxix.
L'anteur a voulu sans doute exprimer une vérité qu'accepte le
bon sens général , une chose dont cliacnn a pu ou pourra faire
I expéiiiMice personnelle : à savoir que personne n'aime à être dé-
l'angé à table ou dans ses amours. . je ri'en dirai pas plus sur le
nariage et In tran'^port. choses connues depuis longtemps ; mais ,
quant à la sécurité, je la prierai seulement de tirer le verrou.
XC.
Le paiivro Juan errait au bord des ruisseaux cristallins, rc\ant
de.s choses que la parole ne peut exprimer. 11 s'étendait enfin dans
un de ces asiles feuillus oij le liéije déploie ses sauvages rameaux.
C'est là que les poêles trouvent des matériaux pour leurs livres;
c'est là aussi que parfois nous les lisons, pourvu que hnr plan et leur
slvle nous conviiuinent, et qu'ils veuillent bien être un peu plus in-
telligibles que Wordsworth.
XCI.
Il (Juan et non Wordsworth! .. il continua de vivre dans cette
communion exclusive avec son âme Hère, jusqu'à ce que, dans celte
abstraction profonde, son cieia- hautain eùl modifie eu partie le mal
(1) Campbell, Gerlrudf de \\ yumiiit/, ctiant U.
qui le dévorait : il s'y prit du mieux possible à l'égard de senli-
menls qu'il ne piuivait réprimer : sans en avoir la conscience, il
imita Coleridge, et se fit niétaphysirion.
XCll.
11 médita sur lui-même et sur le monde, sur l'homme, cetclon-
nant lu-oblème. et sur les éioile? , se deniandani comment diable
tout cela s'était produit; ])uis il pensa au\ ti'endilemenls de teirc.
à la guerre, au circuit de la lune, aux ballons, à tous les obstacles
qui nous dérobent une complète connaissance de 1 csi)ace illimité...
et enfin il en vint à penser aux beaux yeux de dona Julia.
XCUl.
Dans de telles contemplations, la vraie sagesse peut reconnaître
des désirs sublimes, des aspirations saintes , innées chez quelques
hom'iies . mais apprises par la plupart des autres qui s'imposent ce
tourment sans trop savoir poiu'qnoi. Il élait étrange qu'une tête
aussi jeune s'inquiétât des mouvements des cieux : si vous voye;;
en cela l'ouvrage de la philosophie, je ne puis m'enipèclier de i)enser
que la puberté y aidait beaucoup.
XCIV.
11 méditait sur les feuilles, sur les fleurs, el entendait une voix
dans toutes les brises; |)uis il pensait aux nymphes des boisât aux
bos(|uels éternels oii ces déesses descendaient jusqu'au conniicrce
des hommes : il se trompait de roule, il imbliait l'iieure; et quand
il regardait à sa montre, il s'étonnait que leTemps, stu- ses vieilles
ailes, eût pu s'enfuir si vite... il s'apercevait aussi qu'il avait man-
qué le dîner.
XCV.
Parfois il jetait les yeux sur son livr>', Boscan ou Garcilasso
comme le feuillet soulèvé^ar le vent sous l'œil qui le parcourt, sur
les pages mystérieuses son âme flottait agiléepar sa pnqire poésie :
elle semblait un de ces esprits sur lesquels les magiciens ont jeté
un charme el qii'ils livrent aux brises de l'air, si nous eu croyons
les contes de vieille fem'me.
XCVI.
C'est ainsi (ju'il coulait ses heures solitaires, éprouvant un vide,
mais ne sachant ce qui lui manepiail; ni ses rêveries bri'ilautes, ni
les chants îles poêles ne pouvaient lui donner ce que demandait sou
âme haletante : un sein où il jji'it reposer sa tète et entendre les
batieuieuts d'un cœifr amoureux et... plusieurs autres choses en-
core, que j'oublie ou que je n'ai pas besoin de mentionner.
xi;vii.
Ces promenades solitaires, ces rêveries prolongées, ne pouvaient
échapper à la tendre Julia : elle comprit que Juan n'était pas dans
son et.it naturel. Mais ce qu'il y a de plus étonnant , c'est que dona
Inez n'importuna point son fils de questions ni de cmijeclures : ne
voyait-elle rien, ne voulait-elle lieu voir, ou comme il arrive à tant
de"gens habiles, ne pouvait-elle rien ilécouvrii'"?
XCVUI.
La chose peut paraître étrange , et pourtant il n'est rien de plus
ordinaire ; par exemple , les maris dont les nioiliés osent outrepasser
ksdroits écrits de la femme el enfreindre le... quel est donc In com-
mandement qu'elles violent (j'en ai oublié le chilfie, el je pens^
qu'im ne doit jamais citer au hasard, de peur de méprise)? Je disais
donc que lorsque ces messieurs sont jaloux, ils tombent toujours
dans quelque bévue que leurs femmes ont soin de révéler.
XCIX.
Un mari véritable est toujours soupçonneux , ce qui nenipèche
pas ses soupçons de touiber toujours à faux : ou il est jaloux d'un
homme qui ne pense guère à la chose , ou il prèle aveugléirieiil les
mains à sa i)rn|u-e disgiâce, en recevant cho/. lui (pielqiie ami dau-
l.iut plus cher qu'il est plus perfide. Ce dernier cas est presque in-
faillible; el ipiand l'épon.sc el l'ami ont pris tout-à-fail leur volée,
c'est de leur perver.dié que la dupe s'étonne, et non de sa sottise.
Les pai'ciils aussi ont parfois la vue courte ; leurs ,\cnx de lynx
n'apcrçoiuMil jamais ce que le monde voit avec une joie m.digne, à
savoir quelle é>t la niaîtresso de tel jeune l.érilier. quel est l'amant
de miss Fantiy; mais enfin une inalheureuscescupade vieiil anéanlif
ir.s
LKs vi;iLii:i:s iittiviuiuks iliaisihiks.
Ici.lan (In vingt ami.'cs, cl toul est liiii : l(i mere sc «Ir^solc, le pÎTC
jure cl sc demande poiiiquoi diable il a procréé des liuritiers.
CI.
Mais Inez avail tant de solliciludc pour son fds, sa vue élail si
porspiciKi-, qu'en celle occasion foire nous esl de lui supposer des
molils tout parlicidiors pour abandonner d(in Juan a celle len-
lalion nouxelle. Quel élail ce niotifï je ne le dira, point pour
le inomcnl: peut iMie voulait-elle couipl-'lcr 1 éducation «le d(Mi
Juan; peut-être ouvrir les jeux de don Alfonso, trop cpris du
uiérite de sa femme.
Cil.
Un jour, un jour d'é-
lé l'été esl véritable-
ment une saison bien
dangereuse, comme aussi
le printemps vers les der-
niers jours de mai; le so-
leil , sans nul doute , en
est la cause prédominan-
te ; mais quoi qu'il en
soit, on peut dire, sans
crainte de trabir la vérité,
qu'il est des mois où la
nalure s'égaie davanta-
ge.... mars a ses lièvres;
mai peut bien avoir ses
njniplies.
cm.
C'était donc un jour
d'été... le six juin... j'ai-
me à donner le? dates
précises, ;i indiquer non-
seulement le siècle ot
l'année, mais encore le
mois; ce sont des sortes
de relais où les destins
changent de chevaux, en
faisant clianger de Ion à
l'histoire, pour reprendre
ensuite leur galop à Ira-
vers empires et royau-
mes, ne laissant guère
d'autres traces que la
chronologie et les lettres
de change que la théolo-
gie tire sur 1 élernité.
CIV.
C'était le six juin, vers
six heures et demie, sept
heures Julia était as-
sise dans un bosquet ,
gracieux comme le plus
gracieux bosquet qui ja-
mais abrita les bouris ,
dans ce paradis païen dé-
crit par Maliomel et par
Anacréon Moore.... Moo-
re, à qui furent donnés
la lyre et le laurier, et
Ions les trophées de la
nuise triomphante.... il les
lipgleiiips !
mrj-^:^^.
Je ne sais trop ce ipie Don Juan en pensa ; mais ce qu'il lit,
vous l'auriez lait comme lui.
a bien gagnés, puisse-t-il les garder
CV.
charme il séduilsl Kn face du précipice inimcnse qui sHiiviait de-
vant clic, immense élail aussi sa foi dans sa propre innocence.
CVll.
lîlle pensait h sa force cl à la jeunesse de don Juan , à ce qu'il y
a de ridicule dans une excessive pruderie, au triomphe de la verlu
et de la foi conjugale; puis elle se rappelait les cinquante ans de
don Alfonso : plùl au ciel que celte deriiiCre pensée ne lui fût pas
venue, car c'est un chilïre qui plaît à peu de monde, il dans Ions les
climats ou glacés ou brûlants, il sonne mal en amour, quoiipiil
puisse être plus agréable en linances.
CYIII.
Si quelqu'un vous dit :
<i Je vous ai répété cin-
quante fois, » on sc pré-
pare k vous faire un re-
proche, et souvent le re-
proche même suit ces pa-
roles. Si un poète dit :
« J'ai composé cinquante
vers, » il vous menace
presque de vous le<i réci-
ter, ("est par bandes de
cinquante que les voleurs
commellent leurs crimes.
11 est bien vrai qu'à cin-
quante ans on trouve ra-
rement amour pour a-
moiir, mais il est égale-
ment vrai que pour cin-
quante louis on peul ache-
ler beaucoup d'amour
tout fail.
CIX.
Julia était une femme
d'honneur, verlueuse, fi-
dèle , et, de plus, elle ai-
mait don Alfonso : elle fit
intérieurement tous les
serments qu'on adresse
d'ici bas aux pui'^sances
d'en haut, et jura de ne
jamais profaner l'anneau
qu'elle portait, et de ne
paslaisser poindre en elle
le moindre désircon traire
h la sagesse , et tout en
méditant ces résolutions,
et bien d'autres encore,
elle avait une de sesmains
négligemment posée sur
celle de Juan.... pure mé-
prise ! elle croyait ne tou-
cher que la sienne pro-
pre.
ex.
Sansypensernon plus,
elle appuya sa tôle sur
l'antre main du jeune
homme, qui jouait avec
les boucles de ses che-
veux ; elle avait l'air dis-
trait d'une personne qui
lutte contre des pensées qu'elle ne peut comprimer. Certes , c'était
fort imprudent à la mère de Juan de laisser en tête-à-tête ce couple
trop charmant, elle qui , pendant tant d'années, avait si bien sur-
veillé son fils.... Ma mère, j'en suis sûr, n'en eût pas fail autant.
CXI.
Insensiblement la main qui tenait la main de don'Juan répondit
I à la pre.ssion de celle-ci, d'une manière douce, mais appreciable ,
! comme pour lui dire: «Retenez-moi. s'il vous plail. '« Toutefois,
nul doule que la seule intention ne lui de presser ses doigts d une
I pure et platonique élreinte; elle eût reculé avec effroi, comme de-
I vaut un crapaud ou un aspic, si la {pensée lui fût venue qii elle pou-
vait éveiller un senliment dangereux pour une épouse prudente.
Elle était assise, mais non seule; j'ignore comment cette entre-
vue avait été amenée, et quand même je le saurais, je ne le dirais
pas. .. en loulc circonstance, il faut être discret, l'eu importe d'ail-
leurs conuiicnt et pourquoi la chose était arrivée; mais enfin Julia
cl Juan étaient là face à face.... Quand doux jolies figures sont
ainsi en présence , il serait prudent de fermer les yeux ; mais c'est
bien difficile.
CVI.
Qu'elle était belle! L'agilalion de son cœur colorait vivement sa
joue, cl pourtant elle ne se croyait point coupable. 0 amour ! mys- I CXII.
lérieuse puissance, lu fortifies 'le faible et tu abats le fort Combien ' ' ■ -, r ...•
elle esl habile à se tromper elle-même, la sagesse de ceux que ton . Je ne sais ce que don Juan en pensa, mais il lit ce que vous au-
OEUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
169
riez fait ; ses jeunes lèvres remercièrent cette main par un baiser
reconnaissant; puis, rougissant de son bonlienr même, il s'écarta
comme désespéré, semblant craindre d'avoir mal agi ; l'amour est si
timide à sa naissance 1 Julia rougit, mais non de colère : elle essaya
de parler, mais elle s'arrêta, craignant que la faiblesse de sa voix ne
la trahit.
CXIII.
Le soleil disparut et la lune se leva blomlissante : la lune est dan-
gereuse en diable; ceux qui l'ont appelée chaste se sont trop
l)res>'és, ce me semble, d'arrêter leur nomenclature. Le plus long
jour de l'année, le 21 juin lui-même, ne voit pas accomplir la moitié
des actes pervers qu'éclaire, en trois heures, la lune avec son doux
sourire.. . et pourtan t quel
air modeste elle conser-
ve I
CXIV.
11 y a, dans cette heure
du soir, un dangereux si-
lence, un calme qui en-
gage l'âme à s'ouvrir tout
entière, et ne lui laisse
aucun empire sur elle-
même. Cette lumière ar-
gentée qui sanctifie l'ar-
bre et la tourelle, qui ré-
pand sur tout le paysage
une beauté et une dou-
ceur intimes, pénètre en
même temps jusqu'au
cœur, où elle jette une
langueur amoureuse qui
n'est pas le repos.
cxv.
E IJulia était assise près
de Juan, à demi enlacée
par son bras brûlant, et
repoussant à demi ce bras
qui tremblait comme le
sein qu'il pressait : et cer-
tes, elle ne croyait pas
encore qu'il y eût à cela
le moindre mal. car il lui
eût été facile de dégager
sa taille de cette étrein-
te.... puis au fond, rette
situation avait son char-
me. Alors.... Dieu sait ce
qui s'en suivit !.... Je ne
puis aller plus loin; et je
suis presque fâché d'avoir
commencé.
cxvr.
0 Platon ! Platon ! avec
les maudites rêveries et
l'empire imaginaire que
ton système suppose h
l'homme sur son cœur in-
domptable, lu as frayé la
route à plus d'immoralité
que tonte la longue li-
gnée des poèle> et dijs
romanciers Tu n'es
qu'un imbécile, un charlatan, un fat.... et, de ton vivant même,
tu nageais entre deux eaux.
CXVIL
Et la voix de Julia se perdit ou ne s'exhala plus qu'en soupirs,
insquau moment ou il fut trop tard pour parler raison. Alors les
larmes débordèrent de ses yeux charmants : plût au ciel qu'elle eût
moms de motifs d'en répandre ! mais, hélas! qui peut aimer et rester
sage ? Non qu'aucun remords ne fût venu combattre la tentation :
elle avait lutté faiblement, et elle se repeniait beaucoup, et en mur-
murant bien Las : «Je ne couseniirai jamais!...» elle avait con-
senti.
CXVIIJ.
On dit que Xercès offrit une récompense à qui pourrait lui in-
venter un nouveau plaisir. A mon avis, sa majesté demandait ]h
une chose fort difficile, et qui lui airait coûté des trésors. Pour moi.
poète aux goûts fort modestes, il me suffit d'un peu d'amour (c'est
ma manière de passer le temps) ; je ne demande pas de nouveaux
plaisirs, car les anciens me suffi.sent amplement, pourvu qu'ils
durent.
CXIX.
0 Plaisir! tu es en vérité une douce chose, bien que nous sovons
sûrs d'être damnés à cause de toi. A chaque printemps, je prends la
résoljtion de me refermer avant la fin de l'année ; mais, je ne sais
comment cela se fait, mon vœu de chasteté a bientôt pris son vol.
Pourtant, j'en suis certain , on pourrait l'observer religieusement:
j'en suis triste et honteux, et je compte, l'hiver prochain, être en-
tièrement corrigé.
CXX.
Ici machastemusedoil '
prendre une petiie liber- '.
té... Ne jetez pas les hauts
cris , lecteur plus chaste
encore.... elle sera bien
sage ensuite et d'ailleurs,
il n'y a point ici à se
scandaliser : cette liberté
n'est qu'une licence poé-
tique, une petite irrégu-
larité dans le plan demon
ouvrage ; et comme je fais
grand cas d'Aristote et de
ses règles., il est juste que
je lui demande pardon
quand il m'arrivede fail-
lir quelque peu.
CXXL
Cette licence consiste à
prier le lecteur de ne pas
perdre de vue Julia et don
.luan ; mais depuis le six
juin (époque fatale, à par-
tir de laquelle tout l'art
du poète échouerait faute
de matière ') , depuis ce
jour, dis -je, il voudra
bien supposer que plu-
sieurs mois se sont écou-
lés. Prenons que nous
sommes en novembre ;
mais je ne sais pas le
jour cette date est
moins certaine que les
autres.
CXXIL
Nous y reviendrons
Il est doux, à minuit, sur
les flots bleus de l'Adria-
tique argentée par la lu-
ne, d'entendre les chants
et le bruit des avirons du
gondolier, adoucis par la
distance et planant au-
dessus des eaux ; il est
doux de voir se lever l'é-
toile du soir ; il est doux
d'entendre la brise iioc-,
turne se glisser de leuille
en feuille; il est doux de
contempler larc-en-ciel qui, basé sur l'Océan , semble mesurer la
rondeur des cieux.
CXXIII.
Il est doux d'entendre les aboiements du chien fidèle saluer avec
empressement notre approche du logis; il est doux de savoir que
des yeux chér's remarqueront notre arrivée et brilleront de joie; il
est doux d'être réveillé par l'alouette ou bercé par la chute des
eaux; il y a de la douceur dans le bourdonnement des abeilles, la
voix des jeunes filles, le chant des oiseaux, les balbutiemenis et les
premiers mois de l'enfance.
CXXIV.
Douce est la vendange, quand les grappes pleuvent en désordre et
avec une profusion chère à Bacchus, sur le sol humide de leur jus
pourpré; douce et joyeuse est la champêtre promenade qui nous dé-
robe au fracas de la ville; douce à l'œil de l'avare est la vue de ses
Mais Juan quittait plus d'un objet chéri
170
LBS VEILLÉES MMKnAinKS ILLUSIHÉKS.
iiintirc-iiix dor; douce rsl nil fcriii- d'un père la nni'smicr d"iin pre- cc monde .iiihliiiii;, lo plaisir soit un pi^rhé el quelquefois t Anic l'-
iiiier etifMiil; durée est l,i M^nfioanee... suilnul ;iux feuiiucs, une péehi^ un plaisir. Peu de iiiorl<ls sjivenl le bul v.'m lequel ilsiMni-
ville ù piller aux suidais, la pari de prise aux nuirins. eli.'ni. niniRipicceiioit la (riiiiii', la (mis'sauee, l'amour ou In ricliessc
les Rentiers sonl ernlmrraHsex e( courus, cl. arrivé uu boni de lacar-
CXXV. rière, ou uieurl, cooiiue vous wave/.... el alors ..
Doux est un héritage, et suriniil relui qu'nuièiic le dc^eès inattendu |
ilcquelqu'' Meillcdouairit-rcou d'un oncle a.vnni coniplélésasoixante-
dixii'Uie minée, après uoii!! avoir fait attendre linp lon).'lempR , îi
iioiiK aiities jeunes eens. de-< litres, des i'eu« <iii une maison de eaui-
papii"" car ces vieilles pens seinhient toujours prôlsh rendre l'Aïuc,
mais il8 luil un corps si solirlo, que l'hériiier voit s uniculer autour
de lui tous les Israélites porteurs de ses lettresde change après décès.
CXWI.
Il est doux <U ^'agner ses lauriers, n'importe coiniuent, par la
jduiueou par l'épéo; une réconciliation est douce, et quelquefois aussi
une querelle, surtout quaml elle nous débarrasse d un ami impor-
tun : le vin \\cu\ est doux eu bouteilles cl l'aie en tonneau. Il nous
est doux do prendre, coiilrr le monde cnlier, la défen-^e d'un être
sans appui, et plus doux encore de revoir l'asile de notre enfance,
que l'un n'oublie jamais, bien qu'on y soit oublie.
cxxvn.
Mais pins doux que ceci, que cela, que toute chose au monde, esl
un premier amour, une première passion... Seul, il survit à tout,
comme dans l'esprit d'Adam le souvenir de sa chute : le fruit de
l'arbre <le la science a été cueilli; tout est connu, cl la vie n'a plus
rien qui niérile un souvenir, rien qui approche de ce péché divin,
(pie la fable a sans doute di'signé sous le sjmbole du crime iospar-
donnable de l'roniéthée ravissant pour nous le feu céleste.
CXXVllI.
L'homme, étrange animal, fait un usage étrange de sa nature et
des arts auxipiels il est pnipre : il. aime surtout à montrer ses ta-
leiils par quelque invention nouvelle. Nous vivons dans un siècle
où toutes les idées lii/.arres ont le champ libre, oii toutes les inven-
tions trouvent leurs chalands. Commencez d'abord par la vérité, et,
si vous y perdez vos peines, l'imposture vous oUre un débouché cer-
tain.
GXXIX.
Combien n'avons- nous nas vu de découvertes contradictoires
(.signes certains du génie et d'une bourse vide) : l'un invente des nez
artilieicls, un antre la guillotine; cehii-ci vous brise les os, celui-là
les remet en Jdaee; mais il faut avouer qu'un salutaire contre-poids
aux fusées à la Congrève se trouve dans la vaccine, laquelle, pour
paver le tribut qu'on doit à une vieille maladie, en emprunte aux
vaches une toute nouvelle,
CXXX.
On a fait avec des pommes de terre du pain à peu près passable.
I.e galvanisme a fait grimacer (pielques cadavres; mais il n'a pas
aussi bien lonclionné que le premier appareil de la Société huma-
nitaire, au moyen duquel les .i;ens sont désasphy.xics gratis. Combien
de nouvelles et merveilleuses machines ont rccVmm.'iit remplacé les
(ileuses! On dit que nous avons été débarra^-sés naguère de la pe-
tite-vérole, et peut-être l'ainée va-t-elle disparaître à son tour.
CXXXl.
Celle-ci. on le sait, vient de rAmériijue, où suis doute elle re-
t' urmu-a : la population sy muliiplie à tel point ipi'il est bien temps
de l'arrêter, comme en Europe, i)ar la guerre, la peste, la famine ou
tout autre nioven qui puisse y répandre la civilisation : ces fléaux v
seront-ils plus terribles que le prétendu fnal américain ne l'a été chez
nous?
CXXXII.
Nous sommes au siècle des inventions brevetées pour la destruc-
tion lies corps cl le salut des dînes, toutes propagées avec les meil-
leures inleniions. Nous avons la lampe de sûreté do sir Humphry
Davy, M l'aide de laquelle on jieul exploiter sans danger les mines
de charbon pourvu qu'on observe les précautions indiipiéos par
l'invenlenr. Les voyages à Tombouctoii el les expéditions aux poles
seuil encore des mo.vens d être utile à Ibumanilé. qui valent pcul-
éirc bien le massacre de Waierloo.
CXXXIll.
Llioiiime esl un phénomène, un être incompréhensible, nierveil-
eux au delh de toute merveille; c csl pourtant dommage que. dans
CXXXIV.
Eh bien I alor.". quoi T.,, Je n'en sais rii-u. ni vous non plus; ain?i.
bonne nnil. Revenons à notre bi-iloire. C él.iM au mois de iiii\ombrr
lorsque déjîi leg beaux joiirss.uit raies, que P's monta^m-s cummen-
cent f» blanchir k l'horizon et inctieni un rapocliMii de neitre par-
dessus leur manteau d azur; que la mer bouillonne autour lies pro-
montoires, que la vague brnvanle se brise contre le rocher, et que le
soleil, en astre sage et rangé, se couche ii cinq heure«.
cxxxv.
il faisait, comme disent les walchuien, une nuit de brouillards;
point de lune, point d'étoiles : le vent ne se fai.sail entendre que par
soudaines boulVées; maint foyer brillait encore, ei le bois amoncelé
y brûlait en pétillant sous les yeux de la famille assemblée. Il y a
dans cell" clarté quelque chose d'aussi gai qu'un ciel d'été .^ans
nuage : j'aime fort pour ma part le («iiii du feu, les grillons el ce
qui s'ensuit : une salade de homar.l, le champagne et la causerie.
CXXXVI.
Il élait minuit... dona Julia se trouvait au lit et dormait, du moins
c'est probable... quand tout-Ji-coup elle entend ii sa porte un bruit
h é\eilli'r les morts, s'ils n'étaient tous déjà réveillé<, comme b s li-
vres nous l'apprennent, en ajoutant qu'ils le seront encore au moins
une fuis... I.a porte était fermée au verrou : un poing y frappait vi-
vement et une voix criait : « .Madame! madame!... sill... sill! «
CXXXYll.
« Au nom du ciel, madame.., madame... voici mon maître, a<ec
la moitié de la ville à ses trousses Vit-on jamais pareille eala-
slrophe! ce n'est point ma faille .. je faisais bonne frarde... Alerte!
lirez le verrou un peu plus vile... ils montent l'escalier; en un clm
d'œil ils seront ici : peut-être trouvera-t-il moyen de fuir sans
doute, !a fouOtre n'est pas Icllemenl haute!... « •
CXXXVllI.
Cejendant don Alfonso élait arrivé avec, des torches, des amis el
un trrand nombre de doinestiipics : la plupart de ces gens-Ui étaient
depuis longtemps ntariés, el par conséipieiit ne se faisaient pas grand
scrupule de troubler le sommeil d une femme perverse, qui osait en
crebeite charger d'un Irisle ornement le front de sim mari : les
exemples de celle nature sonl contagieux ; si l'on n'en punissait une,
toutes les autres en feraient autant,
CXXXIX.
Je ne saurais dire comment ni pourquoi le soupçon élait entré
dans la téle de don Alfonso; mais pour un cavalier de sa conditiiui.
il était de très mauvais goùl de venir ainsi, sans un mot d'averlis-
semenl, P'iiir audience autour du lit de sa femme, convoquant de~
laquais armés de pistolets el dépées pour démonlrel- qu'il élait... e ■
qu'il redoutait le plus d'être.
CXL.
Pauvre dona Julia! réveillée comme en sm-saut 'remarquez bien !..
je ne dis point qu'elle ne donnait pas^, elle se mit h jeter des cris.
a bâiller, à pleurer. Sa suivante Aulonia. qui néiait pas novice, ^^e
j hi\la de jeter les couvertures liii lit en un monceau, comme si elle
j venait d'en sortir elle-même : je ne puis dire pounpioi elle niellait
I tant d'importance à prouver que sa maîtresse n'avait pas couché
j seule.
j CXLI.
Julia la maîtresse, el Aulonia la sui\anle. avaient l'air de deux
pauvres innocentes créatures qui, ayant peur des revenants el enc iv
jdus des voleur-', avaient pen>^é que deux femmes imposeraÏMil .h un
homme, el en eonsé(|uence s"étai''nl e uiehées iloiiceftient cole.'i eôie
pendant labseneo du mari, jusqu'.i l'heure où I infidèle reviendrait
en disant ; « Ma chère, je suis le premier qui aie quille la partie. »
CXLII.
Enfin. Julia retrouva la voix, et s'écria : « .\u nom du ciel, don
Alfonso, que me voulez-vous"? quelle folie vuis prend? Oh! que ne
suis-je morie plutôt que d'être la proie d'un 'elu'.onstre! ^^ue signifie
(H^OVIUiS COMIMÈIES DE LOUD lîVllON.
ni
celte \iiileiice au milieu ilc la nuit? Est-ce un cas d'ivrognerie ou
un accès iriuiiiieur? Osez-vous bi'.-n me soupçonner, moi, que la
seule pensée dnne faute tuerait? Allons, fouillez ma chambre! —
C'est ce ([ue je vais faire! » répondit Alfonso.
CXLIIi.
Il chercha, ils cherchèrent; ils visitèrent tout : cabinet, garde-
robe, armoires, embrasures de fenêtre; et ils trouvèrent beaucou|)
(II' linge, de dentelles, grand nombre de paires de bas, de pantoc.fles,
dr brosses, de peignes, enfin un assortiment complet de tout ce qui
sert aux belles dames pour entretenir leur beauté et la propreté de
leur corps : ils piquèrent de la pointe de leurs épées les tapisseries
et les rideaux, et blessèrent quelques volets et plusieurs tablettes.
CXLIV.
Us cherchèrent sous le lit, et y trouvèrent... n'importe quoi... ce
n'était pas ce qu'ils voulaient. Us ouvrirent les croisées, pour voir
si le sol ne portail pas des empreintes de pas; mais cet examen ne
leiu' apprit rien, et alors ils se regardèrent les uns les autres : chose
étrange, oubli que je ne puis m'expli(|ner, de tous ces chercheurs,
pas un ne s'avisa de jeter un coup d'œil dans le lit, aussi bien que
dessous.
CXLV.
Durant ces perquisitions, la langue de Julia n'était point endor-
mie. « Oui, cherchez, et cherchez encore, criait-elle; accumulez in-
sulte sur insulte, outrage sur outrage! Est-ce donc pour cela que
mes parents m'ont mariée, pour cela que j'ai si longtemps SDull'ert
à mes côtés, sans me plaindre, un époux tel qu'Alfonso; maisje ne
l'endurerai plus désormais, et je ne resterai point dans ce logis, s'il
y a encore en Espagne des lois et des hommes de loi.
CXLVl.
.. ■' « Non, don Alfonso! vous n'êtes plus mon mari, si jamais vous
avez mérité ce nom. Est-ce là une conduite, à votre âge. . car vous
avez la soixantaine... cinquante ou soixante, c'est toujours la même
chose... est-il sage et convenable de venir sans raison élever des
griefs contre l'honneur dune femme vertueuse? Ingrat, parjure,
barbare don Alfonso! comment avez-vous pti croire que votre épouse
subirait un pareil traitement? \
CXLVII.
Il Est-ce pour cela que j'ai dédaigné d'user des privilèges de mon
sexe? que j'ai choisi un confesseur tellement vieux et sourd, que
nulle autre ne l'eût supporté? Ah! jamais il n'a eu de motifs pour
mp réprimander, et mon innocence l'étonnait tellement, ipjil a tou-
jours douté que je fusse mariée... Ah ! saiut père, quel chagrin pour
V ous que l'accusation dont on m'accable !
CXLVllI. •
« Est-ce pour cela que je n'ai point voulu me choisir un Corlejo
parmi la jeunesse du Seville? poin- cela que je n'allais presque nulle
part, si ce n'est aux combats de taureau.x, à la messe, au spectacle,
aux réunions et aux bals? Est-ce pour cela que, sans examiner ce
qu'étaient mes adorateurs, je les ai tous éconduits... au point d cire
impolie à leur^égard, et de forcer le général comte O'Reilly (ij, qui
a pris Alger, à déclarer partout que j'en ai mal usé avec lui?
CXLIX.
« Le musico Cazzani ij'a-t-il pas , six mois durant, chanté vaine-
ment à la porte de mon creur? ton com|iatriote, le comte Corniani,
ne m'a-t-il pas proclamée la seule femme verluei^se de l'Espagne?
N'ai-jc pas eiicnrc à citer un grand nombre de Ru.sses et d Anglais:
le comte Sirongstiogauoir que j'ai désolé, cl lurd .Mount-cidl'ee-
Uouse, ce pair irlandais qui, l'an dernier, s'est tué pour l'amour de
moi à i'orce de boire.
CL.
• « N'ai-je |ias en ;i mes pieds deux évèiiues, le ducd'lcbar et don
' Fernand iNuuez? Est-ce ainsi que l'on traite une femme fidèle ? Quel
quartier de la lune avons-nous donc? Quelle modération vous ciii-
péclie do me battre? je vous en sais gré : l'occasion est si belle
Oh ! le vaillant homme ! avec vos épees nues et vos pistolets armés,
dites-moi , ne faites-vous pas belle ligure ?
9 (!', Dona Julia se trompe : le comte O'Reilly ne pril pas .■\lger; mais
.\lger l'aillii le prendre. l,ui, son armée et ?a tlotte se retirèrent avec de
granaes perles el fort peu de glojre, en 1773. .\lger brava Charles-Quint,
1 ouis XIV, les AngUi:: et les Hollandais : il était reserve à la frauoe mo-
derne Uo délruiic 'co nid de pirates.
CLL
^ « C'était donc là le molif de ce départ si prompt, sous prétexlis
d'affaires indispensables avec voire procureur, ce roi des drôles, qn^
je vois là tout déconcerté et intimement convaincu de sa.solti.sc?
Quoique je vous méprise tous deux , il est à mes yeux le plus c 'ii-
pable • sa conduite est sans excuse, car certes il n'a été guidé que
par l'appàl d'un vil salaire, et non par l'intérêt ([u'il porte à vous
ou à moi.
CLIl.
« S'il est venu ici pour dresser un procè.5-verbal,au nom du ciel!
qu'il procède à sa besogne. Vous avez mis l'apiiartement dans un bel
étatl... . Voilà une plume et de l'encre à votre disposition , mon-
sieur : prenez bonne note de toutes choses: je ne veux pas que vous
soyez payé pour rien mais, comme ma femme de chambre est
à moitié nue, faites sortir vos espions, je vous prie. — Oh! s'écria
Autouia en sanglotant, je leur arracherais les yeux à tous!
CLIII.
— Voilà le cabinet, voilà la toilette, voilà l'anlichambre... fouillez
du haut en bas : voici le sophaetle grand fauteuil, et la cheminée...
re'raile propice-aux galants. J'ai besoin de dormir: vous m'obligerez
donc do ne plus faire de bruil, jusqu'à ce que vous ayez découvert
la cachette mystérieuse de ce trésor insaisissable... et quand vous
l'aurez trouvé, vous me procurerez à mon tour le plaisir de le voir.
CUV.
« Et maintenant, hidalgo! que vous avez jeté le soupçon sur moi.
et l'alarme dans tout le(|uarlier, soyez assez bon pour me dire ipiel
est l'homme que vous elierchez. Comment le nommez-vous? quel
est son rang? qu'on me le montre j'espère qu'il est jeune el
gentil?... est-il de bel|^ taille? Uites-le-moi... et soyez assuré que
puisque vous avez ainsi terni mon honneur, du moins ce n'aura pas
été en vain.
CLV.
« Du moins, il n'a peut-ôlie pas soixante ans : à cet âge, il ser
trop vieux pour être tué el pour exciter les craintes jalouses d'un
époux qui est lui même si jeune Anlonia ! donnez-moi un verre
d'eau... J'ai vérilahlement honte de mes larmes : elles sont indignes
de la fille de mon père. Et loi, ma mère , ah ! tu étais loin de prévoir,
en me donnant le jour, que je tomberais au pouvoir d'un tel
monstre.
CLVL
« Peut-être est-ce d'Antoniaque vous êtes jaloux : vous avez vu
qu'elle dormait à mon côté quand vous avez fait irruption avec voire
bande. Regardez où vous voudrez nous n'avons rien à cacher,
monsieur ; seulement une autre fois vous nous préviendrez, je l'es-
père, ou par décence, vous attendrez un moment à la poi-te , afin
que nous nous mettions en état de recevoir une si nombreuse et si
Upnne compagnie.
CLVIL
« lit maintenant , monsieur, j'ai fini , el je n'ajoute plus rien ; le
peu que j'ai dit montrera qu'un cœur innocent peulgémir ensilence
sur des loris qu'il a honte de dévoiler. Je vous livre à voire con-
science : elle vous demandera un jour ; ourquoi vous m'avez traitée
ainsi. Dieu veuille que vous ne ressentiez pas alors le plusamerdes
chagrins!... Anlonia! où est mon mouchoir de poche? «
CLVUI.
Elle dit, et se rejette sur son oreiller: elle est pâle, ses yeux noirs
brillent à travers les larmes, comme un ciel d'éclairs et de pluie; ses
longs cheveux, retonil/anl en voile, ombragent la blancheur de ses
joues : leurs boucles noires voudraient en vain c;icher ses épaules
éblouissantes dont elle font ressortir la neige ; ses lèvres charinanii s
sont enlr'ouvertes et le battement de son cœur se faitentendie plus
haut que son baleine.
CLIX.
Le seuor don Altonso reslail tout confus : Anlonia marchait çà el
là dans la cli inibre eu désordre, et le nez en l'air, jetait des regards
de colère sur son maître et ses nivrmidons, ]iarmi lesquels il n'\ en
avait aucun qui s amusât , le procureur cxceplé. Celui-ci , nouvel
Achate, lidèb- jusqu'à la mort , pourvu qu'il y, eût maille à pariir,
ne s'inquiiHait guère du reste , sachant que la décision appartien-
drait aux tribunaux.
CLX.
Les narines au venl , il restait immobile , ses petits joux suivaient
172
LKS VKII.LtKS l.ll ll.l■.AIIll.^ II.M M ItKKS.
Ions les niinivciiiciilsd'Antonia. el loule son allitude éliiil pleine île
sonpeon. Il avail |mmi ilr SDiiei des réputations ; poiirv n (iii'iini- pour-
silile'iiu une arlimi |ii^l <^trc intentée, la Jeunesse I'l la beauté nu lu
tuneliaieni (.'ui'ie, el il n'ajoutait jamais foi aux diMu'-pilions, à moins
quelles ne fussent appuyées par des témoins compélenls... vrais
ou faux.
CIAI.
Cependant don Alfonso se tenait'I.\ les ^eux baissés , et h diie
vrai , il faisait une sotie lignre : apri's avoir fouillé dans tous les
roins . après avoir traité une jeune femme avee la dernière rism-ur,
i| na»ait rien gauné, siufles repioehes qu'il s'adressait h lui-inènie,
par-dessus tous les trails que sa nioilié avait fail tomber sur lui avec
tant de v^gnenr pendant une demi beure entière, rapides, lourds el
pressés comme une pluie dorage.
CLXIl.
Il balbutia d'abord une excuse ii lai|uelle on ne répondit que par
des larmes, des sanglots el tous les préludes ordinaires d'une atlaque
de nerfs, à savoir des tressaillements, des paipilalions, des bâille-
menis el antres sjuiplômes, au choix du sujet. Alfonso regarda sa
femme, el celle de Job lui revint en mémoire; il vil aussi en per-
speclive les parents de ladame , el alors il s'cH'orea de recueillir toute
sa i)alience.
CLXIIl.
il allait parler ou plutôt bégayer; inaisia prudente Aiiloiiia, avant
que le marleau fût tombé su:' l'enclume, l'interrompit par un : « Je
vous en prie , monsieur : quittez la chambre et ne dites pas un mol
de plus , si vous ne voulez faire mourir ma maîtresse. — Qite le diable
la confonde 1 » marm<illadon Alfonso; mais il en resta l.î : le temps
des paroles était passé. Après avoir jeté un ou deux regards de tra-
vers, il fil, sans trop savoir pourquoi , ce qui lui élail ordoimé.
r.LXIV. •
Avee lui sortit la lorce armée : le procureur s'éloigna le dernier,
en niatiilcslaiit sa répugnance, els'arrôlant à la porte aussi loiig-
lemps ipi'Antonia voulut bien l'y laisser... 11 n'était pas peu con-
irarié de celte étrange et inexplicable lacune dans les faits de la cause,
faits qui, tout h l'heure encore, avaient un air assez équivoque.
Pendant qu'il ruminait le cas , la porte se ferma brusquement sur sa
face procédurière.
CI.XV.
A peine eut-on mis le verrou que... ô lion le lô péché f ô douleur!
(') femmes, comment pouvez-vous agir ainsi et conserver votrebonne
renommée , à moins qu'on ne soit aveugle en ce inonde et dans
l'autre? Hien cependant n'est plusjirécieux qu'une réputation sans
tache! Mais continuons , car j'ai encore beaucoupàdire. Voussaurez
donc, et c'est avec une profonde répugnanccnue je dois vous le dé-
clarer, vous saurez que le jeune Juan à moitié étouffé sortit tout-à-
conp du lit.
CLXVI.
On l'avait caché... je ne prétends pasdire comment el je ne saurais
décrire parlaiienienl l'endroit... Souple, fluet el facile à pelotonner,
il pouvait certes tenir dans un étroit espace, rond ou carré; mais je
ne le plaindrais pas, lors même qu'il aurait été suffoqué par cecou-
ple cliarmani; certes il valait mieux mourir ain.si que d'être noyé,
comme cet ivrogne de Clarence, dans un tonneau de malvoisie.'
CI.XVII.
Je ne le plaindrais pas, en second lieu, parce qu'il n'avait que
faire de conimeltre un péché réprouvé par le ciel, puni par les lois
humaines. Celait du reste commencer de bonne heure: mais à seize
ans la conscience est plus élastique qu',*! soixante, alors que réca-
pitulant nos vieille.^ dettes, el faisant le compte du mal, nous trouvons
en faveur du diable une diabolique balance.
CLXVlll.
Je ne sais comment vous peindre la position du jeune séducteur.
Il est éciil dans les annales hébraicpies ([ue les médecins, laissant
l,"i pilules el potions , orcbjiinèrenl au vieux roi David, dont le sang
riiulait trop lentemcni . lapplicalion d'une belle jeiine fille en guise
di' vésicaloire ; cl l'on assure que le remède produisit les plus heu-
reux effets; peut-être fut-il appliiiuc d'une manière différenle dans
les deux cas, car David lui dut la vie et Juan faillit en mourir.
CI.XIX.
Que faire? Alfonso va revenir sur ses pas aussitôt qu'il aura con-
gédié .sa sotte coin|ingnie. Aiitonia fil appel h toutes ses facii|ié< in-
ventives, mais elle ne put trouver le moindre expédient... ComiuiimiI
donc pari-r celte nouvelle attai|iie? Puis bieiilAt le jour ailnit pa-
raître. La suivante était aux abois; la inailressc ne soufllail pas le
mol , mais ses lèvres piles s'imprimaient sur les joues de son amant.
CLXX
_ Ses lèvres à lui allèrent au-devant de celles de Julia; ses mainp
s'occupèrent h rassembler les boucles de ses cheveux épars : en ce
moment même, ils ne pouvaient commander à leur p.-fi'^ion et ou-
bliaient à demi leur positim désespérée. La patience d Anlnnia n'y
put tenir davantage : » Allons , alloiiR , dit elle tout bas mais d un
ton irrité; nous n'avons pas le temps de badiner... il faut que j'en-
ferme ce joli monsieur dans le cabinet.
CLXXI.
« Veuillez garder vos folies pour une nuit plus tranquille... Qui
peut avoir mis le maître dans cette humeur? qu'en adviendra-t-il*...
je suis dans une frayeur !... cepeiit drôle a le diable au corps ei rien
de mieux... Voyons, est-ce le moment de rire? tout ceci est-il une
plaisanterie? ignorez. vous que cela pourrait bien finir par du sang?
Vous iierdrez la vie, moi , ma place; ma mîiîtresse... lout; cl cela
pour ce visage de fille !
CLXXII.
«Kncore,sic'était lin vigoureuxcavalier de vingt-cinq ù treille ans...
fallons! dépêchez-vous;. ..mais, pouriin enfant, se donner tant d'etn-
barras! lin vérité, madame, je m'étonne de votre choix i allons,
ntonsieur, entrez donc)... Le maître ne doit pas être loin. Bien! à
présent au moins , le voilJi sous clef, el pourvu que nous ayons jus-
qu'au malin pour nous concerter... (Juan, il ne f-iut pas vous en-
dormir, vojcz-vous!) »
CLXXIll.
Don Alfonso, en entrant dans la chambre, seul celle fois, in-
terrompit la harangue de la fidèle camériste : comme elle faisait
mine de rester, il lui enjoignit de sortir, et elle obéit non sans peine ;
après tout, pour le, moment, il n'y avail plus de remède, et sa pré-
sence ne pouvail être bonne h rien. Ayant donc jelé*ur les deux
époux un long et oblique regard, elle moucha la chandelle, fit une
révérence et sortit.
CLXXIV.
Après un instant de silence, Alfonso entama une bizarre apologie
de sa conduite : « Son inlenlion n'était pas de se justifier... il avait
« éié fort incivil, pour ne rien dire de plus; mais il avait eu , pour
« agir ainsi, des raisons suflisintcs dont il ne spécifia pas une
u seule... » En somme, son discours élail un fort bel échantillon de
ce genre de rhétorique que les savants appellent Coq-à-l'âne.
CLXXV.
Julia ne dit rien , quoiqu'elle eût une réponse toujours prêle, au
moyen de laquelle une femme qui connaît le faible de .-on mari peut
en "un instant changer le jeu : il suffit pour cela il; quelipies mots
placés h propos qui, ne fussent-ils qu'une pure invention, ont pour
elfet sinon de clore la discussion, du moins de la calmer. Ce moyen
consiste à rétorquer fermement laccusalion, et pour un amaul qu'un
soupçonne, reprocher trois maîtresses.
CLXXVl.
Jiilia, eu etl'el, avait beau champ ; car les amours d'Alfonso avec
Inez n étaient point un mystère : peut-être le sentiment de sa lauie
la troublait-il... mais cela ne se peut ; on sait qu'une femme ne maii-
3ue jamais d'excuses... peul-êlre son silence venait-il seulement
'un scrupule de délicatesse: elle craignait de blesser l'oreille de don
Juan, qui avait fort à cœur la réputation de sa mère.
CLXXVIl.
U pouvait y avoir encore un autre motif, et cela en ferait deux ;
Alibnso n'avait rien dil qui pût s'appliquer à don Juan : il avait
parlé en hoinnic jaloux, mais il n'avait pas conclu par le nom de
l'amant heureux, el celui-ci restait caché dans les prémisses de son
raisonnement, \ vrai dire, sa pensée n'en cherchait qu'avec plus
d'acharnement à percer ce mystère; dans cet état de choses, parler
d'inez, ce serait offrir Juan c^i l'esprit d'Alfonso.
CLXXVIII. '
Sur ces points délicats, il siilïit de l'indicalion la plus légère,
le silence est le plus sik ; d'ailleurs les femmes ont un tact (cette
OEUVRRS COMPLÈTES DE LORD BYRON.
173
expression moiieriie me paraît assez pauvre, mais j'en ai liesoin
jour mon vers)... un tact, dis-je, qui, sons la pression d'un inler-
rof;atoire. leur enseigne à se tenir h dislance de la question ; ces
charmantes créatures savent mentir avec grâce, et rien an monde ne
leur sied mieux.
CLXXIX.
Elles rougissent, et nous les croyons : moi, du moins, c'est ainsi
que j'ai toujours fait. Insister est'la plupart du temps inutile, car
al.irs leur éloquence devient prodigue de paroles; cl lorsqu'enfm
elles sont hors d'haleine, elles soupirent, elles baissent leurs yeux
languissants, laissant tomber niio larme ou deux, et alors nous cé-
dons; et alors... alors... on se met à table et l'on soupe.
CLXXX.
Alfonso termina son apologie, et implora son pardon, que Julia
ne voulut ni refuser ni accorder entièrement : elle y mit des condi-
tions qui lui semblèrent très dures, le privant obstinément de quel-
ques bagatelles qu'il sollicitait. Il était là comme Adam aux portes
de son paradis, tourmenté par d'inutiles regrets : il la suppliait de
ne plus lui garder rigueur, quand, toul-à-coup, ses pieds heurtèrent
une paire de souliers.
CLXXXI.
Une paire de souliers!... qu'est-ce que cela faisait? pas grand'-
cliose, s'iLs étaient faits pour le pied mignon dune dame ; mais (je
ne saurais vous dire combien cet aveu me coûte) ceux-ci étaient de
proportion masculine; les voir, les ramasser fut l'affaire d'un mo-
nirnl... Ah! miséricorde! mes dents commencent à claquer, mon
sang se glace... Alfonso commença par examiner attentivement la
l(]nnede la chaussure, puis il entra dans un nouvel accès de fureur.
Il sortit pour aller chercher son épée ; et aussitôt Julia courut
au cabinet : « Fuyez, Juan, fuyez! au nom du ciel... pas un mot...
la piu'te est ouverte*, vous pouvez, gagner le corridor par où vous
avez passé si souvent : voici la clef du jardin... fuyez! fu,^ez!...
adieu!... vile, vite !... j'entends le pas précipité d'Alfonso... il ne
fait pas encore jour... il n'y a personne dans la rue. »
CLXXXIII.
Nul ne pourrait dire que l'avis ftjl mauvais; son unique défaut
était de venir trop tard; l'expérience s'achète d'ordinaire à ce p ix,
scjrie de taxe personnelle imposée par le destin. En un moment,
Juan eut gagné la porte de l'appartement , et bientôt il aurait at-
teint celle du jnrdin : mais il rencontra don Alfonso en robe de
chambre, lequel le menaça de le tuer... et sur ce Juan, d'un
coup de poing, l'élendit h terre.
CLXXXIV.
La lutte fut terrible... la lumière s'éteignit; Antonia criait :
« .-Vu viol ! » et Julia : « Au feu! m mais pas un domestique ne bou-
gea [lour se jeter dans la mêlée. Alfonso, battu à souhait, jurait
fort et ferme qu'il aurait vengeance celle nuit môme ; Juan, de son
côlé, blasphémait une octave plus haut: son sang s'était allumé;
malgré sa jeunesse, c'était un vrai Tarlare, point du tout disposé
au rôle de martyr.
CLXXXV.
L'épée d'Alfonso était tombée à terre avant qu'il pût la mellre au
clair, et les d'ux combat'anls continuèrent à se servir do leurs
ai'uu's naturelles; jiar bonheur, Juan n'aperçut point le fer; car
il était fort peu niaitre de lui-même, et s'il eut pu s'en saisir,
c'en était fait ici-bas d'Alfonso. 0 femmes, songez à la vie de vos
maris, de vos amants; ne vous faites pas doublement veuves !
CLXXWI.
Alfonso avait empoigné son ennemi pour le retenir; Juan étran-
glait Alfonso pour se débarrasser de lui; le sang commençait à
couler (par le nez, il est vrai). Enfin, au moment oîi la lutte faiblis-
sait, Juan réussit à se dégager par un coup un peu rude; mais il
niiten pièces son unique vêtement, et il prit la fuite, comineJoseph,
en le laissant après lui : je soupçonne que là se borne la ressem-
blance entre les deux personnages'.
CLXXXVII.
Enlln on ajvporta de la lumière ; laquais et servantes accoururent,
et un étrange spectacle s'offrii à leurs yeux : Antonia dans une
attaque de nerfs, Julia évanouie, Alfonso hors d'haleine, s'appuyant
contre la porte; des débris de vêlements épars sur te sol, du sang,
des traces de pas, et puis c'était tout. Juan gagna l'issue du jardin,
trouva la clef dans la serrure, et se défiant des gens du dedans,
ferma la porte sur eux.
CLXXXVIII.
Ici se termine mon premier chant.., Qu'est-il besoin de chanter
ou de dire que Juan, comi)létement nu mais favorisé par la nuit,
qui souvent place fort mal ses faveurs, trouva son chemin et re-
gagna sa demeure dans un singulier état. L'amusant scandale qui
s'éleva le lendemain, les propos qui circulèrent pendant neuf jours
et la demande en divorce formée par Alfonso, tout cela, comme de
raison, fut inséré dans les journaux anglais.
CLXXXIX.
Si vous êtes curieux de connaître à fond l'afi'aire, les dépositions,
les noms des lémoins, les plaidoiries pour ou contre, et le reste : il
y a plusieurs versions bien dilïérentes entre elles, mais toutes sont
tort amusantes ; la plus exacte est celle du sténographe Gurney, qui
lit tout exprès le voyage de IMadrid.
CXC.
Mais dona Inez, pour faire diversion au scandale le plus énorme
qui eût été l'entretien de l'Espagne, depuis bien des siècles cl à
partir au moins de la retraite des Vandales, fit vœu d'abord (et
tous les vœux qu'elle avait faits jusque là, elle les avait tenus) de
brûler, en l'honneur de la vierge Marie, plusieurs livres de cierges;
puis, d'après l'avis de quelques vieilles matrones, elle envoya son
fils à Cadix pour s'y embarquer.
CXCI.
Elle voulait qu'il voyageât par terre et par mer dans toutes les parties
de l'Europe, pour réformer ses principes de morale et s'en faire une
toute nouvelle, surtout en France et en Italie : c'est du moins ce ([ue
font beaucoup de gens. Julia fut eiil'ermée dans un couvent ; sa dou-
leur fut grande; mais peut-être jngera-t-on mieux de ses sentiments,
en lisantsa lettre que nous allons transcrire.
CXCll.
« On me dit que c'e.-t une chose décidée : vous partez ; ce parti est
sage... il est convenable, mais il n'en esl pas moins pénible pour
moi. Il ne me reste plus de droits sur voire jeune cœur : le mien
seul est victime, et il consentirait à l'être encore; un excès d'a-
mour a été mon seul artifice Je vous écris à la hâte, et la tache
que vous verrez sur ce papier ne vient pas de ce que vous pour-
rez croire : mes yeux brûlent et me font mal, mais ils n'ont pas de
larmes.
CXCIII.
'( Je vous ai aimé, je vous aime encore: à cet amour j'ai immolé
mon rang, ma fortune, le ciel, l'estime du monde et la mienne; et
cependant je ne puis regretter ce qu'il m'a coûté, tant je chéris
encore le souvenir de mon rêve : toutefois si je parle de ma faute,
ce n'est pas que je m'en fasse gloire ; personne ne peut me juger
plus sévèrement que je ne me juge moi-même: je trace ces lignes
uniquement parce que je ne puis rester en repos... je n'ai rien à vous
reprocher, ni à vous demander.
CXCIV.
n L'amour n'est qu'un hors-d'œuvre dans la vie de l'homme; pour
la femme c'est l'existence entière ; la cour, les camps, l'église, les
voyages , le commerce vous occupent : l'épée , la robe , la l'iche.sse,
la gloire vous offrent des buts divers, et il est peu da cœurs qui ré-
sistent à de telles diversions. Au lieu de toutes ces ressources, nous
n'en avons qu'une : aimer de nouveau et de nouveau nous perdre.
CXCV.
n Vous marcherez au milieu des plaisirs et des jouissances de l'or-
gueil ; bien des fois vous aimerez et vous serez aimé ; tout est fini
pour moi sur le terre ; il ne me reste plus qu'à renfermer dans le
fond de mon cœur, pendant quelipies années, ma honte et ma dou-
leur profonde : ce tourment, je puis le supporter; mais je ne puis
bannir la passion qui me dévore toujours... Adieu donc... paidon-
nez-moi, aimez-moi... Non, ce mot est vain maintenant... mais qu'il
reste.
CXCVI.
« Mon cœur n'a été que faiblesse ; il est encore le même : il me
semble pourtant que je pourrai dominer mes esprits ; mon sang
I"t
LKS VlîlLLËliS LiriKKAiitKS ILI.USI RP.KS.
>o |>i(S -iiiilo ciicoic (|uoi(|iit! iii.i |<eiis<!'e soil Uxéc, cnnimn Ips vagiiP<
roiiloiil cinMic sous ie \eiil (|iii a oeissc de soiinii-r. Mon rœur esl
ruliii il'iiiie ri!iiiiiic : il lu- pciil oiildiei'. . I'olliMiieiil .ueupifi à loiil.
niii" siMili' iiu.if-'i" r\ic|ilrf. coimno I aidiiilli- on se l)iilani;<in( clicivhe
Ic pnle iimiii'lpilc , ainsi mou Icniln; cii'iir osrille anloiir «I'lino snnle
CXCVII.
B Jc n'ai iilus ricn à dire, cl j ht5site à (|iiilli;r la plume ; je n'ose
niellicn ce l)illcl mon cai-lioi li:en connu, clpourlanl je le nourraif:
sans inconvenient ; mon ir.allicur nu peut plus s'accroître. Je n'au-
rais point vécu jusiju'à ce jour, si la douleur luail. La mort dédaigne
dclVap|ier rinforliinee <iui courrait volouliersaii-de\antdescscoupsi
je dois surMvre mt>uie îi ce dernier adieu et supporter la vie en
vous aimant et en jiriant pour vous, u
cxnviii.
ICile éciivil ce billet sur du pipier ii tranche dorée, avec une jolie
peliie plume de corbeau tonle neuve; -sa peiiic main blanche tren-
liiail cnhiiiie laitruille ma).'nrii!|uc et put à peine approcher la ciie
de la lumière, et pi)nrtant il ne lui ecliappa point une larme. I.e
carhet portail un héliotrope gravé .sur une cornaline blanche, avec
celte devise : « Ivlle vous suit partout ; » la cire étak superfine et du
plus beau vermillon.
CXCIX.
Telle fut la picmière aventure de don Juan : dois je poursuivre le
récit des aulres? c'est au public d'en décider : nous vimmoiis l'aecneil
que recevra ce premier es.«ai. La faveur du public est comme une
plumeau chapeau d'un auteur, et son caprice ne fait jamais grand
m.il : s il nous acccu'ilc son approbation, peul-élre dans un an lui
olVrii'ons-nous la suite.
ce.
Mon poème est une épopée, et j'entends le diviser en douze livres,
qui conticiuiront successivement des récits d'amour et de guerre,
une terrible tempéle, un dénumbreinent de vais.seaux, de généraux
et de monarques actucliemenl régnants, personnages tout iinineaux;
les épisodes seront aunombrede trois; j'ai sur le métier un panorama
de l'cnfei à la manière de Virgile et d'Homère, afin de justifier mon
lilie dépique.
CCI.
■Toules ces choses paraiiront en temps et lieu, d'une manière
sirielement confoinic aux règl s d'.Arislole, ce ra<lt'-meciim du véri-
table sublime, qui produit Innl de poètes et quelques imbéciles.
U^s pocle.s prosaïques aiment les vers blancs; moi, je suis épris de
la rime: les bons ouvriers ne se plaignent jamais de leurs outils.
J'ai à ma disposition de no^ivclles machines mvthologiques et un
liicrM'illeux qui formera une décoralion magnifique.
CCIl.
Il n'.v a qu'une légère difl'érence entre moi et les confrères qui
mont piéi'édé dans la roule de l'épopée, et je crois que, sur ce point,
tout lavanlagc est de mon côté (non que je n'aie encore quelques
mérites en propre, mais celui-ci ressortira dune manière toute spé-
ciale) : CCS messieurs bndent tellement leur sujet que c'est une
grande afi'airc de reirouver son chemin à travers leur labvriutbe de
fables, landis que mon récit est vrai dans ses moindres détails.
CCIII.
Si quelqu'un en doute, je puis faire appel à Ibisloirc, à la tradi-
tion, aux fails, aux journaux, dont tout le monde connaît la véracité,
h des drames en cinq actes et à des opéras en trois : tous ces témoi-
gnages confirmeront mes dires; mais ce qui doit surtout déterminer
la Confiance de mes lecteurs, c'est que n oi-mème et plusieurs per-
sonnes vivant encore à Seville, nous avons vu demis propres
.veux la dernière escapade de don .Inan , enlevé par le diable.
CCIV.
Si jamais je m'abaisse jusqu'à la prose , j'écrirai un decalogue
pnclique qui sans nul douie, éclipsera Ion? les précédents: j enri-
chirai mon texte de beaiieoun de presciipiions que tout le monde
ignore , et jc porterai les préceptes au plus haut point de ri.'ueur :
l'ouvrage sera intitulé : « Longiii le verre à la main, ou Chaque poète
dtvienl son proirc Aristnie »
CCV.
Tu croiras en Jlillon , en Di>,len et en Pope : lu n'exalleras ni
W ordswoiih , m Coleridge, ni Soulhev, parce ipie le premier est
fou désespéré . le peeond touiours ivre et le :roi«ième affecté el ver-
beux : il est difficile de rivaliser avec Cj-ahb" ; l'hippocrène de Camp-
bell est ?i peu près à sec ; lu ne déroberas rien it Itogcnt cl ne rnm-
mellrns point... de légèrelés avec la muse de Mnore.
ce VI.
Tu ne convoiteras pas la mu.se de Sotheby, ni son Pégase, ni
ni;eune chose qui soil à Itii ; lu ne porteras pas d>' fiux témoignage
comme font les lias bleus ,'il est au moins une de ces persunnes-lJi
qui est très adonnée à ce vice* ; bref lu n'écriras que des choog
qui me plaisent : c'est là le fond de loule eriliqueel l'fm iieiil baiser
ou non la férule .. comme on voudra; mais eelni qui salisliendra
lie le r.iir.' par le ciel, ic I,t lui ferai sentir!
CCVII.
Si quelques lecteurs s'avisaient de prétendre que cette histoiie
n'est pas moiale, je les prierai d'ahonl de ne pas crier avant d'Mre
réellement blessés ; jiuis, je les inviterai à relire tout l'ouvrage et
nous venons s'ils osent soutenir 'mais personne certainement n aura
un pavcil fioni). s'ils osent soutenir, dis-je, que ce n'est pas unrécil
toulà-fait moral quoique fort gai. D'ailleurs, je me propose de mon-
trer, dans le chaut douzième, le lieu même où vont les méchante.
CCVIII.
Si, après tout, il se trouve des gens assez aveuglés sur leur propre
inlérét pour mépriser cet avertissement, assez égarés par le Iravei-s
de leur esprit pour n'eu pas croire mes vers cl leurs propres veux,
cl pour répéter qu'ils ne peuvent trouver la morale de ce poème; je
leur déclare, s'ilsappartienneni au clergé, qu'ils en o.-it menti : et si
cette remarque est faile par des officiers on critiques, je leur dirai
qu'ils... qu'ils sont dans l'erreur.
♦ , CCIX.
Je comple sur l'approbation du publie, et prie les lecteurs de m'en
croire sur parole, quant au dessein moral que it m'elToioe de conci-
lier avec leur aniuscmenf (comme on donne un hochet de corail au
marmot qui. fait ses dcnis) ; en allcndani, ils vo'idj-nnt bien sans
doule ne point perdre de vue mes piéleniions à la palme épique :
de peur que la prudence de quelques-uns ne se montr;1l récalcitrante,
j'ai gagné h prix d'argent « la Revue de ma graudinère » x'est-
ii-ilire le Recueil intitulé vthp /Iritixh •>.
i;(:n.
Mon envoi était contenu dans une lellie adressé»?! l'édilenr qui,
par le retour du courrier, m'adres.<a les rcmerc'menis d'usage... Il
me doit un bel article; cependant, s'il lui |)rcuail friiitaisie de man-
quer à ja promesse , et de mettre ma douce muse sur le gril, s'il
niait avoit reçu mon cadeau cl couvrait ses pages du jus amer de la
noix de galle au lieu de miel, loul ce que je pourrais dire, c'est ..
qu'il a pris iron argent (1).
CCXI.
Jc pense qu'à l'aide de celle nouvelle sainte alliance, je suis iissurc
de la faveur du public el puis défier tous les autres magasins iitlé-
raires ou scientifiques, quotidiens, mensuels nu trimestriels: du
reste, je n'ai pas es'.-ivé d'augmenter le nombre de leurs clients,
p irce que l'on ma ilit quejc n'y pourrais li^'U gagner et <pie V/ùlin-
mircj-Hn-icir et la Quarterly fonl un véritable martyr de loul auteur
qui se prononce contre elles.
CCXII.
« Mon eqo hoc ferrevi, ealidn Jurenta, t^mxule f'itinron t i). a dit
Horace, et je le dis comme lui : par celle cilaiion je veux donner à
enlendre qu'il y a six ou sept bonnes aune. s. long'cmps avant que
je Songeasse ii dater mes écrits des bords de la Hrenla. jetais des
plus prompts à la riposte et que je n'aurais i>as soiilTert un outrage
dans ma hoiiillante jeunesse, sous le règne de (ieorge III.
CCXIII.
Mais aujourd'hui . à trente ans . mes cheveux grisonnent je vou-
drais bien savoir comment ils seront à quarante; l'autre jour j'ai
songé à prendre perruque); el mon cœur n'est guère plus jeune que
(1) Le directeur du Vriash-Heciewpril celle malice au séiinnu ol y n[-
pondit gravement; Byroii, lioiireux de la voir tomber dans le piège , ré- <
filiqua sous le psemlonym" rie Wortley C'"tterhuck cl ini' ei: -ore -Jiie fois
es ""ienre "i» son rMé.
i (9) Je n'^'urais point supporté cela, lorsque j'étais dans la fjrgu^ de \i
I jeunesse, fou-- I-^ 'onsulm .I- P'hn'-i-- (M. U'. Ill, M.
ŒUVRES COMPLÈTI-S DE LORD BYIION.
175
infs plicvciix; m un mol, j'ai îraspillc tout mon été avant les jours
(le mai, et no ni"- ?on^ plus lo feu nécessaire pour batailler ; j'ai dé-
pensé ma vie, intérêts et capital, et mon Ame, comme autrefois, ne
se croit plu*: invineililo.
CCXIV.
Jamais, jamais... non, plus jamais, ne descendra sur moi , comme
une rosée, celte fraîcheur du cœur qui, de tout ce que nous voyons
di'lijels aimables ici-bas, extrait des émitions charmantes et nou-
velji's pour le-! amasser dans notre sein, comme l'abeille entasse son
Ir'ésnr d;ins sa ruche. S(mt-ce donc ces objets extérieurs qui pro-
duisent le miel de nos pensées? Hélas! cemiel n'était [las en eux, mais
dans le pouvoir que nous avions alors de doubler jusqu'au parfum
d une fleur.
CCXV.
J.-imais, jamais non, plus jamais, ô mon cojur, tu ne pourras
être mon seul monde, niun univers i Autrefois tout en toute clmse,
lu l'isoles maintenant; tu ne peux plus faire ni ma joie, ni monsup-
jilice: rillufion s'est envolée pour toujours, el lu es devenu insen-
sible, sans que j'en viiille peut-être moins pour cela; ear, h ta place,
jai acquis un certain jugement, seulement Dieu sait comment il a
pu trouver à .se log-er.
CCXVI,
J'ai pas^ié le temps d'aimer: désormais les charmes d'une jeune
fille, dune femme, d'une, veuve surtout, n'auronl [dus le pouvoir de
luf tourner la tète... enfin, je ne dois plus menerlavieque j'ai menée;
j'ai perdu la eréilule espérance d'une mutuelle affection ; l'usage
copieux du bordeaux m'est également défendu : doue pour me con-
siitiier un vice convenable à un bon vieux gentilhomme . je ferai
bien de m'aiTanger de l'Avarice.
CCXVII.
L'ambition fut mon idole: je l'ai brisée devant' les autels de la
Douleur el du l'iaisir: cl ces deux divinités m'ont laissé maint et
mninl gag-^ sur lesquels je imis méditera loisir. J'ai dit, comme la
lèle de bronze du moine B.acon : « Le temps est ; le temps fut; le
temps n'esl plus. » La biillanle jeunesse, cet alchimique trésor, a
été dissipée par moi de bonne heure... j'ai dépensé mon cœur en
passions et mon cerveau en rimes.
CCXVIIL
Où aboutit la gloire? à remplir un certain espace dans des récils
peu certains. Quelques-uns la comparent à une colline qu'on gravit
et dont le sommet se perd, comme les autres, au sein des brouillards:
et c'esl piHir cela que les hommes écrivent, parlent, pi'èclient: que
les héros liienl, et que les poètes consument ce qu'ils appellent « leur
lampe nocturne : » le lout pour laisser, quand l'original ne sera
plus que poussière, un nom, un méebant portrait ou un buste pire
encore.
CCXIX.
Que sont les espérances de l'homme? Un ancien roi d'Egypte,
Chéops, éleva la première et la plus vaste des pyramides, pensant
que c'était juste ce qu'il lui fallait pour faire vivre sa mémoire el
conserver s;i momie; mais quelque rôdeur, fouillant l'édifice, viola
outrageuseuienk son cercueil. Ne comptons donc, ni vous ni moi,
sur aucun monument, puisqu'il ne reste pas une jiincée de la cendre
de Cbéops.
ccxx.
Mais, en ami de la vraie philosophie, je me dis souvent : « Hélas !
• tout ce qui naît est né pour mourir; toute chair est une herbe dont
la mort lait du foin ; lu as passé la jeunesse assez agréablement; et
si !u pouvais la reprendre , elle arriverait de même à sa fin... rends
donc grâce h ton éioile de CT! que les choses ne sont pas pires; lis
ta Bible, mon ami, et veille sur ta bourse. »
CCXXI.
Mais pour le moment, aimable lecteur, et vous acheteur plus ai-
mable encore, permettez que le poète... c'est moi... vous serre
poliment la main. Bonsoir donc, et portez-vous bien! Si nous nous
eniendons nous nous reverrons; sinon, je n'aurai mis votre
patience à l épreuve que par ce court échantillon... il serait à .sou-
liailer que tant d'autres eussent fait comme moi.
Cl]X\ll.
« Allez, petit livre; quittez ma solitiule ! je vous livre aux vagues :
■ ailes votre chemin : si vous fûtes bien inspiré , comme j'ose le
croire, le monde vous trouvera encore après de longues années. »
Quand je vois Souihey lu et Wordsworth compris, je ne puis m'em-
pèclier da faire valoir aussi mes dndis à la gloire... Les premières
ligues de celle stance sont de Souihey : pour l'amour de Ùieu, lec-
teur, n'allez pas les croire de moi.
CH.\NT II.
1. .
Ovousl instituteurs de la naive jeune.=sc, pédagogues de Ilel-
lande, de France, d'Angleterre, d'Allemagne et d'Espagne, fouettez
bien vos élèves en toute occasion : cela régénère le moral, n'importe
la douleur, (l'est en vain que don Juan eut la meilleure des mères
et la plus parfaite éducation , puisqu'il arriva tout de môme à perdre
son innocence, et ce, de la plus drôle des manières.
II,
Si on l'eût envoyé dans une école publique , en troisième an même
en quatrième, sa lâche journalière eût empêché son imagination de
s'échauffer, du moins étant élevé dans le nord; il est possible que
l'Espagne fasse exception ; mais l'exceidion confirme la règle. Un
jeune homme de seize ans, devenant la cause d'un divorce, avait de
quoi intriguer un peu ses maîtres.
m.
Four moi, la chose ne m'intrigue nullement, tout bien considéré:
il y avait pour cela bien des raisons ; d'abord, sa mère, la mathéma-
ticienne, qui n'était (lu'une... u'imporle quoi; sou tulcur, un vieil
âne... une jolie femme ( cela va de soi-même, aiitriuiieot la i h.ose
ne serait sans doute pas arrivée)... un mari on peu âgé el pas trop
d'accord avec sa jeune femme... enfin le temps et l'occasion.
IV.
Fort bien, fort bien ! Le globe doit tourner sur son axe et le
génie humain tourner avec lui, têtes cl (pieues : nous devons vivre
et mourir, faire l'amour et payer nos impôts, et tourner la voile au
veni, de quelque côté qu'il souffle. Le roi nous commande, le méde-
cin nous drogue, le p:'être nous sermonne ; et c'est ainsi que s'exhale
notre vie. souffle léger, amour, ivresse, ambition, renommée, guerre,
dévotion, poussière... el peut-être im nomi
V.
J'ai dit qu'on avait envoyé Juan à Cadiv,.. jolie ville, dont j'ai
gardé bon souvenir.,, c'esl l'entre[iôt du comnii'ree des c denies
', ce l'élail du moins avant que le Pérou apprît à se révoiler ); et
puis de si jolies filles... je veux dire de si aimables dames ! leur
seule dém.àrchc suffit pour faire battre le cœur : c'esl une chose
frappante, que je ne piii- cependant décrire, et que je ne puis eoni-
parer à rien... n'ayant jam lis vu rien de pareil.
VI.
A un coursier arabe? à un cerf majestueux? à un barbe nou-
velleu'.ent dompté? à une girafe? à une gazelle ? Non ! ce n'est
pas cela... El puis leur costume . leur voile et leur basquine I Hé-
las ! en m'arrêtant air ces détail, je remplirais presque toutun
chant... Et puis leurs pieds, leurs chevilles... Le ciel soit loué de
ce que je n'ai point de métaphores sous la main. Ainsi, ma prudente
muse, soyez sage.
VIL
Chaste muse! .. Eh bien ! vous le voulez .. soit!... Ce voile, re-
jeté un moment en arrière par une main éblouissante pendant qu'un
regard irrésistible vous fait pâlir en vous pénétrant jusqu'au fond
du cœur... 0 terre de soleil et d'amour! si jamais je t'oublie, puissé-
je devenir incapable.... de dire mes prières... Non . jamais costume
I ne fut mieux fait pour lancer des œillades, à l'exception toutefois des
i fazzioli de Venise.
Maintenant à notre histoire! Dona Inez avait envoyé son fils h
Cadix, i!ni(]uement pour qu'il s'y embarquât ; elle ne voulait point
qu'il y séjournât. Pourquoi?... N^ous laissons au lecteur le Siiin de
le deviner... On de*linait le jeune homme à \o_^ager sur mer,
comme si un vaisseau espagnol était une arche de Noé, capable de
le préserver des vices de la terre, el de l'y renvoyer un joui- ;;omme
'a colombe messagère de paix.
LES VKILLKES LITTfiHAlHKS ILLIJSTHKES.
IX.
Don Junn, coiifoi'niômenl aux ordres de sa mJ-rc, dit h son valet
de faire ses malles, puis reçut un sermon et (|Ufli|ue arpent. Son
voyage (levait durer quaire lU'intemps, et iiuelle i|ue fiU la douleur
d'iiicz (car louli" séparation est pénible), elle ospériiil, elle croyait
peut-être qu'il se corrigerait, idle lui remit aussi une lellrc loiile
pleine de bons conseils (lellre (juil ne lut jamaisj, et deux ou trois
lellres de crédit.
la courageuse Inez fonda
ne son cAtc, pour occuper ses loisir
une école du dimanche,
pour de petits vauriens,
(|ui. eu vrais polissons,
eussent mieux aimé faire
les fous ou les diables.
Donc, le jour du Sei-
gneur , les enfants de
trois ans aiiprenaient à
lire: les plus slupiilcs re-
cevaient le fouet , ou
élaient assis surla chaise
de pénitence. Le grand
succès de l'éducation de
don Juan encourageait sa
mère h élever la généra-
tion suivante.
XI.
Juan s'embarqua : le
vaisseau leva laneie ; le
vent était haut et les flots
très houleux ; c'est une
diablesse de mer i|ue celle
de celte baie de Cadix, et
moi qui l'ai souvent tra-
versée, je puis en parler
savamment. Quand onest
sur le pont, l'écume des
vagues vous frappe au
visage et vous tau ne la
peau : et c'est lîi que se
tenait don Juan . poui'
dire h rKspague son pre-
mier.... et j)eut-être son
dernier adieu.
XII.
C'est, je l'avoue, un
spectacle pénible que ce-
lui de la teire natale s'é-
loignanl à l'horizon , à
mesure que les flots gran-
dissent autour de vous :
Ihoninie , à cette vue,
se sent défaillir, surtout
quand il est encore non
veau dans la vie. Je me
rappelle que la côte de la
Grande- Bretagne paraît
blanche; mais celles de
presque tous les autres
pays .sont bleues, quand
nous les regardons de
loin . et qu'h peine entrés dans notre carrière nauli((ue, nous nous
laissons encore tromper par la distance.
XIII.
Juan, tout eO'aré, se tenait donc sur le pont : le vent sifflait, les
cordages criaient, les marins juraient, !• navire craquait, liientôt
la ville ne parut plus qu'un point, tant on s'en éloignait rapiilement.
Le meilleur des remèdes contre le mal de mer est un beef-steak.
Essayez-en , monsieur, avant de vous eu moquer : eu vérité , je
m'en suis fort bien trouvé.... il doit en être de même pour vous.
XIV.
Don Juan, debout près du gouvernail, regardait fuir dans le loin-
tain l'Kspagne, sa patrie. Uu premier départ est une leçon pénible;
les nations elles-mêmes l'éprouvent quand elles vont à' la guerre :
Et ses veux, encore troublés, aperçurent la jolie figure d'une fille.
c'est une sorte d'émotimi iiuléfluinsable , un choc qui fend le cœur;
lors même que l'on quitte les gens et les lieux le» moins agréables,
on ne peut s'enipécher d avoir les yeux levés vers le clocher.
XV.
Mais Juan laissait derrière lui bien des cho.ses : une mère, une
maîtresse et pas de fcmnie : de sorte qu'il avait bien des sujets d'af-
fliction que n'auraient p.is des personnes plus avancées dans la vie.
et s'il est vrai que nous ne pouvons retenir uu soupir en quittant
nu^me des ennemis, rieti de plus naturel que de pleurer ceux qui
nous sont chers... c'est-.'i-dire , jusqu'à ce que des douleurs plus
grandes viennent «lacer nos larmes.
XVI.
Aussi Juan pleurait-il ,
comme pleuraient les Hé-
breux captifs auprès des
fleuves de Babylouc. en
se rappelant Sion. Jevou-
drais pleurer avec lui
mais ma muse n'est guère
larmoyante, et ce ne sont
i)ns là de ces douleurs qui
tuent. 11 faut que les jeu-
nes gens voyagent , ne
fût-ce que pour s'amu-
ser : et la prochaine fols
que leur doniesii(|ue atta-
chera derrière la voiture
leur nouveau porte-man-
teau, peut-être sera-t-il
garni de ce chant.
XVII.
Juan pleurait : il sou-
pirait et rêvait ; et ses lar-
mes amères-se mêlaient
aux flots amers de l'O-
céan : « Douceur sur dou-
ceur ! » (J'aime tant les
citations , que vous vou-
drez bien excuser celle-
ci. ..C'est lorsque la reine
de Danemark jelie des
fleurs sur la tombe d'O-
phélia.) Pa au milieu de
ses sanglots, il réfléchis-
sait à sa situation ac-
tuelle et prenait la sé-
rieuse résolution de se
réformer.
xvr:i.
a Adieu , Espagne !
pour huiglemps adieu !
s'écria-t-il ; peut-être ne
te reverrai-je plus; peut-
être dois-je mourir, com-
me sont morts bien des
exilés, de la soif de revoir
ton rivage. Adieu, bords
qu'arrose le Guadalqui-
vir ! Adieu, ma mère ! et
puisque tout est fini entre
nous, adieu aussi, chère
Julia ! » (Ici, il pril sa lettre et la relut.)
XIX.
«Oh! si jamais je l'oublie, je jure... mais cela ne saurait être...
Cet océan azuré se dissipera dans l'air ; la terre elle-même se londra
en eau, avant que ton image soit bannie de mon cœur, ô ma
belle adorée! ou que je te dérobe une seule de mes pensées. Rien
ne peut guérir une Ame malade .. » (Le vaisseau fit une embardée, et
le mal de mer se déclara.)
XX.
« Que plutôt le ciel vienne embrasser la terre. » {Il se sentit plus
malade encore.) « 0 Julia! que sont ions les autres maux... (Au
nom du ciel, un verre de liqueur! Pedro, Uatlista, aidez-moi à
descendre). Jidia! mou amour!... (Pedro, maraud, plus vite donc!)
0 Julia.... (ce maudit navire fait d'horribles bonds).... Bien-aimée
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
177
Jiilia, enlends encore ma voix » Enfin une nausée lui coupa la
parole.
XXI.
Il éprouvait cette pe«anleur glaciale du cœur ou plutùt de l'esto-
mac, qui accompagne, liélasi... sans que toute la pharmacie y puisse
rien... la perte d'une amante, la trahison dun ami, la mort d'un objet
chéri, quand nous sentons mourir avec eux une partie de nous-mêmes,
et toutes nos espérances s'éteindre à la fois. Nul doute que son dis-
cours n'eût été encore plus pathétique , si la mer n'eût agi sur lui
comme un puissant vomitif.
XXII.
L'amour est une puissance capricieuse : je l'ai vu,
pisté à une fièvre causée
par sa propre ardour, se
laisser démonter par un
rhume et par le traite-
ment compliqué d'une
esquinancie ; les maladies
nobles ne lui font pas
penr , mais il redoute les
indispositions vulgaires;
il n'aime pas qu'un éter-
iiuement \ienne inter-
rompre ses soupirs, ou
qu'une inflammation rou-
gisse ses yeux aveugles.
XXIII.
Mais ce qui lui paraît le
pire des maux, c'est une
nausée ou un désordre
dans le bas-ventre. L'a-
mour, qui verrait avec un
sang-froid héroïque épui-
ser tout son sang, recule
devant l'application d'u-
ne serviette chaude ; pour
sa puissance, tout purga-
tif est un danger et le
mal de mer est la mort.
L'amour de don Juan
était [iarfait; sans quoi,
au milieu des vagues mu-
gissantes, eût-il résisté à
l'étal de son estomac tout
novice à la mer?
XXIV.
Le vaisseau , la Sanc-
tlssima Trinidad, faisait
voile pour Livourne : c'é-
tait là que les Moncadas
s'étaient fixés longtemps
avant la naissance du
père de Juan. Les deux
familles étaient alliées, et
le jeune homme élait por-
teur d'une lettre de recom-
mandation , que ses amis
d'Espagne lui avaient fait
remettre le malin même
pour ses amis d'Italie.
après avoir re-
XXVII.
Lambro.
Après le premier quart , le vent, venant à tourner tout-à-coup ,
jeta le vai.sseau en Iravers de la lame, qui le frappa vers l'arrière, y
ouvrit une brèche en'rajante, fit sauter l'étambord et endommagea
la poupe tout entière; et avant qu'on eût pu tirer le navire de cette
passe critique, le gouvernail fut arraché. Il était temps de sonder
la cale : elle faisait quatre pieds d'eau.
XXVIII.
Une partie de l'équipage fut immédiatement mise aux pompes,
tandis que le resie s'occu-
pait à jeter par-dessus le
bord une partie de la car-
gaison et mille objets di-
vers , mais sans pouvoir
d'abord arriver à la voie
d'eau. Enfin , on la dé-
couvrit ; mais le salut n'en
demeurait pas moins dou-
teux : l'eau s'élançait avec
une abondance e'iVrayan-
te . tandis qu'on jetait
dans l'ouverture draps,
chemises , jaquettes et
ballots de mousseline.
XXIX.
Mais cet expédient au-
rait été vain et le navire
aurait sombré en dépit de
tous les efforts, n'eussent
été les pompes. Je suis
bien aise de faire con-
naître la supériorité de
celles-ci à tous mes frères
en navigation qui pour-
raient en avoir besoin :
elles puisaient cinquante
tonnes d'eau par heure,
et tout eût été perdu sans
leur inventeur, M. Mann,
de Londres.
XXX.
Dans la journée sui-
vante, le temps parut se
calmer un peu; on con-
çut l'espoir de réduire la
voie d'eau et de tenir le
navire à flot, quoique
trois pieds d'eau occupas-
sent encore deux pompes
à bras et une pompe à
chaîne. Sur le soir , la
brise fraîchit de nouveau,
puis une rafale survint;
quelques canons rompi-
rent leurs amarres , et
une bourrasque , impos-
sible à décrire, jeta d'un
coup le navire sur le
flanc.
XXV.
Sa suile se composait de trois domestiques et d'un précepteur, le
licencié PedriUo, lequel savait plusieurs langues; mais dans ce mo-
ment, incapable d'en parler aucune, il était étendu malade sur son
matelas : bercé dans son hamac, il appelait la terre de tous ses vœux,
car chaque lame nouvelle accroissait son mal de tête ; en outre, l'eau'
qui pénétrait par les sabords, rendait sa couche un peu humide et
a gm en tait son efl'roi.
XXVI.
Il ne s'alarmait pas sans raison ; car Ja brise monta et fraîchit en-
core vers le soir; et bien qu'il n'y eût pas là de quoi efl'rayer des
gens habitués à la mer, certes tout autre en eût pâli ; car les marins '
forment une espèce à part. Au coucher du soleil, on se mita car-
guer les voiles : l'aspect du ciel annonçait un coup de vent qui pour-
rait bien emporter un mât ou deux.
Pinis. _ Imp. Lacoih rt C«, rue Soutflol, 10.
XXXI.
Alors, il resta immobile et presque renversé: l'eau sortit de la
cale et inonda l'enlre-pont, où se passa une de ces scènes que les
speclaleurs n'oublient pas facilement; car les hommes se rappellent
toujours les batailles, les incendies, les naufrages, enfin tout ce qui
amène des regrels ou brise des espérances, des cœurs, des têtes et
des cous : C'est ainsi que des noyades font l'entretien habituel des
plongeurs ou nageurs qui ont échappé à pareil danger.
XXXII.
Sur-le-champ deux mâts furent abattus : celui de misaine d'abord,
puis le grand mât- mais le navire n'en restait pas moins immobile
comme une souche, en dépit de tous les efforts. On coupa également,
pour soulager le navire, le mât d artimon et le beaupré; bien que
l'on eût résolu d'abord de ne les sacrifier que quand tout autre es-
178
LES VEILLtliS LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
poir serait perdu : cl onfin le vieux vaisseau se redressa par un mou-
veinenl plein de ^ioiclll■c.
XXXIll.
Comme on doit le croire aisément, pendant ces opérations, bien
des gens n étalent pas ii leur aise : lus passagers Irouvaienl furt |>^-
niblu du Ne voir en danger de lUDrl et de déranger leur* liabiludcd ;
les nii'illeurs marins oux-iui^nics, croyant leur dernier jour venu ,
avaient une tendance à l'iuïiuburdinalion : car on sait qu'en pareil
cas, ils ne se font pxs faute d exiger du grog et môme de boire le
rbuin au tonneau.
XXXIV.
Il n'y a rien. îi coup silr, i|ui calme les esprits comme le rluuii et
In vraie religion : on en vil un bel exemple . ceux-ci pillaient, ccux-
li\ buvaient, d'autres cbanlaieni des psaumes, les vents faisant le
dessus et la voix rauque des vagues se chargeant de la basse. La
peur avait guéri du mal de mer tous les malbeureu.x passagers ; et
une étrange confusion de plaintes, de blasphèmes et uc prières ré-
pondait en cbœur à la mer mugissante.
XXXV.
Do plus grands malbeurs eussent peut-être résulté de ce désordre,
n'eût clé notre don Juan, (|ui,a\ec un bon sens supérieur à son âge,
courut à la soute aux liqueurs, et se plaça devant la porte, un pis-
tolet dansclin(|ue main. La mort jwr le feu leur parut plus terrible
que par l'eau, et malgré leurs blasphèmes, sou attitude tint en re-
spect tous ces matelots qui, avant de sombrer, pensaient qu'il serait
convenable de mourir bien soûls.
XXXVl.
« Donnez-nous encore du grog, criaient-ils; car tout sera fini
pour nous dans une heure. — Non, répondit .luan, tl est vrai que
la mort nous attend vous et moi ; mais mourons du moins en Immmes
et ne nous laissons point aller comme des brutes. » IH il garda son
poste sans que personne osât venir au-devant du coup. Il n'y eut
pas jusqu'à Pedrillo, son très révérend précepteur, qui ajiant solli-
cité un peu de rhum, vit sa demande rejelée.
XXXVll.
Le bon vieillard avait conijjlétemenl perdu la tête, el se livrait îi
de bruyantes et pieuses lamentations; il confessait tous ses péchés
et faisait un dernier cl irrévoe.d)le vœu de rclormo; ce perd passé,
il jurait bien de ne plus quitter, à quelque prix iiue oc fût, ses occu-
pations académiques et le cloître de la classique Salamanque, poui'
suivre en Sancho Pança les pas d'un chercheur d'aventures.
XXXVIII.
Mais un éclair d'espérance vint luire encore : le jour parut et le
vent s'apaisa ; les mâts étaient perdus, la voie d'eau augmentait:
tout autour des bas-fonds, mais nulle part le rivage; cependant le
navire se maintenait et surnageait encore. On essaya de nouveau les
pompes, et quoique tous les ctTorIs précédents semblassent eu pure
perte, un rayon de soleil suflil pour ramener (pielques mains aux
leviers : les plus forts pompèrent ; les autres assemblèrent des dé-
bris dévoiles.
XXXIX.
On passa celte toile sous la quille du navire, et pour un moment
on en obtint qucbiue effet; mais avec une voie d'eau et pas un bout
de mât, plus un lambeau de voile, que pouvait-on espérer? Néan-
moins, ce qu'il y a de mieux, c'est de lutter ju.squ'au bout; il n'est
jninaislro|) tard pour se trouver naufragé sans ressources.... et bien
que l'homme ne meure qu'une fuis, il n'est pas drôle de mourir dans
le golfe de Lion.
XL.
("est Ih en effet que les vents et les vagues les avaient poussés,
les ramenant, les éloignant contre leur volonté; car ils avaient dil
renoncer à diriger le bâtiment, et ils n'avaient pas encore eu un
jour tranquille, où ils pussent prendre du repos el se faire un mât
de ressource et un gouvernail : nul ne pouvait répoudre qu'il res-
terait une heure à flot, ce navire qui pourtant surnageait encore par
bonheur, mais non pas aussi bien qu'un canard.
XLI.
Le vent, peut-être, avait un peu diminué; mais le vaisseau souf-
frait u-oppourse maintenir longtemps. Par-dessus tous les autres
maux , le manque d'eau potable se faisait vivement sentir, el les
portions diminuaient. Kn vain fm interrogeait le télescope... ni
voile, ni rivage; rien que la mer houleuse et la nuit quilombaitl
XLH.
Lo temps se refit menaçant... La brise fraîchit do nouveau : lean
entra dans la cale par l'avant et par I arnèie. Huoique tout tela lut
connu do lequijiage. la plupart se montrèrent jatient!-, quelques-
uns intrépides, jusqu'au moment où les courroies et les chaînes diîs
pompes furent usées... Dù.s lurs le navire, corps naufragé, ne sut
j)lus que Hotter à la merci des vagues, merci qui ressemble à celle
dos hommes durant les guerres civiles.
XLIII.
Alors le charpentier, les larmes aux yeux, pour la première fois,
vint dire au capitaine qu'il ne pouvait rien de plus : c'éLiil un
homme avancé en âge, qui longtemps avait parcouru bien des twi^
orageuses, et s'il pleurait enfin, ce n'était pas la crainte qui mouil-
lait ses paupières comme celles d'une femme : mais, le mnlheiircux
il avait une femme et des enfants, désespoir de ceux qui vont mouiir.
XLIV.
Evidemment le vaisseau s'enfonçait de l'avant : alors, loule dis-
tinction disparut : les uns recouraient à la prière el promenaient
des cierges à leurs saints .. sans trop sin<piiéter pourtant s'ils pr)ur-
raienl les payer; d'autres regardaient par-dessus le bord : quelques-
uns s'occupaient à mettre les chaloupes en mer; et il y en eut tin
qui demanda l'absolution à Pedrillo, lequel, dans son trouble, l'en-
voya au diable.
XLV.
Les uns s'attachèrent dans leurs hamacs, d'auli'cs revêtirent leurs
plus beaux habits comme pour se rendre â une fête : ceux-ci mau-
dissaient le jour qui les avait vus naître, grinçaient des dents, hur-
laient et s'arrachaient les cheveux ; ceux-là continuaient ii travailler
comme au commencement de la tempête, faisant descendre les
canots et bien convaincus qu'un bon bateau peut tenir contre une
mer houleuse, si les vagues ne le prennent pas contre le vent.
XLVI.
Le pire dans leur condition, c'est qu'après plusieurs jours pa.ssés
dans une extrême détresse, il leuréiait (lilficile de trouver des pro-
visions suffisantes pour alléger les li.'ngues souffrances qui les me-
naçaient. Les hommes, môme lorsqu'ils vont mourir, répugnent iiu
sentiment delà faim : le mauvais tem|>s avait avarié les vivres; deux
tonneaux de biscuit et un baril de beurre, ce fut tout ce dont ou |)ut
garnir le cotre.
XLVIl.
Mais on parvint h mettre dans la grande chaloupe quelques livres
de pain gâté par l'huiMidité, une caisse d'eau contenant environ
vingt gallons, cl six bouteilles de vin. On lira de renire-ponl
une certaine quantité de bœuf : on trouva encore un morceau de
porc à peine suffisant pour une collation : joignez-y huit gallons de
rhum dans un petit baril.
XLVIII.
Le canot el la pinasse avaient été brisés dès le commencement
de la tourmente, et la grande chaloupe était en as.'ez mau\ais état,
n'ayant pour voile que deux couvertures de lit et pour mât (|u'un
aviron, que fort heureusement un mousse y avait jeté pardessus le
bord. En somme, les deux embarcations ne pouvaient contenir la
nioitiéde l'équipage et des passagers, et encore moins les provisions
nécessaires.
XLIX.
C'était l'heure du crépuscule ; el le jour sans soleil s'abaissa sur le
désert des eaux, comme un voile qui, si on l'écartail, ne laisserait
voir que les traits sombres de la haine, masquée pour mieux attein-
dre sa victime. Ainsi s'offrit la nuit à leurs regards désespérés, jc-
I tant son ombre froide sur leurs pâles visages elsur l'abîme désolé ;
douze jours ils avaient eu pour compagne la Terreur, el maintenaol
la Mort était devant eux.
On avait tenté de construire un radeau, avec peu d'espoir qu'il
prtl se soutenir sur cette mer agitée : informe essai qui aurait pu
prêter à rire, s'il eût éié possible de rire dans une pareille position, à
moins que ce ne fût la gaité de gens qui ont trop bu, gaité horrible
el insensée, moitié épileplique, moitié hysterii|ue... Leur délivrance
eût été un miracle.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
173
LL
A huit heures et demie, on jeta par-dessus bord, vergues, cages à
poules, espars, lout ce qui pouvait oHrir aux marins une chance
de se tenir à flot, et de prolonger une lutte inutile. 11 n'y avait au
ciel d'autre clarté qu'un petit nombre détoiles : les embarcations
s'éloignèrent surchargées de monde ; alors le navire donna un coup
de talun, fit encore une embardée, et, plongeant la tète la pre-
mière... s'enfonça tout entier.
LU.
Alors monta de la mer au ciel un cri terrible d'adieu... les pol-
irons seuls criaient; les braves restaient silepcieux. Quelques-uns
s'élancèrent dans les flots en poussantd'liorribleshurleraenls, comme
pour aller au-devant de leur tombe : la mer s'enlr'ouvrit en cercle
comme un enfer, et avec lui le navire aspira en sombrant les vagues
tourbillonnantes , comme un homme qui lutte avec sou ennemi, et
qui cherche à l'étrangler avant de mourir.
Lin.
Ce fut d'abord une clameur universelle, plus bruyante que le
bruyant Océan, pareille au fracas du tonnerre répété par les échos;
puis tout redevint silencieux, sauf le.s venls mugissants et les vagues
inexorables; seulement, par intervalles, on entendait, parmi une
agitation convulsive de l'onde , le cri solitaire, la clameur étoufl^ée
de quelque robuste nageur à l'agonie.
LIV.
Les bateaux , nous l'avons dit, avaient déjà pris le large, et une
piirtie de l'équipage y était entassée. Cependant les fugitifs n'avaient
guère plus d'espoir qu'auparavant; car lèvent soufflait avec tant de
force , qu il élait bien difficile d'aborder à quelque riv.-ige : puis ,
(pioique bien réduits, ils étaient encore trop nombreux : en quittant
le vaisseau , on avait compté neuf hommes dans le côlre, et trente
dans la chaloupe.
LV.
Tout le reste avait péri ; près de deux centsAnies avaient pris congé
de leurs corps ; et ce qu'il y a de plus terrible, hélas I quand l'Océan
engloutit des catholiques, il leur faut attendre plusieurs semaines
avant qu'une messe enlève un seul charbon de leur brasier dans le
purgatoire : en elTet, jusqu'à ce que les gens sachent au juste ce
qui s'est passé, ils ne sontpas disposés à donner leur argent pour les
morts... et il en coûte trois francs pour chaque messe qu'on fait dire.
LVL
Juan trouva place dans la chaloupe, et réussit à y faire entrer
Pedrillo : ils semblaient avoir changé de rôle ; car Juan avait cet
air de supéiiorilé que donne le courage, pendant que les deux yeux
du pauvre Pedrillo pleuraient le sort pitoyable de leur maître.
Quant à Battista (par abréviation Tita), il était mort à force de boire
de l'eau-de-vie.
LVIL
Il essaya aussi de sauver Pedro, son autre valet, mais la même
cause le perdit : il élait tellement ivre qu'en voulant entrer dans le
cotre il tomba à la mer, et trouva ainsi la mort dans l'eau mêlée
de vin. Quelque peu éloigné qu'il fût , on ne put le repêcher, parce
que la mer grossissait à chaque minute... et que le bateau s'en-
combrait de monde.
LYIII.
Juan avait un vieil épagneul de la petite espèce , qui avait appar-
tenu à son père don José, et qu'il aimait, comme vous pensez; car
nos souvenirs s'attachent tendrement à de pareils ga^-es. Le pauvre
animal se tenait en hurlant sur le bord du navire, SL'utant bien
(car les chiens ont le nez prophélique) que le navire allait sombrer :
Juan le prit, le lança dans la chaloupe et y sauta après lui.
LIX.
11 prit sur lui tout l'argent qu'il put, et en remplit aussi les po-
ches de Pedrillo, qui s'y prêta machinalement, ne sachant kii-
niêmo que dire et que faire, et tout occupé d'une terreur que cliaipic
vague augmentait. Quant à Juan, comptant qu'il y avait encore des
chances d'échapper, et qu'il n'est point de maux sans remède, il
embarqua, comme on l'a vu, son précepteur et son chien.
LX.
La nuit fut mauvaise et le vent tellement violent, que la voile se
détendait quand on se trouvait dans le creux des vagues; chaque
fois qu'au contraire on était reporté sur leur crête, là régnait une
brise qu'if eût élé dangere\ixde prendre tout entière. Chaque lame
déferlait sur la proue , et les mouillait sans leur laisser un instant
de repos ; si bien que leurs membres et leurs espérances étaient
également à froid... Le petit cotre ne tarda pas à sombrer.
LXI.
Ainsi périrent encore neuf personnes La chaloupe se maintenait
au-dessus des flots : un aviron lui servait de màt; deux couvertures
cousues ensemble et fortement attachées à ce morceau de bois fai-
saient assez mal l'office de voile. Bien que la moindre vague me-
naçât de remplir le frôle canot, et que le péril fût plus grand que
jamais , ils donnèrent un regret à ceux qui avaient péri avec le
cotre.... ainsi qu'aux caisses de biscuit et au baril de beurre.
LXII.
Le soleil se leva rouge et embrasé , indice certain de la durée de
la tenipête : s'abandonner au vent jusqu'au retour du beau temps,
c'est tout ce qu'il y avait à faire. Quelques cuillerées de rhuin et de
vin avec un peu de pain avarié par l'humidité furent distribuées aux
malheureux navigateurs, qui commençaient à tomber épuisés, et
qui, pour la plupart, avaient leurs vêlements en lambeaux.
LXIII.
Ils étaient trente , entassés dans un espace qui leur permettait à
peine de remuer : pour remédier à cet inconvénient, ils convinrent
qu'à tour de rôle une moitié resterait debout, bien qu'engourdie
par l'incessante pluie des vagues, pendant que l'autre moitié pour-
rait se coucher un peu abritée parle reste : ainsi grelottant, comme
par un accès de fièvre tierce, ils continuaient d'occuper leur barque,
n'ayant que le firmament pour manteau.
LXIV.
Un fait certain , c'est que le désir de vivre prolonge la vie. Les
médecins ont observé que les malades, lorsqu'ils ne sont tour-
mentés ni par des femmes ni par des amis, survivent à des cas
tout-à-fait désespérés, uniquement parce que l'espérance leur reste
encore, et que les funestes ciseaux d'Atropos ne viennent pas briller
devant leurs yeux. Le plus grand ennemi de la longéviié, c'est donc
le désespoir : il abrège épouvaulablement les misères humaines,
LXV.
On prétend que les personnes dontles rentes sont viagères vivent
plus longtemps que d'autres... pourquoi ? Dieu seul le sait, à moins
que ce ne soit pour faire enrager ceux qui servent la rente... cepen-
dant la chose est tellement vraie, qu'il en est, je crois, qui ne sont
jamais morts. De tons les créanciers, les juifs sont les pires, et
c'est là leur manière de placer leurs fonds. Dans mon jeune temps,
ils m'ont fait ainsi des avances remboursées à grand'peine.
LXVI.
Ainsi, des gens abandonnés sur une barque s.ans pont, en pleine
mer, vivent de leur seul amour pour la vie : ils supportent plus de
maux qu'on ne saurait croireou m;"me imaginer, et lésislent comme
des rocs aux assauts de la tempête. Les souffrances ont été le lot du
marin, depuis l'époque où Noé, avec son arche, croisait partout sur
les ondes... il faut convenir que l'éiuipage et la cargaison n'élaienl
pas mal étranges : il en fut encore ainsi de l'Argo, ce premier flibus-
tier de l'ancienne Grèce.
LXVll.
Mais l'homme est un animal carnivore : illui faut ses repas, au moins
un par jour. Il ne peut, comme les bécasses, se nourrir par succion :
mais, comme le requin ou le tigre, il doit avoir sa proie. Bien que
sa constitution anatomique puisse, en rechignant un peu, supporter
la diète végétale , néanmoins nos travailleurs établissent comme
chose incontestable que le bœuf, le mouton et le veau sont beau-
coup moins indigestes.
LXYIII.
Ainsi pensait notre malheureux équipage. Le troisième jour, un
calme survint, qui renouvela d'abord les forces des naufragés, et
répandit comme un baume dans leurs membres fatigués : ils s'en-
dormirent comme des tortues bercées sur l'azur de l'Océan ; mais en
se réveillant, ils ressentirent une défaillance soudaine, et se jetèrent
sur leurs provisions dans l'emportement de la faim, au lieu de les
ménager avec la prudence convenable.
mo
I.KS Vr.II.I.l'F.S I.ITTI'.HAIP.F.S ILLUSTRÉES.
l.MX.
LaKiiilo (^tait facile h prévoir... ils maiipèront lout ce qu'ils .ivaicnl,
burent tout leur vin, en dépit dos ronioniranros : cl alors... que
leur rcstail-il pour diner le lendemain ? Insensés! ilscsiiéraient que
le vent se li'M'rail et les pousserait vers le rivafre : espérances nia-
çnifiqucs! niais comme ils n'avaient qu'un aviron et un aviron bien
fragile, ils eussent été plus sensés en ménageant leurs vivres.
LXX.
Le qualrii^me jour parut ; mais pas un souffle d'air; l'Océan dor-
mait comme un enfant à la mamelle. Le cinquième jour parut, et
leur barque lloltait encore sur les mômes Ilots : la mer et les cieux
étaient bleus, clairs et pai.sibles...Que faire avec leur unique aviron
(que n'en avaienl-ilsau moins une paire!)? Cependant la faim devint
une rage; et, en conséquence, l'épapneul de don Juan, malgré les
supplications de son maître, fut mis à mort et distribué en rations.
LXXI.
Le si.xième jour, on vécut des abats de la béte ; et don Juan, qui
avait refusé jusque-là de preiulrc sa part d'un animal cher à son
père défunt, maintenant les mâchoires crispées par une faim de
va\itour, non sans quelques remords, et après avoir fait quelques
difficullcs, accepta enlin comme une grande faveur une des pattes
antérieures de lauimal : il en donna moitié à Pedrillo , et celui-ci
dévora sa part, tout en regrettant de ne pas avoir l'autre patte.
LXXIl.
Le septième jour... point de vent... Le soleil embrasé grillait et
dévorait leur peau, et ils gisaient sur les flots, immobiles comme des
cadavres. Nul espoir que la brise, et la brise ne venait pas. Ils je-
taient les uns sur les autres des regards farouches. Eau , vin, vivres ,
tout était épuisé. Alors, quoiqu'ils restassent silencieux , vous eus-
siez vu reluire dans leurs yeux de loup des appétits de cannibale.
L.XXIll.
Enflu, l'un d'eux chuchota dans l'oreille de son voisin, lequel
parla tout bas au sien, et bientôt la chose eut fait la ronde: alors s'éleva
un sourd murmure, un sinistre accent de désespoir et de fureur;
dans la pensée de son compagnon, chaque malheureux avait re-
connu la sienne , comprimée jusque-là. Alors on parla tout haut de
lots de chair et de sang : qui mourrait pour nourrir ses semblables?
LXXIV.
.Mais avant d'en venir h celte extrémité, on se partagea ce jour-l;i
([Lielques cascjuetles de cuir, et les restes des souliers. Puis chacun
promena autour de soi un regard désespéré, et nul n'était disposé à
solTrir pour victime. Enfin on résolut de tirer au sort; et pour pré-
parer les billets, quels matériaux employa-t-on... ma muse en frémit...
comme on n'avait point de papier, faute de mieux, on prit à don
Juan, de vive force, la lettre de Julia.
LXXV.
Les billets sont faits, luarqués , mêlés et tirés dans un silence
d'horreur, et pour un moment leur distribution réprime jusqu'à
celte faim sauvage (jui , pareille au vautour de Promélhée , avait
commandé celte abomination. Personne en particulier ne lavait pro-
posée ou combinée; les besoins impérieux de la nature les avaient
|ioussés à cette résolution , dans laquelle personne ne pouvait de-
meurer neutre... Le sort tomba sur l'infortuné précepteur.
LXX VI.
Tout ce cpi'il demanda, ce fut d'èlre saigné à blanc : le chiriir-
picn avait pris sa trousse et il saigna Pedrillo, lequel expira si tran-
quillement qu'on eut difficilement reconnu le moment où il avait
cessé de vivre. Il mourut, comme il était né , dans la religion ca-
Iholique : ainsi la plupart des hommes meurent dans la fui de
leurs pères. Il baisa d'abord un i)elit crucifix , puis il présenta la
veine jugulaire et le poignet.
LXXVIl.
Le chirurgien , pour ses honoraires, qu'on ne pouvait lui paver
.lulremenl . eut le choix du premier morceau ; mais, tourmenie sùr-
loul par la soif, il préféra une gorgée du sang qui jaillissait do la
veme. l'ne partie du cadavre fut distribuée, une autre fut jetée à
la mer; les intestins, la cervelle et autres débris régalèrent deux
roquiiis qui suivaient 1 erabarcalion... les matelots mangèrent le
reste du pauvre Pedrillo.
LXXVIII.
Ils en mangèrent , hormis trois ou (|uatre, un peu moins friands
de nourriture animale : a ceux-ci il faut ajouter don Juan qui,
ayant di-jà refusé de gofiler de son épagneul, ne devait pas avoir
maiulcuatil beaucoup plus d'appétit: on ne devait pas penser que,
même dans cette extrémité, il dinûl avec les autres aux dépens de
son pasteur et maître.
LXXIX.
Il fit bien de s'abstenir, car les suites du repas furent terribles :
ceux qui s'étaient montrés le.; plus voraces tombèr»,nt d.ins un dé-
lire furieux... Grand Dieu ! (piels blasphèmes I on les vit écumer et
se rouler par terre, agités d'élranges convulsions; boire de l'eau
de la mer comme ils eussent bu celle du ruisseau des montagnes,
se déchirer, grincer des dents, hurler, crier, jurer, et mourir dé-
sespérés avec un rire d'hyène.
LXXX.
Ce juste chftliment réduisit beaucoup leur nombre ; quant à ceux
(|ui survécurent. Dieu sait à quoi Ils étaient réduits eux-mêmes.
<^uel(iues-uns avaient perdu la mémoire , plus heureux certes que
ceux ([ui avaient encore la conscience de leurs maux ; mais d'autres
méditaient une dissection nouvelle, sans être corrigés par l'cxem-
])lede ceux qui avaient péri sous leursyeux.au milieu des tortures
de la rage, après avoir assouvi leur faim d'une manière impie.
LXXXI.
Ils jetèrent alors les yeux sur le contre- maître, comme le plus
gras de l'équipage; mais, outre son extrême répugnance pour une
pareille fin, cet homme fit valoir pour s'en exempter diverses autres
raisons : depuis jieu d'abord il était indisposé . et ce qui le sauva
surtout, ce fut un petit cadeau qui lui avait été fuit à Cadix, par une
souscriplion générale des dames de l'endroit.
LXXXIL
Il restait encore quelque chose du pauvre Pedrillo, mais on mé-
nageait cette ressource : les uns n'osaient y toucher ; d'autres rete-
naient leur appétit ou n'en faisaient de temps en temps qu'une lé-
gère collation : quant à don Juan , il s'en abstint complètement , et
trompa .:a faim en m&chant un morceau de plomb ou de bambou.
A la fin. les naufragés prirent une couple d'oiseaux de mer, et dès
lors ils cessèrent de manger de la chair humaine.
I.XXXIII.
Si le destin de Pedrillo vous révolte, rappelez-vous qu'IIugolin.
après avoir terminé poliment son récit, se remet à ronger le crâne
de son grand ennemi. Si donc on mange en enfer ceux que l'on
déteste, à plus forte raison peut-on dîner de ses amis quand ou est
naufragé et que les provisions deviennent rares, sans en être beau-
coup plus horrible que le Dante.
LXXXIV.
Dans la même nuit, il tomba une ondée après laquelle leurs bou-
ches aspiraient aussi vivement que les crevasses de la terre dessé-
chée par les chaleurs de l'été. Pour savoir ce que vaut réellement
la bonne eau, il faut en avoir souffert la privation : si vous aviez
voyagé en Turquie ou en Espagne , si vous vous étiez trouvé en
pleine mer avec un équipage sans jirovisions. si vous aviez entendu
dans le désert la clochette du chameau, vous vous seriez souhaité
vous-même... dans l'asile de la vérité .. au fond d'un puits.
IXXXV.
La pluie tombait par torrents, mais les malheureux n'en souf-
fraient pas moins; enfin ils trouvèrent un lambe.iu de toile, dont
ils se servirent conuue d'une éponge; et quand il* l'eurent suffi-
samment humecté, ils le tordirent pour en exprimer l'eau; et bien
qu'un terrassier altéré eût fait peu de cas de ce triste breuvage en
face d'un plein pot de porter, il leur sembla que jamais ils n'avaient
savouré jusque-là le plaisir d'étancher leur soif.
LXXXYI.
Leurs lèvres desséchées, chargées de crevasses saignantes , aspi -
rèrenl cette boisson, comme si c'eill été du neciar; leurs gosiers
étaient des fours; leurs langues étaient gonflées et noires comme
celle du mauvais riche qui, en enfer, mendiait vainement de la
ŒDVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
181
piliédu mfyidiant une goutte de rosée qui eût été pour lui un avant-
goût du ci'^1... Si la chose est vraie, il faut avouer que certains
chrétiens ont une fui bien confortable.
LXXXVII.
Dans la lugubre troupe, il se trouvait deux pères, chacun ayant
son fils près de lui : l'un de ces jeunes hommes semblait plus ro-
buste et plus intrépide que l'autre ; cependant il mourut le premier;
quand il eut expiré, un matelot, placé auprès du mourant, l'annonça
au père; mais celui-ci, jetant un regard sur le cadavre, dit seule-
ment : « La volonté du ciel soit faite; je n'y peux rien ! » puis il le
\ it jeter à la mer, sans une larme, sans un gémissement.
LXXXVIII.
L'autre vieillard avait un fils moins vigoureux, à la peau douce,
aux traits délicats; néanmoins le jeune homme résista longtemps
et supporta le sort commun avec patience et résignation; il parlait
peu , et souriait de temps à autre pour alléger le poids qu'il voyait
s'accumuler sur le cœur de son père , avec la pensée profonde et
mortelle qu'il faudrait bientôt se séparer.
LXXXIX.
Penché sur son fils, le père tenait sans cesse ses yeux fixés
sur les traits du jeune homme : il essuyait l'écume de ses lèvres
pâles et le contemplait immobile ; et quand la pluie longtemps dé-
sirée vint enfin ;\ tomber, quand ces yeux , déjà presque vitreux et
voilés par la mort, brillèrent un instant et semblèrent se ranimer,
il exprima d'un linge mouillé quelques gouttes de pluie dans la
bouche de son fils mourant... mais ce fut en vain.
XC.
Le pauvre enfant expira... le père garda le corps dans ses bras et
le contempla longtemps; mais lorsqu'enfin la mort fut certaine,
qu'il sentit ce fardeau inanimé se raidir sur son cœur, sans une pul-
salion, sans un espoir, son regard avide ne put plus se détacher du
cadavrejusqu'au moment où il fut jeté dans les vagues qui l'englou-
tirent : alors il s'affaissa lui-même, fris^^onnant et muet, ne don-
nant plus d'autre signe de vie que le tremblement de ses membres.
- XCI.
Alors brilla au-dessus de leurs têtes un arc-en-ciel, qui , se des-
sinant parmi les nuages pluvieux, projeta sur la mer sombre une
immense voûte dont les bases lumineuses s'appuyaient sur l'azur
flottant. Dans le segment embrassé par l'arc, tout paraissait plus
brillant que le ciel extérieur : bientôt les teintes irisées s'élargirent
et flouèrent comme une bannière ondoyante; la courbe n'apparut
plus que par portions, et s'évanouit aux yeux affaiblis des naufragés.
XCll.
Il avait changé, ce céleste caméléon, enfant aérien des vapeurs
et du soleil, né dans la pourpre . bercé dans le vermillon , baptisé
dans l'or, emmaillotté dans des langes obscurs, brillant comme un
croissant sur le pavillon turc, et fondant toutes ses nuances en une
seule, comme un œil poché dans une rixe toute récente (car force
nous est quelquefois de boxer sans masque).
XCUl.
Nos pauvres marins y virent un bon augure : il est quelquefois
utile de penser ainsi ; c'était une vieille coutume des Grecs et des
Romains, qui peut produire beaucoup de bien quand il s'agit de re-
lever le courage des masses : et certes personne n'avait plus besoin
que nos gens d'être encouragés; aussi cet arc-en-ciel fut-il pour
eux l'emblème de l'espérance... un vrai kaléidoscope céleste.
XCIV.
Presque au même moment, un bel oiseau blanc, aux longs pieds,
ayant à peu près la grosseur et le plumage d'une colombe, et sans doute
jeté hors de sa route, passa et re|iassa devant leurs yeux , essaya
même de se percher sur le mal, bien qu'il vît et entendit les hommes
dans la chaloupe : de cette manière, il alla et vint, et voltigea autour
d'eux jusqu'à la tombée de la nuit... ceci leur parut encore un meil-
leur augure.
XCV.
Mais ici je dois faire observer que l'oiseau de promission fit tout
aussi bien de ne pas se poser , car la barque agitée par le roulis
offrait un juchoir un peu moins stable qu'une église; et quand c'eût
été la colombe même de l'arche de Noé , qui , de retour de son heu-
reuse exploration, se fût trouvée en ce moment sur leur route, nos
hommes l'eussent certainement mangée , et sa branche d'olivier
avec elle.
XCVI.
Dans la nuit, le vent se remit à souffler, mais avec moins de vio-
lence : les étoiles brillèrent, et la barque continuait de faire route;
mais ils étaient tellement épuisés qu'ils ne savaient ni où ils étaient,
ni ce qu'ils faisaient. Les uns s'imaginaient voir la terre ; les autres
disaient : « Non! » A chaque instant des bancs de brouillards les
jetaient dans l'erreur .. quelques-uns juraient qu'ils entendaient le
bruit des brisants, d'autres celui du canon, et à uncertain moment
tous partagèrent cette dernière illusion.
XCVII.
Quand l'aube parut, la brise était tombée : tout-à-coup l'homme
de quart héla et s'écria en jurant que si ce n'était pas la terre qui
s'élevait sous les rayons du soleil, il consentait à ne la revoir de sa
vie : sur quoi les autres se frottèrent les yeux, et virent ou crurent
voir une baie. Ils dirigèrent donc leur course vers le rivage ; car
c'était bien le rivage qui peu à peu se montra plus distinct, "escarpé
et palpable à la vue.
XCVIII.
Et alorsplusieurs fondirent en larmes ; d'autres, regardant d'un air
stupéfié, ne pouvaient encore distinguer leurs espérances de leurs
craintes et semblaient n'avoir souci de rien; bien peu priaient...
pour la première fois depuis bien des années... et au fond de la
chaloupe, trois hommes dormaient : on les secoua par la main et
la tête, afin de les réveiller , mais on les trouva morts.
XCIX.
La veille, nos navigateurs avaient rencontré, profondément en-
dormie à la surface de la mer, une tortue de l'espèce appelée Bec
de faucon, et en avançant doucement leurs bras, ils avaient eu le
bonheur de la prendre : cette chasse leur donna un jour d'exis-
tence, et, ce qui est plus précieux, releva leur courage moral. Ils pen-
sèrent qu'au milieu de tels périls, il avait fallu quelque chose de
plus que le hasard pour leur offrir de pareils moyens de délivrance.
La ferre présentait une côte âpre et rocheuse, et les montagnes
grandissaient à mesure qu'ils s'approchaient portés [lar le courant.
lis se perdaient en conjectures ; car nul ne savait vers quelles terres
les flots les avaient portés, tant les vents avaient été variables. Ceux-
ci pensaient reconnaître le mont Etna , d'autres les montagnes de
Candie, Chypre, Rhodes ou d'autres îles.
CI.
Cependant le courant, aidé de la brise qui s'élevait, poussait tou-
jours vers le rivage désiré leur barque chargée , comme celle de
Charon, de spectres tristes et pâles : l'équipage était réduit à quatie
vivants, avec lesquels se trouvaient trois cadavres qu'ils n'avaient
point eu la force de jeter à la mer , comme les premiers, bien que
i les deux requins eussent continué de les suivre, en se jouant au-
I tour de la barque et leur jetant l'écume salée à la face.
I
1 CIL
i Famine, désespoir, froid, soif, chaleur, avaient lour-à-tour exercé
' sur eux leurs ravages et les avaient amaigris au point qu'une mère
' n'aurait pu reconnaître son fils parmi les squelettes de cet équipage
fantastique. Glacés pendant la nuit, brûlés le jour, ils avaient péri
: l'un après l'autre et s'étaient réduits à ce petit nombre; mais leur
, fléau fut surtout l'espèce de suicide qu'ils s'infligèrent en chassant
Pedrillo de leurs intestins à force d'eau salée.
I cm.
{ En approchant de la terre qui s'offrait sous un aspect inégal, ils
; aspirèrent la fraîcheur de la verdure qui se balançait en panaches on-
; doyants et embaumait les airs : c'étail pour leurs yeux endoloris
comme un écran qui s'interposait entre eux et ces vagues élince-
' lantes ou ce ciel brûlant et nu : ô bien venu tout objet qui pou-
I vait effacer de leur vue cet abîme salé, cet abîme immense, effrayant,
! éternel!
CIV.
I Le rivage semblait désert, dépourvu de toute trace d'habitation
1 humaine et entouré de vagues formidables : mais une ardeur in.«en-
1H2
LKS VKII.LÉES I.ITTÉKAIHKS ILhUSTKÉES.
$('■<> le» poussai! \crB la Ifirc : ils poureuivireiil liMir rmiU'. (iii(»i(|ii(.'
lui lii'is.tnl.s roli'iilissi-iil Jruil i-n faci^ d'eux : un n'ririesst'-parail du
rivage et inuiilrail à la siii-race de l'onde kcs buuilluniieiuciilg et son
I'miiii' linnilissanle ; mais ne Inuivnnt pas un endroit plus propice,
ils lancéicnl leur chaloupe vers la rive et la uiircul en pièi-i ■<.
CV.
MaisJnnn avait longtemps baigné Res jeunes membres dans les
ondes nulales du Guadalcpiitir ; il avait appris à se jouer daii» ces
oniles l'Iiaiinantes, et ce talent lui avait été sciuvent utili* ; un aurait
diriirilcmeii trouvé un nageur plus habile, l'eut-étre eilt-il été capable
lie Irani'liir l'ilellespoul i-ouune niiiiii avons fail. I.éandre, M. Kken-
head et moi, exploit dont nous n'avons pas été peu liers.
CVI.
Ainsi, malgré sa faiblesse, sa maigreur, la raideur de fou corps,
il sut agiter encore ses membres juvéniles et lutter contre la \ague
rajiide afin de tagner avant la nuit la rive escarpée et ariih- ipii se
trouvait devant lui. Le plus grand danger qu'il courut provint il'un
rci|uin qui emnorla un de ses compagnons par la cuisse ; <iuaiit aux
dL'u.x autres, ils ne savaient pas nager, ainsi uuî autre que notre
héros ne parvint au rivage.
CVII.
El encore n'y fùl-il point parvenu sans lo secours de l'aviron qui,
prnvidi'ntiellement, se trouva lancé sous sa main au moment juste
où ses bras affaiblis ne pouvaient plus fendre les vagues el où l'onde
allait le submerger : il s'en saisit, s'y attacha malgré la violence
des lames: et i^ulin tour à- tour nageant, marchant dans l'eau et
grimpant, il parvint à s'arracher aux flots, pour rouler à demi mort
sur la grève.
CYIII.
Lh, hors d'haleine, il enfonça solidement ses ongles dans le sable,
de peur que \i\ vague qui ne l'avait laissé échapper qu'à regret, en
revenaiii sur ses pas, ne le ramenât dans son insatiable tombeau. Il
ilemeura ainsi étendu à l'entlroil où ronde l'avait jeté , à l'entrée
d'une grotte creusée dans le roc, ayant tout juste encore assez de vie
pour sentir ses douleurs et penser que ce qui avait clé sauvé de lui
l'avait été peut-être en vain.
CIX.
Avec de lents et douloureux efforls. il parvint à selever, mais il
retomba aussitôt sur ses genoux saignants cl ses mains convulsivcs;
et alors il chercha des jeux ceux qui avaient été si longtemps ses
compagnons sur les ilois; mais aucun deux n'apparut pour par-
tager ses souffrances, sauf un seul : c'était le cadavre d'un des trujs
malelots qui étaient morts de faim deux jours auparavant; l'infor-
tuné venait de trouver un lieu de repos sur une plage déserte et in-
connue.
ex.
En le regardant , il sentit son cerveau s'agiter avec la rapidité du
vertige, et il s'étendit de nouveau sur le sol : dans cette position, la
plage lui semblait tourner autour de lui, et il perdit connaissance.
Il était Couché sur le côté, et sa main humide serrait encore l'avi-
ron qui avait servi de mal à la barque : comme un lis flélri, ses
formes svelles et ses traits pâles offraient un spectacle aussi tou-
chant qu'en offrit jamais i ne créature d'argile.
CXI.
Combien de temps Juan resia-til dans cette froide léthargie? il
ne le sut jamais, car la terre avait disparu pour lui, el le temps
n'avait |)lus ni nuit ni jour pour son sang congelé, pour ses facul-
tés on^'iinrdics. Comment oiisuiic se dissipa ce piofond évanouisse-
iiiciit •' il I ignora aussi jusqu'au moment où les moiiveinents de ses
membres endoloris, le battement retentissant de ses veines, lui fi-
rent sentir son retour à la vie: car la mort, quoii|uc vaincue, luttait
encore en le quittant.
CXII.
Il ouvrit les jeux el les ferma de nouveau ; car tout était pour lui
doute et vertige; il pensa qu'il était encore dans le bateau, mais
qu'il sélait seulement assoupi : le désespoir le saisit de nouveau, et
il regretta que ce sommeil n'eût point élé celui de la morl ; puis le
sentiment lui revint, et ses yeux incertains, se rouvrant de nouveau,
entrevirent les traits aimables d'une beauté de dix-sept ans. i
CXIII. Le costume de l'autre femme était à peu près semblable, mais
I beaucoup moins riche : e|le n'avait pas autant lie joyaux propres à
r.lleétail toute penchée sur lui, cl sa petite bouche semblait inter- ! faer le regard ; dans ses cheveux , on ne voyait que des pièces
loger l'haleine du pauvre moribond : elle le caressait, et la douce ■ d'argent desiinées à former sa dot ; son voile," de forme pareille,
cliah'ur de cette jeune main rappelait dCs esprits dcn portes de la
mort; elle ba.<siuail ses tempes glacées, cbercliail à rappfler le sang
dans ses veines : et eniln un faible soupir vint répondre il ce doux
conlacl, à ces soins cl à ces efforts aussi tendres qu'inquiets.
CXIV.
Alors elle lui présenta un cordial, et jela un manteau sur ses
membrcB presque nus : lo beau bras de la jeune fille souleva celle
lOte qui s'abandonnait à lui, et une joue tran~parvnte, chaud>.' el
pure, servit d'orcilbr à ce front couvert des jiAleurs du trépas : puis
elle exprima de fi chevelure l'onde amère dont la tenipèie I avait si
longtemps humectée, épiant avec inquiétude chaque niuuvement
convulsif (jui arrachait un soupir au pauvre naufrage.... el à elle en
même temps.
CXV.
Aidée d'une suivante, jeune aussi, maisson ainée, ao front moins
intelligent cl aux traits moins délicats, l'aimable tille transporta le
naufragé dans la grotte. Ut elles allumèrent du feu, el à la lucurdcs
flammes, parmi ces rochers nue n'avait jamais vus le soleil, la jeune
vierge, ou n'importe ce qu'elle était, sedcssina distinctement grande
et belle.
CXVI.
Son front était orne de pièces d'or qui brillaient parmi ses che-
veux chilains, ses cheveux bouclés, dont les |ilus longs anneaux re-
tombaient en Ircsscs sur .ses épaules, el quoique sa taille fut des
plus hautes que comporte la beauté féminine, ils descendaient
presque jusqu'à ses talons. On remarquait dans son air quelque
chose qui annonçait l'habitude du commandement, et qui annonçait
une dame d'un certain rang.
CXVII.
Ses cheveux , ai-je dit, étaient châtains : mais clic avail les yeux
noirs comme la morl et des cils de la même couleur : c'étaient de
ces longs cils qui, sous leur ombre soyeuse , recèlent une attraction
si puissanle; car de dessous leur frange noire, le regard est danlé
plus rapide cl plus perçaut que la flèche : c'est le serpent longtemps
enroule, qui tout-a-cuup se développe dans toute sa longueur, el
révèle à la fuis sou venin et sa force.
CXVIII.
Son front était blanc el assez bas; les couleurs pures de ses joues
ressemblaient à celte teinte de rose que le soleil déjà couché lègue
au crépuscule ; sa petite lèvre supérieure.... lèvre enchanteresse!
qui faisaitsoupircraprèsqu'on l'avait vue; carelleeùt pu servir de mo-
dèle aux statuaires.... race d'imposteurs, tout bien considéré: j ai vu
des femmes vivantes et palpables, dont la beauté réelle surpassait
de beaucoup leur idéal de pierre.
CXL\.
Je vais vous dire pourquoi je parle ainsi; car il ne serait pas juste
de railler sans un motif plausible : j'ai connu une dame irlandaise
dont le buste n'a jamais été reproduit d'une manière salisfaisanle,
bien qu'elle eût souvent posé comme modèle ; el si jamais elle doit
céder au temps inexorable , si la nature lui imprime les rides de
l'âge , ainsi sera détruit un type que jamais la pensée humaine n'a
dépassé, qu'encore moins le ciseau humain a su copier.
CXX.
Telle était la dame de la grotte; sa toilette différait beaucoup du
coslume espagnol; elle était plus simple, mais les couleurs en étaient
moinssévères; car, vous le savez, les Iv^pagnoles, lorsqu'elles doivent
sortir, bannissent de leurs vêtements toute teinte éclatante; et cepen-
dant quand elles font Hotter autour d'elles la basquiiie et la mantille
(mode qui, je l'espère, ne passera jamais), elles ont un air à la fois
mystique el folâire.
CXXI.
-Mais il n'en était pas ainsi de notre demoiselle : .sa robe était
d'un fin lissu cl de couleurs variées : parmi ses cheveux, négligeiu-
menl bouclés autour de son visage, l'cr el les pierreries brillaient à
profusion ; sa ceinture éliucelait ; son voile était de la plus riolic
aenlellc, et mainte pierre précieuse brillait à sa petite main ; mais
chose lout-à-fail inconvenante! ses petits pieds de neige avaient des
panlouQes el point de bas.
CXXll.
ŒUVIIRS COMPLf:TES DE LOHD HYIION.
183
olait moins fin ; son air quoiqu'assuré était moins libre; sa cheve-
lure plus épaisse, mais moins longue; ses yeux aussi noirs , mais
plus mutins et moins grands.
CXXIll.
Ft toutes deux servaient Juan, lui ofTraientde la nourriture, des
vêlements, et avaient pour lui ces douces attentions, qui, je dois
l'avouer, sont un produit purement féminin , et savent se montrer
sous mille formes délicates : elles firent un excellent consommé;
c'est un mais que la poésie mentionne rarement, mais qui n'en est
pas mi'ins le meilleur qu'(jn ait préparé, depuis le jour où l'Achille
d'Homère apprêta le diner de ses holes.
CXXIV.
Il faut que je vous dise ce que c'était que ce couple de femelles,
afin que vous n'alliez pas les prendre pour des princesses déguisées :
d'iiilleurs je hais tout mystère, ainsi que ces trappes et ces méprises
si fort du gotlt de nos poètes modernes : en somme, ces deux jeunes
filles vont paraître h vos regards curieux ce qu'elles étaient en elTet,
la maîtresse et la suivante : la première était la fille unique d'un
vieillard, qui vivait sur la mer.
cxxv.
Il avait été pêcheur dans sa jeunesse, et c'était bien encore une
sorte de pêcheur; mais il avait rattaché à ses entreprises maritimes
quelques aulres spéculations d'une nature peut-être moins hono-
rable : un ])eu de contrebande et quelque piralerie avaient fait
passer d'un grand nombre de mains dans les siennes un million de
piastres mal acquises
CXXVI,
Gelait donc un pêcheur... mais un pèclieur d'hommes, comme
l'apûtre Pierre.... il allait de temps en temps à la pêche des vais-
seaux marchands égarés, et en prenait quelmiefois autant qu'il vou-
lait : il confisquait les cargaisons. Le marclié aux esclaves lui rap-
porlait aussi quelque profit, et il approvisionnait de précieuses
marchandises cette branche du commerce turc, dans laquelle il y a,
sans contredit, beaucoup à gagner.
CXXVII.
Cet homme était grec, et, dans son île (une des pins petites et des
plus sauvages d'entre les Cyclades), il s'élait construit, du produit
de ses méfaits, une très jolie maison, où il vivait lout-à-fait ;\ son
aise. Dieu sait tout l'or qu'il avait pris et lout le sang qu'il avait
versé, car le vieillard, ne vous déplaise, n'était pas un saint; mais
je sais, moi, que sa maison était spacieuse, [dcine de sculptures, de
peintures et de dorures dans le goût barbaresque.
CXXVIll.
Il avait une fille, nommée llaidée. la plus riche héritière des îles
du Levant, et si belle, en outre, que sa dot n'était rien au prix de
ses sourires : encore éloignée de ses vingt ans , comme un arbre
charmant, elle croissait dans sa beauté de femme, et déjà elle avait
éconduit en passant maint adorateur, pour apprendre à en accueillir
bientôt un plus aimable.
CXXIX.
Ce jour-là même, au coucher du soleil, elle so promenait sur la
grève au pied de la falaise, et c'est ainsi qu'elle avait trouvé don
Juan, dans un état d insensibilité... pas tout-à-fait mort, mais peu
s'en fallait... presque anéanti par la faim et à moitié noyé. Il était
nu. cl celle vue la blessa, comme de raison ; cependant elle se crut
obligée par les lois de l'humanité de soulager, autant qu'il était en
elle, un étranger qui se mourait, et qui avait la peau si blanche.
CXXX.
Mais leconduire chez son père, ce n'était pas le meilleur moyen de le
sauver : c'était plutôt livrer la souris au chat, ou meiire au cercueil
un homme en léthargie; il y avait dans le bon vieillard une si l'orle
dose de ce que les Grecs appellent nous (prudence) , il ressemblait
si peu aux Arabes, ces brigands pleins de loyauté, qu'il eût com-
mencé par guéiir l'étranger, pour le vendre aussitôt guéri.
CXXXI
Ha'idée fut donc de l'avis de sa suivante iun:^ vierge en croit tmi-
jours sa suivante) , et pensa qu'il \alait mieux l'ahriler pour le nm-
ment dans la grotte ; et lorsqu'enlin Juan ouvrit ses beaux yeux
noirs, la cliarilé des deux jeunes femmes s'accrut h l'égard de'leur
hôte , et leur compassion s'exalla au point de leur ouvrir à demi les
barrières du ciel (si nous en croyons saint Paul, la chaiité est le
droit de péage que l'on acquitte là-haut).
CXXXII.
Elles allumèrent du feu comme elles purent, avec les matériaux
recueillis dans la baie.... des débris de planches et de rames toni-
banl presqu'en poussière : il y avait si longtemps ([u'ils étaient là,
qu'un mal lout entier se trouvait réduit aux dimensions d'une bé-
quille; mais, par la grâce de Dieu, les naufrages étaient tellement
fréquents sur cette côte, qu'on y eût trouvé de quoi entretenir vingt
feux pour un.
CXXXIII.
Juan eut un lit de fourrures et une pelisse; car Haidée s'était dé-
pouillée des zibelines qui ornaient ses robes pour en former sa
couche, et afin qu'il fût plus à l'aise et plus chaudement, en cas
qu'il vînt à s'éveiller, la jeune Grecque et sa suivante lui laissèrent
cliacune un jupon, promettant de venir le rf'voir à la iioinle du
jour, et de lui apporter pour son déjeuner des œufs, du café, du
pain et du poisson.
CXXXIV.
Elles le laissèrent ainsi à son repos solitaire. Il dormit comme un
sabol, ou comme les morts qui dorment enfin, mais peut-être (Dieu
seul le sait) d'un sommeil qui n'est que provisoire : nulle vision de
.ses maux passés ne vint se ghsser dans sa tête doucement bercée;
il ne fut point agité par un de ces rêves maudits qui viennent nous
offrir liniporlune image d'un temps qui n'est plus, jusqu'au mo-
ment où 1 œil abusé se rouvre tout chargé de larmes.
cxxxv.
Juan dormit d'un sommeil sans rêves... Mais la vierge ([ui avait
fait pour sa tète un moelleux coussin , avant de quitter la caverne,
jeta uiT dernier regard sur lui cl s'arrêta, croyant qu'il l'appelait. Il
dormait; mais elle pensa (le cœur a ses méprises comme la langue
et la plume) qu'il avait prononcé son nom mais elle oubliait
que, ce nom, le naufragé l'ignorait encore.
G XXXVI.
Toute pensive, elle retourna chez son père, prescrivant un silence
absolu h Zoé, qui, plus Agée que sa maîtresse d'un au ou deux .
sa\ait mieux qu'elle ce que tout cela signifiait : un an ou deux,
c'est un siècle quand le lemps est mis à profil, et Zoé avait employé
le sisn, comme font la plupart des femmes, à se procurer ce genre
de connaissances utiles qui s'enseignent au bon vieux collège de
la nature.
CXXXVll.
L'aurore parut, et trouva don Juan encore profondément en-
dormi dans sa grotte, où rien ne venait interrompre son repos, le
murmure du ruisseau voisin, les rayons naissants du soleil exclu
de cet asile, ne le réveillèrent point, et il put dormir tout son saoul :
et, en effet, il en avait bien besoin ; car nul n'a plus souffert... ses
maux étaient comparables à ceux qui sont décrits dans la relation
de mon cher grand-papa (l).
CXXXVIU.
Tel ne fut point le sommeil d'Ha'idée : elle se retourna et s'agila sur
sa couche, et se réveilla plusieurs fois en sursaut, rêvant de mille
naufrages sur les débris desquels ses pas trébuchaient et de corps
charmants étendus sur la plage : elle appela sa suivante de si bonne
heure que celle-ci en grogna, et mit en l'air tous les vieux esclaves
de son père, lesquels jurèrent dans leurs divers idiomes... en ar-
ménien , en turc et en grec... ne sachant que penser d'un tel ca-
price.
CXXXIX.
Mais elle était debout, et il fallut que lout le monde l'imitât, sous
je ne sais quel prétexte relatif au soleil, dont le lever et le coucher
rendent les cieux si beaux. C'est en effet un spectacle magnifique
que celui du brillant Phébus surgissant à l'horizon , alors ijiie les
montagnes sont encore humides de vapeurs, que tous les oiseaux
sont éveillés avec lui. cl que la terre rejette les ténèbres comme
un vêtement de deuil porté pour un mari... ou pour quelipie sem-
blable animal.
CXL.
.le l'isais donc que le soleil offre un magnifique spectacle : je l'ai
;i'i Compte-rendu de roxpédilion autour du globe de l'honorable Jotm
Byron, commodore, en 1740, publiée à Lnndies en 17CS Voir nolie W .s-
foire (les voyages. [Note àe V(ftlileui .]
\H\
LES VEILLÉES LITTÊKAIRES ILLUSTKÈES.
vu se Ipvcr l)ien soiivml , cl dornièrcmciil encore je suis resté de -
Iwiiil \ rel eiïrt [ii'iiilatil loiilc la iiuil , re (|iii. disciil li'S médecins .
alin'pe rcxistciici' ; vous tous done <|iii (Unirez ménager votri- santé
et voire bourse, commencez votre journée à la pointe du jour, et
quand î» qualre-vingls ans on vous mettra au rereueil , faites graver
sur la plaque que vous vous leviez à quatre heures.
r.XLI.
Haïdée vil donc l'aurore face à face, et la sienne était la plus fMÎ-
rlie des deux, bien qu'une iuipaticiicc fébrile l'ertt colorée de tout
le Raiifî qui nflluait du eo-ur au cerveau . l't qui, dans ee trajet , se
détournait pour rougir la joue : tel un torrent des Alpes, rencon-
trant la base d'une mon-
lapne , s'arrôte devant
celle barrière cl forme un
lae dont les eaux s'éten-
dent en cercle ; ou telle
la mer Rouge... mais le
golfe Arabique n'est pas
rouge.
nxLii.
La jeune insulaire des-
cendit la falaise, et don
fias léger s'approcha de
a grolle , pendant <iue
le sidfil l'accueillait du
sourire de ses premiers
rayons, et que la nais-
•■ianle aurore imprimait
sur ses lèvres un humide
baiser, car elle la prenait
|iour sa sœur : c'esl une
méprise dans laquelle
vcius seriez tombé vous-
niéinc , si vous les aviez
vues loiites deux ; quoi-
(juc la jeune mortelle ,
aussi fraielie et aussi belle
que la déesse, eût sur
celle-ci l'avantage de ne
pas èlrc toul- à-fait aé-
rienne.
CXLIII.
Et lorsque Haïdée en-
tra timidement, mais d'un
pas rapide, dans la grol-
le. elle vit aussil(')t que
Juan avait dormi du pai-
sible sommeil d'un en-
fant ; alors elle s'arrêta
comme immobile d'effroi
(car il y a dans le som-
ineil quelque chose d'ef-
frayant) ; ensuite elle s'a-
vança doucement sur la
pointe des pieds , et le
couvrit plus chaudement
pour le défendre de l'air
trop vif du matin ; puis
elle se pencha sur lui, si-
lencieuse comme la mort,
et l'on eût dit que ses lè-
vres muelles buvaient
l'haleine presque insensi-
ble du jeune nomme.
CXLIV.
Comme un ange s'incline sur le lil de mort du juste, ainsi elle
s'inclinait sur lui; et ladolescent naufragé eonlinuail de reposer
tranquille pendant que sur lui planait une atmosphère de paix et de
silence. Cenendanl Zoé faisait frire des anifs; car, après tout, le
jeune couple aurait sans doute besoin de déjeuner... et pour pré-
venir leur désir, elle avait tiré les provisions du panier.
CXLV.
Zoé savait que les meilleurs sentiments ne dispensent pas de
manger, cl qu'un jeune naufragé doit avoir bon ajipétit; de plus,
élani moins amoureuse , elle bfVillait un peu, et se sentait frissonner
au voisinage de la mer : c'est pourquoi elle se mil à faire cuire leur
petit déjeuner; je ne crois pas qu'elle leur ait offert du thé; mais
elle avait des œufs , dçs fruits , du café , du pain , du poisson , du
miel et du vin de Scio... cl tout cela par pur amour , et non ponr
de l'argent.
CXLVI.
Qnand les nufs et le café furent prêts. Zoé voulut éveiller Juan ;
mais la petile main d'Haidéc I arrêlad un geste rapide, et sans parler,
Bon doigt posé sur sa lèvre fit un signe «pie la suivante c<imprit. I,c
premier déjeuner étant refroidi, il fallut en préparer un second,
car ce sommeil semblait ne devoir jamais Unir.
CXLVII.
11 reposait toujours, et sur ses joues amaigries se jouait une rou-
geur fébrile, comme les
derniers feux du jour sur
les sommets neigeux des
montagnes lointaines :
l'empreinte de la souf-
france éU'iit encore sur
son front dont les veines
d'azur semblaient affai-
blies et voilées ; les bou-
cles de sa noire cheve-
lure étaient encore char-
gées de l'écume amère et
des vapeurs de la voûte.
CXLVIII.
Elle restait penchée sur
lui. et il reposait au-des-
sous d'elle . Iran(|uille
comme l'enfant sur le
sein maternel; affaissé
comme le feuillage du
saule quand les vents re-
tiennent leur haleine;
calme comme les profon-
deurs de l'Ucéan en re-
pos, beau comme la rose
qui ferme une guirlande,
doux comme le jeune cy-
gne dans son nid : bref,
celait un furl joli gar-
çon... un peu jauni par
ses souffrances.
CXLIX.
Il s'éveilla et regarda,
et il se serait rendormi;
mais le chai niant visage
que rencoiiirèrcnt ses
yeux leur défendit de se
fermer, quoique la fati-
gue et la peine lui eus-
sent encore fait du som-
meil un plaisir. En clfel,
don Juan n'avait jamais
vu avec indifférence le
visage d'une femme, si
bien qu'en faisant sa priè-
re il détournait les yeux
des saints renfrognés, des
martyrs barbus, pour con-
templer la douce image
de la vierge Marie.
CL.
Il se leva donc sur le coude , et regarda la dame sur les joues
de qui la pâleur luttait contre l'incarnat de la rose : elle fit un
eQort pour parler; ses yeux étaient éloquents, mais les mois lui ve-
naient difficilement : néanmoins elle parvint à lui dire en grec mo-
derne fort pur, avec l'accent grave et doux de l'Ionie, qu'il était
encore faible , cl qu'il ne devait pas parler, mais manger.
eu.
De tout cela Juan ne pouvait compiendre un seul mot. vu
qu'il n'était pas grec ; mais il avait de l'oreille, et la voix de la
jeune fille était le gazouillement d'un oiseau, si douce, si suave,
si claire et si délicatement articulée, que jamais on n enlendit
musique plus belle et plus simple : c'était une de ces vibrations
auxquelles nos larmes font écbo , sans que nous puissions dire
Dans ce moment ils étaient divertis par leur suite.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
185
pAiir(|iioi..
niclmlie.
un de ces accents irrésistibles dans lesquels trône la
CLII.
Et Juan promenait ses regards autour de lui comme un homme
éveillé par les sons d'un orgue lointain, doutant s'il ne rêve pas
encore , jusqu'au moment où le charme est rompu par la voix du
■watchman, ou par quelque autre réalité de ce genre, telle qu'un mau-
dit valet trop matinal qui vient frapper à la porte. Ce dernier bruit
surtout est fort déplaisant pour moi qui aime à sommeiller le matin....
car la nuit, les étoiles et les femmes se montrent à leur point de vue
le plus avantageux.
CLin.
Ce qui tira surtout Juan
de son rêve , ou de son
sommeil si l'on veut, ce
fut l'appétit prodigieux
qu'il sesentit:sans doute
le fumet de la cuisine de
Zoé parvint à son odo-
rat ; la vue du feu qu'elle
entrelenaitàgenoux pour
apprêter son déjeuner
acheva de le réveiller, et
lui fit penser à prendre
de la nourriture, et sur-
tout à manger un beef-
steak.
CLIV.
Mais le bœuf est rare
dans ces îles ; on y trouve
sans difficulté de la vian-
de de chèvre, du chevreau
et du mouton ; et quand
sourit un jour de fête ,
les habitants mettent une
grosse pièce à leurs bro-
ches barbares ; mais cela
n'arrive qu'à de longs in-
tervalles ; car plusieurs de
ces retraites ne sont que
des îlots roclieux où Ion
trouve à peine une hutte :
d'autres sont agréables et
fertiles : parmi ces der-
nières, celle d'IIa'idée,
bien que peu étendue,
était une des plus riches.
CLV.
En disant que le bœuf
y est rare, je ne puis
m'empècher de songer à
la vieille fable du Jlino-
taure... fable dont à bon
droit se scandalisent nos
moralistes modernes ,
condamnant le mauvais
goût de la royale dame
qui se déguise en vache...
et je pense que, sous le
voile de l'allégorie, on
peut _y trouver un type
historique : c'est tout sim-
plement que Pasiphaé encourageait l'élève du bétail, dans le but
d'exciter les appétits guerroyants des Cretois;
CLVI.
Car tout le monde sait que les Anglais se nourrissent de bœuf....
je ne dirai rien de la bière : ce liquide ne rentre pas dans mon suje
et n'a que faire ici : on sait, en outre , que lesdits Anglais aiment
beaucoup la guerre... plaisir un peu coûteux.... comme tous les
plaisirs; tels étaient aussi les habitants de la Crète.... d'où je con-
clus que bœuf et bataille furent dus à la princesse en question.
Le vieillard restait impénétrable
CLVII.
Mais revenons...
Le débile Juan avait donc appuyé sa têle sur
son coude, et contemplait un spectacle dont il n'avait point joui
depuis longtemps; car tout ce qu'il avait mangé dans la barque
était passablement cru : il vit trois ou quatre objets pour lesquels il
loua le Seigneur, et toujours déchiré du vautour de la faim, il tomba
sur tout ce qu'on lui offrait comme aurait fait un prêtre, un requin,
un alderman ou un brochet.
CLVllL
Il mangea et fut servi à souhait ; et Haïdée, qui le veillait comme
une mère, lui aurait laissé franchir toutes les bornes; car elle sou-
riait de voir un tel appétit dans un jeune homme qu'elle avaitcru mort ;
mais Zoé, plus expérimentéequesa maîtresse, savait (uniquement par
tradition, car elle n'avait jamais lu) que les gens affamés ne doivent
prendre leurs aliments que lentement et cuillerée par cuillerée,
sans quoi ils crèvent infailliblement.
CLIX.
Elle prit donc la liberté
de faire comprendre plu-
tôt par actions que par
discours , attendu l'ur-
gence du cas, que le jeu-
ne monsieur dont le sort
avait arraché si matin sa
maîtresse à son lit, pour
l'attirer sur le rivage, de-
vait laisser là son assiet-
te, s il ne voulait mourir
.sur la place elle lui
enleva donc le plat, et
refusa de lui donner un
morceau de plus, disant
qu'il avait déjà mangé dë^
quoi incommoder un che-
val.
CLX.
Ensuite, comme il était
nu , sauf un caleçon dé-
chiré et à peine décent ,
elles se mirent à l'ouvra-
ge , jetèrent au feu ses
guenilles et l'habillèrent,
pour le moment, à la tur-
que ou à la grecque.....'
en omettant néanmoins,
ce qui n'importait guère,
le turban, les babouches,
les pistolets et le poi-
gnard... Elles le vêtirent
au complet et à neuf, sauf
quelques reprises , d'une
chemise blanche et d'une
immense paire de culot-
tes.
CLXI.
Alors la belle Haïdée
essaya d'entamer la con-
versation ; mais Juan ne
put saisir un mot ; bien
qu'il fût si attentif que,
dansjon empressement,
la jeuTie Grecque ne son-
geait point à s'arrêter; et
comme il ne l'interrom-
pait point, elle parlait de
plus en plus vite à son
protégé, à son ami; tant
qu'entin ayant fait une
pause pour reprendre haleine, elle s'aperçut qu'il ne comprenait
point le romaique.
CLxn.
En conséquence , elle eut recours aux signes de tête, aux gestes,
aux sourires, aux éclairs d'un œil expressif; elle lisait dans le seul
livre à son usage, dans les traits de son beau visage, et y trouvait
par sympathie l'éloquente réponse dans laquelle l'âme se dévoile,
dardant toute une longue suite de pensées, dans un seul et rapide
regard : ainsi chaque coup d'œil ex[>rimait pour elle tout un monde
de choses et de mots qu'elle savait interpréter.
CLXIII.
Bientôt, à l'aide du doigt et des yeux, répélant les mots après elle,
il prit une première leçon dans la langue de sa prolectrice : sans
doute il s'occupait plus des regards que des paroles; de même que
i«r.
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLDSTRÉES.
relui qui (^'Indic r.isironnmie nvpc nrdenr reçarde plus souvent les
iMiiili'sqiii^ si>n livre. Ainsi Juan apprit snn niplia, bi'ln. dans Icsycux
il llaïilé.', mieux qiril n'eût fait dans des caractères gravés.
CLXIV.
Il esi ilouT d'appri'odre nne lanpiie élr,1np^re d<»9 lèvres et des
_ven\ (Inné femme... e'esl-.'idire quand maître et disciple sont tins
denx jeunes : tel eiil. cln nmins, le cas où je me sni<« trouvé. V.\\p%
sniii'ientsi bien qnaihl on réuR.sit ; elles sourient eneore plus quand
(i[i se (rompe; puis viennent des serrements de main, peul-i'tre
uiAraeun rhaslc baiser... c'est ainsi que J'ai appris le peu que je sais :
CLXV.
t;'esl-î»-direque!i|ues mots d'espa^'uol.dc lure et de ffrec; d'italien,
pa.-! ilu loul, n'a\ant eu personne pour cela; pour lanfilais, je ne
puis nie daller de le parler bien , ayant appris celle langue siiilout
dans les scrmonnaircs, Harrow, Soulli, Tilloteon, que je relis eha-
iliie semaine, ainsi que Blair, et qui sont, en prose, les plus liants
moili'.les d'éloquence religieuse.... D'ailleurs je déteste vos poètes et
n'en lis pas ua seul.
CLXVI.
Quant aux dames, je n'ai rien à en dire, échappé que je suis du
monde de la fashion, où j'ai eu mon temps comme tant d'autres
vauriens, et où je puis avoir eu une passion à mon tour... Mais ainsi
'" que bien d'autres choses, j'ai oublié tout cela; j'ai oublié au.ssi tous
le ces sols h la mode, h qui je pourrais faire sentir ma férule : enne-
souinis, amis, hommes, fcninies. ne sont plus rien pour moi que des
ra.vvtSes de ce qui fut, de ce qui ne sera plus jamais,
san
SI'' CLXVII.
1-
Revenons à noire héros. Il entendit de nouveaux mots, et bientôt
il les répéta ; niais il esl des scnlimeiits, universels comme le soleil,
qui ne pouvaient pas plus t^lre renfermés dan.s son coeur qu'ils ne le
sont dans celui d'une nonne : il était amoureux... \ous lauiioz élé
comme lui... d'une jeune bienfaitrice... elle lui rendit cet amour,
comme cela se voit bien souvent.
CLXvin.
Dès l'aube... heure un peu matinale pour don Juan , qui aimait
h dormir, elle se rendait a la grolle. uni(iuenient pour voir son oi-
seau reposer dans .son nid ; et elle se mettait h effleurer les boucles
de ses cheveux :;ans interrompre le sommeil de son hôte, caressant
de. sa douce haleine la joue et la bouche du dormeur, comme le veni
du midi caresse un parterre de roses.
CLXIX.
El à chaque nouvelle aurore, le jeune homme prenait des cou-
leurs plus fraîches; chaque jour marquait un progrès dans sa con-
valescence; tout allait au mieux, car la santé plaît dans le corps
liuiiiain, outre qu'elle est 1 essence du véritable amour : la santé et
loisiveié font, sur la llaninie d'une passion, l'effet de l'huile et de
la poudre ; un doit aussi de bons procédés h Cérès et à Bacchus, sans
les(iuels Vénus ne nous tourmenterait pas longtemps.
CLXX.
Pendant que Vénus remplit le cœur (sans le cœur en vérité, l'a-
niuiir, quoiipie toujours une bonne chose, n'est pas aussi bon de
nidilié), (A'iès nous présente un plat de vermicelle... car l'amour a
besoin de soutien, comme la chair cl le sang... et de son côté
Bacchus nous verse du vin ou nous oll're une gelée. Les œufs, les
huîtres sont aussi des mets chers à l'amour; mais qui , là-haut, se
chai^'i! de nous les fournir? le ciel seul lésait : ce peul être Neiilune,
l'ail ou Jupiter.
CLXXI.
Quand Juan s'éveillait, il trouvait nne foule de bonnes cho.ses
toutes prèles, un bain, son déjeuner el les deux plus beaux jeux
qui aioiil jamais fait battre un cœur de jeune homme, .sans compter
ceux de la suivante, fort jolis aussi, dans des dimensions plus mo-
destes... Mais j'ai déjà parlé de tout cela, et les répétitions sont
cnnuveuseset maladroites... Eh bien ! Juan, après un bain de mer,
revenait toujours au café cl h son lla'idée.
CLXXII.
Tous deux étaient si jeunes, llaîdée était tellement innocente, que
le bain était pour eux une chose sans conséquence : Juan lui sem-
blait l'être dont depuis deux ans elle avait rèvc chaque nuit, quel-
que chose îi aimer, un mortel cnvové pour l,i rendre heureuse el
|iour être hciireuv par elle : Ions ceux qui aspirent à la félicité doi-
vent la partager. .. le bonheur esl un être jumeau.
i;i.\\lll.
C'était un si grand plaisir de le voir, une telle expansion de l'evis-
tenccdeeonlempler avec lui la nature, de tretsaillirsouiifiononlaei,
d'observer Fon sommeil, de le voir s'éveillerl Vivre loujoum nvee
lui, c'et^t été trop de bonheur ; ccpemlant elle frémissait h l'idé»- de
s en séparer : celait son bien, le trésor que lOcéan lui avait jeté
riche débris d'un naufrage... son premier amour et le dernier.
CLXXIV.
Une lune suivit ainsi son cours, et la belle Haïdée visilait ehaqii.-
jour son jeune ami, prenant toutefois tant de préeautionK, qu'il put
rester ignoré dans sa retraite souterraine. JCnfin, le père se remi' eu
mer pour rejoindre certains navires marchands; son but n'était pas.
coiiimeaux temps fabuleux, d'enlever une lo, mais de s'emparer di-
trois vaisseaux ragusains frétés pour Scio.
CLXXV.
Ce fut pour elle la liberté, car elle n'avait plus sa mère : ainsi son
père étant absent, elle se trouva libre comme une femme maii'-e
ou comme toute autre créature femelle qui peut aller où il lui plaît.
A l'abri même de riin|iortunilé d'un frère, elle était la plus libre
des be.uités qui se sont jamais regardées dans un miroir : cette com-
paraison s'applique aux pays chrétiens, où les femmes sont rarement
tenues en cliarl
ihartre privée.
CLXXV I.
Alors elle prolongea ses visiles et ses causeries 'car il fallait bien
causer). Il en savait asset déjà pour proposer une promenade... el.
en effet, il était rarement sorti depuis le jour où on l'avait trouvé
couché sur la grève tout brisé et humide, comme une jeune lleur
arrachée de sa tige... ils se jiromenerenl donc dans l'après-midi et
virent le soleil se coucher en opposition avec la lune.
CLXXVII.
C'était une côte sauvage el battue de la mer : en haut une falaisn
escarpée, en bas une large grève sablonneuse, défendue par d—
bas-fonds et des récifs, comme par une a\ant-garde : eà et là s'on
vrait une crique, asile propice à la barque battue par la tempête. Là,
rarement se taisait le mugissement des values menaçantes, hormis
par ces longs jours d'été où, sous un calme de mort, la surface de
lUcéan luit comme celle d'un lac.
CLXXVIII.
L'écume légère qui s'étalait sur la plage n'élait guère plus forte
aue la mous.se du champagne, quand on voit s'élever jusqu'au . bords
u verre cette liqueur étincelanlc, pluie du cœur, rosée prinlanièie
de l'Ame I l'eu de choses valent le vin vieux : qu'on prêche tant qu'on
voudra (il'aulant qu'on prêchera en vain)! à ce soir le vin el le^
femmes, les rires el la joie ; h demain les sermons et l'eau de Sell?. '
CLXXIX.
L'homme, animal raisonnable, doit s'enivrer; le meilleur de la
vie n'est qu'une ivresse : la gloire, le vin, l'amour et l'or, voilà les
buts de l'espérance pour tous les hommes et tontes les nations; sans
une pareille sève, combien serait pauvre et stérile cet arbre étrange
de la vie, si fertile parfois! Mais j'y reviens: enivrez-vous, et quand
vous vous réveillerez avec le mal de tète, voici ce que vous aurez à
faire :
CLXXX.
Sonne/ votre valet : dites-lui de vous apporter promptement du
vin de llocheim el de l'eau de Seitz, et alors vous connaîtiez un
plaisir digne du grand roi Xereès; car, ni le délicieux sorbet à l.i
neige, ni la première goutte puisée à la source du désert, ni le boni'
gogne coloré comme un .soleil couchant, après do longues fatigne-
de voyages, d'ennuis, rfamoiir ou de guerre, ne sauraient égaler
cette rasade de vin du ilbin et d'eau de Seitz. •
CLXXXI.
La côte.... il me semble que c'était la côte que je décrivais toul à
l'heure... oui, c'était la côte; eh bien! elle paraissait alors aossicalne
que le ciel; les sables dormaient immobiles, les vagues bleues -
taisaient; lout était silence, sauf le cri de la mouelie, le bond il .
dauphin el le léger bruil de quelque petit flot contrarié par un r ■•
ou un récif, et se révoltant contre l'obstacle qu'il mouillait à peine.
CLXXXII.
Ils erraient donc hors de leur asile, en l'absence du père, qui. je
lai dit. était parti pour une expédition; et la jeune fille n'avait ni
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYROTM.
1S7
mère, ni frère, ni surveillant d'aucune espèce, à l'exception de Zoé,
qui, se présentant chaque jour au lever du soleil pour prendre les
ordres de sa maîtresse, croyait n'avoir pas d'autre mission que son
service journalier, et se bornait à lui apporter de l'eau chaude, à
tresser ses longs cheveux et à lui demander de temps en temps ses
robes de rebut.
CLXXXIII.
C'était l'heure où se répand la fraîcheur, quand le disque rougo
du soleil descend derrière la colline azurée, qui alor.'« semble la li-
milc du monde, entourant la nature d'ombre, de silence et de repos.
Les montagnes lointaines s'arrondissaient d'un côté en croissant,
et de l'autre la mer s'élendait calme et profonde : en haut planait
un ciel rosé, dans lequel une étoile brillait comme un œil isolé.
CLXXXIV.
Ils erraient donc la main dans la main, foulant aux pieds les ga-
lets polis, les coquillages et le sable uni et dur. llspénélrèrenl dans
les antiques et sauvages retraites creusées par les tempêtes et façon-
nées, comme par la main de l'art, en salles, en cellules aux vuùles
de cristaux : là, ils se reposèrent, et, les bras enlacés, ils s'aban-
donnèrent aux charmes profonds du crépuscule empourpré.
CLXXXV.
Ils regardaient le ciel, dont la flottante splendeur s'étalait, comme
un océan rosé, en nappes vastes et brillantes; ils regardaient la mer,
qui élincelait à leurs pieds, et du sein de laquelle la lune commen-
çait à élever son disque qui s'arrondissait à vue d'œil ; ils écoulaient
le clapotement des vagues et le murmure de la brise... enfin, ils vi-
rent leurs yeux noirs se darder mutuellement des flammes et à
cette vue leurs lèvres s'approchèrent et s'unirent dans un baiser.
CLXXXVI.
Un long, long baiser un baiser de jeunesse et d'amour et de
beauté, trois rayons concentrés en un seul foyer et allumés par le
feu du ciel ; un de ces baisers qui n'apparliennent qu'aux premiers
beaux jours, alors que le CŒ'ur, l'âme et les sens se meuvent de con-
cert, que le sang est une lave, le pouls un volcan, cliaque baiser un
ébranlement du cœur tout entier... car, si je ne me trompe, la force
d'un baiser se mesure à sa longueur.
CLXXXVII.
Par longueur, j'entends la durée : or, le leur dura Dieu sait
combien I... sans doute ils n'en firent point le calcul; s'ils l'avaient
fait, ils n'auraient pu prolonger une seule seconde la .somme de
leurs sensations. Us ne s'étaient pas parlé, mais ils s'étaient sentis
attirés 1 un vers l'autre, comme si leurs âmes et leurs lèvres se fus-
sent appelées; et, une fois réunies, elles s'attachèrent comme des
abeilles qui essaiment.... leurs cœurs étaient les fleurs d'où prove-
nait leur miel.
CLXXXYIII.
Us étaient seuls, mais non comme ceux qui, s'enfermant dans
une chambre, se croient dans la solitude : la mer silencieuse, la baie
rélléchissaiU les éloilfs, l'éclat du soir qui allait s'affaiblissant, les
sables muets et les cavernes humides qui les entouraient, tout les
engageait à se presser l'un contre l'autre, comme s'il n'y avait sous
le ciel d'autre vie que la leur, et que cette vie ne dût jamais finir.
CLXXXIX.
Ils ne craignaient point d'être vus, d'être entendus sur cette plage
solitaire; la nuit ne leur causait nul effroi. Ils étaient entièrement
l'un à l'aulre : n'ayant que des mois entrecoupés, ils y irouvaient
uéanuiiiins un langage ; les paroles de feu que dicte la passion étaient
remplacées pour eux |;iar un soupir, fidèle interprète de cet oracle de
la nature... un premier amour... unique héritage qu'après sa chute
Eve a laissé h ses filles.
cxc.
Haidée ne parla point de scrupules, ne demanda et ne fit point de
serments; elle n'avait jamais entendu parler d'engagements et de
promesses de mariage, ou des périls auxquels s'expose une jeune
fille qui aime: elle était telle que pouvait la faire une complète igno-
rance, et, comme un jeune oiseau, elle volait vers son jeune ami :
l'idée de mensonge ne lui étant jamais venue, elle ne savait même
pas implorer la constance.
CXCI.
Elle aimait et était aimée... elle adorait et était adorée : suivant
la loi de la nature, leurs âmes passionnées, absorbées l'uhe dans
l'autre, eussent expiré dans celle ivresse, si des âmes pouvaient
mourir... Mais par degrés leurs sens se ranimèrent pour succomber
de nouveau et renaître encore; et Ha'idée, sentant baUre son cœur
contre celui de son bien-aimé, se dit que désormais l'un ne pourrait
plus battre sans l'autre.
CXCII.
Hélas! ils étaient si jeunes, si beaux, si seuls, si aimants, si fai-
bles! puis c'était l'heure où le cœur est toujours plein, où n'ayant
plus aucun pouvoir sur lui-même il pousse à des actes que l'éternilé
ne saurait effacer, mais dont elle punit, dit-on. chaque instant par
les tourments infinis du brasier infernal... supplice réservé d'avance
à tous ceux qui s'avisent de causer à leur semblable de la peine ou
du plaisir.
cxcni.
Pauvre Juan! pauvre Haïdéet ils s'aimaient tant et ils étaient si
aimables I... Depuis nos premiers parents, jamais couple aussi beau
n'avait risqué la damnation éternelle. Ha'idée, dévole aulant que
belle, avait sans nul doute entendu parler de l'empire du démon, et
de l'enfer et du purgatoire... mais elle ouldia tout cela juste au mo-
ment où il lui eût fallu s'en souvenir.
CXCIV.
Ils se regardent, et leurs yeux brillent à la clarté de la lune : le
beau bras blanc d'Ha'idée presse la lêle de Juan ; le bras de Juan
enlace la taille de la jeune fille et se perd à moitié dans les flots de
sa longue chevelure. Assise sur les genoux de son ami, ils boivent
mutuellement leurs soupirs, qui enfin ne forment plus qu'un mur-
mure confus : on les prendrait pour un groupe antique, demi-nu,
où brillent à la fois l'amour, la nature et le ciseau des Grecs.
cxcv.
Et quand, après ces moments d'ivresse profonde et brûlante, Juan
s'abandonna au sommeil entre ses bras, elle ne s'endormit pas :
d'une tendre, mais énergique étreinte, elle lint la tête de son amant
appuyée sur les trésors de son sein! Par intervalles, elle jetait un
regard vers le ciel, puis sur la joue pâle que son sein réchauffait,
qu'elle pressait sur son cœur débordant de joie et palpitant au sou-
venir de tout ce qu'elle avait accordé, de tout ce qu'elle accordait
encore.
CXCVI.
Le nouveau-né qui regarde une lumière, l'enfant qui puise sa vie
à la mamelle, le dévot au moment de l'élévation de l'hostie, l'Arabe
accueillant un hole étranger, le marin qui voit sa prise baisser pa-
villon, l'avare qui comble son colfre-fort déjà plein, éprouvent
certes un ravissement; mais ils ne sont point réellement heureux
comme on l'est quand on voit dormir l'objet qu'on aime.
CXC VII.
Car il repose avec tant de calme, ce! être bien-aimé! tout ce qu'il
a de vie se confond avec la nôtre : il est là, gracieux, immobile,
sans défense, insensible, ne se doutant pas de la félicité qu'il donne.
Toul ce qu'il a senti ou fait sentir, infligé ou subi, est enseveli dan.s
des profondeurs impénétrables au regard : là repose l'objet aimé
avec toutes ses erreurs et tousses charmes, comme la mort sans son
épouvante.
CXCVIII.
La jeune Grecque contemplait ainsi Son amant... et, seule avec
l'amour, la nuit et l'Océan, son âme succombait à leur triple in-
fluence. Parmi les sables arides et les rocs sauvages, elle et son
jeune naufragé avaient choisi leur amoureux asile : là, rien ne pou-
vait venir troubler leur tendresse, et ces innombrables étoiles, qui
remplissaient l'espace azuré, n'éclairaient aucune félicitécomparabie
à celle qui éclatait sur le visage d'Haidée.
CXCIX.
Hélas ! l'amour des femmes I on le sait, c'est une douce et terrible
chose : toute leur destinée dépend de cet unique dé, et si elles per-
dent, la vie n'a plus à leur offrir que le tableau railleur du passé;
c'est pourquoi leur vengeance est comme le bond du tigre, morlellej
prompte, écrasante; et en même temps elles ressentent de leur côté
des tortures non moins réelles : ce qu'elles infligent, elles le subis-
sent.
ce.
Elles ont raison ; car l'homme, souvent injuste envers l'homme,
l'est toujours envers la femme : le même sort est réservé à toutes;
elles ne peuvent compter que sur la trahison ; ex'ercées à tenir leurs
émotions secrèles, leurs cœurs pleins d'amour caressent une secrèle
idole, jusqu'à ce que l'opulence les convoite et achète leur main...
et alors que leur rcste-t-il? un époux insouciant, puis un amant
déloyal ; puis la toilette , les enfants, la dévotion, et tout est dit.
CCI.
Les unes prcnneut un amant, d autres 'le? li.i'; u"- 'lu unllvrede
188
LES vr.ll.Lf.KS LITTh'RMRKS IM,USTRI';ES.
iiii-i.so ; collcs-oi Horrupenl df leur mi^nnge , eello» - \h se livrent ii
la cli^sipalKin. On en toil i|iil nlinnilnnnunt h.Mirs maris, mais i|iii
ne fonlqnc rlianger de Hoiicis; rnrclli'ti pcrclcnl les avanlnpcsirunc,
pnsilion liiiniiral)le, cl une pnnnllc (^i|iiip(^c arai^liorc romncnl leurs
nITairi's : dans l'ennuycnx palais comme dans l'inferlc cabane, leur
«iliialion esl loujoura fausse. Quolciues-ures ensuite font le diahic
à (|uairc ; et alors elles écrivent une nouvelle.
CCII.
Ilaîdée , la fianci^c de la nature , ignorait tout cela. Kiifanl de la
passion, née soils un ciel où le soleil darde une triple lumière , et
rend tout IniManl. jusqu'au baiser de ses filles h l'iril de j;azclle, elle
n'était faite que pour aimer, que pour se donner tout cntifrc h
l'objet de son choir : d'ailleurs ce qu'on pouvait dire ou faire n'é-
tait rien pour clic. Hors de Ih, elle n'avait rien h craindre, à espé-
rer, à souhaiter : son cœur ne battait que d'un côté.
CCIIl.
01)1 ces battements accélérés du cœur, combien ils nous coi'ilent
clier ! et cependant ils sont si doux dans leur cause et dans leurs
efl'cts ! La sagesse , toujours aux aguets pour dépouiller la joie de
ses alchimiques mystères, et pour redire de bonnes vérités ; la sa-
(fesse , dis-je, et la conscience aussi ont une rude Iftclic pour nous
faire comprendre toutes leurs bonnes vieilles maximes... si bonnes,
en elTei , que je me demande comment Castiereagh ne les a pas
frapjires d'un impôt.
CCIV.
(>'en est fait... leurs cœurs se sont engagés sur ce rivage sftiilaire:
les étoiles, (lambeaux de leur hymen , ont versé leur belle lumière
sur ce couple si beau ; ils ont eu l'Océan pour témoin, la caverne
pour couche nuptiale; sanctifiée par leurs propres senliuienls, leur
union n'a eu d'autre prêtre que la solitude : ils sont époux, et ils
sont heureux ; car h leurs jeunes regards, chacun d'eux est un ange
cl la terre un paradis.
ccv.
O amour! toi de qui le grand César se fit le courtisan , Titus le
maître , Antoine l'esclave , Horace et Catulle les interprètes, O'viilc
le précepteur, Sapho la femme savante (puissent la suivre d.ins sa
loMibe li(iuide toules celles ([ui voudraient l'imiter I... le promoiiloire
de Leucadc domine encore les flots)... ô amour! si nous ne i)ou-
\ons l'appeler diable, du moins tu es le dieu du mal.
CCVI.
Tu rends précaire la chasielé du lien conjugal , et tu le joues en
riant du front des plus grands Imnimes ; César et Pompée, Maho-
iml, Ik-iisaire, ont donné bien de l'occupation à la plume do Clio;
leur vie et leur fortune ont subi bien des vicissitudes ; l'avenir ne
verra plus leurs pareils : et pourtant tous les quatre eurent trois
points en commun : ils furent héros, conquérants et cocus.
CCVIl.
Tu as (es philosophes ; par exemple, Epicure et Aristippe , vrais
matérialistes qui veulent nous enirainer à 1 immoralité par des
théories fort aisées h nietlre en pratique; si seulement ils pouvaient
nous assurer contre le diable , combien leurs maximes soraii'nt
agréables, bien qu'elles ne soient pas loul-à-fait neuves! « .Mangez,
buvez, aimez; que vous importe le reste? » disait le royal philoso-
phe Sardanapale.
CCVIII.
Mais Juan! avait-il donc entièrement oublié Julia? et devait-il
l'oublier si tôt? J'avoue que pour moi la question me paraît embar-
rassante ; mais sans doute c est la lune nui produit en nous celle
inconstance, et toutes les fois (|u'uu penchant nouveau fait battre
noire cœur, c'est son ouvra.iie; sans quoi, coninienl diable se ferait-
Il que de nouveaux traits ont tant de charmes pour nous, pauvres
créatures humaines?
CCIX.
Je hais linconstance... je méprise, je déleste, j'abhorre, je con-
damne, j'abjure le mortel si bien pétri de vif-argent que son cœur
ne peut conserver aucune empreinte permanente. L'amour, l'amour
constant a été constamment mon hôte; et pourtant la nuit dernière,
à un bal masqué, je rencontiai la plus jolie créature, fraîehemcnt dé-
barquéede Milan, dont la vue me lit éprouver des sensations de scé-
lérat.
CCX.
Mais bientôt la philosophie vint h mon aide, et me dit tout bas :
« Songe à les liens sacrés! — J'y songerai, ma chère philosophie,
répondis-je. !Mais quelles dénis! et quels yeux , à ciel! je vais seu-
lement m'inforiner si elle esl femme ou demoiselle . ou ni l'un ni
l';>nlre pure curiosité! — Arrête ! » me cria la philosophie dun
air loul-à-fail grec, quoiqu'elle eût pris le costume d'une beauté
véiiilicDDe.
CCXI.
«Arrête! » lit je m'arrêtai Uais à noire propos I Ce que les
hommes appellent inconslancc n'est rien de plus que la juste admi-
ration due à l'être privilégié en qui la nature prodigue jcunes.se cl
beauté : cl de même que nous adorons presque dans sa niche une
magnifique statue, cette sorte d'adoration de la réalité est toulsim-
plcmenl un sentiment plus vif du beau idéal.
CCXIL
C'est la perception du beau, une magnifique extension de nos fa-
cultés, un sentiment platonique , universel , merveilleux, avant sa
source dans les astres, tamisé par le firmament, et sans léipiel la
vie serait fort insipide : bref, c'est l'usage de- nos deux yeux, a\ec
l'addition d'un ou deux sens inférieurs, uniquement pour nous rap-
peler que la chair est inflammable.
CCXIII.
Apres tout, c'est un sentiment pénible et involonlairc; en ciï-t,
si nous pouvions toujours trouver dans la même femme des attrails
aussi triomphants que le jour où elle nous apparut comme une
autre Eve, cela nous épargnerait ecrtainemenl bien des peines de
cœur et bien des shillings (car il faut possédera tout prix, ou souf-
frir, ; et puis si la même femme niai.sait toujours, comme cela serait
sain pour le cœur... et pour le foie 1
CCX IV.
Le cœur ressemble au firmament; comme lui, il fait partie des
cieux , et comme lui il change nuit et jour : les nuages et le ton-
nerre le traversent, les ténèbres et la destruction planent ilans son
sein; mais après avoir été sillonné par la foudre, transpercé, déchiré,
ses tempêtes se résolvent en quelques gouttes d'eau : les yeux ré-
pandent le sang du cœur qui s'est changé en larmes, c'est ce qui
constitue le climat tout anglais de notre existence.
CCXV.
Le foie est le lazaret de la bile, mais rarement il remplit bien ses
fondions; car la première passion y séjourne si longtemps que
toutes les autres s'y rattachent et s'y enlacent, comme des nœuds
de vipère au fond d'un fumier :.on y trouve la rage, la crainte, la
haine, la jalousie, le ressentiment, le remords; si bien que tous les
maux ressorlent de ce foyer intérieur comme les tremlilenienls de
terre viennent du feu caché qu'on nomme « feu central. » f
CCXVI.
Mais je ne poursuivrai pas cette dissection anatomique : j'ai com-
plété deux cents et (|uelques stances comme en premier lieu ; cl
c'est à peu près le nombre que je donnerai h chacun de mes douze
ou de mes vingt-quatre chants. Je pose donc la plume et fais ma
réNérence, laissant à don Juan et à lla'idée le soin de plaider pour j
leur compte devant ceux qui daigneront me lire. '
CH.VNÏ III,
Salut, muse\ ci c:i'lcra... Nous avons laissé Juan endormi, ayant
pour oreiller un sein blanc cl heureux, veillé par des yeux qui
n'ont jamais connu les larmes, aimé par un jeune cœur irop plein
de sa félicité pour sentir le poison qui se glissait parmi celte joie, et
pour savoir que le beau dormeur était un ennemi de son repus,
un monstre qui, souillant tout le cours d'une vie jus(|ue-là inno-
cente, changerait en larmes le plus pur sang de ce cœur si pur.
II.
0 amour! d'où vient donc que, dans ce bas monde, il est si fatal
d'être aimé? Pourquoi îi les bounuets chéris enlrelaces-lu des bran-
ches de cyprès? Pourquoi ton ])lus fidèle inlerprèle est-il un sou-
pir? La femme qui aime les parfums cueille des fieurs et les plac
sur son sein où elles voni mourir. Ainsi, ces frêles créatures .
objets de notre adoration, nous les pressons sur notre cœur où elles
trouvent la mort.
III.
Dans sa première passion, la femme aime son amant: dans
toutes les autres, ce qu'elle aime, c'est l'amour: l'amour devient
une habitude dont elle ne |>eul se défaire, et dans laquelle elle est
ŒUVRAS COMPLÈTES DE LORD BYRON.
189
à l'aise comme dans un gant un peu large; vous vous en convain-
crez en la mettant h l'épreuve. D'abord un seul homme a le privi-
lège d'émouvoir son cœur; plus lard, elle préfèie l'homme au
pluriel, trouvant que les additions ne l'embarrassent guère.
IV.
Je ne sais si c'est la faute des hommes ou la leur ; mais ce qui
est certain, c'est qu'une femme que l'on plante là... à moins qu'elle
ne se jette dans la dévotion pour le reste de ses jours après un
délai convenable, demande à être courtisée ; sans doute c'est à sa
première aCTaire d'araour que son cœur s'est donné tout de bon ;
cependant certaines prétendent n'en avoir eu aucune, mais celles
qui en ont eu ne s'en tiennent jamais h. la première.
Triste et redoutable indice de la fragilité , de la folie , de la per-
versité humaine! l'amour et le mariage, bien que nés tous deux
sous le même climat, sont rarement réunis : le mariage provient
de l'amour, comme le vinaigre du vin; c'est le breuvage des gens
sobres, breuvage peu agréable et âpre, à qui le temps a fait perdre
son céleste bouquet, pour le transformer en une vulgaire boisson
déménage.
VI.
Il y a une sorte d'opposition entre le premier et le second état de
la femme : on emploie avec elle une flatterie peu honorable jusqu'au
moment trop tardif où la vérité apparaît... Que faire alors, sinon se
désespérer? Les mêmes choses changent si vite de nom I par exem-
ple, la passion, applaudie dans l'amant, n'est plus chez le mari
que faiblesse conjugale.
VIL
Les hommes deviennent honteux d'être si tendres; puis ils se fati-
guent quelquefois, très rarement, comme de raison ; et alors il? se
relâchent de leurs soins : les mêmes choses ne peuvent être toujours
admirées, et pourtant, « clause expresse du contrat, » les deux con-
joints ne peuvent être séparés que par la mort de l'un d'entre eux.
Désolante pensée 1 perdre l'épouse qui était l'ornement de nosjours
et faire prendre le deuil à notre livrée.
VIII.
|1 faut convenir qu'il y a dans la vie domestique certaines choses
qui .^ontl'antilhèse de la passion : les romans nous peignent en pied
toutes les phases amoureuses, mais ils ne nous donnent qu'en buste
le portrait du mariage : car nul ne s'inquiète des cajoleries matri-
monir.lesipaslapliispetitepointedescandaledansunbaiserd'époux:
croyez-vous que si Laure eût été la femme de Pétrarque, il eiit passé
sa vie à lui faire des sonnets?
IX.
Toute tragédie .se termine par une mort, toute comédie par un
mariage : dans l'un et l'autre cas , la suite est laissée à la foi des
spectateurs: les poètes craignent que leurs descriptions ne donnent
une idée ou fausse ou trop mesquine de ces deux existences ultérieures,
dans lesquelles eux-mêmes trouveraient plus lard la punition deleur
faute : laissant donc cà chacune des conditions son prêtre etsonlive
de messe , ils ne parlent plus ni de la Mort ni de la Dame (1).
X.
Deux auteurs seulement , autant qu'il m'en souvienne, ont chanté
le ciel et l'enfer ou le mariage : ces deux auleurs sont Dan te et Mil-
ton et tous deux souffrirent dans leurs affections conjugales : quel-
que faute de conduite , quelque contrariété de caractères ruina la
paix deleur union (et pour cela il faut souvent peu de chose) :
mais la Béatrice de Dante et l'Eve de Milton n'ont pas été peintes
d'après leurs moitiés, cela se voit aisément.
Des critiques assurent que, sous ce nom de Béatrice, Danfe a voulu
désigner la Théologie et non pas sa maîtresse florentine en I (2).
; Poiir moi , tout en priant d'excuser la hardiesse de mon opinion, je
crois que c'est là une pure vision du commentateur ; il eût fallu'au
moins qu'il eût du fait une certitude personnelle, ou qu'il appuyât
I son dire sur de bonnes raisons : mon avis à moi esl que, dans "ses
plus mystiques abstractions , Dante a voulu personnifier les ma-
thématiques.
XII.
Ha'idée et Juan n'étaient point mariés, mais c'était leur faute , non
la mienne ; il ne serait donc juste en aucune façon, chaste lecteur,
de rejeter le blâme sur moi , à moins que vous n'eussiez préféré les
(1) Alhiiion à la vieille ballade anglaise Death and the Lady.
(â) La Béatrice de Dante était une Porlinari.
voir unis conjugalement ; auquel cas, veuillez fermer le livre qui ra-
conte l'histoire de ce couple égaré, avant que les conséquences
deviennent trop graves : il est dangereux de lire un récit d'illégi-
times amours.
XIII.
Néanmoins ils étaient heureux heureux dans l'illicite salis-
faction de leurs désirs innocents ; mais redoublant d'imprudence à
chaque nouvelle entrevue, Haidée oublia que l'île appartenait à son
père. Quand nous avons ce qui nous plaît, il nousestdurde nous en
priver, du moins dans les premiers temps et avant que la satiété soit
venue; elle faisait donc de fréquentes visites à la giolte et ne voulait
pas perdre une seule heure, tant que durait la croisière de son cher
papa le corsaire.
XIV.
Quant à celui-ci, on ne doit point trouver trop étrange sa
manière de lever des fonds, bien qu'il n'épargnât aucun pavillon;
car changez son titre en celui de premier ministre, et ses pillages
ne seront plus qu'un impôt; mais lui, plus modeste, menait moins
grand train ; il faisait un plus honnête métier, et poursuivant ses
voyages en pleine mer, il n'exerçait que comme procureur
maritime.
XV.
Le bon vieux gentilhomme avait été retenu par les vents et les
vagues , puis par des captures importantes ; et dans l'espoir d'en
rencontrer d'autres, il était resté en mer, bien qu'une couple de
rafales eussent tempéré sa joie en faisant sombrerl'unede ses prises.
Il avait enchaîné ses prisonniers, les avait divisés par lots et nu-
mérotés comme les chapitres d'un livre : tous avaient des menottes
et des colliers, et il les estimait de dix à cent dollars par tète.
XVI.
Il se défit de quelque.-uns à la hauteur du cap Matapan , chez ses
alliés les Maïnotes ; il en vendit d'autres à ses correspondants de
Tunis, et parmi ceux-là un vieillard, ne trouvant point d'acheteur,
fut jeté à la mer ; les plus riches furent mis à la cale comme pouvant
rapporter plus tard de bonnes rançons, et enfin toutle reste fut en-
chaîné indistinctement, vu que pour les esclaves vulgaires il avait
reçu une commande considérable du dey de Tripoli.
XVII.
Il disposa de même de ses marchandises et les vendit en détail dans
divers marchés du Levant : toutefois il réserva une certaine portion
du butin, des articles de choix pour la toilette féminine, des étofl'es
de France, des dentelles, des épingles à coiffer, des cure-dents,
une théière, un plateau , des guitares et des castagnettes, tous objets
rais à part de la masse des dépouilles et volés pour sa fille par le
meilleur des pères.
XVIII.
Il choisit aussi, parmi un grand nombre d'animaux conquis, un
singe, un malin de Hollande, une guenon , deux perroquets, une
chatte de Perse avec ses petits, etun chien terrierquiavaitappartenu
à un Anglais ; son maîlre étant mort sur la côte d'Ithaque . des
paysans avaient nourri la pauvre bêle. Pour mettre en sûreté tout
ce bétail, par le grand vent qu'il faisait, il l'avait enfermé pêle-mêle
dans une grande cage d'osier.
XIX.
Dès qu'il eut mis ordre à ses affaires maritimes , et dépêché de
côté et d'autre des croiseurs isolés, son vaisseau demandant quelques
reparations , il fit voile vers l'île où son aimable fille continuait son
œuvre hospitalière ; mais comme cette partie de la côte était basse et
nue, et en outre défendue par des récifs qui s'étendaient à plusieurs
milles en mer, le port était situé de l'autre côté.
XX.
Il y débarqua sans retard, vu qu'il ne s'y trouvait ni douane, ni
quarantaine pour lui faire d'imperlinenles questions sur le temps
qu'il avait été en mer et les lieux qu'il avail visités : il quitta son
navire en laissant des ordres pour qu'on le mit dès le lendemain
en carénage, et qu'on s'occupât de le radouber: en sorte que tous les
bras furent aussitôt et activement à l'œuvre pour mettre à terre les
marchandises, le lest, les canons et le numéraire.
XXI.
Parvenu au sommet d'une colline d'où l'on découvrait les blan-
ches murailles de sa demeure, il s'arrêta .... Etranges émotions qui
remplisseni le cœur après une cour.'^e errante! Inquiétudes sur l'état
où voni se trouver toutes choses, amour pour la plupart des nôtres,
craintes pour quelques-uns; sentiments qui remontent le cours des
années disparues et reportent nos cœurs à leur point de départ!
100
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLD^TRI-ES.
xxn.
l'mir les in.iris on les pères, après un long voyapi? par Icrrc ou
par cnii , liipiiroclic du lopis doil nalurcllcmenl inspirer (iiiclqiips
,l„i.|.s chose sérieuse que les fcmines dans une famille 'nul plus
que moi n'a île condance dans le heau sexe, nul m- l'admire da-
vnnUitfO mais il déleslc la llailerie . c'est pourquoi je ne Halle
jamais)! dans labsenco du mailre , les femmes deviennent plus
ru-ées. cl (|Uclquefois les fdlcs se font enlever par un laquais.
XMII.
Un brave homme. J» son retour, peut ne pas avoir le bonheur
d'Ulvssc : toutes les fommcs dèlaisst-es ne pleurent pas l'absence de
leurmailrc cl ne montrent pas rrloipncuieiit de Pénélope pour les
baisei-8 de leurs adorateurs : il jach.ini-c pour<pi'il trouve une belle
urne éripée h sa mémoire et deux ou trois jeunes demoiselles
n^es du fait d'un ami qui s'est emparé de sa femme el de ses biens...
Argus {{) lui même accourt parfois lui mordre ses fonds de
eulolles.
XXIV.
l'ist-il célibataire ; sa belle fiancée aura épousé quelque riche
avare ; mais il doil s'en féliciter, car la brouille peut se mettre dans
l'heureux ménage, et la dame étant mieux avisée, il pourra re-
prendre, en qualité de cavalier servant, .«on amoureux office, ou bien
lui montrer son mépris, et non content de gémir en secret, écrire des
odes sur l'inconstance des femmes.
XXV.
Et vous, messieurs, qui avez déjà (juelque chaste liaison de cette
nature... je veux dire une honnête amitié avec une femme mariée...
la seule des relaiions entre personnes de dilTércnt sexe que l'on
ail vue durer, de tous les attacbemcnls le plus solide, el en un
mot le véritable bvraénée (l'autre n'étant que le chaperon)... mal-
pré lout cela, ne restez pas trop longlem|)S en vovage; j'ai connu
des absents dont on se moquait quatre fois par jour.
XXVI.
Lambro , notre procureur maritime, homme beaucoup moins
expérimenté sur terre que sur l'Océan , en apercevant la fumée de
son loit, se sentit joyeux; mais comme il n'était pas fort en méta-
plijsique, il n'aurait pu dire ni les raisons de sa paîté, ni celles de
toute autre émotion forte : il aimait son enfant et aurait jdeuré sa
perte, sans pouvoir, mieux qu'un philosophe , expliquer |)Ourquoi.
XX Vil.
Il vil ses blanches murailles briller au soleil , les arbres de son
jardin étaler leur ombre et leur verdure ; il enicndil le léger mur-
mure de son ruisseau, l'aboiemenl lointain de son chien, et, à tra-
vers le sombre el frais ombrage , il aperçut des ligures en inouve-
iiienl , des armes étincelantes (en Oiienl tout le monde est armé)
cl des vêtements aux couleurs variées , brillants comme des pa-
pillons.
XXVIII.
A mesure qu'il s'approchait , surpris de tous ces indices inaccou-
tumés d'oisiveté, il entendit... hélas! non pas l'harmonie des sphères
célestes , mais les sons profanes el terrestres dun violon 11 crut un
instant que ses oreilles le trompaient . la cause d'un pareil concert
étant au-dessus de tout ce qu'il pouvait imaginer : il distingua aussi
une nùte, un tambour, el peu après des éclats de rire de 1 espèce
la moins orientale.
XXIX.
Il descendit rapidement la colline; puis écartant le feuillage pour
regarder sur la pelouse, entre autres indices de réjouissance, il vit
une troupe de ses d>jnusliqiies occupes ii danser, eommc des der-
viches qui pivotent sur eux uiéiues; il ivconnul la danse pyrrbique,
celle danse martiale si chère aux Levantins.
XXX.
Plus loin, était un groupe de jiunes Grecques, dont la première
et la plus glande agitait en l'air un mouchoir blanc: elles dans;iient
encliahucs comme un collier de perles, el la main dans la main ;
on voy.nil Holler sur leurs cous blancs les boucles ondoyantes de
leurs "cheveux chàlains (dont la moindre eut suffi pour rendre
fous dix poètes) ; celle qui conduisait la dan.se chantait : le chœur
virginal accompagnait du pied et de la voix , et bondissait en
cadence
,1) Argus, chien d'Clysse, meurt en reconnaissant son mailre.
Odysstt, XVII.
XXXI.
Ici, des réunions de joyeux amis, assis les jambes croiséis .uitour
des pl.'iteaiix , rommeni-aient ii dincr : on Vdv.iit d-'s pihnv- ii ■!■•,
nielsdc toute espèce, dés flacons de vins de Samos et i|>' Tliio ri !i-
sorhi't rafraîchi ilans des vases por''u\; le dcs-serl pendait à la treilî'
au-de.ssus de leurs tètes, ut «'inclinant sur eux, l'orange et la g:re-
nade laissaient tomber leurs onctueux trésors.
XXXII.
Une bande d'enfanta, entourant un bouc blanc comme la nei.'e.
ornaient de llciirsses cornes vénérables; paisible coininc un aync.iu
non sevré, le patriarche du troupeau, avec une docilité niiijisiuousc,
inclinait gracieusement sa tète |iacifique; il mangeait ilans l.i iii.iiii,
baissait le front en se jouant, comme s'il voulait frapper , puis il cé-
dait aux petites mains d'enfant qui le ramenaient en arrière.
XXXIII.
Leurs profils classiques, leurs brillants coslumes, leurs grands
yeux noirs, leurs joues douct-s et riantes, rouge» comme des gre-
nades entrouvertes ; leurs longues chevelures , le çesle qui en-
chante, le regard qui jiarle , linnocence, charme uivin de I heu-
reuse enfance : tout cela faisait de ces petits Grecs un labb'au
complet ; un spectateur philosophe eût soupiré... en songeant qu ils
deviendraient hommes.
XXXIV.
Ailleurs, un nain bouffon occupait le milimi d'un cercle de pai-
sibles fumeurs en cheveux blancs, el leur c niait des histoires il-
trésors mystérieux trouvés dans des vallées écjrtées, de mervcillen
ses réparties faites par des plaisants arabes, de charmes pour faire
de l'or et guérir de cruelles maladies, de rocs enchantes qui s'ou-
vrent devant un mot cabalistique, de magiciennes qui, d'un geste,
changent leurs maris en bètes... ceci n'est plus un conte.
XXXV.
Il ne manquait pas d'innocentes récréations pour l'esprit ou
les sens: chants, danses, vin, mu.sique, contes persans, tous passe-
temps agréables autant qu'irrépréhensibles; mais Lambro vil tout
cela de mauvais œil , mécontent de pareilles profusions faites en
sou absence, et redoutant ce comble des calamités humaines, le
grossissement de ses comptes hebdomadaires.
XXXVI.
Hélas! qu'est-ce que l'homme? Quels périls environnent le mor-
tel le plus heureux , môme après son dîner !... Un jour d'or sur un
siècle de fer, c'est tout ce qu'accorde l'existence au pécheur le pb -
favorisée le plaisir, surtout quand il chante, est une sirène qui al
tire le jeune novice pour l'écorcher tout vif. Lambro tombait au ban-
quel de ses gens, comme une couverture humide tombe surle feu.
XXXVII.
Naturellement économe de paroles el se faisant une joie de sur-
prendre sa fille (comme il aimait à surprendre les hninnies. mais
ceux-ci l'épée à la main) , il n'avait point envové d'exprès pour
prévenir de son arrivée: en sorte que personne ne bougea: il lesl.i
donc longtemps à s'assurer que ses yeux ne le trompaient pas.
biMiicoup plus surpris que charme de voir chez lui si bonne el si
nombreuse compagnie,
XXXVIII.
Il ne savait pas (voyez comme on ment) qu'un faux rapport, pro-
pagé surtout par les Grecs, l'avait fait passer pour mort ( pareilles
gens ne meurent jamais) et avait mis sa maison en deuil iiendaiil
plusieurs semaines... mais maintenant les yeux étaient secs aussi
bien que les lèvres; la fraîcheur était revenue aux joues d'Haïdée,
et ses larmes ayant rcllué vers leur source , elle s'était mise à la tête
de la maison.
XXXIX.
De là tous ces plats de riz et de viande . ces danses , ce vin , ce
violon, qui faisaient de l'île un séjour de délices ; tous les domesti-
ques passaient le temps à boire ou à ne rien faire, genre de vie qui
leur était intiniment agréable. L'hospitalité de Lambro n'étail rien,
comparée -"i l'emploi qu'llaïdée Hxisait de ses trésois: celait éton-
nant comme toutes choses s'amélioraient sous sa direction , sans
qu'un seul de ses moments fût dérobé à l'amour.
Peut-être croirez-vous qu'en tombant au milieu de celle lèle , le
mailre du logis entra en fureur : et en effet , il n'y avait pas de quoi
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
i'Jl
èlre fort conlent; peut-être vous attendez-vous à quelque soudaine
violence, le fouet, la torture, la prison tout au moins, pour appren-
dre h ses gens une meilleure discipline; peut-être entin supposez-
vous que, recourant aux grands moyens, il montra les royaux
penchants d'un pirate.
XLI.
Eh bien ! vous vous trompez : c'était l'homme le plus doux dans
ses manières qui eûi jamais armé un navire en course,^ ôu_coii|io la
gorge à son prochain ; sous ses dehors d'homme bien élevé, j..nia_is
vous n'eussiez deviné sa pensée véritable; nul courtisan ne Icùt
égalé en hypocrisie , et rarement femme en recèle autant sous son
cotillon : quel dommage qu'il aimât la variété d'une vie aventureuse !
quelle perte pour le beau monde I
XLII.
S'étant avancé vers les dîneurs les plus rapprochés, il frappa
l'cpaule du premier convive qui lui tomba sous la main ; et avec uu
certain sourire qui , pour le diie en passant , n'annonçait rien de
bon, il lui demanda ce que signifiaient ces réjouissances Le Grec
aviné auquel il s'adressait , beaucoup trop gaidéjà pour deviner la
qualité du questionneur, remplit un verre de vin ;
XLIIl.
Puis sans tourner la tête, il lui présenta par-dessus son épaule la
coupe pleine jusqu'au bord, en disant d'un airbacliique ; « On s'al-
tère à parler; je n'ai point de temps à perdre. » Un autre ajouta,
von sans maint hoquet: « Notre vieux maître est mort: adressez-
nous à notre maîtresse qui est son héritière. — Notre maîtresse I re-
prit un troisième... notre maîtresse!... bah!... vous voulez dire no-
tre maître... non pas l'ancien , mais le nouveau. »
XLIV.
Ces drôles, étant nouveaux venus, ne savaient pas à qui ils avaient
affaire... Le visage de Lambro se rembrunit ; un nuage sombre pas«a
momentanément sur son regard ; mais il réussit à réprimer poliment
l'expression de ce qu'il éprouvait, et faisant un effort pour repren-
dre son sourire, il pria l'un d'eux de lui dire le nom et la qualité de
ce nouveau patron qui, suivant toute apparence, avait fait passer
Haidée à l'état de dame.
XL\.
« Je ne sais, dit le valet, comment il se nomme, ni ce qu'il est,
ni d'oij il vient... et je m'en inquiète peu : ce que je sais, c'est que
voilà un chapon rôti bien en graisse , et que jamais meilleur vin
n'arrosa meilleure chère; si vous n'êtes point satisfait de ces ren-
seignements , adressez-vous à mon voisin que voici ; il vous dira
le bien comme le mal, car nul plus que lui n'aime à s'écouter. »
XLVL
J'ai dît que Lambro était la patience même ; et certes en cette
occasion, il montra un savoir-vivre qu'aurait pu à peine déployer le
plus poli des enfants de la France, l'exempte des nations : il sup-
porta gravement ces sarcasmes intimes, les inquiétudes et les plaies
saignantes de son cœur, et les insultes de ces gloutons servîtes qui,
n'en perdaient pas un coup de dent.
XLVIL
Or, dansun homme habitué à commander, à dire aux gens : allez,
venez et revenez, et à se voir obéi au doigt et à l'œil... qu'il s'agît de
la mort ou des fers... il peut sembler étrange de voir des manières
douces et polies; cependant pareilles choses arrivent sans que je
puisse dire pourquoi : mais l'homme qui a sur lui-même un tel em-
pire est propre à gouverner presque autant qu'un Guelfe (1).
XLVIII.
Non qu'il ne fût parfois un peu vif, mais jamais dans les occa-
sions graves et sérieuses : alors, calme, concentré, silencieux et
lent, il se tenait replié sur lui-même comme un serpent dans les
bois : chez lui la parole n'amenait pas l'action; une fois sa colère
exhalée, il ne répandait pas le sang ; mais son silence était funeste,
et sou premier coup laissait peu à faire au second.
XLLX.
Il ne fit plus de questions, et s'avança vers la maison par des
passages dérobés; en sorte que le peu de gens qu'il rencontra
Firent à peine attention à lui, tant ils étaient loin de l'attendre. Si
(r; La maison de Hrunsvvick, régnante en Angleterre, remonte à
Welfàb Bavière, liant les partisans prirent le nom de (juelfes dans Ips
guerres civiles d'Italie '^1138;.
l'amour paternel plaidait dans son cœur en faveur d'IIaïdée , c'est
plus que je ne saurais dire, mais à coup sûr un homme réputé dé-
funt devait voir là une étrange manière de porter son deuil.
Si tous les morts pouvaient revenir à la vie (ce qu'à Dieu ne plaise!),
ou seulement quelques-uns , ou bien un grand nombre : soit un
mari ou une femme (les exemples tirés de la vie conjugale ne sont
pas plus mauvais que d'autres), quelles qu'eussent été leurs an-
ciennes tempêtes, nul doute que leur ciel ne devînt plus oiagcnx
encore. Autant de larmes versées sur la tombe d'un conjoint, autant
sans doute en amènerait sa résurrection.
LI.
Il entra dans cette demeure, où il avait cessé d'être chez lui !
épreuve pénible au cœur de l'homme et plus dure à supporter |i<'ut-
être que les tortures morales du lit de mort : trouver la pierr^> de
notre fover changée en marbre tumulaire, et sur ces dalles refroi-
dies voir pâles et dispersées les cendres de nos espérances : c'est là
une douleur profonde, que le célibat ne saurait comprendre.
LU.
Il entra dans cette demeure, oi"! il avait cessé d'être chez lui; car,
sans des cœurs aimants, il n'est point de chez soi... et en pa.sRant
son propre seuil sans v être accueilli , il se sentit seul au monde.
C'est là qu'il avait longtemps habité, là que le temps avait compté
le petit nombre de ses jours paisibles: là son cœur usé, ses yeux
aiguisés par la ruse, sélaient attendrissur l'innocence decette douce
enfant, sanctuaire de tout ce que son âme avait gardé de pur.
LUI.
C'était un homme d'un caractère étrange, de manières doues,
quoique d'humeur sauvage, raodéi'é dans toutes ses habitudes, tem-
pérant dans ses plaisirs comme dans ses repas, prompt à sentir ,
ferme il supporter; fait, sinon pour le bien absolu, du moins pour
quelque chose de meilleur : les injures de sa patrie et son imimis-
sance à la sauver, en le perçant au cœur, d'esclave en avaient fait
un marchand d'hommes.
LIV.
L'amour du pouvoir et le rapide accroissement de ses richesses,
l'endurcissement produit par une longue habitude, les dangers au
sein desquels il avait vieilli, sa clémence souvent payée d'ingrati-
tude , les scènes auxquelles il avait aer mlumé ses yeux , les mers
terribles et ses terribles compagnons avaient fait de lui un homme
implacable pour ses ennemis, indispensable à ses alliés, redoutable
à qui le rencontrait.
LV.
Mais un reste de l'antique génie de la Grèce faisait luire dans son
âme quelques rayons de cet héro'isme qui jadis guida ses ancêtres à
Colchos, à la conquête de la Toison d'or : à la vérité, il n'était pas
épris d'un violent amour- pour la paix... hélas! sa patrie n'offrait
aucune route vers la gloire; et pour venger son abaissement, il
avait juré haine au monde et guerre à toutes les nations.
LVI.
En outre , l'influence du climat avait versé dans son âme quelque
chose de l'élégance ionienne , qui se manifestait souvent à son
insu : le guùt avec lequel il avait choisi sa demeure, son amour
pour la musique elles scènes sublimes de la nature, le plaisir qu'il
prenait à écouler le murmure du ruisseau cristallin ou à contem-
pler les fleurs, tout cela était comme une rosée qui rafraîchissait son
âme dans ses heures les plus calmes.
LVIl.
Mais tout ce qu'il avait d'amour s'était concentré sur cette fille
bien-airaée; cet unique objet avait tenu son cœur accessible à de
doux sentiments, au milieu des scènes sanglantes dans les |ucllcs
il avait été acteur ou témoin; atfeclion solitaire et pure, qui , en se
brisant, devait tarir dans son cœur la source lactée des tendresses
humaines , et faire de lui un Polyphème, aveugle et furieux.
LVIII.
La tigresse privée de ses petits, parcourant pleine de rage ses
forêts de bambous, est la terreur du berger et du troupeau; l'O-
céan, quand ses vagues écumeuses se livrent la guerre, esl redou-
table pour le vaisseau voisin de l'écueil : mais ces fureurs ttnp vio-
lentes, s'épuisant par leurs propres chocs, se calment plus \ite que
la colère inflexible, solitaire, profonde et muette d'un cœur éner-
gique, et surtout du cœur d'un père.
102
LKS VEILLÉES IJTTÉRAIRES ILLUSTRi'ES.
MX.
Il oRl dur, quoique la cliosc ne soil pas rare, de voir nos enfants
se sniislrairi'h noire aiilorilé... Au niomrnt où la vieillesse savance
insensiblement vers nous, où tics nuages ol)scurci>!senl noire cou-
rlianl, riMix en qui nous aimions à retrouver nos beaux jours, ces
aiilrcs nous-ni/^nies. refaits d'une plus juirc ar^'ilc , ils nous quiticnl
poljineiil , nous laissant toulcfuis en noune cunipagnie , avec la
goutie et la gravelle.
I.X.
Pourtant, c'est une belle chose qu'une belle famille (pourvu qu'on
ne nous ami^ne pas les enfanta après le dîner); il est beau de voir
une mère nourrir ses en-
fants (si pourtant cela ne
la maigrit pas). Comme
des chf^rubins à l'autel,
ils viennent se grouper
autour du fovcr... spec-
tacle (pii loueiicrail rfltiie
du plus déterminé pé-
cheur I Vnr mère de fa-
mille, enloiirée de ses fil-
les ou de ses nièces, brille
comme une guinée i)armi
des pièces de sept shil-
lings.
LXI.
I.e vieux I.auibro entra
doue iiia|ieieu par une
porle dérobée . il était
soir quand il .«c trouva au
sein de sa demeure. Ce-
pendant la dame et son
amani étaioiil à table,
dans l'éclat de leur beauté
et de leur gloire : devant
eux se trouvait une ta-
ble incruslée d'ivoire ,
splendidement servie , et
tout autour se tenaient
rangées de belles escla-
ves : la vaisselle était d'or
et d'argent, incruslée de
pierreries ; la nacre et le
corail en étaient les ma-
tières les moins précieu-
ses.
LXII.
Le dîner se composait
dune centaine de plais;
on y voyait des mets de
toute sorte : de l'agneau
aux pistaches, des sou-
pes au safran , des ris
de veau... les poissons
étaient des plus beaux
qu'eût jamais |)ris le lilel,
et accommodés de ma-
nière à sali^l'aire la sen-
sualité sybarite. La bois-
son consistait en divers
sorbets de raisin, d'oran-
ge et de jus de grenade
exprimé ;i travers l'écor-
ce , ce qui lui donne un
goût plus délicat.
LXIIL
Tous ces rafraîchissements étaient rangés en cercle, chacun dans
son aiguière de cristal; des fruits, des gâteaux de dattes, terminè-
rent le repas; puis on servit la fève de moka, tout ce que l'Arabie
tieut ofl'rir de plus délicieux , dans de pcliies tasses de belle porce-
laine de la Chine, portées par des soucoupes de filigrane d'or, pour
garantir la main de la chaleur du licpiide : on avait fait bouillir avec
le café du girofle, de la canelle et du safran, ce qui, selon moi, ne
peut que le gâter.
LXIV.
La salle était tendue d'une tapisserie formée do panneaux de velours
de teintes ditTérenlcs, dama'sés et brochés de Heurs de soie : tout
autour régnait une bordure jaune; celle du haut olTrait dans une
rlclie et délicate broderie bleue et en caractères lilas de gracieuses
sentences persanes, tirées des poètes ou des moralistes , qui valeul
mieux que les poètes.
Le harpiste vint et accorda son instrument.
LXV.
Ccsinscriptions sur les murs, trèscommunesdnnsl'Orient, sont des
espèces de moniteurs destinés h remplacer les tètes de mort au milieu
des banquets de Memphis, ou les terribles paroles qui épouvantèrent
Balthazar dans la salle du fe,«tin, et lui annoncèrent la perle de son
royaume. Mais les sages auront beau épancher les trésors de leur
science , vous trouverez toujours au fond que le plus austère de
tous les moralistes, c'est le plaisir.
LVXI.
Une beauté devenue étiquc à la (in de la saison, un grand génie
qui s'est tué dun excès
«le boi.sson , un libertin
devenu méthodisie ou é-
clcctiquc (car tels sont les
noms sous lesquels de
pareilles gens aiment à
prier) , mais surtout un
alderman frappé d'apo-
plexie , ce sont là des ex-
emples qui vous suffo-
quent... et qui démon-
trent que les veilles pro-
longées, le vin etl'amour,
n'olTrent pas moins de
dangers que la table.
LXVII.
Haïdée et Juan avaient
leurs pieds posés sur un
tapis de satin cramoisi,
horde de bleu pâle ; leur
sopha occupait trois cO-
tés de l'appartement, et ,
paraissait tout neuf; les À
coussins, qui n auraient Vj
point déparé un trône, •■
étaient en velours écar-
lale : de leur centre c-
bluuissant un soleil d'or,
relevé en bosse, faisait
jaillir de ses rayons arti-
ficiels une lumière pareil-
le à celle de l'astre à son
midi.
LXVIII.
Le cristal et le marbre,
la vaisselle plate et la por-
celaine étalaient partout
leur splendeur; le car-
reau était couvert de nat-
tes indiennes et de tapis
de Per.se que l'on s'in-
dignait de salir : des ga-
zelles et des chais , des
nains, des esclaves noirs,
et cent autres pareilles
créatures, gagnant leur
pain en qualité de minis-
tres et de favoris (c'est-
à-dire au prix de leur dé-
gradation), abondaient
là, aussi nombreux que
dans une cour ou une
foire.
LXIX.
On n'avait pas épargné les beaux miroirs , et les tables étaient
en général d'cbène incrusté de nacre ou d'ivoire; d'autres, faiie<
d'écaillé de tortue ou de bois précieux , étaient ornées de ciselui
d'or ou d'argent : par ordre des maîtres, la plupart étaient cou\ei
de mets, de sorbets glacés et de vins... que l'on tenait prêts à toui
heure pour tous les survenants.
LXX.
Parmi tous les costumes, je me bornerai à celui d'Haîdée : elle
portait deux jélicks (i) : l'un était d'un jaune pâle ; sous sa chemise
nuancée d'azur, de couleur d'œillet et de blanc, son sein se soule-
vait Comme deux petites vagues; le second jélick, ayant pour bou-
tons des perles aussi grosses que des pois , éliuculait d'or et de
(I) Sorte de robe ouverte eu peignoir.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
193
fioiirpre; et la gaze blanche rayée qui formait sa ceinture flottait
autour d'elle comme flotte autour de la lune un nuage diaphane.
LXXI.
Un large bracelet d'or pressait chacun de ses bras charmants : il
n'avait pas de fermoir, car le mêlai en éiait si pur que la main
l'élargissait et le rétrécissait sans efl'ort : le bras qu'il ornait lui ser-
vait de moule, ce bras si beau que ses contours semblaient un
charme dont le joyau craignait de se séparer : jamais plus précieux
métal ne pressa une peau plus blanche.
LXXII.
Comme souveraine du territoire où elle succédait k son père,
une plaque de ce même
or, enroulée autour de
son cou-de-pied, annon-
çait sa dignité ; douze
anneaux brillaient à ses
doigts; sa chevelure s'é-
loilait de pierreries ; le
clair lissu de son voile
était retenu sous le sein
par un splendide nœud
de perles dont on oserait
à peineénoncer la valeur;
ses larges pantalons turcs,
de soie orange, flottaient
sur la plus belle ciieville
du monde.
LXXIII.
Les vagues de ses longs
cheveux châtains tom-
baient en ondes jusqu'à
■es talons , comme un
torrent des Alpes que le
so'eii te'nt de ses lueurs
.itinales... Etalés en li-
jerté, ils cacheraient en-
tièrement sa personne,
et maintenant ils sem-
blent sindigner conlre
le réseau de soie qui les
retient, et cherchent à
briser leurs crilraves cha-
que fois qu'un zéphyr
vient de ses jeunes ailes
lui faire un éventail.
LXXIV.
Ua'idce créait autour
d'elle une atmosphère de
vie; 1 air même semblait
plus léger, éclairé par ses
regards : tant ils étaient
suaves et beaux , pleins
de tout ce que nous pou-
vons imaginer de céleste,
purs comme Psyché avant
qu'elle devînt femme ....
trop purs même pour les
liens terrestres les plus
purs : en son irrésistible
présence, on sentait que
l'on pourrait s'agenouil-
ler sans idolâtrie.
Et ils s'éloignèrent aussi vite qu'ils purent.
LXXV.
Ses cils, noirs comme la nuit, étaient teints cependant, d'après la
coutume du pays, maissansutilité ; car sesgrands yeux noirs, sous leur
noire frange , se moquaient, brillants rebelles, de cette impuissante
recherche, et pour s'en venger déployaient toute leur native splen-
deur. Ses ongles étaient colorés par le henna ; mais ici encore l'art
avait v.i "chouer sa puissance ; car il n'avait rion pu ajoiiler à leur
belle couleur de rose.
LXXVI.
Le henna doit être appliqué en teinte très foncée pour faire res-
sortir la blanche jr de la peau ; mais celle d'Haidée n'avait pas besoin
d'un pareil secours: jamais l'aurore n'éclaira des cimes d'un blanc
plus céleste ; devant elle l'œil pouvait douter s'il était bien éveillé,
tant elle avait l'air d'une vision : Shakespeare aussi dit qu'il y a folie
à vouloir « dorer l'or raffiné ou peindre le lis... »
Lxxvn.
Juan avait un châle noir et or, avec un manteau blanc d'un tissu
si transparent , qu'on pouvait voir, â travers , briller les pierreries,
étincelantes comme les petites étoiles qui se montrent dans la voie
lactée : son turban roulé en pli« gracieux était orné d'une aigrette
d'émeraudeportantdescheveux d'Haidée, et surmontant un croissant
radieux qui jetait une lumière incessante et mobde.
LXXVIII.
En ce moment leur suite essayait de les divertir ; des nains, des
danseuses , des eunuques noirs et un poète complétaient leur nouvel
établissement. Ce dernier avait beaucoup de célébrité et se plaisait
à en faire parade : ses
vers manquaient rare-
ment du nombre de pieds
nécessaire et quant
au sujet, il ne tombait
guère au-dessous : payé
pour la satire ou la flatte-
rie, « il tirait parti delà
matière, » comme dit le
psaimiste.
LXXIX.
Après avoir longtemps
vanté le présent et déni-
gré le passé, contraire-
ment à l'excellent et an-
tique usage, il avait fini
par devenir un véritable
an ti-jacol)inoriental, pré-
férant manger un simple
pudding plutôt que de
voir ses vers privés de
toute récompense. En
elTel^ pendant quelques
années , alors que ses
chants avaient une cou-
leur d'indépendance, sa
destinée avait été bien
sombre ; mais alors il
chantait le sultan et le
pacha , avec la sincérité
de Southey.
LXXX.
Celait un homme qui
avait vu de nombreux
changements et qui lui-
même changeait toujours
avec l'exactitude de l'ai-
guille aimantée:, son é-
tuile polaire élant non
pas un astre fixe , mais
un de ceux qui se dépla-
cent, il savait l'art de
cajoler à propos : sa bas-
sesse même l'avait déro-
bé h la vengeance; et
comme il avait une cer-
taine facilité (sauf quand
on le nourrissait mal) ,
il mentait de manière
à gagner sa pension
de poète lauréat.
LXXXI.
Mais il ne manquait pas de génie or, quand un de ces retour-
neurs d'habits en est là , le vates irritabilis a grand soin qu'il ne se
passe jamais une lune sans qu'on parle de lui : un honnête homme
même n'est pas fâché de se voir l'objet de l'attention publique. ...
mais il est temps de revenir à mon sujet voyons .... où en étais-
je..... ahl au troisième chant et à l'aimable couple je
parlais de leurs amours, de leurs fêtes, de leur demeure, de leur
costume et de leur manière de vivre dans celte île.
LXXXII.
Cepoète, caméléon fieffé, n'en était pas moins un drôle fort agréable
en compagnie ; il s'était vu choyé à plus d'une table d'hommes, où,
entre deux vins, il faisait des harangues; et bien que les convives
comprissent rarement ce qu'il disait, ils lui décernaient cependant,
au milieu des hoquets ou des Leuglamenis , ce tribut glorieux des
13
I'J4
I.I.S VKIM.KKS I.ITTKUAIIŒS IM.i STHI^KS.
,'i|>|ilniiilivsi'mi'iil^ popiilnii'1'8, tlniit la rmisc véritable n'osl jamais
ciiiiiiiic (Ic ci-liii ml^mc qui les fnil iialliv.
LXXXIII.
MninlonnnI . ndinis dans la haiilfl «dcléié, :i\ nnl phn6 ch d Ih dan'»
SM vovnpc' (|iiel(|iics hribos siir la liberté, il pensa que dans rptle
Ile nolitairc , entre anils, il pouvaii , sans exeiler d'émeiile . ponr
fiire diversion cl se déd(itniiia(,'er de ses InnRS mcnsonpes . il pou-
vait , dis-je , l'Iianter l'uninir il a\ail rlianic dans sa jeunessi.' rlia-
leurcusi!, et conclure un court arniisliec avec la vérilc.
LXXXIV.
li avail vo.vagé parmi les Arabes, le^ Turcs et les Francs, el con-
naissait l'amour-pri.pre national des dilTérenls peuples ; ayant vécu
avec des personnes de Iniil rarip. il .ivail (iiiclipie r-liosc iFe prèl en
toute occnsi(ui . ce qui lui avait valu quelipjcs cadeaux cl (b- nom-
breux remereiuicnls. Il variait assr/, babileuienl ses adulations
el « vivre à Itonie comme les Romains . » était une règle de conduite
qu'il observait en Grèce.
LXXXV.
Aussi, quand on le priait de clianter, servait-il à chaque nation
quelque elmse de nalinnal : jicu lui importait que ce fût : fiod save
llip liimi ou bien Ca ira;\\ ne consultait que r,'i|)ropos : sa muse
lirait parti de tout, depuis le lyrique eiilbousiasMic jusqu'au ralio-
nalismc le plus prosjiiqiie ; si i'indare a chaulé des eourscs de che-
vaux , qui lui delcndait d'iMro aussi souple que Pindare?
LXXXVl.
Kn France, par exemple, il cilt écrit une chanson ; en Angle-
leire, une légende en .six chants formant un in-qiiarlo; en Kspagne
ou en Portugal , il eût fait une ball;idc ou une romance sur la <ler-
nière guerre ; en Alkmapnc , il se fût pavané sur le Pégase du vieux
Gffihe ( voyez ce qu'en dit inailamc de .'^tai?! j ; en Italie il eût singé
les trécenlisles ; en Grèce enfin , il vous eût chanté un hymne dans
le goût de celui-ci :
I.
Iles de la Grèce! îles de la Grèce ! oii aima et chanta la brûlanle
Sapho , où fleurirent les arts de la guerre cl de la paix , où s'éleva
Déios, où naquit Phébus! Un éternel été vous dore toujours, mais
voire soleil seul vous est resté.
2.
La inusede Scio , la muse de Téos(l), la harpe des héros, le luth
dcsauianis, (intlrouvéailleurslagloirequevos rivages leur refusent :
la terre natale a seule oublié des chants uue répètent les échos de
rOccidenl. par-delà ce que vos pèrcsappelaienlles« Iles desbeureux.»
Le sommet des montagnes voit Marathon, el Marathon voit la mer.
Ifi, rêvant fcul un jour, je me suis dit que la Grèce pourrait être
libre encore : car debout sur les lombes des Persans , je ne pouvais
me croire esclave.
4
Un roi était assis sur le rocher dominant Salamine, la fille de la
mer : à ses pieds étaient des milliers de vaisseaux , des peuples de
guerriers .... tout cela était à lui! 11 les avait comptés fi la pointe
du join- quand le soleil se coucha . où étaient-ils?
Où sont-ils? où es-tu loi-niAiiie , ô ma pairie? Soi Ion rivage si-
lencieux I hyiune héroïque ne résonne pljis. Le coeur des héros a
cessé de battre I Faul il que ta lyre, si longtemps divine , descende
à des mains telles que les miennes.
Hien qu'eiiclialoé parmi une race csclavi" . c'est quelque chose
encore, dans celle disette de gloire, de sentir pendant (pio je chanie
une patriolliiue pudeur ine montera la face; ear ici que resic-l-il à
faire au poète? A rougir pour les Grecs, à pleurer sur la Grèce.
Suffit-il de pleurer sur des jours plus heureux? Suffit-il de rou-
gi''? Nos pères versaient le'ir sang. U lene, cnlr'oinre-loi cl
rends-iKins (piclque chose de nos vieux Spartiates ! Sur les Trois-
ceiiis don lie-nous seulcmenl trois guerriers pour faire de nouvelles
Ihermopyles.
8.
I';h quoi I encore le silence ! le silence toujours I oh ! non ! les
voix des morts résonnent comme la chute dun torrent lointain et
(1) Homère el Anacréon.
nous répondent : « Qu'une seule tèto virante fe lève , une s.'ulc.
et IIUU8 venons , nous venonit! » Lc< vivants seuls •ont miicis.
TonI est vain! loul est vainl faisons retentir d'a;:lr«irorde<<. Ren
plissez la coupe de vin de Samos! laissez les combats aut hnnl.'-
Iiirqiies , cl ne versez d'auln; sang que celui des vigneo de Scio'
l'>(putons! h roi ignoble appel, aussitôt répond el se lève i'anlcnle
bacchanale.
10.
Vous avez encore l.i danse pyrrliii|ue : cpi'est d'-venue In pha-
lange de Pyrrhus? De ce» deux exemples, pourijuoi oublbz vous le
plus noble et le plus m;Me? Vous avez encore les caraclèrcs (pie
vous a lépuésDadmiis... croyez-vous qu'il les destinât .'i des esclaves?
Remplissez la coupe devin de Samos! nous ne vo'ilons plus de
pareils souvenirs; ce vin divini.sa les chants d'Anacréon. Anacréon
servit... mais il servil Polycrate... un tyran sans doute; mais alors
nos maîtres, au moins, étaient nos concitoyen».
M.
l.e tyran de la Chersonese fut le plus fidèle et le plus brave ami
de la liberté; ce tyran éiait Milliadc! oh! que n'avons-nous encore
un despote comme lui! de pareilles chaînes ser.iicnl indi.-solubles.
13.
Remplissez la coupe de vin de Samos! Sur les rochers de Siili,
sur les rives de Parga, existent encore les débris de la race que les
mères doriennes imt portés dans leurs lianes; el l.'i peut-être existe-
t-il des rcjelons que le sang des Héraclides ne désavouerait pas.
U.
Ne comptez pas sur les Francs pour votre délivrance : ils onl un
roi qui achète et qui vend : c'est dans les glaives des enfanis du
pays , dans les bataillons des enfants du pays, que le cou.age doit
mettre son espoir.
15.
Rempli.s.sez la coupe de vin de Samos ! Nos vierfies dansent snus
l'oiiibrage... je vois briller leurs beaux yeux noirs; mais en conlein-
plant ces jeunes el charmantes femmes , je sens mes yeux, h mol,
se remplir (le larmes brûlantes : car je pense que de lels seins nour-
riront des esclaves.
46.
Conduisez-moi sur les rochers de marbre de Sunium ; lu les va-
gues et moi nous mêlerons nos gémissemenls sans être entendus:
la, comme le cygne, je veux chanter et mourir : un pays d eschives
ne sera jamais ma patrie Brisez sur le sol la coupe de vin de
Samos !
LXXXVII.
Ainsi chanta, ou du moins ainsi aurait voulu , aurait dû chanter
en vers pas.sal)les notre Grec moderne : s il n'égalait Orphée, ce chan-
tre (les premiers jours, du moins, pour notre époque, on peut
faire beauenu|i plus mal : bons ou mauvais, ses vers moniraient une
certaine sensibililé , el scnlir pour un poète , c'est éveiller le senti-
ment chez autrui. Mai-^ quels menteurs que ces poêles I ils révèlent
toutes les routeurs, comme les mains des teinturiers.
LXXXVllI.
Mais les mots sont les choses, el une petite goutte d'encre, tom-
bant sur une pensée comme la rosée, produit ce qui fera penser des
milliers, peutèlrr des millions dbommes. Chose étrange ! quelques
raraelères tracés pour remplacer le discours peuvent furinc;- un an-
neau durable dans la ebaîne des siècles. A quelles cbélives propor-
tions le lemps réduit l'homme fragile, si un morceau de papier
un eliilTon connue celui-ci. lui survit à lui-même, à sa tombe cl .'i
tout ce qui lui appartient.
LXXXIX.
Ses os sont devenus poussière, sa tombe a disparu . ses titres, si
race, sa nation même . sont réduits hune date dans les fasies
chronologiques ; mais alors quelque vieux manuscrit, oublié depuis
longtemps, une inscription trouvée dans l'emplaremeiii u uih- c.i-
.serne. ou eu creusant ipiehiiie fosse d'aisance, peuvent toul-à-coiip
révéler son nom, el en f.iire un monument précieux.
XC.
Il y a longtemps que la gloire excite le sourire des sages, c'est
3ueli]ue chose, elt'e n'esi rien : des mots, une illusion , un souffle....
é|ieiidanl plus du style de l'historien que du nom que le héros
laisse après lui. TriHe'doit il Homère ce que le whisl doil à son in-
ŒUNIIES COMPLETES DE LORD BYRON.
19o
\c-nleiir. Lr sipolfi af>luel commeiiçail à perdre de vue l'excellence
(lu grand Marlhororigh dans l'art d'assommer les gens : heureuse-
ment l'arcliidiacre Uoxe vient de publier sa vie.
XCI.
Willon est, pensions-nous, le prince des poêles... un peu lourd,
sans en être moins divin; homme indépendant en son temps,
insiriiit, pieux, tempérant en amour et à table ; mais le soin d'écrire
sa vie étant échu à Johnson , nous apprenons que ce grand-prètre
des neuf sœurs reçut le fouet au collège, fut uii père très.duc, et un
mauvais mari; car la première mistriss Milton déserta le logis.
XCII.
Cerles ce sont là des faits pleins d'intérêt, comme le braconnage
de Shakespeare, la vénalité de lord Bacon , la jeunesse de Tilus et
les premières prouesses de César, le caraclèro de Burns (si bien
décrit par le docteur Currie), cl enfin les fredaines de Cromwell...
mais bien que la vérité exige des écrivains celle exaclilude de dé-
tails, comme essentielle à l'histoire de leur héros, tout cela necon-
liibue guère à leur gloire.
XCIII.
Tout le monde n'est pas moraliste comme Southey, alors qu'il
prêchait à l'univers sa f'antisocratie ; ou comme Wordsworth qui,
ayant d'être employé de l'excise et salarié de l'Etat, assaisonnait de
démocratie ses poèmes de colporteur; ou comme Coleridge, long-
ti'inps avant que sa plume volage défendit, dans le Morning-Post,
les principes aristocratiques; alors que lui et Southey, suivant la
même voie, épousaient deux marchandes de modes à Bath.
XCIV.
Ces noms-là maintenant sentent le pilori; c'est le Bolany-Bay de
la géographie morale: leurs trahisons loyalistes, leur ardeur de re-
négats, serviront d'excellent fumier à leurs biographies un peu
arides. Le dernier in-quarto de Wordsworth, soit dit en passant,
est le plus gros qu'on ait encore \u depuis l'origine de la typogra-
phie ; c'est un poème soporifique et frigorifique, intitulé l'Excursion,
écrit d'un style que j'ai en horreur.
xcv.
Là, il élève une digue formidable entre son intelligence et celle
des autres; mais les poèmes de Wordsworth et de ses sectateurs,
comme le Sliiloh de Johanna Soulhcote (1) et sa secle, sont choses
qui maintenant ne frappent pas l'attention publique. . tant est res-
treint le nombre des élus. Ces deux virginités surannées, desquelles
on allcndail un dieu, n'élaienl qu'enflées d'Iiydropisie.
XCVL
5Iai5 il faut revenir à mon histoire ; j'avoue que si j'ai un défaut,
c'est la manie des digressions... je laisse m(m lecteur marcher tout
seul, tandis que je ne livre à d'interminables monologues; mais
ce sont là mes discours du Irône, qui ajournent les alTaires à la
priicliaine session; oubliant que chacune de mes omissions est une
pei'te pour l'univers une perte moins grande toutefois que les
lacunes de l'Ariosle.
XGVIL
Je le sais , ce que nos voisins appellent longueurs, (nous autres
Anglais n'avons pas le mot, mais nous possédons la chose dans une
rare perfection , assurés que nous sommes d'avoir tous les prin-
temps un poème épique lie Bob Southey) ; ces longueurs, dis-je, ne
sont pas précisément ce qu'il y a de plus propre à charmer le lec-
teur ; mais il ne me serait pas difficile de prouver par quelques
exemples que le principal ingrédient de l'épopée, c'est l'ennui.
xcvin.
Horace nous l'apprend : « Homère dorl quelquefois; » mais sans
lui nous s.'ivons que Wordsworth quelquefois veille, pour montrer
au'c quelle complaisance il se traine autour de ses lacs avec ses
ebcrs voituriers (2). 11 demande k un bateau » pour naviguer sur
l'aliime... de l'Océan? — Non pas, mais de l'air. Puis il implore
de nouveau « un petit bateau , » ei il dépense une mer de salive
pour le mettre à flot.
XCIX.
S'il lai faut absolument voyager par les plaines éthérées, et que
Pégase, trop rétif, se laisse difficilement altclerà sa charrette , ne
(1) Fanatique ou intrigantp, qui s'annonçait comme la mère d'un second
Messie (Stiiloh), et,quientju.squ'à cent mille sectateurs. Elle Tildes dupes
pendant une dizaine d'années, ju.-iqn'à sa mort qui eul lieu en,18l4.
(î) Wordsworth, poèie Iakisie, lit paraître, en 1819, un poème intitulé.
« Benjamin le charretier » Quant aux bateaux, ils l'ont allusion à un pas-
sage de « Peter Bell le colporteur, « autre ouvrage du même auteur.
pourrait-il pas invci([uer le secours de son héros le voilurier, ou
prier Médée de lui prèlei- un de ses dragons"? ou s'il trouve celle
monture trop classique pour son esprit vulgaire, s'il craint de se
casser le cou avec un pareil bidet, et qu'il veuille absolument mon-
ter vers la lune , le pauvre diable ne poul-il demander un ballon?
Des colporteurs! des baleaux! des charrettes! Ombres de Pope et
de Dryden, en sommes-nous venus là? Faut-il qu'un pareil fatras,
non-seulement échappe au mépris, mais flotte comme l'écume à la
face du vaste abîme? que ces Jack Cades (i) du bon sens el de la
poésie puissent siffler sur vos tombeaux? que l'auteur de Peler Bell
viennent insulter à la main qui crayonna Acbilophel (2).
A notre hisloire! Le banquet était fini; les esclaves, les nains et
les jeunes danseuses s'étaient retirés. Les contes arabes et les chants
du poêle avaient cessé : les derniers sons joyeux venaient d'expirer.
La dame et son amant, restés seuls, admiraient les teintes rosées
du soir. Ave Maria! sur la terre et les flots, la plus céleste des heures,
ô Marie, est digne de toi !
CH.
Ave Maria! bénie soit cette heure! bénis soient le temps, le cli-
mat, le lieu, où si souvent j'ai senti dans tout son charme cette
heure si belle et si douce descendre sur la terre ! Cependant la cloche
sonore se balançait dans la tour lointaine, les mourante^ vibrations
de l'hymne du soir flottaient vers les cieux ; aucun souffle n'agitait
les vapeurs rosées répandues dans l'air, et néanmoins les feuilles
de la forêt frémissaient comme pour se joindre aux chants sacrés.
cm.
Ave Maria! c'est l'heure de la prière!... Ave Mariai c'est l'heure
de l'amour!... Ave Maria! permets, ô Marie que nos âmes s'élèvent
vers ton fils et toi! Ave Mariai qti'il est beau ce visage! qu'ils sont
beaux ces yeux baissés sous les ailes de la Colombe Toute-Puissante!
Qu'iiTiporle qu'une image peinte frappe seule nos regards non,
cette image n'est point une idole... c'est la réalité.
CTV.
Des casuisles charitables ont la bonté de dire dans des pamphlets
anonymes que je n'ai pas de piété. Mais dites à ces gens-là de se
mettre en prières avec moi, et vous verrez qui de nous connaît Iç
meilleur el le plus court chemin pour arriver au ciel. .Mes autels, à
moi, ce sont les montagnes, l'Océan, la terre, les cieux, les éloiles...
ces émanations du grand Tout qui a produit Lànie, el auquel 1 âme
doit retourner.
CV.
Heure charmante du crépuscule!... Ombreuse solitude des forêls
de pins, rivages silencieux de l'antique Bavenne, où l'Adrialiqtie
promenait jadis ses flots, où s'élevait la dernière forleresse des Cé-
sars! ô bois toujours verls que consacraient pour moi la plume de
Boccace et la lyre de Dryden, oh ! combien je vous aimais, vous cl
l'heure charmante du crépuscule!
CVL
La voix perçante des cigales, ces habitantes des pins, dont la vie
d'un été n'est qu'une perpétuelle chanson, éveillait seule les échos...
seule avec les pas de mon coursier ou les miens et la cloche du soir
qui tintait à travers le feuillage; le fantôme-chasseur de la famille
d'Onesli, sa meute infernale, leur poursuite, et cette troupe de
jeunes beautés qui apprirent par cet exemple à ne pas fuir un amant
sincère tous ces objets passaient comme des ombres devant les
yeux de mon imagination (3).
CVII.
0 Hesperus' que de biens tu nous apportes tu rends son toit
domestique à l'homme fatigué, le repas du soir à celui qui a faiin,
au jeune oiseau l'abri de l'aile maternelle, aux taureaux harasses
retable accoutumée : tout ce qu'il y a de paix autour du foyer, tout
ce que nos pénates prolésent de plus cher, ton heure de repos le
rassemble autour de nous; tu rends aussi l'enfant à la mamelle de
sa mère.
CVIH.
Heure suave! tu éveilles les regrets et lu attendris l'âme du voya-
geur lancé sur l'Océan, le jour même où il a été séparé des amis qui
(1) Célèbre dém.ngogua du règne de llcnii VI. Voytz Sluikcspe.ire,
Henri VI, 2' part., acte 4. , ^ , • ■„
(2) Personnage satirique d un poème celèbi-e de Dryden, qui, si I on en
croyait Wordsworth, serait complètement tombé en oubli.
(3) Allusions à un épisode du poème de Dryden r « Théodore et Ho-,
noria. »
IOC
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
lui sont HiPis. Tii roiii|ili'' ilamoiir In |iMorin qunml il tressaille fin
son rhiMiiin. rrcmlanl an loin la rioclio ilii pnii-(|iii scinhlc pleurer \c
(IfVlin lin jiiiir: rsire Ih une illusion (pic la raison dr^daipnc? Ah!
Fans doulc, rien ne meurt sans que (|ueltiiu' chose le pleure.
a\.
ynanil Néron fui toml»', j)ar le plus juste décret qui ait jamais
détruit le destructeur, au milieu des acclamations de Home délivrée,
do3 nations affranchies et du monde ivre de joie, des mains invisibles
vinrent semer des fleurs sur sa tombe : humble souvenir d'un co^ur
faible, mais reconnaissant d'une heure d'humanité dérobée h l'en-
ivrement du pouvoir.
ex.
Me voilà retombé dans les di|;rcssion9 : qu'a de commun Néron,
ou tout autre bouffon impérial de son espèce, avec les fails cl pestes
de mon héros?... Rien de pins, certes, que les habitants de la lune,
dignes émules de pareils fous. Il faut que mon imapinativu soit des-
cendue jusqu'h zéro cl que je sois, en poésie, tombé au niveau des
« cuillers de bois » (tel est le sobriquet dont, h Cambridge, nous af-
fublions ceux qui n'atteignaient qu'au dernier rang universitaire).
CXI.
Cette marche ennuyeuse ne prendra jamais, je le sens... c'est
quelque chose de trop epicjue. Aussi en me recopiant, de ce chant
bciucoup trop allongé j'en ferai deux. A moins que je ne l'avoue
moi même, personne ne soupçonnera la chose, sauf un petit nom-
bre d'hommes d'expérience; et alors je la poserai comme une amé-
lioration : je prouverai que telle est l'opinion du roi des critiques;
vnvcz Aristole, passhn, Péri PoiHiki's.
CHA.NT IV.
Iticn de si difficile en poésie qu'un commencement , si ce n'est
peut-être la fin ; car souvent, au moment iinMne où Pégase va tou-
cher le but , il se foule une aile, et nous dégringolons comme Lu-
cifer quand ses crimes le firent chasser des cieux ; noire péché est
le même que lésion, et tout aussi difficile à corriger... car ce péché
c'est l'orgueil qui pousse notre Ame à prendre trop haut son essor.
II.
Mais le temps , qui remet toutes choses à leur niveau , le temps
et l'adversité cuisante apprendront enfin à l'homme et, nous
nous plaisons h l'espérer, au diable lui-même que ni l'un ni
l'autre n'ont l'intelligence bien vaste. Tant que les chauds désirs
de la jeunesse bouillonnent dans nos veines, nous ignorons cela...
le sang coule trop rapide; mais quand le torrent s'élargit en appro-
chant de l'Océan , nous revenons sur les émotions passées.
III.
Dans mon jeune âge , je me croyais un habile garçon, et je sou-
haitais (|ue les autres prissent de moi la même opinion : c'est ce
qui arriva qua^id je fus plus mûr; et d'autres esprits reconnurent
alors ma s'jpériorité ; maintenant, dans la saison des feuilles mor-
tes, mon imagination énervée replie ses ailes; et la triste vérité,
planant sur moi; pupitre, transforme le romantique en burlesque.
IV.
Si je ris des clioses mortelles, c'est pour ne pas en pleurer ; et si
je pleure, c'est que notre nature ne peut pas toujours se maintenir
dans un état d'apathie ; car il nous faut plonger nos cœurs dans les
priifond urs de l'oubli avant que s'assoupissent les idées qui nous
lilcsvcnl le plus : Thétis baptisa dans le Slyx son fils né dun morlol;
une mère mortelle ferait mieux de choisir le Lélhé.
Certains hommes m'ont accusé d'étranges desseins contre les
croyances et la morale du pays : ils affirment qu'on en trouve la
preuve dans chaque ligne de ce poème ; je n'ai pas la prétention de
me comprendre parfaitement moi-môme quand je me pique de
faire du beau; mais le fait est que je n'ai point de plan, si ce n'est
d'avoir un moment de gailé , mot nouveau dans mon vocabulaire.
VI.
Au lecteur charitable de notre froid climat, cette manière d'écrire
pourra paraître exotique : Pulri fui le père de celte poésie demi-
scrieuse, et il chanta dans un temps où la chevalerie était plus
dnnQnichoUe qu'aujourd'hui; son génie se délecta dans les sujets
favoris de «on époque : loyaux chevaliers, ch.iRlcs diimîs. géints
énormes, mis despotes; mais sauf ces derniers, loal cela étaat
passé de mode, j'ai drt choisir un sujet plus moderne.
VII.
Commenl l'ai-je traité, c'est ce que j'ignore; pa.1 mieux peut-être
que ne m'ont traité ceux qui m'ont imputé des desseins ba.sés non
sur ce qu'ils ont vu , mais sur ce qu'ils souhaitaient de voir. Mais
cela leur fait plaisir, soit ! Nous vivons dans un temps d'indépen-
dance , et les pensées sont libres; cependant Apollon me lire par
l'oreille, et m'ordonne de reprendre mon histoire.
VIII.
Le jeune Juan et .sa bicn-aimée avaient été lais.sés h la douce so-
ciété de leurs cœurs; l'impitoyable Temps lui-même ne pouvait
sans peine frapper de sa rude faulx des êtres aiis'i tendres. Knnemi
de l'amour, il gémissait néanmoins de voir la fuite des heures nul
leur restaient; et pourtant ils ne pouvaient être destinés à vieillir;
ils devaient mourir dans leur aimable printemps, avant qu'un seul
charme, une seule espérance, se fussent envolés.
IX.
Leurs visages n'étaient pas faits pour porter des rides , leur sang
généreux pour se figer, leurs cœur, énergiques pour défaillir; de
blancs cheveux ne devaient point couvrir leurs lêtcs; mais, pa-
reille aux climats qui ne connaissent ni la neige ni les frimas, leur
vie devait être un seul été : la foudre pouvait les frapper el les ré-
duire en cendres; mais se traîner dans la longue et tortueuse car-
rière dun déclin monotone... tel ne devait point être leur sort : il
y avait en eux trop peu d'argile.
X.
Ils étaient seuls encore une fois : pour eux, c'était un autre
Rden ; ils ne s'ennuyaient jamais que quand ils ne se voyaient pa.".
L'arbre que la hache a séparé de ses racines séculaires, la rivière
dont on inteice(ite la source, l'enfant arraché soudain el pour tou-
jours du giron et du sein malernels, dépériraient moins prompte-
ment que ces deux amants séparés l'un de l'autre. Hélas! il n est
pas d'instinct aussi sûr que celui du cœur
XI.
Du cnnir qui peut se briser. 0 heureux , trois fors heureux,
ceux qui , formés de matière fragile . précieuse porcelaine en com-
paraison de la grossière argile humaine, se brisent à la promi'Te
chute I Ceux-là ne verront pas les jours s'enchaîner aux jours clans
l'année monotone, el tout ce qu'il faut supporter sans jamais le
dire; car l'étrange principe de la vie a souvent ses racines plus
profondes dans ceux-là mêmes qui souhaitent le plus de mourir.
XII.
Il Ils meurent jeunes, ceux qui sont aimés des dieux, » a dit un
ancien ; el par là, ils échappent à bien des morts • la mort des amis,
el ce qui tue plus encore, la mort de l'amitié, de l'amour, de la
jeunesse, de tout ce qui vil en nous, le souftle seul excepté. ICf
puisque le silencieux rivage attend à la fin ceux même qui ont
échappé le plus longtemps aux traits du vieil archer, celte nioit
prématurée que les hommes déplorent est peut-être un bienfait.
XIII.
Ilaïdée el don Juan ne pensaient point aux morla. Le ciel , la terre
ot l'air semblaient créés pour eux, el ils n'accusaient le t'mps que de
fuir trop vile. Ils ne reconnaissaient en eux-mêmes rien à blAnier:
chacun d'eux était le miroir de l'autre : ils voyaient mutuellement
la joie étinceler comme un diamant ao fond de leurs yeux noirs,
reflet de l'amour qu'échangeaient leurs regards.
XIV.
La douce pression, le contact frémissant, le moindre reg.nnl mieux
compris (|ue des paroles, cl disant tout sans jamais pouvoir trop en
dire; un langage pareil à celui des oiseaux , connu des denx amanis
seuls, ou du moini paraissant tel, car il n'a de sens que [imir eux ;
doux accents, propos enfantins qui sembleraient absurdes à qui ne
les a jamais entendus, ou a cessé de les entendre :
XV.
Us avaient tout cela ; car ils étaient encore enfants , et ils Pau-
raicnt toujours été : ils n éLiient pas créés pour jouer un role actif
sur Icnnuveuse scène du monde réel; mais comme deux eues nés
de la niêm'e source limpide, la nymphe elson ondin bien aimé, ils
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
197
devaient passer leur exisicnce invisilile dans le sein des eaux et
parmi les Heurs, sans coniiait;-e le poids des heures humaines.
Les lunes changeantes ayaienl passé sur leurs têtes et les avaient
trouvés non changés, ces enfants pour lesquels leurs brillants levers
avaient éclairé des joies telles qu'elles en voyaient rarement dans
tout leur cours. Ce n'étaient pas de ces vains plaisirs qui s'amor-
tissent |>ar la satiété ; car leurs esprits généreux n'étaient point as-
servis au seul lien des sens; et cetécueil de l'amour, la possession,
élait pour eux un charme de plus ajoute à la tendresse.
XVII.
0 belle tendresse! et rare autant que belle! Mais ils s'aimaient
de cet amour où l'âme s'absorbe avec délices, quand elle a pris le
vieux monde en dégoût, fatiguée qu'elle est de ses bruits et de ses
tableaux monotones , de ses intrigues, de ses aventures vulgaires,
])eliies p.issions, mariages, enlèvements, où la torche de 1 hymen ne
fait que signaler une prostituée de plus, dont l'époux seul ignore
l'infamie.
XVIII.
Dures paroles! dures vérités! vérités que beaucoup ont éprou-
vées! Mais assez!... Le couple charmant et lidèle , qui ne trouvait
jamais une seule heure trop lente, ù quoi devait-il cet alfrancbisse-
nicnt de tout souci? A ces senlimcnts innés et propres à la jeu-
nesse , que tous ont connus ici-bas ; qui s'éteignent dans les autres
hommes, mais qui, chez eux, restaient adhérents h. leur être, sen-
timenls que , nous autres grossiers mortels , nous appelons roma-
nesques , et que nous envions tout en les taxant de folie.
XIX.
Dans les autres hommes, c'est un élat factice, un rêve prove-
nant d'un excès de jeunesse ou de lecture, et pareil à ceux que
donne 1 opium ; mais c était pour eux la nature ou la destinée : les
romans n'avaient point surexcité leurs jeunes coeurs, car la science
d'Haidée n'allait pas si loin, et Juan avait été saintement élevé : si
bien que leurs amours n'étaient pas plus raisonnes que ceux des
rossignols ou des tourterelles.
XX.
Ils contemplaient le coucher du soleil, heure douce à tous les
yeux, mais surtout aux leurs; car cette heure les avait fails ce
qu'ils étaient. C'est de ce firmament occidental que l'amour élait
descenilu pour les vaincre, alors que le bonheur fut leur unique
douaire, et que le crépuscule les vit unis l'un à l'autre d'une chaîne
passionnée, lîpris l'un de l'autre, ils s'éprenaient également de
toute chose qui leur rappelait un passé aussi cher que le présent.
Je ne sais pourquoi, mais à cette heure du soir, pendant qu'ils
contemplaient l'horizon, un tremblement soudain les .«aisit, et tra-
versa la félicité de leurs cœurs, comme le vent qui effleure les cor-
des d'une harpe, ou qui passe sur une flamme. Ainsi un secret pres-
sentiment se glissa dans leurs cœurs et lira de la poitrine de Juan
un faible et lent soupir, tandis qu'une larme, la première depuis
son amour, parut dans les yeux d llaidée.
xxu.
Ces grands yeux noirs et pleins d'une prophétique terreur slmu-
blèrenl se dilater et suivre le déclin du soleil lointain, comme si
son disque large et brillant allait emporter avec lui leur dernier jour
de bonheur. Juan regardait Ha'idée et semblait l'interroger sur son
destin... il se scnlait '.riste ; mais, n'ayant aucune cause de tris-
tesse, son regard demandait à son amie l'excuse d'un sentiment
sans motif, ou du moins difficile à expliquer.
XXIII.
lîUe se tourna vers lui et sourit , mais do ce sourire qui n'éveille
pas celui des autres; puis reganla d'un autre côté. Quel que fût le
sentiment qui l'avait agitée, il fut rapidement dompié par sa pru-
dence ou son orgueil; el lorsque don Juan... en badinant pcut-
êire... parla de cette impression mutuelle, elle répondit : « S il de-
vait en être ainsi... mais non ; cela ne se peut... ou du moins je
ne survivrais pas pour en être témoin. »
XXIV.
Juan voulut l'interroger encore; mais elle pressa ses lèvres con-
tre celles du jeune homme pour le réduire au silence, el en même
temps ])cur bannir de son cœur le fatal augure, en lui opposant ce
tendre b.'iser. Sans nul doute, de loules les nv'th"dcs, c'est la meil-
leure : il y a des gens qui préfèrent le vin... et ils n'ont pas tout—-
à-fait tort. J'ai essayé de l'un et cle l'autre : si vous voulez pren-
di'e un parti, choisissez entre le mal de tête et les tourments du cipur.
XXV.
Selon le choix que vous ferez, vous aurez à subir la femme ou le
vin , deux maladies qui sont un impôt sur nos joies ; mais je serais
en peine de dire laquelle vaut le mieux. Si j'avais à donner un avis,
je trouverais des deux côtés d'excellentes raisons et je déciderais
alors, sans faire tort à l'une ou à l'autre, qu'il est moins dange-
reux de se les donner toutes deux que de n'en avoir aucune.
XXVI.
Juan et Ha'idée se regardaient, les yeux humides dune muette
tendresse où venaient se confondre tous les sentiments d'ami, d'en-
fant, d'amant, de frère, tout ce que peuvent réunir et peindre deux
cœurs purs qui s'épanchent l'un dans l'autre et qui aiment trop,
mais ne peuvent aimer moins ; et qui sanctifient presque cet excès
si doux par un immense désir et un immense pouvoir de se donner
mutuellement le bonheur.
XXVII.
Confondus dans les bras l'un de l'autre, cœur contre cœur, pour-
quoi ne moururent-ils pas alors'?... Ils avaient trop longtemps
vécu, si jamais venait le moment où ils devraient vivre séparés : les
années ne pouvaient leur apporter que des regrets et des douleurs.
Le monde n'était pas fait pour e\ix : ses artifices n'avaient rien de
commun avec deux êtres passionnés comme un hymne de Sapho.
L'amour était né avec eux, et si profondément mêlé avec leur na-
ture, que ce n'était plus un sentiment... c'était leur essence même.
XXVIII.
Us étaient faits pour vivre ensemble au fond des bois, invisibles
comme chante le rossignol, et non pour habiter ces solitudes peu-
plées qu'on nomme le monde, habitacles de la haine, du vice et des
soucis. Toute créature née libre ne se plaît-elle pas à vivre soli-
taire? Les oiseaux dont le chant est le plus doux vivent par cou-
])le ; l'aigle plane seul ; la mouette et le corbeau se jettent par ban-
des sur les cadavres, absolument comme les hommes.
XXIX.
Joue contre joue, doux oreiller, dans un sommeil plein d'amour,
llaidée et Juan faisaient la sieste , torpeur suave, mais légère ; car
de momenis en moments Juan tressaillait et un frémissement par-
courait tous ses membres ; puis les douces lèvres d'Ilaïdée murmu-
raient, comme un ruisseau, une musique sans paroles, et ses traits
charmants étaient agités par son rêve, comme les pétales d'une rose
par le souffle de la brise ;
XXX.
Ou, comme dans une vallée des Alpes se ride la surface d'une
eau profonde et limpide effleurée par le vent. Ainsi llaidée cédait à
l'influence du songe, ce mystérieux usurpateur de i'intclligence, qui
nous soumet îi ses lois absolues et aux caprices effrénés de 1 âme
physique; étrange existence (car c'est encore exister), sentir en
l'absence des sens, et voir les yeux fermés !
XXXI.
Dans son rêve, elle était seule sur le bord de la mer et enchaînée
à un rocher; elle ne savait comment cela se faisait, mais elle ne
pouvait se détacher de ce lieu, et le mugissement des flots augmen-
tait, et les vagues s'élevaient autour délie, terribles, menaçantes,
et elles dépassaient sa lèvre supérieure de manière à lui eoijpcr la
respiration ; el bientôt elles rugirent écumantcs au-dessus de sa
tête : allières et courroucées, chacune d'elles semblait devoir l'écra-
ser, et pourtant elle ne pouvait mourir.
XXXII.
Knfin... elle fut délivrée de ce supplice; et alors elle marcha, les
pieds tout saignants, sur la pointe des roclies tranchantes; elle tré-
buchait presque à chaque pas, et devant elle roulait, enveloppé d'un
linceul , un objet qu'elle se sentait forcée de poursuivre malgré
sa frayeur: c'était quel((ue chose do blanc et d'indistinct, qui fuyait
son regard et son étreinte; car elle s'efforçait de le reconnaître et
de le saisir, et elle le poursuivait en courant ; mais, au moment où
elle étendait la main, il lui échappait toujours.
XXXIII.
Le rêve changea de nouveau... elle se trouvait dans une grotte
dont les parois étaient tapissées de stalactites, vaste salle , ouvrage
des siècles et sculptée par l'Océan , que baignaient les vagues et où
se reliraient les veaux marins. Sa chevelure élait ruisselante; les
lys
LKS VKII.LÉKS UT IIÎIUIItKS II.MîSTItl' F,S.
iioire.s oruiiellos <lo ses >cu\ se fondaient en larnivs ipii, lnmhnnt
ffoullc u guiiiiu sur les ruclitirs nigus, t'y ciisl.'^llisuicnl soudain...
\\\|\.
i:i .-i SCS |iii"ils, liuniiilc, fniid ol sniis \ii', |):Ul' roninie l'écuinc
qui couvrait son fronl livide et «lu'cllo sXTnrcail i-n vain d CBSuver
(soins isi doux nngucri', si vains anjnnrd liniK à fcs pieds gisait
jnan : cl rien ne pouvait ranimer 1rs l)altonionls de son cipur (^teinl.
et le pl.is Tunèhro de In vapue résonnait îi son oreille comme le
chant d'une siri'ne: et ce Tt)\e si court lui seiiblait une longue vie.
Kt en rcparilanl le mort, rlle crut \ojr sa ll||\^iollomic s'elT;iC('r
pour s«' clianper en une auli-e... semblable a "celle de son père;
chaipie Irait qui se dessinait rappelait de nlus en plus l'aspect de
Land)ro .. avec son repard jiéiiMrant et la pureU^ de son profil
(free... I':ile tressaille; elle s'éveille, cl (pie voit-elle?... Puissances
du ciel ! quel est ce regard sinistre qu'ont rencontré ses yeux ?...
c'est... c est le regard de son père... lixé sur elle el sur Juàn.
XXXVI.
l':ile jette un cri, se lève, puis retombe avec un autre cri , acca-
blée de joie el de douleur d'espérance el d'clTroi : eh quoi ! celui
qu'elle croyait enseveli dans les abîmes de l'Océan, elle le voit se
lever d'enirc les moris, et peul-tMre pour causer le trépas d'un être
trop cliéri. Certes, Haidée aimail bien son père, el pourlani, ce fut
ptinr elle nn de ces moments terribles... j'en ai vu de semblables...
dont je ne dois pas réveiller le souvenir.
XXXVll.
.Vu cri douloureux dllaïdoe, Juan s'élança , la reçut dans se< bras,
et saisit son sabre suspendu h la muraille, brûlant de faire tomber
sa vengeance sur la cause de tout ce désordre. Lauibro «pii, jiis(iu"ii
ce moment, avait gardé le silence, sourit d'un air de mé|)ris. en di-
sant : « .\ portée de ma voix mille cimeterres n'altendeni qu'un mot
pour frapper : à bas, jeune homme! ;i bas celle épée impuis-
sante !.. '
XXXVIII.
Haidée, l'enlaçanl de ses bras: «Juan! c'est... c'est l.ambro...
ces! mon père , s'écria-l-elle. Fléchis avec moi le genou... il nous
pardonnera... il ne pourra résister. . ô mou pèro bien aimé, dans
cette agonie de douleurs mêlées de joie, au moment où je baise avec
ivresse le bord de Ion manteau , se peut-il qu'un doute se mêle à
mon allégres.se filiale ? Fais de moi ce que tu voudras ; mais épargne
cet enfant. >>
XXXIX.
Allier, impénétrable, le vieillard restait immobile ; le calme élail
dans sa voix, le calme dans son regard... ce qui n'était pas toujours
chez lui l'indice de l'humeur la plus paisible ; il jeta les yeux sur sa
tille, mais ne lui répondit pas; puis, il se tourna vers Juan, sur les
joues duquel le sang se monlrail el disparaissait tour-à-lour, décidé
qu'il était îi périr du moins les armes a la main, el prêta s'élancer
sur le premier qui viendrait à la voLx du pirate.
XL.
« Jeune homme, Ion épée! » dit encore une fois Lnmbro. «Jamais !
répliipia Juan , tant que ce bras sera libre. » Le vieillard pàlil, mais
non de crainte, et tirant un pistolet de sa ceinture , il reprit : « lib
bien donc, que ton sang retombe sur la tète ! » l'uis il examina fori
aiteuliv cillent la pierre, comme pour s'assurer qu'elle élail eu bon
élal... car il en avait fait Uî^age depuis peu... après quoi il mil iraii-
qnilieuicul le pouce sur le chien.
Xl.l.
Il sonne élranpemeiil à l'oreille, le bruit sec d un pistolet (pi'ou
arme quand vous savez que, l'instant d'après, il va viser votre per-
sonne, à douze pas, plus ou moins : distance convenable et qui n'csl
point trop rapprochée, si vous avez pour advei-saire un ancien ami;
mais (|uand on a e-suyé le feu une ou deux fois, l'oi-eille devient
plus irlandai.se, c'est-à-dire moins délicate.
XL II.
L.uiibro mil eu joue ; un inslant de plus metlait tin à ci- poème
el aux jours de don Juan, quand lla'idéc se jeta devant son amant,
el. aussi résolue que son père : <i (Vert sur moi. s'écria-t-ellc. que
la mort doit descendre!... La faute est à moi seule ; il a été jeié sin-
ce fatal rivage... qu'il ne cbeicbail pas. Je lui ai engagé ma foi: )c
I aime. . je mourrai avec lui. Je connais depuis longtemps voire
caKKlère inilexible; connaissez celui de voire lillo. »
XLIII.
l'ne minute auparavant, elle o'étail que larme», que tcndr.s-e .
qu'enfance : mais mainlenant. se redressant pour délier toute cramli'
humaine, pile, immobile, inébranlable, elle appelait le coup fa .il.
Dune taille supérieure à son fexe, et même.'» quelques liomnvs,
elle se praiidis.sail de toute sa hauteur, comme pour offrir un but
plus facile; elle lixait sur son père un œil assuré... mais elle u'es-
sa^vail pas d'arrêter son bnis.
XLIY.
Il la regardait; elle le regardait : étrange ressemblance! c'était la
même expression, la même .sérénité sauvage, presque les mêmes
yeux, granils et uoirs, se dardant mutuellemeal des Ilammcs; car
elle aiis.si élail capable de se venger, quand elle en aurait un mo
liL.. vraie lionne, bien qu'apprivoisée. En face de sua père, le gang
paternel bouillonuaii dans ses veines el uc dcmentail pas sa race.
XLV.
J'ai dit qu'ils se ressemblaient par les traits el la taille, ne dilTé-
rant ipie par le sexe et l'âge; jusque dans la délicatesse de leurs
mains il y avait cette conformité, indice d'un même sang; et à les
voir ainsi, en face l'un de l'autre, pleins d'une animosité implaca-
ble, quand des larmes de joie et de douces sensations auraient dû
signaler leur rencontre, on peut recoiinaitre ce que suai les passions
poussées h leur deraier terme.
XLVL
Le père hésita un niomcnl; puis il abaissa son arme et la remit
à sa ceinture; mais il demeura immobile, les yeux fixés sur sa fille
comme pour lire dans son Ame. « Ce n'est pas moi, dit-il enfin ; ce
n'est pas moi qui ai cliercbé la perle de cet étranger; ce n'esl p.is
moi qui ai créé celte dé.solation: peu d'homme* supporteraient iiii
pareil outrage, el s'abstiendraient de répandre le sang : mais jn •-
conqilirai mon devoir... Quant ii ce que tu as lait des tiens, le pre-
sent révèle le passé.
XLVll.
« Qu'il dépose son arme, ou par la tête de mon père, la sienne
\a rouler deviinl toi comme une boule! >. En aciievaiit ces mots, il"
])ril son sirtlet et en lira un son aigu; un autre son pareil lui ré-
ponilil, et au iiième inslant une vinglair.e de s^-s hommes, armés
jusiuau liiiiciu. s'élaiioi'ienl en désordre, mais conduils par nii
chef : il leur donna cet ordre . « Arrêtez ce Franc ou tueï-le! ■>
XLVIll.
En même temps, par un mouvement soudain, il attira sa fille à
lui , et pendant qu'il la retenait , ses gens s'iiiterposèrcnl entre elle
et Juan. Kn vain elle s'efforça de se dégager de létreinle de son
père. Alors la bande > es pirates, telle qu'un aspic longtemps irrité,
s'élança sur sa proie... Le premier. ce|iendant. ne ratleigiiil point,
et tomba lui-même, l'épaule droite ]iresque séparée du tronc.
Le second eut la joue fendue en deux ; mais le troisiè ne , vieux
sabreur plein de sang-froid , reçut les coups sur son coutelas, pui<
se fendit vigoureusement à son tour; si bien qu'en un clin ilieil
son bomnie fut hors de combat cl h ses pieds, perdant un ruis-
seau de sang |iar deux rouges et profondes blessures, lune au bras
et 1 autre à la têle.
L.
Alors on le garrotta sur la place et on l'emporta horsdcl'appar-
lenient : sur un signe du vieux Lambro. il fut conduit au rivage où
se trouvaient quelques navires prêlsà mettre àla voile danslanuii.
Ils le jelèrent dans un canot, e! faisant force d'avirons, atlcignii.'ut
les galiotes h l'ancre : alors ils le dé|)osèrenl dans un de ces bAli-
ments. l'enfermèrent sons les écoulilles el le recommandèrent si»'--
cialeiiient aux hommes de quart.
LI.
Le monde est plein d'étranges vicissitudes, el en voici une fort
désagréable : un gentilhomme pourvu des dons de la forlune, de la
jeunesse et de la beauté, jouissant de toutes les délices de la vie. au
moment où il v pense le moins, s» voit tout-à coup embarqué,
blerëé cl cncliàîné de manière à ne pouvoir faire un mouvement;
cl tout cela parce qu'une jeune fille est tombée amourejse de lui.
LU.
•Force m'est dele lai.'ser là, car je deviens pathétique, excité que
je suis par la nvmpbe chinoise des larmes, le thé vert, nymphe qui
pour les fac'illes prophétiques, en n>inontrerait à l^assnndre même ;
car si mes pures libations excèdent le nninbr.- Irnis, je sens mon
(S'UVKES COMPLÈTES \)E LOKI) UYKON.
199
cœur se rcu^iVu- d'une lelle sympathie, iiue jo suis obligé (l'avoir I'e-
rours uu noir buliéa. C'est dommage que le vin soit si délelère ,
car le thé et le café nous laissent beaucoup trop sérieux...
LUI.
A moins qu'ils ne soient modifiés par toi, ôCognae! douce naiade
des eaux de Phlégélon ! Ah I pourquoi faut-il que tu attaques si
cruellement le foie, et que, comme tant d'autres nymphes, tu rendes
les amants malades? J'aurais volontiers reenurs a un punch k'ger;
mais le rfick (I) (dans toutesles acceptions du mot), chaque fois ((ue
j'en remplis jusqu'au bord ma coupe nocturne, m'éveille le lende-
main matin avec son homonyme.
LIV.
Je laissse donc pour le moment don Juan vivant mais non pas
précisément sain et sauf; car le pauvre diable était grièvement
lilessé ; mais ses douleurs corporelles pouvaient-elles égaler la moi-
tié des tortures qui faisaient bordir convulsivement le cœur de son
lla'iiléc'? Elle n'était pas de ces femmes qui pleurent, se désolent,
sempoi'lenl , et bientôt après se calment , subjuguées par leur en-
tourage : sa mère était une Mauresque de Fez, pays où lout est
Kden ou désert.
LV.
Là , l'olivier majestueux fait pleuvoir ses flots d'ambre dans des
bassins de marbre; là, les grains , les fleurs et les fruits jaillissent
de la terre, et le pays en est inondé : mais 1* aussi croit plus d'un
arbre à poison ; là, minuit entend le rugissement du lion, et des dé-
serts sans fin brûlent le pied du chameau ou , soulevant leurs va-
gues sablonneuses, engloutissent la caravanesans défense. Tel yesl
le sol et tel le cœur de l'homme.
LVL
L'Afri(pie appartient toute au soleil, et comme le terrain même ,
l'argile humaine y est embrasée; puissant pour le bien et pour Ip
mal , brûlant dès sa naissance, le sang mauresque est soumis à
linfluence de l'astre radieux, et les fruits qu'il enfante ressemblent
à ceux du sol. La mère d'Haidée eut pour dot la heaulé et l'amour;
mais dans ses grands yeux noirs on voyait la profonde énergie de la
passion, bien qu'endormie, comme le lion près d'une source.
Lvn.
Sa fille, formée d'un rayon plus doux, pareille à ces nuages
d'argent qui dans un ciel d'été étalent leur paisible blancheur jus-
qu'au moment où, s'élant chargés lentement de fontires , ils pro-
mènent sur la terre l'effroi et dans l'air la lempèle; sa fille , dis je,
avait parcouru jusqu'à ce jour une voie riante et unie; mais exaltée
parla passion et le désespoir, le feu de ses veines numides fit
explosion , comme le Simoun déchaîne sur la jilaine qu'il dévore.
Lvin.
Le dernier objet qui avait frappé ses regards, c'était Juan, blessé,
abattu et captif : son sang coulait à flots sur ce parquet que tout à
l'heure encore il foulait, rayonnant de beauté et tout à son amour:
voilà ce qu'elle vit un instant, puis elle ne vit plus rien... en pous-
sant un sanglot convulsif, elle cessa de se débattre; et, comme un
cèdre abattu par la cognée , elle tomba toul-à-coup dans les bras
de son père, qui jusque-là pouvait à peine la contenir.
LIX.
Une veine s'était rompue, et ses lèvres pures et vermeilles s'é-
taient souillées tont-à-coup d'un sang noir; sa lète se penchait
comme un lis surchargé de pluie. On appela ses femmes, qui. les
yeux baignés de larmes, portèrent leur maîtresse sur sa couche :
elles mirent en œuvre leurs herbes et leurs cordiaux; mais ie mal
fut rebelle à tous les soins ; il semblait que la vie ne piit la garder,
ni la mort la détruire.
LX.
Elle resta plusieurs jours dans le même étal : glacée, elle n'a-
vait pourtant rien de livide, et ses lèvresavaienteonservé leur teinte
vermeille; son cœur ne battait plus, et cependant la mort semblait
encore absente ; nul signe hiaeux ne donnait la certitude de la
mort ; la corruption ne venait pas détruire les dernières espérances;
eu contemplant ces traits si doux, on y puisait de nouvelles pensées
de vie , car ils semblaient encore pleins d'ànie.
'1) Ce mot est d'abord en anglais comme en rrrinç.ii» le nom d'une Surl-^
d'eau-de-vie faite avec du riz; déplus il siL^uiliu en anglais lourment ,
torture; c'i.'St sur quoi repose le jeu de mois (jui termine ta stance. Ou
peut trouver encore dans ta parenltièso une allusion au paronyme de ce
mol rakc, nui veut dire râteau et vaurien. Du reste Bvron et ta plupirl
les traducteurs disent synonyme, quoique 1? sens demande homonyme.
La passion dominante s'y retrouvait encore, comme dans le
marbre travaillé par le plus habile ciseau, mais avec cette immobi-
lité que le marbre imprime à la beauté de Vénus, éternellement,
belle, aux immortelles douleurs du Laccoon. ou à ce gladiateur qui
ne cessera jamais de mourir. L'énergique imitation de la vie est
toute la gloire de ces chefs-d'œuvre ; et pourtant on n'y reconnaît
pas la vie, car ils sont toujours les mêmes.
LXII.
•Elle s'éveilla enfin , non comme s'éveillent ceux qui ont dormi,
mais plutôt comme les morts; car la vie semblait en elle (|uel(iue
chose de nouveau, une sensation étrange qu'elle recevait involon-
tairement. 1 es objets frappaient sa vue, mais ue disaient rien à sa
mémoire; et cependant un poids douloureux accablait son cœur,
qui, fidèle à ses premières émotions, lui ramenait le sentiment de
ses maux, sans lui rappeler leur cause. Les Furies lui laissaient un '
moment de repos.
LXIII.
Elle promenait un œil vague sur les visages quid'enlouraient , et
regardait les objets sans les reconnaître ; elle voyait qu'on la veillait
sans demander pourquoi, el ne faisait aucune attention aux per-
sonnes assises à son chevet ; bien qu'elle ne parlât pas, elle n'avait
pas perdu la parole; pas un soupir ne soulageait sa pen.sée; nu si-
lence morne el une vive causerie furent vainement essayés par ceux
qui la servaient; sa respiration seule indiquait qu'elle n'appartenait^
pas à la tombe.
LXIV.
Ses femmes attendaient ses ordres, mais elle ne les remarquait
pas ; son père veillait près d'elle , elle détournait de lui ses regards;
elle ne reconnaissait ni les êtres, ni les lieux qui lui avaient cle le
plus chers : on la faisait passer d'un appartement à un autre ; elle
s'y prêtait avec douceur, mais la mémoire ne revenait puni. Mais
enfin ses veux, qu'on essayait de rappeler aux pensées d'autrefois,
s'animèrent tout-à-coup d'une terrible expression.
LXV.
Alors un esclave lui proposa d'écouler une harpe ;_ le harpiste vint
et accorda son instrument ; aux premières notes irrégulières et per-
çantes elle jeta sur lui un regard éiincelanl, puis elle se tourna
vers la muraille, comme pour combattre les pensées douloureuses
qui tourmentaient son cœur. Et le musicien, d'une voix basse el
lente, commença un chant insulaire, un chant des anciens jours de
la Grèce, avant" que la tyrannie s'y fiît afl'ermie.
LXVL
Aussitôt les doigts pâles el amaigris d'IIa'idée battirent sur la mu-
raille la mesure du vieil air. Le chanteur changea de sujet el cha ta
l'amour- à ce nom redoutable, tous les souvenirs de la malade s'é-
veillèrent ; soudain brilla devant elle le rêve de ce qu'elle avail clé.
de ce qu'elle était, si c'est être que de traîner une pareille exis-
tence : les nuages qui pesaient sur son cerveau se fondirent eu un
torrent de larmes, comme les brouillards des montagnes se résol-
vent en pluie, ^^^.^^
Consolation fugitive! vain soulagement!... la pensée revint trup
brusquement el agita son cerveau jusqu'au délire : elle se leva
comme si elle n'eût jamais été malade, et courut sur tous ceux
qu'elle rencontra conimc sur des ennemis; mais on ne l'enlendil
point articuler une parole ou pousser un cri, même quand le pa-
ro.xvsme approcha de sa fin... sa démence n'allait pas jusqu al cx-
IraCasance des paroles, même quand on la contrariait à dessein.
LXVIII.
Pourtant elle monirait |>arfois une lueur de connaissance :_ rien
ne put lui faire regarder la figure de son père, bien qu elle fixât des
re4rds animés sur tous les autres objets sans pouvoir .lamais eu
reconnaître aucun. Elle refusait de manger el de s'habiller; rien
n'avait pu l'v résoudre. Ni le changement de heu, m le temps, ni
les soins ni'les secours de l'art n'avaient pu procurer le sommeil a
ses sens... elle semblait avoir perdu la faculté même de dormir.
I,XIX.
Dou'c jours et douze nuits elle languit ainsi : entin, sans un «é-
misscmcnl, un soupir, un regard pour indiquer l'agonie finale, son
âme la quitta. Ceux qui étaient le plus près d'elle ne purent aper-
cevoir 1 instant précis de la mort, ils ne la reconnurent qu au vode
leruc el snmbre qui se déroula lentement sur ses traits graci-ux. el
200
LES VEILLÉES LITTÉKAIFIES ILLDSTKfiES.
i|iii onliii frappa il'iii mijri' vitreuse ses \ eux... si beaux, si noirs I...
Oil! b'iller dun loi celui... et puis «ctci'ndre I
LXX.
Elle mourut, mais non pas seule : elle portail dans son sein un
nerond principe de vie, un enfant ilu p<^clié, qui eiU pu Colore
crf'nlure innocente et belle, mais <|ui Icrinina sa courte existence
avant d'avoir vu la lumière, et, sans avoir vécu, descendit dans la
lombc où gisent, flétris par le inf me souflle, la lige al le rameau : cl
vainement les rosées du ciel tonibont sur celte (leur saignatile el sur
ce fruit desséché de l'amour.
LXXl.
Ainsi elle vécut ainsi cUc mourut, la douleur ni la honte i)c
sauraient jdusralleindrc.
Klle n'était pas faite pour
trainer des années cl des
mois ce fardeau des dou-
leurs intimes , que des
coeurs plus froids savent
porter jusqu'à ce que la
vieillesse les mette au
tombeau. Courte, mais ra-
vissante, fui la carrière de
ses jours el de son bon-
heur... bonheur qui n'eût
pu se concilier avec une
longue destinée. Elle dort
paisible sur le rivage de la
mer, qu'elle aimait tanl !
LXXII.
Son île est maintenant
abandonnée et stérile: les
demeures détruites, les
habitants dispersés; il n'y
re.'^le que la tombe d'Iia'i-
dée el celle de son père,
et rien d'extérieur ne ré-
vèle une argile humaine:
vous ne pourriez recon-
naître l'endroit où repose
une créature si belle ;
nulle pierre n'est là pour
apprendre, nulle langue
pour raconter ce qui fut;
nul glas funèbre, si ce
n'est la voix profonde des
mers , ne plane sur la
belle enfant des Cvclades.
LXXIII.
Mais plus dune vierge
grecque soupire en répé-
tant son nom dans un
chant d'amour ; plus d'un
insulaire abrège la lon-
gueur des veillées en ra-
contant l'histoire de son
père : il avait la valeur,
elle avait la beauté ; si
elle aima impnidemnicnt,
elle pava sa faute de sa
vie... de pareilles erreurs
coûtent toujours cher ;
que nul cependant ne se
liatie d'éviter le danger,
car l'amour se vengera
toi ou lard.
LXXIV.
Mais quittons ce sujet, qui devient trop triste, et laissons de côté
cette page douloureuse : je ne me plais guère à décrire la folie; car
je crains d'en paraître moi-même légèrement atteint... D'ailleurs, je
n'ai rien do plus à dire sur ce chapitre; et comme ma muse est un
capricieux lutin, nous allons nous remettre en mer et suivre un
autre sillage avec don Juan, que nous avons laissé à demi mort quel-
ques stances plus haut.
LXXV.
Blessé, enchaîné, confiné, emprisonné, claquemuré, plusieurs
jours el plusieurs nuits s'écoulèrent avant qu'il pût se rendre compte
du passe: el quand la mémoire lui revint, il se vil en pleine mer,
courant sous le vent, à raison de six nœuds à l'heure el avant à la
proue les rivages d'Ilion. bans loule autre occasion, il eût pris plaisir
à les voir, mais alors )e cap Sigée n'eut guère de charme pour lui.
Avant d'entrer, Baba s'arrêta pour donner quelques avis à Juan.
LWVI.
Là. sur la vaste colline ou sont dispersées quclaue<i huttes, entre
rilellespoiit cl la mer. repose dans sa Umilic le brave des braves,
Achille... du moins on le dil (Urjant assure le contraire) ; plus luin
dans la plaine s'élève, vaste et allier, le tumulus... de (|uel héros T
Les dieux le savent : de l'atroclc, peut-être, d'Ajax ou de l'rotésilaa,
héros qui, s ils étaient vivants, nous égorgeraient encore.
LXXVII.
Des monticules oîi l'on ne trouve ni un marbre, ni une inscrip-
tion, une plaine vaste el inculte, ceinte de monlagncs; dans le loin-
tain l'Ida . toujours le
même, el le vieux Sca-
mandre, si toutefois c'est
lui. lùicoreaujourdhui ce
théâtre semble fait pour
la gloire cent mille
hommes pourraient s'y
battre à leur aise. .Mais
où je cherchais les murs
d'Ilion , là broute la bre-
bis paisible el rampe la
tortue.
Lxxvm.
Des troupes de chevaux
en liberté ; çà el Ih (juel-
ques petits hameaux, aux
noms modernes et barba-
res; des bergers, peu sem-
blables à Paris, accourant
pour contempler un mo-
ment celte jeunesse euro-
péennequedes souvenirs
de collège amènent sur
les bords où fut Troie;
un Turc, son chapelet à
la main , sa pipe à la
bouche et fort occupe de
ses dévolions : voilà ce
que j'ai trouve en Phry-
gic.mais pour des Phry-
giens, du diable si j en ai
vu un seul.
LXXIX.
Ici , don Juan, ayant
pu quitter sa triste cabi-
ne, vil qu'il était esclave.
Il contempla d'un œil
morne les vastes plaines
d'azur où se projetait
l'ombre des héroïques
tombeaux. .\(Taibli par la
perle de son sang, à pei-
ne put-il articuler quel-
ques questions : les ré-
ponses ne lui apprirent
rien de satisfaisant sur
le passé et le présent.
LXXX.
Quelques-uns de .«e?
compagnons de captivité
étaient italiens: il apprit
d'eux leur histoire, qui élail des plus singulières. C'était une troupe
de chanteurs, tous régulièrement élevés dans cette profession; et
ils allaient jouer l'opéra en .-Sicile, lorsque sortant de Livouriie ils
avaient été, non point allaqucs par un pirate, mais vendus à un
prix trop modique par leur impresario lui-même.
LXXXI.
L'un d'eux , le bu/jo de la troupe, fit part à don Juan de leur cu-
rieuse aventure; car, bien que nestiné au marché turc, ce pauvre
diable avait conservé sa gaîté, au moins en masque. I.e petit homme
paraissait en fort bonne humeur; il portait g.iimenl sa mauvaise
fortune et se montrait beaucoup plus resigné que la prima donna et
le tenor.
LXXXIi.
Il raconta en peu de mots la mésaventure de sa troupe : « Notre
machiavélique impresario, dit-il, lorsque nous fûmes à la hauteur
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
201
de je ne sais quel promontoire, fit des signaux pour héler un brick
inconnu. Corpo di Caio Mario! nous fûmes transférés en un clin
d'œil à son bord sans un seul scudo di sa/ario; mais si le sulian a
du goût pour la musique, nous aurons bientôt rétabli nos affaires.
LXXXIII.
« La prima donna, quoique d'un certain âge, fatiguée par une vie
d'aventures, et sujette au rhume quand la salle n'est pas pleine, a
quelques bonnes cordes; ensuite la femme du tenor, sans avoir de
voix, est assez gentille: le dernier carnaval, elle a fait grand bruit
à Bologne, en enlevant à une vieille princesse romaine son amant ,
le comte César Cicogna.
LXXXIV.
« Et puis nous avons
les danseuses : d'abord la
Nini , qui a plus d'une
manière de gagner son
argent; puis cette coqui-
ne de Pelegrini... la pe-
tite rieuse, a fait aussi ess
affaires au carnaval, en
y gagnant au moins cinq
cents bons zecc/ii/ii; mais
elle est si dépensière, qu'il
ne lui reste pas mainte-
nant un pao/o; enfin , il
y a la Grotesca... quelle
danseuse! Partout où les
hommes ont une âme ou
un corps, elle fera son
chemin I
LXXXV.
« Quant aux figuran-
es , elles ressemblent à
toute cette clique : par ci
par-là, une jolie poupée
qui pourra donner dans
l'œil; le reste est à peine
bon pour la foire. 11 en
est une cependant qui ,
bien que trop grande et
raide comme une pique ,
a pourtant un air senti-
mental qui pourrait la
mener loin; mais sa danse
manque de vigueur ; avec
sa taille et sa figure, c'est
vraiment grand domma-
ge!
LXXXYI.
« Pour les hommes, ce
n'est ni bien ni mal: le mu-
sico n'est qu'une vieille
casserole fêlée : mais vu
ses qualités spéciales , il
pourra montrer sa face
dans le sérail et s'y faire
agréer comme domesti-
que. Je n'ai pas d'ailleurs
grande confiance en son
chant : parmi ces êtres
du sexe neutre, que le
Pape arrange de la sorte
en les prenant tout petits,
on trouverait difficilement trois gosiers parfaits.
LXXXVII.
« La voix du tenor est gAtée par l'affectation, et quant à la basse,
la brute ne sait que beugler; c'est un ignorant qui n'a pas reçu la
moindre éducation musicale, qui chantesansâme,bors de la mesure
et du ton ; mais comme il est cousin de la prima donna , laquelle
a juré qu'il avait la voix sonore et moelleuse, on l'a engagé, bien
qu'à l'entendre vous diriez un âne qui s'exerce au récitatif,
LXXXVIIL
« Il ne m'appartient pas de parler de mon faible mérite. Quoique
jeune, on voit à votre air, monsieur, que vous avez voyagé, etqu en
conséquence l'opéra ne doit pas être pour vous chose nouvelle. Sans
doute, vous avez entendu parler de Raucocanli ?... c'est moi-même;
un jour viendra où peut-être vous m'entendrez. Vous n'étiez pas
"^
C'était une épreuve embarrassante, comme Juan le reconnut.
l'année dernière à la foire de Lugo; mais l'an prochain, je serai en-
gagé pour y chanter... allez-y.
LXXXIX.
«Maisj'oubliais notre baryton, un garçon qui est bien, mais crevant
d'amour-propre : des gestes peu gracieux, pas l'ombre de science,
une voix peu étendue et assez rude ; il est toujours niéconlent de
son lot, et c'est à peine s'il serait bon pour chanter dans les rues.
Dans les rôles d'amoureux, pour mieux exprimer sa passion, n'ayant
point de cœur à montrer, il montre ses dents. »
XC.
Le récit éloquent de Raucocanli fut interrompu par les pirates
qui, à heures fixes, ve-
naient faire rentrer tons
les captifs dans leurs tris-
tes cabanons. Chacun de
ces malheureux jela un
triste regard sur les va-
gues qui, reflétant l'azur
du ciel dans leur sein
d'azur, dansaient libres
et joyeuses aux rayons
du soleil; puis ils disparu-
rent un à un par les écou-
filles.
XCI.
Le lendemain , ils é-
taient dans les Dardanel-
les, attendant le firman
de Sa llautesse (le plus
impératif de tous les talis-
mans souverains, et celui
dont on se passe le plus
volontiers , quand on
peut); là ilsapprirent que,
pour mieux s'assurer
d'eux dans leurs cellules
navales, on les allait en-
chaîner par couples, fem-
me à femme, homme à
homme , avant de les
conduire au marché de
Constantinople.
XCIL
Il paraît que lorsque
cet arrangement se fit,
les femmes se trouvèrent
en nombre impair, et les
hommes également (on
avaitd'abord hésitéà ran-
ger le soprano dans Je
sexe masculin ; mais, a-
près quelque discussion,
on l'avait mis du côté fé-
minin, en manière d'é-
claireur ). Il fallut donc
enchaîner ensemble un
homme et une femme,
et le hasard voulut ([ue
cet homme fût don Juau,
qui... chose fort embar-
rassante à son âge... se
vit appareillé avec une
bacchante au visage ver-
meil.
XCIII.
Malheureusement, avec Raucocanli fut attaché le tenor : ils se ha'i'.s-
saient comme on ne se hait qu'au théâtre, et chacun maudissait en-
core plus un tel voisiiiage qu'il ne se plaignait de sa destinée :dans
leur mauvaise humeur, ils se querellèrent au lieu de prendre leur
mal en patience; si bien qu'en jurant à l'envi, chacun se mita tirer
la chaîne de son côté , ./rendes ambo, c'est-à-dire tous deux fort
mauvais drôles.
XCIV.
La compagne de Juan était une Romagnole, élevée dans la mar-
che d'xVncone ; outre plusieurs autres perfections indispensables dans
une prima donna, celle-ci avait des yeux qui pénétraient au fond de
l'âme... des yeux étincelants, aussi noirs et aussi brûlants qu'un
i-harbon ; et à travers le clair tissu de sa peau de brunette, on \ oyait
briller un grand désir de plaire... qualité fort attrayante, surtout
lorsqu'à la volonté se joint la puissance.
20-2
LK8 VEILI.ÈKS LITTÈRAIRR8 ILLDSTRER8.
Mnix loul ri'la o>aJt |)rnlii pour noln- In'-ros, rai' la smnhrc doiilriir
i>ar,il.Mi;ul l»iis scK 8i;ii!-. Ix.»>,>t'ux de labi'llt; caiilali-ico avaient l)cnii
lancer ili's i''t:lairs, ils iic rciiconlraicnt qu'un iimriie riîgard. Ainsi
ait.'iclit-s ensemble, ni la main de la dame, qui tiaturclleiiieiit lou-
cliuil la sienne. ni-aui'Uiio autre partie de ce corps cliannanl (et
qiii'lqiies-uiics étaient irn'sislihles;... rien, dis-je, ne pouvait a^'iier
son pouls, ni ébranler s;i foi... pcut-ôtre sa nci'iitc lili'.ssun' y aidait-
elle un peu.
\CVI.
N'importe ! il ne faut jamais sornler trop avant, mais lo!» faits sont
des faits : nul clifialier ne saurait i^lro plus tidèle: nulle amante ne
Raiiralt désirer plus de constaiici' : nous en laisserons de rôté les
preuves, sauf une ou deux. On dit (pic <■ nul ne peut tenir ilii fcn
dans .sa main en pensant aiiv neifjes du t^aiicase ;" bien peu le pour-
raient en ('Ilel; cependant l'épreuve de don Juan était encore plus
difticile. et it en sortit vaimnieur.
XCVIl.
Ici, je pourrais entamer une cliasle description , ayant résiste à
plus d'une Icnlalion dans ma jeunesse ; uiais plusieurs personnes,
m a-ton dit , me repruclient d'avoir mis trop de vérité dans mes
deux premiers ebants : je me liftlerai <lonc de faire sortir don Juan
du vais.siMu. mon éditeur m'ayant déclaré qu'il est plus facile de
r.iiii' pastier un chameau par le trou d'une aiguille que de faire ad-
mettre dans une famille auKlaise los deux chants en question.
XCVIII.
Cela m'importe peu ; j'aime à céder, et je renvoie le lecteur aux
papes irré|)rochabies de Sinolleit , Prior, l'Ariosle, Fielding, qui
pouriant (lisent d'étranges choses pour un siècle si chatouilleux.
.\nirifuis, je maniais la plume avec une incroyable ardeur, el je me
[ilaisais dans la guerre poétique : je me rappelle le temps où toute
celte hypocrisie eilt provoqué des remarques dont je m'abstiens.
XCIX.
Comme les enfants, j'aimais alors le tap.ige; mais aujourd'hui je
préfère rester en jiaix. et laisser tout ceuruit à la populace litté-
raire. Soit que la gloire de mes vers doive s'éteindre avant que se
dessèche la main qui l&s traça, soit qu'elle fas.sc un bail d.; quel-
ques siècles, le gazon de ma tombe croîtra tout aussi bien aux sou-
pirs de la brise nocturne, el non pas d'une chanson.
Pour ces poêles qui sont venus jusqu'à nous à travers la dislance
des temps el la différence des langues, pour res nourrissons de la
gloire , la vie d'ici-bas semble être la moindre porlion de l'exis-
tenre : quand vingt siècles s'accumulent sur un nom, c'est comme
une b"ule de neige (jui se grossit de chaque llooon qu'elle rencon-
tre, et Continue à rouler jiisipi'à ce qu'elle devienne peut-être une
ii.oMtii^-ne glacée : mais après tout, ce n'est que de la neige.
Cl.
Tous ces grands noms ne sont rien que de vains mots; l'amoar
de la gloire n'est qu'une frivole erunoiiise, trop souvent fatale dans
son délire à ceux qui voudraient soiislr,iire leur poussière U la de-
struction ; lanilis que rien ici-bas ne doilèlre. «jusqu'il la venue
du Jusie, » qu'un perpétuel ehangenicnt. Mes pieds ont foulé la
cendre d'Achille, el j'ai entendu douter de Troie; un jour on dou-
tera de Home.
Cil.
Les générations des morts se balaient succes-siveinent ; la tombe
bérilc de la t(jnibe , jusqu'à ce que la inénioirc dune époque ait
disparu etipi'elle ait été ensevelie pour faire place à salille. Dû sont
les epii.iplics qu'ont lues nos pères, à l'exception d'un petit nombre
glanées dans les ténèbres du sépulcre , parmi tant d'êtres innora-
lirables qui ont perdu leur nom dans la mort uni ersellc '
cm.
(.hiiqne après-midi, en me promenant à cheval . je p.isse devant
le lieu où tomba dans sa gloire un Ip'ros enfant , qui vécut trop
loiigleiiips |iour le genre liumain , mais qui mourut liop tni pour
1 liuinaine vanité , le jeune (iaston de Foix. lue coloune brisée,
taillée avec un certain goût, mais dont l'abandon accélère la ruine,
raconte le carnage de Ravenne, pendant que des immondices et des
herbes parasites s'accumulent à sa base.
Je passe c' a.pie jour devant le lieu où reposent les restes de
Dnnlc. Tne petite coupole, plus élég.inle que majesiu.'uw* les pro-
tège ; mais ici on révère la loml-i- du poète, el non le monument
du guerrier, l'n temps viendr.i où. (lartagennt la mAine ruine, le
trophée du ronquéranlel le» papes de l'écrivain disporaltronl, comme
ont di-'paru les ebnnts el les combats antérieurs à la mort du lils
de Pelée et h la naissance d'Hom*^re.
CV.
Celte colonne fut cimentée de sang humain ; celte colonne est
souillée d humaines immondices, comme si [lar ce» sonilliire» |e
paysan grossier voulait témoigner »on méprip pour le monumrnl.
Voil.i comme on traite un trophée ; voilà comme devraient toujours
être ngrettés ces limiers de la guerre iloni l'instinct de sang el il-
gloire a fait connaître à la terre des souffrances que le Dante n'a
vues que dans l'enfer,
CM,
Cependant il y aura encore des poètes. Quoique la gloire ne soit
que fumée, cette fumée Hatte la pensée humaine comme l'en-
cens le l'Iiis pur, et le sentiment inquiet qui inspira les premiers
vers dem.indera toujoiire ce qu'aloi-s il demandait, le UM'-iiie
que les vagues finissent par .se briser sur la plage, de même les
passions, poussées à leur extrême limite, éclatent en poésie; car la
poésie n'est que passion : il en était ainsi du moins avant quel!"
devint une mode.
CYIl.
Si, dans le cours d'une vie à la fois aventureuse el contempla-
tive , en partageant, rliemin faisant, toutes les passions de 1 huma-
nité, certains hommes acquièrent la profindect doulouren.se faculté
de réfléchir leur image comme dans une glace avec dos couleur»
au.ssi vraies que celles de la vie; peut-èire fercz-vou» sagement de
leur interdire d'étaler ces dangereux fantômes; mais, à mon avi»,
vous aurez gdté un beau poème
CVIIl.
U vous qui faiies la fortune des livres, charitables et azuré,
créatures du deuxième sexe , dont les doux reg.u-ds se chargent (f,
couronner les poèmes nouveaux, ne inaccorderez-vous p.is V"';
imprimniiir? QuoW me condamncrez-\ous à passer oublié dan'-
boutique du pAiissier, cette t^ornouadle où l'on pille les naufra^>
du Parnasse?... Ah! faut-il que je sois le seul mcaestrel non admis
à goiller votre thé castiilien !
CIX.
Rh quoi ! aurais-je cessé d'être « le lion du jour. >* un poète de
bals, un bouffon de salon, un enfant gâté littéraire? Ne m'enlen-
dra-t-on plus, accablé de compliments insipides, répéter, comme
le sansonnet d'Vorick . " Je ne puis m'en aller! » lin ce cas, je
vais , comme le poMe Wordsworth . furieux de ne plus trouver de
lecteurs, m'écrier iju'il n y a plus de goût, el que la gloire n'est
qu'une loterie, tirée par une douzaines de misses en jupons Ideiis.
ex.
Oh ! « SI profondément, si obscurément, si admirabieinenl bleue-'
comme l'a dit du ciel je'ne sais quel poète, et comme je le dis
TOUS, (i doctes damt!s; on rapporte que vos bas même sont br
Pieii^ sait poui-quoi : car j'ai rarement eu l'occasion d'en voirdee.
Couleur',., bleus comme la jarretière qui orne avec s«'rénitc la jaoï.
g.TUche diin patricien au bal de la cour, ou au lever du roi.
CXI.
Pourtant, il est parmi vous d'angéliques créatures... mais le temps
n'est plus où nous lisions ensemble , vous mes stances , et moi.
amant rimailleur, l'expression de vos traits eharoianls ; et.., miis
n'imjiorte ! tout cela est p.issé, Pouriant je ne dédaigne pas les es-
prits cultivés, car souvent ils recèlent un monde de vertus ; je con-
nais une dame de cette école azurée . la femme la plus aimabl'>. I.i
plus chaste . la meilleure... mais au fond une vraie sotte.
CXII.
Humboldt, « le premier des voyageurs, » mais non le dernier, si
nous en crovons des rapports récents, a inventé, sons un nom que
j'ai oublé, comme j'ai oublié aussi la date de cette sublime décoii-
verle a inventé, dis-je , un instrument aérien 'D. destiné .'i con-
stater I étal de lalmosphère en mesurant « I intensité du bleu. •
0 lady Paphiié' permettez que je vous mesure!
CXIII.
^'ais h noire récM,,, Le vaisseau, c!iargé d'esclaves destinés à Mrc
vendus dans la capitale, après les préliroinnircs d'usage, jeta l'ancre
I) l^ ryaiirmèlr«.
ŒUVRES COMPLÈTES UE LORD BYRON.
203
sous les murs du sérail : sa cargaison étant saine et exempte de
pesle. fut lout cnlière déharquée et amenée au marclié. et là, avec
dos Gciirgiennes , des Russes et des Cii'cassienucs , mise en vente
pour remplir divers offices et satisfaire diverses passions.
CXIV.
Quelques-unes montèrent fort haut : on donna quinze cents dol-
lars d'une jeune Circassienne, lillc charmante et garantie vierge :
la beauté, en lui prodiguant ses couleurs les plus brillantes, l'avait
parée de célestes attraits. L'adjudication désappointa certains en-
chérisseurs qui avaient été jusqu'à onze cents dollars; mais quand
l'offre déliassa ce taux , ils virent que c'était pour le compte du
sullan , et se retirèrent aussitôt.
cxv.
Pouze négresses de Nubie s'élevèrent à un prix qu'elles n'auraient
point atteint sur le marché des Indes occidentales, bien que Wil-
berlorce ait l'ait doubler la valeur des noirs depuis l'abolition de la
traite; et il n'\ a rien là qui doive étonner, car le vice est toujours
l)lus magnifiipie ((u'un roi : les vertus, et même la plus sulilime de
toutes, la cliarilé.sont essentiellement économes. . Le vice n'épar-
gne rien quand il s'agit d'une rareté.
CXVL
liais quant à la destinée ultérieure de cette jeune troupe, com-
ment les uns furent achetés par des pachas , d'autres par des juifs ;
comment ceux-ci furent obligés à se courber sous des fardeaux ,
tandis que ceux-là , en ([ualilé de renégats, furent pi'omus à divers
commandements, pendant que les femmes étaient tristement grou-
pées ensemble, faisant des vœux pour n'être pas choisies par un
vizir trop ^ieux , et se \ovant acheter une à une, pour faire une
maidesse, une quatrième feuime, ou une victime
CXVII.
1,. Tout cela doit être réservé pour la suite du poème. J'ajournerai,
a\c.' la irôme discrétion , quelque fâcheux que cela soil, le récit
des aventures de mon héros, vu quo ce chant est déjà trop long.
Jo sais cou bien les redites sont ennuyeuses, mais le caractère de
nui muse ne me permet pas d'en faire moins : je dois donc ren-
viiMT la continuation de dou Juan à ce que, dans Ossian, on nom-
iierait le cinquième duan.
CHANT V.
L
Quand les poètes erotiques chantent leurs amours en vers liquides,
c:uc.-sanls et melliflus , et accouplent leurs rimes comme Vénus at-
li'H? ses colombes, ils ne songent guère au mal qu'ils peuvent faire:
plus leur succès est grand , plus il peut devenir funeste: les vers
d'Ovide en sont un exemple, et Plutarque lui-même, jugé sévère-
ment, n'est que le platonique corrupteur de la postérité.
IL
Je dénouce en conséquence tout ouvrage erotique, ceux-là seule-
ment exceptes qui sont écrits de manière à n'offrir aucun attrait,
si I pies , terre à terre , concis et peu propres à séduire ; attachant
une leçiin à chaque faute. Composés pour instruire plutôt que pour
plaire, et attaquant toutes les passions tour-à-tour. Aussi, à moins
(pie mon Pégase ne se trouve mal ferré, le présent poème sera un
modèle de morale.
m.
Les rives d'Europe et d'Asie, toutes parsemées de palais; le fleuve
océanique portant çà et là un vaisseau de guerre, la coupole de
Sainte Sophie, étiiicelante d'or; les bois de cyprès, les sommets
blanchissants de lUIympe, les douze îles; un tableau enfin plus
niogiiifiquft que je ne saurais le rêver, et encore moins le décrire,
\oiià ce qui charmait tant la charmante Marie .Montagu.
IV.
J'ai une passion pour ce nom de Marie; jadis il faisait sur moi
l'effet d'un son magique, e; maintenant encore il é\oque à demi
dans ma pensée ces royaumes de féerie oij je voyais ce qui ne de-
vout jamais être. Tous mes sentiments ont changé , mais celui-là
changea le dernier : c'est un charme donlje ne suis pas tout affran-
chi. Mais voilà que je deviens triste... je laisse refroidir une histoire
qui ne doit p,"i5 être contée sur un ton poiliéiiqu".
Le vent balayait les eaux de l'Euxin, et la vague allait se briser
fumante sur les Symplégades azurées. Quel coup d'oeil, lors lue,
tranquillement assis sur la tombe du Géant, on suit la marche ds
ces flots qui roulent entre les rives du Bosphore, baignaiil à'Iafois
l'Europe et l'Asie! De toutes les mersoù le voyageur attrape des nau-
sées, nulle n'offre des bri-ants plus dangereux que l'Euxin.
VI.
C'était un de ces jours pâles et piquants qui signalent le commen-
cement de l'automne quand les nuits sont égales aux jours, mais
les jours peu semblables entre eux; à cette époque les Parques cou-
pent brusquement le fil de la vie des marins; les te uiiètesbruyante-i
soulèvent les flots sur les mers et le repentir dans les cœurs. Les
marins promettent d amender leur vie, et ils n'en font rien; car
noyés, ils ne le peuvent; sauvés, ils n'y pensent plus.
On voyait rangée sur le marché une foule tremblante d'esclaves,
de toute nation, de tout âge et de tout sexe. Chaque groupe, avec
son marchand, occupait une place distincte. Pauvres gens! leur
bonne mine était tristement changée! Tous, à l'exception des Noirs,
semblaient regretter amèrement leurs amis, leur patrie et la liberté.
Les Nègres montraient plus de philosophie, étant accoutumés sans
doute à l'esclavage, comme l'anguille à être écorcbée.
Juan était jeune et plein d'espoir et de santé, comme on l'est à
son âge : j'avouerai pourtant qu'il avait l'air un peu trisîe, et que
de temps à autre une larme lui échappait furtivement; peut-être la
perte de son sang avait-elle abattu ses esprits. Et puisse voir ravir
son bien, sa maîtresse, une habitation splendide, pour être vendu
à l'encan parmi des Tartaresl
IX.
C'en était assez pour ébranler l'âme d'un stoique; néanmoins au
total, l'attitude de notre héros était calme. Sa personne et la splen-
deur de son vêtement, dont on voyait briller quehpies restes, atti-
raient sur lui les regards et faisaient deviner un homme an-dcssus
du vulgaire; et puis, malgré sa pâleur, il était si beau; et puis... on
comptait sur une rançon.
X.
La place, semblable à un jeu de trictrac, quoique plus irréguliè-
rement bigariée, était parsemée de groupes blancs et noirs, exposés
en vente. Quelques acheteurs choisissaient le jais; d'autres préfé-
raient la couleur pâle. Un homme de trente ans. robuste et bien
taillé, portant la résolution dans ses yeux d'un gris sombre, se te-
nait près de don Juan, attendant qu'on vînt l'acheter.
XL
11 avait l'air anglais; car il avait de la carrure, un teint blanc et
coloré, de belles dents, des cheveux bouclés d'un brun foncé , un
front ouvert, on la pensée, le travail ou l'élude avaient laissé quel-
ques marques de soucis. Un bandage taché de sang soutenait un
de ses bras; enfin, il y avait dans son attitude un tel sang froid ,
qu'un simple spectateur en eiit à peine montré davantage.
Xll.
Mais voyant près de lui un jeune garçon qui monirail lanl de
cœur, bien que pour l'heure flécliissant soljs le poids d'une dcsiiiicc
propre à faire plier même des hommes, il ne tarda pas à maniloslcr
une brusque compassion. Lui-même semblait regarder sa més.Tven-
ture comme une de ces mille circonstances qui se rencontrent d ms
la vie et n'ont rien que de très ordinaire.
XIll.
«Mon fils, dit-il , dans toute cette bande de Géorgiens, de Russes,
de Nubiens et de je ne sais quoi encore, tous pauvres diables qui
ne diffèrent entre f ux que par la couleur de leur peau et avec les-
quels le hasard nous a confondus, il n'y a. ce me semble, de gens
comme il faut que vous et moi ; faisons donc connaissance, ainsi
que nous le devons. Si je pouvais vous offrir quelque consolation ,
ce serait un vrai plai.sir. De quel pays ètes-vous, s'il vous plaît ? »
XIV.
Juan répondit : « Je suis Espagnol; » et l'étranger reprit : «Je
pensais bien , en oB'et , que vous ne pouviez être Grec: ces chiens
serviles n'ont pas lanl de fierté d.Tns le rog.Tid 1 a l'oiliine vous -i
jou'- un j'ili loni'; niiiis c'est ainsi qu'e!!"^ agi! a\i c tous les h'jm-
ÎOï
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
mp.i, jimqii'à ce quelle les nil (éprouvés. Que cela ne vousinçiuiète...
elle chaiiKcra pi iit-Mic In soinninc jirnrhaiiie; nlle m'a traite comme
vous, sauf nue ses caprices ii'onl rien de nouveau pour moi.
XV.
— Monsieur, dit Juan, osorais-je vous demander ce qui vous a
ronduil ici. — Oli! rien dexlraordinairc... six Tarlares et une
rliaiiic... — Mais re cpie je ilésirais savoir, si la demande n'est pas
inilisrrtte, c'est coiUMienl vous est arrive un pareil destin 1— J'ai
servi quelques mois et en divers lieux dans l'armée russe , et der-
nièrement faisant le siège d'une ville, par ordre de Souvaroff, en
Youlnnl prendre Widdin, je me suis vu pris moi-même.
XVI.
— N'avez vous point des amis? — J'en ai eu... mais Dieu en soit
loué, je n ai pas entendu jiarler d'eux depuis quelque temps. Main-
tenant que j'ai répondu sans diflicullé à toutes vos questions, j'at-
tends de vous une égale complai.sanee. — llclasi dit Juan, ce serait
une triste hi.sloire, et bien longue surtout. — Oh 1 s'il en est ainsi,
vous avez doublement raison de vous taire : une bisloire lugubre
ailrisle bien davantage quand elle dure longtemps.
XVII.
« Mais ne vous découragez pas : h votre flge la fortune, bien que
passablement inconstante, ne vous laissera pas longtemps dans un
tel embarras, attendu qu'elle n'est pas votre femme. D'ailleurs, vou-
loir lutter contre son destin, ce serait comme si l'épée voulait com-
battre la faucille. Les hommes sont le jouet des circonstances quand
les circonstances semblent le jouel des hommes.
XVIII.
— Ce n'est pas, dit Juan, sur ma condition présente que je gémi?,
mais sur le passe... J'aimais unejeunelille... nil s'arrêta, et son œil
se remplit de tristesse; une larme is dée s'arrêta un moment au bord
de SCS cils, puis tomba. « Mais, comme je le disais, ce n'est i)oiut
mon sort actuel que je déplore, car j'ai supporté des détresses aux-
quelles les plus robustes ont succombé.
XIX.
n Ce n'étaient Ih que les dangers de la mer. Mais ce dernier coup... »
Ici il s'arrêta encore, et détourna la tête. « Ah I lui dit son ami, je
me doutais bien qu'une femme allait paraître dans celle atîaire : ce
«ttnt là des objets qui réclament une tendre larme, telle ([ue j'en
rerserais moi-même si j'étais à votre place. J'ai pleuré le jour où ma
première femme est morte, et quand ma seconde m'a planté là.
XX.
« Ma troisième... — Votre troisième 1 s'écria don Juan en se re-
tournant vers lui; vous avez à peine trente ans, et vous avez trois
femmes! — Non, je n'en ai plus que deux sur la terre : sans doute
une personne mariée trois fois n'est pas cliose si surprenante I —
lib bien ! votre troisième, dit Juan, que lit-elle; elle ne vous a pas
quittée, comme l'autre. . n'est-ce pas, monsieur?— Non certes. —
Eh bien ? — C'est moi qui l'ai quittée.
XXI.
— Vous prenez les choses froidement, dit Juan. — Bah! reprit
l'autre, que voulez-vous qu'on fasse? Il y a encore bien des arcs-
en-ciel dans votre firmament, mais tous les miens ont disparu. Tous
les hommes commencent la vie avec des sentiments chaleureux, des
espérances magnifiques; mais le temps décolore peu à peu toutes
nos illusions, et chaque année quelqu'une de nos grandes déceptions
dépouille sa peau brillante, comme fait le serpent.
XXII.
« llestvraiqu'elleen prend une autre plus fraîche et plus brillante;
mais au bout de l'année, celle peau doit avoir la destinée de toute
chair; quelquefois même elle ne dure qu'une semaine ou deux...
L'amourcslle premier filet qui tend pour nous ses mailles homicides ;
l'ambition , l'avarice, la vengeance, la gloire, forment la glu qui
garnit les pièges éclatants où nous voltigeons dans nos derniers jours.
XXIII.
— Tout cela est bel et bon, et peut être vrai, dit Juan ; mais je
ne vois pas eu quoi ecla peut améliorer votre condition cl la mn-nne.
— Nullement, répliqua l'autre; mais vous conviendrez avec moi
qu'eu mettant les choses ;v leur véritable point de vue, on finit du
moins par les connaître; par exemple, nous savons mainteuanl ce
que c'est que l'esclavage, et notre infortune nous apprendra h. mieux
nous conduire quand nous serons maîtres.
XXIV.
— PIfll au ciel quo nous fussions maîtres dès J prénent, ne mt-rc
que pour appliquer 2k nos amis les [laieus «ne voici la leçnn qu'ils
nous donnent! s'écria Juan enétoulTaut un ririuloureux soupir: I)ieu
soit en aidr' fi celui que la fortune envoie h pareille école! — Cela
viendraenson temps, réplii|ua l'étranger ; et peut-être verrons-nous
ici même notre situation s'eelaircir. ICn atlcndaut Ve vieil eunuque
noir semble nous examiner), je voudrais bien qu'on vint nous acheter !
XXV.
« Maisaprès tout, qu'est notre élat actuel? Il est fftchcux et pourrait
être plus agréable... Tel est le destin de tous les hommes : la plu-
part et surtout les grands sont esclaves de leurs passions, de lcur.>i
caprices, de tout; la .société elle-même , qui devrait produire en
nous la bienveillance, détruit le peu (|ue nous en avions , ne sym-
pathiser avec personne est le vérilabie système social des stuiques
mondains... hommes sans ca-ur. »
XXVI.
En ce moment, un vieux nègre du genre neutre ou du troisième
sexe s'avança, et lorgnant les captifs, parulexamincr leur extérieur,
leur Age et leurs facultés, comme pour s'a.ssurer s'ils convenaient à
la cage qu'il leur destinait. (Certes, un amant lorgne de bien près sa
belle, le maquignon dn cheval, le tailleur sa pièce de drap, un avo-
cat ses honoraires, un garde-clefs son prisonnier;
XXVII.
Mais c'est de plus près encore qu'un acheteur examine l'esclave
qu'il a en vue. Chose bien flatteuse que d'acheter son semblable !
D'ailleurs chacun de nous est à vendre au point de vue de ses pas-
sions ; et celles-ci sont multiformes ; les uns se vendent à un beau
visage, d'autres à un chef belliqueux, d'autres à une place ; chacun
selon son âge et son caraclère. La plupart ne se livrent qu'argen'
comptant; mais tous ont leur tarif; une couronne ou un soufflet
XXVIII.
L'eunuque les ayant étudiés avec soin, se tourne vers le marchand
else met à débatire les prix, d'abord pour un seul, puis pour tous
les deux ; ils chicanent, contestent, jurenlmême,,. oui, ils jurent...
comme s'ils se trouvaient à une foire chrétienne, marchandant un
bœuf, un :\ne, un agneau ou un chevreau ; on dirait un combat, au
bruit qu'ils font pour cet attelage magnifique de bétail humain.
XXIX.
Kiifin , on ne les entend plus que grommeler; la bourse s'ouvre
bien à regret; ils retournent chaque pièce d'argent, jettent les unes
pour les faire résonner, et pèsent les autres dans leur main, con-
fondent innocemment les paras avec les sequins, jusqu'à ce que la
somme exacte soit comptée : alors le marchand signe un reçu dans
les règles; puis il se sent libre enfin de songer au dîner.
XXX.
Je voudrais bien savoir s'il eut bon appétit, ou, dans le cas affir-
malif, si sa digestion fut bonne ; il me semble qu'à table il dut lui
venir d'étranges pensées, et que sa conscience dut lui faire de cu-
rieuses questions sur l'étendue de ce droit divin en vertu duquel il
vendait la chair elle sang des hommes. Quand notre dîner nous pô.'e,
c'est peut-être, selon moi, de nos vingt-quatre heures de misères, ia
plus pénible et la plus sombre.
XXXI.
Voltaire dit Non!,.. Il nous rapporte que Candide ne Irouvail
jamais la vie jilus supportable qu'après ses repas : il a tort... si
l'homme n'est point un |iorc, la repletion doit jijoulerà ses souDTran-
ces , sauf pourtant quand il est ivre ; car alors la tête lui tourne et le
cerveau ne pèse point surlui. Au sujet de la nourriture, je pense,
avec le fils de Philippe ou plutôt d'Ammon car il n'avait point assez
d'un monde ni d'un père);
XXXII.
Je pense, dis-je, avec Alexandre, que l'action de manger, ainsi
qu'une ou deux autres fonctions vitales, nous fait doublement sentir
noire condition mortelle; si un rôti, un ragoût, du poisson, un po-
la;.'e, escortés de quelque entremets, peuvent nous donner une sen-
sation de plaisir ou de peine, qui osera s'enorgueillir d'une intelli-
gence dont l'usage dépend ainsi des sucs gastriques.
XXXIII.
L'autre soir (vendredi dernier)... ceci est un fait réel, et non une
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
âôs
invenlion poétique... je venais de passer mon pardessus; mon cha-
peau et mes gants étaient encore sur la table... j'entendis un coup
de feu... Huit heures étaient à peine sonnées... je courus aussi vite
que je pus, et je trouvai le commandant de la place étendu dans la
rue et respirant à peine.
XXXIV.
Pauvre camarade I pour je ne sais quelle raison, sans doute fort
mauvaise, on lui avait tiré cinq quartiers de balle, et on l'avait laissé
là mourir sur le pavé. Je le fis transporter chez moi et monter dans
mon appartement : on le déshabilla ; on l'examina... Mais à quoi bon
cesdétails ? Tous les soins furent inutiles : il était mort... victime de
quelque haine italienne et tué par cinq projectiles partis d'un vieux
canon de fusil.
XXXV.
Je le regardai ; car je le connaissais fort bien. J'ai vu bien des ca-
davres, mais jamais aucun dont les traits, après un coup aussi im-
prévu, parussent aussi calmes: l'estomac, lé cœur et le foie atteints,
on eût pensé qu'il dormait ; le sang s'élant épanché à l'intérieur, on
ne voyait au-dehors aucune trace hideuse de blessures, et c'est à
peine si l'on pouvait croire qu'il fût mort. En le contemplant, je
pensais ou disais :
XXXVI.
n Est-ce donc là la mort? Qu'est-ce que la mort ou la vie?
Parle (mais il ne parle pas) I Eveille-toi (mais il dormait toujours) I
Hier encore, quel souffle était plus puissant? Mille guerriers trera-
blaiem devant sa parole : comme le centurion, il disait : Va! et l'on
allait, Viens! et Ion venait. La trompette et le clairon étaient muets
jusqu'à ce qu'il eût parlé... et maintenant un tambour voilé d'un
crêpe est tout ce qui lui reste.
XXXVII.
Et ceux qui naguère attendaient ses ordres avec re.=;pect, vinrent
en foule, dans leur rude douleur, se ranger autour de sa couche, et
jeter encore un regard sur cette argile glorieuse qui avait saigné
pour la dernière fois, mais non pour la première. Et finir ainsi! lui
qui tant de fois avait vu fuir les ennemis de Napoléon I... lui le pre-
mier à la charge ou à l'assaut, assassiné dans les rues d'une ville.
XXXVIII.
Auprès de ses nouvelles blessures on voyait les cicatrices des an-
ciennes, ces honorables cicatrices qui avaient fait sa gloire; et ce
spoclacle offrait un horrible contrasie... Mais laissons là ce sujet :
ces choses demandent peut-être plus d'attention que je ne leur en
puis donner. Je le regardai fixement, comme souvent j'ai regardé
des cadavres, espérant tirer de la mort quelque chose qui pût confir-
mer, ébranler ou créer une foi quelconque.
XXXiX.
l\Iais tout était mystère. Nous sommes ici; et nous allons là...
Mais où? Cinq morceaux de plomb, ou trois, ou deux, ou même un
seul, nous envoient bien loin. Ce sang ne se forme-t-il donc que
pour être répandu ? Chaque élément peut-il donc décomposer les
nôu-es? L'air, la terre, l'eau, le feu, subsistent... et nous mourons,
nous, dont linlelligence pénètre toutes choses. Mais laissons cela.
XL.
L'acheteur de Juan et de sa nouvelle connaissance conduisit ses
acquisitions vers une barque dorée, s'y plaça avec eux ; et le bateau
s'éloigna de toute la vitesse des rames et dû courant. Les deux es-
claves avaient l'air de gens qu'on mène au supplice et cherchant
ce qu'il peut y avoir après, quand la ca'ique s'arrêta dans une petite
anse, au pied d'un mur par-dessus lequel apparaissait la cime de
hauts cyprès à l'éternelle verdure.
XLI.
Là, leur conducteur ayant frappé au guichet d'une petite porte de
fer, elle s'ouvrit et il les conduisit à l'intérieur, d'abord par un taillis
flanqué de grands arbres. Us faillirent y perdre leur route, et ne mar-
chaient qu'en lâlon.ianl, car la nuit éiait tombée avant qu'ils eussent
abordé au rivage. L'eunuque avait fait un signe aux rameurs, qui
avaient repris le large en silence.
XLII.
Pendant qu'ils se frayaient une route tortueuse à travers des bo s-
quets d'orangers, de jasmin, et de divers arbustes dont je pourrais
vous parler longuement; attendu que si nous n'avons pas dans le
Nord une grande profusion de plantes orientales et autres, du moins
dans ces derniers temps, nos écrivailleurs se sont avisés d'en culti-
ver des plates-bandes tout entières dans leurs ouvrages, et cela de-
puis qu'un poète a voyagé chez les Turcs. ...
XLIII.
Donc, pendant qu'ils marchaient, il vint à don Juan une idea,
qu'il communiqua tout bas à son compagnon la même pensée
nous serait venue à vous et à moi en pareille occurrence. « Il me
semble , dit-il , qu'il n'y aurait pas grand mal à frapper un coup
pour nous rendre libres : assommer ce vieux mauricaud et prendre
du champ... ce serait vite fait.
XLIV.
— Fort bien, répondit l'autre, mais après? Comment sortir d'ici?
car du diable si je sais comment nous y sommes venus. Puis , en
supposant que nous fussions dehors , notre peau sauve du sort de
saint Barthélémy, demain nous verrait dans quelque autre caverne,
et plus mal que nous n'avons été jusqu'ici; dailleurs j'ai faim, et,
comme Esaù, je vendrais mon droit d'aînesse pour un beef-steak.
XLV.
« Nous devons être dans le voisinage de quelque habitation ; car
la sécurité de ce vieux noir, s'avançant avec deux captifs dans une
route aussi étrange, montre qu'il compte que ses amis ne dorment
pas : un seul cri nous les attirerait tous sur les bras ; il est donc bon
d'y regarder à deux fois avant de risquer le saut... Et voyez où ce
sentier nous a conduits : par Jupiter! voilà un beau palais!... et
tout illuminé encore!»
XLVI.
C'était en effet un vaste édifice qui s'étendait devant eux : la fa-
çade en était surchargée de peintures et de dorures, selon l'usage
turc... Faste d'assez mauvais goût; car ils sont peu habiles dans les
arts qui jadis ont pris naissance dans cette même contrée. Toutes
les villas, sur les rives du Bosphore, ressemblent à des écrans nou-
vellement peints, ou à une jolie décoration dopera.
XLVII.
Et à mesure qu'ils approchaient, l'agréable fumet des ragoûts,
des rôtis, des pilaus, choses qui frappent vivement un mortel alTamé,
vint réprimer les farouches intentions de don Juan, et l'engager à
se conduire civilement. Son ami, joignant à ce qu'il avait dit une
clause conditionnelle, reprit : « Au nom du ciel, tâchons d'abord
d avoir à souper; puis, si vous voulez encore du tapage, je suis
votre homme. »
XLVIII.
On conseille de faire appel aux passions des hommes, à leur sen-
sibilité ou à leur raison : ce dernier moyen n'a jamais été fort à la
mode, car la passion ne fait nul cas du raisonnement. Quebpies
orateurs ont recours aux larmes, d'autres à de bons coups de férule :
tous s'accordent à nous assommer d'arguments qu'ils considèrent
comme leur fort; mais nul ne songe à être bref.
XLIX.
Mais je tombe encore dans les digressions... De tous les moyens
de persuasion (quoique je reconnaisse le pouvoir de reloipience, de
l'or, de la beauté, de la flatterie, des menaces, dun shilling même),
il n'en est pas de plus sûr, par moments, de plus propre à maîtriser
les meilleurs sentiments de l'homme, lesquels deviennent de jour
en jour plus susceptibles, comme nous le voyons tous, que ce glas
magique et irrésistible, ce tocsin de l'âme... la cloche du dîner.
La Turquie n'a pas de cloches, et pourtant on y dîne. Juan et
son ami n'entendirent pas de signal chrétien appeler les convives;
ils ne virent point une longue file de laquais introduire ceux-ci
dans la salle du festin ; mais ils sentirent le rôti. Ils virent briller
un immense foyer, et les cuisiniers, les bras nus, aller et venir çà
et là , et ils jetèrent autour d'eux le regard de l'appétit.
LI.
Abandonnant alors toute idée de résistance , ils suivirent de près
leur sombre guide, qui ne songeait guère au péril que venait de
cdurir sa frêle existence; il leur fit signe de rester un peu en arrière;
il frappa ensuite à une porte qui s'ouvrit toute grande , et leur
montra une salle vaste et magnifique où s'étalait toute la pompe
asiatique des Ottomans.
LU.
Je ne décrirai pas : la description est pourtant mon fort, mais
dans notre brillante époque , il n'est pas d'esprit à l'envers qui, pour
décrire son merveilleux voyage à quelque cour étrangère, n'enfante
son in-quarlo et ne quête vos éloges C'est la ruine de son édi-
teur ; mais pour lui c'est un plaisir. D'ailleurs la nature, de mille
manières tourmentée, se résigne avec une patience e.xenaplaire aux
JOti
LES VKILLËES LITTÉRAIRES ILL08TKLES.
piiifltM du vnvnjroiir. aux poèmes de grande rouU', loiirs d'Europe,
esquisMs e( illiisiiMlioii'-'.
I.lll.
Çh cl Ih dans rctio salle, qucl(|iic!s coiipUs , a.'isis les jambes croi-
s(*c<. joiinlcnl aux échecs; d'aiilros piM'tiniiiie< causaient par nin-
ips.» II. Ill's ; (l'aulres encore senibiaionl loul ocTiipées d"admii-er leur
pi'i>|iro nislutnc ; plusieurs fiiniaieiil dans des pipes superbes, ur-
iirM's ill' linrnux aanibrc plus ou moins précieux ; quelques-uns se
pr iiii'iiaioni ; reux-ri ilurniaiiMil . reux-lh se préparaii-nt îi bien
MinporJi l'aille d'un pi'lil \prri> ilc rhum.
I.l\.
Lorsque l'eunuque noir entra suivi des deux infidèles qu'il avail
achelé^, les prnmeneurs levttrenl les yeu\ un mninenlsans ralentir
leur pas ; m:iis ceux qui élnienl assi,-; ne buu(.'èreiil nulleim-nl : un
nu deux regarilèienl IcsrapdTs en fare, comme on re^'.irdc un clie-
vnl pour i-n ilcviner le prix ; quelques-uns de leur place lirenl au
noir un siiine île li^le, mais personne ii«' lui iHlri'isa hi parol''.
Il leur fil traverser la salle, puis , sans s'arrèler, les conduisit par
une enfilade d'apparleinenls magnifii|ues, mais silencieux , sauf un
seul, où le bruit d'un jet deau dans un bassin de marbre réson-
nait au milieu d'une triste obscurité; excepté encore quand une
polie ou une jalousie enlr'onverie laissait voir une lôte de femme,
ilont lii'il unir et eurieiiv eliorehait lacausede ne bruit inaccoutumé.
LVI.
Quelques lampes mourantes, suspendues aux lambris élevés,
doniinienl assez de lumière pour éclairer la marche des captifs et
de leur guide, mais non assez pour montrer dans toute leur splen-
ili'ur les eliainbrcs impériales, l'enl-élre n'y a-l-il rien... je ne dirai
pas qui effraie, mais qui attriste plus, soit de nnil, soit de jour,
ijUMne salle immense, sans un être vivant pour rompre l'inaiiima-
liiin de celle splendeur.
LVII.
Deux ou trois person nés semblent si peu de chose! une seule n'est
1 ien Dans lus déserts, dans les foréls, ]iarmi la foule ou sur le rivape
des mers, lii nous savons que la solitude a développé sa puissance
et qu'elle a établi son règne éternel ; mais dans une vaste salle, une
pali'iie immense, soil moderne, soit anlique. nous sentons desren-
ilre une sensation de mort sur cet homme qui occupe seul un espace
ilijsliné à tant d'hommes.
LVIII.
Par une nuit d'hiver, un petit salon bien propre et commode ,
lin livre, un ami ou une femme entièrement libre, un vcrn- de bor-
ili-aiix, des sandvviehs et un bon appétit, voilîi ee qu'il faut ]iour
passer une soirée anglaise; quoique ee ne soft pas. .h beaucoup
près, aussi imposant qu'un llié;\tre éclairé au gaz l'our moi, je
liasse mes soirées solitaires dans de longues galeries, et c'est pour-
quoi je suis si triste.
LIX.
Ilélas! l'hoirnic fait de gi-andes choses qui le rendent petit : j'ap-
I rouve cela dans nnc église : ee qui parle du riel ne doit rien avoir
di^ fragile, tout doit \ élre solide et durer jusipi ,à ce qu'aucune lan-
gue humaine ne puisse en nommer l'auleur ; mais depuis la chule
d'.Vilamile vnsles maisons ne conviennent point h l'homme... et de
\asies tombeaux encore moins... La tour de Babel doit, ee me sem-
ble, lui apprendre cette leçon mieux que je ne pourrais le fain'.
LX.
Ilabel n'était d'abord qu'un rendez-vous de chasse de Nemrod :
ce fui ensuite une ville célèbre par ses jardins, .ses murs et .sa mer-
veilleuse opulence ; Ih régna Nabuchodonosor. le roi des hommes,
qi i . par un beau jour d été , se mil à brouter le gazon ; là Daniel.
ap|irivoisaiit les lions dans b'ur repauv, excita l'ailmiralion et le res-
pect ôcs peuples; elle fut illustrée encore par P>rame et Tliisbé, et
p,ir Sémiramis, celte reine calomniée.
LXI.
Oui. celle reine méconnue; car de grossiers chroniqueurs fel sans
doute ils se sont pour cela entendus Ions ensemlile> l'ont accusée
d'une affection illii:itinie |iour son cheval l'amour, coinnre la reli-
pon . tombe qui'lipiefnis ilans l'hérésiel. Ce qui a pu iloiiner lieu
a celte fable monslrueuse, c'esique probablement on aura écrit (•<«/;•-
sier au lieu de courrier : je donnerais gros pour que l'affaire |iijt élre
jporlée chez nous devant un jurv [{).
^1/ Allusion à l'alTaire de la rftinc Ciroline , .iccnsi'e lio n-lalions iiui-
nies avec son courrier Bergami.
LXIl.
Mais reprenons .... S'il arrivait 'que ne pent - il nrrifer h Iheuro
(|n'il e8l?)(pie ib's mécréanis. par ignorance ou par en^Clemi-ni. ne
voulussent pas reconnaître remplai-i-mi-nt de eeiicméme Rabel îl)icn
que Claudius Kieli. éciiver, en poss4''ile qui'lqucs briques au iiujcl
di'.suuçllcs il vient d'écrire deux mémoires;; si. dis-je, cesgcns-l.i ne
voiilaienl pas ajouter fol au lémnlgniigc da^i Juifs, ces incrédules
que nous devons croire, bien qu'ils ne nous croient pas:
LXIH.
Qu'ils .se rappellent du moins avec quelle élégante eoneisinn Ho-
race a peint la folie architecturale de ces hommes qui, oubli.ml le
grand lieu de repos, se livrent tout entiers à la vanité de eonslriiire;
nous savons où tout doit aboutir, hommes et choses : morale Iristo
comme toutes les morales; et le si-//iilcri imnifiiwr slruis donios
rappelle que nous bl\lissons des demeures quand nous ne dorions
songer qu'à la tombe.
LXIV.
l'nfin nos gens arrivèrent dans une partie retirée du palais, où
l'écho semblait se réveiller d'un long sommeil. Quoique ce lieu fût
rempli de tout ce qu'on peut désirer, ce qui frappait surloiit, C'-lait
de voir rassemblés tant d'olijels qui ne servaient à personne : l.i l'opti-
leiice s'était é|)uiséeà encombrer de meubles un délicieux séjour où
la nature étonnée cherchait en vain c ' l'i voulait l'art.
% LXV.
Celle pièce semblait n'être que la premièic '1 une longue enOlado
d'appartements qui conduisai: Dieu sait où ; 1 1 toutefois, dès I en-
trée, les meubles y étaient d'une exlrétne rich 'sse : des sophas si
l)réeieux, que c'était presque un péché de s'j asseoir ; des lapis d'un
travail si rare, qu'on se prenait à souhaiter de pouvoir glisser dessus
comme un poisson doré.
LXVI.
Le nègre, daignant à peine jeter un coup d'œil sur ce qui plon-
geait ses doux compagnons dans l'admiration, foulait sans scrupule
ces éloffos que leurs pieds craignaient presque de sniiiller, comme
si c'eût été la voie lactée avec toutes ses étoiles. l'^nlin. étendant la
majn vers un certain buffet, niché l.i dans ce coin que vous voyez...
ou si vous ne le voyez pas, ee n'est pas ma faute...
LXVIl.
Car je tiens àêlreclair... le nègre, dis-je, avant ouvert ce meuble,
en lira une quantité de vêtements propres à mettre sur le ihis du
musulman du plus haut parage. La variété n'y manquait p.'»;
mais bien qu'il eût de quoi choisir, il crut à propos d'iuilii|ue:° lui-
même le costume convenable aux chrétiens qu'il avait acheté.^.
LXVlll.
Celui qu'il assigna au plus igé et au plus corpulent des deux fui
d'abord un manteau candiote allant jiisqu au genou : puis un pania-
lon. non de ceux que l'on fait si étroits qu'ils sont loiijoiirs prèis ù
crever, mais d'une ampleur vraiment asiatique : un châle dont Ca-
chemire avait fourni le tissu, des pantoufles salran , un pnigiiard
riche et bien à la main, tout ce qui constitue un dandy turc.
LXIX.
Pendant que celui-là s'habillait. Baba, leur noir ami, leur fil en-
irevdir les immenses avantages .luxquels ils pourraient arriver, s'ils
voulaient seulement suivre la roule que la fortune .semblait leur
montrer clairement :il teriiiiiia en disant :« Qu'il ne devait pas leur
cacher combien ils amélioreraient leur sort s'ils voulaient eondes-
cenilre à la eirconcisinn.
LXX.
n Pour lui-même, il se réjouirait sincèrement de voir en eux de
vrais croyants, mais il n'en laissait pas moins la chose à leur choix »
L'aîné des deux captifs, fc remerciant de l'excessive bout'' qu'il
mollirait en leur laissant latlértsion de cette bagatelle " ne pouvait,
dit-il, exprimer toiiteson admiration. jrour les coutumes d'une nation
si bien policée. *."*
LXXI.
(I Pour son propre compte, il avait peu d'objections contre une
pratique aussi ancienne et aussi respectable ; et aprèsavoir sav.iuré
une légère collation pour laquelle il se sentait on appétit, il ne dou-
tait pas que quelques heures de réflexion ne lui fissent goûter par-
faileiiieet la chose. ■> — « Vraiment! s'écria vivement le jeune
homme : Que l'on me mette à mort ; qu'on me circoncise la tête!...
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOUD JîYRON.
207
LXXII.
« Qu'on me coupe mille lètes avant — Un momenl! reprit
l'autre, vouliez ne point m'inlerrompre : vous nie faites perdre le
fil (le mon discours. Monsieur!... couinio j'avais l'houneur de vous
le dire, aussitôt que j'aurai soupe, j'examinerai si votre proposition
est (elle que je puisse l'accepter; pourvu toutefois que votre exces-
sive bouté me laisse toujours mon libre arbitre. »
LXXIII.
Sur ce. Baba se tourna vers don Juan, et dit : n Ayez la bonté de
vous habiller. » Kt il lui montrait un costume qu'une princesse eût
été charmée de revêtir; mais ne se sentant pas en luimeur de mas-
carade, Juan resta muet; de la pointe de son pied chrétien il re-
poussa légèrement ces chitTons, et le vieux nègre ayant ajouté :
« Dépêchez-vous : » il répliqua : « Mon vieux monsieur, je ne suis
point une dame.
LXXIV.
— J'ignore ce que vous êtes et ne m'en soucie point, reprit Baba;
mais veuillez faire ce que je vous dis : je n'ai ni temps ni paroles à
perdre. — Au moins, dit Juan, je puis vous demander le motif de
ce bizarre déguisement? — Réprimez cette curiosité, dit Baba : tout
s'expliquera sans doute en temps et lieu ; je ne suis pas autorisé à
vous en dire plus.
LXXV.
— En ce cas, si j'y consens, s'écria encore le jeune homme, je
veux bien que — Arrêtez! reprit le nègre, pas de menace! cette
fierté est bonne, mais elle ])onrrait aller trop loin, et vous vous aper-
cevriez que nous sommes peu disposés Ji la plaisanterie. — Comment
donc, monsieur! sera-t-il dit que par mon costume j'ai changé de
sexe? — Eh bien ! répliqua Baba eu montrant les vêtements étendus
par terre : poussez-moi à bout et j'appellerai des gens qui ne vous
laisseront plus de sexe du tout.
LXXVI.
« Je vous offre un fort joli costume ; un costume de femme il est
vrai ; mais enfin il y a un motif pour que vous le preniez. — Eh
quoi ! bien que mon àme tout entièie se révolte contre cet attirail
féminin?... » Puis après un moment de silence et tout en jurant
entre ses dents il s'écriait encore : « Que diable voulez-vous que je
fasse de celte maudite gaze? "C'est ainsi que sa bouche profane dé-
signait la plus merveilleuse dentelle qui ait jamais paré le frotit
d'une mariée.
LXXVII.
Ensuite, il jura encore; puis tout en soupirant, il passa un pan-
talon de soie couleur de chair; puis on lui mit une ceinture virgi-
.•)j/e retenant les plis légers d'une chemise aussi blanche que du
lait; maiseumetlant son jupon, iltrébucha, ce qui, ir/iic/i... comme
nous disons... ou ivhi/k comme disent les Ecossais (et la rime, plus
impérieuse que les rois, m'oblige h e^nployer cette dernière forme)...
LXXVIII.
Ce qui {vliilk ou >r/iir/i , comme il vous plaira) provenaitde son
peu d'habitude autant que de sa maladresse. Pourtant, après bien
du temps perdu, il parvint enfin à compléter sa toilette : il est vrai
que le nègre Baba lui prêtait la main de temps à autre, quand une
malencontreuse pièce de vêtement ne voulait pas aller. Enfin, ayant
passé les deux bras dans les manches d'une robe, il s'arrêta pour
s'examiner des pieds à la tète.
LXXIX.
U restait encore une difficulté... ses cheveux n'étaient pas assez
longs; mais Baba trouva dans larmoire une telle abondance de
fausses tresses que bientôt sa tête, que l'ennuquc lui fil d aburd
peigner et parfumer d huile fut complélei:-'.ent garnie selon la mode
actuelle du pays. Le tout fut orné de pierreries, pour correspondre
à l'ensemble de la toilette.
LXXX.
Alors, son équipage féminin se trouvant ,a.Uj grand complet, avec
l'aide des ciseaux, du fard et des pinces "a épiler, il offiit sons
presque tous les rapports 1 aspect, 4uf1e jeune viei'ge, et Baba s'é-
cria en souriant: «Vous voyez Ifiiè la transformation est complète;
et maintenant, vous allez me suivre, nics-;ieurs... je veux dii'e, ma-
dame. » Sur ces mots il frappa deux fois des mains, et en un ^lin
d œil (|uatre noirs furent devant lui.
LXXXF.
; "N'eus, monsieur, reprit Baba, en faisant signe au pins Agé des
C |itifs, vous daignerez vous mettre à table avec ces quatre braves
.inp. Lacoo
gens; mais vous, digne nonne chrétienne, vous allez me suivre.
Point de plaisanterie, monsieur! quand je dis une chose, il faut
qu'elle se fasse à l'Instant. Que craignez-vous! croyez-vous être
dans le ro|iaire d'un lion? Vous èles dans un palais où le vrai sage
prend un avant-goût du paradis du prophète.
LXXXII.
« Pauvre fou ! personne ici ne vous veut du mal, je vous le ré-
pète.— Tant mieux pour ceux que je rencontrerai, dit Juan; autre-
ment, ils sentiront le poids de mon bras, lequel n'est point encore
si léger que vous pourriez le penser. Je vous obéis jus(|ue-li ; mais
j'aïu'ais bientôt rompu le charme, si quelqu'un s'avisait de me pren-
dre pour ce que je parais être. J'espère, dans l'intérêt de tout le
monde, que ce déguisement ne donnera lieu à aucune méprise.
LXXXIH.
— Mauvaise tètel venez et vousverrez, «conclut Baba. Cependant
don Juan se tourna encore vers son camarade, qui, bien qu'un peu
chagrin, ne pouvait s'empêcher de sourire de cette métanmrphose :
« Adieu, s'écrièrent-ils à la fois ; ce pays semble fertile en aventures
neuves et bizarres: l'un se fait à moitié musulman, l'autre se
change en fille, par la puissance non invoquée de ce vieux magi-
cien noir.
LXXXIV.
— Adieu, répéta Juan ; si nous ne devons plus nous rencontrer,
je vous souhaite un bon appétit. — Adieu ! répliqua l'autre; quelque
pénible que me soit celte séparation, quand nous nous reverrons,
nous aurons bien des chosesà nous raconter:ledeslingonfle la voile,
force nous est de voguer. Conservez votre honneur, bien (|u'Eve
elle-même ait succombé. — Soyez tranquille, s'écria la vierge suppo-
sée, le sultan lui-même ne m'enlèvera pas, à moins que Sa Hau-
lesse ne me promette mariage.»
LXXXV.
Sur ces mots ils se séparèrent, chacun sortant par une porte dif-
férente. Baba conduisit Juan de chambre en chamlu'C. par des ga-
leries resplendissantes et pavées de marbre, jusqu'à un poitail gi-
gantesque qui élevait de loin dans l'ombre sa masse hardie el
colossale. L'air était embaumé; on eût dit qu'ils approchaient d'un
sanctuaire; car tout était vaste, calme, odorant et divin.
LXXXVI.
La jiorte gigantesque était large, élevée et brillante : elle élnit de
bronze doré el ciselée curieusement : on y voyait des gueri'iers
combattre avec furie ; ici le vainqueur s'aNance avec fierté; là le
vaincu git sur le sol; plus loin des captifs, les yeux baissés, suivenl
le char triomphal, et l'on voit à I horizon des escadrons en déroule ;
ce travail paraît plus ancien que l'époque où la race impéiiale, trans-
plantée de Rome, périt avec le dernier Constantin.
LXXXVII.
Ce portail massif s'élevait à l'extrémité d'une salle immense : de
chaque côté élait assis un nain, des plus petits qu'on puisse iiiiagi-
ner; ces hideux diablotins semblaient être là pour faire ressortir
par un contraste ridicule l'orgueil quasi-pyramidal de l'énorme
porte. Le monument déployaildans toutes ses parties une telle splen-
deur que l'on apercevait à peine ces infimes créatures...
LXXXVIII.
Si ce n'est au moment de marcher sur elles; et alors on reculait
d'horreur devant l'étonnante laidyur de ces deux diminutifs
d'hommes dont la couleur n'était ni le noir, ni le blanc, ni le gris,
mais un insolite mélange que la plume ne saurait décrire, bien que
peut-être le pinceau puisse I imiter. Ces pvgmées difl'ormes étaient
en outre souids el muets. . monstres achetés à un prix nKuisIrueux.
LXXXIX.
Comme ils étaient vigoureux, tout cliétifs qu'ils semblaient, et
faisaient parfois des travaux de force, ils avaient pour fonctions
d'ouvrir cette porte, ce qui d'ailleurs leur était facile, car les gonds
en étaient aussi doux que les ers de Rogers Ils avaient encore mis-
sion, par ci piir-là, selon la coutume de l'Orient, de faire avec la
corde d'un arc une cravate pour quelque pacha rebelle : car ce sont
en général des muets à qui l'on donne cet office.
XC.
Us parlaient par signes... c'est-à-dire qu'ils ne paii.ijonl pas du
tout. — Pai'eils à deux incubes, leurs yeux é'^nrelènoit quand
Baba, en jouant des doigts, leur fit cor/ft^'cndj-A ([u'il fallait ouv.-ir
les battants de la porte. Juan éprouva u,;,' moment dellVoi quand il
208
LES VEILLEES LITTÉRAIRES ILLDSTRfiRS.
vil ces Hciix pfilils lioninics diriRcr sur lui leurs ycu\ de serpent ir-
rité : on eût dit i|u<< leurs regards enipuisonnaicnt, fascinaient.
XCI.
Aviinl d'i-nlrer. Halia s'arr(*ta pour donner h Juan . comme son
(luidc. iiut:li|ucs Ir^fçcrs a\ls : « Si mus pouviez, lui dil-il , ailonrir
un peu la majesté de vnlri' démarclie inasculinc, tout n'eu serait
qui' mieux ; vous devriez aussi (nuouiue ce ne soit pas prnndrlioso)
vous lialanrer un peu moins de droite et de gauche, ce qui pro-
duit parfois un oITeidcs plus bizarres... enl'in vous pourriez prendre
un air un peu plus modeste.
XCII.
n Ce serait chose prudente ; car ces muets ont des jeux perçants
comme des aiguilles et
capables de pi'nétrer à
travers vos jupons. S'ils
venaient à découvrir vo-
ire déguisement , vous
savez que le Bosphore
n'est pas loin et qu'il
est assez profond ; et il
fioiirrait advenir qu'avant
e lever de l'aurore, vous
et moi nous arrivassions
dans la mer de Marmara,
sans bateau et cousus
dans des sacs , mode de
naviguer dont ou ne se
f.iit pas faute ici dans
l'occasion. »
XCIH.
Après cet encourage-
ment, il l'introduisit dans
une |iièce plus magnifi-
que encore que la précé-
deiilc; les objets somp-
tueux y étaient entassés
dans une telle confusion,
que l'œil . ébloui par I é-
clat jaillissant de toutes
parts, n'y pouvait démê-
ler au.'un objet distinct :
c'était une masse étin-
celante de pierreries d'or
et de joyaux dont on
semblait avoir fait litière.
XCIV.
La richesse avait fait
des miracles... le goût
peu de chose. C'est ce
uui arrive dans les palais
de rOrieni, et même dans
les séjours plus modestes
des monarques occiden-
taux ; j'en ai vu six ou
sept, et je puis dire que,
si l'or et les diamants n'y
jettent pas grand lustre,
f- y trouve d'ailleurs
biendes choses à repren-
dre ; des groupes de
mauvaises statues, des ta-
bles, des fauteuils, des
tableaux dont la crili-
(pie demanderait trop de
temps. I
XCV.
Dans ce salon impérial, à demi couchée sous un dais, dans toute
la sécurité d'une reme, reposait une dame. Baba s'arrèla et, s'age-
nouillant. fit signe à Juan qui, bien que peu haliilué h prier, fléchit |
inslinclivcmcnl le genou, se demamlaiil à part lui ce cpic lout cela
signiliait. Cependant Daba testa incliné et courbant la tète jusqu'à
la tin du cérémonial. i
XCVI.
Alors la dame, se levant de l'.iir d'une Vénus qui sort des flols, fixa i
pur eux. avec la vivacité d'une gazelle, deux yeux dont l'amoureux !
éclat écli(,'.sa celui de toutes les pierreries qui l'entouraient: puis
levant un brs; aussi blanc que les r.ayons de la lune, elle lit un
si'riie à Baba : ccl "'■<■' ''•>'->i d'abord la "frange de sa robe de pour
Nous sommes des captifs échappés du sérail.
XCVII.
Son aspect était aussi imposant que la pompe qui l'entourait ; elle
avait ce genre d'irrésistible beauté que nulle description ne peut
rendre. J'aime mieux laisser h votre imagination le soin de ti'cn
former lidée (iiic de l'afTaiblir par tout ce que je pourrais dire de
ses formes cl (le ses traits : tous seriez frappé d'aveuglement, si je
pouvais faire ressortir chaque détail ; c'est donc fort lieureusemeal,
et pour vous et pour m i. que l'expression me manque.
XCVIII.
J'ajouterai cependant qu'elle avait atteint l'âge mùr, pouvant être
dans son vingt -sixième
printemps ; mais il est
des beautés auxipielles
le temps .s'abstient de
loucher, détournant sa
faulx sur de vulgaires
objets ; telle fui Marie ,
reine d'i^cosse. il esl
vrai que les larmes et les
passions sont destructri-
ces : la douleur qui mine
sourdement prive la ma-
gicienne de ses pouvoirs
magiques ; néanmoins il
est des femmes qui ne de-
■•• viennent jamais laides :
exemple, Ninon.
XCIX.
Elle adressa quelques
mots à ses suivantes,
3ui formaient un chœur
e dix ou douze jeunes
filles, toutes velues com-
me don Juan, à qui Baba
avait donné leur unifor-
me. On les eût prises
pour une troupe de nym-
phes, et elles auraient nu
traiter de cousines les
compagnes de Diane , du
moins quant à l'exté-
rieur ; au-delà , je ne
voudrais rien garantir.
G.
Elles firent la révéren-
ce et se retirèrent, mais
non par la porte qui s'é-
tait ouverte pour Baba el
pour Juan. Celui-ci se
tenait immobile à (|uel-
. que distance, admirant
tout ce qu'il voyait dans
cet étrange salon ; et cer-
tes les choses étaient bien
faites pour lui inspirer la
surprise et l'admiration,
sentiments qui vont tou-
jours de compagnie. El
je dois faire observer ici
que iiimais je n'ai com-
pris la grande félicité du
nil adinirari.
« Ne rien admirer est le seul secret qui puisse rendre les hommes
heureux ou le* conserver tels, » voilà comment cette maxime a été
exprimée, sans vaines Heurs de rhélorique, par Horace d'abord, puis
par son traducteur, Creeeh, el enfin par Pope empruntant les paroles
de Cieecli pour les adresser à Murray, son protecteur. Mais si per-
sonne n'avail rien admiré. Pope et Horace auraient-ils chante?
Cil.
Quand toutes ces demoiselles furent sorties. Baba fit signe h Juan
d'approcher, et lui dit de s'agenouiller une seconde fois et de baiser
le pied de là dame. A cet ordre répété, notre héros indigné se leva
si'riie à Baba : cclii'-<"i 'i-'i-'i «l'abord la frange de sa robe de pour de toutesa hauteur el dit : « Qu'il en était bien fiché, mais <1"''' "e
[ire; puis il lui parW lût' "i^ en montrant du doigt Juan resté un , baiserait jamais de chaussure, à moins que ce »o fut celle >4u
lieu en arrière. ' I pape.» T
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
209
CIIL
Baba, ne pouvant supporter cette ficilé déplacée, lui fit de vertes
remontrances; il le menaça même (mais tout bas) du fatal lacet...
Tout fut inutile : Juan n'était pas homme à s'humilier, même devant
l'épouse de Mahomet. Il n'y a rien au monde d'aussi puissant que
l'éliquetle, dans les appartements royaux ou impériaux, de même
qu'aux courses ou aux bals de province.
CIV.
Juan restait immobile comme Atlas; un monde de paroles reten-
tissait à ses oreilles, et néanmoins il refusait de plier ; il sentait bouil-
lir dans ses veinesle sang
de tous ses aieux castil-
lans ; et plutôt que de
condescendre à déshono- . _
rer sa race, il eût préféré
sentir mille glaives lui ar- ^^^
radier mille fois la vie.
Enfin voyant qu'il était
inutile d'insister à l'égard
du pied. Baba lui proposa
de baiser la main de la
dame.
CV.
C'était là un honorable
compromis , un lieu mi-
toyen de trêve diplomati-
que, où l'on pouvait s'a-
boucher sur un pied de
paix. Juan déclara qu'il
était prêt à donner toutes
les marques convenables
de respect , ajoutant que
celle-ci était la plus usi-
tée et la meilleure ; car
dans tout le Midi la cou-
tume fait encore un de-
voir aux cavaliers de bai-
ser la main des dames.
CVL
Il s'avança donc, quoi-
que d'assez mauvaise grâ-
ce ; et pourtant jamais
lèvres ne laissèrent leur
impression passagère sur
des doigts plus aristocra-
tiques et plus beaux. La
bouche ne se détache
d'une telle main qu'à re-
gret; et au lieu d'un bai-
ser, elle voudrait en im-
primer deux, comme vous
pourrez vous en convain-
cre, si la beauté que vous
aimez permet que sa main
vienne en contact avec
votre bouche. Que dis -
je! il suffit souvent de la
main d'une belle étran-
gère pour ébranler une
constance de douze mois.
Les Turcs faisaient feu comme des diables
CVII.
La dame examina don
Juan de la tète aux pieds ; puis elle dit à Baba de sortir, ordre que
ce dernier exécuta dans le vrai style , en homme habitué à la re-
traite. Enlendant les choses à demi-mot et les prenant toutes du
bon côté, il dit tout bas à don Juan de ne s'eO'rayer de rien, lui
adressa un mystérieux sourire, et prit congé, de l'air content d'un
homme qui vient de faire une bonne action.
CVllI.
Dès qu'il eut disparu, ce fut un changement soudain. Je ne sais
quelles étaient les pensées de la dame, mais une émotion étrange
rayonna sur son front : le sang , montant à sa joue transparente,
la colora d'un rouge éclatant comme celui des nuages de rextrèine
horizon par un couchant d'été ; dans ses grands yeux se peignit un
mélange d'orgueil et de volupté.
CIX.
Ses formes avaient toute la molle élégance de son sexe; ses
PARts. — Imp. LAcouaet C", rue Soufflol, i6.
traits, toute la douceur de ceux du démon, quand il revêtit la forme
d'un chérubin pour tenter Eve, et nous frayer (Dieu sait comment)
la route du mal. L'œil ne pouvait pas plus reprendre de taches dans
sa beauté que dam le disque même du soleil ; et pourtant on y sen-
tait l'absence d'un je ne sais quoi : elle semblait ordonner plutôt
qu'accorder.
ex.
Quelque chose d'impérial ou d'impérieux jetait pour ainsi dire
une chaîne autour d'elle : c'est-à-dire qu'à son approche vous sen-
tiez comme une chaîne peser sur votre cou. Or, pour peu que se
montre le despotisme, le bonheur le plus enivrant semble une souf-
france. Notre âme au moins est libre ; en vain nous voudrions con-
tre son gré faire obéir les
sens l'esprit finit par
prévaloir.
- CXI.
Son sourire même, si
'^- ^5^ doux qu'il fiit, était plein
de hauteur : sa tète saluait
sans s'incliner; une vo-
lonté tyrannique perçait
jusque dans ses petits
pieds; on eût dit qu'ils
avaient la conscience de
son rang et qu'ils étaient
habitués à marcher sur
des têtes prosternées. En-
fin pour compléter sa ma-
jesté, un poignard (c'est
la coutume nationale )
brillait à sa ceinture et an-
nonçait en elle l'épouse
du sultan (et non la mien-
ne, grâce au ciel)!
CXII.
« Entendre et obéir, »
telle avait été depuis son
berceau la loi de tout ce
qui l'entourait; satisfaire
toutes ses fantaisies, ré-
pandre autour d'elle la
joie et la gaité. telle avait
été l'occupation de ses es-
claves, et sa volonté était
qu'il en fût ainsi. Sa nais-
sance était illustre , sa
beauté à peine terrestre:
jugez alors si ses capri-
ces devaient connaître un
terme ; si elle eût été
chrétienne , je crois que
le mouvement perpétuel
serait enfin trouvé.
CXIII.
Tout ce qu'elle voyait
et désirait , on le lui of-
frait ; ce qu'elle ne voyait
pas , mais dont elle sup-
posait l'existence , on le
cherchait avec soin , et
quand on l'avait trouvé,
on l'achetait à tout prix.
11 n'y avait point de ter-
me à ses emplettes ni aux embarras que causaient ses caprices;
néanmoins il y avait tant de grâce dans sa tyrannie , que les fem-
mes lui pardonnaient tout, excepté son visage.
CXIV.
Juan , le dernier de ses caprices , avait attiré ses regards tandis
qu'il se rendait au marché. Elle avait aussitôt donné ordre de l'a-
cheter , et Baba , qu'on trouvait toujours prêt quand il s'agissait de
faire le mai, était l'homme qu'il fallait pour ces sortes de iransac-
lions : la dame manquait de prudence, mais lui en avait pour deux ;
c'est ce qui explique le déguisement accepté par Juan avec tant de
répugnance.
cxv.
Sa jeunesse et sa beauté favorisèrent la ruse; et si vous me de-
mandez comment l'épouse d'un sultan pouvait hasarder ou méditer
des fantaisies ausn étranges, je laisserai la chose à la décision des
14
210
LF.S VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
millnncs. Loji cmpcroiirs ne sont que des maris aux yeux de leurs
feininci, cl les rois ou les (|uasi-roi8 sont souvent inystiliùs.
CXVI.
Mais rcvrnnns nu point principal. Considérant tous les nbrîlarics
rouinic vaiiinis, elli- erul ninnlrcr l)oauro>ipdc condesccndanre en-
vers rcl esclave, dnvenu enfin sa pr()prii''tù , lorsque, sans plus de
préface, elle abaissa sur lui ses yeux hleus où se rnnrondaii'tit la
passion et Tempire, cl se conlenla de lui dire : •( ("lirflien , sais-tu
aimerTns'imaginantque ce peu de mots suffiraient pour l'émouvoir.
ex VIL
El cela eût suffi vérilnblement , en temps et lieu convenables;
mais Juun, Unie encore pleine d'Ilaïiléc et de son île, cl de ses doux
trails ionicFLs, sentit le san^; chaleureux qui colorait son visage le-
fluer jiis(|uà son cn-ur, en comprimer les inouvemcnis, et laisser sur
ses icuics la pAleur de la neige. Ces paroles le percèrent jusFpi'au
fond de l'Ame comme des lances arabes, si bien qu'il ne répondit
mol, mais fondit en larmes.
CXVIII.
Flic fui vivement choquée, non de voir pleurer, car les femmes
en usent ;\ volonlé ; mais à voir pleurer de.s hommes, il y a quelque
chose de pénible et de poignant ; les larmes d'une femme attendris-
sent, celles d'un homme brûlent prestjue comme du plomb foiulii ;
on dirait que pour les lui arracher, on lui enfonce un dard dans le
cœur : en un mot, c'est Ui un soulagement, ici une torlurc.
CXIX.
Elle eût voulu le consoler, mais comment : n'ayant point d'é.çaux,
rien qui jusque-là eût éveillé sa syt)ipalhic, et n'ayant jamais même
songe ù supporter le moindre chagrin sérieux, sauf que^Hi'Cs peliîs
soucis boudeurs qui parfois obscurcissaient son front, elle s élonnail
i|ue si près do ses yeux d'autres yeux pussent pleurer.
CXX.
Mais la nalnre donne plus de tact que la grandeur n'en peut étouf-
fer, et quand une sensation forte, même inconnue, vient 1 émouvoir,
lecœurféniinin olTre un 8m| favorable à la tendresse. Quelle que soit
leur nalion, comme la Snniarilaine, elles versent l'huile et le vin
sur nos blessures. C'est ainsi que Gulbeyaz, sans savoir pourquoi,
sentit ses yeux sburaecter d'une étrange moiteur.
CXXI.
Mais, comme lonle chose, les larmes ont une fin. Poussé à un sou-
dain accès de douleur par le ton inipéi-alif avec lequel on osait lui
demander s'il savait aimer, Juan rappela bientôt la fermeté dans ses
regards, où cette faiblesse qu'il se reprochait avait mis un nouvel
éclal; et bien que sensible à la beauté, il se trouva plus accessible
encore au chagrin de ne pas être libre.
CXXII.
Pour la première fois de sa vie, Gulbeyaz se trouva f irt embar-
rassée, car elle n'avait jamais entendu autour d'elle que des prières
et des flatteries; et comme d'ailleurs elle risquait sa vie pour se pro-
curer nn confortable lèle-à-lèle iivec un jeune novice en amour,
perdre le temps était pour elle un vrai martyre; et déjà il s'était
écoulé près d'un ([uart d'heure.
CXXIII.
Je profilerai de cette occasion pour indiquer aux amateurs le temps
pié:is qu'on accorde en pareil cas... à savoir dans les pays méri-
dionaux. Clioz nous, on accorde plus de laliludc; mais ici le plus
court délai forme? un grand crime; ainsi rappelez-vous que 1 ex-
trême indulgence vous donne juste dix minutes pour déclarer votre
llamuie... une seconde de plus vous perdrait de réputation.
CXXIV.
Celle de Juan était bonne, et il eût pu li rendre meilleure encore,
s'il n'a\ail eu son lla'idée en têle : chose étrange peut être, il ne
l'avait point encore oubliée, ce qui le faisait paraître excessivement
mal élevé. Gulbeyaz, qui le regardait comme son débiteur pour la
Seine qu'elle avait prise de le faire conduire dans son palais, rougit
"abord jusqu'au blanc des yeux, puis devint d'une pâleur mortelle,
puis elle reprit ses premières couleurs.
cxxv.
Knfin, d'un air toul-h-fail impérial, elle posa sa main sur colle du
jeune humme, cl fixant sur lui des yeux qui pour persuader n'a-
vaient pa.s besoin duo empire, elle chercha dans ses re:.'ards un
amour qu'elle n'y trouva pas ; son front se rembrunit, mais sa bou-
che n'nriicula point un reproche, dernière ressource qu'accepte !;•
fierté dune femme : elle se leva, el après un moment de chaste hé
sitalion, elle se jeta sur son sein en se pressant contre lui.
CXXVI.
C'était une périlleuse épreuve, cl Juan le sentit ; mais il était oui-
ra.«sé par la douleur, la colère cl l'orgueil. Il se dégagea doucement
des bras d'albAlrc qui l'entouraient, el fil as.'ieoir à Coté de lui la
<lame presque évanouie. Alors se relevant avec fierté, il promena ses
regards autour de l'apparlemenl , puis les repartant froidement sur
(iulbeyaz : « L'aigle caplif. ilil-il, n'accepie pas de compagne ; cl moi
je ne servirai pas les caprices sensuels d'une sultane.
CXXVII.
« Tu me demandes si je sais aimer ! Juge combien j'ai dû aimer...
puisque je ne l'aime pas. Sous cet ignoble Iravcslissemenl, la que-
nouille, la navette et les fuseaux peuvent seuls me convenir : l'a-
mour est fait pour lesélres libres! I,a sidcndeurde ce palais ne m'é-
blouit pas : quelque soit Ion pouvoir, apprends qu'autour d'un Irûne
les lêlcs s'inclinent, les genoux néchissenl. les yeux veillent, les
mains obéissent... les cœurs restent indépendants. »
CXXVIII.
Vérité vulgaire pour nous, mais non pour celle femme qui n'avait
jamais rien entendu de pareil; elle^uityinail igiic le moindre de
ses conimandemenls devait être accd^ptucc transport, la terre n'é-
tant faite que pour les rois et les rcTncs. Si le cœur cBl placé à gau-
che ou h droite, elle le savait à puine, tant est grande la pcrfeeiion
àlAuellela légitimité condu^t>^ croyants héréditaires, élevésdans
la'^kscicnce àe leurs dmjle royaux sur les hommes.
CXXIX.
D'ailleurs, nous l'avons dit, elle était si belle que, même dans «ne
condition beaucoup plus humble, elle eût p.i partout créer nn roi
ou faire des rebelles; cl jiuis il est à présumer qu'elle comptait un
peu sur SOS charmes, car de pareils moyens de succès ne soni guère
mis en oubli par (jé)Ies oui les possèdent ! Klle estimait que sa beauté
lui donnait nn .Rouble Qroil divin, opinion que je partage à moitié.
» CXX.
0 vous qui, dans votre jeunesse, avez eu à défendre votre chasteté
contre les attaques désespérées d'une douairière amoureuse, el qui,
aux jours caniculaires, l'avez blessée par vos refus, rnpfielez-vous,
ou, si vous ne le pouvez, imaginez-vous sa rage; ou bien remeliei-
vous en mémoire tout ce que l'on a écrit ou chanté sur ce sujet; el
puis supposez dans le même cas une beauté jeune et accomplie.
CXXXI.
Siippo.seï... mais vous avez déjà supposé l'épouse de Puliphar,
Phèdre eltous les beaux exemples que l'histoire nous olTre dans ce
genre : quel dommage qu'ils soient ^pcu nombreux ceux que les
poêles et les précepteurs client pour votre instruction, ô jeunesse
de l'Kurope! Mais quand vous aurez évoqué ces rares souvenire ,
vous n'aurez point encore une idée de la fureur de Gulbeyaz.
CXXXII.
Une ligrcssc à qui l'on dérobe ses petits, une lionne, ou toule
autre intéressante bête de proie. s'olTrent nalurellement comme
points de comparaison , s'il s'agit de peindre la désolation des
dames quand elles n'en peuveni faire à leur tête; mais quoique je
ne puisse mécontentera moins, ces similitudes n'expiiment pas la
moitié de ce que je voudrais dire : qu'esl-ce en effet que le chagrin
de se voir enlever un ou plusieurs enfants, auprès de la douleur de
perdre toute espérance d'en avoir.
CXXXIII.
L'amour de la progéniture est une loi naturelle, depuis la pan-
llièrc el ses petits jusqu'à la cane et ses canards : rien n'aiguise leur
bec ou leurs griffes comme une invasion parmi leurs nourrissons et
leur couvée; el quiconque a vu une ntt»\v<>ry anglaise, sait combien
les mères se complaisent aux cris et aux rires de leurs enfants; el
par la force de IcOel, on peut juger de I énergie de la cause. '
CXXXIV.
Si je vous disais que des éclairs jaillissaient des yeux de Gulbeyaz,
ce serait ne rien dire ; car ces éclairs éiaient perpétuels. Si je disais
que ses joues se couvrirent des teintes les plus vives, je ferais torl
an teinturier, 'ant l'expression de sa passion était étrange. Jama:s
uisqu à ce jour un seui de ses désirs u avait clé contrarié; vous
même qui savez ce que c'est qu'une femme contrecarrée (el Dieu
ŒUVRES COM PLIATES DE LORD BYRON.
211
sail combien peu l'ifjnorent), vous ni; saui-iez vous faire une idée de
celle-ci.
cxxxv.
Sa fui'eur ne dura qu'une minute, et ce fut fort heureux... un
moment de plus l'eût tuée ; niaises peu d instants suffit pour dévoi-
ler l'enfer. Rien de plus sublime qu'un courroux énergique, horri-
ble à voir, mais grandiose à décrire, pareil à l'Océan qui assiège une
île ceinte de rochers; les passions profondes qui llamboyaient dans
toute sa personne en faisaient une tempête incarnée.
CXXXVI.
Parler de sa rage comme de ces fureurs qu'on voit tous les jours,
ce serait comparer un orage vulgaire à une trombe. Et cependant
elle ne se sentit pas le besoin de prendre la lune comme le bouillant
Hotspur, dans notre immortel Shakespeare; sa colère prit un essor
moins élevé, peut-être à cause de la douceur de son sexe et de son
âge... d'abord elle eiît volontiers crié comme le roi Lear : « Tue,
tue, tue! » Mais bientôt sa soif de sang s'éteignit dans les larmes.
CXXXVII.
Le tout éclata comme un orage et passa de même... et sans pa-
roles... à la vérité elle était horsdélat de parler. Enfin, elle éprouva
la honte naturelle à son sexe, sentiment qui avait été jusque-là très
faible en son cœur, mais qui alors sépanclia libre nent comme l'eau
par une soudaine issue; car elle se sentait humiliée, et aux personnes
de son rang l'huuiilialion est q.uelquefois profitable.
CXXXVIH.
L'humiliation leur enseigne qu'e\Je» sont de chairet de sang; elle
leur fait comprendre tout doucement que les autres, quoique d'ar-
gile, ne sont pas tout-à-fait de boue; que les urnes et les cruches
sont des sœurs également fragiles, œuvres du même art, bonnes ou
mauvaises, quoique n'étant pas nées des mêmes pères et mères. Elle
enseigne... Dieu seul sait tout ce qu'elle peut enseigner ; parfois ses
leçons corrigent, mais du moins elles frappent toujours.
CXXXIX.
Sa première pensée fut de couper la tète de don Juan ; la seconde,
de lui couper seulement... la coniinuaiion de son amitié; la troi-
sième, de lui demander ofi il avait été élevé; la -quatrième, de l'a-
mener à résipiscence par la raillerie ; la cinquième, d'a|ipeler ses
femmes pour se faire mettre au lit; la sixième, de se poignarder;
* la se|ilième, de faire donner le fouet à l'eunuque noir... Mais sa
grande ressource fut de se rasseoir et de pleurer comme de raison.
CXL.
Elle songea, dis-je, à se poignarder, mais il y avait un inconvé-
nient, c'est qu'elle avait le poignard sous la main ; car les corsets
orientaux ne sont pas rembourrés, de sorte qu'un poignard les tra-
verse pour peu que l'on frappe. Elle songea aussi à faire mourir
Juan ; mais le pauvre garçon ! bien qu'il le méritât pour sa froideur,
lui couper la tête n'était 'pas le plus sûr moyen d'arriver au but...
c'est-à-dire à son cœur.
CXLL
Juan fut ému : il avait pris son parti d'être empalé ou coupé en
morceaux pour servir de nourriture aux chiens, ou mis à mort avec
des tourments raffinés, ou jeté aux lions, ou donné en amorce aux
poissons; et il s'était héro'iquement résigné à tout cela plutôt que
de pécher... à moins que ce ne fût de sa propre volonté ; mais toutes
ces grandes résolutions contre la mort se fondirent comme de la
neige devant les pleurs d'une femme.
CXLll.
De même que certain personnage de comédie sent son courage
lui glisser des mains, ainsi la vertu de Juan eut son reflux ; je ne
sais comment. D'abord il s'étonna de ses refus, puis il se demanda
si l'affaire pourrait encore s'arranger; ensuite il s'accusa de trop de
sauvagerie, comme un moine qui regrette son vœu, ou une femme
son serment, ce qui, généralement, aboutit à une légère infraction
aux deux promesses.
CXLIII.
11 se mit donc à balbutier quelques excuses; mais en pareil cas les
mots ne suffisent point, quand même vous auriez recours aux plus
doux chants des muses, au jargon fashionable des dandies ou à toutes
les métaphores dont Castlereagh fait abus. Au moment même où un
languissant sourire commençait à le flatter de l'espoir d'un pardon,
mais avant qu'il osât s'aventurer plus loin, ie vieux Baba entra un
peu brusquement.
CXLIV.
« Epouse du soleil et sœur de la lune 'ce fui ainsi qu'il s'ex-
prima) ! impératrice de la terre, qui, d'un seul froncement do vos
sourcils, troubleriez l'harmonie des sphères célestes, dont un seul
sourire fait danser de joie toutes les planètes, votre esclave vous ap-
porte un message... il espère n'être point entré trop tôt... un mes-
sage digne de votre sublime attention. Le soleil lui-même m'envoie
comme un de ses rayons vous annoncer qu'il vient en personne.
CXLV.
— Est-ce bien vrai? s'écria Gulbeyaz ; plùl au ciel qu'il voulût ne
point briller avant demain matin ! Mais dites à mes femmes de for-
mer la voie lactée. Allez, ma vieille comète; avertissez les étoiles.
Et toi, chrétien , mêle-toi parmi elles comme tu pourras, et si tu
veux que je te pardonne...» Ici elle fut interrompue par un murmure
confus, puis par une voix qui cria : « Le sultan I »
CXLVI.
D'abord vinrent les femmes respectueusement rangées à la file ,
puis les eunuques blancs et noirs de Sa Hautesse : le cortège pouvait
avoir un quart de mille de longueur. Sa majesté avait toujours la
politesse de faire annoncer ses visites longtemps à l'avance, surtout
le soir; car Gulbeyaz se trouvant la dernière des quatre épouses de
l'empereur, était, comme de raison, la favorite.
CXLVll.
Sa Ilautesse était un homme d'un port grave, enturbanné jus-
qu'au nez et barbu jusqu'aux yeux. Tiré d'une prison pour monter
sur le trône, il avait depuis peu succédé à son frère, élranglé; c'é-
tait, dans son genre, un aussi bon monarque que, ceux qui se trou-
vent mentionnés dans les histoires de Cantemir ou de Knollès, où
bien peu brillent, à l'exception de Soliman , la gloire de cette race.
CXLVIH.
Il se rendait en pompe à la mosquée et faisait ses prières avec une
exactitude plus qu'orientale; il abandonnait à ;on visir toutes les
affaires de l'Etat, et se montrait peu curieux de ce qui le regardait
comme roi. Je ne sais s'il avait quelques soucis domestiques... nul
procès n'attestait des discordes conjugales; quatre femmes et deux
fois cinq cents concubines, toutes invisibles, se gouvernaient avec
autant de calme qu'une seule reine chrétienne.
CXLIX.
Si quelque faux pas se faisait par-ci par-là, on n'entendait guère
parler de la criminelle et du crime; l'histoire ne passait que par une
seule bouche : le sac et la mer réglaient tout sans délai . et gar-
daient bien le secret. Le public n'en savait pas plus que n'en sait
ce papier : nul scandale ne faisait de la presse un tléau... La morale
s'en trouvait mieux, et les poissons n'en étaient pas plus mal.
CL.
Le sultan voyait de ses yeux que la lune est ronde, et tenait pour
également certain que la i^rre est carrée, car il avait fait un voyage
de cinquante milles et n'avait vu aucun indice qui lui prouvât
qu'elle est firculaire. De plus, son empire était sans limites; il est
vrai que la paix en était un peu troublée çà et là par des rébellions
de pachas ou les invasions des Giaours; mais les ennemis ne ve-
naient jamais jusqu'aux Sept-Tours...
CLI.
Si ce n'est dans la personne de leurs ambassadeurs, qu'on y lo-
geait dès que la guerre éclatait, conformément au véritable droit
des gens, qui ne saurait vouloir que ces misérables, n'ayant jamais
tenu une épée dans leurs sales mains diplomatiques, pussent exha-
ler leur fiel, semei' les discordes et arranger tranquillement leurs
mensonges, affublés du nom de dépêches, sans courir même le ris-
que de voir roussir un de leurs favoris noircis à l'encre.
CLII.
Il avait cinipiante filles et quatre douzaines de fi's ; quant aux
premières, dès qu'elles élaient grandes, on les confinait dans un pa-
lais où elles vivaient comme des nonnes, jusqu'à ce qu'un pacha,
envoyé en mission, épousât celle dont le tour était venu, bien que
parfois elle n'eût pas plus de six ans... La chose peut paraître bi-
zarre, mais elle est vraie; la raison en est que le pacha est tenu de
faire un cadeau à son beau -père.
CLIll.
Les fils étaient retenus en prison, jusqu'à ce qu'ils fussent d'âge
à ceindre le lacet ou le diadème... les deslins seuls savaient lequel
des deux ; en attendant, on leur donnait une éducation toute prin-
cière, comme lour conduite l'a toujours prouvé, si bien que l'héritier
présomptif était également digne de la potence et du trône.
212
LKS VEILLÉES LITTfiHAIRES ILLUSTRÉES.
CUV.
Sa Mnjpsli5 s.iluasa quatrième ëpoiisc avec tout le cérf^monial de
son rang : celle ci éclaiicil fcs jeux brillants et se fil nu front riant,
coinino il convient à une femme qui vient de jouer un tour à son
mari. ICn pareil cas, on est tenue de paraître di>ulilement attacliéc à
la fui roiijupalc, pour sauver le crédit d'um- banque en faillite-,
aiiriiti époux ne reçoit un accueil aussi cordial que celui qui vient
d'être mis au rang des bienheureux.
CLV.
Sa llautcsso, promenant autour d'elle ses grands yeux noirs, et,
selon son babiluuc, les arrêtant sur cbaque jeune fille, aperçut parmi
elles notre héro déguisé, ce (lui ne lui caui^a ni surprise ni mécon-
tenleinent ; mais s'ailrcssant d'un air calme et posé a Gulbcyaz qui
sefTorçait de eomprimer un soupir : «Je vois, dit-il, que vous avez
acheté'cncorc une esclave ; c'est dommage qu'une simple chretieone
puisse être aussi jolie. »
CLVI.
Ce compliment, qui attira tous les yeux sur la nouvelle emplette
de Daba. la lit roupir et trembler. Ses compagnes, de leur côté, se
crurent perdues. 0 Mahomet ! Sa Majesté pouvait-elle faire tantd"at-
teiilion à une Giaour, tandis qu'à peine un mot sorti des lèvres im-
périales avait été adressé à une d'elles 1 Ce fut une agitation, un
chuchotement général; mais l'étiqueile ne permettait point les ri-
canements.
CLVll.
I.es Turcs ont raison... du. moins en certains cas... d'enfermer
les femmes, parée que, malhèAeusemenl , dans ces climats dange-
reux, leur chasteté n'a point cette qualité astringente qui , dans le
Niiid , prévient un llberlinape précoce, et rend notre neige moins
pure que nos mœurs. I.e soleil, qui chaque année fait disparaître les
glaces du pùle, produit sur le vice un effet tout contraire.
GLVIII.
C'est pourquoi les Orientaux sont extrêmement rigides. Chez eux
mariage et cadenas sont synonymes, avec cette dilVérence que le
premier, une fois crocheté, ne peut plus Aire remis dans son pre-
mier état, gâté qu'il est comme une pièce de bordeaux entamée.
Mais la faille en est à leur polygamie : pourquoi aussi ne pas sou-
der pour la vie deux 4mes vertueuses pour en composer ce Cen-
taure moral appelé mari et femme?
CLIX.
Ici s'arrête notre chronique; nous allons donc faire halle, non que
la matière nous manque ; mais , conformément aux anciennes règles
épiques, il est temps de cargucr les voiles et de metire nos rimes à
l'ancre. Pourvu que ce iMLuiuième chant obtienne le succès qu'il
mérite, le sixième atteindra au sublime, lin attendant, puisque Ho-
mère dort quelquefois, vous excuserez ma muse si elle prend un
petit somme.
CHANT VL
" Il est dans les affaires des hommes un instant où , profitant de
la m.yée montante {{)... » Vous savez le reste, et la i)lupart de nous
onl éprouvé parfois la vérité de cette observation; quoicpie bien
peu aient su saisir le moment avant qu'il fût passé sans retour.
Mais nul doute que tout ne soit pour le mieux... on peut s'en
convaincre en considérant la fin quand les choses sontau pire, c'est
alors qu'elles reprennent une meilleure face.
He même, il est dans les affaires des femmes un instant où, pro-
filant de la marée montante, on arrive... Dieu sait où : il faudrait
d habiles navigateurs pour indiquer exactement sur la carte tous
les courants de cette mer capricieuse : les rêveries de Jacob Uadinie
n'ont rien de comparable à ses tourbillons et à ses remous. Les
hommes avec leurs têtes réfléchissent h ceci et à cela, les femmes
avec leurs cœurs songent... Dieu sait à quoi !
m.
Ft néanmoins une femme impétueuse , opiniAtre , entière et en
inêiiie temps jeune , belle , intrépide , capable do risquer un trône,
un monde , l'univers entier pour être aimée h sa manière ; de ba-
(I) Shakespeare, Julu César, IV , S.
laver les étoiles du firmament plutôt que de n'être pas libre rommc
les vagues... une pareille femme sérail le diable (si toutefois il en
existe un), et pourtant elle ferait des milliers de Manichécii.s.
IV.
Trônes, mondes et cœtera, «ont si souvent bouleversés par l'nra-
bition la plus vulgaire, que si la passion se mêle de les mettre vns
dessus dessous, nous oublions volontiers, ou du moins nous par-
donnons ces écarts de l'amour. Si l'on a gardé quelque bon sou-
venir d'Antiiine. ce n'est pas h cause de ses conquêtes; mais Aclium
perdu pour les beaux yeux de Cléop&tre contrebalance toutes les
victoires de César.
V.
Il mourut à cinquante ans pour une reine de quarante . je 8iii.<
filché qu'ils n'aient pas eu quinze et vingt ans, car, à cet 4ge, les
richesses, les royaumes, les mondes, ne sont qu'un jeu Je nie
souviens du temps où, pour faire ma cour, quoique je n'eusse pas
beaucoui) de mondes à perdre, je donnais tout ce que j'avais... un
cœur : (lu train dont le monde allait, ce que je donnais valait un
monde , car des mondes entiers ne pourront jamais me rendre ces
purs sentiments disparus pour toujours.
VI.
C'était le denier de l'adolescenl, et peut-être, comme celui de la
veuve , il en sera tenu compte dans un autre monde, sinon dans
celui-ci ; mais que ces choses-là aienl ou non leur mérite, tous ceux
qui ont aimé ou qui aiment encorjc avoueront que la vie n'a rien
qu'on puisse leur comparer Dieu est l'amour, dit-on, et l'amour
est Dieu, ou du moins 11 retaillant que la face de la terre lût
ridée par les péchés et les larmes de... Consultez la chronologie.
Vil.
Nous avons laissé noire héros cl notre troisième héroïne dans
une position plus embarrassante qu'extraordinaire, car les hommes
risquent parfois leur peau pour ce funeste tentateur, une femme
délendue : les sultans abhorrent par trop cette sorte de péché, cl
ne s'accordent nullement avec le sage Romain , l'héroïque, stoîque
et sentencieux Caton, qui prêla sa femme à son ami Hortentius.
VIII.
Je sais que Gulbeyaz était très coupable ; je l'avoue, je le déplore,
je la condamne ; mais je déteste toute fiction, même dans la poésie,
et je dois dire la vérité, dût-on m'en blAmer. Sa raison étant faible
et ses passions violentes , elle pensa que le cœur de son époux (eût-
elle même le droit de le revendiquer tout entier) était à peine suf-
fisant pour elle; car il avait cinquante-cinq ans et quinze cents
concubines.
IX.
Je ne suis pas, comme Cassio (1) , un mathématicien, mais il ap-
pert de la théorie enseignée par les livres et résumée avec une pré-
cision féminine, qu'en faisant entrer en ligne de compte l'âge de
Sa llaiitessc, la belle sultane devait mourir d'inanition ; car si le
sultan était juste envers toutes ses amantes, elle ne pouvait récla-
(ner que la quinze-centième partie de ce qui doit être possédé en
monopole, un cœur.
X.
On observe que les femmes sont litigieuses , quant aux objets de
possession légale; les dévoles surtout , car à leurs yeux la trans-
gression est double. Elles nous assiègent de procès et de poursuites,
comme chaque session des tribunaux en fait foi , pour peu qu'elles
soupçonnent qu'une autre ait part dans un bien dx)nt la loi les fait
seules propriétaires.
XI.
Or, si pareille chose a lieu dans un paj'S chrétien, les païennes
aussi , avec moins de latitude, soul sujettes à prendre les choses de
haut, à se donner ce que les monarques appellent une atlitude im-
posante, et J» combattre de pied ferme pour leurs droits conjugaux,
quand leurs seigneurs et maris les traitent en ingrats; et quatre
femmes ayant nécessairement de quadruples droits, l'Euphrate a
ses scènes de jalousie aussi bien que la Tamise.
XII.
Gulbeyaz était la quatrième, cl comme je l'ai dit, la favorite;
mais ([u'cst-ce qu'une faveur entre quatre? La polygamie est en
efl'el ;i redouter, non comme un péché, mais comme un ennui; un
homme sage, uni Ji une femme toute simple, trouvera difficilement
assez de philosophie pour en supporter un ]ilus grand nombre, cl à
(1) Personnage dont parle Othello dans la tragédie de ce nom par Sha-
kespeare.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
moins dVHre nialioinélan, personne ne voudra prendre pour couche
nupliale le gigantesque « lit de Ware " (1).
xin.
Sa Hautesse, le plus sublime des hommes (titre qu'on lui donnait
comme on le donne à tous les monarques jusqu'au moment où ils
sont livres aux vers, ces jacobins alïamés qui se sont repus des rois
les plus superbes) , Sa Hautesse jeta les yeux sur les charmes de
Gulbeyaz, s'altendant à un accueil d'amant, ou ce qui revient au
même", à un accueil ù l'écossaise.
XIV.
Ici nous devons distinguer ; car, bien que les baisers, les douces
paroles, les embrassements et le resie puissent simuler ec qui n'est
pas, ce sont choses qu'on jirend et qu'on ôte comme un chapeau,
ou plutôt comme les bonnets que porte le beau sexe : parure dont
on se décore, mais qui ne fait pas plus partie de la tête que les ca-
resses ne font partie du cœur.
XV.
Rougeur légère, doux tremblement, calme expression de féminine
extase, manilestée moins par les yeux que par les paupières, qui
s'abaissait pour ajouter au bonheur le charme du mystère : voilà pour
une âme discrète les vrais gages de l'amour quand il siège sur son
trône le plus doux, le cœur d'une femme sincère... car un excès de
chaleur ou de froid détruit complètement le charme.
XVI. .
Si cette extrême chaleur est fausse , elle est pire que la réalité ;
vraie , c'est un feu qui ne saurait longtemps durer : personne, en
effet, si ce n'est dans la première jeunesse, ne voudrait se fier aux
seuls désirs, engagement précaire, sujet à être transféré au premier
qui l'achèe pour un misérable escompte; d'un autre côté, vos fem-
mes par trop froides me semblent de vraies sottes.
XVII.
C'est-à-dire que nous ne pouvons leur pardonn3i' leur mauvais
goût , car les anianls, empressés ou tardifs, se plaisent à entendre
l'aveu d'une tendre flamme : eussent-ils pour maîtresse la concubine
de neige du bienheureux Franoois, ils voudraient voir brûler en
elle une passion sentimentale. En un mot, la maxime de la gent
amoureuse doit être celle d'Horace : medio tu tutissimus ibis.
XVIII.
Le mot tu est de trop, mais qu'il reste; le vers l'exige, c'est-à-
dire le vers anglais , et non l'antique hexamètre; mais après tout,
il n'y a dans le mien ni rime ni mesure; il était difficile de le faire
plus mauvais, et il n'est là que pour terminer l'octave. La prosodie
ne peut l'avouer; mais traduisez-lc, et vous y trouverez la morale.
XIX.
Si la belle Gulbeyaz outra un peu son rôle , je l'ignore... En tout
cas, elle réussit; et le succès est beaucoup en toutes choses , aussi
bien en affaires de cœur qu'en tout autre article de la toilette fémi-
nine. L'égoïsme, dans 1 homme , dépasse d'ailleurs tout l'art des
femmes; elles mentent, nous mentons, tout le monde ment, ce qui
. n'empêche pas d'aimer; et jusqu'ici nulle vertu, si ce n'est le jeûne
absolu, n'a pu arrêter le plus terrible de tous les vices... l'amour de
la propagation.
XX.
Laissons reposer ce royal couple : un lit n'est pas un trône, et
peut-être dormaient-ils, rêvant de joie ou de douleur. Cependant
des espérances de joie déçues sont les douleurs les plus profondes
que puisse supporter l'humaine argile. Nos moindres afflictions sont
celles qui nous font pleurer; ce qui use l'âme, ce sont les petits
chagrins journaliers, tombant sur elle goutte à goutte, comme l'eau
sur la pierre.
XXI.
Une femme acariâtre, un fils morose, un billet non acquitté, pro-
testé ou escompté à un taux excessif; un enfant maussade, un
chien malade, un cheval favori qui devient boiteux au moment où
vous le montez; une méchante douairière faisant un testament pire
qu'elle encore, lequel vous laisse en moins la somme sur laquelle
vous comptiez... ce sont là des bagatelles, et cependant j'ai vu ]ieu
d'hommes qui n'en fussent affectés.
(Il Dans une auberge de la ville de Ware se trouve encore le fameux
lit de douze pieds sur douze auquel Shakespeare fait allusion dans si
Nuit des Rois.
XXII.
Moi, je suis philosophe : que tout aille au diable, billets, bêtes
et gens et... mais non, non pas la femme! Une bonne et franche
malédiction suffit pour exhaler ma bile; alors mon stoïcisme n'a
plus rien qu'il doive appeler douleur ou peine, et je puis consa-
crer mon âme tout entière aux travaux de la pensée; mais qu'est-
ce donc que la pensée et l'âme, leur origine, leur développement...
Bahl que le diable les emporte toutes deuxl
XXIII.
Quand on a bien maudit toutes choses, on se -sent à son aise,
comme lorsqu'on a lu la malédiction d'Athanast (Ui a tant de charmes
pour le vrai croyant: je doute que personne en pût adresser une
pire à son plus mortel ennemi prosterné à ses pieds, tant elle est
solennelle, positive et nettement formulée; elle brille dans nos
livres de prières, comme l'arc-en-ciel dans l'air qui s'éclairciti
XXIV.
Gulbeyaz et son époux dormaient, ou du moins l'un d'eux était
endormi .. Oh I que la nuit est longue pour l'épouse adultère qui
brûle pour quelque jeune bachelier: sur sa couche douloureuse,
elle soupire après la grisâtre clarté du matin, épie longtemps en
vain ses premiers rayons à travers les jalousies obscures, s'agite,
se retourne, s'assoupit, se ranime et tremble surtout d'éveiller son
trop légitime compagnon de lit.
xx^^
Pareilles femmes se trouvent sous le ciel, et môme sous le ciel
d'un lit à quatre colonnes et à rideaux de soie, où les riches et
leurs moitiés reposent entre des draps aussi blancs que la neige
chassée dans les airs, comme disent les poêles. Fort bien I c'est un
jeu de hasard que le mariage. Gulbeyaz était impératrice, mais
peut-être aussi malheureuse que la femme d'un paysan.
XXVI.
Sous son déguisement féminin, don Juan, confondu dans le long
cortège des demoiselles d'honneur, s'était incliné avec elles devant
le regard impérial. Au signal accoutumé, toutes avaient repris le
cnemin de leurs chambres, dans ces longues galeries du sérail où
reposaient tant de corps charmants. Là des milliers de cœurs as-
piraient à l'amour, comme l'oiseau captif au grand air de la liberté.
XXVII.
J'aime le beau sexe, et souvent j'ai été tenté derelourner le vœu
de ce tyran qui souhaitait que le genre humain n'eût qu'une tète
afin de l'abattre d'un seul coup. Mon désir est également gigan-
tesque, mais moins dépravé et en somme plus tendre que cruel : ce
serait (ou plutôt c'était, dans mon adolescence) que toutes les
femmes n'eussent qu'une seule bouche de rose, afin de les baiser
toutes à la fois du nord au midi.
XXVIII.
0 trop heureux Briarée I de posséder tant de têtes et tant de bras,
si tu avais tout le reste en même proportion... Mais ma muse re-
cule à la pensée d'être la fiancée d'un Titan ou de voyager en Pa-
tagonie: retournons donc à Lilliput, et guidons notre héros dans le
labyrinthe d'amour où nous l'avons laissé tout à l'heure.
XXIX.
Au signal donné, il se joignit donc au cortège des charmantes
odalisques et sortit avec elles. Malgré ies périls imminents qu'il
courait, et bien que les conséquences de pareilles escapades soient
pires (lue tous les dommages-intérêts que l'on paie dans la morale
Angleterre, où c'est une affaire de tarif, il ne pouvait s'empêcher
tout en marchant de jeter un coup d'œil par-ci par-là sur leurs
charmes, et de lorgner ou leur sein ou leur taille.
XXX.
Toutefois, il n'oublia point son rôle... Le cortège virginal conti-
nuait de s'avancer le long des galeries et de salle en salle, dans un
ordre tout-à-fait édifiant, flanqué par des eunuques, et ayant eu
tôle une malroue chargée de maintenir la discipline dans les rangs
femelles et d'empêcher que personne ne s'écartât ou n'ouvrît la
bouche sans sa permission. On l'appelait : « La mère des Vierges. «
XXXI.
J'ignore si en effet elle était « mère » et si celles qui la nommaient
ainsi étaient « vierges » ; mais au sérail tel est son titre, venu je ne
sais d'où, mais aussi bon qu'uu autre ; vouspourrezie ir iiver dans
«li
LIÎS VKILl.ÈKS LITT/iKAIRKS ILLUSTHfiliS.
Cantcniir ou Toll Ses ronctions consislaienl h écarlor ou h répri-
mer loul pfiM'Ii.itii (l;iiiK<'reii\ pormi iiuinzc roiils jeunes (illcs cl à
les punir quanJ elles éluienl en faulo.
XXXII.
Eircllenle sinécure sans doute! rendue surlout plus comnindo
piu rabsoncodetout autre homme que le sultan... lonuel, aver laide
i\<- ci'tli' matrone el relui d'îs pardes, des verrous, des murailles et
d'un léper exemple par-ei par-lh, rien nue pour faire peur au reste,
rriis.'^i.ssait h maiiileiiir dans ei!t asile de beautés une atniuspbèrc
aussi froide que celle d un eouvcnl d'Italie, où toutes les passions
n'ont, hélas! qu'une seule issue.
WMII.
i;i quelle est celte issue? La dévotion, cela va de soi... comnicril
peut-on faire une pareille dem.nndc?... Mais poursuivons: comme
je le disais, celle brillante lile de jeunes femmes de tous les [lavs.
Sduniises à la volonté d'uti seul liumme, s'avaneail d'un pas lent et
iii.ijesliicux, d'un air virginal el niélanculiiiue, comme des nénu-
phars lloltants sur un ruisseau ou [dutôt sur un lac... car les ruis-
seaux ne coulent pas assez Icntcuicni.
XXXIV.
Mais lorsqu'elles furent arrivées dans leurs apparicincnts, Ih,
commo des oiseaux, des écoliers ou des habitants de Bedlam qui
ont la clef des champs, comme les values à la marée haute, ou des
femmes en général alïranchics de leurs entraves (qui après tout ne
servent pas à graiid'chose), ou enlin comme des Irlandais à la foire,
leurs fiardiens étant |iartis el une sorte de trêve se faisant entre
elles el leur esclavage, elles se mirent à chanter, à danser, à bavar-
der, h rire el à folAlrer.
XXXV.
Leur babil, comme de raison, roula principalement sur leur nou-
velle compagne, sur sa taille, ses clieveu.\, sou air, toute sa per-
sonne enlin. Quelques-unes étaient d'avis que sa robe ne lui allait
pas bien ou s'éionnaieiit qu'elle n'eût pas de boucles d'oreilles;
celles-ci prétendaient qu'elle approchail de l'été de la vie, celles-là
qu'elle élail encore dans souwprinlemps; certaines la trouvaient
un peu masculine dans sa taille, pendant que d'autres auraient voulu
(pi'elle le fût en toute chose.
XXXVL
Mais, personne ne doutait qu'elle ne fût ce qu'annonçait son cos-
tume, à savoir une demoiselle au teint clair, fraîche, exce.ssi\e-
menl bien faite el comparable aux plus séduisantes Géorgiennes:
elles s'éionnèrenl aussi que Gulbeyaz fût assez simple pour acheter
des esclaves qui (Sa llautesse venant à se lasser de son épouse)
jiourraienl partager sou trône, sa puissance et tout le reste.
xxxvn.
Mais chose étonnante! dans cette réunion virginale, quoique la
néophyte fût assez belle pour exciter leur dépit, après le premier
examen, elles trouvèrent en elle beaucoup moins ù reprendre qu'il
n'esl d'usage parmi le beau sexe, soit pa'ien, soit chrélieti, puur(iui
la nouvelle venue est toujours « la plus laide créature du monde. »
XXXVIIL
Et cependant, elles avaient, comme les autres, leurs petites ja-
lousies; mais ici, soit qu'il existe en effet des sympalbies involon-
laircs et irrésistibles, soit par tout autre motif, sans avoir pu .soup-
çonner son déguisement, elles éprouvèrent toutes une sorte d'at-
iraction, comme le niagnclisme, le diabolismc ou tout ce qu'il vous
plaira... nous ne disputerons pas sur le mot.
XXXIX.
Mais , à coup sûr, elles ressentirent pour leur nouvelle com-
papne quelque chose de plus nouveau encore : une sorle d'amitié
viM', seiilimentale et pure, qui leur faisait désirer à toutes de l'avoir
imur siL'ur, sauf certaines qui auraient voulu avoir un frère abso-
lument comme elle, un frère que, dans leur pays, la douce Cir-
eassic. elles eussent préféré au pacha ou au i)adisna lui-même.
XL.
l'armi celles qui étaient le plus disposées à celle amitié sentimen-
tale, il y en avait trois surloul : Loluli, Kalinka et Doudou. Pour
épargner les longueurs el les descriptions, je «lirai que, d'après les
rapporls les plus authentiques , elles élaieul belles autant qu'on
peut l'élre, bien qu'à des degrés divers ; elles difTéraient, en outre,
de taille, d'âge, de couleur, de pairie; mais toutes trois se ren-
conliaiculduns leur admiration pour leur nouvelle connaissance.
XU.
_ Lolah était brune el ardente roinme l'Inde, Kalinka élail une
fiéorgieune au leiiil blanc el rose, avec de grands veux bleus, la
main elle bras bien falls, el de» pierH si mignons qu'ils nemblaiont
h peine fait» pour marcher, mam plutôt pour eflleurer la terre. Au
corilraire, les charmes de Doudou n'avaient pas de meilleur radn-
qu'un III, vu leur caraelère (rnmbnnpoinl , ilo langueur et d'indo-
lence ; mais elle était d'une beauté à rendre foU.
XLII.
Doudou Kcinblait une Vénus endormie , quoique très propre h
tuer Je sommeil de ceux qui contemplaient lo merveilleux incarnat
de sa joue ,• .son front allique ou sou nez digne do l'hidia§. Se»
formes oIVraieiil peu d'angles, il est vrai ; ellu aurait pu i^lre plu.s
svelte sans y rien perdre; mais après tout, il eût été diriicilo de
rien reiraneher en elle, sans alTaiblir aucun de ses cliarniv».
XLIU.
Klle n'était pas excessivement vive, mais elle s'insinuait dans
votre Amo comme l'aube d'un jour de mai; ses yeux n'étaient pas
éblouissants, mais à demi-clos, ils captivaient doucement ceux qui
les conlemplaieiit : on eijt dit (comparaison lout-h-fait neu»e) que
récemment tirée du marbre, comme la slalue de Pygiiialion, la
femme s'épanouissait timidement à la vie.
XLIV.
Lolah demanda le nom de l'étrangère. « Juanna. — Oh! c'est un
fort joli nom. » A son tour Kalinka voulut savoir d'où elle venait.
« D'Iispagne. — Mais ouest l'Espagne?— Ne faites point de ces sottes
questions, dit Lolah d'un ton un peu dur à la pauvre Kalinka; cl
n'élalcz pas ainsi votre ignorance géorgienne : fl ! l'Espagne Cjt une
île, près du Maroc, entre l'Egyplc et Tanger. »
XLV.
Doudou ne dit rien , mais elle s'assit près de Juauna, jouant avec
son voile el ses cheveux; puis la regardant fixement, elle soupira,
comme si elle eût plaint lagcnlillc européenne d ôtre là sans ami el
sans guide, el toute confuse de l'élonnement général qui, en tout
pays, accueille les malheureux élrangei-s avec de charitables obser-
vations sur leur air et leur physionomie.
XLVl.
Mais en ce moment la mère des vierges s'approcha cl dit: « Mes-
dames, il est temps d'aller se coucher. Je ne sais irop que faire
vous, ma chère, ajoula-l-elle en s' adressant à Juanna : votre arm
n'élail point attendue, el tous leslils soul occupés; vous pourrez p.>.-
tager le mien, mais demain, de bonne heure, tout sera disposé con-
venablement pour vous. 1)
XLVII.
Lolah intervint : « Maman , dit-elle, vous savez que vous n'avez
pas le sommeil très bon : je ne souffrirai pas que vous soyez dé-
rangée de la sorte; je prendrai Juanna avec moi; nous sommes
minces toutes deux et tiendrons moins de place... Ne dites pas non :
c'est moi qui prendrai soin de votre nouvelle pupille. » Mais Ka-
linka i'inlerrompil : elle avait aussi de la compassion el un lit.
XLVIII.
« D'ailleurs, ajoula-t-elle, je déteste de coucher seule. » La ma-
trone fronça le sourcil : « Pourquoi cela? — Par crainte des reve-
nants; je crois voir un faulome dans chacune des colonnes du lit ;
cl puis j'ai des rêves affreux de guèbrcs , de giaours, de ginns et de
goules. — Entre vous et vos rê.es, répliqua la dame, je craindrais
que Juanna ne pût ni rêver ni dormir.
XLIX.
« Vous donc, Lolah, vous continuerez à dormir seule, pour rai-
sons qu'il est inutile d'expliquer; vous de même, Kalinka. jusqu'à
nouvel ordre; je metirai Juanna avec Doudou, qui e.-.! une tille Iran-
quille . inolTensive, silencieuse, niodoslo, el qui ne passera pas la \^
nuit à s'agiler el à babiller. Qu'en diles-vous, mon enfant?...
Doudou ne dit rien, car ses facultés étaient toutes silencieuses.
Mais elle se leva, baisa la matrone sur le front , entre les deux
yeux. Lolah et Kalinka sur les deux joues: puis inclinant légère-
ment la tète (les révérences ne sont en usage m chez le^ Tuies ni
chez les G recs) , elle prit Juanna par la main pour la conduire à I en-
droit où elles devaient dorm:r ensemble, laissant à leur ddpil ses
deux compagnes, qui néanmoins se taisaient par respect.
OlîlIVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
21c
LI
Le dortoir (appelé en turc oda) était une pièce spacieuse; le long
des murs élaient rangés des lils, des loilelles... et liien d"aiilres
objets (|ue je pourrais décriie. car j'ai tout vu. 11 suffit de dire que
rien n'y niaïuiuait: celait en somme un appartement magnifique-
ment meublé, pourvu de tout ce que les dames peuvent désirer,
sauf un ou deux objets; et encore ceyx-là se trouvaient-ils plus à
leur portée qu'elles ne s'en doutaient.
LU.
Dûudou , nous l'avons dit, était une douce créature qui séduisait
sans éblouir : elle avait les trails les plus réguliers du monde , de
ces Iraits que les peintres ne peuvent saisir aisé[nent, taudis qu'ils
alliapent du premier coup les visages qui pèchent contre les
proportions, ces brusques ébauches de la nature remplies d'expres-
sion bonne ou mauvaise, qui frappent à la première vue, et dont
la reproduclion , agréable ou non , est toujours ressemblante.
LIH.
Celait un suave paysage plein d'harmonie, de calme et de repos,
luxuriant et fleuri , revêtu de celle gaîlé sans éclat qui, si elle n'est
]ias le bonheur, en approche beau.:oup plus que toutes nos grandes
liassions et tout ce que certaines gens qualilient de sublime. Je vou-
drais les voir en e.ss.iyer : j'ai vu les lempêles de l'Océan et celles
de la femme, et j'ai plaint les amanls plus que les malelols.
LIV.
Dnudou était rêveuse plutôt que mélancolique , sérieuse plutôt
que pensive, et par-dessus tout d'une inaltérable sérénité; il ne
semblait pas que jusque-là ses pensées eussent cessé un moment
d'éire chasics ! Chose étrange, belle et à dix-sept ans, elle (laraissait
ignorer si elle était blonde ou brune, pelite ou grande : elle n'avait
jamais songé à sa personne.
LV.
C'est pourquoi elle était douce et bonne comme l'âge d'or (époque
oij l'or élail inconnu , ce qui lui a valu sou nom ; de même qu'on a
dérivé 1res habilement lucus de non liicere, appelant les choses non
en raison de ce qui est, mais en raison de ce qui n'est pas. C'est un
siyle devenu 1res commun dans ce siècle, dont le diable peut bien
décomposer le métal, sans jamais le déterminer
LVL
Je pense que ce pourrait être de l'airain deCorinthe, mélange de
tous les mélaux, mais où le bronze dominait). Lecteur indulgent!
passez-moi cette longue parenthèse : je n'ai pu la clore plus tôt, par
le salut de mon âme. Mêliez mes fautes dans la catégorie des vôtres;
c'est à-dire accordez-leur linterprétalion la plus favorable... vous n'y
consentez pas... peu m'importe! je n'en ferai pas moins à ma tèie.
LVIL
11 est temps de revenir à notre simple récit; m'y voilà... Doudou,
avec une amabilité sans affcclalion , conduisit Juan ou Juanna dans
tous les détours de ce labyrinlhe féminin , el lui décrivit chaque
endroit (chose élrange!) en très peu de paroles. Je n'ai qu'une com-
paraison , encore est-elle absurde , pour peindre une femme éco-
nome de paroles : c'est un tonnerre muet.
LVIII.
Puis, causant avec elle (je dis elle, parce que Juan était encore du
genre épicène, en apparence du moins , ce qui est un correclif né-
cessaire), Doudou lui donna un aperçu des coutumes de l'Orient et
de la chaste inlégrilé des lois de ce pays, en vertu desquelles plus
un harem est nombreux, plus strides deviennent les obligations
virginales des beautés surnuméraires.
LIX.
Puis elle posa chastement ses lèvres sur la joue de Juanna. Dou-
dou aimait beaucoup à baiser... à quoi, sans doute, nul ne peut
trouver à redire , car c'est un plaisir l'oit doux pourvu qu'il soil in-
noceni; et entre femmes un baiser ne signifie rien, si ce n'est
qu'elles n'ont pour le moment rien de mieux ou de plus nouveau à
faire. Baise l'nne avec aise, en réalité comme en vers... Plùl au ciel
qu'il n'en résultât jamais de plus tristes conséquences I
LX.
Dans la sécurité de l'innocence, elle se déshabilla, ceAUi^o* lui
coûta pas grande peine: enfant de la nature, elle éiajLjAÉ'ic sans
art. Si parfois il lui arrivait de jeter un coup d'iv^j^i miroir ,
c'était comme le faon qui, eu bondissant sur les bords du lac, y
voit passer rapidement son image , et revient sur ses pas pour ad-
mirer ce nouvel habitant de l'onde.
LXI.
Elle quitta donc, l'une après l'autre, toutes les parties do sonvê-
leinent; mais ce ne fnl pas sans avoir d'abord offert son aide à la
belle Juanna. qui, par excès de modestie, n'accepta point cette obli-
geance. La chose passa ainsi, car elle ne pouvait faire moins: ce-
pendant elle paya un peu cher celte politesse, en se piquant les
doigts avec ces maudites épingles, qui furent inventées sans doute
pour nos péchés
LXll.
Et qui font d'une femme une espèce de porc-épic, qu'on ne doit
point loucher sans précaution. Redoutez-les surtout, ô vous que le
destin réserve, comme cela m'est arrivé dans ma jeunesse, à servir
de femme de chambre à une dame... enfant, je fis de mon mieux,
el l'habillai pour un bal masqué; j'enfonçai les épingles en nombre
suffisant, mais pas toujours à leur véritable place.
LXIII.
Mais les gens sages traiteront tout cela de futilités, et j'aime la
sagesse plus qu'elle ne m'aime ; j'ai une tendance à philosopher sur
tout, sur un tyran, sur un arbre... ce qui n'empêche pas la Science,
cette vierge immaculée, de continuer à me fuir. Que somnies-nous?
d'où venons-nous? quelle sera notre existence ultérieure'? qu'est
noire existence présente?... Toutes questions insolubles et qui,
pourtant, reviennent sans cesse.
LXIV.
Un silence profond régnait dans l'appartement ; les lampes^ espa-
cées entre elles, ne jetaient qu'une lumière incertaine, et le sum-
med planait sur les formes charmantes des belles habitantes de ces
lieux. Si des esprits reviennent de l'autre monde, c'est ici (|u'ils de-
vraient errer dans leur appareil le plus aérien. Dans celle charmante
diversion à leurs promenades sépulcrales, ils feraient preuve d'un
meilleur goût qu'en continuant de hanter leurs vieilles ruines.
LXV.
Là reposait un cercle nombreux de beautés, pareilles à des fleurs
difl'éienles de teintes, de patrie, d'attitude, transplantées dans une
terre lointaine, où elles croissent à grands frais, àforce de soins et
de chaleur. L'une avec sa chevelure châtaine, nouée négligemment,
el son beau front doucement incliné, comme le fruit qui se balance
au rameau, sommeillait avec une respiration calme, et ses lèvres*
entr'ouverles laissaient voir de blanches perles.
LXYL
L'autre, dans un rêve brûlant et délicieux, appuyait sur un bras
rond et blanc sa joue rougissante; et les boucles abondantes de sa
noire chevelure se rassemblaient sur son front. Souriant au milieu
de son rêve, comme la lune qui perce un nuage, elle découvrait la
moitié de ses charmes en s'agitant sous son linceul de neige. On eût
dit que mille beautés secrètes profilaient de l'heure discrète de la
nuit, pour se montrer timidement à la lumière...
LXVII.
N'y a-t-il point là contradiction ? non , sans doute : il élait nuit;
mais', comme je l'ai dit, la salle élait éclairée par des lampes. Une
troisième, dans ses traits pâles, ofl'rail l'image de la douleur emlor-
mie. Aux soulèvements de son sein, on voyait qu'elle rêvait d'un
lointain rivage chéri'et regretté; et des larmes glissaient lentement
à travers les franges noires de ses cils, comme la rosée de la nuit
brille sur les sombres rameaux d'un cyprès.
LXVIIL
Une quatrième, immobile comme une statue de marbre, dormait
d'un sommeil profond, muet, sans respiration ; blanche , froide et
pure comme un ruisseau glacé, ou le minaret de neige d'un pic des
Alpes, ou l'épouse de Loth changée en sel... ou tout ce qu'il vous
plaira... Voilà un monceau de comparaisons; choisissez et prenez...
ou contentez-vous d'une figure de femme sculptée sur une tombe.
LXIX.
Mais en voilà une cinquième... qu'est-ce? une dame «d'un cer-
tain âge, » Ci qui veut dire certainement âgée... j'ignore de com-
bien d'années . n'ayant jamais compté pour une femme au-delà de
dix-neuf; enfin, elle élail là qui dormait, un peu moins belle
qu'avant celle désolante période qui met à la relraile hommes et
femmes, et les envoie méditer sur leurs péchés et sur eux-mêmes.
316
LKS VEII.LftKS I.ITTI-UAII'.KS ll.l.l'STRt'lKS.
lAX.
Mais DoikIoii, itendaiU re tciiips-lh, rommcnl dormail-clln? rom-
moiil i.^;ii;-cllft* ccsl cc (|U.' les iTehrirlu-s les |.lns exjrics noiil
(III me fiiiie décoiivrir, el je ne vduilnii* pas ajnuler un mol (|iii ne
fùl >rni. Mais Ncrs la moilié de la niiil. à llieiire où la lumière des
lampes hlcuil el vacille, où les fantômes planent ou semblent pla-
ner au# regards de ceux qui aiment pareille société, soudain I>ou-
dou pousse un cri...
LXXI.
l'n cri si aipu, que toute l'oda s'éveilla en sursaut et dans une
ronfusion pénérale. De tous les points de la salle, matrones, vierges,
et celles dont un ne pou-
vait dire qu'elles fussent
l'une ou l'autre, accou-
rurent en foule, se pous-
sant . conune les vagues
(le I Océan, toutes trem-
blaiiles, étonnées, et ne
sachant pas plus que moi
romiiient la paisible
Dondou avait pu s'éveil-
Itr si brusquement.
LXXII.
Elle était effectivement
bien éveillée ; autour de
son lit accouraient ,
d'un pas léper, mais pré-
cipité, toutes .ses compa-
gnes avec leurs robes de
nuit flottantes , les che-
veux épars, le regard cu-
rieux, le sein, les bras et
les pieds nus, et plus bril-
lants qu'aucun météore
enfante parle pôle... El-
les s'informèrent de la
cause de son elTroi , car
elle semblait agitée, con-
fuse, épouvantée; ses
veux étaient dilatés et ses
joues plus rouges encore
que de coutume.
LXXIII.
Mais ce qui est surpre-
nant... et ce qui montre
tout ce que vaut un bon
somme... Juanna dor-
mait profondément; ja-
mais époux ne ronfla
d'aussi bon cœur auprès
de sa légitime moitié. Les
clameurs ne purent la
liier lie cet état de béati-
tude; il fallut la secouer,
du moins on le dit ; alors
enfin elle ouvrit de
grands yeux el bâilla d'un
air de modeste surprise.
LXXIV.
Alors commença une
stricte investigation. Com-
me toulesparlaienl Ma foisel plus qu'une fois chacune, exprimant leurs
eiinjectures el leur étonnement, el demandant le récit de cc qui
s'était passé, un homme d'esprit cl un sot eussent été également
embarrassés de répondre d'une manière intelligible. Doudou n'avait
jamais passé pour manquer de sens ; mais n'étant pas « orateur
comme Brutus» (i), on ne put d'abord en tirer aucune explication.
LXXV.
Enfin, elle dit que, dormant profondément, elle avait rêvé qu'elle
se promenait dans une forêt .. une forêt obscure, comme celle où
se trouva Dante à mi-clicmin de la vie. à l'Age où tous les hommes
deviennent bons, où les dames, couronnées de vertu, sont moin;
l'xposéos à ce que leurs amants leur manquent de respect. H lui
«emblait que celle furél était pleine de fruits magnifiques et d'arbres
il végétation vigoureuse cl à larges racines.
vt) Paroles d'Antoine dans le Jules César de Shakespecre.
U était donc sur les remparts.
lAXVI.
El au milieu, croissait une pomme d'or... une reineilc d'une
grosseur prodigieuse... mais suspen<lueh une triq) grande hauteur.
Elle la contempla d'un œil avide; puis elle se mil ii jclcr des pierres
el tout ce qui lui tombait sous la main, pour faire tomber ce fruii
qui s'obstinait méchamment h ne pas quitter le rameau où il se ba-
lançait à ses }cux , toujours h une hauteur elTrayaotc.
LXXVIl.
Tout-h-coup. lorsqu'elle n'en espérait plus rien, il tomba de lui-
même h ses pieds. Son premier mouvement fut de se baisser, de le
ramasser et d y porter la
dent ; mais au moment
où ses jeunes lèvres s'ou-
vraient pour presser le
fruit d'or de son rêve, il
en sortit une abrille qui
lui enfonça son dard au
fond du c'reur; el alors...
elle avait poussé un grand
cri et s'était éveillée en
sursaut.
LXXVIII.
Elle fil ce récit avec
une sorte de confusion
cl d'embarras, ce qu'on
éprouve ordmairement
après un rêve pénible,
quand on n'a personne
autour de soi pour en
démontrer l'illusion et
l'extravagance. J'en ai vu
de singuliers iiui .sem-
blaient avoir un sens réel-
lement prophétique , et
offrir une «étrange coïn-
cidence, » selon I expres-
sion en usage de nos
jours (I).
I.XXIX.
Les odalisques , qui a-
vaienl redouté qucl(|ue
grand malheur, commcn-
cirent, comme on fait a-
prè-s une fausse alarme .
à gronder un peu Dou-
dou d'avoir troublé pour
rien leur sommeil. La
matrone .lussi , courrou-
cée d'avoir quitté son lit
bien chaud pour enten-
dre le récit d'un rêve ,
réprimanda la pauvre fil-
le, qui se contenta de
soupirer en disant qu'elle
était bien fâchée d'avoir
crié.
LXXX.
« J'ai entendu conter
des histoires d'un coq el
d'un taureau: mais pour
un rêve où il ne s'agit
que d'une pomme el d'une abeille, interrompre notre repos naturel
et faire lever l'oda tout entière à trois heures el demie du malin,
certes, il y a de quoi nous faire penser ^uc la lune est dans son
plein. Assurément, vous n'êtes pas tout-à-fait bien, mon enfant !
Nous verrons ce que dira demain de cette vision hystérique le mé-
decin de Sa Hautesse.
LXXXL
'( El celle pauvre Juanna, encore, la première nuit que cette en-
fant pas.se chez nous, avoir son repos troublé par une telle cla-
meur!. ... J'av.iis cm convenable de ne pas faire coucher .seule
celle jeune étrangère, el je croyais qu'elle pa.«serait nue bonne
nuit avec vous, qui êtes la plus "tranquille de toutes; mais je dois
maintenant la confier aux soins de Lolah. bien que son lit soit
moins large.
(I ) Dans le procès rie l.i reine Caroline.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD B^RON.
217
LXXXII.
A celte proposition, les yeux de Lolah brillèrent; mais la pau-
vre Doutlou , avec de grosses larmes, causées parson rêve ou par
la réprimande, demanda en grAce le pardon de celte première faute,
ajoutant, d'une voix douce et suppliante qu'on voulût bien au
moins laisser Juanna auprès d'elle, et qu'à l'avenir elle garderait
ses rêves pour elle seule.
LXXXIII.
D'ailleurs elle promettait de ne plus rêver désormais ou du moins
de ne plus rêver si haut... elle ne comprenait pas comment elle avait
crié... c'était une sotte idée, un mouvement nerveux, ou même ,
elle devait l'avouer, une
complète hallucination et
un juste objet de moque-
rie... Mais elle se sentait
abattue : dans quelques
heures elle aurait sur-
monté cette faiblesse et
serait tout-à-fait rétablie.
LXXXIV.
Ici Juanna intervint
charitablement , disant
qu'elle se trouvait fort
bien où elle était, comme
le prouvait son profond
sommeil au moment mê-
me où un bruit pareil à
celui du tocsin résonnait
de tous côtés; elle ne se
sentait nullement dispo-
sée à quitter son aimable
compagne , laquelle n'a-
vait d'autre tort que d'a-
voir mal rêvé.
LXXXV.
Tandis que Juanna par-
lait ainsi, Doudou se dé-
tourna et cacha son vi-
sage dans le sein de sa
compagne; on ne voyait
plus que son cou, qui en
ce moment avait la cou-
leur d'un bouton de rose.
Je ne saurais dire pour-
quoi elle rougit, ni expli-
quer celte interruption
du repos général ; mais
à coup sûr mon récit a
toute la véracité qui rè-
gne dans ceux de notre
époque.
LXXXVI.
Donc, disons leur bon-
ne nuit... ou si vous l'ai-
mez mieux bonjour... car
le coq avait chanté et la
lumière commençait à do-
rer les monts asiatiques.
Le croissant de la mos-
quée brillait aux regards
de lalongueearavanequi,
sous la fraîcheur de la
rosée matinale, tournait lenlement les pentes de celle ceinture ro-
Hieiise de l'Asie , aux lieux où le Kaff domine sur les campagnes
Il balafra la cuisse de l'un et fendit l'épaule de l'autre.
des Kurdes.
LXXXVII.
Au premier rayon ou pliilot à la première lueur grisâtre du ma-
tin, Gulbeyaz quitta sa couche inquièle : pâle comme la passion à
cette heure, le cœur brisé , elle mit son manteau, ses bijoux , son
voile Le rossignol exhalant son chant de tristesse, le sein percé dit
la fable, d'une épine cruelle, est plus léger de cœur et de voix que
ces êtres passionnés , auteurs insensés de leurs propres maux.
LXXXVIII.
Et voilà justement la morale de celte composition, si l'on voulait
s allaclier au veritable sens; mais les lecteurs cliarilables ont tous
e don de lermer à la lumière leurs organes visuels . tandis que
les charitables écrivains se plaisent à s'élever les uns conire les
aulres ; ce qui est très naturel, leur nombre étant trop grand pour
qu'on puisse loi fla't;,r tous.
LXXXIX.
La sultane quitta donc un lit magnifique, plus douillet que celui
du douillet Sybarite, dont la peau délicate ne pouvait supporlersous
lui le pli d'une feuille de rose, lïlle se leva si belle, que l'art de la
toilette ne pouvait rien pour elle, quoique pâlie par les luttes entre
l'amour et son orgueil. D'ailleurs sa funeste passion l'agitait à tel
point, qu'elle ne donna même pas un coup d'œil au miroir.
XC.
A peu près à la même heure, peut-être un peu plus tard, se leva
son illustre époux, subli-
me possesseur de trenle
royaumes et d'une femme
qui l'avait en horreur...
Mais dans ce climat (du
moins pour ceux à qui
leur bien permet de tenir
au complet la cargaison
conjugale), cette circon-
stance estheaucoup moins
importante que dans les
pays où deux femmes
forment un chargement
prohibé.
XCI.
Il ne prenait pas grand
souci à cet égard ni mô-
me à tout autre. En sa
qualilé d'homme , il lui
fallait sous la main une
jolie femme, comme à tel
il faut un éventail ; c'est
pourquoi il avait une ri-
che provision de Circas-
siennes pour s'amuserau
sortir du divan. Toutefois
il éprouvait depuis peu,
pour les charmes de son
épouse, je ne sais quel
accès d'amour ou de de-
voir.
XCII.
Il se leva donc , et a-
près les ablutions com-
mandées par les usages
de l'Orient, ayant termi-
né ses prières et autres
évolutions pieuses, il prit
au moins six tasses de ca-
fé , puis alla savoir des
nouvelles des Russes, dont
les victoires s'étaient ré-
cemment multipliées sous
le règne de Catherine,
celle que la gloire procla-
me encore la plus gran-
de des souveraines et des
câlins.
XCIII.
0 toi , grand et légiti-
me Alexandre, fils de son
fils, que cette dernière é-
pitliète ne t'ofTense point,
si elle arrive jusqu'à toi I... Et eu effet, de nos jours, les vers vont
presque jusqu'à Pelersbourg, et grâce à leur redoutable impulsion,
les vagues giganlesques du lleuve de la liberté vont mêler leur
murmure aux mugissements de la Baltique Pourvu que lu sois
le fils de ton père, c'est tout ce qu'il me faut à moi.
XCIV.
Appeler les gens fils de l'amour , ou proclamer leurs mères les
antipodes de Timon , ce hn'isseur du genre humain, ce seiait une
honte, une calomnie ou tout ce qu il peut plaire à la rime ; mais
les a'ieux sont le gibier de l'histoire, et si le faux pas d'une daine
imprimait un sceau de réprobation sur tonles les générations ulté-
rieures, je voudrais bien savoir quelle généalogie pourrait mon-
trer les gens les plus fiers de leur naissance.
XCV.
Pi Catherine cl le sultan avaientcompris leurs vrais iutérêls, chose
21R
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSRTÉES.
clmil les rois se doiilcnl rnrcmcnl jusqu'à ce que de rudes lci;ons
\ii'iiiioiit III |pura|ip'iMidi('.il javait un mDVPii.pi'iilMn? liasnrdtMit,
lit! li'iiiiiiK'r, l'Mir chlTiictuI sans I aille des iniiicos cl des |ilt'-ni|)i>-
Iciiliiiiies : r'('lait de ri-iivover , rllo ces fr;irdp« , lui fon harem , el
iltiaiil au reste, desabuuclièr el dcs'arraiiger Ji l'auiiable.
XCVI.
M.ii< dans lï-lat aciuci. Sa Ilaulcsso diail oblipén de tenir conseil
cliaiiiic jour sur les iiinM'n'i di- rùsisl.-r ù colli' liclliiiuousc mài:l-vc.
ccll>' uiiidi-rut' aiiia/.iiiic. fclle reine des riM|uincs; fl la pcriilexilé
('■lail grande parmi l<'s C(doniies de IKlal; car les affaires pèsL-nl
(|iii<l(|ucroisd'un poids un peu lourd sur les épaules de ecux qui
n'uni pas la ressource d'élalilir un nouvel inipùt.
Ci'pmdani Gulhevaz, quand le sullan fui parti, se rclihi dans son
houdoir, lieu cliaiiûanl pour l'auioiir ou le déjeuner : lieu retiré,
ciinunodo, soliiairc, pourvu de tous les agrément qui enihcllisseiil
c.sjdvrn.x réd'iils... .Mainte pierre pri^cieuse élineclall sur les lain-
lins. Inaint v.iso de porcelaine contenait des fleurs emprisonnées,
captives (|ui clmraieut les heures d'un captif.
XCVIII.
La nacre, le porphyre el le marbre décoraient h l'cnvl ce soinp-
tuiMix séjour. On entenilait audchors le gazouillement des oisi'au.x,
el les vitraux peints qui éclairaient celle retraite enchantée coloraient
de nuances variées ions les rayons du jour... Mais inulc dcscri|)lion
reste au dessous de l'cIVel réel : il vaut donc mieux ne point trop
insister sur les détails; une esquisse suffit l'imaginaliuii du lec-
teur fera le reste.
XCIX.
C'est là qu'elle ût venir Baba, lui redemanda don Juan cl l'inter-
rogea sur ce qui s'élait passé depuis le déport des odalisques, lîlle
voulut .savoir si le jeune homme avait partagé leur appartement, si
toute chose avait été conduite convcnanlement el s'il était resté dé-
guisé el inconnu comme il devait l'être. Mais ce qu'elle exigeait qu un
lui apprit avant tout, c'était oii Cl comment il avait passe la nuit.
C.
Baba répondit avec un certain embarras à ce long catéchisme,
dans lequel les questions étaient plus faciles à faire que les répon-
ses .'11 avait fait S(m pos.-iblc, dit-il, pour accomplIrlalAchc pre-
scrite.u Néanmoins on voyait qu'il cachaii un point, el snn hésitation
K' tialiissait plus qu'elle ne le masquait. Il se grattait l'oreille , infail-
lible recours des gens embarrassés.
Cl.
Gulbeyaz n'était pas un modèle de paliftnce, et qu'il s'agit do paro-
les ou d'actes, elle ne savait pas allondre; dans lout genre de con-
versation elle exigeait qu'on fût prompt à la réplique. Lorsiiu'elle vit
Halia bronclier comme un vieux cheval , elle l'embarrassa par do
nouvelles questions; et comme les paroles du pauvre eunuque de-
venaient de plus en plus dicousucs, le visage de la dame s'enllaïu-
ina; ses yeux étincelèrenl, les veines d'azur de sou front se goullè-
rent et se rembruuirenl.
Cil.
Quand Baba reconnut ces symptômes qui ne lui présageaient rien
de boi^. il la supplia de se calmer el de l'entendre jusqu'au bout...
ce qu'il allait raconter, il n'avait point été maître de l'empêcher :
alors il avoua erilin que Juan avail été confié aux soins de Doudou,
comme nous lavons raconté; mais il répéta que ce n'était pas sa
faute, el le jura [lar le Koran et le diameau sacré de Mahomet.
cm.
" La matrone de l'oda, seule chargée de la discipline du harem,
avait tout réglé elle même. aussiiOtque les jeunes filles élaient ren-
trées dans leur appartement , car c'est h la porte de ce lieu que s'ar-
rêtaient les fonctions de Baba; el lui (le susdit Baba ) n'avait pas
<'sé en ce moment pou.sser les précautions plus loin, de crainte d'ex-
citer des soupçons qui auraient empiré les choses.
CIV.
« 11 espérait, il était même sûr que Juan ne s'était pas trahi. On ne
pouvait douter que sa conduite n'eût été pure, vu qu'un acie insensé
ou imprudent non-seulement eût compromis sa sûreté, mais Icût
fait mettre dans un sac el jeter à la mer » Ainsi Baba parla de
tout, sauf du rêve de Doudou, qui n'était pas un jeu.
CV.
Il laissa, discrèlemenl ce fait de ciMé el continua de pérorer 11
pérorerait encore, débitant toutes lesréponscs qui lui wraienl venues
par la léle , lanl était prolunile l'anguisse oui serrait coin ne un
élan le finntdo Gulbeyaz mais Ica joues de la dame prirent une
teinie rpndréc; ses oreilles tintèrent, la tête lui tuurna comme si elle
eût ri'çu un coup violent: cl la ro.sée îles pfineji du cœur coula ra-
pide et (.'lacée sur son beau front, comme tombe sur un lis la rosée
du malin.
CVI.
Bien qu'elle ne fût pas du nombiedes fcmme<i h évnnouisscmcnls;
Baba crut qu'elle allait perdre eonnaissanco. en quoi il so trompa...
ce n'élail qu'une eonvul»ir)n pas.<iapère, mais qu'aucune parole ne
saurait décrire. Nous avons tous entendu nommer, et quelques-uns
connaissent par expérience cet ané.mtissemenl total qu un éprouve
en face d'événements toul-à-fail surnaturels : Gulbeyaz nentit
dans celte courte aL'oniece quelle n'aurait jamais pu exprimer
comment le pourrais-je, moi?
CVll.
Klle resta un moment, comme la pythonissesurson trépied, lor-
lurée, assié^-'éede ces inspirations qu'enfante la détresse même, alors
que toutes les fibres du cœur sont violetnment tirées en divers sens
comme par des chevaux indomptés. Puis d in-tanl en instant vcs for-
ces diminuèrent, son énergie s'alTaililJt; elle retomba lenteinenl sur
son siège el appuya sa tête convulsive sur ses genoux Ireoiblaiits.
CVllI.
Son visage était caché; sa chevelure rclombanlen longues tresses,
pareilles aux rameaux du saule pleureur, balayait le marbre devant
le siège ou plulùl le sofa (car c était une basse el moelleosc ulto-
mine, toute garnie de coussins). Lu sombre ilé.sespuir soul'-vait et
abaissait son sein, pareil à )a vague qui se précipite sur unecûte, où
lies rochere arrêlcul sa course en recevant ses assauts.
CIX.
Sa tôle 90 penchait en avant, et ses longs cheveux tombant!; dé-
robaient ses trails mieux que n'eût fait un voile; sur rollomanc
reposait une de ses mains, inanimée, blanche comme la cire ou
comme lalbftlro. Que ne suis-je peintre pour grouper tout cequ'un
poète doit éiiumérer longnemenll ^.lui' n'ai-je des couleurs au lieu
de parole»! I mais les paroles sont des teintes qui pourront toujours
servir d'esquisse ou d'indices.
ex.
Baba, qui savait par experience quand il fallait parler ou se taire,
n'ouvrit point la buuche, attendant (pie la crise lût passée, el n'o-
sant contrarier ni les paroles ni le silence de sa mHitresse. Kniin
elle se leva et parcourut la chambre à pas lents, mais toujours silen-
cieuse ; et son front s'éclaircit , mais son regard demeura troublé :
le vent tombé, la mer était encore houleuse.
CXI.
Elle s'arrêta cl releva la tête pour parler... mais elle se retint
encore, puis se remit à marcher, tanlùt d'un pas précipité, lantùt
lentement; cequiesl généralement l'indiced'une prufunile émotion...
On pourrait deviner un sentiment dans chaque pas de l'homme,
comme Salluste l'a observé dans Catilina, qui, agile par les dcmoas
de toutes les passions, trahissait leurs combats par sa démarche.
CXIl.
Gulbeyaz enfin s'arrêta, el faisant signe h l'eunuque : « Esclave!
amène lès deux esclaves I «dit-elle d'une voix bas.se, uiais que Haba
ne se sentit |ias d'humeur à braver. Pourtant il tressaillit, mani-
festa quelque hésitation et (quoiqu il eût parfaitement compris; sup-
plia Sa llaulesse de vouloir bien lui dire quels e.~claves elle enten-
dait désigner, dans la craiute d'une méprise nouvelle.
CXllI.
« La Géorgienne et son amant! » répondit l'impériale épouse
puis elle .ajouta : « Que le baleau soit prêt vers lu pur^j^eerèie du
sérail! tu sais le resle. a En dépit de son amour otTense et de sui
orgueil féroce, ces paroles avaient peine à sortir de sa bnuclie ; Uaha
le remarqua, non sans une satisfaction secrète, et la cmijura, par
loub les poils de la barbe de Mahomet, de révoquer cel orvire.
CXIV.
« Entendre, c'est obéir, dit-il; néanmoins, sullanc, songez aux
conséquences. Non que je ne sois prêt à exécuter vos ordres, dans
leur sens même le plus rigoureux; mais tant de précipilatiun peut
avoir des .suites funestes, même pour vous ; je ne parle pas de
votre ruiue personnelle, en cas d'une découverte prématurée-..
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
210
CXV.
« 11 ne s'agit que de vos propres sentiments. Lors môme que cet
a(Ti-eux spcret resterait enseveli sous les vagues qui, dans leurs tu-
neslcs abîmes, recouvrent déjà tant de cœurs jadis palpilauls d'a-
mour... vous aimez cejeiine homme, ce nouvel hôte du sérail , et
si vous employez ce remède violent excusez ma franchise, mais
je vous assure que le tuer n'est pas le moyen de vous guérir.
CXVI.
« Et que sais-tu de l'amour et du sentiment!... Sors, misérable!
s'écric-telle, lesyeu.x enflammés de fureur... Sors, et cours exécu-
ter rues ordres. »' Baba disparut sans pousser plus loin ses remon-
trances , car il savait que ce serait se faire son propre bourreau; et
bien qu'il désirât vivement sortir de ce mauvais pas sans qu'il en
résultât aucun mal pour personne, cependant il faisait encore plus
de cas de son propre cou que de celui des autres.
CXVII.
11 courut donc remplir sa mission , non sans murmurer et gro-
gner, en bon langage turc, contrôles femmes de toute condition,
mais surtout contre les sultanes et leurs manières de faire, leur ob-
stination, leur orgueil et leurs caprices, leur manie de ne pas savoir
deux jours de suite ce qu'elles veulent, les tourments qu'elles don-
nent, leur immoralité : toutes choses qui chaque jour lui faisaient
bénir son état neutre.
cxvm.
11 appela ses confrères à son aide, et envoya l'un d'eux avertir le
jeune couple de se parer sans délai , surtout de se peigner avec le
plus grand soin, pour paraître devant l'impératrice qui s'était infor-
mée d'eux avec la plus vive sollicitude. Sur quoi Doidou parut
surprise et Juan tout songeur ; mais bon gré mal gré il fallait obéir.
CXIX.
Et ici je les laisse se préparer pour l'audience impériale. Quant
à savoir si Gulbeyaz se montra miséricordieuse envers tous deux
ou se débarrassa de l'un et de l'autre , comme ont fait, dans leur
colère, d'autres dames de son pays c'est une chose que je pour-
rais décider aussi facilement que je puis observer dans (pielle direc-
tion s'envole une plume ou un cheveu ; mais à Dieu ne plaise que
j'anticipe sur le cours d'un caprice féminin.
cxx.
Avec force vœux pour les deux jeunes gens , mais dans le doute
de les voir se tirer d'aO'aire, je les quitte pour combiner une autre
pa'lie de celle histoire; car il fautbien varier de temps en temps les
mets de ce festin. Espérons que don Juan échappera aux poissons,
quelque étrange et peu sûre cjue semble sa posiiion actuelle. Comme
de iiareilles digressions sont permises aux poêles, ma muse va s'oc-
cuper un peu d'allaires militaires.
CHANT VIL
I.
0 amour! ù gloire! qu'ètes-vous donc , vous qui voltigez sans
cesse autour de nous, et vous posez si rarement? Les cieux polaires
n'ont point de météore plus sublime et plus passager. Engourdis,
enchaînes à la terre glacée, nous levons les regards vers ces deux
lueurs charmantes : elles prennent mille et mille couleurs, puis
nous laissent poursuivre notre route à travers les frimas.
II.
Ce qu'elles sont, ce poème l'est aussi, poème indéfinissable et
toujours changeant, aurore boréale versifiée , éclairant un climat
désert et-glacé. Quand nous savons ce que nous sommes tous, nous
sommes réduits à gémir sur nous-mêmes; je me flatte néanmoins
qu'il ne saurait y avoir grand mal à rire de toutes choses; car, au
bout du compte, qu'est-ce que tout... sinon une parade ?
III.
On m'accuse, moi, le présent auteur du présent poème, de... je
ne sais trop quoi... d'une tendance à ravaler et à tourner en ridi-
cule les facultés de l'homme, ses vertus et tout le reste; et on me
le reproche en termes passablement durs, bon Dieu I comment
con)prendre ce qu'on veut! Je n'en dis pas plus que n'en ont dit
Dante, Salomon et Cervantes...
IV.
Swift, Machiavel, Larochefoucauld , Fénelon , lufher et Platon ,
Tillotson, Wesley et Rousseau, lesquels savaicpitque la vie ne vaut
pas une patate. S'il en est ainsi, ce n'est nilour faule, ni la mienne...
pour ma part je ne prétends point èlre un Galon, ni même un Dio-
gène. Nous vivons et nous mourons, mais lequel vaut le mieux?
vous ne le savez pas plus que moi.
V.
Socrate disait : « Tout ce que nous savons, c'est que nous ne sa-
vons rien. » Belle science vraiment, qui rabaisse au niveau d'un ftne
tous les sages passés, présents et l'uturs. Newton, cette intelligence
proverbiale, déclarait , hélas! dans tout l'éclat de ses récenles dé-
couvertes, qu'il se considérait« comme un enfant ramassant des co-
quillages au bord de ce vaste océan, la vérité. »
« Tout est vanité," dit l'Ecclésiaste... La plupart des prédicateurs
modernes en disent autant, ou le prouvent par leur manière de
pratiquer le véritable christianisme ; bref, c'est une vérité que tous
connaissent ou ne tarderont pa> à connaître. Et dans ce vide uni-
versel confessé par les saints, les sages, les prêtres et les poètes,
moi seul je devrai m'abstenir de proclamer le néant de la vie !
VII.
Chiens ou hommes!... car c'est vous flatter que de vous appeler
chiens (les chiens valent mieux que vous) libre à vous de lire
ou de ne pas lire l'ouvrage dans lequel j'essaie de vous montrer ce
que vous êtes. De même que les hurlements des loups n'arrêtent
point le cours de la lune, ma muse ne voilera pas pour vous un layon
de son auréole hurlez donc votre impuissante rage, pendant
que sa lumière argentée luit sur vos voies ténébreuses.
VIII.
« Les farouches amours et les guerres perfides » (je ne sais si je
cite textuellement... n'imporle, c'est à peu près le sens, j'en suis
sûr), voilà ce que je chante, et je vais de ce pas canonner une ville
qui soutint un siège fameux, et fut attatiuée par terre et par mer
par Souvarotf, en anglais Suwarrow, lequel aimait le sang comme
un alderman aime la moelle.
IX.
Celte forteresse est nommée Isma'il ; elle est située sur la rive
gauche du bras gauche du Danube. La ville, bâtie à l'orientale,
comptait comme place forte du premier rang et d.dt compter encore
ainsi, à moins qu'on ne I ail démantelée, ce qui est un jeu habiiuel
de nos conquérants. Elle est à peu près à quatre-vingts verslcs de
la mer, et a trois mille toises de tour.
X.
Dans l'enceinte des fortificalions, se trouve compris un faubourg
situé à gauche delà ville, sur une hauteur qui la command.^ Autour
de cette colline, un Grec avait fait placer des palissades perpendicu-
lairement sur le parapet, de manière à entraver le feu des assiégés
et à favoriser celui de l'ennemi.
On peut juger par là de l'habileléde cet autre Vauban. Mais les
fossés étaient profonds commis l'Océan, et les remparts plus hauts
que vous ne'voudriez vous voir pendre. Toutefois, on avait négligé
plus d'une mesure de défense (excusez, je vous prie, cejargond'in-
génieur): il n'y avait ni ouvrage avancé, ni chemin couvert, pour
dire au moins à l'ennemi : « On ne passe pas. »
Néanmoins un bastion de pierre, à gorge étroite, ayant des murs
aussi épais que beaucoup de crânes contemporains; deux batteries
armées, comme notre saint Georges, de pied en cap, l'une caseina-
tée et l'autre à barbette, défendaient d'une manière formidable les
abords du fleuve; et du côté droit de la ville, vingt-deux pièces de
canon hérissaient de leurs terribles gueules un cavalier haut de
quarante pieds.
XIII.
Mais du eôlé du fleuve., la ville était entièrement ouverte, les
Turcs ne vouvant point se persuader qu'un vai.sseau russe pûljamais
remonter le Danube. Ils restèrent dans celte conviction jusqu'au
moment où ils forent attaqués par là; ei quand il élait trou tard
pour réparer leur faute. Mais comme il n'était guère possilile de
passer le Danube à gué, ils rcgardèreni l.i tlniiillc moscovite en se
contentant de crier . « Allah! Bisraillah ! u
220
LRS VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
XIV.
I.rs Russes élaionl prôls h donner l'assaut; mais, ô déesses de la
Rucrre et de la gloire! coinmenl parvicndrai-je à écrire le nom de
lous CCS Cosaques, ((ui seraient imniorlcls, si (|uelqu'un pouvait
raconlcr leurs exploits? Ilélas! sans cela, que manquc-t-il à leur
renommée? Achille lui-même n'était ni plus terrible d'aspect, ni
plus dépoultant de sang que des milliers d'hommes de celle nation
récemment policée, dont les noms n'auraient besoin que de pou-
voir être prononcés.
XV.
Toutefois, j'en citerai quelques-uns, ne fût-ce que pour ajouter
h l'euphonie du vers anglais. Là étaient StrongenolT et StroknolT,
Mekno|),Sergelvvovv, Arsnievv le Grec, Tschilsshakoff, Roguenoflet
ChokenôtI, et autres dont les noms .sont armés chacun de douze con-
sonnes. J'en trouverais encore bien d'autres, si je voulais fouiller
plus avant dans les gazelles ; mais il paraît (pie la Gloire, celle capri-
cieuse catin, a de l'oreille en sa qualilc de trompetle.
XVI.
De Ih vient qu'elle ne peut faire entrer dans un versées syllabes
discordantes qui forment des noms à Moscou. Il s'en trouvait néan-
moins d'aussi dignes de mémoire que jamais vierge le fut du ca-
rillon nuptial : sons harmonieux, appropries à la péroraison que
fait Londonderry pour traîner une seance en longueur. De tous ces
noms finissant en « ischskin, ousckin, ill'skchy, ouski, «je ne cite-
rai que le seul Rousamouski ;
XVII.
PuisScheremaloffetChrematolT, Koklophti, Koclobski, Kourakin
et Mouskin-Pouskin, tous hommes d'aclion eUdes plus braves qui
aient jamais défié un ennemi en lui passant le sabre à travers le
corps ; se souciant peu de Mahomet ou du mufti, et si le parchemin
renchérissait , prêts à laire servir la peau de ces gens-là , faute de
mieux, à remplacer celle de leurs timbales.
XVIII.
Il y avail aussi des étrangers de grand renom de divers pays, et
lous volontaires, ne coinbatlant ni pour leur pairie ni pour leur
souverain, mais visant à cire un jour brigadiers, et aussi à jouir du
sac d'une ville , diverlissement fort agréable pour la jeunesse.
Parmi eux se trouvaient quelques Anglais fort solides, seize Thomp-
son et dix-neuf Smith.
XIX.
Il y avait Jack Thompson et Bill Thompson ; le reste des Thomp-
son avail pour prénom Jemmy , d'après le grand poète (1) ; je ne
siiis s'ils avaient blason et cimier, mais avec un tel parrain, on
|)eot s'en passer. Parmi les Smilh , on comptait trois Pierre ; mais
le meilleurde tous, pour porter ou parer vigoureusement un coup,
était ce Smilh si renommé depuis « dans les campagnes d'Halifax ;»
alors il servait les Tarlares (2).
XX.
Les autres étaient des Jack, des Gill, des Will et des Bill (3) ; mais
quand j'aurai ajouté que l'aîné des Jack Smilh était né dans les
montagnes du Cumberland, et que son père était un honnête for-
geron , j'aurai dit tout ce que je sais d'un nom qui remplit trois
lignes dans l'annonce de la prise de Schmacksmilh , village des
plaines de la Moldavie, où il mourut, immortel dans un bulletin.
XXI.
Je voudrais bien savoir (quoique Mars soit un dieu dont je fais
grand cas) si le nom d'un homme dans un bulletin peut compenser
la balle qu'il reçoit dans le corps. J'espère qu'on ne me fera pas
un crime de celle question : bien que je ne sois qu'un esprit sim-
ple, il me semble qu'un certain Shakespeare a mis la même pensée
dans la bouche d'un personnage do ces drames favoris, avec l'esprit
desquels tant de gens se font une renommée.
XXII.
Il y avait aussi des Français, brillants de bravoure, de jeunesse et
degailé; mais je suis trop bon patriote pour rilcr leurs noms gau-
lois à propos d'une glorieuse journée; j'aimerais mieux dire sur
eux dix mensonges qu'un mot de vérité... La vérité en ce cas est
lraliis(m envers le pays, et sont abhorrés comme traîtres ceux qui,
eu anglais, parlent des Français autrement que pour montrer com-
ment la paix doit faire de John Bull l'ennemi de son voisin.
(1 ) James Thompson, autour des Saisons.
(i) Ce Smilh est un personnage d'une larce intitulée : Love lanrihs at
uniismiths
(3) Formes familières des prénoms Jean, Gilles et Guillaume.
XXIII.
Les Russes avaient établi des batleries sur l'île silui en facp
d'Isma'il, et en ce ils avaient deux buts : le premier , di lomliar-
der la place et d'en abattre les édifices publics et paculiers;
n'importe combien de pauvres diables y perdraient la ; ! Il est
vrai de dire que la configuration de la ville devait sugg er cette
idée : elle était bâtie en amphithéâtre , et chaque habit; on pré-
sentait aux bombes un but extrêmement coramode.
XXIV.
Le second objet était de profiler d'un moment de con; irnalion
générale pour attaquer la flottille turque qui était près de i , paisi-
blement à l'ancre. Mais un troisième molif, et le plus lusihle,
était d'effrayer les Turcs et de les amener à capituler, lée qui
passe quelquefois dans la tête des guerriers, à moins l'ils ne
soient acharnés comme des bouledogues.
XXV.
Une mauvaise et trop commune habitude, celle de mép: er l'en
nemi que l'on combat, causa la mort de Tchilchitzkoff et < Smith.
Un de moins parmi ces dix-neuf valeureux Smith dont ne; avons
parlé tout à l'heure; mais ce nom s'ajoute si souvent aPiire de
monsieur et de madame, qu'on serait tenté de croire que le render
qui le porta fut Adam.
XXVI.
Les batteries russes avaient été faites à la hâte, et leur i istruc-
lion était imparfaite. Ainsi la même cause qui fait qu'un îrs n'a
pas lous .ses pieds, ou qui rembrunit la figure de Longmi et de
John Murray , quand un livre nouveau ne s'écoule pas ai à rapi-
dement que le désirerait l'éditeur; celle même cause peut issi re-
larder pour un temps ce que l'histoire appelle tantôt m^ rire et
tantôt gloire.
XXVII.
Soit ignorance de l'ingénieur, soit précipitation ou ga illagc,
soit cupidité de quelque entrepreneur qui avait voulu sa er son
âme en fraudant en matière d'homicide , peu importe ; m s il est
certain que les deux nouvelle? batteries n'avaient point l;;olidité
nécessaire : ou elles manquaient leurs coups, ou l'ennei ne les
manquait pas; et par l'un ou l'autre molif, la liste des tués allon-
geait considérablement.
XXVIII.
Des dislances mal calculées firent échouer toutes les op ations
navales; trois brûlots perdirent leur aimable existence ava d'ar-
river à destination ; on se pressa trop d'allumer la mèche ^t rien
ne put remédier à celte bévue. Ils brûlèrent au milieu dileuve;
et quoiqu'il fit déjà jour, les Turcs n'en furent pas éveillés.
XXIX.
A sept heures, toutefois, ils se levèrent, et virent la flolli ^ russe
qui commençait son mouvement. Il en était neuf lorsque .'avan-
çant toujours avec résolution, les vaisseaux se Irouvèren à une
encablure des remparts d'Ismaïl, et ouvrirent une canonn c) qui
leur fut rendue, j'ose dire, avec usure), accompagnée d'uifeii de
mousquelerie et de mitraille , ainsi que de bombes et de pr ecliles
de toute forme et de tout calibre.
XXX.
La flotte soutint le feu des Turcs pendant six heures sai inter-
ruption , et secondée par les batteries de terre, elle fil jcr son
artillerie avec une grande précision. Enfin on reconnut quia ca-
nonnade seule ne suffisait pas pour réduire la place, età un icurc,
le .signal de la retraite fut donné. Une barque sauta; une c iloupe
dériva près des fortifications, et fut prise par les Turcs.
XXXI.
Les musulmans avaient perdu aussi hommes et vaisseau mais
quand ils virent l'ennemi se retirer, leurs delhis se jetèrent ns de
petites barques, poursuivirent les Russes, les incommodent par
un feu bien nourri, et tentèrent même une descente. M; là ils
échouèrent : le comle de Damas les rejeta pêle-mêle dans le cuve,
avec un carnage de quoi remplir une gazelle.
XXXII.
« Si je voulais rapporter, dit l'historien , tout ce que les usses
firent de mémorable dans cette journée, il me faudrait e. lojycr
plusieurs volumes, et encore laisserais-je bien dos choses de^le. »
Cela dit, il n'en parle plus; mais il fait sa cour aux élrau rs de
distinction présents à ce combat : de Ligne , Langeron et 1 mas,
noms des plus grands que la Gloire ait inscrits dans ses fies.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
221
XXXIII.
les Turcs furent étrangement désappointés, eux qui tout en abhor-
rant le porc tenaient beaucoup à sauver leur lard.
Cl exemple nous montre ce que c'est que la gloire : combien
dftl teurs vulgaires en eflet ignorent môme que ces trois « preux
clie'liers » aient jamais vécu (et ils vivent encore, sans doute) ! La
rcuiJméc s'atteint ou se manque d'un coup; il y a du bonheur
jusqi dans la gloire, c'est un fait. Il est vrai que les mémoires du
prini de Ligne ont ent'rouvert pour lui le rideau de l'oubli.
XXXIV.
V là donc des hommes qui ont vaillamment combattu , et se
son :onduits en héros; mais perdus dans la raulliplicilé d'événe-
mwi semblables , on trouve rarement leurs noms, on les cherclie
plurarement encore. Ainsi la meilleure renommée subit de tristes
mut liions et s'éteint plus toi qu'elle ne devrait : sur chaque bul-
letiide nos batailles , je vous défie de vous rappeler dix noms.
XXXV.
t somme, celte dernière atlaque , bien que glorieuse , montra
qu'iy avait quelque part quelque chose qui manquait, et l'amiral
Rib^ (fort connu dans l'hisloire russe) conseilla fortement un as-
sail Jeunes et vieux comlialtirent cette proposition, qui enfanta un
déb. ; mais il faut que je me borne, car si je rapportais le discours
de taque guerrier, peu de lecteurs voudraient monter à la brèche.
XXXVI.
1/ avait un homme, si toutefois c'était un homme... non (jue sa
virile put être mise en question; car s'il n'eût pas été un Hercule,
sa irrière , lorsqu'il était jeune, eût été aussi courte que le fut sa
derière maladie, causée par une indigestion, alors que, pâle,
épiié, il mourut au pied d'un arbre, sur le sol de la province aulre-
foiserlile qu'il avait ravagée, et qui le maudissait. Ainsi la saute-
reli meurt sur le champ qu'a flétri son passage.
XXXVII.
(îtait Potemkin, grand homme dans un temps où la grandeur
éla le prix de l'homicide et de la débauche; si les décorations et
les très donnaient des droits à la gloire, la sienne eût égalé la
inoié de sa fortune. Cet heureux gaillard, haut de six pieds, lit
na-e un caprice proportionné à sa taille dans le cœur de la sou-
vei.nc des Russes, laquelle mesurait les hommes ainsi qu'.on me-
sui un clocher.
XXXVIII.
indant qu'on était dans l'indécision, Ribas envoya un courrier
auTince, et réussit ii faire régler les choses comme il l'entendait.
Je le puis dire comment il plaida sa cause; mais il eut bientôt
lie d'être satisfait. Cependant on poussait les travaux des batteries,
ut enlôt sur le bord du Danube, quatre-vingts pièces de canon
ouirent un feu redoutable, auquel la ville répondit fort bien.
XXXIX,
ais te treize décembre, lorsque déjà une partie des troupes était
en arquée et qu'on allait lever le siege, un courrier venu à franc
étrr ranima le courage de tous les aspirants à la gloire de ga-
ze's, de tous les dilellanli dans l'art de la guerre. Ses dépèches,
co;uesen termes éloquents, annonçaient la nomination au com-
m. dement de l'armée d'un autre amant des batailles, le feld-ma-
rc al Souvaroff.
XL.
i lettre du prince à ce même maréchal serait une lettre Spartiate,
si i cause ii servir eiît été digne d'un noble cœur, comme la défense
delà liberté, de la patrie ou des lois. Mais l'unique mobile étant
l'.'ibition jalouse de portai- son front superbe au-dessus de tous
le fronts, l'épîlre n'a d'autre mérite que celui d'un style vrai-
mit laconique : « Vous prendrez Ismail, à tout prix ».
XLl.
ieu dit : « Que la lumière soit I » et la lumière fut. « Que le sang
coleln dit l'homme, et il en voit couler une mer. Le fiat de Potem-
ki, cet enfant gâté de la nuit (car le jour ne vit jamais ses mérites)
P' vait produire plus de maux en une heure, que n'en eussent réparé
Il lie étés brillants, aussi beaux même que ceux qui mûrirent le
flit d'Eden; car la guerre coupe tout, branches et racines.
XLII.
^os amis les Turcs, dont les bruyants allahs commençaient à
s.'ier la retraite des Russes, éprouvèrent un damnable mé'comiite.
Oest généralement prompt à croire qu'on a les ennemis battu (ou
blus, si vous insistez sur la règle du participe, chose dont je ne
n)ccupe jamais dans le feu de la composition). Je disais donc que
XLIII.
En effet, le seize, on vit venir de loin deux cavaliers courant au
grand galop : on les prit d'abord pour deux Cosaques ; car leur ba-
gage était léger, ils n'avaient que trois chemises à eux deux et ils étaient
montés sur des chevaux de l'Ukraine. Enfin, lorsqu'on put distinguer
de plus près ces deux hommes si simples, on reconnut Souvaroll
et son guide.
XLIV.
« Grande joie aujourd'hui à Londres! » s'écrient des sots fieffés,
chaque fois que cette capitale a grande illumination, de toutes les
fascinations la plus puissante sur John Bull, ce grand videur de
bouteilles. Pourvu que les rues soient garnies de verres de couleurs,
ce sage (le susdit John) livre à discrétion sa bourse, son âme, sa
raison et même sa déraison, pour satisfaire, comme une grosse
phalène, cet unique goût qu'il a pour les chandelles.
XLV. ■
Il n'a plus que faire maintenant « de damner ses yeux, » car ils
sont bien damnés; ce jurement célèbre n'a plus pour le diable
aucune valeur, car John depuis peu a tout à-fait perdu la vue. 11
appelle les dettes une richesse et les impôts un paradis; la famine,
épouvantable squelette, a beau le regarder en lace, il ne la voit pas
ou il jure qu'elle est fille de Gérés.
XLVI.
Mais à mon hisloir... Grande joie dans le camp! Joie au Russe,
au Tartare, à l'Anglais, au Français, au Cosaque, sur lesquels Sou-
varoff est venu luire comme un bec de gaz, présage d'un brillant
assaut. Tel le feu follet, aux bords des marais humides, conduit
le voyageur dans une fondrière: tel le feld-maréchal coin\iil ça et là,
vacillant météore ; et ceux qui le voyaient le suivaient, n'importe où.
XLVII.
Alors certes les choses prirent une face différente : il y eut de
l'enthousiasme et force acclamations ; la flotte et le camp saluèrent
d'une manière toute gracieuse, et tout annonça un brillant succès.
L'armée vint s'établir à une portée de canon de la place; on con-
struisit des échelles ; on répara les anciens travaux ; on en fit de
nouveaux ; on prépara des fascines et toutes sortes d'engins phi-
lanthropiques.
XLVlll.
L'esprit d'un seul homme imprime à la foule une direction géné-
rale: ainsi roulent les vagues sous le souffle d'une même brise;
ainsi marche le troupeau protégé par le taureau, ou un aveugle
guidé par son chien ; ainsi les moulons qui vont au pâturage sui-
vent le tintement de la clochette poitée par le bélier; tel est l'em-
pire des hommes puissants sur les petits.
XLIX.
Tout le camp retentissait de cris de joie : vous eussiez dit qu'ils
allaient tous à la noce (la métaphore est bonne, je crois, combat et
mariage amenant tous deux du mie-mac); le dernier goujat lui-
même sentait redoubler son ardeur pour le danger et le pillage. Et
pourquoi? parce qu'un petit homme, vieux et bizarre , presque en
haillons, était venu prendre le commandement.
Mais la chose était ainsi. Tous les préparatifs se firentactivenient :
le premier détachement, divisé en trois colonnes, n'altendait que le
signal pour s'élancer sur l'ennemi; la seconde attaque devait se
faire par trois autres colonnes, animées d'une soif de gloi:e qu'une
mer de carnage pouvait seule étancher; la troisième, sur deux co-
lonnes, aurait lieu par eau.
LI.
On construisit encore de nouvelles batteries et on tint un con-
seil de guerre. Comme il arrive quelquefois dans les grandes ex-
trémités, on y vit régner l'unanimité, si rare dans les assemblées de
ce genre; et toute difficulté ayant disparu, on put voir l'astre de la
gloire poindre à l'horizon dans toute sa splendeur, pendant que
SouvarolT, déterminé à la conquérir, enseignait à ses recrues le
maniement de la baïonnette.
LU.
C'est un fait avéré que, commandant en chef, il ne dédaignait
pas de faire manœuvrer en personne ses lourdauds de conscrisl.
irouvant ainsi le temps de remplir les fonctions de caporal. En-
seigner l'exercice aux jeunes soldats, c'est accoutumer une jeune
939
Lfcî> VlilIXKKS LllitHAlUKS lU.USlJtKKS.
salanianilrp h manger du fcii de boniio (crlcc : il leur numlrait à
iiioiiiiT iiiic <^('lic|lu ((|ui no l'Ukseiiiblait |>iui à ccdio de Jucult) et à
rruncliir un fossil.
LUI.
Il 01 aussi liahillcr de» Hucincs rotiiuie doslininmeg, avec des (ur-
baiis, dc!i cimclerrcs el des poignards, el filtonilier à la liaïonnelle
sur ri's niiinni-(|uins comme sur de u-rilables Turcs. (Juand Icscon-
Nciiis fnretil Men exercés à ces mmbols sitnulrs, il les Jugea pro-
pres Ji dunuer lassaul aux remparts. I^s lialtiles cd rirent el en
idaisanlèrcnl: il les laissa dire el prit la ville.
LIV.
Tel était jVlal des choses à la veille de l'assaut. Tout le camp
était plongé dans un somliro repus, ce que l'on aura j>eut-ôtre peine
à roiu'e»oir : ecpcndaiil des lioiiitncs résolus à tout braver .sont si-
icncicu.x une fois qu ils pensent que tout est préparé. Il v avait
donc peu de bruit; les uns pensaient à leurs fo.versel à leurs amis,
les autres à cuv-mëmcscl au sort qui les attendait.
• LV.
Souvaroiïélail sur Icqui-vivo, inspectant, exerçant, commandant,
plaisanlanl, méditant: car celait le plus extraordinaire des hom-
ui''<: liéios, bouffon, moiiié diable et moitié fanpe; il priait, instrni-
sail, ravappail, pillait; lanlot Mars, tantol Monius, et la veille d'un
assaut, Arlequin on uniforme.
LVI.
Le jour qui précéda l'attaque, comme ce prand conquérant
jouait encore au caporal en exerçant ses conscrits, quelques Cosa-
quis. rodant comme des faucons' aulonr d'une colline, rencontr^-
rrtit h la tombée de la nuit une troupe d'indi\idus, dont l'un parlait
leur lanpue... bien ou mal, n'importe : c'était beaucoup que de se
faire comprendre. A sa voix, à ses discours ou à ses manières, ils
reconnurent qu'il avait servi sous leurs drapeaux.
LVII.
Sur sa demande donc, ils le conduisirent aussitôt avec ses com-
papnons au quartier-pénéral. Le costume des nouveaux-venus était
musulman; mais il était facile de voir que ce n'était qu'un dépui-
sèment, et sous la veste turque perçait la nualiié de chrétiens. Ce
n'est pas la première fois que la grAce intérieure se couvre ainsi
il une pompe barbare, source parfois des plus étranges méprises.
LVIII.
Souvaroff, qui élait en manches de chemise, devant une com-
Iiapniede Calmouks, commandant la manœuvre, criant, plaisan-
lanl, jurant contre les lambins, el faisant une leçon complète sur
le noble art de tuer les hommes .. car ce grand philosophe, ne vo-
}iinl dans I humaine argile que de la boue, inculquait ainsi ses
maximes, prouvant à toute intelligence martiale que la mort sur le
champ de bataille vaut une pension de retraite...
LIX.
Quand Souvaroff vit celte troupe de Cosaques avec leur cap-
ture, il dirigea vers eux ses yeux perçants, que recouvrait presque
son front sombre : « D'où venez-vous'' — Do Constanlinople : nous
étions captifs et nous nous sommes éch.ippcs. — Qui ttes-vous?
— Ce que vous voyez. » Ce dialogue élait laconique", car l'homme
inicrrogé savait à qui il parlait else montrait économe de mots.
LX.
« \os noms? — Le mien est Johnson, et celui de mon canaradc
Juan; les deux autres sont des femmes, et le troisième n'est ni
femme ni homme. » Le général jeta sur la troupe un repard rapide
el reprit: « J'ai déjà entendu voire nom. à vous; mais celui-ci m'est
inconnu. C'est une sollise d'avoir amené ici les trois autres per-
sonnes; mais n'importe. Je crois vous avoir vu dans le régiment de
Niko^aicw. — Précisément.
LXI.
— Vous étiez à Widdin? — Oui. — Vous conduisieî: l'attaque?
— C'est vrai. — Que vous est-il arrivé ensuite? — Je l; sais à pei-
ne. -;- Vous fûtes le premier sur la brèche ? — Du moins je n'ai
pas été lent ;i suivre ceux qui pouvaient y être arrivés. — El
après? — l'ne balle m'élendii sur le dos, eljè fus fait prisonnier. —
Vous serez vengé: car la ville que nous assiégeons est deux fois
aussi forle que relie ilmil les défenseurs vous ont blessé.
LXII.
(1 Où voulfz-vous romballrc? — Où vous voudrez. — Je sais que
vous >ous plaisez dans les coups désespérés, elje ncdoule pasqua-
près avoir enduré lant de maux, vous ne soyez leprcmicr.i lonber
sur l'ennemi. Kl rc jeune gaillard au m<"nîon iinlierbe el aux vê-
tements déchirés, h f|uoi peut-il élre bon? — Ma foi, général , s'il
réussit en guerre comme en amour, c'est lui qui doit monler le pre-
mier k l'assaut.
LXIII.
— Qu'il le fa-ise, s'il l'ose. » Ici Juan s'inclina auMl profondé-
ment que le compliment le méritait. Souvaroff continua : a l'ar un
décret de la Providence, c'est voice aneii'u répinient qui, demain ou
ce soir peut-éire, doit marcher à la brèrbe. J ai promis h plusieurs
saints que bienlôt la charrue el la herse passeront sur re qui fui Is-
mail, sans Ctrc arrêtées parla plus superbe de ses mo8i|uées.
LXIV.
a Maintenant donc, enfants, à la gloire I » Cela dit, il ne tourna
vers sa troujic el se remit à rommander l'exercice dans le russe le
plus rlassique, jusqu'à ce «pie tous ces creurs héroïques brûlassent
épalemenl pour la victoire el le pillage. On eût dit que du haut de
la chaire, un prédicali'ur, mé(prisant noblement tous les biens de la
terre, sauf les dtmes, les exhortait à immoler des païens qui avaient
l'audace de résister aux armées d'une impératrice chrétienne.
LXV.
Johnson qui , par ce long entretien, comprit qu'il était dans les
bonnes prftces du général, prit la liberté d'adresser la parole à Sou-
varoff, bien qu'il le vil tout animé et absorbé de nouveau clans .son
amusement favori. « Je suis très reconnaissant que vous nous ac-
cordiez ainsi l'honneur de mourir des premiei-s; mais si vous dai-
gniez nous assigner explicitement notre poste, mon ami et moi nous
saurions ce que nous avons à faire.
LXVI.
— C'est juste! j'étais oecupé, et j'oubliais. Eh bien, vous rejoin-
drez votre ancien régiment, qui doit être en ce moment de service.
Ilolàl Kalskoff (il appela un officier d'ordonnance polonais;... con-
duisez monsieur à son poste, je veux dire au répiincnl de Niliidaîew.
Le jeune étranger peut rester avec moi ; c'est un beau garçon. On
enverra les femmes avec le reste du bagage ou à l'ambulance, n
LXVII.
Mais ici commença une espèce de scène : les dames qui
n'élaient pas accoutumées à ce qu'on disposât d'd les aussi militai-
ranient, bien que leur éducation du harem leur eut enseigné la plus
vraie des doctrines, l'ohéiss-ance passive... les dames levèrent alors
la télé, les yeux enflammés et pleins de larmes; cl comme la poule
étend ses ailes sur sa jeune couvée, elles étendirent leurs bras...
LXVIII.
Vers les deux braves ainsi reconnus et honorés par le plus grand
capilaine qui ait peuplé l'enfer de héros immolés, ou plongé une
province, un royaume entier dans le deuil. 0 mortels insensés,
pour qui l'expérience est vainc ! O laurier! glorieux en effet, si pour
une seule feuille de cet arbre que l'on dit immortel, il doit couler,
sans cesse el sans reflux, une mer de sang et de larmes.
LXIX.
Souvaroff, qui n'avait guère égard aux larmes, ni de sympathie
jiour le .sang, ne vil pourtant pas sans une ombre de sensibiliié ces
femmes les cheveux epars, en proie à de sincères douhurs. Car bien
que l'habiluile endurcisse contre les souffrances de millions d'hom-
mes les cœurs de ceux qui font métier du carnage, parfois une dou-
leur isolée touchera même des héros et Souvaroff en élait un.
LXX.
« Parbleu! Johnson, dit-il du ton le plus doux que puisse prendre
un Calmouk , comment diable avez-vous pu amener ici des fem-
mes ? On leur donnera tous les soins possibles et on les conduira
jusqu'aux charriots : là seulement elles peuvent cire en sûreté.
Vous auriez dû savoir que cette espèce de bagage ne convient pas ici ;
à moins qu'ils n'aient un an de ménage, je hais les conscrits mariés.
LXXI.
— N'en déplaise à Votre Excellence, répondit l'Anglais, ce sont
les femmes d'autrui el non les noires. Je suis trop au fail du ser-
vice pour enfreindre les lois militaires . en menant une femme à
moi dans un camp, cl je sais que rien n'inquiclc le cœur d'un héros,
comme de laisser dans l'embarras une petite famille.
LXXri.
« Mais vous voyez ici deux dames lurqucs qui, ainsi que leur do-
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BY RON.
223
nicsli(|ue. aprùs avoir l'avorisé nnlre fuite, nous ont acconipagni'^s
sous ce déguisement îi travers raille périls. Pour moi, ce genre île vie
n'est pas nouveau; pour elles, pauvres créatures, c'est un pas fort
pénible. C'est pourquoi, si vous voulez que je combatte le cœur li-
bre, je demande qu'elles soient Irailécs avec égard. »
LXXIII.
Cependant, les deux pauvres Tdles , les yeux baignés de larmes,
semblaient ne savoir quelle confiance accorder à leurs protecteurs.
Leur surprise était aussi grande, aussi juste même que leur douleur,
en voyant un vieillard à l'air plus fou que sage , simplement vêtu,
couvert de poussière, babit bas, avec un gilet malpropre;' en le
voyant, dis-je, plus redouté que tous les sultans du monde.
LXXIV.
En effet, comme elles le pouvaient lire dans ses yeux , lout sem-
blait obéir à son moindre signe. Or, accoutumées qu'elles étaient à
considérer le sultan comme une sorte de dieu , à le voir, resplen-
dissant de pierreries, se prélasser dans toute la pompe du pouvoir
pareil au paon, ce royal oiseau dont la queue est un diadème; elles
ne se figuraient pas qu'un maître pût se passer de cet appareil.
LXXV.
.lobn Johnson, voyant leur extrême embarras, bien que peu versé
dans les sentiments des femmes de l'Orient, essaya de les consoler
à sa manière. Don Juan, plus facile à émouvoir, jura qu'elles le re-
verraient à la pointe du jour , ou que toute l'a -niée russe s'en re-
pentirait. Cbose étrange! elles se trouvèrent consolées par cette pro-
messe... L'exagération [daît aux femmes.
LXXVL
Après beaucoup de larmes , de soupirs et quelques baisers, ils se
séparèrent pour le moment. Les femmes allaient allcndrc, selon que
l'artillerie porterait plus ou moins juste , ce résultat que les sages
nomment chance. Providence ou destin (l'incertitude est un des
nombreux bienfaits du ciel, c'est une hypothèque sur les domaines
de rimmaniu'). De leur côté, leurs bien-aimés devaient s'armer pour
brûler une ville qui ne leur avait jamais fait de mal.
LXXYII.
Souvnroff , loi qui ne voyais les choses qu'en gros, trop rude
pour les comprendre en dctad; toi qui ne faisais pas plus de cas de la
vie que d'un fétu, pas plus d'attention aux gémissements d'un peu-
ple en deuil qu'au souffle du vent, et pourvu que la victoire te res-
tât ne te souciais pas plus de la perte de Ion armée que la femme
et les amis de Job ne s'aflligeaient des maux du patriarche... Suu-
varoff, qu'était-ce pour toi que les sanglots de ces deux femmes?
LXXVIII.
Rien ! — Cependant l'œuvre de gloire se continuait par les pré-
paralifs d'une canonnade, aussi terrible que l'eût été celle d Uinn,
si Homère avait connu les mortiers. Mais ici, au lieu de tuer le fils
de Priam, nous ne pouvons décrire qu'escalades, bombes, tambours,
canons, bastions, batteries, baïonnettes et balles : mots rudes qui
écorchent le gosier délicat de la muse.
LXXIX.
0 toi, éternel Homère! qui sus charmer toutes les oreilles, hélas! sou-
vent longues,^ tous les siècles, hélas! si courts , rien qu'en maniant
d'un bras poétique des arntes dont les hommes ne feront plus usa-
ge, à moins que la poudré à canon ne se montre beaucoup moins
meuriiièreque ne le souhaitent toutes les cours aujourdhui liguées
conlre la jeune liberté... mais elles ne trouveront pas dans la liberté
une nouvelle Troie;
LXXX.
0 toi, éternel Homère! j'ai maintenant à décrire un siège où plus
d'hommes furent immolés et avec des engins plus redoutables et
par des coups plus prompts, que dans cette campagne dont ta ga-
zette grecque a rendu compte... Et cependant je dois reconnaître,
comme lout le monde, que vouloir rivaliser avec toi seraitaussi in-
sensé îi moi, qu'à un ruisseau de lutter avec l'Océan : ce qui n'em-
pêche que nous autres modernes, nous ne vous égalions en fait de
carnage...
LXXXI.
Non de carnage poétique, mais de carnage réel : et le réel c'est la
venté, ce grand desideratum, dont il faut pourtant négliger quel-
que chose, quelque fidèle et minutieuse que soit la muse dans ses
descriptions. Maintenant la ville va être attaquée; de grandes actions
s'entament... comment les raconter? Ames des généraux immortels,
Phébus n'attend que vos dépêches pour en colorer ses rayons.
O vous, grands bulletins de lîonapirtel ô vous, listes moins lon-
gues et moins pompeuses de ceux (ju'll avait fait tuer ou blesser!
ombre de l.éunidas, qui combattiez si vaillamment , alors que ma
pauvre Grèce était, comme aujourd'hui, cernée par ses ennemis!
ô commentaires de César ! ombres glorieuses, pour que je ne reste
point court, prêtez à ma muse une portion des teintes si belles, si
fugitives, de votre mourant crépuscule.
LXXXIII.
Quand j'appelle «mourante» l'immortalité guerrière, je veux dire
que chaque siècle, chaque année et presque chaque jour est mal-
heureusement forcé de faire éclore quelque héros à la mamelle :
or, lorsque nous venons à calculer la somme des actes les plus pro-
fitables à la félicité humaine, ce héros n'est plus qu'un boucher en
gros qui fait tourner les jeunes tètes.
LXXXIV.
Médailles, grades, rubans, dentelles, broderies, écarlate, sont d'im-
mortels appendices du guerrier immortel, coiime la pourpre est in-
hérente à la prostituée de Balnloue. Un uniform-' est pour les ado-
lescents ce qu'est pour les fenîmcsun éventail ; il n'est pas de gou-
jat en habit rouge qui ne se croie le premier dans les rangs de la
gloire. Mais la gloire est la gloire ; et si vous voulez savoir ce que
c'est... demandez-le au pourceau qui voit le vent (1)1
LXXXV.
Du moins il le sent, et quelques-uns disent qu'il le voit, parce
qu'il court devant lui comme un pourceau qu'il est; ou si la rudesse
de cette expression vous déplaît, je dirai qu'il fde sous le vent comme
un brick, un schooner, ou .. Mais il est temps de terminer ce chant,
avant que ma muse ne se sente fatiguée; le suivant sonnera un
branle à mettre tout le monde sur pied, comme le bourdon d'un
clocher de village.
LXXXVI.
Ecoutez , dans le silence de la nuit froide et sévère, le murmure
des bataillons qui forment leurs rangs. Voyez ! des masses sombres
se glissent comme des ombres flottantes le long des remparts assié-
gés, et sur la rive du fleuve hérissée d'armes, tandis que la lueur
incertaine des étoiles pointe à travers les vapeurs épaisses qui se
déroulent en pittoresques flocons. . Bientôt la fumée de l'enfer va
couvrir tous ces lieux d'un manteau plus ténébreux !
LXXXVII.
Arrêtons-nous ici pour un moment... imitons cette pause terrible
qui, séparant la vie de la mort, glace les cœurs de ces hommes
dont plusieurs milliers respirent leur dernier souffle. Un moment...
et tout se montrera plein de vie; la niarebe! la charge! les cris des
deux croyances rivales : hourra! Allah!... puis un moment de
plus... et ce sera le cri de mort éloufl"é dans le rugissement de la
bataille.
CHANT Vin.
I.
0 sang et tonnerre! ô sang et blessures! Voilà des jurements
bien vulgaires, à votre sens, ô trop méticuleux lecteur; voilà dé-
pouvantables disson nances ! 11 n'est que trop vrai; pourtant c'esl
la seule explication du rêve de la gloire, et comme ce sont là les
objets dont va s'occuper ma muse sincère, comme ils font le sujet
de ses chants, ils doivent aussi l'inspirer. Qu'on dise Mars, Bellone,
comme on voudra... c'est toujours la guerre.
II.
Tout était prêt... le feu, le glaive, les hommes destinés à manier
ces fléaux redoutables. L'armée, comme un lion qui sort de sa ta-
nière, s'avança, lus nerfs et les muscles tendus p 'ur le carnage...
hydre humaine, sortant de son marais pour souffler la dcstruciion
sur sa voie tort-ueuse, ayant pour têtes des héros, tètes qui, à peine
coupées, étaient aussitôt remplacées par d'autres.
L'histoire ne peut prendre les choses qu'en gros; mais si nous
les connaissions en détail, peut-être, en balançant le profit et la
perte, rabattrions-nous un peu du mérite de la guerre; peut-être
(1) Figure empruntée aux psaumes.
2'2(
LKS VniJ.I'.F.S I.lTTh'RAIRRS II.I.HSTni^RS.
vcrriims-iioiis ciuarlietor à prix il'or cerlaiiips roiiqut^lcs, c'est paver
l)ion rlicr un vain fanlc'iinr. II y a plus cle vérilable gloire à séclicr
une lariuc qu'a répandre des mers de sang.
IV.
Kl pourquoi? parce que la preinit'rc de ces gloires procure le
contonloinent de soi-nifnu*, landis que l'aulre, avec loul son éclat,
SOS acclamations , ses arcs-de-lrionijilie, ses pensions pajées par
nn peuple, peut-être affamé, avec les tilrcs pompeux et les dignités
(]u'clle prodigue, peut bien exciter l'admiration des Ames corrom-
pues; mais après tout, si l'on ne combat point pour la liberté,
vile n'est qu'un vain bruit par lequel l'homicide essaie de s'étourdir.
Telle est, telle sera toujours la gloire des armes; telle n'est pas
rolle d'un Léonidas et d'un Washington ; chacun de leurs champs
de bataille est un sanctuaire qui parle de nations sauvées et non de
niuiiik's dévastés. Comme eus mots résonnent doucement à l'oreille!
l'cndant que le nom d'un conquérant vulgaire e.xcilcra l'étonnu-
uicnt et la stupeur des finies servîtes et vaincs, ces noms glorieux
serviront de mot de ralliement pour aU'rancliir le monde.
VI.
La nuit était sombre ; un épais brouillard ne laissait entrevoir
que la (lamine de l'artillerie qui ceignait l'horizon d'un nuage de
Icu et se réfléchissait dans les eaux du Danube... miroir de I enfer!
Le rugissement des volées de canon et les longs et profonds reten-
tissements qui se succédaient coup sur coup assourdissaient l'o-
reille plus que n'eût fait le tonnerre; car les foudres du ciel frap-
pent peu... celles de l'homme font des millions de cadavres.
VII.
La colonne d'assaut avait à peine dépassé les batteries de quel-
ques toises, quand les musulmans, irrités, se levèrent enfin et ré-
pondirent au.v tonnerres des chrétiens ]iar une voix non moins ter-
rible. Alors un vaste incendie envahit l'air, la terre et les flots; le
sol parut trembler sous ce bruit clTroyable, pendant que toute la
ligne des remparts pétillait de feux, pareille à l'Etna quand liiiquiel
Titan s'agite dans ses cavernes.
VII L
Au même instant s'éleva un redoutable cri d'Allah ! qui, non
moins bruyant que la voix des foudres meurtrières, jetait h l'eniicmi
un défi orgueilleux. Allali! répétèrent la ville, le fleuve et le ri-
vage; et dans les nua?es étendus comme un dais sur les combat-
tants, on entendit vibrer le nom de l'Eternel. Ecoutez : à travers tous
les bruits un seul cri domine : « Allah I Allah! hu I »
IX.
Toutes les colonnes s'étaient mises en mouvement ; mais celles
qui attaquaient par eau virent leurs soldats tomber comme des
feuilles, bien que commandées par Arseniew, ce fils du carnage,
brave comme le premier qui affronta jamais la bombe et le boulet.
" Le carnage, dit Wordsworth, est fils de Dieu;» il est donc frère
du Christ, et il se conduisit alors comme dans la Terre-Sainte.
X.
Le prince de Ligne fut blessé au genou ; le duc de Richelieu reçut
une balle entre son chapeau et son crùne, et ni l'un ni l'autre ne
fut percé, ce qui prouve ciue cette tète était la plus aristocraticiiie du
monde. De fait la balle ne pouvait en vouloir .^ une caboche toute
légitimiste: « Poussière sur poussière!» dit-on... [louiquoi pas
plomb sur plomb ?
XL
Le général Markow, brigadier, insistait pour qu'on emportât «le
prince» , quand tant de milliers d'autres gémissaient et mouraient
auprès de lui... tous gens de rien, qui peuvaientsc tordre et se dé-
battre et implorer une goutte d'eau, sans trouver une oreille qui ne
fût pas sourde... Le général Markow, qui témoignait ainsi de sa
sympathie pour un haut rang, rcçutune leçon propreà lui inspirer
un sentiment plus large : un coup de feu lui cassa la jambe.
XII.
Trois cents bouches à feu vomirent leur émétique, et trente mille
mousquets lancèrent leurs pilules, dru comme grêle, en guise de
diurétique sanguin. 0 mortalité! lu as les bulletins mensuels, tes
pestes, les famines, les médecins, ce qui n'empêche pas les maux
Jiresenls, passés cl futurs, de linter h nos oreilles comme cet insecte
qui perce le bois et qu'on appelle lliorloge de la mort... mais tout
cela n'est rien auprès des horreurs d'un champ de bataille.
xin.
Là, toutes les tortures variées, accumulées, au point que les
hommes s'endurcis.sent en présence de ces innombrables doulcurj
qui frappent partout leurs regards... là, les voix gémiss<inles, les
membres (|ui se tordent dans la poussière, l'œil enlièremcnl blanc,
retourné dans son orbite... Voili la récompense de milliers de sol-
dats, pendant que d'autres gagneront un ruban sur la poitrine I
XIV.
Et pourtant, j'aime la gloire... la gloire, c'est magnifique... Son-
gez combien il est doux, sur vos vieux jours, d'être eiilrelenu aux
frais de votre bon roi. Une modique pension ébranle la vertu de
plus d'un sage; et, ce qui vaut mieux encore, les héros sont néces-
saires pour que les bardes aient quelque chose \ chanter. Ainsi, le
plaisir de voir nos guerres revivre dans des vers immortels, outre
la jouissance de la demi-solde pendant le reste de nos jours, voili
ce qui nous pousse à détruire nos semblables.
XV.
Quelques troupes, qui avaient déjà pris terre, se portèrent sur la
droite pour s'emparer d'une batterie; d'autres, débarquées plus bas,
se mirent à l'œuvre nr)n moins promplement. C'étaient des grena-
diers : ils grimpèrent un à un . aussi gaîment que des enf.ints qui
montent sur le giron de leur mère, et escaladèrent le retranchement
et la palissade, avec autant d'ordre que s'ils eussent été i la parade.
C'était une manœuvre admirable, car le feu était si vif, que si le
Vésuve , outre sa lave , était charrié de toutes sortes de projectiles
infernaux, il ne pourrait faire plus de ravages. Le tiers des officiers
tomba sur la place, début qui était loin de promettre la victoire à
la troupe : quand le chasseur tombe, les chiens sont en déluut.
XVII.
Mais ici je laisse les affaires générales pour suivre don Juan : il
faut qu'il gagne ses lauriers à part; car nommer l'un après l'autre
cinquante mille héros, bien qu ils aient tous également droit .'i une
stance ou ;i une élégie, cela formerait un le.xiipie de gloire un peu
long, et bien pis, ce serait allonger beaucoup notre histoire.
XVIII.
Force nous est donc d'abandonner le plus grand nombre à la ga-
zelle... qui, sans nul doute, a rendujuslice à tous ces morts, dor-
mant d'un glorieux sommeil dans les fossés, dans la plaine, partout
où ils ont senti pour la dernière fois l'argile appesantir leurs imes..;
Trois fois heureux celui dont le nom a été bien orlliographié dans
la dépèche I J'ai connu un homme dont la mort fut auaoucée sous
le nom de Croie; et il s'appelait Grose'.
XIX.
Juan et Johnson se joignirent à l'un des corps d'attaque, et com-
battirent de leur mieux, ne sachant où ils étaient et encore moins
où ils allaient. Ninifxirte ! ils continuaient d'avancer, foulant des
cadavres sous leurs pieds, tirant, frappant d'estoc et de taille, suant
et bouillant, mais au total assez peu avares de leur vie pour méri-
ter à eux deux un magnifique bulletin.
XX.
C'est ainsi qu'ils se vautrèrent dans la fange sanglante de ces
millions de morts et de mourants... Parfois ils gagnaient une toise
ou doux de terrain, ce qui les rapprochait d'un certain angle de
muraille que tout le monde s'efforçait d'atteindre; d'autres foisre-
poussés par un feu bien nourri, qui tombait comme si l'enfer eût
envoyé sa pluie pour celle des cieux , ils trébuchaient en reculant
sur un camarade blessé qui se débattait dans son sang.
XXI.
C'était la première affaire de Juan ; et après une nuit passée sous
les armes, après une marche silencieuse dans les ténèbres glacées,
où le courage n'est pas aussi bouillant quesousun arc-dc-trioraphe,
il avait peut-être longtemps grelotté, biillé et appelé le jour, eu je-
tant un regard sur les nuages épais et monotones qui raidissaient
le ciel Mais, malgré tout cela, il ne songea point à lâcher pied.
xxn.
Au fait, c'était impossible El quand même il l'eût fait? On a
vu et l'on voit encore des héros qui n'ont pas mieux débuté : Fré-
déric-le-'Jrand daigna prendre la fuite à .Moiwilz, pour la première
et la deruière fois ; car ainsi qu'un cheval, un faucon , uoe jeune
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
225
épouse, la pin pari des hommes, apièsune chauile épreuve, se rom-
pent à leur nonveau métier et combattent comme des diables pour
leur solde ou leur opinion.
XXUL
Juan était ce qu'Erin appelle, dans son langage sublime, l'ancien
erse ou Tiilandais, qui pouriait bien être le punique (les antiquai-
res, qui savent régler le temps, comme le temps règle toutes choses,
romaines, grecques, runiques, prétendent que la langue irlandai.«e
est concito^'enne d'Annibal et se revêt encore de l'alphabet ivrien,
importé à Carthage par Didon ; opinion rationnelle comme" toute
autre, mais nullement nationale) ;
XXIV.
Juan était ce que, dans
cette langue, on appelle
une « essence de jeunes-
se, » un être d'impulsion,
un enlani de poésie, tan-
tôt nageant dans le senti-
ment, ou, si vous l'aimez
mieux, dans la sensation
de la volupté; puis s'il s'a-
gissait de tuer en aussi
bonne compagnie que
celle qui se presse d'ordi-
naire aux batailles , aux
sièges et autres récréa-
lions de ce genre, saisis-
sant avec un égal em[ires-
sement cette occasion
d'occuper ses loisirs;
XXV.
Mais cela toujours sans
malice : s'il faisait l'amour
ou la guerre, c'était, com-
me on dit, avec « les meil-
leures intentions, » celle
carte d'alout que nous
montrons tous pour nous
tirer d'affaire. Hommes
d'Etat , héros . câlins ,
hommes de loi , si l'on
s'informe de leurs actes,
savent parer latuique en
protestant de leurs bon-
nes intentions; quel dom-
mage que l'enfer en soit
pavé!
XXVL
Je me suis demandé
quelquefois si le pavé de
l'enfer en admellant
que telle en soit a matiè-
re... ne doit pas être au-
jourd'hui complètement
usé, non par le nombre
de ceux que leurs bonnes
intentions ont sauvés ,
mais parla masse qui des-
cend là - bas sans être
munie de ces matériaux
qui nivelaient et aplanis-
saient autrefois celle rue
sulfureuse , qui doit si
bien ressembler à notre Pall-Mall
Mais le Khan ne voulait pas être pris.
xxvn.
Juan, par une de ces occurrences étranges qui séparent souven'
le guerrier du guerrier dans leur hideuse carrière, comme elb-s sé-
parent la plus chaste des femmes de son constant époux tout juste
après un an dli\ menée; Juan, par un de ces singuliers caprices
de la fortune, fut saisi d'un étonnement soudain , lorsque après
une vive mousqueladc. il se trouva seul, loin de ses compagnons
qui battaient en retraite.
xxvin.
Je ne sais comment se fit la chose... Il se peut que le plus grand
nombre fut tué ou blessé, et que le reste eîit fait demi-tour à droite;
circonstance qui embarrassa César lui-même , quand à la vue de
toute son armée, si courageuse pourtant, il fut forcé de prendre un
bouclier et de ramener les Romains au corrd)at.
Paris — Imp. LACôua el C*. rue Sùufûot, 16.
XXIX.
Juan, qui n'avait point de bouclier à prendre et qui n'était pas un
César, mais un beau jeune homme qui se baltait sans savoir pour-
quoi ; Juan, se voyant dans cette passe dilticile, s'arrêta une mi-
nute, et peut-être aurait-il dii s'arrêter plus longtemps; puis pareil
à un âne... ne vous scandalisez pas, modeste lecteur; puisque le
grand Homère a trouvé cette comparaison bonne pour Ajax, Juan
peut s'en conlenter mieux que d'une neuve...
XXX.
Donc, pareil à un âne, il marcha, et, chose plus étrange, il ne re-
gardapas en arrière; mais
voyant briller devant lui,
comme le jour sur la
montagne, un feu suffi-
sant pour aveugler ceux
qui n'aiment pas à voir
un combat, il chercha s'il
ne pourrait pas rejoindre
les bataillons décimés.
XXXI.
N'apercevant plus le
commandant de son pro-
pre corps, ni le corps lui-
même qui avait complè-
tement disparu .... Dieu
sait comment (je ne me
charge pas d'expliquer
tout ce qui , dans l'his-
toire, offre une couleur
suspecte ; cependant, on
m'accordera ce point: il
n'était pasélon nan t qu'un
tout jeune homme, épris
de la gloire, marchât droit
devant lui sans plus se
soucier de son régiment
que d'une prise de ta-
bac)...
XXXII.
N'apercevant donc ni
commandant ni comman-
dés, laissé à lui-même
comme un jeune héritier,
libre d'aller tout seul
il ne savait où ; comme le
voyageur suit le feu follet
à travers marais et fon-
drières , ou comme des
marins naufragés se ré-
fugient dans la hutte la
plus proche; ainsi Juan,
suivant l'honneur et son
nez, s'élança vers la mê-
lée.
XXXIH.
Il ne savait oil il était et
ne s'en inquiétait guère :
car il était ébloui, frappé
de vertige; la foudre cir-
culait dans ses veines
il était sous l'inlluence de
la situation, comme il ar-
rive aux imaginations ardentes. Ayant observé le côté où le feu le
plus vif se faisait voir el entendre, où le canon faisait retentir ses
détonations les plus bruyantes, ce fut là qu'il courut, pendant que
la terre et le ciel étaient ébranlés par ta découverte humanitaire,
ô Bacon , le plus savant des moines.
XXXIV.
Gunune il courait ainsi, il tomba dans ce qui avait formé naguère
la deuxième colonne sous les ordres du général Lascy. Ce corps
avait éié réduit, comme plus d'un gros livre, à un élégant extrait
d héroïsme, Juan, d'un air solennel, prit place parmi les survi-
vants qui, faisant bonne contenance, continuaient à tirer sur les
glacis.
XXXV.
Précisément à ce moment critique arriva aussi Johnson , qui
« avait battu en retraite, » comme on dit quand les gens se sauvent,
220
LK9 VRILLÉES LITTÈRAIRRS ILLDSTRÉKS.
iiliilAl qufi Hft se jeter (l.iiis eelle (;iieiilc de deslriielinn f|ui eoniliiil
il liinlre du diahle. Mai» Jiihnsoii était un lialiile poldat qui Mvnil
rcveiiir h propos h la eharge et n'employait la fuite que comme nu
euuragciix stratagème.
XXXVI.
Il \il que tous les hommes de son eorps étaient ou morts ou mou-
rants, à rexceplion de don Juan , vrai novieu dont la \alcur \ir;ri-
nale ne songeait point .' la fuite. Ivn elTet, fiiJinorance du daiiK>:>',
riinuiie l'iiinoccnre comptant sur ses ()roprcs forces, inspire Ji ses
élus une insouciante sécurité. Pans cette situation, Johnson re-
lirou.ssa chemin un uionienl, seulement pour rallier ceux qui s'é-
taient enrhumés dans les omhrcs de la vulléc de la Mort,
XXXVII.
Et l.h , un peu h l'abri des halles que faisaient pleuvoir bastions,
hnlteries, parapets , remparts , murs, fenêtres, maison»., cardans
toute celle frrande ville, serrée de près iiar une armée chrétienne,
il n'y avait pas juscjun-lii un seul pouce ilc terrain qui ne se défendit
comme un diable... \l\ , il trouva un certain nombre de chasseurs,
dispersés ]>ar la résistance ilu gibier qu'ils avaient attaque.
XXXVIII.
Il le-; .Tppela; et. chose étrange, ils vinrent ;i son appel, différenls
en ecla des esprits du vaste abime. lesquels se laissent invoi|Mer
longtemps, dit Hotspur, avant de quitter leurs retraites. Leurs mo-
tifs poin- obéir étaient lincerlituile, la honte de paraîlie avoir peur
d'une halle ou «l'une bombe, et ce singulier instinct ipii fait rpi'Ji la
puerrc cl en religion, les hommes suivent comme des troupeuui le
chef qui les guide.
XXXIX.
Par Jupiter! c'était un brave paillard que ce Johnson ; cl bien
que son nom sonne moins harmonieusement que ceux d'Ajax et
d'Achille, on ne verra pas île sit^)t son égal sous le soleil. Il luail son
luunnie aussi Iranquilloment que souffle la mousson, co vent qui,
pendant des mois entiers, reste invariable? : rarement on voyait la
moindre altéraiion dans ses Irait;, son teint ou ses muscles, et sans
bruit il faisait heaucouj) de besogne.
XL.
Il no s'était donc sauvé qu'avec réflexion , sachant bien que sur
les derrières il trouverait d'autres combattants tout disposés h se
débarrasser de ces a|>préhensions importunes, (pii, comme des vents,
troublent parfois des estomacs béro'i(|ues. Bien que souvent leurs
paupières se ferment prématurément, tous les héros ne sont pas
aveugles ; mais s'ils rencontrent face à face une mort infaillible, ils
reculent de quelques pas, seulement pour reprendre haleine.
XLI.
Johnson, disons-nous, n'avait reculé que pour revenir, avec beau-
coup d'autres guerriers , vers ce sombre rivage qu'llamlet nous
peint commi- un si redoutable trajet. .Mais cela ne donnait pa.s grand
souci il notre homme : son àme agit sur les vivants avec la puis-
sance du 111 galvanique qui ranime les morts, et les ramena au mi-
lieu du feu le plus violent.
XLII.
Mille diables I ils trouvèrent une seconde fois ce qui l,i première
leur avait paru .nssez terrible pour s'y dérober par la fuite. Malgré
tout ce qu'on dit de la gloire et tous ces immortels lieu.v communs
(pii conduisent un régiment ;i la mort (sans compter la paie, le
shilling quotidien, qui l'ail aussi le soldat).... ils rcirouvèreul, disje,
le même accueil, qui lit deviner aux uns et connaître aux autres
l'approche de l'enfer.
XLin.
Ils tombèrent dru comme les moissons sous la grêle, l'herbe sous
1,1 faulx,ou le blé sous la faucille, nouvelle preuve de cotte vérité re-
battue , que la vie est le plus fragile objet des désirs de I homme.
Les batteries turques, pareilles .'i un fléau ou au poing d'un habile
boxeur, tirent une horrible capilotade des plus braves soldats : ils
curent la tête cassée avant d'avoir pu armer leur fusil,
XLIV.
Les Turcs, protégés nar les traverses et les flancs du bastion voi-
sin , tiraient en vrais diables et enlevaient des rangs tout entiers,
comme le vent balaie l'écume des vagues. Néanmoins, Dieu sait
pouripioi, le destin , (jui nivelle sous ses changeants caprices les
cités, les nations, les mondes, voninl qu'au milieu de cette sulfu-
reuse orgie, Johnson et le petit nombre de ceux qui n'avaient pas
décampé gagnassent le talus intérieur du rempart.
XLV.
D'abord un, doux, puis cinq, six. une douzaine escaladèrent
proniplcmont, c.ir il v allait de la vie : des torrents de flamme,
comme de la poix ou de la résine, étaient dardés d'en haut et d'en
bas, si bien qu'il était dillicile de dt-cider lesquels avaient fait le
meilleur choix, de ceux qui avaient été les premiers Ji montrer sur
le paranct leur face guerrière , ou de ceux qui avaient cru plu»
brave île rester expow'-s au fou.
XI.VI
Mnis ceux qui avaient e^scaladé virent leur audace favorisée par
un hasard ou une bévue. U.iiib non ignorance , le Cohorn grec ou
turc avail établi si'S paliHiiades d'une manière qui paraîtrait éton-
nante dans les forli-resses des Pa.vs-Ilas ou de France (qui elles-
mêmes doivc-nt baisser pavillon devant notre (iibrallari : obi^tacle
judicieusement posé au beau milieu du susdit parapet.
XLVIL
Kn sorte qu'il y avait de chaque cAté neuf Ji dix pa.t de terrain
sur lc(piel on pouvait se tenir, avantage lrt« grand pour nos g.'ns,
pour coux-lîi du moins qui étaient restés Tivanis, et qui avaient
ainsi la faculté de se mettre en ligne et do recommencer le combat.
Ce qui leur fut aussi fort utile, c'est qu'ils plironl renverser d'un
coup t\r pied les palissades, qui ne s'élevaient guère plus haut que
l'horbe ilun pré.
XLVIIl.
Parmi les premiers... je ne dis pas le premier, car les questions
de priorité en pareille occasion peuverit soulever de funestes que-
relles entre amis aussi bien qu'entre alliés : bien hardi serait le
Ilrelon qui viendrait meîlre h réprouve la patience de John Fliiîl en
osant lui dire que Wellington a été battu a Waterloo... et en effet
c'est ce qu'affirment les Prussiens.
XLIX.
lit ajoutent que si Binchcr. Riilovv, Gncisenau , et je ne sais
Pombicn de gens en an et en oit' n'étaient pas venus à temps jeter
la terreur dans l'âme des Français, qui continuaient à combattre
c iinme des tigres affamés, le duc de Wellington aurait cessé d'étaler
ses ordres , comme de recevoir ses pensions , les plus lourdes que
mentionne notre histoire.
L.
Mais n'Importe! Dieu sauve le roi ! et les rois: car s'il ne
veille sur eux, je doute que les hommes les gardent longtemps
Je crois entendre un petit oiseau qui chante que dans pou le (leuple
sera le plus fort ; il n'est pas de ro.«se qui ne rue quand le harnais
lui entre dans les chairs, et la fait souffrir plus que no le permet le
règlement des postes... et la populace finit par ne plus imiter la pa
tience do Job.
LL
D'abord elle murmure, pui5 elle jure; puis, comme David, elle
lance au géant les cailloux du ruisseau; enfin elle a recours aux
armes que saisi.ssent les hommes quand le désespoir a aigri leurs
c(Piirs. Alors vient la véritable guerre ; je serais tenié de dire " tant
pis! » si je n'avais reconnu qu'une révolution seule peut épargner
h notre globe toutes les souillures de l'enfer.
LU.
Mais continuons... Je disais donc que non pas le nremicr, niais
un des premiers, notre petit ami don Juan escalada les murs dls-
mnil, comme s'il ont été élevé au milieu de pareilles scènes El
pourtant celle-ci était tout-à-fait nouvelle pour lui , et je présume
pour hcutroup d'autres. Quelque? généreuse que fût sa nature ,
aussi chaleureux par le cœur qu'efféminé par les traits, il était dé-
voré de la soif de la gloire, soif qui pénètre le cœur de part en pari.
LIIL
b;t 11 était là, cet enfant qui jamais n'avait cessé d'appuyer sa
poitrine sur le sein d'une femme : lii>mme dans tout le reste, cette
jdacc était pour lui l'Klysée; il eût même résiste à celte éprouve
délicate que Rousseau indique à la beauté inquiète : « Observez
votre amant quand il sort de vos bras. » Juan n'en sortait jamais
tant qu'il y trouvait des charmes...
LIV.
A moins qu'il n'y fi'it forcé par les destins ou les flots , ou les
vents, ou par dos parents, ce qui rcvientau mémo. .Mais maintenant
il était là... dans une crise où tous les liens de l'humanité doivent
céder au 1er et à la flamme; et lui. dont le corps même était tout
Ame, jouet de co sort qui courbe les têtes les jdusfiêres, pressé
par le temps et les faits, le voilà parti comme un coursier pur-sang
qui sent l'éperon.
LV.
Il ne so connaissait plus en face d'une résistance, comme le
chasseur dovani une birriore à cinq traverses, ou devant une grille
élevée, cas où l'existence de nos jeunes .\nglais dépond de leur
poids, le plus léger courant le moins de risques. De loin il abhor-
rait la cruauté, comme tous les hommes abhorrent le sang, jusqu'à
ce qu'ils soient échauffés. ... et alors même Juan sentait le sion se
figer s'il entendait un gémissement douloureux.
OEUVKES COMPLÈTES BE LORD BYUON.
227
LVI.
Le général La<;cy, serré de près, voyant arriver si fi propos à son
aide une centaine de jeunes gaillards déterminés qui semblaient
tomber (le la lune, remercia don Juan qui élait le plus près de lui,
et ajouia qu'il espérait que la ville serait bientôt prise , croyant s'a-
dresser, non à quelque « pauvre besogneux , » comme dit l'islol,
mais à quelque jeune Livonien.
LVII.
Comme le général lui parlait en allemand, Juan , qui savait cette
langue ni plus ni moins que le sanscrit, s'inclina pour toute réponse
devant son supérieur; car, voyant un homme décoré de rubans
noii's et bleus, de crachats, de médailles , et tenant h la main une
épée sanglante, qui lui adressait la parole d'un ton de remercîment,
il reconnut un officier de haut rang.
•LVIII.
L'enlrelien dure peu entre gens qui ne parlent pas la même lan-
gue-, ei puis, en temps de guerre, à la prise d'une ville, quand maint
cri de douleur vient couper le dialogue, quand mainte énormité se
cnmme.t dans l'intervalle d'une parole à l'autre, quand pareil au
l'icsin d'alarme arrive à l'oreille un concert de soupirs, de gémisse-
mimis, de clameurs, de hurlements, de prières dans un tel mo-
ment, il ne saurait y avoir beaucoup de conversation.
LIX.
Aussi ce que nous avons rapporté en deux longues stances tint ^
peine une minute; mais cette courte minute embrassa tous les for-
i'ails imaginables. L'artillerie elle-même, dominée par le fracas,
sembla muette : vous auriez entendu le chant d'une linotte aussi
facilement que le tonnerre même au milieu de ce bruit universel,
voi.x décbiranle de la nature humaine à l'agonie.
LX.
La place était forcée. 0 Eternité! « Dieu fit les champs et
lliomme a fait les villes, » a dit Cowper... Je suis à peu près de son
a.vis, quand je vois dans la poussière Rome, Baby lone, Tyr, Car-
thage, Ninive, ces cités dont tout le monde connaît l'existence, et
lant d'autres dont le nom n'est plus; et méditant sur le présent et
le passé, je commence à croire que nous finirons par retourner
dans les bois.
LXL
Si l'on excepte d'abord Sylla, ce tueur d'hommes qui, dans sa
vie comme dans sa mort, fut, dit-on, le mortel heureux par ex-
cellence, et qui d'ailleurs porte un de ces grands noms qui éblouis-
sent; de tous les hommes le plus heureux fut, sans contredit, le
général Boon, ce forestier du Kentucky; car .sans avoir versé
d'auire sang que celui des ours et des daims, il coula dans les
profondeurs des bois les jours innocents d'une verte vieillesse.
LXIL
Le crime n'approcha point de lui le crime n'est point enfant
de la solitude. La santé ne l'abandonna pas... car elle se plaît aux
lieux que des pas ont rarement foulés : si les hommes ne l'y vont
pas chercher, s'ils préfèrent la mort à la vie, il faut le leur pardon-
ner, retenus qu'ils sont dans leur prison murée par une habitude
qu'ils abhorrent au fond de leurs cœurs. Il est à noter, dans le cas
donnépour exemple, que le général Boon, toujours cha.-sant, devint
nonage aire.
LXIII.
Et chose plus remarquable, il a laissé après lui un nom que d'au-
tres s'efforcent vainement d'obtenir en décimant leurs semblables,
et non-seulement un nom fameux, mais celte honorable renommée,
sans laquelle la gloire n'est qu'un refrain de taverne... uneienom-
mée simple, pure, l'antipode de la honte, inattaquable à la haine et
'd l'envie. Vivant en ermite, mais en ermite actif, il fut jusque dans
sa vieillesse l'enfant de la nature. 0 Pope , ô Virgile, ce fut votre
solitaire devenu sauvage.
LXTV.
A la vérité, il évitait le contact même de ses concitoyens. Alors
qu'ils vinrent bâtir sous ses arbres chéris, il se transjiorta quelques
centaines de lieiies plus loin pour trouver des lieux ovi il y eût
moins de maisons et plus d'espace libre. L'inconvénient de la civi-
lisation est dans la difficulté de plaire aux autres et de se plaire avec
eux. Quant aux individus, il leur montrait toute la bienveillance
qu'on peut trouver dans un homme.
LXV.
D'ailleurs il n'était pas tout-î\-fait seul : autour de lui croissait
une tribu d'enfants de la forêt et de la chasse, ayant devant elle
un monde nouvellement appelé à la vie et toujours nouveau. La
guerre ni le chagrin n'avaient laissé leurs traces sur ces fronis
exempts de rides, et nul vestige de douleur n'avait marqué la face
de la nature ou de l'homme : la libre forêt les avait reçus libres,
elle les gardait libres et frais comme ses arbres et ses torrents.
LXVI.
Ils étaient grands, forts et agiles, comme ne le seront jamais les
chétifs et pâles avortons des villes; car jamais les soucis ni l'avidité
n'avaient attristé leurs pensées. Les bois verdoyants étaient leur hé-
ritage ; l'affaissement de leurs facultés ne leur annonçait pas une
vieillesse précoce ; la mode ne faisait pas d'eux les singes de ses
caprices; ils étaient simples et non sauvages, et leurs carabines au
coup certain dédaignaient de puériles querelles.
LXVII.
Le travail remplissait leurs jours et le repos leurs nuils; l'allé-
gresse était la compagne de leurs travaux. Ni trop nombreux ni
trop disséminés, la corruption n'avait pu pénétrer dans leurs cœurs :
la débauche et ses aiguillons , le luxe et ses embarras, ne faisaient
point leur proie des libres forestiers. Elles étaient sereines sans
tristesse, leurs vastes solitudes.
LXVIIl.
Assez sur la nature ! .. Maintenant pour varier, nous revenons à
tes immenses délices, ô civilisation! nous revenons aux aimables
conséquences des grandes sociétés: la guerre, la peste, le despo-
lisnie, la soif de la célébrité , les millions d'hommes que tuent les
soldats pour gagner leurs rations, le boudoir d'une impératrice sexa-
génaire, et la prise d'Isma'il pour assaisonner ses plaisirs.
LXIX.
La place était forcée ; une seule colonne se fraya d'abord sa voie
sanglante; une seconde la suivit. La baionnelte impitoyable, l'épée
flamboyante, se heurtent contre le cimeterre ; et dans le lointain
s'élèvent les cris accusateurs de l'enfant et de la mère. Et cepen-
dant des nuages sulfureux chargeaient de plus en plus l'haleine du
matin et celle de l'homme, aux lieux ofi le Turc, fou de désespoir,
disputait encore pied à pied le sol de la cité.
LXX.
KoutousotT, le même qui plus tard (tant soit peu secondé par la
neige et la gelée) refoula Napoléon dans sa route audacieuse et
sanglante; Koutousotf se vit lui-même refoulé. C'était un joyeux
compagnon: en face de ses amis comme de ses ennemis, il avait
toujours le mot pour rire, alors même qu'il y allait de la vie et de
la victoire. Mais ici ses bons mots n'eurent aucun succès...
LXXI.
Car s'étant jeté dans un fossé, où le suivirent aussitôt quehjues
grenadiers qui teignirent la fange de leur sang, il parvint en grim-
pant jusqu'au parapet; mais la chose n'alla pas plus loin , car les
musulmans les rejetèrent tous dans le fossé. Parmi ceux qui péri-
rent en cette occasion, on regretta beaucoup le général Ribeaupierre.
LXXII.
Heureusement une troupe russe, emportée par le courant, avait
débarqué sans savoir où, et ne pouvant trouver sa route, elle
avait erré çà et là comme dans un rêve, lorsqu'à la pointe du jour
elle arriva dans cet endroit qui lui parut offrir une issue... Sans cela, le
brave et joyeux Koutousolï serait resté sans doute où sont encore les
trois quarts de sa colonne.
LXXIII.
En longeant le rempart, après avoir pris le cavalier, au moment
même où les soldats de Koutousotf, découragés, commençaient à
prendre, comme les caméléons, une légère teinte de peur, cette
môme troupe ouvrit la porte appelée Kilia à ces héros désappointés,
qui restaient cois et honteux, glissant dans une fange auparavant
glacée et maintenant transformée en un marais de sang humain.
LXXIV.
Les Kozaks ou, si vous l'aimez mieux, les Cosaques (je ne me
pique pas beaucoup d'une orthographe exacte, pourvu que j'évite
les grosses erreurs de faits en statistique, tactique, politique et
géographie)... les Cosaques, dis-je, servant achevai et fort médiocre-
ment experts dans la topographie des forteresses , mais combattant
partout où leurs chefs l'ordonnent, furent tous taillés en pièces.
LXXV.
Leurcolonne, foudroyée par les batteries turques, élait néanmoins
arrivée sur le rempart, et déjà ils se flallaient de piller la ville sans
plus d'empêchement; mais, comme il peut arriver aux plus braves,
ils s'abusaient étrangement... Les Turcs feignirent d'abord de lâclier
pied, uniquement pour les attirer entre les angles de deux bastions,
d'où ils tombèrent sur ces chrétiens présomptueux.
LXXVI.
Ainsi prisen queue, o,e,^ malheureux Cosaques furent Ions érliar-
528
LES VEILLÉES LITIÈKAIRKS ILLOSI'RKRS.
i)és à la poinlp ilii jour, l'dici's de rûsilier avniil Icriiie le bail «le
leur vie, ijg poiiinil ilii moins sans InMnbler. el lenis rn'Iavrcs
nninncoli's sciureni île degrés nu lieiilcnant cdunei Ves'uuskoî,
pour Iravci'scr le Tossé avec le hiaxebalaillnu de l'uluuski.
t.XXVil.
Ce N.'iilinnl guerrier lua de sa main tnus le<iTurc8 qu'll renconlrn;
mais il ne put les manger, car il fut imnxdé h son tour par qnel-
i|iirs Miiisuimnns, qui persistaient encore à ne pas laisser hiiVer
|i'ur»ille sans résistance. Les remparts étaient em|)ortés; maison
ne pi)n\ail encore prévoir h laquelle des rieux armées resterait la
viciiiire. On rendait coup |ionr cnup; on disputait le terrain pied h
|>ied. les uns ne voulant pas céder, ni les autres retourner.
LXXVIII.
l'ne autre colonne encore éprouva de grandes pertes... El ici
nous remarquerons avec l'historien ([u'on devrait munir d'un petit
nfunhre de cartouches les soldats destinés au.x exploits les \>h\i
glorieux ;en eiïet, quand il lauten venir h la baïonnette et emporter
l'obstacle de vive force . il arrive souvent que pour épargner leur
sang . ils se bornent à échanger des coups de feu à une distance
ridicule.
LXXIX.
I.a colonne du (général Meknop (sans le général lui-même, qui,
étant mal secondé, avait été tué (iiiclque temps auparavant) parvint
enfin h opérer sa jonclion avec ceux (|ui avaient osé escalader ce
rempart, qui toujours vomi.ssait la mort; et malgié la sublime
opinidtreté des Turcs, le bastion défendu par le séraskicr fut em-
porté au prix de sacrifices considérables.
LXXX.
Juan et Johnson et quelques \olonlaires s'avancèrent les pre-
miers \p.\s le chef turc et lui offrirent quartier, mot qui sonne mal
aux oreilles d'un séraskier, ou qui du moins ne sembla pas du
goill de ce vaillant Tarlare. Il nioiiriit digne des larmes de sa patrie,
sauvage martyr du devoir militaire. Un Anglais, oflicicr de marine,
qui voulait le faire prisonnier, fut envoyé dans l'auUc monde ;
I.XXXI.
(Jar l'unique réponse à sa proposiiion fut un coup de i)istolct qui
l'étetulit raide mort; sur quoi les auires clirctieiis, sans plus de
délai, mirent en œuvre l'acier et le plomb... les deux métaux les
pins uiilfs en pareille circonstance. Pas une tête ne fut épargnée...
trois mille musulmans périrent dans cet endroit, et le séraskier
tomba percé de seize coups de baïonnette.
LXXXII.
La ville est prise... mais seulement portion à portion... La mort
s'enivre de sang: pas une rue où (juelque creur généreux ne hitle
jusqu'au dernier moment, en défendant ceux pour lesquels il va
cesser de battre. La guerre même a oublié son art desirncteur
pour ne se souvenir que de sa nature plus destructrice encoie, et
l'ardeur du carnage, comme le limon du Nil fécondé parle soleil,
engiMuIre de monstrueux exemples de tous les crimes.
LXXXIll.
LXXX IV.
C'est qu'un musulman mourant, ayant senti sur lui le pied d'un
ennemi, I avait saisi et avait mordu ce tendon si délicat, que la muse
antique ou quelque bel esprit moderne a baptisé du nom d'Achille.
Les dents s'étaient rejointes à travers le talon, et elles ne labandon-
nerent plus, même quand la vie les quitta... car on dit (mais c'est
sans doute uu mensongei que la lète séparée du tronc adhérait en-
core à la jambe vivante.
LXXXV.
Quoi qu'il en soit, il est certain que l'officier russe resta boiteux
toute sa vie. Le chirurgien du régiment ne sut puint guérir son
malade et lut peut-être plus à blAnier que cet ennemi invétéré, dont
la letc se montra si obstinée, qu'étant coupée elle ne lâcha sa proie
qu a regret. "^
LXXXVL
Jnsque-là le fait e.M vrai... et le devoir du poète est d'échapper îi
a liction toutes les fois (juil le peut ; car il n'v a pas grand art à
laisser la poésie plus libre que la prose du joug de la vérité, à
moinsqu ilnesagisse uni(iuenienl decequ'.m appelle leslvlo poéti-
que ou que Ion ne soit possédé de cet insatiable ai.pétil'de men-
songe dont Satan se sert coucj d'amorce pour pèclier les âmes.
I.XXXVII.
La ville est prise, mais non rendue!... Non I pas un musulman
n'a livré son épée : le sang peut couler comme les (lot* du Da-
nube coulent au pied des murs de la \ille; mais ni acte ni paroi'
n'annonce la crainte de la mort ou de I ennemi. Kn vain le .M"«
covitequi s'avanre pousse «les hurlements de victoire... le dcrni-i
.soupir du vainqueur répond à celui du vaincu.
LXXXVIIL
La baïonnette perce et le sabre tranche; de tous ciMé? d'innom-
brables exislenccs humaines sont «létrnites: comme I année oxi>i-
rante disperse les feuilles rougeitres, alors (ine la forêt dépouillée
s'incline et gémit sous le souffle des vents glacés. Telles sont les
souffrances de celte cite populeuse, maintenant nue et veuve de»
meilleurs et des plus rliers de sesenfanLs: elle lombe, mais en dé-
bris vastes et imposants, comme tombe un chêne avec les mille
hivers entassés sur sa tête.
LXXXIX.
Sujet terrible!... mais ce n'est noint ma mission d'exciter long-
temps la terreur : car lrou>ant dans la nature humaine un mé-
lange (le bien, de mal et de tout ce qu'il y a «le pire, source égale-
ment féconde de mélancolie et de gailé, si l'on louche trop long-
tonips la même corde, on risijue d'endormir les gens... Que cela
plaise ou non aux amis et aux ennenus, je peins le monde cxacie-
menl comme il est.
XC.
Une bonne action au milieu de tant de crimes est « loiit-h fail
rafraîchissante. » pour me servir de l'expression affectée de notre
épo(]ue pharisaîqiie, doucereuse comme le lait et l'ambroisie. Celle
anecdote pourra tempérer des vers un peu trop échauffés au feu
d es conquêtes et de leurs conséquences, qui font de la poésie épi-
«lue im amusement si rare et si précieux.
XCl.
Sur un bastion conquis , où gisaient des milliers des morts, des
cadavres encore chauds de femmes massacrées, qui avaient inutile-
ment cherché un refuge dans ce lieu, offraient un spectacle qu'un
être -sensible ne pouvait voir sans p41ir et frissonner. Cependant,
belle comme le beau mois de mai, une jeune fille de dix ans se bais-
sait et cherchai là cacher ses petits membres, tout palpitants, parmi
ces corps endormis dans un sanglant repos.
XCIL
Deux horribles Cosaques, l'œil en feu et le sabre à la main, pour-
suivaient cette enfant: comparés .à ci's hommes, l'animal le plus brute
des déserts de la .Sibérie a «les sentiments purs et polis comme un
diamant, l'ours est civilisé, le loup plein de douceur. Kl de cela qui
devons nous accuser? La nature, ou les souverains qui mettent
tout en usage pour façonner leurs siijets à la destruction ?
XCIIL
Leurs sabres étincelaienl au-dessus de sa pauvre petite tête, sur
lai|uelle de blonds cheveux se dressaient d'épouvante : sa ftice était
cachée parmi les cadavres. Dès que Juan aperçut cet affreux spec-
tacle, je ne répéterai pas ce qu'il dit. de peur de blesser les oreilles
délicates; mais ce qu'il fit fut de tomber sur le ilos des brigands : el
tel est le meilleur raisonnement à employer avec des Cosaques.
XCIV.
I 11 taillada la banclie de l'un, fendit l'épaule de l'autre, el les en-
I voya tout hurlants exhaler leur douleur et leur rage impuissante, et
chercher des chirurgiens pour panser leurs blessures trop bien mé-
ritées. Kl cependant don Juan, devenu plus calme el promenant ses
regards sur tous ces visages piles et sanglants, tirait sa jeune cap-
tive du monceau de cadavres qui allait être son tombeau.
XCV.
Klle était aussi froide que ces corps sans vie , el sur son visage
un léger sillon de sang annonçait combien il s'en était peu fallu
qu'elle ne partageât la destinée de toute .sa race; car le même coup
qui venait (Viinmoler sa mère avait effleuré son frynt. ely avait laissé
une trace de pourpre, dernier lien avec ceux qu'elle avail aimés.
.Mais elle n'avait point d'autre mal, el ouvrant ses grands yeux, elle
regarda Juan avec une sorte d'égarement.
XCVL
Leurs regards se rencontrèrent également dilatés : dans ceux de
Juan on lisait la douleur el la .ealisfaelion , l'espoir el la crainte ; à
la joie d'avoirsauvé la jeune fille se mêlait l'appréhens on de«|uelque
péril pour sa protégée ; ses yeux à elle, fixés par la terreur, avaii'iil
celle sorte d'éclat qui suitunc «léfaillance : son \isage pur, transpa-
rent, pâle et pourtant radieux, ressemblait à un vase d'albillie
éclaire en dedans.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD lîYRON.
220
XCVIl.
En cet instant arriva John Johnson fje ne dis point Jack, parce
que celle ap|iellation sérail vulgaire et froide, dans une occasion aussi
grave que la prise d'une ville). Donc Johnson arriva, suivi de plu-
sieurs centaines d'hommes, et s'écriant : « Juan ! Juan ! allons, mon
enfant ! prenez votre courage à deux mains; je gage Moscou con-
tre un dollar que vous et moi nous gagnerons le collier de saint
Georges.
XCVIII.
« Le sénskier estahaltu, mais le hastion de pierre lient encore :
c'esl-là qu'est assis le vieux pacha parmi des centaines de cadavres,
fumant tranquillement sa pipe au bruit de notre artillerie et de la
sienne. On dit que nos morts sont empilés à hauteur d'homme au-
tour de la baiterie; mais elle n'en continue pas moins son feu et
crache autant de mitraille quune vigne a de grappes de raisin.
XCIX.
« Venez donc avec moi! » Mais Juan répondit : « Regardez celle
enfant... je l'ai sauvée , je ne dois pas laisser sa vie exposée à de
nouveaux périls; mais indiquez-moi quelque lieu sur où elle puisse
calmer sa douleur et son ettroi, et je vous suis » Sur quoi Johnson
jeta un coup d'œil autour de lui, liaussa les épaules, chiffonna sa
manche et son col de soie noire... et répondit : «Vous avez raison :
pauvre créature ! que faire ? je ne trouve rien.
C.
— Eh bien ! dit Juan, quelque chose qu'il y ait à faire, je ne la
quiltcrai pas que sa vie ne soit assurée beaucoup plus que la nuire.
— Je ne répondrais d'aucune des trois, répliqua Jolinson ; mais du
moins vous pourriez mourir glorieusemenl. — Je souffrirai tout ce
(|u'il faudra ; mais je n'abandonnejai pas cette enfant, qui est orphe-
line et qui sera ma 311e.
CI.
— Juan, dit Johnson, nous n'avons pas de temps à perdre : l'en-
fant est jolie... très jolie... je n'ai jamais vu de pareils yeux... mais
écoulez ! il faut choisir entre votre lumneur et vossentiinenls, votre
glciire et votre compassion. Ecoulez comme le fracas augmente!...
point d excuse valable dans une ville livrée au pillage. Je serais dé-
solé de marcher sans vous ; mais par Dieu ! nous arriverons trop
laid pour frapper les premiers coups. »
Cil.
Mais Juan restait inébranlable. Enfin Johnson, qui réellement l'ai-
mait à sa manière, choisit soigneusement parmi son monde ceux
qu il crut les moins portés au pillage. 11 leur jura que s'il arrivait
le moindre mal à l'enfant , il< seraient tous fusillés le lendemain ;
mais que s'ils la rendaient saine et sauve, ils recevraient au moins
cinquante roubles
cm.
Sans compter leur part de butin, qui serait la même que celle de
leurs camarades. Alors Juan consentit à marcher sous les foudres
qui à chaque pas éclaircissaient les rangs des soldats; ce qui n'em-
pèchail pas les survivants de s'avancer avec ardeur... Pourquoi s'en
élonncr? Ils étaient échauffés par l'espoir du gain, chose qui se voit
inus les jours il n'y a pas de héros qui veuille se borner à sa
demi-solde.
CIV.
Voilà ce qu'est la victoire ! voilà ce que sont les hommes ! du moins
les neuf dixièmes de ceux que nous qualifions ainsi... Ou les voies
de Dieu sont bien étranges, ou il doit y avoir un autre nom pour la
moilié de ceux que nous rangeons parmi les créatures humaines.
Mais reventms à notre sujet. Un brave khan tarlare... ou sultan
(comme l'appelle l'historien (t) à la prose duquel je subordonne
mon humble poésie) ne voulait se rendre à aucune condition.
CV.
Mais entouré de cinq fils pleins de vaillance (tel est le résullat de
la polygamie : elle vous produit des guerriers par centaines ; on
n'en a pas autant dans les pays oi'i la loi poursuit le prétendu cri-
me de bigamie), il ne voulait pas admettre la prise de la ville, tant
qu'il restait encore au courage l'appui d'un seul brin d'herbe... Est-
ce le fils lie Priam, de Pelée ou de Jupiter que je mets ici en scène?
Ni l'un ni l'autre... mais un bon, simple et calme vieillard.
CVI.
Il s'agissait de le prendre. Les vrais braves, quand ils voient des
braves comme eux accaldés par le sort, se sentent émus du désir
de les protéger et de les sauver... ces gens-là sont un mélange de
bêle féroce et de demi-dieu... tantôt furieux comme la vague mu-
gissante, tantôt accessibles à la pitié. Comme le chêne robuste se
balance quelquefois au souffle de la brise d'été, de même la com-
passion émeut les âmes les plus farouches.
(I) Le duc de Richelieu, Histoire delà nouvelle liussie.
CVII.
Mais lui ne voulait pas être pris, et à toutes les propositions qu'on
lui faisait, il répondait en moissonnant les chrétiens à droite et à
gauche . comme Charles de Suède à Bender. Ses cinq vaillants fils
défiaient pareillement l'ennemi ; sur quoi la pitié russe finit par
devenir moins tendre : car cette vert\j. de même que la patience des
hommes, est sujette à s'oublier à la moindre provocation.
CVIII.
En dépit de Johnson et de Juan, qui prodiguaient tonte leur phra-
séologie orienlale, le suppliant au nom du ciel de calmer un peu sa
fureur guerrière afin de leur fournir une excuse pour é|)argner un
ennemi aussi acharné, il continuait à s'escrimer comme un docteur
en théologie discutant avec des sceptiques; et tout en jurant il frap-
pait sur ses amis, comme les petits enfants battent leur nourrice.
CIX.
II blessa même, quoique légèrement, Juan et Johnson ; sur quoi,
le premier en soupirant, l'autre avec un juron, ils tombèrent sur le
sultan furibond. Tous leurs compagnons, mortellement irrités contre
un infidèle aussi têtu, se précipitèrent pôle mêle sur lui et ses fils
comme une averse ; et ceux-ci la reçurent comme une plaine de
sable...
ex.
Qui boit et qui est encore altérée. Enfin , ils succombèrent... Le
second des enfants tomba percé d'une balle ; le troisième fut sabré;
le quatrième, le plus chéri des cinq, périt par la ba'ionnelte; le cin-
quième qui, élevé par une mère chrétienne, avait été négligé et
maltraité de toutes les manières, à cause de sa difformité, n'en mou-
rut pas avec moins d'ardeur pour le père qui rougissait de l'avoir
engendré.
CXI.
L'aîné était un vrai et indomptable Tartare , contempteur des
Nazaréens , autant que le fut jamais martyr élu par Mahomet, il ne
voyait que les vierges aux yeux noirs et aux voiles verts, qui, dans le
paradis, ornent la couche de ceux qui sont morts ici-bas en refu-
sant de se rendre; et lorsqu'une fois on lésa vues, ces houris,
comme tant d'autres jolies créatures, font de vous ce qu'elles veu-
lent, grâce à leurs charmants minois.
CXII.
Ce qu'il leur plut de faire du jeune khan dans le ciel, je l'ignore
et ne prétends point le deviner- mais sans contredit, elles prélèrent
un beau jeune homme à des héros vieux et rébarbatifs; et cela est
bien naturel. C'est pour cela sans doute qu'en promenant nos re-
gards sur l'effrayante dévastalion d'un champ de bataille, pour un
vétéran aux traits fatigués et vieillis, nous y trouvons dix mille jeu-
nes et beaux petits-maîtres, baignés dans leur sang.
CXIII.
Et puis ces houris prennent naturellement plaisir à escamoter les
nouveaux mariés, avant que les heures d'hyménée aient fermé leur
ronde, avant que se soit assombrie la deuxième lune, si triste;
avant que soit venu le temps du froid repentir et que les époux
aient quelquefois regretté le célibat. Les vierges célestes se hâ-
tent donc, on peut le penser , d'accaparer les fruits de ces fleurs
éphémères.
CXIV.
C'est ainsi que le jeune khan, l'œil fixé sur les houris, ne pensa
point aux charmes de ses quatre jeunes épouses; mais courut en
brave au-de\ant de sapremière nuit de paradis. En somme , notre
croyance plus éclairée a beau railler celle-là, ces vierges aux yeux
noirs font copjbattre les musulmans comme s'il n'existait qu'un
seul ciel ; tandis que, si nous devons croire tout ce qu'on nous dit du
ciel et de l'enfer , il doit y en avoir au moins six ou sept.
CXV.
L'attrayante vision brillait si vivement à ses regards , qu'au mo-
ment même où le fer d'une lance pénétra dans son cœur, il s'écria:
« Allah ! » et vit le voile qui cache les mystères du paradis s'écarter
devant lui. La brillante éternité, pure de tout nuage, se leva sur son
âme comme une aurore immortelle; les prophètes, les houris, les
anges, les saints, lui apparurent groupés dans une voluptueuse au-
réole... et alors il mourut...
CXVI.
Il ])ortait sur son visage l'expression d'un ravissement divin... Le
bon vieux khan avait depuis hjngtemps cessé de voir les houris, et
n'avait plus guère d'yeux que pour sa florissante postérité, qui croi.s-
sait glorieusement autour de lui comme une forêt de cèdres. Quand
il vil le dernier héros de sa race tomber comme un arbre sous la
hache et couvrir la terre de son tronc , il cessa un moment do coni-
baltre et fixa ses yeux sur ce brave immolé, le premier el le dernier
de ses fils.
230
LIÎS VKILLÉKS LIl TËKAIIUÎS ILLUSTKlilîS.
CXVII.
Los Rolilals, \c vn.vnni nl)aisscr la poinle île son cimcicrrc, s'arr^-
If-iTtil, ilis|ios(^.sà lui faire miaiiii-r au cas oi") il ne rcpoussi'rait pi)iiil
li>iir iifTrr l'iiiiuiii* ile\aiil. il ne (Il allPiilion ni h li-iirs sii^'nus ni h
celte suspcnsiiiti d'arnics. Skh roMir scinhlail arraclii^ fie son sein ,
cl pmn- la pre[ni^rc fois il trctniiln comme un roseau, en piomennni
ses regards sur ses enfants expirés, el en se disant, liicn i|u il ei'il
pris congé de la vie... « Jo suis seul I >>
CXVIII.
Mais CO ne fut qu'une émotion passagère... d'un liond il se préei-
iiila la poitrine en avant sur le fer des Busses, avec l'insouciance de
iaplialrne qui \ient plonger ses ailes dans la lumière où elle meurt,
l'om- obtenir un trépas |)lu8 prompt, il appuya fortement sur les
baïonnettes qui avaient percé ses fils , el jetant sur eu.\ un regard
presque éteint, il e.xliala sou Ame d'un seul coup par une aH'rcusc
blessure.
CXIX.
Chose étrange I ces soldais, rudes et farouches, qui, dans leur san-
glante carrière, n'épargnaient ni le sexe ni l'Age, quand ils virent
ce vieillard percé d'outre en outre, gisant ii leurs pieds auprès de
ses enfants, touchés de l'héroïsme de leur victime . ils ressentirent
un momentd'éniolion. Bien qu'aucune larme ne mouillât leurs yeux
entlamniés et sanglants, ils se sentirent forcés d'honorer ce coura-
geux mépris de la ^ic.
cxx.
Le bastion de pierre continuait son feu , et le principal pacha y
gardait Iraniiuillement son poste. Vingt fois il obligea les Russes à
se retirer, et brava les assauts de toute leur arnu^c. A la lin, il dai-
gna .s'enquérir si le reste de la cite tenait encore bon ; el quand il
apprit que l'ennemi en était maître, il envoya un bey porter sa ré-
ponse à la sommation de Ribas.
CXXL
En attendant, il était assis, les jambes croisées sur un petit tapis,
et fumait sa pipe avec le plus grand sang-froid, parmi les ruines
embrasées. Troie ne vit rien d'égal au spectacle qui se déployait au-
tour de lui, el cependant rien ne semblait émouvoir son stoïcisme
guerrier, son impassible pliilusophie. Se carcs.sanl Iciilemenl la
barbe, il exhalait l'ambrosiaque encens du tabac, comme s'il avait
trois vies aussi bien que trois queues.
CXXIl.
La\illoest prise... peu importe qu'il se rende, lui et son bastion:
son opiniiltrc valeur est désormais inutile. Ismail n'exisie plus I
Déjà I arc argenté du croissant est abattu ; à sa place brille la croix,
rouge de sang, mais non d'un sang rédempteur. Comme la lune qui
se réflécliil dans leau, la llanwiie des rues embrasées est répétée
dans le sang, dans une mer de carnage.
GXXIII.
Tous les excès devant lesquels la pensée recule; tout ce que la
chair peut commettre de coupable; tout ce que nous avons vu, ouï,
rèvé des misères de l'homme; loulce que ferait le diable s'il lombail
complélement en démenée; tout ce ([ue la plume est impuissante à
exprimer; tout ce que savent les hôtes do lenl'er, ou, chose non
moins all'rcuse, toul ce qu'osent les tyrans... ces fléaux (comme on
l'a vu déjà cl le verra encore) étaient déchaînés à la fois.
CXXIV.
Si l'on vit briller rà et lîi quelque lueur fugitive de pitié ; si quel-
que n<d)le cœur, brisant son joug sanguinaire, put sauver un joli
enfant, une couple de vieillards... ([u'esl-ceque cela, dans une ville
anéantie a\ec ses milliers ilalTections, de liens et de devoirs"? Ba-
dauds de Londres, muscadins de Paris, voyez quel pieux passe-
temps que la guerre.
cxxv.
Voyez au prix de combien de misère et de crimes on achète le
lilaisir de lire une gazette; ou si ces choses ne vous touchent pas,
songez qu'un jour les mêmes maux peuvent vous atteindre, lîn al-
teiidanl, les impôts, Casllereagh et la dette sont des enseignements
qui valent bien des sermons ou d s vers. Interrogez votre propre
cœur et l'histoire aeliielle de l'Irlande, [mis tAcliez d engraisser sa
famine avec la gloire de WcUcsley.
CXXVL
Néanmoins, pour un peuple patriote qui aime tant son pa}s et
son roi, il est un sujet d exaltation sublime... Portez-le, nuises, sur
vos plus brillantes ailes ! Kn \ain la désolation , sauterelle redouta-
ble, iléprmillera vos plaines verdoyantes el dévorera vos moissons,
jamais la disette n'approchera du trône... L'Irlande peut mourir de
(aim. le grand George pèse trois cents livres.
CXXVIL
Mais terminons sur ce sujet. C'en était fait d'Ismaïl... M.illieu-
reuse ville! l'incendie de ses tours brillait au loin sur le Danube,
qui roulait des (loLs rougis de sang. Du entonilail encore l'alTrcux
liurlemenl de guerre et les cris aigus des «ictiines; mais les détona-
tions étaient h chacpie instant plus faibles. I)e quarante mille cora-
baltanls qui avaient défendu ce^ remparts, quelijucs centaines respi-
raient encore... le reste étaient silencieux.
CXXVIII.
Néanmoins, il est un point sur lequel nous devons rendre jus-
tice aux soldats russes : je veux parler d'une vertu fort à la mode
par le icmns qui court, et li ce litre digne de comniémoralioii ; le
sujet est délicat, et délicate sera ma phrase... Peut-être la rigueur
de la saison, les longs campements au cu-ur de l'hiver, le man<|ue
de repos et de vivres, les avaient-ils rendus chasles... mais enlin ils
violèrent fort peu.
CXXIX.
Ils tuèrent beaucoup el pillèrent encore plus ; il y eut pourtant
bien aussi par-ci par-là quelque violence d'un iiutre genre. . bref,
rien de comparable aux excès que commettent les Français, celte
nation dissipée, quand ils prennent une ville d'tissaut. Je ne puis
assigner à cela d'autre cause que le froid el la commisération ; mais
toutes les daines, quelques centaines exceptées, restèrent presque
aussi vierges qu auparavant.
CXXX.
11 se commit en outre, dans les ténèbres, quelques étranges mé-
prises qui prouvaient l'absence de lanternes ou de gortl.,. el en ef-
fet la fumée était si épaisse que l'on avait peine à distinguer un ami
d'un ennemi. D'ailleurs, la précipitation fait naître, quoique rare-
ment, ces quiproquo, alors même qu'une faible clarté semble de-
voir garantir les chastetés vénérables. Au fait, six vieilles Giles
de soixante-dix ans furent déflorées par six grenadiers.
CXXXL
Mais tout compté, la continence des vainqueurs fut grande; il y cul
même plus d'un désappointement parmi certaines prudes sur le dé-
clin, qui, sentant les ineoiivénienls du bienheureux célibat, étaient
d'avance résignées (puisque ce n'était pas leur faute, mais celle du
destin) à bien porter leur croix el;i contracter une sorte de mariage
à la Sabine , exempt de frais et de délais conjugaux.
CXXXll.
Au moment du désastre, on entendit aussi la voix de quelques
commères d'un âge mûr, veuves de quarante ans, oiseaux las de
leur case. KUes demandaient « pourcpioi l'on ne violait pas enrore.»
Mais dans cette soif dominante de meurlre el de pillage, il n'y avait
guère place pour des péchés superflus.... si ces dames échappèrent
ou non. c'est une question qui n'esl point éclaircie. J'aime ii croire
l'affirmative.
CXXXIII.
S(mwarow était donc vainqueur... digne émule dans son métier
de Tamerlan et de Gengiskan. Tandis que sous ses yeux les mos-
quées et les maisons se consumaient comme du chaume, et que le
canon ralentissait ;i peine ses coups, il traça, d'une main s;inglanle.
sa première dépêche. Kn voici les termes textuels : «Gloire }i Dieu
et a l'impératrice I » ( Puissances éternelles! voir de tels noms ac-
colés!) « Ismaïl est à nous. »
CXXXIV.
Il me semble que depuis le fameux « Mené, Tekel , Dpharsin , »
ce sont là les mots les plus épouvantables qu'ait jamais iracijs une
main ou une plume. Dieu me pardonne ! je suis peu théologien, ("e
que lut Daniel était l'expression abrégée, sévère et sublime de la
vidonlé <lu Seigneur; le i)rophètene plaisanta pas sur le destin de<
nations... mais ce bel esprit russe sut, comme Néron, versifier sur
une ville en (lammcs.
cxxxv.
11 écrivit celle mélodie septentrionale, et la rail en musique avec,
accompagnement de cris de douleur et de gémissements, inél'il c
que bien peu chanteront, je l'esiière , mais que personne n'ou-
bliera... car. si je le puis, j'apprendrai aux pierres à se lever coiiire
les tyrans do la terre. Qu'il ne soit pas dit que nous rampions en-
cre devant les trônes... Et vous... enfants de nos enfants, rap-
pelez-vous que nous vous avons fait voir ce qu'élaiiiul les choses
avant l'heure de la liberté du monde.
CXXXVI.
Celle heure, nous ne la verrons pas, mais vous la verrez; el
comme dans votre joyeux millennium, vous pourrez à peine .ijouler
loi aux faits dont nous sommes téniuins. j'ai cru devoir vous les
décrire; mais puisse avec eux périr leur mémoire!... Toutefois, si
leur souvenir parvient jusqu'à vous, méprisez-les encore plus que
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYUON.
231
vous ne mépriserez les sauvaj^es des premiers jours, ([ui peignaient
leurs menijjres nus, mais ne les peignaienl pas avec du sang.
CXXXVII.
El lorsipic les historiens vous parleront des trônes et de ceux
(pii les occupaient, écoutez-les avec le seuliinent que nous éprou-
V(jns eu contemplant les ossements du mammouth et en nous de-
mandant ce qu'était donc cet ancien monde qui a vu de tels êtres;
ou hien en voyant, sur des pierres égyptiennes, ces iiiérof-'lyphcs ,
agréables énigmes léguées à l'avenir, et en nous metfant lesi)rit à
la torture pour deviner ce que heureusement nous ne connaîtrons
jamais, pas plus que la véritable desliuatiou d'une pyrauiide.
CXXXVIII.
Lecteur, j'ai tenu ma parole... du moins quant à ce que j'avais
promis dans le premier chant. Vous avez eu maiutenaut des es-
quisses d'amour, de tempêtes, de voyages et de combats, toutes fort
soignées, vous en conviendrez, et tout-h-fait épiques, si la simple
vérité mérite cette épilhèle; car j'ai employé beaucoup moins de
déguisements que mes devanciers. Je chante saus art, mais de temps
à autre Phébus daigne me prêter une corde.
CXXXIX.
Et de cette corde je sais tirer tour-à-tour des sons graves, mor-
dants ou joyeux. Quant à ce qui advint ou peut advenir du héros
de cette grande énigme poétique, je pourrais vous le dire s'il le fal-
lait absolument, mais fatigué de battre en brèche les murs obstinés
d Ismail, il me convient do m'arrêter au beau milieu du récit, pen-
dant que Juan est en roule pour porter la dépèche que lout Pélers-
bourg attend avec impatience.
CXL.
On lui conféra cet honneur spécial, parce qu'il avait fait preuve
également de courage et d'humanité... Celle dernière vertu plaît aux
houunes, quand ils se reposent un instant des barbaries que la va-
uilé leurafail commettre. On applaudit Juan d'avoir sauve sa jeune
captive au milieu de la sauvage démence du carnage... et j'estime
([u'il fut plus satisfait de cette action que de l'ordre de saint \Madi-
mir, qui lui fut décerné,
CXLI.
L'orpheliue musulmane partit avec son protecteur, car elle était
sans foyer, .«ans parcnls, sans appui ; tous les siens, comme la
triste l'aniille d'Hector, avaient péri sur les champs de bataille ou
au.\ romparls ; le lieu même de sa naissance n'était plus que le spec-
tre d'une \ille: on n'y entendait plus la '.oix du muezzin appeler à
la prière !... Juan pleura sur elle, lit vœu de la proléger et tint sa
promesse.
CHANT IX.
I.
0 Wellington (ou Vilainlon... car la renommée a deux manières
de prononcer ces syllabes héroïques : les Français, ne pouvant ra-
baisser ce grand nom par leurs exploits, en ont "fait un facélieux ca-
lembourg... victorieux ou vaincus on les entendra toujours rire)....
vous avez obtenu de grosses pensions et de longues louanges : si
quelqu'un s'avisait de contester votre gloire, l'humanilé se lèverait,
et d'une voix tonnante, s'écrierait : « Ney » (1 ) I
Je pense que vous ne vous êtes pas très loyalement conduit à l'é-
gard de KinnainI, dans l'affaire .Alarinet (2). Il faut avouer que le tour
estitidigne et que, s'onime l;eaucoup d'autres anecdotes, le récit en
tigurerait mal sur volic tombe dans la vieille abbaye de Westmins-
ter. Quant au reste, cela ne vau'. pas la peine d'en parler : ce sont
des histoires bonnes p:)nr la table à tiié; mais bien que le chiffre de
vos années s'approche rapidement de zéro, par le fait Votre Grâce
n'est encore qu'un jeune héros.
III.
Quoique l'Angleterre vous doive tant (et vous paie ce qu'elle vous
doit), l'Europe, sans contredit, vous doit bien plus encore: vous
avez raffermi la béquille de la légitimité, appui qui, île notre temps,
n'.est plus aussi sur qu'autrefois. Les Espagnols , les Français cl les
Hollandais ont vu et senti avec quelle vigueur vous restaurez; et
Waterloo a rendu le monde votre débiteur seulement vos bardes
auraient dû chanter un peu mieux vos victoires.
(1) On trouve dans le texte nay (non), et rn note : « Ne faut-il pas lire
Neij? » C'est une allusion à l'assassinat du maréclial Ney, par la Cham-
bre des Pairs, malgré la capitulation signée Wellington et Davnust.
(-2) Lord Ivinnaird, grand admirateur de Napoléon, reçut en 181C l'onlro
de quilter le territoiie français : on cssa'ya ensuite de rimplii|ner dans
un ijrélendn |i!!-j.-t il'ailenlât contre les jours du duc, avec un nommé
Marinet, qu'il avait connu h Bruxelles et i|ui lulacquitlô p:ir le jury.
IV.
Vous êtes « le premier de tous les coupe-jarrets... » Pourquoi
tressaillir"? L'expression est de Shakespeare, et elle est bien appli-
quée. La guerre n'est autre chose que l'art de brûler la cervelle aux
gens, ou de leur couper la gorge, à moins que la cause ne soit sane-
lionnée par le bon droit. Si vous avez, une fois en votre vie, agi
d'une manière généreuse, c'est ce que décidera le monde, et non
un des maîtres du monde; et pour mon compte, je serais charmé
d'apprendre à qui a profité Waterloo , sinon à vous et aux vôtres.
Je ne suis point flatteur... Vous avez été rassasié de flatterie : on
prétend que vous l'aimez, et il n'y a rien là d'étonnant. Celui dont
la vie n'a élé qu'assauts et batailles peut bien à la fin êlre un peu
fatigué du tonnerre; et avalant l'éloge beaucoup plus volontiers que
la satire, il aime naturellement à s'eiflendre louer de toutes ses bé-
vues heureuses. On lui plaît eu l'appelant : « Sauveur des nalions,»
bien qu'elles ne soient pas encore sauvées, et « libérateur de l'Eu-
rope, i> encore esclave.
VI.
J'ai fini. Maintenant, allez dîner dans la vaisselle plate dont le
prince du Brésil vous a fait cadeau, et envoyez à la sentinelle placée
a votre porte une tranche ou deux des meilleurs morceaux de voire
table. Le pauvre diable a combattu ; mais de longtemps il n'a élé
si bien nourri. Ou dit aussi que le peuple a faim... Nul doule que
vous ne méritiez voire ration , mais veuilles en donner quelques
miettes à ce peuple alfamé.
VIL
Je ne prétends point m'ériger en censeur... Un aussi grand honiuic
que vous, mylord duc, est bien au-dessus de loule réflexion maligne.
Et puis les mœurs romaines du temps de Cincinnatus sont peu en
rapport avec l'hisloire moderne : en qualité d'Irlandais, vous aimez
les pommes de terre : soiti mais ce n'est point une raison pour en
diriger la culture; et un demi-million (sterling) pour votre ferme
Sabine, c'est un peu cher... soit dit sans vous blesser.
VllI.
Les grands hommes ont toujours dédaigné les grandes récompen-
ses. Epaminondas sauva Thèbes , et mourut sans laisser même de
quoi payer ses funérailles. Georges Washington reçut des remer-
cîmenls et rien de plus, si l'on ne compte pas la gloire pure, et que
peu d'hommes ont obtenue, d'avoir affranchi sa patrie. Pitt avait
aussi son orgueil, et ce ministre à l'âme flère est célèbre pour avoir
ruiné la Grande-Bretagne... gratis.
IX.
Napoléon excepté, nul mortel n'eut l'occasion aussi belle et n'en
fil plus mauvais usage. Vous pouviez affranchir l'Europe de la ligue
des tyrans et vous faire bénir de rivage en rivage ; et maintenant...
que signifie votre gloire? Faut-il que la muse vous eu donne le ton?
iSIaintenant que les vaincs acclaraaiions de la populace se sont tues,
allez l'entendre dans les cris de votre pairie afl'amée 1 Regardez le
monde, et maudissez vos vicloires.
X.
Comme dans ces nouveaux chants il est question d'exçloils guer-
riers, c'est à vous que la muse sincère adresse des vérités que vous
ne lirez pas dans les gazettes, mais qui doivent être proclamées sans
salaire : il est temps de l'apprendre à la clique mercenaire, qui s'en-
graisse du sang et des dettes du pays. Vous avez fait de grandes
choses, mylord ; mais n'ayant pas l'âme grande, vous avez laissé.de
côté les plus grandes... et l'humanité.
XI.
La mort se rit., (allez méditer sur ce squelette, emblème sous le-
quel les hommes figurent la chose inconnue qui cache le monde
passé, ce monde semblable à un soleil qui s'est couché pour briller
peut-être ailleurs en un i)rintemps radieux)... la mort se rit de lnut
ce qui vous fait pleurer. Regardez cet incessant épouvanlail de Idiis
les hommes, dont le dard menaçant, bien que dans sou fourreau,
change la vie eu terreur.
XIL
Remarquez comme le fantôme rit et insulte à tout ce que vous
êtes! et pourtant ce que vous êtes, il le fut lui-même. H no rit pas
« de l'une à l'autre oreille, >- car d'oreilles, il n'en pas : le vieux
spectre a depuis longtemps cessé d'entendre, et pourtant il sourit.
Et lorsque, paraissant éloigné ou voisin , il arrache à l'homme ce
manteau, bien plus précieux que l'ouvrage du tailleur, sa peau née
avec la chair, sa peau blanche, noire ou cuivrée... les vieux os du
squelette font la grimace.
XIII.
Elle rit donc la mort! — Trisic gaîté! mais la chose est ainsi.
Et ce' exemple de sa supérieure, pourquoi la vie ne l'imiterait- elle
2^2
LES VEILLÉES LITTl'KAIRES ILLUSTRÉES.
pas? Poiirqiini ne fnnlcinil-rllo pa-s sons ses pieds, avrr un sourire,
tous ces riens épliéiiirres, n'-rilahles Imlli-s d'eau d'un neénn beau-
coup moins xa'teijuc l'éternel délupe. (|uieng;loulil8olcilsut rayons,
mondes cl airtmes. siècles cl heures ?
XIV.
« lîlrc on n'firc pas, voilà la question, » dit Shakespeare, qui est
maintenant fort h la mode Je no suis ni Alexandre ni Kphe.stion. et
je n'ai jamais été très passionné pour la ploire abstraite; mais je
préfi^re de beaucoup une bonne digestion au eaneer de Bonaparte...
Quand ml^mc je pourrais, h travers cinquante triomphes, m'olancer h
l'inrainie ou à la gloire, sans un bon estomac, h quoi me servirait
lin grand nom.
XV.
" <) dura mrnsoruin
ilia'. » — « O roliusies
entrailles des moisson-
neurs. )i Je traduis dans
l'inléri^l inconirsialilc de
ceux qui connai.ssenl Tin-
digestion supplice in-
terne (pii fait couler tout
le SI3X dans ce petit or-
gane qu'on appelle le foie.
I es sueurs du pavsan va-
lent le domaine de son
seigneur : que l'un tra-
vaille pour son pain
que l'autre pressure [lour
loucher ses revenus, celui
qui dort le mieux est en
somme le plus heureux.
XVI.
"Dire ou n'ôlrc pas!.. »
Avant de il(''ci<ler, je se-
rais bien aise de savoir ce
que c'est que d'être. Il est
\ rai que nous raisonnons
à lort et h travers ; et com-
me nous voyons quelque
chose, nous en concluons
que nous voyons tout.
Tour ma part , je ne me
rangerai d'aucun jiarti ,
tant que je ne verrai tons
les partis d'accord. Mais
au fond, je suis quelque-
fois tenté de croire que la
vie c'est la mort môinc, au
lieu de n'être qu'une sim-
ple atïairc de respiration.
XVII.
n Que sçais-je? » était
la devise de Moniaigue ,
ainsi que des premiers
académiciens; un de leurs
axiomes favoris était que
toute la science de l'iiom-
mc ne peut aboutir qu'au
doute. Il n'existe pas de
certitude, cela est aussi
clair qu'aucune des con-
ditions de notre existen-
ce. Nous savons si peu ce
que nous faisons vlans ce
monde, que je doute si le doute lui-même est bien l'action de douter.
XVIII.
Peut-être est-il doux de flotter, comme Pyrrhon, sur une mer fie
conjecliMCs : mais qu'arrivera-t-il si la voile fait chavirer le bateau /
Vos sages ne connaissent pas granil'chose à la navigation ; nagc-r
longtemps dans l'abîme de la pensée est d'ailleurs un exercice fati-
gant : une station calme , dans des eaux ba.sscs, auprès du rivai;e,
où l'on puisse, en se baissant, ramas,scr quelques jolies coquilles,
voilà ce «[uil y a de préférable pour des baigneurs prudents.
XIX.
« Mais le ciel, dit Cassio, est au-dessus de tout... Ne parlons donc
plus de cela, et faisons notre prière, m Nous avons nos Ames à sau-
ver ilepuis le faux pas d'iive et la chute d'Adam , qui entraîna tout
le genre humain dans le tombeau, sans compter les poissons, les
■Voyez Juan devenu lieutenant d'artillerie.
quadninêdcs et le* oiseaux. « La Providence »'o'-'>iipe de la chute
même d'un passereau, n quoique nous ne voyions pas quel crime il
a pu commettre ; pcul-ëlrc était-il perché sur l'arbre dont le fruit
fut convoité par Eve.
XX.
0 dieux immortels I qu'est-ce que la théogonie T Rt toi auwi ,
homme mortel, qu'est-ce que la philanthropie T O monde, qui fu»
cl qui es, qu'est-ce que la cosmogonie T Certaines gens m'onl ac-
cusé d'être misanthrope; et repct.dant je ne sais pas plus ce qu'il»
veulent dire que ne le sait l'acaji.u de mon pnpilre. Je comprend»
la l_\conlhro|)ie : car sans transformation, pour la cause la plus lé-
gère, l'homiue se transforme en loup.
XXI.
Mais moi, le plus doux
des hommes, comtne Moï-
se ou Mélancblbon ; moi
qui n'ai jamais rien fait
d'excessivement malveil-
lant... etqui (sans pouvoir
m'cmpêcher, de temps à
autre, de suivre les pen-
chants du corps ou de l'es-
prit ai toujours été enclin
arindiilgence. .pourquoi
m'appelleot-ils misan-
thrope? C'est parce
qu'ils me baissent et non
parce que je les bais
Reslons-en l.\.
xxn.
Il est temps de pousser
en avant notre excellent
poème... car je soutiens
nu'il est excellent, tant
pour le corps de l'ouvraije
que pour l'entrée en ma-
lière, bien que l'un et l'au-
tre soient jusqu'ici fort
mal com (iris... .Mais plus
lard la vérité se fera jour
cl paraîtra dans sa plus
sublime attit'.i<le: jusque-
là. je dois me contenter
de partager ses charmes
et son exil.
XXIII.
Nous avons laissé no-
Ire héros (et le votre aus-
si, je m'en (latte, ami lec-
teur) sur le chemin de la
capitale des rustres poli-
cés par l'immortel Pierre,
lesquels jiisqu à présent
.se sont montrés plus bra-
ves que spirituels. Je sais
que son puissant em|iire
est l'objet de bien des flal-
leries, même de celles de
Voltaire, el c'cjt domma-
ge. Pour moi, je vois dans
un autocrate, non pas un
bai bare , mais linéique
chose de bien pire.
XXIV.
El je ferai la guerre, en paroles du moins fel si ma bonne fortune
le Voulait, en actions aussi), à quiconque fait la guerre à la pensée...
Or, de tous les ennemis de la pensée, les plus cruels de be^iucun
sont cl furent toujours les tyrans el les .sveopbantes. Je ne sais a
qui restera la victoire ; el quand je le saurais, ce ne serait pas un
obstacle à ma haine franche, complète, invétérée, envers tout des-
potisme chez toutes les nations.
XXV.
Ce n'est pas que j'adule le peuple : il y a , sans moi . .issez de
démagogues el de mécréants pour abattre tous les clochers et mettre
à la place linéique sottise de leur façon. Savoir s ils .sèment le scep-
ticisme pour recueillir l'enfer, comme le prétend le dogme un peu
dur des chrétiens, je l'ignore je désire que les licmimes soient
libres, aussi bien du joug de la populace que de celui des rois... du
votre comme du mien.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
233
XXVI.
Parla, n'étant d'aucun parti , je vais néressairemenl offenser
tous les partis N importe ! mes paroles du moins sont plus sin-
cères et plus franches que si je cliercliais à vofrucr avec le vent.
Celui qui n'a rien k gagrner a peu besoin d'arlifice; celui qui ne
prétend être ni oppresseur ni opprimé pent se donner ses coudées
franches El ainsi ferai-je, sans jamais joindre ma voix aux cris du
chacal de l'esclavage.
xxvir.
Elle est exacte, cette comparaison du chacal : j'ai entendu ces
animaux, la nuit, dans les ruines d'Ephèse, hurler comme la meule
mercenaire de ces lâches
pourvoyeurs du pouvoir
qui poursuivent le gibier
pour profiler des restes,
et font lever la proie que
leurs maîtres réclament.
Toutefois, lespauvrescha-
cals ( intelligents éclai-
reurs du brave lion) sont
moins ignoblesqueces in-
sectes humains qui chas-
sent pour les araignées.
XXVIII.
Levez les bras seule-
ment et balayez-moi leur
toile : et vous aurrz pa-
ralysé leur venin et leurs
griffes. 0 loi , peuple !...
plutôt, ô vous, peuples'
poursuivez sans relâche.
La toile de ces tarentules
s'étendra chaque jour ,
jusqu'au moment où vous
ferez cause commune ■
maintenant la mouche es-
pagnole et l'abeille atti-
que ont seules employé
leur aiguillon pour s'af-
franchir.
XXIX.
Nous avons laissé don
Juan, qui s'était distingué
h la dernière boucherie,
continuer son chemin,
porteur de la dépêche,
dans laquelle il était parlé
de sang comme nous par-
lerions d'eau. Les cada-
vres, amoncelés comme
le chaume dans les cités
rendues muettes, char-
maient les loisirs de la
belle Catherine, qui re-
gardait cette lutte de na-
tions comme un combat
de coqs; seulement elle
tenait à ce que les siens
restassent aussi fermes
que des rochers.
XXX.
Il voyageait dans un ki-
bilka (maudite voiture
sans ressorts qui, sur les routes raboteuses, vous laisse à peine un
os entier). Lh, il réfléchissait à loisir sur la gloire, la chevalerie, les
rois, les ordres royaux et sur tout ce qu'il venait de faire, et il sou-
haitait que les chevaux de poste eussent les ailes de Pégase, et que
les chaises de poste fussent garnies de coussins de plume pour voya-
ger sur les mauvais chemins.
XXXL
A chaque cahot... et ils n'étaient pas rares, il regardait sa petite
protégée, en désirant qu'elle souffrît moins que lui dans ces hor-
ribles grands chemins abandonnés aux ornières, aux cailloux et au
savoir-faire de l'aimable nature, laquelle est un fort mauvais voyer
et ne laisse pas de place aux barques sur les canaux, dans les pays
où Dieu prend sous sa direction personnelle la terre et l'eau, la
pèche et la culture.
XXXIL
Lui du moins ne paie pas de fermage, et il est le premier, sans
Catherine était, dans ses moments de bonne humeur, aussi agréable
que l'on peut trouver une femme mûre.
contredit, de ceux que nous appelions aulrefuis « gentlemen fer-
miers, )) race tout-h-fail épuisée depuis qu'il n'y a plus de fermage
du tout, que les « gentlemen » sont dans une pileuse condition, et
que les « fermiers » ne peuvent relever Cérès de sa chute. Elle est
tombée avec Bonaparte... Cela fait naître d'étranges réflexions, de
voir les avoines et les empereurs tomber de compagnie.
XXXUI.
Mais Juan reportait ses regards sur la tendre enfant qu'il avait
sauvée du massacre... Uuel trophée 1 0 vous qui élevez des monu-
ments souillés de sang humain, comme Nadir Shah, ce sophi con-
stipé qui, après avoir fait de l'Hindoustan un désert, et avoir laissé
à peine au Mogol une tasse de café pour consoler ses douleurs,
fut massacré, le pécheur,
parce qu'il ne digérait plus
son dîner.
XXXIV.
0 vous, ou nous, ou lui,
ou elle ! il faut bien com-
prendre qu'une vie sau-
vée, surtout si la person-
ne est jeune et jolie, lais-
se de plus doux souvenirs
que les lauriers les plus
verts nés sur un sol fumé
d'huiûaine argile, quand
même ils seraient accom-
pagnés de tous les éloges
que l'on ait jamais réci-
tés ou chantés. Célébrée
sur toutes les harpes, si
votre propre conscience
ne fait chorus, la gloire
n'est qu'un vain bruit.
XXXV.
0 vous, grands auteurs
lumineux , volumineux ;
et vous, millions de scri-
))es quotidiens, dont les
pamphlets, les livres, les
journaux nous inondent
de clarté ! soit que le gou-
vernement vous salarie
pour démontrer que la
dette publique ne nous
dévore pas; soit que, d'un
lahm mal appris, mar-
chant sur les corsdes cour-
tisans, vos feuilles popu-
laires vous nourrissent en
proclamant que la moitié
du royaume meurt de
faim ! . . .
XXXVI.
0 vous , grands au-
teurs!... Mais, (c à propos
de bottes, » j'ai oublié ce
que je voulais dire, com-
me cela est arrivé quel-
quefois à de plus sages...
C'était quelque chose
ayant pour but de calmer
toute irritation dans les
casernes, les palais ou les
chaumières. Certes, mes
avis eussent été en pure perle, et cela me console de ne plus me les
rappeler, quoiqu'ils fussent assurément impayables.
XXXVIl.
Mais laissons ces conseils perdus quelque jour on les retrou-
vera avec d'autres reliques d'un « monde antérieur, » quand ce-
lui-ci sera devenu antérieur lui-même, fossile, sens dessus dessous,
tordu, crispé et recroquevillé , bouilli rôli, frit ou brûlé, retourné
ou noyé, comme tous les mondes précédents, tirés violemment du
chaos, dans lequel ils furent violeuunent repoussés, superstratian
qui doit tous nous recouvrir.
XXXVIII.
Cuvier le dit... et alors, au sein de la nouvelle création, surgi-
ront tout-à-conp de nos antiques débris quelques anciens et mys-
térieux restes des choses détruites, sur lesquelles s étendra un doute
éthéré. Ce seront des conjectures comme nous en faisons à propos des
■23 V
LES VEILLÉKS LITTÉRAlKKS ILLUSTHfvES.
lilans, <1ps p<^flnis, pnillards qui avaient quelques ccntainoa de picils.
pour ne [ins Hire ilc milleg. et m6inoà propos des inamraoulhs cl
des crorodiles aili5s.
XXXIX.
JiipoT: donc, si alors on venait h déterrer Georpcs IV I avee que!
(■•toi mrnl les habilanls de re nouvel orient se di'niandcraienl où
de pan'ils animaux pouvaient trouver h-ur souper!... (^ar, eux-niiï-
n»'>. ds n'auront (piediw proporlious uiiniines; les mondes avortent
quand ils enfantent trop fr<V]iieuiincnt,et :iprt;s avoir longtenip.s fali-
Kué le iu(mc matériel... Les liomnies ne sont que les vers du sépul-
cre de quelque univers colossal.
Cette jeune liumanilé, fratrliemcnt chassée de quelque paradis,
et eonduninéc à labourer, lirclier. suer, se démener, planter, re-
eucillir, (ilrr, moudre, seiner. ius(pl',^ ce que tous les arts soient
découverts, et particulièri-inenl l'art de la guerre et celui de l'im-
pôt... (|uand elle coiiti-mplera ces grandes reliques, n'y verra-t-elle
parles monstres de son nouveau muséum?
XLl.
Mais J'ai le défaut de trop donner dans la métaphysique: « Le
temps est sorti de ses fronds » < connue dit llamlet). et moi aussi ;
j outille que ce poème est e^sentiellenienl badin , et m'éj^are dans
des matières un j)eu arides. Je n'arrôte Jamais h l'avance ce que Je
ilirai, cl celte manière esi vraiment trop poétique! On doit savoir
pounjuoi et dans quel liul ou écrit ; mais, note ou texte, <|uand j'é-
ciis un mol. Je ne sais jamais celui qui va suivre.
XLII.
Si bien que j'erre au hasard, tantôt racontant, tantôt dissertant:
mais il est temps de redevenir narrateur. J'ai laisse don Juan à
l'allure de ses chevnnx ; maintenant nous allons faire du chemin en
p(Mi de temps. Je ne m'arrêterai pas aux détails de son vovage;
nous avons eu depuis peu tant de relations de touristes ! .Sup-
|io.-ez donc que Juan estàPetershourg, et ligurez-vous cctleagréable
capitale de neiges peintes.
XLUI.
Représenlez-vous Juan dans un salon bien garni de monde ; lui-
même mMu d'un bel nniforine : habit éearlate, revers noirs, clia-
peaii .^ trois cornes aver uii long panarhe, lloltjint comme des voiles
dérliiiées jiar l'orage ; euloiios brillantes comme la tnpaxe d licosse,
et faites de Casimir jaune piobablemenl ; bas do soie blanc de lait
bien tirés sur une jambe moulée qui les fait ressortir.
XLIV.
Ueprésentez-le l'épéc au côté, le chapeau h la main , beau de
jeune>«e, de gloire, et di's oITorts du tailleur du régiment, ce grand
enrhantcur qui, d'un coup de sa baguelle, fait naître la giÀce et pâlir
la nature étonnée de voir combien l'art peut faire ressortir son
ouvrage 'quand loutefois il n'enchaîne pas nos mendires comme
dans une geôle). Voyez Juan sur son piédestal : on dirait l'Amour
transformé en lieutenant d'artillerie.
XLV.
Son bandeau, s'abaissant, a formé une cravate; ses ailes se sont
repliées en forme d'épaulettes ; son carquois s'est réduit en un
fourreau do sabre, et ses flèches , sous la forme d'une petite épée,
sont aussi pointues que Jamais; son arc s'est changé en un cha-
peau .'i cornes; et pourtant la ressemblance est encore frappante.
l'I pour ne pas les confondre. Psyché devrait être plus habile que
bien des épouses tombées dans des méprises tout aussi sottes.
XLVI.
l.cs courtisans ouvrirent de grands yeux; les dames chnchotè-
renl, et l'impératrice sourit ; le favori régnant fronça le sourcil... J ai
loiii-à-fait oublié qui était alors en fonctions; car le nombre était
grand clc ceux qui avaient occupé à tour de rôlecel emploi difliclle,
i.cpois que Sa .Majesté régnait seule ; mais en général , c'étaient de
robustes gaillards de six pieds de haut, tous faits pour rendre jaloux
un l'atagon.
XLVII.
Juan ne leur ressemblait guère : il était svelte et fluet, pinlibond
cl imberbe; pourtant il avait quelque chose dans sa tournure et
plus encore dans ses yeux, qui di.sait que sous l'enveloppe il'un sé-
raphin il y avait un liomme. D'ailleurs un adolescent plaisait quel-
quefois à l impératrice : elle venait d'enterrer le beau Lanskoi.
XLVllI.
Il n'est donc pas étonnant que MomonolV, Vcrmololî, SclierbalolV,
on tout autre en off, craignissent do voir Sa Majesté accueillir une
llaïunie nouvelle dans son r(eur, qui n'était pas des plus sanv.iges,
pens^ée suffisante poin- rembrunir l'aspect de celui qui, selon le lan-
gage officiel, occupait alors « ce haut poste de «onliance. »
XLIX.
Aimables dames, si vous voulez savoir le sens exact de celle ex-
pression diplomatique, allez entendre l'orateur irlanilais. le ir.arqiii.t
de Londonderry ; et (le cet élranp:e flux de paroles toute* dcbiléeii
& la llle que personne ne comprend, ut auquel tuu.s les Bcniles
obéissent, peut-être tircrcz-vous queli|uc plais;int non-sens) car
c'est là tout oc (lu'ufTrc à glaner cette moisson pâle et vide.
.Mais j'espère pouvoir m'expli(|uer sans l'aide de cette inexplica-
bli- bêle de iiroic... ce sphinx dont les paroles neraienl toujours une
énigme, si ses actes ne se chargeaient chaque jour de \es eonimen-
ler ce monstrueux hiéroglyphe ce long crachai de sang el
de boue celle masse de plomb qu'on appelle Casilereagh! A eo
propos, je vais vous raconter une anecdote qui heureusement est
courte et légère.
LI.
Lue douce Anglaise ilemandaità une Italienne quelles étaient log
fonctions posiiives et officielles de cet étrange pensonnage dont cer-
taines femmes font cas, qu'on voit rôder autour des dames mariées,
et qu'on nniuinc raraliereserfenle, sorte de Pygmalion réchaulTanl
des stables hélas! Je le crains) sous le feu de son génie. I.a dame,
pressée de s'explicpier, répondit : « Madame, cela prête aux sup-
potiUoiis. »
LU.
C'est ainsi que je réclame de vous linlerprctation la plus chari-
table cl la plus chaste, au sujet des attributions du favori impérial.
C'était un poste élevé, le plus élevé dans l'iîtat par le fait, ^inon
par le rang; et le simple soupçon de se voir donner un tuccesseur
devait ini|uiéter le titulaire actuel, alors qu'une paire de larges
épaules suffisait pour faire hausser les actions du porteur.
LUI.
Juan . comme Je l'ai dit , fut d'abord un bel adolescent ; pui.-j il
garda, dans la isaison virile, avec sa barbe, ses favoris, c^c. , cette
fieur de beauté, ee charme du berger Paris qui renver-a la vieille
llion el fonda la cour des divorces. . J'ai compulsé en effet l'hisiuirc
épineuse des séparations conjugales, et je me suis assuré que Troie
olfre la première action en dommages dont il soit fait mention.
LIV.
lit Catherine, qui aimait toutes choses au monde (sauf son mari
parti pour sa dernière demeure), et qui passait pour admirer he:iu-
cotui ces gigantesques cavaliers, abhorrés des dames au goùtdélicat,
avait néanmoins une touche de sentiment ; celui qu'elle avait le
plus adoré était le regretté Lanskoi , amant d'assez de valeur pour lui
Coûter biiJU des larmes, el qui n'eût fait néanmoins qu'un médiocre
grenadier.
LV.
0 loi, (elenl/na belli causa (1)1... porte indescriptible de la vie
et de la mori I toi d'où nous sortons et où nous entrons... je cher-
cherais longtemps et en vain pourquoi toutes les àines doivent élre
retrempées dans la source éternelle... Coinmenl l'homme est tombé,
je l'ignore, puisque l'arbre do la science a perdu ses premiers fruits:
iTiais" comment depuis lors Ibomme tombe et s'élève, c'est incon-
leslableiuenl loi qui en décides.
LVI.
Il en est qui l'appellent « la pire cause de tontes les guerres; a
moi Je soutiens que lu en es la meilleure; car, après tout, c'est de toi
que nous venons, à toi que nous allons, el lu vaux bien ciu'on ren-
verse un rempart ou ipion ravage un monde ; puis nul ne peut nier
que lu repeuples les mondes petits el grands. Avec loi teule , ou
.sans loi. tout resterait stalionnaire sur celle aride terre de la vie
dont tu es l'océan.
LVIl.
Calherine , qui était le grand épitomé de cette grande rau.<c <le
guerre, de paix, de tout ce qu'il vous plaira 'comme c'est la cause
de tout ce qui est, vous pouvez choisir;... Catherine, dis-je, vil avec
plaisir le beau messager, sur le panache duquel planait la vieloiie;
el lorsqu'il fléchit le genou devant elleen lui présentant la dép'clic,
elle oublia un moment de rompre le sceau.
Lvin.
Puis, se rappelant l'impératrice, sans pourtant perdre de vue la
femme (qui coinpo.sail au moins les trois quarts de ce grand tout),
elle ouvrit la lettre d'un air qui intrigua l« cour ; car tous les re-
gards l'épiaient avec inquiétude : enfin un royal souiireannonça le
beau lemps pour le reste du jour. Bien qu'un peu l:u-'.' -a liiriire
était noble, ses yeux beaux, sa Iwnche gracieuse.
(I } :^oiuoe terrible de toute guerre. Voyez Uurat. , SJt . l , i, i<o(. «un
p.rpuig.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
235
LIX.
Grande fui sa joie, grandes furent ses joies ijlulôt : d'abord, une
ville prise, irente mille hommes tués. La gloire et le triomphe res-
plendirent dans SCS traits, comme un lever du soleil sur les mers
de l'Inde orientale. Ceci étancha-t-il la soif de son ambition?... les
déserts de l'Arabie boivent en vain une pluie d'été : comme la rosée
humecle à peine le sable aride, dans lout le sang qu'on lui offre,
l'ambilion ne trouve que de quoi se laver les mains.
LX.
Sa seconde joie fut pour l'imagination : elle sourit aux folles
rimes de Souvaroff , renfermant dans un couplet russe assez fade
un article de gazette concernant les milliers d'hommes qu'il' avait
lues. La troisième fut assez féminine pour alfaiblir l'horreur qui
circule naturellement dans nos veines (piand des êtres qu'on nomme
souverains jugent à propos de tuer, et que des généraux n'y voient
qu'une plaisanterie.
LXL
Les deu.x premiers sentiments eurent leur expression complote,
et animèrent d'abord ses yeux, puis sa bouche. Toute la cour prit
aussitôt son air le plus riant, comme des fleurs arrosées après une
longue sécheresse; mais quand Sa Majesté, qui aimait presque au-
tant la vue d'un beau jeune homme que colle d'une heureuse
dépêche, laissa tomber un regard bienveillant sur le lieutenant pro-
sterné à ses pieds , tout le monde fut dans l'attente.
LXIL
Bien qu'un peu corpulente , bouillante et féroce quand elle était
en colère, en revanche, quand elle était contente, elle avait une de
ces nobles figures qu aiment à voir ceux qui, étant encore dans
toute leur vigueur, recherchent une beauté fraîche, mûre et pleine
de suc. Elle savait rendre avec usure un amoureux regard, et à son
tour elle exigeait rigoureusement le paiement à vue des créances
de Cupidon, sans admettre la moindre déduction.
LXIIL
Ce dernier point, bien que de mise quelquefois, n'était pas ici
très nécessaire; car on assure qu'elle avait de l'attrait, et qu'elle
était douce , malgré son air farouche; d'ailleurs elle traitait on ne
peut mieux ses favoris. Une fois que vous aviez franchi l'enceinte
de son boudoir, votre fortune élait en bon train; car, tout en plon-
geant les nations dans le veuvage, elle aimait l'homme individu.
LXIV.
Chose étrange que l'homme! et plus étrange encore la femme!
Quel tourbillon que sa tête! quel abîme profond et dangereux que
son cœur et le reste. Epouse ou veuve, vierge ou mère, sa volonté
change comme le vent; ce qu'elle a dit ou fait ns signifie rien 'i
l'égard de ce qu'elle dira ou fera... Tout cela est bien vieux, et pour-
lant c'est toujours nouveau.
LXV.
0 Catherine ! (car, en fait d'amour comme de guerre, c'est par
exclamation qu'il faut parler de toi)... quels singuliers rapporis
unis.sent entre elles ces pensées humaines qui se heurtent dans leur
cours! Les tiennes en ce moment étaient divisées en catégories dis-
tinctes. Ce qui occupait toute ton imagination , c'était d'abord la
prise d'Ismail , puis la glorieuse fournée de nouveaux chevaliers,
et troisièmement celui qui t'apportait la dépèche.
LXVL
Shakespeare nous parle du « héraut Mercure abattant son vol sur
une montagne qui baise le ciel ; » et sans doute quelque vision de
ce genre traversa l'esprit de Sa Majesté, pendant que son jeune
messager élait agenouillé devant elle. Il est vrai que la montagne
étail bien haute pour qu'un lieutenant s'aventurât ;i lagravir; mais
l'art a su aplanir jusqu'aux sommets du Simplon , et Dieu aidant,
avec la jeunesse et la santé, tous les baisers sont des baisers du ciel.
LXYIL
?a M.ijesté baisse les yeux; le jeune homme lève les siens, et
voilà qu'ils sont amoureux... elle de sa figure, de sa grâce et de je
ne sais quoi encore ; car la coupe de Cupidon enivre dès la première
gorgée, quintessence de laudanum qui porle sur-le-champ à la lêlc,
sans le vil expédient des rasadesàplein verre ; et l'amourboitet tarit
toutes les sources de la vie... sauf les larmes.
LXVIIL
Lui, de son côté, s'il ne fut pas épris d'amour, éprouva une pas-
sion non moins impérieuse, l'amour-propre ; instinct par lequel,
si une personne qui semble au-dessus de nous, une cantatrice, une
danseuse à la mode, une duchesse, princesse ou impéralrice,
daigne nous tirer de la foule, et faire éclater envers nous une
prédilection vive, bien que peu raisonnée, nous concevons de
nous-mêmes une 1res bonne opinion.
LXIX.
D'ailleurs, il élait à cet âge heureux où toutes les femmes ont
pour nous le même âge... alors que nous nous engageons sans re-
garder à rien , intrépides comme Daniel dans la fosse aux lions,
pourvu que nous puissions amortir les feux de notre soleil au pre-
mier océan venu, comme les rayons de Phébus s'éteignent dans
l'onde salée, ou plutôt dans le sein de Téthys.
LXX.
Et Catherine (ceci est tout en sa faveur), bien que hautaine et
sanguinaire, offrait dans sa passion fugitive quelque chose de llat-
leur. En effet, chacun desesamants élait une sorte de roi taillé s'ir
un patron d'amour; un royal époux en toute chose, sauf l'animaa
de mariage ; et comme c'est là ce qu'il y a de plus diabolique .dans
l'hymen , on semblait avoir le miel de l'abeille sans son aigudlon.
LXXL
Ajoutez la beauté féminine à son raidi, des yeux bleus ou gris...
(Ceux-ci quand ils ont de l'âme valent les autres, et peut-être mieux,
comme le prouvent les meilleurs exemples : Napoléon et Marie,
reine d'Ecosse , assurent à cette couleur une supériorité décidée,
consacrée encore par Pallas , trop sage pour avoir des yeux noirs
ou bleus.)
LXXIL
Son doux sourire , sa taille alors majestueuse , son embonpoint,
son impériale condescendance, celte préférence accordée à un ado-
lescent sur des hommes d'une tout autre taille (gaillards qu'eût
pensionnés Messaline), celte fleurde vie devenue fruit mûr et savou-
reux , avec d'autres extras qu'il est inutile de mentionner.... tous
ces avantages, ou même un seul d'entre eux, suffisaient pour flatter
la vanité d'un jeune homme.
LXXIIL
Cela suffit, car l'amour n'est que vanité, égoisme perpétuel ou
complète démence, esprit de vertige, cherchant à s'identifier avec
le néant fragile de la beauté ; et ce dernier point constitue l'essence
même de la passion , d'où certains philosophes ont pris que l'amour
est le principe de l'univers.
LXXIV.
Outre l'amour platonique, outre l'amour de Dieu, l'amour senti-
mental, l'amour d'un couple Adèle (la rime me demande « tourle-
relle , u la rime, ce bon vieux bateau à vapeur qui remorque les vers
contre la raison car la raison n'a jamais été camarade avec la
rime et s'est toujours beaucoup plus occupée du contenu que de
l'harmonie) outre tous ces prétendus amours, il y a ce qu'on
nomme les sens...
LXXV.
Les sens mouvements, désirs d'amélioration matérielle, par
lesquels tous les corps aspirent à quitter leur sablonnière pour se
confondre avec une déesse; car telles, sans contredit, sont toutes
les femmes au premier abord. Admirable moment, fièvre étrange
qui précède le langoureux désordre de notre être! curieux procalé
en somme pour revêtir les âmes de leur enveloppe d'argile.
LXXVL
La plus noble espèce d'amour, c'est l'amour platonique, pour
commencer comme pour finir ; puis vient relui qu'on peut bapiiser
l'amour canonique , parce que le clergé 1 a pris dans ses allribu-
lions. La troisième espèce à noter dans uotra chronique comme
étant en vigueur dans tout pays chrétien , c'est lorsque de chastes
matrones ajoutent à leurs autres liens ce qu'on peut appeler un
mariage déguisé.
LXXVIL
Assez d'analyse!... notre histoire doit s'expliquer par elle-même.
La souveraine se sentit enflammée, et Juan exlrèniement flatté de
cet amour ou de cette paillardise Les mots une fols écrits, je ne
puis perdre mon tencps à les bifl'er... Or ces deux sentiments sont
tellement mêlés dans la poussière humaine qu'on ne peut en nom-
mer un sans les indiquer tous deux; mais en ceci la puissante im-
pératrice de Russie agissait comme une simple griselte.
LXXVllL
Ce fut dans toute la cour un long chuclioltement : toutes les lè-
vres se collaient aux oreilles. A ce speciacle , les rides des vieilles
dames se crispèrent; les jeunes femmes se lancèrent muluellement
des clins d'œil , et tandis que les regards pailaient ainsi, tontes ces
bouches charmantes s'efforçaient de soutire ; mais bien des larmes
de jalousie étaient prêtes à mouler aux ymix de l'assistance.
LXXIX.
Les ambassadeurs de toutes les puissances s'informèrent de ce
nouveau jeune homme qui pron^eltait d êiie grand dans peu dlicu-
rcs, ce qui e-t bien prompt, qi:oiqiie la Mf ^'•it si courte. Héjà ils
iU
LES VEILI.f.ES I.ITTI^RAIRKS II.I.USTnf.ES.
vn_v;iii'nt Ir^i roiililos litriihor rl:ins ses cnlTrrs on jiluic nrpiinliiio el
|ir(>s.sée, Man.H roiiipter les dérornlions et les pajMns par milli>'rs.
I.XXX.
('.alliorine clail Rrnéreiisc... (miles ees reriimes-ià le sonl. L'amour,
qui oimc les pnrles du cœur cl lentes le» voies <|iii peuvent y con-
duire, de près ou de loin, d'en liant, d'en bas. roules on traverses...
l'aiiiiiiir flilen qu'elle eill une maudite passion pour la guerre, et
qu'elle ne Ml pas la meilleure des «épouses, h moins que nous nac-
rdiiliiiiis ce litre h Cjvteninestre... Iiasl I au lieu <ledeux époux Irai-
naiil Icurcliaiiic, peiit-iMre vaut-Il mieux qu'il en meure un ...
I.XXXI.
Condiiile par l'amour, Catherine avait fait In furtiine de cliaeun
de SOS aniaiils : en quoi elle dilTérait de notre demi -chaste Klisa-
helh, dont lavarice répugnait .'i toute espèce de débours, si l'his-
toire, cette menteuse lieffée, a dit vrai; et qinnd il serait avéré que
la douleur d'avoir mis h mort un favori abrégea sa vieillesse , sa
eo iiielterle lAche et ambiguë, .sa plaie ladrerie, font la honte de son
sexe et de son rang.
LXXXII.
I.o lever Impérial terminé, et le cercle dissous, on se mêla, et les
ambassadeurs de toutes les nations se pressèrent autour du jeune
hom ' e pour lui offrir leurs félicitations; il se scnlil au^si effleuré
par les robes de soie de ces gentilles dames qui se font un plaisir
de spéculer sur les jolies figures, surtout quand elles conduisent à
<le hauls emplois.
LXXXIII.
Juan, qui, sans trop savoir pourquoi, se voyait l'objet de l'al-
lonlion générale, répondit en s'Inclinant avec grAce, comme s'il fut
né pour le mélier de minisire. Quoiipie modeste, sur son fronl tou-
jours ealire, la nature avail écrit « homme bien né. » Il parlait peu,
mais loujiiurs k propos, et ses gestes flottaient avec grûcc aulour de
lui comme les plis d'un drapeau.
I.XXX IV.
Un ordre de Sa Majesté confia le jeune lieulenanl aux soins bien-
veillanls des dignitaires de la cour. Le monde se montrait pour lui
I lès courtois (il en agit souvent ainsi au premier abord : la jeunesse
foiMli bien de ne pas l'oublier; : telle aussi se montra miss Protasufl"
ipie SOS fondions avaient fait nommer « l'éprouveuse, » terme que
l.i muse ne peut expliquer.
LXXXV.
Ce fut avec elle , comme son devoir l'exigeait, que don Juan se
relira. .. Je vais en faire autant, jusqu'à ce que mon Pégase soit las
de loucher la terre. Nous venons de prendre pied sur une de ces
inoiiiagnes qui baisent le ciel; montagne si élevée que je sens la
lèie (lui n e tourne, et mes idées qui lourbillonnenl comme les ailes
d un moulin. Mes nerfs et mon cerveau sont avertis qu'il est temps
de conduire ma monture au petit pas dans quelque sentier vert.
CHANT X.
Newton, voyant tomber une pomme, et distrait tont-h-coup de
ses médiUitions, trouva dansée léger inoidont, dit-on fcar je ne re-
ponds ici-bas des opinions ou des calculs d'aucun sage), ie moyen
dr prouver que la terre tournait en vertu d'un principe tout naturel,
qu'il appela Gravitation ; et depuis Adam, Newton est le seul mortel
qui ait su tirer parli de la chute d'une pomme.
II.
Parla pomme l'homme est tombé, et par la pomme il s'est élevé,
si ce fait esl.vrai ; car nous devons considérer la route frayée par
Isaac Newton à travers le champ des étoiles comme une compen-
saiion aux m;ilheurs de Ibumanilé. Depuis , rhon:me a brillé par
l'invention de toute? sortes de mécaniques, et le temps n'est pas
loin où la vapeur le conduira jusque dans la lune.
III.
VA piiiirqiioi cet exorde ?... Voici : à l'instant même, en prenant
celte misérable fouille de papier, un noble enthousiasme m'a en-
flammé, et mon Ame a fait une cabriole; et quoique bien inférieur,
je l'avoue . h ceux ((ui , par le moyen des lunettes el de la vapeur,
découvrent dos étoiles el vont conlVe le vent, je veux essayer d'en
faire autant à l'aide de la poésie.
IV.
J'ai vogué et je vogue encore contre le vent; mais quant aux
étoiles, j'avoue que mon télescope est un peu terne ; du moins j'ai
quitté le rivage vulgaire, el, perdant la terre de vue. je sillonne
l'océan de l'élernité : |o niugissi'uient dos vairues n'a point oITiajé
ma nacelle frêle el légère, maie encore capable de tenir la mor: et,
comme bien lies CHquifs, elle navigue où des v.iigscaux ont coulé bas.
Nous avons laissé Juan, notre héros, dans la fleur du favoriiisme.
mais n'en sentant pas encore les épines '(inleiises. Kl k Dieu ne
plaixc que mes muses (car j'en ai plus d'une ù ma disposition) x'a-
venliirent h le suivre au-delà du salon : Il suffit que la fortune le
trouve rayonnant de jeunesse, de vigueur, do beauté et de tout ce
qui . pour un moment, fixe la jouissance et lui ravit ses ailes.
VL
M.fig bientôt ces ailes repous.scnt, el l'oigeau quitte son nid. « Oh!
dit le Psalmiste , que n'ai-je le vol de la colombe pour fuir et cher-
cher le repos ! » Quoi homme, se rappelant ses jeunes années el ses
jouncs amours... bien qu'il n'ait plus maintenant qu'une této blan-
chie, un cœur flétri, une imagination éteinte cl limitée à la sphère
de ses yeux obscurcis quel homme n'aimerait mieux soupirer
comme son fils que de tousser comme son grand-père !
VII.
Rail! les soupirs s'apaisent, el les nlcurs, même ceux d'une
veuve , se tarissent comme l'Arno, dont le filet d'eau fait honte à la
masse des OotsjaunAIres et p'ofondsqiii. en hiver, menacent d'inon-
der le pays : telle est la différence qu aiiportenl i|uelqucs mois. On
pourrait croire que la douleur est un champ fécond qui jamais ne
icsie en jachère, et c'est vrai: seulement les charrues changent de
laboureurs, et les nouveaux sillonnent h leur tour le sol en cro^aat ,
V semer le plaisir. /
VIII. I
Cependant la toux arrive quand les soupirs s'en vonl... et quel-
quefois même sans que les soupirs aient cessé ; car .souvent ceux-ci |
amonent celle-là avant que le fronl. uni comme la surfaced un lac, ,
ail été sillonné d'une seule ride , avant que le soleil de la vie soit
arrivé à la dixième heure. Et tandis qu'une rougeur fébnlo m pas-
sagère colore, comme un couchant d'été, la joue qui .«emlde trop .
pure pour n'être que de l'argile, des milliers d'homines brillent ,
aiment, espèrent et meurent Que ceux-là sonl heureux! |
I
IX.
Juan n'était pas destiné à mourir si tôt. Nous l'avons lais.sé dans
le foyer de ces prospérités que l'on doit à la faveur de la lune ou
au caprice des dames... prospérités éphémères peut-être; mais qui
dédaignerait le mois de juin uniquement parce que décembre doit
venir avec son souffle glacé? Mieux vaut encore accueillir le bien-
faisant rayon, et faire provision de chaleur pour l'hiver.
X.
D'ailleurs il avait des qualités capables de fixer les dames entre i
deux Ages plus encore que les jeunes : les premières savent de quoi 1
il s'agit, tandis que vos poulettes, à peine emplumoes. connaissent t
lout juste des passions ce qu'elles en ont lu dans les poètes ou rêvé,
par un tour de leur imagination , dans des visions du ciel , cette
patrie de l'amour. Il en est qui comptent l'âge des femmes par le
nombre de leurs soleils ou de leur.> années: je serais plutôt d'avis
que la lune doit marquer les dates de ces chères créatures.
XI.
Pourquoi?... parce qu'elle est à la fois inconstante et chaste. Je
ne connais pas d'autre raison, bien que des gens soupoonnoux.
toujours prêts à blAmer , puissent m'en imputer d'autres; ce qui
n'est pas juste et ne fait pas l'éloge « de leur caractère ou de leur
goût, )' comme l'écrit mon ami Jefl'rey en prenant un air!... tou-
tefois , je le lui pardonne, el j'espère qu il se le pardonnera... sinon,
raison de plus pour que je sois indulgent.
XII.
D'anciens ennemis devenus amis devraient continuer à l'être...
C'est un poini d'honneur, et je ne sache rien qui puisse juslifior un
retour à la haine: dùl-elle étendre ses cent bras et ses cent jambes
je la fuirais comme l'ail ou la peste , et elle ne m'atteindrait [■ ■
Les anciennes maîtresses, les nouvelles épouses, deviennent i
plus cruels fléaux : des ennemis réconciliés doivent dédai.MU'i
se liguer avec elles;
xm.
Ce sérail la pire des désertions... l'n renégat , le fourbe Southey
lui-même, ce mensonge incarné, rougirait de renlrer dans le camp
(les réformateurs qu'il a quille pour létablc du poète lauréat. De
l'Islande aux Barbades, de l'Ecosse à l'Italie, n'est point honnête
lioinme celui qui tourne au moindre vent . ou saisit pour accabler
un émule le moment où celui-ci cesse de plaire.
XIV.
Le critique el l'homme de loi ne voient de la littérature el do la
œUVRES COMPLÈIES DE LORD RYRON.
237
vie quo le côlé honteux: rien ne leur demeure inconnu, mais ils
passent beaucoup de choses sous silence. Tandis qui' le commun des
hommes vieillit dans l'ignorance, le mémoire du légiste est comme
le scalpel du chirurgien ; il dissèque les entrailles d'une question ,
et tous les organes par où elle se digère.
XV.
Un homme de loi est un ramoneur moral , et c'est pour cela
qu'il es* si sale. L'éternelle suie lui communique une couleur dont
il ne saurait se défaire eu changeant de linge : au moins vingt-neuf
fois sur trente, il conserve la sombre teinture du noir envahisseur.
Il n'en est pas ainsi de vous, je le confesse : vous portez votre robe
comme César portait sa toge.
XVI.
Cher Jeffrey, jadis mou ennemi le plus redouté (autant que les
vers et la critique peuvent diviser ici-bas de chétives marionnettes
comme nous), tous nos petits dissentiments, les miens du moins,
sont terminés. Je bois aux jours d'autrefois, .tukl long si/ne! Je n'ai
jamais vu votre personne, ]ieut-être ne la verrai-je jamais ; mais au
total vous avez cgi noblement, je l'avoue du fond: du cœur.
XVII.
Et quand j'emploie l'evpression écossaise .fit/d long sijne . ce
n'est pas à vous que je l'adresse... et j'en suis f.\clié pour moi ; car.
de tous les habitants de votre fière cité, vous êtes, après Scott, celui
avec lequel je trinquerais le plus volontiers. Je ne sais pourquoi ..
peut-être est-;e un caprice d'écolier... mais enfin je suis à demi
Ecossais de naissance et tout- à -fait Ecossais d'éducation, et tout
mon cœur reflue à mon cerveau...
XVIII.
Quand avec Juki king syne reviennent à ma mémoire et l'E-
cosse, et ses plaids, et ses snoods, et ses collines bleuâtres, ses eaux
limpides, la Dee, le Don, les noirs parapets du pont de Balgounie ,
tous les sentiments de mon premier âge. tous les rêves si doux que
je rêvais alors, chacun enveloppé de sou vêtement spécial comme
les descendants de Banquo dans mon enfantine illusion, il me
semble voir flotter devant moi l'image de mon enfance. Doux reflet
des jours d'autrefois !
XIX.
Vous vous en souvenez, il fut un temps où, jeune et iiritable,
dans un accès de verve et do colère, je raillai les Ecossais pour leur
prouver mon ressentiment et ma puissance; mais c'est vainement
qu'on se permet de pareilles sorties; elles ne peuvent étouffer la
jeunesse et la fraîcheur de nos premiers sentiments : j'éhréchai en
moi l'Ecossais; je ne le tuai pas, et j'aime toujours le pays « des
montagnes et des torrents. »
XX.
Don Juan, qui était positif et idéal... ce qui est à peu près la
même chose, car ce que l'homme pense existe, et le penseur lui-
même est moins réel que son idée, l'âme ne pouvant jamais périr
mais réagissant contre le corps. Et pourtant on éprouve un certain
embarras quand, au bord de cet abîme appelé l'éternité, on ouvre
de grands jeux, ne sachant rien de ce qu'il y a ici ou là-bas.
XXI.
Il de\intu-n Russe très pnliré... Comment? nous ne le dirons pas;
pounpioi? il est inutile de le dire. Peu de jeunes âmes sont capables
de résister à la plus légère tentation qui se rencontre sur leur route ;
mais sa tentation , à lui, se présentait sur un coussin moelleux,
digne de servir de siège d'honneur fi un monarque: de joyeuses
demoiselles, des danses, des festins et de l'argent comptant chan-
geaient pour lui un pays de glace en paradis, et Ihiveren été.
\X1I.
La faveur de l'impératrice était pleine d'agréjnents, et bien que la
lâche fut un peu rude, à l'âge de Juan on pouvait s'en tirer avec
honneur. Il croissait donc comme un arbre verdoyant, également
propie à la tendresse, à la guerre et h l'ambition, divinités qui ré-
compensent les plus fortunés de leurs adorateurs jusqu'au moment
où les ennuis du vieil âge font préférer à quelques-uns l'agent de
la circulation des richesses.
XXIIJ.
A celte époque, comme on a pu le prévoir, entraîné par sa jeu-
nesse et par de dangereux exemples, don Juan devint sans doute
un peu dissipé : disposition fâcheuse, car non-seulement elle déflore
nos sentiments, mais, se liantà touslesvices de la fragile humanité,
elle nous rend égoïstes et porte nos âmes à se renfermer comme des
huîtres dans leur coquille.
XXIV.
Passons cela. Nous passerons aussi la marche ordinaire d'une
intrigue entre gens de conditions aussi inégales qu'un jeune lieute-
nant et une reine qui, sans être vieille, n'a plus sa douce royauté do
dix-sept ans. Les rois peuvent commander à la matière brute, mais
non à la chair; el les rides, satanées démocrates, ne savent point
flatter.
XXV.
Le trépas, ce souverain des souverains, est en même temps le
Gracchus de l'humanité: sous le niveau de ses lois agraires,
l'homme opulent qui festoie, combat, ruc'il et s'enivre, est l'égal
du pauvre diable qui n'a jamais possédé un pouce de terrain ; et tous
deux sont réduits à quelques pieds de terre où le gazon, pour verdir,
doit attendre la corruption.
XXVI.
Il vivait {non le trépas, mais Juan) dans un tourbillon de prodiga-
lités, de tumulte, de splendeur, de pompe chatoyante, en ce gai
climat des peaux d'ours noires et touffues... lesquelles isoit dit mal-
gré ma répugnance pour les propos un peu durs), au moment où
l'on y pense le moins, percent à traverse la pourpre et le lin, » plus
convenablesà la grande prostituée de Babylone qu'à celle des Russies,
et neutralisent tout l'efl'et de cet étalage d'écarlate.
XXVII.
Cet état, nous ne le décrirons pas : nous pourrions en parler par
oui-dire ou par réminiscence; mais, parvenu aux approches de cette
obscure forêt dont parle le Dante, horrible équinoxe. odieuse bi-
section de la vie humaine, aubeigeà mi-chemin, hutte grossière, au
sortir de laquelle les voyageurs prudents conduisent lentement les
chevaux de poste de la vie sur la frontière aride de la vieillesse, et se
retournent pour donner à la jeunesse une dernière larme
XXVIII.
Je ne décrirai pas... c'est-à-dire si je puis m'en empêcher; je ne
ferai point de réflexions... c'est-à-dire si je puis chasser celles qui
me poursuiventà travers cet abîme, ce bizarre labyrinthe... comme
le petit chien collé à la mamelle, ou comme l'algue marine adhé-
rente au rocher, ou comme la lèvre amoureuse aspirant son premier
baiser... Mais, je l'ai dit, je ne veux point philosopher, et je veux
être lu.
XXIX.
Juan, au lieu de courtiser la cour, était lui-même courtisé... chose
qui arrive rarement. Il le devait en partie à sa jeunesse, en partie à
sa réputation de bravoure, et aussi à cette sève de vie qui éclatait
en lui comme dans un coursier de pur sang. Il devait beaucoup
aussi à sa mise, qui faisait ressortir sa beauté comme des nuages de
pourpre parent le soleil... mais il était surtout redevable à une
vieille femme et au poste qu'il occupait.
XXX.
Il écrivit en Espagne; et tous ses proches parents, voyant qu'il
était en voie de succès et à même de placer ses cousins, lui répon-
dirent courrier par courrier. Plusieurs se préparèrent à émigrer ; et
tout en prenant des places, on les entendit déclarer qu'avec l'addi-
tion d'une légère pelisse, leelimat de Madrid et celui de Moscou
étaient absolument les mêmes.
X.XXl.
Sa mère aussi, dona Inez, voyant qu'au lion de tirer sur son ban-
quier, il allégeait son compte de plus en plus, ce qui prouvait
qu'il avait mis à ses dépenses des bornes salutaires... dona Inez
lui ré|)ondit « qu'elle était charmée de le voir dégagé du joug des
plaisirs que recherche une jeunesse insensée, l'uniiiue preuve que
l'homme puisse donner de son bon sens étant l'économie.
XXXII.
« Elle le recommandait aussi à Dieu, ainsi qu'au fds de Dieu et
à sa mère, l'avertissait de se tenir en garde contre le culte grec, qui
blesse les opinions catholiques. Mais en même temps, elle lui disait
d'étouffer toute manifestation extérieure de répugnance, cela pou-
vant être vu de mauvais œil à l'étranger. Du reste elle lui annonçait
qu'il avait un petit frère né d'un second lit, et surtout elle louait
l'amour maternel de l'impératrice.
XXXIII.
« Elle approuvait vivement une souveraine qui donnait de l'avan-
cement aux jeunes gens, attendu que l'âge et mieux encore la nation
et le climat prévenaient tout scandale... En Espagne, elle eût pu en
être quelque peu contrariée; mais dans un pays où le thermomètre
ilescendait à dix degrés, à cinq, à un, à zéro, elle ne pouvait
croire que la vertu dégelât avant la rivière. »
XXXIV.
0 hypocrisie! que n'ai-je une force de quarante ministres an-
glicans pour célébrer tes louanges! Que ne puis-je faire entendre
eu ton honneur un hymne bruyant comme les vertus que lu vantes
tout haut et que tu ne pratiques pas I Que n'ai-je la trompette des
chérubins ou le cornet acoustique dans lequel ma bonne vieille
tante trouva un paisible sujet de consolation, lorsque ses lunettes
oevenant troubles l'empêchèrent de lire son missel !
23k
l.i:S VKILLtKS HITtltAlllKS ILLUSTUtliS.
XXXV.
Flip n'riftil pas li.\iinrrilo , cju mnins, la pniivro rll^^c ftme ;
mais ('111- t;.iK'i" '« <:'''' """'' loynlpmeiil fiuaiiriin des /■lus inscrits
sur rr rrf.'isiro (lù soiil i(^parlis, pour le jour du juKriMCnl, tous les
(irf> iéU'-l«'s: sorte (\c (hoinsdinj hinf;, sciiililahlo fi celui que Ouil-
I.uuhc-lc-Couiiui'raul composa pour ri'MniMM^ri-r srs compa;.'nous
ilarihi-s alors ipril distriluiail li's proprii'-lés d'aulrui h. qtiel(|ue
Mii\:iiito milli- nouveaux clievaliors.
XXXVI.
Je ne puis m'en plaindre, moi dont les aneMre<i, Frneis. Hadiil-
plnis. \ turent roni|)ris... Onai'anlc-liuil manoirs (si ma mémoire ne
nie Iro'nipe) furent leur récompense pour avoir suivi les ltanni^res
de fiuilla'inie. Je <lois convenir rpi'il.nélail pas juste de dépouiller
les Saxons de leurs peaux (I) comme auraient fait des tanneurs: loti-
lefois les nouveau.x possesseurs ayant emplové leurs revenus h
fonder de^ ëgliscs, cet usage sans doute légitime leur droit.
XXXVII.
I.'aimable Juan se maintenait dans sa fleur; pourtant il éprouvait
liarfois ce (|iiV-prouvent d'autres plantes appelées sensitives, ((ui
fuient le looeher , comme les monar(ptcs fuient les vers autels
(|ne ceux de Soulbey. Peul-f-lre, sous les gelées ausltres, aspirait-Il
M'rs un rliiual où les fleuves n'attendissent pa? le premier mai pour
dissoudre leur glace ; iicut-flrc en dépit du devoir, dans les vastes
liras de la monarcliie, soupirait-il après la beauté.
XXXVIII.
rcut-ôtre mais laissons de cAté les peut-être : il ne faut pas
clicrcher longtemps les causes anciennes ou récentes; le ver ron-
geur s'attache aux joues les plus fraîches et les plus belles, comme
il aeliève de dévorer des formes déjh flétries. Le souci, b/îlc soigneux,
ajiporte toutes les semaines son mémoire, et nous avons beau tem-
pêter, il faut le solder après tout ; six jours s'écoulent paisiblement ,
le septième amènera le spleen ou un créancier.
XXXIX.
Pref, il tomba malade je ne sais comment. L'impératrice fut
alarmée , et son médecin (le mémo (|ui avait asxisfé Pierre) trouva
(pic son pouls, (pioique très vivant, battait de manière à augurer la
mort, et annonçait une dispos tioii fébrile : sur quoi la cour fut
bouleversée, la souveraine é|iouv^nléo, et toutes les médecines
doublées.
XL.
Mystérieux furent les cliucbottemeuls, noinbreuscslcs conjectures.
I.esuns dirent que don Juan avait clé empoisonné par Polenikiii;
d'autres parlèrent de certaines tumeurs , d'épuisement ou d'indis-
positions analogues; d'autres prétendirent que c'était une concoc-
tion d'iiumcurs qui bientôt se communiquerait au sang; enfin il
s'en trouva pour affirmer que c'était tout simplement « la suite des
fatigues de la dcriiicre campagne. »
XLL
Voici une ordonnance entre beaucoup d'autres :
ri. Sndw xiit/ilifit ■ . 5 vj.
Mannu- iiptim. . . ....?, <\.
.'iq. ferrent ', ' (5.
Tincf. senna". . . . . . ,^ ij.
Ilatisliis...
Ici le chirurgien intervint, et lui appliqua les ventouses ; puis, nou-
\olles ordonnances qui eussent été bien plus longues, si Juan ne
s'y fût oppcsé :
II'. Piilv. com. i]iecacii.anh;r gr. iij.
ri. HoIii.i potfi.sx.r siilpliiiret. siimendii.^, et hauxtiis 1er in
die rapiendiis.
XLII.
C'est ainsi que les médecins nous guérissent ou nous luentsec««-
diim arirm. Nous en raillons ([uand nous nous portons bien... mais
.somiiu's-nous malades , nous les envoyons cbercber, sans avoir la
iiioiiidre l'uvic de rire : nous vo.\ant tout près de cet hiatus ma.rime
i/i'll<ii(lii.'i, qui ne peut se combler ([u'avec de la terre et une bêche,
au lieu de nous y laisser tomber de bonne grdce, nous importunons
le doux liaillie ou le bon Abernethy.
XLIII.
Juao refusa d'obéir au congé qui lui était signifié , et bien que la
raorl le menliçiM d'une expulsion des lieux, sa jeunesse et sa coii-
slilulion prirent le dessus, et envoyèrent les docteurs d'un autre
cfilé. Cependant son étal dcnieuiait encore précaire ; les couleurs
(l) Unies, ce qui sit;iiil)c à la Ibis praiix ol certaines mesures de lorro
saxonnes.
(le la santé ne jelaii!nl sur se» ^ouc» nmaigrict que de rares cl va-
cillants reHclit ; tout cela inquiélail lu Faculté qui déclara qu'il
faiblit voyager.
XLIV.
Le climat était trop froid, dirent Ich docteurs, pour qu'une pi. in'
du Midi (iilt y fleurir. Cette opinion fit faire la giimaec h l.i eh i
Catlierini" qui d'abord se révolta contre l'idée de perdre "-on mignon,
mais lors(|u'elli; vit léclnl do fcs yeux se Icriiir, et lui mi'^nii) n'a-
battre comme un ai^le dont on a coupé les ailes , elle nisolut de
renvoyer en mlrsioii, n\ee une pompe digne de son rang.
XLV.
Il y avait alors je ne sais iiuel. point en discuwdon , un traité
conclure entre le cabinet anglais et celui de l'etersb'mr::, la né^
eiation était soutenue de part et d'autre avec tous les arliliees q;.
les grandes puissances ciiùdoit nt eu pareil cas. (J'élail à pr^tpos ilc
la na\igaliou de la ilallii|ue, du commerce de peaux, d'Iiude de b.i-
leiiie ci de suif, et des droits maritimes que l'Angleterre regarde
toujours comme son vti punsidetis.
XLVI.
De sorte que Catherine , qui s'enlendait Ji pourvoir ses favoris,
confia cette mission coiifidenliellc <'i Juan , dans le double but de
déployer sa rojale splendeur, et de récompenser les services de notre
héros. Le lendemain il fut admis à baiser la main de sa souveraine,
reçut ses instructions, cl partit comblé de présents cl d honneurs
qui montraient tout le discernement de la dispensiilrice.
XLVII.
Mais elle avait du bonheur, et le bonheur est tout. Rn général,
les reines ont un gouvernement prospère • caprice de la fortune
assez diflicilc à expliquer. Mais continuons. (Jallierine était sur
le retour, et son année climalérique la tourmentait autant qu'a-
vait fait son adolescence ; et bien que sa dignité lui interdit la
plainte, le départ de Juan lallecla au point que, dans le premier
moi.ent, elle ne put lui trouver un successeur convenable.
XLVIII.
Mais le temps est un grand consolateur : vingl-quatre heures
do solitude cl deux fois ce nombre de candidats sollicitant la
place vacante prociirèrcnl ii Catherine, pour la nuit suivante,
un jiaisiblc sommeil... non (ju'elle se proposât de précipiter
son choix, ou que la quantité l'embarrassAt ; mais, ne voulant se
décider qu'avec la maturité convenable, elle laissa la lice ouverte h
leur émulation.
XLIX.
Pendant que ce poste d'honneur est vacant pourun jour ou deux,
ayez la bonté , lecteur, de monter avec notre jeune liéros dans la
\oiturc qui l'entraiiie loin de Petcisbourg. Une excellente calèche,
ayant eu jadis la gloire d'étaler les armoiries de la belle czarine,
alors que, nouvelle Ijibigénie , elle se rendait en Tauride , fut don-
née à son favori, dont elle porta désormais le blason.
L.
Un bouledogue, un bouvreuil et une hermine, tous favoris de
don Juan ; car (de plus sages que moi en détermineront la rai-
son) il avait une sorte d'inclination ou de faiblesse pour ce ipie
bien des gens considèrent comme une incommode vermine, l.<
animaux vivants : jamais vierge de soixante ansnemontra nu pen-
chant plus décidé pour les chats et les oiseaux, et cependant il n éi.ui
ni vieux ni vierge...
LI.
Ces divers animaux , dis-je , occupaient chacun leur poste r.
peetif; dans d'autres voitures se tenaient les valets et les scerétaii
mais à côté de Juan était la petite Leila, qu'il avait arraeln-e :.
sabres cosaques dans l'immense carnage d'Ismaïl. Quoique ma
muse vagabonde aime h prendre tous les tons, elle n'a point oublie
celle enfant , perle pure cl vivante.
LU.
Pauvre petite! elle était aussi belle que docile, et avail Iccarnc-
lère doux cl sérieux, qualité aussi rare parmi les Cires vivan'
qu'un homme fossile au milieu de tes antiques mammouths, ô gi
lUivier! Son ignorance était peu propre à lutter contre ce mm
écrasant où tous sont condamnés à faillir : mais elle n'avait cni-
que dix ans; elle était donc tranquille, sans savoir pourquoi
LUI.
Don Juan l'aimait et en était aimé d'une affection telle qu'il n in
exista jamais entre frère, père, sœur ou fille. Je ne puis dire po>i
ti\emont ce que c'était : il n'était pas .issez vieux pour éprouver lo
seiilinient paternel, et la tendresse fraternelle ne pouvait non plus
l'émouvoir , car il n'avail jamais eu de sa'ur. Ahl s'il en avait eu
une. quel tourment que d'en èlre séparé 1
ŒUVRES COMPI.ÈTES DE LORD BYRON.
233
LIV.
Encore moins élail-ce un amour sensuel ; car il n'était pas de
ces vieux débauchés qui recherchent le fruit vert pour fouetter dans
leurs veines le sang endormi (comme les acides réveillent un alcali
latent), et jjien que sa jeunesse n'eût pas été des plus chastes (telle
est l'œuvre de notre planète) , le platonisme le plus pur faisait le
fond de tous ses sentiments... seulement il lui arrivait de l'oublier.
LV.
Ici il n'y avait pas de tentation à i-edouter ; il aimait l'orpheline
([u'il avait' sauvée, comme les patriotes, parfois, aiment une nation;
cl puis il se disait avec orgueil que c'était à lui qu'elle devait de
n'oire point esclave... sans compter qu'avec le secours de l'Eglise,
il pourrait être l'instrument du salut de celte jeune âme. Mais ici
nous noterons une circonstance bizarre, c'est que la petite Turque
ne voulait point se laisser convertir.
LVI.
Il était étrange que ses impressions religieuses eussent survécu
au changement de sa destinée, à travers des scènes de terreur et de
carnage; mais quoique trois évêques eussent entrepris de lui dé-
montrer son erreur, elle montra pour l'eau sainte une aversion
décidée ; elle ne voulut pas entendre non plus parler de confession,
peut-être parce qu'elle n'avait rien à confesser : peu importe 1 L'E-
glise perdit son latin, et elle continua de croire au prophète.
LVII.
Le seul chrétien qu'elle put supporter était Juan : il semblait lui
tenir lieu de la famille et des amis qu'elle avait perdus. Pour lui, il
devait aimer celle qu'il protégeait. Ainsi s'était formé ce couple sin-
gulier, d'un tuteur si jeune et d'une pupille que rien ne rattachait
à lui, ni la patrie, ni l'âge, ni la parenté; et toutefois cette ab-
sence de liens rendait leur attachement plus tendre.
LVHL
Ils traversèrent la Pologne et Varsovie, célèbres par leurs mines
de sel et leurs jougs de fer ; puis la Courlande, témoin de cette farce
fameuse qui valut il ses ducs le nom disgracieux de lîiron (1). C'est
le même pays que traversa le Mars moderne, alors que, guidé par la
gloire, celte sirène décevante, il alla perdre à Moscou, en un mois
d'hiver, vingt années de conquêtes, et les grenadiers de sa garde.
LIX.
Qu'on ne voie pas dans cette dernière phrase l'opposé de la figure
de rhétorique appelée gradation : «0 ma garde! ma vieille garde! »
s'éc'.-iait le disu d'argile. Quel spectacle! Jupiter tonnant qui suc-
combe sous Castlereagb ! la gloire morfondiie sous la neige! Mais
si nous voulons nous réchaulîer en passant par la Pologne, nous
avons là le nom de Kosciusko, qui peut, comme l'Hécla, faire jaillir
des feux au milieu des glaces.
LX.
Après la Pologne, ils traversèrent la vieille Prusse et sa capitale
Kœnigsberg, qui, outre quelques mines de fer, de plomb et de cui-
vre, se glorifie depuis peu du célèbre professeur Kant. Juan , qui se
souciait de la philosophie comme d'une prise de tabac, poursuivit
sa route à travers l'Allemagne, ce pays aux populations attardées,
dont les princes éperonnenl plus leurs sujets que leS postillons n'é-
peronnent leurs chevaux.
LXI.
De là, par Berlin, Dresde et autres lieux , ils alleignircnt enfin le
Rhin couronné de créneaux. Glorieux sites gotliicpies ! combien vous
frappez toutes les imaginations, sans en excepter la mienne! Un
mur grisâtre, une ruine couronnée de verdure, une [lique rouiUée,
loot franchir h mon âme la ligne équinoxiale qui sépare le présent
du passé, après qu'elle a plané un peu sur cette fantastique limite.
LXIL
Mais Juan continua sa roule par Manheim et Bonn, que domine
le Drachenfels, pareil à un spectre de ces temps féodaux qui sont
pour jamais disparus, et sur lesquels je n'ai pas le temps de m'arrè-
ter aujourd'hui. De là il se dirigea vers Cologne, ville qui ofl're à
l'observateur les ossements de onze mille virginités, le plus grand
nombre qu'on en ait jamais vu sous une enveloppe de chair.
LXIIL
Puis il visita La Haye et Helvoetsluys en Hollande , celte humide
patrie dos canaux et des canards, où le genièvre parfume cette li-
queur pétillante qui lient lieu de richesses au pauvre- Les sénats et
les philosophes en ont condamné l'usage .. mais refuser au peuple
un cordial qui, souvent, est à lui seul tout le vêtement, le vivre et
(1 P.iron , fils d'im p.ivsan conrlandais , et devenu favori de l'impi^ra-
liir.' AMiif, piit , en 173G, le nom cl les armes des Birou de France.
le chauffage qu'un gouvernement charitable lui ait laissé , cela
semble, en vérité, bien cruel.
LXIV.
Là, il s'embarqua, et déployant sa voile, son navire bondissant vo-
gua vers l'île des hommes libres, vers laquelle le poussait lesouflle
impatient d'une bonne brise. L'écume jaillit au loin; la proue fen-
dit l'onde salée, et le mal de mer fit pâlir plus d'un passager ; mais
Juan, amariné comme il devait l'être par ses précédents voyages,
resta debout, regardant passer les navires et cherchant à découvrir
de loin les falaises de l'Angleterre.
LXV.
Enfin elles s'élevèrent, comme une blanche muraille, à l'horizon
de la mer bleuâtre; et don Juan éprouva ce qu'éprouvent vivement
les étrangers mêmes, au premier aspect de la ceinture calcaire
d'Albion... une sorte d'orgueil de se trouver au milieu de ces fiers
boutiquiers qui expédient leurs marchandises et leurs décrets de
l'un à l'autre pôle, et soumettent les flots à leur payer tribut.
LXVI.
Je n'ai pas de puissants mom's pour aimer ce coin de terre, qui
con lient ce qui aurait pu être la plus noble des nations ; mais bien
que je lui doive ma naissance et rien de plus, j'éprouve un ir.élange
de regret et de vénération pour sa gloire mourante et ses vertus
passées. Sept années d'absence (la durée ordinaire de la déporta-
tion) suffisent pour éteindre les vieux ressentiments, quand on
voit sa patrie s'en aller au diable.
LXVIL
Ah ! si elle pouvait savoir pleinement, et sans restriclion, com-
bien maintenant son grand nom est partout abhorré; de quels vœux
ardents la terre appelle la calastropbe qui livrera son sein nu à la
fureur du glaive; combien toutes les nations regardent comme leur
plus cruelîe ennemie, et pire encore, l'amie perfide qu'elles ado-
raient autrefois et qui, après avoir appelé le genre humain à la li-
berté, voudrait aujourd'hui enchaîner jusqu'à la pensée !
LXVIIL
Se vanlera-t-elle d'èlre libre, elle qui n'est que la première entre
lesesc'aves? Les nations sontcaptives... mais le geôlier, qu'est-il ?...
Victime lui-même des verrous et des barreaux. Le triste privilège
de tourner la clef sur le prisonnier est-ce la liberté? Celui qui
veille sur la chaîne, ceux qui la portent, sont également privés de
la jouissance de l'air et de la terre.
LXIX.
Don Juan, comme prémices des beautés d'Albion, villes collines,
f/(pr Douvres, ton port et ton hôlel, ta douane avec ses mide attri-
butions, ses exactions compliquées, les garçons d'auberge courant
à perdre haleine à chaque coup de sonneUe; tes paquebots, dont
tous les passagers servent de proie aux gens de lerre et de mer, et
enfin, ce qui n'est pas le moins frappant pour l'étranger inexpéii-
mente, tes longs mémoires qui n'admettent aucune réduction.
LXX.
Juan, bien qu'insouciant, jeune, magnifique, riche en roubles,
en diamants, espèces et crédit, et ne restreignant guère ses dé-
penses hebdomadaires, ne laissa pas de s'étonner un peu, et paya
toutefois... après que son majordome. Grec subtil cl matois, eut lu
et additionné devant lui le formidable grimoire. Mais comme on
respire dans ce pays un air libre, quoique rarement échauffé par le
soleil, cela vaut bien quelque argent.
LXXI.
Qu'on attelle les chevaux ! Eu route pour Canterbury! Foulons,
foulons le macadam et faisons voler la boue de Ions côtés ! Hourrah !
avec quelle célérité file la poste! Ce n'est pas comme dans la lente Al-
lemagne, où les chevaux barbotent dans la fange, comme s'ils vous
menaient enterrer; sans compter les haltes des postillons pour se
gorger de schnapps... maudits coquins, sur lesquels les verjluchter
ne font pas plus d'effet que la foudre sur un paratonnerre.
LXXIL
Or, il n'y a rien qui fouette les esprits, qui fasse sur le sang l'effet
du cayenne dans les sauces, comme de courir ventre à terre...
n'im[)orte ofi, pourvu qu'on aille vile, et seulement pour le plaisir
de courir; car, moins on a de motifs de se presser, plus grandest le
charme d'atleindre le but de tout voyage... qui est de voyager. 4
LXXIII. •*■
A Canterbury, ils virent la caihédrale. Le heaume du prince Noir
et la dalle rougiedu sang de Becket leur furent montrés, selon l'u-
sage, par le bedeau, avec son air habituel de cérémonieuse indilfé-
rence... Voilà encore, ami leelcur, un exemple de ce qu'est la gloire.
240
I.KS VEILLIÎF.S LITTÉRAIUES. ILLUSTRÉES.
Toiil viciil nhmilir h un r.is(|iic loiiilli- , îl des osscm.'iil» iiircou-
iiiiissiililcs, h tiiiiilii' ilissmis d/iiis l,i soiuli; ri lu iiia^iiùsic , m't biuii
iju'il ne rcsic pl'is ilu riiiiiiiaiiilù i|u'unf polion aincru.
I.XXIV.
Nalnrr-llcnionl rcs reliques prniliiij-'iroiil sur Juan un elTcl sublime:
mille Oécv lui ap:inrurciit, <iiKiml il vil ce cimier (|ui ne s'élail
nliaissé i|nc sou» les coups ilu Icmps. Il ne put contempler sans un
relij;i.Mi\ respect la tombe de ce piiMre liardi (|ui périt en css.i\ant
de diitiipler les rois : ces rois ipii, aujounl liiii. du moins, sont leuus
de parler de lois avant dégiirt,'er. La petite Leila regarda et demanda
puunpioi on avait élevé un pareil édilice.
LXXV.
Quand nu lui apprit ijuc c'était "la maison de Dieu.» elle dit
(lu'il était flirt bien lojié; mais elle s'élouna (|u'il soulTril dans sa
deuienie des infidèles, ces cruels Nazaréens (pii avaient abattu ses
saints temples au pa^s des vrais croyanis... et son Iront enfantin
se voila d'un nuage de douleur à la pe se ([ue Mahomet eût pu
renoncer à une si noble mos(iuée, perle juiee aux jiourceaux.
I.WVl.
Ln avant! en avant! à travers ces prairies cultivées comme un
jardin . ce paradis de houblon cl de fruits magniliques; car, après
des années de voyage dans des terres |ilus chaudes, mais moins fé-
condes, un champ de verdure est jjour l'. poêle un spectacle qui lui
fail pardonner l'absence de ces sites nlus sublimes ([ui réunissent à
la fois vignes, oliviers, précipices, glaciers, volcans et orangers.
LXXVII.
Lt (|uand je jicnse h un pot de bière .. mais je ne veux pas m'at-
teudrtr!... Fouettez donc, postillons!... l'endant (pie les hardis
garions éperonnaient leurs cnevau.x qui dévoraient l'espace, .luan
ailiniiail ces routes fré(|uentées par une population nombreuse et
libre, le plus cher de tous les pays, dans toules les acceptions du
mill, pour l'étranger comme pour l'indigène, si l'on en excepte
quehiiii s imbécillesqui, en ce moment, regimbent contre l'aiguillon
et n'attrapent pour leurs peines (jue de nouvelles pii|ùies.
LXXVIII.
Quelle chose délicieuse qu'une roule à barrières! elle est si douce,
si unie! on rase la terre comme l'aigle, étendant ses vastes ailes,
peut à peine raser les chauips de l'espace. Si de pareils chemins
eussent été traces du temps de Pbaélhon. le dieu de la lumière eût
dit h son fils de satisfaire sa fantaisie en prenant la malle d' Vork...
Mais pendant qu'où avance, surgit amari o/Zc/Mff/ (Ij... le péage.
LXXIX,
Hélas ! combien tout paiement est ilouloureux ! Prenez la vie des
hommes . prenez leurs femmes, prenez tout, hormis leur bourse.
Comme Machiavel le démontre aux gens vêtus de pourpre, c'est le
mii\en le plus prompt de s'attirer des malédictions unanimes. On
bail un meuririer beaucoup moins qu'un ci>nvoiteur de cet aimable
uu'ial, que chacun aime tant à choyer. Egorgez la famille d'un
homme, et il pourra le pardonner; mais gardez-vous bien de porter
la main à sa poche.
LXXX.
Ainsi disait le Florentin : monarques, écoulez votre précepteur.
Au moment où le jour commençait à décliner et à s'assombrir,
Juan se trouva au sommet de cette haute colline, qui plane avec or-
gueil ou mépris sur la grande cité. Si vous avez dans vos veines
une étincelle de l'esprit du cockney, souriez on pleurez, selon (pii'
vous jirencz les choses... Fiers Bretons, voiei Sbooler's-llill.
LXXXI.
Le soleil disparut ; la fumée s'éleva comme d'un \olcan à demi
éli-int, couvrant un espace qui mérite bien le nom de « salon du
diable », que lui ont donné quelques-uns. Bien que ce ne fût jias là
sa ville natale, et qu'il n'appartint pas à celte race d'hommes. Juan
éprouva un sentiment de vénération pour celte terre, mère de lils
vaillants qui ont égorgé la moitié du monde et tenté d'effrayer l'autre.
LXXXll.
Un énorme amas de briques, de fumée, de navires, masse fan-
geuse et sombre, s'élendanl à perle de vue; çà el là une voile se
montrant un instant au regard, pour se perdre dans une forôt de
niAts; d innombrables clocl«us levant la tète au-dessus de leur dais
chM|M)nni'ux ; une gigantesque el sombre coupole, semblable à la
C^^ft d'un fou... voilà la ville de Londres.
* LXXXIll.
Mais Juan ne la vit pas ainsi. Dans cha(|ue lombillon de fumée,
il crut voir la magique vapeur d'un fourneau d'alchimiste d'où sor-
ti) Voici venir quelque chose d'amer.
tait la richesse du monde friebcs.sp d'impôts el de papier). Les noirs
nu.igesqui peiiaient sur lavdl'. éteignant le soleil ainsi ipi'on é'eint
une chandelle , ne paraissaient à ses yeux qu une atmosphère na-
turelle , exlrdncmeut saine, bien (|ue rarement claire.
LXXXIV.
Il sarrèla, el ainsi fcrai-je, eomme un vaisseau de guerre au mo-
ment de lileber sa bordée. Tout à Ibeurc, mes chers compatriotes,
nous renouw'llerons connaissance : j'es&iiicrai alors de vomi dire
ijuebjues vérités qui, justement parce que ce sont des vérité», ne
wjus paraîtront pas telles. Je serai pour vous ce que mistress Fry a
été pour les prisons; armé d'un balai bien moelleux , je nelloicral
vos salons et purgerai vos murs de quelques toiles d'araignée.
LX.XXV.
0 mistress Fry! (|u'allez-vous faire à Newgate? A quoi bon ser-
monner de jiauvres mécréants ? Pourquoi ne pas commencer par
(;arlton-lIouse (ij et quelipies autres hôtels? Essayez votre savoir-
faire sur le péché endurci et couronné. Héformer le peuple e«t une
absurdité, un pur bavardage de philanthrope, si vous ne réformez
d'abord ses maîtres... Fi donc! je vous croyais plus de religion que
cela, mistress Fry !
LX.XXVL
Ajiprenez à ces sexagénaires la convenance de leur âge; gn
ris.sez-lcs de la manie des voyages d'apparat ainsi que dcsco-iium
hongrois ou écossais. Dites leur que la jeunesse une fois panie m-
revient plus, cjue les vivat soudo\és ne réparent pas les malheurs
d'un pays; dites-leur que sir William Curtis est un ennuyeux per-
sonnage, tnq) stupide pour les plus slupides excès, Falstalf sans
esprit d'un liai (î) grisonnant, un fou dont les grelots sont muets.
L.XXXML
Dites-leur, quoiqu'il soit peul-èlre trop tard, que sur le déclin
d'une vie usée, avec un corps ruiné, boufll et bla.sé. viser vaine-
ment à la grandeur, cela ne vaut pas la bonté: ajoutez que les
meilleurs rois ont toujours vécu le plus simplement. Diles-leur,
euliu... .Mais vous ne direz rien, et j'ai assez babillé pour le mo-
ment; bientôt , pourtant, je tonnerai comme le cor de Roland au
coii'bat de Roncevaux.
'■.1I\NT \I.
I.
Quand l'évéqne Rerkeley disait : « La matière n'existe pas » 'et
il prouvait son dire)... la matière de son discours ne méritait guère
d'atlenlion On prétend qu'il serait impossible de réfiiler son sys-
tème ; qu'il est trop subtil pour le cerveau humain le plus aérien;
et cependant qui peut y ajouter foi? je réduirais en pouilre tout
ce qui est matière, même la pierre, le plomb el le diamant, pour
prouv er ijue le monde n'est qu'esprit ; et je porterais encore ma tète,
tout en niant que j'en aie une.
IL
Quelle suliliuie découverte que de faire du monde un moi uni
verscl el de soutenir que tout est idéal, que tout est nous-mêmes!
Je gage l'univers entier (quoiqu'il puisse être), qu'une iiareillr
croyance n'a rien d'hérétique. 0 doute! Si lu es le doute puMi
lequel certaines gens le prennent, bien que moi-même j'en d" .
fort ; ô seul i)risme des rayons de la vérité, ne me gile point :
gorgée de spiritualisme, celle eaii-de-vic du ciel , que toutefois i
Ire uMe ne supporte qu'avec peine.
m.
De temps en temps arrive l'indigestion 'qui n'est pas le plus svelte
Ariel); elle vient opposer à notre ambitieux essor une autre diffi-
eullé. El ce qui après tout contrarie ma croyance à l'esprit, c'est
que le regard de rhomme ne peut s'arrêter nulle part sans y apcr-
eevoir la confusion des races, des sexes, de tous les êtres, des étoi-
les même et cette merveilleuse énigme, le monde, qui, au pis-aller,
est encore une magnifique méprise...
IV.
S'il est l'œuvre du liasard, cela est ainsi; et mieux encore, s'il fut
créé comme il esl<lit dans l'ancien texte... Dans la rrainic d'arriver
à cette conclusion, nous ne dirons rien contre ce qui esl écrit ; bien
des gens regardent cela comme dangereux. Us ont raison : notre vie
est trop courte pour discuter sur des points que personne ne pourra
jamais résoudre, et que tout le monde doit voir un jour éclaircis...
un jour du moins tout le monde dormira tranquille.
(1^ Alms la résidence royale.
S) Henri, prince do Galles, dans le Henri IV de Shakespeare.
a-UVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
-211
•le ferai donc Irôve îi foule discussion métapliysique qui n'embrasse
pas un cercle déterminé : si je conviens que tout ce qui est est,
j'appelle cela parler ciaii' et net au suprême degré. En vérité,
depuis peu, je suis devenu un peu phthisique : je n'en sais point la
cause... l'air peut-être; mais quand je souffre des accès de cette
maladie, je deviens beaucoup plus orthodoxe.
TI.
La première attaque me prouva sur-Ie-cbanip l'existence de la
Divinité (ce dont je n'ai jamais douté, non plus que du diable); la
seconde, la mystique virginité de Marie; la troisième, l'origine com-
mnnément assignée au
mal; la quatrième établit
toute la Trinité sur une
base tellement incontes-
table, que je souhaitai dé-
votcmont ([ue les trois fus-
sent quatre, à l'effetd'ètre
encore meilleur croyant.
VIT.
A notre sujet. L'homme
qui du haut de l'Acropo-
lis a contemplé l'Altique ;
ccliii qui a cùtoyé le riva-
ge oii s'élève la pittores-
que Constantinople, qui a
vu Tombouctou , ou pris
du thé dans la métropole
de porcelaine de la Chine
aux petits yeux , ou qui
s'est assis parmi les ruines
de briques de Ninive, ce-
lui-là pourra bien ne pas
concevoir au premier a-
bord une grande idée de
Londres... mais à un an
de là, demandez- lui ce
qu'il en pense.
VIIL
Don Juan était arrivé
au sommet de Shooter's-
llill : lieure du jour, le
coucher du soleil ; lieu de
la scène , la hauteur d'où
l'on découvre cette vallée
du bien et du mal, où les
rnesde la ville fermentent
en pleine activité. Autour
de lui, tout était calme et
silencieux; il n'entendait
quelebruitdes roues tour-
nant sur leur axe, et ce
bourdonnement sembla-
ble à celui des abeilles,
ce murmure confus, pé-
tillement d'écume qui
s'exhale au-dessus des vil-
les en ebullition.
IX.
Don Juan, dis -je, ab-
sorbé dans sa contempla-
tion . suivait à pied sa voi-
ture au sommet de la col-
line ; et plein d'admiration pour un peuple aussi grand , il donnait
carrière au sentiment qu'il ne pouvait comprimer. « Ici donc, s'é-
criait-il , la liberté a établi son empire ; ici retentit la voix du peu-
ple ; les tortures , les prisons , l'inquisition ne peuvent l'étouffer ;
elle ressuscite à chaque réunion populaire, a chaque nouvelle élec-
tion.
X.
« Ici sont des épouses chastes, des existences pures ; ici l'on ne paie
que ce qu'on veut ; et si les choses y sont chères, c'est que chacun
aime à jeter l'argent par les fenêtres pour montrer l'importance de
son revenu. Ici les lois sont inviolables ; nul ne tend des embûches
au voyageur ; toutes les routes sont sûres. Ici... » Il fut inlei-rom-
pu par la vue d'un couteau , accompagné d'un ; « Damn your
eyes! la bourse ou la vie ! »
XI.
Ces accents d'homme libre provenaient de quatre coquins en em-
PATiii, — Imp. HcniB el C=. m.; Soufdol, 10.
Le climat était trop froirl, dirent les docteurs.
buscade. Ils l'avaient aperçu flânant derrière sa voiture ; et en
garçons avisés , pour aller eu reconnaissance ils avaient profilé de
l'heure opportune où limprudcnt voyageur , attardé sur la route, à
moins qu'il ne sache manier une arme, se trouve exposé dans cette
île opulente à perdre la vie ainsi que ses culottes.
XII.
Juan ne connaissait de la langue anglaise que le fameux shibbo-
leth : « God damn ! » encore l'avait-il entendu si rarement, qu'il le
prenait quelquefois pour le « salara, » le « Dieu vous bénisse » du
pays. Et cette idée n'était pas trop absurde; car moi, qui suis à moi-
tiéanglais (pour mon malheur), je puis dire n'avoir jamais entendu
un de mes compatriotes souhaiter à quelqu'un la protection du ciel,
si ce n'est en ces termes.
XIII.
_ ^_-_ Néanmoins, il comprit
- -' aussitôt le geste, et com-
i=. me il était tant soit peu
prompt et emporté, il tira
un pistolet de dessous sa
veste, et le déchargea dans
le ventre d'un des assail-
lants Celui-ci tomba,
comme un bœuf se roule
dans son pAturage: et pa-
taugeant dans sa fange
natale, il beugla à son ca-
marade ou subordonné le
plus proche: «OJack! me
voilà expédié par ce san-
guinaire Français ! »
XIV.
Sur quoi Jack et les
siensdécampèren tau plus
vite, et les gens de notre
héros, éparpillés à quel-
que dislance , accouru-
rent, tout surpris de ce
qui venait d'arriver et of-
frant , comme de coutu-
me, leur tardive assistan-
ce. Juan, voyant le ci-de-
vant « favori de la lune »
saigner si abondamment
que la vie semblaits'écou-
lerdesesveines, demanda
des bandageset de lachar-
pie, et regretta d'avoir été
si prompt à lâcher la dé-
tente.
XV.
« Peut-être, pensa-t-il,
est-ce la coutume du pays
d'accueillir ainsi lesétran-
gers : je me rappelle même
avoir vu des aubergistes
qui en agissent de même,
sauf qu'ils vous volent a-
vec un profond salut, au
lieu d'une épée nue et
d'un air farouche. Mais
que faire? Je ne puis lais-
ser cet homme expirant
sur la roule. Relevcz-le
donc, je vous aiderai à le
porter. »
XVI.
Mais avant qu'ils pussent remplir ce pieux office, le mourant s'é-
cria : « Laissez-moi ! j'ai mon afi'aire. Oh ! un verre de genièvre!
Nous avons manqué notre coup : qu'on me laisse mourir où je
suis! » Cependant l'aliment de la vie manquait au cœur; le sang
ne tombait plus que par gouttes épaisses el noires, et la respiration
était pénible. Il détacha une cravate de son cou gonflé, et en s'é-
criant : « Donnez ceci à Sally! » il mourut.
XVII.
Le mouchoir teint de sang tomba aux pieds de don Jiian : il no
comprenait guère pourquoi cet objet lui était ainsi jeté , ni cS^ue
signifiait l'adieu du brigand. Le pauvre Tom avait été par la ville
un élégant escroc, un roué fini, un vrai fendant, un éclabousseur,
un petit-maître, jusqu'au moment où les cartes ayant tourné contre
lui, il s'était vu mettre à sec d'abord les poches puis les veines.
16
LR8 VRILLftl-S LlTTftRMRRS ILLUSTRÉFS.
Will.
Noire vnjappiir, avaiil fail ile smi mieux ilaiu celle ncriirrciiri'.
niissiic'l ipic I>ii<|ii0lo (lu Ciiroiirr Ic lui |)i:niiil, |)(iiirsiii\il liaii-
(juiilciiioiil pa riiiiln vers in riipilalo, Irniivaiit iiii [lou din- qu'rii
liiiii/i- lii'iiri'S I'l sill- un liajcl fort rnuil. il I'lll ('"li' (ililipépinir sadi-
Tense (Ic lucr un boiiiinu lilirc : ceci lui dnuua un peu à suiigor.
XIX.
I.e personnage ainsi ciivové ilniis laulri- monde Avait fail rlu hrnit
(Inns Hon lonips. ^iii iIiiiih une rcliaiilTiiuiéii sa\ail mieux (pie Tom
îiii-lli-i' If Tru aii\ ('■l>'iip(;i<? Qui Riivnil plus à propos se retirer dans
la eaUlllU^e ou se fnolili-r au pinilailler. ciil'onci'r un {.'onse à la liai lie
delà rousse, ou Iravailler sur le prand Irimar? Qui dans une noce,
aveeSallv aux \eiix noirs, ('tail mieux (i(;elé, plus cliouelte cl fai-
Kail mieux son cabrouflu (I)?
XX.
Mais Tom n'csl plue... ne parlon.s pins de Tom. Il Taul ipie les
lu'icK niPiirenl; cl par urti' liiMn'diclion du riel, la pliipartd'eiiire eux
pagiM-nl de lioiuic lunire le iN-rnier gjtc. Salut, Tamise! saiul !Siir
tes hi^rds II- cliar de don Juan roule avec fracas, en suivant une
roule où il n'e.sl pu^re po-silile de s'égarer, h travers Kenninpion
et plosieiirs autres lieux en Ion, qui nous font diisirer d'arriver cn-
lin II la vérituhlc toirn [tj...
XXI.
A lra\cr9Hes gmres ou liosqucls, airtsi ftommés parce (pi'itssont
di'ponrvnsd arlires iromiin; /iiciis de l'absence de lumi(>re;, dessiti's
a|>|"'lr- Miiiiiil-I'lianaiil , p.ir la raison qu'i!<n'ofl'ienl rien ipii soiica-
paldi' (11- plaire et l'orl prii île chose (lue l'on doive gravir; de petites
l)oii. s de briipics qui semlilcnt destinées ;\ n'civoir la poyssiî'ro, avec
riiiscri|iliiiu " ."i louer » sur elia(p;e porte ; des ritirs inodesleuieiit
appcli's l'anidis (.'t, et qu'i;\eeiUquilti^ sans beaucoup de regret...
XXII.
A travers des voilures, des charrettes , <Ies barrières eneombrées,
un tonrliillon de roues, un mnpissemenl de voix, uueeonfusion 1:6-
m'-rale ; ici des tavernes vous invitant î» preiulreunc pinte de bière
d'absinthe, l.'i des malles-posles Tii^v.'ful avec la viiesse d'une illu-
sion ; (Il s barbiers ('Malaiilaux renèlf-csde leur boutique des ti'^lcs de
boisebarpécs de perruques; lalluitieur de lanternes versant lente-
ment sou liuile dans le récipient de sa lampe vacillante (car h celte
époque, nous n'en étions pas encore au gaz)...
xxm.
C'est à travers tous ces olisiaclcs et bien d'anires encore que le
voyageur s'approche de la puissante Habvlone. Qu'il soit \ cheval,
eu chaise de poste ou en carr^isse, touli s les roules se ressemblent,
à peu d'e.xceplions près, .le pourrais niétcndré da^anlaJ,'e; mais je
ne veux pas emiiiéler sur les privilèges dti Uuhle du voyageur. I.e
soleil était couché depuis quelque temps cl le crépuscule louchait à
la nuit, quaud nos gens travei-sèrenl le pont.
XXlV.
Il y a quelque cho.sc de dniix à l'oreille tians fà murmure de la
Tamise, qui revendique un instant t'bonnéVir dil h son onde , Wcii
que sa voix s'onlende à peine au milieu des {(jremenis multipliés,
l.'cclairape régulier et brillant de NVcsIniinsler, la largeur des trot-
toirs et celte basilique que liante le speclre de la ploiie... (1.1 ffliolriî
clle-nièuu>, sous limage de la lune, illiiiiiinc l'édifice de ses paies
ravons...) tout cela fait (le celle partie de l'île d'Albion une sorte de
lieu consacré.
XXV.
Les forCts des Druides ont disparu... lanl mieux. Stoue-Ilengc
n'est pas un monnmenl de cette époque... mais alors que diable
Sione-lleiigc pcul-il être? Heillam existe encore avec ses cliaînes
piiiilcnics, aiiii (pie les fous ne mordent pas ceux qui les visitent;
le liane du roi condamne plus d'un diHiileur ; .Mansion - House
aussi allien qucccMaincs gens en raiUeni) me semble à moi un édi-
fice un peu lourd mais grandiose i mais l'abbaje de Weslnunster
vaut à elle seule tout le reste.
XXM.
l.a file de luuiièrcs qui s'élend vers Charinp-Cross, Pall-Mall cl
plus loin encore, jette un éclat éblouissant : ce serait comparer l'or
a la bouc que de ineilre cet éclairage en parallèle avec celui des
\illeMhLcoiilinenl, ipiand la nuil dédaipiic de leur prêter d'autres
l'eil^^Hltc c[>uquc, les Français n'étaient point encore un peuple
, ^ Rn stance originale est en argot anglais, le traduclenr a cherché des
fqiMvalents que Iniil le monde cnmprenrira, vu les progrès ré(»nt9 do la
lanpiip et de la eivilis.ition.
i) ïuicn, la ville, Londres. -.
\^! Paradise roii (lilléraleniGnt, rangée de maifong), nom d'une vue
ilv l.oiuires.
éclairé ; et quand ils le devinrent... 2i la corde de Icuri lan'crncs. n'i
lieu (le réverbères, ils allachèrent les traîtres.
XXVII.
Une file d■aristool•alc^, ainsi -^ los le long des rue», poul
illuminer le genre humain, coin 'liAieaux ronveitis en
feux de joie; mais les pens h vu. ent Inncienne f.ieon ;
l'autre ressemble à du phosphore ^o ni, vérilahl'^ feu bullet
qui inquiète et fait peur, mais qui n'est point a.sscz paisible.
XXVIII.
Londres e.sl tellement bien éclaire, que si Uiogènu fie remetlail îi
clierelier son lionnèle homme, cl ni; le trouvait piiï dans les r.iceji di-
verses qui peuplent cette cité colossale, ce ne s.rait pas fuite du
lanternes. J'ai fait ce que j'ai pu, penilant le vojape de la vie. pour
Iroincr ce trésor inconnu ; mais en fait d honnêtes );eiis je ne vois
partout que des procureurs.
XXIX.
'Sur le pavé relcnlissant. remontant l'all-Mall .'l travers ICs voi-
lures et la foule, qui coinmeiicail pourtant ?l s'éclaircir. .'1 e-llc
heure où le marleaii lonn.inl rompt le long silenre des portes fer-
mées aux créanciers, el où la table du dîner reçoit Ji I entrée de l.i
nuit une société choisie... don Juan, notre jeune'pécheur diplomate,
poursuivit .sa route cl passa devant (pichpies palais. d'"\rii -■■]•'' de
Saint-James el les maisons de jeu de ce quartier.
XXX.
On arrive enfin h. rhi\lel. De la porte d'entrée débouche une nuée
de valels en sompliieuse livrée ; loiil autour .«e range la foule, y
compris, comme d'usage, que'ipies douzaines de ces pi'-desites nyin-
l>lirs de Paphos ijui abondent dans les rues de la pudiune l^indres,
dés que le jour a fait place à la nuit ; chose cuinmoiJe mais im-
morale, ([ue l'on juge, comme .Malthiis. ante à propager le guùl du
mariage... iMais voici don Juan qui descend de voilure.
XXXI.
Il entre dans un des-séjours les plus confortables, surtout pour
les étrangers, et spécialement pour ces enfante de la faveur ou de
la l'oriijiie, qui ne se plaignent jamais des petits itemduii mémoire.
Dans cet anire, où viennent expirer cent roueries di|ilom:iiiqiics,
habile maint envoyé jusqu'au jour où il établit sa résidence dans
linéique square opulent et fait blasonner son uora sur la porte en
leiliesde bronze.
XXXII.
Juan, dont la mission était délicate et fondée sur de.s relations
privées bien que d'intérêt public, ne portail aucun litre qui pilt
trahir son but précis. On savait scnleineiil que. chargé d'une négn-
ciiiion secrète, venait de débarquer sur nos riva^'cs un étranger de
ilistinelion, jeune, beau, accompli, et qui passait (ajoutail-on tout
bas) pour avoir tourné la tête à sa souveraine.
XX^XIII.
Rn outre, le hruil de cerlaines aventures étranges, de ses combats
et de ses amours l'avait jM-écédé; et comme les lêies roTiaiitiqiiCi
souilles peintres expédi tifs, snrtout celles des Anglaises, qui volontiers
se donnent carrière et frartcbisscni les limiies de la .saine raison,
Juan se trouva loul-à-fait à la mode : ce qui chez des êtres pens.mts
lient lieu de passion.
XXXIV.
Je ne veux pas dire que l'on soit pour cela sans passion . Iflen
au coniraire; seulement elle est dans la lêle ; mais comme les con-
séquences en sont aussi brillantes que si le cœur agis-ail, que f lit,
ajnès tout, le siège des méditations féminines? Pourvu qu'on
arrive sûrement au but, il n'importe que ce soil par le chemin
de la lèle ou |iar celui du cteur.
XXXV.
Juan présenta, en main propre et h qui de droit, ses lellrcs de
créance russes, et fut reçu avec toutes les démonstrations iiblijï 'ci
par ceux qui pouvcrneni au mode impéialif, lesquels, vovani un
adolescent au doux visage, pensèrenl (ce qui dans les alTaircs ill^îat
est l'essentiel, qu'ils mettiaienl dedans ce beau jeune homme,
comme on voit le faucon lier le chantre du bocage.
XXXVI.
En quoi ilsselrompaienl, chose ordinaireaux vieillards. Maisplus
tard nous reparlerons de cela, ou si mois n'en parlons (.as. ce sera
parce que nous avons une pauvre idée des hommes d'iital et de
leur double visage : gens qui vivent de mensonge et cependant
n'osent point menlir hardimcnl... au contraire Ce que j'aime dans
les femmes, c est que, ne voulait ou ne poovaiil f.nre autre cliose
que mentir, elles s'en acquill ni si bien, ([uc la v(irilé même n'est
que mensonpe auprès de leuis paroles.
GiUVRES COMPLftTKS DE LORD RYRON.
2'j3
XXXVII.
Et après touUqn'est-CP qu'un un'iisongc? la vérilésons le masque:
et je délie liistoriens, Iiitos, légistes piètres, d'articuler un fait pur
de tout mensonge. L'ombre seule de la vériié vraie ferait disparaî-
tre annales, révélations, poésie et prophéties... à moins que
celles ci n'eussent une date antérieure de quelques années aux
événements annoncés.
XXXVIII.
Loués soient tousles menteurs ettous les mensonges! Qui pourrait
maintenant taxer de misanlliropie ma muse complaisanie? Elle
entonne le TeDemn pour le monde entier, et son front rougit pour
Ci^iix qui ne rougissent plus... iMais il ue'sertà rien de gémir: in-
clinons nous comme les autres, baisons les mains, les pieds ou
liiuie autre partie du corps de l,_urs majestés, d'après l'exceUent
exemple de la « verte Erin,» dont le trèQe me paraît un peu flétri.
XXXIX.
Don Juan fut présenté : son costume et sa bonne mine excitèrent
1 admiration générale... je ne sais lequel des deux fut le plus ad-
niiré. Ce qu'on remarqua beaucoup aussi, ce fui un diamant mons-
trueux dont Cathei'ine, comme l'apprit le public, lui avait (ait ca-
deau dans un moment d'ivresse (fermentation ardente d'amour ou
d'alcool}... et à vrai dire, il l'avait bien gagné.
Oulre li's ministres et leurs suballcrnes, tenus d'être courtois
envers les diplomates accrédités par les souverains qui branlent
dans le manche, tant que leur royale énigme n'est pas mise au clair,
les commis eux-mêmes, ces sales ruisseaux de l'hôtel ministériel
dont l'infeclc corriipllon fait des rivières, furent à peine ass(jz im-
polis pour leurs appointements.
XLI.
Car nul doute qu'ils ne soient payés pour être insolents, vu que
telle est leur occupation journalière dans les coûteux départements
de la paix on de la guerre. En douiez vous? demandez à votre
voisin si, lorsipi'll s'est présenté (corvée assommante) pour un passe-
port ou pour toute autre entrave à la liberté, il n'a pas trouve dans
celle race de mangeurs de budgets, de chiens couchants du ministère,
les plus incivils des drôles.
XLII.
I\Iais .luan fut accueilli « avec beaucoup d'empressement ; » je
sui'^ f(n-C" dempi'unter celte expression raffinée à nos proches voi-
sins chez lesquels il existe une marche toute tracée, comme celle
du jeu d'échecs, dans la joie comme dans la douleur, non-seule-
ment pour la parole mais aussi pour la plume. L'insulaire semide
plus franc et plus ouvert que l'homme du continent... comme si la
marée (exemple, le marché au poisson) rendait même la langue plus
libre.
XLIIL
El pourtant il y a dans le damn me des Anglais quelque chose
d'aliique: vo.s jurons coniinentaux sont tous incontinents et
ont trait à des objets qu'aucune bouche aristocratique ne voudrait
nommer. Aussi moi-même je me tairai sur ce sujet, vu que je ne
jiréici rds ni commettre un schisme eu politesse, ni articuler des
sons incongrus... mais Damn me, bien qu'un peu harili, a je ne
Suis r]uoi d'élhéré... c'est le pla'o.iisme du blasphème, la quintes-
sence du juron.
XI.IV.
'^our la grossière franchise, T'Vnglais peut rester chez lui : pour
Ir noiiU'sse, vraie ou fausse (et la pi'emière commeuce à se faire
r.uo,, il fera biei. de traverser la profondeur des flots azurés et la
lilaiichb écume, l'une emblème parfois de ce qu'il quitte, l'autre
piniiième presque certain de ce qu'il va trouver. Toutefois ce n'est
pas le nninu'nt de bavarder sur des généralités : les poèmes doivent
se renfermer dans leur unité, comme le raien par exemple.
XLV.
Dans le grand monde (c'est-à-dire dans le plus mauvais et le plus
oci-idenlal des quarliers de la ville, là où résident environ quatre
.oille in .ividus élevés, non de manière à se montrer plus sages ou
plus .spirituels que le resie, mais pour resti'r debout quand les
aulii's sont au lit et pour prendre l'humanilé en pitié) ; dans ce
moiide-là, luan, en sa qualité de patricien de vieille souche, fut
hier aceue'lli par 'es personnes distinguées.
XLVI.
11 éîait gaiçon, circonstanee importante aux yeux des demoiselles
e' des dames: cela (laite les espérances matrimoniales des premiè-
'■es; et poe.r les autres (à moins que l'amour ou la fierté ne les re-
tiennent), la chose n'est point non plus sans iuiporlanco. Une in-
trigue est une épine dans le flanc dun galant marie; elle doit re
specter un certain décorum . et double en tout cas l'horreur du pé-
clié... et qui pis est les embarras.
XLYII.
Mais Juan élait bachelier... ès-arts, èscœurs: il dansait, chantait,
avait un air aussi scutinienlal que la plus suave mélodie de Mozart.
11 était gai ou triste à propos, sans boutades ni caprices ; et quoi-
q c jeune, il avait \u le monde... spectacle curieux, bien dilTérent
de ce qu'on en écrit.
XLVIII.
A sa vue, les vierges rougirent; les joues des dames mariées se
couvrirent d'un incarnat moins fugitif: car le fard et les visages
fardés sont deux objets qu'on trouve sur les bords de la Tamise. La
jeunesse et la cérusc firent valoir sur son cœur leurs droils accou-
tumés, ces droils qu'un homme comme il faut ne peut jamais mé-
connaître : les filles admirèrent sa toilette ; les pieuses mamans s'in-
formèrent de ses revenus et demandèrent s'il était fils unique.
XLIX.
Les marchandes de modes qui fournissent les « misses h drape-
rie » (I) pendant toute la saison, à condition d'être payées avant
que les derniers baisers de la lune de miel se soient évanouis dans
l'éclat du croissant, regardèrent cette initiation d'un riche étranger
comme une occasion à saisir, et donnèrent une telle extension à
leur crédit que plus tard maint époux eut à gémir... et à payer.
Les bleues, cette Iribu d'âmes tendres qu'un sonnet fait soupirer
et qui garnissent des pages de la dernière revue l'intérieur de
leur tète et de leurs chapeaux, s'avancèrent dans tout l'éclat de
leur azur. Elles estropièrent le français et l'espagnol, firent à Juan
une ou deux questions sur les nouveautés littéraires de son pays,
voulurent savoir, du russe ou du castillan, quelle était la langue la
plus douce, et si, dans ses voyages, il avait vu Ilion.
LI.
Juan, homme un peu superficiel et qui eu littéralure n'était pas
toujours prêt à ferrailler, se voyant interrogé par ce docte jury de
matrones, ne savait trop que répondre. Ses travaux guerriers, amou-
reux ou ofliciels, son application toute particulière à la danse
l'avaient tenu éloigné des rives de l'IIippocrène, qui maintenant lui
paraissaient bleues, de vertes qu'il les croyait.
LU.
Toutefois il répondit au hasard avec une confiance modeste et
une calme assurance, qui firent prendre ses dires pour de savantes
élucubrations et des arguments de bon aloi. Une femme protlige,
miss Araminte Smith , qid à seize ans avait traduit « l'Hercule fu-
rieux, » et ce d'un furieux style, lui faisant le meilleur visage pos-
sible, nota les réponses de Juan dans son album.
LUI.
Juan, comme de raison, savait plusieurs langues; et il s'en servait
adroitement pour sauver sa réputation auprès de ces beautés lettrées,
qui regrettaient néanmoins qu'il ne fit pas de verë. 11 ne lui man-
quait auprès d'elles que ce talent pour l'élever jusqu'au sublime:
Lady Fiiz-I'risky et miss Mœvia Mannish briîlaient toutes deux de
l'entendre chanter en espagnol.
LIV.
En somme, il réussit assez bien, et fut admis comme aspirant
dans toutes les coteries, aux grandes assemldcjs comme en petit
comité; et là il vit passer devant lui, comme dans le mi-oirde Ban-
quo, les dix mille auteurs vivants, tel étant à peu près leur nombre,
et aussi les quatre-vingts « premiers poètes de 1 époque, d attendu
qu'il n'est pas de cbélive revue qui ne puisse montrer le sien.
LV.
Tous les dix ans, le premier poète de répo(iue, comme le cham-
pion du pugilat, est obligé de soutenir son titre, bien que ce soit
chose irnaginaire. Moi-même, entièrement à mon insu, et sans avoir
ambitionné le rang de roi des fous... j'ai longtemps passé pour le
grand Napoléon de l'empire de la rinie.
LVI.
Mais Juan a été mon Moscou, Faliero mon Leipsjck, et Ca'in sem-
ble devoir être mon Waterloo. La Belle Alliance des fats.^^était
tombée à zéro, peut se relever maintenant que le lion ea^Bltu
mais je tomberai du moins comme est tombé le héios. .I?
pas régner du tout ou je veux régner eu monarque, et je^
captif dans quj^ue île solitaire : là j'aurai pour tourne - clefs ;pTSur
lluds«iiî-Low^Soutiiey, ce grand tourne-casaque.
f!) Drnpn-jj misses, c-xpression tout anglaise qui av.iil cours, ainsi que la
spéee.lali'Ui qu'cltj^expriin.i, ue 1811 à 'S\i.
LES VFILLfiFS LITTRRAIRRS ILLUSTRERS.
l.Vll.
Avant tti'ii sir Wnller-Sroll ; Mooro Pl Camplidl nvani el ■•lpr^sl
mais iiiaiiili'iianl. liansf(>rm(''CR en saintes, les muscs sont icnufs
d"cirffr sur In inontaffne de Sion aver des portes prelésiastiiiues on
non s'en faiil : In |>ni de IV-pase est devenu un ntnlde psalmodique
sons le révérend How lev ; et ce vieux Pistolet (I) moderne (du moins
par In orosso) a donniî^ des écliasscs h sa glorieuse monture.
LVIII.
Il y a enrnro Tnimahle Euphiièsqui, dit-on, s'annonce comme
élant'mon Sosie moral (2); peut-être Irouvera-t-il un jour (|ueli|uc
dinicullé à soutenir îi la fois ces deux caractères ou l'un des deux
seulement, lien est qui décernent le sceptre ;i Coleridge; Words-
worth a ses partisans, au nombre de deux ou trois; et Savape Lan-
dor. un béotien braillard, n'n-t-il pas pris pour un Oigne ce mé-
eliant oison ((u'on appelle Soulliej?
LIX.
John Keats, tué par la critique au moment où il promettait quel-
que chose de (;ran<l sinon d'intellifrihle, avait, sans grec, roussi de-
puis peu à parler des dieux conimc on peut supposer ((nils auraient
parlé eux mêmes, l'auvre garçon 1 il fut bien triste son destin. Chose
étrange que l'intclligenccl particule ignée qui se laisse éteindre par
un article de journal.
LX.
Elle e?l longue la liste des vivants et des morts qui a.spirenl à ce
but qu'aucun n'atteindra... Nid du moins ne connaîtra enfin le
vainqueur, car avant que le temps ait rendu son dernier arrêt,
l'herbe croîtra au-dessus de leurs cerveaux consumés et de leurs cen-
dres froides. Autant que jeu puis juger, leurs chances ne sont pas
grandes... ils sont trop nonihreux , comme ces trente tyrans pos-
tiches dont Uome dégénérée a vu salir ses annales.
LXI.
Nous en sommes au fias-Enipirc lilléraire : ce sont les bandes
prétoriennes qui gouvernent. Terrible métier, pareil h celui de
riiommcqui, suspendu aux rochers h pic, recueille la crisic marine!
terrible métier que d'être réduit à caresser et ;i flatter une solda-
lesfine insolente. Pour moi, si j'étais en Angleterre et en verve sati-
rique, j'essaierais de mesurer mes forces contre ces janissaires et
de leur montrer ce que c'est qu'une lutte intellectuelle.
LXII.
Je me flatte de connaître un coup ou deux qui les forceraient à
découvrir leur flanc... M:iis je ne veux pas perdre mon temps h
m'oreuper d'aussi menu fretin : au fond, je n'ai pas la bile néces-
saire; mon earaelfcre n'est point ])orlé h la rigueur, et le témoignage
le plus fort du méconlenlement de ma muse est un sourire; puis
elle lire une courte révérence à la mode, et s'éloigne bien certaine
de n'avoir fait aucun mal.
LXUl.
Mon Juan, que j'ai laissé en grand péril, au milieu des poêles du
jour et des bas-bleus, traversa, non sans quelque piolii, ce champ
si stérile. Fatigué îi temps, il s'éloigna, avant d'avoir été trop mal-
traité, d'un théâtre où il n'était ni lé moindre ni le dernier ; alors il
s'éleva dans une sphère plus paie et prit place parmi les hautes in-
telligences de l'épcique en vrai fds du soleil, non comme une vapeur,
mais comme un rayon.
LXIV.
Il consacrait sa matinée aux affaires... et disséquées, ee n'étaient,
comme toutes les affaires, (pic des riens laborieux qui engcmlrenl la
lassitude, ce vêtement empoisonné qui pèse sur nous comme la tu-
nique de Nessus, muis étend épuisés sur notre sopha, et nous fait
parler avec une languis.sante horreur de noire dégoùl pour toute
espèce de travail, s'il ne s'agis.sait du bien de la patrie... laquelle
n'en va pas mieux pour cela, quoiqu'il en soit grandement temps.
LXV.
Ses après-midi se passaient en visiles, en collations, à flâner, à
boxer; et vers le soir il montait à cheval pour faire le tour de ces
caisses végétales que l'on appelle i parcs » et qui ne contiennent
pas assez de fruits ou de fleurs pour le repas d'une abeille; mais
après tout, ces bosquets, comme dit Mnore, sont le seul endroit où
la beauté fashionable puisse faire connaissance avec le grand air.
LXVI.
Puti vi- 111 la toilette, puis le dîner ; puis le beau monde s'éveille !
mr
{\T Pistol est nn personn.igc comique du Henri /^«Shakcspe.ue;
qiiruil :'i Howley, penl-étre fanl-il reconnaître ici Chanfiton qui, sous le
|i rudonynie de ce vieux ninine, a pnlilié des poésies anglo-saxonnes.
ai M. Bryan, auicur d'e-ipiissiS dnimaiiiiuus publiées sous le nom il •
B.uiy Cornwall, a élê qna|i|ié par un cril'upio do Byrun moral.
C'est alors que brillent les réverbères, que tourbillonnent les roues;
alors h travers rues cl squares, volent et résonnent les earrosBcs,
vrais météores attelés ; alor-: sur le parquet In craie imite la p'in-
lurc; les guirlandes s<î deploi'Mil sur les lambris; les tonnerre do
bronze ébranlent les portes, qui s'ouvrent pour un millier de per-
sonnes, le petit nombre des élus de ee parmlis terrestre d'or moulu.
LXVII.
I..*i se tient la noble hôtesse; elle ne cède point après trois mille
révérences. La valse, la seule danse qui ouvre l'inlelligence dfs jeu-
nes filles, a son irAnc dans ce sanctuaire et y fait .ulorrr justju'ii ses
défauts. Salon, chambre, grande salle, tout est plein, tout déborde;
et les derniers venus font queue sur l'escalier avec les royales al-
tesses, chacun gagnant un pouce de terrain h la fois.
Lxvm.
Trois fois heureux cehii qui, après avoir jeté un coup d'rril
sur celle belle compagnie, pi'Ut s'emparer d'un coin, d'une port'- en
dedans, ou d'un boudoir aii-deliors. Lh, s'installant comme un pelit
Trilby, il peut tout contempler en homme triste, mocpieur, approba-
teur bu simple spectateur, bâillant ((uand la nuit s'avance.
LXIX.
Mais celui cjui, comme don Juan , a pris un rôle actif, doit navi-
guer avec precaution au milieu de celte mer étincelanle de pierre-
ries, de plumes, de piules cl de soie, jusqu'à l'endroil où .sa pLice
est marquée : tanlùl s'allanpnissanl h la suave harmonie duin' valse,
tantôt d'un pas plus fier et d'un jarret digne de Mercure, se .signa-
lant où la Science elle-même a formé son quadrdle.
LXX.
S'il ne danse pas, et qu'il ail des vues plus hautes sur une riche
héritière ou sur la femmi- de son voisin, qu'il n'ait ganle de lai«.ser
])ercer Irop clairement ses intentions. Plus d'un galant trop pressé
s'est repenti de sa précipitation : l'impatience est un gunle tnnipcur,
parmi des gens éminemment réOcchis et qui mettent de la circon-
spection jusque dans leurs folies.
LXXI.
Mais tâchez de vous placera côté d'elle à souper; ou, si vous
avez été prévenu, mettez-vous en fiice et jouez de la prunelle... i)
moments d'ambroisie! dont l'idée envahit toute rinielligenee : soiie
de lutin sentimental que la mémoiie porte incessamment en ernupe;
ombre des plaisirs d'autrefois, mainlenant évanouis ! IJcs âmes ten-
dres ont peine h redire quel flux et reflux d'espérances el de crain-
tes peut soulever un seul bal.
I.XXII.
Mais ces avis prudenis ne s'adressent qu'au commim des mortels,
tenus d'être dans leurs poursuites circonspecLs et vigilants, car un
mot de trop ou de moins peut bouleverser tous Icius plans. Je ne
parle pas au pelit nombre ou au grand nombre ;car la dose quel-
quefois varie) de ceux ii qui leur bonne mine, surtout quanil elle est
nouvelle, leur célébrité, leur réputation d'esprit, de valeur, de raison
ou de déraison, donnent licence de faire ce qu'il leur plait.
LXNIll.
Notre héros, en sa qualité de héros, jeune, beau, noble, riche,
célèbre el de jdus étranger, dui, comme tout autre captif, payer sa
rançon avant d'échapper aux nombreuv dangers qui a.«siégent un
h mime en vue. Kn fait de fléaux el d'ennuis, quelques personnes
eiienl la poésie, une maison en désarroi, la laideur, la maladie : je
voudrais que ces gens-là connus-ent la vie de nos lordscn herbe.
I.XXIV.
Ils sont jeunes, mais n'ont point de jeunesse... ils l'ont devancée;
beaux mais usés, riches sans un scu, leur vigueur se dissipe au
liasard. Un juif leur avance des fonds et leur fortune va tout en-
tière à un juif. L'un et l'autre sénat voient leurs votes nocturnes
parlagés entre les suppôts d'un tyran et la bande d'un tribun ; ci
quand ils ont bien volé, dîné, bu," joué el paillarde, le caveau delà
famille s'ouvre pour recevoir un lord de plus.
LXXV.
« Ou esl le monde I » s'écriait '^'oung à l'âge de quatre-vingts
ans... « Où est le inonde au milieu duquel je suis né? » Hélas! où
est le monde d'il y a huit ans? Il était là... je le cherche... il a dis-
paru, comme nn globe de verre brisé, réduit en jioudre, évanoui,
invisible. llommcsd'Rlat, capitaines, orateurs, reines, patriotes, rois
et dandies... tout est parti sur l'aile des vents.
LXXVI.
Où est Napnléon-le Grand? Dieu le sait. Où est Casllereaph-le-
Pctil? Demandez-le au liiablc. Où «sonlGraltan, Curran, .Sheri.laii,
tous ceux qui enchaînaient le barreau ou le sénat à la magie de
OEUVRES COMPLÈTES DE LOUD liYKON.
2ia
It'ur parole? Où est la maliieureuse reine avec toutes ses douleurs?
Où est sa tille, la bien-ainiée de nos îles? Où sont les saints mar-
tyrs, les cinq pour cent? Et où... oui, où diable sont les fermages?
LXXVII.
Où est Brummel?... Enfoncé. Où est Long-Pole Wellesley?... Pes-
eendu. Oùsont Wliltbread, Romilly, Georgeslll... elle testament de
ce dernier (qui ne sera pas de sitôt déchifl'ré) ? Puis où est Geordy IV,
notre paon impérial? 11 est allé en Ecosse, se faire jouer sur le
violon l'air : " Gratte-moi, je te gratterai.» Voilà sixmois que se pré-
pare cette scène de rojal prurit et de chatouillement royaliste.
LXXVIII.
Où est mylord un tel? et mylady une telle? et les honorables
mistresses et misses?... Quelques-unes mises à la réforme comme
un vieux chapeau d'opéra, mariées, démariées, remariées. Où sont
les acclamations de Dublin. . et les sifflets de Londres? Où sont les
Grenville?... Girouettes, comme de coutume... Et nos amis les
whigs? Au point juste où ils en étaient.
LXXIX.
Où sont les lady Caroline et Frances?... Divorcées ou plaidant
pour l'être. Brillantes annales, où l'on trouve la liste des raoùls et
des bals... Morning-PosI, seul mémorial des panneaux brisés de nos
équipages et de toutes les l'antaisies de la mode.,, dites-nous quelles
ondes remplissent aujourd'hui ces canaux. Les uns meurent, d'au-
tres s'échappent; quelques-uns languissent sur le continent .parce
que la rigueur du temps leur a laissé h peine un seul tenancier.
LXXX.
Quelques-uns, qui baissaient pa\illon devant certains ducs pru-
dents, ont fini par embrasser le parti de leurs frères cadets (1) ; des
liérilières ont mordu à l'hameçon d'un roué; des vierges sont deve-
nues épouses ou se sont contentées d'être mères; d'autres ont perdu
leur fraîcheur et leurs charmes ; bref, ce sont des changements à ne
pas finir. 11 n'y a dans tout cela rien d'étrange, mais ce qui l'est un
peu plus, c'estl'exlraordinaire rapidité de ces mutations si ordinaires.
LXXXL
Ne me parlez pas de vivre soixante-dix ans; en sept ans j'ai vu,
depuis le monarque jusqu'au plus humble individu qui soit sous le
ciel, plus de changements qu'il n'en faudrait pour remplir honnête-
ment l'espace d'un siècle. Je savais que rien n'est durable ici-bas;
mais le changement lui-même est ilevenu trop changeant : il n'y a
rien de permanent dans la nature humaine, si ce n'est les whigs qui
n'arrivent jamais au pouvoir.
LXXXIL
J'ai vu Napoléon, qui semblait un vrai Jupiter, tomber comme Sa-
turne. J'ai vu un duc (peu importe lequel) devenir un homme d'Klat
jdusslupide, s'il est possible, que sa lace de carton. Mais il est temps
que je hisse un autre pavillon et que je vogue sur d'autres mers...
J'ai vu... et j'en frémis... le roi sifflé, puis applaudi: je ne prétends
pas décider lequel était le plus juste.
LXXXIII.
J'ai vu les propriétaires n'avoir plus un liard à eux ; j'ai vu Joanna
Southcole... j'ai vu la chambre des communes transformée en une
machine à impôts... J'ai vu le triste procès de la feue reine... J'ai vu
des couronnes sur la tètedes fous... J'ai vu un congrès ne faireque
des bas.'' esses... J'ai vu des nations, comme des ânes surchargés, jeter
bas leurs fardeaux... c'est-à-dire leurs maîtres.
LXXXIV.
J'ai vu de petits poètes et de grands prosateurs, et des orateurs
interminables... mais non pas éternels ; j'ai vu les fonds publics lut-
tant contre les maisons et les terres; j'ai vu les propriétaires fon-
ciers devenir clabaudeuis ; j'ai vu le peuple foulé comme du sable
par des esclaves à cheval; j'ai vu les liqueurs fermentées échangées
]iar John Bull contre des « boissons légères » ; j'ai vu enfin John
Bull à moitié convaincu qu'il n'est qu'un sot.
LXXXV.
Mais carpe cliein, ô Juan, carpe, carpe[t^ ! Demain verra une au-
tre race aussi gaie , aussi éphémère et dévorée par les mêmes har-
pies. M La vie est un pauvre drame, « dit Shakespeare ; er ce cas,
jouez votre rôle, manants ! et surtout veillez beaucoup moins à ce
que vous faites qu'à ce que vous dites : soyez hypocrites, soyez cir-
conspects, soyez toujours, non tels que vous paraissez, mais tels que
vous voyez les autres.
(1) Allusion à 'Wellesley le whig et à son frère Wellington, cliel' des
tories
{-i) Profite desinslariis, Horace.
LXXXVI.
Comment faire pour raconter dans les chants suivants ce qui
advint à mon héros, au sein de ce pays faussement prôné comme
éminemment moral ?... Mais je m'arrête, car il ne me convient pas
d'écrire une atlanlidi- (1) ; mais il serait bon de convenir une fois
pour toutes, mes chers compatriotes, que vous n'êles point une na-
tion morale : vous le savez sans l'avis d'un poète trop sincère.
LXXXVII.
Ce que Juan vit et ce qui lui arriva , je le dirai plus tard, sans
sortir bien entendu des limites imposées par la décence. N'oubliez
pas d'ailleurs que cet ouvrage est une i)ure fiction, et qu'il n'y est
question ni de moi ni des miens , ce qui n'empêchera pas maint
scribe de découvrir, dans les moindres tournures de phrase . des
allusions auxquelles je n'ai jamais songé. Ne doutez cependant pas
d'une chose : quand je veux parler, je n'insinue pas, je nomme.
LXXXVUI.
Si Juan épousa la troisième ou la quatrième fille de quelque pru-
dente comtesse en quête de maris , ou si choisissant quehjue vierge
mieux douée (à savoir des faveurs matrimoniales de la fortune) , il
se mit à travailler régulièrement à la population du globe , dont
notre légitime et redoutable hymen est la source... ou s'il se vit
attaqué en justice pour avoir trop disséminé ses hommages...
LXXXIX.
C'est ce que le temps nous dévoilera. Tel que tu es, pars, ô
mon poème! Je gage ton contenu, contre la même quantité de vers,
que tu seras attaqué autant qu'ouvrage sublime le fut jamais, par
ceux qui se plaisent à dire (pie le blanc est noir. Tant mieux!... je
puis être seul contre tous , mais je n'échangerais pas mes libres
pensées contre un trône.
CHANT XII.
L
Le moyen-àge le plus barbare est le moyen-âge de l'homme;
c'est, je ne saurais dire quoi : nous flottons alors entre la sagesse et
la folie , sans savoir ce que nous voulons. Cette période de la vie
ressemble à une page sur vélin, en lettres gothiques: nos cheveux
grisonnent; nous ne sommes plus ce que nous étions.
IL
Trop vieux pour la jeunesse... tropjeunes, à trente-cinq ans, pour
nous amuser avec les enfants ou thésauriser avec les sexagénaires,
on peut s'étonner que nous vivions encore ; mais comme de fait
nous ne mourons pas, c'est un vrai fléau que cette époque. Certain
amour subsiste, bien qu'il soit trop tard pour prendre femme; quant
au reste, l'illusion a disparu; et l'amour de l'or, notre idéal le plus
pur, ne brille encore qu'à son aurore.
111.
Métal divin ! pourquoi appelons- nous les avares misérables (î) ? A
eux les voluptés toujours nouvelles; à eux la seule ancre de saliil,
le seul câble-chaîne qui retienne tous les autres plaisirs, petits ou
grands. 'Vous qui ne voyez qu'à table l'homme d'épargne, qui nié-
jjrisez son sobre dîner comme n'étant pas même un repas et vous
étonnez que le riche puisse tomber ainsi dans la parcimonie, vous
ne savez pas quelles ineffables joies peut donner chaque rognure de
fromage qu'on économise.
IV.
L'amour ou la luxure ruine le tempérament, et le vin plus encore;
l'ambition épuise, le jeu ne procure que des pertes : mais amasser
de l'argent, lentement d'abord, puis plus vite, ajouter toujours
quelque chose à son trésor, à travers tous les mécomptes insépara-
bles des choses de ce monde, voilà qui l'emporte sur tout. Roi des
métaux, je te préfère encore au papier, qui fait du crédit d'une ban-
que un bateau à vapeur.
Qui tient la balance du monde? qui domine les congrès royalistes
ou libéraux ? Qui soulève, ô Espagne, tes patriotes sanschemise (les-
quels font tant crier et jaser les gazettes de la vieille Europe) ? Qui
tient l'ancien et le nouveau monde en peine ou en joie ? Qui,gr.ii.-;se
les ressorts de toute politique ? (^ui se^jjble l'ombre audacieuse de
Bonaparte?... Le juif Rothschild et son confrère chrélirii. Baring.
VI.
Tels sont, avec le libéral Lafilte, les vrais souverains de 1 Europe.
(1) Titre d'un ouvrage satirique de mistress Manloy.
(i) En angldis mmr veut dire avare.
S'iO
LES VEILLÉES LITTËKAIRKS ILLOSTRËES.
Un empiiinl n'cl poiiil si'uli'meiil iiiie s|irciilali(in : il alTeniiil un
peuple nu renverse un Irniie. I,es ré|iiililii|iics c'llr< int^uie^i suiveiil
le ((«rrenl : les eciunons do ('ninmbie uni des porteurs connu» h. I.i
Rourso, et Ion sol (l'argent lui-uiftiuc , A Pérou , se fail escompter
par un juif.
' VII.
Pourquoi donc aupcler l'avare n)is(5rablc ? disais-jc tout îi l'heure :
sa \ie est frupale, cliosc qu'on a toujours Un\ér dans un saint ou un
eynii|ue ; ce intime inolil' assurerait la eanonisalion d'un eriuile;
ponri|uoi donc bliluiur les austérités de l'opulence V... Parce que,
diiesvous, rien neini impose une pareille épreuve... C'est en quoi
son aljiiégutiou est surtout méritoire.
VIII.
L'avare seul est poète reflétée d'un morceau d'or à l'autre, sa
pajsion pure se délecte dans la po-sc?sion de ces trésors, dont la
seule espérance pousse les nations îi franchir l'abliue des mers :
Piiiir lui les linfjots d'or projettent leurs rajoiis hors de la mine
obscure, sur lui lo diamant réiléchit ses feux éblouis.sunls, taudis
iiu'."! .'■es regards charmés les doux rayons de l'émeraudc tempèrent
l'éclat des autres pierreries.
IX.
Les terres des deux hémisphères sont à lui : le navire parti de
Cexian, de l'indo ou du Cuthay lointain, apporte poiir lui seul des
produits embaumés ; les routes gémissent sous le poids de .ses chars
rond)lés des présents de Cérè.^, et pour lui la vigne rougit couinie
les lèvres de l'aurore ; ses celliers mêmes pourraient servir de de-
meuic aux rois, tandis que lui, sourd anv appels des sous, com-
mande en maitrc, souverain inlclleeluel de toute chose.
X.
Peut-être a-t-il conçu de vastes projets : il veut fondiT un collège,
une course de chevaux, un hôpital, une église et laisser après
lui quelque monument surmonté de sa mince effigie. Peul-élre a-
t-il projeté d'alTranehir le genre humain à laide de ces métaux (jui
ra\ dissent; peut-être eniiu anibitionnc-t-il seulement d'être le plus
opulent du pays, et de s'absorber dans les voluptés du calcul.
XI.
Mais que ce soient tous ces motifs ou l'un d'eux seulement, ou
tout autre encore, qui con.?lilucnt le principe d'aelion du thésauri-
seur, les insensés appelleront sa passion une in;dadie. Kl la leur,
qu'esl-elledonc? Examinez rhaenn de leurs actes : guerres, festins,
amours lout cela procnre-l-il h l'individu pins de bonheur que
n'en donne le calcul minutieux des moindres fraciions? en résulie-
t-jl plus d'utilité pour'l espèce? Pauvre avare! Que les héritiers du
dissipateur et les tiens décident entre eux lequel fut le plus sage.
XII.
Qu'ils sont beaux ces rouleaux d'or! Qu'il est ravissant ce cofl'rc-
fort contenant des lingots, des sacs de dollars , des monnaies (non
de vieux conquérants, dont les têtes et les armniries pèsent moins
encore que le mince métal où elles brillent), mais d'or de bon aloi,
qui conservent, entourée d'un radieux exergue. {|uelquc face ré-
gnante moderne, bien réelle, bien slupide , sterling enfin... Oui!
l'argent comptant est la lampe d'Aladin.
XIII.
A la cour, dans les camps, aux bois, humble séjour,
L'amour règne en despote, et le ciel r.Vst l'amour.
Ainsi chante le poète , et il lui serait difficile de prouver son
dire (romuie généralement eu toute matière poéli(piei. Pcut-èlie
l'aoleur a-til raison en ce qui concerne « l'hinnlile séjour, > qui au
moins rime avec « amour; » mais je suis fort enclin à douter iau-
tant que les propriétaires doutent de leurs fermages) (lue <• la cour
et les camps » aient des dispositions aussi sentimentales.
XIV.
Mais îi défaut de l'amour, c'est l'argent, et l'argent seul qui y
règne. L'argent règne dans les bois , cl les abat qui plus est , sans
argent les camps seraient mal p^'Uplés, et il n'y aurait pas de cour;
sans argent Mallhus nous prescrit de ne pas prendre femme. Ainsi
l'amour, le despote est don)iné par l'argent , comme les marées
sont gouvernées par lavieige (iynlhie. Quant ;i ceci : « l.n eini c'est
"nniHur, » pmirquoi ne pas dire aussi le miel c'est la cire ? Le ciel
t i^hJ amour; le ciel est le mariage.
• XV.
Smour n'est-il pas inlerdi' , sauf dans le mariage? OIni ci
est ïïien une sorte d amour en elTcl ; et pourlant lusi|u\ mois n'ont
jamais désigné la même idée l'amour peut et ilevrail loujon'-
cdcxisler avec le mariage . mais le uiariairo peut aus.si exisler s.ins
amour. Quant à l'nniour sans publication de bans , c'est un erirM^'
(t une honte, ei il devraii prendie un tout autre nom.
\VI.
Or, h moins qtie • la cour, les rainps et l'humble «éjour a ne se
recrutent abscdumcnt que de mari» rnlèles, n'ayant jamais coiitoité
le bii'ii du voisin, je disque le mts en <pieslion est un 'apMis rn-
lami; ce qui ne lais«c pas d'être singulier dans mon hiinn ramt-rutln
Scott , si célèbre pour sa moraliic que mon ami Jeffrey me 1 offrait
en exemple... Dn vient d'en voir un échantillon.
XVII.
Tort bien , si je ne réussis pas maintenant, du moins j'ai rdussi
et cela me suffit. J'ai réu.ssi dans ma jeunesse , seule époque de la
vie lu'i r(ui ait affaire de succès; et les miens m'ont v .lu c ■ (|ij«
j'ambitionnais le plus : je n'ai pas besoin de le dire... ce prix . «iiiel
(pi'il filt. je l'ai obtenu. Il est vrai que depuis peu j'ai pnrte la
peine de mes triomphes; mais je n'ai point appris à les maudire.
XVIII.
Ce procès en chancellerie... cet appel h une future argile, h des
êtres (jui ne sont pas nés encore, et que sur la foi de leurs facultés
procréatrices, certaines gens baptisent du nom de postérité me
semble comme appui un roseau bien fragile ; car certes la poslé-
rilé ne connaîtra pas plus CCS gens-là qu'ils ne la conn illront.
XIX.
.Mais moi-même je suis la postérité... et vous l'êtes aussi ; et qui
sont eeux dont nous nous souvenons? Il n'y en a pas cent. Si cha-
cun écrivait les noms qu'il se rappelle , le dixième ou le vingtième
serait eslnq)ié; l'iutarquc même, dans ses vies, n'en a recueilli qu un
petit nombre, cl encore nos rriliqu>'S ont-ils tonné à ce propos, et
au dix-neuvième siècle, .Vitford, avec une franchise toute grecque,
donne un démenti au bon vieux Grec.
XX.
Bonnes gens de tout étage, bénévoles lecteurs, auteurs impitoya-
bles, sachez que, dans ce douzième chant, je me propose détro
aussi sérieux que si j'écrivais sous l'œil de Maltliu'; et de Wilber-
force... Ce ilernier, qui vaut à lui seul un milli(m de conquérants,
a tiînté d'all'ranchir^Ks noirs; tandis que Wellin-'ton cnehaine les
blancs... Quanta .Malthus, il fait la chose contre laquelle il écrit.
XXI.
Je suis sérieux... tous les hommes le sont sur le papier; et qui
m'empêcherait de fabriquer aussi mon système, el de présenter au
sideil mon petit lumignon ? Le genre humain semble maintenant
abs'irbé dans ses médiiations sur les constitutions cl les bateiux h
vapeur, le tout également vaporeux ; et entre temps les s:iges écri-
vent contre toute procréation, h moins que 1 homme ne calcule ses
moyens pour nourrir les marmots, quand sa femme les aura s.\rés :
ô noble , ô romantique calcul!
XXII.
Pour moi, je pense que la « philo-génitivilé » (voilA un mot tout-
h-fait selon mon cu'ur, bien qu il en existe un bcaueonp pluscurt,
si 11 politesse ne défendait de sen servir, et je suis ré-olii de ne
rien dire de reprehensible)... je pen.se , dis-Je, que la philo-géniti-
vité devrait rencontrer chez les hommes un peu plus d'indulgence.
XXIII.
A nos affaires niaintcunni... O mon aimable Juan ! le voilh don-
à Londres, dans ce lieu charmant où se br.issent chique jour tous
les maux qui peuvent atteindre la b xiillantc jeunesse dans sa coiirsB
aventureuse. Il est vrai que tu n entres pas, loi, ilans une n<)uvi>lle
carrière; que tu n'es point novice dans ces poursuites fougueuses
du jeune Âge ; mais lu le trouves dans un pays nouveau que les
étrangers ne peuvent jamais bien comprendre.
XXIV.
Kn consultant tant soit peu la diversité des climiN, le chaud et
le froiil . les tempéraments ardcn's ou calmes je pourrais , comme
un primai, lancer m>^ mandements su' ''élat sociil d:i reste de
riùirope; mais . ô Gnindc liiel.ignu de lour, le? p.iys où péiièin' la
muse tu es celui sur Ic.puI il est le plus dillicile de riiiicr Tous les j
pays ont leurs n lions; » m.iis toi tu es une superbe ménagerie. \
XX .
Mafe je suis d'^croùté dn politique. Pi'hmffnm miinniix '1'.
Jnanrpcii curi.-ox de loniber dans un p ' ' ■■' ' ' i _' ■•'•
comme un hiliib- p.il'jieur; quand il ■■ i-
tiait SUIS se eompioini'llre nvec iiuclij ' s
(|ui melli ni li'ur orgueil h v.ius taiitnlh' r i:.. ,. ir.;;.' ul_. el iI'L.'s-
leut tout dans le vicr. sau ta réputation.
(1 Clianlons descîiosesun pou plus élevées. Virgile.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
2i7
XXVI.
!\luis elles sont en petit noinlire , et finissent toujours par quelque
(liaLolique escapiide qui prouve que les consciences les plus pures
peuvent se tromper de roule clans les sentiers neigeux de la vertu ,
et alors on s'étonne, comme si une nouvelle âncsse venait de parler
à Italaani. et les propos subtils comme le vif argent courent de lan-
gues en oreilli's, et tout se termine (remarquez- le bien) par celte
réflexion charitable : « Oui l'eût cru? »
XXVII.
La petite Leïla, avec ses yeux orientaux, son asiatique laciturnilo
(qui voyait toutes les choses d'Occident avec peu de surprise, grand
sujet de surprise à son tour pour les gens de condition qui s'ima-
ginent que toute nouveauté est un papillon livré à la poursuite des
oisifs); Leila, avec sa figure charmanle et son histoire romanesque,
devint une sorte de mystère fashionable.
XXVIII.
Les femmes se montrèrent partagées d'opinion... selon la cou-
tume du beau sexe dans les grandes comme dans les petites choses.
N'allez pas croire, séduisantes créatures, que mon dessoin soit de
vous calomnier en masse... je vous ai toujours plus aimées que je
n'en ai l'air; mais comme je suis devenu moral, je dois vous accuser
toutes de parler beaucoup plus qu'il ne faut. Ce fut donc alm-s
parmi vous une émotion géilérale à propos de l'éducation de Le'ila.
XXIX.
Vous étiez d'accord sur un point... et vous aviez raison en cela :
c'est qu'une jeune et gracieuse enfant, belle comme son pays nalal ,
transplantée sur de lointains rivages , dernier boulon de sa race,
(piaud même noire don Juan resterait maître do lui pendant cini],
quatre, trois ou deux ans, serait beaucoup mieux élevée sous les
veux de pairesses ayant passé le temps des folies.
Ce fut donc une généreuse émulation, une concurrence univer-
selle à qui entreprendrait l'éducation de l'.orpheline. Comme Juan
était une per.soiine de haut rang, c'eût été lui faire injure que parler
de souscription ou de pétiiion ; mais il .se forma un comité com-
posé de seize douairièi'es et de dix savantes célibataires , dont Ihis-
toire appartient au moyen-àge de Ilallam ;
XXXI.
Plus deux ou trois épouses dolentes, séparées de leur mari sans
qu'un seul fruit parâl leur rameau desséché. Ces dames drmandc-
ri'nt à former la jeune fille et à la produire... c'est le mot consacré
pour exprimer la présentation d'une vierge dans un raoul où elle
\ ient étaler sa première rougeur et ses perfections; et je vous assiu'e
(|ue la première « saison » d'une jeune lllle a toute la douceur du
miel vierge, surtout quand elle a des espèces.
xxxu.
Voyez tous les indigents et honorables messieurs, les lords aux
coudes percés, les dandies sans ressource, les mères vigilantes, les
sa'urs altenlives (car les sœurs, pour le dire eu passant, quand elles
sont habiles, réussi.'isent mieux que les Immmes de la famille à ci-
menter ces unions où r<ir reluit) ; voyez tous ces geus-!;i, semblables
à des umuchesqui bourdonnent autour d'un pain de sucre, dresser
i-api(lcmcnt leui'S batleries aulour de la fortune parsonnltiée daiis
cetli: jeune personne, et l'enivrer de valses et de flatteries !
X.XXIII.
Chaque tante, chaque cousine a sa spéculation; quedis-je? les
dames mariées mett('iil quelquefois dans la passion un tel désinté-
ressement que j'en ai vu courtiser une héritière pour le compte de
leiii' amant. Tantu'ite! Telles sont les vertus du grand monde dans
celle ile fortunée où l'on se tire d'all'aire par Dover ou par do-
vcr (1) Et souvent la pauvre fille riche, objet de ces solliciiudes,
en csl à regreller que son père n'ait pas laissé d'héritiers mâles.
XXXIV.
Les unes sont bientôt dans le sac, les autres rejettent trois dou-
7aiues d'aspiranls. Il est beau de les voir semant anlour d'elles les
icfus, et (lésappoiutanl mainte cousine iiritée , amies du parti pro-
jiosé, l.s(p)('lles commencent à fornmier ces accusations: « Si miss
une telle n'avait pas l'intention de |irendre le pauvre Frédéric,
pourquoi a-telle consenti à lire ses billels? pourquoi valser avec
lui ? pourquoi, je vous prie, dire oui hier soir, et non ce malin ?
XXXV.
t( Ponnpioi?... pourquoi?... D'ailleurs l'rilz lui était véritable-
ment attaché; ce n'était pas pour sa fortune, il en a bien assez. Un
(1) Jen de mots iiilraduisible sur Dover, ville, et duwer, dot.
temps viendra sans doute où elle regrettera de n'avoir pas saisi une
si bonne occasion ; mais la vieille marquise avait machiné quelque
plan; demain au raoul j'en veux dire un mot h Auria : après tout, le
pauvre Frédéric pourra trouver mieux Dites-moi, avez-vouslu
la réponse qu'elle a faite h sa lettre? »
XXXVI.
De pimpants uniformes, des blasons couronnés sont dédaignés
tour -h-tour, jusqu"^ ce que l'heure arrive après des pertes irrépa-
rables do temps, de cœurs el de paris en faveur des plus habiles râ-
tleurs de dots opulentes : alors la gentille créature prend pour
époux un mililaire, un écrivain ou un maquignon, et l'escouade des
pauvres dédaignés se console en voyant ce triste choix.
XXXVII.
Parfois en elTet , cédant de guerre lasse aux importunités, la
jeune personne accepte un poursuivant de longue date, ou bien
(ce qui jieut-etre arrive plus rareiuenf) elle tombe en partage à un
homme qui ne la rechercliait nullement. Un veuf maussade, ayant
passé la quarantaine, est sûr (si l'on (leut conclure d'après les
exemples) de gagner le gros lot; et de ipielque manière qu'il l'ait
obtenu, je ne vois là rien de plus étrange que dans l'autre loterie.
XXXVIll.
Moi-même... (c'est un exemple moderne de plus, et en vérité,
c'est dommage , grand dommage ([ue ce soit vrai) je me suis vu
choisi entre vingt adorateurs, quoique je fusse plus avancé en âge
qu'en sagesse. Je m'élais bien l'ctormé avant que l'hymen fit un
seul être de ceux qui bientôt devaient redevenu' deux , et néan-
moins je ne démenliiai pas le généreux public, qui déclara que la
jeune dame avait fait un choix monstrueux.
X.XXIX.
oïl! ])ardonnez-moi mes digressions... ou du moins ne jetez |ias
le livre! Je ne disserte jamais que dans un but moral ; c'est le l)é-
nédicité avant le repas. Comme une vieille tante, un ami ennuyeux,
un tuteur rigide ou un prêtre zélé, ma muse se propose , dans ses
exhortations, de réformer tout le monde, en tout temps et en tout
lieu : c'est ce qui donne à mon Pégase celle allure solennelle.
XL.
Mais mainlenant je vais devenir immoral : je me propose de
mouLrer les choses telles cpi'elles sont, et non telles (|n'ellt's de-
vraientèU'o; car, je l'avoue, à m.iins de voir elairenieut la réaliié,
nous ne tirerons jamais parti de celle verlueuso cliarruo qui glisse
sur notre sol , égratignant à peine la noire argile fumée par le
vice, dans l'unique intention de maintenir le prix de son blé.
XLI.
Mais nous disposerons d'abord de la petite Le'ila; car elle était
jeune et pure comme l'aube d'un beau jonr,«ou, comme ce vieux
terme de comjtanaison la neige, qui e.5t en réalité plus [lure qu'a-
gréable. Si'inblable Ji bien des gens que tout le monde connaît,
don Juau fut ch.irmé de trouver pour sa jeune prutégéc une ver-
tueuse pioteclriee; caria liberté lui eût été peu profitable.
XLII.
En outre, il avait compris qu il n'était pas fait poyr le rôle de
tuteur (je voudrais que certains autres lissent la même découverte);
il (l'élit pas fâché de resier neutre en semblable matière ; car les
fautes ,4es pupilles rejaillissent sur ceux qui les dirigent. Lors dune
qu il vit laul de vénérables dames solliciter l'honneur d'apprivoiser
sa petite sauvage d'Asie, d après l'avis de la « Socii'dé puur lu sup-
pression du vice , » il fixa son choix sur lady Pinchbeck.
xmi.
Elle était vieille... mais elle avait élc très jeune; elle était ver-
tueuse... eU'avait toujoursélé.je pense; el pourtant le monde est si
médisant que... .Mais j'ai l'oreille troj) chaste pour accueillir une
seule syllabe réprébcnsible; dans le fait, ricii ne m'afllige Çuuinii:
le caquelage, cette abominable pâture ruminée par le bétail luiiu.uii.
XLIV.
D'ailleurs j'ai remarqué (notez qu'en matières décenles j'éiais
aulrefois un jiassable observateur); j'ai remarqué, dis-jo. et à
moins d'être un sot chacun a pu en faire autant, que los dames ([ui
se sont éii:anoi.péos dans leur jeunesse, outi'e leur coniiaissanee du
monde et la conscience qu'elles onl des funestes conséquences
d'un faux pas, sont habiles îi prémunir contre des dangers que
ne connaîtront jamais des âmes inaccessible^^ toute passion.
XLV. «*.
Pendant que la prude rigide dédommage sa vertu en raillant les
passions qu'elle ignore et qu'elle envie, cherchant beaucoup moins
à vous sauver qu'à vous nuire et même à vous discicditer aux yeux
LES VEILLI-ES LITTÉKAIKES ILLUSTRÉES.
du nionflc... la feinino oxpL-rinienlc^o est indulfri-tito; (.-llo «aRne
»olrt' coiiliancc |iiir «lu ilouccs (jurolcs, vous conjure de rôllt^rliir
uvaiil du vous lancer ol vuiis cxpliiiue eu détail le dcbul, la liu cl
!>■ uiilieu de ccKn grande cnigme, l épopée de l'amour.
XLVI.
Soil par oiMie raison, soil qu'i-lles aient plus de vigilance en
sciilani davantage le besoin, je crois qu'on peul afïirnier, d■ap^^s
l'exeniple de bien des rainilics, que les jeunes personnes dont les
mères ont eonnu le monde ^lar expérience, et non par les li\res
seuls, sont plus propres h ligiiicr au rnarclié de rlnnien, à ce
Smiilifield des vestales , qu'élaut été élevées par des prudes sans
ra-ur.
XLVII.
J'ai dit que ladv Pinch-
beck avait fait parler d'el-
le... de quelle fernine n'a-
l-on pas parlé pour peu
qu'elle fûi jeune eliolie?
Mais le TauUtme de la mé-
di.sancc avail cessé de rô-
der autour d'elle : on ne
lacilail|dusquepourson
esprit et son amabilité, el
l'on avait retenu plusieurs
de ses bons mois ; puis elle
était humaine el charita-
ble, et pa.ssait (du moins
dans les dernières an nées
de sa vie) pour une épouse
exemplaire.
XLVIII.
Allière dans les haut»
cercles, affable dans le
sien , elle réprimandait
doucement la jeunesse,
toutes les fois que celle-ci
montrait une funeste dis-
position .M'errcur ; e'cst-
a-direqu'ellela répriman-
dait chaque jour : on ne
s.iurait dire tout le bien
((u'elle faisait ; du moins
le rapporter serait allon-
ger beaucouj) mon récit.
Href la petite orpheline
dOrienl lui avait inspiré
un intérétsanscesse crois-
sant.
XLIX.
Juan était également
dans ses bonnes gr;'ices,
Iiarce qu'au fond elle lui
croyait un bon cœur, un
pou gâté mais non totale-
ment corrompu , ce qui
certes était surprenant, si
l'on considère les vicissi-
tudes qu'il avait subies et
dont il pouvait à peine se
rendre compte. Ce qui au-
rait snfû pour en perdre
lanld'autres n'avait point
eu cet effet sur lui , du
moins complélcment
car dès sa jeunesse il avait
passé par trop d'épreuves pour qu'aucune pi'il le surprendre.
Ils virent Berlin, DresUe, ju6(|u'à ce qu'ils fussent arrivés sur les
rives châtelées du Rhin.
comme se transmet le vacht du Inrd maire, ou comparaison WuT
poétique, comme la conque de (;>lliéice.
LU.
J'appelle cela transmission, car il est un niveau noltanl de talents
et de gnkes oui passe de miss en miss, .«.eloii les plis du cerveau
et la courbe de I échine. Les unes vaNc-nl, d'autres des.sincnt •
ce les-ci sondent I abîme do la méUipliNsiqn.', celles-là se borncnî
a la musique; les plus modérées brillent par Icspril, pendant que
d autres ont le génie enclin aux attaques nerveuses.
LUI.
Mais que les nerfs, l'esprit, le piano, la théologie, les arts ou Im
corsets continuent jioiir
le moment riiaiiieron (iri--
eenlé aux gentlemen ou
aiix lords légitimes, l'an-
née e\|)iratite transmet
son bagage h celle qui
naît ; les regards des hom-
mes et les éloges du.s à la
suprême élégance et ce-
tera sont réclamés par de
nouvelles fournéesdc ves-
tales toutes créatures
sans pareilles, qui ne de-
inandcnl qu'à s'appareil-
ler.
LIV.
Maintenant j'en viens à
mon poème. On trouvera
peut-ôtre bizarre, sinon
tout-à-fait neuf, que de-
puis le premier chant jus-
qu'ici, je n'aie pas enco-
re véritablement entamé
mon sujet : ces douze pre-
miers livres ne sont que
de simples Dorilures, des
préludes , pour essa.yer
une ou deux cordes de ma
bre ou pour en ratl'ermir
les chevilles ; cela fait,
vous allez entendre 1 ou-
verture.
LV.
Mes muscs se soucient,
comme d'une pincée de
colophane , de ce qu'on
nomme succès ou insuc-
cès: de pareilles pensées
sont toul-à-fait au-des-
sous du vol qu'elles ont
pris; leur but est de don-
ner « une grande leçon
morale. » Je crovais.'en
commençant, qu'environ
deux douzaines de chants
suffiraient; mais à la re-
quête d'Apollon , si mon
Pégase n'est pas ércinlé,
je pourrai bien sans effort
atleiudrc la centaine.
Ue pareilles vicissitudes vont bien à la jeunesse ; viennent-elles
ont^l "vV«r.'''V'"'°^ pas plus sage. L'adversité est la première
le di^ vrai: celui qui a connu la guerre, les tempêtes ou les fu-
leurs de la femme, qu'il compte dix-liuit ou quali'e-vingts hivers
a conquis 1 inestimable expérience. «^ ""b» mvcrs,
^ U.
lu'.iosl'!.''.,'!"'^'^'" " '-''Vl"-^''"e, c'est une autre question... Notre
hme. ,„M rr''^r''''-P'i"''^^-'^° <=" sûreté sous l'aile d'une
SieiH li 11" '"*'■'" """ '■'^P"'* looglemps mariée et par con-
ù û' e"u ÔL'l"'''"'"?' ? '•"' ,P«'""'"--'i' à 1=' "1ère .le transférer
a une aulie toute» les perlectiyns dont elle avait orné sa progéniture,
LVI.
Don Juan vit ce micros-
corne sur échasses qu'on
appelle le grand monde . cl qui est certes le plus petit, bien <pie le
jiliis haut juché: mais de même que le glaive a une poi-née qui
aceioîl sa puissance houiicide, de même le monde inférieur doit
toujours obéir au monde supérieur, lequel est ilu premier la poi-
gnée, la lune, le soleil, le gaz, la chandelle à deux liards.
LVIl.
Il avait beaucoup d'amis ayant femme, et se troiiv.-ut bien vu
des deux conjoints, jusqu'à ce degré damilic qui peut s'.iccepier ou
non , sans qu il en résulte ni bien ni mal, ces relations n'avant
d'autre but que d'employer les carrosses des gens du monde e"t de
les réunir et d avoir des soirées par billets d'inviiation. GiAce aux
mascarades, aux fêtes el aux bals, pour la première saison, cette vie
a son charme.
LVIll.
Avec un nome! de la fortune, un jeune célibataire a un rôle cm-
œUVKES GO^lPLl'iïES DE LORD BYRON.
249
IjiU'rassant à Jouer; car la bonne société n'est qu'un jeu que l'on
peut comparer au «jeu rojal do l'oie, » oîi chacun a un but distinct,
un objet en vue ou un plan à dresser... les demoiselles cherchent
à se doubler, les femmes mariées h éviter bien de la peine aux
jeunes filles.
LIX.
.le ne dis pas que cela soit général ; mais on en voit des exemples.
Ouelijues vieriies néanmoins se tiennent droites comme des peu-
pliers, avec de bons principes pour racines; mais beaucoup ont une
méthode plus réticulaire... et « pèchent aux hommes » comme des
sirènes mélodieuses. Parlez six fois à la même demoiselle, et vous
pouvez commander les habits de noce.
LX.
Peut-être recevrez-vous
une lettre de la mère pour
vous dire que les senti-
uienls de sa fille ont été
.surpris ; peut-êtreun frère
à carrure, à corset et à fa-
voris,"viendra-t-il vous de-
mander «quelles sont vos
intentions. » De manière
ou d'autre le cœur de la
vierfie attend votre main;
et touché de pitié pour
elle et pour vous-même,
vous ajouterez un nom à
la liste des cures matri-
moniales.
LXI.
J'ai vu bâcler ainsi une
douzaine de mariages ,
dont plusieurs de la plus
haute volée. J'ai connu
aussi de jeunes hommes
qui... dédaignant de dis-
cuter des prétentions
qu'ils n'avaient jamais
songé à manifester, et ne
se laissant effrayer ni par
de^ caquets de femmes, ni
par une paire de mousta-
ches, sont restés seuls et
tranquilles et ont vécu ,
ainsi que la belle incon-'
s(dable , beaucoup plus
heureux que si l'hymen
eût joint leurs destinées.
LXII.
Il existe aussi chaque
soir , pour les novices ,
un péril... moins grand,
il est vrai, que l'amour
et le mariage, mais qu'il
n'en faut pas moins évi-
ter : c'est Mon inten-
tion n'est point et n'a
jamais été de déprécier
l'apparence de la vertu,
même dans les gens vi-
cieux elle leur donne
au moins la grâce exlé-
rieure Je veux seule-
ment signaler cette espèce
amphibie de courtisanes
couleur de rose, c'est-à-dire ni blanches ni rouges.
LXIII.
Telle est la froide coquette qui ne sait pas dire « non ! » et ne veut
pas dire «oui! » mais qui vous laisse au large et sous le vent, jus-
(|u'à ce que la brise commence à fraîchir, puis rit sous ca]ie du
naufrage de voire cœur. Telle est la source de tout un monde de
douleurs sentimentales ; voilà ce qui , chaque année, plonge de nou-
veaux Werthers dans une tombe prématurée. Mais tout" cela n'est
qu'un innocent badinage; ce n'est pas tout-à-fait de l'adultère,
cest seulement de l'adultération.
LXIV.
Grands dieux ! que je deviens bavard ! Jasons donc. Le péril qui
vient après celui-là, mais le plus redoutable, à mon avis, c'est lors-
que, sans égard pour l'Eglise et l'Etat, une femme mariée fait ou se
laisse faire sérieusenuMil l'amour. A l'élranger, ces accidents déci-
Uon Juan vit les premières beautés d'AlIjion
dent rarement du destin d'une femme (c'est là, ô voyageur, une
vérité que tu apprends aisément)... mais dans la vieille Angleterre,
si une jeune épouse manque à ses devoirs , pauvre créature 1 la faute
d'Eve n'était rien auprès de la sienne.
LXV.
Car c'est un pays de cancans et de bassesse, de gazettes et de
procès, où un jeune couple ne peut se lier d'amitié sans que le inonde
fasse tapagi'. Puis vient le Jeu vulgaire de ces damnés dommages et
intérêts. Un arrêt... douloureux pour qui le provoque... forme un
triste comjjlément aux romantiques hommages; sans compter ces
agréables harangues des avocats, et ces dépositions de témoins qui
divertissent les lecteurs.
LXVI.
Mais c'est un péige oii
ne tombent que de sim-
_ j_ pies débutantes ; un léger
vernis d'hypocrisie a sau-
vé la réputation d'innom-
brables pécheresses de
haut parage , les plus
charmantes oligarques de
notre gynocratie. On peut
les voir à tous les bals et à
tous les dîners, parmi la
fleur de notre noblesse,
toujours aimables , gra-
cieuses , charitables et
chastes c'est qu'elles
ont du tact aussi bien que
du goût.
L.KV11.
Juan , qui n'était plus
un novice , avait encore
une autre sauvegarde : il
éiail dégoùlé non, ce
n'est pas dégoûté que je
veux dire... mais il avait
pris une telle dose d'a-
mour de premièrequalitc,
que son cœur était devenu
moins sensible. Voilà tout
ce que je voulais dire ,
sans déprécier en aucune
façon l'île aux blanches
falaises , aux blanches é-
paules, aux yeux bleus,
aux bas plus bleus en-
core ; terre de dîmes, de
taxes , de créanciers et de
portes bruyantes.
LXVllI.
Mais du sein des con-
trées romanesques , oii
c'est la mort et non un
procès que la passion doit
atïronter, et où la passion
elle-même a une [winle
de délire, Juan , trans-
porté encore jeune dans
une société où l'amour
n'est guère qu'une affaire
de mode, lui trouvait un
caractère moitié mercan-
tileet moitié pédantesque,
quelque estime qu'il pût
a\oir d'ailleurs pour celle nation toute morale. En outre (hélas!
pardonnez-lui cl plaignez son manque de goût), il n'y trouva pas
d'abord les femmes jolies.
LXIX.
Je dis : « d'abord »... car il reconnut à la fin , mais par degrés,
qu'elles l'emportent de beaucoup sur les beautés les plus brillantes
que fait éclore l'astre d'Orient : nouvelle preuve du danger de juger
à la légère; et pourtant, s'il manquait de goût, ce n'est point faute
d'expérience... la vérité est, si les hommes voulaient en convenir,
que les nouveautés plaisent moins qu'elles ne frappent,
LXX.
Bien qu'ayant voyagé, je n'ai jamais eu le bonheur de remonter
cesfleu\es insaisissables de la noire Afrique, le Nil ou le Niger,
jusqu'à linabordable Tombouctou, lieux où la géographie ne trouve
pi'isoiiiie qui veuille lui offrir une carte fidèle... car 1 Europe trace
290
LUS VEiLLÏiiiS LITIËIUlIlliS iLLUSTltÉKS.
on Ari'i(|iic sdii «illon comme un bœuf pniessRux ; mais si j'aMiis
il<> il Ti)iiii)i>iiciuu , on m'y eùl sans doulc upiuis que lu noir est la
p.oultuitic la buiiuli-,
LXXI.
lil rol;i r.st. on oITel. Jo nojnriMais pas que le noir c-l bl.inr; iiinis
je s(ni| rnnne qu'au l'iiiiil le blanc est noir, cl (pril n'y a là (|uinic
quesi'iin (l'optlipii: Inlerrugez un aveugle , lo meilleur juge en crllo
nialiérc. Vous alliiqueie/ penl-ùuc celle nnuvelle thèse... m.nis j':ii
riii.Min; et si j'ai Uni, je no ine rendrai qu'à lu tiernii're exirêmité.
il n'cRt pour l'axeu^lc ni nuit, ni aurore; mais |ionr lui luut est
noir; el vous, que voyez-vous V... Une douteuse étincelle,
I.XXII.
Mais mo voilà rclnnibi'' ilaiis la inétanliysiipie. co labyrinthe dont
le lil est (II- la nii^Mie ruliiic que tons les remèilc! pour la puéilson
des phlhisiqufts, ces brillantes phah'-nes qu'on voit volliiicr autour
d'une ll.iiTimo expiranle licite rctlexion me ramène au pliysi(iue
piM- cl simple, el aux chainics d une beauté élranfrcre, comparés h
CCS perles puics cl précieuses , véritables élés polaires, tout soleil ,
non sans quelque glace.
LXXIII.
Ou plutôt disons que ce sont de vertueuses sirènes, belles au-des-
sus (le la ceinture, nuiis finissant en poissons non qu il ne s en
trouve un certain iiond)re douées d'un respect fort hutinOte pour
IfMU' propre vohnité. Oomiue les Russes au sortir d'un bain chaud
se ronlenl dan.s la neifio, elles sonl vcrlueu«csau fniul. alors nifme
qu'elles s'abandimneul uu vice ; elles s'échanirent dans de vohii)-
lueux écarts, maison! toujours en réserve le repentir.
I.XXIV.
niais ceci n'a rien de commun avec leur extérieur. Je disais donc
qu'au premier abord, Juan ne les avail pas Irouvées jolies; car une
bel'c Aufrlaise caclic la moitié de ses atirails... sans doute par clia-
riié... elle aime mieux se plisser paisiblement dans voire cœur (pie
du le prendre d'as.saut , comme ou s'empare dune ville ennenue;
mais une fois qu'elle est dans la place 'si vous doutez du fait , cs-
sa\ez-en, je vous prie;, elle la garde pour vous en lidèle alliée.
LXXV.
Elle n'a point la démarche du coursier arabe, on de la jeune An-
dalonse revenant de la messe; elle n'a point dans sa loileiie lélé-
gance française , et la llamme ausonienne un brùlc pas dans son
regard: sa voix, bien que douce, n'est |)oini laite pour gazouiller
ces airs de In-artira (auxquels je in'aecouluuu' à peiiu', cpioique j'aie
passé sept années en Italie, el que j'aie ou tpie j'aie eu aulicfois
l'oreille assez musicale)...
LXXYI.
Ulle ne saurait f.iire ces choses, non |ilus (pi'une ou deux autres,
avec celle ai<ance et ce piquant qui sont si si'ir» do plaire pour
donner au iliable ce qiu lui revient. Klle csl un peu moins prodigue
de sourires, el ne va pas jusqu'au bout dans une seule cnirovue
(chose pourtant 1res louable comme épargnant beaucoup de temps
el de iracas)... mais quoique le terrain exige du temps el des soins,
étant bien cultivé, il peut vous payer avec usure.
I.XXVII.
\-.\ en cfl'el , s il lui arrive de s'éprendre d'une belle passion, je
vous assure que c'e?l une chose fort sérieuse : neuf fois sur dix ce
sera caprice, modo, coqueiterie, envie de primer, orgueil d'un en-
fant tout lier de sa ceinture neuve, ou désir de fau'e saigner le cœur
d'une livale; mais la dixième fors ce sera une Irombe, eldnns ces
cas, il n'est rien dont ces dames ne soient capables.
LXXVIII.
La raison en est évidenle : s il survient un éclat, elles sont ban-
nies de leur ca^te et deviennent des parias ; et lorsque la loi, dans
ses suscepiibililés . a rempli les gazelles de mille commentaires, la
société, celle pircilaine sans défaut (l'hypocrite!) les rejette de son
sein comn.e Marins, et les envoie s'asseoir siu' les ruines de leur
faute; car la réputation est une Carthage qu'on ne rebfllil point.
LXXiX.
l'ent-èlrc doit-il en être ainsi... c'est le commoniaire de ce pas-
sage de riivangile : « Ne péchez plus , el que vos péchés vous .soient
remis »... Mais à cet égard , je laisse les sainis solder eolie ei.x
Icnis coniples A l'élningcr , qnoitpie cerlaincment cm ail gra'id
tort, une lenune ijui a failli trouve une porte ouverle pour revenir
à la vertu... connue on appelle cotte dame (jui devrait toujours èlre
accessible à tout le monde.
LXXX.
Pour moi, je laisse la question où jo la trouve, sachant qu'une
vertu si sosccpUble naboulil qu'à rendre les gens nulle fois plus
indilVércntsà son égaid. el à leur faire moins peur du péelié en lui-
même que de sa puldieié. Quant à la chasteté^ toutes les lo s com-
moiilces par les (ibis rigoureux législcs n'y contraindront jamais
pi'rsonne; elles ne fou' quaiigiaver lo criiuc qu'elles ii'onl pu
empêcher en jetant dans le désespoir des Coupables qui peiil-élre
se seraient rciientis.
IXXXI.
Mais Juan n'éfail pas casnisle , et n'aNaii point médilé le* Icc in^
morales données nu KCnrc luim.iin ; d'ailleurs, de |)bMiniirs ci-i'itaj-
ucs qu'il avait vues, il n'avait pas rencontré une seule femme com-
plètement à sim goût. Comme il él.iit nu p^n blasé, rien d'étonnant
à ce que son cieur fdt malntenanl plus diflic \,- à entamer : bien
(jue st!s succès ne reusscnl pas rendu vain, sa sensibilité était '•■ . -
demmcnt amortie.
I.XXXII.
lîn outre, de nouveaux spectacles avaient distrait son alleniion ,
il avait visité lo parlement el maint anlri; lien : il avait as-isié dans
une place privilégiée aux débats nocturnes où fulminaient des voix
élixpieiites maintenant muettes, alors que le monde entier fixait ses
regards sur nos lumières du Nord dont l'éclat biill'.iit jus'pi au jiolc
Il avait aussi de temps en temps pris place derrière le trône; mais
Grey n était pas encore, et Chatham n'était plus.
Lxxxiri.
Toutefois, il avait vu, à la clôture de la session, ce spcclaclc mi-
jeslueux, quand la nation est vraiment libre, ce spectacle d un rui
siégeant sur son trône constitutionnel, ce IrAne le plus glorieux de
tous, bien que cette vérité doive être méconnue di's desjiolcs. jus-
qu'au jour où les progrès de la liberté auront complété b;nr éduca-
tion. Ce qui, dans un tel spectacle, fiappe les yeux clic cœur, ce
n est pas la seule splendeur... c'est la conliauce Uu peuple.
LXXXIV.
Lh, il vil aussi (quel qu'il puisse être aujourd'hui) un prince,
alors le prince des princes, riche d'espérances , à la fleur de l'ûge,
el déployant jusque dans s s saints une fascination magique. Bien
(pie lo signe de la royauté l'ûl écrit sur son front , il avait alors le
niùi'itc, rare en tout pays, d'être de la têteaux pieds, et sans mé-
lange de faluilé, le type d'un gentleman accompli.
LXXXV.
Juan fut reçu, comme on l'a vu, dans la meilleure société; cl
alors il lui advint ce qui, je le crains, arrive trop souvent, quelque
modéré el paisible que l'on soit... ses talents, son charmant carac-
tère, son air comi)léleinenl ilislingué, l'exposèrent nalureileinenl h
des tenlalions, bien qn il évitât. avec soin toute occasion.
LXXXVI.
Mais quelles tenlalions , où, avec qui, quand el pourquoi? Ce
sonl des questions auxquelles je ne puis répuidre à l.i liùle ; el
comme ccl ouvrage a un but moral, quoi qu'on en dise, il est pro-
bable (|no les veux d'aucun de mes lecleurs ne resteront secs; l'ar
je barcelbirai leur sensibilité ju.sque dans ses derniers relrancbe-
meuls . el j'élèverai , en lait de pathéli(pie. le moninicnl colossal ,
que le fils de Philippe se proposait de taillei' dans lemoul Alhos.
l.XXXVll.
Ici finit le douzième chant de notre introduction. Quand le corps
du p(ième sera commencé, vous le trouverez tout dilTérent de ce
(pi'on en dit ; h présent le plan se mûrit encore. Je ne puis, lec-lenr,
v(uis conlraindre à poursuivre ; c'est votre atVaiie el non la mieni
uu homme qui se respecte ne doit ni braver ni craindre.
LXXXVIII.
Kl si ma foudre fait long feu quehpu'fois, rappelez-vous, lecteur,
que je vous ai donné la plus terrible des lenipètes, el la plus belle
di;s batailles qu'on ait jamais brassées à l'aide des élémenis et du
sang, sans compter le jibis subi, me (bs... Dieu sait quell s cliosc.; j'y
ai udsesencore! un usurier n'en saurait exiger davantage. M.iism"ii
meilleur cbani, apivs celui qui irailera de laslronomie, sera cou
cré à l'économie politique.
LXXXIX.
C'est par là malntenanl qu'on arrive à la popularité ; aujoiird Irii
qu'il reste à peine un échalas à la baie du domaine publie, ea-e:-
gner au peuple le moyen de la franchir , c'est faire acte de eh oilé
patriotique. .Mon plan (mais je le tiens secret , ne fi'il-ce <pie p oir
me singulariser;, mon plan sera très certainement goûté. En atooi -
danl. lisez tous les écrits des amortisseurs de la deite naliouali',
et dites-moi ce que vous pensez de ces grands penseurs.
CIIVM Xlil.
l.
Mainienant j'entends être grave il le faut bien , pn'-ii» le
n.>s jiMirs le rire paraît une arme dangeree.s.?. On'faii on e., ,, •■ à
la vertu d'une plaisanterie qu'elle aura laocée eo:r la
critique la considère comuiedcstrucirice D'ailleur- le
source de sublime , bien <|u'un ifàt faîigan! lors. pi
mon poème va donc prendre l'flpecl imposunl el -il. iii' I <\ ki
temple Téduit à une seule colonne.
ŒUVRES COMPLETES DE LORD BYRON,
II.
Lady Ad^'liiio Amuiuli'ville (\iftiix nom noniiniiil que pmivent re-
ti'OuveV ihiiis lus géiié;ilofi;icsceiiX(iui explcirenl. les deniier.-i cliamps
de ce tcn-aiii f,'ivllii(|ue) étail de liant liff[ias:e, riche des- Wens qne
son (lèie lui avail laissés, cl belle même dans ceUe île où la beauté
alKjnde, dans celle Arigleleire regardée avec raison par les pa-
Iriules comme le sol qui produit des modèles en corps elen âaies.
111.
Je ne contesterai pas, ce n'est pas mon aOairc; je laisse à ces
gens leur goûl qui est sans doute le meilleur. Des yeux sont des
.MUX , et qu'ils soient bleus ou noirs, peu importe, pourvu qu'ils
ri'mplissent leur but; c'est suliise que disputer sur la couleur : les
idiis tendres doivent l'cniportei'. Le beau se.xe dnit toujours être
bi\iu, et nul liommc, avant trente ans, ne doit sujiposer qu'il
existe au monde une femme laide.
IV.
Et après cette époque sereine et tani soit peu stupid-', cet en-
nuyeux passage k des jours tout-à-fait calmes, où notre lune n'est
plus dans .son plein, nous pouvons nous aventurer à criiirpier ou à
louer; car l'indifl'érence commence à endormir nos pas.sions, et
nous marchons dan.'i les voies de la sagesse; tournure et visage nous
di-seiit qu'il est temps de codei' la place aux plus jeunes.
V.
11 est des hommes , je le .'•ais , qui voudraient reculer cette ère de
la vie, résignant à regret leur poste, comme les gens en place:
mais c'est pure illusion, car ils ont passé l'équaleur de la vie. Il
Icui' resie encore le bordeaux et le madère pour arroser la sécheresse
du déclin ; ils ont aussi pour consolation les réunions de comté, le
parlement, la dette publique, et je ne sais quoi encore.
VI.
Puis, n'ont-ils pas la religion, la réforme, la paix, la guerre , les
inipùls, et ce qu'on appelle la Nation, la lutte à (|ui sera choisi pour
pilote dans la tempête, les spéculations agricoles et financières?
N'ont-ils pas les joies d'une mutuelle haine, pour entretenir leur
ardeur et occuper la place de l'amour qui n'est qu'une hallucina-
tion ? Or, la haine est cerlainenient le plus durable des plaisirs ; un
se presse d'aimer, on se déteste à loisir.
VU.
<!c bourru de Johnson, grand moraliste, déclarait ouvertement
« qu'il aimait un franc ha'isseur ji... C'est la seule vérité dont on ait
fait l'aveu depuis mille ans, Peut-ôlre n'élance qu'ufie boutade de
cet élégant vieillard... Pour moi, je ne suis^'u'un simjde spectateur,
et je promène mes regards sur les palais et les chaumières, à peu
près comme le Méphistophélès de Goellic.
Vin,
Miiis je ne fais d'excès ni dans liamour ni dans la haine , quoi-
qu'il n'en ait pas toujours été ainsi. Si je raille (luelquefois, c'est
que je ne puis m'en empêcher , et qpe de temps à autre mon vers
s'.en accommode. Je ne demanderais- pas mieux que de redresser
lies torts des hommes , et au lieu de punir leurs crimes, jeienierais
ie les réprimer, si Cervantes, dans sa trop véridique histoire de
don Quichotte, n'avait démontré l'inutilité de pareils etlorls.
IX.
De toutes les histoires, c'est la plus triste... d'autant plus triste
qu'elle fait sourire; son héros est dans le vrai, et ne veut que le
droit ; dompter les méchants, voilà son seul objet ; combattre h forces
inégales, voilà sa récompense; sa vertu seule constitue sa folie.
Mais c'est un douloureux spectacle que celui de ses aveutures
et plus douloureuse encore est la morale que cette épopée de la
réalité enseigne à tout ce qui pense.
X.
Uedresser les injures, venger les opprimés, secourir la beauté ,
eNlermiu.Lr la félonie, lutter seul contre la ligue des forts, allran-
cbir du j^ug étranger les nations sans défense... hélas ! fnij-il donc
iliK' (je nobles desseins soient comme de vieilles ballailes, destinés
seulement à fournir matière à l'imagination, une plaisanterie, une
énigme, uii moyen bon ou mauvais d'arriver à la gloire 'i* Et t^o-
crate lui-ménie ne serait-il que le don Quichotte de la sagesse?
XL
La chevalerie espagnole disparut devant la raillerie de Cervantes;
il sul'lit de son rire pour abattre le bras droit de sa patrie... Depuis
loi.s, les héros ont été l'ares en Espagne. Tant que le monde fut
épris de la vaillance romanesque, il céda la palme à sa brillante pha-
lange ; l'œuvrejle Cervantes a donc eu un résultat funeste, et toute
sa gloire a étéfclièrement pa\ée par la ruine de sa patrie.
XII.
Mevoici encore dans mes \ ioilles lunes... les digressions ; et elles
me font publier lady Adeline Amundeville. la plus fatale beauté
que Juan eût jamais lenconlrée, bien qu'elle ne lût ni méchante
ni perfide; mais le piége fui tendu par la [jassion et la destinée ^la
destinée, excellente excuse pour notre volonté), et nos jeunes gens
y furent pris,.. Comment auraient-ils pu échapper, je 1 ignore : car
je ne suis pas Œdipe, et la vie est un Spliinx.
XIII
Je raconte l'histoire comme elle m'a été racontée, et ne me per-
mets pas de hasarder une solution : « DaoKs sum. n Revenons main-
tenant au couple en question. La charmante Adeline, au milieu du
gai bourdonnement du monde, était la reine abeille, le miroir de
lout ce qu il y a d'élégant : ses charmes faisaient parler tous Ids
hommes et rendaient toutes les femmes muettes. Celle dernière cir-
constance était un miracle: il ne s'est point renouvelé depuis,
XIV.
Elle était chaste à désespérer l'envie, et mariée à un homme
qu'elle aimait... homme connu dans les conseils de la nation, froid
et tuul-à-fait anglais ; imperturbable, bien qu'il sût agir avec vi-
gueur au besoin, fier de lui-même et de sa femme : le monde ne
pouvait rien articuler contre eux, et tyus deux paraissaient tran-
quilles, elle dans sa vertu, lui dans sa hauteur.
XV.
Il advint que des affaires diplomatiques mirent fréquemment le
lord en relation avec don Juan dans l'exercice de leurs fonctions
respectives. Bien que réservé, et peu sujet à se laisser prendre à
des dehors spécieux, la jeunesse de Juan , sa patience, ses talents,
firent impression sur cet esprit allier, et jetèrent les bases de cette
estime qui finit par faire de deux hommes deux amis.
XVI.
Lord Henry, circonspect comme on pouvait l'attendre de sa ré-
serve et de son orgueil, était lent à juger les hommes... mais son
jugement une fois porté sur un ami ou un ennemi, juste ou injuste,
avait toute l'opiniâtreté de l'orgueil, donlle flot impérieux ne con-
naît point de reflux, et .ans son amour comme dans sa haine, n'a
d'autre guide que son bon plaisir.
XVII.
Eu conséquence, ses amitiés aussi bien que ses aversions,
souvent très fondées, ce qui le Tîonfirmait encore dava.itage
dans ses préventions, étaient irrévocables comme les lois des Perses
et des Mèdes. Il n'avait pas dans .ses sentiments ces étranges accès
des atl'ections communes, dans lesquels on se désespère de ce dont
on devrait sourire, véritable fièvre tierce.
XVIII.
« 11 n'est pas donné aux mortels de commander le succès; mais
fais plus, Sempronius, ne le mérite pas « (i) ; et crois-moi, lu ne
l'obtiendras pas moins. Sois circon-pect. épi • l'occasion, et mets-la
toujours à profit : cède doucement quand la pression est trop forte.
Quant à ta conscience , sache seulement 1 aguerrir : comme un che-
val de course convenablement dressé, comme un boxeur bien pré-
paré, elle fera ensuite de grands efforts sans fatigue.
XIX.
Lord Henry aimait à primer : il en est ainsi de la plupart des
hommes, grands ou petits ; les plus chélil's trouvent encore un in-
férieur, ils le pensent du moins, sur lequel ils exercent leur dumi-
uation ; car rien n'est plus lourd à porter que l'orgueil solitaire :
c'est un poids accablant dont on se déchaigi! généreusement sur les
autres, tout en continuant soi-même de f lire route à cheval.
XX.
L'égal de Juan par la naissance, le rang cl la fortune, il ne pou-
vait réclamer ic; aucune prééminence; il l'einportait par 'l'âge, et
aussi, croyait-il, par la supériorité de sa patrie,., car les fiers Dretons
ont la liberté de la langue et de la plume, liberté à laquelle visent
toutes les nations modernes. El lord lleury ctail grand oraUïur, peu
de membres de la Chambre prolongeaient plus lard les débats,
XXL
C'étaient lii des avantages; et puis lise croyait... c'était son faible
peut-être, mais il n'y avait pas grand mar à cela... il se croyait
mieux que personne au fait des myslères de cour, ayant été mi-
nistre. Il aimail à enseigner ce qu'il avait appris; il brillait suvtnut
lorsque la politupie s'embrouillait; en un mot, il réunissait toutes
les qualités, patriote toujours, homme d'Etat souvent.
XXIL
Il aimait pour sa gravité le cliarmant Espagnol; peu s'en fallut
qu'il ne l'honorât pour sa docilité, lant le jeune homme suait
condeseendie avec douceur et contredire avec une noble humilité.
Notre lord connaissait le monde, et ne vnyait aucune depravation
dans des fautes qui souvent indiquent la lertiliié dii sol , pourvu que
les mauvaises herbes ne survivent pas à la première récolle.
XXIll.
Et puis ils s'entrenaient ensemble de Madrid , de Constantinople,
(1) Citation trc-iicinée diiGatou d'.\ddisson,qiii dit: «Faisons plus, Seni-
|iiO!iiiis, lâchons de le mériter.»
m
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
pl miiros lieux loiiilains , «■l'i les pons font toujours n- qu'on liur
ortlonnr, ou s'ils fout ce qu'ils no devraient pas. le fout avec uu'^
grâce élrnnKL're Ils eausaicnl aussi de elievaux : Henry, comme
In plupart des Anglais tétait Ihiii ('euver , et ;.'rand amateur des
courses; cl Juan, véritable Andaloux, sa^.iii i duiro un clic<al.
cuinnic les despotes un Russe.
XXIV.
Ainsi s'accrut leur intimité . dans les raouls de la noblesse , aux
diners diplumaliques, ou à d'aulre.s encore; cardon Juan . comme
lin frt're de haut grade dans leur franc-maconnerie, était bien avec
les ministériels hors de place ou en idace. Sur ses talents Henry
n'avaitancun doute; ses manières révélaient lefilsd'une noble mère,
fit cliaeun aime h faire preuve d'hospitalité envers uu homme aussi
bien élevé que bien né.
XXV.
Au square Trois-Eloiles... cai- ce serait violer toutes les conve-
nances que de nommer les rues : les hommes sont si médisants,
si portés a semer l'ivraie parmi le bon grain d'un auteur, si em-
pressés de recueillir des allusions particulières et peu honorables,
anxmiellcs on ne pensait pas I Ces! pourquoi je prends la précaution
de déclarer que l'iiôlel de lord Henry était dans le square Trois-
k'toiles.
XXVI.
H y a encore une autre raison délicate qui m'impose l'anonyme
au sujet des squares et des rues : il ne se passe puèie une saison
qui ne voie une trahison domestique frapper au co'ur quehjue grande
famille... sorte de sujets que la médisance .se plait ;i mellre sur le
lapis. Or, à moins de connaître d'a\ance les squares les plus chastes,
il pourrait m'arriver par mcgarde de tomber sur une des résidences
frappéts par le Déau.
XXVIl.
11 est vrai que je puis choisir Piccadilly, endroit oti les pecca-
dilles sont inconnues; mais bonnes ou mauvaises, j'ai mes raisons
pour laisser là ce sanctuare de pureté. Je ne veux donc désigner
nominativement ni square, ni rue, ni place, jusqu'à ce que j'aie
lrou>é un lieu qui ne soit connu par rien de déshonnôte, un vrai
temple de Vesta où règne l'innocence du cœur : tels sont mais
j'ai perdu la carte de Londres.
XXVIII.
Donc à l'hôlel de lord Henry, square Trois-Eloiles, Juan était un
hôte bien venu, recherché même; comme l'était aussi maint reje-
ton de nobles souches , et d'autres qui n'avaient pour blason que
leur talent, ou leur richesse, laquelle est partout un excellent pas-
seport, ou encorda mode qui, à vrai dire, est la meilleure des re-
commandations; une mise recherchée leraporle sur tout le reste.
XXIX.
« 11 y a sûreté dans la mnllitudc des conseillers, » dit gravement
.'Salomon, ou du moins on le lui fait dire Et , en elTet, nous en
voyons la preuve dans les sénats, au barreau, dans les luttes de la
parole, partout où pe,ut se déployer la sagesse collective ; et telle est
aussi la cause de l'opulence et de la félicité actuelles de la Grande-
Bretagne.
XXX.
Si donc pour les hommes « il y a sûreté dans la muliilude des
conseillers , » de même pour le beau sexe une société nombreu.se
empêche la vertu de s'endormir; ou si elle vient à chanceler, elle
trouvera difficile de faire un choix... la variété même devienilra un
obstacle. Au milieu d'un grand nombre décueils, nous redoublons
de précautions contre le naufrage; et il en est ainsi des femmes : dût
leur amour- propre s'en offenser, il y a sûreté dans une foule défais
XXXL
Mais Adeline n'avait pas le moins du monde besoin d'un tel bou-
clier, qui laisse peu de mérite à la vertu proprement dite . ou à la
bonne éducation. Sa principale ressource était dans sa noble fierté
qui mettait le genre humain à son véritable prix; quant. -i la roqiiet-
lerie , elle en dédaignait l'usage. Sûre de l'admiration qui l'entou-
rait, elle n'en était que faiblcmenl émue : celait une possession de
lous les jours.
XXXll.
Enveis tous elle était polie sans affectation; à quelques-uns elle
témoignait celle atiention qui (laite, mais sans laisser après elle la
moindre iraci; dont une épouse ou une vierge ail à rougir, douce
el généreuse courtoisie envers le mérite réel ou supposé , suflisanle
pour consoler 1 homme célèbre des ennuis de la célébrité.
XXXllI.
Car, sous lous les rapporls, cl à peu d'exceptions près, la célé-
brité est un bien triste et ennuyeux apanage. Contemplez les ombres
de ces hommes hors ligne qui turent ou sont encore les inarion-
neiles de la gloire , la gloire de la persécution; contemplez même
les plus favorisés, el à travers l'auréole, reflet d'un soleil eouchanl
qui entoure ces fronts couronnés de lauriers , que reconnaisscz-
vous?... un nuage doré.
XXXIV.
Comme de raison , on remarquait encore dnni len manières d'A-
deline celte politesse calme et toute palricicnne qol, dans l'expres-
sion des sentiments de la nature, ne dépafsse jamais la liifne ^qui-
noxiale. Ainsi, un mandarin ne Irniive rien de beau... du moins
sou air ne laisse jamais deviner que les objets qui frappent sa vue
puis,senl lui plaire beaucoup. Peut-être avons-nous emprunté cela
des Chinois...
XXXV.
Pcut-êlre l'avons-DOUg pris d'Horace : le nil atlmlrari élail pour
lui « l'art d'être heureux, » art sur lequel les artistes ne sont point
d'accord , el qui ne témoigne pas de leur suei-és. ToiitefoLs. il est
bon de se montrer prudent ; certes 1 indifl'ércnce m- fait point de
malhcureuv; et dans la bonne société, un fol enthousiasme ne paraît
qu'une ivresse morale.
XXXVI.
Mais Adeline n'élail pas indifférente; car (un lieu commun main-
tenant I), de même que sous la neige un volcan couve la lave... cl
cxtera... Faut-il continuer? non : je déteste de c-ourir aprc-s une
métaphore usée; laissons donc là le volcan , si souvent employé.
Pauvre volcan ! combien de fois, moi et tant d'autres, nous l'avons
attisé jusqu'à ce que la fumée en devînt suffocante.
XXXVII.
J'ai une autre comparaison sous la main... que vous semble d'une
bouteille de champagne? Le froid l'a réduite en une glaee vineuse,
el a laissé liquides (juclques gouttes de la rosée immortelle : car, au
centre même, il reste encore un verre d'un liquide inestimable plus
énergique que tout ce qu'a jamais distillé dans sa luxarianle matu-
rité la grappe la plus généreuse.
XXXVIII. f
C'est tout l'esprit de la liqueur réduit à sa quintessence. Ainsi , les
physionomies les plus froides peuvent, sous un aspect glacial, rece-
ler un secret neclar. Le nombre de ces personnes est grand... mais
je n'ai en vue que celle qui m'inspire ces leçons morales, anti(pie
domaine de la muse. Ces caractères froids sont inappréciables, une
fois (ju'iju a brisé leur glace maudite.
XXXIX.
Après tout , c'est une sorte de jiassagedu nord-ouest pour péné-
trer dans l'Inde brûlante de l'àme : et île même que les habiles na-
vigateurs chargés de celle mission n'ont point encore exploré le
pole d'une manière exacte (bien que les efforts de l'arry soient d'un
licurenx augure), de mêine ici les galants risquent d'échouer; car si
le pôle est fermé par Im glaces, c'est un voyage ou même un vais-
seau perdu.
L« jeunes novices'feronl bien de commencer par croiser paisi-
blemeiii sur l'océan de la femme; quant à ceux qui n'en .-ont pas
à leur début, ils doivent avoir 1^ bon sens de gagner le port , avant
qii,. I,. i'..!,,!,.; déployant sou pavillon gris, leur fasse le signal
d'ail : ({u'il faille ronjugucr le triste /■«(";«/«, le prétérit
(le ; ayant que le fil aminci de la vie achève de se dé-
l'oulei eiiiic 1 iicritier avide et la goutte rongeuse.
XLI.
Mais il faut bien que le ciel s'amuse ; à la vérité , ses amusements
sont parfois cruels... n'importe! le monde mérite, au total, qu'on
dise de lui (ne fût-ce que par manière de consolation) que tout y
est pour le mieux. La maudite doctrine des Persans, celle des deux
principes , laisse après elle plus de doutes que toute autre doctrine
(|ui nil jamais embarrassé la foi dans noire àme, ou qui l'ait tyran-
nisée au-dehors.
XLII. I
L'hiver anglais... se terminant en juillet pour recommencer en
août... venait de finir. A celle époque, paradis des postillons, les
roifes tourbillonnent, les roules sont sillonnées à l'est , à l'ouesl,
au nord, au sud. .Mais qui plaint les chevaux de poste? L'homme
s'npitoivin>>° lui-même ou sur son fils , pourvu toutefois ^au col-
lège le susdit fils n'ait pas amassé plus de dettes que de science.
XLHI.
L'hiver de Londres, disais-je, finit en juillet . quelquefois plus-
lard. En ceci je ne me trompe pas: quelques autres méprises que
Ion puisse mettre sur mon compte, je dois proclamer que ma muse
entend la météortdogic ; carie parlement esl notre baromèlr •. (juû
les radicaux s'altaiiuent tant (juils voudront au reste de ses actes,
les sessions qu'il lient forment noire seul almanach.
XLIV.
Quand son vif-argent descend à zéro... aussitôt, lout se renin ■
carrosses, chevaux, malles, bagages, équipages. Heureux qui ;
obtenir des chevaux. Les barrières sont enveloppées d'un nuage 'I
dente poussière; les parcs publics sont veufs de la brillante clic».i
rie de notre Age ; el les fourni-sseurs, avec de longs mémpires el '
laces plus longues encore... soupirent en voyant les |[|0tillou>
suecétler comme autant d'éclairs. ^k
*iê
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
253
XLV.
Eux elleursmémoii'e?, Arcades ambo, sont renvoyés aux calendes
grecques de la session procliaine. Hélas! privés de l'argent comp-
tant qu'ils attendaient, quel espoir leur reste? La possession com-
plèle de l'espoir d'être payés, ou un billet généreusement accordé à
longue échéance... jusqu'à ce qu'ils le fassent renouveler... puis
escompté à perle ; plus la consolation d'avoir un peu chargé les
comptes.
XLVI.
Bagatelles! assis dans son carrosse auprès de mylady, mylord
salue de la têle, et l'on part au grand galop. Des relais! des relais!
crie- l-on de toutes parts ; et les chevaux sont changés aussi vile que
les cœurs après le mariage. L'obséquieux aubergiste a rendu la
monnaie; les postillons sont contents de leur pour-boire; mais
avant que les roues recommencent h, tourner en sifflant, le garçon
d'écurie vient demander à son tour qu'on ne l'oublie pas.
XLVII.
Accordé! le valet, ce gentleman au service des lords et des gent-
lemen, monte sur le siège de derrière avec mademoiselle la femme
de chambre de madame, esprit et toilette à tournures, mais plus
modeste que ne saurait l'exprimer la plume d'un poète... « Cosi
viaggiano i ricchi» {{). (Excusez s'il m'échappe par-ci par-là quel-
ques mots étrangers, quand ce ne serait que pour montrer que j'ai
voyagé : car à quoi servirait de voyager , je vous prie ?)
XLVIIL
L'hiver de Londres et l'été de la campagne touchaient à leur fin.
Quand la nature porte le vêtement qui lui sied le mieux, peut-être
est-il ^lommage de perdre les plus beaux mois de l'année à suer
dans une ville, et d'allendrequele rossignol soit devenu muet, pen-
dant qu'on écoute des débals aussi pou raisonnables que spirituels...
Il est vrai que, sauf les grouses, on ne trouve rien à chasser avant
fc])lembre.
XLIX.
J'ai fini ma tirade. Le monde élait parti; les quatre mille individus
pour qui la terre est faite avaient disparu pour chercher ce qu'ils
appellenl la solitude, c'est-à-dire avec chacun trente valets d'ap-
parat, et autant ou même plus de visiteurs qu'attend chaque jour
leur couvert. Que nul- n'accuse l'hnspitalilé delà vieille Angleterre :
la qualité se compense par la qualité.
L.
Lord Henry et lady Adeline, iniilant l'exemple de leurs pairs, les
membres de la pairie, se rendirent à une magnifique résidence, une
Babel golhique, vieille de mille ans. Nul ne pouvait se vanter d'une
plus longue généalogie; aucune race n'avait brdlé de plus de
îiéros et de beaulés. Des chênes, aussi vieux que leur famille, par-
laient de leurs a'ieux: chaque arbre signalai* une tombe.
Ll.
Dans tous les journaux, un paragraphe annonça leur départ.
Telle esl la gloire moderne : c'est dommage qu'elle' ne tienne qu'à
un avis au lecteur ou quelque chose de semblable ; avant que l'encre
soit sèche, le nom est oublié. Le Morning-Poit fut le premier à pro-
clamer la nouvelle : «Aujourd'hui sont jiartis pour leur résidence à
la campagne, lord H. Amundeville et lady A. »
LU.
« On nous assure que l'opulent propriétaire se propose de rece-
voir cet automne une société choisie et nombreuse do ses nobles
amis; nous tenons de source certaine que le duc deD. doit y passer
la saison de la chasse, avec beaucoup d'autres personnages illustres
de la noblesse ou de la fashion, ainsi qu'un étranger de haute dis-
tinction chargé par la Russie d'une mission secrète. »
LUI.
On voit par là... (en effet, qui peut douter du Morning-Posl ? Ses
articles ressemblent aux Irente-neuf articles de la foi anglicane)....
on voit, dis-je, que notre joyeux Hispano-Russe était appelé à briller
des reflets de la splendeurde son hôte, avec ceux qui selon Pope ,
« étant fort audacieux, parviennent à dîner. » Fait bizarre, mais
vrai , pendant la dernière guerre, la liste de ces dîners tenait plus
de place dans les gazettes que celle des tués et des blessés.
LIV.
Cela se rédigeait ainsi : « Jeudi dernier, il y a eu un grand dîner;
présents : les lords A. B. C. » ... Ici les noms des comtes et des
ducs étaient annoncés avec non moins de pompe que celui d'un
général victorieux. Puis, un peu plus bas, dans la même colonne :
« Falmoulh: Nous avons eu ici dernièrement le régiment de Royal-
Balafre, si connu par ses exploits et qui a fait , "dans la dernière
action, des pertes si regrettables; les postes vacants sont remplis...
« Voir la gazette de l'armée. »
LV.
Le noble couple est parti pour Norman Abbey (2). Jadis vieux.
(1) Ainsi voyagent les riches.
(2) La description qui va suivre est celle de l'abbaye de Newstead, an-
tres vieux monastère, et aujourd'hui résidence plus vieille encore...
son architecture ofl're un rare et splondide mélange des divers styles
gothiques, auquel, de l'aven de tousles artistes, peu de monuments
sont à comparer. Peut-être la partie habitable est-elle située un peu
trop bas; car les moines l'avaient adossée à une colline, pour que
leur dévotion fût à l'abri du vent.
LVI.
L'édifice est encadre dans un heureux vallon couronné de grands
bois, parmi lesquels, semblable à Caractacus ralliant son armée, le
chêne druidique dresse ses vastes bras contre les éclats de la
foudre. De l'abri de son feuillage on voit sortir, dès que le jour
s'éveille, les fauves habitants des forêts; le cerf à l'altière ramure,
suivi de son troupeau, s'y vient désaltérer à l'onde d''une source qui
gazouille comme un oiseau.
LVII.
Devant le château s'étend uti lac limpide, large, transparent et
profond : l'onde en est renouvelée par une rivière dont les ilols se
calment en traversant la nappe paisible. Dans les buissons et les
joncs de la rive, la sarcelle fait son nid bercé par l'élément liquide.
La forêt descend en pente jusque sur ses bords et mire dans les Ilots
sa face verdoyante.
LVHI.
Au sortir du lac, la rivière s'élance dans un abîme profond, en
cascade écunieuse, étincelante. Puis ce fracas fait place à des bruits
moins retentissants: comme un enfant qui s'apaise, l'onde transfor-
mée en ruisseau glisse à petits filets, qui poursuivent leurs cours,
tantôt brillant à la face des cieux, tantôt cachant leurs détours dans
les bois; ici transparents, plus loin azurés, selon les ombres que les
cieux leur envoient.
LIX.
Une part glorieuse du golhique édifice, débris d'une église jadis
consacrée au culte romain, s'élevait un peu à l'écart : c'était une
voûte grandiose qui, sous ses bas-côlés, avait autrefois abrité de nom-
breuses chapelles; celles-ci avaient disparu, et c'était une perle
pour l'art; mais la voûte se déployait encore majestueuse et sombre
au-dessus du sol, et en contemplant celte arche vénérable, le cœur
le plus rude se sentait ému.
LX.
Dans des niches, vers le sommet de la façade, on voyait autrefois
douze saints de pierre : ils avaient été renversés, non lors de l'ex-
pulsion des moines, mais dans la guerre qui détrôna Charles Stuart,
quand chaque maison était une forteresse, commenous l'apprennent
les annales des races illustres détruites à cette époque... races do
braves cavaliers vainement dévoués à ceux qui ne surent ni abdi-
quer ni régner.
LXI.
Dans une niche plus élevée encore, seule, mais couronnée, la
mère virginale del'Enfant-Dieu, tenant son fils dans ses bras bien-
heureux, promenait ses regards autour d'elle : au milieu de la dé-
vaslalion générale, le basardTavait épargnée ; on eût dit qu'elle sanc-
tifiait le terrain d'à l'entour. Peut-êire n'est-ce qu'une faiblesse
superstitieuse, mais la plus chétive reli(iue d'un culte éveille de céles-
tes pensées.
LXIl.
Au centre, dansun enfoncement, on voit une large fenêtre, veuve
de ses verres aux mille couleurs que traversait jadis les glorieux
rayons du soleil, brillants comme des ailes de séraphins. Elle est
maintenant béante et désolée : à travers ses meneaux ciselés la brise
mugit ou soupire; et souvent le hibou fait entendre son hymne fu-
nèbre dans ce chœur muet, où les alleluia ont expiré comme un feu
qu'on éteint.
LXllI.
Mais à l'heure de minuit, quand la pleine lune est an zénith,
quand le vent souflle d'un certain point du ciel, on entend gémir
je ne sais quel son étrange et surnaturel, bien qu'harmonieux...
un accent mourant traverse l'arche colossale, et s'élève et s'abaisse
tonr-à-lour. Selon les uns, c'est l'écho lointain de la cataracte
rapporté par le vent de la nuit et harmonisé par les vieux murs du
chœur.
LXIV.
D'antres pensent qu'un esprit enfanté par la tombe et les ruines
a donné à ces rudes débris une voix magique ; ainsi la statue de
Memnon, échauffée par les rayons du soleil d'Egypte, faisait enten-
dre à l'aurore une vibration mélodieuse. Triste mais sereine, cette
voix plane au-dessus des arbres et des tours. La cause, je l'ignore e
ne saurais la dire; mais le fait est constant... Je l'ai entendue celle
voix... trop entendue peut-être.
LXV.
Au milieu de la cour murmurait une fontaine gothique, symé-
trique dans son ensemble, mais ornée de sculptures bizarres; c'é-
taient des figures étranges comme celles d'hommes masqués : ici
un monstre et là-bas un saint. L'eau jaillissait par des bouches de
cicn domaine de la famille du poète, dont le parc est maintenant partagé
on plusieurs fermes.
IVi
LES VRILLÉES LITTERAIRES ILLOSTRflES.
Kiaiiil loulc» (;iiiiiiv''nl<'-^ cl iTidinliiiil dnns des Imssiiis où pa furcc
scy (li.s»i|init nu niilii'ii do pelilOK bulles d'èniime, iiiiiigesdc la vainc
gluirc de riiuiiinio cl de ses suiicis plus vaiiiR enmre.
LXVI.
I.i- inniKiir li;i niAmo était viisle et vt-iit-ralilc. Il avail conscrxi
pl'is (|Mc (Inulics ('■dilircs du nii^uiu KPiirp son raraoU'-rn inoiiastic|un;
i>n \ii_viil onroro di'hont le rUdliv, |(!s rcjluli's, nt, je crois iiuscl, le
ivfr-riiiirc : une l'Ciile rhapcjli'. d'un portl cxtiuis, demeurait inlaclc
ol diVnrnii la scène. I.o rcstr a\ait é\^ reonslruil, remplacé ou dé-
truit, el rappelait plus le bnroti cpic le moine.
LXMI.
De vnslps salibs. de loiiKnes K-'<leries, des chnnihrcs spacieuses,
riMihit's p.ir un ail peu ycriipnIcMix dans le niaiiaKe despeureg, pou-
xaif'ul ciiDqui'r un riiniiais«riir ; mais j'i'nsi'MiiiJc irnV'nlior liaiis ses
l'iirlios n en Inisxait pas uidIiis dnns l'estpril nue imprestsioii Kran-
iliiise, pour ceux liu moins i|ui uni des jeux dnns le ra'ur. Nous
iidiuiions un (réani à cause de sa stature et nous ne demandions
pas si la nature avouerait toutes les proportions de ses membres,
I.WIII.
Sur les murs, dans des cadres assez bien nouservfs, brillaient des
■ lianins de fer, nuxtjuels succédait une lonpue et paianle série de
romles parés de soie et de l'ordre di> la Jarretière; on y voyait aussi
iiiainie (ady Varie dans louiesa fralclieur virg;inale, avec ses loups
ehevi'ux blonils ; des comtesses d'un Age plus mrtr en robe parnie
lie perles; et (piel(pies beautés du xvii' siècle drapées de manière
à nous permcllre de les admirer librement.
IXIX.
On y voyait aussi, revctiif de leur f'irmidal)le hermine, des juges
di m Ile visage ne pou vjtitpuère inspirer de confiance aux accusésct leur
taire espéri'r que dans le ju^'cinenl de leurs si'ipnenrii'S le druil pas-
serait a>ant le pouvoir; des é\è(|ues qui n'avaient pas laisfcun ser-
mon , des procureurs généraux dont l'esnrit rrdoutable rappelait
beaucoup plus la cbauibrc étoiléc que Vltaueas corpus.
LXX.
Des capitaines : les uns couverts de leur armure, nés dcins ces
siècles de |'i;r, où le plomb n'avait pas encore pris le dessus; les au-
tres en perruques dans le poùt martial de Mariboroupli, douze fois
plus vasics que nUe-s de noire race dégénérée; des bobcreaiix avec
leurs verges blancbes ou leurs clefs d'or; des Nemrods donl le
eoui-sicr lenail à peine dans le cadre, et çà et là quelques farou-
( lies |)alrii>les devenus tels pour n avoir pu obtenir une place.
l.XXI.
Mais <Ic distance en distance, pour délasser le regard faiigué de
l.inlcs CCS gloires bérédilaircs, apparaissail un Carlo fTolce ou un
Titien, ou un groupe sauvage du sauvage Salvator; là dansaient
di s enfants de l'Albane, ici brillait la nier revêtue jmr Verncl de ses
ncéani|nes clartés; plus loin I'lfTroi dominait dans ces scènes
[lieuses pour lesquelles l'Kspagnolcl a trempé ses pinceaux dans le
sang des mariyrs.
LXXIl.
riaudc Lorrain étalait ses délicieux paysages; Rembrandt faisait
rivaliser ses ténèbres a\ec la lumière ; (^aravage ré|uiiulail si's som-
bres leintcs sur la maigre et sio'ique (igure de quelque anacborète...
Mais voici Tenieis qui égaie nos regards par des scènes bacbiques :
la vue de ses l.nrpes gobelets m'altère comme un Danois ou un Hol-
landais... holà I qu'on m'apporte une bouteille de vin du Rliin.
LXXIII.
0 lecteur I si vous savez lire. . et remarquez que l'art d'épeler ou
même d'asseud)ler les syllabes ne suffit pas pour constituer un lec-
teur; il f.iiii encore îles qualités dont vous et moi nous avons égale-
nicnl besoin. Il faut d abnrd eomnicnccr |iar le eomincncemenl
(bien que la condiliuii soit un peu dure) ; secondement, conlinuer;
Iroisièiuenient. si l'on acomiueiicé par lu lin, linir au moins par le
ciinimcuccmcnl.
LXXIV.
Mais, lecteur, tu as fait, depuis quelque temps, preuve de grande
p.ilieiice, tandis que moi, je me suis mis j'i déciire tant de bàlliiicnis
et lie domaines que Pbébiis a du mu prendre pour un buissier pri-
senr. Tels fiirenl les poêles dès les temps les plus recul-s ; nous
le viiynnsdans llumère par son cilaliifiue de xaisseauN ; maïs un
auteur inoilcrue doit èiie plus modéré... je le ferai donc grâce du mo-
bilier et de la vaisselle plate.
LXXV.
L'automne vint avec ses fruits mûrs, et pour jouir de ses doueeure
arri\èrent les In'ilcs atlcudus. Les blés sont coujies; le (iibier abonda
dans les terres du domaine; le chien darrèl bal li-s taillis ; le chas-
seur raccompagne en vcsic brune : il vise avec un œil de lynx, sa
carnas.'-ièie si; rcmplil el aussi la liste de ses expl-ils. Ali I perdrix,
couleur noisette! iihl brillants faisausl cl vous, braconniers... pre-
nez garde! la i basse n'csi pas laite pour les \ilains.
I.XXVI.
Un automne anglais n'a pas de \ ignés : il ne voit pas le pampre
de D.iecbiig rougir le long des sentiers cl y Riispcndre en fe'lon» h
grappe M'rmeilic, comme dans les climats cflcr» an soleil el It la
poésie; mais II sait iiiJanni'diiJ se f.iire à prix d'nrgeol un eb.dx des
meilleurs vins, tels que le léger burdcanx et réiiorgique madère. SI
rAiiglelerre déplore sa stérilité, le medleur <igiii>ble e«l un c.-llicr.
LXXVII.
S'il mantpieàson déclincelle sérénité, p»r laquelle l'automne mé-
ridional semble résigner son piiovoir à un second printemps plutôt
qu à riii\er triste et sombre... celte saison a du moins dans I In-
térieur des maiatins une mine abondante de conforts... lu feu de
charbon de Icrrc « les préiuircs de l'iinnéel " Au dehors nos cam-
pagnes peuvent rivaliser avec lnutcs les autres en fécondité, et le
vert qui leur manque cl compensé par le jaune.
i.xxvin.
Quant il l'elTéminée villeppiature... non moins riche en pihier à
cornes qu'en limiers... elle a la chasse si pleine d'aniiiiation qu nu
dévot ser.iit tenté de jeter lo rosaire pour se joindre i\ la tim
joyeuse. Kn la voyant, Nemrod luiiuéme quitterait les plaine.
l'Assyrie el prendrait pour un temps la jaquette du clussciir lui
Innniquc. Si les parcs anglais n'ont pas de Ij^tes noires ou sangliers,
ild ont, iiar ciiiipcnsation, une réserve de bêles apprivoisées qu'un
devrait Lien cha.s8er.
LXXIX.
Les nobles hôtes réunis h l'Abbaye étaient... donnons le pas au
beau sexe... la duchesse de rilzFuIlke, la comtes.sc Crabby, Ijdy
Scilly. ladynusey, miss Eclat, mis» Boinbazeen, miss Marslay, miss
O'Ta'bby. plus mistress Habbi, la .squaw du riche banquier, et enfln
rhonoràble mistress Sleep, qu'on eût prise pour un blanc agneau,
mais qui n'était qu'une brebis noire (1);
LXXX.
Avec d'autres comtesses trois étoiles, mais toutes du haut parage,
à la fois la lie et l'élite des réunions, nous arrivant pieus s et pur j-
fiécsde leur brouillard natal, comme l'eau sorlanl du filtre oucom
le papier converti en or par la banque. N'importe comment
pourquoi, le passe-port couvre tout le passe; car la buoiie socr
ne se distingue pas moins par la tolérance que par la piété...
LXXXl.
C'est-à-dire jusqu'à un certain point, lequel point otTre la plus
grande diflieullé de toute la ponctuation. Les apparences sembleul
former le pivot sur lequel tourne loul le beau iiiûndc; et pourvu
qu'il n'y ait pas d'exiili.sioii, (ju'on n'entende pas le cri : « Arrêtez,
sorcière 1 '> chaque Médée a son Jason, cl pour citer Horace ; Ouinr
ivl'it puncti'.m qux misruit utile dulci (2).
LXXXII.
Je ne puis délermJner exactement celle règle de justice, qui se
rapproche un peu de la loterie. J'ai vu une femme vertueuse
lout-à-fait écrasée par la seule iniluence dune coterie; j'ai vu
aussi une matrone fort équivoque se rouvrir bravement un chumia
dans le monde à fmce de machinations, y briller comme la canicule
dans les cieux, et en être quitte pour quelques railleries.
LXXXIIL
J'en ai vu plus que je n'en dirai... Mais voyons ce que doient
notre villeggialiire. La réunion se composait de trente-trois individus
de la caste supérieure... les brahmincs du grand genre. J'en ai
nommé quelques-uns. non les pri'miersen rang, .lyant choisi au ha-
sard , selon le besoin de la rime. Pour rehausser l'ejisemblc, on y
avait mêlé un certain nombre d'nWM/f'i.«/M irlandais (3).
LXXXIV.
On y voyait Parolles, ce spiid-^ssin légal ^ui n'accepte pour champ
de lialàillc'(pie le harreau el le sénat Invitcà se rendre sur un .mire
terrain , il se montre jilus disposé à la discu.ssion qu'au combat. Il
y avait le jeune poète RaCkrhyme, astre nouvellement levé et bril-
lant depuis six semaines: pois lord Pyrrho , ce libre- (lenseur fa-
meux, et enfin sir John Poliledcep, ce éuvcur puissant l). "
LXXXV.
Il y avait le duc de Dash . qui étiiil un duc mais dur >'
pieds' à l.i t'Mc. Il y avait douze pairs comme ceux de Charleuiagn
Iclleinenl pairs de figure et d'inlellicence, que. par les yeux ni ;
les oreilles, il ny avait pas moyen de les prendre pour 'des l'
comme tout le monde. Il y avait' les six misses Rawbold.. «h
mantes personnes, loni gosier et scntimenl, donl le c<pur visait tiieu
moins à un couvent ipi'à une couronne de comtesse (5'.
LXXXVI.
Il y avail quatre honorables incssieure, à qui une pareille qn.i -
(Il Olle slflne.o ne contient que des noms forg^sipii s expliquent pai
mots .inglais : {M. momie ; iruh. clièvrc; ïiH<i. sot , l«iy , Maitt ; il
corset , lalibii. éloffe de soie ; raW/i, falihin ; sler\\ M.niineil.
(» (".oIIh-ia n^iissit (le loul iminl qui n'iiml l'unie A l'apréable.
■ (:)i (iiands pie|irié!aiies de 1 Irlande pardr.'il île oonquele: ilsni^nj
leiiis ii'v.-iiiis an-il.'le rs el sont la principsile cniise il* la ruine du p.iv
(H) i(afA.;/j/.e*.lillùra|e:i.eol,Torliiie-«imt»; Pollltdetp, Piotc-profoii
(5) Dash, eml arras; roic, cru; bold, liaidi.
CailUVRES COMPLÈTES DE LORD BYllON.
235
ficalinn convenait mieux dans le sens poUlique qu'an Iretnenl; il y
avail le ])i-eiix chevalier de la Ruse, (lue la France et la fortune
avaient daifrné expédier sur nos rivages, et dont le principal et
inolTensif talent était damuser la compagnie; mais les clubs Irou-
\qjcnt la plaisanterie un peu sérieuse ; car il était si aimable que
les dés eux-mêmes semblaient sous le charme de ses reparties.
LXXXVIl.
11 y avait Richard Dubious, le mélaplivsicieti , grand ami de la
philosophie et des bons diners; Angle, le soi-ilisant mathématicien;
sir llenrj- Silvercup , tant de fuis \ainqiieur aux courses ; le révé-
rend Rodoraont Precisian, ennemi du pécheur, bien plus que du
péché; et lord Auguste Filz-Planlagenet, bon à tout, mais princi-
palement aux gageures.
LXXXVllI.
Il y avait ]aok Jargon, le colossal officier aux cardes, et le géné-
lal Firefaee, fameux dans toute sorte de campagues, grand tacticien
et non moins grand sabreur , qui , dans la dernière guerre , avait
mangé plus d'Yankees qu il n'en avait tué ; puis ce farceur de juge
du pays de Galles, Jefl'eiies Hardsman (I), si bien pénétré de ses
aus[»M'es devoirs que lors<iu'uu coupable venait entendre son arrêt,
il avait pour consolation un quolibet de son juge.
LXXXIX.
C'est un véritable échiquier que la bonne compagnie ; on y trouve
des rois, des reines, des évèqucs , des chevaliers, des rooks, des
pions (2); le monde est un jeu : je lui trouve quelque rapport avec
le jo^^eux Polichinelle. Wa muse est un vrai papillon; elle n'a que
des ailes et point de dard, et voltige sans but dans l'élher, se po-
sant rarement... Si elle était seulement un frelon , il y a des vices
qui s'en trouveraient mal.
XC.
J'avais oublié... mais il ne faut rien oublier... un orateur, le der-
nier de la session, qui avait prononcé un discours fort proprement
écrit, sa première et virginale invasion dans les débats parlemen-
taires ; les journaux retentissaient encore de son début, qui avait
fait une profonde impression, et passait, comme on le dit de toute
chose nouvelle, pour « le meilleur discours que l'on ei5t jamais fait.»
XCI.
Fier des « écoutez! » qu'il avait obtenus, fier aussi de son vole
et de la jierte de sa virginité oratoire, fier de sa science (qui suffi-
sait lout juste pour lui fournir des citations), il s'ébattait dans sa
gloire cicéronienne ; avec une mémoire de mots, avec l'esprit du
quolibet et de l'anerdole ayant quelque mérite et plus d'ell'ronte-
rie, cet orgueil du pays était venu visiter la campagne du pays.
XCK.
Il y avait aussi deux beaux esprits, généralement proclaiïiés tels,
Lontibow d'Irlande et Strongbow d'Ecosse , tous deux avocats et
bon. mes bien élevés; mais Strongbow avait plus de poli. Longbow
était doué d une imagination ardente et superbe Comme un coursier
de race; par malhi ur, il suffisait d'une natale pour le faire bron-
cher., tandis que les meilleurs traits de Strongbow n'auraient pas
été indignes de Caton.
XClll.
Strongbow était comme un clavecin r^mirtenl aécordé, raais
Longbow avait la sauvage harmonie d'une harpe éolienne que les
vents du ciel font vibrer en lui arrachant des accords ou voilés ou
perçants. Dans l'élocution de Strongbow, vous n'auriez point trouvé
un mot à changer; les phrases de Longbow prêtaient quelquefois
à la critique : tous deux houimes d'esprit, l'un par sa nature, l'autre
par l'éducation ; le cœur, la tète.
XCIV.
Si cet assemblage vous semble hétérogène pour une réunion à
la campagne, n'oubliez pas qu un échantillon de chaque classe est
préférable à un insipide tète-à-tète. Hélas ! ils sont passés , les beaux
jours lie la comédie, alors que les sots dj Congrève rivalisaient avec
les bètes de Molière! La société a été tellement nivelée que les
mœurs comme les costumes sont partout les mêmes.
XCV.
Nos ridicules sont rejetés sur le dernier plan... et ce sont des ri-
dicules bien tristes; et puis les professions n'ont plus rien qui les
caractérise ; l'arbre de la sottise n'otîre plus do fruits h cueillir : ce
n'est pas que les sols n'abondent, mais ils sont stériles, et no valent
pas la peine de la recolle. La société est maintenant une horde civi-
lisée, formée de deux puissantes tribus : ennuyeux, ennuyés.
XCVI.
Mais de fermiers devenus glaneurs, nous ramassons les épis rares
et dijà battus de la vérité. Ah! cher lecteur, dans la récolle des
choses sen-i^ees, soyez Booz, et moi , je serai la- modeste Ruili Je
continuerais l'allégorie; mais l'Ecrilure sainte est chose interdite.
(1) Firpyafe, face au feu; hardsman, lionime dur.
(2) .\iix éihecs, les Anglais nomment l'véques ce que nous appelons
fi.vs : les lovrs ils les appellent rooks, ce i|ui vent dire A la f.'js rocs
(comuie on dioKil autrefois en fiançais d'où roquer) it fripons.
J'ai gardé depuis ma jeunesse une impression profonde des paroles
de mistress Adams, lorsqu'elle s'écrie que « c'est ua blasphème de
parler des Ecritures ailleurs qu'à l'Eglise » (1).
XCVII.
Glanons toujours ce que nous pourrons dans ce siècle de paille,
dussions-nous ne point récolter de farine. Je ne dois pa'J onietire
dans ma liste l'homme de la conversation, Kit-Cal, le célèbre cau-
seur qui , tous les matins , inscrivait sur son carnet ce qu'il dirait le
soir. «Ecoule, oh! écoute! — Hélas! pauvre ombreDii)! Quel désap-
pointement attend ceux qui ont étudié leurs bons mots!
XCVIIL
D'abord, il leur faut, par toutes sortes de détours , amener la
conversation à portée de leur ingénieuse pointe; secondement, ils
doivent ne laisser échapper aucune occasion, ne pas céder à leurs
interlocuteurs un pouce de terrain , mais en prendre pour eux n;i
bon pied... et faire une grande sensation , s'il est possible; troisiè-
mement, ils sont tenus de ne pas se dérouler quand un adroit cau-
seur les entreprend , mais de toujours avoir le dernier mot , qui né-
cessairement est le meilleur.
XCIX.
Les maîtres du logis étaient lord Henry et lady Adeline; les per-
sonnes dont nous avons esquissé les portraits étaient leurs visiteurs.
La table eût pu tenter même des ombres attirées au-delà du Slyx
par ces bat^quet^ substantiels. Je n'appuierai pas sur les ragoûts et
les rôtis , bien que toute l'histoire de Ihumanilé atteste que depuis
la pomme d'Eve, le bonheur de l'homme, ce pécheur affamé, dépend
beaucoup de son dîner.
C.
Témoin la terre « où coulaient le lait cl le miel . » offerte eu per-
spective aux Israélites affamés ; à quoi nous avons ajouté depuis
lamouv de l'argent, le seul plaisir qui récompense la peine qu'on
prend pour l'obtenir. La jeunesse se fane, et laisse après elle des
jours sans soleil ; nous nous lassons des maîtresses et des parasites;
mais, ù céleste métal ! qui consentirait à te perdre?... Celui-là seul
qui ne peut plus user ni même abuser de toi.
CL
Les messieurs se levaient le matin pour aller chasser au tir ou nu
eoiirre : les jeunes» parce qu'ils aimaient cet exercice, la première
chose dont s'éprenne un adolescent après les jeux et le -fruit; les
hommes mûrs, pour abréger la journée; car Veiuu/i est un produit
du sol anglais, bien qu'il n'ait point de nom précis dans la langue
anglaise A défaut du mot, nous avons la chose, et laissons au
français le soin d'exprimer ce formidable bâillement que le sommeil
n'apaise point.
en.
Les vieillards parcoiwaient la bibliothèque, bouleversaient les
livres, ou critiquaient les tableaux; d'autres fois ils arpentaient
pileusemenl les jardins, faisant quelques incursions dans la serre-
chaude ; ou bien ils montaient un bidet au trot pacifique, ou lisaient
leurs journaux du malin, ou enfin, fixant sur la pendule un reg'ard
impaiieni, âgés déjà de soi.xante ans, ils auraient voulu être de .six
heures plus vieux.
cm.
Mais personne ne se gênait; le signal de la réunion générale était
donné par la cloche du dîner ; jusque-là tous étaient maîtres de leur
temps, et libres de passer soit en société , soit dans la solitude ces
heures que si peu de gens savent employer. Chacun se levait à son
heure, donnait à sa toilelte lout le temps qu'il voulait, et déjeunait
quand, où et cimiment il lui plaisait.
CIV.
Les dames... les unes fardées , les autres un peu pAles... affron-
taient comme elles jjouvaienl le regard du jour. Joli^'s, elb's fai-
saient une promenade à pied ou à cheval; laides, elles lisaient,
contaient des hisloires, chantaient, répétaient la dernière coulre-
danso venue de l'étranger, discutaient la mode prochaine. régtaicMit
la forme des chapeaux d'après le dernier code, ou enfin barb'juil-
laient douze feuilles de papier pour imposer une nouvelle di'tle à
chacun de leurs, correspondants.
CV.
Quelques-unes avaient des amants absents; toutes avaient des
amis. La terre et peut-être aussi le ciel u ont rien de comparable à
une lettre de femme... ca;' elle ne eoiiclul jamais. J'aime le mvsière
d'une missive féminine, qui, comme un article de foi, ne dit jamais
lout ce quelle veut dire... Quand vous répondrez à une parei'Ie
lettre, je vous conseille d'êlre sur vos gardes.
CVI.
Et puis, on avait des billards, des caries, mais point de dés
excepté dans les clubs, un hom.mequi se respecte ne joue jamais...
des bateaux quand il y avait de l'eau, des patins quand il gelait, et
que les jours embaumésavaient fait place à larr.de ;Voidure ; eiiliu la
(i) Dans Jo.wp/î Andreius, rom^n de Fielding.
(i) Voy.-z [llum'.el de .Sliake.-^peare.
2;.6
l,i;S VKILIliKS IJI TKUAII'.r.S IM.l'SïlîKKS.
pAcliPÎil.i |if;n«', ccM'rosiililaiiT.iiiiiinimî puisse cliiinhT on dire voire
isnnc Wallon, viiMix fal, rriiel anlnnl i|iio ricliriile. qui iii(''rilerail hirn
(l'avoir un liaineçon dans le gosier, avec une pelito triiil'- pour le lircr.
CVII.
Le soir rarnonail la table cl le vin, la conversation, le duo chanté
pnrdcs voix plus ou moins divines fie seul souvenir m'en fail mal
fi la liMe el au ronir). Des misses Hawhold, qnaln- brillaient surtout
dans la cliansonnette; mais les deux cadellespréféraicnl la harpe...
parce qu'aux charmes de la musicpie elles joignaient de gracieuses
épaules, el ilcs bras el des mains d'une blancheur éclalante.
CVIII.
Parfois la danse offrait l'occasion de faire admirer des tailles de
8>lphii|R ; mais on dan-
sait raremenl les jours de
chasse, car .ilors ces mes-
sieurs étaient un peu fa-
lipués. Puis on avait la
causerie, la galanterie. ,.
(Hioi(|uedéeciito et se bor-
nant à l'éloge de charmes
qui méritaient ou ne mé-
ritaient pas l'admiration.
Les eliasseurs recommen-
çaient dans leurs récits
la poursuite du renard;
puis ils se reliraient sage-
ment... h dix heures.
CIX.
Les politiques, dans un
coin il l'écart, discutaient
la carte du globe, ou les
sphères du pouvoir; les
beaux parleurs épiaient
le moindre interstice pour
y introduire la tôle d'un
bon mot. Point de repos
iiour ces gens qui visent
a l'esprit: l'heureuse idée
éclose eq un instant peut
leur rouler des années
avant que l'occasion se
présente de la faire pas-
ser , et alors, même, il
surfit il'un fAcheux pour
qu'ellu tombe ii terre.
ex.
^lais cette réunion était
loute bienveillante el aris-
tocratique ; tout y était lis-
se , poli et froid , comme
une statue taillée par Phi-
dias dans le marbre athé-
nien. 11 n'existe plus de
Squire Western ; nos So •
pliies sont moins empha-
liipies, (pioiipie tout aussi
bi'llrs. Nous n'avons pas
de \.un'iens achevés com-
nu' Tom Joncs, mais des
j,'i'Milomen en corset, rai-
des comme des piliers.
Pcut-L'tre, pcnsait-il, c'est l'usage 4Îc ce pav!
de cette façon.
CXI.
On se séparait de bon-
ne ncure, c'est-à-dire
avant minuit... qui est le
midi de Londres; mais à la campagne, les dames se relirent un
peu avant lo coucher de la lune. Paix au soumicil de ces Heurs qui
feinieiit leurs calices!., puisse la rose reprendre bie'nlot ses couleurs
naturelles! Le repos est la meilleure recette pour colorer de belles
joues, et remplace le carmin... du moins pour quelques hivers.
CHANT XIV.
l.
Si de l'abime de la grande nature, ou de celui de notre pensée
nous pouvions seulement tirer une certitude , peut-être I humanité
tiou\erait-elli la route qu'ille a niaïupjée jusqu'ici... mais alors (|ue
de hi'lle pliilosiqjhie piMilue ! Un svsleme en dévore un autre, à peu
près rouune lo vieux Saturne dévorait ses enfants; car lorsque sa
pieuse compagne lui nré.sentait des pierres en lui disant que <■ ■
laicnl ses lils, il n'en laissait pas un seul os.
II.
Mais tout système imite en sens inverse le déjeuner du Titan, 1 1
mange ses parents, quoique la digestion en soit difflcilc. nitcsni ■
je vous jirie, si , ajirès toutes li's recherches, vous pouvez fixer vn''
croyance sur une question quelcompie. Jetez un couji d'iidl sur I
siècles pa.ssés, avant ilCncbainer vnirc raison. (Jn ne doit pas se Ip
au lémoignage des sens : rien de plus vrai; el pourtant quels son <
nos autres moyens de certitude?
III.
Pour moi, je ne sais rien; j- ne nie, n'admet-s . ne rejette <i
nedédaignerien. Klvou^-
même, rpie savez -vous.
sauf peut-être que von •
êtes né et que vous mom
rez ? Et après tout, il -■
peut que l'un ••! l'auli ■
soient faux. Une épocp,-
peut venir, source de 1
lernilé, oij rien ne ser.i
vieux ni jeune. Ce qu
nomme la mort est u
chose que les hommes .;
plorent, el pourtant un
tiers de leur vie se passe
à dormir.
IV.
Un sommeil sans rêves,
après une ruile journée
de travail, est ce que nous
S'iuliaitons le plus; com-
ment donc notre argile
a-t-ellc horreur de celle
anlio argile plus profon-
déincnlendûrmie?Le9tii-
' !<■ même, qui paie sa
!le en une fois el sans
■ lais (vieille manière de
icquilter qui déplati fori
ii\ créanciers) , abrège
impatiemment son dor
nier souffle, moins p
dégoût de la vie cpie |.
horreur de la mort.
V.
La mort est autour •'"
lui , près de lui , ici . '
partout; el il esl un c^
rage qui naît de la eriin
le, de tous le plus rés<.|ii
peut-être , el prêt .'i io|i
braver uniquement |im
connaître cette fin rcl
téc. Quand sous vos pi.
les montagnes dre.--'
leurs pics . que vos y
plongent dans le pr^
pice el voient les rorli
entr'ouvrir leurs goull
béants... vous ne pou.
regarderune minulesana
répouvantable désir de
vous précipiter.
VI.
Vous n'en faites rien, il
est vrai... mais. pAle et frappé de terreur, vous vous éloignez. Ce-
pendant. re\ene/. sur vos iiupressions passées, et. tout en tressail-
lant devant le fidide miroir de vos propres pensées, vous retrouve-
rez , soit vérité, soit erreur, la tendance cachée vers l'inconnu, le
désir .secret de vous plonger avec toutes vos craintes où? vous
l'ignorez; et c'est justement pour cela que vous le faites... ou ne le
faites pas.
VII.
Mais, me direz-vous, qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun
avec notre sujet?... Rien du tout, ami lecteur; pure spéculation
qui n'a qu'une excuse : c'est ma manière 1 Quelquefois h propos ,
quelquefois hors de propos, j'écris sans héMter tout ce qui me passe
par la tête. Ce récit n'est point fait comme récit; ce n'est (pi'imc
base aérienne et fantastique sur laquelle je bâtis des choses commu-
nes avec des lieux communs.
VIII.
Vous savez ou vous ne savez pas tpie le grand Bacon a dit : « Je- j
i\o recevoir les voyageurs
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
237
lez une paille en l'air, et vous verrez de quel côlé le vent souffle. »
Or, la poésie, c'est une paille emportée par le souffle humain, dans
la direclion que lui imprime l'esprit; c'est un cerf-volant qui plane
entre la vie et la mort, une ombre que l'âme aventureuse projette
derrière elle; et ma poésie à moi, c'est une bulle d'air enflée, non
pour m'en faire gloire, mais pour jouer comme joue un enfant.
IX.
Le monde entier est devant moi ou derrière; car j'en ai vu
une portion de ce monde, et tout autant qu'il faut pour en garder
mémoire. J'ai aussi éprouvé les passions, assez rudement pour en-
courir le blâme, au grand contenteqieut demesamis, les hommes,
qui aiment à mêler un peu d'alliage à la gloire ; car j'ai en quelque
célébritédansmon temps,
jusqu'au moment où je
l'ai complètement ruinée
par mes vers.
X.
Je me suis mis ce bas
monde sur les bras et
l'autre également, je veu.x
dire le clergé, qui a lancé
ses foudres contre moi
sous la forme de pieux
libelles. Et pourtant je ne
puis m'empêcher d'écri-
vailler une fois par se-
maine, lassant la patien-
ce de mes anciens lec-
teurs, sans m'en faire de
nouveaux. Dans ma jeu-
nesse, j'écrivais parce
que mon âme débordait;
maintenant j'écris, parce
que l'ennui la gagne.
XI.
Mais alors pourquoi
publier? 11 n'y a ni gloi-
re ni profit à tirer d'un
public qui sciasse... Une
question à mon tour
pourquoi jouer aux car-
tes? ou boire? ou lire?...
Pourahréger l'en nui d'un
certain nombre d heures.
Cela m'occupe de jeter un
regard en arrière sur ce
que j'ai vu ou pensé de
triste ou de gai : ce que
j'écris, je le jetle au cou-
rant. Qu'il surnage ou
s'enfonce , n'importe :
j'ai joui de mon rêve,
XII.
Il me semble que si
j'avais la certitude du suc-
cès, j'en écrirais à peine
une ligne de plus. J'ai si
longtemps bataillé plus
ou moins vivement ,
qu'aucun échec ne me
ferait renoncer aux neuf
sœurs. Ce sentiment n'est
point facile à exprimer,
et pourtant il n'a rien
d'aû'eclé , je le déclare.
Au jeu. vous avez le choix entre deux plaLsirs. . l"un est de gagner,
l'autre de perdre.
XIII.
D'ailleurs ce ne sont pas des fictions que produit ma muse ; elle
rassemble un réperloire de faits, avec quelque réserve et de légères
restrictions, comme de juste; mais enfin ses chants ont principale-
ment pour sujet les choses et les actions humaines... et c'est là .un
des motifs de la contradiction qu'elle rencontre ; car une trop exacte
vérité ne plaît jamais au premier abord ; et si son unique objet était
ce qu'on appelle la gloire , elle conterait avec moins de peine une
histoire diti'erente/
XIV.
Ainour, guerre et tempêle... voilà certes de la variété. Ajoutez-y
un léger assaisonnement de méditation, un coup d'oeil à vol d'oi-
seau sur ce désert qu'on nomme la société , un regard rapide jeté
sur lesliommes de toute condition. Au défaut de lout autre mérite,
il y a là du moins de quoi rassasier le lecteur, en actualité comme
P.iR[i, — Imp. LACotR et C*, rue Sùufflot, \^^.
La petite Leila.
en perspective ; et ([uand ces vers ne serviraient qu'à garnir des
porte-manteaux, cela fera toujours aller le commerce.
XV.
La fraction de ce monde que j'ai choisie pour texte du sermon
suivant n'est connue par aucune description récente. C'est ce dont
il est facile d'assigner la raison : tout éminente et agréable que
soit cette agglomération sociale, on trouve je ne sais quelle unifor-
mité dans ses pierreries et ses hermines; tous les âges y ont un
air de famille qui engendre la monotonie : ce qui ne promet pas
grand'chose aux pages du poêle.
XVI.
Malgré beaucoup de sources d'excitation, on n'y trouve rien qui
exalte , rien qui parle à
tous les hommes et à tou-
tes les époques. Une sorte
de vernis y recouvre tous
les défauts; une sorte de
lieu commun y règne
jusque dans le crime ; des
passions faclices, de l'es-
prit sans beaucoup de sel;
une absence complète
de ce naturel qui donne
à tout le cachet de la vé-
rité ; une monotone uni-
formité de caractère, chez
ceux du moins qui en ont
un.
XVII.
Parfois en effet, com-
me des soldats après la
garde , ils rompent les
rangs et quittent avec
joie la discipline; mais
bientôt le roulement du
tambour les rappelle ef-
frayés, etils se retrouvent
obligés d'être ou de pa-
raître les mêmes. A tout
prendre , c'est une bril-
lante mascarade ; mais
quand une fois vos yeux
se sont repus de ce spec-
tacle , vous en avez as-
sez... Tel est du moins
l'effet qu'aproduitsur moi
ce paradis de plaisir et
d'ennui.
XVIII.
Quand nous avons cou-
ronné notre amour, joué
notre jeu, étalé notre
toilette, voté, brillé, et
peut-être quelque chose
encore, dînéavec les dan-
dies, entendu les pairs
déclamer leurs discours ,
plaint les beautés ame-
nées au marché par ving-
taines, vu de pitoyables
roués transformés chas-
tement en maris plus pi-
toyables encore , il ne
nous reste plus guère
d'autre rôle que celui
'^ d'ennuyé ou d'ennuyeux.
Témoin le ci-devantjeune
homme, qui veut remonter le courant, et se refuse à quitter le monde
qui le quitte.
XIX.
On dit... et c'est un sujet de plainte générale... que personne en-
core n'a réussi à peindre le beau monde exactement tel qu'il est.
Quelques-uns prétendent que les auteurs, pour trouver matière à
leurs sarcasmes moraux, en sont réduits à graisser la palle au portier
pour attraper quelques légers scaudales, bien curieux, bien bizarres,
et cjue leurs livres ont tous le même style , à savoir le babil de my-
lady , filtré par sa femme de chambre.
XX.
Mais cela ne saurait être vrai, surtout aujourdhui que les écri-
vains sont devenus une partie influente du beau monde; je les ai
vus balancer même les militaires, surtout quand ils sont jeunes,
point essentiel. Comment alors pourraient- ils échouer dans une
chose à laquelle ils attachent une extrême importance, à savoir la
17
'2r,8
I.RS VKILLËK8 LITTERAIRES ILLU8TREKS.
i-i'^i^ctnManrc d'l pnrliAil ili- la linulc sorii'lé? (l'osl qiiVn pITpI i'II<^
n offre pas (;i'i'ii<ri'li<i«e h décrire.
XXJ.
Haud ii/iinrii Uu/uor, cc «nnl lîi dos iiiign", quorum pnrs parrii
fui (I), mais poiirlnnt une pari rrello. Or , ji- Iraccrnis plus ("arilc-
ineiit ro!>(|tiJssc il'tiM liarein, d'une lialoilln, il'iin iiaiirraKc oti dune
liislciirc du cd'ur ^\\.^c je no peindrai» ces rhosps-là. D'ailleurs je dé-
firi- m'en dispenser pour des raisons qu'il me ronvicnl de garder
Bccn'ieg. I ftabo Cereris sacrum qui rulijaril (ï)... ec qui si^nilic
que k'vulpairc ne doil pas les poniiatlre.
XXII.
C'est donerhnse ronveniie : ec que je jelte sur ee papier est idéal,
nffaihli , dénahirô, eoniine une liislciiro des Irancs-niaçons , el n'a
pas plus de rapport avee la réalilé (|ue le voyap' du capitaine l'arry
a\ee relui de Jason. I.e iirnwA secret ne doil p.is l'être vu de toul le
monde; ma musique a de mysiiipies diapasons . el eonlicnl beau-
coup de choses que les initiés seuls peuveni apprécier.
XXIII.
Hélas! les mondes se perdenl cl la femme, depuis qu'elle a
perdu le mon<lc (Iradilion plus vraie que palanle, à laquelle on lient
tomme article de foi), n'a ii.is toul-h-fail renoncé h des habitudes
analogues. Trisle esclave (lerusa}.'e! vicdentée , asservie, victime
tpiand elle a lorl, el souvcnl iiinrlvre quand elle a raison, conilaio-
néc aux douleurs île rciifanienicnl. comme les lioin;neii pour leurs
péchés ont été soumis à la néces-silé de se faire la barbe...
XXIV.
Fléau quotidien, qui , pris en somme, équivaut à l'aecouchenienl.
>Iais (luani aux femmes, qui peut pénétrer les soulTrances réelles
de leur condition? L'homme, jusque dans sa sjmpalbie pour elles,
montre beaucoup d'éfro'isme , el encore |)lus de niélianre. Amour,
vertu, beauté, talents, n'aboiiiissenl qu'a faire d'elles des ménagè-
res chargées d'accroître la population.
XXV.
Tout cela .=erait bel el bon, et ne .saurait élre mieux; mais ce rôle
même esl diflicile, Dieu le saill tant sont nombreuses les afllielions
qui assiègent la femme depuis sa uais.sance : tant est faible la dislinc-
liou entre ses amis el ses ennemis. La doruie de ses chaînes .s'use
si vite (pie... Demandez à la première venue , pourvu qu'elle ait
trente ans, ce qu'elle aimerait mieux être, homme ou femme, sim-
ple écolier ou reine?
XXVL
n L'inlluence du cotillon I » voilà un grave reproche auquel vou-
draient échapper ceux même qui subissent celte influence. Mais
comme c'est sous le cotillon que nous arrivons dans ee inonde parmi
les cahots du fiacre de la vie , je déclare (|ue pour mou compte je
vénère ce véiemqnl féminin... vêtement mjstérieugemenl sublime,
qu'il soil de bure , de soie ou de basin.
XXVIL
Je le re.epecle infiniment, je l'ai même adoré «lans mon jeune Age,
ce voile chaste el sacré, qui, jiareil au coffre -fort de l'avare , re-
couvre un tCésor, et n'attire que davantage par tout cc qu'il nous
c.icbc fourreau d'or qui renferme un glaive de Damas, lettre
d'amour au sceau mystérieux, remèdcà toutes les douleurs... f)eul-
on souffrir en face d'un cotillon el d'une cheville bii4|i tournée?
XWIIl.
El par un jour silencieux et irisie, quand , par exemple , souille
le sirocco , quand la mer elle-même jiaiail sombre malgré l'écume
de ses (lots, que l'onde du fleuve coule pesamment . cl ([ue dans le
ciel règne ce vieux Ion giisAlre , lugubie et monastique, antithèse
des ravons lumineux... alors même il est agréable de jeter utr coup
d'iL'il en passant sur quelque jolie paysanne.
XXIX.
Nous avons laissé nos héros el nos héroïnes dans cc beau pays,
dont le climat est loul-h-lait indépendant des signes du zodiaque,
bien qu'il présente aux poètes le plus de diffieiillé, attendu que le
Soleil, les étoiles et tout ce qu'il y a de brillant , que tout cela,
dis-je, y offre le plus souvent laspecl triste el maussade d'un créan-
cier car alors le ciel est véritablement aiujlais.
XXX.
Une vie tout inléricurc est peu poétique; el dehors ou a les
averses , les brouillards el le givre, avec lesquels je serais incapable
de brasser une pastorale. Quoi qu'il eu soit, un poClc doil sur-
monter tous les obstacles, petits ou grands, lui giiianl ou eu |ier-
l'ectionnanl son ouvrage, il faut qu'il' marche vers la fin , et qu'il
travaille comme un esprit sur la matière , quehpiefois également
couliarié par le feu el par l'eau.
[\]Jc parle de choses à moi ooiiiiiics; ce sont \\ t\ci lagatelles au.rqtirllcs
jai pris une ]t\Ucparl. I.ainb^oixd,! Virgile m lang.'s par!.' poète aim tais.
|2) Je ne permettrai point i\ celui qui a <livnlgué les nivslères ilo CC-
rès de demeurer sons mon toit, eic. Hor.ice.od. ni. î.
XXXI.
Juan, el roiis ce rapport du moins II r<>fwemhlAil aux «ninls .. Jnan
était tout }i lotm Fans disiinctiim de elasce - il ne tronvnit heureux
dans les camp», h bord d'un navire, non- le ih.'iiiine nu darn les
cours. Doué d'un de ces caractères heureux qui fonl rarement dé-
latil. il prenait modPKtcment xa pnrtdeslravaux nu dco plaiiiri. S.ins
fatuité, il savait si- faire bien venir île toutes les femmes.
XXXII.
Cue chasse au renard esl, pour lélraii^'er, une chose assez criii-
ijiie. Il y couil deux daiigcrs, d'abord de tomber, puis de s'cnten-
(iie plaisanter sur sa malndre$.se : mais Jiiun, Coiui:iis-anl do longue
main les déserts, les franchisé.iit comme un Aialte qui court à la
vengeance, el soit qu'il monlAt un cheval de bataille, de course ou
de louage, l'animal savait qu'il portail son maître.
xxxin.
El maintenant entré dans cette nouvelle carrière, il s'y faisait ap-
plaudir en bravant haies, fossés, barrières et (.'rilles, ne balaneanl
jam.iis devant l'idjstacle. ne faisant que peu de fiux pas et s inipa-
tieiilant seulement lorsqu'on perdait la piste. Il viola, il est vrai,
quelques-uns des statuts de la chasse ' c^r le plus snge peut Tnillir),
lança de temps h autre son cheval parmi les chien», cl même pnssft
une fois sur le corps de quelques Gentilshommes campagnards.
XXXIV.
Mais h cela près, lui el son cheval s'acquittèrent de leur tâche h
radiiiiralioii de tous; les squires s'étonnèrent qu'un 6trani;er eijt
tan! de mérite: les paysans s écrièrent : n liu diantre I qui I aurait
cru I )) Les .Neslors de la génération chassante le louèrent en ju-
rant, et ressentirent une étincelle de leur premier feu; le veneur
Jui-inènic grimaça un sourire, et dit (lu'il valait presque un piqueur.
XXXV.
Tels furent ses trophées... non des boucliers et des lances, mais
des fos«és franchis , des haies crevées, et parbds di s queues de re-
naril. Pourtant, el ici, en véritable Anglais, je ne puis me défendre
d'uiie patriotique rougeur... il fut intéiieuremcnt de l'avis de r.hcs-
teilield, qui , le lendemain d'une longue ch.isse :i travers collines,
buissons, vallées et le rcsic, tout bmi cavalier qu'il était, demanda
naïvement « si jamais homme avait chassé deux fois. »
XXXVI.
II possédait surtout une (jualité assez rare après une chasse ; chez
les gens qui se sont levés avant que le coq ciit averti le jour pares-
seux de décembre de commencer sa triste carrière . il avait, dis-je,
une qualité assez rare et surtout agréable aux femmes, qui, dans
leur aoiix et coulant babil, veulent un auditeur, saint ou [.•'•ebour
n'imporle... c'est qu'il ne s'endormait pas après dîner.
XXXVll.
Mais, scmillani el léger, toujours sur le qui-vivc, il prenait une
part bi'illante h la conversation, égayant toujours ce qu'avan-
çaient ces dames, et recherchant les sujets d'entretien les plus en
vogue. Tantôt grave, tantôt gai, jamais lourd ni impertinent; se
bornant h rire sous cape .. le rusé coquin I. . il ne relevait jamaia
une bévue... bref, il n'y eut oncque de plus habile écouteur.
XXXVIII.
J'^t puis il dansait... tous les étrangers l'empiortent sur le sérieux
anglais dans l'éloquence de la pantomime.... il dansait, dis-je, fort
bien, avec expression et aussi avec bon sens... point indispensable
dans l'art de remuer les pieds; sans prétention IbéAtrale, non eu
maître de ballet qui exerce ses nymphes, mais en vrai geullcinan.
, XXXIX.
Ses pas étaient chastes et renfermés dans les limites du poûi , et
toute sa personne portait un c^|^l déb'pauee; couime la légère
Camille, c'est îi peine s il effleuriflW^Rol. et il contenait sa vigueur
plus qu'il ne la déployait. Puis , il avait l'oirille juste . et ses mou-
vements classiques, irréprocbaMês le plaçaient hors ligue : il brillait
comme un boléro personnifié; i.^
XL.
Ou comme lune des Heures fuyant devant l'AurOre, dans celte
fameuse fresque du Guide qui, kfClle seule, vaudrait un voyaL'c h
Flome, quand même il n'y restaMit plus un déhri.s du trône unique
de l'ancien monde. t;hez lui, le «tout ensemble» était empreiftl
lie ce gracieux et suave idéal qu'on rencontre rareinent el quiui ne
saurait décrire car les mots manquent de couleur.
XLI.
Rien d'étonnant dés lors qu'il fût recherché cl qu'on l'admiràl
comme un Ciipidon devenu homme, un peu gflt,*, mais pas fat; du
moins 11 .«avait dissimuler sa vanité. Il était doue d un tel tact, qu'il
savait également charmer les beautés chasies et celles qui sont au-
trement inspirées. La duchesse de FiU-Fulke, qui aimait à tracasser,
lui fil la première quelques agaceries.
XLII.
(Vêlait une belle blonde, un jien mure, désirable, dislinguée. il
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
259
(]iii, pendant plusieurs liivers, avait brillé dans le grand monde. Je
rriiis devoir laii'c ce qu'on rapportait de ses l'.iiiset gesles, car ce se-
l'ait lin sujet cluilouilleux, oulre qu'il pouvait y avoir du faux dans
ce ([u'ou eu rapportait. Sa dernière fantaisie avail été de se lier à la
vie îi la mort avec lord Auguste Filz-Plantagenet.
XLIIL
La figure de ce noble personnage se rembrunit un peu en voyant
le nouveau trait de coquetlerie dont Juan était l'objet; mais un
amant doit tolérer ces jieliles licences, simples privileges de la cor-
poration féminine. Maibeuv à l'bomme qui basarde une remon-
trance! il ne réussit qu'à précipiter un dénoùment désegréable,
mais commun à ceux qui comptent sur la femme.
XLIV.
Le cercle sourit, puis chucbota, puis décocha quelques trails : les
misses se rengorgèrent, les matrones froncèrent le sourcil ; quelques-
unes espéraient que les choses n'iraient pas aussi loin qu'on le crai-
gnait, d'autres ne pouvaient ci'oire qu il y eût de telles femmes au
monde. Celles-ci ne croyaient jamais la moitié de ce qu'elles enten-
daient dire ; plusieurs enfin plaignirent sincèrement ce jiauvre lord
Auguste Fitz Plantagenet.
XLV.
Mais ce qu'il y a de singulier, personne ne prononça même le
nom du duc, qui cependant, on aurait pu le croire, était bien pour
quelque chose dans 1 .liîaire. A la vérité, il était absent, cl il passait
pour ne demander jamais, en ce qui concernait sa femme, ni où,
ni quand, ni qu'est-ce; et s'il tolérait ses licences, nul n'avait le
droit de s'en scandaliser. Leur union était de celte espèce, la meil-
leure de toutes assurément où l'on ne se rapproche jamais, 61 où,
par conséquent, il n'y a pas lieu de se détacher.
XLVL
Obi comment aije pu trouver un vers si rruoll... Enflam-
mée d'un amour abstrait de la vertu, ma Diane d'Eplièse, lady Ade-
line, regarda bientôt comme trop libre la cunduite de la duchesse.
Regrettaul beaucoup qu'elle fût enlrée dans une aussi mauvaise
voie, elle mit plus de froideur dans ses politesses : son front devint
pâle et grave, eu voyant dans son amie cette fragilité, qui offre aux
amis une bel.e occasion de s'émouvoir.
XLVII.
Dans ce détestable monde, il n'y a rien comme la sympathie : elle
sied si bien à l'àiiie et au visage! elle donne une suave harmonie
aux soupirs, et revêt la douce amitié d'une robe de dentelles. Sans
un ami, que de\ iendrail l'humanité ? Qui relèverait nos fautes avec
grâce? Qui nous consolerait par un : « Il fallait y reganler à deux
fois 1 Ah ! si vous aviez écoulé mon avis ! »
XLVIII.
0 Job ! tu avais deux amis : un seul est bien assez, surtout dans
une mauvaise passe; ce sont d'inhabiles pilotes par un temps d'o-
rage, des médecins moins remarquables par leurs cures que jiar leurs
honoraires. Ah 1 ne vous plaignez pas si votre ami se détache de
vous , comme les feuilles de l'arbre à la première brise ; quand, de
manière ou d'aulre, vos affaires seront rétablies, allez au café et
prenez-en un autre.
XLLK.
Mais telle n'est pas ma maxime; sans quoi, je me serais épargné
quelques peines de cœur. N'importe!... je ne voudrais pas être une
torlue abritée dans son infle.vible écaille à l'épreuve des flots et des
éléments. Mieux vaut, après tout, avoir éprouvée! vu ce que l'hu-
manité peut et ne peut pas supporter : cela donne du discernemenl
aux âmes sensibles.
L.
Si quelque chose est plus horrible que les plus affreux accents de
la douleur, plus sinistre que le chant du hibou ou le silflementde
la brise nocturne, c'est cette phrase lugubre : « Je vous l'avais bien
dit, » prononcée par des aniis, ces prophètes du passé, qui, au lieu
de vons montrer ce que vous devriez faire maintenant, avouent
qu'ils ont prévu votre chute et vous consolent par un long mémo-
randum de vieilles histoires.
LL
La calme sévérité de lady Adeline ne se bornait pas à s'intéresser
à son amie, dont la réputation en face de la postérité lui semblait
plus que douteuse, à moins qu'elle ne réformât sa conduite; mais
elle étendait sur Juan lui-même son jugement austère où se mêlait
à la vérité la compassion la plus pure : elle se sentait doucement
touchée de son inexpérience et de sa jeunesse; car elle était sou
aillée de six semaines.
LU.
Cet avantage de quarante jours (avantage réel, car elle n'était
point de celles qui ont a redouter l'énuméralion de leurs années) ;
cet avantage, dis-je, lui donnait le droit d'éprouver une mater-
nelle Sdilicitudepour l'éducation dun jeune gentleman, bien qu'elle
fi'il encore loin de cette année fatale qui , dans l'âge des femmes,
en résume plusieurs en elle.
LUI.
Cette époque innil être fixée un peu avant trente ans soit à
vingt-sept; car jamais elle ne lot dépassée par la femme la plus
stricte en chronologie et en vertu , tant qu'elle put encore pas-
ser pour jeune. 0 Temps I pourquoi donc ne l'arrêtes -tu pas? Ta
faulx, salie par la rouille, devrait assurément cesser découper et
de tranclier; aiguise-la, marche avec plus de précaution, ne fût-ce
que pour conserver la réputation de faucheur.
LIV.
Mais Adeline était Juin de cet âge dont la maturité est amère ,
après tout. Ce qui la rendait sage, celait plulôl l'expérience; car
elle avait \u le monde et subi ses éjueuves, comme je l'ai dit .. à je
ne sais quelle page : ma muse dédaigne les renvois. Mais de vingt-
sept ôtezsix. et vousaurez et avec surcroît le nombre de ses années.
LV.
A seize ans, on la produisit dans le monde. Présentée, prônée,
elle mit en émoi toutes les couronnes de comte. A dix-sept, le
inonde continua de se laisser charmer par la nouvelle Vénus sortie
de son brillant océan ; à dix-huit, bien qu'une hécatombe de sou-
pirants palpitât d'adoration à ses pieds, elle avail consenti à créer
ce nouvel Adam, appelé « le plus heureux des hommes. »
LVL
Depuis lors, elle avail rayonné durant trois biillanls hivers, ad-
mirée, adorée, mais en même temjis si régulière dans sa conduite ,
que, dédaignant le voile de la circonspection , elle avait mis en dé-
faut la médisance lapins subtile. Dans ce marbre parfait, nul n'avait
pu découvrir la plus légère tache. Après son mariage, elle avait
aussi trouvé un moment pour faire un héritier et une fausse couche.
LVIl.
Autour d'elle voltigeaient empressées toutes les mouches lui-
santes, ces insectes brillants des nuits de Londres;mais nuld'enlre
eux n'avait un dard qui pijl l'atteindre... elle était hors de la portée
du vol d'un fat. Peut-être appelait -elle de ses vœux un aspirant
plus hardi ; mais quels que fussent ses désirs, sa conduite était irré-
prochable; et pourvu qu'une femme soit sage, qu'elle en soit rede-
vable à sa froideur, à son orgueil ou à sa vertu, il n'importe!
LVIIL
Je déleste la. recherche des motifs , comme je déleste une bou-
teille trop lente qui se fait attendre aux mains du maître de la
maison, laissant les gosiers arides appeler en vain le bordeaux ,sur-
toui quand la politique est en jeu, Je déleste celte recherche comme
je déteste un troupeau de bœufs qui fait tourbillonner la poussière,
ou un long raisonnement, ou une ode de lauréat, ou le vole appro-
balif d'un pair servile.
LIX.
Il est trisie de fouiller les racines des choses, tant elles sont mê-
lées à la terre; pour\u que les rameaux de l'arbre déploient une
riche verdure, peu m'importe qu'un gland en soit l'origine. Si l'on
remontait h la source secrète de toutes les actions , on y trouverait
en effet un certain plaisir mélancolique; mais ce n'est pas à présent
mon aû'aire , et je vous renvoie au sage Oxenstiern.
LX.
Dans l'intention bienveillante d'éviter un éclat tant à la duchesse
qu'au diplomSIe, lady Adeline, dès qu'elle vit que, selon toute ap-
parence, Juan ne résislorait pas (car les étrangers ignorent qu'en
Angleterre un faux-pas a des conséquences beaucoup plus sérieuses
que dans les paysprivés d'un jury ad hoc)...
LXL
Lady Adeline, disons-nous, résolut d'adopter les mesures néces-
saires pour ai'rôler les progrès de celte trisie erreur. C'était sans
doute bien de la simplicité; mais l'innocence est hardie jusque sur
le bûcher; peu déCanle dans le monde, elle n'a pas besoin de ces
relrancbemenls élevés à lusage des dames dont la vertu consiste à
ne jamais se montrer à découvert.
LMI.
Ce n'est pas qu'elle appréhendât de fâcheuses conséquences. Sa
Grâce étail un mari fort endurant ; on ne pouvait présumer qu'il fit
une scène, et allai grossir la foule des clients de la Cour des sépa-
rations ; mais elle redoutait d abord la magie du talisman de la du-
chesse, puis une querelle entre le jeune étranger et lord Auguste
Filz-Planlagenel, qui commençait à prendre ombrage.
LXIII.
D'ailleurs, la duchesse pas.sail pour intrigante et lanl soit peu
capable de méchancetés dans la sphère amoureuse. C'éiail un de
ces jolis et précieux fléaux qui tourmentent un amant de leurs teri-
dres et doux caprices; qui chaque jour d'une délicieuse année
savent créer un sujet de querelle quand elles n'en ont pas un
tout prêt, nous fascinant, nous torturant, selon que leur cœur
est de flamme ou de glace, 'et, ce qu'il y a de pis, ne nous lâchant
jamais.
5(iO
LES VEILLÉES LITTf:HAIF'.ES ILLUSTREES.
LXIV.
Ci'iail iitip femme h tourner In tftle d'un jeune homme, el à faire
lie lui un Werther en fin de eompto. Rien it'étonnant al(U's à re
<|u'une rtuie plus pure redoutAt pour son ami une liaison de celte
SOI le : mieuN vaut eent fois Mro marié ou mort c|uc de vivre avec un
rO'ur (|u'tmc femme se platt h déchirer. Avant de prendre son éiau,
il est à nropos de rcdécliir el de voir si une hoiinc fortunescra réel-
lement lionne.
I.XV.
Kl d'ahord, dans la plénitude de son cœur, qui était on croyait
i^lre étranger h tout arliliee , elle prit de temps h autre son mari à
Iiarl, le priant de donner îles conseils h .luan. Lord Henry se mit à
si.iuirc (le la simplii'ili^ de pes plans pour arracher son jeune ami
aux pièges <le la sirène; il répondit en homme d'Etal ou en pro-
phète, à quoi clic ne put rien comprendre.
LXVL
Kn premier lieu, «il ne se mêlait jamais des affaires de personne,
h l'exeeplion de celles du roi ; » ensuite, « en pareille matière, il ne
juf:e,iit jamais sur les aiiparences, fi moins de fortes raisons ; » troi-
sièmement , '< Juan avait plus de cervelle que de barbe au menton,
el ne devait pas être mené ;i la lisière ; » elqualrièmement , « il était
rare qu'un bon conseil produisit (picique chose de bon. »
LXVII.
En conséquence, el sans doute pour confirmer la vérité de ce
dernier axiome, il conseilla lui-môme à sa femme de laisser les
parlies à elles-mêmes... autant du moins (pie la bienséance le per-
inettait, ajoutant ([ue le lemps corrigerait les défauts de l'Age ; que les
j(!unes gens fout rarement des vn-ux monasli(pics ; que 1 opposition
ne fait que resserrer des nœuds... Mais ici un lues.sagcr lui api orla
des dépêclies.
LXVIIL
El comme il faisait partie de ce qu'on nomme le conseil privé ,
lord Henry regagna son cabinet, afin de léguer h quelque futur
Tile-Live le soin de raconter comment il avait réduit la dette na-
tionale; el .si je n'in.sère pas ici tout au long le contenu des dépè-
ches en question , c'est que je ne les connais pas encore ; mais je
les consignerai dans un court appendice qui prendra place entre
mon épopée et l'index.
LXIX.
Mais avant de sortir, il ajouta encore une légère remarque, un ou
deux de ces honnêtes lieux communs qui ont cours dans la conver-
sation, et qui, sans avoir rien de neut, passent cependant faute de
mieux. Puis il ouvrit son paquel pour voir ce que c'était, et y ayant
jeté un coup d œil à la hâte , il se relira ; et en partant il embrassa
liancpiillement Adeline, comme on embrasse non une jeune épouse
mais une jeune sœur. '
LXX.
Celait un homme d'honneur, à la fois bon el froid, fier de sa
naissance, fier de loul ce qui le concernait ; un esprit précieux pour
le conseil d'Rtat, une de ces figures laillces pour marcher devant
le roi ; grand , majestueux, fait pour guider le cortège des courti-
sans, le jour de la naissance royale, en étalant ses cordons et ses
crachats, vrai modèle d'un chambellan... el c'est aussi le poste que
je lui donnerai en montant sur le trùne.
LXXI.
Mais il lui manquait (pielque chose après tout... je ne sais quoi
el par conséquent je ne puis le dire peut-être ce que les jolies
femmes, douces créatures, a|(pellent de 1 Ame. Certes, ce n'était pas
le corps; il était bien proportionné, droit comme un peuplier ou
un pieu; un bel homme enfin, celle humaine merveille; et dans
toutes les circonstances, en guerre comme en amour, il avai'l gardé
la ligne perpendiculaire.
LXXIL
Enfin il lui manquait, comme je l'ai dit, cet indéfini.ssablc je
ne sais quoi, qui. autant que je sache, pourrait bien être l'origine
de I Ihade d'Homère, puisque c'est cela qui conduisit l'Eve des
Crées, Hélène, de son lit Spartiate h celui du Troven , bien qu'au
total, le jeune Dardanien fût sans doutede beaucoup inférieur au roi
Meiielas... Mais c'est par de pareilles raisons que certaines femmes
nous trahissent.
LXXHl.
Il est une chose embarrassante ci bien faite pour nous intriguer,
a moins que, eomuie le sage Tirésias, nous n'ayons éprouvé par
une double experience, la diO'érence des sexes : ni l'un ni l'autre
des deux ne peut dire eonimeut il voudrait être aimé. Le sensuel ne
nous attache que pour un lemps assez court; le senlimental se vante
dètre inattaquable; mais tous deux réunis forment une sorte de
centaure, sur le dos dmpiel il n'est pas prudent de s'aventurer.
r 1 I ^^^'^'•
le que le beau sexe ne cesse de chercher, c'est quelque clmse qui
pi'i' le cœur tienne li(3u de tout; mais ce vide, comment le com-
l'ier Lu gi la difficulle... cl c'c.n là que se montre la faiblesse de
ee.<,b,pcs. hèles navigateurs, à la „„Mci des flots, .sans carte ni
boussole, elles courent sous le vent par une mer lio'jleuiic;el quand,
apn^s bien des choc», elles alleigncnl le rivage, ce rivage n'csl
souvent qu'un rocher.
I.XXV.
Il est une (leur nommée « l'auiour dansToiiiivelé» (I) : voyez h ce
sujet le jardin toujruirs riant de .-b:ikespenre... Je ne veux point
allaiblir s(m admirable description, et je demande pardon Ji ce dieu
britannique si, dans ma politique disette, je touche Ji une seule
fleur de son parterre; mais ipioique la plante soit différenlc, je m'é-
crie avec le Praneais-.Suisse Uousscau : « Voilh la pervenche l«
LXXVI.
Eurêka ! je l'ai trouvé ! je veux dire, non que l'amour soil l'oisi-
veté . mais que l'oisiveté csl un accessoire obligé de I amour, au-
lant (pie j'en puis juger. Le travail forcé csl un mauvais cntremel-
teur. Depuis I époque où le navire Argo, qui n'élail qu'un vaisseau
marchand, après loul, prit Médée pour sulirécargue, on ne cilerail
guère de gens d'affaires qui aient rail preuve d'une grande passion.
LXXVII.
Heal us itle qui procul negoliis ii], a dit Horace. En cela le plus
grand des petits poètes se Irompe ; cette autre maxime : noscilur a
socih (.3), vient beaucoup plus h pro[ios , el encore est-elle parfois
trop rigoureuse; mais je dirai à sa barbe ; Quels que soient leur rang
el leur élat, trois fois heureux ceux qui ont une occupation I
LXXVIII.
Adam échangea son paradis contre le labourage; Eve travailla en
modes avec des feuilles de figuier... c'esl, si je ne me trompe, la
première connai.s.sance que, selon l'Eglise, on ail tirée de ccl arbre
si savant. Dès lors, il est facile de démontrer que la pliipail des
maux qui affiigenl les humains, el plus encore les femmes, pro-
I viennent de ce qu'on n'emploie pas quelques heures à travailler
1 pour rendre les autres plus agréables.
LXXIX.
De Kl vient que la vie du grand monde n'est souvenl qu'un vide
afi^reux, une torture de plaisirs, tellement que nous sommes réduits
à inventer quelque chose pour nous contrarier. Les poêles peuvent
chanter ce que bon leur semble sur le contentement; le mot con-
tent. expliqué par son origine, signifie rassasié; de là proviennent
les soutl'rances du seutimeul, les diables bleus cl les bas-bleus, el
les romans mis eu action comme des conlre-danses.
LXXX.
Je déclare et fais serment que je n'ai jamais lu de romans com-
parables à ceux que j'ai vus; et si jamais il m'arrive de les commu-
niquer au public, bien des gens refuseront d'en admettre la réalité.
Mais je n'ai point celle intention et ne l'ai jamais eue* il est des
vérités qu'il faut garder sous le boisseau, surtout lorsqu'elles cou-
rent risque de passer pour des mensonges :
LXXXI.
n Une huître, dit Sheridan, peut être malheureuse en amour. »
Et pourquoi? parce qu'elle se morfond oisive dans sa coquille, el
qu'elle exhale solitairement ses soupirs sous-marins , à peu près
comme un moine dans sa cellule; el h propos de moines leur piété
n'a pu que difficilement cohabiter avec la paresse; ces végétaux de
la foi catholique sont très sujets à monter en graine.
LXXXII.
0 Wilberforcc ! ô célébrité noire, dont on ne saurait trop clmn
1er ou proclamer le mérite, tu as jeté bas un immense colosse:
moral Ù'ashington de l'Afrique! Mais je l'avoue, il est une auii
petite tAche, que tu devrais bien accomplir, par un de ces long-
jours d'été. Il s'agit de rendre à l'aulrc moitié de l'humanité si-
droits qu'on lui a ravis ; lu as affranchi les noirs... aujourd'hui . y
t'en conju^e,^enferme quelques blancs.
LXXXlll.
Enferme Alexandre, ce batailleur au front chauve, envoie au Sc-
ie roi, mais son pavillon de Brighton, ou il nous en coûtera un
autre million.
LXXXIV.
Jilnfernie loul le reste du monde, incls Bedlam en liberté, et peul-
être seras-tu surpris de voir toutes choses marcher exact'.me-
comme elles marchent maintenant avec les gens soi-disant s;ii
d'esprit. C'est ce que je prouverais .«ans le moindre doule, si \i
hommes avaient seulement l'ombre du .sens commun ; mais, hél.i^ '
Jufciu'à ce que j'aie trouvé ce point d'appui, je fais comme Arc
raède, el laisse la terre où elle csl.
(1) Shakespeare, Songe d'une nuit d'cif. ii, ».
(2) Vleureux qui loin des affaires, etc. Epod. 2.
13) Uis>nioi qui tu hantes, etc.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
-2«1
LXXXV.
Noire aimable Adeline avait un défaut... son cœur était vacant,
bien que ce fût une babitalion splendide ; comme elle n'avait ti-ouvé
personne qui demandât qu'on le lui ouvrit, sa conduite avait étc' par-
faitement réfîubère. Une âme molle et (lottanle fera pintôt naufrage
qu'une âme énergique; mais quand celle-ci travaille elle-même à sa
ruine elle s écroule avec une commotion intérieure pareille à un
tremblement de terre.
LXXXVI.
Elle aimait son époux, ou du moins elle croyait l'aimer ; mais cet
amour lui coûtait un elTort-, lâche pénible! c'est rouler le rocher de
Sisyphe, que de vouloir imprimer à nos sentiments une direction
contz'aire à la pente du sol. Elle n'avait aucun sujet de plainte ou
de reproche, point de querelle? ou de brouilles domestiques. Cette
union était un vrai modèle, sereine et noble... mais froide.
LXXXVII.
11 n'y avait pas entre eux disproportion d'âge, mais différence de
caractères; néanmoins, ils ne se heurtaient jamais; ils fonction-
naient ch.acun dans sa sphère comme deux astres unis, ou comme
le Rhône traversant les eaux du Léman alors que le fleuve et le lac
se montrent à la fois confondus et distincts: le premier, promenant
ses flots bleus au sein de l'onde pacifique et cristalline, qui semble
vouloir endormir le fleuve enfant, son jeune nourrisson.
L.XXXVIII.
Or, quand une fois elle s'intéressait à une chose, quelque con-
fiance qu'elle eût dans la pureté de ses inlentions, alors ses impres-
sions de\enaient beaucoup plus puissantes qu'elle ne l'avait prévu,
et comme un fleuve ([ui sentie dans son cours, elles envahissaient
son âme entière : résultat d'autant plus certain que son cœur n é-
lait pas facile à émouvoir.
LXXXIX.
Mais une fois qu'il était pris, elle se trouvait possédée de ce secret
démon à double nature, et pour cela doublement nommé... on l'ap-
pelle fermeté dans les héros , les rois et les marins , c'esi-h-dire
ijuand ils réussissent; mais on le blâme sans réserve comme obsti-
nation, dans les hommes et daiis les femmes, quand leur triomphe
et leur étoile perdent leur éclat. Un casuiste en morale serait em-
barrassé de fixer les vraies limites.
XG.
Bonaparte vainqueur à Waterloo, c'eût été fermeté; vaincu, c'est
obstination. Faut-il donc que l'événemeni seul décide ? Je laisse aux
esprits sagaces à tracer la ligne de démarcation entre le faux et le
vrai. Pour moi, je reviens à lady Adeline, qui éiait aussi une heroine
dans son genre.
XCI.
Elle ne connaissait pas son propre cœur, comment le connaitrais-
jc, moi? Je ne pense pas qu'elle fût alors amoureuse de Juan; si
cela eût été, elle aurait eu la force de fuir cette impression déli-
rante, nouvelle encore pour ses sens. Elle n'avait pour lui qu'une
sympathie ordinaire (illusoire ou non, je n'en sais rien), parce qu'elle
croyait en danger l'ami de son mari, jeune et loin des siens.
XCII.
Elle était ou croyait être son amie... non de cette amitié ridicule,
de ce platonisme romanesque qui égare si souvent les femmes quand
elles n'ont étudié le sentiment qu'en France et en Allemagne, ces
pays où l'on se donne de purs baisers. Adeline n'était pas femme
à s'avancer jusque-là; mais celte amitié que l'homme ressent pour
I homme, elle en était aussi capable que femme le fut jamais.
XCUl.
Nul doute que 1\, comme dans les liens du sang, la secrète in-
fluence du sexe ne fasse sentir son innocent pouvoir. Quand l'alla-
chement est dégagé de toute passion, ce fléau de l'amitié, et que la
nature des sentiments réciproques est bien comprise; ([uand on n'a
jamais été et ne veut jamais être amants, la terre n'offre point d'a-
mitié comparable à celle de la femme.'
XCIV.
L'amour porte dans son sein le germe du changement; et com-
ment n'en serait-il pas ainsi ? Toutes les analogies naturelles nous
montrent que les choses violentes arrivent promptement à leur
terme. Serait-il possible que l'éclair sillonnât perpétuellement le
ciel? 11 me semble que le nom même de l'amour en dit assez : la
passion tendre peut-elle être résistante?
XCV.
Hélas! l'expérience nous apprend (je répète sim|dement ce que
j'ai entendu dire) combien il est rare que les amants n'aient point
à regretter la passion, qui fit de Salomon un niais. J'ai vu des épouses
(pour ne pas perdre de vue l'état conjugal, le meilleur ou le pire
de tous) qui étaient la perle des femmes, et qui faisaient le mal-
heur de deux existences au moins.
XCVL
J'ai vu aussi des amies ( le fait est bizarre, mais vrai, et pourrait
être prouvé au besoin) qui sont restées fidèles dans la bonne et
mauvaise fortune , sur le sol natal comme à l'étranger, beaucoup
plus fidèles que ne le fut jamais l'amour... Elles ne m'ont pas aban-
donné quand l'injustice me foulait aux pieds; la calomnie n'a pu
les éloigner de moi ; en mon absence , elles ont combattu et com-
battent encore pour moi, bravant le serpent du monde et ses son-
nettes bruyantes.
XCVII.
Si don Juan et la chaste Adeline devinrent amis dans ce sens ou
dans tout autre, c'est ce qui sera examiné plus tard, je présume; quant
à présent , je ne suis pas fâché d'avoir un prétexte pour les laisser
en perspective , attendu que cela produit bon effet , et tient en sus-
pens le lecteur curieux ; ce qui , pour les livres et les femmes, est le
■meilleur appât à mettre à l'hameçon.
XGVIIL
S'ils se promenèrent à pied ou à cheval , ou étudièrent l'espagnol
pour lire don Quichotte dans l'original, plaisir qui éclipse tous les
autres; si leur conversation roulait sur les choses sérieuses ou sur
celles qu'on appelle frivoles; ce sont des détails que je dois ren-
voyer au chant suivant, où je dirai peut-être quelque chose de tout
cefa, en déployant à ma manière un talent considérable.
XCIX.
Je supplie qu'on veuille bien ne pas anticiper sur les événements;
on s'exposerait à porter des jugements inexacts sur la belle Adeline
et sur Juan, sur le dernier principalement. Au reste, je prendrai
un ton beaucoup plus sérieux que je n'ai fait jusqu'ici dans cette
épique satire. Il n'est pas du tout certain qu'Adeline et Juan seront
faibles; mais s'ils le sont, tant pis pour eux.
C.
Mais les grandes choses naissent des petites... Croiriez-voas, par
exemple , que, dans ma jeunesse, la passion la plus dangereuse qui
ait jamais conduit un homme et une femme au bord du précipice
naquit d'une circonstance si frivole, qu'on n'y eût jamais deviné
le lien d'une situation pareille? Vous ne devineriez pas, je vous
gage des millions... Ebbien ! cette passion eut pour origine une in-
nocente partie de billard.
Cl.
La chose est étrange, mais vraie; car la vérité est toujours
étrange, plus étrange que la fiction. Si l'on pouvait la révéler tout
entière , combien les romans gagneraient au change ! sons quel dif-
férent point de vue les hommes envisageraient le monde! que de
fois le vice et la vertu prendraient la place l'un de l'autre ! Que se-
rait le Nouveau-Monde, si quelque Colomb de 1 océan moral mon-
trait aux hommes l'antipode de leurs âmes?
CIL
Que de vastes cavernes et de déserts stériles se découvriraient
alors dans l'âme humaine! Que de montagnes de glace dans les
cœurs des puissants, avec l'égo'isme au centre pour pôle ! Quels an-
thropopliages sont les neuf dixièmes de ceux qui gouvernent les
empires! Les choses s'appelant enfin par leur vrai nom, César lui-
même aurait honte de la gloire.
CHANT XV.
L
Ma foi !... ce qui devait suivre m'échappe. N'importe , ce qui sui-
vra sera tout aussi riche d'espérances et de souvenirs que si la
pensée mystérieuse eût coulé à pleins bords. Toute la vie mortelle
n'est qu'interjections : un oh! ou un ah! de joie ou de douleur;
un ah! ah! ou un bah!... ou un bâillement, ou un fi ! et peut-être
cette dernière exclamation est-elle la plus vraie de toutes.
11.
Mais le tout n'est qu'une syncope ou un sanglot , emblèmes
de l'émotion, cette grande antithèse de l'immense ennui. L'émotion
est comme un bouillon écumeux qui vient se briser à la surface
monotone de l'océan de la vie, océan qui, selon moi, est une image
de l'éternité , ou du moins sa miniature. L'émotion donne à l'âme
des jouissances exquises en montrant des choses invisibles à l'œil.
111.
Oh ! combien elle est préférable au soupir étouffé qui se corrode
dans les cavernes du cœur, couvrant le visage d'un masque de tran-
quillité, et transformant la nature humaine en art. Peu d'hommes
osent montrer ce qu'ils ont dans la pensée de meilleur ou de pu-e :
toujours la dissimulation se réserve un coin ; et c'est pour cela que
la fiction est ce qui passe le plus aisément.
IV-
Ah ! qui peut dire, ou plutôt qui ne se rapp.^lle , sans le dire, les
erreurs des passions ? Celui qui boit l'oubli jusqu'à la lie, celui
même qui s'enivre grossièrement, a de Iristus vapeurs pour miroir
209
LKS VRILLÏÎRS LITTÈRAIKR8 ILLUSTHftHS.
ilii miilin. Kii »atn, il seinl)!^ (lollor siir roiiilr» ilii l.rtllii'-. il ne (tout
y novr»r si's lirssalllfinoiiis cl ses (erreurs. An fund «li* «"i-iie rou|in
«le n'it'i!! que liciil sa mniii Ircmblnnle, li> Temps iaissi- un di'p<ll de
wm saille le plus noir.
V.
Kl qiinnl h Tninoiir fl ninoiir! Conliniioiis. l.ailv Adelinn
Atiiiiiiilc'iillo... \(iilft, j'espère, le pliisjuli nom (pi'iin leelciir piiissn
ilésiicT : aussi vienlil se perrher linruiciineusemeiil sur ma plume
.•«Mi'ire. Il V n de In musiipie dans les soupirs d un roseau , dans le
murmure d'un ruisseau ; il y n de la musiiiue eu loul, si iliomine a
l'oreillt» pour la saisir : notre lerre csl un éclio des sphères.
VI.
Lady Adeline, tr<>s honorable el Irès honorée daine, courut risq<ia
de le devenir un peu moins; car... je suis vraiment di^solé de le
dire... peu de personnes du beau fe\c siml stables dans leurs opi-
nions. Klles diffèrent delles-mèines, comme le vin dément son éii-
quclle lorsqu'on l'a décanté... le vin el la femme, jusqu'à ce qu'ils
aient \icilli, sonl susccplihics d'adultération.
VII.
.Mais Adeline était du meilleur cru , la plus pure essence de la
grappe; elle élail brillante comme un napoléoTi sortant de la moii-
ciaie, ou comme un diamant richement moulé : c'était une page
lilancbe où lcTcmi)s devait bi'siter h imprimer son chiffre, el pour
elle la nature eut pu oublier sa dette... la nature, le seul créancier
(jui ait le bonheur de trouver tous ses débiteurs solvables.
VIII.
() MorI! le plus dur de tous les créanciers I tu frappes journelle-
menl .'i nos jiorles : d'aboril un coup niodesle, comme un humbic
marchand , alors (pie tout p;\lc il s'approche d'un débilcur opulent
qu'il \eut prendre j)ar la sape; mais fréquemment repoussé, la
patience à la fin l'abandonne : il s'avance exaspéré, el, s'il met le
jued chez vous, insiste en termes peu courtois pour avoir de l'argcnl
eomptanl, ou un billet sur voire banquier.
IX.
Prends ce que lu voudras, ô M> ri, mais é|iargrieun peu la faible
beauté ! Klle est si rare, el lu as tant d'autres pro'es ! Qu'imporle
que de temps h autre, le pied lui glisse dans le sentier du devoir?
c'est une raison de plus pour suspendre les coups. Squelette gloii-
lon ! avec des naiions enlièics pour p;\ture, ne saurais-tu montrer
un peu de civililé et de inodcsiic? Supprune quelques-unes des ma-
ladies du beau sexe . el prends autant de héros qu'il plaira au ciel.
X.
La belle Adeline, qui mettait d'autant plus de vivacité dans ses
affections quclb; n'était pas, comme certains d'entre nous, prompte
.'i s'enflanmier, ou (|ue du moins elle avait trop de fierté pour se l'a-
vouer h elle-même (ce sonl là des points (|ue nous ne disciilcrons
pas à présent)... Adeline abandonnait sans réserve ija tèlc cl son
cœur à ce qu'elle regardait comme un sentiment innocent.
XI.
Le bruit public, cette vivante gazelle, avait porté jusqu'à elle,
eu les défigurant, quelques traits de Ihisloirc de Juan; mais les
femmes Irailent ces erreur.^ avec plus d'indulgence que nous au-
tres, hommes rigides; d'ailleurs, depuisqu'il était en Angleterre, sa
conduite avait été plus régulière , et'son esprit s'était armé dune
plus niAle vigueur; car il possédait, comme Alcibiade, l'art de s'ac-
commoder à tous les climats.
XII.
Ce ipii rendait ses manières si séduisantes, c'était peut-être pré-
cisément qu'il ne paraissait jamais désireu.v de séduire; en lui, rien
dall'eeié. d'éluilié, rien (|ui décéliit la faluilé , ou des intentions de
eonquéte ; nul abus de ses moyens de plaire ne venait nuire à ses
succès. Ce n'était point un de ces Cupidtms effrénés qui sembleirt
dire: « Hésislez-moi si vous pouvez; » condition (pii l'ait un dandy
en annulant 1 homme.
XIII.
Os gens-là ont tort... lellc n'est pas la manière de s'y prendre;
et ils en conviendraient cu.\-mènies, s'ils voulaient être sincères!
Mais défaut ou lalcnl, ce n était pas celui de don Juan ; ses manicies
élaienl à lui seul; il était de bonne foi... du ukmus on n'en poutait
douter en l'écoulant. Le diable n'a pas dans tout son carquois une
flèche qui adie droit au c(pur comme une voix douce cl sonore.
XIV.
Naturellement affable, sa parole et son air écarlaienl le soupçon,
bon regard, sans être liinide, semblait plutôt se dérober que deve-
nir agressif; peul-èire n'était -il pas suflisamment assuré; mais
parfois la luodcsiie, nnume la vertu , Irouve sa ré'ompense en elle-
même , el labsence do toute prélenlion peut mener plus loin ou il
n est besoin de le dire.
XV.
Calme, .accompli , gai .sans turbulence, insinuant sans nallcrie
observant les travers de la foule, mais n'en laissant rien percerdans
sa eoiiversalion; fier avi-r les fier», mais d une fieré polie. île ma-
nière h leur fAiro sentir <|u il ronnaisxait gon propri> rang el le
leur... ne eherclianl jamais il primer, il ne soulTrail ni ne reu;nili-
quail de Mipériorilc.
\V|.
Tiuil ceci avee les hnmmex : a\ee le» femmes, il était ce qu'clleii
voulaient qu'il frtl; et pour cela, on peut licn rapporter à Icurima-
pinalion ; poiirMi ipie l'esipiisse soit pa-sdib-, elle» arbèvcnl le la-
bleau... el vrrhiim sut. Dés que leur fanlaivie satlacbe h un objet .
mélanroliqun ou agréable, elles le Iransligurcnl plus brillauimenl
que n'eill fail Raphaël.
XVII.
Adeline, juge peu profond des cnraelère», était sujette à leur
prêter des couleurs do sa faeon : c'est ainsi (|ue dans leur bienveil-
laiwe ségareni les bons, aussi bien que les sages, comme on l'a vu
fréquemment. LCvperience esl la première des philosophie!.; mais
c'est la plus Irisie de toutes, et les sages persecutes u'eoscigncntqui:
folie (Il oubliaut qu'il ciistc des fous.
XVIII.
N'est-il pas vrai, grand Locke? et toi. Bacon, plus grand encoret
Divin Socrale, et loi, êlre plus divin encore, dont le sort esl d'être
toujours méconnu par l'homme, el dont la pure doctrine a servi de
sanction à toutes les iniquités? Toi qui racnelas un monde que les ^
bigol.s devaient bouleverser de nouveau , dis-nous quelle fut la ré-
compense de les Iravau.v ? Nous pourrions reniidir des volumes
d'exemples, mais nous les livrons à la conscience des peuples.
XIX.
Je m'élahlis sur un plus humble |iromonloire..d°oii je contemple
la vie avec ses infinies variétés : sans grand souci de ce qu'à tort
on nomme la gloire, jalimenle mes rêveries en pntmenant mes re-
gards sur mille objets divers, en rapport ou non a^ec le sujet de
cette histoire, et versifiant sans eflori. je laisse aller mon vers
comme je causerais avec le premier venu, dans une promonad''
pied ou à cheval.
XX.
Ca genre de poésie aventurière n'exige pas grand talent, je le
sais; mais il y faut une facilité de eonversalion capable de faire
passer une heure par-ci par-là. Ce dont je suis sûr au moins, c'est
(|u'on ne trouvera aucune trace de serviliié dans celte .soniurie
saecadée, qui carillonne sur le premier sujet venii, ancien ou nou-
veau, sans autre règle qucrinspiralioii de \improrchatnre.
XXI.
« .Malho, a écrit Martial, vise à dire toutes choses magnifique-
ment... Dis ipielquefois bien, ô Malho; dis passablement, el même
quelquefois dis mal. » Le premier esl peut-être plus qu'un morle^
ne peut faire ; le second est faisable dune manière triste ou gaie ;
le Iroisième est un terme auquel il est bien difficile de s'arrêter;
quant au quatrième, chaque jour nous rcntendon», le voyons, et le
piatiipions aussi : le tout ensemble est ce que je voudrais servir dans
ce pol-pourri.
XXII.
Kspérancc modeste, mais la modestie est mon fort el l'orgueil
mon faible... Continuons de chevaucher à l'aventure. Dans ma pre-
mière idée , ce poème devait être court ; mais maintenanl je ne sau-
rais dire où il s'arrêtera. Nul doute que si j'avais voulu faire ma
cour à la critique, ou ;-aluer le soleil couch;inl de toutes les lyr.in-
nics, je n'eusse été plus concis... mais je suis né pour l'opiiosilion.
XXIIL
H est vrai qu'en cela je prends toujours le parti d'i plus faible;
en sorte que si ces boinmes qui se prélassent aujourd'tiui dans la
plénitude de leur orgueil venaient loulà coup h tomber, il pourrait
iiien m'arriver de rire d'abord de leur chute ; mais je crois que je
changerais de camp cl me jetterais dans l'ullra-royalismc , car je
hais tout despotisme, même celui de la démocratie.
X.XIV.
Je crois que j'eusse fait un époux passable, si je n'avais jamais
connu les douceurs du mariage: je crois que j aurais fait des vœux
monastiques, n'étaient cerlainspréjugésàmoi particuliers: el jam \
je ne me serais heurté la tête contre une rime, jamais je n'aiii
à ce métier usé mon cerveau el outraué la grammaire, si ccri :
pédant ne m'eût jadis interdit le commerce des muses.
XXV.
" Laissez aller! » Je chaule les chevaliers el les dames, tels i|: ■
l'époque me les fournil. C est un es.sor qui. au premier coup do
ne semble pas exiger des niles bien vigoureuses, cmpluinécs |i
Longin ou le philosophe de Slagire: pourvu que les proporlhoK
soient bien idis-'rvées. la iliflindié coiisi^le a revêtir d'un coloiiv
iialurel dis mœurs artificielles, el à tirer le général du particulier.
XXVI.
.\nlrefois les bonmies fais.iient les mœurs, tandis que maint -
naul ce sonl les mœurs qui font les humiues... parqués comme d- -
troupeaux el tondus de même dans leur bercail, du moins quatre-
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
263
vingl-di\-neiif sur cent. Or, cela doit en tout cas refroidir la verve
des auteurs, qui n'ont d autre ressource que de peindre des époques
déjà mieux représentées, ou de se coiilenter du présent avec son
costume monotone.
XXVII
Nous ferons de noire mieux pour nous tirer d'affaire. . En avant,
ma muse ! en avant! Si vous ne volez point, allez vuletant; et iiepou-
vanl être sublime, soyez cinglante ou rigide, comme les edits de
nos hommes d'Elat. 11 est impossible que nous ne trouvions pas
quelque chose qui nous paie de nos recherches : il suHil à Colomb
d'un culler, d'une hiiganline ou d'une pinasse, pour découvrir un
monde, alors yue l'Amérique étaii comme si elle n'était [las.
XXVIII.
Adeline, en se pénélrant chaque jour davantage et du mérile de
.lij:in ei (les dangers de fa situation, éprouvait pour ce jeune homme
un inlérèl sans cesse croissant: d'abord, c'était une sensation nou-
velle , puis elle trouvait en son ami un air de complete innocence, ce
qui est pour l'inmicence elle-même une terrible lenlalion. . Toute-
fois, comme en général les femmes déleslent les demi-mesures, elle
se mit il réfléchir au mo^en de sauver l'âme de don Juan.
XXIX.
Elle croyait à l'efficacilé des conseils, comme tous ceux qui en
donnent et en reçoivent gialis ; marchandise dont le prix courant,
mèi e à son taux le plus élevé, consiste en légers reniercîinents.
AiM'ès y avoir réfléchi a deux fois, elle décida moralement que
pour la moralité la meilleure condition est le mariage ; et cette ques-
tion résolue, elle conseilla très sérieusement à Juan de se marier.
XXX.
Juan répondit, avec toute la déférence convenable, qu'il se
sentait une prédilection pour ce lien ; mais que pour le nmment,
\u l'éiat parliculier de ses affaires, il se présentait quelques dilli-
enllés, soil |iar la nature de son choix, soit par la posiiion de la
personne à laquelle ses vœux pourraient s'adresser; qu'en un mol,
il épouserait volontiers certaine femme, si elle n'était déjà mariée.
XXXI.
Après le choix d'un parti pour elle-même ou pour ses filles, ses
frères, ses sueurs, ses cousins et ses parents, quelle classe comme
des livres sur une tablette, il n'y a rien dont une femme aime aulaiil
à se mêler que des mariai;es quelconques. Certes ce n'est pas \\i\
péché, mais plutôt un préservatif; et c'est là sans di.iulc la raison
(hi poun]uoi.
XXXIL
.Mais toule femme chaste a nécessairement dans la tête ([uelque
dramp , où les unités conjugales sont observées à table ou au lit
aussi scrnpuleusement que celles d'Arisfole , bien que paifois il
n'en résulte que des mélodrames ou des pantomimes bouffonnes.
XXXIII.
Eu général, elles ont en réserve un fils unique, héritier d'une
immense fiirlune, un ami de haut parage , un gai sir John ou un
giave lord George, menacés de mourir sans postérité et de laisser
séteindie avec eux une antique race, à moins qu'un mariage ne
soulieiine leur avenir et leur moralité ; et dun autre coté, elles
ont sous la main un riche assortiment de florissantes fiancées.
XXXIV.
Ainsi elles chojsisseni luihilemenl à celui-ci une hérilière, à celui-
là une beauté; pour l'un une cantatrice accomphe, pour l'autre une
compagne tout entière à ses devoirs. Elles oÙ'renl également une
dame dont les perfections valent à elles seules un trésor; elles en
recommandent une seconde à cause de l'excellence de ses relalions
de famille, une troisième comme un choix contre lequel il n'y a
rien à objecter.
XXXV.
(Juand l'harmoniste Rapp , dans son harmonieuse colonie, mit
l'embargo sur le mariagi' (colonie qui continue d'être singulière-
ment florissante , parce qu'elle ne procrée pas plus de bouches
qu'elle n'en peut nouriir, sans recourir cependant à ces doulou-
reux sacnficis qui compriment le plus im|iérieux pembanl de la
n;Llure;, pourquoi donc a-t-il appelé «Harmonie» une sociélé sans
mariage ?
XXXVI.
11 faut qu'il ait voulu se moquer ou de l'harmonie ou du mariage,
en établissant entre eux ce singulier divorce. Mais (|ue ce soit eu
Allemagne ou ailleurs que le révérend Rapp a puisé cette doctrine,
on assure que sa secte est riche, pieuse et pure, plus qu'on ne peut
le dire d'aucune des noires, bien que celles-ci se livrent à la pro-
jingalion sur une plus vasie échelle. Je blâme son titre, non son
institution, en m'étonnant qu'on ait pu l'accepter.
XXXVII.
iMais Rapp esl l'opposé des zélées matrones qui. en dépit de Mal-
thus, favorisent la muliiplicalion de l'espèce; professeurs danscel
art prolifique, elles patroniseni toutes les voies déceiiies de la pro-
pagation ; et celle-ci, après tout, prend un si merveilleux dévelop-
pement, que la moitié de si's produits s'écoule par l'émigration,
triste résultat des passions et des ]iouimes de terre... deux mau-
vaises herbes qui embarrassent beaucoup nos Calons économistes.
XXXVIll.
Adeline avait-elle lu Malihus? Je ne saurais le dire. Elle eût bien
fait de le lire : son livre n'est qu'une paraphrase du onzième com-
mandement, qui dit: « Tu n'épouseras pas... » désavantageuse-
ment. 11 n'en Ire pas dans mou plan de discuter ses vues ni de com-
menler les mots Iracés, comme on dit, par « une main si érai-
nenle; » mais certes sa doctrine conduit à la vie ascétique, et fait
du mariage une question de calcul.
XXXIX.
Mais Adeline, présumant que Juan avait une fortune suffisante,
ou qu'il se ferait assurer un revenu à lui eu cas de séparation lé-
gale... car. somme toute, il peut arriver que le fiancé, après a oir
dûment épousé, rétrograde quelque peu dans la danse du mariage
(sujet propre à faire la réputation d'un peintre , digne pendant de la
Danse de la mort de Holbein... au fait, c'est la même chose)...
XL.
Adeline, disions-nous, décida le mariage de don Juan... c'est-à-
dire le décida dans sa sagesse, et c'est assez pour une femme. Mais
à qui le marier? Il y avait la sage miss Reading, miss Raw, miss
Flaw, miss Showman et miss Knowman, et les deux belles cohé-
ritières Giltbedding(i). C'étaient là des partis on ne peut plus sor-
tables et qui, convenablement montés, comme des montres, iraient
ensuite fort bien.
XLI.
Il y avait miss Mlllpond (2), calme et unie comme une mer d'été.
G'étaU une fille unique, incomparable trésor; elle semblait une vé-
rilahlc crème d'égalité d'âme, jusqu'au momeiit où l'on écartait la
surface... alors là-dessous on découvrait un mélange de lait et
deau, et .penl-êire aussi une légère teinte de bleu qu'im-
liorfc? L'amour est lapageur, mais le mariage a besoin de repos,
et élant sujet à la consomption, la diète laciée lui convient.
XLll.
Puis il y avait miss Audacia Shoesiring (3i, pimpante el riche
demoi-selle, dont le cœur visait à un crachat ou à un cordon bleu ;
mais soit que les ducs anglais fussent devenus rares, soit qu'elle
n'eût pas touché la vérilable corde avec laquelle de pareilles sirènes
attirent nos grands seigneurs, elle s'accommoda d'un cadet étranger,
un Russe ou un Turc... l'un vaut l'autre.
XLlIf.
Enfin, il y avait... mais si je continue, j ai peur que les dames
ninlerrompenl leur lecture... il y avait aussi une féerique beauté
du plus haut rang el supérieure encore à son rang : Aurora Raby,
jeune étoile qui commençait à briller sur la vie, image trop pure
pour un pareil miroir, créature adorable, à peine forméeou mode-
lée, rose qui n'avait pas encore déployé S'js pius riches pétales.
XLIV.
Riche, noble, mais orpheline el fille unique, elle avait élé confiée
à des tuteurs bons etbienveillants ; et pouriant ily avaitencore dans
son aspect quelque chose de triste et d'isolé. Le sang n'est pas de
l'eau ; où retrouverons-nous des affections de jeunesse pareilles à
ce que la mort a rompu , alors que laissés seuls , hélas ! nous sen-
tons dans nos palais vides d'amis qu'il nous manque un foyer, et
que nos liens les plus cliers nousattachent à la tombe.
XLV.
Enfant par l'âge et plus cnfaniine encore par son extérieur, elle
avait dans les yeux je ne sais quoi de sublime qui les faisait bril-
ler mélancoliquement, comme brillent ceux des séraphins. Toute
jeunesse, elle semblait hors de l'alleinle du temps; radieuse et
grave... comme si el'e eût plaint l'homme déchu ; Iriste... mais
d'une faule qui n'était pas la sienne, on eut dit qu'assise à la porte
d'Ëden, elle pleurait sur ceux qui ne reviendront plus.
XLVL
Et puis elle était catholique sincère, austère même autant que le
permeitait la tendresse desou cœur -et ce culle déchu lui était pluscher
par cela même peut-être qu'il élait déchu. Ses aieux, fiers de leurs
explùils, avaient toujours refusé de fléchirdevant le pouvoir nouveau;
la dernière de la race, elle gardait fidèlement le dépôt de leur vieille
croyance et de leurs vieilles affections.
XLVII.
Au regard qu'elle jetait sur ce monde qu'elle connaissait a peine,
on voyait qu'elle ne désirait pas le connaître <lavantage ; sdeu-
cieuse, solitaire, comme croît une fleur, elle conservait son cœur
(1, Xiii:;. -iji lli.oirs funiiés de Read, lire; liaw, nu. Flaw, fêlure,
Shmc. I -' n' li il. Kiiuw, savoir; Gilt,àové, tied, lit.
fi' Mr'lji. uil. il, ,11,; du moulin.
(S .'-/■«<•;./ oi.v. u)iil..iii de soiili.=r.
•26'»
IJ:S VKIIl.ftKS MTTI-'.HAIItKS 11,1.1 STIU'KS
prein Jan-! inn' sphère h lui. Il y avnil une Rorlp de rcspecl rpli- ] sie, que je oarhr... niais ccs.song de poursuivre ainni à l.i pisie les
Kieux dans les lioinmiiKcs qu'on lui rendait; son Ame ncmblail assise
sur un liAni- h pari el foric de «i propre force... chose élrange dans
un ôlre si jeune I
XI.Vlll.
Or. il ;irri\a que. dans le calalo);ue dAdeline. Aurora fut omise,
liicn que sa nai.--sanc-e et sa fortune l'eussent placée dans l'opinion liirn
au-di'.>^,sus lies enelianlere.sses que nous avons déjh citées; sa beaulc* ,
non plus, ne pouvait s'opposer à ci.' qu'on la uienlionnAI comme riclie
(II- mainte vertu et digne d'attirer l'allenlion de tout célibataire désireux
du doubler son e.\i«lence.
XUX.
Celle omission, comme celle du buste de Brutus dans le cortège
de Tibère, excita nalurel-
lement l'élonnemenl de
notre héros. Il l'exprima
moitié riant, moitié sé-
rieux ; sur quoi Adeline
répondit avec une sorte
dedéilain; et d'un air im-
périeux, pour ne pas dire
plus, elle demanda « ce
ipi'il avait trouvé d'ex-
traordinaire dans une
bambine aireclée, silen-
cieuse et froide , connue
cette Aurora Raby. »
L.
Juan répondit : « qu'el-
le éiail calliolique comme
lui, et par conséquent lui
convenait mieux que tou-
te autre ; car il ne doutait
pas que sa mère ne tom-
liAt m.'iladc et que le pape
ne fiiliniu.it son excom-
iiiunication , si... » Mais
Adeline, qui semblait a-
voir fort à cœur d'inoru-
li'r aux autres ses pro-
pres o|)inions, répéta,
selon l'usage, les mêmes
raisons qu'elle avait déjà
fnit valoir.
LI.
El pourquoi non ? Une
raison raisonnable, si elle
est b<iune, n'en devient
pas pire pour être répé-
tée; si elle est mauvaise,
ce qu'il y a cerlainemeni
de mieux à faire, c'est d'en
rebattre les oreilles ; la
concision lui fait perdre
beaucoup de sa force ,
tandis qu'en insislaut à
propos ou hors de propos,
on ('mit par convaincre
tout le monde, même en
lioliliquc; ou, ce qui re-
vient au même, l'adver-
saire se rend de guerre
lasse. Pourvu qu'on ar-
rive au but , qu'importe
la route?
LU.
rourijuoi Adeline avail
conçu cette légère prévention car c'était certainement une pré-
vention... contre une créature aussi exemple de vice que la sainteté
même, cl joignant à cela tous les charmes du corps et du visage :
cela me paraît une question beaucoup trop délicate... Adeline était
d'un caractère généreux, mais la nature est la nature, el a plus de
caprices que je n'ai le temps ou la volonté d'en énumérer.
LUI.
Peut-être n'aimait-elle pas l'air d'indifférence avec lequel Aurora re-
gardait ces futilités qui font les délices de la phi|iarl des jeunes person-
nes; car il est peu de choses (jui blessent plus profondément les hom-
mes, ellesfeminesaussi, s'il nous est permisde le dire, que de voir leur
génie ainsi dominé, par des gens qui les mettent à leur juste valeur.
LIV.
Ce n'élait pas envie... Adeline en était incapable. Ce n'était pas
mépris... il ne pouvait atteindre une personne dont le [dus grand
défaut était d'ofl'rir trop peu de prise au blâme. Ce n'était pas jalou-
feux follets de l'esprit humain. Ce n'était pas... bélul il est plus dif-
ficile de dire ce que c'était.
I.V.
La pauvre Aurora était loin de soupçonner qu'elle fi^t le sujet
d'une discussion de ce genre. Kllc était chez Adeline comme invitée :
vague charmante el plus pure de ce brillant lleuve de grandeur et
de jeunesse, qui coulait pour un moment sous l'éclat pa.swiger de«
rayons du temps. Si elb' avait connu ces propos, elle eût souri avec
Ccilme... tant ou si peu il y avait en elle de la nature de renfant!
LVI.
L'air hautain el délibéré d'Adulinc ne lui en imposait pas : elle la
voyait resplendir à peu
près comme elle eill vu
briller un vcriuisanl. puis
elle reportait ses regards
vers les astres pour leur
demander de plus di\ing
rayons. Juan était un être
qu'elle ne pouvait devi-
ner; toutefois elle n'était
nullement éblouie par l'é-
f laide ce météore, attendu
i|u'elle ne plaçait pas sa
conliance dans les traits
du visage.
LVII.
Sa réputation mftme...
car il avait ce genre de
renomniée qui fait par-
fois le diable parmi les
femmes, masse hétérogè-
ne de blAme glorieux ,
mélange de demi-vertus
a\ec des vices entiers,
défauts qui plaisent par
leur vivacité, folies si bril-
lamment attifées qu'el-
les éblouissent ; sur la
cire de la jeune tille de
pareils cachets ne fai-
saient aucune impression,
tant elle a^ait de froideur
el de sagesse-
LVIII.
Juan ne cooiprenail
rien à ce caractère... ce-
lait une àme Gère . mais
différente de cette llaîdée
qu'il avait perdue. La jeu-
ne insulaire, élevée sur les
bords solitaires de l'O-
céan, plus chaleureuse,
aussi ravissante el non
moins sincère, était l'en-
fant de la nature ; telle
n'élait point, telle n'au-
rait point voulu êlre Au-
rora : la même différence
existe entre une fleur et
Devant le château s'étendait un lac limpide. "" ''"
LIX.
Ayant produit cette
comparaison sublime ,
je puis, ce me semble,
poursuivre mon récit, et, comme dit mon ami Scott, « pousser mon
cri de guerre: » Seoll! le superlatif de mes coiiiuaralifs ; Scoilipii
sait peindre les chevaliers chrétiens ou sarrasins, le serf, le seigneur
et l'homme . avec un talent qui serait sans rival , si le monde n avait
pas eu un Shakespeare et un Voltaire.
LX.
Je puis, dis-je, en suivant ma façon légère, continuer de me
jouer à la surlace de l'humanité. Je décris le monde el me soucie
fort peu que le monde me lise ; ilu moins je ne veux point à ce
prix épargner sa vanité. .Ma muse, m'a créé el me créera probable-
ment de nombreux ennemis; quand je commençai , je me doutai
qu'il en serait ainsi... maintenant je le sais, ce qui ne m empêche
point d'être ou d'avoir été un poète assez joli.
LXI.
Entre Adeline et don Juan , la conférence eut parmi ses douceurs
une certaine dose d'acide... car mylady était entière ; mais avant que
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
26a
les choses pussent se gâter entièrement ou s'arranger , la cloche
argentine sonna, non le dîner, mais cette heure appelée demi- heure,
accordée à la toilette, bien que ces dames soient assez peu vêtues pour
se contenter d'un moindre délai.
LXII.
Maintenant de grands exploits allaient s'accomplir à table, avec
la vaisselle massive pour armure , les couteaux et les fourchettes
pour armes offensives. Mais depuis Homère (ses festins ne sont pas
la moins belle portion de ses ouvrages) quelle muse est capable de
déployer la carte d'un de nos dîners où les soupes , les sauces et
même un seul ragoût, renferment plus de mystérieuses recettes que
n'en mirent jamais en œuvre, sorcières, courtisanes ou médecins.
LXIII.
Il y avait une excel-
lente soupe « à la bonne
femme , » Dieu sait d'où
elle venait ; puis pour les
gens qui aiment à se
bourrer, un turbot relevé
M d'un dinde de Péri-
gueux » Il y avait aus-
si... pé heur que je suis!
comment achèverai - je
cette stance gastronomi-
que "?... il y avait une
soupe (1 à la Bauveau ,»
relevée par une dorée,
laquelle fut relevée elle-
même par un tilet de porc.
LXIV.
Mais il faut que je réu-
nisse le tout en bloc ;
car, d'aller entrer dans
les détails, ce serait ex-
poser ma muse à tomber
dansdesexcès bien autre-
ment graves que ceux qui
ont faitjeter les hauts cris
à tant de gens. Quoique
bonne vivante, j'ajouterai
qu'elle ne pèche point par
le culte de l'estomac ;
toutefois, ce récit exige
quelques légers réconfor-
tants.
LXV.
Des volailles «à la Cou-
dé, «des tranches de sau-
mon « sauce genevoise, »
un quartier de venaison,
des vins qui eussent pu
faire une seconde fois la
perte du prétendu fils
d' Amnion... duquel j'es-
])ère que nous ne verrons
pas de sitôt les pareils...
On servit aussi un jam-
bon glacé de Westphalie,
auquel Apiciuseùt donné
sa bénédiction ; puis du
Champagne à la mousse
pétillante, blanche com-
me les perles fondues de
CléopàUe.
LXVI.
Di"u sait tout ce qu'il
y avait encore « h. ralleuiaude, à l'espagnole, en timbale et en sal-
picon ))... puis cent choses que je ne puis ni exprimer ni même cou)-
prendre, bien que somme toute elles s'avalent fort lestement; puis
des entremets pour se faire la main et prendre doucement patience
en attendant (ô gloire!)... des filets de perdreaux aux truffes.
LXVII.
.Vuprès de ces filets, que sont les bandelettes sur la lèle du vain-
queur? Chiffons et poussière. Où est l'arc triomphal qui se courbait
sur les dépouilles des nations? Uù est le char de triomphe? Tout
cela est allé où vont victoires et dîners. Je ne pousserai pas plus loin
mes remarques : mais, o modernes héros à cartouches, quand vos
noms se borneront-ils à illustrer des perdrix?
LXVUI.
Il faut avouer aussi que ces truffes ne sont pas un accessoire à
dédaigner, suivies des « petits puits d'amour, »... mets que chacun
peut arranger à sa guise, si nous en croyons le plus accrédité de
Le fantôme s'arrête , menace , puis so retire jusqu'à la muraille.
ces dictionnaires, encyclopédies de la chair et du poisson ; mais
même sans confitures, on ne saurait nier que ces « petits puits » en
soient un morceau délicat.
LXIX.
L'esprit se perd dans l'imposante contemplation de l'intelligence
qui a présidé aux deux services ; et le grand calcul des indigeslions
multipliées demande plus d'arithmétique que je n'en possède. Qui
eût pu croire, depuis la simple ration d'Adam, que la cuisine évo-
querait assez de ressources pour former une science et une nomen-
clature de l'un des besoins les plus vulgaires de l'animal ?
LXX.
Les verres tintaient, les mâchoires claquaient ; les dîneurs renom-
més dînèrent bien. Les
dames prirent une part
plus modérée au ban-
quet, picotant moins en-
core que je ne saurais di-
re. Il en fut de même des
jeunes gens: car cet âge
ne saurait comme la vieil-
lesse exceller en gastro-
nomie et pense moins à
bien manger qu'à écou-
ler le babil d'une jolie
causeuse.
LXXI.
Hélas ! il me faut pas-
ser sous silence gibier,
salmis, consommés, pu-
rées, tous articles dont je
fais usageseulement pour
rendre mon verspluscou-
lant que ne ferait le roast-
beef à la façon grossière
de John Bull. Une m'est
pas . permis d'introduire
ici un seul entrecôte; un
bœuf aux choux gâterait
mon tendre poème. J'ai
dîné et je dois m'interdi-
re, hélas ! la description
d'un simple bécasse.
LXXII.
Et les fruits, elles gla-
ces, et tous les raffine-
ments, conquêtes de l'art
sur la nature pour ton
service, ôgoùt !...ou bien
ô goutte ! Prononcez le
mot selon l'étal de votre
estomac. Avez-vous ja-
mais eu la goutte ? Je ne
l'ai pas encore eue, mais
je puis l'avoir ; et vous
aussi, lecteur; prenez-y
garde !
Lxxin.
Dois-je omettre dans
ma carte les simples oli-
ves, les meilleures alliées
du vin? H le faut, et
pourtant ce fut unden.es
plats favori--, en Espagne,
àLucques, en Grèce, par-
tout. _ Il m'est souvent
arrivé de dîner avec des
olives et du pain en plein air, ayant le gazon pour table , sur le
Sunium ou l'Hymette comme Diogcne, à qui je dois la moitié de ma
philosophie.
LXXIV.
Au milieu de cette confusion de poissons, de viandes, de volail-
les, de toutes ces substances déguisées, les convives prirent place
dans l'ordre assigné , offrant entre eux non moins de variété que
les mets étalés sur la table. Don Juan était placé près de quelque
chose '< à l'espagnole »... non une demoiselle, mais un plat dont
j'ai déjà parle; toutefois ce mets avait avec une dame ce point de
ressemblance qu'il était magnifiquement paré et fort appétissant.
LXXV.
Par une étrange renconire, il se trouva entre lady Aurora et lady
Adeline... J'avoue que pour un homme ayant des yeux et un cœur,
c'était une situation dans laquelle il était difficile de bien dîner.
D'ailleurs , la conférence que nous avons vue n'était pas faite pour
•im
LKS VEILLËES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
I'l'iiroiirager à briller ; car Atlelino iil- lui uilressail (|iie rareinpiil
la parole ol d'un luil pciR'traiit i^cniblail liru au rmid <Jt' mu peiigoe.
I.WVI.
Je suis parfois loiilc de ('riiiiei|iio li's y\t\ nul des oreilU's ; fc
qu'il y a de d-rlain, c'est que, linrs de la'purli-e ii« l'ouïe, les fcm-
me.H , CCS cliarnianlei: créatures . saisi-î^enl niilli! rlioses ardues.
CoMiine celle invsterifU-ie liaruionie di's spli^rtsqiu résiuiiie si puis-
gauinienl; et (pie les aiijfrs seids eiitrudeiit, il y a, ilioso éloniiarilc,
de Imifts dialiigucs (pu- le lieau se\e purvieiil h saiKJr... bien (|u'uii
seul mot n'en puisse frapper les cireilies vulgaire».
I.XXVII.
Aurura gardait celle iiidillércnce qui pique à bon droil uu preux
clie\alier. De Icuiles les cilTrnses, la plus vive coiisisie ii nous laisser
cnlendre que nous ne valons pas i;ii inoinenl d'altriillon. Or, Juan,
sans avoir les prétentions d un fat , n'était pas très cliarmé de se
voir, comme un uialhcnreux naMie . pris ent!c les glacis, et ce.
après tous les cxccllculs avis qu'il avait reçus.
LWVllI.
A ses aimables riens point de réponse, autre que ces mois in-
sipnitiunts commandés par la pcdites.-e. Aurora tournait à peine les
veux de son côté, et son sourire n'aurait pu satisfaiic la vanité la
inoins e.viRcanto. lilait-ce orgueil , modestie, iireocciipaljoii , stupi-
dité? Le cirl lésait! mais b> \eii.v nialicicux d'Adeline étincelaienl
de joie en voyant se vérifier ses jiroplieties...
LXXIX.
Ils sembl.iicnt exprimer ces mots : « Je vous l'avais bien dill »
sorte de trioiiiplie que je ne recommande à personne. En elTel,
comme je lai mi el 1* , en matière d'aniuui ou dainilié. un pareil
repiocbc peut piquer un homme au vif, et 1 engager par amour-
propre àjioubser au sérieux ce qui n'était qu'une plaisanterie.
LXXX.
(J'esl ainsi que Juan tut amené 'a témoigner h sa jeune voisine
quelques attentions légères, mais exquises, tout juste ce qu'il en
fallait pour se faire comprendre d'une femme inlellii-'enle. A la lin, Au-
tora (ainsi ledit Ihisioire) atl'ran'.diit ses pensées de leur douce pri-
son au point, sinon d'écouler, au moins de sourire une fois ou deux.
LXXXl.
Dos réponses elle passa aux questions : chez elle, cela était rare;
et Adeline , qui jusque-là avait cru voir ses prédictions se conlir-
mer, eut h craindre ([ue la glace, en se l'undant, ne lévéhU une co-
quette... tant il est (lilticile, dil-on, d'einpèeber ks (Xlrèmes de se
joindre! Maiscelli- iirévovuiice était trop subtile : tel n'élait point le
caractère d Aurora.
LXXXll.
Alais Juan avait une sorte de ciiatnic fascinaleur, et sa lière liu-
niiliie, si 1 ou peut allier ces mots, montrait pour cjiatpie mol ma-
gique sorii de la bouche dune ftnime aulanl de déférence que si
c'eût été un décret. Doué d un tact exquis, il savait à propos être
grave ou gai , ré.servé ou libre ; il avait lait d'obliger les geus h se
livrer sans leur laisser voir où il voulait en veuir.
LXXXIIl.
Aurora . dans son indilTércnce, I avait d'abord confondu avec la
foule des llatleuis , bien qu'elle le jugeât i)lus sen?é que le vulgaire
des babillarOs... mais bienlot elle ressentit peu à |ieu I iiilluciice de
celle llatlerie qui séduit les âmes lières plutôt par des marques de
déférence que par des coMipliments , et qui pour plaire va jusqu'à
employer une contradiction ilélicale.
LXXXIV.
lît puis il avait si bonne mine ! Ceci élait un point reconnu
parmi les femmes nem. am. \\}. ce qui. je suis fàclu- de le dire, chez
les Icnimes niariécscoiiduii souvent au crim. ion [îj... mais c'est un
cas que nous abaiidomions aujurv. Ur , i\ oiqiic nous sachions de-
puis loiigleiups que la mine est trompeuse , et la toujours élé, de
m,.iiièie ou d'autre, un extérieur avanlai-'Ciix l'ail toujours jilus
d impression que le meilleur dis In res.
LXXXV.
Aurora, qui avait plus étudié les livresque les plivsiouomies. était
fort jeune quoique très sape., el admirait plus voloiiliors .Minerve
que les Urûces, particulieremenl sur nue page imprimée, idais la
veitu elleiiiéme a bejiu serrer ses lacets ; elle n'a pas le coi set na-
turel de la prudente vieillesse; el !^ocrale, ce modèle du devoir,
avouait pour la beauté un peucbaul discret, mais réel.
LXXXVI.
• '.'est ainsi (pi'à seize -tins, une jeune fille est socratique, mais en
toute innocence , comme Sociale lui-niémc ; el en véritô, si le su-
blime philosophe d Alluiiçs avait à soixante-dix ans des fantaisies
coiuiiii' celles que I lalou iiii'Mlionne dans ses Dialogues, je ne vois
pas en quoi elles déplairaient dans une vtjirge. .. toujours , noiez-le
l'ien, dans les limites de la luodeslie ; c'est luon .vi«e (luà iwn.
(\] .S'emi'tie roiWradircij/e. à runaiiiiiiilé.
14) Criminal conversai ion , adultère.
LXXXVII.
El remarquez ceci : toutes les fois qu'il in'arrive d'énoncer deux
0|iinion8 qui, au premier aliord , semblent kc conln-dire , la se
coiidi- est la nirilleure, l'riil-Alre en ai-je encore dans qiu-lq
Coin une troisi^uie, ou peut-être u en ai-je pa» du tout. . ce i|
semble une mauvai.sc pluisanti'rie; mais si un écrivain était coni-
plélemcnl logique, conimenl pourrait-il peindre ce qui ejilT
LXXXVIII.
Si Ifs gens se contredinpnl , puis-je faire autrement que do leg
contredire?... Mais c'e^l faux : je ne l'ai jamais fait, je ne le ferai
jamais. El comment le pourraisje? qui doute de tout ne |ieul rien
nier. Il est possible que la vente sorte d'une source limpide; mais
SCS llols sont troubles elcouh'nl |)ar tant de canaux coiitridictoircs,
que force lui est souvent de naviguer sur les eaux de la liction.
LXXXIX, ,
Apologue, fable, poésie, parabole, tout cela est faux, mais peut
élre rendu vrai par ceux qui ré|iandent celle semence sur un sol
bien préparé. Que ne peut là fable! on dit qu'elle rend la réalité
plus supportable; mais qu'est-ce que la rcalile? qui en a le crile-
riuiii ? Kst-ci: la philosophie? Non ; elle rejelie Imp de choses. La
religion? Oui ; mais de toule» ses sectes , laquelle ?
XC.
Plusieurs millions d'hommes doivent avoir lorl . c'est évidenl;
peut-être finira-l-on par découvrir que tous avaienl raison. r>ieu
nous soit en aide! Puisque dans notre pèlerinage il nous est enjoint
de tenir toujours brillants nos saints luminaires, il esl temps qn il
surgisse quelque liouveau prophcie. Kn (pielques millier» dann'-»-^
les opinions s'usent, si le ciel n'y fait quelques réparations.
XCl.
Kh bien! me voili» encore! pourquoi nreiitortiller ainsi d.iiis 1 i
iiiéiaphvsique ? Nul ne déteste plus c|ui' moi louie sorte de eonlr^'
verse : et néanmoins , telle esl ma folie ou nia destinée, que je va'-
loujonis me heurter la lèle quelque part îi propos ilii présent , '
l'avei.ir ou du pa-sé. Pouriaiil je n'en veux ni au Troven iii au 1;
rien, ayant été élevé dans la doclilne des presbytériens modères.
XCll.
Mais bien que je ne mette d'emportement ni dans ma Ihéologic ,
ni dans ma ihélanhysiqiie . en iioliticiue , mon devoir est de faire
comprendre h Jonn Bull quelque chose de la situation de ce bas
monde. .Mon sang bouillonne dans mes veines comme les eaux du
l'Ilécla, quand je vois les peuples permettre à ces misérables sou-
verains d'enfreindre les luis.
XCIII.
La poliiique, l'administration etlapiélésonl des sujelsque j'.nhor !
quelquefois, non-seulement pour varier mon ouvrage, mais du
un but d utilité morale; car ma mission est d'accommoder la .soco
et de farcir de sauge cette oie trop fais.indée. Et mainienanl que jr
suis à peu près en étal de servir chacun selon ses goûts, je vais es-
sayer du surnaturel.
XCIV.
Je laisse donc de côlé toute argumentation, el je déclare posiii-
vemcni (pi'à l'avenir aucune tenlalion ne pourra me détourner f
lemeiil de mon but. En fait, je n'ai jamais compris ce que veul'
dire ceux qui prétendent que b'S enlrcliens de ma muse ont quelij
cImsc de dangereux. .. je la cro s aussi inofTensive que d'autres qui
se donnent plus de mal pour être moins attrayantes.
XG\t
Lecteur renfrogné ! vites-vons fftnais un revenant ? non : mais
vous avez entendu dire... je comprends... Cliutl ne regrettez pas
le temps perdu; car c'est un plaisir que vous avez encore en ré-
serve; et ne croyez pas que je veuille me moquer de ces chases-là,
et dessécher par le ridicule cette source du sublime el du mysté-
rieux ; pour raisons à moi connues, ma croyance est sérieuse.
XCVl.
Vous riez ?... A votre aise; je n en ferai rien, moi : il faut que
mon rire soit sincère ; je n'en ai pas d autre. Je di.<ais dune que,
selon ma ferme conviction , il est un lieu hanté par les levenanls...
Quel est ce lieu ? je ne 1 indiquerai pas; car je voudrais que le sou- j]
venir en fût anéanii. « Ui;s ombres peuvent jeter 1 effroi dans I àme
de Kichard. » En un mot, j'ai sur ce sujet des scrupules.
XCVII.
La nuil... (c'est la nuit que je chante... parfois hibou . el par-ci
par-lii rossignol;... la nuit est soiubre , el foiseau de Minerve fait
relcnlir autour de moi son hymne discordant; du haut desaniiques
lambris, de vieux, portraits j'etlenl sur moi un r.gud menaçanl...
Plût au ciel qu'ils eus.«enl uu air moins terrible! Les cendres mou-
rantes séleigiient peu à peu dans l'âlre je commence à croire
que j'ai trop jMolongé ma veille.
XCVIII.
C'est pourquoi . bien que je n'aie point pour habitude de rimer
en pleinjour... sentant quelques frissonsnocturnes. je remelsprudem-
ment à demain midi le soin de traiter un sujet qui , hélas! n'évo-
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
267
que à mes yeux que des ombres Mais il faut que vous ajez été
(ians la situation où je me suis vu , avant que vous puissiez me taxer
de supei-slitiou.
XCAX.
La vie est une étoile qui plane à l'Iiori/.on sur les liiuiles des
deux mondes, entre la nuit et l'aurore. Combien peu nous savons
ce que nous sommes! Combien moins encore ce que nous serons I
Le Ilot éternel du temps continue à rouler, et e uporte au loin nus
bulles d'air : quand l'une crève, une autre pour la remplacer se dé-
taclie de l'écume des siècles; et ce|iendant les tombeaux des em-
pires s'élèvent çà et là comme des vagues passagères.
CHANT XVL
I.
Les anciens Perses enseignaient à leurs enfants trois choses uti-
les : tirer de l'arc, monter à cheval, dire la vérité. Ainsi fut élevé
Cvrns, le meilleur des rois... et ce mode d'éducation est adopté
pour la jeunesse moderne. Nos jeunes gens ont un arc, générale-
ment h deux cordes ; ils montent un cheval, sans pitié comme sans
peur; peut-être excellent-ils un peu moins à dire la vérité; mais,
en revanche, ils courbent l'arc... de leur échine, beaucoup mieux
qu'on ne fit jamais.
H.
La cause de cet effet ou de ce défaut... car « cet effet défectueux
a une cause... » je n'ai pas le loisir de la rechercher; mais je dois
dire une chose à ma louange : de toutes les muses que je me rap-
pelle, la mienne, quelles (lue soient ses folies et ses faiblesses en
certaines matières, est sans contredit la plus sincère qui ait jamais
exploité la fiction.
m.
Et comme elle traite de tout et ne bat en retraite devant quoi que
ce soit, cette épopée contiendra un fouillis de conceptions des plus
rares, que vous chercheriez en vain ailleurs. Il est vrai qu'à son
miel se mêle quelque anieriume, mais dans une proportion si légère
que l'on no peut s'en plaindre, mais qu'on doit s'élonuer d'en trouver
si p'eu, vu que cette histoire parle « de rebus cunctis et quibusdam
aliis. » •
tv.
Mais de toutes les vérités qu'elle a dites, la plus vraie est celle
quelle va dire. J'ai fait entendre qu'il s'agissait d'une histoire de
revenant... Eh bien I ensuite? .le sais seulement que la chose est
constante. Avez-vous exploré les limites? il est temps que nos dou-
leurs imberbes soient réduiis au silence comme autrefois les scepti-
ques qui ne croyaient pas Colomb.
V.
Certaines gens nous donnent comme authentiques la chronique
de Turiiin ou celle de Geoffry, auteurs dont la supériorité histori-
que brille surtout en fait de miracles. Mais la priorité appart eut
essentiellement à saint Augustin , lequel ordonne à tous de croii-e
l'impossible, liquivoques, arguties, ergotages, il répond à tout par
son ; « rjiiia i)iipossibile. »
VI,
Donc, mortels, gardez-vous d'iqiiloguer ; croyez... Si la chose est
impr(d)ab!e, il faut croire... si elle est impossible, raison de plus :
dans tous les cas, il faut admettre les choses de confiance. Je ne
parle point dans un sens profane . pour révoquer en doute ces
sainis mystères que tout homme sage et juste admet comme parole
d'évangile, et qui, plus ils sont controversés, plus ils s'enracinent
profondément, ce qui est le caractère de toute vérité.
VIL
Je veux seulement faire remarquer, après Johnson , que depuis
six mille ans environ, toutes les nations ont cru que par intervalles
un habitant de la tombe revient nous visiter; et ce qu'il y a d'étrange
en cette étrange matière , malgré tout ce que la raison oppose à
une telle croyance, quelque chose de plus puis.sant encore combat
pour elle : nie maintenant qui voudra !
Vlll.
Le dîner était fini, ainsi que la soirée : le souper terminé de
même, les dames suffisamment admirées, les convives s'étaient re-
tirés un à un... les chants avaient cessé et la dan.se avait piis fin ;
la dernière robe transparente était partie... évanouie, comme ces
nuages vaporeux qui se perdent dans le firmament, et rien ne bril-
lait plus dans le salon , sauf les bougies mourantes... et la lune qui
commençait à poindre.
IX.
Le moment où s'évapore une joyeuse journée ressemble au der-
nier verre de Champagne, privé de la mousse qui égayait sa rasade
virginale. Il ressemble encore à un système qu'escorte le doute, ou
à une vague délaissée par la tempète'et que n'anime plus le vent ;
X.
Ou à une potion opiacée qui piocure un repos troublé ou n'en
procure aucun; ou... à rien queje connaisse, si ce n'est àlui-mème.
Tel est le cœur humain : nul parallèle n'en saurait donner une idée
vraie.... telle aussi l'tuilique pourpre tyrienne, dont nul ne peut dire
si sa teinture provenait d'un eoiiuillage ou de la cochenille. Ainsi
périsse jusqu'au dernier lambeau la robe des tyrans !
XL
Après le supiiliee de s'habiller pour un raout ou un bal , vient
celui de se déshabiller; parfois notre robe de chambre pèse sur
nous comme celle de Nessus et nous rappelle des pensées aussi jaunes
que l'ambre, nuiis un peu moins limpides. Titus s'écriait : « J'ai
perdu un jour! » De toutes les nuits et de tous les jours que la plu-
part des hommes peuvent se rap|)eli!r (et , pour ma part , j'ai eu des
unes et des autres (\w n'étaient point à dédaigner), je serais curieux
de savoir combien n'ont pas été perdus.
XII.
Juan, en se retirant chi^zliii, se senlitagité, embarrassé, compro-
mis :il trouvait les yeux d'Aïu'ora Raby plus brillants qu'Adeline ne
le lui avait dit (résultat ordinaire des conseilsj. S'il avait connu
exactement son état, il se fût probablement mis à philosopher :
grande ressource pour tout le monde et qui ne fait jamais faute au
besoin. Juan ne pouvait que soupirer.
XIII.
Ifsoupira... Une seconde ressource, c'est la pleine lune, cet en-
trepôt de tous les soupirs; et heureusement son chaste disque bril-
lait d'une clarté aussi pure que le permet ce climat. Or, le cœur de
Juan était au diapason convenable pour la saluer de l'apostrophe :
« 0 toi I M ce tutoiement de l'égoisme amoureux.
XIV.
Mais amant, poète, astronome, berger, laboureur, quiconque a des
yeu.x ne peut contempler cet astre do la nuit sans tomber dans une
sorte de rêverie; de là nous viennent de grandes pensées (parfois
aussi im rhume, si je ne me trompe); d'importants secrets sont
confiés à cet errant flambeau : il soumet à son influence et les ma-
rées de l'Océan et le cerveau des mortels el aussi leurs cœurs.
XV.
Juan se sentait pensif et plus disposé à la contemplation qu'au
sommeil. Dans sa chambre gothique, les flots du lac lui envoyaient
leur liquide murmure tout plein du charme mystérieux de lanuit :
sous sa fenêtre se balançait un saule, et il restait immobile , contem-
plant la cascade tantôt brillante, tantôt perdue dins l'ombre.
XVI.
Sur sa table ou sur sa toilette.... je ne puis dire laquelle (pour un
fait je suis scrupuleux au dernier point)... une lampe brillait d'une
vive clarté, et lui élail appuyé contre une niche où l'on voyait encore
maint oroement gothique , des pierres ciselées, des vitraux peints et
tout ce que le temps avait épargné du luxe de nos pères.
XVII.
Puis, comme la nuit était belle, quoique froide, il ouvrit la porte
de sa cliambre, et s'avança dans une longue et sombre galerie garnie
de vieux tabli-aux de grand prix représentant des chevaliers et des
dames héroïques et chastes , comme doivent l'être infailliblement
les gens de haut liïuage. Mais, vus à une lueur douteuse, les por-
traits des morts ont je ne sais quoi de sépucral et de lamentable.
XVllI.
Sous les rayons de la lune, ces images de saints et de farouches
chevaliers paraissent vivre, et pendant que vous vous tournez de
côté et d'autre au faible écho de vos propres pas, il vous i^enibie
que des voix s'élèvent du tombeau et que des ombres fantastiques
se détachent des cadres comme pour vous demander de quel droit
vous osez vedler en ce lieu, où tout doit dormir, sauf la mort.
XIX.
El le paie sourire des habitants du cercueil, charme des anciens
jours, semble se ranimer à la lueur des astres de la nuit ; leur che-
velure enfermée dans la tombe ruisselle à flots sur la toile ; leurs
yeux fixés sur les vôtres brillent conune les yeux d'un rêve ou
comme des stalactites au fond de quelque caverne; mais la mort
est empreinte dans leurs mélancoliques rayons,
XX.
Juan rêvait à tout ce qui change ici-bas, ou il rêvait à sa maîtresse,
c'est .synonyme; et nul bruit, hormis l'écho de ses soupirs ou de ses
pas, ne troublait le silence lugubre de l'antique manoir ; quand lout-
à-coup, il entendit ou crut entendre près de lui un être surnaturel...
peut-être élait-ce une souris, car le frôlement aigu de ce petit ani-
mal derrière une tapisserie a souvent intrigué bien du monde.
XXI.
Ce n'était pas une souris; mais, ôsurpi'ise! un moine, affublé
d'un capuchon et dune robe noire et portant un rosaire , tantôt se
montrait au clair de la lune , tantôt disparaissait dans l'ombre : il
s'avançait par des mouvements étranges , mais silencieux ; ses vê-
tements seuls produisaient un léger bruit : il glissait lentement
Cfuiime une ombre, et en passant près de Juan sans s'arrêter, il lui
lauca un regard élinCLdaut.
268
LBS VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
XXII.
Juan l'osla iiiMrifK^. Il avait bien entendu i|ucl(|ui<ii uinis sur un
snedro qui lianlait aulrefnis ces apjiartcnicnts ; niais . comnie Iuimi
(laiilrcs, il n'axail vu là ([iiun ilo rrs iiiuils (jui s'all.ichont à di'
tels lieux , nioiiiiaic de la superstition vulgaire. A-t-il hion \u, en
elTet? ou nclait-ce qu'une vapeur?
XXIII.
Une fois, deux fois, trois fois, il repassa... cet enfant de l'air, de la
terre, du ciel ou de l'autre sc'jour. Juan lixa sur lui ses jeux éton-
nés, sans pouvoir parler ni remuer ; mais il resia immobile, comme
une slalue sur sa base ; il sentit ses che\eux s'enlacer autour de ses
tempes comme des meuds de serpents : il voulut interroper le révé-
rena personnage; mais sa langue lui refusa des paroles.
XXIV.
La troisième fois, après une pause plus longue encore, le fantôme
disparut.... Mais où était-il passé? La galerie s'étendait au loin, et,
sous ce rapport , il n'y avait là rien de surnaturel : de nombreuses
portes pou^ aient, sans contrarier les lois physiques, donner passage
a des corps petits ou grands : mais Juan ne put conslaler par la-
quelle de ces issues le spectre avait paru s'évaporer.
XXV.
Il resta immobile... combien de temps? il n'aurait pu le dire;
mais ce temps lui parut un siècle... et il alten<lait toujours, impuis-
sant à se mouvoir, les yeux lixés sur l'endroit où le fantôme lui
avait d'abord apparu; puis, peu à peu, il reprit l'usage de ses facul-
tés. Il lui sembla iiu'il avait eu un rêve, mais il ne s'éveillait pas :
il dut croire (ju'il n'avait point dormi , et se retira dans sa cham-
bre dépouillé île la moitié de ses forces.
XXVI.
Tout j était dans l'état où il l'avait laissé : la lampe continuait à
brûler et sa flamme n'était pas bleue comme il arrive aux flam-
beaux bien élevés qui sympathisent avec l'arrivée des esprits : il se
frotta les yeux et ils ne lui refusèrent pas leur oflice : il prit un
vieux journal et le parcourut facilement; il lrou\a un article où l'on
attaquait le roi et un long éloge du cirage patenté.
XXVII.
Cela sentait notre inonde matériel; néanmoins sa main trem-
blait... Il ferma .sa porte, il se déshabilla, et se rail au lit sans trop se
presser. Là , mollement appuyé sur son oreiller, son imagination
repassa ce qu'il avait vu : et quoique ce souvenir n'eût jioiiil
les vertus de l'opium, le sommeil le gagna peu à peu.
XXVIII.
Juan s'éveilla de bonne heure; et , comme on peut croire , réflé-
cliit à cette visile ou à celle vision, se demandant s'il ne serait pas
tililed'en parler, au risque de s'entendre railler sur sa sujierstition.
Plus il y pensait, plus augmentait sa perplexité : en ce moment,
son valet, serviteur très exact vu l'exigence du maître, vint frapper
pour l'avertir qu'il était temps de s'habiller.
XXIX.
11 s'habilla : comme tous les jeunes gens, il soignait habiluelle-
ment .sa toilette ; mais ce malin-là il y consacra moins de temps qu'à
l'ordinaire; il eut bientôt abandonné son miroir; ses clicveiix tom-
baient négligemment sur son front; ses vêtements n'avaient pas le
pli accoutumé, et le nœud gordien de sa cravate était hors de son
axe presque de l'épaisseur d'un cheveu.
XXX.
Etant descendu au salon , il s'assit tout pensif devant une tasse
de thé , ce dont il ne se fût peut-être pas aperçu si le vase n'avait
été brûlant , ce qui le força de recourir à sa cuiller : il était telle-
ment distrait, qu'il ne devait point paraître dans son assiette ordi-
naire. Adeline la première s'en aperçut... mais elle ne put deviner
la cause de son trouble.
XXXI.
Elle le regarda, remarqua sa pâleur, et elle-même pâlit; puis elle
baissa tout-à-coup les yeux et murmura quelques mots que Ihistoire
ne m'a pas rapportés. Lord Henry dit que sa rôtie était mal beurrée;
la duchcsst; de Kitz-Fulke jouait avec son voile et regardait Juan
sans prononcer une parole ; Aurora Uaby , lixant sur lui ses grands
yeux noirs, l'examinait avec une surprise calme.
XXXIl.
Mais, voyant qu'il restait froid el silencieux et que tout le monde
s'en étonnait plus ou moins, la belle Adeline lui demamla « s'il ne
se sentait pas bien. » Juan tressaillit et répondit ; « Si fait... non...
peut-être... oui. » Le médecin de la famille était un fort habile pra-
ticien, et comme il se trouvait là , il voulut lui lAter le pouls, mais
Juan s écria : « qu'il se portait iiarfailement. »
XXXIIl.
« Parfaitement... oui... non »... Ces réponses étaient peu claires;
mais, quoiqu'elles pussent paraître incohérentes, son aspect était
d'accord avec leur apparente contradiction : un malaise étrange lui
ôtail sa vivacité habituelle ; quant au reste, comme il semblait peu
disposé h parler d<- son mal, on pouvait croire que s'il avait besoin
de quelque chose, ce n'était pas du docteur.
XXXIV.
Lord Henry, ayant expédié son chocolat ainsi que les rôties dont
il .s'était plaint, remarqua i|ue Juan n'avait pas son air animé ; ce
dont il s'étonnait, vu nue le temps n'était pa.s à la pluie. Puis il
adres.sa la pande à la duchesse, il lui demanda si elle avait reçu
depuis peu des nouvelles du duc Sa Grftce la duchesse répondit que
Sa UrAcc le duc avait éprouvé quelques légères attaques de goutte,
cette rouille qui s'attache aux gonds de l'aristocratie.
XXXV.
Alors Henry, se tournant vers Juan , lui adressa quelques mots de
condoléance. « A vous voir, lui dil-il, on croirait (|ue votre som-
meil a été troublé jiar le .Moine Noir. — Quel moine? » demanda
Juan avec un elTorl pour prendre un air calme ou indifférent ; mais
il ne put s'empêcher de devenir encore plus pâle.
XXXVI.
0 Comment! n'avez-vous jamais entendu parler du Moine Noir,
le spectre de ce château V — Jamais, en vérité. — Eh bien ! la re-
nommée... mais vous savez qu'elle ment quelquefois, raconte une
%ieille histoire quevous apprendrez plus tard. Suitqu'avec le temps le
fantôme ait jierdu de sa liardiesse , soit que nos aïeux eussent pour
voir de tcds objets des yeux un peu meilleurs que les nôtres, les vi-
sites du moine ont élé plus rares depuis quelque temps.
X.\.\VII.
« La dernière eut lieu... — Je vous prie, interrompit Adeline (qui,
les yeux (ixés sur don Juan , observait le changement de ses traits,
et conjecturait déjà ([u'enlre son trouble et la légende, il existait un
secret rapport)... je vous prie, si votre intention est de plaisanter,
veuillez choisir, pour le moment, quelque autre sujet; car l'histoire
en question a été souvent contée, et n'a pas gagné beaucoup en
vieillissant.
XXXVlll.
— Plaisanter! s'écria lord Henry; mais vous savei bien, Ade-
line, que nous-mêmes... c'était dans noire lune de miel... nous
avons vu... — N'importe ! il y a de cela si longtemps! Mais tenez,
voici votre histoire en musique. « Alors, gracieuse comme Uiane
(|uand elle tend son arc, elle prit ^ harpe, dont les cordes à peine
touciiées résonnèrent harmonieusement, et d'un ton plaintif, elle se
mil à jouer l'air : « 11 était un moine gris. »
XXXIX.
« Ah ! veuillez y joindre, dit Henry, les paroles que vous avez
corajjosées ; car Adeline est à moitié poète, » ajoula-t-il avec un
sourire, en se tournant vers le reste de la société. Comme de rai-
son, chacun s'empressa d'exprimer poliment le désir de voir dé-
[iloyer trois talents à la fois ; car il n'y en avait pas moins ; la voix,
les paroles et l'instrument, el pareille réunion ne pouvait se trou-
ver dans une sotte.
XL.
Après quchjues inslauls d'une charmanle liésitation. autre magie
de ces magiciennes qui, je ne saurais vous dire pourquoi, semblent
obligées à cette petite feinte, la belle Adeline baissa d'abord les
yeux; puis, s'animant loul-à-cou[) , maria sa douce voix aux sons
de sa harpe, el mil dans son chant beaucoup de simplicité, mérite
qui, i>our être peu prôné, n'en est pas moins précieux.
i.
« Gardez-vous du Moine Noir qui, s'asseyanl sur la pierre de l'ab-
baye normande, murmure ses prières aux brises de minuit et dit
les messes des jours qui ne sont plus. Quand le lord des monta-
gnes, Amundeville, lit sa proie de l'église normande et eu chassa
les moines, un seul frère refusa toujours de partir.
2.
« Ue par la volonté du roi Henri, il vient avec toutes ses forces
faire des biens de l'église sa propriété laïque ; armé du glaive et de
la torche, il renversera les murs si quelqu'un lui résiste. Un moine
resle ; rien ne peut le chasser ou l'enchainer ; car ses membres ne
semblent \>ns faits d'argile. On le voit sous le porche , on le voit
dans l'église ; mais ce n'est que la nuit qu'il se montre.
3.
B Vient-il pour le bien, vient-il pour le mal? Je ne saurais le dire;
mais, nuit el jour, il habite le manoir dAuiundeville. Quand les
lords se marient, il se glisse, dit-on , le soir près du lit nuplial : et
l'on tient pour certain qu'il se présente aussi h leur lit de mort ,
mais non pour pleurer.
4.
« Quand naît un héritier, on l'entend gémir; et l.irsipi'un malheur
menace celte ancienne lignée, à la pâle clarté de la lune on le voit
errer de salle en salle. On voit sa taille et non ses traits toujours
abrités par son capuchon ; mais ses yeux brillent entre les plis, el
ce sont les yeux d'un spectre.
« Gardez-vous du Moine Noir, il est toujours le maître ici ; car il
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
269
est riiéi'itier de l'église, quel que soit le possesseur laïque. Le jour,
Amuiuleville est le seigneur, mais le moine a son tour la nuit ; ni
vin ni banquet ne sauraient exciter un vassal à inéconnaîtie les
droits du moine.
6.
« Ne lui parlez pas quand il se pronn'Mie à grands pas dans la salle,
et il ne vous dira rien non plus; il glisse lentement dans son man-
teau comme la rosée sur le gazon. Merci du ciel! Dieu soit en aide
au Moine Noir; propice ou funeste, quelle que soit sa prière, prions
pour le repos de son âme. »
XLl.
Adeline se tut et les cordes frémissantes s'arrêtèrent sous les
doigts qui les animaient. Il se fit alors ce silence que garde un mo-
ment l'auditoire quand le chant a cessé ; puis, comme la politesse
l'ordonne, tout le cercle admire et applaudit le chant, le goût, l'ac-
compagnement, au grand embarras de la timide exécutante.
XLII.
La belle Adeline ne paraissait pas attacher le moindre prix à ce
talent ; elle semblait ne le considérer que comme le passe-temps
d'un jour inoccupé, et ne le cultiver par instants que pour son
propre plaisir. Toutefois, de temps en temps, sans afficher la
moindre prétention, ce qui n'en excluait pas une certaine dose, elle
daignait, avec un orgueilleux sourire, condescendre h montrer ce
qu'elle eût pu faire si à ses yeux la chose en avait valu la peine.
XLIII.
Or, ceci (je vous le dis tout bas) c'était... pardonnez-moi cette
comparaison pédantesque... c'était fouler aux pieds l'orgueil de
Platon, avec un orgueil plus grand encore, comme fit le Cynique en
pareille occasion, croyant mortifier beaucoup le sage et soulever sa
colère philosophique pour un tapis gâté ; mais l'abeille attiqne
trouva dans sa répartie une consolation suffisante.
XLIV.
Ainsi, en faisant avec aisance et quand il lui plaisait ce que les
dilettanti font avec beaucoup d'étalage, Adeline éclipsait leur de-
mi-profession ; car le talent musical devient tel quand on en fait
trop souvent parade, et c'est ce dont conviendront tous ceux qui
ont entendu miss ceci ou miss cela, ou lady une telle donner une
représentation pour plaire à la compagnie ou à leur mère.
XLV.
Oh I les longues soirées de duos et de trios I admirations et spé-
culations I les mamma mia et les amoi' mio, les tanti pa/piti, les
lascia mi et les roucoulants addio'.h. quoi noire nation, la plus
musicale de toutes, joint pour chai'mer l'oreille les tu mi chamas
du Portugal, de peur que l'Italie ne lui fasse défaut.
XLVI.
Les airs de bravoure italiens... comme aussi les simples ballades
nationales de la vaste Erin et des grisâtres montagnes d'Ecosse, ces
chants qui évoquent le Lochaber aux regards du voyageur errant
.au loin sur les continents ou les îles de l'Atlantique, ces calentures
musicales qui font rêver au montagnard la patrie qu'il ne reverra
plus que dans de pareilles visions... tels étaient les morceaux dans
lesquels Adeline excellait.
XLVII.
Elle avait aussi une légère teinte de bleu , savait faire des vers et
en composait plus qu'elle n'en écrivait ; elle faisait aussi dans l'oc-
casion des épigrammes contre ses amis, comme c'est un devoir pour
chacun. Toutefois, elle était loin de cette teinte d'azur foncé, deve-
nue la couleur il la mode ; elle avait la faiblesse de trouver que Pope
était un grand poète et qui, pis est, n'avait pas honte de le dire.
XLVIII.
Aurora, puisque nous en sommes sur le goût, ce thermomètre
d'après lequel on classe aujourd'hui tous les individus Aurora,
si je ne me trompe, était plus shakespearienne. Elle vivait davan-
tage dans les mondes situés par-delà les inextricables solitudes de
celui-ci ; car il y avait en elle une sensibilité capable d'embras-
ser des pensées illimitées , profondes comme l'espace et silencieu-
ses comme lui.
XLIX.
Il n'en était pas ainsi de Sa Grâce, pleine de grâce mais peu en
état de grâce, la duchesse de Fitz-Fulke, cette Hébé déjà mûre, dimt
l'esprit , en supposant qu'elle en eût , était tout entier sur son vi-
sage ; et c'est là l'esprit le plus fascinateur qu'il y ait au monde.
On pouvait y discerner aussi un léger penchant à la méchanceté...
Mais bagatelle! peu de femmes sont créées sans quelque aimable
levain de ce genre: il ne faut pas qu'ici-bas l'on se croie dans le ciel.
L.
Je n'ai pas entendu dire qu'elle fût plus ou moins poétique ; ce-
pendant elle a été vue lisant le « Guide de Bath » et les « Triom-
phes d'Hayley. » Or, ce dernier ouvrage lui parut réellement pathé-
tique; car, disait-elle, son caractère avait été tant de fois mis à
l'épreuve , que le barde avait prophétisé toutes les traverses de sa
vie depuis son mariage. Mais de tous les vers, ceux qui étaient
le plus assurés de son approbation , c'étaient les sonnets et les
bouts-rimés adressés à sa personne.
LI.
H serait difficile d'indiquer le but auquel visait Adeline en chan-
tant cette ballade, comme pour indiquer la cause qu'elle-même attri-
buait à l'émotion nerveuse de Juan. Peut-être ne se proposait-elle
que de dissiper, en riant, sa terreur supposée; peut-être voulait-
elle l'augmenter encore. Dans quelle intention? je ne saurais le
dire... du moins pour la minute.
LU.
Dans tous les cas, cet expédient eut pour effet de rendre à don
Juan la pleine possession de lui-même , condition essentielle aux
élus qui veulent se maintenir au diapason de leur cercle , article
sur lequel on ne saurait être trop circonspect. Que ce soit le persif-
flage ou la piété qui donne le ton, sachez vous affubler du manteau
d'hypocrisie le plus à la mode , sous peine d'encourir le mortel dé-
plaisir de la gynocratie.
LUI.
Juan commença donc à se remettre'; et. sans plus d'explication,
il se mit à lancer sur ce sujet mainte facétie. Sa Grâce saisit aussi
cette occasion , pour hasarder quelques saillies du même genre-
mais elle exprima en même temps le désir d'entendre un récit plus
détaillé des singulières façons d'agir de ce moine mystérieux , et de
ses faits et gestes à l'occasion des mariages et des morts de la fa-
mille actuelle.
LIV.
A cet égard, on ne pouvait guère lui en apprendre plus qu'il
n'en a été dit ci-dessus; le tout passa, selon l'usage, auprès de
quelques-uns comme pure superstition, pendant que d'autres, à qui
les revenants inspiraient plus d'effroi, admettaient presque l'étrange
tradition. Beaucoup de choses furent dites pour et contre ; mais
Juan , toutes les fois i(u'on l'interrogeait sur la vision à laquelle on
attribuait son trouble (bien qu'il n'en fût pas convenu), Juan répon-
dait de manière à dérouter toutes les conjectures.
LV.
Cependant , il était une heure de l'après-midi , et la compagnie
songeait à se séparer : les uns allaient se livrer à divers passe-
temps , d'autres n'allaient rien faire; ceux-ci s'étonnaient qu'il fût
encore si tôt, ceux-là qu'il fût déjà si tard. Ajoutez qu'une magni-
fique course devait avoir lieu , sur les terres de mylord , entre quel-
ques lévriers et un jeune cheval de noble race dressé à franchir la
barrière. Plusieurs des invités allèrent y assister.
LVI.
En outre, un marchand de tableaux avait apporté un beau Titien,
garanti original , tellement précieux que son possesseur ne voulait
le vendre à aucun prix , quoiqu'il fût convoité par tous les souve-
rains de l'Europe. Le roi lui-même l'avait marchandé; mais la liste
civile, qu'il daigne accepter gracieusement pour obliger ses sujets,
lui avait paru insuffisante pour cet achat, dans ce temps où l'impôt
est si léger.
LVII.
Mais lord Henry étant un connaisseur... l'ami des artistes, sinon
des arts, le marchand, guidé par les motifs les plus classiques elles
plus purs (à tel point que si ses besoins eussent été moins pressants,
il eût fait cadeau de son tableau à mylord, tant il se tenait honoré
de son patronage); le marchand, dis-je, avait apporté le capo d'o-
pera , non pour le vendre, mais pour le soumettre au jugement
d'un Mécène... connu pour infaillible.
LVIII.
Il y avait de plus un moderne Goth, j'entends un de ces gothiques
maçon.î de Babel qu'on nomme architecte, venu pour visiter ces mu-
railles grisâtres qui , malgré leur épaisseur, pouvaient avoir besoin
de quelques réparations. Après avoir fouillé dans tous les sens, cet
homme présenta un plan pour ériger de nouveaux bâtiments dans
le style le plus correct , en jetant bas le vieil édifice , ce qu'il appe-
lait une restauration.
LIX.
Cela ne coûterait qu'une bagatelle (vieille chanson qui a pour re-
frain quelques milliers de guinées , si l'on fredonne longtemps le
même air); on serait dédommagé des frais par la possession d'un
édifice non moins sublime que durable, qui manifesterait glorieuse-
ment le bon goût de lord Henry , et ferait briller d'âge en âge les
hardiesses du style gothique exécutées avec l'argent anglais.
LX.
Il y avait encore au château deux hommes de loi , occupés d'un
emprunt sur hypothèque que lord Henry voulait contracter pour
faire quelque nouvelle acquisition. Ils devaient aussi préparer les
pièces de deux procès, l'un pour des redevances seigneuriales, l'au
tre relatif aux dîmes, véritables brandons de discorde, qui enflam-
ment la religion au point de lui faire jeter son gage de bataille. Il y
avait un bœuf, un porcetun laboureur, concurrents pour les prix
agricoles établis par lord Henry dans sa ferme Sabine.
ni
I.KS VKILLF;RS LITTËRAIRRS ILLUSTIIÉES.
I.XI.
Il j nv.iii (Ir-iix liriicomiicis pils ilnnii Un pi^pp îi loup cl lirslini^s
à passer Inir ciitniile-oi'iirc pri prismi. Il \ .-iMiil une jeune pav-
saiinc en pi.'lil buiiiiel el un inuiileau éraiiaie (je ii'uii puis soulTiir
la \w' I ai ce i|iic... parce que, dans ma jciinesMe. j ai eu lo niallieiir
(Ifi... Mais lieiireiisenienl (pic, depuis ce li'uinslii, j'ai eu rareuienl
des iiiili-uuiilés ù jia^cr à la paroisse ;. Ih'lasl ce, maiileau érarlale ,
eiitr'iHiverl par une uiuiii inijiilo^ablc, présonle le prublùuiu d'un
Olrc doulde.
IXII.
Un di'"vidoir dans une boiileilln nll're un nivsh'^re : on se deiuando
coiniiient il est entre el eninment il sortira: c'est pourrpioi jnlinn-
doniie col i^chanlillon d'iiislnire natiiielle à eeii\ iproeeiipe la solu-
tion des problèmes. Je conslalerai Feulement i|iie lord llenrv étnil
jiiffe de p.ii\, et ,pie, sous mandat (rainener , le constable Seoul f\)
avait saisi la déliiiiiiinnle pour délit de hrnconiiaKc sur les domaine!)
de la iiaïuic
lAIlI.
Dr. les juges de; paix sonta|ipelcR ;i connaitie des méfails de tout
genre , et h paranlir le (.'ibier et la inoialiié du pays contre les ca-
prices d; ceiix ipii n'ont pas le permis nécessaire; et ces deux
articles, après les dinics el les bnu.\ , sont peiit-i^lie ceux (|ui don-
neni le plus d'embarras : conserver in lacies les perdrix eties jolies
lilies est une liclie (|iii intrigue le tribunal le plus consciencieux.
I.XIV.
I.a délinipianle en ijuestion était exirômemcnt pftic, p;\Ic comme
si elle eût mis du blanc; car ses joues étaient naturellement ron-
ges, ainsi que les grandes dames les ont blanches, du moins au
sortir du lit, l'eut-i^tre clail-cile liontcuse de sa fdiblesse , la pauvre
enfant! car iiéeel élevée au village , dans son immoralité, elle ne
savait que pAlir... la rougeur est faite pour les gens de qualité.
LXV,
Dans un coin de son rril noir brillant, timidement baissé el pour-
tant espièiile, s'était arrêtée une larme, ipie la pauvre lille de temps
à autre l;\i-hait d'essu.yer, car ce n'était pas une i)leuieuse senii-
nicnlale, faisant parade du sa sensibilité, lillc n'avait pus non plus
celle insolence qui répond au mépris par le luépris; mais debout et
toute tremblante , dans sa patiente douleur , elle attendait qu'on
l'interrogeât.
LXVI.
Naturellement, ces divers groujies étaient répartis en divers en-
dioils du cliAlean et ù distance du salon des dames: les hommes de
loi dans le cabincl ; le porc, le laboureur, les braconniers, en plein
air; les f;eiis venus de la ville, à savoir l'arcliitecle et le inarcliand,
chacun à .son poste, aussi alTairés qu'un général qui, retiré dans sa
tente, y rédige ses dépêches; et là, ils se livraient avec orgueil à
leurs brillantes spéculations,
L.WII,
Mais la pauvre fille était reléguée dans la grande salle, pendant
que Scout, le gardien des fragilités de la paroisse, discutait les mé-
rites d un pot de double aie très morale ;il avait en horreur ce qu'on
appi 111' la petile bière), lîlle atleiidail (piiï monsieur le juge, rap-
pelant sa bienveillante attention sur sa vraie juriiliclion , désignai ,
point embarrassant pour la plupart des fdles, le père d'un enfant.
LXVlll.
Vous voyez que, sans compter ses chiens cl ses chevaux, lord
Henry ne manquait pas d'occupation. On était aussi fort alTairé
dans les cuisine- pour la préparution d'un grand repas à deux ser-
vices; car, en raison de leur rang el de leur position, les hommes
ipii possèdent dans les rouîtes de grandes i'ortuiics territoriales ,
(luoiqu ils ne tiennent pas précisément ce qu'on ap|iellc table ou-
verte, ont néanmoins des jours ilc gala pour tout le monde.
I.XIX.
Une fois par semaine ou tous les quinze jours, sans invitation
(c'est ce que signine une invitation générale), tousles gentilshom-
mes campagnards, squires ou chevaliers, peuvent se présenter sans
carte, premlre place au large banquet, se délecl r dans ce qu'il y
a de plus fashionable en vins el en conversations, el (cest là en ef-
fet l'i ihuie qui forme cette grande jonction ) s'entretenir de la der-
nière élection el surtimt de la in'ochaine.
LXX.
Lord Henry était un grand faiseur d'élections . minant les bourgs
pourris, conùne tcrail un rat ou un lapin; m. lis les candidatures
des comtés lui coulaient un jieu plus cher, parce que son voisin le
comlc écossais de Ciifigabbit exerçait, dans la même sphère que.
lui , une influence anglaise , el que son fils , l'honorable Uicbard
Diee<lrabbil , repiéseniail au parlement l'inlérét opposé (c'esl-à-
dire le même intérêt égo'isic, ilitTéremment dirige).
I.XXI.
(".'est pourquoi, dans son comté , lord Henry se montrait poli ,
(l) Seoul, furet.
circnnsueel et tout h tous. Aux un» il distribuait des civilités, aux
autres ne* «ervleet, k tous <\e* promesses... et la somme de ces der-
nières eoinnienrail li monter assez linul, leur accumulation ii'él.int
jioint entrée d.ms se» calculs: mais tenant les unes, «iolani les au-
tres, sa parole au total valait celle d'un a.itre.
LXXII.
« Ami de la liberté el des francs tenanciers.,, également ami du
gouvernement — il se flallait de tenir le just- milieu entre l'ninnur
des places el le patriotisme bien qu'il occupât, malgré lui. pour
.se conformer au bon plaisir de son souverain fel en dépit de son
incapacité , ajoutait- il modestement pour répondre aux railleri<«
des ilémocratcsi; bien qu'il occiijiit , dis-je , quidques sinécures,
qu'il ei1t voulu voir abolir, si leur destruction ne devait pas entraî-
ner celle de toutes les luis.
Lx.xm.
•' Il était « libre d'.nvotcr »... fd'dù vient celle locution? Rsl-elle
angl.iise? Non, elle n'est que parlementaire); il avouait, disons-
nous, que de nos jours l'espiii d innuvaliun a fait iilus de progrès
que dans le siècle dernier. Il ne consentirait jamais a poursuivre la
gloire par une route factieuse, bien qu'il fût prêt à tout .sacrifier au
bien public ; quant à ses em|diiis. tout ce qu il pouvait dire, c'est
que la fatigue en était plus grande que les profils.
I.XXIV
« Le ciel cl ses amis savaient que le bonheur de la vie privée
avait toujours été l'unique but de son ambition ; mais p<'Uvait-il
abandonner son mi dans ces temps de discordes qui menaçaient le
pays d'une ruine complète, alors qu<- le sanglant couteau de la dé-
magogie s'apprélail ù trancher de part en part i infernale bouche-
rie) le nœud gordien ou géorgien, qui lie ensemble les coaioiunes,
les lords et le roi.
LXXY.
" I)ùl-on. pour llii enlever son poste dans la liste cHHIc, descen-
dre dans la civique arène et la lui disputer avec le dernier achar-
nement , il était résidu de le garder à moins d'être dûment démis-
sionné ou renvoyé ; quant aux profils, il y tenait fort peu et laissait
à d'autres le soin de les recueillir. Mais, si jamais venait le jour où
il n'y aurait plus d'emplois, le pays seul aurait h le regretter ; com-
ment, en efl'et, nourrait-il marcher ? L'explique qui pourra! l'our
lui, il était fier au nom d'Anglais.
LXXVI.
« Il était indépendant, lui, licaiicoiip plus que ceux qui ne sont pas
payés pour l'èlre, de même que, dans le n étier de la guerre et du II-
Lcrtinage, les sininles soldats et les prêiressrs de la Vénus vulgaire
ont une supériorité marquée sur les personnes qui n'en font pas leur
étal... » Ainsi devant la foule , les nommes jioliliques aiment à .se
donner de I importance, comme des laquais devant un mendiant.
LXX VU.
Tout cela (.sauf la derniftre stance), Henry le proclamait et le pen-
.sait. .le n'en dirai pa.s davantage. ..j'en ai trop dit; car il n'est pas un de
nous qui n'ait entendu ou lu. sur les hustings nu hors des hustings,
le cœur libéral ou la tète indépendante du candidat officiel s'épan-
cher en idées à peu près semblables. Je ne toucherai plus à ce su-
jet... la cloche du dîner a sonné ; le bénédicité est dit : j'aurais dû
le chanter.
I.XXVIII.
Maïs je suis arrivé trop lard et j'en dois mes excuses. C'élail un
grand banqnel, tel que ceux dont Albion se glorifiait jadis... comme
si l'ange (run glouton était un spnclacle bien magnifique .'i voir.
Mais c'était un festin public, une réception générale: grande foule,
grand ennui, des convives échauffés el des plats refroidis; mainte
profusion , force cérémonie, peu de gaité : personne qui ne fût hors
de sa sphère.
LXXIX.
Les squires se montraient familièrement cérémonieux, les lords
et les ladies orgueilleusement affables: les domestiques eux-mêmes
étaient embarrassés en présentant les .assiettes... et semblaient
craindre de compromettre leur dignité en quittant leur imposanti'
slalion près du biilTel. Toutefois, comme leurs maîtres, ils ii avaient
garde de mécontenter personne ; car la moindre impolitesse pouvait
coûter au maître el au valet... leur place.
LXXX.
Il y avait là un certain nombre d'intrépides chasseurs et d'habiles
cavaliers, dont les chiens n'étaient jamais en défaut, dont les lé-
vriers ne mangeaient jamais le gibier. Il y avait aussi des tireurs
de première force, de vrais scpleuibriseuis, les premiers hors du
lit, les derniers à la poursuite de la pauvre perdrix abritée sons le
chaume du sillon. Il y avait du corpulents ecclésiastiques, leveurs
de dimes. I''.iseurs de bons mariages^ el chaulant moins de psaumes
•ue de jovcux refrains.
LXXXI.
Il y avait encore plusieurs farceurs de campagne; puis, hélas!
quelques exilés de la ville, réduits à regarder le g.izon au lieu de
]iavés. elàse lever h neuf heures du matin au lieu de onze. U mal-
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
271
lipiii'l c'est ce jour même qu'il m'arriva de me trouver ;issis à cùlé
(le cet assnnimànt fils ilu ciel, de ce puissant pi'édicaleui'. Peter Pith,
le Ijel esprit le plus bruyant qui m'ait jamais rendu sourd.
LXXXII.
Je l'avais connu à Londres, dans ses beaux jours, brillant dîiieur
bien que simple, desservant; il n'essayait pas un bon mot qui ne
fût applaudi; mais bientôt (ô Providence, merveilleuses sont tes
voies! Qui pourrait l'accuser de parcimonie dans tes dons?) un
avancement rapide et sûr lui donna, pour exorciser le diable qui
plane sur Lincoln, un gras et marécageux vicariat, le dispensant
<le tout souci pour l'avenir.
LXXXIIL
Ses quolibets élaienl des sermons et ses sermons des quolibels ;
mais les uns et les autres se perdaient dans les marais , car l'esprit
n'a pas grande prise sur des gens fiévreux. Des oreilles avides et
des plumes sténograplnques ne recueillaient plus le joyeux bon
mot on l'beuieux persifflage ; le pauvre prêtre se vit réduit au sens
commun ou à de longs, L;rossiers et bruyants efforts pour arracher
un gros rire à lépais vulgaire.
LXXXIV.
11 y a une différence, dit la chanson, entre une mendiante et une
reine, ou philijt il y avait (car de mémoire d'homme, nous avons
vu que la plusmaliraitée desdeux n'étaitpas 1 1 mendiante... mais ne
parlons pas des affaires d'Etal) ; il y a une différence entre un évo-
que et un d'iyen, entre la faience et la vaisselle plate, entre le bœuf
anglais et le brouet Spartiate... bien que Wui et l'autre aient nuuiri
des héros-,
LXXXV.
Mais de toutes les différences, la plus grande se trouve entre la
campagne et la ville. Celle dernière mérite de toul point la préfé-
rence des gens qui ont peu de ressources en eux-mêmes, et ne
pensent, n'agissent, ne sentent qu'en rapport avec quelque petit plan
d'intérêt ou d'ambilion, apanage commun de tous les rangs.
Lxxxvr.
Jlais en avant! les volages amours languissent dans les longs fes-
tins et parmi de trop nombreux convives. Cependant un léger repas
en commun fait qu'on s'aime plus encore ; car, nous le savons de-
puis notre sixième, Bacchus et Cérès sont de longue date amis de
la vivifiante Vénus, qui leur doit le champagne et les truffes : la tem-
pérance la charme, mais un long jeûne lui fait peur.
Lxxxvn.
Tristement se passa le grand dîner du jour, et Juan prit place,
. sans savoir où, distrait et confus au milieu de la confusion et comme
cloué sur sa chaise. Couteaux et fourchettes tinlaient aulour de lui
comme dans une mêlée; et il restait étranger à tout ce qui se pas-
sait, lorsqu'un convive exprima en grognant le désir, déjà deux
fois inenlendu, d'avoir un peu de poisson.
LXXXVIIl.
A la troisième publication de ce ban. J'ian tressaillit, cl, remar-
quant sur tous les v^isagesun sourire qui aboulissail en grimace, il
rougit et pAlit tour-'à-tour. S'empressant de découper (car il n'y a
rien qui mortifie plus un homme d'esprit que le rire d'un sol), il fit
au poi.sson une large enlaille; et .sa précipitation était telle qu avant
de pouvoir s'en rendre maître , il avait comblé les vœux de son
voisin en lui servant la moilié d'un turbot.
LXXXIX.
La tnéprise n'avait rien de fâcheux, le pélilionnaire étant un
amateur ; mais les autres, à qui il restait à peine un tiers du pois-
son, montrèrent beaucoup de mauvaise humeur, et certes il y avait
de quoi. Ils se demandèrent comment lord Henry pouvait souffrir
h sa table un jeune homme aussi absurde; et ceci 'joint à son igno-
rance du t.iux de la baisse des avoines au dernier marché, coula
trois voles à son bûle.
XC.
Ils ignoraient, sans quoi ils eussent éprouvé pour lui quelque
compassion, que la nuit dernièie il avait vu un esiirit: prologue peu
en harmonie avec cette vulgaire compagnie enfoncée dans la ma-
tière, eteiif'iincée à tel point que, sans savoir de quoi l'on devait s'é-
tonner le plus, on se deniandait(queslion assezsingulière) comment
de pareils corps pouvaient loger des âmes, et comment (lésâmes
pouvaient êlre logées dans de pareils corps.
XCL
Mais ce qui l'intriguait plus que les sourires et les regards d'é-
Innnement de tons les squires et de toutes les sqniresses, émerveil-
les de son air distrait, d'aulant plus que sa vivacité auprès des
daines était en réputation dans les étroites limites de ce cercle de
campagne... (car les plus futiles circonstances de ce qui se passait
sur les domaines de mylord fournissaient d'excellents sujets de con-
versation à ses inférieurs)...
XCII.
Ce qui 1 intriguait, dis-je, c'est qu'il avait surpris les yeux d'Au-
rora fixés sur les siens et quel(|uc chose comme un sourire sur ses
traits. Or, il prit réellement ceei du mauvais côlé ; dans ceux qui
sourient rarement, le sourire trahit un puissant motif extérieur, et
ce sourire d'Aurora n'avait rien de ce qui éveille l'espérance on l'a-
mour : on n'y voyait aucun de ces pièges que certaines gens décou-
vrent dans lé sourire des dames.
xciii.
C'était seulement un sourire calme et contemplatif, empreint d'une
certaine expression de surprise et de pitié. A cette vue, Juan rougit de
dépit, ce qui était très peu sage et en core nioinsspirituel. puisqu'il avait
du moins conquis l'attention do la belle, le plus important des ou-
vrages avancés de la place, comme Juan l'aurait compris, si tout son
bon sens n'avait été mis en déroute par l'apparition nocturne.
XCIV.
Mais, ce qui était de mauvais augure, Aurora ne rougit pas de
son côté, fit ne parut éprouver aucun embarras ;-toul au contraire ,
son airétait, comme de coutume, calme sans sévérité. Elle détourna
les yeux mais ne les baissa pas, et en même temps elle pâlit un
peu... De quoi ? d'inquiétude? Je ne sais; mais elle n'avait jamais
beaucoup de couleurs... sou teint, rarement animé , ét.iit toujours
transparent comme les mers profondes sous un soleil radieux.
\CV.
Pour Adeline, la gloire l'occupait tout entière : surveillant tout,
déployant tous ses enchantements, affable envers tous les consom-
mateurs de poisson, de volaille et de gibier, elle mêlait la dignité à
la eourt(dsie. comme doivent le faire toutes celles qui (surtout vers
la fin de la sixième année parlementaire) visent à ce que leur mari,
leur fils ou leur parent, vogue sain et sauf à travers les écueils des
réélections.
XCVL
Bien qu'an total, celte conduite fût convenable et conforme à Tu-
sage , quand les regards de Juan s'arrêtèrent sur Adeline s'acqiiil-
tant de son grand rôle avec autant de facilité qu'elle eût fait une
contredanse, et ne trahissant de temps en lenps son âme que par un
oblique et presque imperceptible regard, sidt d'ennui, soit de mépris,
il se demanda s'il y avait clans cette femme quelque chose de réel...
XCVIL
Tant elle jouait admirablement tous les rôles , avec celle versa-
tilité animée que beaucoup de gens prennent pour absence de
cœm-. Ils se trompent... ce n'est autre chose que ce qu'on appelle
mobilité, fruit du tempérament et non de l'art, comme on pourrait
le croire; c'est quelque chose de faux... et de vrai en môme temps,
car assurément ceux-bà sont les plus sincères que les objels les plus
proches affectent le plus vivement.
XCVIIl.
C'est ce qui crée les acteurs, les artistes, les romanciers, des hé-
ros rarement... des sages jamais; mais bien des discoureurs parle-
mentaires, des poètes, des diplomates et des danseurs; peu de
grandeur, beaucoup d'habileté; maint orateur, mais moins de finan-
ciers , bien que depuis un certain nombre d'années , tous les chan-
celiers de l'échiquier essaient de se di-penser des rigueurs de Ba-
rème, et fassent de la rhétorique avec des chiffres.
XCIX.
Ils sont les poètes de l'arithmétique, ces hommes qui , sans aller
jusqu'à prouver qnedeux fit d.-ux font cinq, comme ils le pourraient
en toute modestie, ont néanmoins déraonlié clairement que quatre
font trois, si l'on en juge par ce qu'ils prennent et parce qu'ils
paient. L'amortissement , cet océan sans fond, le moins liquidé de
tous les liquides, engloutit tout ce qu'il reçoit, et ne laisse de flot-
tant que la dette.
C.
Pendant qu'Adeline prodiguait ses airs et ses grâces, la belle Fitz-
Fulke semblait fort à son aise. Trop bien élevée pour se moquer des
gens en face , partout ses yeux bleus et riants saisissaient au vol les
ridicules... ce miel des abeilles fashionables... trésor de malignes
jouissances : telle était pour le moment sa charitable occupation.
CI.
Cependant le jour finit comme doivent finir tous les jours : le soir
s'écoula de même, et le café fut servi. On annonça les voitures ; les
dames se levèrent, et faisant la révérence comme on la fait en pro-
vince , elles se retirèrent. Après les saints les moins fashionables,
leurs dociles épuux en firent autant , charmés de leur dîner et de
leur hôte, mais enchantés surtout de lady Adeline.
CIL
Les uns louaient sa beauté, d'autres sa grâce exquise, sa cordiale
politesse , dont la sincérité était écrite dans tous les trails de sa face
radieuse de vérité. Oui , elle était véritablement digne de son haut
rang! nul ne pouvait lui envier un bonheur si bien mérité. Et puis
sa toilette... quelle belle simplicité ; avec quel soin et quel goût sa
taille était ajustée!
CIIL
En ce moment même la charmante Adeline achevait de mériter
ces éloges, en se dédommageant de tous ses efforts hospitaliers,
de toutes ses phrases caressantes , dans une conversation des plus
LKS VKILLÉES l.inï:iUmKS II.IJJSTKÉKS.
rililiiinlt's i|iii roiilall sur la mine cl la tournure <lc.« lnMcs rouiiii-
(ili's, (le Irnrs fiiniillc«('l<l« lours derniers rousins; sur leurs liiileiiscs
inoliji'-5. I liorrible aspect de leur personne et de leur mise, et l'a-
Ixxninalilc ditTorniilé de leurs coiffures.
CIV.
Néaiimiiins elle parlait peu... seulement le reste de la rumpaKuie
s'r|iaiiouissoil en une averse d'épif:rammi's; mais celait jiréeisé-
nii'iil pour amener ce résullat uu elle iiarlait. Conunc les << demi-
rloLTsu d'A<l(lison tMpiivalaietit a nue satire, les siens ne servaient
(|ua donner le signal des quolibels , aecompa^nement pareil h la
musique du mélodrame. Comhien il est doux de prendre la défense
d'un ami absent I je ne demande aux miens qu'une eliosc , c'est...
tic ne p!i8 me défendre.
CV.
Il n'y eut (pie deux exceptions à ce feu roulant de plaisanteries
dirigé contre les absents : Aurora, avec son air serein et placide ;
et Juan ipii , ordinairement un des premiers à faire de joyeuses re-
mariiues sur ce qu'il avait vu ou entendu, restait silencieux et privé
de sun animation babituelle. En vain, il entendait les autres railler
impiluyablement. il ne prenait aucune part à leurs saillies.
CM.
Noire héros entrevoyait à la vérité, dans l'altilude d'Aurora, une
ajiprobalion de son silence; peut-être aitribuait-elle à tort la con-
duite du jeune homme h celte charité que nous devons aux absents,
mais ((ue nous leur accordons rarement, et ne voulait-elle pas
pousser son exomcn plus loin. Quoi qu'il en fût , Juan , silencieu-
sement assis dans son coin, plongé dans une rêverie qui ne lui |)er-
metiait guère déjouer le rôle d'observateur, vil toujours cela, cl
l'ut bien aise de l'avoir vu.
CVII.
Le fantôme lui avait été bien utile en le rendant silencieux comme
lui. si , par la suite, cela devait lui concilier le sufl'rage qu'il am-
bitionnait le plus, lit .sans nul doute Aurora renouvelait en lui des
sentiments qui dcpui.« peu s'étaient perdus ou émoussés, sentimenis
qui , classés dans 1 idéal, sont tellement divins que je ne puis m'cni-
pècher de les croire réels...
CVIII.
C'est l'amour de choses plus hautes et de jours plus purs , l'espé-
rance illimitée ; la céleste ignorance de ce qu'on appelle le monde
et des voies du monde ; celle félicité puisée dans un regard et va-
lant tout l'orgueil et toute la gloire qui enflamment le genre hu-
main; ce bonheur de sentir son cu'ur s'absorber dans une existence
qui lui est propre, et dont cependant un autre cœur est le centre.
CIX.
Quel homme ayant de la mémoire et ayant eu un cœur ne s'écrie
a\ec un soupir; « llélns! hélas I Cythérée! » Oui, l'astre de Vénus
s'ell'ace comme celui de Diane; il s'éclipse rayon h rayon, comme
le temps année par année. Anaciéon seul a pu enlacer un niyrle
toujours vert à la flèche non émoussée d'Kros;niais bien que tu nous
aies joué plus d'un tour, nous ne l'en révérons pas moins, aima
I en II s qenitrix'.
ex.
Et le cii'ur plein de senlimentssubUmes, ces vagues qui s'enflent
et se déroulent entre ce monde et les mondes supérieurs, don Juan,
quand minuit ramena l'heure de l'oreiller, alla regagner le sien,
moins poHr dormir (pic pour se livrer à ses pennées. Au lieu de
pavois, (les saules se balam^aient sur sa couche ; il se mit à rêver, se
complaisant dans ces douces amertumes qui bannissent le sommeil,
et pour lesquelles les gens du monde ont un sourire d'ironie pen-
dant que les jeunes gens en pleurent.
CXI.
La nuit ressemblait h la précédente. Il était déshabillé , n'ayant
sur lui que sa robe de chambre , ce qui est encore un déshabillé,
sans culotte et sans veste ; enfin il aurait pu difficilement être moins
vêtu ; mais attendant la visite du spectre , il s assit dans une dispo-
sition d'esprit difficile îi rendre pour ceux qui n'ont point eu ces
sortes d'apparitions : sans doute le fantôme allait se livrer ù quelque
nouvelle fantaisie.
CXII.
Longtemps il prêla l'oreille en vain... Mais chut! qu'est-ce ci? J«
vois... je vois... oh! non... ce n'est pas... pourtant c'cfl... Puis-
sances ci'lestes! c'est le... le... Pouah! le chat! Le diable confonde
ce pas fiiriif, si semblable à la démarche légire d'un esprit ou h
celle d'une miss amoureuse qui se glisse sur la pointe des pieds à
son preniigr rendez-vous, redoutant le chaste cri de sa chaussure.
CXIII.
Encore!... Qu'est-ce '? le vent? ^on, non... celte fois c'est bien le
moine noir de la veille avec sa démarche effrayante, régulière comme
(les vers rimes, et beaucoup plus encore (par les vers qui courent au-
jourd'hui). Au milieu des ombres et de la nuilsublime, il heure où
un profond sommeil [dane sur les vivanLs. quand les tiinèbres éloi-
lées entourent le monde comme une ceinture parsemée de pierre-
ries . le moine vient encore glacer le sang dans les veines de Juan.
CXIV.
Ce furent d'abord des son» comme ceux qu'un doigt humide lire
d'un verre, dons qui agacent et font frémir; puin un |('-ger bruiivc-
nient comme celui de la pluie portée par le vent nocturne, ou jdutôl
d'une rosée surnaturelle. L'oreille de Juan perçoit r os bruils et bour-
donne , hélas! car c'est clio^e sérieuse que rimmatériell si bien
(pu- ceux qui croient le plus sérieusement aux flmes immortelles |
redoutent de les voir tête à tête. '
CXV.
Ses yeux étaient-ils bien ouverts?... Oui ! cl sa bouche aussi. En
oITet, la surprise a le pouvoir de nous rendn- muets, en lais.sant toute-
fois la porte ipii livre passage à l'éloqucnci' aussi complélomenl
ouverte (pie si un long discours allait en sortir. De plus en plus
s'apprichail ce bruit, terrible au tympan d'un mortel. Comme je
l'ai dit , ses yeux étaient ouverts et sa bouche également. Qu'est-ce
qui s'ouvrit ensuite?. . la iiorle.
CXYI.
Elle s'ouvrit avec un craquement infernal, comme celle de l'enfer,
« Ijisriale o(/nl speranui, roi che'ntrate '. » Les gonds semblaienl
prendre une voix terrible comme covers du Uante, ou comme
cette stance, ou... mais loutc parole est faible, en semblable matière :
il suffit d'une ombre pour épouvanter un héros En effet . que
peut la substance comparée à un esprit? et pourquoi la matière
trembic-t-elle à son approche ?
CXVII.
La porte s'ouvrit toute grande, non pas rapidement... mais avec
la lenleur du vol pesant des mouettes... puis les battants revinrent
sur eux-mêmes , sans toutefois se lermer... Us restèrent entr'ou-
verls , laissant jiassage à de grandes ombres projetées sur la lu-
mière que répandaient les llambeaux de Juan ; car il en avait deux
qui éclairaient assez bien; et sur le seuil de la porte, obscurcis-sanl
encore l'obscurité , le moine noir se tenait debout , caché sous son
lugubre capuchon.
CXVIII.
Don Juan tressaillit, comme la nuit précédente, mais, fatigué de :
tressaillir, l'idée lui vint qu'il pourrait bien s'être mépris. Puis il |
eut honte d'une pareille méprise : son fantôme intérieur commen-
çait à s'éveiller en lui et à réprimer le Ircmblemenl de ses mem-
bres.... en lui l:iisanl entendre que tout considéré une ûme et un
corps réunis valaient bien une Ame sans corps.
CXIX.
Alors, son effroi se)changea en courroux , et son courroux n'était
pas tendre : il se lève; il s'avance... L'ombre bat en retraite ; mais
Juan, brûlant maintenant d'éclaircir la vérité, poursuit le fantôme :
son sang n'est ])lus glacé, mais brûlant; il a résolu d'éclaircir le
mysière à ses risques et périls en lui portant une boite en quarte
ou en tierce. Le fantôme s'arrête, fait un geste menaçant, puis se
relire jusqu'à l'antique muraille, contre laquelle il se lient immobile ^
comme un marbre.
CXX.
Juan étend un bras... Puissances éternelles! il n'a louché ni
ûme ni corps, mais seulement le mur , sur lequel les rayons de la
lune tombaient en pluie d'argent, découpés par les orncni(jnts de la
galerie. Il frémit, comme frémit sans doute l'homme le plus bra\e
lorsqu'il ne peut définir l'objet de sa terreur. Chose étrange : l'ap-
parence d'un simple revenant cause plus d'clTroiquela réaliléd'une
armée tout entière !
CXXI.
Cependant l'ombre était toujours Ih; ses yeux bleus étincelaicnt,
avec un éclat bien changeant pour les yeux pétrifiés d'un mort ;
puis la tombe lui avait laissé encore quelque chcjse de bon : le
lanlôme avait une haleine dune suavité remarquable. Une boucle
égarée de ses cheveux moniraitque le moine avait été blond ; entre '
deux lèvres de corail, on vit briller deux rangs de perles, au mo-
ment où, s'échappant d'un nuage grisâtre, la lune vint percer à
travers le linceul de lierre qui encadrait la fenêtre.
CXXII.
Intrigué, mais toujours curieux, Juan étend l'autre bras... mer-
veille sur merveille! sa main rencontre un sein dont lélasiique fer-
meté la repousse , cl qui bal comme animé par un cœur chaud et vi- •
vaut Alors il reconnut, comme il arrive dans mainte épreuve,
(pie la première fois il s'élait lourdement mépris , et (lue, dans son '
trouble , au lieu de l'objet qu'il cherchait il n'avait dirigé son bras
que vers la muraille.
CXXIII.
Le fantôme, si fantôme il y avait, semblait bien I'Sme la plus
charmante qui se fût jamais fourrée sous un saint capuchon ; un
menton à fossette, un cou d ivoire, annonçaient quelque chose
comme de la chair et du sang. Froc et capuchon noirs tombèrcni .
faut-il le dire? laissèrent voir, dans toute la beauté de sa voluplu-
mais nullement gigantesque peisoiiiie. le spectre de Sa facétie;
Gr;lce... la duchesse de Fitz-Fulke.
FIN Xtf. DON JIAX.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
273
LA VALSE
(1)
Muse aux pieds pétillants d'étincelles, toi , dont le magique pou-
voir, naguère limité aux jambes , s'étend maintenant aux bras;
Terpsichore! trop longtemps réputée vierge .. car ce terme était
pour toi une injure..... brille désormais de ton éclat impas-
sible, ô la moins vestale
des neuf sœurs Loin
de toi et des tiens l'épi-
Ibèle de prude; raillée,
mais triomphante; atta-
quée, mais non vaincue
par la médisance , tes
pieds doivent triompher
en voltigeant, pourvu que
tes jupes ne soient que
d'une longueur raison-
nable : Ion sein , s'il est
assez découvert , peut se
passer de bouclier; ouvre
le bal, entre en campagne
sans armure, et à l'abri
de presque tous hs gen-
res d'attaque, reconnais,
malgré sa naissance un
peu équivoque, reconnais
la Valse pour ta fille.
Salut, nymphe agile !.. .
lejeunehussardaux noirs
favoris, voué à ton culte
comme à celui de la guer-
re, te consacre ses nuits,
malgré bottes, éperons et
le reste, spectacle unique
depuis qu'Orphée appri-
voisa ses bêtes! Valse in-
spiratrice, salut ! Tu vis
sons tes bannières un mo-
derne héros combattre en
1 honneur de la mode ,
alors que sur les bruyères
dHounslow, rivalisant la
gloire deWellesley, il mit
en joue , tira et manqua
son homme, mais attei-
gnit son but. Salut, muse
mobile , à qui nos belles
do[inentde leur personne
tout ce qu'elles peuvent
donner, nous laissant
prendre le reste. Ohl que
n'ai-je le talent facile de
Busby ou de Fitz , tout
le royalisme du premier,
tout l'esprit du second ,
pour éneryher ( comme
on dit) le sujet que je ^
traite, et rendre un digne
liOHiniage h Bélial et à sa
danse.
Valse impériale, im-
po)'tée des bords du Rhin, fleuve renommé pour ses produits héral-
diques et viticoles, puisses-tu rester longtemps affranchie de tout
ilioit de douane, et l'emporter même sur le vin de Hocheim! Sous
plus d'un rapport, vos qualités peuvent se comparer : il comble le
vid» de nos caves; tu remplis ceux de la population. C'est à la tète
qu'il s'adresse; ton art plus subtil se contente de porter l'ivresse au
cœur: tu fais couler dans nos veines ton doux poison, dans nos sens
de voluptueux désirs.
0 Allemagne! l'ombre du divin Pitt m'en est témoin, que de
choses tu nous a données avant que la maudite confédération t'eût
livrée aux Français, pour ne plus nous laisser que tes dettes et tes
danses. Dépouiliés des sulisides du Hanovre, nous te bénissons en-
core... car il nous reste Georges IH, le meilleur de nos monar-
ques: ô roi, ton dernier, mais non ton moindre litre à notre recon-
naissance, est d'avoir gracieusement engendré Georges IV! A
(1) l'uljliéen 1812.
Paris. — Imp. Laco(;r e< C^ rue Sontûol, 16.
aimn
l'Allemagne et à ses altesses sérénissimes , qui nous doivent des
millions, ne devons-nous pas notre reine? Que ne lui devons-nous
pas encore , à cette Allemagne , si prodigue de ses Brunswicks et
de ses princesses ; à cette Allemagne qui , pour payer notre sang
roturier, nous a donné un sang royal, tiré de la race pure des teu-
toniques haras; qui enfin et quels torts un tel cadeau n'eCface-
rait-il pas?., nous a envoyé une douzaine de ducs , quelques rois,
une reine... et la Valse.
Mais laissons en paix l'Allemagne , son empereur et sa diète,
soumis aujourd'hui aux caprices de Bonaparte. Retournons à notre
sujet... 0 muse de l'agilité! dis-nous comment la Valse se fraya une
roule vers les terres d'.Mbion.
Poussée par l'halciue des vents hyperboreans hors du port de
Hambourg, à l'époque où
Hambourg nous envoyait
encore ses lettres , avant
que la malencontreuse
Renommée, forcée de gra-
vir les neiges de Gotien-
burg, y restât engourdie
par le froid , ou , se ré-
veillant en sursaut, ap-
provisionnât de menson-
ges le marché d'Heligo-
land ; alors que Moskou
encore intact avait des
nouvelles à nous en voy er,
et n'avait pas dû sa des-
truction par le feu à une
main amie... elle arriva...
la Valse arriva, et avec
eUe arrivèrent des pa-
quets de véridiques dépè-
ches et de gazettes égale-
ment véridiques. Là bril-
lait, entre autres, le bien-
heureux bulletin d'Aus-
terlitz, qui peut le dispu-
terau Moniteur et au Mor-
niug-Post; là se trouvaient
aussi , écrasés sous le
poids de la glorieuse nou-
velle, dix drames et qua-
rante romans de Kotze-
bue, les lettres d'un char-
gé d'affaires, les œuvres
de six compositeurs , des
ballots de livres des foi-
res de Francfort et de Lei-
psig; quatre volumes de
Meinersurla femme, afin
d'assurer un bon vent au
navire, comme le prati-
quent les sorcières lapon-
nes ; le volume le plus
lourd de Brunck pour
servir de lest, et comme
contre-poids un autre de
Heyne , le plus mince
qu'on avait pu trouver,
crainte de faire sombrer
le navire,
jljg Portant cette cargaison
et son aimable passagère,
la délicieuse Valse , en
quête d'un partner , le
fortuné navire aborda les
côtes désirées , et autour
delul s'asse riblèrent les filles du pays. Ni le pudique David, quand
il dansa devant l'arche ce grand pas seul qui donna tant à causer ;
ni ce fol amoureux de don Quichotte, quand Sancho lui fit remar-
quer que son fandango dépassait un peu les bornes ; ni la douce
Hérodiade quand, pour prix de ses charmes vainqueurs et de ses
j)as gracieux, elle obtint une tête; ni Gléopàtre sur le tillac de sa
galère, n'e.'cposèrent aux regards tant de jambe et plus de poitrine
que tu ne nous en montras, ô Valse ambrosiaque, quand la lune
le vit pour la première fois pirouetter aux accords d'un air saxon.
0 vous, maris de dix ans d'byménée, dont le front douloureux
s'orne tous les douze mois des dons d'une épouse ; et vous qui
comptez neuf années de moins de bonheur conjugal, et dont la tèti;
ne porte encore que les bourgeons naissants des rameaux qui un
jour la décoreront avec les ornements additionnels, soit de cuivre
domestique, soit d'or décerné par les tribunaux ; vous aussi , ma-
trones , toujours si empressées à enli'aver le mariage d'un fils, à
conclure celui d'une fiile ; vous, enfants de ceux que le hasard vous
18
I,F,S VEM.l.IÎKS IJTTfî^RAmrS IMUSTRl'iRS
.■irciirclc pour pi'io!)... lils toujours de vos m^rcs, ri parfois ntissi H"'
li'urs 6pciiix ; n vous ciilin . orlibalaires. i\\ù ohimpr m»" vie di'
loiirmenls on liiiit jours de plaisir, selon (pie. fiiidi'-s par l'Iivineii
on par l'amour, vous preneï une épouse nu ouIcm'/ cell'' d Un an-
•re... c'fsl pour tous et chnrnn que vient rninial>lc élrniipi^re. et
son nom retentit dans toutes les salles de hnl.
0 Valse séduisante!... devant la ravissante mélodie cpie la tfiffun
irlandaise et le riRaudoii antique liaissciit liumlilement pa\illon. Ar-
rii're li's n-els d'Iîcosse; el toi, paie contredansr, abandonmvliii le
gouvernement de tous eesraprieieux petits pieds! La Valse, la Vaiso
wiilo réelanic tout îi la fois et nos jambes el nos bras -, libéiale des
pieds, elle est procligiic des mains : clic leur permet do se prome-
ner librement en plein public, oii jamais auparavant... Itfais, je vous
en prie, éloiffiie/ un peu les lumières. Ces bou^ries nie paraissent
jeter Irop loin leiirclarlé. ou peut-être c'est moi qui suis trop près.
Je ne me trompe pas. la Valse me dit toul bas: « Mespas (,'lissanls
ne s'exécutent jamais mieux que dans l'ombre. » Vais ici la .Musc
s'arrête devant le décorum, et prèle à la Valse son plus ample jupon.
Aiivai/eurs de toutes les épi'ques, in-quarto publiés sur tous les
pajsf dites, la lourde ronde de la monotone ronuiique , les frétil-
leint>nis du fandango, ou les bonds du boléro ; les séduisantes atti-
tudes des aimés de l'KpypIe; les cabrioles que l'Iiabilant de la Co-
lombie aecompapno de son eri de pucrre , qu'est-ce que tout cela
auprès de la valse? Depuis le froid Kaniischatka jusqu'au cap do
lionne- ICspérance , quelle danse peut -on encore supporter après
elle ? Non ! depuis Morier jusqu'à (lait, il n'est pas de touriste qui
ne consacre au moins un |)araj;rapbo à la Valse.
(Iinbies de ces beautés dont le règne, commencé avec celui do
Georges III, s'est termine longtemps avant celui-ci. bien que vous
reviviez dans lesfdles de vos lilies, (luitlez le plomb du cercueil, et
renaissczen personne. Que vos fantômes repeuplent la salle de bal ;
crovez-moi , le paradis des fous est insipid:^ en comparaison de
celui que vous avez perdu. La poudre perfide no déguise plus l'Age
des gens; de raides corsets ne blessent ])lus les doigts cnlre|iic-
nanls (cette cuirasse a passé à des êtres ambigus, clièvies par le
visage, femmes par le corps) ; maintenant une jeune iille ne s'éva-
nouit plus qiianu on la serre de trop près ; mais plus elli- est cares-
sée , plus elle devient caressante ; la corne de cerf el les sels sont
<leveuus inutiles : le cordial souverain , la valse, a tout détrôné.
Valse encbanteressc! en vain dans ta patrie, Werlbcr lui-
même t'a baptisée du nom de prostituée; Wcrtber... assez enclin
pourtant au vice décent, mais passionné et non libertin, éliloui
mais non aveuglé... en vain la douce Genlis, dans sa querelle avec
Staël, a voulu te proscrire des bals parisiens ; la mode te rend lioni-
mapc, depuis les comtesses jusqu'aux reines, el les valets valsent
dans l'anlicliainbre avec les suivantes; ton cercle magique s'élargit
de plus en plus, il tourne tourne toujours, et fait tourner au
moins nos cervelles. Il n'est pas jusqu'au lourd bourgeois qui n'es-
saie de bondir avec toi , et nos cockncjs pratiquent celte danse dont
ils ne sauraient prononcer le nom. Grands dieux! el moi -même,
un (lareil sujet m'exalte, et dans' ces vers consacrés h la Valse, la
rime trouve facilement son |)arlner.
Kt (iiiel heureux temps la Valse choisit pour son début! la cour,
le régent, tout était neuf comme elle : nouveau visage pour les
amis . nouvelles récompenses pour les ennemis , nouveaux unifor-
mes pour la garde royale , nouvelles lois pour faire pendre les co-
quins ijui demandaient du pain , nouvelle monnaie (plus que nou-
velle, inconnue) pour aller joindre celle qui est partie ; nouvelles
victoires... que nous n'en jirisons pas moins, quoique nos généraux
s'étonnent de leurs propres succès; nouvelles guerres, car les an-
ciennes nous ont si bien réussi que les survivants envient ceux qui
Sont morts; nouvelles maîtresses... je veux dire vieilles... et pour-
tant quoique vieilles , il y a dans la manière de les présenter quelque
cho.se de tout-h-fail nouveau. Enfin, sauf quelques vieux tours de
passe-passe, tout était neuf, entièrement neuf: meubles, linge,
iialais, choses et gens; nouveaux rubans, nouvelles livrées, nou-
velles troupes, nouveaux babils retournés du bleu au rouge. C'est
ainsi que la muse nous représente les choses: ma chère mistress Robin-
son ()) , qu'en dites-vous ? Tel était le temps où la Valse pouvait le
mieux faire son chemin ; telle était celle époque du nouveau règne,
.'i laquelle aucune autre jusijue-là n'avait ressemblé. Les paniers
ne sont plus, les jupons ne sont que peu de chose ; la morale et le
menuet, la verlu et les corsets, et la poudre menteuse, ont fait
leur temps.
Le bal commence... les honneurs du logis étant convenablement
faits par la maîtresse de la maison ou par sa fille , (luelquc altesse,
soit royale, soil sérénissime, ayant la grâce aimable du duc de
Kent , ou l'air grave de Gloeester, ouvre le bal avec la dame com-
plaisante dont la rougeur eût pu jadis s'attribuer à la modestie. A
l'endroit où le vêlement laisse la gorge libre , et où l'on supposait
autrefois qu'était le cœur , vers les confins do la taille qu'on lui
abandonne, la main du premier venu peut errer sans obstarle, el
à son tour, la main de la danseuse peut saisir tout ce (pii se jiré-
(1) M.illressi; du régent.
sente à son contact. VHycz avec quelle ivres.He ils saiiiillenl sur In
parquet orné h la craie; une main de la daine repose sur In hanche
nrineière, l'antro kc tt)soavec iiiio alTMion tciote Ityolc sur l'éca-
iemeiil princière épo^- ; ninsi le* d#ox partners s'avancent ou
s'arrêtent face h faceTle» pieils peinent se reposer, mais l<»g mains
restent .'i leur poste. Les couples se siirrèilcnl selon leur rang : le
comte de l'Astérisque 'el lady Trols-Ki'dles; sir un tel... enfin tous
ces favoris de la fashion dont vous trouverez les bienheureux noms
dans le Morninu'l'ost ; ou bien s'il est trop tard pour consulter celte
feuille impartiale . voyez le registre de la Cour des Réparatioim à six
mois de date du bal en question. C'est ainsi que touR, suivant un
mouvement plus ou moins vif. siibiMont la douce iiiMuence d Un
cunlact enivrant - d'où vient quo l'on se demande avec certain Turc
pudibond : •< Si rien ne suit tous ces altouchcmenis. « Tu as raison,
l'onnête Mirza... tu peux en croire mes vers... quelque cho»c suivra
en temps el lieu : le sein qui s'est li\ré ainsi publiquement à un
homme lui résiste ensuite dans le lête-ii-tftte... s'il le peut.
U vous qui jadis aimâtes nos grandmères, Fitz-Patnek, Sheridan
et tant d'autres I et toi, ù mon priiire. ipir ton goût et ton bon
plaisir portent it aimer encore l'aimable beauté! ombre de Oue. ns-
uury, juge expert en ces matières, el à qui Satan peut bien per-
mettre de mettre le nez au vent pour une seule nuii ; dites... h ja-
mais , dans vos jours de délire , la baguette d Asmodee opéra p.ur
vous un pareil prodige, un prodige i';i|iable d'aider I éclosion des
jeunes idées, de porter la rougeur au vis;ige, la langueur aux yeux,
le trouble au C(eur. la foudre dans lout notre ftire, <:l au ilehors des
désirs il moitié exprimés, une Hammc qui se déguise ii peine. Oli !
certes, la nature excitée livre au cœur mille as.sauts redoutable.s....
cl le cœur ainsi tenté, qui peut répondre du reste?
.'Mais vous, dont la pensée ne s'est jamais arrêtée sur ce que sont
nu devraient être nos mœurs; vous qui désirez sagement cueillir
les beautés qui ont frappé vos yeux, dites-moi... ces beautés, en
failes-vou.'; donc si bon marche aux autres? Toutes chaudes du
C'onlacl des mains qui ont librement exploré les contoui-s de la
taille légère ou du sein palpitant, quel charme pourriez-vous leur
trouver au sortir de celte étreinte lascive el de ces attoiiclienicntH
efi'rénés? Renoncez donc à l'espoir le plus cher h l'amour, celui de
presser une main qui n'a été pressée ainsi jiar personne; de fixer
vos regards sur des yeux qui n ont jamais rencontré sans un senti-
ment pénible le re{;ard brâlanl d'un autre homme. Votre bouche
pourra-t-elle convoiter encore ces lèvres, que tous ont pu ap|iro-
clierd'assezprès, sinon pour les toucher, du moins pourleur ôier leur
pureté. Si c'est Ih la femme que vous aimiez... ah! renoncez :i l'ai-
mer, 0 1 du moins faites comme elle . et prodiguez vos caress&s à
cent objets divers : son cceur s'en est allé avec ses faveurs, el avec
le ciiMir s'en ira le peu (|ui lui restait U donner.
U Valse voluptueuse! quel blasphème ai-je osé prononcer! Ton
poète a oublié (juil devait clianlcr tes louanges. Pardonne, Terpsi-
chore !... ma feninie valse maintenant à tous les bals. et mes Ullcs y
valseront bientôt; mon fils (arrêtons-nous dans ces invesligalions
inutiles... ces petits nceidents ne doivent jamais Iranspinr ; dans
quelques siècles notre arbre généalogique portera pour lui cumiiie
pour moi un rameau également verl) l'our faire réparation à
notre nom , la Value me donnera des descendants dans les héritiers
de tous les amis de mon fils.
FIN DB LA VALSE.
LA
MALÉDICTION DE MINERVE '.
Des murs du temple de Pallas, j'observais la bcanlé du pav-
sage et de la mer, seul, .sans amis, sur le magique rivage de 1 A'.ti-
que, dont les artistes el les héros ne vivent plus que dans les chant»
des poètes, l'endanl que mes regards erraient sur cet ineoiiiparable
édifice, sacré pour les dieux el mutilé par l'houime , le passe res-
surgissait devant moi ; le pré.seni cessait d'exister, et la Grèce rede-
venait l'unique patrie de la gloire.
I) En lête de cetu satire datée d'Athènes, 17 mars tSIl, fauteur avait
mis il'aliord tes cinquante-quatre premiers vcs du III' ch.nnt du Cor-
s.iire. Il l'ia.t inutile de répéter iri la tradiirlion déji\ donnée A la p.igp 1:(
(le 1,1 piéseiitt^ édition.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
273
Les heures s'écoiilaieiU, el le disque de Diane avail parcouru dans
ce beau ciel la nioilié de sa carrière; el cependant je parcourais
sans me lasser ce lemple désert consacré aux dieux, qui ont fui sans
retour, mais principaleniertt à toi, Pallas I La luinière de l'astre
noclurne, rompue par les colonnes, tombait plus mélancolique et
plus belle sur le marbre glacé, pendant que le bruit de mes pas,
semblable .'i un écho de mort, faisait frissonner mon cœur solitaire.
Plongé dans mes pensées, je cherchais, h. l'aide de ,ces débris du
naul'riige delà Grèce, à ranimer les souvenirs de ses intrépides en-
fants, quand soudain une forme gigantesque s'avança devant moi:
et Pallas m'aborda dans son propre temple !
Oui, c'était Minerve elle-même, mais combien différente de cette
Pallas qui parut en armes dans les champs dardaniens , ou de
celle qui se révéla sous le ciseau de Phidias. Plus de terreurs sur
son front redoutable; l'inutile égide ne portait plus la Gorgone;
son casque était bosselé, et sa lance en débris semblait faible et inof-
fensive même à des yeux mortels. La branche d'olivier, qu'elle dai-
gnait tenir encore, tremblait el se flétrissait dans sa main; el ses
grands yeux bleus, hélas! les plus beaux encore de l'Olympe,
élaient baignés de célestes pleurs. Son hibou voltigeait lentement
autour de son cimier brisé, exprimant par ses cris lugubres la dou-
leur de la déesse.
« Mortel (ce fut ainsi qu'elle parla), la honte qui colore ton visage
m'annonce que tu es Anglais, nom jadis glorieux d'un peuple, alors
le premier en puissance et en liberté, maintenant abaissé dans l'es-
liniL' du monde et surtout dans la mienne : désormais on trouvera
l'allas h la tète de ses ennemis. Veu\-ln savoir la cause de ces mé-
pris? Regarde autour de toi. Ici, malgré les ravages de la guerre el
du feu, j'ai vu expirer mainte tyrannie. Après les Turcs et les
Goths, il a fallu que ton pays envoyât ici un spoliateur qui les sur-
passa tous. Regarde ce lemple vide el profané; compte les débris
qui en restent encore: ces pierres furent placées par Cécrops , ces
sculptures par Périclès : celte partie fut élevée par Adrien , quand
déjà l'art pleurait sa décadence. Ce que je dois encore h d'autres,
ma reconnaissance le proclame; sache qu'Alaric et Elgin ont fait
le reste. Afin que personne n'ignore de quel pays est venu le spo-
lialeur, la muraille indignée porte son nom odieux ; c'est ainsi que
Pallas reconnaissante protège la- gloire d'Elgin ; kà-bas son nom ,
là-haut son ouvrage, (jue les mêmes honneurs soient ici décernés
nu roi des Goths et au pair écossais. Le premier fonda son droit sur
la victoire; le second n'eut aucun droit, il déroba lâchement ce que
de moins barbares avaient conquis. Ainsi, quand le lion abandonne
.son sanglant l'esli n, le loup arrive après lui ; puis vien l le lâche chacal ;
les premiers se sont repus de la chair el du sang de la victime, le der-
nier, vil esclave, se conlenle de ronger tranquillement les os. Ce-
pendant les dieux sont justes, et les crimes ne restent pas impunis.
Vois ce qu'Elgin a gagné et ce qu'il a perdu ! Un autre nom, uni au
sien {!), déshonoremon temple: Dianedédaigned'éclairercet endroit
de ses rayons ! Les injures de Pallas ne sont pas restées impunies,
cl Vénus s'est chargée d'une partie de sa vengeance. »
La déesse se tut un moment. Alors j'osai répondre et j'essayéU
de calmer le ressentiment qui élincelail dans ses yeux : « Fille de
.lupiterl au nom de la Grande-Bretagne outragée, permets qu'un
do ses fils désavoue un tel acte. N'accuse pas l'Angleterre; elle ne
le reconnaît pas pour son enfant ; non, Pallas-Alhônè, ton spolia-
teur appartient à l'Ecosse. Veux-tu savoir la dilTérence ? Du haut
des tours de Phylè, regarde la Béolie... noire Béoiie à nous, c'est la
Calédonie. Je le sais trop bien, sur ce pays bâtard, la Sage.çse n'eut
jamais d'empire ; sol stérile où les germes semés par la nature res-
tent stériles ou ne produisent que des fruits avortés, le chardon
qui couvre cette terre avare est l'emblème de tous les hommes qui
lui doivent le jour ; terre de bassesses, de sophismes et de broud-
lards, inaccessible à toute influence généreuse. Chaque brise exha-
lée de ses montagnes brumeuses ou de ses froids marécages imprè-
gne de lourdes vapeurs tous les cerveaux humides, qui se déversent
ensuite au-dehors , fangeux comme leur sol et froids comme leurs
neiges Mille plans conçus par l'étourderie et l'orgueil dispersent au
loin cette race spéculatrice. A l'est, à l'ouest, ils vont partout, ex-
cepté au nord, en quête de gains illégitimes. Ainsi, maudits soient
le jour el l'année de sa venue ! un Picte est venu ici jouer le rôle de
voleur. Cependant la Calôdonie s'honore dequelques hommes de mé-
rite, de même que la slupide Béolie adonné le jour à Pindare. Puisse
le petit nombre de ses poêles et de ses braves, citoyens de l'univers
ri vainqueurs du tombeau, secouer la sordide poussière d'une telle
pairie el briller parmi les enfants des climats plus heureux. Jadis,
dans une ville coupable, il eût suffi de dix noms pour sauver une
race infâme.
— Mortel, reprit la vierge aux yeux bleus, je veux te parler en-
core ; tu porteras mes décrets à ta rive natale. Toute déchue que
je suis, je puis encore retirer mes inspirations à des pays tels que
le tien , el ce sera là ma vengeance. Ecoule donc en silence l'irré-
vocable arrêt de Pallas ; écoute et crois , le temps révélera le reste.
« Ma première malédiction tombera sur la tête de l'auteur de ce
(1) Celui d'une personne tiu'alors on appelait lady Elgin.
forfait, sur lui et sur toute sa posiérité. Que dans ses fils , slupides
comme leur père , on ne voie i)as luire une seule étincelle d'intelli-
gence. Si l'un d'eux s'avise de montrer quelque esprit et de démen-
tir la race paternelle , c'est un bâtard^ issu d'un sang plus géné-
reux. Qu'Elgin continue à bavarder avec ses artistes mercenaires,
el que les éToges de la sotlise le dédommagent de ma haine. Ils
exalleront longtemps encore le goût de leur patron , lui dont l'in-
slincl le plus noble, l'inslinct natal, est de vendre le fruit de ses
vols, et... que la honte inscrive ce jour dans ses annales... de con-
stituer riîtat receleur du produit de ses brigandages. Cependant le
complaisant Wesl , West, ce vieux radoteur, le dernier des bar-
bouilleurs de l'Europe et le meilleur que possède l'Angleterre ,
viendra de sa main tremblante retourner chacun de ces modèles,
et à quaire-vingts ans il reconnaîtra en face d'eux qu'il n'est qu'un
écolier, (^u'on rassemble tousles boxeurs de Saint-tîilles, afin de
comparer la nature avec l'art ! Pendant que des rusires grossiers
admirent avec un étonnement slupide la « boutique de pierres » de
Sa Seigneurie, on verra la porte encond)rée par la foule bruyante
des fats, qui viendront y flâner ou se donner des airs médilalifs,
lorgner ou babiller. Puis mainte vierge languissanle jettera en
soupirant un regard curieux sur les statues gigantesques; affectant
de promener dans la salle un coup d'œil disirait, elle ne remarque
pasmoins les larges épaules et les formes puissantes, déplore la
différence de ce qui fut à ce qui est, el s'écrie : « Ces Grecs étaient
vraiment fort bien 1 » et comparant tout bas ces hommcs-là avec
ceux qui l'entourent, elle envie à La'is les pelils-maîlres de l'Alli-
que. Quand une moderne beauté trouvera-t-elle de pareils adora-
teurs? Hélas! il s'en faut que sir Henry soit un Hercule! Et
enfin, au milieu de la foule ébahie, il se trouvera peut-èire un
spectateur honnête qui, regardant en silence ces nobles débris avec
douleur et indignation, admirera l'objet volé en abhorrant le vo-
leur. Oh I nue s' acharnant à sa vie et ne pardonnant pas même à sa
poussière, la haine soit le prix de sa rapacité sacrilège! Que la ven-
geance qui le suivra par-delà le tombeau enchaîne son nom à ce-
lui de l'insensé incendiaire d'Ephèse ; Erostrale, Elgin; brilleront
ensemble dans les pages brûlantes de la satire : une égale malédic-
tion attend les deux grands coupables, dont le dernier peut-être est
plus infâme que son devancier.
« Qu'il reste donc debout dans les siècles à venir, immobile statue,
sur le piédestal du mépris. Mais ce n'est pas lui seul que doit at-
teindre ma vengeance; elle s'étendra sur l'avenir de la patrie, dont
ce monstre n'a fait qu'imiter les exemples. Vois la llamme qui s'é-
lève du sein de la Baltique, et ce vieil allié qui maudit une attaque
psrfide. Pallas n'a pas prêté son aide à de tels forfaits, elle n'a pas
rompu le pacte qu'elle-même avait sanctionné. Elle s'éloigna de
ces conseils coupables, de ce combat déloyal ; mais elle laissa der-
rière elle son égide à la tête de Gorgone, don fatal qui pétrifia tous
vos amis, et grâce auquel Albion resta seule au milieu de la haine
universelle.
« Regarde l'Orient, où les fils basanés du Gange ébranlent dans
ses fondements votre tyrannique empire. Vois ! la rébellion lève
sa tête sinistre, et la Némésis de l'Inde s'apprête à venger ses fils
iiumolés : elle veut que l'Jndus roule des oncles sanglantes ; car elle
réclame du Nord une longue dette de sang. Ainsi puissiez-vous pé-
rir tous!... Quand Pallas vous donna vos privilèges d'hommes li-
bres, elle vous interdit de faire des esclaves.
« Contemple maintenant l'Espagne telle que les Anglais l'ont
faite... Elle presse la main qu'elle abhorre ; elle la presse pour-
tant, et vous repousse des portes de ses villes. J'en atteste Barossal
elle peut nous dire à quelle patrie appartenaient les braves qui ont
comballu et qui sont morts dans ses plaines. Il est vrai que la Lu-
silanie, fidèle et généreuse alliée, fournit quelques combattants et
parfois quelques fuyards. 0 champs glorieux ! bravement vaincu
par la famine , pour la première fois le Français recule , et tout est
dit ; mais Pallas vous a-t-elle appris qu'une retraite de l'ennemi est
unecompef^alion suffisante pour trois longues olympiades de revers?
« Enfin, jette les yeux à l'intérieur. C'est un spectacle, ô Anglais!
sur lequel vous n'aimez point à fixer vos regards. Vous y trouvez
le farouche sourire du désespoir ; la tristesse habite votre métro-
pole. En vain l'orgie y fait entendre ses hurlements, la lamine y
tombe épuisée et le brigandage y rôde en poursuivant sa proie.
Chacun y déplore des perles plus ou moins grandes ; l'avare ns re-
doute plus rien, car on ne lui a rien laissé à perdre. Bienheureux pa-
jiier-monnaie I qui osera chanter tes louanges? Il pèse comme un
plomb fatal sur les ailes fatiguées de la corruption ; cependant Pallas
a tiré par l'oreille chaque premier ministre, mais ils ne daignent
écouler ni les dieux ni les hommes. Un seul, rougissant de voir
l'Etat en faillite, invoque le secours de Pallas... mais il l'invoque
trop tard ; il raffole d'un fat et s'humilie devant ce Mentor, qui ja-
mais n'eut rien de commun avec Minerve. Enfin, le sénal entend
la voix de cet homme qui n'avait jamais parlé devant lui, présomp-
tueux naguère, purement absurde aujourd'hui. Ainsi l'on vit autre-
fois la sage nation des grenouilles jurer foi et obéissance au roi
Soliveau : l'Angleterre a fait choix de ce noble crétin, comnie jadis
l'Egypte prit un oguon pour dieu.
270
ij:s vi:ii,Li:t;s Liiri:iiAii;i:s ii,i,i;srKia:s.
0 Adieu I jouissez îles iiiotncnis qui vcius rcslent ; t^lrciRnez I'oni-
htr lie vdlrc puissance t'vuiiouie ; incililc/. sur ri'crouleiuent dc vos
ppijets les plus cliers ; voire force n'csl plus qu'un mol, voire fac-
life opulenre un rt'vc. II est parli, ccl or (pic vous enviail l'univers,
el le peu qui vous en rcslu des pirates en Iraliqucnl. I.cs guerriers
auloiuales aciielés en lout pajs ne viennent plus s'enrôler en foule
dans vos rangs mercenaires. Sur le quai désert , le marchand oisif
contemple tristement ses ballots, qu'aucun na\ire ne>ient chercher;
ou \oil revenir les marchandises (|ui, repousst^es par l'étranger,
vont pourrir sur la rive encombrée. L'artisan atTame brise son mé-
tier qui se rouille, et son désespoir s'apprfttc h lutter conire une
catastrophe inuninente. Dans le sénat de cet Ktat qui s'affaisse ,
qu'on me montre riiomme dont les conseils ont quelque poids;
non, il n'est plus une seule voix puissante dans celle enceinte où
régna la parole. Les faclions même n'ont plus de succès ilans ce
navs où elles dominaient tour-h-lour; et cependant des sectes riva-
les bouleversent cette île sœur de t'Angleterre, et d'une main fana-
tique, chacune à son tour y allume la llamnic des bûchers.
« C'en est fait, tout est dit ; puisque l'allits vous avertit en vain,
les furies vont saisir le sceptre qu'elle abdique; elles promèneront
sur tout le royaume leurs torches embrasées, et leurs mains farou-
ches déchireront ses entrailles. Mais il reste encore à franchir une
crise convulsive : la Gaule doit pleurer encore avant qu'Albion
poric ses chaînes. La pompe et les étendards de la guerre , l'éclat
des légions , ces brillants uniformes auxquels sourit la sévère Bel-
lone ; les sons cuivrés du clairon, le roulement belliqueux du tam-
bour, qui de loin défie l'ennemi ; l'impétuosité du héros qui s'élance
à la voix dc son pays, la ploire qui consacre sa mort: tout cela
enivre un jeune cœur de délices imaginaires, et lui fait anticiper
sur le moment où il pourra s'enivrera son tour de la joie des ba-
tailles. Mais apprends ce que peut-être lu ignores : ils sont à bon
marché les lauriers qui ne coulent que la mori; ce n'est pas dans
le combat que le carnage se délecte le p'us , un jour de bataille est
son jour de merci; mais quand la victoire a prononcé, quand le
terrain est conquis tout inondé de sang : c'est alors que son heure
est venue. Vous ne connaissez encore que de nom .ces exploits les
plus réels : les paysans massacrés, les femmes déshonorées, les de-
meures livrées au pillage, les moissons détruites : soulfranccs bien
dures pour des finies indépendantes. De quel œil vos bourgeois fu-
gitifs verront-ils , des collines lointaines, l'incendie dévorer leurs
villes, et des colonnes de flarauies jeter sur la Tamise épouvantée
leurs rougeAtres relicts? Ne t'en indigne pas, Albion ; car elle t'ap-
f)arlenait la torche qui, des bords du Tage à ceux du Rhin , alluma
dc semblables bûchers. Le jour où ces calamités viendront fondre
sur les rivages maudits, cherche dans ton cœur si d'aulrcs plus que
toi les avaiint méritées. Sang pour sang, c'est la lui du ciel et de
la lerre; et (lui a suscité la querelle doit vainement en regretter les
suites. »
FIN DK LA UALKDICTION DE UINEHVË.
LE VAMPIRE.
FRAGMENT (EN PftOSE) COMPOSÉ EN 1816.
Dans l'année 17..., ayant formé le projet d'un voyage dans des
contrées jusqu'alors peu fréquentées des tourisles.je partis, aceom-
pagné d'un ami, que je désignerai sous le nom d'Auguste Darvell.
Il avait quelques années de plus que moi; c'était un homme d'une
fortune considérable et d'une ancienne famille , avantages que ses
talents remarquables l'empêchaient de mettre ou trop haut ou trop
bas. Certaines circonstances de sa vie privée avaient attiré sur lui
mon attention et m'avaient môme inspiré à son égard une estime
que ne pouvaient étouffer ni la réserve de ses manières, ni certaine
agitation qu'il manifestait et qui semblait parfois toucher aux limi-
tes de la folie.
J'étais entré de bonne heure dans le monde , mais mon intimité
avec lui était dune date récente ; nous avions été élevés aux mêmes
écoles et dans la môme université, mais il en était sorti avant moi,
et se trouvait déjà parfaitement initié aux mystères de ce qu'on ap-
pelle la société, que j'en élais encore à mon noviciat. Sur les bancs
du collège j'avais déjà entendu beaucoup parler de Darvell, et bien
que dans ce qu'on disait de lui je trouvasse des contradictions in-
conciliables, il m'était cependant facile de voir qu'au total c'était
un homme supérieur, i|ui , en prenant tout le soin possilile pour
n'être point remarqué, n'en restait pas moins remarquable. l'Iiio
lard, j'avais cultivé sa connais.sance cl brigué son amitié; mais ci-
ilernier point paraissait difficile à obtenir : quelles que puisenl avoii
été ses affections, elles semblaient maintenant les unes iteintcs. le
autres concentrées. J'avais eu fréquemment l'occasion d'observer
qu'il sentait vivement et que, capable dc dominer ses sentimcnlji , il
ne l'était pas de lesdérober entièrement à l'observation. 'Toutefois, il
savait donner à une passion l'apparence d'une autre , de sorte qu'il
était difficile de démêler ce qui se passait en lui; et l'expression dc
ses traits variait si rapiilement qu'on eût tenté .sans succès de re-
monter à la source de ses émotions. Il était évidemment en proie h
quelque chagrin incurable ; mais si ce chagrin provenait de l'am-
bition, de l'amour, du remords, du regret ou de plusieurs de ces
causes réunies, ou simplement d'un tempérament maladif, c'est
ce que je ne pus découvrir. Là où il y a mystère, on suppose géné-
ralementle mal. Eh bieni je ne sais comment cela se faisait ; il y
avait certainement en lui quelque chose de mystérieux, et cependant
je répugnais à croire qu'il y eût quelque chose à blâmer.
Mes a^'ances étaient reçues avec beaucoup de froideur; mais j'é-
tais jeune, peu facile à décourager, et h la fin je réussis à établir
entre nous, à un certain degré, ces relations banales, cette con-
fiance qui se borne aux choses de tous les jours, créée et cimentée
par la similitude des occupations et la fréquence des occasions de
rencontre, rapports qui s'appellent intimité ou amitié, selon les
idées qu'on attache à ces lermes.
Darvell avait déjà beaucoup voyagé , et ce fut à lui que je m'a-
dressai pour les renseignements nécessaires à l'accomplisscinent dc
mon projet. Je désirais secrètement qu'il consentit à m'accompa-
gner. C'était aussi une espérance plausible, fondée sur la sonil)rc
agitation que j'avais observée en lui, sur l'animalion avec laquelle
il parlait des succès de la vie aventureuse et sur son apparente in-
différence quant à tout ce qui concerne l'existence casanière. Je mis
d'abord ce désirien avant d'une manière détournée ; puis je l'expri-
inai formellement. Sa réponse, bien que prévue en partie, me causa
toute la joie de la surprise... il consentait; et après les arrangements
nécessaires, nous commençâmes nos voyages.
Après avoir parcouru diverses contrées du midi de l'Europe, nous
nous dirigeâmes vers l'Orient, notre destination primitive, et ce fui
à noire arrivée dans ces régions qu'arriva l'incident qui fait le sujet
de cette histoire.
D'ajirès tout son extérieur, Darvell devait avoir été dans sa jeu-
nesse extrêmement robuste; mais depuis quelque temps sa consti-
tulion s'était graduellement altérée , sans qu'on vît en lui les sym-
jilômes d'une maladie déterminée. Il n'avait ni toux ni autres signes
de consomption : pourtant il s'affaiblissait de jour en jour. Tem-
pérant d'habitude, il ne se refusait point aux fatigues et ne s'en
plaignait jamais. Il devenait de plus en plus silencieux et sujet aux
insomnies ; enfin l'altération de sa santé devint telle que j'en lus
tout-à-fait alarmé pour sa vie.
A notre arrivée à Smyrne, nous avions projeté une excursion aux
ruines d'Ephèse et de Sardes; j'essayai de l'en dissuader, tant que
sa santé ne serait point rétablie... mais ce fut en vain. On voyait
sur son esprit je ne sais quel poids, dans ses manières, je ne sais
quelle solennité qui s'accordait peu avec son empressement à faire
celle partie de plaisir, peu convenable, selon moi, pour un valétu-
dinaire. Nous partîmes, accompagnés seulement d'un chameau et
d'un janissaire.
Ayant laissé derrière nous les campagnes fertiles de Smyrne, nous
étions parvcnusà moitié chemin, et nous entrions dans ces lieux sau-
vages et déserts qui. à travers les marais et les défilés, conduisent aux
quelques huiles assises sur les ruines : triples ruines du temple de
Diane, des églises chrétiennes et même des mosquées turques. Là,
l'affai-ssement rapide des forces de mon compagnon de voyage nous
obligea de faire halte dans un cimetière turc dont les tombes sur-
montées de lurbans formaient le seul indice dc l'existence humaine
qui eût subsisté dans ce désert. Nous avions laissé à quelques heures
derrière nous le seul caravansérail que nous eussions rencontré. On
n'apercevait nulle part le moindre vestige de village ou même de
chaumière, et « la cité des morls « semblait le seul asile offert à
mon malheureux .irai qui bientôt serait sans doute le dernier de ses
habitants.
Je cherchai autour de moi une place où il pût reposer convena-
blement. Contrairement à la disposition ordinaire des cimetières
niahométans, celui-ci n'avait que des cyprès peu nombreux et sé-
parés par de grands intervalles: les tombes étaient pour la plupart
mutilées ou consumées par le temps. Sur l'une des plus considera-
bles dc ces ])ierrc3 et à l'abri d'un des cyprès les plus beaux, nous
plaçâmes Darvell qui se soutenait avec peine , à moitié assis et à
moitié couché. H demanda de l'eau : je doutais qu'on en |iùt trouver;
mais je me préparaiàen aller chercher avec unsenlimentdecrainle
et de découragement. Il me fit signe de rester, et, se tournant vers
Suleiman, notre janissaire, .nssisàcoté de nous, ellumant sa pipe le
plus paisiblement du monde, il lui dit : Sulriman, rerbaiiasii appor-
lez-uiui de I eau). Puis, il décrivit avec les plus grands détails l'endroit
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
2Ï7
où l'on en pourrait trouver : c'était un petit puits pour les chameaux,
à quelques centaines de pas sur la droite. Le janissaire obéit.
« Comment savez-vouscela? dis-je h Darvell.
— D'après la nature du lieu où nous nous trouvons, répondit-il:
vous devez voir que cet endroit a été autrefois habité, et il n'aurait
pu l'ôlre sans eau. D'ailleurs, j'ai déjà visité ce canton.
— Vous l'avez déjà visité? comment se fait-il que vous ne m'en
ayez pas parlé? Et que pouviez-vous faire dansun lieu où personne
ne resterait un moment sans y être obligé? »
A cette question, je ne reçus point de réponse. En ce moment
vSuleiman revint avec l'eau , laissant le chameau et les chevaux à la
fontaine. Lorsque Darvell eut étanché sa soif, il parut se ranimer un
instant, et j'espérai que nous pourrions poursuivre noire roule ou
du moins revenir sur nos pas, et j'ouvris ce dernier avis. Il garda
le silence et sembla recueillir ses forces et ses idées ; puis il dit :
« C'est ici le terme de mon voyage et de ma vie. Je suis venu ici
pour mourir; mais j'ai à vous faire une demande, un commande-
ment : car tel doit être le caractère de mes suprêmes paroles
Obéirez-vous ?
— Sans nul doute ; mais ayez meilleur espoir.
— Je n'ai d'espoir, de désir que celui-ci... Cachez mamorl àtoute
créature humaine.
— J'espère que la chose ne sera pas nécessaire ; vous vous réta-
blirez, et...
— Silence! il en doit être ainsi; prometloz-le I
— Je le promels.
— Jurez-le par tout ce qui... (ici il me dicta le serment le plus
solennel).
— Il n'est pas besoin de celle formule; j'accomplirai votre de-
mande ; et douter de moi, ce serait...
— 11 n'en peut être autrement-; il faut que vous juriez. »
Je fis le serment : ma complaisance parut le soulager. 11 ola de
son doigt un anneau, sur lequel étaient gravés des caractères ara-
bes, et me le présenta en continuant ainsi :
« I e neuvième jour d'un mois, à midi précis (n'importe le mois ,
mais le jour est de rigueur), vous jeUerez cet anneau dans les
souri-es salées de la baie d'Eleusis. Le jour suivant à la même
heure, vous vous rendrez au milieu des ruines du temple de Gérés,
el vous y attendrez une heure.
— Pourquoi?
— Vous le verrez.
— Le neuvième jour du mois, dites-vous ?
— Le neuvième. »
Comme je lui faisais observer que nous étions maintenant au
neuvième jour du mois, sa physionomie s'altéra etilcessade parler.
Au moment où il se couchait lout-à-fait, dans un état de faiblesse
évidemment croissant , une cigogne, tenant un serpent dans son
bec, vint se percher sur une tombe à quelques pas de nous, et, sans
dévorer sa proie, parut nous considérer attentivement. Je ne sais quelle
idée me dit de la chasser; mais cette tentative fut inutile : elle dé-
crivit quelques cercles dans l'air, et s'abattit précisément au même
endroit, Darvell me la montra du doigt et sourit. Il parla... je ne
sais si ce fut à lui-même ou à moi-même... mais je n'entendis que
ces paroles.
(( C'est bien !
— Qu'est-ce qui est bien ? Que voulez-vous dire?
— il n'importe! Il faudra m'enterrer Ici, ce soir, à l'endroit
même où cet oiseau est maintenant posé. Vous connaissez le reste
de mes volontés. »
Alors il me donna différentes instructions sur les moyens les
plus efficaces de cacher sa mort. Après qu'il eut terminé il ajouta :
« Vous voyez cet oiseau?
— Certainement.
— Et le serpent qui se débat dans son bec ?
— Sans doute. Il n'y a là rien d'extraordinaire. C'est sa proie na-
turelle ; mais il est étrange qu'il ne la dévore pas.
— 11 n'est pas temps encore, » répondil-il d'une voix faible et avec
un sourire lugubre.
Pendant qu'il parlait, la cigogne s'envola. Mes yeux la suivirent
un moment, à peine le temps nécessaire pour compter ju,squ'àdix.
.le sentis le poids de Darvell devenir plus lourd sur mon épaule , et
m'étant retourné pour jeter un regard sur son visage, je m'aperçus
qu'il était mort. Je fus saisi d'un mouvement étrange à ce soudain
dénoùment, dont il ne me fut bientôt plus possible de douter. En
quelques moments son visage devint presque noir. J'aurais attribué
au poison un changement aussi rapide, s'il avait pu en prendre à
mon insu. Le jour était sur son déclin; le corps se décomposait ra-
pidement et il ne restait plus qu'à remplir le vœu du mourant. A
l'aide de l'yatagan de Suleiman et de mon propre sabre, nous creu-
sâmes une fosse à l'endroit indiqué par Darvell. La terre était facile
à remuer, ayant déjà reçu la dépouille de quelque musulman. Nous
creusâmes aussi pnifundement que le temps nous le permettait, et
rejetant la terre aride sur tout ce qui restait de l'être singulier que
«ous venions de perdre, nous coupâmes quelques carrés de gazon
dans le sol un peu moins stérile qui nous entourait, et les plaçâmes
sur la tombe.
Entre l'étonnement et la douleur, j'étais sans larmes
FIN DU FRAGMENT DU VAMPIRE.
POESIES DIVERSES.
(Suile.)
Heu! quanto minus est cum reliquis versnri, (|iiam
tni meminisse (1) ! Shenstone.
Tu n'es donc plus , loi qu'on vit si jeune et si belle, avec des for-
mes si suaves, des charmes si rares, trop tôt rendus à la terre ! Bien
que peut-être la foule marche insouciante et joyeuse sur le gazon
qui te recouvre , il est des yeux qui ne pourraient se fixer un seul
instant sur cette tombe.
Je ne demanderai pas où tu reposes, je ne regarderai pas la place;
qu'il y croisse des fleurs ou des herbes parasites, je ne les verrai
pas. Je le sais, et c'est assez pour moi : toul ce que j'ai aimé , tout
ce que je devais aimer longtemps encore, pouVrit comme l'argile la
plus vulgaire; je n'ai pas besoin qu'une pierre me dise que l'objet
de tant d'amour n'était que néant.
Et pourtant , jusqu'à la fin ma tendresse fut aussi fervente que la
tienne, loi que le passé n'a point vue changer, el qui ne peux plus
changer maintenant. Une fois que le sceau de la mort a sanctifié
l'amour, l'âge ne peut le refroidir, un rival l'enlever, l'imposture le
désavouer; el tu ne peux plus voir en moi de torts, de fautes ou
d'inconstance.
Les beaux jours de la \w ont été partagés entre nous; les jours
mauvais demeurent à moi seul. Le soleil qui vivifie, lorage qui
gronde, tout cela n'est plus rien pour loi. Le silence de ce sommeil
sans rêves, je l'envie Irop pour le déplorer; et je ne me plaindrai
jias que la mort ail ravi tout d'un coup ces charmes dont peut-être
j'eusse suivi le lent dépérissement.
La fleur la plus brillante a le plus court destin; si elle n'est point
détachée de sa tige dans l'éclat, de sa beauté, ses pétales tombent
l'un après l'autre; et c'est un spectacle moins douloureux de la voir
cueillir aujourd'hui que de la regarder demain se flétrir et s'effeuiller
lentement. Nul œil mortel ne peut suivre sans déplaisir le passage
de la beauté à la laideur.
Je ne sais si j'aurais pu supporter la vue du déclin de les char-
mes; la nuit eût été plus soml)re après une telle aurore. Mai'.'; le
jour s'est passé sans un nuage, et lu fus belle jusqu'à la fin ; tu t'es
éteinte, et non flétrie, comme ces étoiles détachées des cieux, qui
ne sont jam.ais plus brillantes que dans leur chute.
Si je pouvais pleurer comme je pleurais autrefois, mes larmes
couleraient en pensant que je n'étais pas à ton chevet pour te veiller
à tes derniers moments, pour contempler (ô tendresse!) tes traits
si doux et si purs, pour te serrer affectueusement dans mes bras,
pour soutenir la tète mourante, pour le témoigner, bien qu'inuli-
Icmenl, cet amour que ni toi ni moi ne devons plus éprouver.
Bien que tu m'aies laissé libre parmi les objets les plus doux que
la terre garde encore, les posséder tous serait un bonheur moin-
dre que ton seul souvenir! Tout ce qui de toi ne pouvait mourir, du
sein de l'éternité terrible el sombre, tout cela revient à moi ; et rien
n'égale mon amour pour la morte, si ce n'est l'amour que j'eus pour
la vivante.
Si parfois, dans les habitations des hommes, ton image disparaît
de mon cœur, ton ombre adorée se présente à moi dans la solitude :
(1) Oh! coml)iiMi il est moins dous de converser avec les autres que de
ie souvenir de toi!
278
LBS VEILLÉES LITTKUAIRBS ILLDSTHËRS.
h relic houro iln Iri.MoMO cl do silence, j'évoque Ion sou\ciiir, cl ma
ilniilour jM'iil l'vlialiT I'll sccTcl iine|ilainlccii'lic''i; ii lnus Ii-r rcpariU.
Olil |iuriloiine, si pour iii\ inomcnl j'aienrtle nu nioiidi! une
pciisi'c <|iii l'apparliciil l')Ul entière; si, Imil en nn' rondainn.'inl
nioi-nit^Die , je senildi' sourire, el parais iiiliilMe h la mémoire! Ne
crois pas qu'elle me soil moins ilirre , parce (|ue je parais (,'émir
moins; je ne voudrait pas que des itxta vulgaires enteudisscnl un
Kcul des soupii-s qui ne .sunt adrcs.sé8 qu'à toi.
Si j effleure la coupe joyeuse, ce n'est pas pour bannir mes cha-
grins; elle devrait cuutunir un breuvage plus puisëanl, la coupe
d'oubli destinée au désespoir, yuand niAnie l'onde du Lélhé me se-
rait offerte ])our affranchir mon flme de ses orageuses visions, je
brisi'rais conlre lerre la coupe délicieuse , si elle devait l'enlever une
.seule de nies |ieilsè«>.
Car si lu élais bannie de Diuli (Lme. qui puiirrailcnreni|)lir le vide?
l'A i|iii nslerail ici-bas pour honorer ton urne abandonnée? Non ,
non , ma douleur s'enorgueillil de remplir ce cher el dernier devoir;
dili le resie des hommes l'oublier, c'est îi moi de garder ton sou-
venir.
Va , je sais bien que lu en aurai.s fait autant pour celui que nul
maiiilenani ne doit pleurera son dépari de celle terre, où il n'était
aimé que de loi seule. Hélas! je sens (juc la tendresse était un bien-
fait qui ne m'élail pas destiné; lu ressemblais trop à une vision des
cicu.\ pour qu'un terrestre amour pilt te mériter.
LA CORNALINE BRISEE (1812) (1).
Image d'un cœur malheureux I se peut -il que lu le sois ainsi
hriséti! Tanl d'années di; sollicitude pour ton ancien maître cl pour
loi mil elles donc élé employées en vain ?
Mais eliaeiin de les fragments est précieux pour moi, cl la moin-
dre parcelle m'csl chère; car celui qui le porta sait que lu es un
llilèie emblème de son propre cœur.
A UNE FEMME.
Que je me souvienne de toil que je m'en souvienne! Oui, tant
ipie le Lélhé n'aura point éteint le llambeau brûlant de ma vie,
mu honte et mes remords remonteront vers toi et te poursuivroul
l'omme les rêves <le la lièvre.
Que je me souvienne de toi! oui, n'en doute pas : et ton époux
non plus ne t'oubliera pas, toi qui fus pour lui une femme periide
et pour moi un démon.
O Tempsidont l'aile capricieuse, tantôt lente, tanlôt rapide, em-
porte les heures changeantes; qui , suivant les pas tardifs de noire
lii\er ou la fuite agile de notre printemps, nous traînes ou nous
lavis vers la mort.
Je le salue! loi qui me prodiguas Ji ma naissance ces dons appré-
ciés de tous ceux qui t'appréiient ; ton poids me semble moins pe-
sant depuis que je suis seul h le porter.
Je ne voudrais |ias qu'un canir aimant prit sa part des jours amers
que lu m'as fails; et je le pardonne, puiscpie tu as donné pour par-
tage à tous ceux ijuc j'aimais le ciel ou du moins le repos.
l'oiirvu qu'ils dorment en paix ou qu'ils .soient heureux, les ri-
gueurs m'assiégeront en vain ; je ne te dois que des années, et
eesl une dette que j'ai déjà acquittée en douleurs.
D'ailleurs ces douleurs mêmes n'ont pas clé sans compensation ,
je sentais la puissance , et pourtant je t'oubliais; l'aclivilé de la
souffrance retarde le cours des heures, mais ne les compte pas.
Au sein du bonheur, j'ai soupire en soiireant que la fuite ne
larderait pas à se ralentir; tu pouvais jeter un nuage sur ma joie,
mais lu ne pouvais ajouter une ombre à ma douleur.
'l'oule lugubre el sombre quélail mon atmosphère, mon àmc y
éiail acclimatée; une seule étoile seiiitillail .'i mes regards, el je
Noyais à sa lueur que tu n'étais pas... réternité.
Ce rayon a disparu, el maintenant lu es pour moi un néant, un
lole dont on maudit les insipides détails, dont tout le monde re-
grelte d'être chargé, el (pio tout le monde répèle.
Il est poiirtniil dans rr dianie une scène que tu ne peux
gàler : c'esl lorsque n'ayant plus souci de la fuite ou de la lenteur,
nous laissons gronder sur d autres l'orage qu'un sommeil profond
ne nous permet plus d'eiilendre.
(T/'VoyCT. la Cornaline, pagi> Î3.
Ah ! je me iircnds h sourire en pensani combien vains seront les
elTorls , quand tous les coups do la rage viendront se briser mr
une pierre sans nota.
STANCES.
Tu n'es point perfide , mais légère envers ceux que lu as si Ion-
dremenl aimés; les larmes que lu fais couler , cette pensée les rviid
doublement ainères ; c'esl là ce (|ui brise le C(Kur que lu outrages;
tu aimes trop bien, lu (|uillcs trop tôt.
Le ca'ur méprise la femme toute déloyale; il oublie la pi'rhde el
sa pcriidie; mais celle qui ne dissiinole aucune de ses pensées, ditit
l'amour l'sl aussi vrai qu'il est doux, quand celle-là devient incon-
slanle, le cieur éprouve alors ce que le mieu vient iléprouver.
Rêver de joie el s'éveiller à la douleur, c'est le sorl de tout et
qui aime, de tout ce qui vil; et si le malin, nous en voulons à noire
imagination de nous avoir déçus, même en rêve, pour lai.s.«er
notre ftme |)lus triste après le réveil....
Que doivent-ils donc sentir, ceux qu'enflamma non |ins une illu-
sion mensongère, mais la plus vraie, la plus tendre des passions?
Tant de sincérité! puis un changement si prompt el si doii|c»ureii\ !
.Vh! .sans doute, ma peine n'est qu'imaginaire; j ai réelb'iiienl goùlc
le bonheur, et j'ai rêvé ton iiicoiiBlance.
A l'NE DAME.
«L'origine de l'amourl» — Pourquoi me faire celtcqucslion cruelle,
miand vous pouvez lire dans tous les yeux i|u'il prend uaissance
(lès r|u'on vous voit?
.Mais si vous voulez connaître sa fin, mon cœur me dit, mes crain-
tes prévoient trop qu'après avoir langui longtemps dans le silence
el la douleur, il cessera de vivre... lorsque j'aurai cessé d'être.
Rappelle-toi celui qui , .soumis par la pa.ssion à une épreuve re-
doutable, n'y a point succombé; rappcllc-toi celte heure périlleuse
où nul n'a failli, quoique tous deux aimés.
('e sein palpitant, cet (vil humide, ne m'invitaient que trop à Aire
heureux; ta douce i)rière, lessouidis suppliants réprimèrent ce désir
insensé.
Oh ! laisse-moi sentir tout ce que j'ai perdu en le préservant des
reproches de la conscience ; laissc-raoi rougir de ce qu'il m'en a
coulé pour épargner à la vie d'inutiles remords.
Ne l'oublie pas quand la langue de la médis;»nce chucholera son
blAme pour nuire au cœur qui t'aime, et noircir un nom déjà flétri
|iar elle.
Quelle qu'ail été ma conduite avec d'autres, n'oublie pas que
lu m'as vu réprimer toute pensée égoïste; mnintcnanl encore, je
bénis la pureté de ton iVme, maintenant, dans la scditnde de la nuit.
0 Dieu! si nous avions pu nous rencontrer plus tôt, tous deux
aussi tendres, el toi plus libre, toi pouvant aimer sauscrime, et, moi,
me trouver moins indigne de ton amour!
Puisse, comme autrefois, ta vie s'écouler loin du monde et de son
éclat trompeur ; el, ce moment trop amer une Ibis passé , puisse
cette épreuve être pour toi la dernière I
Mon cœur, hélas! Irop longtemps perverti, perdu lui-même au
sein du monde, l'entraînerait peut-èlredanssa ruine; en le revoyant
parmi la foule brillante, un espoir présomptueux pourrait mégarer.
Abandonne ce momie h ceux qui mo ressemblent, el dont le
malheur ou la félicité n importent à personne; (piilte un IhéAire oi'i
les âmes sensibles .sont condamnées a succomber.
Si jeune , si belle , si tendre , pure comme on l'est dan» une pro-
fonde retraite . par ce qui s'est passé ici , lu peux deviner ce que là-
bas Ion cœur aurait à souffrir.
Oh! pardonne-moi les larmes suppliantes que ma démence lii
couler de les yeux adorés, et que la verlu na pas répandues en
vain! Désormais, je ne veux plus l'en coûter une seule.
Quoiqu'une profonde douleur sallache \to\tT moi à la pensée que
nous ne devons peul-èliv plus nous revoir . ce cruel arrêt, je le
inérile, et ma sentence me parait presque douce.
Mais si je l'avais moins aimée . mon cœur t'aurait fait moins de
.sacrifices: en le(piiiianl. il n'a pas éprouvé la moitié de ce qu'il
eût ressenti si un crime t'eût donnée à moi.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
279
A GEORGES IV (1).
Eli-c le père de l'orphelin, tendre la main du haut du trône , et
relever le (ils de celui qui mourut autrefois eu combattant contre
les pères, c'est être véritablement roi , c'est transformer l'envie en
louanges inelTables. Renvoie les gardes, coiific-toi à de tels actes;
(juclles mains se lèveront, sinon pour te bénir? 0 roi, n'ctait-il pas
facile cl n'est-il pas doux de te faire aimer et de te rendre tout
])uissant par la clémence? Maintenant ta souverainolé est plus ab-
solue (pie jamais; tu règnes en despote sur un peuple libre, et ce
ne sont pas nos bras, mais nos cœurs que tu enciiaines.
L AVATAR IRLANDAIS.
Avant que la fille de Brunswick soit refroidie dans son cercueil ,
et pcnilani que les vagues portent ses cendres vers sa patrie,
Georgcs-le-Triompliant s'avance sur les flots vers l'ile bien-aimée
qu'il chérit comme il chérissait son épouse.
A la vérité, ils ne sont plus, les grands hommes qui oui signalé
celte ère de gloire si brillante et si courte , arc-en-ciel de la liberté,
ce pttit nombre d'années dérobées à des siècles d'esclavage et pen-
dant lesquelles l'Irlande n'eut à pleurer ni la trahison ni la ruine.
A la vérité, les chaînes du catholique résonnent sur ses haillons;
le château e.st encore debout ; mais le sénat n'est plus, cl la fomine,
qui hahilait les montagnes asservies, étend son empire jusqu'au
rivage désolé.
Jusqu'au rivage désolé... oii l'émigranl s'arrête un moment pour
conlempler sa terre natale avant de la quitter pour toujours. Ses
larmes arrosent la chaîne qu'il vient de briser, car la prison qu'il
quille est le lieu de sa naissance.
Mais il vient! il vient! le Messie de la royauté, semblable à un
énorme Leviathan poussé par les vagues! recevez-le donc comme
il convient d'accueillir un tel hôte, avec une légion de cuisiniers cl
une armée d'esclaves!
Il vient, dans le vert prinlen:ips de ses soixante années, jouer
son rôle de roi parmi la pompe qui se prépare. Mais vive à jamais le
trèfle dont il est paré . et puisse le printemps dont il porte l'insigne
à son chapeau passer à son cœur.
Ah ! si ce cœur depuis longtemps flétri pouvait reverdir ; s'il y
surgissait une source nouvelle de nobles affections, ô Irlande, l'a
libt'i té le pardonnerait ces danses sous le poids de les chaînes el
ces acclamations d'esclaves qui attristent le ciel.
Est-ce démence ou bassesse'? fùt-il Dieu lui-flième.... au lieu
d'être un homme fait de la plus grossière argile, avec plus de vii-es
au cœur qu'il n'a de lides au front, ton dévoùmenl servile lui fe-
rait honle. et il s'éloignerait.
Oui , va : hurle à sa suite ! Que les orateurs torturent leur imagi-
iialioii pour caresser son orgueil!... Ce n'était pas ainsi que, sur les
r'iinosde la liberté, l'âme indignée de ton Gratlan faisait éclater les
foudres de sa parole.
0 glorieux Grattan I le meilleur entre les bons! si simple de
cœur, si sublime dans tout le reste! doué de tout ce qui manquait à
Demosthenes, son rival ou son vainqueur dans tout le reste.
Lorsque Tullius brilla dans Rome , quoiqu'il n'eût point d'égaux ,
d'autres l'avaient précédé, l'œuvre était commencée... Mais Grattan
sortit comme un Dieu de la tombe des âges : le premier, le dernier;
le sauveur, l'unique.
11 eut le talent d'Orphée pour loucher les brutes, el le feu de Pro-
raélbée pour animer le genre humain; la tyrannie elle-même, en
l'éccmlanl, se sentit émue ou resta muette, et la corruption recula
terrifiée devant le regard de son génie.
Mais revenons aux despotes et aux esclaves! aux banquets offerts
liar la famine! aux réjouissances dont la douleur fait les frais!
L'accueil de la vraie liberté est simple et modesle; mais l'esclavage
cxliavague dans ses démonstrations, quand une semaine de satur-
nales vient à relâcher sa chaîne.
L'indigente splendeur que l'a laissée ton naufrage va décorer le
palais du monarque (comme le banqueroutier cherche à cacher sa
ruine sous un étalage de luxe). Erin, voici Ion maîlre! embrasse ses
genoux ! Dépose tes bénédictions aux pieds de celui qui te refuse
lis siennes.
Ah! si un jour , en désespoir de cause, la liberté est obtenue de
force, si l'iilole de bronze saperçoîl que ses pieds sont d'argile, la
terreur oula [lolilique auront arraché ce que les rois ne donneul
jamais ([u il la manière des loups abandonnant leur proie.
Cha(|uc animal a sa nature, celle d'un roi est de réguer
Régner ! ce seul mot comprend la cause de toutes les malédictions
(1) A (iropûs de l'annulation par ce monarque de l'arrêt d'exil qui pe-
sait sur la famille Fitgerald , depuis les guerres civiles du prétendant.
enregistrées dans les annales des siècles , depuis César le redouté
jusqu'à Georges le méprisé !
Mels Ion uniforme, ô Fingal! O'Connell, proclame les perfections
de Ion maître!... el persuade à ta patrie qu'un demi-siècle de mé-
pris fut une erreur de l'opinion. « Henri , comme dit Falstaff, est
bien le plus mauvais sujet et le plus charmant prince qui soit au
monde. »
Ton aune de ruban bleu, ô Fingal! fera-t-elle tomber les fers
de plusieurs millions de catholi(jues ; ou plutôt ce ruban ne fornie-
l-il pas pour loi une chaîne plus étroite encore que celles de lous les
esclaves qui maintenant saluent de leurs hymnes le déserteur de
leur cause.
Oui! bâlissez-lui une demeure! que chacun apporte son obole!
jusqu'à ce que, nouvelle Babel, s'élève le royal-édifice ! Que tes men-
diants et tes ilotes réunissent leur pitance... el donnent un palais
en retour d'un dépôt de mendicité ou d'une prison.
Servez, servez pour Vilellius, le royal repas; que le despote
glouton en ait jusqu'à la gorge! el que les hurlements de ses
ivrognes le proclament le quatrième des imbéciles tyrans du nota
de Georges I
Que les tables gémissent sous le poids des mels! qu'elles gémis-
sent comme gémit ton peuple depuis des siècles de malheur! Que le
vin coule à flots autour du Irône de ce vieux Silène, comme le sang
irlandais a coulé et doit couler encore.
Mais que le monarque ne soit pas ta seule idole, ô Erin! con-
temple à sa droite le moderne Sçjan! Ton Casllereagh! ah I garde-
le pour toi seule, ce misérable dont le nom n'a jamais été prononcé
qu'accompagné de malédictions el de railleries!
Seule aujourd'hui , et pour la première fois, l'île qui devait rou-
gir de lui avoir donné naissance , comme le saag qu'il a fait verser
a rougi ses sillons , l'Irlande semble fière du reptile sorti de ses en-
trailles, el, pour prix de ses assassinats, lui prodigue les acclamations
el les sourires.
Sans un seul rayon du génie de sa patrie, sans l'imagination, le
courage, l'enthousiasme de ses fils, sa lâcheté devrait forcer Erin à
douter qu'elle ail donné le jour à un être aussi vil.
Sinon qu'elle cesse de s'enorgueillir de ce proverbe qui pro-
clame que sur le sol d'Erin aucun rcplile ne peut naître. Voyez-
vous le serpent au sang do glace cl tout gonflé de venin réchauffer
ses anneaux dans le sein d'un roM
Crie, bois , mange et adule , ô Erin ! Le malheur et la tyrannie
t'avaient déjà mise bien bas; mais l'accueil que tu fais aux tyrans
t'a fait descendre encore au-dessous.
Mon humble voix s'éleva pour défendre tes droits; mon vote
d'homme libre fut donné à ton atîranchissement ; ce bras, quoique
faitjle, se fût armé pour la querelle, et ce cœur flétri avait encore un
battement pour loi.
Oui , je t'aimais , el j'aimais les liens , bien que lu ne sois pas ma
terre natale; j'ai connu, parmi tes fils, de nobles cœurs el de
grandes âmes, et j'ai pleuré avec le monde entier sur la tombe des
patriotes irlandais; mais maintenant je ne les pleure plus.
Car ils dorment heureux loin de toi dans leurs sépultures, les
Graltnn, lesCurran, tes Sheridan, tous ces chefs longtemps illustrés
dans la guerre de l'éloquence, qui, s'ils nont pas retardé ta chute,
l'ont du moins honorée.
Oui, ils sont heureux sous la froide pierre de leurs tombeaux an-
glais ! Leurs ombres ne s'éveilleront pas aux clameurs qu'aujour-
d'hui tu exhales , et le gazon qui recouvre leur libre argile ne sera
pas foulé par des oppresseurs adulés et des esclaves qui baisent leurs
chaînes.
Jusqu'à ce jour, j'avais porté envie à les fils et à Ion rivage,
bien que leurs vertus fussent proscrites , leurs libertés anéanlies; il
y avait jadis je ne sais quoi de si chaleureux et de si noble dans un
cœur irlandais, que vi aiment je purle envie à tes morts !
Si quelque chose peut éiouffer un instant mon mépris pour une
nation servile malgré ses blessures encore saignantes, une nalion
qui, foulée aux pieds comme le ver, ne se retourne pas contre le
pied qui l'écrase, c'est la gloire de Grattan et le génie de Moore !
IMPROMPTU.
Quand le chagrin qui a son siège dans mon cœur projette plus
haut son ombre mélancolique, flotte sur les traits changeants de
mon visage, obscurcit mon front et remplît mes yeux de larmes,
ami, que cette tristesse ne t'inquiète pas , elle tombera bientôt
d'elle-même. Mes pensées connaissent trop bien leur prison ; après
une excursion passagèrerelles reprennent le chemin de mon cœur,
et rentrent dans leur cellule silencieuse.
2«ft
LFS VKILLF.K8 LIU fH AIRES ILLUSTH^KS.
LE RÊVE
Nnlrc vie csl double ; le sommeil a son monde propre : monde
liniilroplie enlro pe que noiisiKininions h (orl la morl cl I'cxislence.
Oui , le .soniiiici! a son mondo pinpie, vasle domaine dune Tanlas-
tiquf réniilé; dans leur dcvolopiiemcnl les rêves rcspirenl : ils onl
ilea larmes , des tour-
ments, des acei's de joie;
ils lai-scnl au réveil un
jioids sur la ponsi'-i', et en
môme temps ils enlèvent
nn poids aux fali^ucs du
jour. Ils parla^i'Ul notre
(^tre, ils deviennent une
porlicMi de nous-mêmes
et de notre temps. Ce sont
les me.ssapers de l'éterni-
té : ils passent en nous
comme des esprits du
fiasse, ils parlent comme
es sibvlles do l'avenir;
ils exercent sur nous un
poavoir, une tyrannie de
plaisir et de douleur : ils
font de nous ce que nous
néli MIS |ias... ce qu'ils
veulent ; ils nous font
trembler devant des vi-
sions éteintes, et redouter
des ombres évanouies I...
Evanouies! le sont-elles
en elTet? le passé est-il
autre chose qu'une om-
bre? El ([u'cst-ce qu'une
ombre ? Un produit de
respril...L'àme peut donc
produire des substances ;
et les mondes qu'elle a
créés , elle peut les peu-
pler d'ôlres plus brillants
que tout ce qui a jamais
existé; elle peut animer
des formes qui survivront
à toute chair.
Je voudrais me retracer
une vision que j'ai rêvée
peut-être en dormant
car une pensée, une pen-
sée du sommeil peut em-
brasserdes an nées et con-
denser toute une longue
vie dans une heure.
Cdur avait de beaucoup devancé son ftgc ; et à «es yeux il i\ \ avait
sur la terri' (juun \hai:c aimé , un visage qui en ce moment ïérjai-
rait de .«es ravons. Il lavait cntcmplé de manière que l'empr le
en resl.1t iiiclTaçable dans son ca-ur : il ne vivait, ne respirail qu .-n
elle; elle étatisa voix.lj ne lui parlait pas; mais dès quelle parlait,
tout en lui s ébranlait Elle était sa vue, car ses veux suivaient les
regards de la jeune rdlo, et ne voyaient (pip par eux : c'étaient eux
qui pour lui coloraient tous les objeU. Il aviit cssé de vivre en lui-
même ; elle était sa vie, l'océan on venait aboutir le cours de toutes
ses pensées: au son de Cfllr voix, au contact de c-tle main, son
sang muni lit ou reflu,iil, et scsjou.s chimpeaient liimultueiiwmenl
de couleur... sans ipie .son ni-ur cumpril la cause di< cit." aRonic.
Mais elle ne partageait pas ses tendres sentiments : ses soimirs n'é-
taient pas pour lui : elle
voyait en lui un frère...
el pas davantage, (^'était
beaucoup, à la vérité;
car elle n'avait point de
frère . si ce n'est celui h
qui son amitié enfantine
avait donné ce nom. Elle
était l'unique rejeton
d'une race antique et ho-
norée : litre qui il la fois
plaisait et déplaisait à son
jeune ami Kl pourquoi?
1-e temps le lui apprit dou-
loureusement Uuand
elle en aima un autre
En ce moment même, elle
en aimait un autre ; et
elle était debout au som-
met de celle colline, re-
gardant au loin si le cour-
sier de son amant volait
au gré de son impatience.
Je vis deux êlres dans
tout l'éclat de la jeunes-
se; ils étaient sur une
agréable colline , à la
pente douce et toute ver-
doyante , la dernière
tlT.!.'-'^^^'^ •^'"î'"'' ■•'"'''"« lerminait comme un promontoire,
vt !n' " ^' "'■''"' P"'"' ''"<='■'»" l'our en 'a^«'- '■» ''âse , mais un
vnan paysago , une mer d'arbres el de moissons , au sein de
laquelle on voyait les habitations des hommes dispersées cà et 1;.
rr lee Mi'»!^:"'?^"''"" ''^ '"""«^ ^'-'l''^ t'r ,1e leut's toits r'usliques:
non nar ^n,!! '""/°?''' '''^■"" '^''"'^''"'^ •'"'•'"•'^s rangéson cercle.
HPM.'iTr.r P ''' ••' '=' "»""•«' '"«'S Pa'- celui de l'homme. Ces
rrieni Pii/T'^J*'""'' '.'"^ et un adolescent, étaient là qui contem-
o airuu'ine |.-fr'""f ^'^'' ''"°"'' ^•'' »'«'"'"'' '"'••■ «•• ' '"i "<=
ous deux '.-."ien ""' ''^"-^ '^'«'•^^"' ^'"'"^^ ' «' '""« ^''^i' ''<^"e ; et
la Im.e rf»n »^^. ("'"rf • "^''''^ "«" ''« l^ même jeunesse. Com ne
de re femme l^^dT" •'^''''«■•i^on. '» vierge touchait au moment
Uélre femme, 1 adolescent avait quelques élés de moins, mais son
.luL^rc''r~l!fà"n- Trf'^'" "« <=« morceau, un des chefs-d'œuvre
ti?;:.î; Ho^j BÎro'nt'iéi;"dr.';-vtT.:eî'°" '' •^^"•■"^ '^ ^''''
C'était là que je voyais un jeane homme et une jeune fille.
Un changement arriva
dans l'esprit de mon rêve.
Je vis un vieux manoir,
et au pied de ses murail-
les un coursier tout sellé.
Dans un antique oratoire
se trouvait le jeune hom-
me dont j'ai parlé Il
était seul et pâle , et se
promenait de long en
large: bientôt il s'assit,
prit une plume et traça
des mots que je ne pus
distinguer ; puis il ap-
puya sur ses mains sa
tête inclinée, et parut en
proie à une agitation con-
vulsive... Tout-à-coup il
se leva, el de ses dents el
de SCS mains Irerablantcs
il déchira ce qu'il avait
écrit : m.iis il ne versa pas
de larmes enGn il se
calma, et une sorte de re-
pos parut sur son front.
En ce moment, la femme
qu'il aimait entra : son
visage était serein; elle
souriait , el cependant elle savait qu'elle était aimée de lui elle
savait, car c'est une chose qui s'apprend vile, que dans le cœur de
ce jeune homme était tombée une ombre épaisse, et elle voyait
qu'il était malheureux ; mais elle ne voyait p,is tout. Il se leva el
lui prit la main avec une froide douceur : en cet instant . d'inelTa-
hles pensées se peignirent dans les trails de l'infortune comme sur
des tablettes, puis leur trace ilisparut ainsi qu'elle s'était formée II
laissa tomber la main qu'il lenail et s'éloigna d'un pas lent ; mais
ce n'était pas un adieu qu'il venait de lui dire, car ils se séparèrent
avec un mulucl sourire. Alors il franchit la porte massive du gothi-
que manoir, el . montant sur son coursier, il se mit en roule... et
jamais plus il ne repassa le seuil antique.
Un changement arriva dans l'esprit de mon rêve.
L'adolescent était devenu hoiiîme : dans les solitudes des climats
CEUVRES COMPLÈTES DE LORD BVRON.
281
bi'ùlaiils il s'était fait une patrie , et son âme s'abreuvait des rajons
(ie leur soleil. Des hommes à figure olrange et basanée l'enlou-
raient; lui-même n'était plus ce qu'il avait été ; il errait de mer en
mer, de livage en rivage. Une fouie d'images diverses se pressaient
autour de moi comme des vagues, mais dans toutes il se retrouvait;
et la dernière me le fit voir se reposant de la chaleur du midi, cou-
ché parmi des colonnes abattues, à l'ombre de murs en ruines sur-
vivant au.v noms de ceux dont ils étaient l'ouvrage ; il dormait. Non
loin de là des chameaux paissaient debout, et près d'une source
étaient attachés de nobles coursiers : un homme veillait portant une
robe notante, tandis qu'autour de lui sommeillait le reste de sa
tribu. Et sur leur tète se déployait le dais du firniiiraent bleu et
sans nuage , d'une transparence si belle et si pure que dans le ciel
Dieu seul était visible.
Un changement arriva dans l'esprit de mon rêve.
La femme qu'il aimait... ohl comme elle était changée sous les
coups du mal de l'âme! Son intelligence avait quitté sa demeure, et
ses yeux n'avaient plus leur éclat accoutumé, quoique son regard
n'eût rien de terrestre. Elle était devenue la reine d'un fantastique
empire : ses pensées étaient des combinaisons sans suite; des for-
mes impalpables et inaperçues de tous les yeux étaient familières
aux siens. C'est là ce que le'monde appelle folie ; mais les sages sont
possédés d'une démence bien plus profonde ; et c'est un don redou-
table que le regard du mélancolique délire. Qu'est-ce autre chose
que le télescope de la vérité , qui dépouille la dislance de ses illu-
sions, nous montre la vie de près et dans toute sa nudité , et rend
trop réelle la froiile réa-
lité.
Un cliangemenl arriva
dans l'esprit de mon rêve.
La femme, objet de son
amour, élait devenue l'é-
pouse il'un autr ; qui ne
l'aimait pas mieux que
n'eût fait le proscrit. Elle
était dans son pays natal,
dans sa patrie à elle, à
mille lieues de la patrie
que lui s'était créée : là
elle vivait entourée d'une
ceinture de beaux en-
fants, filles et garçons...
jMais quoi 1 ses ' traits
étaient revêtus d'une
leinte de douleur, reflet
durable de luttes inté-
rieures ; son œil inquiet
semblait abattu comme
si sa paupière eût été
chargée de larmes qu'elle
ne pouvait répandre.
Quelle pouvait être sa
peine? Elle possédait
tout ce qu'elle aimait, et
celui qui l'avait lant ai-
mée n'était pas là pour
troubler par de coupables
espérances, de criminels
désirs ou une affliction
mal réprimée, la pureté
de ses pensées. Quelle
pouvait être sa peine?...
Elle ne l'avait point ai-
mé; elle ne lui avait ja-
mais donné lieu de se
croire aimé: il ne pouvait
donc être pour. rien dans
le chagrin qui rongeai'
l'âme de celle femme... il
ne pouvait (Mre pour elle
un spectre du passé.
Un changement arriva
dans l'esprit de m )n rêve. l-'-s 1
Le pèlerin était de re-
tour Je le vis debout
devant un autel une
charmante fiancée élait près de lui. La figure de la jeune fille élait
belle . mais ce ii'élai* pas l'étoile qui avait lui sur fadolescent.
I' ndant qu'il élait à l'aulel, son fronl prit le même aspect; iléprouva
le même tremblement convulsif qui l'avait agité dans la solitude de
l'antique oratoire; et puis, comme alors d'ineffables pensées se
peigiiiient sur les traits de l'infortuné comme sur des tableltes...
puis leur Irace disparut ainsi qu'elle s'était formée ; et il parut calme
et tranquille; et il prononça lesvœux nécessaires, mais il n'entendit
pas ses propres paroles , et tous les objets tournèrent autour de lui.
Dès lors il ne vit plus ni ce qui était, ni ce qui aurait dû être... mais
le vieux manoir, et la grande salle accoutumée, et les chambres
qu'il se rappelait encore, et la place, le jour , l'heure, le soleil et
l'ombre, tout ce qui se rattachait à ce lieu et à cette heure, et enfin
celle que son destin lui avait assignée ; toutes ces choses lui revinrent
en mémoire, et se placèrent entre la lumière et lui. Que lui voulaient-
sllcs en un pareil moment?
Un changement arriva
dans l'esprit de mon rêve.
Le pèlerin était seul
comme auparavant ; les
êtres qui l'entouraient
tout à l'heure étaient par-
tis, ou en guerre avec lui;
il était en butte aux traits
de la flétrissure et du dé-
sespoir, assi-égé par la
haine et la chicane; la
douleur était mêlée à tous
ses aliments; et enfin,
comme cet ancien roi du
Pont, les poisons étaient
devenus pour lui une
nourriture , et avaient
perdu tout pouvoir sur
ses organes ; il vivait de
ce qui eût donné la mort
à (I'lfutres hommes. Il
avait pris pour amis les
montagnes; il conversait
avec les étoiles et l'âme
vivante de l'univers, et ils
lui enseignaient la magie
de leurs mystères ; pour
lui, le livre de la nuit élait
tout grand ouvert, et les
^oix du profond abîme
lui révélaient une mer-
veille, un secret Qu'il
en soit donc ainsi I
Mon rêve élait fini : il
n'y arriva plus aucun
changement.
Celait un rêve d'un or-
dre étrange que celui qui
me retraçait ainsi, pres-
que comme une réalité,
les destinées de ces deux
créatures... l'une abou-
tissant à la folie... toutes
deux au malheur.
LES TENEBRES.
J'eus un rêve qui n'était pas toul-à-fait un rêve.
L'éclat du soleil était éteint, et les étoiles erraient pâlissantes
dans l'espace éternel, dépouillées de leurs rayons et de loule direc-
tion fixe ; et la terre glacée flottait aveugle et noire dans l'air que
la lune n'éclairait pas. Le matin venait, s'en allait... cl revcii:ilt
sans amener le jour. Dans la terreur de cette désolation, les hoMmes
avaient oublié leurs passions, et tous les cœurs glacés étaient ahsor-
2<i2
LKs vmixrtKS i,nTi':nAir!Fs ir.U'STRi'iFS.
litis dans unn priiVo /'(foisto pour Ic retour de la lumière. Ils vi-
Vjsicnl auioiir >lc grands (eux allumés : et Ifs troncs , 1rs palais des
rois, les cabanes, les liabitalions de loiilc cspirc, lilainnl bnlli-s pour
étinirer les Ic^m'^lircs; les villes étiiieiit livri'cs au\ n.unnics , cl le<
homme; 50 rassemblaionl autour de leurs dcinouirs embrasions pour
ronlenipler encore une fois la face de leurs semblables. Heureux
ceux ([ui \ivaicnt dans le voisinage dos vcdc.uis, n.unbeaux nalureU
des monlafincs ! Un cITroyable espoir élait logl ce qui reslail au
monde. On avait mis le It i aux fonMs... mais d'beurc en lieure on
les vovail l(miber cl disparaître... les troiic.< jielillanls s'éteignaient
en craquant et tout redevenait noir. A cette lueur ideine de déses-
poir, (|ui tombait sur eux en éclairs capricieux, la race des liommcs
prenait un aspect élranper î> la terre. Les uns, étendus sur le sol,
cnchaicnl leurs yeux et pleuraient ; d'autres appuyaient leur menton
sur leurs poiufis fermés avec un sourire de rage ; les autres enfin
couraient çii et \h, alimentaient les bùebers funèbres et regardaient
avec l'inquiétude de la démence le ciel nmnotone, étendu comme
un drap mortuaire sur le cadavre du monde ; puis ils se roulaient
dans la pou.'^sière en blas|«1iémant, grinçaient des dents etlmrlaicnt.
I.rs oiseaux (^llVayis jclaienl des cris, et rasaient la terre en agitant
li'urs ailes inutiles ; |i s animaux les plus sauvages étaient deve-
nus liini^les et tremblants: et les vipères ram|iaicnl entrelacées au
milieu de la foule : elles sifllaient mais ne mordaient pas... on les
tuait pour les manger. Uientùt la guerre, qui s'élait longtemps
reposée, revint se gorgcr de carnage : un repas s'achetait avec du
sang; puis chacun h pari, d'un air sombre, rassasiait sou appétit fa-
rouche. Plus d'amour, la terre entière n'avait plus qu'une pensée...
la mort, et une mort immédiate et sans gloire. Tous sentaient la
famine leur ronger les entrailles : les hommes mouraient , el leurs
os commit leurcliair restaient sans sépulture : maigres et décharnés,
ils se dévoraient entre eux. Les chiens même attaquaient leurs maî-
tres, tous, un seul excepté : celui-là, fidèle h un cadavre, en écarta
les oiseaux , les bétes de proie cl les houmies allïimés , jusqu'à ce
que le besoin les eût fait succomber eux-mêmes , ou que d'autres
moris tombant auprès d'eux offt-issent une proie à leurs mâchoires
débiles. Lui-même ne chercha aucun aliment ; mais exhalant un
biirlemenl plaintif cl prolongé , suivi d'un cri rapide d'angoisse,
léchant la main qu* ne lui répondait idus par des caresses, il mou-
rut. Peu à peu la famine moissonna la foule, b'une cité populeuse
deux hommes seulement survivaient et ces hommes étaient enne-
mis. llss'ap|)roehèrcnt tous deux des cendres mourantes d'un au-
tel, où, pour un usage sacrilège, on avait entassé une foule de choses
saintes . transis de froid , ilc leurs mains glacées de squelette , ils
remuèrent el grattèrent les cendres encore chaudes ; et leur faible
souflle, s'efforçanl pour roirouverun peu de vie, parvint à soulever
une flamme (fui semblait une raillerie de la mort. Cette lueur s'é-
lant un peu augmentée , ils levèrent les yeux l'un vers l'autre , se
virent ..jetèrent un cri et moururent tous deux... ils moururent
cpouvanlés mutuellement de leur laideur, chacun d'eux ignorant
quel élait celui sur le front duquel il avail lu ce mol gravé par le
doigt de la famine : « Maudit! » Le monde élait désert ; les conti-
nenls populeux et puissants n'étaient plus<iu'une masse inerte, où
il n'y avait ni saisons, ni plantes, ni arbres, rfi hommes, ni \ie
d'aucune capèce... une masse de mort, un chaos d'argile' durcie.
Les fleuves, les lacs, l'Océan étaient immobiles, et rien ne remuait
dans leurs profondeurs silencieuses; les navires sans équipau'e
pourrissaient ;i la mer, et leurs mâts tonibaiei\t par morceaux : il
mesure qu'ils tombaient, ils s'endormaient sur l'abiine que rien ne
soulevait plus. Les vagues étaient mortes ; les marées ctaieni dans
la tombe où la lune, leur reine , les avait précédées ; les vents s é-
laienl amortis dans l'air immobile, el les nuages avaient disparu.
Les Ténèbres n'avaient plus besoin de leur aide... Les Ténèbres
étaient tout l'univers !
FIN DES TÉNÈBRES.
POESIES DIVERSES.
(Suite.)
Fleuve qui baignes les murs de ranlique cité qu'habile la dame
de-mon annmr, pendant qu'cMe se promène sur tes bords, et que
pruuétre elle reporte vers moi un souvenir faible et passager;
Que Ion onde \aste el profonde ii'esl-elle le miroir de mon
cœui', afin qu' ses yeux y puissent lire les mille pensées que main-
tenant je le cotiOc, agitées comme les vagues, impétueuses rnmmo
ton cours.
Que dis-jet le miroir de mon creurî Ton onde n'estelle pas
puissante, rapide et .sombre? Tu es ce que furent et ce que sont mes
sentiments; el ce que tu es, mes passions l'ont été longtemps.
Peut-fiire le temns les a-lil un [leù calmées. . mais non pour
toujoui-s. Tu francnis tes rives. Meuve ami du poète! ft pendant
queluue temps les flots en ebullition débordent, puis rentrent dnn»
leur lit; les miens se sont calmés el ont disparu.
Ils ont laissé après eux des ruines; cl maintenant nous avons
repris notre ancien cours ; toi pour aller le réunir à l'Océan
moi pour aimer celle que je ne devais pas aimer.
Ces floLs (luej'admire coulerontsous les murs de sa cité natale, el
murmureront à ses i)ieds ; ses yeux te contempleront ."i l'heure où,
fuyant les chaleurs Je l'été, elle viendra respirer l'air du soir.
Elle te regardera... el plein de cette pensée, je l'ai reganlé : et
depuis ce moment, ne séparant plus son souvenir de toi, je n'ai pu
penser à tes ondes, je n'ai pu les nommer ni les voir, sans un
soupir pour elle I
Ses yeux brillants se réfléchiront dans tes flots... oui ! ils verront
cett(! môme vague que je vois maintenant, vague fortunée! mes
yeux ne l'apercevront plus, môme en rèvc , repassant devant moi.
Le flot qui emporte mes larmes ne reviendra plus; revicndra-t-
clle, celle que ce flot va rejoindre?... Eridon! tous deux nous fou-
lons les rives , tous deux nous errons sur tes bords , moi près de
la source, elle vers l'Océan aux flots bleus.
Mais ce qui nous sépare , ce n'est ni la distance des lieux ni la
profondeur des vagues, c'est la barrière d'une destinée diiïérente ,
aussi dinércnle que les climats qui nous ont donné le jour.
Un étranger s'est épris d'amour pour la dame de ces boitls , lui ,
né bien loin par-del.'i les monlagnes , mais son sang est toul méri-
dional, comme s'il n'avait jamais ressenti le souffle des aulaiis qui
glacent les mers du pôle.
Ouf , mon sang est tout méridional ; sans quoi je n'aurais pas
quitté ma patrie et je ne serais pas, après lant de douleurs que l'ou-
bli n'cn.'icera jamais , redevenu l'esclave de l'amour ou toul au
moins de toi.
C'est en vain que j'essaierais de lutter... je consens à mourir
jeune. Que je vive comme j'ai vécu , que j'aime comme j'ai aimé ;
si je redeviens poussière , moi que la poussière enfanta, alors du
moins rien ne poura plus m'émouvoir.
Si le fleuve de l'amour devait couler sans fin , si le temps ne
pouvait rien sur lui, nul autre plaisir ne vaudrait celui-là ; et nous
théiirions notre chaîne comme un trésor. Mais puisque nos soupirs
amoureux ne durent pas jusqu'au dernier souffle, puisque, fait pour
voler, l'amour a des ailes emplumées , aimons pendant une saison
et que celle saison soil le piintemp».
Quand des amants se quittent, leur cœur se brise de douleui',
tout espoir est perdu; ils croient n'avoir jilusqu'à mourir. Quelques
années plus tard , oh! comme ils verraient d'un air f.'oid l'objel
pour lequel ils soupirent! Enchaînés l'un à l'.iuirc dans toutes les
s.'iisons. Us dépouillent pUMiie à plume les ailes de l'amour... dès
lors il ne s'envole plus; mais, privé de son plumage, il grelotte
iristcmcnl : eon printemps est passé.
Comme un chrf ■ ie mouvement est sa vie. Tout pacte
obligatoire qui r lissance obscurcit sa gloire : il quitte
1/(1 ai-iicusemeiii < où il ne règne pl',:s en despote. Il ne
peut rester stdtiounaiic; il laul qu'enseignes déployées, ajoutant clia-
(|ue jour à son pouvoir , il marche sans cesse en avant ; le repos
l'accable, la retraite le lue : l'amour ne se contente pas d'un trône
dégradé.
Amants passionnés, n'attendez pas que les années s'écoulent pour
vous éveiller ensuite comme d'un songe , alors que , vous repro-
chant avec des paroles de raillerie et de colère vos imperfections
mutuelles, vous serez hideux l'un à l'autre QUand la passion com-
mence à décliner, mais subsiste encore, n'atiendez pas que les con-
Irariélés aient achevé de la flétrir : dès que l'amour decrott , son
règne est terminé... séparez-vous donc en franche amitié, el diles-
vtuis bonsoir I
Ainsi votre affection laissera en vous des souvenirs pleins de
charmes : vous n'aurez pas attendu gue, fatigués ou aigris, vos pas-
sions se soient émoussées par la satiété. Vos derniers baisers n'au-
ront pas laissé de froides traces... vos traits auront conservé leur
expression afTcclueuse, et vos yeux, miroir de vos douces erreurs,
réfléchiront un bonheur qui, pour être le dernier, n'en sera pas
moins suave.
Les sép.iralions. il est vrai, demandent plus que de la jiatience;
quels désespoirs uonl-elles point fait naître ! Mais, en s'obstinanl,
(|ue fait-on , sinon eiicb.iîner des cœurs qui, une fois refroidis, se
heurtent contre les barreaux de leur cage. Le temps engourdit l'a-
OEDVRES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
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mom-, la eonlinuité le détriiil ; enfant ailé, il veut ries cœurs jeunes
comme lui; il y a pour nous une douleur plus vive, mais plus courle, à
sevrer nos joies qu'à les user.
Je n"ose prononcer ton nom : je n'ose en tracer les caractères;
sons douloureux, coupable renommée! mais la larme brûlante qui
maintenant sillonne ma joue révèle les profondes pensées qui habi-
tent ce silence du cœur.
Elles furent trop courtes pour notre passion , trop longues pour
notre repos , ces heures dont jamais nous ne pourrons oublier l'a-
meriumeet la joie. On serepenl, on se réiracle, on veut briser sa
chaîne... on ne sait que revoler l'un vers l'autre.
Oil I à toi la joie , a moi les remords ! Pardonne-moi , beauté ado-
rée! oublie-moi si tu veux... mais ce cœur qui t'appartient mourra
sans s'être souillé : il ne sera pas brisé par la main de l'homme...
toi seule as ce pouvoir sur lui.
Dans sa plus sombre amertume , mon Ame. farouche envers les
superbes, sera humble envers toi. Nos jours coulent aussi rapides
et nos moments plus doux quand lu es à mon côté que si nous
avions le monde à nos pieds.
Un soupir de ta douleur, un regard de ton amour, peuvent nie
changer ou me tixer, me récompenser ou me punir. Des êtres sans
cœur s'étonneront de mes sacrifices : tes lèvres répondront, non
pas à leurs discours , mais à mes lèvres.
Entre les joies que le monde nous donne, il n'en est point de
comparable à celles qu'il nous ôte quand l'éclat de nos jeunes pen-
sées s'efface dans le triste déclin du sentiment ; au prin temps de la
vie, ce n'est pas seulement la fraîcheur de la joue qui s'éteint trop
vite , mais la fleur même de l'àme est passée que la jeunesse dure
toujours.
Alors ce petit nombre d'esprits qui surnagent encore après le
naufrage du bonheur, sont poussés sur les écueils du crime ou en-
traînés dans l'océan des vices : leur boussole est perdue, ou son
aiguille leur montre vainement le rivage que n'atteindra jamais leur
nef fracassée.
Puis le froid mortel de l'àme s'abat sur nous comme la mort elle-
même : elle ne peut ressentir les maux d'autrui, elle n'ose songer
aux siens : cette froide torpeur a saisi la source de nos larmes , et
si lœil brille encore, c'est la glace qui lui donne cet éclat.
En vain les lèvres laissent échapper abondamment les éclairs de
l'esprit ; en vain lagaîté cherche à distraire le cœur durant ces heures
de la nuit qui ne donnent plus le repos : la guirlande dont le lierr^
environne la tourelle en ruines la revêt au-dehors do verdure et de
fraîcheur, mais au-dedans ce ne sont que des débris grisAtres.
Oh ! si je pouvais sentir comme j'ai senti, être ce que je fus, pleu-
rer sur tout ce qui n'est plus comme je pleurais autrefois : de même
qu'au désert la source la plus saumàlre paraît douce, ainsi cou-
leraient pour moi ces larmes dans la froide et stérile solitude de
la vie.
LE TOMBEAU DE CHDRCHILL (1).
J'étais près delà tombe d'un homme qui, comète éphémère, n'a
brillé qu'une saison : c'était la plus humble des sépultures, et pour-
tant je contemplais avec un sentiment de douleur et de respect ce
gazon négligé , cette pierre silencieuse, où était gravé un nom con-
fondu avec les noms inconnus épars autour de lui sans que per-
sonne vînt les lire; et je demandai au jardinier de ce lugubre par-
terre pourquoi les étrangers venaient à l occasion de celte seule
plante fatiguer sa mémoire, et l'obliger à remonter dans la nuit
épaisse d'un demi-siècle. 11 me répondit ainsi : « Ma foi ! je ne sais
comment tant de voyageurs se font pèlerins : ce mort date d'avant
mon entrée en fonctions, et ce n'est pas moi qui ai creusé sa tombe.»
Est-ce donc là tout? pensai-je et nous déchirons le voile de
l'immortalité! et nous ambitionnons je ne sais quel honneur et quel
éclat dans les âges à venir pour essuyer un pareil dédain! et si tôt
encore, un tel résultat I
Comme je réfléchissais ainsi, larchitecle detout ceque foulent nos
pas (car la terre n'est qu'une vaste tombe) essa.;a d'extraire quel-
que souvenir de cette argile dont le mélange pourrait embarrasser
la pen.sée d'un Newton, n'était que toute vie doit aboutir à une
vie unique, dont celle-ci est le rêve. Soudain, cnmnie s'il eût
saisi dans sa mémoire le crépuscule d'un ancien soleil , il parla
(1) Poète satirique anglais mort et enterré à Florence. Celte pièce,
composée en 1816, est dans la manière de Wordswoitli.
ainsi : « Je crois que l'homme dont vous parlez, et qui repose dans
cette tombe à part, fut dans son temps un écrivain fameux; c'est
pourquoi les voyageurs se détournent de leur route pour lui rendre
lionneur... et nie donner à moi ce qui plaît à leurs seigneuries. »
Sur quoi , on ne peut plus satisfait, je tirai d'un coin avare de
ma poche certaines pièces d'argent, que je donnai comme par force
à cet homme, bien qu'une pareille dépense me gênât.
Je vous voissourire, ô profanes! parce que je vous dis tout sim-
plement la vérité. Vous êtes insensés et non moi car je méditai
avec un intérêt profond et les yeux humides cette homélie naturelle
du vieux fossoyeur, dans laquelle se trouvaient confondus l'obscu-
rité et la renotnmée, la gloire et le néant.
PROMETHEE.
O Titan! à tes yeux immortels , les souffrances de la race hu-
maine, vues dans leur triste réalité, ne furent pas, comme pour
les dieux , un objet de déda'u. Quelle fut la récompense de la
bonté? Une souffrance muette, immense ; le rocher, le vautour et
la chaîne, tout ce que les cœurs fiers peuvent ressentir d'angoisses,
les tortures qu'ils cachent, le sentiment intolérable de la douleur
qui ne parle que dans la solitude, craignant encore que le ciel ne
l'écoute, et attendant pour gémir que sa voix n'ait point d'échos.
0 Tilanlluas connu la lutte entre la souffrance et la volonté, celle
lutte qui torture quand elle ne tue pas; et le ciel inexorable, la sourde
tyrannie du destin, le principe de haine qui gouverne le monde et
qui crée pour son plaisir des êtres qu'il pourrait anéantir... ce Dieu,
enfin, t'a refusé jusqu'à la faveur de mourir. Le don malheureux de
l'éternité fut ton partage, et tu l'as dignenicnl supporté. Tout ce
que le maître du tonnerre put arracher de toi fut la menace de
lui voiréprouverquelqnejourun supplice pareil au tien... Comment?
c'est ce que lu prévoyais , et ce que tu ne voulus pas lui révéler
l'our le fléchir. C'est pourquoi ton silence fut son arrêt, et dans son
âme s'éleva un repentir inutile et un douloureux effroi, si mal dis-
simulé que les foudres tremblèrent dans sa main.
Ton crime tout divin fut d'être bon, de diminuer, par tes ensei-
gnements, la somme des humaines misères, et d'apprendre à l'homme
([u'il doit puiser sa force dans son âme. !Mais bien qu'arrêté dans
ton œuvre par la puissance d'en haut, ton énergie patiente, ta fer-
meté et la résistance de ton esprit inébranlable aux efforts réunis
de la terre et du ciel , nous ont légué une grande leçon : lu es pour
les mortels le symhole de leur destin et de leur énergie. Comme toi,
l'homme est en partie divin , onde trouble dont la source est pure;
et il peul partiellement prévoir sa funèbre destinée, connaître sa
misère, sa force de résistance et le malheur constant de sa triste
vie. Mais aussi, il sait qu'à tous ses maux l'âme humainepeut oppo-
ser sa propre force... force égale à toutes les douleurs, volonté
ferme, conscience profonde qui, au sein des tortures, .«aitsedéceruer
à elle-même son intime récompense, défie et triomphe, et se fait
de la mort une victoire.
Si je pouvais remonter le fleuve de mes ans jusqu'à la première
source des sourires et des larmes, je ne voudrais pas descendre
de nouveau son cours heure par heure, entre des rives croulantes
et des fleurs desséchées, pour arriver enfin, comme maintenant, à le
voir, couler et se perdre dans la foule des ondes inconnues. . . .
Qu'est-ce que la mort?... le repos du cœur; un tout dont nous
faisons partie : car la vie n'est qu'une vision. Il n'y a de vie pour
moi que les êtres vivants qui tombent sous ma vue; et cela étant...
les absents sont les morts, qui viennent troubler notre tranquillité,
étendre autour de nous un lugubre linceul, et mêler de douloureux
souvenirs à nos heures de repos. ,
Les absents sont les morts... car ils sont froids, et ne peuvent
redevenir ce que nous les avons vus; ils sont changés cl tris-
tes... Ou si ceux qu on n'oublie point n'ont pas tout oublié, qu'im-
porte, puisqu'ils sont séparés de nous, que la barrière qui nous sé-
pare soit l'onde ou la terre? c'est peut-être l'une et l'autre; mais
celle séparation doit cesser dans l'union sombre de l'insensible
poussière.
Les hôtes souterrains de notre globe ne sont-ils que la décompo-
sition confuse de millions d'êtres redevenus argile, que les cendres
de milliers de siècles, dispersés partout où l'homme a porlé ou por-
tera ses pas? ou bien habitent-ils leurs cités silencieuses, chacun
dans sa cellule solitaire ? ont-ils un langage à eux ? ont-ils le sen-
timent de celle existence dépo<kue de sou.'fle... sombre et intense
comme la solitude de l'heure de minuit ? 0 terre ! où sont ceux qui
ne sont plus? et pourquoi sont-ils nés? Les morts sont tes héritiers,
et nous, nous ne sommes que des bulles d'.iir à ta surface. La clef
de tes profondeurs est dans la tombe, porie d'ébène de tes cavernes
2Hi
LES VKiLLËES LiTTËRAIHRS ILLUSTUKKS.
|io|iuliMisps. Oil ' <|iic lie |uiis-j(! y i-rror en cspiil , conlcmpler no»
(^léiiiPiils Iranslorinés en des clioses sans nom, sonder ces mjslé-
riciisi's merveilles, et pénétrer l'essence des grandes âuies qui ne
sunt plus.
A LA COMTESSE DE DLESSINCTON (t819).
Vous m'avez demandé des vers , requiMc qu'un poêle ne peut rc-
jcler; mais mon Ilippocrftne n'était que mon cœur, cl les senlimcnls
qui en étaient l'onde sont laris.
Si j'élais cnrnrc ce que je fus , j'aurais cétéhré ces charmes que
lo pinceau de Lawrence a fixés sur la toile; mais le chant expire-
rait entre mes Irvres, cl le sujet est trop doux pour ma lyre.
Toul de feu jadis, je ne suis plus que rendre, el dans mon sein
la poésie est morte : ce que j'aimais, je dois me contenter de l'admi-
rer, ol mon oipur a blanchi comme ma léle.
Ma vie ne compte point par années : le temps agil sur moi comme
une charrue sur la plaine , cl mon front n'a pas un sillon qui ne
soit aussi profond dans mon âme.
A JESSY (1).
Il est une trame mystérieuse, éiruitemcnl unie à la trame de ma
vie, tellement que l'inexorable ciseau de la destinée doit les trancher
Ionics deux ou n'en trancher aucune.
Il est une forme enchanteresse, sur laquelle, bien des fois, mes
M'ux se sont arrêtés avec ilélices; le jour, elle l'ait leur joie, et la
luiil, des révcs la leur rendent encore.
Il csl une voix dont les accents excitent dans mon sein de tels ra-
vissements, qucje ne prêterais pas l'oreille aux chœurs deschsrubins,
si celle voix ne s'y mêlait.
Il est des traits dont la rougeur trahit des secrets de tendresse...
mais qui, pillissant dans un tendre a<lieu, annoncent plus d'amour
que les mots n'en pourraient exprimer.
Il esl des lèvres que les miennes ont pressées et que d'autres n'a-
vaient jamais effleurées : elles ont juré de faire à jamais mon bon-
heor; el les miennes... les miennes leur ont rendu la pareille.
Il est un sein chéri, tout à moi, qui souvent a bercé ma lêle
souIVrante, une bouche qui ne sourit que pour moi, un œil dont les
larmes coulent toujours avec les miennes.
Il est deux cd'urs dont les mouvements s'accordent en un tel
unisson, si doux el si parfait, que tous deux doivent arriver à
livresse ou cesser de battre en même temps.
Il est deux Ames dont le cours égal suit une marche si calme et
si douce que, si elles se séparent... Klles, se séparer! elles ne le peu-
vent : ces deux fîmes n'en font qu'une.
A LADY CAROLINK LAMD.
Oses-tu dircque je n'ai rien senti. quand lu me fus ainsi ravie! Ne sais-
lu pas aveccpielleivresse jeme suis attaché h ce songe ininterrompu
qui nie jparlail de loi? Mais un amour comme le notre ne peut ja-
mais e.visler sur la lerrc : je dois apprendre à l'estimer moins haut;
comme lu m'as fui, je dois te fuir et changer ce cœur que tu ne
peux rendre heureux.
On te dira, Clara, que récemment j'ai semblé adorer d'aytres
charmes, que l'on ne m'a pas vu soupirant et soucieux comme je
devais l'être, quand je fus privé de la vne ; ô Clara! cet etVort pour
détruire ce que lu avais trop bien opéré en moi , ce masque porté
devant la foule médisante, celle trahison... ce n'était que fidélité
envers loi.
Je n'ai point pleuré durant ton absence, je n'ai point atriché le
sombre aspect de la douleur; mais j'ai demandé à la foule des fem-
mes ce que je ne pouvais trouver qu'eu une seule (faut-il le la ikmii-
mer?l. C'est un effort que je devais aux liens , à loi , aux hommes
et h IHi'u, de comprimer, d'élouffer une coupable ardeur avant
qu'elle m'eût poussé dans le sentier du crime.
Mais puisque mon cœur n'a pu s'épurer entièrement, puisque le
vautour ne cesse de le ronger, qu'au moins les tourments soient
pour moi seuls el qu'ils ne puissent t'alleiiidre, ô loi, (jui m'es si
chère. O Clara, sénarons-nous innocents, cl je lâcherai, n'importe
comment, d'éviter le Irait qui me menace : le crime ne doit pas at-
teindre une créature Iclle que loi.
C'est une lAche dans laquelle lu dois m'aidcr, noble exercice de
Ion pouvoir. Uannis-nioi donc de ces lieux, c'est tout ce que je de-
mande ; bannis-moi avant que le teijips ait marqué une heure plus
coupable; avant que la coupe de colère, suspendue sur ma lêle, y
(l) On suppose que cette pièce fut adressée à ladyBvron, peu de temps
avant la fal.ilc séparation.
ait versé le remords ,'i gr.iuds llols, avant (|uc des feux incvlingui-
hles dévorent un cœur qui depuis longtemps a perdu l'espi-rance-
Cessons de nous abuser l'un cl l'aulre, et garde-toi de tromper
des cœurs qui valent mieux que le mien : ah! si ce malheur arri-
vait, où pourrais-tu fuir un sort comme le nôtre, une honte comme
la lienne? S'il csl une colère divine, s'il est des ch&liments après
celte vie , notre amour ne doit plus garder d'espérance : entre nous
toule pensée est un crime, et lout crime est la mort.
POESIES NAPOLEONIENNES.
WATERLOO (1).
Nous ne le maudissons pas, Waterloo I bien que le sang de la
liberté ait arrosé les plaines. C'est là qu'il fui versé ; mais la terre
ne l'a point bu : jaillissant de tous ces cadavres comme une trombe
de l'Océan, il s'élève dans les airs où vi le rejoindre le sang del.a-
bédoyère et celui du brave des braves. Il s'étend sur le ciel en
un nuage rougcAlre , qui retournera aux lieux d'm'i il est sorti :
quand il sera chargé, il éclatera loul-h-coup. Jamais tonnerre n'a
retenti comme celui qui ébranlera le monde; jamais éclair n'a brillé
comme celui qui sillonnera le ciel, pareil à l'étoile d'Absinthe , pré-
diie autrefois par le projdiele, qui doit répandre sur la terre une
pluie de flamme et elianger les rivières en sang.
Le chef puissant est tombé, mais non pas sous vos coups, vain-
queurs de Waterloo! Quand le .soldat citoyen ne commandait à ses
égaux, aux fils de la liberté, que pour les conduire aux lieux où sou-
riait la gloire, parmi tous les despotes coalisés qui pouvait se me-
surer avec le jeune capitaine ? Qui pouvait se vanter d'avoir vaincu
la France, avant que la tyrannie régnât seule sur elle, avant qu'ai-
guillonné par l'ambition le héros s'abaissftt jusqu'au roi? Alors il
tomba Périsse comme lui tout homme qui prétend asservir
rii'immc!
Kl loi aussi, guerrier au blanc panache, toi à qui ton propre
royaume a refusé un tombeau! mieux eût valu pour loi guider en-
core les bataillons de la France contre des armées d'esclaves mer-
cenaires, que de le livrer à la mort et à la honte pour un misérable
titre de roi, comme celui que le despote de Naples vient d'acheter au
prix de Ion sang. Ah ! quand tu lançais ton cheval de bataille au mi-
lieu des rangs ennemis, comme un fleuve qui franchit ses rives,
pendant qu'autour de loi volaient en éclats les ca.sques pourfendus
et les glaives brisés , qu'alors tu étais loin de prévoir le sort qui l'al-
•tendail! Cet orgueilleux panache est donc tombé sous les coups
flétrissants d'un esclave? Il fut un temps où, pareil à la lune qui con-
duit l'Océan, ce panache ondoyait dans l'air, et ralliait les combat-
tants, à travers la nuit créée par les flots noirs et sulfureux de la
fumée des batailles, le soldat cherchait du regard ce cimier inspi-
rateur, el , le voyant briller au premier rang, il sentait ranimer son
courage. .\ux lieux où l'agonie de la mort était la plus rapide, où
s'entassaient le plus les di'bris de la ba'aille, sous le premier éten-
dard de l'aigle à la crête brûlante (oh ! cet aigle porté par la nue ora-
geuse, el tout resplendissant des rayons de la victoire, qui alors eût
pu arrêter son vol?)... quand les lignes ennemies ouvraient une
brèche ou se débandaient dans la plaine; là on élait sur de voir
Mural guider la charge; là Waterloo ne l'a pas vu, et nul champ
de bataille ne le reverra plus.
L'invasion s'avance sur nos gloires éclipsées; la Victoire pleure
sur ses arcs-de-lrioinphe détruits... mais que la liberté se léjouissel
que son cœur éclate dans sa voix! car la main sur la poignée de
son glaive, elle .«era doublement adorée. Deux fois la France a reçu
une leçon morale, chèrement achetée : elle sail maintenant que
son salut ne s'appuie pas sur un trône occupe par un Capet ou un
Napoléon ; mais sur l'égalité des droits el des lois, sur l'union des
cœurs et des bras dans la défense d'une grande cause... dans la dé-
fense de cette liberté que Dieu a répartie avec le soufflede l'existence
à tout ce qui vil sous le ciel, de celte liberté que le crime voudrait
effacer de la terre, en semant, comme le sable, dune main con-
vulsive el prodigue la richesse des nations, el versant le sang comme
de l'eau dans un impérial océan de carnage.
Mais le cœur et l'intelligence, et la voix de l'humanité s'élèveront
de concert et qui peut résistera celle glorieuse alliance? 11 est
passé le temps où i'épée subjuguait. L'homme peut mourir... l'âme
se renouvelle; môme dans ce monde de soucis el de bassesse, la
liberté ne manquera jamais d'héritiers : des millions d'hommes ne
(t) Byron a donné cette pièce et les trois suivantes comme traduites du
fr.tnçais; mais ou a tout lieu de croire que ce n'était qu'une ruse de
guerre el qu'elles sont originales.
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
respirent que pour s'ap|ii'opriei' son éternel esprit. Quaml elle as-
semblera de nouveau ses armées, forcés de croire en elle, les tyrans
Iremblei'ont. Qu'ils rii-nt de cette menace qui leur parait vaine ! des
larmes de sang n'en couleront pas moins.
ADIEUX D UN SOLDAT.
Faul-il donc que tu parles, ô mon glorieux chef, séparé du petit
nombre de ceux qui le sont restés fidèles? Qui dira la douleur du
guerrier et le délire d'un long adieu? L'amour de la femme, le dé-
voùmenl de l'amitié, quel qu'ait été sur moi leur empire, ne sont
rien auprès de ce que j'éprouve, auprès de la foi d'un soldat.
Idole des âmes militaires, sans rival dans les batailles , tu ne fus
jamais plus grand qu'aujourd'hui. Beaucoup ont pu gouverner le
monde, seul aucun revers ne t'a courbé. Longtemps à les côtés, j'ai
afi'ronté la mort et porté envie à ceux qui tombaient, quand leurs
derniers cris bénissaient celui qu'ils suivaient si bien.
Que n'ai-je partagé leur froide tombe! je ne verrais pas les lAches
terreurs de tes ennemis oser à peine laisser un seul homme auprès
de loi dans la crainte que cet homme ne brise tes fersl Oh! même
sous la voûte d'un cachot, toutes les chaînes me seraient légères,
si j'y pouvais contempler ton âme indomptée.
V.e prétendu vainqueur, sourd à la prière de notre lidélilé , si sa
gloire d'emprunt venait à pâlir, s'il rentrait dans son obscurité na-
tale, ses flatteurs actuels viendraient-ils la partager avec lui? Et
s'il possédait mainlenant cet empire du monde que lu abdiques avec
tant de sérénité, achèterait-il avec ce trône des cœurs comme ceux
que lu possèdes encore ?
0 mon chef, mon roi, mon ami , adieu! Jamais je n'avais fléchi
le genou; jamais je n'avais supplié mon souverain comme'je sup-
plie aujourd'hui ses ennemis: tout ce que je demande, c'est de par-
tager ses périls à venir, et de rester à ses côtés dans la chute, l'exil
et la tombe.
A L ETOILE DE LA LEGION-D HONNEUR.
Etoile des braves, dont les rayons ont versé tant de gloire sur les
vivants et les morts... prestige radieux et adoré , que saluaient des
millions d'hommes en courant aux armes... éclatant météore d'o-
rigine immortelle, pourquoi l'élever dans les cieux, pour l'éteindre
sur la terre?
Les âmes des héros immolés formaient les rayons; l'éternité res-
plendissait dans ton auréole; au ciel la gloire, l'honneur ici -bas
composaient Iharmonie de ta sphère martiale, et la lumière brillait
aux regards humains comme un volcan dans les cieux.
Un fleuve de sang roulait comme la vague, et ses flots balayaient
les empires : pendant que lu répandais les clartés à travers l'es-
pace, au-dessous de toi la terre tremblait sur sa base, et le soleil,
pâle et découronné, t'abandonnait l'empire des cieux.
Un arc-en-ciel t'avait précédé et avait grandi avec loi, étalant les
trois brillantes et divines couleurs qui ornent ce signe céleste ; la
main de la liberté les avait nuancées comme les reflets d'une perle
immortelle.
Une teinte élail empruntée aux rayons brûlants du soleil , une
autre à l'azur foncé des yeux d'un séraphin , la troisième au voile
blanc et radieux d'un pur esprit. Les trois couleurs réunies étaient
comrae*le tissu d'un céleste rêve.
Etoile des braves, tes rayons pâlissent, et les ténèbres vont de
nouveau prévaloir. Mais, ô arc-en-ciel des hommes libres, nos lar-
mes et notre sang couleront pour loi. Si ta brillante promesse s'é-
vanouit, notre vie n'est plus alors qu'un fardeau d'argile.
Alors les pas do la Liberté sanctifient les silencieuses demeures
des morts ; car ils sont beaux dans le trépas ceux qui tombent fière-
ment dans ses rangs ; et bientôt, ô Déesse ! puissions-nous être pour
jamais avec eux et avec loi!
ADIEUX DE NAPOLEON.
Adieu au pays qui vit le funèbre éclat de ma gloire se lever et
répandre son nom sur la terre, comme un vaste ombrage 1 Ce pays
m'abandonne mainlenant ; mais les pages de son histoire , les plus
brillantes comme les plus sombres, seront pleines de ma renommée.
J'ai fait la guerre au monde; et s'il m'a vaincu, c'est que le météore
des conquêtes m'avait entraîné trop loin. J'ai lutté contre les na-
tions qui, dans ma solitude, me redoutent encore, unique et dernier
caplif entre des millions de guerriers.
Adieu, France! quand ton diadème eut ceint mon front, je te fis
la merveille et la perle de la terre... mais ta faiblesse ordonne que
je te laisse comme je t'ai trouvée, déshéritée de ta gloire et déchue
de la vertu. Oh! que n'ai-je encore ces vétérans qui, vainqueurs
dans toutes nn's batailles, sont tombés sans fruit dans une lutte
contreles éléments!... l'aigle, dont le regard fut alors fasciné et
troublé, planerait encore l'œil fixé sur le soleil de la victoire.
Adieu, France ! mais si un jour la liberté revient visiter tes riva-
ges, alors souviens-loi de moi... la violette croît encore au fond de
tes vallées : flétrie, tes pleurs peuvent la faire refleurir... alors, alors
je pourrai braver les armées qui nous entoureront, et ton cœur
pourra se réveiller et bondir h ma voix. Dans la chaîne qui nous
relient captifs, il est des anneaux qui peuvent se rompre : quand ils
tomberont, tourne-loi vers moi et rappelle le chef que lu avais
choisi.
ODE A NAPOLÉON BONAPARTE (1).
C'en est fait!... Hier encore roi, armé pour combattre les rois....
aujourd'hui lu n'es plus qu'une chose sans nom : tant lu es bas
tombé... et cependant lu vis! Est-ce donc là le possesseur de mille
trônes, celui qui couvrait la terre des ossements de ses ennemis; et
comment peut-il ainsi se survivre à lui-môme? Depuis cet ange re-
belle, vaine étoile du malin, nul homme, nul démon n'est tombé
1 de si haut.
I Insensé! pourquoi te faire le fléau de les semblables, qui fléchis-
I salent si humblement le genou devant toi? Devenu aveugle à force
de le contempler toi-même, lu dessillas les yeux du reste des hommes.
Armé dune force incontestée capable encore de tout sauver
une tombe est le seul présent que tu aies fait à ceux qui l'adoraient;
et ta chute seule a pu apprendre aux hommes combien l'ambition
cache de petitesse.
Merci de cette leçon!... elle en apprendra plus aux guerriers à
venir que toutes les prédications passées ou futures d'une superbe
philosophie. Il est rompu sans retour le charme qui fascinait l'es-
prit des hommes et leur faisait adorer ces idoles dont le sceptre est
un sabre, idoles au Iront d'airain et aux pieds d'argile.
L'orgueil du triomphe, les joies de la balaiUe, la voix de la vic-
toire, celle voix qui fait trembler la terre et qui était le souffle de ta
vie ; l'épée, le sceptre, celle domination sous laquelle pliaient tous les
hommes atteints du prestige de la renommée... tout cela est brisé!
Ténébreux génie! quel tourment pour toi que la mémoire !
Le désolateur désolé! le vainqueur vaincu! l'arbitre du destin des
peuples suppliant pour lui-même! Est-ce un reste de tes espérances
impériales qui te fait supporter avec calme un tel changement, ou
serait-ce la seule crainte de la mort? I\Iourir souverain... ou vivre
esclave... ton choix montre un ignoble courage!
L'athlète qui jadis voulut fendre un chêne de ses mains ne son-
geait pas h l'élasticité de l'arbre! Enchaîné au tronc fatal... seul
dans la forêt... quel regard désespéré ne dut-il pas jeter autour de
lui? Dans l'enivrement de la puissance, tu as agi comme Milon, et
ton sort a été encore plus funeste : il mourut dévoré par les bêtes
féroces, et toi tu dévoreras ton propre cœur.
Rassasié du sang de Rome, Syllajeta son poignard, et, plein de sa
sauvage grandeur, osa rentrer dans ses foyers domestiques. Il l'osa,
inspiré parson profond mépris pour les hommes qui avaient soulTert
un tel joug et qui lui laissaient un tel sort. L'heure la plus glorieuse
de sa vie fut celle oii il abdiqua une puissance que lui seul avait
fondée.
Le monarque espagnol, quand le pouvoir eut perdu pour lui son
ivresse et son charme, échangea sa couronne contre des chapelets, un
empire contre une cellule ; exact à compter les grains de son rosaire,
subtil dans les disputes Ihéologiques, il tomba dans le plus trivial
radotage : mieux eût valu pour lui n'avoir jamais connu ni les
reliques des moines, ni le trône du despote.
IMais loi, c'est forcément que la foudre est arrachée de ta main...
Tu le quittas trop lard, ce pouvoir souverain auquel s'attachait la
faiblesse : tout mauvais génie que lu es, le cœur se sent saisi de pitié
en voyant le lien se laisser abattre de la sorte, en songeant que le
monde, cette œuvre admirable de Dieu, a servi de marchepied à un
être aussi faible!
Et la terre a prodigué son sang pour un homme aussi avare du
sien! Et les monarques, courbant devant lui un genou tremblant ,
lui ont rendu grâce de leur avoir conservé leur trône. 0 liberté !
nous devons comprendre ce que tu vaux quand nous voyons les plus
puissants ennemis se montrer aussi débiles! Oh ! puissent les tyrans
ne laisser jamais après eux un nom plus brillant et capable d'égarer
l'humanité.
Tes actes funestes sont écrits en caractères de sang, et ce n'est
(1) En janvier 1814, lors de la publication du Corsaire, Byron avait dé-
claré que son intention positive étttit de quitter pour longtemps la poésie,
et le 9 avril au matin il écrivait encore : « Plus de vers désormais; j'.ii
donné ma démission; je ne veux plus danser sur les planclies. » Le soir,
un supplément à la Gazette officielle annonça l'abdication de Fontaine-
bleau, et le poète rompit son vœu le lendemain matin en composant cette
ode qui fut aussitôt publiée, mais sans son nom. On lit sur ses tablettes :
« 10 avril, Boxé une heure. — Ecrit une ode à N. B. — Recopié cette ode.
— Mangé six biscuits et bu quatre bouteille.s d'eau de Seliz. — Perdu le
reste de la journée.»
fisc
LES VBlLLfiBS L1TTËRA1RB8 ILLOSTIUËES.
pnint en vnin qirilH<^<inl écrils do In xorlo... Tas triomphas nniiR rap-
|n'llenl mil' f.'|riiir ipii iirsl plus «M rii fon! n-woriir le» tarlics. Si lu
PtiiiR inori I'll III. mini' do CfPiii', un nouveau Nnpidroii pourrait sui -
Bir enroro pour l.i limiln dp r)iiiii)anll(^... mais ipii voudrai! s'élever
a In lianliMir du sidoil pour R'almiMcr nioHi duus une nuit sans
<*lnll(><.
Pi'si'z la rrndro dti h^ros : ello enl lop<>rc romiiie la conimuno iir-
gilo ; lea liasKliis dc la balnnco, ù iimrt. iiii-snruiit ù(|uil<iliii!U)cnt
lout CO (|iii a pasré i^ur In Icrro: ol |>ourlnul. il semble iiu'uuu plug
iiiddr rljiicidli- de\niil aiiiiufr ci's vi\anli's ^'raiideiirs (|ui uhloiiisscnt
pI frappciil dY'pouvanlc ; 11 seiMl»l« ipu" le mépris ne dcvrail pas se
jouer ainsi d'eux, oes eniiipiérniils de la terre.
(lu dmie esl-plle, eelln pfllc flour dcrorcutilleuEc Aulriclie, celle
(pii esl encore Imi Impériale éjiouso? CoiuMiont sou cirur a-l-il sup-
porté eetle dnuloui'fiiisc épreuve? Kst elle toujours à les cotés? Doil-
clU' aussi eoorher le front, doil-ellc parlaj.'pr le tardif reponlir, le
lor.ff désespiiir île I lioniicide détrôné? Olil si elle l'aime encore,
parde préeipusptncnt co jo^au : il vaut à lui seul ton diudènie dis-
paru.
IIAip-loi de papncr Ion !lc somhro, et de là conlemple la mer :
cet élément |ieut hiaver Ion sourire... il n'a jamais subi ton jong ;
ou bien, parcinns ienlenicnl le rivage où la main oisive écrira sur le
pabli' ([ue la terre aussi psl enfin libre et que le pédagoituu de Co-
rinlbe l'a transmis sa deslinéo
iNonveaii Timonr! onfernic dans la cape de son captif (1), quelles
pensér:s vont occuper sa rafte dans celte étroite jirison ?.. Une seule :
« 1.0 monde fut îi moi I u A moins que comme le monarque de lia-
|p\lone il n'ait jierdu la ralsiin en même temps ijue le sceplre , la
Aie ierreslrp ne jiourra retenir lonplomps cet esprit dont le vol s'é-
leiidit si loin... si louKlenips obéi... si peu digne de l'èlre!
Ou pareil l\ celui qui déioba le feu céleste (2), sauras-lu affronler
ton destin, et, impardonné comme lui, parlajrcr son vautour et son
roc! l'uni par la justice divine, maudit par lliomme, la dernière ac-
tion, quoiqu'elle no suit jias la plus conjiable de la vie, excite la
raillei'ie de Satan : dans sa chule, le ténébreu.x arebanfie garde du
moins son orgueil, et, s'il cill été mortel, il aurait su mourir.
Il fui un jour... il fut une lieure. où la terre appartenait à la France
cl la l'rance h toi... où lalidii-atioii de cet immense pouvoir, abdica-
tion volontaire cl non dictée jiar la saliéié, l'eût conféré une gloire
plus pure (pu> celle qui satlaehe au nom dc Marengo, cl eût cou-
ronné ton déclin d'un radieux éclat dans le long crépuscule des
Ages, malgré quelques nuages de crime.
Mais non! il faut que lu sois roi et (pie lu revêtes la pourpre, comme
si ce puéril acciHitremenl pouvait dans Ion cceurétoulîer le souvenir!
Où sont eus oripeaux maintenant fanés? où sont les vains colilirliels
que tu aimais tant à porter : l'étoile, le cordon, le cimier? Hnfanl
gàlé de l'empire! dis nnji; tous tes jouets te .sont ils enlevés?
Quand l'u'il conlemple les grands de la terre, en est-il un seul
sur lecpiel il se puisse reposer, qui, ne brille pas d'ime coupable gloire,
et ne soit [las un digne id)jet de mépris? Oui, il en esl un... lepre-
mier, le dernier. ... le plus grand de tous, le Cincinnalus de I Occi-
dent, ce Washington, que lenvie n'usa jamais attaquer, mais donl
elle légua le nom à Ibunianilé pour la faire rougir de ce qu'elle n'a-
vait j.imais enfanté son pareil.
POÉSIES INTIMES,
l'adieu. — A LADY DvnoN (17 mars 1810).
Adiiu ! si ce doit être i>our toujours, eh bien! pour toujours,
mlii'u ! Oiiand lu serais inexorable, jamais ce cœur ne se révoltera
cunlre loi.
Une n'csi-il nu devant loi, ce cœur où si .souvent reposa ta tôle,
alors que descendait sur toi ce paisible sommeil que lu ne connaî-
tras plus désormais I
Une ne peut-il dévoiler ses plus intimes pensées, ce coeur, ouvert
à les regards ! lu avouerais alors qu'il n'était pas bien de le dédai-
gner ainsi.
Si le monde t'approuve en cela, s'il sourit aux coups que lu me
poitps, c'est une oirense pour toi que ces louanges fondées sur les
maux d'aulrui.
Bien des faules ont gûlé ma nature; mais pour ni'inlliger une
blessure incurable, n'élait-il point d'autre bras que celui ipii me
pressait naguère?
[t li,ij.i7.ol l»r, cmpeMir (les Turcs, lut enfermé dans une cage do (.'r,
par ordre iln Timour-Lenk ou Tanierlan , en UOi.
(ï,i l'roniélliée.
Cependant, no l'abune pas, l'amour pout g'alTaii'scr par un lent
déclin '. mais des cu-tirs ne peuvent p»K nusii iiruiw{Ueiiient s'urra-
cher l'un h l'aulr!.
I.a vie anime encore lu lieu... Quoique saignant, le mien bal en-
core; et rétcrnellc pensée qui le torture, c'est ipie jamais nous ne
pourrons nous revoir
Il V a plus de douleurs dans ces paroles que dans les larmes ver-
sées sur les morts. Tous deux nous vivrons, mais chaque inatin
nous réveillera sur une couche veuve.
Kl quand lu chercheras des consolations autour de loi , quand
les pieniiers accents s'échapiieront de la bouche de notre lillo. lui
apprendras-tu à dire : •> Mon père I » alors ([ue la prolecliun d'uu
père lui est dlée ?
Uuand ses petites mains te presseront, quand ses lèvres louche-
ront les tiennes, pense à celui dont la prière le bénira; pense ù ce-
lui que ton aiaour eut comblé.
Si les trails de renfant resseniblent à mes trails, que lu ne revcr-
r.is plus, alors tu sentiras doucement trembler Ion cu'ur , et ses
balleiueiiis seront encore pour moi.
'l'u Connais peul-èlru tous mes turU ; tout mon délire, nul ne le
peut connaiire : quoique Qétries, toutes mes espérances seront par-
tout avec loi.
Chacun de mes senlimenls a été troublé : ma flerlé, que le inonde
entier n'eût point fait jilier, s'abais.<e devant toi; mon Ame elle-
même, abandonnée par loi, m'abandonne.
Mais c'en esl fait... toute parole est inutile, et surtout de ma
part ; mais nous ne pouvons brider la pensée, elle s'échappe malgré
nous.
Adieu I ainsi séparé du toi, aérant tu briser mes liens les plus
cheis, brûlé au co;ur, solitaire et flétri, à peine pourrai-jc mourir
davantage.
ESQUISSE (1).
Née au grenier, élevée à la cuisine, ensuite promue en gr.irtc et appe-
lée Ji orner la tête de sa maîtresse , puis 'jioiir quelque service ano-
nyme cl indiqué seulement par le salaire)... élevée de la loilciie h la
table (lèses maîtres, on,demêre sa chaise, des gens qui valenl mieux
qu'elle s'élonneiil de la servir: d'un œil impa.ssilile, d'un front qui
ne sait pas rougir, elle dîne dans rassiettc qu'autrefois elle lavail.
Toujours prête h conter une histoire ou h faire un mensonge, con-
fidente née, espion universel .. et qui pourrait, grand Dieu! deviner
toutes ses fondions?... première gouvernante d'une fille unique,
fille suL montrer à lire îi l'enfant, ci le sut si bien que, par la même
occasion, elle apprit elle-même h épeler. BicntiM elle fil de grands
progrès dans l'écriture, comme l'atteste mainte calomnie anonyme
fort proprement Iracéc. Ce que ses artifices eussent fait enfin de sa
pupille, personne ne saurait le dire... heureusement, le cœur se
trouva sauvé par une Ame haute, par une ftme donl la droiture ne
pouvait être égarée, et qui cherchai! halelante la vérité qu'on ne lui
olTrait pas. La corruption fui déjouée dans ses calculs par cette in-
telligence naive, qui ne se laissa pas hébéter par la flatterie, aveu-
gler par la bassesse, infecter par le mensonge, souiller par la con-
tagion , énerver par la faiblesse, ni gftler par l'exemple. Maîtresse
de la science, la jeune fille ne fut point tentée de reganler en pitié
dc plus humbles talents; l'esprit ne lui inspira point d'orgueil. In
beauté ne la rendit pas vaine, la fortune ne put la changer, l'amhi-
lion l'exalter, la passion la vaincre, ni la vertu l'armer d'austérité. .,
du moins jusqu'h ce jour Dans sa noble sérénité, la plii<; niire dc
son sexe, il ne lui manque qu'une douce faiblesse, celle dc [lanlon-
ncr : trop vivement irritée contre des fautes que son .Ame ne doit
jamais connaître , elle croit qu'ici-bas tout le monde peut lui res-
sembler. Knnemie de tous les vices, elle n'est cependant pas tout-
h-fail l'amie de la verlu ; car la vertu pardonne h ceux qu'elle vou-
drait corriger.
.Mais revenons au sujet... je me .«uis trop écarté du funeste thème
dcce chant véridiqne Quo'lt'C toutes ses fonctions premières aient
cessé, plie gouverne mainlenaol le cercle qu'elle servait guère. Si le»
mères, on ne sail nnui(pioi, tremblent devant elle , si les lilies la re-
doutent dans l'intérêt de leurs mères ; si d'anciennes? habitude!*, ces
liens mensongers qui enchaînent parfois les esprits les plus élevés
aux plii.s vils... si toutes ces choses ont pu lui conférer le pouvoir
d'infillrer trop profondément l'essence empoisonnée de ses ressen-
liments mortels; si, comme un serpent, elle .«e glisse dans voire
demeure jusqu'à ce que les traces d'une bave impnre dévoilent !«a
marche rampante; si, comme une vipère, elle s'enlace h un cœur
sans tache, pour y laisser sou venin : pourquoi s'étonner que celle
sorcière haineuse, toujours à la recherche des secrets moyens de
nuire, Iravaille h faire des lieux qu'elle habile un pandemonium,
un enfer domestique où, nouvelle Hécate, elle [luisse régner? Ha-
bile à faire ressortir les nuances de la calomnie à l'aide du bien-
;il nyriiii a llétri d.ins ces vers l'inllucnco siiliallenic qu'il accusait de
lui avoir enlové le coiiir de sa femme Voyez la notice sur sa vio en télo
de co volume.
œUVRES COMPLÈTES DE LOllD BYRON.
287
veillant mensonge des demi-mois, en mêlant le vrai au faux, l'ironie
au sourire, un fd de candeur dans une trame d'imposture, elle sait
])rendre un air de brusquerie alTectée pour déguiser les plans de
son âme endurcie, de son cœur f^lacé. Klle a des lèvres menteuses,
un visage formé h. la dissimulation, d'où le sentiment est exilé, et où
se peint la moquerie pour ceux qui senlent. Joignez à cela un mas-
qnc que désavouerait la Gorgone, une peau de parchemin et des
jeux de pierre. Vojez comme son sang jaunâtre monte h sa joue
pour s'y épaissir en boue stagnante ; vojez-le remplir des canaux
sendjlables à la cuirasse orangée du mille-pieds, ou à la verte écaille
du scorpion... car nous ne pouvons trouver que chez les reptiles
des couleurs qui conviennent à cette âme ou à ce visage... Voyez
ses traits, miroir fidèle où son esprit se reflète. Voilh son portrait :
ne croyez point qu'il soit chargé... pas un coup de pinceau qu'on
ne puisse renforcer encore I Ainsi la fit la nature, ou plutôt les gros-
siers manœuvres que la nature emploie quelquefois, et qui, après
que leur maîtresse eut abandonné l'ouvrage, se mirent à créer ce
monstre... véritable canicule de ce petit ciel où, sous son influence,
tout se flétrit et meurt.
0 misérable! qui n'as point de larmes... point de pensée, si ce
n'est de joie, en contemplant la ruine que tu as préparée... un
temps viendra, et ce temps n'est pas loin, où lu ressentiras plus de
souffrances que tu n'en infliges maintenant ; où tu t'apitoieras en
vain sur ton égoi'ste individu ; où lu le tordras, en hurlant de dou-
leur, sans avoir personne pour te plaindre. Puisse l'énergique ma-
lédiction des affeclions brisées retomber sur ton cœur, et la foudre
allumée par tes mains le consumer tout enlier! Puisse la lèpre de
ton âme le rendre aussi infecte à toi-même qu'au genre humain ,
jusqu'à ce que ton égoisme se replie sur toi en haine noire, telle
que lu la créerais pour autrui ; jusqu'à ce que ton cœur de rocher
se calcine et devienne cendre, et que ton âme se vautre dans les hi-
deux débris de son enveloppe. Ob ! jiuisse ta tombe être sans som-
meil, comme la couche... celte couche veuve el brûlante que tu as
dressée pour nous. Alors, quand tu voudras fatiguer le ciel de tes
prières, regarde tes victimes lerreslres, el désespère ! désespère jus-
(|uc dans la mort!... El lorsque lu pourriras, les vers même du lom
beau périront sur ton argile venimeuse. Sans l'amour que j'ai pniii'v
et que je dois porter encore à celle dont la perversité voulut brider
tous les liens... ton nom... ton nom parmi les hommes serait atlaclié
par moi, devant lous, au pilori de la honte; là, exaltée au-dessus dv^
tes pareilles, moins abhorrées que toi, tu pourrirais dans une éter-
nelle infamie.
A MA SOEUR AUGUSTA.
Autour de moi tout était lugubre et sombre; la raison voilait à
demi sa lueur ; l'espérance laissait percer à peine une mourante
étincelle, qui m'égarait de plus en plus dans ma roule s<ililairo.
Celait une nuit profnnde de l'esprit, cette lutte intérieure de
l'âme où, craignant d'être accusés de trop de bienveillance, les fai-
bles déses]jèrent et les cœurs froids s'éloignent.
Ma fortune avait changé: l'amour s'était envolé et les traits de la
haine pleuv aient serrés el rapides.. Alors tu fus l'étoile solitaire
(|ui se leva pour moi et ne cessa plus de m'éclairer.
0 bénie soit ta constante lumière, qui veilla sur moi comme le
regard d'un séraphin, et qui, s'inlerposant entre moietla nuit, con-
tinua de luire doucement sur nui tête.
El quand vint le nuage qui tenta d'obscurcir les rayons, doux
aslre! tu redoublas l'éclat de la pure flamme et chassas bien loin
les ténèbres.
Que ton génie plane toujours sur le mien, lui apprenne à résister
et à souffrir. lUy a plus de puissance dans une seule de tes douces
paroles que dans le blâme de tout un monde.
ïu fus pour moi comme un arbre chéri que les vents courbent
sans le briser, et qui, fidèle dans ses affeclions, balance son feuil-
lage sur une tombe.
Les autans peuvent mugir, les cieux épancher leurs torrents, on
t'a vue, on le verra encore, inébranlable au milieu de l'orage, m'a-
briter de feuilles qui pleurent.
Mais, loi el les liens, vous ne vous flétrirez point, quel que soit
le destin qui me tombe en partage; car le ciel récompensera par
un beau soleil les cœurs bienveillanls, elle lien par-dessus lous.
Qu'ils se brisent donc, lous les liens de l'amour déçu... les liens
ne se briseront jamais; ton cœur est aussi constant que sensiMe, et
ton âme, quoique douce, reste inébranlable.
Telle ja le trouvai quand tout parut fixé pour moi, et telle je le
trouve encore; et puisque je rencontre encore une amitié pareille,
la terre ne peut être un déserl, même pour moi.
A LA MliSIE.
En vain il s'est couché le soleil de mes jours, en vain l'éloili; de
mou sort a pâli, Ion cœur indulgent a refusé de \oir les lurls (im
tant d'autres découvraient dans ma conduite. Tu conn.iissais ma
douleur, el pourlant tu n'hésitas pas à la partager, et l'aUeciion (pjc
peignait mon âme, je ne l'ai jamais trouvée qu'eu toi
Quand la nature sourit autour de moi, dernier .sourire qui ré-
ponde au mien, je ne puis croire qu'il me trompe, celui-là, parce
qu'il me rappelle Ion sourirel lit quand les vents sont en guerre avec
rOcéan, connue le sont avec moi les cœurs en qui je croyais, si les
vagues me font éprouver une émotion, c'est parce qu'elles m'en-
traînent loin de toi.
Bien que j'aie vu se briser le rocher où s'appuyait mou dernier
espoir, et que ses débris aient disparu dans les flots, bien que je
sente que mon cœur est une proie livrée à la souQ'rance ; il ne lui
cédera pas en esclave. Si plus d'une douleur me poursuit, on pourra
m'écraser, non me mépriser; me torturer et non me vraincre : ce
n'est point à mes ennemis (jue je pense, ce n'est qu'à toi.
Morielle, tu ne m'as pas trompé... femme, tu ne m'as pas aban-
donné; aimée, tu n'as point voulu me faire souffrir; calomniée, tu
n'as point chancelé... estimée de tous, lu n'as point désavoué le
proscrit; si tu partais, ce n'était point pour me fuir. Tu me siu-veil-
lais, mais non pour difl'amer ma vie, et ce n'était point pour laisser
parler l'imposture que tu le taisais, toi !
Cependant, je n'ai ni blâme ni mépris pour le monde, jiour cette
guerre de tous contre un seul... Mon âme n'était point l'aile pour
l'apprécier, et ce fui folie à moi de ne pas m'en éloigner plus tôt :
si celle erreur m'a coulé cher, plus cher que je ne pouvais le pré-
voir, du moins, malgré tout ce qu'elle m'a fait perdie, elle n'a pu
me priver de toi.
De ce naufrage où a péri mon passé, j'ai pu firer une leçon ; j'ai
appris que ce qui m'était le plus cher mérilait le plus d'être aiiuô.
Il est pour moi une source jaillissante au déserl; un arbre resic en-
core dans mon domaine inculte; un oiseau chante dans ma solitude,
et son chant me parle de loi.
EI'ITRR A AUGUSTA.
Ma sœur, ma bien-aimée sœur (s'il est un nom plus cher et plus
pur, ce nom devrait être le lieu) I des montagnes el des mers nous
séparent; mais ce nesont pas des pleurs que je demande : il me faut
une tendresse qui réponde à la mienne. Quelque lieu (pie j'habite,
pour moi tu es toujours la même: il reste deux buts à ma destinée,
un monde à parcourir, un foyer à revoir avec loi.
L'un est peu de chose... le dernier, si je l'avais, serait mon port
de félicité ; mais tu as d'autres devoirs, d'autres liens que je ne vou-
drais point affaiblir. Un sort étrange*sl échu au fils de ton père,
sort irrévocable et dont rien ne peut adoucir la rigueur. Le destin
de notre a'ieul (I) se trouve renversé pour moi : il n'eut point de
repos sin' l'Océan , je n'en ai point sur le rivage-
Si j'ai recueilli sur un autre élément mon héritage de tempêtes;
si, parmi des écneils périlleux que je n'avais pu prévoir, j'ai sou-
tenu ma part de chocs el de désastres, la faute en fut à uud. .le
n'es.saierai pas d'abriter mes erreurs derrière le sophistique para-
doxe: j'ai moi-même élé l'adroit complice de ma chute et le pilote
zélé de mon propre naufrage.
A moi la faute, à moi le châtiment. Toute ma vie n'a élé qu'une
lutte, depuis le jour qui, en me donnant l'être, m'a donné en môme
temps ce qui devait empoisonner ce présent... une destinée , oii une
volonté, qui tendait à m'égarer. Et parfois, le combat m'a semblé trop
rude, et la pensée m'est venue de briser mes liens d'argile; mais
aujourd'hui je me résigne à vivre encore, ne fût-ce que pour voir ce
qui peut arriver.
J'ai survécu à des royaumes et à des empires, el pourtant je ne
suis pas vieux; et quand je songe h tout cela , je vois se dissoudre
la chélive écume de mes propres leinpêles, de ces années orageuses
agitées comme les vagues sauvages d'une baie exposée aux vents:
quebpie chose alors .. je ne sais quoi... m'inspire un esprit do rési-
gnalion. La douleur ne s'acquiert jamais inulilemenl, ne fût-ce que
pour en sonder la nature.
Peut-ôire au-dcdans de moi surgit un senlimenl de fierté blessée,
ou ce froid désespoir qu'enfante l'habitude du malheur... peut-être
aussi (comme les mouvements de l'âme dépendent quelquefois de
celle cause, elcommesous une armure plus légère on peut suppor-
ter davantage), peut être, dis-jc, un ciel plus clément, un air plus
pur, m'o[it-ils donné un calme étrange, qui n'appartiendrait pas
même à une destinée plus paisible.
Parfois . je sens prescpie comme j'ai senti dans mon heureuse
enfance : les arbres, les fleurs, les ruisseaux des lieux que j'habi-
tais, avant que ma jeune âme eût été sacrifiée aux livres, m'appa-
raissent comme autrefois; ce sont des amis que mon creur reconnaît
en s'attendrissant, et même par moments il me semble enirevoir
quelque objet vivant que je pourrais aimer... mais nul comme toi.
Ici les paysages des Alpes fournissent un aliment à la coutempla-
(11 L'amiral Byron ne fit jamais un voyage qui no lïit coiitmrié par l(ts
éli''iiients; aussi les raatolols l'avaicnt-ils surnomnii^. k .Incli-'i'em|i(!te. »
\'i.y'/. Vlliituire des Vutjages imbliéc par réilitour des l'eillées liitvrnires,
s 88
IJ:S veillées LHTÉI\AmES ILLUSir.l'CS.
lion... Si 1(111 se conlcnle d'admiriM', c'e.'l un 8(<n(itnent qui s'épuise
hicnlùl ; mais ces lal)lcaux iiis|>ir('nl quelque rlioso do plus élevé.
Etre soul ici, rc n'tsl point éire uialhcureiix , c;ir j y vois les ol>;ols
(|ui nie plaisent le plus; et surtout je puis contempler un lac plus
cli.'irm.-itii enrcirc. mais non plus cher que t)olrc lac d'autrefois.
Oil! si sfMiIcment lu étais avec moi!... mais je suis dupe de mes
pnipics dé.sirs, et j'oublie que la solitude tant vantée tout à l'iicure
perd tout son prix par ce regret uni(|ue. Peut-être en est-il d'autres
(|ue je ne montre point... je ne suis point de ceux qui aiment à se
(ilaindrc, et néanmoins je sens le reflux du cœur qui l'cmporle
siu' ma philosophie, et qui fait monter les larmes jusqu'à mes jeux
émus.
Je l'ai rappelé notre lac tant aimé, voisin du vieux manoir qui
peut-être cessera de m'appartenir. Le Léman est hien beau , mais
ne crois pas que je perde le doux souvenir d'un ri\age plus cher. 11
faudra ijue le tcmpsait eruellenicnt dévasté ma mémoire avant que,
lui ou loi, je cesse de vous voir comme présents h mes yeux. Et
néanmoins , comme tout ce (pie j'ai aimé , ces objets sont loin de
moi, ou je leur ai dit un élerncl adieu.
Le monde entier se déroule devant moi : ce que je demande à la
nature, elle ne peut me le refuser; je ne veux que me réchauffer
au soleil de son i?lé, participer au calme de son ciel, voir sans mas-
que son doux visape, et ne jamais le contempler d'un œil apathique,
l'ille fut ma première amie, et niainlcnant elle sera ma soeur... jus-
(ju'h ce ((ue je te revoie.
Je puis étouffer tous mes sentiments, sauf celui-ci, que je ne
voudrais (las éteindre en luoi... car je contemple enfin des sites pa-
reils à ceux parmi lesquels commença ma vie, les premières scènes
(le mon existence, les seules qui me conviennent. Ah ! si de bonne
heure j'avais ajijiris à fuir la foule , j'eusse été meilleur que je'ne
suis h présent : les passions (jui m'ont déchiré seraient restées en-
dormies : je n'aurais pas soufTert, et toi, tu n'aurais pas pleuré.
Je n'avais rien à démêler avec une fausse ambition; peu a\ ce l'a-
mour, et bien moins encore avec la gloire; cl cependant ces trois
penchants sont venus h moi sans que je les eusse cliercbés : ils ont
grandi en moi, et ils ont fait de moi tout ce qu'il est en leur pou-
voir de faire .. un nom. l'ourlant ce n'était pas là ce que je cher-
chais. Mais tout est fini je suis une unité de plus à joindre aux
millions de dupcs'qui ont vécu avant moi.
yuant à l'avenir, celui du monde me tourmente peu; je me suis
survécu jdus d'un jour à moi-même, ayant survécu a tant de choses
du pa.sse : mes années n'ont point été un sommeil ; elles ont élé la
])iole de veilles incessantes; les accidents de ma vie auraient pu
remplir un (juart de siècle, jvanl que j'eusse vu s'écouler le quart
de celle durée.
Ce qui me resie encore à vivre, je m'y résigne volontiers, cl je ne
suis même pas sans reconnaissance pour le passé... car au milieu
denies innombrables agitalions, il s'eslglissé parfois des momenls
de bonheur : pour le présent enfin, je ne veux pas éloull'er davan-
tage mes senlimenls... Et avec (oui cela , je ne cacherai pas que je
puis encore, en jetant les yeux autour de moi , adorer la nalure
d'un cœur reconnaissant.
Pour toi, ma s(eur unique et bien-aimée, je sais que je puis
compter sur ton cœur, comme toi sur le mien : toi et moi, nous
avons été et sommes encore des êtres qui ne peuvent renoncer l'un
à l'autre, lléunis ou séparés, peu importe, depuis le cominencc-
meiit de la vie jusqu'à son long déclin , nous sommes enlacés...
vienne la mort lente ou rapide, noire premier lien durera encore
le dernier.
Sun LA MALADIE DE LADV BVRON (septcml)l'e 1816).
Tu as élé triste .. et je n'étais pas avec toi ! Tu asété malade, et je
n'étais pas làl Pourtant, je croyais que la sauté et la joie seules pou-
vaient être où je ne suis pas... et ici la soutTrance et le chagrin ! En
est-il donc ainsi'?... lien esl comme je l'avais jiredit, el l'avenir sera
pire encore ; car l'Ame se replie sur elle même, et le cœur, après son
naufrage, reste glacé, rassemblant laborieusement ses débris épars.
V.i' n'(|sl pas dans la tempêlc ou dans la lulle que nous nous sentons
écrasée et (pie nous soubaitons de ue plus l'être ; c'est sur le rivage,
où règne maintenanl le silence, et quand tout est perdu sauf une
vie insignifiante et courte.
Je suis trop bien vengé !... mais c'élait mon droit: quelles que
fussent mes fautes, tu n'étais pas envoyée ci.mnie une Némésisavec
la mission de me |>unir... le ciel ne pouvait avoir fait choix d'un
instrument si rapproché de mon cœur. Miséricorde est accordée au.x
miséricordieux !... si lu as été charitable, charité te sera faile au-
jourd bui. Tes nuils ne sont plus le domaine du soiumeil... Oui,
certains peuvent te fialter, mais tu sentiras une intime agonie qui
ne peut guérir, car lu as pour oreiller une malédiction trop pro-
fonde. Tu as semé dans ma douleur, et tu as à recueillir une anière
moisson de maux aussi réels que les miens. J'ai eu bien des enne-
mis, mais aucun comme toi ; car envers les autres je puis me dé-
fendre et me venger, ou je puis changer leur haine en amitié ; mais
loi, en restant implacabb'. qn'avais-ln à craindre... protégée par la
faiblesse et par mon amour, qui ne l'a fail que trop de concessiniis
et (|ui, en considération de toi, éjiargna longtemps ceux qui ne
m('Tilaieiil pas d'être épargnés'»... Ainsi, ma riilicule indulgence, la
créance que t'accordait le monde , In folle renommée de ma jeu-
nesse (irageusc... des choses (|ui n'étaient pas et d'aulres chose» (pil
sont réellement... voilà les bases sur lesquelles tu as fondé un mo-
nument cimenté par le crime. Clytemneslre morale de Ion époux,
lu as immolé, d'un glaive dont je ne me déliais pas, réputation,
paix , espérance et jus(|u'à celte vie meilleure, qui, sans la froide
Irahison , eût pu riîsurgir encore du tombeau de nos dissenlimenls
et trouver un jdus noble devoir que celui de nous séparer. Mais tu
as fait un vice de tes vertus , tu en as froidement trafiqué en vue de
ta colère présente et de l'or qui luisait dans l'avenir... et lu as
acheté à tout prix la sympalbie d'autrui. Ainsi entrée dan» des voies
tortueuses , celle sincérité , orgueil de la jeunesse , cessa d'êlrc ta
compagne ; et parfois, avec un cœur ignorant de ses propres crimes:
l'imposture , les as.«erlions inconciliables, l'équivoque, les pensées
familières aux esprits à double face , le coup d'œil aelroit qui sail
menlir en silence, les prélexles lires de la prudence cl de ses avan-
tages, l'acquiescement à tout ce qui, de manière ou d'autre , con-
duit au ternie désiré... tout fut admis par la philosophie. Les moyens
étaient dignes du but: et le but esl atteint. Je n'aurais jamais fait
envers loi ce que tu m'as fait.
A MON OREILLEn H).
Solitaire oreiller , C> mon oreiller solitaire ! où donc est mon
amant ? mon amant, où donc est-il ? N est-ce pas sa barque (pie j'a-
perçois au milieu de mes tristes rêves, là-bas, tout là-bas, seule
errante sur les flots.
^ Solitaire oreiller, (*• mon oreiller solitaire! pourquoi faut-il quema
tête souffrante repose seule où a reposé son beau front ? Comme la
longue nuit se traîne lenlemenl sans amour I Ma tète s'incline sur
toi comme le saule des tombeaux.
Solitaire oreiller, oreiller irisle et solitaire ! en retour des pleurs
que je répands sur loi dans mes veilles, donne-moi de tendres rêves
pour empêcher mon cieur de se briser. Oh ! que je ne meure pas
avant de l'avoir vu revenir au rivage.
Alors, (■) mon oreiller, tu ne seras plus solitaire : ces bras le pres-
seront encore sur mon cœur, puis, si tu le veux, j'expirerai de joie.
Mais ijiie je puisse le revoir, ([ue mon âme ne soit plus seule, 6 mon
oreiller solitaire!
LA TRENTE-SIXIEUK A.N.NEE.
Missolongbi, «janvier 18î4 (î).
Il est temps que ce cœur cesse de s'émouvoir , puisqu'il a ri-
de loucher les autres ; et pourtant , quoique ne pouvant plus r
aimé, je veux aimer encore.
Mes jours sont un feuillage jauni ; les fleurs et les fruits de I !
mour ont disparu : la douleur seule, ver rongeur, cancer dévorai i .
est resiée avec moi.
Le feu qui dévore mon sein est solitaire comme une île volca-
nique. C'est un bûcher funéraire où nul llaïubeau ne vient em-
prunter sa clarté.
L'espoir, la crainte, les soucis jaloux , renthousiaslc douleur et
l'enthousiaste pui.ssance que nous donne l'amour, rien de tout cela
n'est plus mon partage : il ne me reste que sa chaîne.
Mais ce n'est pas ici et maintenant, ipie de telles pensées doivent
toucher mon ;\mc , quand la gloire s'apprête à fermer le cercueil
du hér(.)S ou à eouronner son front.
Kpées, drape;iox , champs de bataille, et la gloire et la Grèce,
voilà ce qui s'offre autour de moi I Le Sfiarliate rapporté sur son
bouclier n'était pas plus libre (jue je ne dois l'être.
Eveille-toi... ee n'est point à la Grèce que je parle, car elle ne
dort plus... éveille-loi , ô mon Ame: je dois me rappeler d'où vient
ce sang que tu animes et frapper en songeant à mes pères.
Foule aux pieilsccs passions qui revivent en toi , ô faible liuma-
nilé! Désormais i[ue te fait la beauté? que t'importent ses sourires
ou ses dédains?
Si tu regreltes la jeunesse, pourquoi vivre davanlage? c'est ici
le digne théâtre d'une mort honorable... Au combat donc, cl sache
mourir à propos!
Va chercher... ce que l'on trouve plus souvent encore qu'on ii-
le cherche; va chercher le tombeau d'un soldat, le seul qui te con-
vienne. Regarde autour de loi, choisis la place, et repose.
(i; Lord Byron êcrivil cos stances im pou >va it .->oii dt'p.irt |)oiir la
Grèce. Klles devaient (iire clian'iH'S sur l'air iiuioii Alla malla punca, ipic
la coinle^sc Giiiccioli aimait beaucoup.
li', Trois mois environ aviil la mon de l'auleur, qui eut li u le
19 avril mivanl.
FIN nns peRSiES.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOilD J5VR0N.
2J5t>
MANFRED
POEME DRAMATIQUE EN TROIS ACTES,
PERSONNAGES.
Manfred. — Un chasseur de chamois. — L'abbé de Saint-Mau-
rice. — Manuel. -- Hermann. — La fée des Alpes. — Aimi-
mane. — némésis. —
Les Destinées. — Gé-
nies, etc.
La scène est dans les Kau-
tes-Alpes : partie an chàtea;!
de Manfred, partie dans les .--
montagnes. l4^
ACTE PREilIi:».
SCÈNE PREMIÈRE.
Une galerie gothique. —
fliinuit.
MANFRED , seul.
Il faut remplir ma lain
pe; encore ne durera-i-
elle pas aussi longtemps
que ma veille. Mon assou
pissement... quand j.
m'assoupis... n'est pas un
sommeil : ce n'est qu'uiir
continuation de ma pen-
sée, incessante, irrésisti-
ble alors. Moncœur veille
toujours ; mes yeux ne se
ferment que pour regar-
der intérieurement; el
pourlantje vis, etj'ai l'as-
pect d'un homme vivant.
Mais la douleur devrait
instruire le sage ; souf-
frir, c'est connaître: ceux
qui savent le plus on t aussi
le plus à gémir sur la fa-
taie vérité; l'arbre de la
science n'est pas l'arbre
de la vie. J'ai essayé la
philosophie, lascience,les
sources du merveilleux ,
la sagesse du monde, et
mon esprit a en lui la for-
ce nécessaire pour s'ap-
proprier de pareils élé-
ments : à quoi tout cela
me sert-il? J'ai fuit du
bien aux hommes, etj'ai
trouvé du bon même par-
mi les hommes : h quoi
cela m'a-t-il servi? J'ai
eu des ennemis, nul (l'en-
tre eux ne m'a vaincu ,
beaucoup sont tombés de-
vant moi : à quoi cela m'a-t-il seru?... Bien ou mal, vie, facultés,
passions, tout ce que je retrouve dans les autres êlresaété pour moi
comme la pluie sur le sable , depuis cette heure à laquelle je ne
puis donner un nom. Je ne redoute rien, et c'est pour moi une ma-
lédiction de n'avoir aucune crainle naturelle, aucune palpitation
d'incertitude, de ne sentir battre dans mon cœur ni désir, ni espoir,
ni un reste d'amour pour personne sur la terre. Maintenant, à
l'œuvre !
Puissances mystérieuses ! Esprits de l'univeis illimité! vous que
j'ai cherchés dans les ténèbres et la lumière ; vous qui en un instant
parcourez la terre, revêtus d'une essence plus subtile... vous dont
la demeure est au sommet des monts inaccessibles, à qui les ca-
vernes de la terre et de l'Océan sont des Heux familiers... je vous
évoque par le charme écrit, quime donne autorité sur vous : levez-
vous, paraissez !...
Ils ne viennent pas encore. Maintenant , parla voix de celui qui
est le premier parmi vous... par ce signe qui vous fait trembler...
Pauis, — Imp. Lacour el C*, nie SùufQui, IG.
Si c'est vivre que de porter un désert aride dans son cœur..
au nom des droits d'un être qui ne meurt pas... levez-vous! parais-
sez... paraissez!
Ah ! ah! pas encore! Eh bien donc! Esprits de la terre et de l'air,
vous ne m'éluderez pas ainsi. Par une puissance plus grande que
toutes celles que j'ai déjà nommées, par ce charme irrésistible qui
a pris naissance dans une étoile condamnée, débris brûlant d'un
monde détruit, enfer errant dans l'éternel espaôe; par la terrible
malédiction qui pèse sur mon âme , par la pensée qui est en moi et
autour t|e moi, je vous somme de m'obéir : paraissez! [On voit bril-
ler vue étoile à l'exlrémité la plus sombre de la galerie ; elle
reste immobile, et l'on entend chanter .)
Premier génie. — Mortel! à la voix j'ai quitté mon palais élevé
dans les nuage?, (juc le crépuscule a bàli d^ son souffle, et que le
couchant d'été colore d'u-
ne teinte de pourpre et
dazui'broyée tout exprès.
(Japable encore de résisler
à tes ordres, je suis accou-
ru néanmoins, porté sur
le rayon d'une étoile ; j'ai
obéi à tes conjurations.
Mortel, fois-moi connaître
les volontés !
Second génie. — Le
mont Blanc est le roi des
montagnes ; elles l'ont
couronné ily a longtemps
sur un trône de rochers,
avec un manteau de nua-
ges et un diadème de nei-
ges. Il a les forêts pour
ceinture, et sa main tient
u n e avalanche; mais avant
de tomber, le foudroyant
projectile doit attendre
mon commandement. La
masse froide et mobile du
glacier s'avance chaque
jour ; mais c'est moi qui
lui permets de passer ou-
tre, ou qui l'arrête avec
ses glaçons. Génie de ces
hauts lieux, je puis faire
trembler la montagne, et
la secouer jusque dans sa
base caverneuse Mais
loi, que me veux-tu?
Troisième génie. —
Dans les profondeursazu-
rées des tlots, où la vague
est tranquille, où le vent
est inconnu, où \ il le ser-
penldesmers, oùlasirène
jiare de Coquillages sa ver-
te chevelure, ton évoca-
tion a retenti comme l'o-
rage sur la face des eaux.
Dans mou paisible palais
de corail, l'écho me l'a
portée... Je suis le génie
de l'Océan, fais-moi con-
naître tes désirs!
Quatrième génie. —
Aux lieux où le tremhle-
mentde terre endormi re-
pose sur un orei lier de feu ,
où bouillonnent des lacs
de bitume, où les racines
des Andes s'enfoncent autant dans la terre que leurs sommets s'é-
lèvent vers le ciel , ta voix est venue jusqu'à moi , et pour obéir à
tes ordres, j'ai quitté le lieu natal Ton charme m'a subjugué,
que ta volonté me guide.
Cinquième génie. — Le vent est mon coursier; c'est moi qui al-
lume l'orage; l'ouragan que je viens de quitter est encore brûlant
des feux de la foudre; pour venir plus vite vers loi, j'ai franchi la
terre et les mers sur l'aile de l'aquilon ; la flotte que j'ai rencon-
trée voguait paisiblement : elle doit sombrer avant que la nuit soit
écoulée.
Sixième génie. -^ Ma demeure est l'ombre de la nuit, pour-
quoi ta magie ra'inflige-t-ello le supplice de la lumière?
Septième génie. — L'étoile qui règle ta destinée a vu son cours
réglé par moi avant la naissance de la terre : jamais astre plus frais
et plus beau n'accomplit sa révolution autour du soleil; sa marche
était libre el régulière ; l'espace ne comptait pas dans son sein d'é-
toile plus charmante. Une heure fatale survint, el elle ne fui plus
19
290
LBS VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLDSTRËES.
i|ii"iinc masse crmnliMle flnmmfl» informefi, un« comèlo vnpabmirtft,
une innii'-clirlion , nui- iniMiacc RUspRndiie sur l'univers, conliiiiinnt
h roiiliM- jt.ir sn propre force, sans orbi(<;, sans «iirprlinii . hrillniili;
(lilTiirmilo du (innainenl, iiinnslruosiié dans le-; ri^K'""* 'I" ciol I Kl
loi, iirt sons son infliicnee... loi, vermisseiiii ;iiii|ii('l j'olicis, el (]iii!
je niéprisi» — un pouvoir qui n'est pas le lien, mais qui l'a de
prAli' pour me soimiclire, me foreo de deseendre iin insiaiil en ce
lien , eonfonilii avec ces pénics pusillanimes <pii ennrhent le fronl
ile\anl le lien , et île eonvi-rser avec un Hre aussi cliélif... Fils de In
poii'isièie , que veux-lu <le moi?
lis sr.i'T liKMKs. — l.a Icrre, l'ocian , l'air, la null, les monla-
pnes, les vents. Ion étoile , nllendenl Ion signal ol les ordres, (ils
de la pou»sii''>re. \ ta demande, tous ces pt^niessonl nccourusdevant
loi : — que vcix-lu de nous? l'arje, (ils dos mortels I
MANFruu). — l.'ouhli.
Le piiKMiKn (;i>ME. — de qimi ? Pc qui? pourquoi ?
Manfricp. — De ce qui est au-dedans do moi, lisez-le; vous le
savez , cl je no puis le (lire.
Lr gi'-mk. — Nous pouvons le donner ee que nous possédons...
ncmande-nous des siiiels , le souverain pouvoir, l'empire d'une
partie de la terre ou ne la terre entière, un signe par lequel tu
puisses commander au.x élémcnls; chacune de ces choses ou toutes
enseml)!c deviendront Ion partage.
Manfri-m). — 1,'ouldi! l'oul)li de moi-mùmel Ne pouvez-vous pas,
<le Ions ces domaines mjslcrieux que vous m'olîrez avec tant de
prod'i.'alité. m'exiraire ee que je demande?
I.i; uKNir. — Cela n'est point dans notre essence, dans notre
pouvoir. Mais tu peux mourir.
MANFnKu. — La mort me donnera-t-elle l'ouhli?
Lu CKME. — Nous sonuncs immortels, el nous n'ouhlions |)as;
nous sommes éternels, le passé nous est présent comme l'avenir. Tu
as notre réponse.
Manfrbd. — Vous vous raillez de moi ; mais le pouvoir qui vous
amène ici vous a mis à ma disposition. Esclavesl ne vousjonez pas
de ma volonté! l'Ame, l'esprit, l'étincelle de Promélhée , l'éclair
do mon être enfin, est aussi hriliaiil, anssi perçant, el d'une aussi
prande portée que levijlrc.pt, bien qu'emprisonné dans son argile ,
il ne vous cédera point. Répondez, ou vous apprendrez à me con-
naître !
Le oÉNiE. — Nous répondrons comme nous avons répondu; les
propres paroles conlienneni notre réponse.
MANTRrn. — Que voulez-vous dire?
Le geme. — Si, comme tu le prétends. Ion e?sence esl semblable
^ la notre, nous avons répondu quand nous t'avons dit : Ce que les
mortels appellent la mort n'a rien de commun avec nous.
Manfred. — C'est donc en vain que je vous ai fait venir de vos
sphères ? Vous ne pouvez, vous ne voulez |)as venir à mon aide ?
Le gëme. — Parle! ce que nous possédons est à loi: nous te
l'olTrons; réfléchis avant de nous congédier ■. tu peux demander en-
core : l'empire, la puis.=ance, la force et de longs Jours.
RLvNFRKi). — Maudits! qu'ai-jc àfaire de jours? les tuions n'oni
déjà que trop duré. . Arrière ! Parlez I
Le oéme. — Réfléchis encore , pendant que nous sommes ici ,
nous voudrions le servir. Sonpes-y bien. N'y a-t-il aucun aulrcdon
que nous puissions rendre digne de toi ?
Manfred. — Aucun. Pourtant, arrêtez un moment encore; avant
que nous nous séparions, je désire vous voir face à face. J'entends
vos voix, mélancoliques et douces comme une symphonie qui glisse
sur les eaux, el je vois dislinclement une grande étoile, brillante el
immobile. .Montix-z-vous à moi tels que vous êtes, un seul ou tous
ensemble, sous vos formes accoutumées.
Le r.ENiE.— Nous n'avons point de forme autre que les éléments
dont nous sommes l'âme et le principe; mais choisis une figure
quelconque, c'est sous celle-là que nous paraîtrons.
Manfred. — Je n'ai pas de choix à faire; nulle lifure sur la terre
ne m'est hideuse ou belle. Que le plus puissant d'entre vous revêle
celle qu'il jugT>ra convenable. Allons!
Le septième géme, paraixsant sons In forme d'une belle femme.
— Regarde ! , '
MAN-FitEo. — O Dieu I s'il eu est ainsi, el si lu n'es ni une rail-
lerie ni 1 illusion d'un cerveau en démence, je puis être le plus heu-
reux des hommes. Je le presserai dans mes bras, et nous serons en-
co'C {L'apparition s'évanouit.) Mon cœur se brise. {Manfred
tombe sans mouvement. — On entend une roi.r qui chante ee qui
suit:) ' '
A l'heure où la lune brille sur les vagues, le ver-luisanl dans le
gazon, le naéléoresur les tombeaux, le fou-follel dans le marécage;
al heure où filent le-; étoiles lomhanies , où l'écho repèle la voix
du hibou, où les feuilles se taisent dans l'ombre de la colline, alors
mon Ame planera sur la tienne avec un pouvoir et avec un signe.
Au sein du plus pr fund sommeil. Ion esprit ne dormira pas; il
est des ombres qui ne penvciil disparaître, des pensées que lu ne
peux bannir. En vertu d un pouvoir que tu ignores, tu ne peux ja-
mais être seul; enveloppé commr dans un linceul, emprisonné dans
un nuage, tu seras à jamais l'esprit de mon chant magique.
San» me voir passer à les cAlés, les youx me reconnaîtront pour
un objet qui a été cl doit ètri pri-s de loi ; et lor<qu''. apilé par une
terreur inliirtc , lu tioiriiera» la IWo en arriérer, tu t'é|.itniiT:i« de ne
pas me voir connu. ■,',.■ , i i.,,ir
qui pèseraiir Imi
L'n rli)Vn» li u - ■ i ■ ' i
lion, cl un K*nie (!.• 1 ,iir i a '.ii:.! ■ 'I ifi- un pié>;c. Il .v a da.'i- le
vent une voix qui te défendra du lu réjouir; el la nuit" le refus r.i
le repos rpielle verse dans le firmamcnl, le jour aura pour toi un
soleil (|ui le fera désirer sa llii.
I>e les larmes menteuses j'ai distillé une cs.scnce lélliiftrc; j'ai
tiré de Ion cœur un «ang iiidr puisé h sa plus noire source; j'ai
dérobé le serpent qui hantait ton sonrire . el y roulait ses anneaux
comme dans un hiii.sson ; j'ai pris sur les lèvres le charme qui don-
nait à tous ces venins leurs elTetsIes plus malfaisant!* :el après avoir
fait res.sai de Ions les poisons connus, j'ai trouvé que le plus én<:
giqiie était le tien.
Par Ion cœur froid et ton sourire de serpent, par labimu sans
fond dota fourberie, par les yeux i|u'anime si bien un semhbinl de
vertu, par l'hypocrisie de ton âme toujours close, p;ir la piTfection
de tes ariifices qui ont réussi à faire croire que tu avais un civur
humain, par les délices que le font éprouver 1rs douleur» d'auirui,
par ta coofraternité avec Caïn , je te condamne à trouver en loi- •
même ton enfer.
Sur ta tête je verse le vase de malédiction qui le dévoue à (■■
épreuve; ta destinée sera de ne pouvoir ni dormir, ni mourir
verras sans cesse la mort auprès de loi pour la désirer, mais an
pour la crainilre. Tiens : voilà que dijà le charme a opéré am
de lui, cl une chaîne silencieuse |)èse sur ton âme ; tonca'uret '
cerveau tout ensemble plient sous l'arrêt fatal ; maintenant la d'
dence est commencée.
SCENE n.
Le mont Junp-Frau. Le point du jour.
>IA\FRED, seul sur les rochers.
Les Esprits que j'avais évoqués m'abandonnent... les charmes qu
j'ai tant étudiés m'ont déçu... le remède sur lequel je complais m
torture; je neveux plus recourir h ces êtres surnaturels : leur p :
sance ne s'étend point au passé, et l'avenir, tant que le iiass'
sera pas englouti dans les icnèbrcs, je n'ai que faire de le rherci-
— 0 terre ! ô ma mère ! et loi, jour qui eommences h pondre
vous montagnes, pourquoi donc êtes-vous si belles? Je ne iiiiis \
aimer. Œi\ brillant de l'univers, ouvert sur tous, source de dél
pour tous, lu ne luis point sur mon co'iir. Rochers, sur le bord']
quels je suis debout, ayant à mes pied- le lit du torrent cl lesli.i
pins qui le couvrent, èl qui de cette di>i.inee étourdissant.- seruM. m i
des arbrisseaux.... il suffirait d'un élan, il un pas, d une iuipuNi. i,.
d'un souffle pour me briser sur ce lit pierreux el re[^os.;i ciisu !•
Pourquoi donc liésilcr? J'éprouve le désir de me précipiter de <
hauteur, et pourtant je n'en fais rien ; je vois le péril, pl je nf
cule pas; mon cerveau a le vertige cl mon pied est ferme: je nr
quel pouv(dr m'arrête et me condamne à vivre . si toutefois i
vivre que de porter en moi cette slérdité de cœur, el d- n'être i
que le sépulcre de mon âme ; car j'ai cessé d'être justifié à mes i
près yeux... dernière infirmité du mal. {( n aigtr f/ns.ie nu /o» '
Noble habitant des airs! toi dont 1 aile rapide fend les iinaj;
dont ie rn\ nudacteux dépasse toutes les hauteurs . tu fais bien
l'approcher de moi. Déjà je devrais être la proie, el servir de pi"i'
à tes aiglons. Ah! maintelftint, lu t'éloignes à une dislance ou i
œil ne peut te suivre; mais le tien pénètre h travers lespace. . i'
que c'est beau ! comme tout est beau dans ce monde visible, i|
est mapnifi(|ue en lui-même et dans toutes ses manifeslalious! M
nous, ses prétendus souverains, nous, moi ié piMissièi-e,m dliédi.
également inc:ipables de descendre cl de mouler, notre css.
mixiejeticle trouble dans les éléments de cet univers; et, pla..' s .
de vilsbesoinscl des désirs superbes, nous respirons à la i-
gradation et l'orgueil, jusqu'au moment où notre mortal:
mine; alors les hommes deviennent ce qu'ils ne s'avou' '
eux-mêmes, ce qu'ils n'osent se confier les uns aux autres.
entend de loin la pùte d'un berger.)
Mais quelle douce mélodie ! ô simples accents du chalumeau i.
montagnes! .. Ici |,i vie des pasteurs el des patriarches n'c^l pas un.-
f:ible. La llùlc mêle ses sons au doux bruil des clochettes du trou-
peau ; mon âme semble en aspirer les échos. Oh! que ne sui-
ÎAme in^isihle d'un son. voix vivante, souffle harmonieux , jon
sance incorporelle, afin de naître el de mouriravec la douce intoi
lion qui serait tout mon^êlrol (//i ciiasski n de chamoisarric
bas de la moninrjne.)
Le ciiASSEï n. — C'est par ici que le chamois a bondi, ses pi
agiles onllronipé mon adresse: mes profits daujourd hiii ne p
roni pas un travail où je risque vingt fois «le me rompre le ■•
Que vois-je ? Cet homme n'est pis de notre profession ; et cep.
I
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
291
il.iiil il est arrivé îi une iiauteur qu'entre Ions nos monlagiiards les
iiK'illeurs chasseurs peuvent seuls alleindre. Il est riclicnient \êlu;
sun a^ipecl est imposant, et, à en juger d'ici. Il poj'le clans son air
touie la fierté d'un pavsin né libre... il faut l'examiner de plus près.
Manfbi;d. sans le ruir. — Blanchir ainsi dans la ^î^eur comme
ces pins flétris par l'hiver, dépouillés d'écorce el de brapches, troncs
foudroyés sur une racinemaudite, qui n'alimente plws. qu'une ruine!
Etre ainsi, éternellement ainsi... el avoir été aulroment. Voir mon
front sillonné par des rides qu'y ont creusées non les années, mais
des moments... des heures douloureuses qui ont été des siècles
des heures auxquelles je survis 0 vuus , rochers de glace! ava-
lanches qu'un souflle peut précipiter comme des montagnes crou-
lantes, tombez! écrasez-moi! J'entends au-dessus de ma tête et à
mes pieds le fracas de vos bonds redoutables, mais vous passez sans
m'adeindre, vous allez frapper des êtres qui voudraient vivre en-
core, la jeune forêt au verdoyant feuillage, le hameau du villageois
inoffensif
Le chasseur. — Les vapeurs commencent à s'élever du sein de
la vallée; je vais l'avertir de descendre, sans quoi il risque do per-
dre à la fois el sa roule et la vie.
Wanfued. — Les vapeurs tourbillonnent autour des glaciers; les
nuages montent sons mes pieds eu flocons blancs et sulfureux: on
dirait les flots écumeux de la mer infernale qui se brisent sur un
rivage où les damnée sont entassés, comme les cailloux de cette
horrible grève... Le vertige me saisit.
Le cha.sseur. — Il faut l'aborder avec précaution : le bruit sou-
dain de mes pas peut le surprendre; et il semble chanceler déjà.
Manfred. — Des montagnes se sont écroulées, lai.'sant un vide
dans les nuages , faisant tressaillir sous le choc les Alpes leurs
sœurs, remplissant les vertes vallées des débris de leur chute, in-
terrompant le cours des rivières par un obstacle soudain, qui dis-
perse leurs eaux en poussière liquide et obli^'e leurs sources à se
tracer un nouve.iu cours. Ainsi en est-il advenu , dans sa vieillesse,
au mont Rosemberg... que n'étais-je dessous!
Le chasseur. — Eh! l'ami! prends garde: un pas de plus peut
t'ètre fatal!... Pour l'amour de celui qui t'a créé , ne reste pas sur
le bord de ce précipice!
Manfred , .w?i.s l'entendre. — C'eût été pour moi une tombe
convenable: à cette profondeur, mes os eussent repo.-é eu paix;
ils n'auraient pas été disséminés sur les rocs, jouet des vents ,
ainsi qu'ils le sei'ont quand je me serai précipité d'ici Adieu,
vaste cip|, qui t'ouvres sur ma tète; ne me regarde pas de cet air
de reproche lu n'as pas été fait pour moi 0 terre! reçois ces
alomes! {Au moment oh Manfred vase précipiter, le chasseur
le saisit et le retient.)
Le chasseur. — Arrête , insensé! si la vie t'est à charge, ce n'est
point une raison pour souiller ai ton sang coupable la pureté de
nos vallées; viens avec moi... je ne te lâcherai pas.
Manfred. — Je sens mon cœur défaillir... ne me serre pas tant...
je ne sois que faiblesse; les montagnes tournent rapidement au-
tour de moi; je ny vois plus... Qui es-lu?
Le chasseur. — Je te le dirai plus tard viens avec moi : les
nuages s'amoncellent. Bien! appuie-toi sur mon bras... pose ici le
pied... ici. Prends ce bâton ; accroohe-loi un instant à cet arbuste ..
Maintenant , donne-moi la main, et saisis fortement ma cciuluie...
Doucement... bien... dans une heure, nous serons au cliàlet...
Viens, nous trouverons bientôt un terrain plus sûr et une sorte de
sentier creusé par les torrents de l'hiver Allons, voilà qui est
bien tu étais né pour faire un chasseur... Suis-moi. {/Is con-
tinuent de descendre péniblement les rochers.)
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
Un cfaâlet au milieu des Alpes Bernoises.
MANFRED et LE CHASSEUR DE CHAMOIS.
Le chasseur. — Non, non demeure encore: tu partiras plus
tard: ton esprit et ton corps ne sont pas en état de se confier f un
à l'autre , du moins pour quelques heures; quand tu seras mieux,
je te servirai de guide .. mais où irons-nous?
Manfred. — 11 n'importe; je connais parfaitement mon chemin,
et n'ai plus besoin de guide.
Le chasseur. — Tes vêtements et tes manières annoncent une
haute naissance. Tu es sans doute un de ces chefs nombreux dont
les châteaux, bâtis sur des rochers, dominent les vallées inférieu-
res..... Quel est le manoir où tu règnes en seigneur? De pareilles
habitations . je ne connais que le dehors ; il est rare que mon genre
de vie me conduise dans la plaine, el que j'aille me récliaullèr au
large foyer de ces vieilles demeures, ou m'y réjouir avec les vas-
saux; mais les sentiers qui mènent de nos montagnes à leurs portes
me sont familières dejiuis mou enfance. Lequel de ces châteaux est
le tien?
Manfred. — Peu importe!
Le chasseur. — Eh bien! excuse mes questions indiscrètes, et
reprends un peu de gaîié. Allons, goûte mon vin : il est vieux;
plus d'une fois, il a dégelé le sang de mes veines au milieu de nos
glaciers; qu'aujourd'hui il en fasse autant pour toi... Allons, fais-
moi raison.
Manfrf.d. — Arrière! arrière! sur les bords de cette coupe, il y
a du sang! La terre ne le boira-t-elle donc jamais!
Le chasseur. — Que veux-tu dire? ta raison t'abandonne.
Manfred. — Je te dis que c'est du sang mon sang à moi! la
source pure qui coulait dans les veines de mon père et dans les nô-
tres, quand nous étions jeunes et que nous n'avions qu'un cœur,
nous aimant comme nous n'aurions pas dû nous aimer ; alors ce
sang a été versé; mais il s'élève aujourd'hui contre moi; il rouj-it
les nuages qui nie ferment l'entrée du ciel, du ciel où elle n'est
pas, où je lie serai jamais!
Le chasseur. — llomme aux paroles étranges , dévoré par quel-
que remords délirant qui peuple pour toi le vide, quelles que soient
les teneurs el tes soufl'rances, il est encore pour toi des consola-
tions dans l'aide des hommes pieux, dans une religieuse patience.
Manfred. — La patience ! la jiatience! arrière!... Ce mot fut créé
pour les bêtes de somme , non pour I aigle au vol indépendant.
Prêche la patience à des mortels de ton argile; je ne suis point de
ta race.
Le chasseur. — J'en rends grâce au ciel ; je ne voudrais pas être
de la tienne peur la libre renommée d'Un Guillaume Tell; mais
quel que soit ton mal , il faut l'endurer, et ces sauvages frémis.se-
menissont inutiles.
Manfeed. — Ne l'ai-je point enduré?... Regarde-moi... je vis.
Le ch.\sseur. — C'est un état convulsif : ce n'est pas la vie régu-
lière de la santé.
Manfred. — Je te dis, homme des montagnes, que j'ai vécu
bien des années, et de longues années; mais elles ne sont rien
maintenant, eu comparaison de celles qu'il me reste à vivre: des
siècles... des siècles .. l'espace et l'éternité... et le sentiment de
l'existence avec une soif ardente de la mort, soif qui ne sera ja-
mais étanchée !
Le chasseur. — Mais c'est à peine si ton front porte l'empreinte
de l'âge mûr; et je suis de beaucoup ton aine.
Manfred. — Penses lu donc que l'existence se compte par la
durée? Cela n'est vrai qu'en apparence; mais nos actions, voilà nos
époques. Les miennes ont rendu mes nuits et mes jours impérissa-
bles, illimités, uniformes comme les grains de sable du lavage:
innombrables alomes d'un désert fi'oid et stérile, sur lequel les va-
gues viennent se briser, mais où rien ne reste que des squelettes,
des débris de naufrages, des fragments de rochers et des algues
amères.
Le chasseur. — Hélas! il est fou... je ne dois pas le quitter.
Manfred. — Plût au ciel que je fusse fou !.... car alors toutes les
choses que je vois ne seraient plus que le rêve d'un insensé.
Le chasseur. — Et quelles sont ces choses que lu vois, ou que
tu crois voir ?
Manfred. — Je te vois, et je me vois... toi , paysan des Alpes...
tes humbles vertus, ton toit hospitalier, ton âme patiente, pieuse,
fière el libre; ton respect de toi-même, entretenu par des pensées
d'innocence; les jours de saine vigueur, les nuits de sommeil; les
travaux ennoblis par des dangers exempts de crimes; l'espérance
d'une vieillesse heureuse, puis d'une tombe tranquille, avec une
croix el des fleurs sur son vert gazon, el l'amour de tes enfants pour
épitaphe : voilà ce que je vois puis je regarde au-dedansde moi-
niême el j'y trouve n'importe quoi! Bien longtemps avant cela,
la douleur avait déjà sillonné mon âme.
Le chasseur. — Voudrais-tu donc échanger ta destinée contre
la mienne ?
Manfred. — Non , mon ami t je ne voudrais point d'un marché
qui te serait funeste ; je ne voudrais échanger mon destin avec ce-
lui d'aucun être \ ivant. Ce que je puis supporter dans la vie... et je
le supporte, quoique misérablement... d autres ne pourraient l'en-
durer même en rêve, ils en mourraient dans leur sommeil.
Le chasseur. — Et avec cela... avec cette tendre syrripathie pour
les douleurs ti'autrui, se peut-il que le crime ait souillé ton âme?
Ne me le dis pas. Serait-il iiossible qu'un homme rempli de pensées
si bienveillantes eût immolé ses ennemis à sa vengeance?
Manfred. — Oh ! non , non ! mes fureurs sont tombées sur ceux
qui m'aimaient, sur ceux que j'aimais le plus; je n'ai jamais abattu
un ennemi , si ce n'est pour ma défense légitime : mes seuls em-
brassenienls ont été funestes.
Le chasseur. — Que le ciel te donne le calme ! Que la pénitence
te rende à loi-même, je prierai pour toi.
M4KFUED. — Je n'en ai pas besoin, mais je puis endurer la pitié.
Je pars, il en est temps... Adieu !... voilà de l'or; reçois aussi mes
remercîments... point de refus, ce que je te donne t'est dû. Ne me
292
LKS VKILLI:ES LITTr^IKAIKES ILLUSTRÉES.
suis pns... jn cnnniii» mon chemin; In monlaf^ne n'offre plus dc
dangers ; jc te le répMe, ne mo suis pas. {Uaiifred torl.)
SCRNE M.
One vallée au bas de» Alpes. Une cataracte.
trrirr manfakd.
F'a.<! encore midil... les rayons du soleil jettent 8\ir le torrent
un are brillant de ionics les couleurs du ciel ; ta masse des eaux
tiiiiihe en nappe d'ar(.'ent le loup du roc perpendiculaire, et ba-
lance ses ^rerbc's di^ninic lumineuse, pareilles Ji la queue de ce
cheval prtie et pi(;anli'sque qui , suivant le PrnpbMe, a la Mort pour
cavalier. Nul d'il autre <iue le mien ne s'abreuve maintenant de
celle vue enebanteresse. Seul dans celte douce retraite, je puis par-
taper avec le p-nie du lieu Ibonimape de ces ondi's... Je vais l'ap-
peler. ' Manfrcil prend quplqiics iioiillc.i d'eau dfins le rreii.r de so
main , el les jette en l'air en inurtniirant des paroles maijiqiies.
./près un moment , la fée des llpes parait sniis I arc-en-ciel.)
Viens, lîspril de beauté ! avec ta chevelure lumineuse , tes yeux
«éblouissants dc ploire, tes formes (|ui rappellent les charmes des
plus iminati^rielles d'entre les fdles de la terre, charmes aprandis
dans des propiirtinns plus (pie lerreslres, el formés de l'essence d'é-
léments plus purs! Sur Ion eélcstc visapc brillent les couleurs de
la jeunesse, ou ce tendre incarnat de la joue d'un enfant endormi
SIM- le sein de sa mère, et bercé par les batleinenls du cœur qui le
chérit ; ou encore ces 'teintes rosées que le crépuscule d'été laisse
après lui surla neige virginale des hauts placiers, rougeur pudique
de la terre dans les embrasseincnts du ciel I L'éclat de les traits rii-
\ins fait paraître moins brillant l'arc-en-ciel qui te couronne! Ksprit
dc beiiiilé! sur Ion front calme et pur, dans celle sérénité d'âme
(|iii à elle seule ré>i'le ton immorlalilc, je lis que lu pardonnes à
un lils de la terre, (|uand les puissances les plus mystérieuses dai-
pntiil qiiehpiefois se coiiinuiniqut'r ;i lui : que lu lui pardonnes de
faire usape dessecrels mapiques qu'il possède, pour l'évoquer ainsi
et te contempler un moment.
La fkk. — Fils de la terre! je te connais, comme je connais ceux
h (pii lu dois Ion pouvoir ; jc te connais pour un homme aux pensées
vnpaboiidcs, qui a fait lour-ii-tour le bien et le mal , extrême en
liiiis les deux , acceptant et donnant la soulVrance. Je t attendais...
que veux-tu de moi '!
Manfrep. — Tonlempler ta beauté, el rien de plus. Le spectacle
iiu'olïre la face de la terre m'a rendu insensé, et je me réfugie dans
les m\ stères quelle nous cache-, je pénètre jusqu'au séjour des
esprits qui la pouvernent... mais ces esprits ne peuvent rien pour
moi : je leur ai demandé ce qu'ils n'ont pu me donner, et mainte-
nant j'ai cessé de les interroger.
La fkk. — Est-il un vœu au-dessus du pouvoir des monarques de
l'invisible?
iManfred. — 11 en est un ; mais pourquoi le répéter ? Inutile re-
quête !
La fke. — C'est ce que j'ignore : fais-le-moi connattre.
MA>rREn. — Nouvelle lorluie cpieje vais m'infliper! mais nim-
porie ! ma douleur aura pu .s'épancher... Dès ma jeunesse, mon
espri! ne marchait ]ias avec les Âmes des hommes , et ne regardait
pas la terre avec des yeux humains. La soif de leur ambition n'était
pas la mienne ; le but (h; leur existence n'était pas le mien ; nies
joies, mes chagrins, mes jiassions , mon pénic, tout faisait do moi
un étranger parmi eux. Respirant mfii-môme sous une enveloppe
de chair, je n'avais aucune sympathie pour la chair; el parmi les
ci-éalures d'argile qui m'entouraient, il n'y en avail point Ah !
il y en avait une seule !... J'en ]iarlerai tout à l'heure... (// s'arrête
lin moment.)
Je le l'ai dit, je n'étais guère en communion avec les hommes et
Il s pensées des hommes. Au contraire, loules mes joies étaient dans
la solitude : j'aimais h respirer l'air raréfié des inonlapnes couver-
tes déglace, sur la cime desquelles l'aigle n'ose bAlir son nid,
et (kuit le granit nu n'est jamais eflleuré par l'aile dun insecte;
j'aimais à me plonger dans le torrcnl, à rouler avec le rapide tour-
billon dc la vague sur les fleuves ou l'Océan : luttes où mes forces
naissantes s'exaltaient avec délices! J'aimais encore à suivre par
une belle nuit la marche de la lune et le cours brillant des étoiles,
ou à saisir dans l'orage les éclairs élincelants , jusqu'à ce que mes
yeux en fussent éblouis; ou, l'oreille attenlive, je suivais le vol des
feuilles éparses , alors que les vents d'automne murmuraient leurs
cbanls du soir. Tels étaient mes passe- temps... toujours seul! car
.si un des êtres au nonihie desquels je devais me compter (el i eu
avais honte) se rencontrait sur mon chemin , je me sentais redes-
cendre jusqu'à l'homuie. et je me retrouvais tout argile.
Souvcni mes rêveries solitaires me conduisaient dans les caveaux
de la mort ; et là, par les elVets dc la destroc-lion, je cherchais à en
peiiclier les causes : de ces ri;\nes de.-i.séebés , de celle poussière
amoncelée, j'osais tuer de criminelles inductions. Pendant des an-
née* entières, je passai mes nnlls dan» l'élude de sciences que l'an-
tiquité seule a connues. A force de temps et de travail , après dc
terribles épreuve» cl des austérités par lesquelles on acquiert tout
pouvoir sur les esprits de l'air cl de la terre, de l'espace et de linlini,
je me familiarisai avec l'éternité : ainsi tirent autrefois les mages cl
ce philosophe ff) qui , dans les bains de (iadara, évoqua du sein de
leiii-s ondes Eros et Anléros , comme je t'évoque aujourd'hui. Knfln
avec la science s'accrul en moi la soif de la science : je jouis avec
ivresse de ma puissance el de mes facullés, jusqu'au moment où...
La fkk. — Poursuis.
Vanfri;i). — Oh ! si j'ai prolongé ce récit, si jc me suis appe-
santi sur l'éloge de ces vains attributs, c'est que j'approche de la
plaie vive de mon eo-ur... Mais continuons. Je ne lai parlé ni de
père, ni de mère, ni de maîtresse, ni d'ami , ni d'aucun des êtres
auxquels j'étais enchaîné par les liens de Ihumanité : si ces rela-
tions existaient pour moi, elles n'étaient point réelles à mes yeux ,
pourtant il était une femme...
La fi;e. — Ne rougis point... poursuis.
Manfred. — Elle me ressemblait. Elle avait . disait on , mes
yeux, mes cheveux, mes traits, tout, jusqu'au son dc ma voix ; mais
tout cela prenait chez elle un caractère plus doux et tempéré par
la beauté. Elle avait, comme moi, les goùls errants et solitaires, la
soif dc connaître les choses cachées , el un esprit capable de com-
prendre l'univers. A celaelle joignait des facultés plus paisibles que
les miennes : la pitié , le sourire et les larmes cpii me manquaient,
et la tendresse; mais ce dernier sentiment, je l'éprouvais pour elle.
ICIle avait encore l'humiliié, que je n'eus jamais. Ses défauts étaient
les miens; ses vertus étaient à elle seule. Je l'aimais, et je lui don-
nai la mort...
La fke. — De ta main!
Manfred. — Ce fut l'œuvre , non de ma main , mais de mon
cœur... qui brisa le sien : son flme regarda mon ,^me et se flétrit.
J'ai versé du sang, mais ce ne fut pas celui de ses veines... et pour-
tant son sang aussi fut répandu... Je le vis couler, el ne pus l'é-
lancher.
La fée. — Et c'est pour un tel objet pour une fdie de celle
race que lu méprises, et au-dessus de laquelle tu voudrais l'élever
en t'unissant à nous et aux nôtres ; c'est pour elle que lu négliges
les dons de notre science sublime, et retombes dans les liens dégra-
dants dc la nature mortelle. Arrière !
Manfred. — Fille de l'air! je le le dis, dès ce moment... mais
des paroles ne sont qu'un vain souffle ; regarde-moi dans mon som-
meil , ou suis-moi des yeux dans mes veilles... viens l'asseoir à mes
côtés! ma solitude n'est plus une solitude; elle est peuplée par les fu-
ries. La nuit m'a vu dans son ond)re grincer des dents jusqu'à
l'aurore; le jour m'a vu me maudire jusqu'au coucher du soleil ;
j'ai imploré la démence comme un bienfait, elle m'a été refusée.
J'ai afl'ronlélauiort... parmi la guerre desélémenis, les flots se sont
écartés de moi, cl le peril a passé sans m'alleindre. La main glacée
d'un démon impitoyable me retenait par un seul cheveu qui n'a 1
jamais voulu se roniprc. Je me suis niongé dans les magniticences <
de mon imagination... autrefois si riche et si prodigue : maiscomme
hi v;igiie qui reflue sur elle-même, elle m'a rejeté dansle goulTre sans
fond de ma pensée. Je me suis plongé dans la société des hommes ;
j'ai cherché l'oubli partout, sauf aux lieux où il se trouve, el c'est ce
qui me reste à connaître: les hautes sciences, ces connaissances sur-
naturelles , fruit d'une si longue étude . tout cela échoue ici comme
un simple art mortel... Je reste dans mon désespoir... et je vis, je
vis pour toujours.
La fée. — l'eul-êlre en ce point te scrai-je utile.
Manfred. — Pour 1 être, il faut que la puissance évoque les morts
ou m'envoie tlorinir avec eux. Vienne le trépas!.... N'iniDorte la ^
forme, l'heure et la soufl'iaïu-e. pourvu que ce soit la dernière.
La fke. — Cela n'est pas dans mes allributions ; roiûs si tu veux
me jurer obéissance, je puis accomplir ton vœu. /
Manfred. — Jc ne jurerai rien... moi ; obéir ! et à qui ? aux esprits
que je fais comparaître devant moi? moi, l'esclave de ceux qui fu-
rent si longtemps à mes ordres? Jamais.
La fée. — Kst-ce là tout? N as-tu pas de réponse moins rude à
me faire? Penses-y encore, et réfléchis avant de rejeier mon ofl're.
Manfred. — J'ai dit.
La fke. — Il suffit! Je puis donc me retirer ?... Parle I
Manfred . — Hctire-loi l (La fée disparait.)
Jouets du temps cl île nos terreurs, nos jours passent et nous pas-
sons; et cependant nous vivons , toujoui-s abhorrant la vie et re-
doutanl la mort. Tant que nous portons ce joug délesté, ce poids
sous leijuel le cœur se débat , écrasé par les chagrins , palpitant
de douleur ou d'une joie passagère, parmi tous les jours du passé
et de l'avenir (car dans la vie il n'est pas de présent), pcnt-il en '
être quelques-uns. en est-il un seul où l'âme cesse de souhaiter la j
mort! Et néanmoins elle recule devant le Irép.is. comme en hiver j
nous craignons le conlact de l'eau, bien iiu'il suflise dc braver la
première impression
(\) lambliqiic : vovcî sa vie par Eun.-ipins.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
•293
Pourtant ma science m'olTre encore une ressource : je puis évo-
(luerles morts ul leur demander en quoi consiste ce que nous re-
doutons si fort. Au pis aller, j'aurai pour réponse le tomiieau, et le
tombeau n'est rien... Mais si l'on ne répondait pas !... Eh quoi !
le prophète enseveli a bien répondu à la magicienne d'Endor; le
monarque Spartiate a bien obtenu que la vierge de Bvzance lui ré-
vélât sa destinée. Il avait, sans le vouloir, immolé celle qu'il aimait,
et mourut impardonné , bien qu'il appelât à son aide le Jupiter des
l>roscrits, bien que dans Phjgalie, par la voix des exorcistes arca-
diens, il suppliât l'ombre indignée de déposer sa colère, ou de fixer un
terme à sa vengeance. Savictime lui répondit par des paroles d'un
sens douteux, mais qui néanmoins reçurent leur accomplissement.
Et moi, si je n'avais jamais vécu , celle que j'aime vivrait encore ;
si je n'avais jamais aimé, celle que j'aime serait encore belle et
heureuse; elle ferait le bonheur des autres. Qu'est-elle maintenant?
une victime de mes fautes... un objet sur lequel je n'ose arrêter ma
pensée... le néant peut-être. Dans quelques heures, mes doutes se-
ront éclaircis... et toutefois je redoute ce que je vais affronter; jus-
qu'à présent la vue d'un esprit ne m'avait jamais effrayé, appar-
tînt-il au ciel ou à l'enfer.... Mais voici que je tremble et sens sur
mon cœur je ne sais quel froid glacial. Âb I je suis capable d'ac-
complir même ce que j'abhorre le plus, et de défier toute humaine
frayeur... La nuit approche. Allons! [Il sort)
SCENE IH.
La cime du mont Jnng-l"rau.
Arrive la premikhe destinéi!.
La lune se lève, large, ronde et brillante. Sur ces neiges que le
pied d'un mortel ne foula jamais, nous marchons chaque nuit sans
lai.sser d'empreinte; nous parcourons cet océan sauvage, cette
mer de glaces qui scintille; nous effleurons ces rudes brisants,
semblables à des flots écumeux soulevés par la tempête et que le
froid aurait subitement congelés trombe liquide réduite à lim-
mobililé et au silence. Cette cime escarpée et fantastique, façonnée
par quelque tremblement de terre, où s'arrêtent les nuages pour s'y
reposer en passant; et c!rae est consacrée à nos fêtes et à nos veil-
les Ici j'attends mes sœurs, qui doivent visiter avec moi le palais
d'Ahrimane,car cette nuit se célèbre notre grande réunion; je m'é-
tonne qu'elles n'arrivent pas.
Lue VOIX chante duns /'éloignement. — L'usurpateur captif,
précipité du trône, gisait immobile, oublié, solitaire : je l'ai éveillé!
j'ai brisé sa chaîne , je lui ai donné une armée le tyran règne
encore ! Il reconnaîtra mes services par le sang d'un million d'hom-
mes, par la ruine d'une nation , par sa propre fuite et son long dé-
sespoir.
Une seconde voix. — Le vaisseau voguait, le vaisseau voguait ra-
|iide ; mais je ne lui ai pas laissé une voile , je ne lui ai pas laissé
un mât; il ne reste plus une planche de la carène ou du pont; il n'a
pas survécu un infortuné pour pleurer son naufrage. J'ai sauvé
cependant un des marins, en le soutenant sur les flots par une
touffe de ses cheveux ; mais celui-là était bien digne de ma sollici-
tude : traître sur la terre, pirate sur l'Océan, je l'ai sauvé afin quil
me préparât le spectacle de calamités nouvelles.
La première destinée, répondant à ses sœurs. — La ville est
endormie; l'aurore la trouvera plongée dans les larmes; lente et
sinistre, la noire peste s'est étendue sur elle. Des milliers déjà sont
dans la tombe , des milliers périront encore ; les vivants fuiront les
malades qu'ils devraient soigner. Rien ne pent arrêter la contagion.
La douleur et le désespoir, la maladie et l'effroi enveloppent une
nation entière: heureux ceux qui meurent et ne voient jias ce spec-
tacle de désolation , cet ouvrage d une nuit , celte immolation
d'un royaume... cette œuvre de mesmainsj tous les siècles me l'ont
vu faire, et je la renouvellerai encore.
.'irrivent la seconde et la troisième destinée (elles chantent
toutes trois ensemble). — Les cœurs des hommes sont dans nos
mains; leurs tombes nous servent de marche-pied... esclaves à qui
nous donnons le souffle pjur le reprendre aussitôt.
Première destinée. — Salut! où est Néniésis?
Deuxième destinée. — Occupée à jiuelque œuvre importante; ce
que c'est, je l'ignore ; car mes mains étaient eu action.
Troisième destinée. — La voici.
Première destinée. — D'où viens-tu donc? Mes sœurs viennent
bien tard cette nuit.
Jrrive Némésis. — J'étais à réparer des trônes brisés , à ma-
rier des imbéciles, à restaurer des dynasties, à venger les hommes
de leurs ennemis pour les faire repentir ensuite de leur vengeance;
à tourmenter les sages , au point de les rendre fous ; à inspirer
aux sots des oracles nouveaux pour gouverner le monde, caries
vieux commençaient à n'être plus de mise. Les mortels se met-
tent à penser par eux-mêmes, à peser les rois dans leurs ba-
lances et à parler de liberté, c'esl->-dire du fruit défendu Par-
lons! nous avons laissé passer l'heure; montons sur nos nuages.
[Elles sortent.)
SCENE IV.
Le palais d'Ahrimane. Ahrimane sur un globe de feu qui lui sert
de trône. Les génies rangés en cercle autour de lui.
Ili/mne des GÉNIES.
Salut à notre maître ! au prince de la terre et de l'air! il marche
sur les nuées et sur les eaux... il tient dans sa main le sceptre des
éléments; et ceux-ci à sa voix se dissolvent pour faire place au
chaos! Il souffle, et la tempête agite l'Océan; il parle, et les
nuages lui répondent par la voix du tonnerre; il regarde, et les
rayons du soleil disparaissentdevant son regard ; il se meut, la terre
tremble et se déchire. Les volcans éclatent sous ses pas^ son ombre
est la peste ; les comètes précèdent sa route dans les cieux brû-
lants, et devant sa colère, les planètes sont réduites en cendre. La
guerre lui offre des sacrifices journaliers ; la mort lui paie tribut; la
vie lui appartient avec ses innombrables agonies. Notre maître est
l'âme de tout ce qui est. (Entrent les destinées et Némésis.)
PREMiiiRE DESTINÉE. — Gloirc à toi , Ahrluiane! Ta puissance
s'accroît sur la terre; mes sœurs ont exécuté tes ordres, et moi, je
n'ai pas négligé mon devoir.
Deuxième destinée. — Gloire à toi, Ahrimane ! Nous qui cour-
bons la tête des hommes, nous nous inclinons devant ton trône.
Troisième destinée. — Gloire à toi, Ahrimane, nous attendons
un signe de ta volonté.
NÉMÉSIS. — Souverain des souverains! nous sommes à toi, et tout
ce qui vit est partiellement à nous, et presque toutes choses nous
appartiennent entièrement; néanmoins pour accroître notre pouvoir
en augmentant le lien, notre sollicitude est nécessaire, et c'est pour-
quoi nous sommes vigilantes. Tes derniers commandemenis ont été
remidis dans toute leur étendue. (Entre Manfred.)
Un génie. — Qui s'avance ? Un mortel !... Téméraire et vile créa-
ture, fléchis le genou, et aJore!
DiiuxiÈME GÉNIE. — Je coiinaîs cet homme : c'est un magicien
d'une grande puissance et d'une science formidable.
Troisième génie. — Fléchis le genou et adore, esclave! Quoi !
ne reconnais-tu pas ton maître et le nôtre? Tremble et obéis!
Tous LES génies. — Prosterne-toi, prosterne ton argile maudite,
fils de la terre! ou crains les derniers chàtimeuts.
Manfred. — Je connais vos tortures; et né..nmoins, tu vois que
je ne fléchis point.
Quatrième génie. — Nous t'apprendrons à fléchir.
Manfred. — Je ne l'ai que trop appris ; combien de nuits, sur
la terre nue, j'ai courbé mon front dans la poussière et couvert ma
tète de cendres ! J'ai connu la plénitude de l'humiliation ; car je
me suis afl'aissé devant mon désespoir, agenouillé devant ma déso-
lation.
Cinquième génie. — Oses-tu bien refuser au grand Ahrimane
sur son trône ce que toute la terre lui accorde sans l'avoir contem-
plé dans la terreur de sa gloire? Courbe-toi, le dis-je.
Manfred. — Dis-lui qu'il ait à se courber, lui, devant son supé-
rieur et son maître... devant l'Infini, devant le suprême régulateur
des choses, devant le Créateur qui ne l'apoint fait pour être adoré...
qu'il s'agenouille, et je ferai de môme.
Les GÉNIES. — Ecrasons ce ver de terre! Mettons-le en pièces!
Pre.mière destinée. — Arrêtez, éloignez-vous! cet homme est à
moi. Prince des puissances invisibles! celui-ci n'est pas un homme
ordinaire , comme l'attestent son attitude etsa présence en ces lieux;
ses souU'rances ont été, comme les nôtres, d'une nature immortelle;
sa science, ses talents et sa volonté se sont élevés aussi haut que
le permet l'argile qui emprisonne une essence éthérée; il a pris
son essor au-dessus des habitants de la terre et n'a retiré de ses
veilles d'autre fruit que de savoiv comme nous celte grande vérité :
la science n'est pas le bonheur ; elle ne fait que substituer une igno-
rance à une autre. Ce n'est pas tout : les passions, ces attributs in-
hérents à la terre etau ciel, dont nulle puissance , nul être n'est
exempt, à partir de l'humble vermisseau; les passions ont trans-
percé son cœur, et ont fait de lui un être si malheureux, que moi,
l'impitoyable, je pardonne à ceux qui en ont pitié. Cet homme est à
moi et à toi aussi peut-être... Quoi qu'il en soit, nul autre esprit dans
cette région n'est au-dessus de lui... nul n'a pouvoir sur son âme.
NÉMÉsis. — Alors que vient-il faire ici ?
Première destinée. — Qu'il réponde lui-même.
Manfred. — Vous savez quels mystères j'ai pénétrés, et sans un
pouvoir supérieur, je ne serais pas au milieu de vous; mais il est
des pouvoirs plus grands encore, je viens les interroger.
NÉMÉSIS. — Que demandes-tu?
Manfked. — Tu ne peux me satisfaire toi-même. Evoque les
moris devant moi : c'est à eux que s'ailressent mes questions.
NÉMÉSIS. — Grand Ahrimane, pernicls-tii ipie le désir de ce mortel
soit exaucé?
Ahrimane. — Je le permets.
20 i
I.FS VF.II.IJ'FS IITTI'RAIRFS iM.nfrRftK*;.
Nkmésis. — 0"' voiix-lii lircrclftsnccnrtrpT
MANPnEn. — Vn iii"il sans sopiilliirc : évixiiio Aslnrir.
Nkmksis — C)iiil)re! nil espiil! quoi i|iip lu suis, (iiicl'iiic [linlioii
(lui li' iTsli- (les fcirmcs (|ue lu reçus h lu tuiissnucc, de If-nvi'loppn
(inrRilc i|iii; lu as rcntluc aux éliMUouls, ruvifiisii la cinric du juur;
rcvii'tis Ifllc que lu étais, avec le nii^iiiu cœur et la mëfiic cliair ili';-
riilics un miiinciil aux vers do la liniilie. Tarais, parai'-l Crlui cpii
l'ciiNciva là lins rôclanii" id ta présonrc I (/,'» forme d.htnrlc s i-
Itrc 1 1 nsti' (Irhoiil au iiii/iiu dis (iniirs.)
MA^pnl:n. — Kst-rc liion la mort qui paraîi? l-'incarnal osl sur
SCS jiiucs; mais, je le vnis, en ne sont pas des couleurs vivantes;
c'c<l une l'oupeur maladive, ])arcille aux li'iules que l'auldtnne im-
prime sur les feuilles niorli'S ! <) l'ieu! CdminenI se fiiil-il (pie je
tremble de la regarder?... Asiarlé!... Non, je ne puis lui jiarler
Dites-lui qu'elle parle; que j'attends de sa bouche mon pardon ou
mon arrM.
Ni'.MKSis. — Par la puissance qui a bris(5 pour toi les liens du
trépas , réponds h celui qui t interpelle ; réponds ii ceux qui t'ont
fait venir !
Manhued. — Elle garde le silence... et ce silence est plii.s qu'une
réponse.
Nkmksis. — Mon pouvoir ne va pas plus loin. Prince de l'air, loi
seul peux faire davanlaije :. commande-lui de p.u-ler.
Aiiiii.MANi:. — lisprit!... obéis à ce sct'plre.
NÉMiisiy. — Muette encore! ICIle n'est pas des nôtres: elle ap-
jiarlient aux autres puissances. Mortel! la demande est vainc, cl
nous-mêmes nous sommes sans pouvoir.
ItlANFRUu. — lùilonds-moi! cnlcnds-moi ' Asiarlé, ma bien-
airnée! parle-moi : j'ai tant souffert! jesnulTre tant; rc{çarde-nioi !
La tombe ne l'a pas chanfiée , et je ne suis pa* cliaiipé pour loi.
Tu m'as trop aime, et moi je l'ai trop aimée aussi: nous n'étions
pas (lotinés à nous torturer ainsi run l'aiiln; , encore que nous
ayons été bien coupables d'aimer comme nous avons aimé. Dis que
tu ne me hais pas (pie je suis puni pour nous deux... que tu
vivras parmi les bienheureux , cl que je mourrai, moi. (^ar jus(iirii
présent tout ce qu'il y a d'oilleux ici-bas conspire h me relenirdans
les liens de rexistencc, dans une vie (|ui me fait envisager l'iminor-
lalilé avec ell'roi, comme un avenir idcniiciue au passé. Pom- moi
plus de repos. Je ne sais nice que je dcmatidc nice (pie je cherche ;
je sens uniquement Ion existence, la mienne; et il me serait doux
d'entendre unefois encore avant de mourir la voix qui fui mon bar-
nioiiic... l'arle-moi! car je l'ai appelée dans le calme de la nuit : ma
voix a effrayé 1 oiseau endormi sous le feuillage silencieux, cl j ai
réveillé le loup dans la montagne : j'ai appris aux échos des caver-
nes ;i répéter vainement Ion nom; et ils m'ont répondri... inul m'a
répondu, les esprits et les hommes... mais loi, lu es restée muclte.
Ob ! maintenant, parltMuoi ! J'ai veillé plus longtemps que les étoi-
les, CI me< regards l'on! vainement cherchée dans les cicnx. Parle-
moi ! j'ai erré sur la terre et n'ai rien vu de semblable à loi... Parle-
moi I Vois ces démons qui nous eiilourenl... ils .«viniialbiseul avec
ma douleur; je ne les crains pas, je n'ai de seniimeni que pour toi
seule. Parle-moi, quand tu (lc\ rais prononcer des paroles de colère...
Dis-moi seulement... n'importe quoi... mais que je l'entende une
fois... une fois encore !
Le famùmk n'AsTARTÉ. — Manfred !
Manfred. — Poursuis, poursuis! toute ma vie s'absorbe dans les
sons que j'entends... Oli ! oui, c'est bien sa voix !
Le kantùve. — Manfred ! la prochaine journée terminera tes
maux terrestres. Adieu '
Manfred. — Vn mol encore! Suis-je pardonné?
Le FANT().ME. — .\dieu!
Manfred. — Dis! nous reverrons nous ?
Le FANT('iME. — Adieu !
Mantrei». — lin mol de pardon ! dis! tu m'aimes. Asiarlé!
Le fantôme. — .Manfred I {l.e fnn/time d'.lsinrté disparaît.)
Nemé-is. — lîlle est partie, et il n'est plus possible de la rappeler;
ses paroles s'accompliroiil. Hetournesur la terre.
Un génie. — Quelles convulsions' quel diisespoir! Juste puni-
lion d'un mortel qui veut connaître les choses placées au-delà des
limites de «a nature.
AcTRE (;ÉNiE. — Cependant, voyez : il se maîtrise , et soumef sa
soiifTrance h sa volonté. Né l'un de nous, c'eilt été un esprit d une
effrayante puissance.
Nemesis.— Est-il encore d'autres questions que tu veuilles adres-
ser h notre monarque ou à ses adorateurs ?
Manfred. — Aucune.
' Nemesis. — Alors, adieu ])our un temps.
Manfred. — Nous nous reverrons dime? Où? sur la terre?...
soil! où tu voudras. Pour la faveur qui m'a été accordée. je suis ton
débiteur. Adieu ! ( Manfred sort.)
itc'i'i: III.
SCENE PKEMIEHE.
l'ne sallo nu cliAlcau de Manfrtd.
M.^XFREb, HERMANN.
Manfred. — Ouelle heure est-il?
IIeiimann.— ï),ins une heure, le folcil se coucIki.i, ikju» au-
rons une belle soirée.
Manfred. — Dis-moi : toul est-il disposé relon mes ordres?
IIer.mann.— Tout esl prêt, monseigneur; Voici la clef cl la cas-
si'ttc.
Manfred. — C'est bien ! tu peux le rolirer. [Ilrmuinn sort.) Je
sens en moi un calme, une Irampiillilé inexplic.;ilile, qui. jusqu'à pré-
sent , a mamiué dans ec que j'ai connu de la vie ; si je ne savais
que la jdiilosophie est de toutes nos vanités la jdns futile, que c'esl
le mot le plus vide dont le jargon de l'école ait jamais déçu nos
oreilles, je croirais nue le secret d'or, que l'idéal e.'.t enfin trouvé
cl que son siège est dans. mon ftme. Cet état ne peut durer; mais il
est bon de l'avoir connu, nefùl-ce qu'une fois : Il agrandit mes pen-
sées en me donnant un ,'ens nouveaii ; et je noierai dans iiie-s ta-
blettes qu'un tel sentiment existe. Qui est là? {Hnire Uermann.)
Hermann — Seigneur, l'abbé de Saint-. Maurice demande à être
introduit près de vous [llntrp /'abhv de .Siiinl Maurice.)
I, abri;. — Ijue la paix soit avec le comte .Manfred!
.Manfred. — Je le remercie, bon [lère! sois le bienvenu dansées
murs : la présence les honore et ilcvicnl une bénédiction pour ceux
((iii les liabilenl.
L'abri:. — Plût au ciel , comte , qu'il en fût ainsi!... Mais je vou-
drais vous entretenir en particulier.
.Manfred. — Hermann, laisse-nous. [Hermann sort.) Que me
v^j'it mon hole vénérable?
L'abbé. — J'entre tout dioit en matière... mon 4ge. mon zèle,
ma profession, mes bonnes intentions excuseront la liberté que
je prends ; je pourrais aussi invoquer notre voisinage, bien que
nous nous connaissions jieu. 11 court des bruits étranges, auxquels
on mêle votre nom, ce nom glorieux depuis des siècles' puisse ce-
lui qui le porte aujourd liui le transmciire sans tache à ses descen-
dants I
Manfred. — Poursuis!... j'écoule.
L'abbé. — On prétend que vous vous livrez à des éludes inter-
dites aux recherclies de l'homme ; que vous êtes en rapport avec
les babilanls des sombres demeures, celle foule d esprits malfai-
sants et impies qui errent dans la vallée d'- l'ombre de la mort Je
sais que vous êtes rarement en commuoicaiion de pensées avec les
homines, vos semblables, cl que votre solitude, pour èlre celle d'un
anachorète, n'aurait besoin que d'être sainte.
Manfred. — Et quels sont ceux qui disent ces choses?
L'abbé — Les frères de mon ordre, les paysans effr.iyés vos
propres vassaux... qui vous regardent avec des yeux inquiets. Bref
votre vie même esl en péril.
Manfred.— Qu'on la prenne!
L'abbé. — Je viens pour sauver, et non pour détruire. Il ne m'ap-
partient pas de sonder les secrets de votre Ame ; mais .«i ces rumeurs
reposent sur quelque vérité, il est temps encore de recourir à la
pénitence et au pardon, de vous réconcilier avec la véritable Eglise,
et par ri'"glise avec le ciel.
Manfred — Je te comprends : voici ma réponse : Quels que
soient, quels que pnis.sent avoir elé mes sentiments intimes, c'est
un secret entre le ciel et moi... je ne choisirai pas un homme pour
médiateur. Ai-je transgressé les lois religieuses? Qu'on le prouve,
et qu'on me puni<se!
Labbe.— .Mon lils, ce n'est pas de punition que j'ai parlé, mais
de pénitence et de pardon... Nos rites et notre foi me mettent à
même d'aplanir au pécheur la voie vers des espérances pins hautes
et des pensées meilleure-;; quant au droit de punir, je labandnnne
au ciel « La vengeance esl à moi seul, » a dit le Seigneur; cl
son serviteur n'est que I humble écho de celte redoutable parole.
.Manfred. — Vieillard! ni le pouvoir des hommes pieux, ni l'effi-
cacité de la prière, ni les formes expiatrices de la pénitence, ni la
conlrilion extérieure, ni les jeûnes, ni les souffrances .... ni plus
que tout cela, les tortures intimes de ce profond di'sespnir qui est
le remords sans la crainte de l'enfer ..rien ne peut exorciser l'ànic
iudépeiulante; rien ne peut lui arracher le sentiment énergique de
ses propres fautes, de ses crimes, de ses tourments et de sa ven-
geance sur elle-même: point desiipplicis h venir qui puissent' éga-
ler la justice que la conscience, en nous condamiiani , exerce sur
noire propre cnmr.
L'ABBE.— Tout cela est bien, car tout cela passera cl fera pince .i
une espérance salutaire; voti'e Ame pourra s'élever avec une calni''
assurance vers ce foriuné séjour , où sont admis tous ceux qui <ii
ont la ferme volonté . quelles qu'aient été leurs terrestres erreul^
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
295
pourvu que le repenlir les ait expiées. Le commencement ile cctlo
expiation est dans le sentiment de sa néeessilé : parlez, et tous les
enseignemenisilo l'Iïglise vous seront prodigués, et tout ce que des
prflres peuvent iibsondre vous sera pardonné.
filANFRiii).— Quand le sixième empereur de Rome vit arriver sa
fin, à la siiile dune blessure que lui même s'était faite pour se
soustraire au supplice public, infligé par un sénat naguère son es-
clave, un soldat, ému d'une fidèle pitié, voulut étancher le sang
qui jaillissait de la gorge de son empereur; le Romain expirant le
repoussa, et, jetant sur lui un regard où brillait encore un reflet
de la puissance impériale : « 11 est trop tard, lui dit-il; est-ce là de
la fidélité "? •>
L'abbé. — Où voulez-vous en venir?
JIanfred — Je réponds avec le Romain : « Il est trop tard! »
L'ABBiJ. — Il ne saurait jamais être trop tard pour vous réconci-
lier avecvolre âme, etpourrécoiiciliervotre âme avec leciel. Ne vous
reste-t-il diTnc plus d'espérance? Je m'en étonne: ceux-là même qui
désespèrent du ciel sa créent sur la terre des illusions, fragiles ro-
seaux auxquels ils se rallacbenl comme des hommes qui se noient.
Manfbed. — Oui, mon père! je les ai connues, ces illusions ter-
restres, aux jours de ma jeunesse. Alors, j'éprouvais la noble am-
liiliou de m emparer de la volonté des hommes, d'éclairer les na-
tions, de m'é^ever je ne sais à quelle hauteur .... pour tomber
peut-être, mais pour tomber comme la cataracte des monlagnes, qui
bondit des cimes éblouissantes jusque dans les profondeurs de l'a-
bîme écunieux, et qui de là fait jaillir encore vers le ciel des colon-
nes de poussière liquide, nuages retombant en pluie : elle gît alors
bien bas, mais bien puissante encore. Ce temps d'ambition n est
plus; mon espoir n'était qu'une erreur.
L'abbé. — lit pourquoi?
iManfreu. — Je n'ai pu plier ma nature; car il doit servir, celui
qui veut commander. Il faut flatter, supplier, épier les occasions,
se glisser pai-tout, devenir un mensonge vivant, si l'on veut être
puissant parmi les êtres abjects dont se coniposeni les masses. Je
dédaignai de f.iire partie d'un troupeau... d'un troupeau de loups,
dnssi'-je en èire le chef. Le lion est seul, et je suis comme le lion.
Labbé — Et pourquoi ne pas vivre et agir comme les antres
honnnc'^ ?
Manfkf.d. — Parce que ma nature était antipathique à celte vie ;
et pourtant je n'étais pas cruel, car je voulais trouver nn dé.serl, mais
non pas en faire un. Je ressemblais au simoun , à ce vent dont
l'haleine brûle et dévore : il n'habite que le désert ; il ne souille que
sur des sables stériles, où ne croît nul arbuste; il prend ses ébats
parmi leur.s vagues sauvages et arides; il ne cherche personne, ti
personne ne le cherche; mais à tout ce qu'il renconire son contact
est mortel. T 1 fui le cours île mon existence; il s'est trouvé sur
mon chemin desobjelsqui ne sont plus.
L'abbé.-— Hélas! je cmnmence à craindre que vous n'ayez point
de secours à tirer de moi et du saiul ministère. Pourtant , si jeune
encore, je voudrais...
iMaxfriîd. — Regarde-moi ! Il est sur la terre des hommes qui
deviennent vieux dès leur jeunesse et meurent avant le midi de
l'âge, sans chercher cependant la mort violente du guerrier; il en
est qui succombent au plaisir, d'autres à l'étude; ceux-ci meurent
d'un excès de travail , ceux-là d'ennui ; qui de maladie , qui de dé-
mence; plusieurs enfin d'un brisement dé cœur, mal qui tue plus
de monde qu'on ne pense : elle revêt toutes les formes et prend bien
des noms. Regarde moi ! j'ai éprouvé tontes ces choses, et une seule
suffirait pour donner la mort. Ne t'étonne donc pas que je sois ce
que je suis, mais bien que j'aie jamais pu \ivre, ou qu'ayant vécu,
je sois encore sur la terre.
L'abbe. — Ecoute/.-moi, cependant...
IManfred. — Vieillard! je respecte ta profession ;• je vénère tes
cheveux blancs; tes intentions me paraissent pieuses; mais tes ef-
forts seraient impuissants. Ne m'accuse pas de manquer d'égards pour
tiii : c'est dans ton intérêt, et non dans le mien, que j'évite une
plus longue conférence... Ainsi, mon père, adieu! (Manfred soi't.)
L'abbé. — Cet homme aurait pu être une noble créature; il a
tiuile l'énergie qui, d'éléments généreux, aurait produit un bel en-
seiidde, s'ils eussent été sagement combinés. En leur étal actuel,
c'est un ellrojahie chaos, un mélange confus de lumière et d ombre,
d'esprit et de poussière, de passions et de pensées sublimes, mais li-
vrées à une Inlle désordonnée et sans frein , tantôt inactives, tan-
tôt destructrices. H va périr, et pourtant cela ne devrait pas être. Je
veux faire une nouvelle tentative , car de telles âmes méritent bien
d'être rachetées, et mon devoir est de tout oser dans un but \er-
tueux. Je le suis... prudence et fermeté! (L'abbé soi't.)
SCÈNE II.
Un antre appartement.
MANURED, HERMANN.
Hermann. — Monseigneur, vous m'avez dit de venir prendre vos
ordres au coucher du soleil : le voilà qui descend derrière la mon-
tagne.
Manfred. — Vraiment! je vais le regarder. (Manfred s'avance
vers /a fenêtre de l'appartement.) Astre glorieux! idole de l'homme
encore enfant, de cette race vigoureuse, pure de toute souillure,
de ces géants nés des amours des anges avec un sexe plus beau
qu'eux-mêmes, et qui fit descendre du ciel, descendre sans retour,
ces esprits égarés! Astre glorieux, tu fus adoré avant qu'eût été ré-
vélé le mystère de ta création; le premier, tu annonças la gloire du
Tout-Puissant; tu réjouis au sommet de leurs monla'gnes le? cœurs
des bergers chaldéens, qui se répandirent en prières devant loi!
Dieu matériel! tu es le représentant de l'Inconnu, qui t'a choisi
pour son ombre! Etoile souveraine, centre de milliers d'étoiles! tu
rends notre terre habitable , lu ravives les teintes et les cœurs de
tout ce qui existe sous l'influence de les rayons! Père des saisons,
monarque des climats divers, de près ou de loin , nos pensées ,
comme les traits de nos visages, se colorent à tes fenx. Tu te lèves,
tu resplendis , tu te couches dans ta gloire. Adieu! je ne te verrai
plus. IVlon premier regard d'amour et d'admiration fut pour toi, re-
çois aussi mon dernier salut : tes rayons n'éclaireront aucun mor-
tel à qui le don de la vie ail été plus fatal. Il est parti : je vais le
suivre. (Manfred sort.)
SCÈNE HI.
Les montagnes. A quelque distance, le château de Manfred. Une
terrasse devant une tour. Minuit.
HERMANN, MANUEL, ET AUTRES DOMESTIQUES DE MANFRED.
Hermann. — C'est bien étrange! chaque nuit , pendant longues
années, il a poursuivi ses veilles dans cette tour solitaire. J'y suis
entré, nous y avons tous pénétré plus d'une fois; maisil serait im-
possible, d'après ce qu'elle contient, déjuger exactement de la na-
ture des occupations auxquelles il se livre. Pourtant il y a une.
chambre où personne n'est admis; je donnerais trois années de
mes gages pour en percer les mystères.
Manuel. — Il pourrait y avoir quelque danger : contente-toi de
ce que tu sais.
Iiermann. — Ah ! Manuel, tu es vieux ; tu as de l'expérience, et.
tu pourrais nous en apprendre beaucoup... Depuis combien d'an-
nées es -tu ici?
Manuel. — Avant que le comte Manfred fût né , je servais son
père, auquel il ressemble bien peu.
Hermann. — C'est ce qui arrive à beaucoup d'enfants ; mais en
quoi le père et le fils dillèrent-ils donc tant ?
Manuel. — Il ne s'agit pas des traits du visage ou des formes ex-
térieures, mais du caractère et des habitudes. Le comte Sigismond
était fier, mais gai et franc ; c'était tout à la fois un guerrier et un
homme de plaisir. 11 ne vivait pas au milieu des livres et dans la soli-
tude : il n'employait pas la nuit en lugubres veilles, mais en festins
joyeux, et il en passait les heures plus gaiment que celles du jour.
On ne le voyait pas hanter comme un loup les bois et les rochers ,
et s'isoler des hommes et de leurs plaisirs.
Hermann. — Merci.de moi, c'étaient d heureux temps que ceux-
là ! Je voudrais en voir renaître de semblables dans ces vieilles mu-
railles ; elles m'ont tout l'air de les avoir oubliés.
Manuel — 11 faudrait d'abord que ces murs changeassent de maî-
tre. Oh Hermann ! J'ai vu d'étranges choses dans leur enceinte.
Hermann. — Allons, sois bon enfant; raconte-m'en quelques-
unes pour passer le temps. Je l'ai entendu parler vaguement d'un
événement qui est arrivé quelque part de ce côté, dans le voisinage
de cette même tour.
Manuel. — Je me la rappelle , cette nuit-là ! c'était peu après le
coucher du soleil, comme qui dirait raainlenant, une soirée comme
celle-ci. Un nuage rougeàlre couronnait la cime de l'Eigher, tout
pareil à celui que nous y voyons ; ils se ressemblent tellement que
peut-être est-ce le même. Le vent était faible et soufflait par bouf-
fées ; la lune, qui se levait, commençait à faire briller la neige des
montagnes ; le comte Manfred était, comme mainienani, renfermé
dans sa tour ; ce qu'il y faisait, nul ne le sait. H n'avait avec lui que
la seule compagne de ses rêveries et de ses veilles ; la seule de tou-
tes les créatures terrestres qu'il parût aimer, comme, en eli'et, les
liens du sang lui en faisaient un devoir. La comtesse Asiarté; c'était
sa Chut ! qui va là ? (Entre l'abbé de Saint-Maurice.)
L'abbé. — Où est votre maître?
Hermann. — Là-bas, daus la tour.
L'abbé. — J'ai besoin de lui parler.
Manuel. — Impossible ! il est dans une de ses heures de solitude,
et nous ne pouvons introduire person ne auprès deluiencemoment.
L'abbé. — Je prends sur moi la responsabilité de la faute, si c'en
est une ; mais il faut que je le voie.
Hermann. — Vous l'avez déjà vu ce soir.
L'abbé. — Hermann ! je te l'ordonne ; va frapper, et annonce-
moi au comte.
Hermann. — Personne de nous ne l'oserait.
2W;
I.KS VKIIXKKS l,n ll':UAIUK.s II.LUSTHKKS.
l.'AiinK. — Ell bien ! jn suis dans la nécessilé de in'nnnonccr mni-
IIII^IIIC.
Mamiel. — Mon ri'MTCiid pen', arrtlcz. arrôlcz, jo vous prie !
I/abbk. — Pouri|iioi ?
Mam'el. — Vciii'r par ici, je vous en ilirni davantage.
SCKNIi IV.
L'inK'rit'iir de In lour.
HANFRKIi, Sflit.
I-os ('toiles brillent ; la lune plane .sur les ciincs ncigcu8cs des
m(inlai;nes : C> spectacle
nia);nilîquc! J'aime à pro-
longer ces entretiens avec
la iiatnre ; car le v isage
de la nuit est plus faiiii- :^ — ,^_..^
lier h mes regards que J -- ■-- 1^--
celui de l'homme, el la -7=: ' - '" "
bcanli- solitaire de son " '
ombre éioilée m'a révélé
l.'i langue d lin antre
luuiidc. Je nie r:ippelle
que, bien jeune eneoie,
pendant mes vovages, par
une seiiiblalilc' nuit , je
lue trouvai dan.s l'encein-
te du tlolisée , an milieu
lies |)Ims imposants déliri-
(le la puissante Home: les
arbres, qui poussent sur
les arches brisées, balan-
çaient leur noir feuillage
sur le fond bleu de l,i
nuit, et les étoiles bril-
laient à travers les fente>
de la grande ruine. An
loin , de l'autre côté iln
Tibre, les chiens faisaient
entendre leurs aboie-
ments; ])lus près de moi,
le cri prolongé du hibou
s'échappait du yialais de^
Césars , et l'appel des
sentinelles placressur les
lointains remparts s'éle-
vait et iiiourail lour-à-
lour, apporté par la brise
légère. Au-delà des brè-
ches pratiquées par le
temps . ipiciques evpiès
seniblaieiit border lliori-
zon ; el pourtant ils n'é-
taient (pi'ii une portée de
Irait. Au.\ lieux (pi'habi-
laient les Césars, et (piha-
bitent aujourd'hui les oi-
seaux de la iiuil à la voix
discordante, on n'aper-
çoit plus que des arbres
qui. croissant sur les frag-
ments des corniches é-
croulées, enlacent leurs
racines à la pierre du fo-
vcr impérial ; là, partout
le lierre a usurpé la place
du laurier ; les apparte-
ments du grand Jules et les Ihermes d'Auguste, décombres ignorés,
sont obstrués parla cendre... Kt cependant le cirque. oilieu.\ théâtre
des jeux sanglants des gladiateurs , le cirque est toujours debout ,
imposant naufrage des siècles , perfection de la ruine ! lit loi ,
lune erranle. tu brillais sur tout eel ensemble; ta large cl suave
clarté adoucissait lausière rudes.^e et les leinles heurtées de ces dé-
bris; lu comblais les vides (qicrés par les siècles, lais-sant sa beauté
il ce qui était beau et embellissanl le reste. Alors un pieux recueil-
lement saisissait 1 ftine, et la pensée embrassait dans une adoration
silencieuse les grands hommes d'autrefois, ces monarques qui. loul
morts qu'ils sont, ont conservé leur sceptre , et du fond de leurs
urnes gouvernent encore nos âmes. C'était une nuit comme celle-ci!
il est étrange que je nie la rappelle en cet instant ; mais je l'ai tou-
jours éprouvé , c'est au moment même où la pensée devrait .se re-
cueillir le plus profondément qu'elle tente ses excursions les plus
lointaines. {/:ntie /al/hv de .Saint-Maurice)
L ABBÉ. — Noble seigneur, pardonnez-moi celle seconde démar-
ArrOtc, insensé!
cite; ne vour ofTenow. point de l'imporlanilé de mon buinblc zèle...
que 1.1 faute rclombr sur moi seul el que le» effets salutaires des-
eendi'iit sur votre l^te : je voudrais pouvoir dire dans votre ea*ur !
nil ' ce eieiir, si, par mes paroles ou mi's prières, je parvenais à
le loucher, je ramènerais dans le ciroil cheiuiii un noble esprit qui
s'est égaré , mais (|ui n'esl pas perdu sans ictour.
Manfbkd. — Tu ne me connais pa« ; mes jours sont ooinpiés, et
mes actes inscrits! Relire-loi; la pré.senre ici pourrait le devenir
fatale... . Soi-s!
L'abhb. — Dans Ion intention, sans doule, cei n'esl pas une me-
nace.
Manfrkd. — Non certes : je l'averlig sculemenl qu'il y a du dan-
ger pour loi h rester ici. et je voudrais le préserver de tout mal.
I.'Abbk. — Oiieveux-lu
dire?
MANFBnii. — Ilegarde
Ih, que vois-lu?
I.'abiié. — Kien.
Mankrkd. — Regarde
;■ bien, le di-<-je Main-
tenant, di»-moi ce que lu
'. ^"'*-
L'abbk. — Un être qui
devrait me faire trem-
bler... maisje ne le crains
pas Je vois sortir de terre
lin spectre sombre el ter-
rible, qui res.semble à une
divinité infernale; son vi-
sage est Vdilé, et des nua-
ges sinislr(?s forment .«on
vêlement ; il se lient de-
bout entre nous deui
mais, comme je l'ai dit, je
ne le crains pa.«.
Manfued. — Tu n'as
aucune raison de le crain-
dre. . il ne te fera p;is de
mal mais sa vue seule
peut frapper de [laralvsie
les membres affaiblis par
l'âge. Je le répète re-
lire toi !
L'aiihk. — Kl moi , je
réponds : « Jamais I » je
veux livrer combal à ce
démon... que fait-il ici?
.Manfreu. — Mais... en
effet.... que fait-il ici?
je ne lai pas mandé
il est venu sans mon or-
dre.
L'abbé. — Hélas ! mor-
tel abandonné I Quels
rapports peux -lu avoir
avec de pareils holes? Je
tremble pour la sùreié ;
p'iurqiioi ses regards se
lixcnl-ils sur loi , el les
liens surlui ? Ah I le voilà
qui l.-iis.se à découvert son
visage ; son fronl porte
encore les cicatrices qu'y
Jaissa la foudre ; dans ses
yeux brille I iminorlalilé
de l'enfer. Arrière !
Manfreu. — Parle, Es-
prit I que me veux-tu ?
L'esi'Bit. — Viens !
L'abbk. — Qui es-tu, être mystéiieux ? réponds-moi I
L'ESPRIT. — le génie de ce mortel Viens! il est temps.
SlANFREn. — Je suis préparé à loul ; mais je ne reconnais pas le
pouvoir ipii m appelle. Qui l'envoie ici?
L'esprit. — Tu le sauras plus lard. Viens ! viens I
Manfred. — J'ai soumis des êtres d'une essence bien supérieure
à la tienne; je me suis mesnré avec les maiires. \a-l'eii.
L'esprit. — Mortel ! ton heure est arrivée... parlons, te dis-je.
Manfred. — Je savais cl je sais que mon heure est arrivée ; mais
ce n'esl jias .'i un être tel que toi uue je remetlrai mon Ame. Arrière !
je mourrai seul, ainsi que j'ai vécu.
L ESPRIT. — lin ce cas , je vais appeler mes frères. Paraissez I
{D'autres fi/jn'/.v siirgissettl.) _
L'abbé. — Arrière, maudits! arrière, vous dis-je ! l'arloul oii la
piété .se iiioulie. vous n'avez aurnn pouvoir, cl je vous somme au
nom...
V
T);^^.''"
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
301
L'esprit. — Vieillanl ! nous savons ce que nous sommes ; nous
connaissons notre mission et Ion ministère ; ne prodigue pas tes
saintes paroles, ce serait en vain : cet Iioninie est condamné. Une
fois encore, je le somme de venir. Parlons, partons !
Manfred. — Je vous défie tous; quoique je sente mon âme prête
à me quitter , je vous défie tous ; je ne partirai pas d'ici tant qu'il
me restera un souffle pour vous exprimer mon mépris... une ombre
de force pour lutter contre vous; tout esprits que vous êtes, vous
ne m'arracherez d'ici que morceau par morceau-
L'esprit. — Mortel obslinéà vivre! Le voilà donc ce magicien qui
osait s'élancer dans le monde invisible, et qui se faisait presque
notre égal !... Se peut-il que tu sois si épris de la vie, de celte vie
qui l'a rendu si misérable !
Manfred. — IJémon imposteur, tu mens ! ma vie est arrivée à sa
dernière heure ; je le sais, et je ne voudrais pas racheter de celle
heure un seul moment. Je ne lutte point contre la mort, mais contre
toi et les anges maudits qui t'entourent : j'ai du mon pouvoir, non
à un pacte avec les tiens,
niaisà mes connaissances
supérieures, à mes auslé-
l'ités, à mon audace, à
mes longues veilles, à ma .'" 7
force intellectuelle et à
la science qu'ont jiossé-
dée nos pères , alors que
la terre voyait les hom-
mes et les anges marcher
decompagnie, etquenous
ne vous cédions en rien.
Je m'appuie sur ma for-
ce... je vous défie... vous
renie... je vous exècre et
vous méprise !
L'esprit. — Mais tes
crimes nombreux font
rendu...
Manfred. — Que foui
mes crimes à des cires
tels que toi ? doivent-ils
être punis par d'autres
crimes et par de plus
grands coupables ? lic-
lournc dans ton enfer !
Tu n'as aucun pûu\oij'
sur moi ; cela, je le sens;
tu ne me posséderas ja-
uiais; cela, je le sais. Ce
que j'ai fait est fait : je
porte en moi un supplice
auquel ceux dont tu me
menaces ne peuvent rien
ajcinler. L'âme imniur-
tclle léconipense ou pu-
nit elle-même ses pen-
sées vertueuses ou cou-
pables ; elle c.<t tout à la
fois l'oriyine el la fin du
mal qui vit eu elle ; in-
dépendante des temps et
des lieux , son sans in-
time , une fois affranchi
des liens mortels , u'eui-
prunle rien aux choses
fugitives du monde exté-
rieur ; mais elle s'absor-
be dans la souffrance ou
le bonheur que lui donne
la conscience de ses mé-
rites. Tu ne m'as pas ten-
té , et tu ne pouvais me
tenter; je ne fus jamais
la dupe, je ne deviendrai
point ta proie; je fus, et je serai toujours mon propre bourreau.
Retirez-vous, démons impuissants ! la main de la mon est étendue
sur moi, mais non la vôtre. {Les démons disparaissent .)
L'abbé. — Hélas! comme tu es pâle! tes lèvres sont décolorées
ta poitrine se soulève péniblement, etiavoix ne forme plus que des
sons ranques et éloulïés... Adresse au ciel les prières... prie, ne
fût-ce que par la pensée... mais lu ne dois point mourir ainsi.
Manfred. — Tout est fini mes yeux no t'aperçoivent plus qu'à
travers un nuage; tous les objets semblent flotter autour de moi,
el la terre osciller sous mes pas. Adieu ! donne-moi la main.
L'abbé. — Froide, froide ! et le cœur aussi... une seule prièrel...
Ilélas ! comment te Irouves-lu ?
Manfred.— 'Vieillard! il n'est pas si difficile demoiuir. {Il expire.)
La Fée des Alpes,
L'abbé. — 11 est parti !... l'àuie a pris son vol loin
pour aller où? je iiemblo d'y penser mais il est partjlan' celui
>e?î»Aoé7.)
FIN de IMANFRED.
LE
CIEL ET LA TERRE
Et n arriva... que les fils
de Dieu troiiverem les filles
(les lioinmes belles; et ils
prirent pour femmes celles
qui leur plurent.
Ge.vése, ch. VI, 2.
PERSONNAGES.
. /ne/es: Samiasa. — Aza-
ziel. — Raphael.
Hommes : NoÉ. — Irad.
— Se.m, Japhet, fils de
Noé.
Femmes : Anah. — Aiio-
LIBAMAH.— ChQEURDES
ESPRITS DE LA TERRE.
—Choeur DES MORTELS.
SCÈNE PRIÎMIÈRE.
t'ne contrée boisée et mon-
tngneuse près du mont
Ararat. Minuit.
ANAH , AHOLIBAMAH.
Anah. — Noire père
dort. Voici l'heure où
ceux qui nous aiment des-
lendent chaque nui t à tra-
\ers les sombres nuages
(|ui couronnent le mont
Ararat. Comme mon cœur
bat !
Aholibamah. — Com-
mençons noire invoca-
tion.
Anah. — Les étoiles ne
brillent pas encore; je
tremble.
Aholibamah. — Et moi
aussi; mais ce n'est pas
de crainte : je ne crains
que leur absence.
Anah. — Ma sœur,quoi-
r|ue j'aime Azaziel plus
que... Oh I beaucoup trop!
Qu'allais -je dire? mon
cœur devient impie.
Aholibamah. — Est-ce
une impiété d'aimer des
natures célestes?
Anah. — Mais, Aholi-
bamah, j'aime moins Dieu
depuis que son ange m'aime. Cela ne saurait être bien; et quoique
je ne pense pas mal faire, je sens mille craintes que le bien ne
saurait produire.
Aholibamah. — Unis-toi donc à quelque fils de la poussière, tra-
vaille et file; Japhet t'aime depuis longtemps : sois son épouse, et
donne le jour à des êtres d'argile!
Anah. — Je n'aimerais pas moins Azaziel s'il était mortel ; pour-
tant je suis bien aise qu'il ne le soit pas. Ainsi , je ne serai point
forcée de lui survivre ; et quand je pense que son vol immortel doit
planer un jour sur le sépulcre de l'humble fille qui l'adora comme
il adore le Très-Haut, la mort me semble moins terrible. Lui, cepen-
dant, je le plains : sa douleur durera des siècles, du moins telle se-
rait la mienne si j'étais le séraphin, et qu'il fût l'être périssable.
L>r»(i
I.MS VIII.IJ'IKS UTTf^HAIRKS ILLDSTRI^IvS.
l.ABBK. — Ç, — pj, q„ii rhiij^ira quelque autre flile de ]t lerro ,
""^""'' .rninn» il niiiinil Anah.
Ma\cbi»_ s;j r,.|;i (i.Miji fin! , cl iiu'iIIp l'aimAt, pliilAl le «avoir
J;'*'!S' i|ii'' lie I'll rmlitT une seule Inrtne I
AiliM.iiiAUMi. — Si ji! |M'iis;iis qu'il en Ml ninsi de l'anifuir ili! Sa-
iniiiH;i , liiul sor.'i|iliiii <|u'il esl , je le repousserais avec niépriii. Mais
tnisiiii-i iKiire inxnMli.iji. Vnici îli-uri'.
A.NAii. — Séraiiliin I du sein do la spliÏTc, quelle que soil l'éloile
qui CHiilieniie la (.'luire ; soil qui-, dans les ('•leriielles pnir<indeurs des
riiMix , lu vcilli s ii\'T les sipl jirclian^crs ; soil que, paiiiii res|'aro
inliiii, les aili'8 hiillauti'-; «.-uidrut îles innmlcs il.ius cur ninrclu' ,
eiiieiiils-nioi I Ob! pense i l'-llc qui U- ehénll ci luit: uièuic qu<lle
iif serait rien pour loi , sou^e (pie lu es Imil pour elle. Tu ne con-
nais pas. . el puissent de l'Iles douleurs uèlre iullifjées c|u'à uioi I ..
lu ne connais pas liiiuei liinie des larmes. L élemiié compose les
jotn-s; la beauté sans aunuc el sans déi-liu brille dans les yeux; lu
lie peux sentir coinnie mol, si ce n'est en amour, et la lu dois
avouer que jamais nrjiile plus aimante n'a pleuré sous le ciel. Tu
parcours rimiiicnsilé des mondes; lu contemples la face de celui
qui l'a fail grand , Ciiiiime il a fait de moi l'une des mriiiulres cré.i-
liires lie la race exilét' d'ivieii ; el ce[icndanl , .sérapliin chéri , eu •
tends-moi I car tu m'as aimée, el je ne vou<lrais mourir que si lu
iirmildiais II est yraïul lamour de ceux i|ui aiment dans lu péi'lié
et dans la crainte. Pardonne, ô mon scrapliin ! pardonne à iinelilie
d'Adum de telles pensées, car la douleur est notre élément, el le
bonheur un liden dérobé à notre vue, quoiqu'il vienne parfnis se
mêler îi nos rêves. L'heure apiu-oche. Par.iis! puais, séraphin!
mon A/aziel! alianJonnc les étoiles h lour propre lumière.
AiioL<n.\MAii. — Saiiiiasa ! dans quelque partie des célestes ré-
pions que lu eonimandes soit que lu combattes les liera esprits
qui osent disputer l'empire à leur créateur ; soit (|ue tu rap()elles
3uel(iiie étoile égarée a travers les espaces de l'abime; soit qoe tu
aignes te mêler aux conceris des chérubins inférieurs... Sa:niasa,
je l'appelle, je l'alicnds et je t'aime Iteaocoup pourront l'adorer,
mais non moi : si ton prnch.inl t'inviie a de-cendre vers moi, des-
cends et partage mou sort! l,juoi(|ue je sois formée d'argile, et loi
d'une lumière plus brillante que le? ra^'ons du soleil retléchis sur
les ondes d Dilen. Imu iiomorlalilé ne. '^aurait payer mou amour d'un
amour plus ardent. Il est en moi un rayon (pli, sans pouvoir briller,
fut allumé . je le sens , à la . larlé de Dieu el à la tienne, l'^ve, notre
iniTC, nous a lé;.'ué la niorl el la caducité; mais mou cœur les
brave : si celle vie doit prendre fin, est-ce une laisiui pour (pie nous
S(jvoiis séparésl ïii es imiii irtel... cl moi aus-si. Je sens mon im-
mortalité déborder toutes les angoisses et toutes les terreurs. Sera-
ce une vie de bonheur, je 1 ignore, cl ne veux point le savoir ; ce
secret appartient au Tout-I'nissanl, qui couvre de nuages lessourcis
de ncis biens et de nuç maux ; mais toi el moi, il ne |)eut jamais
nous détruire; il peut nous changer sans nous anéantir : nous som-
mes d'une essenc' aussi éieruelle que la sienne, et .s'il nous fuit la
guerre, nous la loi fertuis • gaiement. Avec toi. je puis tout endurer,
inèmoiine iininoilelle douleur; lu n'as pascrainlde partager ma \ie
terrestre, pourcpi i recnleiais-jc devant l<>n éternité'? .\ou , (piand
le daiddii serpent devrait percermon cœur; quand tusciaisloi-M.èmc
semblable au serpent, enlace moi de tes replis 1 el je sourirai, el je
lie le niaudiiai pas; el jet.,- presserai d'une aussi énergique étreinte...
-Mais descends; viens iiieitre à l'épreuve l'amour d'une ihortelle
pour un immortel ! Si les cieux conliennenl plus de bonheur que tu
Il en peux donner ci recevoir ici-bas, demeure où tu es!
Anaii. — Ma sii'urîma su'ur! jevois leurs ailes s'ouviir une voie
luinineuse h. travers les ténèbres de la nuil.
AiiOLiRAMAn. — Les nuages s'écarlcul devant eux comme s'ils
apportaient la lumière du jour
AxAii. — >!ais si noire père apercevait celle clartéî
Aiioi.inAMAii. — Il croirait que la lune, h la voix des magiciens,
paraît une heure Irop lAl.
Anaii. -»- Ils viennent! il vient !... Azaziel !
Aiioi-inAMAîi. — Courons à leur rencontre! Oh! pendant qu'ils
iilaiieni la-haut, que n ai-je des ailes pour importer nion Ame ver»
Sanuasa!
Anaii. — Vois! leur présence a éclairé tout le ciel... vois ! sur la
cime tout h llieurc cachée de l'Araral brille maintenant un d.'ux
arceii-eicl aux mille couleurs, trace ébhuiissanle di- leur passage!
l't maintenant, voilà que la montagne rcdcient obscure derrière
eux.
Aiioi.iDAMAii. — Us ont louché la terre, Saniiasa I
Anah. — Mon Azaziel ! [Elles sorleiit.)
SCKNK H.
IllAI), .lAl'IIET.
InAo. — Ne le laisse (loini .ihaiiie : que scrl de promener ainsi les
pas errants, nuiei dans la nuit silemieuse, et de lever vers les étoi-
les tes jeux chargés de pleurs? Les astres ne peuvent rien pour loi.
Jamiit. — Mai» leur vue me fait du bien... peut -être en ce
moment elle les regarde cruninc moi. Il me scnible ipi un objet si
beau s'enib<«llil encore quand ses regards fi* lUent Mir la b'-auté,
riti'rnelle b' aillé de* chosm iminoiielles. (> Aiiah!
Ibad. — .Muis elle ne t'aime pas.
Japiikt. — Hélas!
Ibad. — lit ror).'ueillcusc Aliolibamah me dédaigne égaiemeul.
Japiiet — Je plains nnssi Ion siu-l.
IrtAii — ^,)u Clli' garde son orgueil ; le mien nie donn<- la force de
supporter «es mépris; peut-être l'avenir se chargera - t-il dome
venger.
Jai'uet. — Peux-tu trouver de la Joie dans une telle jienneoT
ln\D. — Ni joii' ni droib-or. Je 1 aimais sincèreiiii-nt : je I aurai*
plus aimée eiirore, si elle m'avait payé de telour: innintenanl )i;
l'abanihMine h des desllnées plus lirilfanles, si elle les jo^"' l'-ll"».
Jaimikt. — Qup|l(»s destinées t
InAu. — J'ai lieu de croire qu'elle en aime un autre.
Japiikt. Allah !
Ihao. — Non. sa su-iir.
Japiii:t — Quel autre?
Ihao. — C'est ce (pie j'ignore ; mais ses manières , sinon .«es pa-
roles, me le disenl assez.
Japiiet — Soit! mais il n'en est pas ainsi d'Anah : elle n'aime
que son Dieu.
Ibao. — Ijup l'importe qui elle aime , si elle ne l'aime pas?
Japiiet. — C'est vrai; mais j'aime.
Ibao. — Ivl moi aussi, j'aimais.
Japiikt. — lîl muinlei>ant que tu n'aimes jilus, ou crois ne plus
aimer es-tu plus heureux?
liiM). — Oui.
Japiiet. — Je te plains.
IRAU. — Je mets l'amertume de les paroles sur le compte de la
souffrance, el je ne voudrais pas sentir comme loi pour filos d'or que
n'eu japporteraieni les (Mupeaux de nos pères, échangés contre le
méial des enfants de Cain... De Idr! celte poussière jaune, qu'ils
es.saienl de nous olTrir en paiement, comme si ce rcboi de la terre
])ouvuil twe l'éipiivalenl du lait, de la lame de la chair, des fruits ,
el de tout ce que pruduiseiii nos Iroup'-aox el no« solitudes... Pour-
suis, Japiiet ; adresse les soupirs au\ étoiles, comme les loups hur-
lent Il la lune... Je vais me livrer au repos.
Japiiet. — Je ferais comme toi, si je pouvais reposer.
Irad. — 'lu ne viens donc pas Ji nos leiiies ?
Japiiet. — Non, Irad : je me rends h la caverne qui ctmiraunque,
dil-on, avec le monde souterrain, el livre passage aux esprits inté-
rieurs de la lerre quand ils viennent errer sur sa surlace.
iBAn. — Et pourquoi ? que jieux-tu faire IJi ?
Japiiet. — Je vais chercher dans la snnibre tristesse de ce lieu
un aiioucisscnient à la uiieniie; la désolation convient à un cœur
désolé.
Ibad. — Mais celte caverne olFre des dangers. Des bruits et des
apparitions étranges l'ont peuplée de terreurs. Je veux t y accom-
pagner.
Japiiet. — Non, Irad; crois-moi, je n'ai aucune mauvaise pen-
sée . et je ne crains aucun mal.
liiAD — Moins il y .a de rapport entre toi el les êtres malfaisants,
plus ils le seroni hostiles : tourne tes jias d'un autre C(')lé, ou per-
mets que je marche avec toi.
Japiiet. — Ni l'un ni l'autre, Irad : je dois aller Ih-bas, et y aller
seul.
Irad. — Alors, la paix soit avec loi ! [Irad sort.)
Japhkt, seul. — La paix ! je l'ai cherchée où elle devait se trou-
ver , dans 1 amour ; et , a sa place , qu'ai je obtenu ? le trouble du
cn'iir , le découragement ; des jours monotones, des nuits que fuit
le doux sommeil. La paix ! quelle paix! le ca'me du désespoir, le
silence de la forêt solitaire, interrompu seulement jiar le soulfle de
la lempêle qui fait gémir les rameaux : tel est l'état souibn:- èl agité de
iiii'ii àme. La lerre esi perverlie ; des signes et des présages nombreui
anuoiicent i|u'une caïasirophe terrible meUtTce les êtres périssables.
C) mon Anah! quand viendra l'heure redonlalile. quand s'ouvriront
les Sources de l'abime. tu aurais trouvé un refuge sur mon opur, ce
ru'iir (|ui ballil vainemeul pour toi. et qui battra plus vainem- ni en-
cor-, landis que le tien... O Dieu ! que la colère 1 épargne ! elle est
pure au milieu des pécheurs, comme une éloile au .sein des nuages.
.Mon Anah! combien je t'aurais adorée I mais lu ne la-s pas voulu ;
el iiéaniiioins je voudr.iis te sauver... Je voudrais te voir encore
quand l'Océan sera le tombeau de la terre: quand Leviathan, roi de
la mer sans rivage et de l'univers liquide, sc-tonnera de l'immensilé
de son empire. [Japiiet sort. — Entrent \(\é el .Sem.)
NoÉ. — Où est ton frère? où est Japhet?
Sem. — 11 esl parti en disant qu'il allait trouver Irad . selon sa
eouluiiie; mais je crains qu'il ne se si'it dirigé vers les lentes d'A-
uih , autour desquelles on le voit errer chaque nuil comme une co-
hiiiilie voliige autour do son nid dévasté. Peut-éire encore a-t-il
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
301
poi'lé ses pas vers la caverne qui s'ouvre au cœur du l'Ai-aiat.
NoÉ. — Que fait-jl là? c'est un lieu mauvais sur celle terre, où
tout est mauvais; car il s'y rassemble des ètics piies encore que les
hommes inéchanls. Japhct persisteà aimer celle tille d'uiierace con-
lîanince, cct'c tille qu'il ne pourrait épouser lorsmèuie qu'elle l'ai-
merait, et elle ne l'aime pas. 0 cœurs niallienreux des hommes!
faul-il qu'un (ils de mon sang, connaissant la perversité de la race
actuelle des humains, et sachant que son heure s'approche, se livre
à des seiiliinents aussi coupables! Conduis-moi, il faut que nous le
trouvions.
Sem. — Neva pas plus loin, mon père; je chercherai .laphet.
NoÉ. — Ne crains rien pour moi : les êtres malfaisants né peu-
vent rien contre l'élu de Jehovah. .Marchons.
Sem. — Vers les lentes du père des deux sœurs?
Noii. — Non, vers la caverne du Caucase. (.Voe et Sem sor~
tent.)
SCÈNE m.
Une caverne et les rochers du Caucase.
JAPIIKT, seul.
Solitudes, qui semblez éternelles; et toi , caverne insondable , cl
vous montagnes si terribles dans votre beauté, rochers rudes et ma-
jestueux . arb es gigantc-ques qui enfoncez vos racines dans la
pierre, sur la cime escarpée, oià le pied de l'homme ne pourrait
atteimlie et n'oserait se poser! Oui, nobles soliiudes, vous sem-
blez éternelles! et pourtant, encore quelques hi'ures, et vous serez
bouleversées, ensevelies par la mas-e des eaux; elles pénéireront
jusque dans les dernières profondeurs de celle caverne, qui s'-mble
l'entrée d'un monde souterrain, et les dauphins se joueront dans la
lanière du lion! Et l'Iioraine!... ô mes frères! quel autre que moi
pleurera sur votre tombe univer.-elle? Helas! en quoi nije mérité
de vous survivre? que deviendront le.-i lieux chéris où je venais rê-
ver à mon Anah, ahu's que j'espérais, et les solitudes sauvages ,
mais non moins chères p^ut-êlre, où je suis venu depuis exhaler
mon désespoir ? Se peut-il, grand Dieu! quoi! ce pic orgueilleux
du Caucase, ilonl la cime élincelante ressemble h une étoile loin-
taine, disparaîtra sous les flois bouillonngnlsl Le soleil levant ne
viendra plus dégager ce sommet altier du sein des flotlanles vapeurs ;
le soir, nous ne verrons plus derrière sa tète s abaisser le large dis-
que de 1 astre du jour, en laissant sur son fiont une couronne bril-
lante de mille couleurs! Il ne sera plus le phare du monde, où les
anges viennent prendre terre, comme au lieu le[iliis ra;iproché des
étoiles! Se peut-il que ce mot, « jamais plus, » soit fait pour lui ,
pour toute chose . si ce n'est pour nous et les créatures muettes
réservées par mon père d'après 1 ordre de Jéhovah ! Ces créatures,
mon père les sauvera, et moi je n'aurai pas !e pouvoir de soustraire
la plus charmante des filles de la terre à une condamnation qui
n'atteindra pas le serpent et sa femelle ; car ils vivi'ont. ces reptiles,
pour conserver et propager leur espèce , pour silûer et darder leur
venin ilansquel([iie nuuveau monde. Oui, un monde doit sortir tnul
fumant el humide encore du limon qui recouvrira le cadavre de
celui-ci; sous lardeurdii soleil, le marais délaissé par les Ilots amers
doit redevenir un globe habitable, leciuel servira de monument uni-
que et de sépulcre universel à des myriades d'êtres actuellement
pleins de vie! Que de sonftle viial arrêté en un jour! Monde en-
core jeune et beau, ei déjà voue à la destrucliim, c'est le cœur brisé
que je te contemple pendant ces jours et ces nuits qui sont déjà
comptés. Je ne puis te sauver, je ne puis même sauver celle dont
l'amour t'aurait encore embelli pour moi ; mais je suis une poriion
de ton argile, et je ne puis penser à la fin prochaine sans éprou-
ver...— 0 Dieu! Peux-tu bien... (// s'interrompt. On entend sor-
tir de la caverne un bruit semblable à un vent violent, puis des
éclats de rire, tii Ksprit parait.)
Ja1'iii:t. — .Vu nom du Tiès Haut, qui es-tu?
L'esi'rit, riant. — 'ria ! ha! ha!
J.vpuET. — Par tout ce qu'il y a déplus saint sur la terre, parle.
L'esprit, riant. — Ha I ba !
Japuet. — Parle déluge qui s'approche! par la terre que l'Océan
vaengluuiirlpar l'abimequi va ouvrir toutes ses sources! par le ciel
qui va convenir ses nuages en nouveaux océans ! par le 'l'out-l'uis-
sant qui crée et détruit ! faniôme inconnu, vague et terrible, fils des
ombres, parle-moi! pourquoi ris-tu de cet eli'royable rire?
L'IilspBiT. — Pourquoi pleures tu'
Japiiet. — Je pleure sur la terre et sur tous ses enf ints.
L'espmt. — Ha! bal ha! (L'Esprit disparait.)
Japiiet. — Comme ce démon insulte aux tortures du monde, à la
ruine prochaine d'un globe sur lequel le soleil viendra luire sans y
trouver de vie à réchauffer! Et cependant la terre dort! el tout ce
qu'elle contient dort aussi, à la veille de mourir! Pourquoi les hom-
mes s'éveilleiaieut-ils?pour aller au devant de la mort?... Mais quels
sont ces êtres qui ressemblent à la mort vivante, et parlent cumiue
s'ils étaient nés avant ce monde expirant? Ils approchent comme
(les nuages! (Divers Esprits sortent de la caverne.)
U\' ESPRIT. — Réjouissoiis-nous! la race abhorrée qui n'a jiant celui
ver son haut rang dans Eden , parce qu'elle a prêté Y mé'Phaéi.)
science isolée de la puissance; celte race touche à l'heure
mort! Ce n'est pas lentement, un à un. que les hommes doivent sTJe,
comber; la gloire, la d uleur, les années, les chagrins du ceur, }.e
inai'che destructive du temps ne les moissonneront pas. Voici venir
leur dernier jour; la terre deviendra un oc 'an . et, sur l'immensité
des vagues, il n'y aura de souffle que celui de la tempèle! Les
anges fatigueront leurs ailes sans trouver un lieu pour s'abattre.
Pas un rocher ne fera sortir sa cime de ce tombeau liquide, pour
oITrirun refugeau désespoir, ou signaler l'endroit oùil aura terminé
sa souffrance après avoir longtemps promené ses regards sur une
mer sans limiies, attendant un reflux qui ne doit point arriver.
Partout sera le vide, partout la deshuclion I Un nouvel élément
dominera partout, et les enfanls abhorrés de la poussière périront
tous. De toutes ces couleurs qu'étale la terre, il ne restera plus
qu'un azur sans bornes; (dus de montagne pittoresque, plus de
plaine fertile; les cèdres et les pins lèveront en vain leurs cimes.
Tout sera submergé dans l'iiiondalion universelle; l'homme, la
terre et le feu mourront; le ciel et 1 Océan n'offriront plus aux yeux
de l'Eternel qu'un es|)ace immense et sans vie. Sur l'écume des Ilots,
qui construira une demeure?
Japhet, s'avançant. — Ce sera mon père ! La semeni-edela terre
ne périra pas; le mal seul sera retranché. Loin d'ici, démons qui
triomphez du mallieur des hommes, qui hurlez voire hideuse joie
alors que Dieu détruit ce que vous n'osez détruire ! llâlez-vous de
fuir! retournez dans vos antres souterrains ! Bientôt les vogues vous
poursuivront dans vos profmdes retraites, et votre race fatale,
laiiC'-e au loin dans l'espace, deviendra le misérable jouet de tous
les venis.
L'esprit. — Fils de celui qui doit être sauvé I quand toi et les tiens
vous aurez bravé le vasie et terrible élément: quand sera brisée la
barrière Û' labime, toi et les tfens seivz-vous bons et heureux ?...
Non! la douleur sera le pnriage du nouveau monde et de la race
nouvelle. Devenus moins beaux . les hommes vivront moins long-
temps que les glorieux géant- qui parcourent le globe dans leur
orgueil, que ces enfanls des amours ilu ciel avec les vierges de la
terre. 11 ne vous resiera du pa.ssé que les larmes. Et n as-tu donc
pas honte de survivre à tes frères , de toujours manger , boire et
propa;-er ta race? Peux-tu avoir le cœur assez làe.he et assez vil
[lour apprendre l'approchede Cette immense deslruclion sans qu'une
douleur courageuse l'inspire la résolution d attendre toi-même les
flots dévastateurs, plutôt que de pariager un asile privilégié , et de
hàiir ta demeure sur la tombe de la terre submergée? Aveugle et
lâche qui consent à survivre à sa race ! La mienne exècre la tienne,
comme appartenant à une autre classe d'êtres; mais nous ne lia'is-
sq^is pas nos propres frères. 11 n'esi aucun de nous qui n'ait laissé
dans le ciel un trône vacant, pour habiter ici dans l'obscurité, plu-
tôt que de dire à ses frères : « .4llez souffrir sans moi. » Va, niisé-
l'able ! vis, et transmets une vie comme la tienne à d'autres misé-
rables! Kl quand les flots destructeurs couvriront les ruines qu'ils
auront faites , alors lu porteras envie aux géaii's patriarches qui ne
seront plus, lu mépris ras ton père i our leur avoir survécu ; et
toi-même, tu rougiras d'être son fils! [La voix des Esprits s'élève en
chœur du sein de la caverne. )
Chœur des esprits. — Réjouissons-nous! la voix humaine ne
viendra plus dans les airs interrompre notre j'ùe par ses chants
pieux ; les homines n'adoreront [ilu.s^ et nous, qui depuis des siècles
avons cessé d'adorer le Seigneur, nous verrons périr ces créatures
orgueilleuses de leur chétive argile, el leurs os blanchis, éparpillés
dans les cavernes, dans les anires, dans les crevasses des monta-
gnes, dernières retraites où l'onde amère les poui suivra. Les ani-
maux eux-mêmes, dans leur désespoir, cesseront de faire la guerre
h l'homme et de s'attaquer entre eux : le tigre se couchera pour
mourir à côté de l'agneau, comme s'ilétail son frère. Toutes choses
redeviendront ce qu'elles étaient, silencieuses et inorganisées. à l'ex-
ception du ciel. Seulement, il sera l'aii une courte trêve avec la
mort; elle voudra bien épargner de faibles débris de la création an-
térieure, à la condition d engendrer de nouvelles nations pour la
servir; ces débris flotteront sur les eaux du déluge, et quand ces
eaux seront retirées, quand la chaleur du soleil aura consolidé le
sol fumant encore, ils donneront le jour à de nouveaux êtres.
Alors aussi reviendront les années, les maladies, les douleurs, les
crimes, avec leur cortège d'agilation et de haine, jusqu'au jour...
Japhet, /p.s interrompant.— Jusqu'au jour où la volonté éternelle
daignera expliquer ce rêve de biens et de maux, rappeler -à lui tous
les temps et tous les êtres, les rassembler sous ses puissantes ailes,
abolir l'enfer, et renilant à la terre régénérée sa beauté primitive ,
lui restituer son Edeu dans un paradis sans fin, où l'homme ne
pourra pins succomber, où les démons eux-mêmes seront justes!
Les esprits. — El quand s'accomplira cette merveilleuse pro, bétie?
Japhet. Quand leRédcmpteursera venu, d'abord dans les souf-
frances, puis dans sa gloire.
Un esprit. — En atlendant, conliiio ;- .'i \oiis débattresous votre
chaîne moitelle, jusqu'à ce que la ten ' ;i i \iiilli. Faites uneguerre
■2M
LKS VKiLLfiKS LIlK-JKAlKËS ILLUSTKEKS.
I.'abbk. —
inline. . h vous-fiii^me». el à Tenfor cl au ciol, jusqu'à ce quo Its
MANrF«oienl rouj:i.s lics vapeurs rxlinlécs des rli;ini|is de hatailli-.
L'ABi'aux sii'cles. nouveaux climats, nouve.iuv ails, iiuuveaux
V.nnies;inais aussi vieilles larmes, vieux criuies, vieux maux d'au-
,,,i'efois. Les mômes leuipi^les murales inonderont l'avenir , rumuie
ries vaines vont couvrir les tombeaux des ^'"'-anls glorieux.
CiKKin KKS Ksi'HiTS. — l'rèrcs, réjonissons-nous' mortel .adieu I
Ecoule/! écoutez! déjà l'on entend la voix luRuhre de l'Océan qui
s'enfle cl gronde; les vents balancent leurs ailes rapides; les nua-
ges remplissent leurs réservoirs; les sources de l'abîme vont se dé-
chaîner, et les cataractes du ciel s'ouvrir. Kl cependant les hommes
voient ces redoutables prc-sages sans en prendre souci; leur aveu-
glement continue. Nous entendons des bruits (ju'ils ne peiiveut en-
tendre : la menaçante armée des tonnerres se rassemble , mais sa
marche est dilTére'e de (juelques heures; les bannières brillent dans
lescieux, mais elles ne sont pas déployées, et le re(,'ard perçant
des Esprits peut seul les apercevoir. Gémis, ù terre, pémis! lu es plus
rapprochée de la mort que de Ion berceau si récent! trenddez,
montagnes, qui allez disparaître sous les Ilots déburdés! les vagues
viendront assaillir les cimes de vos rochers; et les coquillages, les
petits coquillages, les hôtes les plus chélifs de l'Océan , seront dé-
pusis aux lieux où laigle couve maintenant .ses aiglons... L'aigle !...
quels cris il va Taire entendre en planant sur la mer impitoyable I En
vain , il appellera sa nais.santc famille, la vague envahissante lui
répondra seule; vainement aussi l'homme lui enviera ses larges
ailes qui ne le sauveront pas... où pourra-t-il reposer son vol,
alors qu'à perle de vue l'espace ne lui offrira que l'Océan, son tom-
beau'? Frères, réjouissons-nous! élevons les accents de nos voix
surhumaines! Tout mourra, horuiis un faible débris dé la postérité
de sell) débris soustrait à la mort préscnle, et réser\é à de fu-
tures douleurs. .Mais des lilsde Cain aucun ne survivra, et toutes «es
lilies si belles serontenglouliessousles vaguesdé\oranles, ou, llotianl
à lasurfacedc l'Océan, leurs longs cheveux épars sur les ondes, elles
accuseront la cruauté du ciel, qui n'a pas voulu épargner des créa-
tures si charmantes jusque dans la ;ciort. L'anèl est prononcé, lous
doivent mourir! et ii la clameur unixcrselh; des humains succédera
l'universel silence! Fu^'ons, frères, fuyons! mais réjouissons-nous I
nous sommes tombés! ils tombent! ainsi périssent tous Its chétifs
ennemis du ciel qui reculent devant l'enfer! ( /^s esprits prennent
leur vol et disparaissent.)
Japhet seul. — Dieu a prononcé la gentence delà terre. L'arche de
salut de mon père en était l'annonce; les démons eux-mêmes la pro-
clament du fond de leurs cavernes; le livre d'Iùiocli l'a depuis long-
temps prédite, dans ses pages muettes dont le silence en dit plus à
l'esprit que la foudre à l'oreille. Et cependant les hommes n'ont
point écouté, et ils n'écoutent pas; mais ils marchent aveuglément
à leur destinée, à cette di'Slinée si prochaine, dont leur slupidc fti-
crédulilé ne s'émeut pas plus que leurs derniers cris n'ébranleront
la volonté du Très-Haut, ou l'Océan obéissant et sourd cpii l'accom-
plira. Kul signe n'arbore encore sa bannière dans les airs; les nuages
peu nombreux ont leur apparence accoutumée; le soleil se lèvera
sur le dernier jour de la terre, comme il se leva sur le quatrième
jour de la création, quand I>ieu lui conuuanda de luire, et qu'il lit
briller sa première aurore. Alors sa naissante lumière n'éclaira pas
le père du genre humain (il n'était pas néi mais elle alla é\ciiler
a\ant la prière île l homme les concerts (dus doux des oiseaux, qui,
dans le \as:e lirmamenl , i)renneiit leur vol comme les anges, et
comme eux saluent le ciel chaque jour avant les lils d'Adam.
L'heure de cet hymne matinal approche... déjà l'orient se colore....
bientôt les oiseaux vont chanter, et le jour va paraître, comme si
la redoutable catastrophe ne devait pas éclater tout à 1 heure. Hélas!
les oiseau.v laisseront tomber sur les ondes leurs ailes fatiguées ; et
le jour... le jour se lè>era; mais sur quoi?... sur un chaos pareil à
celui qui précéda la lumière, et qui , en se renouvelant, anéanlira
le temps! car, sans la vie, que sont les heures? Sans Jéliovah l'é-
leniilé elle-même ne serait qu'un vide : sans l'homme, le temps
meurt, englouti dans cet océan qui n'a point de source.... Que vois-
je ? des fdles de la terre et des tils de l'air ? Non , ce sont tous des
enfants du ciel , tant ils sont beaux. Je ne puis distinguer leurs
traits ; je ne vois que leurs formes. Avec quelle grâce ils descendent
la montagne grisâtre, dont ils fendent les brouillards! Après les fa-
rouches et sombres esprits qui viennent d'e.xhaler l'hymne impie du
lriom|)he, leur présence est douce à mon cœur comme une apparition
d Eden. Peut-être viennent-ils m'annoncer un délai accordé à notre
jeune monde, ce délai que mes prières ont tant de fois imploré.
— Ils \icnnentl... Anah! 0 Dieu! et avec elle... [entrent Saminsa,
Izujiel, Anah et llivlibamah.)
Anau. Japhet!
Samusa. — tjuoi! un lils d'Adam!
AzAZiEL. — ijue fait ici Icnfaut de la lerre, pendant que toute sa
race sommeille?
Japuet. — Ange ! que fais-tu toi-même sur la terre quand tu devrais
être au ciel ?
AzAziRi.. — Ignores-lu, ou aurais-lu oublli qu'une partie de nos
fondions consiste à » piller sur ce globe?
J\piiKT. — Mais déjà tous les bons anges ont quitté latrrro con-
damnée; les mauvais esprits eux- mêmes fuient le chaoït (|ui s'ap-
proche. Anah! Anah! toi que j'ai si vainement et kI longtemps
aimée, loi que jaune encore, pourquoi te promener ainsi avec cet
esprit, en ce moment où nul habitant du ciel ne séjourne icibasT
A.NAii. — Japhet, je ne puis le répondre; cependant pardonne-
moi.
Japiikt. — l'iiis-e le cic-l . qui bientôt ne pardonneraplus, te par-
donner à lui! car la lenlaliun est puissante...
AiioLiBAMAii. — Relourne vers les frères, Tils insolent de Noël nous
ne le connaissons pas.
Japiikt. — Un temps viendra pcut-êlre où lu méconnaîtras mieux,
et où ta su'ur me retrouvera tel que j'ai toujours éic.
Samiasa. — Fils du patriarche i)ui fut toujours juste devant Dieu,
auelles que soient tes afflictions ( car tes paroles semblent mêlées
e douleur et de colère), en quoi Azaziel et moi avons-nous pu te
faire injure?
Japhet. — Injure I la plus grande de toutes les injures; mais lu as
raison . bien que celte femme ne fût comme moi que d'argile, je ne
la méritais pas, je ne pouvais la mériter. Adieu , Anah! ce mot, je
l'ai dit souvent! mais maintenant je le prononce pour la dernière
fois. Ange! ou qui que lu sois, as-tu le pouvoir de sauver celle
beauté... ces deux beautés sorties de la race de Caïn ?
Azaziel. — Les sauver! et de quoi ?
Japhet. — Se peut-il que vous aussi vous l'ignoriez? Anges!
malheureux anges ! vous avez partagé le péché de l'homme , et
peut-être devez-vous partager aussi son châtiment, ou du nioios
ma douleur.
Samiasa. — Ta douleur! C'est la première fois que j'entends un
fils d'Adam me parler en énigmes.
Japhet. — Ces énigmes, le Très-Haut ne vous les a-lil pas ex-
pliquées? Alors c'en est (ail de vous et d'elles aussi.
Aiioi.iBAMAii. — Eh bien! soit! s'ils aiment comme ils sont aimés,
ils n'hésiteront pas plus à subir la destinée des mortels que je ne
reculerais, moi, devant une immortalité de souiïiauccs avec Sa-
miasa I
Anah. — Ma sœur! ma sœur! ne parle point ainsi.
Azaziel. — As-tu peur, mon Aiian?
AxAii. — Oui, pour toi! je sacrifierais volontiers ce qui me reste
de cette courte vie pour épargner à ton éternité un seul instant de
douleur.
Japhet. — C'est donc pour lui, pour le séraphin , que lu m'as
abandonné! ce n'est rien, si tu n'as pas aussi abandonné ion Oieu I
car de telles unions entre une nioriellc et un immortel ne siiu-
raieiit être heureuses ni saintes. Nous avons élé envoyés sur la
terre pour travailler et mourir ; et eux , ils furent créés pour servir
le Très-Haut dans lescieux ; mais sicetangea le pouvoir de le sauver,
I heure ne tardera pas à venir où les hommes n'auront de recours
que dans une aide céleste.
Anah. — Ah ! il prétend nous annoncer la mort.
Sa.mia.sa. — La mort, à nous! et à celles qui sont avec nous I Si
cet homme ne semblait accablé d'affliction, il me ferait sourire.
Japhet. - Si je m'afflige, si je crains, ce n'est pas pour moi-
même. Je dois être épargné, non pour mes mérites, mais pour ceux
d'un père vertueux, qui a élé trouvé assez juste pour sauver ses cn-
fanls. Cette puissance de rédemption , hélas ! que n'esl-elle plus
grande encore! Plût à Dieu que, par l'échange de ma vie contre la
sienne, la plus charmante des filles de Caïn put être admise dans
l'arche qui recevra les débris de la race de Seih.
Aholibamah. — Et pcnses-lu que nous, qui sentons couler dans
nos veines ardentes le .sang de <-aïn , du premier né de l'homme, de
Caïn le fort, de Caïn engendré dans le paradis nous consentions
à nous mêler aux enfants de Seth, du dernier fruit de la vieillesse
d'Adam? Non, non, quand le salut de toute la terre devrait en dé-
pendre! notre race a vécu séparée de la vôtre depuis le commen-
cement ; il en sera de même dans l'avenir.
Japhet. — Ce n'est pas à toi que je m'adressais, Aholibamali) H
ne t'a que trop transmis de son orgueil, celui qui versa le premier
sang, le sang d'un frère! Mais toi, mon Anah ! laisse-moi l'appeler
ainsi, bien qu'il me faille renoncera toi; mon Anah! toi qui me
fais quelquefois penser qu' Abel a laissé une fille pieuse dans laquelle
il revit, tant tu ressembles peu au reste de laitière postérité de
Caïn, si ce n'est par la beauté.
Aholibamah, l'interrompant. — Voudrais-tu donc qu'elle ressem-
blât d'àme et de corps à l'ennemi de notre père? Si je le croyais,
si je pensais qu'il y eût en elle quelque chose d'Abel!,.. Retire-toi,
fils de N'ié; tu cherches une querelle.
Japiikt. — Fille de Caïn, c'est ce que fil ton père.
AiioLiBAUAH. — Mais il n'a pas tué Setli : et qu'as-lu avoir dans
d'autres actes qui restent entre son Dieu et lui?
Japhet. — Tu dis vnii; son Dieu l'a jugé, et je n'aurais pas rap-
pelé son action, si tu n'avais toi-même semblé te glorifier de lui.
Aholibamah. — Il fut le père de nos pères, le premier-né de
ŒUVRES COMPLÈTES DR LORD BYRON.
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riiomnie, le plus fort, le plus harli et le plus énergique. Roiiglrai-je
de celui h qui nous devons l'être? Regarde les enfants de notre
race; vois leur stature et leur beauté, leur courage, leur vigueur, le
nombre de leurs jours.
Japiiet. — Leurs jours sont comptés.
AnoLiBA.MAii. — Soit! mais tant que durera le souffle qui les anime,
je me glorifierai dans mes frères et dans mes pères.
Japmict. — Mon père et sa race ne se glorifient que dans leur
Dieu. Anah I et toi ?
Axam. — Quoi que notre Dieu ordonne, le Dieu de .'^elh et de
Caïn, je dois obéir, et je m'efforcerai d'obéir avec résign:ilion. Hlais
dans celte heure de vengeance universelle, si j'osais dnmander à
Dieu quelque chose, ce ne serait pas de survivre seule à toute ma
famille. Ma sœur I ô ma sœur! que serait le monde, que seraient
d'autres mondes, que serait l'avenir le plus brillant, sans le passé
si doux... sans ton amour... sans l'amour de mon père... sans tous
ces êtres qui semblent nés avec -moi, étoiles radieuses d'où descend
sur ma ténébreuse existence de douces lumières qui n'étaient pas eu
moi! Aliolibamah ! oh! s'il y a possibilité de pardon, demande-le...
obliens-lc ; je hais la mort s'il faut que tu meures.
AnoLiBAiiAn. — Eh quoi ! ce rêveur, avec l'arche de son père, cet
épouvantai! qu'il a construit pour le vulgaire, aurait-il donc effrayé
ma sœur? Ne sommes-nous pas aimées par des séraphins? et lors
même que nous n'aurions pas cet appui, irions-nous placer notre
vie sous la protection d'un fils de Noé? Ah ! plutôt mille fois... Mais
c'est un insensé qui rêve les pires de tous les rêves, un cerveau que
les veilles ont échauffé, et dans lequel l'amour rebuté engendre
mille funestes visions. Eh! qui donc ébranlera ces pesantes mon-
tagnes, cette terre solide? Qui viendra dire à ces nuages et à ces eaux
de dépouiller la forme que nous et nos pères leur avons vu revêtir
sans cesse? Qui le pourra?
Japiiet. — Celui qui les a créés d'une parole.
AuoLiBAMAit. — Cette parole, qui l'a entendue?
Japhet. — L'univers , qui à son ordre s'élança dans la vie. Ah !
un sourire de dédain! Interroge tes séraphins, et s'ils ne l'attestent
pas, ce titre ne leur est pas dû.
Samiasa. — Aholibaniah, confesse ton Dieu !
AuoLiBAMAH. — J'ai toujours reconnu celui dont nous sommes
l'ouvrage. Samiasa, ton Créateur est le mien ; c'est un Dieu d'a-
mour, non de douleur.
Japiiet. — Hélas! qu'est-ce que l'amour, sinon une douleur?
Celui-là même qui créa la terre dans son amour eut bientôt à s'af-
fliger sur les premiers habitants qu'il y avait mis.
Aholibamaii. — On le dit...
Japhet. — C'est la vérité. (Entrent Aoéel Sem.)
Noé. — Japhet! Que fais-tu dans ces lieux avec les enfants des
pécheurs? Ne crains-tu pas de partager leur châtiment qui s'ap-
proche ?
Japhet. — Mon père, serait ce donc un péché que de chercher à
sauver d(?s filles de la terre? Regardez, elles ne sauraient être cri-
minelles, puisqu'elles sont dans la compagnie des anges.
Noé. — Voilà doncceux qui désertent le trône de Dieu pour choi-
sir des femmes dans la race de Cain ; voilà ces fils du ciel qui re-
cherchent les filles de la terre pour leur beauté I
Ae^ziel. — Patriarche! lu l'as dit.
Noe. — Malheur, malheur à de telles unions ! Dieu a établi une
barrière entre le ciel et la terre, et limité chaque être à son espèce.
Samiasa. — L'homme n'a-t-il pas été fait à l'image de Jéhovah ?
Dieu n'aime-t-il pas ce qu'il a fait? et faisons-nous autre chose qu'i-
miter son amour pour ses créatures ?
Noé. — Je ne suis qu'un homme, et il ne m'appartient pas de
juger les hommes, encore moins les Ills du ciel; mais notre Dieu
ayant daigné se communi(iuer à moi et me révéler ses jugements,
j'atteste que dans la conduite des séraphins qui descendent de leur
éternel séjour vers un monde périssable et à la veille de périr, il ne
saurait y avoir rien de bon.
AzAziEL. — Et si c'était pour les sauver ?
Noé. — Ce n'est pas vous, quelle que soit votre gloire, qui pour-
rez sauver ce qu'a condamné l'auteur de cette gloire même. Si votre
mission était une mission de salut, elle serait générale et ne se bor-
nerait pas à deux créatures, bien belles en effet, mais néanmoins
condamnées.
Japhet. — Mon père! Ne dites pas cela.
NoÉ. — Mon fils! mon fils! si tu veux éviter leur châtiment, oublie
qu'elles existent; bientôt elles auront cessé d'être, taudis que toi, tu
seras le |)ère d'un monde nouveau et meilleur.
Japhet. — Ahl je voudrais mourir avec ce monde et avec elles!
NoÉ. — Tu le mériterais pour une telle pensée ; mais il n'en sera
point ainsi : tu seras sauvé par celui à qui appartient le salut.
Samiasa.— El pourquoi lui et toi, et non celles que ton fils préfère
à tous deux?
NoÉ. — Adresse celte question à l'être qui te fit plus grand que
moi et les miens, mais également soumis à sa toute-puissance. Mais
je vois venir le moins sévère de ses messagers, et pourtant celui
qu'aucune tentation ne peut atteindre. {Entre l'archange Raphael.)
Raphael. — Esprits ! dont la place est auprès du trône suprême,
que faites-vous ici ? tîst-ce ainsi que vous observez votre devoir de
séraphins, maintenant que l'heure approche où la terre doit être
abandonnée à elle-même ? Retournez offrir, avec les sept élus , le
glorieux hommage de vos adorations et de vos flammes. Votre place
est au ciel.
Samiasa. — 0 Raphaël ! le premier et le plus beau des enfants
de Dieu, depuisquand est-il interdit aux anges de fouler cette terre,
qui vit si souvent Jéhovah imprimer sur son sol la trace de ses pas?
11 aima ce monde et le créa pour aimer; combien de fois, d'une
aile joyeuse, nous avons apporté ici ses messages, l'adorant dans
ses moindres œuvres, veillant sur cette planète, la plus jeune de
toutes, et désireux de maintenir digne de notre maître ce dernier
produit de son auguste parole! Pourquoi nous montrer un front sé-
vère ? pourquoi nous parler de destruction prochaine ?
Raphael. — Si Samiasa et Azaziel étaient restés à leur poste,
avec les cliœurs des anges, ils auraient vu écrit en lettres de feu le
di-rnier décret de Jéhovah, et n'auraient point à s'informer auprès
de moi de la volonté de leur créateur; mais l'ignorance accompagne
toujours le péclié; les lumières des esprits eux-mêmes diminuent en
raison de leur orgueil. Alors que tous les bons anges se sont éloi-
gnés de la terre, vous y êtes restés, mus par d'étranges passions, et
abaissés par des affections mortelles, pour une mortelle beauté;
niais jusqu'ici Dieu vous pardonne : il vousrappelle parmi vos égaux
irréprochables. Parlez! partez! ou restez, et, parce délai, perdez
votre éternité !
Azaziel. — Et toi , si le séjour de la lerre est interdit par le dé-
cret que nous ignorions jusqu'à ce moment , n'es-tu pas également
coupable de te trouver ici ?
Raphael. — Je suis venu pour vous rappeler dans votre sphère,
au nom tout puissant de Dieu même; ses ordres me sont toujours
chers, et le devoir que je viens remplir en ce moment ne lest pas
moins pour moi. Jusqu'à présent nous avons foulé ensemble l'éter-
nel espace; continuons à parcourir d'un même vol l'empire des
étoiles. La terre, il est vrai, doit mourir I la race de ses fils, rappelée
dans ses entrailles, doit se flétrir, ainsi qu'un grand nombre des ob-
jetsqui l'embellissent; mais cette terre ne saurait-elle donc être créée
ou détruite sans qu'il se fasse un vide dans les rangs des immortels,
Satan, notre frère, est tombé ; sa volonté hautaine a mieux aimé af-
fronter la souffrance que d'adorer encore. Mais, vous, séraphins, purs
jusqu'ici, vous moins puissants que ce premier de tous les anges,
rappelez-vous sa chute, et voyez si la satisfaction de tenter l'homme
peut compenser la perte du ciel trop tard regretté? Longtemps j'ai
combattu, longtemps je dois combattre encore l'esprit orgueilleux
qui ne put supporter la ]iensée d'avoir été créé, et refusa de recon-
naître celui qui l'avait fait briller en face des chérubins , comme
brille un soleil relativement aux aslres qu'il régit, éclipsant même
les archanges placés à sa droite. Je l'aimais 11 était si beau! ô
ciel! après son Créateur, qni jamais égala Satan en beauté et en
puissance ! Si l'heure qui le vit faillir pouvait être oubliéeunjour!..
Non... ce souhait même est impie. Mais vous! qui n'êtes point dé-
chus encore, que son exemple vous instruise! L'éternité avec lui,
ou avec son Dieu : voilà le choix que vous avez à faire. Satan ne
vous a point tentés, vous ; il ne peut tenter les anges placés au-
dessus de ses pièges ; mais l'homjne a écouté sa voix , et vous celle
de la femme La femme est belle; et la parole du serpent avait
moinsdefascination qu'un baiser de la beauté. Le serpent n'a vaincu
que la poussière , mais la femme fera tomber du ciel de nouveaux
anges violateurs des célestes lois. Fuyez! il en est temps encore. Vous
ne pouvez mourir, mais ces filles de la lerre mourront ; et vous, le
ciel retentira de vos regrets douloureux pour ces créatures d'argile
périssable, dont la mémoire survivra de beaucoup dans votre im-
mortalité au soleil qui leur donna le jour. Songez que votre essence
n'a de commun avec la leur que la faculté de soutTrir. Pourquoi
vous associer aux douleurs qui doivent être le partage des en-
fants de la terre... nés pourvoir leur existence labourée par les ans,
semée par les chagrins et moissonnée par le trépas, ce maître du
domaine de l'humanité. Lors même que leur vie n'eût pas été abré-
gée par la colère de Dieu, et qu'on les eût laissés se frayer à travers
des siècles un chemin vers la tombe, ils n'en eussent pas moins été la
proie du péché et de la douleur.
AiioLiBAMAH. — Qu'ils fuieiit ! j'entends la voix qui annonce que
nous devons mourir avant l'âge où scmt morts n^'S patriarches en
cheveux blancs, et que là-haut un océan est prêt à fondre sur nous,
pendant qu'ici-bas les eaux de l'âbime s'élèveront, et iront se join-
dre aux torrents des cieux. Un petit nombre, il paraît, sera seul
épargné ; la race de Cain n'y est point comprise, et c'est vainement
qu'elle implorerait le Dieu d'Adam. Puisqu'il en est ainsi, ma sœur,
puisque nos supplications ne sauraienl obtenir la rémission d'une
seule heure de soufl'rance, séparons-nous de ce que nous avons
adoré ; affrontons les vagues , comme nous affronterions le glaive,
sinon sans émotion , du moins sans peur, gémissant moins sur
:i02
LKS VKILLEUS LU l'ÉilAiKUâ ILLUSTRÉES.
nous qiiu »ur rou\ qui nous survivrmil (Jann un rsclavaKU m>jricl
oil imuioiicl , <;l (|iii. aillés I «'•'•uillfiiiciil tlu8 oiiilc^, |ileurcroiil sur
k'siii^riailos d .Mit'si|iii no itoiir oui plu? |i|i-iiiit. I'ii.M'z. s(T;i|iliiiis.
vers vos l'éKionH i^iuriiellti>, où iln'^v npuinulu m-iiI(! (|ui iiiuf;i8seiii.
(le Vii^îiic-i (|iii ({CMiiileiil. Noire soi-l, îi nous, csi do mourir, le \olrc
de ^i^^o .'i jniii.'iis; ii'Uislni|Ucllu \uol iiiiciix d iiiiuL-lciiiilé du niurlou
d'uiiu \u' l'Ieiiielli-, le CréaUnir usi le seul (|iii le saclie. Obiiis-sc^liii
coiiiiiio iiouii lui obéIroiiK. Je ne vuiidruis |i<is , pour luulc la iiiisé-
licdide .irconlce à la rarir d." Si'ili. giirii'i- vivaiilc ct'llc ar^-ilo nue
lii-iuedo plus que sa vidoiili: nu I orduriiic, ni ujus \oir perdre uiin
iMiiliMn de sa iiHuur. Finrzl ri quand vos ailus vous euipurler'Xit
loin (le ee s(''jour, sonj^i.'. S.iuiiasu, qui! uiou amour doit uionlcr axic
loi jiisijUHii cicll Alliai, en suiv;iul loii vol, mes yeux rc-lt-iii mob
liiruics, c'(;sl (jiii: la lianeée d Un augedôlaii-'iie de' pleurer.. Adieu!
L^l loi. in.'iinti'iianl. Ié\o-loi, ('i nier iri(;\oi'alil(;'
Anaii. — j-'aiii-il donc inouiir? faul-il doii.; li; perdre aussi, Aza-
ziel! O mon iia'ur ! iiii>n cœur I les pi(;,-ag(;s claienl vrais! cl puiir-
lant , lu l'i.iis .'•i lieiiieux I le coup, Itieii i|ue prévu, me frappé
nommouii tniii soudain. Niuipurlc. quiUe-nioi.Ali! (ioiirr|ui)i?... in.iis
qi:ejf m; le reiienne pas... luisl Mes douleurs nu peuvent qu'être
coiÉilts; mais les tiennes .'craienl élenielles. si lu l'iiii* e.xili- du ciel
à cau'e de moi Tu n'as ilt'jà i'.[é (|ue trop hou poui' une lille d A-
dani! notre partage, c'est la douleur. Noii-seiiJiMuent pour nous,
mais au.ssi pour les esprits (|ui n ont pas dédaigiKJ di; nous aimer, il
n'est dans I a>cnirque suutl'raiK e cl que lionle. Le premier qui nous
c'iiseiftiia la science lut picripiK; de s-n injne d'aiclianfie, dans je
ne .sais (jiiel monde inconnu, lil loi, Azaziell non, lu ne c-nnaîiias
pas la douleur à tau>e de moi l'ars! et ne pleure pas!,.. Non, tu
ne |icn.\ pleurer; mais la douleur sans larmes lien .sera que plus
poi^nanlc; oublie donc celle it ipii les fl()ls de rt)céan desirucleur
ii'a|)porieronl point d angoisse pareille à celle-ci I Fuis! fuis ! quand
tu lie si'ras plus là, il me sera moins difficile de mourir.
Japhet. — Obi ne dis pas cela! Won père! et loi noble ar-
changel dans la pure et austère st-KJniliîde ce fionl, je lis la misé-
ricorde céleste; que ces deux sœurs ne deviennent pas la pr.de de
I (^(îi'an sans rivage ; que noire arcli» les reçoive, ou je ce^s^erai de
vivrel
Noii. — Sili-ncel enfant des pa.ssions, silence! Bi lu ne peux maî-
Iristr Ion cœur, que la bouche du moins n'oulrase pas ton Dieu!
Vis comme il I exige meurs, quaml il I ordonnera, meurs.de la
mort des jiisles, et non comme la race de Caïn. C sse ilc t allliger
()u gémis eu silence; c sse de fatiguer le ciel de les lamcnialions
égoïstes. Voudrais-tu que Oieu commît une faute pour loi ? c en sé-
rail une (jiie de changer .ses décreis dans le seul luiérèl dune dou-
leur miuielle. Sois homme I et supporte ce que la race d'Adam doit
et l'Cul supporier.
JAi'nKT. — Oui. mon père! Mais, quand tous auront péri, quand
nous rest ions seuls flollanls sur le désert azuré; ipiand les vagues
qui nous poricront cailieronl (bins leurs abîmes notre lerrc cliérii;.
el, plus cbeiR encoie, des amis, des frères silencieux, tous ensevelis
dans cet abiiuc sans fond, abus comment amMcr nos larmes (it nos
Cris? Uans le silence (b; la dcstrucliruf irouveroiis-nous leicposV
O Dieu! SO.VCZ Dieu; épargnez pendant qu'il eu est temps encore! Ne
renouvelez point la cbnle d Adam. I.e genre humain ne se compo-
sait abus que d'un seul couple ; mais les liabiianls di' la terre sont
leliemcnt multi|ilii's aujourd liui (pie les vagues irritées s'élèveront
que les gouttes de cette pluie fatale Inmheront, moins nombreuses
qur ne le seraient leurs tombeaux... si la race de Caiii devait même
a\oir des tuinbeaux.
NoK. — Silence I présomptueux enfant, chacune de les paroles
esl un crime. Angel pardonne au désespoir de ce jeune homme.
ll.M>UAi;i.. — Séraphins I le langage de ces mortels est celm île la
passion ; vous , (|ui Oies ou devez être impassibles et [uirs, vous pou-
vez retournerau ciel avec moi.
Samiasa. —Nous pouvons aussi n'y point retourner. Nousavons
fait notre choix, nous subiions les suites.
ItAPHAEi,. — Ksi-ce la voire réponse?
Azazii;l. — Le qu'il a dit, je le dis aussi.
UAPiiAiii.. — lùicore ! \ dater de ce moment, dépouillés que
vous éics de voire pouvoir, éirangers h voire Dieu, je vous (piiite.
Japiif.t.— Hélas! où iront-ils? où ironi-elles? Kcoulez ! écoulez!
des bruiis lugubres s'échappent du .sein de la montagne: ils vont
en auguieiilanl ; il n'y a pas sur toutes les hauteurs un .seul souffle
de \enl. il ie|icndaiit les leiiilles tombent, les fleurs se déiacheul,
la lerrc gémil comme sous nu poids accablant.
NOE. — Kcoulez 1 écoulez le cri des oiseaux do mer! Leur multi-
tude s elend coniinc un nuage dans latinospliere assombrie ; ils pla-
nent autour de la montagne, vers laquelle jain.'iis une aile blanche
buniiile lies flots amers, n'avait osé diriger sou essor, même ji
lieu des IcmpiMes les plus viidenles. Ce sera bienliH leur uniq
vage.apicsleqiR'l il ny en aura plus pour eux!
JAi'iiiiT. — Le soleil I le soleil! il se lève; mais non avec sa Iti-
mieie bieof.iisaiile; etleceirb; noir qu. nnlouro si.n disqu.' mu-
gcatre annonce a la terre que .son dernier jour a commencé I Les
nuages ont garde les teintes de la iiuil , sculemenl leur eoubur est
même an ini-
ique ri-
bronzéc à lendroil de Ihorizon on naguère »e levaient des aurores
brillanics
.NoK. — Yoyez-voii» luire cci éclair ? c'est le mcMUatr du lonnenu
loinlain ! Il aiipniclie ! parlons ! parlons ! laitons aux éléiii.-nl» leur
crimiiicllf proie! rcndons-nuus au lieu où notre arche kainlu élève
ses flancs protcclcunià l épreuve du naufrage.
Japiikt. — Omon père! arrêtez! n abandonnez pas mon Anali
ù la fureur des vagues.
NoK. — Nedevons-iiMus pas leur abaiid ler loul ce iiui respire?
Partons 1 '
Jai'iikt. — Je resterai.
Nok. — Meurs donc avec eux I Oscs-tu bien lever les yeux vers
ce ciel piopliélique, el vouloir sauver de» condainnéK conire les-
quels tout suiiil, dans un irrésislible accord, avec la juste c<dère (le
Jehovah ■!
Japiiut. — La colère el la justice peuvent-ellos marcher cnEcm-
Not. — Bliisphémuteur ! (jses-tu bien murmurer «lans un pareil
moment?
liAMiAEi.. — ratriarche ! montre-loi encore père! désarme ton
fronl : eu dépit de sa démence, ton lils vivra. Il ne sail ce qu il dit;
néanmoins, il ne boiia pas, |iarmi des saugiols éloulfés, réciime
amèic des vagues lurbiileules; mais, quand son délire sera calmé, il
sera aussi jiisle que loi ; il ne doit pas périr, comme C^js lils du ciel,
avec les lilies des boinme.t.
AuoLinAtiAii. — La tempête approclic ; le ciel el la terre s'unis-
seni pour la deslrucliuu de tout ce qui a vie: entre noire force cl
l'éiernelle pui.<.saiice, la lutte est inégale!
Samiasa. — Mais noire puissance est avec vous; nous vouseni-
porlcrous dans ipiclqiie étoile paisible, où Auab el loi, vous parta-
gerez notre sort ; et si tu ne rcgreites pas la lerrc, nous oublierons
aussi la perte du ciel.
Anaii — O leutes de mon père ! C> berceau de ma naissance! 6
montagnes, forêts ! quand vous ne serez plus, qui essuiera mes lar-
mes?
Azaziel. — L'ange, Ion époux. Ne crains rien; bien gue nous
soyons exilés du ciel , il nous reste plus d'un asile d'où nul ne
(looria nous chasser.
Rapiiaei.. — Kebellel les paroles sont aussi coupables que tes
acles seront désormais impulsants; le glaive de feu qui chassa
rhomiiie du paradis étincelle cucore dans la main de l'archange.
Azaziel. — 11 ne peut rien sur nous ; adresse' à la p rus.Mère tes
menaces de morlj et parle de glaive à ceux qui ont du sang à ré-
pandie. (Jue sont les glaives pour des iinmoriels?
Uaphaei.. — Le moment esl venu d'eu faire l'épreuve ;, lu vas ap-
prendre enfin combien est vaine la lutte conire les volontés de Ion
Dieu ; louie la force était dans ta foi. [On voi( arricer du tnur-
ti'h qui fuient et cherchent un refugn.)
CiioEun nrs mortels. — Le ciel el la lerr.^ se confondenl. Dieu
Di.'u! (lu avons-nous fail? épargne-nous! lîcoule! il n'est pasjusipi
bêles dos forêts i|ui ne hurlent des prières! le dragon sorl en r
panl do Sun anlre, el vient, effrayé, inoffensif, .se mêler aux h
mes; les oiseaux rcinplissent I air de cris ]il:iiniiis! O Ji'ho>.
écanc encore la verge de la colère : prends en pitié le di-sespoii
monde, ton ouvrage' entends les supplications, non de 1 boni.,
seul, mais de loule la nature!
Kaphael. — Adieu, terre I Kl vous, malheureux cnfanl^de lu
poussière, je ne puis ni ne dois vous secourir : votre ai-rCi est porté!
[RaphavI sort.)
Japiiet. — Quelques nuages volent comme des vautours piuirsui-
vanl leur proie, pendant que d'autres, immobiles ainsi (pie des ro-
chers, attendeul l'ordre d'epanehcr l'océan de leur C'iere. Uii vêle-
mont d'azur ne parera plus le lirmamcnt ; nulle étoile ny viendra
briller. La mort seule s'est levée dans les cicux : à la place du .soleil,
une clarté pâle et sépulcrale s'est répandue par toute l'atmosphère
mourante.
AzAzii:L. — Viens, Anali ! quitte celle prison , dont les fondo-
monls sont un chaos : les éléments viennent la rendre ;i I éial d
elle est sortie; à l'abri de ces ailes tu seras en sùreto. comme air
fois 1 aiglon sons celles de sa mère... Laissons mugir l'iiniveisi ,
ruino avec tous ses éléments déchaînés! ne l'elfraie pas du fr.i.-,
de leur lulle bruwinle! Nous allons explorer un mondi; pins br I-
lanl, un monde "où lu le-pireias le soiifllc dune vie aérienne: '
est d autres lirmameuts que ces nuages sombres, (.tztizet et .••
miasn s'envolent et disparaissent arec .Inah et ./hnlilinnia/i.)
Japhet. — Kilos sont parties! elles ont disparu au milieu ■
grand cri du monde abandonne ; ot, soit qu elles \i\enl, soit que i
meurent avec toute vie sur la lerrc. maintenani près de sa li
Anah ! non désormais ne [iciit te rendre h mes regards I
CiioEiH DES mortels. — D fils de Noél piiié pour tes fi-ère '
Quoi! veiix-lu donc nous laisser tous... tous livrés à la mort, pi: -
(îanl qu'au milieu de la guerre d's élémenls, lu vogueras s.ii
crainte dans ton arche bénie du Seigneur!
Une mkre, présentant son enfant a Japhet. — Oh! prends r.
ŒUVRES COMPLÈTES DR LORD BYRON.
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(iiifanl avec lui 1 je l'ai uiis au inonde dans la doulcui' ; mais j'ai
souri de joie en le voyant suspendu à ma mamelle. Pourquoi est-il
né? qu'a-l-il fait... mon fils, qui n'a encore goùié que mon lait ..
qu'a-t-il fait |iniir niéi'iler la colère de Jéliovah ? Qu'y a-t-il donc
dans mon sein do si coupable, pour que le ciel et la ierre doivent
s'armer contre mon enfant, afin d'étoulTer sons les \ agues son souf-
fle innocent? Sauve-le, fils de Setli ! ou sois maudit... avec celui
qui t'a créé, ainsi que toute la race, ,î laquelle il nous saorilie.
.Iapiiet. — Silence! ce n'est pas le temps de maudire, mais de
prier.
Choeur des mortels. — De prier 1 il Et oîi montera la prière,
quand les nuages gonflés s'abaissent sur les montagnes, et y ver-
sent leurs torrents ; quand l'Océan débordé renverse les cliaîuesde
rocbers qui I arrêtent, et abreuve jusqu'à la soif dfs déserts? Mau-
dit soit celui qui te créa, toi et ton père I Nous savons que nos ma-
lédictions sont vaines, il nous faut mourir; mais puisque nntre sort
ne peut être aggravé, poui'quoi feiions-nous entendre des byranes
pieux ? pourquoi fléchirions-nous le genou devant I implacable
Tout-Puissant? après tout, nous n'en mourrons pas moins. S'il a
créé la terre, qu'il rougisse de n'avoir fait un monde que pour le
torturer. Voilh (pi'dlcs accourent les vagues impiioyables I elles ac-
courent dans leur fureur! et leur mugissement fait laire la nature
pleine de s.inté et de vie. Les arbres des forêts contemporains de
l'Eden ', nés avant qu'Eve aiqiurlàt au piemier homme la science
pour dut, ou qu'Adam chaulai sou premier hymne dVsclavage, ces
arbres gigantesques, verts encore dans leur vieillesse, les flots ont
dépassé leur cime; leurs fleurs s'en vont floilersur l'Océan, qui
monte, moule toujours, l'n vain nous levons nos regards vers les
cieux; les cieux s'abaissent, se confondent avec les mers, ei ca-
chent Dieu aux mortels sup|dianls. Fuis, lils de Nné , fuis! éta-
blis-toi paisd)le dans la tenie qui l'a été dressée sur l'Océan ; vois
se balancer sur leseau.\ les ciidavresdes honmies parmi lesquels s'é-
coulèrent tes beaux jours, et à ce spectacle élève vers Jéhovah
l'hymne de la reconnaissance.
Un mortel. — Heureux les morts qui meurent dans le Sei-
gneur! Quoique les eaux couvrent la terre, c'est l'œuvre de sa pa-
role, adorons ses décrets I 11 me donna la vie ; en me l'ôlant , il ne
fait que reprendre son bien; et quand mes yeux devraient se fermer
pour jamais, quand ma voix suppliante ne pourrait plus se faire
entendre au pied de son Irône, béni soit le Seigneur pour ce qui
est passé, comme pour ce qui est. Car toute chose est à lui, depuis
la premièie jusqu'à la dernière, le temps, l'espace, l'éternité, la vie,
la mort, le vaste domaine du connu, et le champ illimite de l'in-
connu. Ce qu'il a fait, il peut le détruire; irai-je, pour un léger
souifle de vie, blasphémer et gémir? Non, jai vécu dans la foi ; et,
dût l'univers chanceler sur sa base, je moin'rai dans la foi.
CnœuR DiiS MORTELS. — OÙ fulr ? sur les hautes montagnes? les
torrents se précipitent de leui's sommets au-devant de l'Océan, qui
s'avance après avdir submergé les collines, et rempli les profon-
deurs des cavernes.
Une femme. — Oh! sauvez-moi, sauvez-moi I Notre \ allée n'est
plus ; m^jn père et la tente de mou père, mes frères et les Iroupcaux
de mes frères ; les arbres cliaiTuants, qui à midi nous prêtaient leur
ombre, et d'où le soir s'écha|qiait le doux chant des oiseaux: le
petit ruisseau qui rafraîchissait nos verts pâturages : tout a disparu.
Ce malin, quand j'ai gi-avi la nionlagrie, je me suis r'etournéc pour
bénir ce séjour, et pas une feuille ne paraissait prête à tomber...
et maintaiant, la place même a disparu. Obi pourquoi suis-je
née ?...
Japhet. — Pour mourir, pour mourir jeune, heureuse ile ne
pas voir l'universel tombeau, sur leqirel je srris condamné à pleu-
rer eu vain. Quand tous périssent, pourquoi liiut-ii que je vive en-
core ?
Les eaux montent; les hommes fuient de tous côtfe; les vagues on attei-
gnent un grand nombre ; le chœur des mortels se disperse et cheiche
un refuge dans les montagnes. Japliet reste di-bout sur un r'ocher; on
aperçoit l'arche qui flotte dans le lointain et s'avance vers lui.
ÂRINO FALIERO.
PERSONNAGES.
Ifoiiuiies .■'filAMso Faliero, doge de Venise. — Bertlccio I-'alierg,
neveu du doge. — Lrom, patricien et sénateur. — Benintende,
présiilenl du conseil des l>ix.— Michel Steno, l'un des tr'oiscapi
des Quarante. — Israel Bertuccio. conimai.dant de l'arsenal. —
Philippe Cale^daro, Dagolino, Bertram, conspiraleius. —
Dei(x neiyneurs de la nuit, of liciers de ta République. — Premier
citoijen. — Deuxième citoyen. — Troisième citoyen. — Vixcenzo,
PiETRO, Battista, officrcrs du palais ducal. — Antokio, donics-
tii|ue de I.EONi. — Le seei'élair'c du conseil des Dix. — Gardes,
conspirateurs, citoyens, le conseil des Dix, 1 junte.
Femmes : Axgiolina, femme du doge. — !\Iarianna. son nniie. —
Suivanles , etc.
I a scène est ;\ Venise, en 1353.
acte: PRE si 1ER.
SCÈNE PREMIÈRE.
Une antichambre dans le palais ducal.
PIETRO, B.\TTISTA.
Pietro. — Le messager n'esl-il pas de retour?
Battista. — Pas encore; j ai envoyé plusieur-s fois le demander
d'après vos ordres; mais la Seigneurie est encor'o en conseil, et en-
gagée dans de longs débats sur l'accusation de Sténo.
Pietro. — Oui trop longs ; c'est du nroins ce q e pense le doge.
Battista. — Comment sup|)0 le-t-il cette attente?
PiETito. — Avec une paiience décommande. Assis devant la table
ducale, couverte de lout le faii'as des aff.iires, pétilions, dépêches,
jugements, actes, lellresde sursis, i-apports, il semble absorbé dans
ses fonctions; maisà peine enlerul-il le bruit d'une porte qui s'ouvre,
ou des pas qui s'appr-ocbent, ou le murmure d'une voix, il pro-
mène autour de lui un œil agile, il S'j lè\e de son siège, puis l'csle
immobile, puis se rassied, et fixe les regards sur quelque édit... j'ai
rem;ir'i|ué que depuis une heure il n'a pas tourne un feuillet.
Battista. — On dit que son irriialion est grande, et certes Sténo
est bien coupable de l'avoir aussi grossièrement oulrvrgé.
l'iETRO —Oui! si l'offenseur élait nu homme p;iuvrc et obscur:
Sleno est patricien; il est jeune, fr'ivole, brrllaut et lier.
Battista. — Vous pensez donc qu'il ne sera pas jugé sévè-
rement.
Pietro. — Il suKirait qu'il frit jugé avec équité, mais ce n'est pas
à nousd anticiper sur la senlence des (Juararric.
Battista. — La voici... Vincenzo, quelle iiuinellc? [Entre I in-
ceiizo )
Vincenzo, — L'affair'e est terminée; mars on ne connaît pas en-
core la sentence, .l'ai vu le président sceller le parchemin qrri por-
tera au doge le jugement des Quarante, et je me hâte d'aller lui
annoncer ce message. [Ils sortent.)
SCENE IL
La chambre ducale.
MARIiXO FALIERO, BliRTUCClO FAI.IERO.
Beutuccio. — Il est impossible que justice ne soit pas faite.
Le doge. — Oui, comme l'ont faite les avogadoi-i, qiri ont renvoyé
ma plainle aux Qiiar'ante, afirrquole coupable frit jugé par ses pair's,
c'est-à-dii-e par lui-même.
Bertuccio. — Sespairsn'osei'aientlc protéger : unpai'eilacle affai-
blii'ait toute autorité.
Le doge. — Ne connais-tu pas Venise? ne connais-tu pas les
Quai-arrle? Mais noirs allons bien voir.
Bertuccio, à / incenzo qui entre. — Eh bien ! quelle nou-
velle ?
VixcENzo. - Je suis chargé d'annoncerà Votre Altesse que la Cour
a prononcé son arrêt, et qu'aussitôt les formes légales accomplies,
la sentence sera envoyée au doge. Les Quarante saluent le prince de
la République, et le prient d'agréer leurs respecis.
:M)i
u;s vKiLLiïEs i,iTTi';iuiiir,s ii.i.rsTisEEs.
I.i; DOCK. — Oui (■•lomininmciil respectueux el hiiinliles. I. a
si'iilpiici" est iironnnrée. dilcs-voiis?
Vim:i:\zii — Ciii. prince; le prêsideiil y apposait le sceau nuaiui
on m'a manili-, afin ijuesans perdre de temps il en fût ilimne a\is
au clier lie la Ri'-|iiil)li(|ue ainsi qu'au plaignant, luus deux réunis
dans la nii^nn' personne.
Bertitcio. — Avcz-vous pu deviner la nature de leur décision ?
Vim:k.\/o. — Non, scipnenr; vous connaisse/, la discrétion liahi-
tuclle des Iribunaux de Venise.
ni:nTi ccio. — Sans doute: mais pnnr un observalcnr intclli^'cnt
et alleiilif, il y a toujours inalière à conjeclure; ce sera un cliuclio-
temeut ou un inurniiirc, un air plus ou moins .soli>nnel. I.cs Qua-
rante ne sont que des iMiiimes, après tout... des Immnu's estimahics,
sapes, justes et circonspects, je l'accorde, et discrets comme la tombe
à l.iquellc ils romlamnent le coupal)le; mais avec tout cela, dans
leurs traits, dans crux des plus jeunes du moins, un rcpard scruta-
teur, un rcpard comme IcvAlre, par exemple, Vinccnzo, aurait pu
lire la sentence avant qu'elle fi1t prononcée.
ViNc.KNzo. — Seipneur, j'ai quitté la table sans avoir le temps de
reman|ner ce qui se passait parmi les jupes; d'ailleurs mon poste
auprès de l'accusé, Michel SIeno, m'oblj^'eait
I,E DOGK, brusquement . — Et quelle était sa contenance, à lui ?
diti's-noiis cela.
ViNcf.Nzo. — Calme, mais non aballii. il allendait avec resigna-
tion l'arrùl (piel qu'il ]iùt être .. .'^lais voici qu'on l'apiiorle ^ Volri"
Altesse pour ([u'elb; on prenne lecture. \i:iitrc le sccirliiire des
(Juaran/e.)
Le SECRÉTAIBK. — Lc tiaut tribunal des Quiirante envoie ses
souliailsel ses respeclsaudopeFaliero, premier magistrat de Venise,
et prie Son Altesse de vouloir lire et approuver la sentence pro-
noncée contre Michel Sténo, mis en accusation pour des faits rela-
tés, ainsi ipie la peine, dans l'écrit que je vous présente.
Le doue. — Retirez-vous, et attendez hors de col apparlenient.
[Le spcréluire et l'incenzo sortent.) Prends ce papier : mes veux
troublés ne peuvent distinguer les caractères.
BEnTiTc.io. — Du calme, mon cher oncle; pourquoi tremblez-
vous ainsi ?... N'en doutez pas, tout ira comme vous le souhaitez.
Le do(;k. — Lis.
Beiiticcio, lisant. — «Décrété en conseil. h l'unanimilc, que Mi-
chel Sieno. coupable, de son propre aveu, d'avoir, dans la dernière
nuit du carnaval, pravé.sur le tronc les paroles suivantes (I)...
Le iKHii:. — Voudrais-tu les répéter? oserais-tu les répéter?...
toi, un Faliero? Voudrais-tu aiquiyer sur l'éclalant déshonneur d-
notre maison, avilie dans son clicl"... dans le prince de Venise, la
première des cités?... Passe h la sentence.
Berticcio. — Excusez-moi, seipneur, j'ohî'K... {Il continue de
lire.) H tlondauine Michel Sténo à un mois d'arrêts forcés. »
Le do(;e. — Poursuis.
Berticcio. — Seipneur, c'est tout.
Le nouE. — Que dis tu?... C'est lout! est-ce que je rôvet... C'est
faux... Donne-moi ce papier... (// lui nrrache le papier et lit.)
n Condamne Michel Sténo » Mon neveu, ton bras!
BERTuccm. — Revenez h vous, soyez calme; ce transport est
sans motif raisonnable... Je vais chercher du secours.
Le doge. — Arrête... ne bonpe pas... c'est passé.
Berticcio.' — Je dois convenir avec vous que la peine est Iroj)
légère, comparée à l'offense. Les Quarante ont tort de i)unir d'ui;
chAliment aussi faible un outrage infâme qui retombe sur eux, à
qui vous commandez. Mais la chose n'est pas sans remède : vous
pouvez appelei- de leur décision à eux-mêmes ou aux avopadori,
(|ui, vo\anl que justice vous est refusée. ])rendront eu main la
cause qu'ils avaient déclinée. Ne le pensez-\ous pas, mon oncle?
Mais pourquoi restez-vous immobile? vous ne m'entendez pas? .je
vous en conjure, écoutez-moi.
Le doge, jetant par terre sa toque ducale, va pour la fouler aiijc
pieds; }nais son nereu l'arrête. — Oh ! plùl au ciel que les Sarr.isins
fussent sur la place Saint-Marc! Voilà tout ce que je ferais.
Berticcio. — Au nom du ciel el de tous les saints, monsei-
gneur...
Le noGB. — Laisse-moi. Oh I que les Génois nç sonl-ils dans le
port ! Qne les Turcs, vaincus par moi à Zara, ne sont-ils ranges en
baladle auiour du palais I
Berticcio — Voilh des souhaits peu convenables dans la bouche
d'un liuc do Venise
Le doge. — Leduc de Venise! qui est duc de Venise maintenant?
je veux le voir afin qu'il nie rende justice.
Bertuccio. — Si vous oubliez le caractère et les devoirs de votre
charpe, rai)pelez-vous votre dignité d'homme et calmez ce transport.
Le duc de Venise...
Le doge, l'interrompant. — Il n'y en a pas... c'est un mot...
moins qu'un mot, un surnom sans valeur. L'ôtic le plus avili, lésé,
(1) Marino Faliero, dalla bella mo{ilie...aUrila gode, ed eyli la man'iene,
M.iriiio Ivilioro, qui a une belle lemme... d'autres en jouissent ei il l'cii-
treliont. (Samjto, Vie det Doges.)
nulrapé. le plus dénué de tout, obligé <le mendier son pain, si quel-
qu'un lui en refuse, peut l'obtenir iliin cieur ]dus liiimaln ; mais
celui il (|iii justice est refusée par les homuies dont le devoir eut
d'êire justes, celui-là est plus indigent que le mendiant qu'on re-
poii.sse... c'est un e»clave... et c'est ce que je suis, ce que tue»,
ce qu'est toute notre maison, à dater de ce moment. Le dernier des
artisans nous montrera au doigt, et le noble hautain peut nous cra-
cher h la face... Où esl notre recours ?
Bkrti ccio. — Dans la loi , mon prince.
Lu DOGE l'interroinpiint. — Tu vriis ce qu elle a fait pour moi...
Je n'ai demandé justice qu'.'i la loi... j'ai imoqué commejiigcs eeux
que la loi a institués... souverain, j'en ai appelé h mes siijeis, ces
mêmes sujets qui m'ont fait souverain , et m'ont donné ainsi un
double droit de l'être. Les privilèges que me conlî^rent ma eharge et
leur libre choix , les droits que je liens de ma naissiince, ceux que
j'ai acquis (ar mes services, les honneurs dont je suis revêtu , mon
grand ;\ge. mes cicatrices, mes cheveux blancs, les voyages, les Ira-
vaux, les piTils, les fatigues, le sang et les sueurs de quatre-vingts
années, tout cela mis dans la balance contre le plus abominable
outrage, la plus grossière insulte, le mépris criminel d'un patricien
vindicatif, tout cela s'est trouvé insuffisant, Dois-je le soull'rir ?
Berticcio. — Je ne dis pas cela Dans le cas où votre appel
serait rejeté , nous trouverons d'autres moyens d'arranger cette
affaire.
Le doge. — Moi! cnajq)eler! es-tu bien le fils de mon frère? un
rejeton de la maison des Faliero? le neveu d'un doge? né de ce sang
quia déjà donné trois princesàVcnise? Mais tu dis vrai... nous de-
vons être humbles à présent.
Bertuccio. — Mon oncle et mon seigneur, votre émotion est trop
grande... j'avoue la gravité de l'offense el l'injuslicc de ceux qui
n'ont point voulu la punir convenablement ; toutefois, ce transport
excède la provocation, et même toute provocation. Lésés, nous de- 1
manderons justice; si elle nous esl refusée, nous nous la ferons ,
nous-mêmes; mais tout cela sans emportement... La vengeance la j
plus terrible est (ille du silence le plus profond. Je n'ai pas encore
le tieis de votre :"ige. j'aime notre maison , ie vous honore comme ^
nolle chef, comme le guide et le soutien de ma jeunesse,., mais
bien cpie je comprenne votre douleur, et que j'entre dans vos res- I
seniiincnts, je ne puis voir votre colère, comme les vagues de l'A- •
driatique, s'exhaler eu écume dans les airs. I
Le noGE. — Je te dis... dois-je donc te le dire... ce que ton père
ciit compris avant d'ouïr une seule parole? Es-tu sans Ame... sans
])assion ?... n'as-lu \>ns le sentiment intime de Ihonneur?
Bertcccio. — C'est la première fois que mon honneur a été mis
en riotite: et de la part de loui autre ce .serait la<lcrnière.
Le doge. — Tu connais l'olfense de ce misérable, de ce lâ-
che et vindicatif scélérat qui vient d'être absous; il n'a pas craint
de déverser son poison infAme sur l'honneur de qui? grand Dieu!
sur l'honneur de ma femme; il n'a pas craint d'attaquer ce qu'un
homme a de plus cher et de plus sacré: et sa lAche calomnie, pas- '*
saut de bouche eu bouche, accompagnée de sales el grossiers com-
mentaires, ira fournir matière aux cyniques ]daisanteries, aux blas-
phèmes obscènes de la populace; et de leur cflté, les nobles, couvrant
le sarcasme du vernis de l'élégance, se rcpèteronl à l'oreille le
conte scandaleux, et approuveront d'un -sourire le mensonge qui.
me ravalant à leur niveau, fail de moi un mari dupé et complai-
sant , résigné à son déshonneur,., que dis-jel... s'en faisant gloir''
Berticcio. — Mais , après tout , c'est un mensonge... vous le >
vez, et tout b' monde en est convaincu.
Le doge. — Mon ncNCU, un Romain illustre dit un jour : « l.,i
femme de César ne doit pas être soupçonnée; » et il la répudia.
Berticcio. — C'est vrai; mais à celte époque...
Le doge. — Quoi donc! ce que n'eùl pas souffert un Komain,
un i)rince de Venise doit le souffrir? Le vieux Daudolo refusa le
diadème des Césars, el porta la toque ducale :il jette par terre son
bonnet de doijc); et moi je foule cette toque à mes pieds, p.r'-
quelle est avilie.
Bertuccio. — Elle l'esl en effet.
Le doge. — i:ile l'est, elle l'est ! Je n'ai point vengé cette infa-
mie sur la feninie innocente que l'on ose calomnier lâchement pour
avoir épousé un vieillard , parce que ce vieillard était l'ami de son
père et le protecteur de sa maison ; comme s'il n'y avait d'amour
dans le cœurdes femmes que pour une jeunesse libertine, pour des
visages imberbes... Je ne me suis point vengé sur elle; mais j'ai
invoqué contre le calomniateur la justice demon pays, cette justice
due à l'homme le plus obscur, ayant une femme dont la fidélité lui
est douce, une maison dont lefoyer lui est cher, un nom dont
l'Iionneur est tout pour lui , et qui "voit tout ce qu'il aiiue se flétrir
sous le soulfle maudit de In calomnie et de l'oulrage.
Bertuccio. — El quelle réparation atlendie/.-vous donc? Quel chA-
liment voulicz-vous qu'on intligeût au coupable?
Le doge — La m<u't ! N'étais-je |>as le chef de l'Etat? ne m'avail-
on pas insulté jusque sur mon troue? ne m avait-on pas rendu la
risée des hommes qui me doivent obéissance? n'étais-je pas outragé
comme époux, avili comme buiumc, humilié, dégradé comme pi ince ?
OEUVKES CO.MPLËTKS DE EOHD BYllON.
I.'insiille et la Iraliison ii'élaienl-ellcs pas acciimulres dans un seul
acje ? m on laisse vivre l'insoleiil et le traître ! Ali ! si au lieu du
lionc du doge, il eût choisi l'escabelle d'un paysan pour y graver
son oiilrago, il eût leinl de son sang le seuil de la cabane.
Beiiticcio. — Soyez certain qu'il ne vivra pas au couclier du
snleil.,. laissez-moi faire, et calmez-vous.
Le dooe. — Arrête, mon neveu : hier cela eût suffi; maintenant
je n en veu.\ plus à cet homme.
pEiiTLccio. — Que voulez-vous dire? l'offense n'est-elle pas dou-
blée par celle infâme décision que je n'appellerai pas acquilienicnt?
c'est pire, puisque le môme acte constale le délit et l'impunité !
Le doge. — L'offense est doublée en etfet , mais ce n'esl point
par lui : les Quarante ont décrété un mois d'arrèls... nous dc\ons
ob('ir aii.\ Quarante.
Bertuccio. — Leur
obcii- ! eux qui ont mé-
ciinnu leur devoir envers
le souverain !
Le doge. — C'est jus-
te... mon enfant, tu com-
prends la queslioi) main-
tenant : en ma qualiié ,
soit de citoyen qui de-
mande jnslice , soit de
souverain de qui la jus-
tice émane, ils m'ont lésé
dans mon double droil ;
mais, malgré tout cela,
qu'il ne tombe pas un seul
cheveu de la lèle de Sle-
no... cette lèle , il ne la
gardera pas longtemps.
Bertuccio. — 11 ne la
garderait pas douze heu-
res si vous me laissiez
faire. En m'écoutant avec
calme, vous auriez vu que
mon intention n'est pas
de laisser l'offense de ce
scélérat impunie ; je vou-
lais seulement vous voir
réprimer celle explosion
de colère, afin de concer-
ler ensemble les moyens
de nous en défaire.
Le do'ce. — Non, mon
neveu : il faut qu'il vive,
du moins pour le mo-
ment. Une vie aussi mé-
prisable que la sienne se-
rait maintenant peu de
chose. Dans l'antiquité,
cerlains sacrifices n'exi-
geaient qu'une victime;
il fallait une hécatombe
pour les grandes expia-
tions.
Bertuccio. — Vos vo-
lonlés seront ma loi; ce-
pendant j'aurais voulu
vous montrer combien
j'ai à cœur l'honneur de
notre maison.
Le doge. — Ne crains
rien, lu pourras faire tes »
preuves en temps et lieu ;
mais ne t'emporte pas
comme je l'ai fait moi-
même, .le suis honteux maintenant de ma colère; je te prie de me
la pardonner.
Bertuccio. — Je reconnais enfin mon oncle , l'homme de guerre
et 1 homme d Etat, celui qui commande li la République et à lui-
même! Je m'étonnais de vous voir, a votre âge, oublier à ce point
la prudence, bien que la cause...
Le doge. — Oui, pense à la cause... ne l'oublie pas... quand tu
le livreras au sommeil, qu'elle vienne jeter une ombre sur tes rêves;
quand 1 aurore paraîlra, qu'elle s'élève entre le soleil et toi, comme
un nuage de mauvais augure par un jour de fête mais pas une
parole pas un geste... abandonne-moi le soin de tout ; nous au-
rons de 1 occupation , et tu en prendras ta part... Mais à présent
rclire-toi, j'ai besoin d'être seul.
Bertuccio, relevant la toque dvcale et la replaçant sur ta table.
— Avant de partir, je vous conjure de reprendre ce que vous avez
repoussé, jusqu'à ce que vous changiez celle coiffure contre une
couronne. Je vous quille , vous suppliant de compter sur mon em-
Pa-h. — Imp. Ucoui, el C. rue Sniifd.i:, Id.
Que C3tta nuit soit la dernière employée en vains discours !
pressement ji faire tout ce que le devoir prescrit à un parent fidèle
et dévoué, à un citoyen et sujet non moins loyal. (// snrl.)
Le doge, .<!P(^/.—- Adieu, mon digne neveu {{I prend la toque
ducale.) Colifichet frivole I entouré de toutes les épines qui garnis-
sent une couronne, sans investir le front insulté qui te porte de la
toute puissante majesté des rois; jouet doré, inutile et dégradé, je
le reprends comme je reprendrais in. ;,-;•;<;. {lUa met sur sa tête.)
Comme tu pèses douloure^iseraent sur mon front! Sous ton poids
honteux, quelle fièvre fait baltre mes tempes! Ne pourrai-je te
transformer en diadème? Ne pourrai-je briser ce sceptre de Briarée,
tenu par un sénat aux ceni bras, qui Wduit le peuple à rien, et fait
du prince un roi de ihéàlre? Dans ma vie, je suis venu à boutden-
trepriscs plus difficiles dansl'inlérèl de ceux-là mêmequi m'ontainsi
récompensé... Ne puis-je
donc les payer de retour?
Oh! que le ciel me rende
une année, un seul jour
de ma robuste jeunesse ,
alorsquemoncorpsobéis-
sait à mon âme comme le
coursier généreux à son
cavalier ; d'un bond je me
serais jeté sur eux , et il
ne m'eût pas fallu beau-
coup d'aide pour renver-
ser ces palriciens orgueil-
leux : mais je dois main-
tenant recourir à des bras
plus jeunes pour mènera
lin les projets de celle têle
blanchie... cependant je
combinerai mes plans de
telle sorte que leur exé-
cution n'exigera pas des
forces herculéennes. —
Quoique ma pensée soit
encore un chaos , et ne
couve jusqu'ici que des
germes imparfaits, dans
son premier travail, mon
imagination expose alier-
nalivement à la lumière
les images obscures des
choses, afin que le juge-
ment choisisse avec ma-
turilé... Les forces sont
peu nombreuses à...
{f-:iitre I inceitz-o.)
VI^•^E^■zo — Quoi-
qu'un demande à être ad-
mis devant Votre Altesse.
Le doge — Je suis in-
disposé... je ne puis re-
cevoir personne, pas mô-
me un patricien : qu'il
porte son allaire au con-
seil.
ViNCENZo. — Seigneur,
je vais Iransmelire voire
réponse; il s'agil d'une
affaire de peu d'impor-
tance , sans doute : le
visiieur n'est qu'un plé-
béien , le patron dune
galère , je crois.
Le doge. — Le patron
d'une galère, dites-vous?
c'est un serviteur de l'E-
tat. Qu'on l'inlroduise ; ilvienlpeut-ôlrepourunobjet relatif au ser-
vice public. [fiiicenzosort)
Le doge, seul. — Il faut sonder ce patron ; je veux savoir sa pen-
sée. Déjà j'ai appris que le peuple est mécontent : il a des molifs de
j'êlre depuis la victoire des Génois à la fatale journée de Sapienza;
il en a d'autres encore depuis qu'il n'est plus rien dans l'Etat, et
dans la cité, noins que rien, un simple instrument condamné à
servir des plaisirs vraiment palriciens. Les troupes, trop longtemps
bercées devalues promesses, réclament le long arriéré de leur solde,
et murmurent sourdement Au moindre espoir de changeineni,'
elles se soulèveront afin de se payer elles-mêmes parle bulin. Mais
les prêtres... Je doute que le clergé embrasse noire cause ; il me dé-
leste depuis le jour où, dans un mouvement d'impatience, je [loussai
le trop lent évêqee de Trévise, pour accélérei- sa marche sainte.
Cependant on peut se concilier 1 Eglise, ou du moins le pontife de
Rome, par des concessions opporlunes; mais sur toute chose, il faut
de lacélérité : je suis au crépuscule de mesjours. Si je pouvais ilé-
2(1
306
LR8 VKlI.UfeKS LITTfriAIURS ILLOSTRÎÎRS.
Inrer Vi-iii- .....— i- iiie<: iiijiiroj. j<> noirnis avoir v<Wii, tl aus-
sjiiVi j'li,: lijiiiiir iuec iiu's |icres; s'il n'en dnil pas êlrc
îiinsi , 1. 1 que sur mes quali'c->ing(s aniK'cs sojxanlc
f(is,=.ni (1. j.i n.i ...ui. s dnivenl aller s'ileindrc mieux eill valu
«I'l'dlos ii'ciissciil jamais «'lé, que tie inavoir comluil jusqu'ici pour
ilcvrnir cc <|uo ces infâuies opprrssiurs voiidraienl faire ile moi.
Voyons... il V a trois mille lionimes «le bonnes Iroupes cantonnées
It.'. ' (/Cntreiil liiiceiizo et hrafi /lertuœto.)
ViNr.KNzo. — Monsoi(infiur, le patron que je vous ai annoncé al-
iène! |i> bon plai.'^irdi' V.iire Altesse.
I.K nor.E. — Vincoiiz'i. laissez-nous... (l'iiiccnzosorl.) Vous, avan-
cez... que voulez-v(.u< ?
IsR.VKL. — Képaralion.
Lk iiouE — i:i de qui rntlondcz-vous?
ISHAEL. — De liii'u el du doffc.
Lf nocE. — lii-ias ! mon ami . mmis vous adressez à fo rju'il y a
de moins rcspecli; il de moins inOuentà Venise; il faul préscnler
^ot^e réclamalion au conseil.
IsiiAEL. — Démarelie inutile; celui qui m'a outrapi- en fait partie.
i.E no(.E. — Il y a du sang sur la figure... d'où vient il ?
Israel. — C'est le mien , et ce n'est pas le premier que jaic ré-
pandu pour Venise ; mais c'est le premier qu'une main véniticnuc
ail fait couler: un nolile m'a frappé.
Le noGE. — Est-il vivant?
Israel. — Il ne 1 eût pas été longtemps sans l'espoir que j'avais
ol que j'ai encore, que \i'Uf, mon prince, soldat comme moi, vous
priité(.'eic/. un lioniuic à (jui les lois de la discipline et de Venise
ne iioiiiioilenl pas de se proléger lui-même... Sinon... je n'en dis
pas davantage.
I.E doge. — Mais tu agirais... n'est-ce pas T
Israel. — Je suis liorame. seigneur.
Lb uoan. — Celui qui la fiappé l'est pareillement.
Israel. — Il en porte le nom, bien plus, il est noble... du moins
à Venise ; mais puisqu'il a oublié ma qualité d'Iiommc, et m'a traité
comme une bruic, la brute se retournera contre lui... le ver lui-
même .se révolte, dil-on.
Le nooK. — Tarte. ..son nom, sa famille !
Israel. — Barbaro.
Le nooE. — Quelle a été la cause ou le prétexte de cet outrage?
Israel. — Je suis commandant de l'arsenal ; je fais réparer pour
le moment quelques galères que les Génois uni un peu maltraitées
dans la dcruii';re campagne. Ce matin est venu le noble Barbaro,
fort en roUre do ce que nos artisans avaient népli^'é cliez lui ji- ne
sais ([uels lra\au\ frivoles, pour exécuter ceux de l'ICiat. J'ai osé
justilicrmcs butnmes... il a levé la main sur moi. Voyez mon sangl
c'es^Ia première fois qu'il a coulé d'une manière désbonoranle.
Le doge. — As-tu servi longtemps ?
Israel. — Assez longtemps pour me rappeler le siège de Zara, et
pour avoir combattu sous le vainqueur des lluns, aloi-s mon géné-
ral, aujûurd bui le doge Faliero.
Le doge. — Comment! nous sommes camarades?... Je n'ai re-
vêtu que depuis peu la robe ducale, el tu as été nommé comman-
dant de l'ar-senal avant mon retour de Rome ; c'est ce qui fait que
y ne t'ai pas reconnu. A qui dois-tu ce poste?
Israel. — Au dernier doge ; je conserve mon ancien grade comme
palrnn d'une galère ; mon nouvel emploi m'a élé donné en récora-
peiise de quelipios cicatrices (ainsi dai,i;nait le dire votre prédéces-
seur). J'étais loin de m'altendre que des fonctions dues à la bien-
veillance du chef de .LKlat m'amèneraient un jour devant son
successeur en suppliant niallieurcux
Le doi;e. — Ls lu grièvement lilesso ?
Israel. — D'une manière irréparable dans ma propre estime.
Le doge. — Parle ouvertement , ne crains rien ; violemment
outragé comme lu l'es, quelle vengeance voudrais-tu tirer de l'au-
teur de l'oulrage?
Israel. — Une vengeance que je n'ose indiquer, et que j'obtien-
drai cependant.
Le doge. — Que vienslu donc faire ici?
Israel. — Je viens demander justice h mon général, qui est doge,
el qui ne lai.ssera pas fouler aux pieds l'un de ses vieux soldats, .'^i
tout autre que Faliero avait occupé le trûne, il cill fallu du sang
pour etVaccr celui-ci.
Le noGE. — Tu viens me demander justice?..., à moi, doge de
Venise I et je ne puis le l'accorder ; car je ne puis l'obtenir pour
moi-même... Il n'y a pas une beure qu'on me l'a solennellement
refusée I
Israel. — Que dit Votre Altesse?
Le doge. — Sicno est condamné à un mois d'arrêts forcés.
I.«hAEL. — Quoi ! l'iiomuie (|ui osa souiller le trône ducal de ces
mois inf;lme^, dont la boule a frappé toutes les oreilles dans Venise?
Le i>o(;e. — Sans douic l'écli" de l'arsenal les a répété.' ; ils
l'iil accompagné le marlcau tombant en mesure, el fourni un texie
de plaisanicrie à l'artisan goguenard ; ils ont mêlé un gai refrain
au bruil dos rames, el les esclaves de nos galères les ont chantés
eu cliœur, en le félicitant de u'étrc pits comiuo le doge uii de <■•
vieux radoteur» qu'on ouli,i;:e impunément,
Israel. — Eil-il possibb? un mois d'arrêts I et c'est là toute la
punition de Sténo?
Le doge. — Tn . !Lse, la connais maintenant lo cliA-
timcnl; et lu m^' ':i-o, à moi ! Adresso-toi aux Qua-
rante,qui uni proii.M,.. >,i >,:iii<iice contre lliclicl Sleno; ilsafiironi
s.nis (Imiio d<> m^me à I égard de Barbaro.
Israel. — Ob I si j'osais parler I
Le doge. — l'arle, je puis tout endurer maintenant.
Israel. — Kli bien I vous n'avez qu'un mot h dire pour punir et
venger... je ne dis pas mon injure, qui est peu de cliosc (car un
coup n'est rien , quelipie bonté qui s'y attache, (juand l'Injure s'a-
dresse à un être au'^si rlo'lif que moi j, mais le lâche outrage fait à
voire dignité cl h vohf iiersonne.
Le doge. — Tu exagoros mon pouvoir, qui n'o^' in.
Colle loque n'a rien de l'oinumn avec la couronne ■ :■;
ce manteau peut exciter la compassion ;i au^si ju- irs
haillons d'un mendiant, c't même plus juslcmcni cuc'.ie , c.ir b's
guenilles d'un indigent lui appartiennent, et cellos-ci ne sont que
prêtées h la pauvre marionnette, dont le rAjp ci la puissance se
bornent à porter celle hermine.
Israël. — Voiidriez-vous être roi?
Le doge. — Oui... d'un peuple heureux.
Israel. — Voudriez-vous être souverain scigD«ur de Venise?
LeVoge. — Oui , ù condition qu" le peuple partageât cette sou-
veraineté, et que ni lui ni moi ne fussions plus les esclaves de celle
liyiiro gigantesque de l'arislocralio dont los lûtes venimeuses exha-
lent parmi nous des vapeurs peslileniicllos.
Israel. — Cependant vous êtes né. vous avez vécu patricien.
Le docb. — Pour mon malheur, je suis né Ici; mon origine, en
me désignant pour être doge, m'a exposé à l'insulte. Mais si j'ai
travaillé et combattu, c'est pour Venise cl les Vénitiens, el non pour
le sénat : je n'ai jamais eu en vue que le bien public et ma propre
gloire. Si j'ai versé mon sang sur les champs de bataille , si j'ai
commandé et vaincu , si dans mes négoojations j'ai fait conclure ou
refuser la paix, selon (pje Icxigeaienl les intérêts de mon pa>s : si,
pendant près de soixante ans de services non interrompus, j'ai tra-
versé les terres et les mers. c'éUiit pour Venise seule, pour la patrie
de mes pères et la mionne; je me trouvais suffis:imment recom-
pensé lorsque , sur l'azur de se-; lagunes , je revoyais de loin briller
les faîtes de ses tours bien-aimées. Mes sueurs et mon sang ne cou-
lèrent jamais pour une caste, pour une sect; ou pour une fartiun
quelconque; mais veux-tu savoir pourquoi j'ai fait tout cela ? de-
mande au pélican pourquoi il se dechin: le soin : si l'oiseau pouvait
répondre, il dirait que c'est pour tous ses enfants, sans en cxce|)tiT
un seul.
Israel. — El néanmoins ils vous ont fait duc.
Le doge — C'est vrai ! Je ne le cbercbais pas : ces chaînes dor '
sont venues me trouver à mon retour clo l'ambassade de Rome ;
jusque-lh ne mêlant jamais refusé ;i aucune fatigue, ii aucun fanl
imposé par l'Etal, je crus, malgré mon grand àne. devoir on.
accepter cette charge, la plus élevée de toutes en apparence, n
la dernière en elTel par los devoirs cl les humiliations qu'elle i
pose ; je t'en prends toi-même à témoin, toi, mon sujet outrage : j
ne puis obtenir justice ni pour toi ni pour moi-même.
Israel. — Vous la ferez vous-même h l'un et à l'.iutre , si v. m
le voulez, ainsi qu'à des milliers d'opprimés, qui n'attendent qu'un
signal... 'Voulez-vous le donner?
Le doge. — Tes paroles sont une énigme pour moi.
Israel. — Je vais los rendre claires au péril de ma vie , si vous
daignez me prêter une oreille atlenlive.
Le doge. — Poursuis.
Israel. — Nous ne .sommes pas les seuls dans Venise qui se trouvent
lé.sés, outragés, avilis, foulés aux ]iicils : la population toul entière gé-
mit, el comprime avec peine le ressonlimenl de ses injures; les trou-
pes étrangères, qu'entretient lo sénat, réclamenl l'arrioré de leur
solde : les marins nationaux et les soldais de la milice civique pen-
sent comme leurs amis ; car quel est celui d'entre eux iVint les frères,
les enfants, le [H-re, la femme ou la sœur n'ont point été victimes de
l'oppression ou du libertinage des patriciens? La malheureuse issno
de la guerre contre les Génois, soutenue à l'aide du sang el di:,-
sueui's du peuple, a encore augmenté lo mécontenleinent... Mais
j'oublie qu'en tenant ce Lingage, c'est mon arrêt de mort pcul-êire
que je prononce I
Le doge. — Après ce que tu as soutTert... lu crains de mourir?
Alors, tais-toi, continue de vivre, et laisse-loi Irappcr par ceux pour
qui tu as versé ton sang.
Israel. — Non , je parlerai à tout risque, et si dans le doge de
Venise je dois trouver un délateur, honte cl malheur ;i lui! il y
perdra ])lus que moi.
Lu doge. — Ne crains rien de ma part, continue !
Israel. — Sachez donc qu'il s'est formé une société de frères qui
s'assemblent en secret, enchaînés par un serment, cœurs vaill.r.
cl fidèles, hommes qui ont éprouve l'une el l'autre fortune, qui .i
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
307
Iniis longtemps gémissaient à bon droit siu- le destin de Venise; qui,
l'ayant servie sous tous les climats, et (léfendue contre les ennemis
du dehors, sont prêts à la défendre également contre ses ennemis
intérieurs. Peu nombreux, ils le sont assez toutefois pour le but qu'ils
se proposent. Us ont des armes, des ressources, du cœur, des espéran-
ces, une foi vive et un courage patient.
Le doge. — Q'attendent-ils donc?
ISR.\EL — L'heure de frapper.
Le doge, à part. — La cloclic de Saint-Marc la sonnera.
Israël. — J'ai remis en votre pouvoir ma vie, mon honneur,
tontes mes espérances terrestres, dans la ferme conviction que des
injures telles que les nôtres, nées de la même cause, produiront
une seule et même vengeance. S'il en est ainsi, soyez maintenant
notre chef... et plus tard notre souverain.
Le doge. — Combien êlcs-vous?
Israël. — Vous aurez ma réponse lorsque j'aurai la vôtre.
Le DOGE. — Eh quoi ! des menaces ?
Israel. — Non pas, une résolution ! Je me suis livré moi-même ;
mais les puits mystérieux creusés sous votie palais, les cellules non
moins terribles appelées « les toits de plomb » n'ont point de tor-
tures qui puissent me faire révéler le nom d'un seul de mes com-
jiliccs ; les Pozzi et les Piomhi peuvent m'arracber du sang, mais
une délation, jamais. Je franchirais le redoutable pont des Soupirs,
joyeux de penser que le dernier de mes gémissements serait aussi
le dernier répété par l'écho de l'onde stygicnne qui coule entre les
bourreaux et les victimes, baignant à la fois les murs de la prison
et ceux du palais : des amis me survivraient pour s'entretenir de ma
mort et pour la venger.
Le doge. — Si tels sont tes projets, si tel est ton pouvoir, pour-
quoi venir ici me demander une justice que tu vas te faire toi-
même ?
Israel. — Parce que l'homme qui demande protection à l'auto-
rité, montrant par là même sa confiance et sa soumission à cette
autorité, peut diftlcilement être soupçonné de conspirer contre elle.
Si je m'étais trop humblement ré'sig'né à cet outrage, un front cha-
grin, des menaces à demi articulées m'auraient bientôt signalé h
l'inquisition des Quarante ; mais une plainte bruyante, quelque pas-
sionnée qu'en soit l'expression, n'est pas h craindre, et inspire peu
de défiance. Puis, outre ce motif, j'en avais un autre.
Le doge. — Et lequel ?
Israel. — Le bruit avait couru que le doge était irrité de l'acte
des avo;îadori envoyant aux Quarante le jugement de Michel Sténo;
j'avais servi sous vos ordres, je vous honorais, et savais qu'on ne
vous insulterait pas impunément, étant de ceux qui rendent au dé-
cuple le bien ou le mal : je me proposais donc de vous sonder et de
vous exciter à la vengeance. Maintenant vous savez tout, et le péril
auquel je m'expose vous est un garant do la vérité de mes paroles.
1,E doge. — Tu as beaucoup hasardé, mais c'est ainsi que l'on
peut beaucoup gagner; pour moi, je n'ai qu'une réponse à te faire ;
ton secret est en sûreté.
Israel. — Et après ?
Le doge. — A moins que tout ne me soit confié, que peux-tu at-
tendre de plus?
Israel. — Vous pouvez vous fier h qui vous livre sa vie.
Le doge. — Mais il faut que je connaisse votre plan , les noms et
le nombre des conjurés; alors peut-être consentirai-je à doubler
ce nombre et h mûrir vos projets.
Israel. — Nous sommes assez de soldats , et vous êtes le seul
allié que nous désirions.
Le doge. — Faites-moi au moins connaître vos chefs?
Israel. — Je le ferai sur votre assurance formelle de garder le
secret.
Le doge. — Quand? où ?
Israel. — Cette nuit je conduirai à votre appartement deux des
piincipaux conjurés ; il y aurait péril à en amener un plus grand
nombre.
Le doge. ^— Arrête ! il faut que je réHéchisse à cela. Si j'allais
moi-même au milieu de vous ?
Israel. — Seul?
Lu DOGE. — Avec mon neveu.
Israel — Non, quand ce serait votre fils.
Le doge. — Malheureux ! oses-tu bien parler de mon fils? il est
mort h Sapienza, lesarmes à la main, pour cette ingrate République.
Ob ! que n'est-il vivant, et moi dans le cercueil ! ou au moins que
ne pput-il revivre avant que je descende dans la tombe I je n'aurais
pas besoin de recourir h l'aide équivoque des étrangers !
Israel. — Il n'est pas un de ces étrangers, suspects à vos yeux,
qui ne vous porte une affection filiale, pourvu que vous leur gardiez
la foi d'un père.
Le doge. — Le sort en est jeté. Oiî est le rendez-vous?
Israel. — A minuit, je viendrai seul et masque au lieu que Votre
Altesse voudra bien me désigner ; je vous y attendrai pour vous con-
"duire quelque part où vous recevrez notre hommage et jugerez de
pos plans.
Le doge. — A quelle heure la lune se lèvc-lellc? ,
_ Israel. — Tard; mais l'almosphère est brumeuse et sombre. Le
sirocco règne.
Le doge. — A minuit donc, près de l'église où dorment mes pères,
et qui a emprunte son double nom aux apôtres Jean et Paul; dans
l'étroit canal qui l'avoisine, se glissera silencieuse une gondole à
une seule rame. Trouve-toi là.
Israel. — Je n'y manquerai pas.
Le doge. — Maintenant, tu peux te retirer.
Israel. — Je m'éloigne avec Vespoir que Votre Altesse persévérera
dans sa grande résolution. Prince, je prends congé de vous. (/4-
raèl Bertuccio sort.)
Le doge, seiil.— \ minuit, près de l'église deSaint-Jean-et-Saint-
Paul où dorment mes nobles ancêtres, j'irai... quoi faire? tenir con-
seil dans l'ombre avec des scélérats vulgaires qui conspirent la ruine de
l'Etat. Mes illustres a'ir-ux, parmi lesquelsdeux doges, ne sortiront-ils
pas de leurs caveaux funèbres pour m'entraîner dans la tombe avec
eux? Plût h Dieu! car je reposerais honorablement parmi leurs
mSnes honorés. Hélas ! je ne dois plus penser à eux, mais à ceux
qui m'ont rendu indigne d'un nom aussi glorieux que les noms con-
sulaires gravés sur les marbres de Rome... Ah! ce nom, je lui rendrai
dans nos annalestout son ancien lustre, en immolantà ma vengeance
tout ce que Venise a d'infâme , et en donnant la liberté au reste...
Hélas! et peut-être aussi le livrerai-jc aux noires calomnies d'un
monde qui n'épargne jamais un vaincu, et juge de César ou de Ca-
tilina par ce qu'il prend pour la pierre de touche du mérite.... le
succès.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
Un appartement au palais ducal:
AIVGIOLINA, MARIANNA.
Angiolina. — Qu'a fait répondre le doge?
Marianna. — Il était pour l'instant obligé d'assister à une conlé-
rence ; mais la séance doit maintenant être terminée; je viens de
voir les sénateurs s'embarquer ; on aperçoit encore la dornièio
gondole glissant à travers la. foule des barques dont les eaux bril-
lantes sont parsemées.
AxGioLiNA. — Plùt au ciel qu'il fût de retour! je le trouve bien
agité depuis peu; le temps, qui n'a point dompté son naturel ar-
dent, qui n'a pas même affaibli sa constitution physique , soutenue
merveilleusement par une âme si active et si inquiète qu'elle consu-
merait un corps moins robuste... le temps paraît avoir peu de puis-
sance sur ses ressentiments et ses chagrins. Différent d'autres carac-
tères également bouillants, qui, dans le premier emportement de la
passion, exhalent toute leiu' colère ou leur douleur, tout en lui
porte un cachet d'éternité : ses pensées, ses sentiments, ses pas-
sions bonnes on mauvaises n'ont rien de la vieillesse ; et son front
altier porte les cicatrices de l'âme, la maturité de l'âge et non sa dé-
crépitude. Depuis quelque temps, il est moins calme que de coutume.
Que n'est-il de retour auprès de moi! car seule j'ai quelque pouvoir
sur son esprit troublé.
Maria>"na. — Il est vrai. Son Altesse a été, et avec raison, gran-
dement blessée par l'audace de Sténo ; mais je ne doute pas qu'au
moment où nous parlons, le coupable ne soit condamné à expier
son offense par un châtiment qui fera respecter l'honneur des fem-
mes et la noblesse du sang.
Angiolina. — L'insulte était grossière; mais ce qui m'a vraiment
affectée, ce n'est pas la calomnie effrontée de cet audacieux , c'est
son effet; c'est l'impression profonde qu'elle a produite sur l'âme
de Faliero, cette âme fière, irasciljle, austère pour tout autre que
pour moi. Je tremble, quand je réfléchis aux suites.
I\Iarianna. —Assurément le doge n'a aucun motif de vous soup-
çonner.
Angiolina. — Me soupçonner, moi! Sténo lui-même ne l'a point
osé. Certes , quand il se glissa furtivement, à la clarté de la lune, '
pour écrire son mensonge , sa conscience dut lui reprochor cette ac:
tion , et il put voir dans chaque ombre projetée sur la muraille un
témoin désapprobateur de sa lâche action.
Marian.na. — Je voudrais qu'il fût sévèrement puni.
Angiolina. — Il l'est.
Marianna. — Quoi donc? la sentence est-elle prononcée? est- il
condamné ?
Angiolina. — Je l'ignore; mais il a été signalé.
Marianna. — Jugez-vous donc que ce soit unepunition sufllsantc
pour une telle injure ?
ANGmLiNA. — Je ne voudrais pas être juge dans ma propre cause,
et je ne sais quel degré de châtiment est nécessaire pour faire im-
pression sur des âmes comme celle de Sténo ; mais si le ressenti-
ment de l'insulte ne pénètre pas plus avant dans l'âme de ses jugea
308
LES VKILLRES LITTÉRAIRES II.LU-îTRfiRS.
quo dans h niiiMino, ils l'aliar-ilonni'roiU, pour totilc peine, à sa con-
fusion ou Ji son cITriinIrric
M^niANNA. — Qucli|uo répnralion est pourtant duc h la vcrlu
calomniée.
Ammoi.ina. — Qu'psI-ccdoncqnp la vprlu, sIpIIc a besoin de vic-
linips, ou s'il faut iju'ellp dépende du lanKa);o des huniines? L'u il-
luslre Koniain distil en mourant (|u"clle n'était qu'un nom : elle
ne «croit que cela, en elTct, si le souffle de la parole humaine pou-
vait la faire ou la défaire.
Marianna. — Ilien des femme», cependant , quoique fidèles et
pures, rc5!>cntiraient profondénient un tel oulrape; et des dames
moins rigides, comme il en est beaucoup à Venise , demanderaient
ïisiice h grands eris.
Angiqlina. — Cela prouve qu'elles prisent le nom plus que la rliose.
Sans doute, les premières regardent la conservation de leur hon-
neur comme une tAclie fort difficile, piiis(|ii'clles veulent le voir
entouré d'une auréide de gloire ; quant à celles qui ne l'ont point
gardé, elles en recherchent l'apparence, comme un ornement
dont elles se trouvent bien parées; ces personnes vivent dans la
Sensée des autres, et veulent qu'on les croie honnêtes, comme elles
ésirent paraître bellp-s.
Maiiianna. — Voilhd'élranges Idées pour une dame patricienne.
Angioi.ina. — C'étaient celles de mon père, c'est le .seul héritage
qu'il mail laissé avec son nom.
Mabianna. —Femme d'un prince, du chef de la République, quel
besoin aviez-vous d'une dot? ; •
Angiolina. — Je n'en aurais pas souhaité, lors même que j'eusse
épousé un simple paysan; mais je ne sens pas moins combien je
dois d'amour et de reconnaissance i^irm père pour ni'avoir confiée
à l'ami fidèle et dévoué de sa jeunraRi, au comte Val di Marino, au-
jourd'hui notre doge.
Mahianna. — Kt avec votre main, a-l-il aussi donne votre cœur?
Angiolina. — La main n'eût jamais été sans le cœur.
Marian'na. — Néanmoins, celte étrange disproportion d'dge, et,
pcrmetlez-moi d'ajoulcr, le peu de conformité de vos cai-aèlères.
pourraient faire douter au monde qu'une telle union fùl propre à
Vous donner un bonheur conslanl el paisible.
Angioli.na. — Le monde a des pensées mondaines ; mais mon
cœur s'est toujours renfermé dans le cercle de mes devoirs, qui sont
nombreux, mais non difliciles.
Marianna. — L'aimez-vous?
Anmolina. —J'aime loutes les noblesqualilésqui méritentrafTec-
tioii ; el j'aimais mon père qui, le premier, m'apprit à disiinguer ce
que nous devons chérir dans autrui , et à comprimer tool ce qui
pourrait abai.sser les meilleurs et les plus purs senliu-.enls de notre
nature. 11 accorda ma main à Kaliero : il l'avait connu noble,
brave, généreux, riche de loiiles les qualités du soblul, du ciloven,
de l'ami; je l'ai trouvé en tout tel que me l'avait repré.'-enté inon
père. Ses défauts sont ceux des .'unes fières, élevées dans l'habilude
du commandement : un excès d'(irgueil, des passions iinpétucu.ses,
développées par une existence patricienne, au sein îles orages de la
politique et de la guerre; enfin un vif .sentiment de l'honneur qui ,
renfermé dans de justes limites, est un devoir, mais qui lievienl un
\ice lorsqu'on l'eïagère; et c est ce que je redoute en lui. Puis il a
toujours été emporté ; mais ce défaut, il le rachète par une si grande
nolilesse de caractère, que la nliis inconstante des républiques lui
a prodigué loules les hautes cliargcs de l'iilal, depuis sa première
campagne jusqu'il sa dernière ambassade , au retour de laquelle la
dignilédedoge lui a été décernée.
Marianna. — Mais antérieurement à ce mariage, votre cœur n'a-
vait-il point battu pour quelque noble et jeune cavalier; ou, depuis,
n'avcz-vous vu personne qui put firétendre h la main de la tille de
Lorrdan , si cette main était encore à donner?
Angiolina. — J'ai répondu îi votre première question en parlant
de mon mariage.
Marianna. — lîl la seconde?
An(;ioi.ixa. — N'exige pas de réponse.
Mahianna. — Pardonnez-moi si je vous ai Offensée.
Angiolina. — Ce n'est point du déplaisir que j'éprouve , mais de
l'étonné rent : j'ignorais qu il fût permis à un ca ur soumis aux
lois de l'hymen d'arrêter sa pensée sur une autre liaison pos.sible,
et de s'occuper d'autre chose que de l'objet de son premier choix.
Marianna, — Ah! ce premier choix lui-môme fait souvent penser
que s'il était h refaire, on choisirait plus sagement.
Anoioi.ina. — Cela se peut. Ue telles pensées ne me sont jamais
venues.
Marianna. — Voici le doge.... dois-je me retirer?
Angiolina. — Il vaut peut-être mieux que vous me quittiez ; il
semble absorbé dans ses léHexions... Comme il a I air préoccupé.
[Marianna sort. Entrent le Doge et I'iktro.)
I.K DORE, se parlant à lui-métne. — Il y a maintenant à l'arsenal un
certain Thilippe Calendaro , qui commande quatre-vingts hommes,
tt eveice une grande infiueiiee sur l'esprit de ses camarades: c est,
dit-on, un homme hardi el populaire, aussi résolu (jue discret : il se-
rait bon de nous l'adjoindre; déji gans doulc Israël s'cs! a«s:irj
de lui; mais il con\iendrail de
PiKTRo — Pardon, seigneur, si j'inicrromps vo» méjjialioiis;
le noble llertuccio, votre parent, m'a chargé de vou8 demander une
heure iii'i il pui.ssc s'entretenir avec vous.
l.R Dooi:. — Au coucher du soleil... Attends un peu .. \Ojrons ...
dis-lui de venir h la seconde heure de la nuit. [Piétrusurt.]
Angiolina. — Monseigneur I
Lk dock. — Ma chèie enfant, pardonnez-moi.... pourquoi rester
ainsi h l'écart?... je ne vous voyais pas.
Angiolina. — Vous étiez plongé dans vos rédexions, et I homme
qui vient de s'éloigner pouvait avoir des communications impor-
tantes h vous faire. Je n'ai pas voulu linterromprepcndant qu ils'ac-
(lulttail envers vous de ses devoirs et de ceux du sénat.
Le noGE. — Les devoirs du sénat I vous vous méprenez, UMn en-
fant, c'est nous qui avons envers le sénat des devoirs à reiii|iliil
Angiolina. — Je croyais que le duc commandait à Venis-.
Le iiOGE. — Il y commandera.... .Mais laissons cela... oeeupons-
nous de choses plus gaies. Comment vous trouvez-vous? Hti's vous
sortie? le jour est sombre ; mais le calme de l'onde est favorable à
la promenade en gondole. Avez-vous reçu vos amies, ou la musi-
que a-l-elle charmé votre matinée solitaire? Parlez, y a-t-il quel-
que chose que le doge puis.se faire pour vous dans le cercbi étroit
de son pouvoir? Quelles splendeurs permises , quels honnêtes plai-
sirs, en société ou seule, pourraient donner un peu de joie ii votre
cœur et le dédommager des heures pénibles passées dans la com-
pagnie d'un vieillard trop souvent consumé de graves soucis? Par-
iez, vous serez satisfaite.
Angiolina. — Vous êtes toujours si bon pour moil je n'ai rien
h désirer, ni à demander, si ce n'est de vous voir plus souvent, et
de vous trouver plus calme.
Le noGE. — Plus calme?
Angiolina. — Oui , plus calme, monseigneur... Pourquoi cher-
chez-vous la solitude? Pourquoi vous voit-on marcher seul? Pour-
quoi sur votre visage ces émotions violentes, qui, sans se irahir en-
tièrement, ne laissent que tro|) percer...
Le doge. — Percer!... quoi'.. Que laissent-elles percer?
Angiolina. — Un cœur mal à l'aise.
Le noGE. — Ce n'est rien , mon enfant.... mais vous savez quels
soucis journaliers pèsent sur les chefs de celle malheureuse llépii-
blique, attaquée au-dehors ijarles Génois, au -dedans par les mécon-
tents.. . voilà ce qui me rend plus pensif et moins calme que
d habitude.
Angiolina. — Ces motifs d'inquiétude existent de longue date, et
c'est depuis peu de jours seulement que je vous vois ainsi. Pardon-
nez-moi, je lis au fond de vos préoccupations quelque cliK.se de
plus que vos devoirs publics; une longue habitude cl des talents
tels que les vôtres vous ont rendu ces travaux f.iciles, el même né-
cessaires pour nourrir l'énergie de votre Ame. Ni les périls intérieurs
ni les hostilités des Etals voisins ne sauraient vous affecter ainsi,
vous qu'aucune tempêle n'a pu abattre ; vous qui , sur la route es-
carpée du pouvoir, n'avez jamais manqué il'haleine ; qui, arrivé au
.sommet, pouvez regarder à vos pieds d'un œil calme et sans éprou-
ver de vertige. Si les galères de Gènes fioltaienl dans le pi)rt, si la
guerre civile hurlait sur la place Saint-Marc, vous ne seriez pas
homme h défaillir; mais vous tomberiez comme vous êtes monté,
en conservant un front inaltérable... Vos émotions actuelles sont
d'une nature différente : l'orgueil souffre en vous, et non lu pa-
triotisme.
Le DOGE. — L'orgueil ! Angiolina; hélas! on ne m'en a pas laissé.
An<,iolina. — Oui .. ce péché qui a causé l.i chute des anges, cl
auquel sont exposés surtout les mortels qui se rappruchcnl de la
nature des anges ; les petits ne sont que vains, les grands sont or-
gueilleux...
Le iioGE. — J'avais l'orgueil de l'honneur, de votre honneur,
Angiolina, profondément enraciné dans mon àme!... Mais chan-
geons de sujet.
Angiolina. — Oh! non!... vous m'avez admise avec bonté au
partage de vos joies; que je ne sois pas exclue de vos aftliitions.
S'il s agissait d'affaires publiques . vous savez que je n'ai jamais
cherché , que je ne chercherai jamais à vous arracher une seule
parole; mais vos chagrins sont évidemment d'une nature privée;
il m'appartient d'en alléger ou d'en partager le f.irdeaii. Depuis le
jour où la calomnie insensée de Sleiio est venue troubler votre
repos , vous êtes bien changé , el je voudrais, par mes soins , vous
ramener à ce que vous étiez.
Le DOGE. — a ce que j'étais!.... vous a-t-on dit la peine pro-
noncée contre Sténo?
Angiolina. — Non.
Le doge. — Un mois d'arrêts.
Angiolina. — N'est-ce pas assez?
Le DOGE. — Assez!... oui. pour un esclave ivre qui , .sous le
fouet, murmure contre son maître; mais non pour un imposteur,
un scélérat qui, froiilement et de propos délibéré, vient ûéirir l'hon-
neur d'une nob^c dame et d'un prince...
ŒUVUliS COMPLÈTliS DE LOlU) lîYllON.
309
AxGioi.iXA. — Vn patricien convaincu d'iniposlure me semlilerait
suflisaiiiiuoiii piiiii : l'iile peine Bit légère , comparée à la perle de
riioiineiir.
Le DOGi;. — De telles gens n'ont point d'honneur; une vie mépii-
sable, voilà tout ce qu'ils ont.... et on la leur lais.'^e I
Angiou.nw. — Vous ne voudriez pas, sans doute, qu'il mourût
pour celle offense"?
Le DOGt:. — Maintenant, non.... puisqu'il est encore vivant , je
consens volontiers à le laisser vivre autant qu'il pourra : il a
cessé de mériter la mort; la protection donnée au coupable est la
condamnation de ses juges; il est innocent, lui, car à présent son
crii-e est devenu le leur.
Angiolina. —Oh ! lout impudent calomniateur qu'il est, si ce
jeune audacieux avait payé de son sang son absurde mensonge , il
n'y aurait plus pour moi un seul moment de joie ou de sommeil
paisible.
Le doge. — La loi divine n'ordonne-t-elle pas que le sang soit
paye par le sang? Celui qui calomnie ne tue-t-il pas plus encore
que celui qui poignarde'? Quand un homme est frappé, est-ce la
douleur du coup ou la honte qui s'y attache qui en fait une mor-
telle injure ? Les lois humaines ne veulenl-elb\s pas que l'honneur
soit venge par le sang? et ce sang ne coule-t-il pas pour bien
moins que 1 honneur, pour un peu d'or? C'est encore au prix du
sang que la lui des nations punit la trahison. N'est-ce rien que
d avoir mis du poison dans ces veines où coulait la santé? Nest-ce
rien que d'avuir souillé votre nom et le mien... les deux plus no-
bles de Venise? N'est ce rien que d avoir fait d'un prince la risée
de son peuple, d avoir méconnu le respect que le genre humain
accorde à la jeunesse dans la femme, h la vieillesse dans l'homme
a I innocence dans voire sexe, à la dignité dans le nôtre?.... Mais
ceux qui I ont épargné devront prendre garde à cuxl .
AxciOLiNA.— Leciel nous enjoint de pardonner h nos ennemis.
Le doge. — Le ciel pardonne-t-il aux siens? Salan a-l-il échappé
a la culcre éternelle?
Angiolina. —Ne parlez point avec cet emportement ; Dieu vous
pardonnera comme à vos adversaires.
Le doge. — Ainsi suit-il! que le ciel leur pardonne!
Angiolixa. — Kt vous, leur pardonnerez- vous?
Le doge. — Oui, quand ils seront au ciel.
Angiolina. — Et pas avant ?
Le doge.— Que leur importe mon par,!on, le pardon d'un vieil-
lard use, méprise, repous^e, outragé? qu'importe mon pardon ou
mon ressentiment, tous deux impuissants et indi^'nes d'attention '
i ai trop longtemps vécu. ... Mais parlons d autre chose.... mou en-
fant! mon épouse outragée, tille de Lorédan, le brave, le chevale-
rct^iiue. Ah! certes, quand ton père t'unissait à son ami, il étailbien
loin de prévoir qu il te vouait au déshonneur... hélas' au déshon-
neur non mente, car tu es sans tacl c Tout autre que le dnse étant
ton époux à Venise, cet outrage, celle flétrissure, ce blasphème ne
lussent jamais descendus sur toi. Uh ! si jeune, si belle si ver-
tueuse, si pure, essuyer cet affront, et n'èlrj pas vengée! ' "
Angiolina. — Je suis irop bien vengée, car vous m'aimez et m'ho-
norez encore ; et votre confiance ne m'est pas retirée et tout le
monde sait que vous êtes juste et que je suis fidèle. Que puis-ie de-
mander, que pouvez-vous exiger de plus?
Le doge. —Tout va bien, tout ira peut-être mieux encore ■ mais
quoi qu il arrive, vous, du moins; Angiolina, veuillez être indul-
gente envers ma mémoire.
Angiolixa. — l'ourquoi me parlez-vous ainsi ?
Le dogk. — 11 n'importe pourquoi ; mais quelle que soit fnpinion
des autres a mon égard , je voudrais garder votre estime maintenant
et après ma mort.
Angiolina. — Pourquoi en douteriez-vous ? vous a-t-ellc iamais
manque? -'
Le doge. —Approchez, mon enfant; j'ai quelque chose à vous
dire. Notre père était mon ami; les vicissitudes de la fortune le
rendiientmon oblige pourquelques-uns de ces services qui unissent
plus étroitement les cœurs vertueux. Quand, sous le poids de sa
dernière maladie, il désira notre union, ce n'était pas pour sacqui"t-
ler env.rs moi : sa loyale amitié m'avait depuis longtemps p-iyé-
son but était d'assurer à votre beauté orpheline un honorable abri
contre les dangers qui dans ce nid de scorpions assiègent une jeune
lille isolée et sans lurtune. Je ne pensais point comme lui ■ mais je
ne voulus pas contrarier une espérance qui adoucissait ses'dernieis
moments.
Angiolina. — Je n'ai pas oublié avec quelle noble délicatesse
vousmedemandàtes de declarer si mon jeunecœur nourrissait quelque
secrete prclerence à laquelle j'attachasse mou bonheur ni l'offre
que vous me files dune dot capable de m'égaler aux 'plus hauts
partis de Unise, renonçant vous-même à tous les droits que vjus
teniez des dernières volontés de mon père.
'-'^..P^.'^f- — •'«,."6 cédai donc pas aux honteux caprices, aux
appelils libertins d un Meillard, en convoitant une beauté virginale
ces passions , je les avais domptées dans ma plus fougueu'^e jeu-
nesse ; mon vieil âge n'était point infecté de celle lèpre delu.xuiequi
souille les cheveux blancs des hommes vicieux, qui leur fait vider
jusqn à la lie la coupe des plaisirs pour y trouver un bonheur qi:i
n est plus ; qui leur fait acheter par un égo'i'sle hvinen quelque jeune
victime, trop faible pour refuser un honnête établisseraenl , Irop
sensible pour ne pas se trouver malheureuse. Tel ne fut pas noire
hymenée : je vous laissai libre dans votre choix, et vous confirmâtes
celui de votre père.
Angiolina. — Je le fis et je le ferais encore , h la face de la terra
et du ciel ; je n'ai jamais eu de regret pour moi , mais quelquefois
pour vous, en songeant aux inquiétudes qui vous agitent.
Le doge. — Je savais que mon cœur ne s'endurcirait jamais en-
vers vous ; je savais que ma vie ne vous importunerait pas long-
temps : libre un jour, la fille de mon plus ancien ami, sa digne fille,
plus riche à la fois et plus formée, dans tout l'éclat de sa beauté de
femme, éclairée par ces années d'épreuves, héritière du nom et de
la fortune d'un prince, et, pour prix de quelques tristes années
passées aux côtés d'un vieillard, mise à l'abri de tous les efforts que
pourraient soulever contre ses droits les chicanes de la loi et des
parents envieux ; la fille de mon meilleur ami pourrait, dis-je, faire
un second choix plus convenable sous le rapport de l'Sge et non
moins digne de ses affections.
A.NGioLiNA. — Seigneur, pour accomplir tous mes devoirs et vous
donner ma foi, je n'ai consulté que mon cœur et le désir de mon
père sanctifié par ses dernières paroles. D'ambitieuses espérances
ne iroublèreul jamais mes songes; et si jamais arrivait l'heure fu-
neste dont vous parlez, je saurais le prouver.
Le doge. —Je vous crois; je connais votre sincérité. Quant à
l'amour, l'amour romanesque, je savais dès ma jeunesse que ce n'é-
tait qu'une illusion, jamais je ne l'avai.s vu durable, mais Irop sou-
vent lalal; il ne m'avait point séduit dans le feu de l'âge, et ce n'est
pas maintenant qu'il eût pu me séduire. Vous entourer de respect
et de tendres alternions, veiller assidûment à votre bonheur, com-
bler vos innocents désirs, caresser vos vertus, étendre sur vous une
sollicitude inaperçue, et corriger ces petits défauts auxqueU la jeu-
nesse est sujette , non pas en les réprimant durement , mai» en les
redressant peu à peu, afin que votre changement vous semble l'effet
de votre libre arbitre; mettre enfin mon orgueil , ntfn d^ns vcitra
beauté, mais dans votre conduite; vous prodiguer ma confiance...
une tendresse patriarcale... plutôt qu'un aveugle hommage, tels
elaisut les moyens par où je voulais obtenir voire confiance.
Angiolina. — Vous lavez toujours eue.
Le doge. — Je la pense, car en m'ac.ceplant vous connaissiez la
disproportion de nos Ages, et vous ne m'en avez_pas moins accepté.
Je ne fondais pas ma confiance sur mes qualiks personnelles, et
ce n'est pas sur elles, ni sur les avantages extérieurs, que je'me
reposerais si j'étais encore dans mon vingl-cinquième printemps;
c]est an sang de Lorédan, ce sang pur qui coulait dans vos veines,'
c'est à l'àme que Dieu vous a donnée... aux principes transmis
par votre père... à voire croyance au ciel, à vos douces vertus... à
votre foi, à voire honneur, que le mien se confiait.
Angiolina. — Et vous aviez raison I Je vous remercie de cette
confiance qui a fortifié mon estime.
Le doge. — Partout où l'honneur est inné, corroboré pas do
sages principes, la fidélité conjugale est assise sur un roc inébran-
lable ; mais où il n'est pas, où fermentent les pensées légères, où la
vanité des plaisirs mondains empoisonne le cœur, où l'âme est
assailliepar les désirs des sens, insensé qui demande des vertus
chastes à un sang infecté, quand même le mariage aurait couronné
la passion la plus ardente. Le dieu do la jioésie lui-même revêlanl
toute la beauté de son marbre di\in, ouAlcidc, ledemi-dieu, dans sa
virilité majestueuse et plus qu'humaine, ne suffiraient point à en-
chaîner un cœur où manque la vertu. La persévérance constitue la
vertu et en est le signe : le vice ne peut se fixer, la vertu ne peut
changer. La femme qui a succombé une fois succombera toujours;
car il faut au vice de la diversité, tandis que la vertu reste immo-
bile comme le soleil , et tout ce qui se meut autour d'elle lire de sa
présence la vie, la lumière et la gloire.
Angiolina. — Pensant ainsi, sentant si hien cette vérité dans les
autres, pourquoi (je vous prie de m'excuser, seigneur), pourquoi
vous abandonner à la plus violente, à la plus fatale des passions?
Pourquoi vos augustes pensées sont-elles troublées par une haine
implacable contre un être aussi chélif que Sténo?
Le doge. — Vous êtes dans l'erreur, Angiolina. Ce n'est pas
Sténo contre qui s'élève ainsi ma colère; si'c'était lui, bientôt...
mais laissons cela.
Angiolina. — Quel est donc le motif qui vous affecte s; profon-
dément?
I,Ë doge.— La majesté de Venise violée à la fois dans son prince
et les lois. '
Angiolina. — Hélas! pourquoi prendre la chose ainsi?
Le doge. — Celte pensée me poursuivra jusqu'à Mais reve-
nons à notre eulrelien. Ayant pesé toutes ces raisons, je vous épou-
sai. Le monde rendit justice à mes motifs; ma conduite prouva
qu'il ne se trompait pas, et la vôtre fut au-dessus de tout éloge.
Vous eûtes pleine liberté... respecte! confiance absolue vous furent
:ilo
LES VEILLfilîS LmÉllAlIlKS ILLUSTIlKES.
iirrip|(|(>s |nr iitf'i cl l''? niions; bref, issue de ce sang i|iii ilonna
cli"i iirincfs il 1.1 Ui''piil)lii|iic cl lll•lr^^^!l Ji-s nils aux rives (Iranf^ros,
'iMis vrtiiH iniiiili.Vi«i I'll loiii la [ireniitrc di's dniuc8 de Venise.
\N<iioLi.\A. — Où voulez-vous en venir ?
I.K oiMiK . — A cello conclusion... (ju'il a ruITI du souffle d'un
sci'liT.it i"iiir fif-trW tout cela... un inisc'r.iMc, nui par son impu-
dciicc, au iiiiliru ilc noire pramlc fiiU;, iiiavail forcé de le nicltrt; .'i
la n'irte, pour lui apprendre îi se rniiduirc ccjuvenableiii'-iit dans li;
palais durai l'n pareil ilre laissera sur lu mur le uioricl venin du
Sun cour plein de fiel, cl le iinisun circulera parloul! el I iniiocenrc
delà femme, l'honneur di- lliomme devifuuronl le jouet du pre-
mier venu ! el le iloiilili^ frl'Ui, april-s avoir iiisuiti la luodeslie \ir-
pinale par un affront ^riossier fait aux dciiioiscll''s de votre suite, on
présence de nos ;;i;iililfhoMines, de nos plus noLles dann'P, se \cn-
pera de sa trop juste expulsion en imprimant une puhliiiuc souil-
lure h l'épouse de son souverain, et il sera absous par ses pairs!
Angioli.va. — Slais il a clé condamné h remprisonuemcnt.
Lu no(ji: — Pour de tels êtres, ce n'est là qu'une absolution; cl
la courte durée de sa prétendue capliviié se passera dans un jialais.
Mais ne parlons pas do lui, c'est .le vous maiutenant qu'il s'agil.
An(.ioi.i.\\. — De moi, seigneur?
I.u no(;E. — Oui, Angiolina. Ne sojoz point surprise; j'ai différé
celle communication autant que je l'ai pu ; mais je sens que ma vie
approche dcson terme, et je désirerais être assure que vous suiviez
les instructions consignées dans cet écrit... Ç// lui remet un papkr.)
Ne craigne/ i ien ; tout est dans votre intcrôt : prenez-en icclure
en temps opportun.
A>uioLiN.*. — Seigneur, pendant comme après votre vie, vous
serez toujours Imnoré par moi. .^lais puissiez-vous jouir de longs
jours... plus heureux que ceux-ci! Celte exaltation se calmera,
et vous redeviendrez ce que vous de>ez être... ce que vous étiez.
I.E Doci;. — Je serai ce que je dois élrc, ou je ne serai rien,
l'ourlant jamais... olil non! jamais, jamais, sur le petit nombre
'I heures ou de jours réservésencoreàla vieillesse flétrie de Faliero,
le repos no fera luire son doux crépuscule! Jamais le reflet brûlant
d'un passé qui ne fut pas sans utilité et sans gloire ne se projettera
sur le soir d'une vie épuisée, pour m'adoucir l'approche du long
sommeil de la tombe. Il ne me reste (|ue bien peu de choses à de-
mander ou i\ espérer, outre la considération due au sang que j'ai
versé, îi mes sueurs, aux fatigues que mou ànie a subies, en tra-
vaillant il la gloire de mon pa^ys, comme sou serviteur... son sci-
vileiir bien que son chef... J aurais pu rejoindre mes aïeux avec
un nciiii irréprochable et pur comme le leur-; mais ce bienfait m'a
élé refusé... Uh! que ne suis-je mort îi Zaïal
ANiiioLixA. — C'est là que vous sau\illes la République; vivez
donc pour la sau\er encore; une journée pareille a celle-là serait
le meilleur chûlimenl h infliger à vos ennemis, la seule vengeance
digne de vous.
I.E DOCK. — Une telle journée ne luit qu'une fois dans un siècle;
peu s'en faut (|ue ina \ie n'ait atteint celle durée, el c'est assez pour
moi que la forluncra'aitaccoidé une fois ce qu'elle accorde à peine,
sur une grande diversité de pajs et à de longs intervalles, à un
seul mortel favorisé. Mais pourquoi parler ainsi? Veuise a oublié ce
jour... dois-je me le rappeler?... Adieu, douce Angiolina! il faut
que je rentre dansmon cabinet : j'ai beaucoup d'occupations... et le
temps s'écouln.
A.NCioM.NA. — Rappelez-vous ce que vous fûtes.
Le dogb. — Ce serait en vain ! le souvenir du bonheur n'est plus
du bonheur; mais le souvenir des peines est une peine encore.
Angiolina. — Du moins, quelque occupation qui vous presse, je
vous supplie de ne point vous fatiguer. Votie sommeil depuis plu-
sieui'S nuits a clé Icllemeni agité, que c'eût clé vous soulager peut-
être i|ue de vous éveiller; mais j'esjiérais que la nalure finirait [lar
dom|iier les pensées qui vous troublaient ainsi. Une heure de repos
vous rendrait à vos travaux avec une intelligence plus libre, une
vigueur nouvelle.
I.i; DooE. — Je ne puis dormir je le pourrais que je ne le de-
vrais [las; car personne n'eut jamais plus de motifs de veiller. Kn-
coie un petit nombre de jours et de nuits d'agitation, et je doi mirai
on paix... mais où?... n'importe. Adieu, mon Angiolina.
Anliolin V. — Souffrczque je demeure près de >ous un instant...
un seul int .nt encore ! je ne puis supporter l'idée de vous laisser
ainsi.
I.B DOGE. — Viens donc, mon aimable enfant!... Pardonne-moi :
lu étais née pour qu'jlipie chose de mieux que le partage d'une des-
tinée qui louche à s6n déclin el s'avance rapidement vers la vallée
sombre où tiege l,i inurt. IJuaiidje ne serai plus... ce sera peut-être
plus tôt encore que mon flgc ne l'annonce; car au-dcdaus, au-de-
liiirs . quelque clm-e se pirpaïc qui peuplera les cimetières de celle
Mlle plus que n'eût jamais f;dl In pesie ou la gueiTC .. quand je ne
serai |)lus rien de ce que j'étais, qu'il reste encore parfois sur tes
lèvres uii nom, dans la mémoire une ombre, pour le rappeler celui
qui le demande, non des laruics, mais un souvenir. Allons, ma lille ,
le temps presse. [Ils sortent.)
sci:nk II.
L'n lieu éctrtû, piès de l'arKnal.
ISn.lEL UEHTLCCIO, rilILIl'i'K CtLKKDAhO.
CALENOAno. — \'A\ bien I Israël, quel .-ueeè» a obtenu lotro
plainte ?
I.siiAEL. — Lo plus heureux.
Calemiaho. — KsI-il possible, l'agresseur «era l-il puni?
IbllAliL. — Oui.
Cale.mjaiio. — Do quelle peiue? l'amende ou la prison ?
IsnAKi.. — La mort!
Cai.enuaro. — Vous rêvez sans doute , ou votre intention est do
vous venger de vos propres wains, comme jo vous lu coaseillais.
lâiiAi.L. — C'est cela I et pour boire une seule gorpée de ven-
geance, abandonner la grande réparation que nous méditons eu fa-
veur de Venise, changer une \ie d'espoir en une »ie d'exil, écraser
un scorpion et en laisser mille autres qui perceront de leurs ilards
mes amis, ma famille, mes compatriotes! non. Calcndaro : le> pHil-
les de siingqucle misérable a fait rouler scronl pavi'Mîs «le loul le
sien... de bien plus encore: nous n'avons pas .sfîuleiiicnl des injures
privées à venger ; cila est bon pmir des passions écDÎstes et d<is
iiomuies désespérés; mais cela n'est pas digne de lexlerminaliMir
des tyrans.
CALENDAno. — Vous avez plus do patience que je n'en veux pour
moi-même. Si j'a\aisété présent quand vous avez reeu celte insulte,
j'aurais tué riiommc sur la place, j'aurais succombé daus un vain ef-
fort pour cotilcuir ma rage.
Israel. — Dieu merci ! vous n'étiez pas là... sans quoi tous nos
projets eussent été entravés : en l'étal actuel des choses, notre cause
s'offre encore sous un aspect favorable.
Calendaro. — Vous avez vu le doge... que vous a-t-il répondu?
Israel. — Qu'il n'y avait point de cluUiinent pour des hommes
tels que Itarbaro.
Cale.ndaro.— Jevous avais bien dit qu'il n'y avait point de justice
à cberclier de ce cùté.
Israel. — J'ai du moins réussi à écarter les soupçons par cette
manifestation de confiance. Si j'avais gardé le silence,' tous Icssbiri's
auraient eu l'œil sur moi , comme sur un homme qui médite une
vengeance silencieuse, solitaire, implacable.
Cale.ndaiio. — Mais jiourquoi ne pas vous adresser au eonseil ?
Le doge est un mannequin, el c'est à [leine s'il peut obtenir justice
pour lui-même. Pourquoi vous èles-vous |(réseulé à lui ?
Israel. — C'est ce que vous saurez plus lard.
Calendaro. — Pouniuoi pas maintenant?
Israel. — Attendez minuit. Réunissez vos hommes, cl dites k vos
amis de tenir leurs compagnies sur le qui-vive. . que tout soit prêt
pour frapper le coup décisif dans quel(|ues heures pcul-êlre. Nous
attendons depuis longtemps le moment favorable; ce moment, il se
peut que le soleil de demain nous le donne; de plus longs délais
proiluiraienl un double dauger. Ayez soin que tous se rendent
ponctuellement et en armes au lieu du rendez-vous, à l'excepiion
de ceux d'entre les Seize qui resteront au milieu des troupes pour
attendre le signal. .
Calendaro. — Voilà d'agréables paroles, et qui répandent dans
mes veines une nouvelle vie. Je suis las de tous ces di-lais. de toutes
ces bésitatious ; les jours succèdent aux jours, el cbaeiiu d'eux ne
fait qu'ajouter un nouvel anneau à une trop longue cliaiiie. qu in-
fliger à niis frères el à nous de nouveaux oulra^'es el qu'augiucntiir
en cùn.-équence la force et l'orgueil de nos tyrans. Je ne demande
qu'à en venir aux mains avec eux, et peu m'importe le résultat ; ce
ne peut être que la mort ou la liberté.
Israel. — .Morts ou vivants, nous serons libres! la tombe n'a
point de chaînes. Toutes vos listes sont-elles prêtes , el les sci/c
Coiiiiiagiiies sont-elles portées an complet de soi.vaiite hommes.
Cale.ndaro. — Toutes, à l'exception de deux, dans lesquelles il
manque vingt-cinq hommes.
Israel. — N'importe! nous pouvons nous en passer. QucUessonl
ces deux compagnies?
Cale.ndaro. — Celles de Bertram el (fU vieux Soranzo , qui tous
deux paraissent peu zélés.
Israel. — Votre nature ardente vous fait accuser de tiédeur quicon-
que est plus calme et plus posé que vous; mais souvent il n'y a p;is
moins de résolution daiisicsesprils concentrés quedans ceux qui IjiiI
le plus de bruit; ne vous nuTiez pas d'eux.
Cale.ndaro. — Je ne me mélie pas du vieillard... mais il y a dans
Bertram une liésilalioii, une facilité d impressions fatales à des en-
trepiises e .mine la nôtre. J'ai vu cet homme pleurer comme un cu-
faut sur les maux d'autrui . sans songer aux siens , quoique plus
grands; el. dans une querelle récente, il a semblé sur le point de .se
trouver mal à la vue du .sang, quoique ce fût celui d uti vaurien.
Israel — Les vrais braves ont le cœur prompt à s'éraouvon
les larni"> facile;, el l"ur seiiîib'li'.'- il' o! ii .■ ■ m.- !■• •i'/V'.i;- o\ -
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYilON.
311
(l'ruv. Je coTiiaisBeilvam ili-puis Inngfenips ; il n"exisle pas sous le
ciel une âme plus remplie d lionneur.
Caluxuaro. — Cela se peut: ce ([ue j'apprélicnde en lui, c'est
nmins île la IraliisiMi que de la faildcsse ; cependant comme il n'a ni
niaîlrcfsc nifcniniepour exploiter celle mollesse, peut-être sorlira-l-il
convenablement de l'épreuve. Heureusement il est orphelin, et n'a
d'amis que nous; une femme et un enfant l'eussent rendu moins
résolu qu'eux-mêmes.
Israel. — De tels liens ne conviennent pas Ji des liorames que
Irur destinée appelle à purifier une république corrompue. Nous
devons mettre en oubli tous les sentiments liormi.s un seul... nous
ne devons avoir d'autres passions que notre dessein, d'autre objet
en vue(|ue la patrie; et le trépas doit nous sembler beau, si le sang
do la victime monte vers le ciel et en fait descendre à jamais la
liberté.
Calendako. — Mais si nous échouons?
Israel. — lis n'échouent jamais, ceux qui meurent dans une grande
cause ; le liillol boit leur sang, leur tête se dessèche au soleil, leurs
membres sont exposés aux portes des villes . aux créneaux des
tours... mais leur esprit vit toujours présent. En vain les années
s'écoulent, en vain d autres victimes subissent le même destin, elles
ne font que grossir la pensée unique, intense, qui bientôt fait taire
toutes les autres, et finit par conduire les peuples à la liberté . ()ue
serions-nous si Brutus n'avait pas vécu? 11 est mort en combattant
pour l'indépendance de Rome, mais il a laissé après lui une leçon
immortelle... un nom qui est une vertu et une âme qui renaît en
tout temps, i)artout où les méchants prospèrent, où le peuple devient
esclave. Lui et son noble ami furent appelés les derniers Romains.
Sovons les premiers des véritables Vénitiens, issus du sang de
Rome.
Calendaro. — Si nos ancêtres ontfui devant Attila, s'ils se sont ré-
fugiés dans ces îles, où depuis des palais se sont élevés sur des
rives arrachées au limon de la mer, ce n'était certes pas pour re-
connaître des milliers de despotes. Plutôt fléchir devant le roi
des Huns et avoir un Tarlare pour maître , que d'obéir à ces
vers à soie gonflés d'orgueil. Du moins le barbare était un homme,
et avait le glaive pour sceptre: ces êtres elféminés cl rampants com-
mandent sans armes à nosépées, et nous gouvernent d'un mot,
connue par un charme fnagique.
Israel. — Ce charme sera bientôt rompu. Vous dites que tout est
jnèt ; aujourd'hui je n'ai pas fait ma ronde accoutumée, et vous
savez pourquoi ; mais votre vigilance aura suppb'é i la mienne. Le
conseil, ayant récemment donné l'ordre de redoubler d'elforls pour
léparer les galères, on s'est servi de ce prétexte et l'on a introduit
dans l'arsenal un grand nombre des nôtres, en qualité d'ouvriers de
la marine, ou comme membres de l'équipage des flottes qui se pré-
parent... Tous sont-ils munis d'armes?
i^ALEXDARo. — Tous ccux du moius qui ont été jugés dignes de
celte marque de confiance; un certain nombre doivent rester dans
l'ignorance jusqu'au moment de frapper ; alors on les armera. Dans
lu première chaleur de la crise, force leur sera démarcher avec ceux
au milieu desquels ils se trouveront.
Israel. — Bien dit. Les avez-vous remarqués, ceux-lh?
(Calendaro. — J'en ai pris note à part, et j'ai recommandé aux
iliefs d'user de la même précaution dans leurs compagnies rcs[iec-
tivL's. Autant que j'ai pu le voir, nous sommes assez nombreux pour
assurer le succès, si l'exécution a lieu demain ; mais jusque-là, cha-
que instant perdu est une source de nouveaux périls.
Israel. — Que les Seize se rassemblent à l'heure accoutumée , à
l'exception de Soranzo.de Nicolelto Blondo et de .Alarco Giuda, qui
continueront de veiller à l'arsenal et devront se tenir prêts au signal
convenu.
Cale.ndauo. — Ils seront à leur poste.
I.srael. — Que tous les autres viennent au rendez-vous : j'ai un
étranger à leur présenter.
Calendaro. — Un étranger? Connaît-il le secret?
Israel. —Oui.
(Iale.ndaro. — El vous avez osé mettre en péril la vie de vos
amis par votre confiance précipitée dllns un homme que nous ne
connaissons pas?
Israel. — Je n'ai exposé d'autre vie que la mienne... soyez-en
certain. C'estun hommequi.en nous accordant sonaide,rend notre
succès doublement assuré. D'ailleurs, s'il s'y refuse, il n'en est pas
moins en notre pouvoir : il viendra .seul avec moi , et ne saurait
nous échapper. Mais il ne reculera pas.
Calendaro. — Je n'en pourrai juger que du moment où je le
connaîtrai... Est-il de notre classe ?
Israel. — Oui , par le sentiment; quoique fils de la grandeur,
c'est un homme capable d'occuper ou de renverser un trône... un
homme qui a fait de grandes choses, éprouvé de grandes vicissitudes;
ce n'est point un tyran , bien qu'élevé pour la tyrannie. Vaillant
à la guerre, sage dans les conseils ; noble par sa nature , quoique
fier; actif, mais prudent; avec tout cela, il est tellement asservi à
certaines passions, qu'une fois blessé, comme il l'a été sur un des
points k'.s plus scnsibics, il devient indomptable. Non, la mythologie
des Grecs n'avait point de furie comparable à celle dont les mains
brûlantes déchirent ses entrailles, jusipi'à le rendre capable de tout
oser pour satisfaire sa vengeance. Ajoutez à cela un esprit libéral,
qui voit et déplore l'oppression du peuple, et sympathise avec ses
souffrances. Tout considéré, nous avons besoin d'un tel homme, et
il a besoin de nous.
Calendaro. — Et quel rôle vous proposez-vous de lui confier
parmi nous?
Israel. —Celui de chef peut-être.
Calendaro. — Quoi! vous résigneriez le commandement?
Israel. — Sans nul doute; mon but est de mener notre entre-
prise h bonne fin , et non pas de me frayer la route du pouvoir.
Mon expérience, quelques talents et vos suffrages m'ont désigné
pour vous commander, jusquà ce qu'il se présentât un chef plus
digne ;'si j'ai trouvé l'homme que vous-mêmes vous m'auriez_ pré-
féré, pensez-vous que l'égoisrae ou l'amour d'une autorité précaire
puissent me faire hcsiler; que je rattache à moi seul tous nos inté-
rêts, plutôt que de céder la place à un homme mieux doué de ternies
les qualités d'un chef? Non . non , Calendaro , connaissez mieux
votre ami; mais vous en jugerez tous... Séparons-nous pour nous
réunir à l'heure fixée.
Cale.ndaro. — Digne Israiîl, je vous ai toujours connu fi:lèle et
brave, et mon cœur ni ma tête n'ont jamais failli aux plans que vous
aviez conçus. Pour ma part, je ne demande point d'autre chef que
vous ; ce que nosamis décideront, je l'ignore; m;iis, dans toutes vos
entreprises je suis à vous comme je l'ai toujours été... Maintenant
adieu, jusqu'à ce que l'heure ile minuit nous réunisse, (//s
sortent.)
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
Place entre le canal et l'église de Saint-Jean et Saint-Paul , devant la-
quelle on voit une statue équestre. — Uuo gondole est dans le canal i
quelque distance.
LE DOCE, seul et dcijtiisé.
Me voici au rendez-vous avant l'heure, heure solennelle, -dont le
signal résonnant sous la voûte de la nuit devrait communiquer à
ces palais une prophétique commotion, faire tressaillir ces maibres
jusque dans leurs fondement-;, et réveiller ceux qui y dorment au
moment où un rêve obscur, mais horrible, les avertit du sort qui les
menace. Oui, cité orgueilleuse! il faut que tu sois purgée du sang
corrompu qui fait de toi un lazaret de tyrans : cette tâche m'est iiii-
posée malgré moi ; je ne l'ai pas cherchée ; et c'est pourquoi j'ai
été puni, car j'ai vu croître, s'étendre sous mes yeux cette peste
patricienne, jusqu'au moment où elle est venue m'attciiidre moi-
même dans ma sécurité ; et maintenant tout souillé de cette lèpre ,
il faut que je lave les taches de la contagion dans les eaux qui gué-
rissent. Temple majestueux où dorment mes ancêlres, dont les
sombres statues projettent leur ombre sur le sol qui nous sépare
des morts, où une poignée de cendres est tout ce qu'il reste de tant
de héros qui ont ébranlé le monde! Temple des saints protecteurs
de notre maison 1 caveaux où reposent deux doges... mesa'i'eux!
qui uioiu'urent l'un sous le fardeau des atïaires publiques , l'autre
sur le champ de bataille ; sépulture d'une longue race de guerriers
et de sages qui m'ont légué leurs grands travaux, leurs blessures et
leur rang que les tombeaux s'ouvrent, que l'église voie surgir
tousces morts dans son enceinte, et qu'ils sortent en foule desporti-
(pies en fixant sur moi leurs regards! Je les prends à témoin, ainsi
que toi, basilique vénérable, des motifs qui m'ont poussé dans celte
entreprise... Ils savent que ma seule pensée est de venger leur no-
ble sang, leur blason glorieux, leur non! illustre, avilis en moi, non
par moi, mais par des patriciens ingrats, que nos exploits devraien t
avoir faits nos égaux et non pas nos maîtres... Et toi surtout, brave
Ordelafo, tombé sur ces mêmes champs de Zara, qui depuis m'im!
vu vaincre, les hécatombes de tes ennemis et des ennemis de Venise,
que ton descendant a offertes à les n.ânes, devaient-elles être ain.'^i
récompensées? Ombres de mes a'ieiix! daignez nie sourire; car mi
cause est la vôtre, ep tant iiue les choses de celte vie j)cuvent vous
toucher encore... votre gloire, votre ncm sont intéresses à ce déb ii,
d'où dépendent les destinées de notre race! Que je réussisse, etp'
rendrai cette cité libre et immortelle , et le nom de noire maison
plus digne de vous dans le présent et dans l'avenir. {Entra Isratl
Bertuccio.)
Israel. — Qui va là?
Le doge, — Ami de Venise.
ISR.^EL. —C'est lui. Salut! seigneur... vous avez devancé l'heure.
Le doge. — Je suis prêt à me rendre dans votre assemblée.
Israel. — A inerveillc; je sois fier cl charmé de voir tant d;
confiance et d'ardeur. Ainsi depuis notre dernière entrevue, vus
d.iulis :-e sf:it lii^-Miiés?
:(i'2
LES VKILLf:RS LITTfiUAIUKS ILLKSTKr-KS.
Lr DocE —Noll .iiiaisje mc suis décidé h joucr «nr celle chance
le pou de Vic .luil mo roslo ; le dé en fut jeté la \>t.-nnl-re I..I8 que je
nrélai luroilloh lu iraliison... Ne tressaille point! cost le inni ; je
iir i.uis accnutuinor ma langue h rcvi^lir do noms innocents dos ac-
tes coupahlos l)icn «lUC je sois décidé h les commettre. Quand tu
CH venu lonlor Ion souverain , et <iuo jo fai écoulé sans fcnvovor
on prison, dès ce moment je suis devenu ton complice le plus cri-
minel; tu poux maintenant, si cola le convient, faire à mon égard
CO (luc J'aurais pu faire au lion.
IsRAïa. — Voilà déliaiigos paroles, seigneur, cl je ne crois pas
les avoir méritées; je no suis point un espion , et nous ne sommes
pas des traîtres. . ...,1,1
I.E iioGE. Nous... nous! uimportel tuas acheté le droii do
dire Nous... Mais venons
nu fait... Si le suecè< cou-
ronne celte entremise, si
Venise, reiuluo libre et
lloris.sanle, (piand nous
serons dcscomlus au cer-
cueil, conduit SOS généra-
lions sur nos tombeaux ,
et, par les petites mains
de i-es enfants, fait semer
des fleurs sur la cendre de
SOS libérateurs, alors les
résiillals auront sanelilié
noire action, cl dans les
annales de l'avenir nous
serons missur la ligne des
doux Brulus; mais, dans
le cas contraire, si, ein-
plovanl des moyens san-
glants et la voie des coiii-
plols, bien que dans un
iiiil Icgiliinc, nous de-
vions siiccoiiibor , alors
nous serions dos traîtres,
lionnôle Israel... loicom-
iiie celui qui , il y a six heu-
res, était Ion souverain, et
mai iilenant n'est plus que
ton complice.
IsHAEL. — Ce n'est pas
le moMienl do discuter ces
ipiestions, aulrcineiit jo
pourrais répondre... Al-
lons à rassemblée, car ici
nous pourrions être ob-
servés.
Le noGE. — Nous som-
mes ob.servés el nous l'a-
vons déjà été.
Isn.VEL. — Par qui? sa-
chons qui nous épie... et
ce poignard...
Le doge. — Arrête ;
nous n'avons pas ici de
mortels pour témoins: re-
garde de ce côté... que
vois-tu V
Israel. — Je ne vois à
la clarté obscure de la lu-
ne que la statue colossale
d'un guerrier monté sur
un superbe coursier.
Le poge. — Ce guer-
rier était un de mes aieux,
cl celle statue a été érigée
par la ciié que son bras avait deux fois sauvée... Ponseslu qu'il
nous regarde ?
IsBAEL. — Seigneur, ce .sont là des illusions; le marbre n'a pas
d'yeux.
Le doge. —Mais la mort en a. Je te dis, Israël, qu'il y a dans ces
objets un esprit qui agit el qui voit, et qui se fait sentir, bien qu'in-
visible : el s'il est quelque charme as>cz puissant pour réveiller des
morts, il se trouve dans des actes comme celui que mus allons
accomplir. Crois-Ui donc que les âmes des héros de ma raeo puis-
sent demeurer en repos, pendant que le dernier de leur.-' dosccn-
daiils conspire avec (b's plébéiens au bord même de leur vénérable
tombe
Isi'.AEL. — Vous auriez dû faire ces réflexions avant do vous en-
gager dans notre grande entreprise... Vous repentez-vous?
i.E DOGE. — Non ; mais je sens, et continuerai à sentir jusqu'à
la lin. Je ne puis tout-à-coup l'ieiinlie une vie glorieuse, rapetisser
ma laillo au rule que je dois jouer maiiiiouanl, cl ine rcsoudre, sans
liéhitatiun, h immoler des hoiiimes par surprise. Néanmoins n^doulr
p.TS do moi; c'est ce sentiin<'iil méiiie , c'est la conscience di- or ipn
m'a réduit à cette cxtréniili' qui constitue la meilleure garantie. Il
n est point parmi tes complices d'arlisan plus outragé, plu» ravala-
(pie moi. plus impérieuscnieiit poussé h obtenir réparation : ce» l\
rans infànips, je le» abhorre doublement pour les actes qu'il iw
faut accomplir, alin de tirer vengeance îles leurs.
Israel. — Parlons!... écoulez... l'heure .sonne.
Le DOGE. — Allons [...allons!... c'est notre gla.sdc mort, ou celui
de Venise!.. Allons.
Israel. — Diles plutôt que c'e?t le carillon de sa liberté Iriom-
pbaiilo!... par ici... le rendez-vous n'est pas loin, [ils sortent.)
SCÈNE II.
La maison où »o r.i«si>m-
lilont les cons|iiralciirs.
«ACOMNO — DOnO. —
DERTIIAM — FKItF.-
I.F.. — I lu VISANO. —
CAI.I.MIAIIO. — A.>'-
TO.MdKKI.LICIIK.IIDE,
etc. . etc.
Calendaro , en en-
trant. — Tous sonl-ils
ici?
Dagolino. — Tous, h
l'excoplirin de trois qui
sont à leur poste, et de
notre chef Israël , que
nous attendons d'un mo-
menta l'aulre.
Cale.ndaro. — Où est
Bertram ?
Bertram. — Me voici !
Calexdabo. — Kles -
VTius jiarvcnu à complé-
ter votre compagnie?
Hertram. — J'avais je-
té les yeux sur quelques
hommes: mais je n'ai pis
osé leur dévoiler le secret
avant d'etre assuré qu'ils
méritaient ma conliancc.
Cale.noaro. — Il n'y a
rien à leur conlicr : hors
nous el nos camarades les
plus sûrs, nul n'est com-
plélement instruit de nos
intentions, ils se croient
secrètement engagés au
service de la Seigneurie
pour châtier quelqucsjeu-
nes nobles plus di-solus
que les autres, et bravant
l'autorité des lois ; mais
une fois qu'ils auront mar-
ché , que leurs épécs se-
ront teintes du coupable
sang des sénateurs les
plus odieux, ils n'hésite-
ront pasà en sacrifierd'au-
tres , surtout quand ils
verront les chefs leur don-
ner l'exemple; et pour ma
part, je ferai si bien que,
soit crainte, soit honle, ils ne s'arrêteront pas avant d'avoir tout
exterminé.
Bertram. — Que dites-vous, tous?
Calundaho. — Et qui voudriez-vous épargner?
BeTrtram. — Moi , épargner! je n'ai le pouvoir d'épargner per-
sonne. C'était une simple question : je pensais que, môme parmi cos
' hommes criminels, il pouvait s'en trouver que leur âge ou leurs
qualités recommanderaient à la pilié.
Calendaro.- Oui! une jiiiie comme celle que merilenl et qu ob-
tiennent les tronçons séparés de la vipère, alors que. dans la
' dernière énergie de leur venimeuse existence, ils tressaillent con-
vuLivcmcnl au soleil. Moi, en sauver un seul' j aimerais autant
épargner un des crocs empoisonnés du serpent ; ce sont tous les
, anneaux dune moine chaîne ; ils ne forment qu'une seule vie. qu'un
seul corps; ils boivent, mangent el procréent ensemble: ils pren-
nent leurs obais. nientunt, oppriment et tuent de concert... qu'ils
iiicnienl donc comme un seul liomu.o!
Marino et son neveu.
ŒUVRES COMPLETES DR LORD KYRON.
313
Dagomno. — S'il en ccliappait un seul , il serait aussi dangereux
,]iie la lolalilé; ce n'est pas leur nombre, qu'on les compte par
dizaines ou par milliers, c'est l'esprit de celle aristocratie qu'il faut
déraciner; s'il restait du vieil arbre un seul rejeton vivant, il pren-
drait racine dans le sol, et produirait encore son lugubre feuillage
et SCS fruits amers. Bertram, de la fermeté !
Calendaro. — Prends-y garde, Bertram; j'ai l'œil sur toi.
lÎERTBAM. — Qui se méfie de moi ?
Calendaro. — Ce n'est pas moi ; car si cela était, tu ne serais pas
ici à nous parler de confiance : c'est sur ta sensibilité, et non sur ta
fidélité qu'on a conçu des craintes.
Bertram. — Vous qui m'écoutez, vous devriez savoir qui je suis et
ce iiuc je suis : comme vous, j'ai pris parti contre l'oppression; j'ai un
cœur sensible, j'en con-
viens, et plusieurs d'en Ire
vousl'ontéprouvé; quant
à ma bravoure, tu dois en
savoir quelque chose, toi,
Calendaro, qui m'as vu à
l'œuvre; pour peu qu à
cet égard il le reste des
doutes, je suis prêt à les
cclaircir en tête à lête
avec toi !
Calendaro. — Je ne
demande pas mieux, dès
que nous aurons mis à
fin notre entreprise, que
nulle querelle particu-
lière ne doit interrom-
pre.
Bertram. — Je ne suis
point querelleur; mais je
suis homme à pénétrer
dans les rangs de l'enne-
mi aussi avant qu'aucun
de ceux qui m'écoutent;
sans cela m'aurait -on
choisi pour faire partie
des principaux conjurés"?
Cependant j'avouerai ma
faiblesse naturelle, l'idée
d'un massacre général me
fait tressaillir; la vue du
sang ruisselant sur des
têtes blanchies ne s'ac-
corde poin t pour moi avec
ridée d'un triomphe , et
je ne vois aucune gloire
dans la mort infligée h un
ennemi sans défense. Je
sais trop que nous som-
mes forcés d'agir ainsi en-
vers ceux dont les actes
ont soulevé de telles ven-
geances; mais s'il eût éié
possible, dans l'intérêt de
notre propre gloire, d'ex-
cepter quelques lêtes de
cette proscription univer-
selle, d'épargner à notre
entreprise ijuelques ta-
ches de meurtre , afin
qu'elle n'en fût pas com-
plètement souillée , j'a-
voue que cela eût été d'ac-
cord avec mes sentiments;
et je ne vois rien dans ce
vœu qui justifie les sarcasmes ou les soupçons.
Dagolino. — Calme-loi , Berlrara ; nous' ne te soupçonnons pas ;
aie hou courage , c'est notre cause , et non noire voloiité, qui exige
de tels actes : les eaux pures de la liberté laveront toutes ces laches.
[Entrent Israel Bertuccio, et le Doge déguisé.)
Dagolino. — Salut , Israël !
Les conjurés. — Sois le bien venu ! Brave Israël, tu t'es bien fait
attendre.— Ouel est cet élrauger!
Calendaro. — Il est temps de le nommer ; nos camarades sont
prêts à l'aicueillir comme un frère ; je les ai prévenus que tu avais
conquis un appui à notre cause; ce choix, ajant ton approbation ,
aura aussi la nôtre, tant est grande notre confiance en tous tes actes.
Maintenant, qu'il se découvre.
Israel. — Etranger, avancez. (Le doge se découvre.)
Les conjurés. — Aux armes! — Nous sommes trahis, c'est le
doge! — Qu'ils meurent tous deux , notre capitaine qui nous livre,
et le tyran auquel il nous a vendus.
La mort du Doge.
Calendaro , mettant l'épcc à la main. — Airèlcz ! arrêlcz! (pii-
conque fait unpasvers eux est mort. Arrêtez! laissez parler Israel...
Kh (|uoi! l'épouvante vous a saisis tous, parce qu'un vieillard seul,
désai'mé, sans défense, est au milieu de vous?... Israel, parle ! que
signifie ce mystère?
Israel. — Qu'ils s'avancenti qu'ils s'immoliMit eux-mêmes en
nous immolant, et consomment leur ingrat suicide! car de noire
vie dépend la leur, avec toute leur fortune et toutes leurs espé-
rances.
Le doge. — Frappez ! si j'avais craint la mort, une mori plus ter-
rible que celle dont vos épées nous menacent, je ne serais pas ici en
ce moment... Oh! le noble courage, fils de la crainte, ijui s'attacpie
à celle tète blanchie et sans défense! Voyez ces chefs vaillanis!
ils veulent réformer les
Etals , renverser des sé-
nats, et la vue d'un sou-
verain les remplit de fu-
reur et d'effroi!... Tuez-
moi, vous le pouvez; je
m'en inquiète peu... Is-
raël, sont-ce là les hom-
mes, les cœurs iniréjudes
dont vous m'avez parlé?
Regardez-les !
Calendaro. — En vé-
rité! il nous fait honte, et
avec raison. Esl-ce là vo-
tre confiance dans un chef
fidèle? Vous tournez vos
épées contre lui et l'étran-
ger qu'il vous amène! re-
mettez-les dans le four-
reau ; écoulez-le.
Israel. — Je dédaigne
de leur parler. Ces liora-
mespouvaientetdevaient
saviiirqu'un cœurcorame
le mien est incapable de
trahison, et qu'investi par
eux du pouvoir d'adopter
tous les moyens que je
jugerais nécessaires au
succès de notre entrepri-
se , je n'en ai jamais
abusé. Ils devaient savoir
qu'un étranger aniené
par moi dans cette assem-
blée n'y venait que pour
être , à son choix , ou
complice ou victim^'.
Le doge. — El laquelle
de ces deux alternatives
me faudra-t-il subir? Vo-
tre conduite m'autorise à
douter qu'il me reste la
liberté du choix.
Israel. — Seigneur, je
serais mort ici avec vous,
si ces insensés ne s'étaient
arrêtés. Mais voyez , ils
rougissent de cette folle
impulsion d'un moment,
et baissent la tête devant
vous: croyez-moi, ils sont
tels que je vous les ai re-
présentés... Parlez-leur.
Calendaro. — Oui, par-
lez; nous vous écoulons.
Israel, aiix conjurés. — Vous n'avez rien à craindre ; il y a plus,
vous louchez au triomphe. Ecoutez, et vous verrez que je vous dis vrai.
Le Doge. — Vous avez devant vous, comme on le disait tout à
l'heure, un vieillard désarmé et sans défense ; hier encore, vous
m'avez vu, revèlu de la pourpre officielle, souverain a[>pareiit de
nos cent îles, présider dans le palais ducal, faire exécuter les dé-
crets d'un pouvoir qui n'est pas à moi, ni à vous, mais à nos
maîtres... aux patriciens. Pourquoi j'étais là, vous le savez ou pen-
sez le savoir; pourquoi maintenant je suis ici, celui d'entre vous
qui a élé le plus lésé, insulté, outragé, foulé aux pieds, jusqu à dou-
ter s'il était un ver ou un homme , celui-là peut ré|iondre à ma
place, en se demandant quels motifs l'ont amené oi'i il est. Vous
savez ce qui m'est récemment arrivé, tout le monde le sait et en
juge autrement que ceux dont la sentence vient d'ajouter l'outrage
à l'oulrage; épargnez-moi ce récit... Elle est là, là dans mon cjeiir,
cette insulte !... mais des paroles , des plaintes , qui ne se sont déjà
que trop exhalées, dévoileraient plus encore ma faiblesse, et jo viens
31 i
LlîS VKILU':i':S lu iftUMKES ILLlTSTItftl'
ici pour (loiiiH'i' Ji! In Turcc niCiiic aux furla, pour les stimuler h
l'acliuii , et lion pour coiiiljatlrc avec dus annus do rominc. Mai»
t\u'ofl il hrsiMii i|U(! je vous stimule T nos KrieTs pri\ûs boiil nés des
\irps piil)!ic« de cet litat, ni répuliliquc ni n'yaiimc, puisriu'on y clier-
clii'iait iiiiililcnicnl un roi et un peuple; mais i|ui réunit tous les
drfaiils de l'aiicieniio Sparlo, sans ta tempérance et son courapc :
les niaitrcs de Lacédéinune élaienl dos soldats ; les nôtres sont des
s_\!iarilcs. et nous des ilotes, dont le plus avili, le plus opprimé, c'est,
moi. ViiiisiMcs réunis pour renverser cette constitution monstrueuse,
ce pinverneroent qui n'en est pas un , co spectre qu'il faut exor-
riscravccdusanp. VA alors, nous ramènerons la vérité de la Justice;
nous ferons fleurir dans une républi(|ue sinoère et liljre, non une
éjralité insensée . mais des droits proportionnés rouinie les colonnes
d'un temple , (pii se prêtent une force uiuluelle , et donnent à tuut
lédiliee tant de solidité et de (.'rdcc qu'on ne saurait supprimer au-
cune partie sans rompre la svméliie de l'ensemble. Pour accomplir
ce tfraiid elianf:ement, je demande à me joindre à \ous, si muis
rivez cuiiliance en moi; sinon, voilà ma poitrine, frappcï!... ma
vie o.st coniprcimise, et j'aime mieux mourir de la main d'uommes li-
Ijjos <nie de vivre un jour de plus pour jouer mon rôle de tvran, dé-
li''f:iié de la i>rannie. Tel je ne suis point, tel je n'ai jamais été... nos
annales en font foi ; j'en appelle à mon gouvernement passé, dans
Lien des contrées et bien des villes : elles vous diront si j'ai été un
oppresseur ou un homme plein de sympalliie pour les maux de ses
semblables. l'eul-étre, si j'avais été ce que le sénat voulait iiuc je
fusse, un mannequin couvert de pourpre et de colilichcts, desiiné
à siéf-'er au sein du sénat, comme un souverain en peinture, un
fléau du peuple, une macliine à sij,'iicr des sentences, un partisan
quand même du sénat et des Quarante, un adversaire de toute
nw'sure désagréable aux Dix, un flatteur ser\ilc du conseil,
un instrument, une marionnette... ils n'eussent jamais pris sous
leur protection le misérable qui m'a oulraf,'é. Ce (|ue je soufl're,
c'est ma sympatlne pour le peuple qui me l'a valu; beaucoup
le savent , et ceux qui l'ignorent encore l'apprendront i|uclquc
jour. En attendant, quoi qu'il advienne, je mets au service de votre
entreprise les derniers jours de ma vie... mon pouvoir actuel, Ici
tiuel , non le pouvoir du doge , mais celui d'un homme qui a été
giand avant qu'on le ravalât h la dignité de doge, et qui a encore
du courage et des ressources individuelles. Je joue sur cette rliaiice
ma gloire (et j'ai eu quelque gloire)... ma vie (c'est ce qu'il y a
de moins important, car elle touche à son terme)... mon cœur... mes
espéranpcs, mon âme entière 1 Tel que je suis, je m'olTre à vous et
à vos cl'efs : aeecplez ou l'ejetez en moi un prince qui veut être ci-
toyen ou rien, et qui, pour cela, quitte un trône.
Cai-kndako. — Vive Faliero I... Venise sera lihtc.
Les GONJiinÉs. — Vive Faliero !
IsRAUL — i:amarades! ai-je bien fait ; l'adjonction d'ua tel homme
ne vaiitellc pas une armée?
Le dooe. — Trêve d'éloges et de félicitalions! suis-je des vôtres?
Call.ndaro. — Oui, et le premier jiarmi nous, coinme tu l'es dans
Venise... Sois notre chef et notre général I
Lr: DOGE. — Chef!... général I... j'étais général à Zara, chef à
Itliodes et à Chypre, prince à Venise ; je ne puis pas descendre...
c'est-à-dire, je ne suis pas propre à commander une bande de...
patriotes. Si j'abdique mes dignités, ce n'est pas pour en revêtir de
nouvelles, mais pour être I égal de mes compagnons. Maintenant au
fait: Israël m'a eommuiii(iuc tout votre plan; il est hardi, mais
inaticable avec mon aide, et 1 e.véculion en doit commencer sur-le-
champ.
Cale.ndaro. — Dès que vous voudrez. N'est-ce pas, mes amis?
J'ai tout disposé pour frapper un coup subit : quaiiu sera-ce ?
Le docjk. — Au lever du soleil.
UUHTRAM. —Si tôt?
Le dooe. — Si tôt?... dites si tardl... Chaque heure accumule
péril sur péril, et, plus rapidement que jamais, maintenant ([ue je
suis réuni à vous. Ne connaissez-vous pas le conseil et les Di.x, les
e.-^pioiis . les précautions des patriciens, qui se méfient de leurs es-
claves, et plus encore du prince dont ils ont l'ait un esclave ? Il faut
frapper, vous dis-je, et sans iclard, au cœur de l'hjdre... et les têtes
lomberunt.
i:M,i..NDAno. — Je vous appuierai de toute l'énergie de mon ftnie
et lie niuii épée ; nos compagnies sont prêtes, composées chacune de
soixante hommes, et par l'ordre d'Israël, toutes sont maintenant
sous les armes, chacune à son rendez-vous particulier, cl dans
ral,tenle de quehiue grand coup. Que tous se rendent au poste qui
leur est assigné! Seigneur, quel sera le signal?
Le uoce. — Quand vous entendrez sonner la grande cloche de
Saint-Marc, à laquelle on ne peut toucher que par l'ordre spécial
du doge (dernier et chétif privilège qu'ils ont conservé à leur
prince)... alors marchez sur Saint-Marc!
Israel. — Kl là?...
Le DooE. — Dirigez-vous par des chemins différents; que les
compagnies débouchent sur la place par des points opposés. Uépé-
tcz sur votre luule que les (Jéiiois a|iproclient, qu'on a vu leiir
flolle. .1 la [loin'i; du jour, se diriger vers le l'ort. Formez-vous en
bataille autour du palais, dont la cour sera oceuiije par iiinn neveu
et les clients de ma maison, tous armés ri prêts a bien faire. Quand
la cloche sonnera ,^ criez ; u Sainl-.Marc ! renncini est dans nos
eaux. »
Calknuabo. — Je vois miffiitenaul... mais continuez, mon nobk-
seigneur.
Le i>oce. — Tous les patriciens se rendront précipilammcat au
conseil, car ils n'oseront pas désobéir au signal terrible qui reten-
tira du haut de la tour de leur saint patron : celle moisson, ain-i
ras.ecmblée, tombera sous le trancliant de nos glaives, couimc le blé
sous la faucille. Quant aux retardataires et aux absents, dans leur «
isiplement, il nous sera facile d'en avoir raison, après que la ma-
jorité aura été mise hors d'étal de nuire.
Cale.ndaro. — Que ce moment n'est il venu! nous ne frapperons
pas de main morte.
Bertram. — Avec votre permission, Calendaro, je répéterai la
(Iiieslion iiiie j'ai faite avant qu'Israël eût adjoint à notre cause cet
important allié qui, rendant son succès plus assuré, permet de faire
briller une lueur de démenée sur une partie de nos victimes...
Tous les nobles sont-ils condamnés à périr?
Calendaro. — Tous ceux du moins qui seront rencontrés par
moi ou les miens; nous aurons pour eux la clémence qu'ils oui eue
pour nous.
Les conjurés. — Tous! tous! Est-ce le moment de parler de clé-
mence ? Quand nous ont-ils témoigné une pitié réelle ou feinte ?
Israel. — Bertram, ta fausse compassion n'est pas seulement une
folie , c'est encore une injustice envers les camarades et Ja causo
que nous défendons ! Ne vois-tu pas que si nous en épargnons (|ucl-
ques-uns, ils ne vivront que pour venger ceux qui aurouT suc-
combé? Et commirnt distinguer maintenant l'innocent du coupable?
Tous leurs actes sont un... c'est une én)aiiation unique d'un seul
corps! C'est déjà beaucoup que nous laissions la vie à leurs en-
fants, je ne sais même pas si ces derniers doivent tous être épargnés
indistinctement t le chasseur peut réserver un des petits du tigre,
mais (jui songerait à conserver le père ou la mère, à moins de vou-
loir périr sous leurs griffes? Toutefois, je me rangerai à l'avis du
doge Faliero; qu'il décide s'il faut en épargner quelques-uns?
Le uoge. — Ne me demandez rien... c'est me tenter que de m
poser une semblable question... décidez vous-mêmes.
Israël. — Vous connaissez leurs vertus beaucoup mieux que
nous, qui n'avons senti que leurs vices publics et l'inhlme oppres-
sion qui pèse sur nous; s'il en est un parmi eux qui mérite de
vivre, prononcez.
Le doge. — Le père de Dolfino était mon ami , Lando combattit i
à mes côtés, Marc Cornaro fut avec moi en ambassade à Gênes;
j'ai déjà sauvé la vie de Veniero... la sauverai je une deuxième foi»?
l^lùt à Dieu que je pusse les préserver tous et Venise aussi I Tou»
ces hommes ou leurs pères ont été mes amis, jusqu'au moment où
ils sont devenus mes sujets; alors ils se sont détachés de moi comme
des feuilles ingrates se détachent de la fleur sur laquelle a soufflé
l'aquilon, et mont laissé là, tige épineuse, solitaire, flétrie, ne pou-
vant plus rien abriter. Puisqu'ils m'ont abandonné, qu'ils meurent
eux-mêmes!
Calendaro. — Us ne pourraient exister avec la liberté de Venise.
Le'OOGE. — Vous, citoyens, quoique vous connaissiez et sentiez
comme moi l'ensemble de nos couimnns outrages, néanmoins,
vous ignorez quel poison recèlent les institutions de Venise, poison
fatal aux sources de la vie, aux liens de l'humanité, à tout ce qu'il
y a de vertueux et de sacré sur la terre. Tous ces hommes étaient
iucs amis ; je les aimais , leur honorable affection me pay.ail de re-
tour; nous avionsserviel combattu ensemble, ensemble on uousavait
vus sourire et pleurer; nous mettions en commun nos douleurs et
nos joies ; les liens du sang et du mariage nous uni.ssaieni ; nous
croissions en Age et en honneurs... tout cela fut ainsi jusqu'au mo-
ment où leur propre désir, et non mon ambition, leur fil naître
l'idée de me choisir pour leur prince. Dès lors, adieu! adieu les
souvenirs afl'ectueux, la communauté des pensées! adieu le lien si
doux des vieilles amitiés, par lequel les survivants d'un passé dt'j.'i
historique consolcnl ce peu de jours qui leur restent. Ces vieux ca-
marades ne se rencontrent jamais sans voir mutuellement sur leurs
fronts se réfléchir un demi-siècle, sans évoquer une foule d'êtres
maintenant dans la tombe, qui revieniicnt parler à leur oreille des
jours écoulés, cl ne seinbleiil pas tout-à-fait morts Uint que de cette
vaillante, joyeuse, insouciante cl glorieuse bande qui n'avait qu un
cœur et qu'une ;\me, il reste deux vieillards qui ont conservé le
souffle pour donner un soupir au passé, et la voix [tour parler de
hauts faits qui, sans eux, n'auraient d'interprètes cpie le marbre fu-
néraire... Malheur à moi ! malheur à moi !... dois-je dune prendre
une résolution si cruelle?
Israël.— Seigneur, vous vous laissez trop émouvoir; ce n'est
pas le moment de penser à ces choses.
Le noGE. — Encore un instant de patience... Je ne recule pas ;
suivez avec moi les sombres vices de ce gouvernenieiit. Du mom'-nt
où je fus doge, et dans la condition que leur volonté m'avait laite
adieu. 1" passé! je fu? mort pour t'.ius. ou plutôt i!s cessèrent <ï'
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYUON.
313
ler pour moi ; plus d'aiiiis, plus d'affeclion, plus de vie privée : lout
me fut enlevé. On ne n.'a|ipioclia plus, c'eût élé donner de l'om-
brage; on ne [louvait plus m'aimcr... c'était la loi; vn fit de Ihos-
tililé contre moi... politique du sénat; on se joua de moi... devoir
d'un patricien ; je fus lésé... intérêt de l'Ktal ; on ne pouvait me
rendre justice... fallait-il se rendre suspect ? Je devins donc l'esclave
(le mes propres sujets, en butte à l'inimitié de mes amis. J'eus pour
gardes des espions... au lieu de puissance réelle, des vêlemenls de
parade... pour toute liberté, du faste... pour conseils, des geôliers...
pour amis, des inquisiteurs... et pour existence, l'enfer! 11 ne me
restait qu'une source de repos, et ils l'ont empoisonnée! on a brisé
sur mon foyer les images de mes chastes pénates, et j'ai vu l' obscé-
nité et la dérision s'asseoir sur leurs autels.
IsnAiiL. — Vous avez été cruellement outragé , et avant qu'une
auire nuit commence, vous serez noblement vengé.
Lu DOUE. — .l'avais tout enduré... je souffrais, mais j'eus pa-
tience jusqu'au moment qui a fait déborder le vase d'amertume
jus(iu'à cet e dernière et tlagranle insulte non-seulement impunie ,
mais eucure sanctionnée. Alors j'ai fait taire toute sympathie anté-
rieure, celle sympathie qu'ils avaient étouffée à mon égard depuis
longtemps, au mciment même où ils prêtaient devant moi le ser-
ment de leur fidélité hypocritel A cet instant même, ils reniaient
leur ami en faisant de lui un souverain, comme des enfants
qui se fabriquent des jouets pour s'en amuser puis les bri-
ser! Dès lors, je n'ai plus vu que des sénateurs complotant dans
l'ombre contre le doge; une réciprocité de hafne et de crainte s'é-
tablit de part et d'autre : eux, craignant qu'il ne leur arrachât la
tyrannie ; et lui, abhorrant ses tyrans. C'est pourquoi il n'existe plus
entre ces hommes et moi aucune relation privée; ils n'ont pas le
droit d'invoquer des liens qu'eux-mêmes ont rompus les pre-
miers : je ne vois en eux que des fonctionnaires punissables pour
leurs actes arbitraires... comme tels, qu'il en soit lait justice.
Cai.e.ndaro. — Et maintenant, il faut agir! Frères, à nos postes;
et puisse celle nuit être la dernière passée en paroles inutiles! 11
me faut à moi diS actions! Au point du jour, la grande cloche de
Sainl-JIarc me tromera réveillé.
Israel. — Séparez-vous donc : soyez fermes et vigilants; songez
aux maux que nous endurons, aux droits que nous voulons c(jn-
quérir. Ce jour et celle nuit auront vu nos derniers périls ! attendez
le signal, et alors, en avant! Je vais rejoindre ma-troupo; ([ue cha-
cun soit prompl à terminer la lâche qui lui est assignée. Le doge va
relourner au palais afin de tout préparer pour le coun décibif; sé-
parons-nous pour nous réunir bieutùl au sein de la liberté et de la
gloire.
Calendaro. — Doge, la première fois que nous nous reverrons,
je veux avec la tète de Sleuô'au bout de cette épée vous offrir mun
hommage.
Le uuge. — Non , gardez-le pour le dernier, et ne vous détour-
nez point pour frapper une proie si chélive tant qu'un plus noble
gibier ne sera pas abattu ; son offense ne fut que l'ébulliliun du vice
et de la corruption générale engendrée par l'aristocratie; il n eût
pu il n'eût point osé la risquer dans des jours meilleurs. Tout
ressentiment particulier conlre lui s'absorbe chez moi dans la pen-
sée de notre grande enlieprise. Un esclave m'insulte, je demande
le didliment du coupable à son maître orgueilleux; si ce dernier
s'y refuse, l'oll'ense devient sienne, et c'est à lui d en répondre.
"CALE.NnARo. — Cependani , comme il est la cause immédiate de
l'alliance qui donne à notre entreprise une consécration de plus, je
lui dois tant de reconnaissance, que je ne serais pas lâché de le ré-
compenser ainsi qu'il le mérite : me le permettez-vous?
Le doge. — Vous voudriez couper la main , et uioi la tôle; frap-
per l'écolier , moi le maître ; punir Sténo, moi le sénat. Je ne puis
songer ;i des inimitiés pariieulières dans la vengeance générale,
universelle , qui, semblable au feu du ciel, doit tout dévorer sans
dislinclioii, comme eu ce jour où le lac d'asphalte recouvrit les cen-
dres de deux vilks.
Israel. — A vos postes donc! je reste un moment en arrière pour
reconduireje doge jusqu'au lieu de notre rendez-vous, el m'assurer
qu'aucun espion n'est sur nos traces; de là je cours rejoindre ma
Iroupe qui m'attend sous les armes.
Calexdauo. — Adieu donc... jusqu'au point du jour.
Israel. — .\dieu ! bon succès!
Les co.njlrés. — 11 ne nous manquera pas. — Partons. — Sei-
gneur, adieu. {Les conjurés saluent le doge el Isrml Berluccio,
ctse retirent conduits par Philippe Calendaro. — Le doye et Israel
restent.)
Israel. — Us sont à nous! notre réussite est certaine; c'est
maintenant que vous allez être véritablement souverain : vous lé-
guerez à l'avenir un nom immortel qui dépassera les plus grands
noms : on avait vu des ruis fnippés par des citoyens libres, des Cé-
sars immolés, des dictateurs brisés par des mains patriciennes, et
des palriciens tombant sous le poignard populaire; maisjusquà ce
jour, quel prince a conspiré pour la liberie de son jieuple, ou risqué
sa vie pour afiranchir ses sujets'? Loin de là, nos sénateurs sont en
tlat de c,i.mplol permanent conlre le peuple, s'occupant à lui for-
ger des chaînes qu il ne dépose que pour s'armer contre les autres
peuples ses frères, afin ([ue loppression enfante partout l'oppres-
sion. Revenons, seigneur, à noire entreprise... elle est grande, et la
récompense plus grande encore ;-mais pourquoi restez-vous immo-
bile et pensif? Il n'y a qu'un moment, vims éliez tout impatience.
Le doge. — Le sort en est-il donc jeté ? faut-il qu'ils meurent?
Israel. — Qui?
Le doge. — Ceux qu'unissaient à moi les liens du sang et une
amiiié cimentée par le temps et des exploits communs : les mem-
bres du sénat.
Israel. — Vous avez prononcé leur sentence : elle est juste.
Le doge. — Oui, elle le semble, et elle l'est en effet pour vous;
vous êtes un patriote, un Gracchirs plébéien... l'oracle des rebelles,
le tribun du peuple... je ne vous blâme pas... vous agissez confor-
mémenl à voire vocation. Ils vous ont fiappé, opprimé, dégradé, et
moi aussi ; mais vous n'avez point conversé avec eux ; vous n'avez
jamais rompu leur pain, goûté de leursel; vous n'avez point appro-
ché leur coupe de vos lèvres; vous n'avez point grandi et vieilli, ri
et pleuré avec eux , ou partagé la joie de leurs banquets; vous n'a-
vez point souri en les voyant sourire, ni échangé avec eux un bien-
veillant accueil; vous n'avez point cru en leur parole; vous ne les
avez point portés , conmie moi, dans votre cœur. Mes cheveux sont
blanchis; il en est de même de ceux des anciens du conseil : jeme
souviens du temps où notre chevelure à tous était noire comme
l'aile du corbeau; alors nous parcourions ensemble, à la poursuile
de notre i)roie , la mer eouverle d'îles arrachées à la domination du
musulman perfide : puis-jeme résoudre à les voir baignés dans leur
sang? Dans chaque coup de poignard qui leur sera porté, je croirai
voir mon propre suicide.
Israel. — Doge! doge! cette hésitation serait à peine digne d'un
enfant ; si vous n'êtes pas tombé dans une seconde enfance, rappe-
lez votre fermeté, et ne nie faites pas rougir pour vous et pour moi.
Par le ciel! j'aimerais mieux succomber dans notre entreprise ou y
renoncer entièrement que de voir l'homme que je vénère descendre
de ses hautes résolutions à de pareilles faiblesses! Vous avez ré-
pandu le sang dans les batailles, vous avez vu couler le voire et
celui des autres ; et vous vous effraieriez de quelques gouttes tirées
des veines de ces vampires en cheveux blancs, qui ne feront que
rendre le sang de tant de milliers d'hommes dont ils se sont
gorgés ?
Le noGE. — Soyez indulgent pour moi! vous me verrez marcher
du même pas que" vous , et prendre ma part de tous vos périls ; ne
pensez pas que je chancelle dans ma résolution : oh! non! si je
tremble, c'est par la certitude même de tout ce que je suis décidé à
faire. IMais qu'elles passent ces dernières émolions qui n'ont que la
nuit el vous pour témoins, témoins inditferents; quand le moment
sera venu , mon role sera de sonner le glas de la mort, de frapper
le coup terrible qui dépeuplera plus d'un palais, jettera bas les ar-
bres généalogiques les plus ailiers, dispersera leurs fruits sanglants,
et les frappera de stérilité ; je le ferai, je le veux... je le dois... je
lai promis , el rien ne peut me délourner de ma destinée ; mais je
ne puis envisager sans frémir ce que je dois être , ce que j'ai élé !
Soyez indulgent.
Israel. — Raffermissez votre âme ; je ne sens jDoinl de tels re-
mords, et ne les comprends pas. Pourquoi vos résolutions chan-
geraient-elles? vous avez agi, vous agissez encore en toute liberté.
Le doge. — Oh! sans nul doute... vous ne sentez pas de remords,
ni moi non plus; sans quoi .. écoute, Israël, je te poignarderais à
l'instant, pour sauver des milliers de vies , et en te luunl je ne se-
rais point homicide... Vous ne sentez pas de remords, vous marchez
à celle œuvre de carnage comme si ces palriciens étaient des bœufs
amenés à vos boucheries. Quand tout sera fini, vous aurez le cœur
conlent , l'âme joyeuse, et vous laverez iranquillemenl vos mains
rougies ; mais moi qui , dans cet effroyable massacre, irai plus loin
que vous el les vôtres , que n'aurai-je jioint à voir et à sentir
0 Dieu! ô Dieu!... tu dis vrai , Israël , lu as eu raison de me dire
ipie j'agissais par ma libre volonté, et cepenilant tu te trompes, car
j'agirai , n'en doiUe pas... ne crains rien ; je serai Ion plus impi-
toyable complice! el cependant ce n'est ni à ma libre volonté, ni
à "mon sentiment intime que j'obéis tous deux au contraire s'y
opposent; mais un enfer est en moi et autour de moi; et, comme
le démon qui croit et tremble, j'abhorre mou action tout en la com-
mettant. Parlons! partons! cours rejoindre les compagnons: je vais
moi réunir les partisans de ma maison ; n'en doute point, la grande
cloche de Saint -Marc réveillera tout Venise, hormis son sénat
égorgé. Avant que le soleil plane sur l'Adriatique dans toute sa
splendeur, il s'élèvera une voix gémissante , et le mugissement des
vagues sera étouffé par le cri du sang !... Ma résolution est prise...
parlons!
1SR.IEL. — De tout mon cœur! mais, seigneur, tenez en bride
ces mouvements de la passion ; rappelez-vous le traitement que ces
hommes vous ont fait subir; songez que ce sacrifice doit briserles
fers de notre glorieuse cité, et lui procurer des siècles de liberté et
de bonheur. Un l.M'an véritable dépeuplerait des empires, qu'il n'é-
piouverait pas lélrange pitié qui vous a ému ep- laveuï de quel-
31G
LES VEILLfcES 1,1 TTfJlAlllES ILLUSTRÉES.
(pics Irallres. Crcivfz riini . iiim k'Ilc pilio surail plus dr|ilaei''c en-
core que rimliilpiMici" du sciial pour Sieuo.
Le W)ce. — Israël , lu as louché la corde douloun-usc qui vilirc
dans mon rœur, eu di^'$onu^cc avec tuulc la nature... Allons! à nu-
ire lâche I {Ils sorlcnt.)
AVTK IV.
SCENE PREMIERE.
Le palais du patricien Lioni.
LIONI (It'/iose son mosque et son manteau; antomo, son
domestique, l'accompagne.
LioM. — J'ai besoin de repos; celle fc^te m'a vraiment fatigué;
c'est la plus brillante que nous avons eue depuis plusieurs mois, et
ji- ne .'•ais connncnl elle m'a laissé une impression de tristesse. Vn
piiids douloureux écrasait mon rreur, même au milieu du tourbd-
ion enivrant de la danse; et bien que j'eu.sse devant moi la dame
de mon amour, que mon re^-ard se confondit a^ecson repard, (pie
ma main loucliJit sa main , ce jioids m'oppro.ssail. plaçait ma pensée
cl mon sanp. et couvrait mon front d'une sueur froide comme cidie
(le la mort. J'ai essa.yé, à laide d'une Raité feinte, de secouer celle
impression; lout a été inutile. Au milieu des accords d'une musi-
que mélodieuse, les sons lointains d un glas de mort parvenaient
dislinrlement à mon oreille, comme les va^'ucs de rAdrlali(|ue, en
se brisanlconire le boulcvart extérieur du Lido, dominent pendant
la nuit 11 s bruits de la cilé. Si bien , que j'ai (|uitlé la fôle avant
([u'elle fût h l'apogée de son éclat; et je viens dc;nander h ma cou-
che , ou des pensées (dus calmes, ou l'oubli. Antonio, prends mon
mas(|ue et mon manteau, et allume la lampe de ma chambre.
.■\NT(,Mo. — Oui. seigneur; vous faut-il quelques rafraîchisse-
Mienls?
l.ioNf. — Aucun , si ce n'e?t le sommeil , qui ne se laisse point
roniriiaïuler. J'espère l'obtenir, malgré lapilalion que j'éprouve.
{Antonio sort.) Essayons si le grand air calmera mes csprils. La
nuit est belle; le vent orageux, (pii souillait de l'Orient, est leniré
dans son anlre, cl la lune brjlle dans toute sa splendeur. Quel si-
lence I [Il s'approche (l'une croisée ourertr.) Kl quel contraste avec
le lieu que je viens de quillcr, où l'éclal des flambeaux et la lueur
pins pAle des lampes d'argent , reflétés sur les tapisseries des murs,
lépandenl sous de vastes galeries une masse cblouissanlede lumière
arlificiellc. qui montre toutes choses aiilremenl qu'elles ne s(uUl
C'est là qu'essayant de rappebr le passé, après une heure laborieu-
.'cmcnt employée îi orner son visage des teintes de la jeunesse, après
maint regard jeté sur la glace trop fidèle, la femme que l'âge a mar-
([iiée de son sceau s'élance dans tout l'orgueil de la parure; se liant
à celle lumière trompeuse et indulgente, elle oublie ses années, et
croit qu'on les oublie. La jeunesse, qui n'a pas besoin de ces vains
atours, vient gaspiller sa fraîcheur véritable, sa sanié, sa beauté
virginale, dans l'almosphôre malsaine d'une foule échaulTee par
l'ardeur du plaisir. Elle saeiilie ses heures de repos h ce qu'elle
prend pour du plaisir, cl demain les premiers rayons du jour éclai-
reront des joues livides, des yeux éteints , qui avaient encore bien
des années à briller.
Lanmsiquc, le banquet, la coupe écumante, les roses et leur par-
fum... les yeux élincelanls, les parures éclatantes... ces beaux bras
blancs, ces belles chevelures noires avec leurs tresses et leurs
bracelets les épaules de cygnes, les colliers, trésors de llnde
moins éblouissants que les trésors qu'ils entourent; ces robes, pa-
reilles h de légers nuages qui riollcnt entre le ciel et nos regards ; ces
pieds agaçants, ces petits pieds de sylphides, révélant la symétrie
secrète du beau cor|is qui se Icrmine si bien toute l'illusion de
cet éblouissant tableau, ces enchantements h la fois réels et men-
songers de l'art et de la nature qui semblaient tournoyer devant
moi ; ces spectacles de la beauté dont s'enivraient mes yeux, comme
le voyageur altéré boit le mirage trompeur du désert : toul a
disparu. Autour de moi les flots ut les étoiles qui se reflètent dans
l'Océan, speclaclc autre qne les lurches dont une glace réfléchit la
lundi le ; autour de moi le vaste firmament, qui est h lesjiaee ce que
roeéan est à la terre, déroule au loin ses [ilaines d'azur, rafraîchies
par le premier souffle du printemps. Dans les cieux, la lune vogue
calme et belle; elle éclaire de sa lumière paisible ces orgueilleux
palais assis sur les flots. 0 palais de Venise, à voir vos colonnes de
porphyre, vos façades magnifiques, ornées de marbres orientaux ,
et rangées le long du vaste canal, on vous prendrait pour at.ilant
de trophées glorieux sortis du sein des eaux. Tout est paisil le et
doux ; aucun son rude ne se fait entendre ; et chaque être mobile
glisse dans l'air comme un e-pril aérien. Les sons de la guitare vi-
gilante sous le balcon d'une belle adorée; le bruit léger d'une croi-
sée qui s'ouvre avec préeauiion pour faire connaître qu'on écoule;
une main jeune, délicate, blanche comme la lumière de la luue, qui
Iremble en pouvant la fcn('^lre d> r^ndu" p. lir faire entrer l'amour
a^c^ l'harmonie; la clarté nhosphorique (pie i.i rame fait jaillir ; le
seinlillemcnl de» limiières lolniaines sur les gondole» qui effleurent
bs ondes ; les chants des gondoliers qui se répondent ver» pour vers;
une ombre qui. çà et là , ob-^eiircitsur le Riaito le faite brillant duo
palais, ou la pointe d'un obélisque : voilà tout ce qui frappe loreillc
ou la vue dans la cilé , flilc de l'Océan et reine de la terre .. Qu'elle
est bienfai.sante cl douce cette heure de silence ! fi nuit ! je le rend»
grâces , car lu as dissipé ces horribles pres.«cnliments que je i:e pou-
vais écarter au milieu de la f..ule : et maintenant, sous ta paisible
cl b'iiigne influence, ie vais trouver ma couche, quoique ce soil
vraimciit faire injure à une nuit si liclle que de l'emplo>crà dor-
mir. {On entend frapper au-deliors.)
Ecoutons I quel est ce bruit? qui peut se présenter chez moi à
pareille heure? [Entre Ant:)mo.)
Amomo. — Seigneur, un homme qui vient, dil-il, pour affaires
urgentes, implore la faveur d'être introduit jirès de vous.
LioM. — Èslceun étranger?
Antomo. — Sa figure est cachée sous son manteau, mais sa voix
et sa tournure ne me sont pas inconnues: je lui ai demandé son
nom, mais il ne veut le di c (lu'à vous: il demande avec instance
qu on lui permette de vous parler.
LioM. — L'heure de la visite, les instances de cet homme ont
quelque chose d'étrange! Cependant il n'y a pas grand danger : ce
n'est pas chez eux qu'on poi-narde les nobles, et je ne me connais
jias d'ennemis à Venise : néanmoins, il est saac d'user depn-caution.
Fais-le donc entrer : retire -toi, mais appelle quelques-uns de les ca-
marades qui se tiendront dans la picci; voi-ine... Quel p 'Ut être cel
homme? {.Inlonio sort et rentre aussitôt accompagné de Hcrt ram,
enveloppé dons son manteau.)
nKiiTR.VM. — Seigneur Lioni, je n'ai point de temps à perdre ni
vous non plus... faites retirer ce domestique, j'ai à vous parler en
particulier.
LioM. — Il me semble reconnaître la voix de Bertram sors,
Antonio, (./nlonio sort.) Maintenant, étranger, que uic voulez-vous
it celle heure?
UmiTHAU, se dicourranl . — Une faveur, mon noble patron ; vous
en avez accordé un grand nombre à votre pauvre client Bertram :
ajoutez celle ci à toutes les autres, et vous le rendrez heuienx.
l.ioM. — Tu nfas connu dès notre (enfance, toujours prêt àt'élre
utile et h. te procurer, dans la condition, tous les avantages aux-
quels un homme de ta classe peut légilimemenl prétendre; jeté ,
piomellrais d'avance de faccoraer ce que tu .is à me demander si, \
considérant l'heure indue et le mode étrange de ta visile, je ne soup- "
connais quelque motif mystérieux... mais parle . Qucfesi-i| arrive?
quelque folle et subi;e querelle? une rasade de trop? une lutte
corpsà corps? un coup de pi'ignard ?.. de ces choses ipii arrivent
tous les jours? Pourvu que tu n'aies pas versé de sang noble. _ie
te garantis ta sûreté; mais alors il faut l'éloigner, car des amis
et des (larenls irrités, dans le premier emportement de la vengeance,
sont plus à craindre à Venise que les lois.
Bi^iiTRAM. — Seigneur, je vous remercie ; mais...
LioM. — -Mais quoi? tu n'as sans doute pas levé une main témé-
raire contre un homme (le notre ordre? Si cela est, pars, fuis, cl ne
l'avoue pas... je ne voudrais point ta mort... mais, dans ce cas, mon
devoir me défend de le sauver! Quiconque a versé du sang patri-
cien...
Bertram. — Je viens pour sauver du sang patricien , cl non pour
en répandre. J'ai hâte de parler; chaque minute perdue peui en-
traîner la perte d'une vie ; car le Temps a remplace sa faulx tardive
par une épée à double tranchant , et il va puiser la cendre des sé-
pulcres pour remplir son sablier... Garde-toi de sortir demain !
Lioni. — Que signifie cette menace ?
Bertram. — N'en cherche pas la signification , mais fais ce que
je le demande en grâce... demain ne bouge pas de Ion palais, quels
que soient les bruits que lu entendras; quand le mugissement de
la foule... les clameurs des femmes... les cris des enfants... les gé-
missements des hommes... le cliquetis des armes... les roulements
du tambour... le son aigu du clairon , la voix grave des cloches fe-
raient entendre à la fois un immense cri d'alarme ne sors pas
que le tocsin n'ait cessé, et même pour sortir, attends mon retour.
LiOM. — Encore une fois, que veux-lu dire?
Bertram. — Encore une fois, ne me le demande pas; mais p.ir
tout ce que tu estimes sacré sur la terre et au ciel, par les âmes de
tes pères... par l'espérance que tu as de marcher sur Icuis traces,
et de laisser après loi des descendants dignes d'eux... par tout ce
qu'il y a de bonheur dans ton passé et Ion avenir... par tout ce que
lu as à craindre dans ce monde et dans l'autre... par tous les bien-
faits que je te dois et dont je m'acquitte aujourdhiii. reste chez
loi... confie la sûreté li les dieux domestiques et à ma p.irole : elle
te sauvera, si lu fais ce que je conseille... sinon, tu es perdu.
I.IOM. — Je me perds en efl'cl dans I étonnemenl qui me saisit ;
assurément lu es dans le délire. Qu'ai-je à craindre? quels sont
mes cnuemis? et si j'en ai, pourquoi es lu lig'ié avec eux , toi ? ou
ŒUVRES COMPLÈIES DE LORD BY RON.
317
l)liilùl poiii'>|Uoi iloiic allemlre ju?(|u';i ce moment pour m'avei-tir?
1 ERTRAM. — J.e ne puis répondre à cela. Sorliras-lu en dépit de
cet avis fidèle?
LioM. — Je ne suis pas homme à reculer pour de vaines mena-
ces dont j'ignore le motif. A quelque heure que le conseil s'assemble,
je ne serai (las du nombre des absenis.
BicuTRAM. — Ne me parle point ainsi. Encore une fois, es-tu dé-
cidr à sortir?
LioM. — Je le suis, et rien ne peut m'arrèler.
BtnTBAM. — Alors, que le ciel ait pitié de ton âme!... adieu!...
(// se dispose à s'é/oi(/»er.)
LioNi. — Arrête... un motif supérieur à ma propre sineté m'o-
blige à te rappeler; nous ne devons pas nous quitter ainsi, Bertram :
il y a trop longtemps que je te connais.
Bertram. — Depuis mon enfance, seigneur, vous avez été mon
protecteur; à cet âge d'insouciance où le haut rang s'oublie, ou
pluiôtn'a point encore apprisses froides prérogatives, nous avons
vécu ensemble plusieurs années : nous avons souvent mêlé nos
jeux, nos sourires et nos larmes. Mon père était le client de voire
père; et moi j'étais, pour ainsi dire, le frère nourricier de son ûls,
Moments heureux! oh ! bien différents de celui-ci!
LioM. — Bertram, c'est toi qui les as oubliés.
Bertram. — Ni maintenant ni jamais; quoiqu'il pût arriver, je
vous aurais sauvé. Quand nous fûmes deshomme.=, quand vous com-
nienràl>-s l'élude des affaires publiques, comme il convenait à votre
rang, d'humbles occupations devinrent le partage de l'humble Ber-
tram; mais il ne fut cependant point oublié par vous, et si la fortune ne
m'a pas été plus favorable, ce n'est pas la faute de celui qui est venu
fiéquemment à mon aide, et m'a soutenu dans ma lutte avec les cir-
constances, torrent qui entraîne le faible. Jamais sang noble n'é-
chaufl'a un cœur plus noble que n'a été votre cœur à l'égard de
Bertram, du pauvre plébéien. Plut au ciel que les sénateurs, vos
collègues, vous ressemblassent tous!
LiONi. — Qu'as-tu à dire contre les sénateurs?
Bertram. — Rien.
LioM. — Je sais qu'il est des esprits farouche? et turbulents qui
complotent dansl'onibre, qui se retirent dans les lieux écarléset ne
sérient que la nuit, enveloppés dans leur manteau, pour maudire la
noblesse; des soldats licenciés, des anarchistes mécontents, d'effré-
nés libertins, vils suppôts de tavernes. Tune hantes point ces gens-
là... Depuis quelque temps, il est vrai, je l'ai penlu de vue ; mais
je t'ai connu menant une vie rangée ; tu ne le liais qu'avec d'hon-
nêtes gens... ta mine éiait joviale... que t'est-il donc arrisé? Ton
œil creux, les joues pâles, ton maintien agité, semblent indiquer
qu'au fond de la conscience la douleur el la honte se livrent un
condiat.
Bi-RTRAM. — Douleur et honte plutôt à la tyrannie maudite qui
inficie jusqu'à l'air qu'on respire à Venise , et l'ait délirer les hom-
mes. Comme des pestiférés à l agonie!
^ LioM. — Bertram ! quels scélérats t'ont endoclriiu5 ? Ce ne sont
là ni tes discours, ni tes sentiments d'aulrefois; quelque misérable
l'a enivré de jiensées de révolle. Je ne veux pas que tu le perdes
ainsi Tu étais bon et humain ; tu n'es pas né pour les actes de bas-
sesse auxquels le vice et le crime voudraient te conduire; avoue-
moi tout... lu peux te confier à moi... tu me connais... Je suis ton
anji, n'e.st-ce pas ? le fils unique de l'ami de ion père ; notre afleclion
est un héritage que nous devo^ls transmettre à nos enfanis tel que
nous l'avons reçu, ou même en v ajoutant encore ; elibien ! qu'as-
lu donc résolu de faire, que moi je doive le regarder comme un
homme dangereux et, pour éviter ta rencontre, me tenir renfermé
comme une jeune fille malade?
Bertram. — Ni; m'interrogez pas; il faut que je parte.
LioM — El moi que je meure assassiné I Parle, n'est-ce pas là
ce que tu disais, mon cher Bertram ?
Bertram. — Qui parle d'assassiner? ai-je parlé d'assassiner?
c'est faux I je n'ai pas prononcé un pareil mot.
I loNi. — Tu ne l'as pas prononcé; mais dans ton œil sauvage,
si différent de ce que je lai connu, je vois reluire l'houiicide. Si
c'est de ma vie qu'il s'agit , prends-la ; je suis désarmé et alors
pars ! Je ne voudrais pas la tenir de la capricieuse pilié d'êtres pa-
reils à toi et à ceux dont lu es l'instrument.
Bertram. — Pour épargner ta vie, je mets la mienne en péril;
pour qu'il ne soit pas touché à un seul de Ils cheveux , j'expose des
milliers de Icles, et quelques-unes aussi nobles, plus nobles même
que la tienne.
LioM. — De qui veux-tu parler, Bertram? Quels sont ceux que
tes paroles peuvent mettre en danger, ou ceux qui menacent de
faire tomber des tètes ?
Bertram. — Venise, avec tout ce qu'elle renferme, est une mai-
son en discorde avec elle-même, et ses principaux citoyens périront
avant le point du jour.
LioNi. — Nouveaux mystères, mystères terribles! 11 paraît que loi,
ou moi, ou peut-èlre lousdeux, nous lonchonsà noire perle. Expli-
que-loi sans détour, et lu garantis la sûreté et la gloire; car il est plus
glorieux desauverque de luer, et surtout de tuerdansl'ombre... Fi,
Bertram! un tel rôle ne saurait te convenir; il serait beau, vrai-
ment, de le voir porter sur une pique, aux yeux du peuple fris^uu-
nant d'horreur, la lê'e de celui dont le cœui' le fut ouvert ! Et telle
peut èlre ma destinée; car j'en fais ici le serment, qricl que suit le
péril dont tu me menaces,, je sortirai , à moins que tu ne me fasses
connaître les motifs et les conséquences de ce qui t'amène ici.
Bertram. — N'est-il donc aucun moyen de te sauver? Les mi-
nute's voU'nt, et.li dernière heure va sonner pour toi !... toi! mon
seul bienfaiteur , mon seul appui dans toutes mes vicissitudes. Ah !
ne fai* pas de moi un traître; laisse-moi te sauver... tuais épargne
mon honneur.
LioM. — Oii peut êlre l'honneur dans une ligue de meurtriers?
Qui sont les traîtres, sinon ceux qui bouleversent l'Etat?
Bertram. — Une conjuration est un contrat d'autant plus sacré
pour les cœurs honnêtes, qu'ils ne sont liés que par leur parole. .\
mou sens, le traître le plus odieux est celui dont la trahison intime
enfonce le poignard dans les cœurs qui s'étaient fiés à lui,
LiOKi. — El qui enfoncera le poignard dans le mien ?
Bertram. — Ce ne sera pas moi. Je pourrais contraindre mon
âme à tout, hormis à cela. Tu ne doispas mourir, toi ! Juge combien
ta vie m'est chère, puisque j'en risque tant d'autres pour elle. Que
dis-je! n'ai-je point risqué l'existence suprême, la liberté des géné-
rations à venir, pour ne pas èlre l'assassin que lu vois en moi? Une
fois, une fois encore, je t'en conjure, ne franchis pas le seuil de
ton palais.
LioM. — C'est en vain... Je sors à l'inslanl même.
Bertram. — Alors , périsse Venise plutôt que mon ami ! Je vais
dévoiler... livrer... trahir... déiruire!... Oh! quel infâme scélérat
je vais devenir à cause de loi !
LioM. — Dis plutôt que lu vas être le sauveur de ton ami et de
l'Elail... Parle... n'hésile pas; toutes les récompenses, tous les ga-
ges que lu réclameras pour ta sûreté et ton bien-être le seront ac-
cordes. Je le promets toutes les richesses que l'Etat accorde à ses
plus dignes serviteurs; la noblesse même, pourvu que lu le mon-
tres sincère et repentant.
Bertram. — J'ai réfléchi : cela ne se peut... Je l'aime... tu lésais;
ma présence ici en est la preuve; mais après avoir rempli mon de-
voir envers toi , je dois le remplir envers mon pays. Adieu !... nous
ne devons plus nous revoir dans cette vie!... Adieu!
LioM. — Ah! ah!,., holà! Antonio I Pedro, gardez la porte : que
personne ne passe... Qu'on arrête cet homme {[Entrent Antonio
et d'autres domestiques armés qui s'emparent de Bertraïu.)
LioNi, continuant. — Qu'il ne lui soit fait aucun mal. Apportez-
moi mon épée et mon manteau ! Quatre rames à la gondole! Dcpè-
cliez-vous! [Jntonio sort.) Nous irons chez Giovanni Gradenigo ,
el nous enverrons chercher .Marco Cornaro... Ne crains riiMi, Ber-
tram ; celte violence n'est pas moins nécessaire à ta sûreté (ju'à
celle de l'Etat.
Bertram. — Où vas-lu me conduire?
LioM. — D'abord an conseil des Dix, puis chez le doge.
Bertram. — Chez le doge?
LioM. Assurément. N'est-il pas le chef de l'Etat?
Bertram, — Peu! être le sera-l-il au lever du soleil...
Lio.M. — Que veux-tn dire?... Mais nous saurons cela plus lard.
Bertram."— En as-tu la certitude?
Lioxi. — Autant ([ue l'emploi des moyens de douceur nous per-
mettra de tout savoir, au cas où ils ne sulfiraienl pas , lu conn.iis
les Dix el leur tribunal ; lu sais que Saint-Marc a des cachots, et ces
cachots des tortures!
Bertram. — Applique-les donc avant l'aurore qui va bientôt pa-
raître.,. Encore un mot comme celui-là, et tu périras dans les sup-
plices auxquels lu me crois réservé. [.Intonio entre.)
Antonio. — La gondole vous attend, soigneur, et tout est prêt.
LioM. — Veillez sur le prisonnier, Bertram, nous causerons en-
semble en nous rendant au palais du magniflco, le sage Gradenigo,
{Ils sortent.)
SCENE II,
Le palais ducal; l'appartement du doge.
LE DOGE ET BERTUCCIO FALIERO.
Le doge. — Tous les gens de notre maison sont-ils rassemblés?
Berticcio. — Tous sous les arines attendent le signal dans l'en-
ceinle de notre palais de San Paolo, Je viens chercher vos derniers
ordres.
Le doge, — Nous aurions dû réunir un plus grand nombre de
vassaux de mon fief de Val di Marin.) ; mais il est trop tard.
Bertl'ccio, — H me semble , seigneur, que les choses sont bien
mieux ainsi- un rassemblement subit de nos forces eût éveillé les
soupçons, et, quoique braves et dévoués, les vassaux de ce district
sont trop grossiers et d'humeur trop bouillante pour conserver
longtemps la discipline nécessaire, jusqu'à ce que nous eu venions
aux mains avec nos ennemis.
31H
Li:s \KiLiJ':i:s urri^RAiiuùs lu.usTRKiii.
Li: iiù(.r.. — C'c^l uai, mais une fois le signal donné, voilii ice
limi;iiins (ju'il f.uii (l;ins une fiihi'inisc Idle que It nrtiii'. Ces cs-
il.i.i-i lies villi.-^ uui lours |ircililcclions, leurs anlipaliiii's pailicii-
lii'iis, leurs iirr'jii;;és pour ou conlre (cl nu Ici nolilo, ec qui pcul
es cnndiiire a dépasser le liul, ou .'i épar^-iHT dans un moment m'i
la rlrinencf est folie. Les rurouclics jiavsans , seils di- ninn coniié
de Val di Marino, cxéculeraieni aNeut;l'ériieiil , indisiinclemenl l<s
ordres de leur seigneur. Peu leur importent Marcello ou rornaro,
un (îradenigo ou un Foscaii; ils n'ont point l'ii.'iliitude de Irem-
Mer devant ces vains noms, ni de respecter une assemblée civile;
il leur Tant pour suzerain un clicf barde de fer, et non un magistrat
en hermine.
UrnTiccio. — Noua sommes assez, nombreux; el quant aux dis-
pnsiiions de nos clients envers le sénat, j'en réponds.
Lr DOGi;. — Kli bien ! les dés sont jetés ! Mais pour (aire la guerre,
l)nur un service de campagne, parlez-moi de mes paysans. Je les
ai \us fiiiie pénétrer le soleil dans les rangs des Huns, pendant que
vos [liMes liourgeois, cacbés sous leurs lentes, trendilaicnl aux airs de
^icloire de leurs propres trompelles. S'il y a peu de résistance, vous
verrez res citoyens devenus tous des lions, conunc leur étendard;
mais si la partie devient plus diflicilc à jouer, vous regretterez avec
moi de n'avoir pas derrière vous une bande de nos campagnards.
Hkutuccio. — Je m'étonne qu'avec ces idées-là, vous vous soyez
dé'idé à frapper si lot le coup décisif.
Le nncR. — C'est sur-Ic-clianip ou jamais , qu'il faut frapper de
tels cou|is. Une fois que j'eus dompté la faildesse et le lAclie re-
mords qui 8'ilttacllaienl<^ mon creur, cl voyant que je m'étais laissé
un instant émouvoir aux souvenirs amollis'sanls du passé, j'eus hàU'
d'en venir .'i l'exécution : d'abord pour ne point céder de nouveau à
de pareilles faiblesses, ensuite parce que, si j'en excepte Israi'l el
l'Iiilippe Caleudaro, le courage cl la lidélité de nos conjurés ne
iiiélaiini las suflisammenl connus. Cette journée peut voir surgir
liainii eux un traître conlre nous, comme celle d'hier en a suscité
mille conlre le sénat; mais une fois lancés, une fois l'épée au poing,
il leur faudra marcher dans l'intérêt de leur propre salut. Dès le
picniier coup frappé, l'inslincl laroucbe de Ca'in. le premier-né, cel
inslinei comprimé (pii fermente toujours dans quelque coin du
eieur liumain, fera de tous ces hommes des loups furieux. Il suflii
à la foule de la vue du sang pour lui en donner la joif. comme la
première coupe de vin est le prélude d'une longue débauche. Ouanl
ils auront commencé, il sera plus diflicile de les arrêter qu'il ne
l'élail de les pousser en avant; mais jusque-là il suffit dune parole,
d une jiaille, d'une ombre , pour changer leurs dispositions Où
en est la nuit?
BrRTi'ccio. — Tout prèsde sa fin.
Le noGE. — Alors il esl temps de sonner la cloche. Nos hommes
sont-ils h la tour?
RKnTurcio — Maintenant, ils doivent y ôlre; mais ils ont ordre
daliendre, pour sonner, que je sois venu le leur dire de votre part.
1k nor.i;. — C'est bien... L'aube n'éleindra-l-ell ■ donc jamais es
éloiles(pii seinlillenl encore dans les cieux ? Ma résolution est pii.-^e
el firmemenl arrêtée , el lelTort même qu'il m'a fallu faire sur mol
pour me décider h purifier parla flamme celle indigne lépublique
a mis plus de calme dans mon âme. J'ai pleuré, j'ai tremblé à la
pensée de ce funeste devoir; mais maintenant j'ai fait taire loulc
eiiioiinu inutile, el comme le^iilolc d'un vaisseau amiral, je rcfrarde
lixement la lempêlc qui s'approche. Cependant, le croiras-tu, mon
ami ? il m'en a coûté pour en venir Ih plus d'elTorls qu'au jour où
le deslin de deux nations allait dépendre d'une bataille olTiuie par
moi , el dans laquelle des milliers d'hommes devaient infaillilile-
ineut périr. Oui , pour verser le sang corrompu de quelipies despotes
(■r;:ueiMenx, pour accomplir un acte qui arenduTimoléon immortel,
il ma fallu plus d'emjiire sur moi-même que pour affronter les fati-
gues cl les uangers d une vie de combats.
BEnTi'ccio. — Je suis bien aise de voir voire sagesse ordinaire
imposer silence h la fureur qui vous agitait avant que voire parti
fût arrêté.
Le nocE. — Je fus toujours ainsi : l'agitation s'empare de moi
ilans la première formation d'un dessein , alors que rien ne vient
llmiler l'empire de la passion ; mais au moment d'adr, j'ai toujours
et.' aussi ciliiie que les cadavres étendus autour ue moi. C'est ce
qiie n'ignoraient pas ceux qui m'ont fait ce que je suis; ils ont
compté sur le pouvoir que j'ai de dompter mes rcssentimeiiis uni-
fois leur première fuiguc exhalée; mais ils ne savaient pas que
reiiains ovitrapes changent en vertu rélléchie celte même vengeance
qui est chez d'autres une impulsion d'aveugle colère. Dans le som-
meil des lois, la justice veille; souvent les ftmes indignées font
servir au bien pul)lic leurs injures particulières, et se jusiilienl à
elles-mêmes leurs actes Il me semble que le jour commence à
paraiire... n'est-il pas vrai? Regarde, la vue est plus jeune et meil-
i-ure que la mienne .. une fraîcheur matinale se n'-pand ilans l'air,
el. à mes yeu.x du moins, la mer, vue de celte fenêtre, coiiiincncc
h prendre une teinte gris.'ilre.
BEnTtcdo. — C'est vrai , le jour commence h poindre dans les
cieux.
Le Por.E. — l'arf donc; va fiiif doniior l'' M/ii.'il . ri n-i pr.-;ri!cr
coup de (1 ■ 'd
maison, j I :
Iront en n. ; i-
que pas de prendre po.Mli ai à ! i-
basse sur les Dix ; nou< ne de ir
nous-mêmes... Quant il la toui ! , , ■
handonneraiix glaives de nos aile -. l(.ipj>elle-ioi (|.|-; 1,; cri de j:u.-:
est : u SainlM irc!... Les Génois sont dans le port! aux arm
Saint-Marc el Liberté !... » Maintenant... il faut a«irî
IlEBTrcrio. — Ailieu donc, mon oncle ' nous nous quittons pour
nous revoir libre, ou ne nou.« revfiir jamais!
Le noGE. — Viens, mon cher Rertiiccio... que je l'embrasse!...
lIAlc-loi, car le jour ce Itve... Quanil tu auras rejoint nos troupes,
envoie-moi un messager pour me dire comment vont le» chovc« ;
puis fais sonner... fais sonner In cloche d'alarme ile Saint- Marc.
{firriiinid ttnrt.)
Lnnociî, sevL — Il est parti! el chacun i\<'f9 pa-^ iV-rv'.r' rVime
vie... C'en esl faiti maintenant l'ange de la mort yl .\ i i-,
cl suspend son vol avant d'épaneber le vase de col- i-
Rle . regardant sa proie du haul des airs, ces'e un w. ■rt
ses ailes puissantes , puis tonl-à-coiip fond d'en haut cl fr.i; ; e de
son bec infaillible... Ojnur, qui effleures lenlement lese.-iux!
marche!.. . marche!... je ne veux pas frapper dans l'ombre; j'aiiu ■
mieux m'assurer par mes yeux de la portée des coups. El vo"
vagues d'azur! je vous ai déj.H vues loules rouges du sang des C
nois, des Sarrasins et des Huns, mêlé au sang de Venise, mais -:
Venise triomphante; maintenant un seul sang va voii.s colorer!
amis ou ennemis , il ne tombera dan« c" massacre que des conci-
toyens. Rt j'ai vécu jusqu à quatre-vingts ans pour celai moi -]•—
Venise nommait son sauveur! moi , au nom de qui des milliers '
bonnets volaient en l'air, et des milliers de voix s'élevaient m
le ciel, appelant sur moi ses bénédictions pendant une suite
longues années!... Faut-il que je sois témoin d'un pareil jour! M -
ce jour marqué d'un signe néfaste sera le commencement d'une ère
bonheur el de gloire. Le doge Dandolo survécut h son quatre-vin^-t-
dixième été, vainqueur des empires el refusant des couronnes;
moi , j'aurîii abdiqué un trAne et rendu la liberté h ma patrie
mais, hélas! par quels mivens? One noble fin doit les justifier
Que sont quelques goiilles de sang humain?... humain? non .. le
sang des tyrans n'a rien d'humain : ces Molorbs incarnés se rc- •
paissent du nôtrp, el il est temps de les envoyer eux - mêmes à la
tombe qu'ilsont tant peuplée... Omonde! ô hommes! qu'êtes- vousT
que sont nos plus vertueux projets, qu'il nous faille punir le crime
par le crime, et employer le fer, comme si la mort n'avait e-
celle voie, tamlisque peu d'années eussenl rendu leplaive super':
VA moi, arrivé sur les limites de ces régions inconnues, laul-il q .
j'envoie tanl de hérauts pour m'y précéiier!... Ne ncms arrèims
pas Jt ces vaincs pensées. [Moment do silence.) Ecoulons! il m'a
semblé enleudrc un murmure de voix lointaines cl le pas régulier
d'une troupe militaire! Cela ne se peut .. Le sienal n'a pas encore
sonné... l'ourquoi ce retard? Le messager de mon neveu doit être
en route, el peut-êlre au moment même où je parle tourne sur .-«es
énormes gonds la porte de la tour où se balance la cloche colos-
.sale, ce lugubre oracle dont la voix ne résonne que pour la mort
des princes, ou les jiérils de l'Etal. Qu'elle exccule son office;
qu'elle fassi- entendre pour la dernière fois son tocsin le plus ter-
rible, jusqu'il faire trembler sur sa Imsela robuste tour! Quoi !
silencieuse encore! J'irais moi-même, si mon poste n'était ici pour
servir de point de ralliement aux éléments trop divers dont se com-
posent ces sortes de ligues, el pour relever î'bésiialion et l.i f.ii-
blesse en cas de résistance ; car s'il doit y avoir lutte, c'est ici, d.o'
le palais , que le combat sera le plus acliarné. C'est ici que je d
rester comme chef de l'entreprise... Mais écoutons!... Il vient...
vient, le messager de mon neveu, du brave Bertuceio... Rb bien '
(pielles nouvelles ? esl-on en marche? tout va-l-il bien?. . Ah! i; .
vient ici?... Tout esl perdu!... Néanmoins, encore un elTort! (/.//
(re un seigneur de la nuit avec des gardes , etc., etc.)
Le seigneur de la nuit. — Doge, je l'arrête pour crime de han'
trahison !
Le iioGE. — Moi! ton prince! pour haute trahison?... Qui so:
ils ceux qui osent voiler leur propre trahison S")us un tel ordre"'
Lk seigneir, er/iihant son ordre. — Voici l'ordre du conseil <! -
Dix.
l.K DOGE. — OÙ et pourquoi les Dix sont-ils assemblés? Ce (■■!
seil n'est légal que présidé par le prince, el cel office e=i 1 • nii •
Je te somme, au nom du lien, do me laisser passer, ou il" me c
duire à la chambre du ciuiseil.
Le seigneur. — Duc , cela ne se peut : le conseil n'est pas .-
semblé dans le lieu ordinaire de ses séances, mais au cou\ent
Sainl-Sauveur.
Le iKiGK. — Tu as donc l'audac» de me désobé'r?
Le SEIGNEUR. — Je sers l'Klai et le dois servir fidèlement; j
pour mandai l'ordre do ceux qui gouvernent.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
310
If. DOf.E. — Jusqu'à ec que ce mandai soit revelu de ma signa-
liire . il csl ilk'gal; et dans son application actuelle, c'est un acte
de lebellijn. As-Ui bien calculé ce que vaut la vie, que lu oses ainsi
assumer la responsabilité d'un acte illégal?
Le SEIGNEUR. — Won devoir est d'agir et non de parler... Je suis
envoyé ici pour garder votre personne, et non pour vous entendre
cl vous juger.
Le doge , à part. — Il faut gagner du temps pourvu que la
cloche sonne, tout peut encore aller bien. Hâte-toi, Bertucciol...
liâle-toil... liâlc-toil... notre destinée oscille dans la balance, et
malheur aux vaincus, que ce soil le prince et le jieuple, ou le sénat
elles esclaves! {On entend sonner ta grosse cloclie de Saint-Marc.)
Elle sonne! elle parle! {Haut.) Entends-tu, seigneur de la nuit?
Et vous, esclaves, lâches instruments d'un pouvoir mercenaire,
c'est votre glas de mort!... Sonne, sonne, tocsin redoutable! Main-
tenant, misérables, par quelle rançon rachèterez -vous votre vie?
LESEiGNEun. — Malédiction ! tenez ferme et gardez la porte. Tout
est perdu , si l'on ne réduit bientôt au silence cette cloche terrible.
11 faut que l'officier se soit égaré en route, ou qu'il ait rencontré
quelque obstacle. Anselme , marche droit à la tour avec ta com-
pagnie; que le reste demeure ici. (l'nepartie des gardes sortent.)
Le DOGE. — Malheureux! si tu liens encore à ta misérable vie,
implore ma pilié : tu as une heure encore! Oui! oui ! envoie tes
lâches sicaires, ils ne reviendront plus.
Le SEIGNEUR. — Soit; ils mourront en faisant leur devoir, et
moi aussi.
Le doge. — Insensé! l'aigle poursuit une proie plus noble que
toi cl les myrmidons... vis, pourvu que ta résistance n'expose point
ta tête ; et si une àrac aussi obscure peut regarder le soleil en face,
connais la liberté. {La cloclie ce.'ise de sonner.)
Le seigneur. — Et toi, tu connaîtras les fers... il a cessé le cou-
pable signal qui devaitlancer contre nous la meute populaire... Le
glas de mort a sonné, mais ce n'est pas pour le sénat.
Le doge, après un moment d'attente. — Tout est silencieux!
tout est perdu!
Le seigneur. — Maintenant, doge ,m'appelleras-lu encore l'esclave
rebelle d'un conseil de révoltés? nai-jepas fait mon devoir?
Le doge. — Silence! Tu as );iit un digne exploit: lu as gagné le
prix du sang . et ceux qui l'emploient le récompenseroiit ; mais tu
as été envoyé ici pour me garder, et non pour parler, selon ta pro-
pre remarque. Remplis donc ton office, mais eu silence comme tu
le dois : étant ton prisonnier, je n'en suis pas moins ton prince.
Le seigneur. — Je ne voudrais pas manquer au respect dû à
votre rang ; en cela, je vous obéirai.
Le doge . apart. — A présent , il ne me reste plus qu'à mourir ;
et cependant combien près du succès! Je serais lombé avec orgueil
au milieu du triomphe; mais le perdre ainsi! {Entrent des sei-
gneurs de la nuit avec Bertiiccio, prisonnier .)
Le secokd seigneur. — Nous avons saisi ce chef des rebelles
sortant de la tour où , par l'ordre du doge dont il est porteur, le
signal avait commencé à sonner.
Le premier seigneur. — Tous les passages qui conduisent au
palais sonl-ils occupés?
Le second seigneur. — Tous... mais il n'en est guère besoin. Les
chefs sont pris; on en juge déjà quelques-uns... Leurs complices
sont dispersés, et plusieurs arrêtés.
lÎERTUccio. — Mon oncle!
Le DOGE. — 11 esl inutile rie lutter contre la fortune : la gloire a
dé.serté notre maison.
Bertuccio. — Qui l'eût pu croire ?... Ah ! un moment de plus!
Le DOGE. — Un moment eût changé la face des siècles ; celui-ci
nous livre à l'éternilé. Nous subirons notre sort en hommes dont
le triomphe ne dépend pas du succès, et dont 1 âme , quoi qu il ad-
vienne , sait faire face à toutes les destinées. Ne te lai.^se pas abat-
tre, ce n'est qu'un court passage... Je voudrais partir seul, mais si,
chose probable, on nous dépêche ensemble, moutrons-nous dignes
de nos pères et de nous.
liERTuccio. — Won oncle, je ne vous ferai point rougir.
Le premier seigneur. — Nobles Falieri , nous avons l'ordre de
vous garder dans deux pièces séparées, jusqu'au moment où le
conseil vous mandera devant lui pour le jugement. '
Le doge. -^ Un jugement! Veulent-ils donc pousser la raillerie
jusqu'au bout? Qu'ils en agissent avec nous comme nous en au-
ridiis agi avec eux, sans tant decérémonie. C'est un jeu d'homicide
mutuel : nous avons jeté le coupa qui mourrait le premier; ils ont
gagné ; mais leurs dés étaient pipés... Qui a été notre Judas ?
Le premier seigneur. — Je ne suis pas autorisé à répondre à
celle demande.
Hertuccio. — J'y répondrai, moi... C'est un certain Bertram, qui
fait en ce moment des révélations à la junte secrète.
Le doge. — Bertram, le Bcrgamasque ! quels vils inslrumenls
peuvent perdre ou sauver! Ce lâche, souillé d'une double trahison,
va recueillir des récompenses et des honneurs; l'hisloire va le pla-
cer à cùlé des oies du Capitole, dont le cri nasillard éveilla Rome
et qui obtinrent un triomphe annuel ; tandis que Mnnlius, le vain-
queur des Gaulois, fut précipité du haut de la roche Tarpcieniie.
Le premier seigneur. — Il se rendit coupable de Ualiison et
voulut usurper la tyrannie.
Le doge. — Il sauva l'Etat, et voulut réfirmer ce qu'il avait
sauvé... mais loul cela est inutile .. Allons, messieurs, faites votre
œuvre.
Le premier seigneur. — Noble Bertuccio, il faut que vous pas-
siez dans une autre pièce.
Bertuccio — Adieu, mon oncle! J'ignore si nous devons nous
revoir dans cette vie; mais on permettra sans doute que nos cen-
dres soient réunies.
Le doge. — Oui , ainsi que nos âmes, lesquelles feront ce que
notre argile n'a pu faire. Les patriciens ne pourront anéantir la
mémoire de ceux qui ont voulu renverser leur tyrannie, et dans un
avenir lointain, notre e.xemple trouvera des iinitateurs.
ACTE V.
SCENE PREMIÈRE
La salle du conseil des Dis. Los Dix, pins queli|ncs srii.iteurs .idjoinls.
composent la junte destinée à juger Marino Faliero et ses comiiliccs.
Beninténde. — Après une démonstration aussi claire de leurs
crimes, nombreux autant qu'énormes, il ne reste plus qu'îi prononcer
sur ces hommes endurcis la sentence de la loi; tâche douloureuse
pour nous, dont le devoir est d'articuler l'arrêt, comme pour ceux
qui ont à lentendre. Uélas! pourquoi faut -il que celle lâche re-
tombe sur moi, et que l'époque de ma charge soit souillée, dans les
âgesâ venir, par celte infâme et criminelle conjuration, ourdie pour
renverser un Etat juste et libre, connu du monde entier comme le
boulevart des chrétiens contre le Sarrasin et le Grec schisinalique,
contre le sauvage Ilun et le Franc non moins barbare I une ville
qui a ouvert à 1 Europe les trésors de l'Inde , le dernier refuge dos
Romains contre les vengeances d'Attila, la reine de l'Océan , la
triomphante rivale de l'orgueilleuse Gènes! c'est pour saper le trùne
de celle noble cité, que ces hommes désespérés ont risqué et livré
au glaive de la loi leurs misérables vies!... Qu'ils meurent donc!
Israel. — Nous sommes prêts : c'est un service que nous ont
rendu vos tortures. Qu'on nous mène à la mort.
Benintende. — Si vous avez quelque chose à dire qui puisse vous
obtenir un adoucissement de peine , la junte est prêle à vous en-
tendre; si vous avez des aveux à faire , il en est temps encore, et
peul-être vous profiteront-ils.
Israel. — Nous sommes ici pour écouter, et non pour parler.
Benintende. — La preuve de vos crimes résulte pleinement des
aveux de vos complices et de toutes les circonstances qui viennent
les corroborer; néanmoins nous voudrions entendre de votre pro-
pre bouche un aveu complet de vtUre trahison : sur le bord de ce
goulTrc redoutable d'où l'on ne revient pas, la véiilé seule peut
vous profiter sur la terre et au ciel Parlez donc ; quel était votre
motif?
Israel. — La justice.
Benintende — Votre but?
Israel. — La liberté.
Benintende. — Vos paroles sont brèves.
IsKAEL. — Comme ce qu'il me reste de vie : j'ai été élevé pour
faire un soldat, et non un sénateur.
Benintende. — Vous croyez peut-être parce laconisme irriter
vos juges et relarder la sentence.
Israel. — Soyez aussi expédilifs que moi ; et sachez que je pré-
fère celle faveur à votre pardon.
Benintende. — Est-ce là lout ce quo vous a\ez à répondre au
tribunal?
Israel. — Allez demander à vos bourreaux ce que les tortures
nous ont arraché ; livrez-nous de nouveau à leurs mains. Il reste à
notre corps quelques gouttes de sang, et quelque sensibilité à nos
membres meurtris; mais vous n'oseriez nous clouer derechef sur
vos chevalets déjà teints de notre sang , car vous perdriez le spec-
tacle de notre mort que vous voulez donnera vos esclaves, pour les
elTiayer et consolider leurs fersl D'ailleurs, des gémissements ne
sontpas des paroles, l'agonie n'est pas un assentiment; l'aftirma-
tion ne mérite pas créance, si la nature, succomlianlà l'excès de la
douleur, oblige lâuie àun mensonge pour obtenir un court répit ..
Que prétendez-vous nous infliger, la torture ou la morf
Benintende. — Quels étaient vos complices?
Israel. — Le sénat.
Benintende. — Que voulez-vous dire?
Israel. — Demandez à ce peuple soulliant, que les crimes de vos
patriciens ont poussé au crime.
Benintende. — Vous connaissez le doge ?
320
LKS VRILLfeKS LIT 1 KRAI l«KS ILLUSIUfcKS.
IsnvKi.. — le cinihnllnia sous ses oi-ili-f>5 h Zara , pendanl quo
\dtis (^liez ici , occuih^s h pagm-r par des discours vo? di^rnili's ar-
lui'lli's; nous risquions notrn vin |ipndant que vos aeciKa'i'Piis rl
vosdcfcnses cxposaienl siiiiplcuiciitla vie rips anircs; pour U'. rosle,
lout Vcnisp connaît son doge par ses grandes actions et les outra-
ges du sénat.
Ukmntendr. — Avez-vous eu des confi^rcnrcs avec lui ?
IsRAKL. — Jp suis faligné de vos questions plus encore que de vos
torluics; je vous requiers de passer à la senlcnre.
llKNiNTENOE. — Kilc ne lardera pas... lîl vous, Philippe Calen-
daro, qn'avcz-vous h objecter roulre voire condamnation?
Caixn'oaiio — Je ne fus jainai'i grand parleur, et maintenant j'ai
peu de cliose ii dire qui en vaille la peine.
1!em\tem)E. — Une nouvelle ajiplicalion à la torture pourrait
cliauper voire ton.
• ALENDAno. — C'est vrai; elle a di^jh produit sur moi cet efTcl ;
mais elle ne eliangera pas mes paroles , ou si elle le faisait...
Hi:MNTE\ni: — Kli hien?
Calenuabo. — Des aveux obtenus sur le clicvalcl auront-ils quel-
que vak'iir aux yeux de la loi ?
Hkmntende — Assurément.
Calendaro — Quel que soit le coupalile signalé par moi?
Hkmntende. — Sans aucun doute, nous le ineitrons eu juge-
iiienl"
Calexdaho. — Kt sa vie dépendra de ce tcmoipnap;e?
Hi;xixTENnE — Pourvu que vos aveux soient coiuplels et expli-
cites, il devra défendre sa vie devant noire liibuiial.
Cai.endaho. — Kn ce cas, président, |)rendsgardeà toi! car j'en
jure par l'cicrnilé qui s'ouvre béante devant moi : c'est toi, et loi
seul (|ue je dénoncerai, si l'on me remet à la torture.
I'n lUEMiiRE DE i.A JUNTE. — SeifTncur président, il serait peut-
èlre ciin\eiKible de [irocéder au jugement ; il n'y a plus rien à tirer
de ces liDiiiiiie.s.
ItEMNTENOE. — Malbeurciix insensés! préparez-vous îi une mort
immédiate. La nature de votre forfait, nos lois, le péril de l'IClat...
ne vous laissent pas une heure de répil.. Gardes, comluisezlcs sur
le balcon aux colonnes roufics, où le doçe se place le Jeudi-Gras
pour assister au combat ilc taureaux; là, ipiil en soil fait justice,
et que leurs corps suspendus restent sur le lieu de re\éeiiiion , ex-
posés aux regards du peuple!... Puisse le ciel avoir pilié de leurs
àines!
I.A JUNTE. — Ainsi soit-ill
I.SRAKi.. — Adieu, seigneurs! c'est pour l.i derniri-e fuis que nous
nous li-iiuvoiis dans le même lieu.
Benintenoe. — Kl de peur qu'ils ne teulciit de soulever la mul-
liludc... gardes, qu'ils soient b;\illonnés pour Icxécuiion... Qu'on
l''s en:nicne!
(^ALENDAno. — Quoi ! ne pourrons-nous même dire adieu à un
ami, 01 adresser une dernière parole à notre confesseur?
nicNiNTf.NDE. — Un prêtre vous attend dans la pièce voisine;
quant à vos amis, ceiteenlrevue leur serait pénible, cl.n'aurait pour
MHis aucune utilité.
CAi-KNDAno. — Je savais bien qu'on nous bâillonnait pendant
noire vie, tous ceux du moins qui n'avaient pas le courage de dire
librement leur pensée à tout risque; néanmoins, j'espérais que,
dans nos derniers moments, la liberie de la parole, cetie chélive
faveur accordée aux mourants, ne nous serait pas refusée, mais
|Hiisque...
Israel. — Laisse-les faire comme ils l'cntendenl , brave Calen-
daro! Que nous importent quelques paroles de plus ou de moins ?
Mourons sans recevoir d'eux la moiudie marque de faveur; noire
sang doit s'en élever contre eux avec plus de force , el léiiioigner
contre leur cruaulé plus que ne pourrait le faire un volume pro-
noncé ou écrit. Notre voix les fait trembler... ils redoutent jusqu'à
notre silence... Qu'ils vivent en proie îi leurs terreurs 1... Abandon-
nons-les à leurs pensées , el que les nôtres ne s'adressent plus qu'au
ciel! Marchez! nous sommes prêts.
Calendaro. — Israël, si lu m'avais voulu croire , tout ceci ne sé-
rail pas arrivé; et ce pâle scélérat, ce lâche Beriram anr.iil...
Israel. —Tais-toi, Calendaro! à quoi bon penser à cela raain-
leiKiiil.
liKRTRAM. — Ilélas! j'aurais désiré que vous mourussiez en paix
avec moi... Ce rôle pénible, je ne l'ai point cherché; il m'a été im-
posé. Uiles-moi que vous me pardonnez I Hélas! je ne me pardon-
nerai jamais h moi-même I... Ne me regardez pas avec colère.
Israel. — Je meurs et je le pardonne.
Calendaro, crachant de son calé. — Je meurs et je te méprise !
[Les gardes emmcnenf Israël Berluccioet P/iilivpc Calendaro.)
Bemntende. — .Mainlenant que nous en avons nui avec ces cri-
minels, il est temps de prononcer la sentence du plus grand coupable
que présentenl nos annales, du dogel''aliero. Les preuves sontconi-
pléleoient acquises, les circonslances el la nature de son crime exi-
gent une procédure rapide ; le ferons-nous venir pour entendre son
arrêl ?
La junte. — Oui! oui I
Bemntende. — Avogadori, faites comparaître le dojc en fré-
senee du con>^eil.
Un MKMnni: de la jinte — Et les autres?
IlEMNTENDK. — Quan I uoiis aiirous prononré SUP Ic 80rt de tous
les chefs. Quelques-uns se sont enfuis h Chio/.za; mais plusieurs
milliers de siddals sont h leur poursuite , el b-s précautions prises
sur la terre ferme, ainsi que da^is les Iles , font espérer que pas un
seul n'échappera pour aller en pays étranger exhaler la calomnie
contre le séiial. [Entre le doge , prisonnier , accompagné de gar-
des, etc.)
Doge , car vous l'êles encore, et légalement vous devez être con-
sidéré comme tel jusqu'au moment où l'on dépouillera de la loge
ducale celte têie qui n'a pu porter avec une dignité calme une cou-
ronne plus nobb- que celle d'un empire, mais qui a conspire la
ruine delà patrie, cl médité d'élciiidre dans le sang la gloire de
Venise .. Les avogadori onl déjà mis sous vos yeux tl)Ute,^ les preu-
ves qui s'élèvent contre vous, et jamais plus nombreux témoignages
n'ont parlé pour confondre un coupable Qu'avez-vousàdirccn vo-
tre déf-nse ?
Le doge. — Que vous dirai-jc, puisque ma défense serait voire
condamnation? Vous êtes lout à la fois le.s coupables el les accusa-
tcuis, les juges et les bourreaux!. . Exercez votre pouvoir.
Benintknde. — Vos principaux complices ayant tout avoué, il ne
vous reste aucun es|)oir.
Le Dor.E — Et qui sont-ils?
Benintenoe. — Ils sont nombreux; mais le premier est devant
vous, au sein de la cour, Bertram de Bergamc Avez-vous quel-
ques questions à lui adresser?
Le doce, regardant Bertram arec mépris. — Non.
Benintknde. — Deux autres, Israël Bertuccio el Phili;ipe Calen-
daro, onl avoué leur complicité avec le doge.
Le DOfiE — \'X où sont-ils?
Benintende. — Ils sont dans leur dernière demeure, el rendent
compte mainlenanl au ciel de ce qu'ils onl fait sur la terre.
Le doge. — Ali ! il est donc mori, le Brutus plébéien ! et l'ardent
Cassius de l'arsenal, aussi!... Comment ontil.s vu venir leur der-
nière heure?
Benintende — Pensez à la vôtre, qui .s'approche ! Ainsi vous re-
fusez de voMs d''fendre?
Le doge. — Je ne puis plaider ma cause devant mes inférieurs,
et je ne vous reconnais pas le droit de me juger : quelle loi vous le
confère?
Benintenoe. — Dans les grandes crises , la loi d dt être refaite ou
corrigée. Nos pères n'avaient poi ni établi de [leine pour un lel crime,
comme aulrefois ;i Rome on avait oublié sur les tables de la loi le
chAiimentdu pairiride. Qui jamais eut pu prévoir (jue la nature hu-
maine serait souillée par l'altental d'un lils contre son père, d'un
prince contre son royaume? Votie crime nous a comluil à promul-
guer une loi nouvelle ; précédent établi à l'avenir conlro les grands
coupables (|ui lenlcraienl un jour d^ monter à la tyrannie par la \
voie de la trahison , et qui, non eonlenis de posséder un seep'r.;, '
Voudraient le convertir en un glaive à deux tranehants ! La dignité '
de doge ne vous suflisailelle pas? Qu'y a-lil au-dessus de la soi
gneurie de Venise ?
Le doge.— La seigneurie de Venise ! En me la donnant, vousm'a-
vez trahi, vous perfides qui siégez ici! Votre égal par ma nais-
sance, votre supérieur par mes actes, vous m'avez enlevé à d ho-
norables travaux, aux services même que je vous rendais dans les
contrées lointaines sur l't^ccan , sur les champs de bataille, au
sein des métropoles... Vous m'avez choisi pour faire de moi une victime
couronnée, enehaînêe sur l'aitel où vous seuls pouviez sacrifier.
Mon election, que j ignorais... je ne l'avais ni recherchée... ni dé-
sirée... ni rêvée... elle vint me surprendre à Rome, et il me fallut
obéir; mais à mon arrivée, je vis qu'en addition à la jalouse vigi-
lance qui vous a toujours conduits à frustrer, à contrarier les meil-
leures intentions de votre souverain , vous aviez réduit et mutilé
le petit nombre de privilèges laissés au doge de Venise; tout cela,
je le supportai , el je le supporterais encore, si le contact impur de
votre licence n'était venu souiller jusqu'à mes foyers ; cl le vois
parmi vous l'infime qui m'a outragé, digne membre d'un tel
tribunal.
Benintende, l'interrompant. — Michel SIeno est ici en vertu de
sa charge , comme membre des Quarante, les Dix ayant cru devoir
s'adjiiiiidre un certain nombre de sénateurs pour profiler de leurs
lumières dans une alTaire aussi importante it au'si insolite. D ail-
leurs, par ce motif que le doge, institué pour prêter main-forlc à la
loi , n'a pas le droit de réclamer contre d'autres doyens lafiplica-
tion de ces mêmes instilulions que lui-même renie et foule aux
[lieds, il a été fait remise à Sténo de la punition prononcée con-
tre lui.
Lf. doge. — La punition! j'aime cent fois mieux le voir siégeant
ici, repaissant ses regards du spectacle de ma nnrt , que subissant
la peine dérisoire à laquelle votre hypocriie justice l'av.iil con-
damné. Snn crime infâme est la pureté même , si je le compare ù
votre |iroteclioii.
OEUVRES COMPLÈIES DE LORD BYUON.
321
CLM^■n•;^'llE. — Se |ieiU-il que lilUislre doge de Venise, courbé
sous le poids de l'âge el de quinze lustres d honneurs, se soit laissé
emporter comme un enfant, à tel point que la provocation d'un
jeune homme ait suffi pour élouQ'er en lui tout sentiment, toute sa-
gesse, tout devoir, toute crainte salutaire !
Le doge. — Il suffit d'une étincelle pour allumer un incendie; c'est
la dernière goutte versée qui fait déborder la coupe, et depuis long-
temps la mienne était pleine. Vous opprimiez le prince et le peuple ;
j'ai voulu affranchir l'un et l'autre , et j'ai échoué dans cette double
tenlaiive. Si j'avais réussi , j'eusse été récompensé par la gloire, la
vengeance, et un nom qui, faisant rivaliser Venise avec la Grèce
et Syracuse, m'eût fait prendre place à côté de Gélon et deThrasy-
bule... Ayant succombé , je n'ai à recueillir dans le présent que
l'infamie et la mort... L'a-
venir me jugera , quand
Venise ne sera plus ou
sera libre. N'hésilez pas;
je n'aurais point eu de
pitié pour vous, je no
vous en demande pas.
J'ai joué ma vie dans un
coup immense; j'ai per-
du, prenez ce que j'au-
rais pris moi-même- Je
me serais dressé solitaire
parmi vos tombeaux, ac-
courez en foule autour
du mien : venez le fouler
aux pieds comme vous
■ avez foulé ce cœur vivant.
Benintende. — Vous
avouez donc votre crime,
et reconnaissez la justice
de la cour?
Le doge. — J'avoue
avoir succombé. La for-
tune est femme : depuis
ma jeunesse , elle m'a
comblé de ses faveurs;
j'ai eu tort , à mon âge ,
de compter encore sur
ses premiers sourires.
Benintende. — Vous
ne con lestez donc eu rien
notre équité?
Le doge. — Nobles vé-
nitiens! ne me tourmen-
tez pas de questions;' je
suis résigné à tout; mais
je sens encore en moi le
sang de mes jours meil-
leurs , et je ne suis pas
doué d'une excessive pa-
tience... Hpargnez-raoi
tout interrogatoire qui ne
serviraitqu'à transformer
un juge 1 ent en débats.
Mes réponses ne feraient
que vous offenser et ré-
jouir vos ennemis, déjà
trop nombreux. Ces murs
lugubres , que l'on croit
sans échos, ont des oreil-
les et même des langues ;
et si la vérité n'a pas
d'autres moyens de fran-
chir cette enceinte , vous
qui me condamnez, vous
qui me redoutez et rn'immolez, vous ne pourrez emporter dans votre
tombe mes paroles en bien et en mal ; ce secret sera un fardeau
trop pesant pour vos âmes : qu'il dorme donc dans la mienne , à
moins que vous ne vouliez attirer sur vous un danger deux fois
plus grand que celui auquel vous venez d'échapper. Telle serait ma
défense, si je voulais la rendre fameuse et lui donner toute la lati-
tude qu'elle com|)orte ; car les paroles vraies sont des fails, et les
paroles des mourants leur survivent et quelquefois les vengent.
Laissez les miennes ensevelies, si vous voulez que l'avenir soit à
vous: acceptez ce conseil, et, quoique durant ma vie vous ayez
souvent soulevé ma colère, laissez-moi mourir en paix; vous pou-
vez m'accorder cette faveur.. . Je ne nie rien, ne me défends en
rien, ne vous demande rien : je veux pouvoir garder le silence, et
que la cour prononce son arrêt.
Bemntende. — La plénitude de cet aveu nous épargne la dure
nécessité d'employer la torture pour nous arracher la vérité tout
entière.
J^^'<)oy^
La justice frappe le traître.
Le doge. — La torture! vous m'y avez mis chaque jour depuis
que je suis doge; mais si vous voulez y ajouter les douleurs physi-
(lues, vous le pouvez ; ces membres atl'aiblis par l'âge céderont aux
étreintes du fer, mais il y a dans mon cœur une énergie qui lassera
vos supplices. {Entre un officier.)
L'officier. — Nobles vénitiens, la duchesse Faliero demande à
être admise en présence de la junte.
Benintende. — Qu'en pensez-vous, pères conscrits? Devons-
nous la recevoir?
Un" membre de la junte. — Elle peut avoir d'importantes révé-
lations à faire : ce motif doit faire accueillir sa demande.
Benintende. — Tout le monde est-il de cet avis?
Tous. — Oui.
Le doge. — Admira-
bles lois de Venise I q''i
admettent le témoign.jge
de la femme dans l'espnir
qu'elle dépo.scra contre
son mari ! Quelle gloire
pour les chastes dame.? du
cette noblecité! Maisceiix
qui siègent dans celte eng
ceinte, accoutumés à flé-
trir de leurs hlasplièmes
l'honneur des gens de
bien, ne font que suivre
leur vocation. Mainte-
nant, lâche Sleno, si cette
femme doit faillir, je te
pardonne ta calomnie,
ton acquittement , ma
mort violente et ta misé-
rable vie. (i« DUCHESSE
enl/-e).
Benintende. — Mad.i-
me, ce tribunal équitable
a résolu de faire droit à
votre demande, quelque
insolite qu'elle soit. Tout
ce que vous avez à nous
dire, nous l'écnuterons
avec le respect dû à votre
rang et à vos vertus. Mais
vous pâlissez! Qu'on sou-
tien ne la ducliesse! qu'on
avance un siège.
Angiolina. — Ce n'est
qu'une faiblesse passagè-
re... je suis mieux. Par-
donnez-moi...je ne m.'as-
sieds pas en présence de
mon prince et de mon
époux, quand lui-môme
est debout.
Benintende. — Quel
motif vous amène, ma-
dame?
Angiolina. — Des bruits
étranges, mais trop con-
firmés par tout ce que
j'entends et t(]Ut ce que
je vois , sont arrivés jus-
qu'à moi ; et je viens pour
connaître toute l'étendue
de mon malheur; par-
donnez la précipitation
de ma démarche. Est-il vrai?... je ne puis parler... je ne puis for-
muler ma questiun... mais vos yeux (|ui se détournent, vos fronts
sinistres ont répondu d'avance... 0 Dieu! ce silence est celui de la
tombe !
Benintende, après un moment de silence. —Madame, épargnez-
nous, épargnez-vous à vous-même la répétition d'un acte qui fut pour
nous un devoir terrible, impérieux, envers le ciel et les hommes!
Angiolina. — Parlez toujours; je ne puis, je ne puis... non , je
ne puis encore le croire, même à présent. Est-il condamné ?
Benintende. — Hélas!
Angiolina."— Elait-il donc coupable?
Benintende. — Madame! le trouble naturel de vos idées dans un
pareil moment rend cette demande e.xcusable; dans tout autre cas,
ce serait un délit grave que de former un tel doute contre l'équité
d'un tribunal suprême. Mais interrogez le doge, et s'il nie en pré-
sence des preuves produites contre lui, croyez-le aussi innocent que
vous-même.
323
LBS VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLOSTRËBS.
Angiolina. — Ksi-il M'ai? iium st^JKniMir... mon Koiivfirain... O
vous l'ami ilr mon [iniiMu \>hc .. vous si ^riinil »ur Ick clmmi)» do
iialaillo , si siiK'' <l^>"''' l^^* conseils , déiuuuU'z los paroles de cet
lioinine!... Vnus ^Mrde/ lo silonrel
llKM.NTEMiK. — Il a déjà confessé 8on crime, cl vou» voyez que
in.'iinli'iiaiil il un l<! nif |)n.<i.
Anoiolina. — Soit : mais il ue doit pas mourir.... IDparfrm'z |i;
piMi (raniK'fs (|ni lui reslciit; la honlo et la douleur les rHuironl à
un petit nombre de jours! un instant de culpabilité iiupuissiuite ne
iliiji [ins ellai'cr seize lustres iraetiims glnrieiises.
UK.MNTb.NUti. — Larrét doit ôlro execute sans délai et sans lé-
mjssidii.
Ant.iolina. — Il est coupable... mais la clémenre peut encore
.s'étendre sur lui.
Be.mktkmii:. — La clémence en cette occasion ne se concilierait
pas avec la jusiiee.
AiXiioi.i.NA. — Hélas I seipncur, l'bommc qui n'est que juste est
cruel. Qui resterait vivant sur la terre, si tous étaient jugés suivant
les l•^^'les do lajiisiicc'^
ItB.M.NTE.NUB. — Lc salut dc l'Etal exige son châtinicnl.
Anuioli.na. — Sujet, il a servi l'Etal; général, il l'a sauvé; souve-
rain, il l'a K'ouverné.
Un ukuiirl du conseil. — Conspirateur, il l'a trahi.
An'gioli.na'. — Sans lui, il n'y aurait point aujounl hui d'Etat à
sauver ou <i détruire; et \ous , qui prononrez ici la mort de votre
libérateur, vous seriez à raiiii'r dans les galèvcs nmsulm.ines, ou ,
ebarpés de cbaincs, vous travailleriez dans les mines des lluiisl
l.N MEMiuiii DU CONSEIL.' — Nou, uiadaïue, il en e«t qui périraient
plutôt que dc vivre esclaves!
Angiolina. — S'il en est dans cetto enceinte , toi, tu n'es pas du
nombre : les vrais braves sont ^'énéreux pour les vaincus... N'est-il
plus d'c<poir?
Uemntenok. — Il n'y en a plus, madame.
Ant.iolina, se tmirnant vers le duye. — Meurs donc, Faliero!
I>iiisqu'il le l'aul ; meurs connue doit mourir l'ami de mon père. Tu
l'es rendu coupable d'une grande faute ; mais la dureté de ces
bommcs t'a justifié plus qu'à demi. Je les aurais implorés... sup-
|>liés... comme le mciulianl alTamé qui demande du pain.... ma
voix en, pleurs eût invoqué li'ur clémence comme ils invoqueront
celle dc Dieu, qui leur répondra ainsi qu'ils me répondent... si cela
n'eiit été iiidigiK! do Ion nom et du mien , et si la froide cruauté
écrite dans leurs regards ne m'annonçait des cœurs lAcbes (lui se
vengent. Subis done la deslinée comme un prince doit la subir.
Le doge. — J'ai vécu trop longtemps pour ne pas savoir mourir!
Pes prières ne feraient pas plus d'iuipression sur ces hommes que
les bêlements de l'agneau n'en l'ont sur le boucher, ou les pleurs
(les matelots sur la vagne irritée. Je ne \oiii!rai8 pas môme d'une
vie éternelle, s'il me fallait la lenir des mains de misérable;» dont j .li
voulu bri.ser le joug mimstrueux.
MiciiKL Sténo. — Doge! J'ai un mot à te dire, ainsi qu'à celle
noble daine, que j'ai tant olVensée. Plût au ciel que ma <loiiienr ,
ma honte ou mon repentir |iiisseiit anéantir 1 ine.xorablc passé! .Mais
di-;ons-noiis , du moins, adieu en chrétiens, et séparon.s-nùus en
paix. C'est a\ec un cœur contrit que j'implore , non votre pardon ,
m.iis votre compassion à tous deux, et (|iic j'offre ^Dieu mes prières
pour vous, quelque impuissantes nu'elles soient.
AN(iioLiNA, — Sage nenintende, aujourd'hui premier jt^e de
Venise, c'est à vous que je m'^idrcsse, en réponse aux paroles quo
vieni de prononcer re seigneur. Dites à l'infdme Sténo ipie les pa-
roles calomnieuses d'un bomnie le! que lui n'ont jamais excité dans
le cd'iir (le la lille de l.orédnn qu'un senliment de commisération
pour lui. Je voudrais iiiie tous eussent montré pour ses propos au-
tant dc mépris qu ils m'ont inspiré <lo pilié : je préfère mon hon-
neur ;i mille existences, si elbrs pouvaient toutes se concentrer dans
la mienne; mais je ne voudrais pas qu'il en eoi'ilAt la vie à per-
sonne pour avoir attaqué ce qu'il n'est donné à aucune puissance
bumaine d'atteindre... le senliment de la vertu, dont la récompense
est en elie-mèmo et non dans ce ipi'on jjcnse d'elle. Tour moi , les
(laroles du calouiniateur ont été ce qu'est le vent pour le rocher;
mais... hélas!... il est des esprils plus irritables sur lesquels de tels
outrages font l'effet dc l'ouragan sur les flots; il est des ftines pour
qui lombie seule du déshonneur est une réalité i)lus terrible i|ue la
mort et lu malédirtion éternelle ; des hommes qui ont le Ion de s'ef-
faroucher il la moindre raillerie du vice , et qui, sacliant résister ;\
tous les alliaiis (lu plaisir , .^ loules les angoisses de la douleur,
ne peuvent sansetl'roi \oir le mi>indresoulflc ternir le nom superbe
sur le(pi(d ils avaient placé leurs espi'rances, jaloux de ce nom
comme l'aigle de son aire. Puisse coque nous voyons maintenant, ce
(pie nous sentons et souffrons, arrêter ;\ l'avenir ces misérables ca-
lomniateurs, et leur apprendre à ne pas s'alta(iucr, dans leur dépit,
il des èlresd'un ordre supérieur! Ce n'est pas la première fois (|u il
a sulli d'un insecte pour moilre le lion en fureur; une flèche au
talon lit mordre la poussière au brave des bravos; le déshonneur
dune femme amena la ruine dc Troie; le déshonne*ir d'une femme
engagea Home à chasser pour jamais ses rois; un époux onlrau-é
amena b^n Ijaulois h Clusiiim , puis h Rome, qui fui c|ii"'lipie temps
esclave; l'univcni avait supporté les eruniités de i;.ilii;il.i, nii ge.slo
obscèiKj lui coûta la vie; linjure d'une vierge lit de J'Ksp.ignc un«
iirovince maure, et deuxlicneKcalnmnieu<<e«dc .Sl«io auront décimé
Venise, mis en péril un sénat huit fois wrulaire, <U:\Tl\né un prince,
abattu «a tête ilécoitronnéc, et fotgé de nouveaux fers h un peuple
gémissant! Comin(> la courtisane qui incendia Poisi'polis, que leinisi';-
rablcsoitrier de cet exploit; il le peut... c'est unorgueil digne de lui!
Mais qu'il ne vienne pas insulter par ses prières aux derniem mo-
iiieiils d'un liomnic qui. aujourd'hui accusé, fut naguère un héros;
lien de bon ne saurait venir d'une telle source , cl de lui nous ne
Voulons rien maintenant ni jamais. Non» le laissons ,'i lui-même;
c'est le laisser dans l'abline le plus profond de la Irnsscse liumaine.
Le pard(Ui est fait pour les liomme.s et non pour les reptiles.
Nous n'avons pour Sieno ni pardon ni colère; les êtres leU (pie lui
Sont faits pour darder leur venin, les êtres supérieurs pour souffrir;
c'est la loi de la vie. L'homme mordu par la vipère peut bien écraser
la bêle venimeuse, mais il ne seul point de colère; le reptile a obéi
h Son instinct, et il est des bomnii.'s reptiles dont l'Ame cal plus
rampante que le ver' même de la tombe.
Le do(;b, a Beniiilende. — Seigneur! achever ce que vous regardez
comme votre devoir.
Uenintendb. — Avant de procédera l'accomplissement de ce de-
voir, nous prions la princes.se dc vouloir bien se retirer; il lui sera
trop doulourcu.x d'en être témoin.
Angiolina. — Je le sais, mais je dois souffrir tout le reste, car cela
fait partie de mon devoir... Je ne quiticrai point mon mari que je n'y
sois contrainte |iar la force... Poursuivez, ne craignez point de ma
part des cris, des soupirs ou des larmes ; dût mon cœur se briser, il
se taira... Parlez, j'ai lii quehpic cho.se (jui domptera tout.
Bemntendb. — Mariuo Faliero, doge de Venise, comte de Val
di .Maiino, -sénateur, pendant longtcni|is général de la flotte et de
l'.uuii'e . noble véoilien plus d'une fois chargé par l'Etal des plus
hauts eiuplois, écoute ta sentence! Convaincu, par un grand nom-
bre de lémoit;nages et de preuves, ainsi (pic par les propres aveux ,
d'un crime de trahison inou'i jusqu'à ce jour... lu as encouru la
peine de mort. Tes biens seront'confisqués au profit de l'Klat; ton
nom sera rayé de ses annales : on ne le rappellera que le jour où
nous célébrerons par de publiques actions de gnlces notre (Jélivrance
miraculeuse. Ce jour-là ton nom sera mentionné avec les trcmble-
ineiilsde terre, la peste, l'ennemi étranger et le grand ennemi des
hommes; et nous remercierons annuellement le ciel d'avoir pré-
servé nos jours et notre patrie dc tes complots pervers. Li place
où eu ta (pialité de doge devait être mis ton portrait, parmi ceux de
tes illustres préiléeejseurs , sera lais-Si'e vide cl couverte d'un voile
noir; 6t ai: ' oit gravés ces mot'i : «C'est ici la place de
.Maiino lali pour ses crimes » .
Le i)0(.i: lies! » Mais (pi'imporlc? toutes ces précau-
tions seront iiiuiil'j>. i e voile noir étendu sur mon nom proscrit, ce
voile ([ui cachera ou semblera cacher mes traits , attirera plus les
regards que les mille porirails de res tyrans du peuple qui étale-
ront sur la toile leur brillant costume (Jucal. « Derapilé pour st?s
crimes!... » Quels crimes? Ne vaudrait-il pas mieux rappeler les
faits, afin que le spcclaleur pût approuver la sentence ou du moins
ajiprendie le motif de mes actes! Quand il saura qu'un doge a con-
spiré, qu'on lui dise pourquoi, cela fait partie dc votre histoire I
Bbninten'db. — Le Usmpsse chargera de résoudre celle question ;
nos fils jugeront le jugement de leurs pères , que maintenant je
prononce, l^imme doge, re\êtu du manteau ducal, tu seras conduit
à l'escalier des Géanls, tbé.ltre de ton investiture et de celle '
tous nos princes; là, après qu'on t'aura dépouillé dc la couroi
ducale, tu auras la tète tranchée ; et que le ciel ait pilié de ton 'hu
Le doge. — Est-ce là la sentence de la junte?
Denintende. — Oui.
Le I)0(;e. — Je l'accepte... Et quand aura lieu fcxeculion ?
Henintende. — Immédiatement.... Fais la paix avec Dieu : dans
une heure, fuseras en sa présence.
Le doue. — J'y suL' déjà, cl mon sang montera vers le ciel avant
les Ames'de ceux qui vont le répandre... Toutes mes terres sont-
elles conlis([uées?
Bemmtende. — Elles le sonl,|ainsi que tes joyaux, les trésors. ••■-
biens de toute nature, moins deux mille ducats dont lu peux <!
poser.
Le doge. — Cela est dur; j'aurais voulu réserver mes terres |
dc Trévise , que je tiens par investiture de Laurence comie-é\('- ;
de Céncda. et qui devaient conslilucr un fief perpétuel, liansu,
sible à mes héritiers ; j'aurais voulu . disje , les partager entre in.i
femme el mes )iarenls , abandonnant à l'État mon jialais , mes tré-
sors et loiil ce que je possède à Venise.
Bi;ninti;nde. — Tes parents sont eux-mêmes mis au ban de l'Elat :
leur chef, ton neveu, est menacé d'une accusation capitale. .Mais le
conseil .ijourne pour le moment toute décision à cet égard ; si lu
veux faire une dotation h ta veuve, ne crains rien , jusiice lui sera
rendue.
Anciiolinv. — Seigneur . je ne prendrai point ma part des dé- .
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
323
pouilles (le mon mari ! sache;; qu'à dalcr de ce jour, je me consacre
à Dieu, el vais cherclior un refuge dans le cloître.
Le doge. — Allons! ce moment est pénible , mais il prendra fin.
Avez-vous quelque chose encore à m'imposer, outre la mort?
Benintende. — Il ne le reste plus qu'à le confesser et à mourir.
Le prèlre est revêtu de l'étole; Il glaive est tiré du fourreau ; l'un et
l'aulre l'allendent... Mais surtout ne songe point à parler au peuple:
une foule innombrable se presse autour des portes , mais elles sont
fermées ; les Dix, les avogadori, la junte et les principaux des Qua-
rante assisteront seuls à ton supplice; ils sont prêts à escorter le
doge.
Le doge. — Le doge?
Benintende. — Oui 1 le doge. Tu as vécu el tu mourras souverain.
Tu oublias ta dignité quand tu te ravalas à comploter avec d'obscurs
coupables; nous ne l'oublions pas, nous, et, jusqjie dans ton chil-
limenl, nous respectons la dignité du prince. Tes vils complices
sont morts comme meurent des chiens ou des loups; mais toi, lu
tomberas comme tombe le lion sous les coups des chasseurs ,
entouré d'hommes qui éprouvent encore pour loi une noble com-
passion , et déplurent celte mort inévitable, provoquée par ta sau-
vage fureur, par ta royale audace. Maintenant nous le laissons te
préparer; sois bref; bientôt nous l'accompagnerons à l'endroit où
naguère nous avons été unis à toi comme tes sujets et tes conseillers,
et oîi maintenant ces liens doivent être pour jamais rompus... Gardes!
escortez le doge jusqu'à son appartement. ( Tous sortent. )
SCENE IL
L'appartement du Doge.
LE nOGE, prlsonnkv, la duchesse.
Le doge. — Maintenant que le prêtre est parti, il serait inutile de
jirolonger de quelques minutes ma misérable existence; encore une
douleur, celle de le quitter, el je renverserai le peu de sable qui reste
encore de l'heure qui m'a été accordée... Le temps et moi nous
avons réglé tous nos comptes.
Angici.ina. — Hélas I et de tout ceci c'est moi qui suis la cause ,
la cause innocente I Cette lugubre union, que tu promis à mon père
au moment de sa mort, elle a scellé la tienne I
Le doge. — Non. 11 y avait en moi quelque chose qui me réser-
vait à subir un grand revers; je m'étonne seulement «jue le coup
ail été suspendu si longtemps; et cependant il m'avait été prédit.
Angiolina. — Comment, prédit?
Le doge. — Il y a bien longtemps de cela ; j'étais jeune, je servais
la République en qualité de podestat et capitaine de la ville de Tré-
vise. Un jour de fête, l'évêque, qui portait le Saint-Sacrement, ex-
cita mon impatience et ma colère par sa lenteur, et la réponse hau-
taine qu'il fit aux reproches que je lui adressais; je levai sur lui la
main , le frappai , et le fis tomber à terre avec son fardeau sacré.
S'étant relevé, il étendit vers le ciel ses mains tremblantes d'un
pieux courroux, puis, montrant l'hostie sainte qui s'était échappée
de ses mains, il se tourna vers moi : « Un moment viendra, dit-il,
où celui que lu as renversé te renversera. La gloire désertera ta
maison; la sagesse abandonnera Ion ;\me, et dans la pleine matu-
rité de ton esprit, une démence de cœur le saisira; tu seras déchiré
par les passions à une époque de la vie où , chez les autres hommes,
les passions s'éteignent ou se transforment en vertus. La majesté de
la vieillesse ne couronnera la tête que pour la faire tomber; les
honneurs annonceront ta ruine; les cheveux blancs, la boute; les
uns et les autres, la mort; mais non cette mort qui sied au vieil-
lard. » Ce disant, il passa son chemin... La prédiction se vérifie.
Angiolina. — Et comment, ainsi averti, ne vous être pas elTorcé
de détourner cette fatale destinée et d'expier votre faute par la péni-
tence.
Le doge. — J'avoue que ces paroles de l'évêque pénétrèrent aii
fond de mon cœur, tellement que je me les suis souvent rappelées
au milieu du tourbillon de la vie, où elles me faisaient tressaillir
comme la voix d'un spectre dans un rêve surnalui'el ; et je me re-
pentis. Mais je n'ai jamais eu pour habitude de reculer en quoi que
ce fût : quel que dût être mon avenir, je ne pouvais le changer, je
ne le craignais pas... Ce n'est pas (out : lu ne peux avoir oublié une
circonstance que tout le monde se rappelle. Le jour de mon débar-
quement ici comme doge , à mon retour de Rome , un brouillard
épais précéda mon navire, semblable à la colonne sombre qui mar-
chait devant Israiil sortant d'Egypte ; en sorte que le pilote perdit sa
route , et nous fit aborder entre les piliers de Saint-Marc, où l'on
exécute les criminels, au lieu de nous débarquer, selon l'usage, à
la Riva délia Paglia... Tout Venise frissonna à ce présage.
Angiolina. — Ah I que servent maintenant ces souvenirs?
Le doge. — J'éprouve une consolation à penser que ces choses
sont l'œuvre de la destinée; j'aime mieux céder au ciel qu'aux
honimes; je me plais à mettre une foi aveugle dans la fatalité, et à
voir des inslrum«nls d'une puissance supérieure dans ces mortels,
dont la plupart, je le sais, sont vils conmie la pou>ssière, et aussi im-
puissants que viis. Ils n'ont rien pu par eux-mêmes... ils n'ont pu
vaincre Ctlui qui avait tant de fois vaincu pour eux.
Angiolina. — Employez le peu d'instants qui vous restent à des
pensées plus consolantes , et pour prendre votre vol vers les cieux ,
soyez en paix même avec ces misérables.
Le doge. — Je suis en paix. Je la dois, cette paix, à la certitude
qu'un jour viendra, où les enfants des enfants de mes bourreaux, où
cette ville orgueilleuse el ces flots azurés, et tout ce qui fait la gloire
et la splendeur de ces rivages, où tout cela ne sera plus que déso-
lation et malédiction, où Venise enfin deviendra la risée des peuples,
une Carthage, une Tyr, une Babel de l'Océan !
Angiolina. — Cessez de parler ainsi : le flot de la colère déborde
en vous jusqu'au dernier moment ; vous vous abusez vous-même ,
et ne pouvez rien contre vos ennemis... Soyez plus calme.
Le doge. — Je suis déjà dans l'éternité : elle se déroule devant
moi; et je vois... d'une mani?!re aussi palpable que je contemple
ton doux visage pour la dernière fois... je vois les jours dont mes
prédictions menacent ces murs et ceux qui les habitent.
Un gaude, s avançant. — Doge de Venise, les Dix attendent Votre
Altesse.
Le doge. — Adieu donc, Angiolina !... que je t'embrasse encore...
Pardonne au vieillard qui fut pour toi un époux affectueux , mais
fatal; .chéris ma mémoire. Je n'en aurais pas réclamé autant pour
moi si j'eusse vécu; mais maintenant tu peux méjuger avec plus
d'indulgence , en voyant que toutes mes mauvaises pensées sont
calmées. En outre, de tous les fruits de mes longues années, la
gloire, la richesse, la puissance, un grand nom ; de tous ces fruits
qui, ordinairement, laissent quelque éclat sur la tombe d'un homme,
il ne me reste rien ; pas une parcelle d'honneur, d'amitié ou d'estime,
rieu dont la fastueuse douleur d'une famille pût extraire seulement
uneépitaphe; une heure a su fli pour déraciner toute ma vie antérieure,
et j'ai survécu à tout, excepté à Ion cœur, asile de pureté, de bonté,
de douceur, dont la douleur silencieuse, mais sincère, conservera...
Comme tu pâlis !... Hélas ! elle s'évanouit!... Le pouls et la respira-
lion lui manquent!... Gardes I prêtez-moi votre aide... Je ne puis la
laisser eu cet état; et cependant, peut-être, vaut-il mieux qu'il en
soit ainsi chaque moment d'insensibilité lui épargne une
torture. Quand elle aura secoué cette mort passagère, je serai avec
l'Eternel... Appelez .ses femmes... Encore un regard !... Que sa main
est froide I... aussi froide que sera la mienne avant qu'elle ait repris
ses sens... Oh! donnez-lui les soins les plus attentifs, et recevez
mes derniers remerciments... Maintenant je suis prêt. ( Les sui-
vantes d'Angiotlna entrent et entourent leur maîtresse évanouie.
— Le Doge sort accom/jagné des gardes.)
SCENE III.
La cour du palais ducal. Les portes extérieures sont fermées pour empê-
cher le peuple d"y pénétrer. — Le doge, revêtu du costume de sa di-
gnité, s'avance au milieu du conseil des Dix et d'autres patriciens. It est
suivi par des gardes jusqu'au sommet de l'escalier des Géants, c'est li
qu'est placé l'exécuteur, son glaive à la main. — En arrivant, un mem-
bre du conseil des Dix dépouille la tète du doge de la toque ducale.
Le doge. — A dater de ce moment le doge n'est plus rien, et me
voilà enTiu redevenu Marino Faliero ; c'est quelque chose, bien que
ce soit pour un seul moment. C'est ici que j'ai été couronné : le ciel
m'en est témoin, je ressens plus de joie à résigner ce brillant jouet,
ce colifichet ducal, que je n'en éprouvai à ceindre ce fatal ornement.
L'un des dix. — Tu trembles, Faliero!
Le doge. — Oui, mais c'est de... vieillesse.
Beni>'tende. — Faliero, as-tu à faire au Sénat quelque recomman-
dation compatible avec nos lois ?
Le doge. — Je recommande mon neveu à sa clémence, ma femme
à sa justice ; entre l'Etat etmoi tout doit être compensé par ma mort,
et par une telle mort.
Benintende. — Il sera fait droit à l'une et à l'autre de ces de-
mandes, malgré Ion crime inou'i.
Le doge. — Inouï! certes; l'histoire nous présente une foule de
conspirateurs couronnés, tramant contre le peuple; mais un souve-
rain qui meurt pour le rendre libre . cela ne s'est vu que deux fois.
Bemntende. — Et quels iirinces sont morts pour une telle cause?
Le doge. — Le roi de Sparte et le doge <le Venise... Agis et Fa-
liero.
Benintende. — Te reste-t-il encore quelque chose à dire ou à
faire ?
Le doge. — Puis-je parler ?
Benintende. — Tu le peux; mais rappelle-toi que le peuple est
hors de la portée de ta voix.
Le doge. — Ce n'est plus aux hommes que je m'adresse, mais au
temps et à l'éternité dont je vais faire partie. Eléments, avec qui je ,
me confondrai tout à l'heure, que ma voix soit comme une âme
pour vous ! Vagues d'azur, qui portiez ma bannière! venis, qui vous
jouiez dans ses plis avec amour, qui tant de fois avez enflé lua voile
J2i
LES VEILLÉES IJTTftRAlRES ILLUSTRÉES.
el prM vos ailes h ma flollft violoricuspl el toi, terre ^l^ang^rc ,
qui as bu ce saiip vnlunlaireiiicnl épanché par plus d'une l>iessure I
pnvcs, qui, loiil h l'Iicure, n'al)S(irl(orez pas le [leii ipii m'en reste ;
car il moulera vers le ciel ! rieiix qui le roceirez ! soleil . qui hrilles
f\n loiilca ces choses, el loi, qui allunu's les soleils el qui les éteins,
je vous prcndi tous Ji léuioiu! je ne suif pas innocent... maiscenx-
Ifi le soiil-ils? Je meurs; mais je serai venpé; les siècles lointains
. m'.Tpparaissenl flottants sur l'aliimc de l'avenir ; et avant t|ue mes
veux se ferment , il leur est donné de voir le ctiAliineiit réservé îi
celle ville orgueilleuse !... Oui, il couve silencieusement le jour où
la eiiéqui éleva un rempart contre Attila courhera la t'^le lAchemenl
cl sans ccmilial, dev aiil un Atlila brtiard. sans nu^oie verser pour se
défendrenulant de s.inp qu'il en coulera tout ii l'Iieure de ces vieilles
veines, épuisées pour la proléper... Klle sera vendue cl achetée, cl
ilonnée en apanape h des maiires qui la mépriseront! D'empire, elle
deviendra province, de capitale petite ville, avec des esclaves pour
♦éuat, «li's uiendianls poin* nobles et nn peuple de courtisanes! 0
\enis( I quanil l'Hébreu occupera les palais, le lliin tes ciladelles ;
(piaiiil le (jri'c. maiire de les marchés, s'y promènera en souriant;
i|iiaiid, le lonp de les rues étroites, les patriciens mendieront un pain
airiri-. et, dans leur houleuse indiKcnce, feront de leur tmblesse un
litre h la compassion! quand le petit nombre de ccix qui auront
conservé les débris de Iherilasre de leurs plorieux ancêtres ram -
pcnuil aux [lii'ils du lieutenant barbare d'un \ico-roi, dans ce même
palais où ils mirent h morl leur souverain ; quand, se p;nant d'un
nom illustre iléslionoré par eux, nés d'une mère adultère , or-
Kueillcuse de ses impudiques ;imours avec le gondolier robuste ou le
soldat étranger, ils se feront ploire de trois Rénérations de liAlardise ;
quand tes fds, descendus au point le plus l)as dans l'échelle des êtres,
seront cédés aux vaincus par les vaiiiqururs, qui n'en voudront pas,
méprisés comme lAches par de moins lAches qu'eux, et repoussés
par les vicieux eux-mêmes pour des vices monstrueux que nul ne
pourra spécilicr ni nonnner; quand , de l'héritage de Chypre, au-
jourd'hui soumise à ton sceptre, il ne te restera que son infamie
transmise ."i les fdies, quand tous les maux des lîtals conquis .s'atta-
cheront à toi, le vice sans splendeur , les plaisirs des sens privés
Miênre du brillant relief de l'amour; mais à la place de ce dernier,
riiabilude d'une débauche grossière , un libertinage sans passion ,
une impudicilé froide cl compassée, réduisant en art les faiblesses
d(! la nature... quand tous ces fléaux , et d'autres encore , seront ton
partage; quand le sourire sans joie, les amusements sans plaisir,
la jeunesse sans courage, la vieillesse sans dignité; qu.ind la
b.i.ssesse el limpuis-sance auront fait de toi , ô Yenisei le pire des
déserts peuplés; alors, dans le dernier rAlc de ton agonie au milieu
de tous les supplices . dont tu seras victime, rappelle-loi le mien I
Caverne de brigands ivres du sang de leurs princes, enfer au mi-
lieu des eaux, Sodoiue de l'Océan ! je le dévoiip aux dieux infer-
naux, loi el ta race de serpents 1 [Ici le dor/r se tourne vers l'e'ré-
cii/ci/r el lui dit : ) Esclave! fais ton métier ! frappe comme je frap-
p.iis l'ennemi! frappe comme j'aurais frappé ces tyrans! frappe
de toute la force de mon anathème I et ne frappe qu'une fuis. [Le
(loge se jet le à genoux , et au moment où l'exécuteur lève son
glaire, la toile tombe. )
SCENE IV.
l-a piazza et la piazzetla de Saint-Marc. — Le peuple est rassemblé en
foule autour des grilles du palais ducal, qui sont fermées.
Pnr.MiF.R ciToviiN. — J'ai atteint la grille, et je puis distinguer
les Dix rangés autour du doge, dans leur costume de cérémonie.
Siif.oNn CITOYEN. — Je uc puls, malgré mes efl'orls, parvenir jus-
qu'à loi. Que se passe-t-il 1 tâchons au moins d'entendre, puisqu'il
n'y a que les (dus rapprochés de la grille qui puissent voir.
Lf: PRHMii-n niTOYiîN. — Un d'eux s'est ap|iroi'hé du doge; voil.'i
qu'on dépouille sa tète de la loque ducale. Mainlenanl il lève les
yeu.x au ciel ; je les vois briller, je vois le mouvement de ses lèvres...
Silence!... Silence I Ce n'est qu'un niurraurc... Maudit éloigne-
nicnl ! on ne peut comprendre ses paroles ; mais sa voix senfle
comme les sourds grondements du tonnerre. Oh! si nous [louviuus
seulement entendre une phrase I
Skconu citoyen. — Silcnccl peul-cire saisirons- nous quelques
sons.
VnKMiKR CITOYEN. — C'est en vain que je prèle l'oreille : je ne
puis lenlendre... Ses cheveux blancs flottent au souffle des vents,
comme l'écume sur les vagues! Maintenant .. Maiuteiiaul il s'a-
pen(uiillc.... el h présent ils forment un cercle autour de lui, et
on n'aperçoit plus rien... Mais je vois l'épée en l'air... .\h ! écou-
tez ! elle frapjie! [Le peuple murmure.)
TnoisiÉsii; »;itovi;n. — Ils ont assassiné celui qui voulait nous
afl'ranehir.
yuATniii.ME CITOYEN. — Il a toujours été bon pour le peuple.
CiNQOïKVE CITOYEN. — lls Ont sageincnl fait de tenir les prille.^
fermées. Si nous avions su avant de venir ce qui Allait se pa>-ser...
nous aurions apporté de quoi forcer les portes.
Sixii;me CITOYEN. — Etes-vous bien sûr qu'il soit mortT
Premier citoyen. — J'ai vu l'épée s'abattre... Voyez 1 que vient-
on nous monlrcr'?
Sur le hnlron du paints , diml lu ftimdr donne sur la place ,
s'iironri' un rliifdi s /Ji.r, lenrini a la main mi t/laive eiuianylanle;
il l'ngifr Irais fais aux ijru.r du peuple et dit :
I,a justice a frajqié le grand coupable.
les grilles s'ourrent : le /yeuple se pri'ripite vert l'escalier des
(ieants, où l'e.récutiou a eu lieu. Les plus avancés crient a ceux
qui sont derrière eux :
La lètc sanglante roule sur les marches de l'escalier des (Icaiils I
(Im toile tombe.)
FIN IIE SIARINO FAI.IKRO. ,
CAIN
MVSTi;nE Tiiii'; di-: l ancii;n -Ti;srAMn:NT.
• PERSONNAGES.
Hommes : Adam. — Cain. — Abei.
Esprits : Un ange du SEioNEim. — Liciper.
Femmes Eve. — Adah. — Zillaii.
A€TR PBE!HIBR.
Environs du Paradis, Lever du soleil.
AHAM, i-.VE, CAIN, ABEL, ADAH, ZII.LAn ,
offrant un sacrifice.
AnvM. — Dieu éternel, infini ! sagesse suprftme ! toi dont la pa-
role, des ténèbres de l'abime , fil jaillir la lumière sur les eaux...
salut ! Jéhovah ! ([uand revient la lumière, salut !
livE. — Dieu 1 qui nommas le jour, en séparant le matin et la
nuit, auparavant confondus... qui divisas les flots, et donnas le
nom de iirmaraent à une partie de ton ouvrage, salul I
Abel. — Dieu! qui groupas les éléments pour en composer la
lerre... l'océan... l'air... et le feu ; qui, après avoir créé le jour et
la nuit, ainsi que les mondes sur lesquels se répandent leur lumière
et leur ombre, formas des êtres pour en jouir, les chérir el te chérir
toi-même... salut! salut!
Adaii. — Dieu éternel! Père de toutes choses! qui fis ces ôtre.^
bons el beaux, pour être aimés par-dessus tout, à l'exception de
toi... permets qu'en l'aimant je les aime aussi... salut! salul!
ZiLi.AH. — O Dieu! qui, protégeant et bénissant toutes les œu-
vres de les mains , as permis ncaninoins au serpent de se plisser
dans le paradis, cl d'en expulser mon père , préserve-nous de tout
mal à venir... salul! salul!
Adam. — Caïn, mon fils, mon premier-né, pourquoi deineures-lu
muet?
Cain. — Pourquoi parler ?
AiiAM. — Pour prier.
Cain. — N'avez-vous pas prié?
AnAM. — Oui. el avec ferveur.
Cain. — Kl d'une voix élevée. Je vous ai entendus.
Adam. — Kl Dieu aussi, je l'espère.
Arel. — Qu'il eu soit ainsi !
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
323
Adam. — Mais loi, mon premiei--iié, tu continues de garder le
silence.
Cain. — 11 est mieux que je me taise.
Adam. — Pourquoi ?
Cain. — Je n'ai rien h demander.
Adam. — Et rien dont tu doives rendre grice !
Cain. — Non.
Adam. — Ne vis-tu pas?
Cain. — Ne dois-je pas mourir?
Eve. — Hélas! voici déjà le fruit défendu qui commence à tom-
ber de l'arbre.
Adam. — Et nous devons le ramasser. 0 Dieu ! pourquoi as-tu
planté l'arbre de la science ?
Cain. — El pourquoi, vous, n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'ar-
bre de vie? vous auriez pu alors braver le lyran.
Adam. — 0 mon fils! ne blasphème pas : ce sont les paroles du
serpent.
Cain. — Pourquoi pas ? Le serpent a dit vrai; d'un côté était l'ar-
bre de vie; de l'autre, l'arbre de la science : la science est bonne,
et la vie est bonne; en quoi l'une et l'autre réunies seraient-elles un
mal?
Eve. — Mon enfant! lu parles comme je parlais dans le péché,
avant ta naissance. Que je ne voie pas mon mallieur se renouveler
dans le tien. Je me suis repentie. Mon fils ne doit pas tomber ici
dans les pièges qui , au sein du paradis , ont perdu ses parents.
Conlente-toi de ce qui est. Si nous 1 avions fait, tu serais heureux au-
jourd'hui... O mon fils!
Adam. — Nos prières sont terminées; séparons-nous. Que chacun
se rende à son travail... il n'est pas pénible, bien que nécessaire :
la lerre est jeune , elle nous donne ses fruits avec bonté el sans
beaucoup d'etTorts.
Eve. — Cain, mon fils, vois ton père content et résigné; fais
comme lui. [Adam et Eve sortent).
ZiLLAH. — Ne veux-tu pas te calmer, mon frère?
Abel. — Pourquoi garder sur ton front celte tristesse , qui doit
allirer la colère de lElernel?
Adah. — Cain, mon bienaimé, me regarderas lu donc, moi
aussi, d'un air sombre?
Gain. — Non, Adah, non. Je voudrais être seul un moment.
Abcl, je souffre au fond du cœur , mais cela passera. Précède-moi,
mon frère... je ne tarderai pas Ji le suivre. El vous aussi , mes
sœurs, ne m'attendez pas; votre douceur ne méiile pas un accueil
larouchc : je vous suis tout à l'heure.
Adah. — Si lu lardes, je viendrai le chercher ici.
Abel. — La paix de Dieu soit avec ton esprit, mon frère! {Abel,
Zillah et Adah sortent.)
Cain, sent. — Et voilà donc la viel... le travail. Et pourquoi
travailler? Parce que mon père n'a pas su conserver sa place dans
Eden. Qu'avais-je fait, moi ? je n'étais pas né ; je ne demandais pas
à naître , et je n'aime pas l'élat où cette naissance m'a placé.
Pourquoi a-t-il cédé au serpent et à la femme? ou bien, après
avoir cédé, pourquoi en a-t-il été puni? L'arbre était piaulé, et
n'élait-il pas pour lui? Sinon, pourquoi l'avoir placé près de cet ar-
bre, le plus beau de tous? Ils n'ont à ces questions qu'une réponse?
« C'était la volonté du Maiire, et le Maître est bon. » Qu'en sais-je:
Parce qu'il est lout puissant, s'ensuil-il qu'il soit souverainement
lion ? Je ne juge que par les fails, et ils sont amers Cependant ,
il faut que je m'en nourrisse, pour une faute qui n'est pas la
mienne... Que vois-je? un Esprit qui a la forme des anges; néan-
moins son aspect a qnehiue chose de plus sévère et de plus triste.
Pourquoi donc frémir? Pourquoi le craindre plus que ces autres Es-
prits célestes, que je vois chaque jour brandir leurs glaives redou-
tables devant lesquels je m'arrête rêveur à l'heure du crépuscule,
alors que je viens jeler un coup d'œil sur ces jardins, mon légitime
héritage, et sur les arbres immortels qui couronnent les créneaux
défendus par les cliérubins ? Je n'ai point peur de ces anges armés
de feux. Pourquoi celui qui s'approche maintenant m'inspirerait-
il de l'elTroi ? 11 me paraît de beaucoup leur supérieur en puissance
et leur égal en beauté; et pourtant il semble n'être plus aussi beau
qu'il l'a été, ou qu'il pourrait l'être. La douleur paraît la moitié de
son immortalité. L'humanité n'est donc passeule à souffrir? H vient.
[Entre Lucifer.)
Lucifer. — Mortel !
Gain. — Esprit , qui es-tu ?
LuciFEtt, — Le maître des Esprits.
Gain. — Et comment se fait-il que tu les quittes pour visiter la
poussière î
Lucifer. — Je connais les pensées de la poussière ; j'ai pitié d elle
et de loi.
Gain. — Comment I lu. connais mes pensées ?
Lucifer. — Ce sont les pensées de tout ce qui est digne d'en avoir ;
la partie immorlelle de toi-même parle en toi.
Cain. — Quelle partie immortelle? Ceci n'a pas été révélé. L'im-
bécililé d'Adam nous a privés du fruit de l'arbre de vie; tandis que
par la précipitation de ma mère, le fruit de l'arbre de la science l'ut
trop tôt cueilli, et ce fruit, c'est la mort !
Lucifer. — On t'a trompé ; tu vivras.
Gain. — Je vis ; mais je vis pour mourir ; et vivant , je ne vois
rien qui rende la mort haissable, si ce n'est une répugnance in-
née, un lâche, mais invincible instinct, que j'abhorre, comme je me
méprise, et que pourtant je ne puis surmonter.... c'est ainsi que je
vis Plût au ciel que je n'eusse jamais vécu!
LuciFSK. — Tu vis, et dois vivre toujours : ne crois pas que ton
enveloppe extérieure et terrestre soit l'existence même... elle cessera
d'être, et alors tu ne seras pas moins que tu n'es uiainlcnanl.
Gain. — Pas moins ? et pourquoi pas plus ?
Lucifer. — Peut-être seras-lu comme nous sommes.
Gain. — El qu'êles-vous ?
Lucifer. — Nous sommes éternels.
Gain. — Etes-vous heureux ?
Lucifer. — Nous sommes puissants.
Gain. — Etes-vous heureux ?
Lucifer. — Non. Et loi, l'es-tu?
Gain. — Comment le serais-je ? Regarde-moi.
Lucifer- — Pauvre argile! Et tu prétends être malheureux ! toi!
Cain. — Je le suis... Et loi, avec toute ta puissance, qu'es lu?
Lucifer. — Un Esprit qui voulut remplacer ton Créateur, el qui
ne t'aurail pas fait ce que tu es.
Cain. — Ah ! tu ressembles presqu'à un dieu; et...
Lucifer. — Je ne suis pas Dieu. N'ayant pu le devenir, je ne
voudrais pas être autre que je suis. Il a vaincu... qu'il règne !
Gain. — Qui ?
Lucifer. — Le Créateur de ton père et de la lerre eulière.
Gain. — Et du ciel, et de tout ce qu'il contient, comme je l'ai en-
tendu chanter par les séraphins; c'est ce que répèle mon père.
Lucifer. — Ils disent... ce qu'ils sont obligés de dire, sous peine
d'être ce que je .suis... ce que tu es... moi , parmi les Esprits; toi,
parmi les hommes.
Gain.— Et quoi donc?
Lucifer. — Des âmes qui ont le courage d'user de leur immor-
talité, des âmes qui osent regarder le tyran face à face, dans sa
toute-puissance et son éternité, pour lui dire que le mal, son ouvrage,
n'est pas un bien ! S'il nous a faits, comme il ledit... ce que j'ignore
et ne crois pas s'il nous a faits, il ne peut nous défiire ; nous
sommes immortels!... Bien plus, il nous a voulus ainsi afin de pou-
voir nous torturer qu'il le fasse! Il est grand... mais dans sa
grandeur, il n'est pas plus heureux que nous dans notre lutte I La
bonté n'eût pas créé le mal ; a-l-il fait autre chose ? Mais qu'il con-
tinue de siéger sur son trône solitaire, occupé à créer des mondes,
pour alléger l'éternité qui pèse sur cette immense existence, celle
solitude sans partage. Qu'il entasse planète sur planète , il reste
toujours seuldaus salyrannieinfinie, indissoluble. S'il pouvait s'écra-
ser lui-même ; ce serait le prodige leplusprécieux qu'il eût jamais fait :
mais non... qu'il règne, else multiplie dans la douleur! Esprits
et hommes, nous sympathisons du moins... et, souffrant de toncert,
nous rendons plus supportables nos innombrables souffrances, en
les partageant tous entre tous. Mais lui, malheureux dans son élé-
vation, livré à l'inquiète aclivilé de sa misère, il faut qu'il crée et
crée encore...
Gain. — Tu me parles de choses qui depuis longtemps nagent
dans ma pensée comme des visions; je n'ai jamais pu concilier ce
que je voyais avec ce que j'entendais. Mon père et ma mère m'en-
tretiennent de serpents, de fruits, d'arbres; je vois les portes de ce
qu'ils appellent leur paradis gardées par des chérubins armés d'é-
pées flamboyantes, qui nous en interdisent l'accès, à eux comme à
moi ; je sens le poids d'un travail journalier et d'une pensée inces-
sante; autour de moi, mes regards se promènent sur un monde où
je semble n'être rien, et je sens naître en moi-même des pensées qui
semblent capables de dominer toutes choses mais je considérais
ce malheur comme mon partage exclusif... Mon père s'est résigné ù
son abaissement; ma mère a oublié cette soif de science qui lui fit ris-
quer la malédiction éternelle ; mon frère n'est qu'un jeune berger,
offrant les prémices de son troupeau à Celui par qui la lerre n'ac-
corde ses fruits qu'à nos sueurs ; ma sœur Zillah entonne cliaque
jour un hymne plus matinal que celui des oiseaux ; et mon Adah,
ma bien-aimée , ne comprend pas davantage la pensée qui m'op-
presse : jusqu'à présent je n'avais rencontré personne dont les
sentiments répondissent aux miens. Soil! je vivrai dans la société
des Esprits.
Lucifer. — Et si la nature de ton âme ne t'avait rendu digne
d'une telle société, tu ne me verrais pas maintenant devant toi,
sous un tel aspect : il eût encore suffi d'un serpent |)our le fasciner.
C\iN. — ■ Ah ! c'est donc toi qui as tenté ma mère?
Lucifer —Je ne lente personne, si ce n'est avec la vérité ; cet ar-
bre n'était-il pas celui de la science? et n'y avait-il pas encore des
fruits sur l'arbre de vie? Est-ce moi qui lui ai dit de ne pas cueillir
ceux-ci? est-ce moi qui ai placé des objets défendus sous la main
d'êtres innocents el curieux , en raison do leur innocence même ?
32(5
i.r.s VKILIJÎES i.nii=;H4<Ki-:s h.lustrées.
Jniirniii fail ilf \uiis Jes dieux, et celui qui vous a clia8s<'-ii a craiiil
hii-iu(nic dt3 \ous voir « iiiiiiiger dts fruits de vie el devenir des
dieux (•(Uiiiue lui. « Suul-cclàses paroles?
Cain. — Aiii.si rue les ont répétées ceux qui les oui entendues au
briiil di" la foudre.
l.iciFiJi. — Qui donc était le mauvai.s Esprit? celui qui n'a pas
Voulu vous laisser vivre, ou celui ([ui vous aurait fait vivre à jamais
nu sein dos joies et du pouvoir que donne la .science ?
Cain. — l'Ii^i au ciel qu'ils eu-'^scnl cueilli le fruit des deux arbres,
ou n'oïK'vsenl touclié ni à l'un ni à l'aulre I
Lfcii'EH. — Déjà l'un est h vous , l'autre peut eucore vous ap-
parie ni r.
Cain. — Comment?
I.bc.iFEB. — Montrez-vous ce que vous Mes, par vnlic résistance.
Ilien ne peut éteindre l'ilnie, si l'Ame veut être cllc-ménic, et se
lairc le centre de tout ce qui l'cutoure... lille fut créée pour com-
mander.
(^M.N. — Mais as-tu tenté mes parents?
I.KMFEn. — Moi? pourquoi et comment les aurais-je tentés?
Cain. — Ils disent que le .'icipent était un Esprit.
LiciFi-n — Qui le leur a dit ? Cela n'est point écrit là-haut il'or-
(,'iicilleux Créateur ne saurait à ce |)oinl dénaturer la vérité. Mais
les terreurs exagérées de l'homme et sa vanité nuérile peuvent
avoir rejeté sa lAche défaite .«ur la nature spirituelle. Le serpent
était le serpent ..* et rien de plus; et pourtant il n'était point
inférieur à ceux qu'il a tentés: sa nature était d'ar^'ile comme la
leur... mais il leur était supérieur en sagesse, puisqu'il triompha
ri eux, cl devina que la science serait fatale à leurs étroites joies.
Cniis-iu que je veuille revêtir la forme de créatures destinées à
mourir?
Cain. — Mais le serpent avait en lui un démon.
I-uciFKn. — H ne fit qu'en éveiller un dans ceux à qui parla sa
langue fourchue. Je te le répète : le serpent n'était autre chose qu'un
serpent ; demande aux chérubins qui gardent l'arbre tentateur.
Quand mille générations auront passé sur la cendre insensible et
sur celle des tiens, la race qui habitera le monde couvrira peut-être
la première faute de l'homme d'un voile fabuleux, et m'attribuera
une forme que je méprise, comme je méprise tout ce qui fléchit de-
vant le Créateur intéressé d'êtres qu'il destine à peupler et aduler
sa farouche et solitaire éternité ; mais nous, qui voyons la vérité,
nous devons la dire. Tes crédules parents prèlèrent l'oreille à un
ftre rampant: ils succombèrent. Pour quel motif des Esprits les au-
raient-ils tentés? qu'y avait-il donc de si allravant dans les étroites
limites de leur jiaradis, pour que des Esprits" ((ui embrassent l'es-
jiaec... .Mais je le parle de choses que tu ignores, en dépit de ton
arbre de la i^cience.
Cai.n. — Quelle que soit la science dont lu me parles, j'aspire à
la posséder, j'en ai soif, et mon esprit est capable delà comprendre.
Licii'icR. — Auras-tu le courage de laregarder eu face?
Cain. — Mets-moi à l'épreuve.
Li'ciFiin. — Oserais-tu regarder la mort?
(ÎAiN. — • Elle ne s'est point encore montrée ici.
I.i'ciFKii. — Mais tout ici doit la subir.
Cain. — Mon père assure une c'est une chose effrayante; ((uand
son nom est prononcé, ma mere pleure, Abel lève les yeux au ciel,
Zillali baisse les siens vers la terre et murmure une prière, Aduh
me regarde et reste muelte.
LfClFKR. — Et toi?
Cain. — D'inexprimables pensées se pressent dans mon cœur et
le brillent quand j'entends parler de celle mort toute puissante, qui
parait inévitable, l'ourrais-jc lutter contre elle? En jouant avec le
lion, dans mon enfance, il m'est arrivé de le presser jusqu'à ce qu'il
se dégageât de mon étreinte, cl s'enfuît en rugissant.
l.iciFKR. — La mort n'a point de forme extérieure; mais elle
absorbera tout ce qui est né sur la terre.
.Caix. — Alil je la prenais pour un être : quel autre en elfelpeut
faire de tels maux à des êtres?
l.L-riFER. — Demande au Destrucleur.
Cain. — A qui?
Lucifer. — Au Créateur... Appelle-le comme lu voudras: il ne
crée que pour détruire.
Cain. — Je l'ignorais; mais j'y ai songé, depuis que j'ai entendu
parler de la mort. Sans savoir bien ce que c'est , il me semble que
ce doit être quelque chose d'horrible. Je l'ai cherchée dans la vasie
solitude de la nuit; et quand je voyais, sous les murs d Eden, des
ombres gigantesques au milieu desquelles les glaives des chéru-
bins faisaient luire leurs éclairs, il me semblait que j'allais la voir
apparaîlre ; ear il s'élevait dans mon cœur un désir, mêlé de crainte,
de connaître ce qui nous fait tous trembler; mais rien ne venait:
et alors, détournanl mes yeux fatigués de ce paradis défendu ipii
fut notre berceau, je les reportais vers ces clartés ([ui brillent là-liaul.
dans l'azur, et qui sont si belles; ces clartés aussi doi\ent-elles
mourir?
LiciFER. — Peut-être mais elles doivent survivre longtemps
à loi et au\ liens.
Cai.v. — Tant mieux : je ne voudrais pas les voir mourir... elles
sonl si douces II mes veux. Qu'est-ce (pic la mort? Elle doit être
bien terrible : je le crains, je le sens; mais ce que c'i»i, je ne puis
le dire : nous en sommes tous menacés comme d'un mal, et ceux
qui ont péché et ceux qui n'ont pas péché En quoi coniislc <'C
mal ?
LfciFER. — A retourner à la lene.
Cain. — .Mais le senlir:ii-je ?
LiciFER. — Comme je ne connais pas la mort, je ne puis le ré-
pondre.
Cain. — Si je devenais une terre insensible , Il n'y aurait pan
grand mal à cela, l'iùl à Dieu que je n'eusse jamais été que pous-
sière.
LrciFER. — Lâche souhait, qui te place au-dessous de ton père;
car il désira la .science.
-Cai.n. — Mais il ne désira pas la vie; ou alors, que ne cueillait-
il le fruit de l'arbre de vie?
Li'uiFER. — 11 en fut empêché.
Cai.n. — Erreur fatale I de n'avoir pas arraché d'abord ce fruit :
mais avant qu'il cueillît la science, il ignorait la mort. Hélas 1 c'est
à peine maintenant si je sais ce que c'est, el pourtant je la crains...
Je crains... je ne sais quoi I
LtciFËR. — Et moi qui sais tout, je ne crains rien. Tu vois ce
qu'est la véritable science.
Cain. — Veux-tu m'enscigner tout?
Lir.iFER. — A une condition.
Cain. — Quelle est-elle?
LiciFER. — Tu te itrosternerasel m'adoreras comme ton Seigneur.
(;ain. — Tu n'es pas le Seigneur que mon père adore ?
LrciFER. — Non.
Cain. — Es-lu son égal ?
LiciFER. — Non... Je n'ai rien et neveux rien avoir de commun
avec luil Quelle que soit ma place au-dessus ou au-des.«ous de lui.
il n'est rien que je ne préfère à la nécessité de parlacer ou d" ser-
vir sa puissance. J'existe à part; mais je suis grand beaucoup
m'adorent; de plus nombreux m'adoreront... Sois un des premiers.
Cain. — Je n'ai pas encore fléchi le genou devant le Dieu de mon
père, quoique mon frère Abel me conjure souvent de me joindre îi
lui dans ses sacrifices... ;'0urquûi donc m'abaisserais je en la pré-
sence? '
Lucifer. — Ne t' es-lu jamais incliné devant lui?
Cain. — Je te l'ai dit... Elail-il besoin de le le dire? Ta science
profonde doit le révéler toutes choses.
l.i'ciFER. — Celui qui ne se courbe pas devant lui s'est courbé
devant moi.
Cain. — Je ne venx fléchir pour personne.
LiciFER. — Tu n'en es pas moins mon adorateur : dès que lu ne
l'adores pas. tu es à moi.
Cain. — Qu'est ce donc qu'être à loi?
LiciFER. — Tu le sauras bientôt. .. et plus tard mieux encore.
Cain. — Fais-moi seulement connaître le mystère de mon être
LiiiFER. — Suis-moi où je vais te coniluire.
Cain. — Mais il faut que j'aille cultiver la terre... j'ai promis...
Lucifer. — Quoi?
Cain. — De cueillir les prémices de quelques fruits...
LiciFKR. — Pourquoi ?
(;ain. — Pour les ofl'rir avec mon frère sur un auleL
Lucifer. — Ne disais-tu pas tout à l'heure que tu n'avais jamais
courbé ton front devant le Créateur?
Cain. — Il est vrai mais j'ai cédé aux sollicitations pressantes
d'Abel ; l'ofl'rande est la sienne... et Adah ..
Lucifer. — Pourquoi hésites-tu?
Cain. — Elle est ma soeur; nous sommes nés le même jour, du
même flanc : ses larmes m'ont arraché celte promesse ; et, plutôt qui:
de la voir pleurer, je puis tout souffrir... tout adorer.
Lucifer. — Suis-moi donc. i/Oi^îrAnAii.)
Adah. —Mon frère, je viens te chercher; c'est maintenant notre
heure do repos et de joie... et nous .sommes moins heureux en ton
absence. Tu n'as pas travaillé ce matin , mais j'ai rempli ta tâche :
les fruits sout mùi-s et brillants comme la lumièi-c qui les mi'irii.
Viens.
Cain. — Ne vois-tu pas?
Auaii. — Je vois un ange ; nous en avons vu plus d'un. Veut- il
partager l'heure de notre repos? 11 est le bien-venu.
Cain. — .Mais il n'est pas comme les anges que nous avons vus.
AnAii. — V en at-il donc d'autres* N'importe ! .il est le bien-
venu comme eux. Ils ont daigné êlre nos liûles. Veut-il l'être ?
Cain. — Le veux-tu ?
Lucifer. — Je le demande d'être le mien.
Cain. — Il faut (pie j'aille avec lui.
.\i)Aii. — Et tu nous quilles?
Cain. — Oui.
.Vdmi. — .Moi aussi?
Cain. - Clière .\(lah'
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYRON.
327
Adah. — Lai-se-moi t'accompagner.
I.rciFiîn. — Non, cela nu se peut.
AiiAH. — Qui es-lu, toi, qui l'imposes eulrc un cœur et un cœur?
Cain. — C"est un dieu.
Adah. — Comment le sais-tu?
Cain. — 11 parle comme un dieu.
Adaii. — Ainsi faisait le serpent, et il mentait.
LrciFER — Tu te trompes, AJah ! L'arbre n'était-il pas celui
de la science?
Adah. — Oui... à noire éternelle douleur.
LfciFEB. — Cependant cette douleur môme est une science; il ne
mentait donc pas : s'il vous a perdus, c'est avec la vérité ; et la vé-
rité dans son essence ne peut être que bonne.
Adah. — Mais tout ce que nous connaissons a produit malheur
sur malheur; notre expulsion , et la crainte, et le travail, et les
sueurs, et la fatigue, le remords de ce qui fut... et l'espérance de ce
qui n'arrive pas. Cain! n'accompagne pas cet Esprit , supporte ce
que nous avons supporté, et aime-moi... Je t'aime.
Lucifer. — Plus que ta mère et ton père?
Adah. — Oui. Est-ce là aussi un péché?
Li ciFER. — Non, pas encore. Mais un jour c'eo sera un pour vos
enfants.
Adau. — Quoi ! ma fille ne pourra-l-elle aimer son frère Enoch ?
Lucifer. — Elle ne pourra l'aimer comme tu aimes Ca'in.
Adah. — 0 Dieu! ils ne s aimeront pas; leur tendresse ne don-
nera pas le jour à des êtres destinés à s'aimei- comme eux? Mon
sein ne les a-t-il pas allaités tous deux ? Leur père n'est-il pas né
des mêmes flancs, à la même heure que moi? ne nous sommes-
nous pas aimés, et en multipliant notre être n'avons-nous pas mul-
tiplié des êtres aimants? Gain! ne suis pas cet Esprit; il n'est pas
des nôtres.
Lucifer. — Le péché dont je vous parle n'est pas mon ouvrage,
et ne saurait être un péché en vous... de quelque manière qu'on l'en-
visage eu ceux qui vous remplaceront dans votre condition mor-
telle.
Adah. — Quel est le péché qui n'est pas un péché en lui-même?
Le crime et la vertu peuvent-ils dépendre des circonstances?... S'il
en est ainsi, nous sommes les esclaves de...
Lucifer. — Des êtres plus grands que vous sont esclaves; et de
plus grands qu'eux et vous le seraient également, s'ils ne préféraient
l'indépendance, au milieu des tortures, aux lâches faiblesses de l'a-
dulation qui s'exhale en hymnes, en accords de harpes et en
prières de commande, en face de celui qui est tout puissant, unique-
ment parce qu'il est tout puissant ; non par amour pour lui, mais
dans des vues d'égo'isme et de crainte.
Adah. — La toute-puissance ne peut être que la suprême bonté.
Lucifer. — En fut-il ainsi dansÉden?
Adah. — Esprit mauvais! ne me tente pas avec ta beauté, tu es
jilns beau que n'était le serpent et lu parais aussi trompeur que
lui
Lucifer. —Je suis également sincère. Demandez à Eve, votre
mère ; ne possède-t-elle pas la science du bien et du mal ?
Adah. — O ma mère ! tu as cueilli un fruit plus fatal à la posté-
rité qu'à toi-même; toi, du moins, lu as passé ta jeunesse au sein du
paradis, dans un commerce innoceni et fortuné avec les Es[irils bien-
heureux ; mais nous, tes enfants, qui n'avons point connu Eden ,
nous sommes entourés de mauvais Esprits qui savent imiler la pa-
role de Dieu, et se servent, pour nous tenter, do nus pensées cha-
grines ou curieuses... Ainsi tu fus tentée par le serpent, dans l'in-
noccnte imprudence et le confiant abandon du bonheur. Je ne puis
répondre à l'être immortel qui est là devant moi ; je ne puis le
hair; je le regarde avec un plaisir mêlé d'elTroi, et je ne le fuis pas.
11 j a dans son regard une attraction puissante qui fixe mes jeux sur
les siens; mon cœurpalpite avec force; il m'effraie et me séduit tout
ensemble, et je me sens attirée de plus en plus vers lui ! Ca'in !
Cain ! sauve-moi de son empire.
Gain. —Que craint mon Adah ! Ce n'est point un mauvais Esprit.
Adah. — Ce n'est point Dieu ni un des anges de Dieu. J'ai vu les
chérubins et les séraphins ; il ne leur ressemble pas.
Cain. — Mais il y a des Esprits plus élevésencore .. les archanges.
Lucifer. — Et même de plus élevés que les archanges.
Apah. — Oui, mais ceux-là ne sont pas au nombre des bienheu-
reux.
Lucifer. — Si le bonheur consiste dans l'esclavage... non.
Adah. -J'ai entendu dire que les séraphins sont ceux qui aiment
le plus... les chérubins ceux qui saventle plus... celui-ci doit être un
chérubin... puisqu'il n'aime pas.
Lucifer. — Et si la science supérieure anéantit l'amour, que
doit-il être celui qu'on ne peut plus aimer dès qu'on le connaît ? S'il
est vrai que les chérubins, qui savent tout, aiment le moins, l'amour
des séraphins ne peut être que de l'ignorance. Le châtiment qui a
puni 1 audace de les parents prouve que ces deux choses ne sont
pas compatibles. Choisis entre l'amour et la science... puisqu'il n'y
a pas d'autre choix. Ton père a déjà choisi : son adoration n est que
de la crainte.
Ad.ui. — 0 Caiu ! choisis l'amour.
Gain. — Pour toi , mon Adali ! Je ne l'ai pas choisi , il est ne avec
moi; mais après toi , je n'aime rien.
Adaii. — Nos parents?
Gain. — Nous ont-ils aimés, quand ils ont commis la faute qui
nous a tous expulsés du paradis ?
Adaii. — Nous n'étions pas nés alors et quand nous l'aurions
élé , Gain , ne devrions-nous pas les aimer, ne devrious-uous pas
aimer nos enfants ?
Gain. — Mon petit Enoch! et sa sœur! Si je pouvais les voir heu-
reux, j'oublierais presque Mais après trois mille générations on
ne l'aura pas oublié! Jamais les hommes ne chériront la mémoire
de ce père qui enfanta le mal en même temps qu'il enfanta le
genre humain! Ils ont cueilli le fruit de la science et le péché
et non contents de leur malheur, ils nous ont engendrés, moi, toi,...
le petit nombre de ceux qui maintenant existent, el toute celte in-
nombrable muUilude . ces millions d'êtres qui. doivent venir au
monde, pour hériter des douleurs accumulées par les siècles!... Et
je dois être le père de tels êtres! Ta beauté et ton amour mon
amour et ma joie, l'ivresse d'un moment et le calme qui la suit,
tout ce que nous aimons dans nos entmts et dans nous-mêmes, eh
bien ! tout cela ne servira qu'à leur faire traverser, ainsi qu'à nous,
une longue suite d'années de péchés et de douleurs, ou une courte
vie d'aflliclions entremêlées de rapides instants de plaisir, pour nous
conduire tous à ce but inconnu la mort*! Il me semble que
l'arbre de la science n'a pas rempli sa promesse Si nos parents
ont péché, du moins ils auraient dû connaître toute la science... et
le mystère de la mort. Que savent-ils? qu'ils sont misérables.
Il n'était pas besoin de serpent et de fruits pour nous apprendre
cela.
Adah. — Je ne suis pas malheureuse, Gain ; et situ étais heureux...
Gain. — Sois donc heureuse seule Je ne veux point d'un bon-
heur qui m'humilie moi el les miens.
Adaii. — Seule, je ne voudrais ni ne pourrais être heureuse ; mais
au milieu des nôtres il me semble que je pourrais l'être, en dépit
de la mort.
Lucifer. — Et tu ne pourrais, dis-tu, être heureuse seule?
Adau. — Seule! ô mon Dieu ! qui pourrait, seul, être heureux
ou bon ? Ma solitude me semblerait un péché , si je ne pensais que
je vais bientôt revoir mon époux, mon frère, et nos enfants et nos
parents.
Lucifer. — Cependant ton Dieu est seul; est-il heureux et bon dans
sa solitude "?
Adah. — Il n'est point seul ; il s'occupe du bonheur des anges et
des mortels, et, en répandant la joie , il est heureux lui*même. En
quoi peut consister le Lonheuf, si ce n'est à faire des heureux?
Lucifer. — Interrogetonpère, récemmentexilé d'Eden ; interroge
son fils premier-né; interroge ton propre cœur: il n'est pas
tranquille.
Adaii. — Ilélas ! non! Et foi es-tu du nombre des habitants
du ciel?
Lucifer. — Si je n'en suis pas , demandes.-en la raison à cette
universelle source de bonheur que tu proclames , à ce Créateur si
grand et si bon de la vie el des êtres vivants ; c'tîst son secret, il le
garde pour lui. Nous sommes tenus de souffrir ; quelques-uns résis-
tent, et résistent vainement, disent les séraphins, mais la chosevaut
la peine d'être tentée, puisqu'on n'en est pas mieux pour ne pas
l'essayer : il y a dans l'esprit une sagesse qui le dirige vers le vrai,
comme dans le bleu firmament, vos yeux, à vous, jeunes mortels ,
seportent naturellement vers l'étoile qui sourit au lever de l'aurore.
Adaii. — C'est une belle étoile ; je l'aime pour sa beauté.
Lucifer. — Et pourquoi ne pas l'adorer ?
Adah. — Notre père n'adore que l'Invisible.
Lucifer. — Mais les symboles de l'Invisible sont ce qu'il y a do
plus beau parmi les choses visibles; et cette brillante étoile est le
chef de l'armée du firmament.
Adaii. — Notre père dit qu'il a vu Dieu lui-même, son créateur
et celui de notre mère.
Lucifer. — Toi , i'as-tu vu?
Adau. — Oui , dans ses ouvrages.
Lucifer. — Mais dans sa personne ?
Adah. — Non si ce n'est dans mon père, qui est l'image même
de Dieu ; ou dans ses anges , qui sont semblables à toi , et plus bril-
lants, quoiquen apparence moins puissants et moins beaux: ils
nous apparaissent dans la silencieuse splemleur d'un beau jour et
sont luule lumière à nos yeux; mais toi. tu ressembles à une nuit
éihérée , alors que de longs nuages blancs se dessinent sur un fond
bleu-sombre; et que d'innombrables étoiles, soleils qui semblent près
d'éclore, parsèment de leur brillante poussière la voûte mystérieuse
du ciel. Elles sont si belles, si nombreuses, si charmantes! sans
éblouir, elles nous attirent si doucement à elles, que je ne puis les
voir sans que mes yeux se mouillent de larmes : et il en est ainsi de
toi. Tu parais malheureux; ne nous rends pas malheureux nous-
mêmes, et je pleurerai sur toi.
:i28
LES VEILLEES LITTÈKAIKES ILLUSTREES.
l DciPER. — Alil CCS larmes! si lu savais quo de (lois il en sera
répandu !
AtiAii. — Par niiil?
LuciKKB. — i'ar Ions.
AliAii. — Qui c'i'in^
LrapKii. —IK'S luilliuiisdc millions... la terre peuplée... la terre
dt^euplée... l'enfer trop peuplé, dont le pcrmecsl dans Ion liane.
An.*ii. — 0 Cain ! eel lispril nous maudit.
C\]>i. — I.aisse-lc dire ; je vais le suMre.
AnAii. — Où?
Lucifer. — Dans un lieu d'où il reviendra vers loi au bout d'une
liourt- ; mais durant ei-llc heure, il verra les choses de bien des jours.
Ai>Aii. — Comment cela se peut-il?
LvciFKn. — Votre Créa-
teur, ajanl pour maté-
riaux de vieux mondes ,
n'a-l-il pas fait ce monde
nouveau en quelques
jours? l'U moi, qui l'ai-
dai dans celle œuvre, ne
iiiiis-jc faire voir en une
iieure ce qu'il a fait en un
firand nombre d'Iieures
ou délruit en quelques-
unes?
Cain. — Va : je le suis.
AuAH. — Reviendra-l-
il réellement dans une
heure ?
Llcifer. — Oui ; avec
nous los ùclions sont af-
franchies du temps; nous
pouvons eonileiiser l'é-
ternilé dans un moment,
ou faire d'un momAit une
élernilé. Notre existence
n'est pas mesurée comme
celle des hommes ; mais
c'esl Ih un mystère. Ca'in !
viens avec nmi.
Anvii. — Uevicndra-
lil?
LfciFKR. — Oui, fem-
me! 11 est le premier et
le dernier, à l'exccplion
d'un seul , qui reviendra
di' ce lieu ; seul entre tous
les mortels, il te sera ra-
mené, pour que ce monde
loinlain, à présent sileri-
oifux et dans l'attente ,
ilevienneaussi peupicquc
le sera celui-ci.
Adah. — Où habites-
tu?
IxciFER. — llans tout
l'espace. Où serait donc
ma ilcn)cure ? Aux lieux
où réside Ion Pieu on les
dieux , là je réside aussi,
il partage avec moi toute
chose : la vie et la mort...
le temps... l'éternité. . le
ciel et la terre, et cet es-
pace qui n'est ni le ciel
ni la tcire. mais qu'ha-
bilonl ceux qui ont peu-
plé ou peupleront l'un et
laiiire : voilâmes domaines I En sorte qu'une partie de son royaume
csi à moi , el que j'en possède un autre qui n'est point à lui. Si je
n'étais pas ce que j'ai dit, serais-je ici? Ses anges sont h la portée
de ta vue.
Adaii. — Il en était ainsi quand le beau serpent parla pour la
première fois à ma mère.
LutiFicR. — Ca'in ! lu as entendu. Si tu as soif de la science , je
puis la satisfaire; je ne le ferai goûter à aucun fruit qui puisse le
priver d'un seul des biens que le vainqueur l'a lais.sés. Suis-moi.
('.AIN. — lisprit , je l'ai promis. i Uici/er et Cain sortent. ]
AiiAH , les suit en criant : Caïu I mon frère !
Xt^
Abcl , je l'en prie , ne feins pas avec moi.
ACTK 11.
SCÈNE l'HK.MIÈnB,
l.'ablnie de l'espace.
CAIK et LUCIFEK.
Cain. — Je marche dans l'air, el ne tombe pas; cependant jccniins
de tomber.
Li'ciFER. — Aie con-
fiance en moi ; el l'air,
dont je suis le prince, te
soutiendra.
Cain. — Le puis-je sans
im[>iélé ?
LiT.iFER. — «Crois... cl
tu ne tomberas pas! Dou-
te, el lu mourras! n Ainsi
serait conçu le décret de
l'autre Dieu , qui m'ap-
pelle démon devant les
anges: nom répété par
eux à de misérables êtres
qui, ne percevant ri.-n au-
delà de leurs faibles st-ns,
adorent le mol qui frappe
leur oreille . et accepient
pour bon ou mauvais ce
qui , dans leur avilisse-
ment, leur est donné pour
tel. 3e n'impose pas de
', telles lois. Adore ou n'a-
dore pas , lu n'en verr.is
pas moins les mondes qui
existent par-delà ton
monde chetif ; el ce n'est
pas moi qui , pour punir
les doutes, le condamne-
rai à souffrir après ta
courte existence. Un jour
viendra où, s'a\aiiiMnl
sur quelques goulh-s
d'eau, un homme doit dire
à un homme : «Crois en
moi . et marche sur la
mer ! » et l'homme mar-
chers sur les vagues sans
danger. Je ne te dirai pas
de croire en moi , et ne
ferai p.is de la croyance
une condition de salut.
Mais, viens, franchis d'un
vol égal au mien le gouf-
fre de l'espace , et je dé-
ploierai à les yeux con-
vaincus l'histoire des
mondes passés, présents
el à venir.
Cain. — Qu' que lu
sois, dieu ou démon, est-
ce noire ten e que je vois
là-bas ?
Lucifer. — Ne recon-
nais-tu pas la poussière
dont ton père fui formé ?
Cain. — Se peut-il? Ce pelil globe bleuâtre qui flotte si loin dans
l'éther, accompagné d'un autre globe inférieur, semblable à celui
qui éclaire nos nuils lerr.stres : est-ce là notre paradis? Où sont
ses murs el ceux qui les gardent?
Lucifer. — Montre-moi où est situé le paradis.
Gain. — Comment le pourrais-je? pend.int que nous avaiir.ins
rapides comme les lavons du soleil, ce globe va toujours en s amoin-
drissant, el à mesure qu'il diminue, il se forme autour de lin une
auréole semblable à celle que je voyais briller autour de la plus
grande des étoiles quand je les contemplais près des limites du pa-
radis : il me semble qu'à mesure que nous nous éloignons d eux .
ces deu.x sphères se confondent avec les myriades d astres qui nous
entourent, et vont en augmenter le nombre.
Lucifer. — Et s il y avait des m mdes plus \astes que le lien ,
habiter -»v des êtres plus grands que toi , plus nombreux que les
œUVKES COMPLÈTES DE LORD BYIION.
329
pi'nJMS (te poussière de ta terre chétive, tous vivants, touscondamnés
à mourir, tous malheureux , que dirais-tu ?
Cain. — Je serais fier de la pensée qui connaîtrait de telles
choses.
Lucifer. — Mais si cette pensée était attachée à une servile masse
de matière ; si, connaissant de telles choses, aspirant à une science
plus étendue encore, ton èlre était asservi aux plus grossiers, aux
plus vils besoins, tous dégoûtants et bas ; si la plus exquise de les
jouissances n'était qu'une attrayante dégradation, une impure et
énervante déception, ayant pour objet de te solliciter à engendrer
de nouvelles âmes et de nouveaux corps, tous prédestinés à être
aussi fragiles et plus malheureux encore?..,
Cain. —Esprit! je ne connais la mort que comme un héritage
que mes parents m'ont
légué en même temps
que la vie, héritage mal-
heureux, autant que j'ai
pu en juger jusqu'à pré-
sent. Mais si ce que tu
dis est vrai ( et intérieu-
rement une prophétique
torture me l'atteste), lais-
se-moi mourir ici ; car
donner lejour à des êtres
qui doivent souffrir de
longues années , pour
mourir ensuite, ce n'est
que propager la mort et
multiplier l'homicide.
Lucifer. — Tu ne peux
mourir tout entier... Il y
a en toi quelque chose qui
doit survivre au reste.
Cain. — L'autre n'en a
point parlé à mon père,
alors qu'il l'a chassé du
Paradis avec la mort écri-
te sur son front. Mais ce
qu'il y a de mortel en
moi peut périr, si avec le
reste je deviens sembla-
ble aux anges.
Lucifer. — Je suis an-
ge ; voudrais-tu être com-
me moi ?
Cain. — Je ne sais ce
que tu es ; je vois ton pou-
voir, je vois que tu me
montres des choses qui
dépassent toute la puis-
sance de mes facultés
mortelles, et néanmoins
inférieures à mes désirs.
Lucifer. — Et quels
sont les désirs assez hum-
bles pour habiter avec
des vers une demeure
d'argile ?
Cain. — Et qui es-tu,
toi qui, en esprit, nour-
ris un orgueil si haut, loi
qui embrasses la nature
.et l'immortalité... et qui
néanmoinsporteslesceau
de la douleur?
Lucifer. — Je semble
ce que je suis; c'est pour-
quoi je te demande si tu
veux être immortel.
Cain. — Tu as dit que je serais immortel en dépit de moi-même.
Je l'ignorais jusqu'ici... mais puisque celadoit ôlre,je veux, heureux
ou malheureux, anticiper sur mon immortalité.
Lucifer. — Tu l'as déjà fait avant de me voir.
Cain. — Comment?
Lucifer. — En souffrant.
Cain. — La souffrance doit-elle donc être immortelle?
Lucifer. — Nous et les fils nous le saurons. Mais maintenant re-
garde! N est-ce pas un magnifique spectacle?
Cain. — 0 champs de l'air, dont la beauté surpasse l'imagination ;
et vous, masses innombrables de lumière, qui vous multiplier sans
cesse à mes yeux! qu'êtes-vous ? que sont ces plaines d azur, qu'est
ce désert sans bornes où vous floUez comme j'ai vu flotter les
feuilles sur les fleuves limpides d'Eden? Voire carrière vous est-elle
tracée? ou, abandonnées aux seules lois de vos caprices, errez-vous
dans un univers aérien d'une expansion sans limite... doijt 1» seule
pensée donne le verlige à mon âme enivrée d'éternilé? O Dieul ô
dieux! ou qui que vous soyez! qu'ils sont beaux vos ouvrages, ou
vos manifestations, de quelque nom enfin qu'on doive les nommer !
Puissé-je mourir comme meurent les atomes (si toutefois ils meu-
rent) ou vous connaître dans voh-e puissance et dans votre science I
Mes pensées en ce moment ne sont pas indignes de ce que je vois,
bien que je ne sois que poussière ; Esprit! il faut que je meure, ou
que je les voie de plus près.
Lucifer. — N'en es-tu pas assez près? retourne-toi et regarde ta
terre.
Cain. — Où esl-elle ? Je ne vois rien, si ce n'est une masse d'in-
nombrables lumières.
Lucifer. — Regarde par Ih.
Cain. — Je ne puis la
voir.
Lucifer. — Pourlant
elle brille encore.
Gain. — Cela? là-
bas?
Lucifer. — Oui.
Cain. — Est-il bien
vrai? J'ai vu les mouches
phosphoriques et les vers
luisants briller au crépus-
cule dans les bosquets
sombres et sur le vert
gazon , et jeter plus de
lumière que ce monde
qui les porte.
Lucifer. — Tu as vu
briller les insectes et les
mondes... qu'en penses-
lu?
Gain. — Je pense qu'ils
sont beaux, chacun dans
sa sphère, et que pendant
la nuit qui les fait res-
plendir , (juclque chose
doit guider la mouche
phosphorique dans son
vol, et l'étoile immortelle
dans son cours.
Lucifer. — Mais qui
ou quoi peut les guider ?
Gain. — Fais - le - moi
voir.
Lucifer. — O.seras-tu
regarder?
Cain.— Comment puis-
je savoir ce que j'oserais
regarder? Jusqu'à ce mo-
ment tu ne m'as rien
monti-é sur quoi je n'aie
osé fixer mes regards.
Lucifer. — Suis -moi
donc. Veux -tu voir des
êtres mortels ou immor-
tels ? Quelles sont les
choses qui l'intéressenl
le plus?
Gain. — Celles que je
vois.
Fuite de Cain. Lucifer. -Quelles sont
celles qui auparavant t'in-
téressaient plus encore?
Gain. — Les choses cpie
je n'ai pas vues et ne
verrai jamais... les mys-
tères de la mort.
Lucifer. — Si je le montrais des êtres qui sont morts, de même
que je t'en ai fait voir beaucoup qui ne peuvent mourir?
Gain. — Montre-les-moi.
Lucifer. — En avant donc, sur nos puissantes ailes.
Gain. — Oh! comme nous fendons l'azur! Les étoiles pâlissent
derrière nous ! La terre I où est ma lerre? que je la rega.'de une fuis
encore, car c'est d'elle que j'ai été tiré.
Lucifer. — Elle est maintenant hors de la vue; ce n'est |ilus
dans l'univers qu'un point plus imperceptible encore que loi-mêmi' ,
mais ne crois pas pouvoir lui échapper ; lu retourneras hionlùl à la
lerre et à sa poussière; c'est la condilion de ton éternité et de la
mienne.
Gain. — Où me conduis-tu?
Lucifer. — Vers ce qui était avant toi, vers le fantôme il'un momlL',
doiU le lien n'est qu'un débiis.
Gain. — Quoi ! il n'est donc pas nouveau ?
980
LRS VEILLEES LITTEHAJKES ILLL'STllEES.
Lrrin-n. — I'tm plus <)U)> la vin; ol la vi(> exiitlait avaiil l«i, uNiiiil
nioi, aviiiit I'l' (|iii mills M'lnliln plus ),'riiii<l <|U(i l<>i cl iiiol. Ui'aiicoiip
d'elrcs ii'aiiripiil (iiis ilt- I'm. el quel(|ue8-uus ijui pri'lciulcnl n'avoir
]ia8 fii di' I'liiiiiiiniKM-iiit'iil onl \-ii une oiiifim- uiishi «liiilix! ipic la
lieiinc: ili'st^lrcspliis piiisitunls )<ij loiiit •■loiiil.i pour fniru place ii ilij*
ôlr(!.« iiilirines au-delà tie cr quo imus pniiviuiK iniafiincr; car il n',v
a jaiiinis fu o( il n'v niira <^lerii<>lloiiicnt dinniuialili'» que If l(;iii|is
el I (spacp. Mais pour lav^^ilo sfiili-, rliauKcr c'osl mourir; liiiumie
fail d ar);ile... lu ne peux couiprcndrc quo do» Aires (jui I'ureul ar-
gile, I'l c'esi (•(• qui! Ill vas viiir.
C.Ais. — ArRile «u espril... je puis voir loiilec que tu voudras.
Li;i:iKi:ii. — Fn avant ilnnr !
Cain. — Mais les lumi^r(•s s'enaeeni rfipidemenl loin d<» moi.
Quelques-unes loul h l'heure grossissaient i notre approche, clrcs-
sciiililaicnt ù des mondes.
I. l'en 1:11. — Ce sonlefl'ecliveineni des mondes.
C.AiN. — Contiennent-ils aussi des Kdeos?
LiiiiFEH. — Peut-être.
Cain. — Et des homines?
Li ciFBH. — Oui , ou (les Mres plus relevés.
Cai.n. — lit des serpents aussi, sans doute ?
l.iciFUii. — Voudruis-lu donc qu'il s'y IrouvAt lies iiummcs el
point de serpents? Les reptiles qui se tiennent dcbuul sunt-ils les
seuls qui aient droit de vivre?
Cai>'. — Comme les lumières s'éloipncnt! où allons-nous?
l.rr.ii'Kn. — Dans le monde des fanloincs, des onihrcs de ceux qui
ne sont plus, ou qui sont encore à naître.
Cai.n. — ]M:us l'oherurilé s'accroH toujours... les étoiles ont
disjiaiu.
LieiFKn. — Et cependant lu y vois.
Cain. — Quelle clarté lugubre! Plus de soleil, plus de lune,
]dus d'étoiles. L'azur pnnrpré du soir fait place k un somhre
crépuscule, et cependant e vois de vastes masses; mais elles ne res-
Remblcnt pas aux mondes dont nous nous sommes approchée; ceux-
ci. entourés de lumière, paraissaient pleins de vie, même quand
leur radieuse atmosphère s'était dissipée, el qu'on voyait se dessi-
rcr h leur surface les inégalités de leur sol, leurs profondes vallées,
leurs hantes montagnes; quelques-uns jetaient des étincelles,
d'autres laissaietil apercevoir d'immenses jilaines d'eau.; d'autres
étaient accompagnés de cercles radieux, de lunes Huilantes qui
offraient également l'aspect charmant de la terre... au lieu de cela
tout ici est terreurs et ténèbres.
I.rni'iiB. — Mais tout ,v est distinct. ïu désires voir la mort et
des êtres devenus sa proie ?
Cain. — Je ne la clicrche pas ; mais, comme je sais qu'elle existe,
comme par le péché mon père s'est (ilacé soiib son empirj', avec
iiioiinéme et lout notre héritage, je ne serais pas fàehé d'entrevoir
maioteiianl ce que je dois contempler forcéinent un jour.
I.i l'.ii'ËR. — Regarde.
(;ain. — Je n'aperçois que ténèbres.
LuciKKH. — Ces ténèbres existeront éternellcnienl ; mais nous
allons en ouvrir les portes.
Cain. — D'énormes lourbillons de vapeurs s'écartent devant
nous... Que signifie cela?
LuciFKit. — Entrons I
Cain. — Pourrai-je revenir sur mes pas?
Lt'cib'ER. — Certainement; sans cela, qui peuplerait l'empire de
la mort? il est désert auprès de ce qu'il sera, grAce h loi el aux
liens.
Cain. — Les nuages s'écartent de plus en plus, et nous entourent
de leurs vastes cercles.
LiciFEn. — Avance I
Caix. — El loi?
I.ir.ii'En. — Ne crains rien... sans moi, tu n'aurais nu sortir des
limites du Ion monde. Eu avant I en avant! {Ils disparaisseii/
dans /('S nuages.)
SCÈNE M.
HadÈs (1).
i.rciFER r/ CAts entirnf.
Cain. — Comme ils sont silencieux et vastes, ces mondés de té-
nèbios! Il me semble qu'il v en a plusieurs , et poiirlanl ils onl une
piqiulaliiin plus uombrcnse (jue celle des globes iiumeuseset lumi-
neux que j'ai vus nager dans l'air supérieur; le nombre de ceux-ci
(1) KoMi grec qui désigne l'enter ou le gouffre de la mort.
éluil si ^raiid <|>i - priH pour les brill.-inl'' h^ibilanlsi de
je ne sais quel I . lisible, el null pour d'> i;|i.bcs dcsli-
iiÙR eui-méuiuK a ' -, si, en les approdiaiii, je n'eusse
ilislln^Mié une iiiiiocii..<ilé il.; (iialière, faile pour servir de deiiieiire à
dus étruR vivaiilH, jilutOt que iiour recevoir clle-iuéine la vie. .Vais
ici tout est obscur ; tout porte l'cm|ircintc du crépuscule : tout au-
uuiieu un jour qui n'est plus.
LriirRB. — C'est ici le royaume de la morl... Veu»-tu la voir
paraître ?
('AIN. — Jusqu'à ce que je sache ce qu'elle est réellement, je ii"^
puis réponilrc; mais si elle est ce que j'ai enicndii dire par mon
père dans .ses lamentaiinns sans lin... () Dieu ! je n'ose y pen-
ser! !\laudil soit celui qui inventa la vie ipii mène ii la morl! Mau-
dite soil la matière stu[iide qui, en |iosse!)sion do la vie ne i,i|i |:i
conserver et la pcrdil... même pour les innoeenis '
LiciFEii. — Maudis-lu donc ton père?
(>Ai.N. — Ne m'a-t-il pas maudit on me donnant It^join .' ne lua-
1-il |ias maudit avant ma naissance, en touobaiil au fruil iléfendu?
l.rcrFKK. — Tu dis vrai : entre ton père el loi la uialédiclion est
mutuelle... Mais les enfants el ton frère ?
Cain. — Ils la partageront avec moi. moi leur père el leur frère!
Quelle autre cliuse m'a-t-rm léguée? je leur laisse mon héritage...
O vous! régions ténébreuses cl sans bornes, omiircs flolianlcs d'é-
normes fantômes , les uns complélemenl h découvert, d'autres se
dessinant dans le vague, el tous inipusanls et lugubres... qui êtes
vous ? f'ies-vous vivants , où avez-vous vécu ?
I.i'ciFEii. — Ils apparlienncnt à l'un el h l'autre des deux états.
Cain. — Qu'est-ce donc que la mort?
l.iciFKH. — Quoi! celui qui vous a créés n'a-l-il pas dit que c'é-
laii une autre vie?
Cais. — Jusqu'à présent il n'a rien dit, si ce n'est que tous mour-
ront.
Lucifer. — Peut-être dévoilera-l-il un jour ce secret.
Cain. — Heureux ce jour-là!
Lucifer. — Oui, heureux ! il sera révélé au milieu d'inexpri-
mables agonies, accrues encore de douleurs étemelles, iulligées à
d innombrables mvriades d'atomes innoceuts qui suut encore à
nalti-e, el ne recevront la vie que dans ce seul but.
Cain. — Quels «ont ces puissants fantômes que je vois flotter au-
tour de niiii '! ils n'ont ^las la forme des intelligences que j'ai vues
autour de iiiitre regrette et inabordable Edcn ; ils n'ont pas non
plus celle de l'homme, telle que je l'ai vue dans Adam , dans Abcl,
dans moi , ou dans ma sœur bien-aimée, ou dans mes enfants, cl
cependant leur aspect, bien que dilïérent de celui d s houmies et
des anges, annonce des êtres qui, inférieurs à ceux-ci, sont pour-
tant supérieurs aux premiers. Beaux et fieis, pleins de fmce. m.
d'une forme inexplicable, ils n'ont ni les ailes des séraphins, m
traits de l'homine, ni la forme des animaux les plus forls. et no 1
scinblenl à rien de ce qui a vie maiulenanl : ils égalent en puis-
sance et en beauté les êtres les plus puissants et les plus beauv qui
respirent; et néanmoins ils en dilTereiii tellement que c'est ii peine
si je puis voir en eux <les êtres vivants.
LiT.iFEft. — (Cependant ils onl vécu.
Cain. — Où?
LtClFER. — OÙ tu vis.
Cain. — Quand?
LiciFEn. — Ils habitaient ce que tu nommes la terre.
Cain. — Adam est le iiremicr.
LtciFEB. — Oui , de la race... mais il est trop peu de chose pour
appartenir h celle-ci.
Cain. — Et eux, que sont-ils?
LrciFiin. — Ce que tu seras.
Cain. — Mais qu'ont-ils été ?
LrciFED. — Des êtres vivants, élevés, bons, grands et glorieux,
aussi supérieurs en tout .'i ce que ton père eût jamais pu être dans
lùlcu, que la soixante-millième génération, dans sa triste cl froide
dégénérescence, le sera inférieure à loi et h ton lils. Quant ."i leur
faiblesse actuelle, juges-en d'après ta propre chair.
Cain. — Malheureux que je suis! et ils ont péri ?
LiciFER. — Sur leur terre, comme tu disparaîtras do la tienne.
Cain. — Mais la mienne était-elle la leur?
Lucifer. — Oui.
Cain. -- Sans doute, ce n'élait pas dans son état actuel : elle est
trop chétive pour de telles créatures.
LiciFEn. — A la vérilé, clic était plus splendide.
Cain. — Et pour quelle cause est-elle dérhue?
Lic.iFEB. — Interroge celui qui fait déchoir.
Cain. — .Mais comment !
LioiFUR. — Une destruction inexorable, un effroyable désordre
ŒUVRES COMPLiïTES DE LOUD BYRON.
331
des éléments fil rentrer un monde dans le.chaos d'où il était sorti.
Ces choses, quoique rares dans le temps, sont fiéqueutes dans l'é-
ternilé... A\ance, et contemple le passé!
Cain. — Spectacle terrible!
LuciFEii. — Et vrai : vois ces spectres ! Il fut un temps où ils
élaient aussi matériels que toi.
Cain. — El deviendrai-je comme eux?
LuciKKn. — Que ton créateur réponde à cette question. Je te
montre ce que sont tes prédécesseurs ; ce qu'ils furent, tu le sens
autant que le comporte la faililesse de tes sentiments, de ton intel-
lii-'cnce immortelle cl de ta force terrestre. Ce que vous eûtes de
commun, c'est la vie ; ce que vous aurez, c'est la mort. Le reste de
vos chciifs attributs est digne de reptiles engendrés du limon d'un
puissant univers, réduit à n'être plus qu'une planète informe, peu-
plée d'êtres dont le bonheur devait consister dans l'aveuglement
paradis de l'ignorance dont la science était écartée comme un poi-
son. Mais examine ce que sont ou ce que furent ces êtres supé-
rieurs, ou, si ce spectacle t'est pénible, retourne sur tes pas, et
reprends la tâche, la culture de la terre. Je t'y ramènerai sain et
sauf.
C.MN. — Non ; je préfère rester ici.
Lucifer. — Combien de temps?
Cain. — Toujours ! Puisqu'il faut qu'un jour de la terre je vienne
iii, j'aime autant y rester; je suis las de la poussière... je préfère
livre au milieu des ombres.
Ll'cifer. — Cela ne se peut : tu vois maintenant comme une vi-
sion ce qui est une réalité. Pour devenir propre à habiter ce lieu ,
tu dois passer par où ont passé les êtres que tu vois devant toi...
par les portes de la mort !
Caix. — Par quelle porte sommes-nous donc entrés ?
Lucifer. — Par la mienne ! Mais comme tu dois retourner sur la
terte, mon esprit soutient ton souflle dans ces régions où nul ne
respire que toi. Regarde, mais ne songe pas à demeurer ici avant
que ton heure soit venue.
Caix. — Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?
Lucifer. — Leur terre est à jamais perdue... Les convulsions
qu'elle a subies l'ont tellement changée, que c'est à peine s'ils
pourraient reconnaître un seul endroit de sa surface nouvelle et
à peine solidifiée. C'était... oh! quel monde splendide !...
Gain. — Il l'est encore. Ce n'est pas à la (erre que j'en veux, bien
que je sois condamné à la cultiver: ce qui m'irrite, c'est de ne
pouvoir m'approprier sans travail ce qu'elle produit de beau ; c'est
de ne pouvoir rassasier mille pensées avides de savoir, ni calmer
mes mille craintes de mort et de vie.
Lucifer. — Ce qu'est ton monde, lu le vois ; mais tune peux com-
prendre l'ombre de ce qu'il élait.
Cain. — El ces créatures énormes, ces fantômes qui paraissent
inférieurs en intelligence aux êtres que nous venons de voir passer,
ils ressemblent un peu aux holes sauvages des bois de la terre, aux
|dus gigantesques d'entre ceux qui mugissent la nuit dans la pro-
fondeur des forêts ; mais ils sont dix fois plus terribles et plus
grands; leur taille dépasse la hauteur des murs d'Eden ; leurs yeux
resplendissent comme les glaives flamboyants qui en défendent l'ap-
proche ; leurs défenses se projettent comme des arbres dépouillés
de leur écorce et de leurs branches... Qu'étaient-ils?
Lucifer. — Ce qu'est le mammouth sur votre terre ; les dépouilles
de ceux-ci gisent par myriades dans ses entrailles.
Cain. — Et aucun ne vit à sa surface ?
Lucifer. — Non; car si fa race avait à leur faire la guerre, la
malédiction lancée contre elle serait inutile : vous seriez trop tôt
anéantis.
Cain. — Mais. pourquoi la guerre ?
Lucifer. — Tu as oublié la sentence qui chassa ta race d'Eden :
la guerre avec tous les êtres, la mort pour tous, et pour le plus
grand nombre , les maladies ; tels ont été les fruits de l'arbre dé-
fendu.
Cain. — Mais les animaux en ont-ils aussi mangé, qu'ils doivent
également mourir?
Lucifer. — Votre Créateur vous a dit qu'ils étaient faits pour
vous comme vous pour lui... Voudrais-tu que leur sort fût supérieur
au vôtre? Si Adam n'était pas tombé, ils seraient tous restés debout.
Cain. — Hélas! malheureux êtres! ils partagent le sort de mon
père, comme ses fds ; et, comme eux, sans gvoir mangé leur part
de la pomme ; comme eux aussi, sans la possession de la science si
chèremeni achetée! L'arbre mentait; car nous ne savons rien. Il
promettait la science au prix de la mort, il est vrai ; mais la science
enfin : or, qu'est-ce que l'homme sait?
Lucifer. — Peut-être la mort conduit-elle à la suprême science :
et comme de toutes choses c'est la seule qui soit certaine, elle con-
duit à la science la plus sûre. L'arbre disait donc vrai , bien qu'il
donnât la mort.
Gain. — - Ces ténébreux royaumes ! je les vois ; mais je ne puis
les connaître.
Lucifer. — Parce que ton heure est encore loin , et que la ma-
tière ne peut comprendre entièrement l'esprit ; mais, n'est-ce rien
de savoir que de telles régions existent?
Cain. — Nous connaissions déjà l'existence de la mort.
Lucifer. — Mais vous ne saviez pas ce qu'il y avait par-delà.
Gain. — Je ne le sais pas davantage.
Lucifer. — Tu sais qu'il existe un état, ou plusieurs étals , par-
delcà le tien ; et c'est ce que lu ignorais ce matin.
Gain. — Mais ici toul ne semble qu'ombre et obscurité.
Lucifer. — Sois satisfait ! Tout cela paraîtra plus clair à ton im-
mortalité.
Gain. — Et cet espace liquide, d'un éclatant azur? celte plaine
flottante , qui s'étend à perte de vue, qui semble être de l'eau, et
que je prendrais pour le fleuve du paradis, si cette onde n'était
sans limites, sans rivage, et d'une couleur élhérée... apprends-moi
ce que c'est. .
Lucifer. — Il existe sur la lerre des plaines semblables, bien
qu'inférieures à celle-ci; et les enfants habiteront sur leurs bords...
C'est le fantôme d'un océan.
Cain. — On dirait un autre monde, un soleil liquide. Et ces
créatures extraordinaires qui se jouent à sa surface brillante?
Lucifer. — Ce sont ses habitants, les Leviathans d'autrefois.
Cain. — Et cet immense serpent, qui, du fond de l'abîme, lève
son humide crinière et sa vaste tète, dix fois plus haut que le cèdre
le plus élevé ; il semble capable d'envelopper de ses replis l'un de
ces globes que nous venons de voir. . N'appartîent-il pas à l'espèce
qui roulait ses anneaux sous l'arbre d'Eden ?
Lucifer. — Eve, la mère, pourrait mieux que moi dire quelle es-
pèce de serpent l'a tentée.
Gain. — Celui-ci paraît terrible ; l'autre sans doute était plus
beau.
Lucifer. — Ne l'as-tu jamais vu ?
C.AiN. — J'en ai vu beaucoup de la même espèce (on me l'a dit
du moins), mais jamais celui-là précisément qui offrit à ma mère
le fruit fatal; je n'en ai même jamais vu qui lui fût tuut-à-fait
semblable.
Lucifer. — Ton père ne l'a pas vu ?
Gain. —Non : ce fut ma mère qui vint tenter son époux, après
avoir été tentée par le reptile.
Lucifer. — Homme naïf! toutes les fois que ta femme ou les
femmes de tes fils vous induiront dans quelque tentation nouvelle,
vous reconnaîtrez celui par qui d'abord elles auront été tentées.
Gain. — Ton précepte vient trop tard : le serpent n'a plus de ten-
tation à offrir à la femme.
Lucifer. — Mais il est encore des tentations où la femme peut
induire l'homme , el l'homme, la femme... Que tes fils y prennent
garde ! Mon conseil est généreux, car il esl piincipalemeut donné à
mes dépens ; il est vrai qu'on ne le suivra pas, je ne hasarde donc
pas grand'chose. ►
Gain. — Je ne te comprends pas.
Lucifer. — Tu n'en es que plus heureux !... Le monde et toi
vous êtes trop jeunes encore. Tu te crois bien criminel et bien mal-
heureux, n'est-ce pas ?
Gain. — Quant au crime, je ne le connais pas; mais pour la
douleur, j'en ai ressenti beaucoup.
Lucifer. — Premier-né de l'homme I ton état actuel de péché...
car le crime est dans ton cœur .. de douleur... car lu souffres; cet
état, c'est Eden, dans toute sa candeur, comparé à ce que tu seras
peut-être bientôt, el ce redoublement de misère où tu le trouveras
alors sera lui-même un paradis, comparé à ce que les descendants
doivent un jour endurer et faire... Maintenant , retournons sur la
terie.
Gain. — Est-ce seulement pour m'apprendre cela que tu m'as
conduit ici ?
Lucifer." — N'était-ce pas la science que lu cherchais?
Gain. — Oui, comme étant la roule du bonheur.
Lucifer. — Si la vérité conduit au bonheur, tu la possèdes.
Gain. — Alors, le Dieu de mon père a bien fait de prohiber l'ar-
bre fatal.
Lucifer. — Il eût mieux fait encore de ne jamais le planter. Mais
l'ignorance du mal ne préserve pas de ses aiieinies ; le fléau n'en
poursuit pas moins son cours, partie inlégi-ante de toutes choses.
Gain. — De toutes choses? Non, je ne puis le croire... car j'ai
soif du bien.
332
LES VRILLÉES LITTÊRAIHES ILLUSTRÉES.
I.vciPKn. — RI qiipis soni les Mrcs et les elinses (pii ne l'ont pas.
celle soif? Qui désire le mal poiir sa propre ameritiiiie ?... jier-
sonne. . rien! Le mal esl le levain de loule vie, de loule cnusi'
inaniiiK^e.
Cain. — Dans tous ces globes splendide.s etinnombrablesque nous
avons vus briller de loin avanl d'enlrer dans une région île ra-
dii'ii.x fanl('nips, certes le mal ne peut pénétrer: ils sont trop beaux.
l.rr.iFKu. — Tu les as vus de loin.
C..\\y. — Kl qu'importe? la distance no peut qu'affaiblir leur splen-
deur... Vus de près, ils doivent être plus beaux encore.
I rriKKn — Approrlie des cboscs les plus séduisantes de la terre,
et juf,'c de leur beauté eu les examinant de près.
Cain. — Je l'ai fait... L'objet le plus charmant que je connaissu
csl plus rharmant encore vu de près.
Lrr.iricn — Alors ce doit être une illusion. Quel est donc cet ob-
jet qui, vu de près, est encore plus beau à les yeux que les plus
braux obji'ls vus do loin ?
Cain. — Ma sœur Adab... Toutes les étoiles du ciel, l'azur fonré
de la nuit, éclairé par un plobc semblable h un esprit ou au monde
d lin esprit; les teintes du crépuscule, le lever raiticujt du soleil,
son coucher indescriptible (car, en le voyant descendre à l'horizon,
mes yeux se baignent de larmes , et je sens mon co'ur flotter dou-
cement avec lui vers l'occident, vers son paradis de nuages) ; la fo-
rêt ombreuse, le vert bocage, la voix de l'oiseau, qui mêle ses chants
d'amour à ceux des chérubins, quand le jour dore lus murs d'Kden
de ses derniers ravons : lout cela esl moins beau que le visage d'A-
dab. et, pour la contempler, mes regards se délournenl du specta-
cle du ciel et de la terre.
l.i'ciFEii. — Klle est belle autant que peuvent l'être les rejetons
lie la mortalité fragile dans la ])remière fleur de sa création, les
fiuilsdcs premiers embrassemenls des auteurs de la race humaine;
mais c'est toujouis une illusion,
Cain — Tu penses ainsi parce que tu n'es pas son frère.
LrciFER. — Mortel I je n'ai de fraternité qu'avec ceux qui n'ont
pas d'enfants.
Cain. — Alors lu ne pourrais en avoir avec nous.
l.iniFKn. — Il est possible que la tienne me soit acquise ; mais si
tu possèdes un objet charm.'iiit qui surpasse toute beauté à tes yeux,
pdurquoi es-lu malheureux?
Caix. — Dis-moi pourquoi j'existe? pourquoi es-tu malheureux
loi-même' pourquoi tous les êlres le sont-ils? Celui-lîi même qui
iiDUs a fails doit l'être, comme créaleur d'êtres malheureux ! F.n-
fanter la desiruclion ne saurait être l'emploi d'un être heureux , et
nourlaiit mon père le dit lout puissant ; s'il esl bon, pourquoi donc
I mal exisle-t-il? J'ai posé cette question h mon père, il m'a ro-
piiiidu que le mal éiail une route pour arriver au bien. Singulier
bien qui ne peut résulter que de son contraire ! Je vis, il y a quel-
que temps, un agneau piqué par un reptile; le pauvre animal gi-
sait écumanl auprès de sa mère, dont la douleur s'exhalait en vains
bêlements; mon père cueillil quelques herbes, et les appliqua sur
la blessure: bientôt le pauvre agneau fut rendu à sa vie insou-
ciante, et se leva pour téter sa mère qui debout, tremblante de bon-
leur, se mil h lécher ses membres ranimés. « Vois, mon lils , me
dit Adam, comme le bien naît du mal même. »
l.uciKEii. —Que répondis-lu?
Cain. — Hien, car il est mon père; mais je pensai qu'il eût beau-
coup mieux valu pour l'animal n'avoir jamais été piqué que d'a-
cheter le retour de sa vie chélive au prix d'inexprimables douleurs,
bien qu'allégées par le suc des plantes salutaires.
LiciFEn. — Tu disais qu'entre tous les êtres que tu aimes, tu
prélêres celle qui a parlagé avec loi le lait de ta mère, et donné le
sien à tes enfants?
Cain. — Assurément ! que serais-jc sans elle î
Ll'cifer. — Kl que suis-je, moi ?
Cain. — N aimes-tu rien ?
LuciFEB. — Ton Dieu, qu'aime-t-il?
Cain. — Toutes choses, dii mon père ; mais j'avoue que leur ar-
rangement ici-bas esl loin de le prouver.
Lucifer. — Ainsi lu ne [leux juger si j'aime ou non ; tu ignores
si je n'observe pas un plan général et \astc, dans lequel les objets
particuliers viennent se fondre comme la neige dans les flots d'un
lac.
Cain. — La neige ! qu'est-ce que cela?
Lucifer. — Kstime-toi heureux de ne pas connaître ce que devra
subir ta postérité lointaine; mais continue à jouir de ton climat
sans hiver.
Gain. — Mais n'aimes-tu pas quelque objet semblable à toi?
Ll'cifer. — T'aimes-tu toi-même?
Caix. — Oui ; mais j aime davantage celle qui me rend mes dou-
leurs plus supportables; celle qui, h mes yeux, est plu» que moi,
parce que je l'aime.
LiTiFER. — Tu l'aimes, jiarce qu'elle est belle comme était la
pomme aux veux de ta mère; quand elle cessera de l'être, ton
amour cessera comme tout autre penchant.
Cain. — Cesser d'être belle! coiiiment cela se peut-il?
Lucifer. — Avec le temps.
Gain. — Mais le temps s'est écoulé, et, jusqu'à présent, Ad.im et
ma mère sont beaux encore, moins qu'Adah et les séraphins, mais
très beaux cependant.
LiciFER. — Tout cela doii s'cfl'acer en eux et en elle.
Gain. — Je m'en affligerai ; maisjc ne comprends pas en quoi cela
pourrait diminuer mon amour pour elle. ICI, quand sa beauté dis-
parailra, il me semble que celui par qui toute beauté fut créée per-
dr.i plus que moi en voyant dépérir un si bel ouvrage.
Lui:iFER. — Je te plains d'aimer ce qui doit périr.
Gain. — Et moi, je te plains de ne rien aimer.
Lucifer. — Kl ton frère... n est-il pas aussi près de ton co-ur?
Cain. — Pourquoi pas?
Li:cifer. — Ton père l'aime beaucoup... Ion Dieu égalemenl.
Gain. — Kl moi aussi.
Lucifer. — C'est très bien agir, et avec humilité.
Gain. — Avec bumililél
Lucifer. — 11 est le second CIs de l'homme, et le favori de la
mère.
Cain. — Qu'il garde cette faveur : le serpent a clé le premi t à
l'oblenir.
Lucifer. — Et celle de ton père?
Gain. — Que m'imi)orle? ne dois- je pas aimer celui qui est aimé
de tous?
Lucifer. — Et Jéhovah... le Seigneur indulgent... ce généreux
créateur du paradis, dont il vous interdit l'entrée... lui aussi, il
sourit avec bienveillance ^ son Abel.
Cain. — Je ne l'ai jamais vu, et j'ignore s'il sourit.
Lucifer. — Mais lu a&vu ses anges?
Gain. — Rarement. j-
Lucifer. — Assez, néanmoins, pour être certain de leur afTeclion
envers ton frère; ses sacriflces sont favorablement accueillis.
Gain. — Qu'ils le soient toujours! Pourquoi me parler de ces
choses ?
Lucifer. — Parce que tu y as déjà pensé. i
Cain. — Et quand cela serait, pourquoi rappeler une pensée '
qui... [Il s'arré/e en proie à une violente agitation.) Esprit! nous !
sommes ici dans ton monde, ne parlons pas du mien. Tu as dévoilé '
à mes regards d'étonnantes merveilles; tu m'as fait voir ces êtres
puissants antérieurs h notre race, qui ont foulé une terre dont la
nôtre n'est qu'un débris; lu m'as montré des myriades de mondes
lumineux, donl le nôtre est le compagnon obscurci loiiuain, dans
la carrière illimitée de la vie ; tu m'.is fait voir des ombres de cet être
au nom redouté, que notre père a mis au monde, la mort; tu m'as
fail voir beaucoup de choses, mais pas tout encore : monire-moi la
demeure de Jéhovah, son paradisspecial... ou bien le tien ; où est-il ?
Lucifer. — Ici, et dans tout l'espace.
Gain. — Mais, comme tous les êtres, tu as un séjour qui t'est assi-
gné. Nous avons la lerre pour demeure; les autres mondes ont aussi |
leurs habitants; toutes les créatures douées d'une exislence tempo- .
raire ont leur élément particulier, et tu m'as dii ijue des êtres qui
ont cessé d'être animés du souffle vital ont pareillement le leur;
Jéhovah et loi, vous devez avoir le vôtre... vous n'habitez pas en-
semble?
Lucifer. — Non : nous régnons ensemble ; mais nos demeures
sont distinctes.
Gain. — Plût au ciel qu'un seul de vous deux existât I Peut-être
que l'unité de but établirait la concorde entre des éléments qui main-
tenant se combattent... Esprits sages et infinis, comme vous l'éics,
comment avez-vous pu vous séparer? N ètes-vous pas des frères par
votre essence, votre nature et votre gloire? I
Lucifer. — N'es-tu pas le frère d'Abel? 1
Gain. — Nous sommes et nous resterons frères ; mais quand même
il en serait autrement, l'esprit est-il comme la chair ? peut-il y avoir
lutte dans le sein de l'infini et de l'immorlalilé? esl-il possible qu'ils
se divisent, et transforment 1 espace en un champ de misère?... et
pourquoi?
Lucifer. — Pour régner.
Gain. — Ne m'as-tu pas dit que vous étiez tous deux éternels?
Lucifer. — Oui 1
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
333
Cain. — Kt cet aziii' immense qiiej'ai pai'i'ouni, n'est-i! pas sans
liiiiiles"?
LuciFKR. — Oui !
Cain. — Ne pouvcz-voiis donc pas réjïn»!' tons deux? n'y a-l-il
pas assez d'espace? Pourquoi êtes-vous di\isés?
LiT.ii'Eu. — Nous régnons tous deux.
Gain. — Mais l'un de vous deux est l'aulenr du mal.
Lucifer. — Lequel ?
Cain. — Toil car si tu peux faire du bien à l'homme, pom quoi
ni> lui en fais-lu pas ?
Ijtifer. — Kt pourquoi celui qui vous a fails no s'esl-il pas
chargé de ce soin ? Je ne vous ai pas faits, moi : vous êtes ses créa-
turcs, non les miennes.
Cain. — Laisse donc Ih ses créatures, comme tu nous appelles ;
.'■inon, monlre-niiii ta demeure, ou la sienne.
I.iciFrn. — .le |)ourrais le inonlrcr l'une et l'autre ; mais uu temps
\icndra où lu habiteras à jamais l'une d'elles.
Cain. — Et pourquoi pas mainlenanl?
Lucifer. — C'est à peine si Ion intelligence d'homme est capalilo
de saisir avec calme et clarlé le peu que je t'ai fait voir, et lu pré-
tendrais t'clever jusqu'au grand et double mystère des tieux prin-
cipes! lu oserais les conlempler face ti face sur leurs troncs mysté-
rieux I Poussière I mels des bornes à ton ambition, car tu ne pour-
rais envisager l'un ou l'autre sans mourir !
Cain. — Que je meure, pourvu que je les voie.
LcciFEn. — Voilà bien le fils de cell; qui a cueilli la pomme ! Mais
lu mourrais seulement, et ne les verrais pas; cette vue est réservée
pour l'autre état.
Cain. — Celui de la mort ?
LiciFEn. — La mort en est le prélude.
Cain. — Je la redoute moins depuis que je sais qu'elle mène 5
(]uelque chose de défini.
Lucifer. — Mainlenant, je vais le ramener sur la terre pour y
mnlliplier la race d'Adam ; pour manger, boire, travailler, rire ,
pleurer, dormir, et mourir.
Cain. — Et dans quel but m'as-tu montré louies ces choses?
Lucifer. — Ne demandais-tu pas la science? et dans ce que je
l'ai fail voir, ne t'ai-je pas appris à le connaître?
Caix — Hélas I il me semble que je ne suis rien.
Lucifer. — Et c'est à quoi doit aboutir toute la science hu-
maine : à connaître le néant de la nature mortelle. Transmets cette
science h. tes enfants ; elle leur épargnera bien des maux.
Cain. — Esprit orgueilleux! tu parles Irop fièrement; mais toi-
même, loul superbe que lu es, tu as un maître.
Lucifer. — Non! par le ciel où il règne, par l'immensité des
mondes et de la vie dont je pailage avec lui l'empire... Non ! j'ai un
vainqueur.. . il est vrai, mais point de maîlre. Il reçoit les hommages
de tous... mais aucun de moi ; je le combats encore comme je l'ai
combattu dans le ciel. Pendant loute l'éternité, dans les gouffres
impénétrables de la morl, dans les royaumes illimités de l'espace,
dans l'infini des siècles, tout, tout lui sera disputé par moi. Monde
après monde, étoile après étoile, univers après univers, oscilleront
dans la balance : ce grand débat ne pourrait cesser que par l'anéan-
tissement de l'un des deux! Et qui peut anéantir noire immorla-
ité ou notre muluelle et implacable haine? En sa qualité de vain-
queur, il donnera au vaincu le nom de mal; mais de quel bien lui-
même est-il l'auteur? Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient
réputées les seules mauvaises. Et vous, moitels, si jeunes el à peine
nés à la vie, quels sont les dons qu'il vous a déjà fails''
Cain. — iJes dons peu nombreux, et quelques-uns bien amers.
Lucifer. — Betourne donc avec moi sur la terre, pour y goûter
le reste des célestes faveurs qu'il le réserve ainsi qu aux tiens Le
bien et le mal sont tels par leur propre essence; ils ne doivent pas
leur qualité à celui qui les dispense; si donc ce qu'il vous donne est
bon... appelez-le bon lui-même; si c'est le mal qui vous vient de
lui, ne me l'attribuez pa» sans en avoir vérifié la source. Jugez, non
sur des paroles, fussent-elles prononcées par des Esprits, mais sur
les résultais lels quels de voire existence. Il est un bon résultat que
vous devez à la falale pomme : c'est voire raison qu'elle ne se
laisse pas dominer par des menaces lyranniques, qu'elle n'accepte
jias d' s croyances déraenlies par les sens extérieurs et la conscience
intime; s;\cbez penser et soufirir... et créez-vous, dans votre âme,
un monde à vous... quand le monde du dehors vous fait faute. C'est
ainsi que vous approcherez de la nature spirituelle, et lutlerezviclo-
rieusemenl contre une terrestre origine. {Ils disparaissent .)
ACTE III.
La terre , environs d'Eden , comme au premier acte.
Entrent gain et AD.\n.
AnAii. — Pas de bruit! marche doucemeni, Ca'in I
Cain. — Volontiers; mais pourquoi?
Adaii — Notre petit Enoch durt sur ce lit de feuillage, à l'ombre
du cyprès.
Cain. — Le cvprès! c'esl un arbre de tristesse qui semble pleurer
sur les idijels qu'il couvre de son ombre; quelle raison le l'a fait
choisir pour abriter notre enfant?
Adaii. — Parce que ses branches, interceptant le soleil, comme
le ferait la nuit, m'ont semblé propres à voder le repos.
Cain. — Oui, le dernier... et le plus long... n'importe... mène-moi
vers mon fils. [Ils s'approchent de l'enfant.) Qu'il est charmani!
le pur incarnat de ses petites joues rivalise avec les feuilles de rose
dont sa couche est semée.
Adaii. — Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ou-
verles I Non, pas de baiser mainlenant, attends un peu, il va bienlùt
s'éveiller... son sommeil de midi ne tardera pas à finir; mais, jus-
que-là, ce serait dommage de le troubler.
Cain. — Tu as raison; jusqu'à son réveil, je contiendrai mon
cœur. Il sourit et dort... Dors et souris, mon enfant, jeune hérilier
d'un monde presque aussi jeune que loi; dors el souris! Heureux
Age, où les heures et les jours rayonnent d'innocence et de joie !
Toi, tu n'as pas cueilli le fruit fatal... tu ne .sais pas que lu es nul
Doit-il venir uu lemps où tu seras puni pour des fautes qui ne fu-
rent ni les tiennes, ni les miennes? Mais dors maintenant! Un sou-
rire plus vif colore ses joues; et ses paupières brillantes tremblent
abaissées sur ses longs cils, aussi noirs que le cyprès qui balance sur
lui son ombrage; et, sous ce rideau entr'ouvert, rit, jusque dans le
sommeil, le transparent azur de ses yeux! Sans doute il rêve de
quoi? du paradis!... Oui, rêve de ton paradis, enfant déshérité! ce
n'est qu'un rêve, car jamais plus, ni loi, ni les fils, ni tes pères, nul
homme n'entrera dans ce lieu de délices 1
Adaii. — Cher Ca'in 1 ne murmure pas auprès de ton fils ces dou-
loureux regrets du passé; pleureras-lu donc toujours le paradis?
n'est-il donc point en notre pouvoir de nous en créer un autre?
Gain. — Où?
Adaii. — Ici, partout où tu voudras : quand tueslà, je nesens pas
l'absence de cet Eden tant regretté. N'ai-je pas mon époux, noire
enfant, notre père, notre frère, ZiU.ih, notre sœur chérie, et noti'e
Eve, enfin, à qui nous devons tant, outre notre naissance?
Gain. — Oui... la mort est au nombre des bienfaits que nous lui
devons.
Adaii. — Ca'in, cet orgueilleux Esprit qui t'a emmené avec lui t'a
rendu plus sombre encore. J'avais espéré que les merveilles qu'il
avait promis de te montrer, ces visions des mondes présents et pas-
sés, auraient donné à ton âme le calme de la curiosité salisfaile;
mais je vois que ton guide t'a été fatal : cependant, je le remercie,
et peux tout lui pardonner, puisqu'il t'a si tôt rendu à nous.
Gain. — Sitôt?
Adaii. — Tu as été à peine deux heures absent, deux longues
heures pour moi, mais deux heures seulement d'après le soleil.
Gain. — El pourtant je me suis approché de ce soleil , j'ai vu des
mondes qu'il a éclairés et qu'il n'éclairera plus, el d'autres sur les-
(|uels il n'a jamais brillé; il me semblait que mon absence avait
duré des années.
Adah. — A peine des heures.
Gain. — En ce cas, l'Esprit fait le lemps ou du moins le mesure à
.sa manière par ce qu'il sent d'agréable ou de pénible, de petit ou de
grand. J'ai vu les oeuvres immémoriales d'êtres infinis; j'ai effleuré
des mondes éteints; et , en conlemplant l'éternité , il me semblait
avoir empriinlé quelque chose d'elle; mais, mainlenant, je sens de
nouveau ma petitesse. L'Esprit avait raison de dire que je n'étais
rien.
Adaii. — Pourquoi a-l-il dit cela? Jéliovah ne l'a point dit.
Gain. — Non : il se contente de faire de nous le néant que nous
sommes, el après avoir laissé entrevoir à la poussière tiden et l'im-
mortalité , il la réduit de nouveau à n'être plus que poussière...
Pourquoi?
Adah. —Tu le sais... à cause de la faute de nos parents.
Cain. — Que nous fait celle faute, à nous? Ils ont péché, c'esl à
eux de mourir.
33V
LKS VKILLËKS LITTÉRAIRES ILLUSTIlÊnà.
AiiAii. — Cl- (|iii' III viens de dire n'e«l pas bien; celle pensée ne
vieil! pas de lui, niuis de i'lvs|ii'il ijiii l'a ciniiieiié. l'Iill nu ciel qu'ils
vécussent, cl que j'eusse îi mourir pour eux!
Cain. — J'en dis aulaiil... Pmirvti qu'uni' viciirne salisra,ssc l'fttrc
insaliaMc; p»ur\u i|ue ce pelil dunni'iir aux jiiucs vcrineillc.-: ne
l'iiiuiaissc ni In mort ni les peines humaines, el n'en Iransmclle pas
riiérila^'O .'i ceux (|ui naitroiil <Ii: lui.
Adam. — Que snvuiis-Mous? pcut-èlre quelque jour une expialimi
di> Cl- Kenre lachèlera iiolic race...
i:m\ — Sacrifier l'innocent pour le coupable, esl-ce là une expia-
lion ? Nous sommes innoccnis, nous; qu'avons-nons faits? Pour-
quoi serions nous vicliines d'une action commise avant notre nais-
sance? Ht comment faudrail-il des viclimes pour expier ce péclié
mvsiérieux et sans nom... si toutefois c'est un |iéclié si grand que
(1 aspirer a coiuuiitie?
Ai»Aii. — Hélas I tu pi'-clics mninleiiani, mon bien aimé; tes pa-
roles résoiinonl commi' quelque chose d'impie h mon oreille.
Oain'. — Alors, abandonne-moi !
Aiiui. — Jamais! ijuand Ion Pieu t'abandonnerait.
Cain. — Dis-moi, i|u'j' a-t-il là?
Adah. — Deux autels élevés par notre frère Abel, pendant ton
absence, pour y offrir n Dieu un sacrifice après ton retour.
Cain. — Kl comment savait-il que je serais disposé à prendre part
aux offrandes que, d'un front humble ci soumis, moins ri'adora-
lioii que de crainte, il présente au Créateur pour capter .sa bien-
veillance?
AriAii. — Assurément, il l'ait bien.
Cain. — Un seul autel peut suffire : je n'ai point d'offrnndu.
Adaii. — Les productions de la terre, les fleurs nouvelles, les fruits,
sont des olVraiàdes ajiréahles au Seigneur, quand elles sont pré-
sentées par un ciour doux el conlrit.
Cain. — J'ai travaillé, j'ai culiivé la lerieà lasueur de mon front,
conformément à sa malédiction; cela ne suffit-il pas? Pourquoi se-
rais-je doux? parce que j'ai à faire la guerre aux cléments avant
(|u'ils me livrent le pain que nous mangeons? Pourquoi seraisje re-
connaissant? paiTcque je suis poussière, et que je dois ramper dans
la poussière jnsipi'à ce que je redevienne poussière ? Si je ne suis
rien... dois-je offrir pour ce rien des actions de grftces hypocrites,
cl me montrer satisfait de souffrir? De quoi serais-je contrit? du
péché de mon père, déjà expié parce (pie nous avons tous subi, et
par ce que notre race doit subir encore dans les siècles prédits? Ce
petit enfant qui dort ne se doute pas qu'il porte en lui le gerrae du
malheur de générations sans nombre ; mieux vaudrait le saisir dans
Son Sommeil, et le briser contre ces rochers que de le laisser vivre
pour...
Adam. — 0 mon Dieu ! ne touche pas à l'enfant... mon enfant!...
Ion enfant! ô Ca'iu I
i:ain. — Ne crains rien ! Pour tous les astres , pour toute la puis-
sance ipii les dirige, je ne voudrais pas faire éprouver à cet enfant
lin cdiiiacl plus rude que le baiser d'un père !
Adaii. — Pourquoi donc la parole est-elle si terrible?
Ca'n. — Je disais que pour lui mieux vaudrait cesser de vivre que
de causer tant de douleurs à venir; mais, puisque celte parole le
ciinirarie, je dirai seulement... mieux eût valu qu'il ne fût ja-
mais né.
AiiAii. — .Ml I ne dis pas cela ! Où seraient alors les joies d'une
mère, le lu m lieu r de U: veiller, delenuurrir, de l'aimer? Doiiccmeiil!
il s'éveille. Cher Knocb ! { /■://.e s'approche de l'enfant.) 0 Cain !
ri'gnide-le; vois comme il est plein de vie, de force, de santé, de
beauté et de joie! comme il me ressemble... cl à loi aussi, quand
tu es paisible ! car alors nous nous ressemblons tons ; n'est-ce pas,
Cain ? Mère, père , enfants, nos traits se rélléchissent les uns dans
les antres, comme dans l'onde limpide et paisible. Aime-nous dune,
miin chi-r Cain ! et aime-loi , pour l'amour de nous ; car nous l'ai-
mons! Vois, comme il ril ! comme il étend ses pelils bras; comme
il ouvre tout grands ses yeux bleus, et les lient fixés sur les \cux ,
pour l'aire accueil à son père, pendant que tout son corps s'agite
comme si In joie lui donnait des ailes ! (juc pirles-tu de douleur ?
Les chérubins, qui n'ont pas d'enfanis, pourraient envier les jouis-
sances dun père. liénis-le, l^.ain ! il n'a point encore de paroles
pour te remercier ; mais son cœur te remerciera, et le lien aussi.
Cain. — Enfant! je te bénis, si la bénédiclion d'un mortel a qticl-
(pic |)uis<>ancc, si elle peut te garantir de la maléilii'lion du serpent!
AnAii. — Klle l'en garantira. La subtilité d'un reptile ne saurait
prévaloir contre la bénédiclion d'un père.
Caix. — J'en doute ; mais je le bénis cependant.
Adaii. — Notre frère vient.
l'.AiN. — fou fièrc Abel?
(Entre Adbl.)
Abel. — Je le salue, Caïn I raon frère , la paix du Seigneur loit
avec toi 1
Cain. — Abel, salul!
Abki.. — Ma sœur m'a dit qui; lu an eu un cnli-elien secret avec
un Ksprit, et que lu l'as accompagné bien au-dehl du cercle de nus
promenades. Klail-ce l'un de ce» lisprils que nous avons vussiiK>u-
vcnl, el avec qui nous avons conversé, comme nous le ferions avec
notre jièrc ?
Gain. — Non.
Abkl. — Pourquoi alors l'enlrclenir avec lui ? c'est peut-être un
ennemi du Tiès-llaul...
Cain. — lit un ami de rhoiume. S'csl-il montré notre ami , le
Très-Haut... puisque c'est ainsi que lu l'appelles?
Abel — Que je l'appelle !... les discours sont étranges aujour-
d'hui, mon frère. Adah, ma sœur, laisse-nous un moment... nous
av<ius un .sacrifice à faire.
AnAii. — Adieu, mon bien airaé Ca'in ; mais d'abord eral)ras.se ton
fils. Puissent son esprit innocent el la piété d'Abel le rendre le calme
cl la sérénité. i.ldali sort avec son enfant.^
Abel. — Ffère, où as-tu été?
Cain. — Je n'en sais rien.
Abkl. — Qu'as-tu vu?
Cain. — Les morts; les mystères éternels, illimités, tout puissants,
écrasants de l'espace ; les mondes innombrables qui ont exislr el
(pii existent ; un tourbillon il'objels, soleils, lunes, terres, mulant
autour de moi dans leurs sphères avec une fulgurante harmonie, rt
tous si étianges. que je me sens incapable de me livrer à un cuire -
lien terrestre : laisse-moi, Abel.
Abel. — Quelle lumière brille dans tes yeux ! quelle teinte colore
les joues !... qu'esl-ce donc qui résonne dans la voix!... que signifie
cela ?
Cain. — Cela signifie... je l'en prie, laisse-moi.
Abicl. — Je ne te quitte pas que nous n'ayons prié el sacrifié en-
semble.
Cain. — Abel, je t'en prie, sacrifie seul... Jéhovah t'aime.
Abel. — Il nous aime tous deux, j'espère!
Cain. — Mais lu es celui qu'il aime le mieux : cela m'est égal ; lu
es plus propre à son culte que moi ; révère-le donc... mais seul...
du moins, sans moi.
Abel. — Mon frère, je mériterais bien peu le nom de fils d'Adam,
si je ne te révérais comme mon aîné ; si , dans le culte (jue nous
rendons à Dieu, je ne- t'appelais à prier avec moi, et à me précéder
dans l'exercice de ce sacerdoce... c'est ton droit.
Cain. — Je ne l'ai jamais réclamé.
Abel. — C'est ce qui m'affiige : je le prie de le faire aujourd hui ;
ton Ame semble placée sous 1 inUucnce de je ne sais quelle illusion
terrible : cela le calmera.
Cain. — Non, rien ne peut plus me calmer; que dis-je! bien qu8'
j'aie vu le calme dans les éléments, mon Ame ne l'a jamais connu.
Mon Abcl, quitte-moi, ou permets que je le laisse h ton p:eux des-
sein.
Abkl. — Je ne ferai ni l'un ni l'autre; nous devons remplir no-
tre lAchc ; ne me refuse pas.
Cain. — Tu le veux ; et bien soi'.! que faut-il faire?
Abel. — Choisis l'un de ces autels.
Cain. — Choisis pour moi : à mes yeux, ils ne sont que du gazon
et des pierres.
Ahel. — Décide toi-même I
('.AIN. — J'ai fait.
AnKL. — Ccst le plus grand; i) te convient comme à laine.
Maiiilenant prépare Ion offrande.
Cain. — Oil eslJa tienne ?
Abkl. — La voici : les prémices du troupeau, humble offrande
d'un berger.
('AIN. — Je n'ai pas de troupeau; je cultive la terre, et je ne
jiuis offrir que les dons qu'elle accorde à mes sueurs... ses fruits.
[Il cueille des friUls.) Les voici dans tout leur celai et toute leur
nial'jrité. [Ils disposent leurs autels, et y allumeni un" /lamine.)
Abel. — Mon frèro, comme l'aîné, offre le prcmi.r les prières el
les actions de grAces qui doivent accompagner le s.-ierifice.
Cain. — Non... je suis novice dans ces choses; commence, je
l'imiterai... comme je pourrai.
Abel. .l'aqenoiidlant. — 0 Dieu ! loi qui nous as créés, qui as mis
dans nospoilrineslesinifnede vie. etq'ii nous .is bénis; loi qui, après
le péché de notre père, au lieu de perdre tous ses cnfanls, comme
ŒUVRES COiMPLÈlES DE LORD BYRON.
33a
lu le pouvais, ?i la miséricorde, dans laquelle lu te complais, n'a-
\:iil Icmijéré lajuslice, daignas nous accorder un iiardon qui csl. un
vHi-iUible paradis, vu l'énormité de nos offenses... Unique roi de la
hnnièrc, source de lout bien, de toute gloire, de toute éternilé; toi,
sans qui tout serait mal, et par l'aide de qui rien ne peut l'aillir, si
oc n'est pourquelqueulile dessein de taboulé toute puissante... èlre
inipénéti'ahle, mais irrésistible... accepte de Ion humble serviteur, du
l)iciMier berger, la fleur du premier troupeau. Cette otVrande en
elle-même n'est rien... quelle olTraïKle pourrait être quelque chose
à les jeux? acceple-la néanmoins comme rhommaf,'e de celui qui ,
le front prosterné dans la poussière d'oii il est sorti, olTre ce sacri-
lice à la l'ace du ciel, en Ion honneur, et à la gloire de Ion nom,
dans tous les siècles des siècles !
Cai.n, dehoiif. — Esprit ! qui que tu sois, tout puissant, peut-èlre I
bon, je 1 ignore; c'est ii tes actes de le prouver I Jéhovah sur la terre
cl Dieu dans le ciel! peut-être as-tu d'autres noms encore, car les
allribuls .semblent aussi nombreux que tes œuvres; si la faveur peut
s'id)lenir par des prières, accepte les noires! Si des autels peuvent
iiiniler la bienveillance, et un sacrifice te fléchir : deux èlres hu-
mains ont élevé pour toi ces autels. Aimes-tu le sang? 11 y a du sang
sur l'autel du pasleur, qui fume à ma droite : il a égorgé en ton liou-
iicur les premiers-nés de son troupeau, dont les membres palpitants
exhalent vers le ciel l'encens du carnage. Mais si ces fruits au
giiùt suave, aux couleurs vermeilles, doux produits de la clémence
(les saisons, étalés à la face du soleil qui les a mûris, sur ce gazon
que le sang n'a point souillé; si ces fruits peuvent le plaire, intacts
dans leurs formes et leur vie, pur échantillon de les ouvrages, nuUe-
nienl desliné à faire descendre ton regard sur les noires! si un autel
sans viclimes , un autel non rougi peut attirer ta faveur, regarde
celui-ci! Quant à l'homme qui l'a paré, fl est ce que tu l'as fait, et ne
demande rien de ce qu'on obtient àgenoux;s'il est méchant, frappe-
le! lu es tout puissant ■ quelle résistance pourrail-il l'opposer? S'il
est bon, frappe-le ou épargne -le, comme il le plaira! puisque tout
repose sur toi, et que le bien et le mal semblent dépendre de la vo-
lonté... Celle volonté elle-même est-elle bonne ou mauvaise? je
l'ignore , n étant ni tout puissant ni capable de juger la toute-puis-
sance, mais condamné seulement à subir ses décrets comme je les
ai subis jusqu'ici. [Le feu allumé sur l'autel d'Abel forme une
colonne de flamme brillante qui monte vers le ciel, pendant qu'un,
tourbillon renverse Vaidel de Cain et disperse les fruits sur la.
terre.)
AuEL, s'ayenouillant. — 0 mon frère! à genoux! Jéhovah est irrité
contre loi!
Cain. — Pourquoi?
Abiîl. — Vois tes fruits jetés par terre et dispersés.
Cain. — Us viennent delà terre, qu'ils y retournen il leurs semences,
avant (pie vienne l'été, produiront de verts rejetons, 'l'on sacrilicede
cliair brûlée reçoit un meilleur accueil ; vois comme le ciel aspire à
lui la flamme quand elle est parfumée de sang.
Adiîl. — Ne pense pas à la manière dont mon offrande est agréée;
mais prépares-en une autre avant qu'il soit trop lard.
C*ix. — je n'élèverai plus d'aulels, et ne souffrirai pas ([u'il en
Suit élevé.
Ahel, selerant. — Ca'in ! que prélends-tu?
i:ain. — .leter bas ce vil appareil qui flatic les nuages, qui porle
nu ciel parmi des flots de fumée tes slupides prières... cet aulel
Il inl du sang des agneaux etdes chevreaux arrachés au lait malernel
piiiir mourir égorgés !
Aiu;i. , se plaçant devant hd. — Tu n'en feras rien ! N'ajoute
]ias I iinpiélé des actes à l'irapiélé des paroles! Cet aulel reslera
deboul... Il est maintenant consacré par l'immortelle faveur de Jé-
ho\ah , qui a daigné accepter mon oll'rande.
Cain. — Sa faveur ! à lui ! Le sublime plaisir qu'il prend Ji respirer
la \apour des chairs sanglantes peut-il être mis en balance avec la
douleur de ces mères qui, par leurs bêlements, appellent encore
leurs nourrissons, ou bien compense-l-il les angoisses des inno-
ceiiles viciimeselles-mèlnessous le pimix couteau? Arrière ! Ce mo-
imiiieni de cruauté ne restera pas debout à la face du soleil, pour
lUire honte à la création !
Abui,. — Arrête, mon frère! Tu ne porteras pas une main vio-
Icnle sur mon aulel: si lu veux tenter un autre sacriflce, libre à
toi.
Cain. — Un autre sacrifice! Retire-toi, ou la viclimo pourrait
bien...
AuEL. — Où veux-tu en venir ?
(;ain. — Eloigne... éloigne-loi!,.. Ton Dieu aime le sang!,.,
pi'ends-y garde !... Eloigne-toi, si tu ne veux qu'il lui en soit offert
]ilus encore.
AiiiiL. — En son nom tout puissant , je m interpose enlre loi et
laulel que sa faveur a honoré.
C.AiN. — Si lu as souci de la vie, fais-moi place, que je disperse
ce gazon sur son sol nalal,.. sinon...
Abel, se mettant der. Hit lai. —J'aime Dieu beiuc up plus que
ma vie.
Cain. Il saisit un tison sur l'autel, et en frapjie .litel à la trnipr.
— Porle donc la vie Ji Ion Dieu, puisqu'il se complait dans l'iinni'i-
lation de 15 vie,
Aniîi. , en tombant. — Qu'as-lu fait, mon frère!
Cain. — Mon frère !
Abei,. — 0 Dieu ! reçois bm serviteur, et pardonne à son mcur-
Iricr, car il n'a pas su ce qu'il faisait !... Cain, donne-moi... donne-
moi la main ! et dis à la pauvre Zillah...
Cain , après vn moment de .stupéfaction. — .Ma main I elle e.st
rougie ; et... comment? (Long silence. — Il promène Iciilement
ses regards autour de lui.)
Où suis-je? seul! Où est Ahel? où est Ca'in? Se peul-il que ce
soit moi ! Mon frère, éveille-loi !... Pourquoi restes-tu là, gisant sur
le gazon ? ce n'est pas l'heure du sommeil... Pourquoi es-tu sipAle?
qu'as-tu ? tu étais plein de vie ce malin! Abel ! je t'en conjure , ne
le joue pas de moi ! Je t'ai frappé trop rudement; mais le coup ne
sera rien. Ah ! pourquoi m'as-tu résisté ? Ceci est une feinte; lu veux
m'effrayer... Je n'ai porlé qu'un coup... un seul coup... Remue,...
remue donc!.,, de grâce, un seul mouvement! Lîi, comme cela...
c'est bien !... Tu respires!... que je sente ton souffle! 0 Dieu ! ù
Dieu!
Abel , d'une voi.r. faible. — Qui parle de Dieu ?
Gain. — Ton meurtrier.
Abel. — Alors que Dieu lui pardonne ! Cain , console la jiauvre
Ziilah .. elle n'a plus qu'un frère mainlenanl! [Abel meurt.)
Cain. — Et moi , je n'en ai plus !... Qui m'a ravi mon frère ? Ses
yeux sont ouverts 1 il n'est donc pas mort ? La mort ressemble au
sommeil, et le sommeil ferme nos paiipières; ses lèvres aussi sont
enlr'ouverles : il respire donc; et cependant je ne sens point son
haleine... Son cœur!... son c(Eurl Ah! voyons s'il bat! 11 me semble...
Non !.. non ! il faut que ce soit une illusion, ou que je sois devenu
l'iiabitant d'un autre monde, pire que celui-ci. La terre tourne au-
tour de moi,,.. Qu'est-ce?... son front est humide. ( // porte la
main au front d'Abel , puis la regarde.)
Et pourtant il n'y a pas de rosée ! c'est du sang... mon sang... le
sang de mon frère et le mien, et répandu par moi ! Que me sert do
vivre, maintenant ciue j'ai arraché la vie à ma propre chair? Jlais
il ne se peut pas qu'il soit mort ! Est-ce la mort que le silence ? non ;
il reprendra ses sens : veillons auprès de lui. La vie ne saurait
èlre une chose qu'on puisse détruire si promptement 1... Depuis le
coup il m'a parlé; que lui dirai-je''... mon frère?... Non; il ne ré-
pondra pas à ce nom, car des frères ne se frappent pas... N'im-
porte,... n'importe... parle-moi! oh! une seule parole de ta douce
voix, afin queje puisse supporter encore le son de la mienne.
[liLL.Mi entre.)
ZiLLAii. — J'ai entendu un bruit étrange; qu'est-ce donc?... Eh
quoi! Gain qui veille auprès de mon époux! Que fais-tu là, mon
frère? dort-il? 0 ciel! que signifient celte pâleur et ce , sang?...
Non, non , ce n'est pas du sang; qui aurait pu le verser? Abel!
qu'y a-t-il donc?... qui a fait cela?., 11 ne remue pas ; il ne respire
)dus, et ses mains, que je soulève, retombent inanimées! Ah! cruel
Gain! comment n'es-lu pas venu Ji temps pour le défendre? n'im-
porte qui l'ait attaqué , lu étais le plus fort , tu devais te jeter enlre
lui et l'assaillant! Mon père!... Eve!... Adah!.., venez! la mort est
dans le monde! [ZiUahsort en appelant.)
Cain, seul. — Et qui l'a l'ail venir, celte morl?... Moi! moi, qui
l'abhorrais à lel point, que celle idée empoisonnait ma vie avant
que je connusse son aspect... je l'ai amenée ici , et j ai livré mon
frère à son froid et silencieux emhrassemenl, comme si elle avait
besoin de mon aide pour revendiquer son inexorable privilège !
Enfin, je suis réveillé... un rêve funeste m'avait rendu insensé...
mais lui, il ne se réveillera plus! (Arrivent Adam, Eve, AoiiAe^
ZlLLAIl.)
Adam. — Les cris douloureux de Zillah m'ont appelé ici 4)ue
vois-je?.,. 11 n'est que Irop vrai!... mon fils!.,, mon.fils! (A Eve.)
Femme, coiilemple l'ouvrage du serpent et le lien!
Eve, — Oh! no parle point de cela maintenant; le dard du ser-
pent est dans mon cœur ! Mon bien-aimé Abel I Jéhovah ! m'enlever
mon fils! oh! ce châtiment déjiasse le crime!
Adasi.-^ Quia commis cet acte all'reux?... Parle, Cain, puisque
lu élai? présent. Est-ce quelque ange ennemi qui ne communique
pas avec Jéhovah, ou bien un animal sauvage sorli des forêts?
Eve.-— Ah! un liorrible Irait de lumière m'apparaît comme la
foudre! Ce lisou énorme arraché de l'autel, noirci par la fumée et
rouge de...
Adam. — Parle, mon lils! parle, assure-nous qu'à notre immense
33G
lALS VKII.l.KI'lS MTTKltAIUKS ll.l.l STi;ij:.S.
iiiroi'tuiiu nulls III! lii'voiis |i.is jiiiiidrc un tnnliicur plus grand on-
core.
Adah. — Pnrlo, Cain I et dig que ce n'csl p.is loi!
RvK. — C'rsI lui, je |p vois mainlrnniil... il hiiisse sa tôle coupu-
lilf. el cduvco sps yeux réroces de ses mains eiis.TnpIanliScsI
AiiAii. — Ma mire, lu l'accuses hiorl... <!ain, juslilictoi de celle
linrriltlcacciis.nlinn . que la dnuleiir arrache h nuire mère.
ICvK. — Fnlnnds-nuii . J^linvali I «nie IV'Iernelle innlédiclinn du
serpent soil sur lui ! Il élait fail pour la race du reptile pliilot ipie
pour la noire : que le désespoir remplisse lous ses jours ! que...
Adaii. — Arri^le! ne le niauilis pas. ma mère ; il esl ton fils... ne
le maudis pas, ma mère : il est mon frère et mon époux I
l'VK. — Par lui lu n"as plus de frère.. Zillah n'a plus d'époux...
nvii , je n'ai plus de lils!... Pour cela, je le maudis et le bannis
.'i jamais de m.i pré.sencc; je brise lous les liens (|iii nous unis-
saient, comme il a brisé ceux de la nature eu... 0 luorli mort!
|iouri|iioi ne m'as-lu prise, moi qui l'ai méritée la première? pour-
quoi ne mo piemls-lu pas niaiulcnanl?
AiiAM. — Eve . que celle doiilem naturelle ne l'entraîne pas jus-
qu'il l'inipièté! Un cbAtimcnt reiloiilable nous a été deiuiis long-
temps préilii ; mainleiianl (|uil commence, supportons-le luimblu-
meui el que notre Dieu nous trouve soumis h sa volonté sainte.
l'^VK . montrant Criin. — Sa volonté!... dis plutôt la volonté de cet
esprit de ;oorl incarné, que j'ai mis au monde pour semer la terre
(le cadavres!... Que toutes les iiialélictions de la vie ilesceudentsur
sa lète ! que »es lorlures lo chassent dans le désert , comme nous fû-
mes chassés d'I'den, jusqu'à ce qu'il soit tr.iité par ses enfants comme
il a irailé son frère! Puissent les glaives et les ailes des chérubins
iriilés le poursuivre nuit et jour... des serpents naître sous ses
pas... les fiiiits de la terre se Iransformer en cendres dans sa bou-
che... le feuillage où il appuiera sa lèle pour doimir fourmiller de
scorpions! Puissc-l-il rêver de sa victime et, à son réveil, trembler
conliniiellemcut devant la mort! Que l'onde limpide se change en
sang dès qu il approchera du bord sa lèvre impure el cruelle! (pie
tous les éléments le repoussent , et que pour lui leurs lois s'inler-
vertissenl! Qu'il vivedans les souflVances aux(|uelles succombent les
autres, et que la mort soit [dus qu'iinc mort pour celui qui, le pre-
mier, la fit connaître à l'homme! Hors d'ici, fratricide! Désormais,
ce mol voudra dire Cain dans toute la suite des géni'Mations humai-
nes , qui te délesteront, quoi(iue leur père! Puisse l'herbe se fleliir
sous les pas! puissent les buis te refuser leur ombrag!, la terre un
asile, la poudre un tombeau, le soleil sa lumière, el le ciel son Dieu!
{/■:vc s'vloUjne.)
AoAM.— Caïn! relire-loi; nous n'habiterons jilus eu.senible. P.usl
et laisse-moi le soin du mort... Désormais, je suis seul... nous ne
(levons plus nous revoir!
AiiAii. — Oh! ne l'abandonne point ainsi, mon père; u'ajoulc
pas sur sa lèle la malédielion à celle de sa mère!
Adam. — Je ne le maudis [las : que sa malédielion soil en lui-
iiièiiie! Viens, Zillah I
Zii.LAii. — Je dois veiller auprès du corps de mon époux.
Adam. — Nous reviendions quand il sera parti, celui qui nous a
pié|)aré ce funeste office : viens, Zillah I
Z11.LAI1. — Un baiser encore h. cette pâle argile , à ces lèvres na-
guère pleines de vie... 0 mon cœur! mon pauvre cœur! { Idam
et /.illali séluigneul en pleurant.)
Adaii. — Caïn ! lu as entendu : il nous faut partir. Je suis pnMe ;
nos enfants le seront bientôt. Je porterai lîuoch , el toi sa sœur.
Partons avant que lo soleil descende vers l'Iiori/ou , pour ne pas
traverser le désert sous l'ombre de la nuit... l'arle-uioi (loue, à moi,
à Ion Adah!...
Cain. — l.aisse-moil
Adaii. — llélasl tous t'ont laissé!
Cain. — Kl |iourquoi resles-lu? ne erains-lu pas d'habiler avec
celui qui a fait pareille chose?
Adah. — Je ne crains ipie de le quitter, quelle que soit mon aver-
sion pour l'acte qui fa privé d'un frère. Je ne dois pas en parler.
Que cet acte reste entre loi et le Dieu tout puissant.
l'vK VOIX. — Gain ! Ca'iii !
Adaii. — Entends lu celte voi.x?
I.,A voix. — Caïn! Cain!
Adaii. — C'est la voix d'un ange. (L'ange du Seigneur entre.)
L'ange. — Où est ton frère Abel ?
Cain. — Suis-je le gardien demon frère?
L'ange.— C.iïn! qu'as-tu fail? La voix du sang de ton frère crie
el inouK; jusqu'au Seigneur!. . Maintenant, lu es maudit sur la
terre, qui a bu le .sang fraternel versé par ta main coupable; désor-
mais , le sol que tu cultiveras ne cé(iera plus à les efforts; désor-
mais, lu \ivras en fugitif, el tu promèneras sur la terre une exis-
tence vagabonde !
.\daii. — Ce châtiment est au-dessus de ses forces. Vois: lu le re-
pousses de' la face de la terre, cl la face de Dieu lui sera cachée !
S il erre en fugitif, le premier qui le rencontrera le iiiera.
Caïn — Plût au ciel! mai» ceux (pii me lueronl, où sont-ils, «ur
la lerre encore inhabitée»
L'angb. — Tu as lue Ion frère : qui le répond quo Ion fiLs ne le
donnera p.is la mort?
Adaii. — Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas i|uc
ce sein d'uiloiinux peut 1 niirrir le metirlrier...
L'ange. — Il ne ferait qu'imiter son père; le lait d'ICve n'a-t il
pas nourri cidiii que mnlnleiiant tu vois baiuné dans les ncilq de son
sang? Le fratricide peut Wen engendrer le parricide.. Mais il n'en
sera pas ainsi... le Seigneur, Ion Dieu et le mien, me commande
d'imprimer son sceau sur Caïn , afin que nul u'allenle h s(!s jours;
(piieonqiie liiera Caïn attirera sur sa lèle une vengeance sept fois
plus terrible. Approche!
Caïn.,.— Que veux-tu de moi ^
L'ange. — .Mettre sur Ion fronl une marque qui le préserve d'être
viclim.' d'un forfait pareil au lien.
Cain. — Non. je prélêrc mourir.
L'ange. — Cela ne doit pas être. [L'amje met la marque sur le
/Yunt de Caïn.)
Caïn. — .Mon fronl brûle , mais moins encore que mon cervc-iu.
lestée lout? je suis pièl.
L'ange. — Depuis ta naissance , tu as élé dur el rebelle, comme
le sol que tu dois désormais culiiver; mais cdiii (pic lu as tué éiail
paisible el doux comme les Inuipeaiix qu'il gardait.
Gain. — Je suis né Irop loi après la chute de nos parenis: le
souvenir du serpent n'avait p(jiDl quitté ma mère, el Adam pleur.iit
encore la perle d'Kden. Je suis ce que je suis; je n'avais point de-
mandé .'i naître, et je ne me suis pas fait moi mi^me ; mais si je
pouvais, au prix de ma mort, rappeler Abel à la vie... Kl pourquoi
non? qu'il revienne à la lumière, et que moi je sois étendu l!i,
sanglant! Ainsi, Dieu rendra la vie à celui qu'il aime et m'ôtera le
fanleau d'une existence que je n'ai jamais aimée.
L'ange. — Qui effacera le meurtre? Ce qui esl fail esl fait; val
accomplis la lâche de tes jours , et que les acies ne ressemblent pas
à celui-ci! {/.'ange dis/iarait.)
Adaii. — 11 est parti; éloignons-nous : j'entends pleurer n'.lre
petit ICiioch.
Cain. — Ah! il ne .sait guère uour(|uoi il pleure! et in(d.qiii.ai
versé du sang, je ne puis verser (les larmes! .Mais lous les (lois des
quatre lleuves (ï'Eden ne pourraient laver la souilliiie de mou Ame.
Crois-tu que mon enfant veuille encore me regarder?
Adaii. — Si je pensais qu'il ne le voulût pas, je cesserais de lai-
mer. .
Cain, l'interrompant. — Non, plus de menaces: il n'y en a eu que
trop. Va trouver nos enfants; je te suis.
Adaii. — Je ne veux pas le laLsser seul avec le mort; éloigiions-
nous eii.senilile.
Gain. — 0 témoin inanimé et éternel, dont le sang, que rien ne
peut faire disparaître, obscurcit la terre et le ciel! ce que lues
maiiiionani , je l'ignore; mais si tu vois ce que je suis, sans doule
lu pardonnes ,à celui qui n'aura jamais le pardon de son Dieu ni le
pardon de sou Amel... Adieu! je ne dois pas, je n'ose pas toucher
mon ouvrage. Moi qui suis sorti des mêmes fl. mes que loi, qui ai bu
le même lail; qui, tant de fois dans mon enfance, l'ai pressé ten-
dreinent sur mou sein fraternel : je ne le verrai plus , el je_ ne puis
mêr.ie faire pour toi ce que lu aurais dû faire pour moi... déposer ta
dépouille dans son tombeau... le premier destiné à la race mortelle!
Mais qui l'aura fait creu.ser, ce tombeau? 0 terre! en relourde lous
les Iriiils ((ue tu m'as donnés, prends celui-ci... .Maintenant, au dé-
sert I
Adaii. se baissant et imprimant un baiser sur le front d'.4bel. —
Un sort fuiieslc el prématuré, ô mon frère, a terminé tes jours! De
tous ceux qui le p'greltent, je suis la seule qui ne doive pas pleu-
rer : ma liche est d'essuver des larmes, el non d'en verser. Pourtant,
de lous ceux qui gémissent, nul ne gémit plus douloureusement . et
non-seulemeni sur toi . mais sur ton meurtrier. Maintenant, Caïn,
me voilà prêle à porlcr la moitié de ton fardeau.
Cain. — Nous dirigerons notre marche à forientd'Eden ; c'est
le côté le plus aride et celui qui me convient le mieux.
Adaii. — Conduis-moi! tu .seras mon guide; puisse notre Dieu
être le tien ! Allons chercher nos enfants.
f;AiN. — Oh ! celui qui est là gisant n'avait pas d'enfants I j'ai tari
la source d'une race pacifique , qui aurail embelli son hymen encore
nouveau, et eût tempéré la farouche ardeur de mon sang p.ir 1 u-
nion de mes enfants avec ceux d'Abel. 0 Abel!
.\daii. — La paix soit avec lui!
Gain. — Mais avec moil... (Ils s'éloignent.)
FIX de caïn.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYKON.
337
WERNER
: as: 3EK. s. m?' .^^ «sa- jie::
TRAGEDIE.
Hommes : — Werner ou Siegendorf
Idf.nsteix. — Gabor.
— Fritz. — Henurich.
— lÎRIC. — Arnheim.
— Meister. — KouoL-
Piir;. — LuDwiG. — Le
prieur Albert.
Femmrs : — Joséphine.
— Ida de Stralen-
UEIM.
I.es trois premiers actes
se passent sur la frontière
lie ia Sik'-sie. et les deux
ilerriiers au cliàteau de Sie-
frenclni-r, près de Prague.
— i;[>o(|ue : I.a fin de la
guene de trente ans (1648).
acte: premier.
La s.nlle d'honneur d'un
cluiteau délabré dans le
voisinage d'une petite vil-
le , sur la frontière nord
de la Silèsie. Une nuit
orageuse.
Jo.sKPuiNE. — Mon bien-
aimé, ralnie-loij
\\ ERXER. — Je suis
calme,
Joséphine. — Knvers
moi, oui; mais non en
loi-même : ta démarche
est précipilée ; un homme
dont le cœur serait tran-
quille ne parcourrait
point d'un pas si rapide
une chambre étroite com-
me celle-ci. Si c'était un
jardin, je te croirais heu-
reux.
Werner. — L'air est
froid ; la tapisserie laisse
pénétrer le vent qui l'a-
gite. Mon sang est glacé.
Josephine. — Loin de
là.
Werner, souriant. —
Voudrais-tu donc qu'il le
fùf?
Joséphine. — Je vou-
drais lui voir son cours
naturel.
PERSONNAGES.
Ulrich. — Straleniieim. -
Werner. — Qu'il circule jusqu'à ce qu'il soit répandu ou arrêté
dans son cours... peu importe quand.
Joséphine. — Ne suis-je donc [dus rien dans ton cœur?
Warner. — Tu es tout.
Josephine. — Comment peux-lu donc désirer ce qui doit briser
le mien '?
Warner, s approchant d'elle lentement. — Sans loi, jamais
été... n'importe quoi... un mélange de beaucoup de bien et de beau-
coup de mal. Ce que je suis, tu le sais; ce que j'aurais pu ou dû
être, tu ne le sais pas; mais je ne l'en aime pas moins, cl rien ne
nous sé|jarera. {U s'éloigne brusquement , puis se rapproche de
Joséphine.)
L'orage de la nuit influe peut-être sur moi : je suis trop impres-
l'ARis. — IiDpr. Lacuh Cl c , rue Soiifllut. Ii.
sionnable, et je me ressens encore de ma dernière maladie, dans
laquelle . en veillant à mon chevet, tu as plus soulîert que moi.
Joséphine. — Te voir rétabli, c'est beaucoup; le voir heureux...
Werner, — As-tu vu quelqu'un qui le fût ? Laisse-moi être malheu-
reux avec le commun des hommes
Joséphine. — Pense à tous ceux qui, dans celte nuit d'orage,
frissonnent sous la bise aiguë et la pluie battante, en se courbant
vers la terre, qui ne leur offre d'abri que dans son sein.
Werner. — El ce n'est pas là le pire. Qu'imporie une chambre
commode? c'est le repos qui est tout. Les malheureux dont tu par-
les, oui , le vent hurle auiour d'eux , et la pluie ruisselante les pé-
nètre jusqu'à la moelle. J'ai été soldat, chasseur, voyageur; au-
jourd'hui, je suis indigent, et dois connaître par expérience les
privations dont tu parles.
Josephine. — N'es-lu pas à l'abri de ces privations?
Werner. — Oui ; mais de celles-là seulement.
JosÉuiNE. — C'est déjà quelque chose,
Werner. — Sans dou-
to, pour un paysan.
Joséphine. — L'hom-
me qui s'enorgueillit il'u-
ne noble naissance ,
quand le vent de la for-
lune l'a poussé sur les
écueils de la vie, doit-il
méconnaître le bienfait
d'un asile que ses habitu-
des de délicatesse lui ren-
dent ])lus nécessaire en-
core ([u'au paysan?
Werner. — Ce n'est
pas cela, tu le sais; lout
cela, nous lavons sup-
porté, je ne dirai pas avec
patience , car seule tu as
été patiente... mais enfin
nous l'avonà supporté.
Joséphine, — Eh bien !
Werner. — Quelque
chose de plus que nus
souffrances extérieures
(quoique bien suffisantes
pour déchirer nos âmes)
vient souvent me tortu-
rer, et maintenant plus
que jamais. Sans celle
maladie malencontreuse
qui m'a saisi sur celte
frontière inculte, qui a
épuisé tout à la fois mes
forces et mes ressources,
et qui nous laisse... non,
c'est plus que je n'en
puis supporter I... sans
cette circonstance, j'au-
rais été heureux , ainsi
que loi... J'aurais soute-
nu la splendeur de mon
rang... l'honneur de mon
nom... du nom de mon
père... et surtout,..
Joséphine, l'interrom-
pant.— Mon fils.,, notre
fils... notre Ulrich, de-
Gabor. P^'^ longtemps absent,
eût été de nouveau pressé
dans mes bras, et sa pré-
sence eût rassasié de joie
le cœur de sa mère. Voilà
douze ans! il n'en avait
alors que huit... Il était
beau, il doit l'être encore,
mon Ulrich, mon fils adoré!
Werner — J'ai été souvent poursuivi par la fortune; elle vient
de m'atteindre dans un lieu oti je ne puis plus résister, m je suis
malade, pauvre et seul.
Joséphine — Seul! cher époux!
Werner. — Ou pire encore... enveloppant tout ce que j'aime
dans une infortune plus cruelle qu'un isolement complet. Seul ,
j'eusse trouvé la fin de toutes choses dans un tombeau sans nom.
Joséphine. — Et je ne t'aui-ais pas survécu; mais, je ten con-
jure, rassure-loi! Nous avons lutté longtemps, et ceux qui combat-
tent la fortune finissent par triompher d'elle ou par la latigucr; iN
arrivent au but, ou bien ils ce,ssenl de ressentir leurs maux. Cuu-
sole-toi... nous retrou\erons notre enfant.
3:)3
LKS VRII,I.I';F.S MTTLRAIRF^S II.I.USTRfvRS.
WriiNFR. — Noil'! riimis ÎI la vrille (In Ic rrlroiivcr, ol <1p nous
vciir iiideiiiiiisis de loulos nos suulTi'anccs passées .... cruelle do-
I'l [iiioii !
Jii-i I'iiim; — Nmis iic sommes [ins dceiis.
WiiiiMii. — .Ne iKiu.n Iriiuvnn.o-iiKtis n.'is s,ins argeiil?
J(i-ii I'iiim:. — Nuns n'-ivono JAmnis éle rirlics.
\\ i;ii.m:r. — J'étais né pour la richesse, le r.inï, le pouvoir; je
les jii giiûlés; je m'y suis complu; liéins ! j'en ai abusé et les ai
perdus par le courroux de mon père après une jeunesse extra>a-
j;aiitr. jlais lollies mes fautes ont été e.xpiées par de longues souf-
frances ! |,a morl de mon père m'ouvrait de nouveau une voie libre,
scniéc toutefois de périls . ce parent maudit . cet être froid et ram-
pant, ipii depuis si longtemps tient ses jeux lixés sur moi , comme
le serpent sur l'oiseau qu'irfa.scine.doit m'avoir devancé pour s'ap-
liroprier liies droits, etses usurpations lui auront procuré la fortune
et le ranp d'un |)rince '
Josi>i>niNF.. — Qui sail? Pcul-ôire notre fils est revenu près de
son a'ieiil. et a revendiqué la place.
WnnNEH. —Vain espoir! depuis son étrange disparition de la mai-
son (le mon pèl'C , comme s'il eùl nouIu licriler (le mes fautes, on
n'a eu de lui aucune nouvelle. Je lavais quitté en Je laissant chez
son aieul, sur la promesse de ce dernier que sa colère ne s'élendrail
pas jusqu'^ la troisième génération ; mais on dirait que le ciel in-
dexible veut, dans la personne de mon (ils, punir mes' pfoiirfes
fautes. '- ' ' • "
JoSKPHiNE. — J'ai meilleur espoir. Jusqu'à présent, (|u moins,
nous avons trompé les poursuites de Straleiiheim. ">
Wehneh. — Nous l'ainions pu sans cette fatale inciisposition ,
plus funeste (pi'une maladie mortelle; car sans ôter là"m'' elW élo
tout ce qui eu fait la consolation; en ce moiueiit mémC, il nic'Seni'-'
ble élre environné de toutes parts des pièges de ce duincjh avare...
qui sait s'il n'a pas suivi notre piste jus(|u ici"? '' ' " " ' "
JosKPHiNK.— Il ne le connaît pas personnellement, et nous avons
laissé h llandiourg les espions qu'il avait depuis silon^tCnlps atta-
chés h nos pas. Notre départ inattendu et Ion chati^entënV de nom
rendent toute découverte impossible; on nous pt'ertil ibî pwui* ce
que nous semblons être. l't.'i !.;|;, ■
\Vi;bm;i\. .— Ce que nous semblons être I dis ce mic nous som-
mes... des mendiants malades, sans avenir nième\' nos propre
yeux... lia! ha! ha! ' ' " ■ i ' i
JosFi'nrNi; — Hélas! quel rire amer!
WcfiNKiv. — Qui devinerait, sous cette enveloppe, l'âme allière
du rejeton d'une illustre race? sous cet habit, liliéfili'ei- "d'un do-
maine princier? Qui reconnaîtrait dans cet œil 'éteint el morne
l'orgueil du rang el de la naissance? el avec ce front hive, ce vi-
sage creusé par la faim, le seigneur de ces cliAleaux où mille vas-
saux trouvent chaque jour une lable abondante? ' "'"'
JdSM'iiiNi:. — Tu ne t'occupais pas de richesses el de litres, mon
Werner, (piaiid lu daignas choisir pour ton épousé' là' ÛllC étran'-^
géie d'un exilé errant. " '• '* '''''■
\\'mm:r. — La fille d'un exilé était un parti sortable pour un
Ills proscrit; mais j'espérais encore l'élever au ran^''^>biir lequel
nous étions nés tous deux. La maison de ton père él;i![ illustre ,
quoique déchue de sa splendeur, et sa noblesse pouvait rivaliser
avec la ni'jtre. '•
JosÉeniNE. — Ton père ne pensait point ainsi , quoiqu'il sût que
ma famille était noble; mais si mon seul titre auprès de loi à+Uit
l'-ié ma naissance, je l'aurais considérée uiiiquCinenl pour Cd
iin'elle est.
WicRNKR. — El qu'est donc la naissance à tes yeux ?
J(V-<i;i'riiNF.. — Ce qu'elle nous a vain;., riert." > "'
W'i.iiNKii. — Conimenl... rien? ' '■
Jo.sKpiriNK. — Ou pire encore; car, dès l'origine , la noblesse du
sang a été im cancer dans ton cœur; sans elle nous aurions sup-
jiorte gaiment notre pauvreté, comme des millions de mortels sup-
jiorteiit la leur. Sans ces fantômes de les ancêtres féodaux , tu au-
rais pu gagner ton pain comme tant d'autres; ou si celle nécessité
l'eilt sHuihlé trop dégradante, tu aurais essayé, par le commerce el
par d autres occupations paisibles, de réparer les torts de la for-
tune.
Werner, ironiquement. — Je serais devenu un bon bourgeois
de la ligue hanséatique? excellent!
JoscpuiNE. — Dans tous les cas, tu es pour moi ce qu'aucun étal
Iniinble ou élevé ne saurait changer : le premier choix de mon
ca'ur... (|ui t'a choisi sans connaître de toi autre chose que les dou-
leurs; tant qu'elles dureront, laisse-moi le.s consoler ou les parta-
ger; quand elles finiront, que les miennes finissent avec elles ou
avec toi.
Werner. — .Mon bon angel telle je l'ai toujours trouvée. L'cm-
poriemcnt, ou plutôt la faiblesse de mon caractère, ne fil jamais
naître en moi une pensée injurieuse pour toi ou pour les tiens. Tu
n'as poinl entravé ma l'orluue : ma propre nature, celle de ma jiu-
nesse, était suffisante pour me faire perdre un empire, si un empire
eùl été mon hérilage. Mais maintenant , thàtié, dompte, épuisé cl
insliuil à me connaître perdre lout cela pour notre fils et pour
loi! rrnis-mol, quand, flcé de vind-ileux ani, je \U mon p'tc
m'intenlire sa maison , ;i moi . le derniiT rejeton de tant d'aï'Mix
fear j'élai» alor» le dernier , j'éprouvai un choc moins dunlonreux
(|u'ji voir, malgré leur innociiiee, mon enfant el la mère d'- mon
enfant enveloppés dans la pro^efi|itiori qtie hVJ'S failles ont méritée.
V.\ , cependant , à la pfeniH+c '('•poque, moi* passions étaient touleii
des serpents vivants, enlacés autour de moi comme ceux de la Gor-
gone. On t'utnid (rap\)er rudtl/Hent a lu porte.)
Josephine. — lieoule!
\\ KRNiîR.'— On frappe I
Josephine. — Qui peut venir ^ celle heure? nous attendons peu
de visiles. ■ i ' ' . ' "
Wkhner. — La pauvreté n'en recoil aucune qui ne la rende plus
pauvre encore. Kh bien ! je suis préparé. (It'erner met la main
dons son sein commo pour 1/ clierchtr une arme )
JosÉpiMNK. — Oh! ne prends jmir cet air sombre. Je vais ouvrir;
ce ne peut être (jiielque chose d important dans ce lieu retiré, d.ins
celte contrée inculte... le dé.sert mel I homme à l'abri de l'homme. "
[Elle va à la porte et fourre. Ioenstein rn/re.)
loENSTEiN. — Ronne nuit Ji ma belle InMcsse cl au digne... com-
ment vous nommez-vous, mon ami ?
U'i'RNER. — .\e craignez-vous pas d'être indiscret?
loENsTEiN. — Craindre? parbleu! je crains en tHTi'l. On dirait à
votre air que je demande quelque chose de plus difficile à dire que
votre nom.
Wehnir. — De plus difficile, monsieur!
loEN.-iTiciN. — De plus ou de moins, comme s'il s'agis.<ail de ma-
riage... Au fait, vi^ilù un mois que vous logez dans le cli&teaii du
prince... il est vrai que depuis douze ans Son Alies.«c l'abandonne
iOXrCveuanls el au.x rats... mais, enfin , c'est un-ehlteau... je dis
que toilà un mois que vous logez chez nous, et cependant nous ne
savons |ins encore votre nom. Voyons!
\yÉn:<ER. — .Mon nom est Werner.
Il>iî>(SrtiN. — Un beau nom , ma foi ! aussi beau nom qu'on en
vil'j.linals figurer sur l'enseigne d'une boutique. J'ai au lazaret de
Hambourg un cousin , dont la femme portait ce nom-là. C'<!st un
rtIliciW- de santé; aide-chirurgieii , il espère devenir chirurgien un
jiilir, el il a fait des miracles dans sa profession. Vous êtes pcul-
èUc lie la famille de ma cousine?
'Werner. — De votre cousine?
Josf.piiiNE. — Oui, nous .sommes parents éloignés. {Ras à ff'er-
ner.) Tâchons de nous accommoder à l'Iiumeur de cet ennuyeux
bavard, jusqu'à ce que nous sachions ce qu'il nous veut.
InEN.sTEiS" — J'en suis vraimenl charmé; je m'en doutais, j'a-
vais quelque chose dans le cûeur qui me le disait C'islque,
voyez-vous, cousin, le sang n'est pas de l'eau; el, à propos d'eau,
il irons faut du vin pour boire à notre plus ample connaissance : \es
p.irciiis doivertl être amis.
■ 'Uerner^ — '■ Vous paraissez avoir bien assez bu ; et quand cela
no serait pas, je n'ai pas de vin à vous offrir, à moins que ce ne
soit le vOlre : voUs'lC savez', oli vous devriez le savoir. Vous voyez
que j'e suis pauvre el malade, et vous iie voulez pas comprendre que
je désire être SCu|! Mais, an fait, quel motif vous amène?
It)ENSTEix. — Que\ motif pourrait m'amener?
WERNÉh: — Je né sais, quoique je devine ce qui pourra vous
faire soî-lif. '
JosÉPinNE, « part. — Patience, cher Werner.
Ibenstet:». — Vous ne s.ivez donc pas ce qui est arrivé ?
Jo.<KPiirNE. — Comment le saurions-nous?
ftjENsTEiN. — La rivière a débordé.
Joséphine. — llélas! pour notre malheur, nous le savons depuis
cint] jours, puisque c'est le motif ipii nous relient ici.
luENSTEiN. — .Mais ce que vous ne .savez pfts, c'est qu'un grand I
personnage, qui a vmilu traverser malgré le courant el les représen- I
talions de trois postillons, s'est noyé au-dessous du gué, avec cinq 1
chevaux de poste, un singe, un caniche et un laquais.
Joséphine. — Pauvres gens! en èles-vous bien s\ir?
InENSTEiN. - Oui, quant au singe, au laquais cl aux chevaux;
maisjusqu'â présent on ignore encore si Son Excellence est moiio
ou en vie. lÀ-s nobles sont durs en diable à noyer .comme il C(jn-
vicut à des hommes en [ilace ; mais ce qui est certain, c'est qu'il a
avalé l'eau de 1 (Jder en assez grande quantité pour faire rrev('r
deux paysanfe. Kn ce moment, un Saxon et un voyageur hongrois
(pii, au péril de leur vie, 1 ont arraché augoulTre dcseanx. ont en-
voyé demander pour lui un logement ou un tombeau, selon qu'il
sera mort ou vivant.
Joséphine.— ttoti le recevrez-vous? Ici , j'espère; si nous pou-
vons être utiles. . vous n'avez qu'à parler.
iBËN-STEiN. — Ici? non I mais dans l'ai>partcmenl même du prince,
comme il convient à un Imte illustre.;. Les pièces sont humides,
sans doute, navant pas été habitées depuis douze ans; mais coinino
il vient dun endroit beaucoup plus hoinide encore, il n'e^t pas
jirobable qu il s'y enrhume, s'il est encore susceptible de s'enrhu-
mer... et dans le cas contraire, il sera encore plus mal loge demain.
œUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
339
lîn adendanf, j'ai fait allumer lUi fou , et préparer tout ce qu'il lui
faut au cas qu'il eu réchappe.
Joséphine. — Le pauvre homme! j'espère de tout mon cœur qu'il
se rétablira.
Weiiner. — Monsieur l'intendant, avez- vous appris son nom?
(.t part a sa femme.) Ma Joséphine, retire-loi • je vais sunder cet
imbécile. [Joséphine sort.)
Idenstein. — Son nom? mon Dieu, qui sait s'il a niainlciiant un
nom? 11 sera temps de le lui demander quand il pourra rcpundre,
ou bien lorsqu'il faudra le mettre sur son épitaphe. Tout à l'heure,
ce me semblé, Vous trouviez mauvais que je demancjasse le nom
des sens.
Werner. — C'est vrai , vous parlez en homme sage. [Entre
Gabor.)
Gabor. — Si je dérange quelqu'un , je lui demande mille par-
dons.
Idenstein. — Oh! nullement; vous êtes dans le chàleau du
prince; cet homme est étranger comme vous : je vous prie de ne
pas vous gêner. Mais où est Son Excellence, fetcômiiiéiit se pdrle-
t-elle? ' ' '■■ .•-..,
Gabor. — Son Excellence est trempée et fatiguée , mais hors
de danger : elle s'est arrêtée pour changer de vêlements, dans une
chaumière où j'ai moi-même quitté les miens pour ceux-ci. Le
Mivageur est presque entièrement remis de Son bain, cl sera bien-
lùfici. . ■. • .
Idekstein. — Holk ! oh ! qu'on se dépêche ! Ici Hermann , Weil-
burg, Pierre, Conrad! [Entrent divers valets auxquels Idenstein
donne des ordres.)
Un noble seigneur couche cette nuit au château... ayez soin que
tout soit en ordre dans la chambre damassée... entretenez le poêle...
J'irai moi-même au collier... etmadame Idenstein (c'est mon épouse,
étranger) fournira le linge de lit; car, à dire vrai, c'est un article
merveilleusement rare dans l'enceinte dé ce château, depuis une
douzaine d'années que Son Altesse 1'^ quitté. Et puis, Son Excel-
lence soupera sans doute?
Gabor. — 5Ia foi ! je ne saurais dire; je pense que l'oreiller aura
pour notre baigneur plus d'attraits que la table, après le plongeon
qu'il a fait dans la rivière; mais pour que vos provisions ne se
perdent pas , je me propose de souper moi-même , et j'ai là au-de-
hors un ami qui fera honneur à votre repas avec tout l'appotit d'un
voyageur.
Idenstein. — Mais êtes-vous sûr que Son Excellence quel
est son nom ?
Gabor. — Je n'en sais rien.
Ide.nstein. — Et cependant vous lui avez sauvé la vie.
Gabor. — J'ai assisté eu cela mon ami.
Idenstein — Voilà qui est étrange : sauver la vie à un homme
qu'on ne connaît pas !
Gabor. — Il n'y a rien d'étrange ; car II est des gens que je con-
nais si bien, que je ne me donnerais pas cette peino-là pour eux.
Idenstein. — Dites-moi, mon ami, qui êtes-vous ?
Gabor. — Ma famille est hongroise.
Idenstein. — Et vous l'appelez ?
Gabor. — Peu importe !
Idenstein, à part. — Je crois que tout le monde s'est fait ano-
nyme aujourd'hui, (à Gabor.) Dites-moi, je vous prie. Son Excel-
lence a-l-elle une snile nombreuse?
Gabor. — Une suite suffisante.
Idenstein. — Quel est lé nombre de ses gens ?
Gabor. — Je ne les ai pas comptés. C'est le hasard qui nous a
conduits juste à temps pour retirer Son E.xcellence par la portière
de son carrosse. : • . .
Idenstein. — Oh ! que ne donnerais-je pas pour sauver un grand
personnage !... Sans doute, vous aurez pour récompense une johe
somme.
Gabor. — Peut-être.
Idenstein. — A combien croyez-vous pouvoir l'évaluer ?
Gabor .^Je ne me suis pas encore mis aux enchères. En atten-
dant, ma meilleure récompense serait un verre de votre vin de
Ilncheim un verre, orne de riches grappes et d'eniblènies ba-
chiques, plein jnsi)u'au bordduvin leplusvieux de votre cellier; en
retour de quoi, au cas où vous seriez en danger de vous noyer,
genre de mort qui, très probablement, ne sera pas le votre, je vou.s
promets de vous .sauver pour rien. Vite, mon ami, et songez que
pour chaque rasade que je sablerai, une vague de moins coulera sur
votre tète.
Idenstein, à part. — Je n'aime guère cet homme-là, il semble
discret et sec, deux qualités qui ne me conviennent pas du tout.
Toutefois, il aura du \in ; si cela ne le déboulonne pas, la curiosité
ne me laissera pas dormir de la nuit. [Idenstein sort.)
Gabor, à Jf'erner. — Cet homme est l'intendant du château , je
picsume. Lédifice est beau, mais délabré.
M'erner. — L'appartement destiné à la personne que vous avez
sauvée est mieux disposé que celui-ci pour recevoir un malade.
Gabor. — Je m'étonne que vous ne l'occupiez pas ; car vous pa-
raissez être d'une santé délicate.
Werner, brusquement. — Monsieur I
Gabor. — Veuillez m'excuser. Ai-je dit quelque chose qui vous
ofiénse?
Werner. — Rien ; mais nous sommes étrangers l'un à l'autre.
Gabor. — C'est justement pour cela que nous devons faire con-
naissance. 11 me semble avoir entendu dire à notre hôte alTairé que
vous étiez ici passagèrement et par hasard, comme mes compa-
gnons et moi-même.
Werner. — C'est vrai.
Gabor. — Nous ne nous sommes jamais vus, et il est probable que
nous ne nous reverrons jamais : en conséquence, je m'étais proposé
d'égayer un peu, pour moi du moins, ce vieux donjon-ci, en vous
priant de partager noire repas.
Werner. — Veuillez m'excuser ; ma sanlé...
Gabor. — Comme il vous plaira. J'ai été soldat, et peut-être ai-je
conservé des manières un peu brusques.
Werner. — J'ai servi également, et je sais reconnaître le bon
accueil militaire.
Gabor. — Dans quelle arme ? au service impérial sans doute.
Werner, rf'aèorà rapidement, puis sHnterrompant. — J'ai com-
mandé non, c'est-à-dire j'ai servi; mais il y a de cela bien des
années, à l'époque où la Bohême prit pour la première l'ois les ar-
mes contre l'Autriche.
Gabor. — Tout cela est fini maintenant, et la paix a obligé des
milliers de braves à chercher, tant bien que mal, des moyens d'exis-
tence ; et à dire vrai , quelques-uns ont pris la voie la plus courte.
Werner. — Quelle voie?
Gabor. — La première qui se présente à eux. Toute la Silésie et
les forêts de la Lusaee sont occupées par des bandes d'anciens sol-
dats, qui prélèvent sur le pays les frais de leur entretien. Les cliùle-
lains sont obligés de rester dans leurs manoirs : au-dehors la roule
n'est pas sûre pour le riche comte ou le fier baron en voyage. Ce
qui me console, c'est que partout où j'irai, je n'ai pas grand' chose
à perdre.
Werner. — Et moi rien du tout.
Gabor. — C'est encore plus dur. Vous avez été soldat, dites-vous?
Werner. — Je l'ai été.
Gabor. — Vous en avez encore la mine. Tous les soldats sont ou
doivent être camardes, lors même qu'ils se trouvent ennemis. Quand
nosénées sont tirées, il faut qu'ellesse croisent ; nos mousquets char-
gés, fis doivent être pointés les uns sur les autres; mais i|uand uno
trêve, une paix, ou n'importe quoi, fait rentrer l'acier dans le four-
reau, et laisse éteindre la mèche, alors nous sommes frères. Vous
êtes pauvre et malade; je ne suis pas riche, mais je me porte bien ;
je puis me passer de bien des choses, vous paraissez manquer de
ceci (il tire sa bourse) : voulez-vous partager?
Werner. — Qui a pu vous faire croire que je fusse un mendiant?
Gabor. — Vous-même, qui avouez en temps de paix que vous
étiez soldat.
Werner, le regardant d'un air de méfiance. — Vous ne me
connaissez pas ?...
Gabor. — Je ne connais personne, pas même moi : comment con-
naîtrais-je un homme que j'ai vu à peine un instant?
Werner. — Monsieur, je vous remercie. Votre offre serait géné-
reuse, si elle s'adressait à un ami; faite à un inconnu, elle est
pleine de bienveillance, quoique un peu imprudente; mais je no
vous en remercie pas moins. Je suis indigent de fait, sans l'être de
profession , et quand j'aurai un service de ce genre à demander, je
m'adresserai de préférence à celui qui, le jiremier, m'a offert ce que
peu de gens obtieunent, même en le demandant. Veuillez m'excu-
ser. [Werner .•iort .)
Gabor, sevl. — Il m'a l'air d'un bon diable, quoique usé comme
la [ilnpart de ses pareils, par la peine ou le plaisir qui, se disputent
avant le temps les lambeaux de notre vie : je ne sais laquelle de ces
deux causes agît le plus promptement. Quoi qu'il en soit, cet homme
me semble avoir connu des jours meilleurs; et n'est-ce point le cas
de quiconque a un passé? Mais voici notre sage intendant qui ap-
porte du vin ; en faveur de la coupe, je supporterai l'échanson.
[Entre Idenstein.)
Idenstein. —Le voilà, le supernaculum ! S'il n'a pas vingt ans,
il n'a pas un jour.
Gabor. — L'âge des jeunes femmes et du vieux vin!... et c'est
grand dommage que de ces deux choses excellentes, l'une s'amé-
liore par les années, et l'autre devienne pire. Remplissez jusqu'aux
bords... Je bois à notre hôtesse !... à voUe charmante épouse !
Idenstein. — Charmante !... fort bien ; vous m'avez 1 air de vou.s
connaître en vin comme en beauté ; néanmoins je vous ferai raison.
Gabor. — La femme délicieuse que j'ai rencontrée dans la salle
voisine, et qui m'a rendu mon salut avec un air, un port, des y^ux,
3iO
I.KS VKILLÊKS LHTÊKAIRKS ILLDSTRÈKS.
qui niirnioni fail lifninrur h ce rliAlfaii dans les jours leg plus liril-
laiilsilii iliirnaiiic, liii-n que sa mise Ml adaptée au di-lalin-ment ac-
tuel de relie ileineure... relie femme n'est-elle pas votre épouse?
liiKNSTiiN. — Je Vdudrais liieii qu'elle le fill! mais vous vous mé-
preni'z : e'csl la femme de l'élranpcr.
(lAimn. — A la voir, on la prendrait pour celle d'un prince. Bien
que le- temps ail eu sur clic quelque empire, elle conserve encore
une majestueuse beauté.
li)i:.\sTKiN — Isl c'est plus que je n'en puis dire de madame Ideii-
sleiii. du moins pour la tieaule; quant h la majesté, elle a bien quel-
ques-uns des atlriliuls de reite vertu , altriliuls donl elle pourrai! se
pa.«ser... Mais ne vous en inquiétez pas!
Gahor. — Cela m'est parfaitement égal. Mais qui peut 6tre cet
étranger T Son air est au-dessus de sa position apparente.
luKNSTEiN. — Imi ccla , nous différons d'oi)iniiin. Il est pauvre
comme Job, et pas toul-à-fail aussi patient; mais je ne connais de
lui que son nom. encore ne l'ai-je appris que ce soir.
(i \uon. — Mais comment est-il venu ici?
liiKNsTf.iN. — |)ans une vieille et misérable calèche, il y a envi-
ron un mois ; h peine arrivé, il est tombé malade, et on l'a vu à deux
doi^its de la mort. Il aurait bien fait de mourir.
Gabor. —Touchante sensibilité!... mais pourquoi aurait-il bien
fait 1
Idknstein. — Qu'est-ce que la vie iniand ou n'a [tas de quoi vi-
vre? Il isl sans le sou.
Gabor. — lîn ce c:is, je m'étonne qu'un homme comme vous ,
qui paraissez doué d'une si rare prudence, ail reçu dans cette noble
résidence des botes réduits à un tel dénùment.
JDENSTEiN. — C'est Vrai ; mais la pitié, vous le savez, entraîne le
cœur à faire ces folies; et puis, il faut dire aussi qu'ils possédaient à
celte époque certains objets de prix qui les ont fait vivre jusqu'au
moment actuel; j'ai donc pensé qu'ils nouvaient loperici tout aiussi
bien qu'à la petite taverne, el j'ai mis a leur dispositition (|uelques-
uiies des chambres les plus délabrées. Ils ont chassé l'humidité de
ces appartements... aussi longtemps, du moins, qu'ils ont pu payer
leur bois de cbautTage.
Gabor. — Pauvres gens!
IniiNSTEix. — Oui, e.vcessivcment pauvres.
Gabor. — El toutefois peu faits à la pauvreté, si je ne me trompe.
Où (lonr allaiciil-ils?
liiiiNSTEiN. — Oh! Dieu le sait; peut-être au ciel. Il y a quelipies
jours, r'élail pour Werner le voyage le plus probable.
Gabor. —Werner! j'ai entendu ce nom-là; mais c'est peut-
être un niiiu supposé.
luEN.sTKiN. — Vraisemblablement! mais écoutez! on entend le
roulement des roues, et j'aperrois la lumière des torches. Aussi
sûr qu'il y a une destinée, Son Excellence arrive: il faut que je me
rende à mon poste. Ne vous joindrez-vous pas à moi |)our l'aider à
descendre de voilure, el lui présenter à la porte vos humbles de-
voirs?
Gabor. — J'ai retiré cet hommedc son carrosse dans un moment où
il aurait donné sa baronie ou son comte pour éloigner les Ilots qui
le sutVoquaieiit. Il a maintenant assez de valets : tantôt ils se te-
naient à l'écart, secouant sur la rive leurs oreilles trempées, hur-
lant tous : Au secours I et n'en offrant aucun. Quant aux devoirs
dont vous parlez... j'ai fait le mien alors, faites le vôtre maintenant.
Allez, el amenez-nous Son Excellence, en rempant devant elle.
liiENSTKiN. — Moi ramper Mais je perds le moment au
diable I il sera ici, et je n'aurai pas été là-bas. [Idenstein sort à la
iHite. — Werner rentre.)
Werner, à part. — J'ai entendu un bruit de carrosse et de voix.
Comme tous les bruits me troublent 1 [Apercevant Cabor.) Encore
ici! ne serait-ce pas un espion ? L'offre qu'il m'a failesi subitement,
à iHoi inconnu, n'annonrail-elle pas un secret ennemi? les amis
ont moins d'empressement' sur ce cnapilre.
Gabor. — Monsieur, vous semblez rêveur ; el cependant le mo-
ment n'est pas propice à la méditation : ces vieux murs vont cesser
d'être paisibles. Il vous arrive un baron, un comte, ou quel que soit
son tilre, un noble à demi noyé, à qui le village et ses pauvres ha-
biianls montrent plus de respect que ne lui en ont témoigné les
éléments.
liiENSTEiN, en dehors. — Par ici I... par ici , Excellence !... pre-
nez garde! l'escalier est obscur et tant soit peu délabré; mais si
nous avions attendu un hôte au.'si important. .. Veuillez vous ap-
puyer sur mon bras, monseigneur. ( Stralenheih entre arec
liiKNSTKiN et (les (lome.ttiqties; les uns font partie de sa suite, les
autres appartiennent au domaine.)
Strm-eniieim. — Je me reposerai ici un moment.
Idenstein, aux domestiques. — Holà! un siège! {Stralenheim
s'aasiid )
Werner, à part. — C'est lui !
Stralemieim. — Je me sens mieux maintenant. Qui sont ces
étrangers?
Idenstein. — Avec votre permission, monseigneur, il en est un
qui prétend ne pas vous être étranger.
Werner, /laut et brusquement. — Qui dilccla? [Tout lemonde
le regarde arec surprise.)
Idenstein. — Mai« personne ne vous parle, c( ne parle de vouai
Voici une persimne que Son Excellence daignera sans doute recon-
naître. (// montre Cahor.)
(jABOR. — Je lie veux point importuner sa noble mémoire.
Stkai.eniieisi. — Je pense que c'est l'un de ces étrangers à qui je
dois mou salut. [ Montrant K'erner.) N'est-ce point là l'autre? 1,'élat
où j'étais quand on est venu à mon secoure doit excuser la diflicullé
que j'éprouve à reconnaître ceux envers qui je suis si re lovable.
Idenstein. — Lui! non ! monseigneur, il a plus besoin de se-
cours (ju'il n'est capable d'en donner : c'est un pauvre voyageur
harasse et malade; il a récemment quille le lit d où 11 a cru un
moment ne devoir plus se lever.
Strai.eniieim. — Il me semblait qu'ils étaient deux.
Gabor. — Nous étions deux, en sffel ; mais un seul, et il est ab-
sent , a véritablement contribué à secourir Votre Seigneurie ; sa
bonne étoile a voulu qu'il fût le premier. Mon empressement ne le
cédait pas au sien ; mais sa force el sa jeunesse m'ont ilevancé: ne
perdez donc point vos reTiierciments avec moi. Je me trouve heu-
reux d'avoir seconde un plus habile.
Strai.eniieim. — Où est-il?
U.N DOMESTIQUE. — Monscigueur, il est resté dans la cabane où
Votre E.xcelJence s'est reposée une heure : il a dit qu'il serait ici de-
main.
Straleniieiu. — Jusque-là, je ne puis offrir que des remercl-
menls ; mais alors...
Gabor. — Je n'en demande pas davantage, et c'est à peine si j'en
mériie autant. Mon camarade parlera pour lui.
Stralenheim, a part après avoir fixé ses regards sur ll'erner.
— Cela ne se peut! cependant il faut avoir l'œil sur lui. il y a vingt
ans que je ne l'ai rencontré, cl quoique mes agents ne l'aient point
perdu de vue. la prudence m'a fait un devoir de me tenir à tlistanee,
de peur de l'effrayer et de lui faire soupçonner mes plans. Pour-
quoi faut-il r|uc j'aie laissé à Hambourg ceux qui auraient pu nié-
elairer ? Je devrais être déjà le maître de Siegendorf, el j'étais puiii
à la h;Ue dans ce but; mais les éléments eux-mêmes parai>s>Mit
ligués contre moi, et ce débordement subit (leut me retenir ici pri-
sonnier jusqu'à ce que... [Il s'arrête, reijarde Werner, puis conti-
nue.] Il faut surveiller cet homme. Si c'est lui, il est tellement
changé que son père lui-même, sorti du tombeau, passerait près de
lui .sans lereconnaître. De la prudence! la précipitiition gàtcrail tout.
Idenstein. — Votre Seigneurie semble rêveuse ; lui plairail-il de
se rendre à son appartement ?
Stralenheim. — C'est la fatigue qui me donne tel air abattu cl
pensif: j'irai prendre du repos.
Idenstein. — La chambre du prince es! prête, avec tous les
meubles ((ui lui ont servi lors de son dernier séjour, cl qui ont en-
core tout leur éclat. (.-/ part.) Ils sont un peu délabrés el humides
en diable; mais ils font de l'effet à la lumière, el c'est tout ce qu'il
l;iut pour ces nobles à vingt quartiers : ils peuvent bien coucher au-
jourd hui dans une demeure du genre de celle où ils doivent un
jour reposer à jamais.
Stralenheim , se levant — Bonne nuit, braves gens ! (.Se tour-
nant vers Gabor.) Monsieur, j'espère que demain vous me trou-
verez plus en étal de reconnaître vos services. En allendaiil, je
vous serais obligé si vous vouliez bien me tenir compagnie un in-
stant dans ma chambre.
Gabor. — Je vous suis.
Stralenheim. après avoir fait quelques pas s'arrête, et apjtelle
H'erner. — Mon ami I
Werner. — Monsieur!
Idenstein. — Monsieur! ah! mon Dieu! pourquoi ne dites-vous
pas monseigneur ou excellence? Veuillez, monseigneur, excuser
le manque d'éducation de ce pauvre homme : il n'est pas accou-
tumé à se trouver en pareille société.
Stralenheim, a Idenstein. — Paix ! monsieur l'intendant.
Idenstein. — Je suis muet.
Stbalenheim, à If'erner. — Etes-vous ici depuis longtemps ?
Werner. — Depuis longtemps?...
Stralenheim. — Je désirais une réponse et non un écho.
Werner. — Vous pouvez demander l'un el l'autre à ces murs.
Je n'ai pas l'habitude de répondre aux gens que je ne connais pas.
Stralenheim. — En vérité ! vous pourriez néanmoins répondre
liolimenl à une demande faite avec bienveillance.
Werner. —Quand j'aurai cette conviction, j'y répondrai de
même.
Stralenheim. — L'intendant m'a dit que vous aviez été retenu
ici par une maladie... Si je pouvais vous être utile voyageant
dans la même direction ?
Werner, brusquement. — Je ne voyage pas dans la uicine di-
reclion.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
341
Stralemieim. — Qu'en savez-vous? vous ignorez quelle roule
je suis.
WnrtKER. — Je sais qu'il n'y a qu'un voyage où le riche et le
pauvre suivent la même roule. Vous vous ôles écarti^ de cette voie
ledoutable il y a quelques heures, et moi il y a quelques jours :
nous suivons deux chemins opposes, quoiqu'ayant une même des-
tination.
Stralenheim. — Votre langage est au-dessus de votre position.
AVerner. avec V7ie ironie amère. — Vous croyez ?
Stralenheim. — Ou du moins au-dessus de ce qu'annonce votre
coutume.
Werner. — 11 est heureux que je ne sois pas au-dessous, comme
il est arrive parfois aux gens bien vêtus; mais enfin que me vou-
lez-vous ?
Stba-leniieim, surpris. — Moi ?
M'i:ii>M:n. — Oui, vous! Vous ne me connaissez pas et vous me
quesliunnez ; et vous vous étonnezque je ne vous réponde pas quand
j'ignore qui m'interroge. Expliquez ce que vous désirez de moi, et
alors j'éclaireirai vos doutes... ou les miens.
Stralenheim. — J'ignorais que vous eussiez des motifs pour
vous tenir sur la réserve.
^\■ER^■ER. — Bien des gens en ont n'en avez-vous pas vous-
niêiiie ?
Stralenheim. — Aucun qui puisse intéresser un étranger.
A\'erner. — Pardonnez donc à cet liumble étranger, à cet in-
connu, s'il désire rester tel pour un homme qui ne peut avoir rien
de commun avec lui.
Stralenheim. — Monsieur, mon dessein n'est pas de vous con-
liarier; quelque peu agréable que soil votre humeur, je ne voulais
que vous renilre service... Mais, bonne nuil! Monsieur l'inlen-
dant, précédez-moi. (J Gabor.) Monsieur... m'accompagnez- vous?
[Stralenheim sort avec ses domestiques, Idenslein et Gabor.)
Werner, seul. — C'est lui! mevoilh pris au piège. Avant mon dé-
part de Hambourg, Giulio, son dernier Intendant, m'apprit qu'il
avait obtenu un ordre de l'électeur de Brandebourg pour arrêter
Kl uiizer (tel était le nom que je portais) dès qu'il paraîtrait sur la
(rcinlière. Les privilèges de la ville libre m'ont garanti jusqu'au
sortir de ses murs Insensé que je fus de les quillerl mais je
croyais que cet humble costume, que celle route détournée, au-
raient mis en défaut les limiers envoyés à ma poursuite. Que
faire? 11 ne me connaît pas persounellenieni; el , moi-même, il m'a
fallu les yeux de la crainle pour le reconnaître au bout de vingt
ans ; nous nous étions vus si rarement et si froidement dans notre
jeunesse! Mais ceux qui rentoureull Je comprends mainlenant les
avances de ce Hongrois, qui sans doute n est qu'un inslrumenl,
qu'un espion de Siralenheira , chargé par lui de me sonder et de
s'assurer de moi. Sans ressource, malade, pauvre... retenu en outre
par le fleuve débordé, barrière infranchissable même pour le riche
aidé de tous les moyens que l'or peut procurer... quel espoir me
reste-t-il ? Il y a une heure, je trouvais ma position désespérée, et
mainlenant elle est telle que le passé me semble un paradis : un
jour de plus , et je suisdécouvert!... à la veille de rentrer dans mes
honneurs, mes droits, mon héritage; quand il suffirait d'un peu
d'or pour me sauver en favorisant ma fuite! (Idenstein entre en
causant avec Fritz.)
Fritz. — Sur-le-champ.
Ioenstein. — Je vous disque c'est impossible.
Fritz. — Toutefois . il faut le tenter; et si un exprès échoue, il
faut en envoyer d'autres, jusqu'à ce qu'on reçoive la réponse du
commandant de Francfort.
Idenstein. — Je ferai ce que je pourrai.
Fritz. — Souvenez-vous de ne rien épargner; vous serez payé
au décuple.
Idenstein. — Le baron repose-t-il?
Fritz. — 11 s'est jeté dans un grand fauteuil près du feu, où il
sommeille ; il a ordonné qu'on n'entrât pasavantonze heures; c'est
alors qu'il se mettra au lit.
Idenstein — Dans une heure d'ici, j'aurai fait de mon mieux
pour le servir.
Fritz. — N'oubliez rien ! [Fritz sort.)
Idenstein. — Que le diable emporte ces grands personnages I Ils
pensent que toutes choses ne sont faites que pour eux. 11 me faut
maintenant faire quitter leurs grabats à une demi-douzaine de vas-
saux grelotants, et les envoyer à Francfort en traversant la rivière
au péril de leur vie. Certes , l'expérience qu'a faite le baron il y a
quelques heures aurait dû lui inspirer quelque humanilé envers ses
semblables; mais non : «il le faut I «et tout estdit. Quoi donc !
\oiis ici, monsieur Werner?
Werner. — Vous avez quitté bien promplement votre noble
hôte?
Idenstein. — Il sommeille, et semble vouloir ne laisser dormir
personne. Voilà un paquet pour le commandant de Francfort, qu'il
me faut envoyer à tous risques et à tout prix. Mais je n'ai pas de
temps à perdre ; bonne nuit ! [Idenstein sort.)
Werner. — « A Francfort! » le nuage grossit! Oui, « le com-
mandant! » Cela correspond parfaitement avec les démarches an-
térieures de ce froid démon , qui s'interpose entre moi et la maison
de mon père. Sans doute , il demande un détachement pour me faire
conduire secrètement dans quelque forteresse... Ah ! plutôt... {ff^er-
ner regarde autour de lui et saisit un couteau qu'il trouve sur une
table.] Maintenant, du moins, je suis son maître. Ecoutons! on vient !
Qui sait si Stralenheim attendra môme le semblant d'autorité dont
il veut couvrir son coup de main ? Il est certain qu'il me soup-
çonne. Je suis seul, une suite nombreuse l'accompagne ; je suis
faible, il est fort. Il a pour lui la richesse, le nombre, le rang, l'au-
torité. Mol , je suis sans nom ; ou le mien ne peut qu'amener ma
perte, tant que je neserai point sur mesdomaines; lui, il est fier de
ses litres , qui exercent plus d'ascendant dans celte fietile bourgade
que parloul ailleurs. Silence ! on approche encore. Pénétrons dans
le secret passage qui communique avec... Non , le silence règne...
mon imagination m'abusait... tout est calme comme dans l'inler-
valle redoutable qui s'écoule entre l'éclair et la foudre Je dois
imposer silence à mon Ame au milieu de ces perds; cependant il
faut que je m'engage dans le passage que j'ai découvert et que
j'examine s'il a pu rester inconnu : il me servira du miiins de re-
fuge pendant quelques heures. {Werner fait glisser un panneau
deboiserie, etsort enle fermant apj-és lui. — Entrent Gabor et Jo-
séphine.)
Gahor. — Où est votre mari?
Joséphine. — Je croyais le trouver ici : il n'y a pas longtemps
que je l'ai laissé dans cette chambre ; mais ces appartements ont de
nomhreuses Issues, et il a peut-être accompagné l'inlendanl.
Gabor. — Le baron a beaucoup questionné l'intendant au sujet
de votre mari, et, à vous parler franchement, je doute qu'il vous
veuille du bien.
Joséphine. — Hélas ! qu'y aurait-il de commun entre l'orgueil-
leux et opulent baron et l'Inconnu Werner?
Garor. — C'est ce que vous savez mieux que moi.
Joséphine. — Et d'ailleurs pourquoi vous Inléresseriez-voiis h
mon mari plutôt qu'à l'homme dont vous avez sauvé les jours?
Gabor. — J'ai contribué à sauver ce voyageur quand 11 était en
péril; mais je ne me suis pas engagé à le servir dans des actes
d'oppression. Je connais ces nobles et les mille moyens qu'ils em-
ploient pour vexer le pauvre. J'en al fait l'expérience, et mon indi-
gnalion s'allume quand je les vois conspirer la ruine du faible...
c'est là mon seul motif.
Joséphine. — Il ne serait pas facile de convaincre mon mari de
vos bonnes Intentions.
Gabor. — Est-Il donc si soupçonneux?
Joséphine. — 11 ne létait pas autrefois; mais le temps elle mal-
heur l'ont fait tel que vous le voyez.
Gabor. — J'en suis fâché pour lui : le soupçon, pesante armure,
embarrasse celui qui la porte plus qu'elle ne le protège. Bonne nuit!
j'espère le revoir à la pointe du jour. (Gabor sort. — Idenstein
rentre accompagné de quelques paysans; Joséphinese retire à l'ex-
trémité de la salle.)
Premier paysan. — Mais si je me noie?
Ide.nstein. — Eh bien ! lu seras largement payé pour cela, el je
ne doute pas que tu n'aies souvent risqué plus que la noyade poiir
bien moins.
Second paysan. — Mais nos femmes et nos enfants?
Idenstein. — Ne peuvent y perdre, et y gagneront peut-être.
Troisième paysan. — Je n'en ai point , moi ; et je tenterai l'a-
venture.
Idenstein. — C'est bien , cela! Voilà un brave garçon , digne
de faire un soldat. Je te ferai entrer dans les gardes du prince si tu
réussis, et en outre lu auras, en belles pièces neuves, bien luisantes,
deux ihalers.
Troisième paysan. — Pas davantage!
Idenstein. — FI de ton avarice! Comment un vice si bas peut-il
s'allier à tant d'ambition ? Je le dis, l'ami, que deux Ihalers subdi-
visés en petite monnaie consliluent un trésor. Est-ce que cinq cent
mille héros ne risquent pas journellement leur vie et leur àme
pourle dixième d'un thaler? Quand as-lu possédé la moitié de celte
somme ?
Troisième pay'san. — Jamais... pourtant il m'en faut trois.
Idenstein. — Ah ! tu oublies, coquin, de qui lu es né le vassal.
Troisième paysan. — Je suis vassal du prince et non d'un
étranger.
Idenstein. — Maraud! en l'absence du prince, c'est mol qui suis
ici souverain ; et le baron est une de mes connaissances particuliè-
res, el même un peu mon parent. « Cousin Idenstein , m'a-t-il dit,
vous mettrez en réquisition une douzaine de vilains. » Par consé-
quent , vilains, en avant!... marchez !... marchez, vous dis-je! et
342
LLS VLiLLiiLS UilLUAIULS ILLlbliUiLS,
Fi iin spiil I'll lie CO paiiiii'l csl rnniiilli'' par les llols de l'Oilnr. prc-
iK'z-y panic : iiniir rhacnie fi-iiillc ilo |i.i|i|it t-'AU'i; , iiin" dc \ns
pciiin sera coiiverlie eii (larelioiuin el tundue sur un lamlioiir,
cmiiineeelle dc/iska. aliii de Latin: lagénénde coiilrc lous les va"!-
nMi\ n'fiaclaires qui se, rcfiiseiil à faire l'iin|iossible... Parlez, vers
de lerre I (// iort ca les r/i(t.ssaiil divmit lui.)
JiiSKPiiiNB , s'araiiaint. — (lue ne puis- je fuir le s|ieclaple trop
fiéquenl de celte tyrannie fé<»dale exercée sur d'impuissantes ^ic-
liuieg. Ne pouvant rien pour elles, je ne veux pas ôlre témoin de
leurs Si tu lira II ors. Ici même , dans celte oliscure bourgade, dans ce
«Muton ignoré, on relrouve l'insolonee de la médiocrité cinors de
plus iiuliL'iMiis (pielle, l'orfiucil de In doiueslicllé des noliles h l'é-
gard d une classe plus ser\ilc encore, et le vice misérable alTeclant
un faste en liailbuis! tj'iel élal de choses I Hans ma clière Toscane,
ce |ia.>s (piécliaulTe un doux soleil, les nobles étaient citoyens et
luarcliunds , comme les Medicis. Nous avions nos maux; mais
ils ne ressemblaienl pas à ceux-ci. La pauvreté n'exclue pas le
bonlieiir de nos joyeuses et fertiles vallées; cliatiue uiin d'bcrbe est
un aliment, el de cliaque panifire coule oc breuvage enchanteur
(pii réjouit le cœur de Iboiumc; c'est l;i qu'un soleil bienfaisant ra-
rement voilé par les nuages, ou du moins laissant après lui sa cha-
leur pour consoler de l'absence de ses rayons , rend les mortels
j)lus heureux, sous un manteau usé ou sous une robe légère, que les
rois ne le sont sous leur pourpre splendide. Mais les despotes du
Nnrd paraissent vouloir imiler le veut glacial de leur climat; leur
tyrannie pénètre jusque sous les haillons du vassal greloiaiit pour
lui torturer l'dme comme les frimas lui torlurcnt le corps! ICI voilà
les souverains parmi lesquels mon mari brûle de prendre place I
Va telle est la force de son orgueil nobiliaire... qu'il a résisté à vingt
iiiinées de traitements tels que pas un père dans une classe plus
humble n'aurait le courage de lusinlliger iisoii (ils! Mais moi, dont
la naissance eslaussi noble, j'ai reçu de la tendresse paternelle une
leçon bien dilTérenle. 0 mon père! que ton âme, longtemps éprou-
vée ici-bas, cl qui maintenant goûte dans le ciel le repos des élus,
jette un regard sur nous et sur noire Ulrich, ce Bis dont nous appe-
lons impatiemment le retour! J'aime mou fils comme lu m'as ai-
mée! Mais que vois-je? Werner, est-ce toi? list-il possible? lin
(|uel état te voilai (WEBMiB entre bnisfjufmcnl, un vouleuu a la
main , par le panneau secret, qu'il ferme précipitummcnt après
lui.)
•WiîRNER, qui (l'abord ne reconnait pas sa femme. — Je suis dé-
couvert ! en ce cas, la morl [La reconnaissant.) Ah ! Joséphinel
jiounpioi ne reposes-tu |)as?
Joséphine. — Reposer! Mon Dieu ! que signifie tout cela?
Wehnkr, montrant un rouleau d'or. — Voilà de l'or... cet or,
Josi'phine, nous délivrera d'undonjim délesté.
Josiii'iiiNE. — Coinmciit l'as-tu acquis?... ce couteau...
\\'ei\nkr. — Il n'est ]ias teint de sang... pas encore!... parlons ..
rendons-nous h noire chambre.
JosÉpiii.NE. — Mais d'où vieiis-tu?
\\ ERNER. — Ne me le demande pas! Songeons seulement où nous
irons .. Ceci... ceci nous ouvrira un chemin... {.Montrant l'or.) Je
les délie niainleiiani !
JosEPiiiMj — Je n'ose te croire coupable d'un acte qui puisse
t'inipnmcr le déshonneur.
VViiRNEB. — Le déshonneur I
JosÉPiiiiNË. — Je lai dit.
Werner. — Kloignons-nous; c'est la dernière nuit que nous pas-
sons ici. je l'espère.
Josephine. — lit moi je souhaite que ce ne soit pas la pire.
Werner. — Tu le souliailesl moi je suis sûr. Mais regagnons
notre chambre.
Josephine. — Encore une question... qu'as-tu f.iil ?
Wehner, d'un air faroucUe. — Je nie suis abstenu de faire ce
qui ;>uraii tout arr/ingé pour le mieux; n'y peusunsplus I Partons !
Joséphine.— ilélas! pourquoi faut -il que je doute de loi! [Ils
surlent.]
ACTE U.
SCÈNE PUliMlÈRE.
Une autre salle du même château.
IDENSTEIN entre avec I'ritz et d'autres vassaux.
Idenstein. — La belle affaire! la superbe afl'aire! l'honnête af-
faire ! un baron volé dans le cliàleau d'un prince ! où jamais , jiis-
tpi à i:e jour, pareil crime n'était arrivé!
Trit/.. — La clio.se n'était guère possible, à moins que les rats ne
dérobasscul aux souiis quelques lambeaux de tapisserie.
Idenstein. — Oh! faul-il qiiej'.iii' véro pi-iir iMre lémnln d'un p.l-
reil jour ! L'honneur de noire endroit est perdu h jamais.
Fritz. — Fort bien; mais il s'agit de découvrir le roiipable. Le
baron e.st déterminé à ne pas perdre cette somme sans faire des re-
cherches.
InENsTEiN. — El moi aussi.
Fritz. — Mais qui soupçonnez-vous?
Ide.vstein. — (Jui je soupçonne? loul le monde : dehors... d» •
dans... en haut... eu bas... le ciel nie soit en aide I
Fritz. — La chambre n'a-l-ellc pas d'autre entrée*
InENsTEiN. — Aucune nuire.
Fritz. — En éles-vous sûr?
loENSTEiN. — Très sûr. J'ai vécu ici depuis ma naissance, et s'il
y avait des issues dérobées, je les aurais vues, ou j'en aurais en-
tendu parler.
Fritz — Alors le voleur doit être un homme qui avait a' ces
dans l'antichambre.
Idenstein. — Sans aucun doute.
Fritz. — Ce Werner est-il pauvre?
Idenstein. — Pauvre comme un cancre. Mais il est logé bien
loin dans l'autre aile, qui n'a aucune coinmûnicalion avec la cham-
bre du baron : ce ne saurait être lui. En outre, je lui ai dit bonsoir
«lans la grande salle qui est presque h un mille d ici , el qui ne
conduit qu'à son apparlcmenl; je l'ai uuillé au moment 1116 1 c où
ce vol. cet infûtnc larcin parati avoir 6le commis.
Fritz. — El cet aiilre, l'étranger?
Idenstein. — Le Hongrois?
Fritz. — Celui qui a aidé à repêcher le baron dans l'Oder ?
Idenstein — La chose n'est pas impossible. Mais , à propos... ne
jioun ail-ce pas être quelqu'un de vos gens?
Fritz. — Comment? nous, monsieur?
Idenstein. — Non .. je ne dis pas vous , mais quelque valet en
sous-ordic. Vous dites (juc le baron dormait dans le lauleuil le
fauteuil de velours... avec sa robe de chambre brodée ; devant lui
était la table ; sur la table , un pupilre avec des lettres, des papiers
et plusieurs rouleaux d'or, dont un seul a disparu; la porte n était
pas fermée au verrou l'accès en était facile.
Fritz. — Mon bon monsieur, ne soyez pas si prompt; la probilé
du rorjis qui forme la suite du baron est irréprochable, >le[)uis l'in-
Icndaiil jusqu'au marmiton : je ne jiarle pas des choses lionnêles el
permises, fournitures cl mémoires, noids , mesures, office, cave,
sommellerie, où chacun peut faire de petits profits; comme aussi
dans les noris de lettres, la perception des fermages, les provisions,
les pois de vin convenus avec les honnêtes marchands qui fournis-
sent nos nobles maîtres ; mais quant à des vols mesquins , à des
filouteries directes, nous les méprisons comme nous méprisons nos
raailieureux gages. El puis, si l'un de nos gens avait fait la chose,
aurail-il eu la simplicité de s'exposer à la potence pour un .seul
rouleau ?,.. il aurait fait ràlle du tout , et eût enlevé jusqu'au pupi-
tre , qui est portatif.
Idenstein. — Il y a de la justesse dans ce raisonnemenl.
Fritz. — Non , monsieur, soyez-en persuadé, le coupable nô
fait point partie de notre corps; c'est quelque petit lilou vulgaire,
sans génie el sans art. Toute la question est de savoir qui a pu jié-
néirerdans la chambre, après le Hongrois el vous.
Idensticin. — Vous ne me soupçonnez pas, sans doute?
Fritz. — Non, monsieur, j'honore trop vos talents.
Idenstein. — El mes principes, j'espère?
Fritz. — Cela va sans dire. Mais à la question! Que reste-l-il à
faire?
Idenstein. — Rien... mais beaucoup à dire. Nous offrirons une
récompense; nous remuerons ciel el lerre; nous ferons agir la po-
lice '(pioiqu'il n'y en ait pas de plus rapprochée que celle de Fraiic-
forl ; nous poserons des afliches à la main (car nous n'avons pas
d'imprimeur; ; el mou clerc se chargera de les lire (car il n'y a
guère ici que lui et moi qui sachions lire) ; nous enverrons Dos vas-
saux pour déshabiller bs mendiants et touiller les poches wdes;
nous ferons arrêter tous les bohémiens, tous les gens sales el
mal vêtus. Si nous ne mettons pas la main sur le coupable, nous
aurons dû moins des prisonniers: el quant à l'or du baron.... si on
ne le trouve pas, du moins il aura la grande satisfaction d'en dé-
penser deux foislii valeur pour évoquer l'ombre de ce rouleau. Voilà,
j'espèn- , une cure alcbiiuique
Fritz. — Le baron eu a trouvé une meilleure.
Idenstein. — Oui ?
Fritz. — Dans un immense héritage. Le comte Siegendorf , son
parent éloigné, est mort près de Prague, dans son chàleuu ; et
monseigneur va prendre possession du domaine.
Idenstein. — N'y avait-il pas un héritier direcl?
Fritz — Peste! oui; mais dès longlem])s on l'a perdu de vue,
cl peut-être u'est-il plus de ce niouile. C était un enf.int pmdigiie,'
éloigné depuis vingt ansde son )ière. lequel a refusé delucr pour lui
le veau gras; par conséquent, s'il vit encore, il doit être dans quel-
que coin occujie à mâcher des cosses de pois- .Mais s'il venait à pa-
ŒUVRES COxMPLÈTES DE LORD RYRON.
343
railre, le b.iron Iromcrait le moyen de le faire taire : c'est un grand
poliliqiie. et il a lieaucoup d'inliitence dans certaines cours.
iDr.NSTEiN. — C'est fort lieurcux.
1'"ritz. — 11 existe bien, d'ailleurs, un petit-fds que le feu comlo
avail retiré des mains du prodigue, et élevé comme son héritier ; mais
sa naissance est douteuse.
InKNSTEiN. — Comment cela?
Fritz. — Son père avait contracté un mariage d'amour, une sorte
de mariage de la main gauche avec la fille aux yeux noirs d'un
exilé italien, noble aussi, dit-on , mais parti peu sortablc pour une
maison telle que celle des Siegendorf. Le grand -père vit cette al-
liance avec déplaisir; et quoiqu'il eût pris l'enfant avec lui, il ne
voulut jan)ais revoir ni le père ni la mère.
iDENSTEiN. — Si le jeune homme a du cœur, il peut encore faire
valoir ses droits, et filer une trame que voire baron aura de la peine
à débrouiller.
Fritz — Du cœur, il n'en manque pas ; on dit qu'il offre un heu-
reux mélange des qualités de sa famille... impétueux comme son
père, politique comm^^on aïeul; mais ce qu'il y a de plus étrange,
c'est qu'il a disparu i^msi, Jl y a quelques mois.
iDENSTEiN. — Par quel diable?...
Fritz. — Tout juste, le diable seul peut lui avoir mis en tête
de partir dans un moment aussi critique, à la veille de la mort du
vieillard, dont son absence brisa le cœur.
IniiKSTEi.N. — N'a-t-on assigné aucune cause à ce départ?
Fritz. — Mille causes diverses, dont peul-être aucune n'est la
véritable. Les uns ont dit qu'il éiait allé à la recherche de ses pa-
renls; d'autres, qu'il a voulu s'affranchir de la contrainte que lui
imposait le vieillard (mais cela n'est guère probable, car ce dernier
en raffolait). Un troisième prétendait qu'il avait été prendre du ser-
vice dans les armées; mais la paix ayant suivi de près son départ,
il serait maintenant de retour. Un quatrième enfin conjeclur.iit cba-
rilablement, d'après ce qu'il y avait en lui d'étrange et de mysté-
rieux, que le jeune homme, dans la sauvage exubérance de sa na-
ture, élait allé se joindre aux bandes noires qui dévastent la Lusace,
les montagnes de la Bohême et la Silésie, depuis que la guon-e a
l'ait place à un système de brigandage, chaque troupe ayant son
chef, et chefs et soldais ligués contre le genre humain.
InENSTEiN. — Impossible ! un jeune héritier, élevé d.nns le luxe
et l'opulence, risquer son honneur pour vivre avec des soldats li-
cenciés, des gens sans aveu.
Fritz. — Le ciel sait ce qu'il en est ! mais certaines natures sont
tellement imbues d'un goût farouche pour les entreprises hasar-
deuses, qu'elles cherchent le péril comme un plaisir. Rien ne
pi'ut civiliser l'Indien ni apprivoiser le tigre, leur enfance fùt-elle
nourrie de lait et de miel. Après tout vos Wallenstein, vos Tilly,
vos Gusiave, vos Banner, vos Torstenson et vos Weimar n'étaient
que des brigands sur une grande échelle; maintenant qu'ils on dis-
paru et que la paix est proclamée, ceux qui veulent se livrer au
même passe-temps doivent agir pour leur comple. Mais voici le ba-
ron avec le Saxon qui a le plus contril)ué à le sauver, et qui a
quille ce malin la chaumière sur les rives de l'Oder.
(Stralenheim e7itre avec Ulrich.)
Stralenheim. — Généreux étranger, en refusant toute récom-
pense, vous me réduisez à ne pouvoir vous payer ma dette même
en paroles ; et vous me faites rougir de la stérilité de ma reconnais-
sance, comparée à ce que voire courage a fait pour moi.
Ulrich. — Ne parlons plus décela, je vous prie.
Stralenheim. — Mais ne puis je vous èlre utile? Vpus.êles jeune,
cl voire nature est de celles qui produisent les héros ; vous êtes
bien l'ait, brave : le .service que vous m'avez rendu en est la preuve;
et sans doute avec des qualités aussi brillantes, vous alT'i'onleriez
les glorieux périls de la guerre , comme vous avez bravé la fureur
des eaux pour sauver un inconnu d'une mort imininenle. Vous êtes
né pour la carrière des armes. J'ai servi moi-même , j'occupe un
grade que je dois h ma naissance et à mes services ; j'ai des amis
qui seront les vôires. Il est vrai qu'un intervalle de paix est peu
favorable à une pareille profest;ion; mais avec l'inquiéiude qui tra-
vaille les esprits, cet état de choses ne peut être d une longue du-
rée; après trente ans de combals, la paix n'est qu'une petite guerre
dont chaque forêt est le théâtre, ce n'est vérilableilieiU qu'une (rêve
armée. Lin attendant les hostilités sérieuses, vous pourrez oblenir
un grade, simple point de départ pour un autre plus élevé ; el, par
mon influence, vuus ne sauriez manquer d arriver aux plus hauts
postes. Je parle du Brandebourg, où je suis en crédit auprès de l'é-
lecieiu'; en Bohème, où nous sommes en ce moment, je suis étran-
ger comme vous.
Ulrich. — Je suis saxon, monsieur, comme vous le voyez à mon
roslume, et naturellement je dois mes services à mon souverain; si
je décline votre offre, c'est avec le môme sentiment qui vous l'a in-
spirée.
Stralenheim. — Comment donc 1 mais c'est une véritable usure !
Je \ousdois la vie, et vous me rolusez le mojen d'acunller 1 in-
térêt de ma dclle. pour accumuler sur moi de nouvelles obligations
jusqu'à ce que j'en sois écrasé !
Ulrich. — Attendez pour le dire, que j'en réclame le paiement.
Stralenhei.m. — Ainsi, monsieur, puisque vous ne voulez rien
accepter. . vous êtes de nais.sanco noble?
Ulrich. — Ma famille passe pour telle.
Stralenheim. — Vos actions le prouvent. Puis-je vous deman-
der votre nom ?
Ulrich. — Ulrich.
Stralenheim — Le nom de votre famille ?
Ulrich. — Quand je m'en .serai rendu digne., je vous répondrai.
Stralexheiji, à part. — C'est. Sans doute un Anjricbien que la
prudence oblige à cacher son origine sur ces frontières sauvages,
où le nom de son pays est abhorré. [Haut à Fritz et. à Idenstein).
Eh bien I messieurs, avez-vous réussi dans vos recherches?
Idenstein., — Passableraeni, monseigneur.
SxRALpNHEiM. — Le volcur est donc pris?
Idenstein. — Mais... pas posilivemenl.
Stralenheim. — Ou du moins, soupçonné?
Idenstein. — Ah ! pour cela oui, très fortement soui)çon né.
Stralenheim. — Qui peut-il être?
Idenstein. — Ne puurriez-vous pas nous le dire, monseigneur?
Stralenheim. — Couiinent le pourrais-je, je dormais.
Idenstein. — Et moi aussi, ee qui fait que je n'en sais pas plus
que 'Votre Excellence.
Stralenheim., — Imbécile !
Idenstein. — Si Votre Seigneurie, qui a été. volée, ne reconnaît
pas le voleur, comment moi, qui ne l'ai pas été, le distinguerais-jo
parmi tant de gens? Permctlez-moi dédire il Votre Exeellence tiue
rien ne peut faire connaître le voleur à la vue : il ressend)le à
tout le monde, et peut-être a-t-il encore meilleure mine que d'au-
tres. Ce n'est qu'à la barre du tribunal et en prison que les gens
avisés reconnaissent un criminel : que l'homme qui vous a volé y
paraisse seulement, et j'en réponds, coupable ou non, son visage
le fera condamner.
Stralenheim, à Fritz. — Dis-moi, Fritz; qu'a-t-on l'ait pour se
mettre sur les traces du voleur ?
Fritz. — Ma foi, monseigneur, on n'a guère fait jusiju'à [)réscnt
que des conjectures.
Stralenheim — Sans parler de la perte, qui, je l'avoue, m'affecte
en ce moment d'une manière sensible, je désirerais découvrir le
coupable par des motifs d'ordre publie; car un voleur aussi adroit,
capable de se faire jour parmi mes gens, de traverser un si grand
nombre de chambres éclairées et habitées, d'arriver jusqu'à moi
pendant mon sommeil, et de me dérober mon or sous mes yeux à
peine fermés un tel coquin aurait bientôt dévalisé votre bour-
gade, monsieur l'intendant. , ^
Idenstein. — Cela serait à craindre , s'il y nvait ici quelque
chose à prendre.
UiJiicH. — De quoi donc s'agit-il ?
Stralenheim. — Vous n'êles venu nous r joindre que ce malin
ft vous ne pouvez pas encore savoir qu'on m'a volé la nuit der-
nière.
Ulrich. — J'en ai entendu dire quelque chose en traversant le
vcsiib'ile, mais voilà tout.
Stralenheim. — C'est un étrange événement. Voici l'affairi'.
J'élais endormi dans un fauteuil, ayant devant moi une table sur
laquelle il y avait de l'or (en plus grande ipiantilé que je n'en vou-
drais perdre); un coquin sublil est parvenu à se faire jour à travers
mes domeslicjues et leS gens du château , et m'a emporté cent du-
cats , que je ne serais pas fàclié de reirouver. Voilà tout. Comme je
me sens encore faible, voudriez-vous, au service important que \ous
m'avez rendu hier, en ajouter un autre moins considérable, mais
auquel je mels quelque prix? c'est d'aider ces gens, qui me parais-
sent un peu tièdcs, à recouvrer mon. argent.
Ulrich. — Très voloniiers, et sans perdre de temps... [.Hdenstciii.)
Venez avec moi, monsieui'.
Idenstein. — On avance rarement les choses avec tant de hâte,
et...
Ulrich. — On les avance bien moins encore en ne bougeant
pas... Nous causerons en marchant.
Idenstein. — Mais...
Ulrich. — Montrez-moi l'endroit d'abord.
Fritz. — J'irai avec vous, monsieur, si Son Excellence veut Lieu
le permettre.
Stralenheim. — Va, et emmène avec loi ce vieil âne.
Frit/,. — Parions !
Ulrich, à Idenstein. — Viens, vieil oracle, et lu nous expliqueras
tes énigmes. (// sort avec Idenstein et Fritz-}
Stralei>ueim , .seul. — Voilà un jeune homme résolu, actif,
à 1 air militaire ; beau comme Hercule avant le premier de ses
travaux I Quand il est en repos, son front révèle des pensées
au-dessus de son âge, jusqu'à ce (juc son regard s'anime sous
le reeard qui 1 interroge. Je voudrais me latlaciicr. J'ai be-
3'»V
LCS VKIM.KKS I.IUKIIAIUKS !l.l,l)STI«l',KS.
Foin <le qnoliiiirs psprils de celle Irempo ; rnr il Tan'lrn liilirr
|MHir (it)U'iiir col lirrilnRC , cl je ne suis |i;is lininiMC îi I'a-
li.iiiilnnnor sans rnnibat. II en est ainsi de ceux i|'ii sinterimsenl
iMilic nioi el I'libjcl de mes désirs. Le jeune prélen<lant esl. dil-on,
jiltin (le cinir ; mais, dans un moinenl de ra|irloc' <iii de folie, il a
ilis|iarii . laissant à la fortune le soin de défendre ses droits : e'est
ficn!... I.c père, que je suis à la pisic depuis qui-Uiues années,
foninie pourrait le faire un limier, sans jamais l'apercevoir , mais
nnssi sans jamais perdre sa trare, était parvenu îi me mettre en
d'faut; mais ici je le liens, cl tout est pour le mieux. Ce doit (>lre
lui ! Inut me le dit. Oui, cet liommc, son aspect, le mystère et l'épo-
que de son arrivée, ce (pie l'intendant me dit de l'.iir de (lignit(S et
(le l'aspect étranpcr de sa femme, l'antipalliic <|ui s'est manifestée
entre nous dts notre preinic're rencontre, comme le lion et le ser-
pent reculent en présence 1 un de l'autre, tout m'afTermit dans ccllr:
opinion. Quoi qu'il en soit , nous nous mesurerons. Dans (pieUpies
heures, l'ordre arrivera de Francfort, si, comme le temps l'annonce,
le lleii\e ne conlinue pas à monter. Je mettrai ce prétendu Werner
en sùrelé d.ins une prison où il devra faire Cfjnnaîtrc son élat et son
nom véritables. Kl lors même qu'il ne serait pas ce que je soup-
çonne, quel mal y aura-t-il après tout? l"c vol lui-même (à part la
perte réelle) est un incident lieureux. Notre homme est pauvre , et
|iar conséquent suspect; il est inconnu, et nécessairement sans dé-
f''nse... 11 est vrai que nous n'avons pas de preuve de sa culpabi-
lilé... mais quelles preuves at-il de son innocence ? Si, sous d'autres
rapports, c'élait un homme indilTérenl pour moi, je souiiçonneiais
plutôt le Hongrois, en qui je remarque des choses qui luiine |)lai-
sent pas, et qui d'ailleurs, à l'e.xccplion de 1 intenclant. des jreiis du
prince et des miens, a été seul admis dans mon aitparlemi-ni.
(GABon entre).
I'll bien ! ami, comment vous trouvez-vous?
(î.viioii. — Comme lessens ((ui se trouvent bien partout, quand
ils ont soupe et dormi n'imporle comment ... et vous, monseifineur ?
STii\Li;.Mii3i.M. — Chez moi, I ariicle du repos va mieux (jue celui
de la bourse; mon auberge va probablement me couler cher.
(iMion. — J'ai entendu [larlcr de votre perle ; mais c'est une
ba;,'alelle pour vous.
STnAi.KMiKi.M. — Vous pcusericz aulrement peut-tîlre si vous
étiez le perilaiit.
CiAnoii. — Je n'ai jamais eu tant d'arpent à la fois, et je ne puis
pa!- conséquent décider la question. Mais je vous cherchais. Vos
Courriers sont re.enus sur leurs pas... je les ai rencontrés en route.
.^th.\li:nhi;i.m. — Vous! comment?
l^ianoR. — A la poinle du jour, j'ai été voir où en étaient les eaux,
impaiient que j'étais de continuer mon voyage. Vos mes.sagers se
.sont Irouvés comme nioi dans la nécessité d'atlenure; cl, voyant
qii il n'y a pas de remède, je me résigne au bon plaisir du fleuve.
STiiALEMitiiM. — Les vauriens niérileraient d'être au fond! Pour-
i|(ioi n'oiit-ils pas du moins tenté le passage 'i je l'avais ordonné h
tous risques.
Gabor. — 3i vous aviez pu ordonner aux flots de l'Oder de s'en-
Ir ouvrir, comme lit Moïse à la mer Kouge, et si l'Oder vous eût
obéi, ils auraient sans doule tenté l'aventure.
Stbalemieim. — H faut que je voie cela; les marauds! les niisé-
rabbîs !... mais ils me le paieront ! {.Stralen/ieim sort.)
G\bor, seul. — Voilà bien mon noble, féodal et cgoisic baron!
ré|iiliiiiié de ce qui nous reste des preux chevaliers du bon vieux
lumps! Hier, il aurait donné ses domaines (s il m a), cl plus encore,
SCS seize quartiers, pour autant d air qu'il en lieiil d.uis une vessie,
pendant que, la tête à demi sortie de la poriière de sou carrosse sub-
iiicigé , il se débattait avec les flots; et niaintcnanl, il s'emporte
C(Uilre une demi-douzaine de valets, parce qu'eux aussi lionnent ù
leur vie! Mais il a raison, cet attachement est bien étrange de leur
part dans un monde où un pareil liommo a le droit de leur faire
loot risquer au gré de son cap.rice. 0 monde! tu n'es véritablement
qu'une triste plaisanterie 1 {Gubtir sort .)
SCKNR II.
L'appariemcnt de Werner dans le château.
/entrent JOSEPHINE et ILniCII.
Josi:pii!M". — Reste ainsi un moment, que je le regarde encore!
î\lnii Ulrich!... mon bien-aimél... se peut-il... après douze ans?
L'luicii. — Ma bonne mère!
JosKPMiNE. — Oui, mon rêve s'est réalisé... que mon fils est beau! ..
au-delà de tout ce que j'ai désiré ! 0 ciel ! reçois les remcrcîuicnls
(rune mere (!l ses larmes de joie! C'est bien ton ouvrage'... en un
Ici monieiil, ce n'est pas seMlcineiil un fils, c'est un sauveur qui nous
arrive.
ULRirii. — Si un tel bonheur m'est réservé, il doublera l'ivresse
que j'éprouve , en allégeant mon cœur d'une porlion de sa longue
(lellc, la dette du devoir, non de lamour. car je n'ai jamais cessé
de vous aimer... Pardoiiniz moi ce long délai, je n'en suis pas cou-
pable.
JosKPiiiMK. — Je le sais; mais je ne puis maintenant no'occuper
de sujets de douleur; je doule m(mc si j'en eus jamais : ce transport
délicieux lésa cITacés de ma mémoire!... mon illsl (WEn.NEnen/rc.)
Wkbneb. — Que vois-jc ! ... encore un nouveau visage !
J()si-.pui\K, — Non, regarde-le! Qui est-ce?
Wehner. — Un jeune homme que je n'ai jamais vu.
I'lbicii, s'a<jinouill(int. — Que vous n'avez pas vu depuis douze
longues années, mon père!
WiCRNKB. — 0 Dieu !
Joséphine. — Il perd connaissance.
Wehner. — N(M), je suis mieux... Ulrich! (// t'emhrasse.)
ri.iiir.u. — .Mon père! monsieur de Siependorf!
Wkii.ner. tressaillant. — Silence I mon lils; les murs pourraient
enlendrece nom.
Ulrich. — Eh bien?
Werneb. — Kb bien... . mais nous pa^J^rops de cela plus lard.
Happclle-toi que je ne dois être connu ici qftp'sous b; nom de Wer-
ner! Viens! viens encore dans mes bras! Ah! tu es tout ce que
j'aurais dû iMre, tout ce que je n'ai pas été. Jo.séphine! non. ce n'est
pas la tendresse paternelle qui m'éblonit : si je I avais vu au milieu
de dix mille jeunes gens des plus distingués, mon cœur l'aurait
choisi priur mim lils.
Ui-Ricii. — VA pourtant, vous ne m'avez pas reconnu !
Wkrneb. - Hélas! j'ai dans mon flme quelque chose qui. au pre-
mier coup d'œil, ne me laisse voir dans les hommes que le mal.
Ulrich. — .Ma mémoire a mieux servi ma tendresse : je n'ai rien
oublié; et, sous les orgueilleux lambris de fje ne nomme-
rai pas ce lieu, puisque, dites-vous, il y a péril à le faire... au
milieu des pompes féodales du manoir de mou aïeul, combien de
fois, au coucher du soleil, j'ai tourné mes regards vers les monta-
gnes de la Bohème, et pleuré de voir un autre jour se clore entre
vous et moi, séparés par ces hautes barrières ! Elles ne nous sejia-
reront plus.
Wkb.ner. — Je l'ignore. Sais-tu que mon père a cessé de vivre?
Ulrich. — O ciel! je l'avais laissé dans une vieillesse pleine de
verdeur, semblable à un chêne chargé d'années, mais opposant en-
core un tronc robuste au choc des éléments, au milieu des jeunes
arbres qui lombent aulour de lui : il y a de cela trois mois à peine.
Wernkr. — l'oiin|uoi l'as-tu (pjitlé?
JosKPiiiNK , embrassant Ulrich. — Peux-tu le lui demander?
N'est-il l'as ici?
Werner. — C'est vrai ! il est allé h la recherche de ses parents,
et il les a trouvés, mais comment! et dans quel élat !
Ulrich. — Tout ira mieux. Ce que nous avons , H faire , c'est
daller siutcnir nos droits ou plulùt les votre'; car je renonce à
loule prétention, h moins que mon aïeul n'ait disposé en ma faveur
de la plus grande partie de ses biens : dans ce cas, je ferais valoir
mes droits pour la forme; mais j'espère qu'il en esl autrement, et
que tout vous appartient.
Werner. — As-tu enlcndu parler de Stralenhoim?
Ulrich. — Hier, je lui ai sauve la vie; il est ici.
Werner. — Tu as sauvé le serpent qui mms perdra tous.
Ulrich. — Je ne vous comprends pas : ce Strulenheim, qu'a-l-ll
de commun avec nous?
Wernkr. — Plus de choses que tu ne penses : il revendique l'hé-
ritage de mon père; il est notre parent éloigné, notre plus mortel
ennemi.
Ulrich. — J'entends son nom pour la première fois. Le comte, il
est vrai, parlait quelquefois d'un parent qui, dans le cas où la Igne
directe viendrait îi s'éteindre , pourrait avoir des droiis éventuels à
sa succession ; mais ses titres n'ont jamais été désignés plus claire-
ment devant moi. El qu'importe, d'ailleurs? son droit s'efface de-
vant le m'itre.
Werner. — Oui, si nous étions à Prague; mais. ici. il esl tout
puissant. Il a tendu ses pièges autour de nous, et si j'ai pu m'y
-soustraire jusqu'à ce jour, c'est à la fortune seule que j'en dois rendre
grâce.
Ulrich. — Vous connait-il personnellement?
Werner. — Non ; mais il a des soupçons qui se sont trahis hier
.soir; et je ne dois peut-êire ma liberté (ju'à son hésitation.
Ulrich — Je pense ipie vous laccusez à tort ( pardonnez-moi
celle liberté) : Stralenhciui n'est pas ce que vous croyez: et, dans
tous les cas, il m'a des obligations. Je lui ai sauvé la vie; à ce titre,
il m'accorde sa confiance. Il a été volé depuis son arrivée; il est
malade, il esl étranger, et, comme tel, n'étant pas capable de
faire lui-même les recherches nécessaires pour découvrir I infime
qui l'a dévalise , j'ai pris l'engagement de le remplacer en celte oc-
casion ; et c'est là le luincipal molirqui m'amenait ici ; mais en cher-
chant l'argent d un autre, j'ai trouvé moi-même un trésor .... je
vous ai trouvé.
ŒUVRES COMPLÈTRS DE LORD BYRON.
345
WnRNrn, arec agitation. — Qui a pu l'apprendre à prononcer
ce iKiMi dinfàme?
Uluicii. — Quel nom plus noble puis-je donner h des voleurs
vulRaircs"?
Werner. — Qui a pu l'apprendre à flétrir un inconnu d'un stig-
male infernal ?
Ulricfi. — Je n'obéis qu'à mes propres sei\limenls quand je qua-
lifie un malfaiteur d'après ses actes.
Werner. — Qui t'a dit, enfant longtemps regretté et que je re-
trouve pour mon malheur; qui ta dit que tu pourrais insulter im-
punément ton père ?
Ui.nicFi. — J'ai parlé d'un infâme : qu'y a-l-il de commun entre
un pareil être et mon jjère ?
\ViiRNER. — Tiiul! Cet
infâme est ton père !
Joséphine. — 0 mon
fils ! ne le crois pas
Et cependant ....
IIm voix lui manqrie.)
Ulrich. // tressaille,
regarde fixement Jl'er- ^
ner, puis lui dit lente- -^
ment : — Et vous l'a-
vouez ?
Werner. — Ulrich ,
avant de mépriser Ion
père , apprends à con-
naître les hommes. Jeu-
ne , impétueux , nouvel-
lement entré dans la vie,
élevé au sein de l'opu-
lence, est-ce à ioi de me-
surer la force des pas-
sions ou les lenlalions
du malheur? Attends (ce
ne sera pas bien long ,
car le malheur vient ,
comme la nuit, d'un pas
rapide). . attends que tu
aies vu comme moi les
espréances flétries... que
le chagrin et la boule
soient devenus les servi-
teurs, la famine et la
pauvreté tes convives, le
désespoir ton compagnon
de lit.... aliirs, lève-toi,
et prononce ! Si jamais
ce jour arrivait pour toi ;
si lu voyais le serpent qui
a enlacé de ses leplis tout
ce que lu as de plus cher
et de plus précieux étendu
et endormi sous les pas,
et les anneaux du repiile
s inler])0.=anl seuls entre
le bonheur et toi ; si le
hasard niellait en ton
pouvoir celui qui ne res-
pire que pour le ravir
Ion nom , tes biens et la
vie même; si lu te voyais
un couleau à la main, la
nuit le couvrant de son
nianleau, le sommeil fer-
mant toutes les paupières,
même celles de ton plus
mortel ennemi ; si tout
l'invitait à lui donner la mort, jusqu'à ce sommeil qui en est
l'image , et que sa mort pût seule le sauver remercie Dieu, alors,
o mou fils I si content d'un faible larcin , tu le détournes et t éloi-
gnes : c'est ce que j'ai fait.
Ulrich. — Mais
Werner, brusquement. — Laisse-moi! Je ne puis entendre une
voix d'homme à peine osé-je écouter la mienne (si toute-
fois c'est encore une voix humaine).... Laisse moi continuer ! Tu
ne connais pas cet liumme Je le connais, moi. Il est lâche, per-
fide, avare. Tu te crois en sijrelé parce que tu es jeune et brave ;
mais apprends que nul ne peut se sousiraire à la haine implacable
et à la trahison. Mon plus grand ennemi , Stralenheim , lo;;c dans
ce château, couché dans la chamhre du prince, était livré à mou
poignard! Un instant un léger mouvement la moindre im-
pulsion m'eussent délivré de lui et de toutes mes terreurs sur la
terre. Il était en mon pouvoir.... ma main était levée.... le fer s est
détourné de lui et me voilà en sa puissance !.... N'es-tu pas éga-
Meurtre de Stralenheim.
lement exposé à ses coups? Qui m'assure qu'il ne le connaît pas,
que ses artifices ne l'ont pas amené ici pour l'immoler, ou le plon-
ger avec tes parents dans un cachot? (// s'arrfte.)
Uluicii. — Achevez achevez !
Werner. — Moi, il m'a poursuivi dans tous les temps, dans
toutes les positions, sous tous les noms Pourquoi pas toi au?si?
Es-tu plus versé dans la connaissance des hommes ? Il m'a entouré
de pièges, a semé sur ma voie des reptiles; d.ms ma jeunesse, il
eût suffi de mon mépris pour les écarter de ma présence ; mais au-
jourd'hui mon dédain ne ferait que leur fournir de nouveaux poi-
sons. Veux-tu mécouler avec calme? Ulrich ! Ulrich ! Il est des
crimes allénués par les circonstances, et des tentations que la na-
ture ne peut ni maîtriser ni éviter.
Ulrich. Ilregarde d'a-
bord son père, puis Jo-
séphine. — Ma mère!
Werner. — Oui ! je le
prévoyais ; il ne le reste
plus quelle. Moi , j'ai
perdu à la fois et mon
lière et mon fils.
( llerner sort préci-
jntaynment.)
Ulrich — Arrêtez !
Joséphine, à l'irich. —
Ne le suis pas ; attends
que cet orage se soit cal-
mé. Penses-lu que je ne
l'aurais pas suivi moi-
même si cela eijt pu le
soulager ?
Ulrich. — Je vous
obéis, ma mère, quoi-
qu'à regret ; mon pre-
mier acte ne sera pas un
acte de désobéissance.
Joséphine. — Oh ! ton
père est bon ! ne le con-
damne pas sur son pro-
pre témoignage ; mais
crois-en la mère, qui a
tant souffert avec lui el
pour lui ; lu n'as vu "que
la surface de son âme;
elle contient de meilleurs
sentiments dans ses pro-
fondeurs.
Ulrich. — Ces princi-
pes n'appartiennentdonc
qu à mon père? Ma mère
ne les partage pas ?
Joséphine. — Il ne
pense pas lui-même com-
me il parle. Hélas ! de
longues années de cha-
grin ont altéré sa rai-
son, qui chancelle quel-
quefois.
Ulrich. — Expliquez-
moi donc clairement les
prélenlions de Stralen-
heim, afin qu'après avoir
tout considéré, je sache
ce que j'ai à lui dire, ou
que je puisse du moins
vous délivrer de vos pé-
rils actuels. Je prends
l'engagement de le faire Que ne suis-je arrivé quelques lieures
plus lot !
Josephine. — Ah ! plùl au ciel I
( Gabor et Idenstein entrent avec divers domestiques. )
Gabor, à Ulrich. — Je vous cherchais, camarade. Voilà donc ma
récompense ?
■Ulrich. — Que voulez-vous dire ?
Gabor — Coibleu ! suis-je arrivé à mon âge pour cela ? {.-/ Iden -
stein. ) Quant à loi, n'étaient les cheveux gris et la bêtise, je
InENSTEiN. — Au secours! ne me louchez pas ! Mettre la main
sur un iulendanl !
Gabor. — Je ne te ferai pas l'honneurde sauver Ion cou de la po-
tence en t'élranglant de mes propres mains.
Idenstein- — Je vous remercie de ce sursis; mais il csl des gens
qui en ont plus besoin que moi.
Ulrich. — Expliquez-moi celte singulière énigme.
3VG
LES VEILLÉES LITTËRAIHES ILLUSTREES.
(iAiiiiii. — \'"iiri le fail : le liaion a éli' vdli- , cl le ilif;iic person-
naK" M'"' *""■' ■' ''•''K'"' f''!'"-' loiiibersiiniioi ses liiciiveiliaiitssoup-
r(iii«; iiini (lu'il a vu hier noiir lu picruiric fois.
IiiKNSTKi.N. — Fullail-il (loue soiiproiiiicr mes amis et coniiais-
gaii"~ ■' Saclioï ([ue je liaiile mcillcuic conijia}:iiio (|uo cela
(iAiion. — Tu ne laiilnas pas à liaulcr la ineilleuip cl la <lcr-
uiire puur loul le mundc , celle des vers du cercueil, uici'liaiil
driMo. (Gubur If saisit.)
Ulrich . s'interposanl.. — Poiiil de violence ! il csl vieux, diîsar-
ni(^. . conlcncz-\ous, Gabor.
Gaboii . /nclidiit lilenalein. — Vous a\ez raison , je suis un sot
do lu'oublicr. parte que îles imbéciles me prennent pour un fripon ;
c'est un lioinina;:e de leur part.
Ui.i'itli, « IdumUin. — (Comment vous trouvez-vous?
ll)l:^sTl:l^•. — Au secours !
I'm uui. — Je vous ai secouru, Menslciii.
li)i:.\sTt:iN. - Tiic/. le, el j'en corjvi.'udrai.
(iAiioii — Je suis.rcaloie... je le laisse la vie!
liii:\STi;iN. — -C'çst-.plus {pi'oii ne fera l>our vous, s'il y a des
ju(;es ut des tribnn;iii'x en Alieniagne. Le baron décidera.
(Iaiiob. — To sou'ient-il dans Ion accusalion ?
lni:N>ri;iN. — (^crlainenient. ,
•.(jAUoii. — Une autrefois , il pourra coulfcr à fohu avà:i,l ijùc je
me baisse pour 1 eMiiièrber de se nojer. Mais il vieiil... (Stralen-
iiËi.M cnlre. Cubur ai a lui.)
Niibir seigneui, me voici...
STHALi;.\ui;i.\i. — Eli bien?
Garoii. — Avez-vous H me parler? ^,j,
Stiïalk.miei.m. — Qu'aurais je S répibi- àvbç .ypusT ,
Gabou — Vous le savez bien, si le bain fi'liîer lié vbiis a fiaslôd
la uii'iuoire. Mais ceci uesl ((u'um' La.î^ili'll- ; pour u' expiiiluer
plus caléftoriquemenl , je suis accusé par cet intemlanl d avoir pillé
voire peisoiine ou votre cliambre : 1 accusalion vient-elle de vous
ou de lui ?
Stiiali-mieim. — Je n'accuse pèrspijiie, ,,
GADon. — Alors vous me mettez liors de cause ?
bTiiALii.NiiEiM. — Je ne sais qui accuser ou mettre hors de t:àiisë ;
je sais à peuic qui soupçonner. ,........,
Gaiioii. — .Mais du moins vous pouvez savoir qui vous ne devez
pas soupçonner. Je suis insullç.,.. injurié par vos lûcbcs valcls , et
c'«sl |irè.s de vous que je réclamé... qu'ils apineiuienl de vous leur !
deviiri l'our cela, ils doiveni cpinnjencrr pai- çlieiclier le voleur
pavuÉi eux , en un mol, si j ai undccusalcur, (Jii'il soit digne d'un
lionnne lel ([ue moi. Je suis voire égal.
STRAi.ii.Mii;iM. — Vous? i ■ -■
Gauoii. — Oui, niousjeur, el voire supérieur peotêire. Mais con-
tinuez... H ne s'agit pas de demi-mois, ((e cqiijéclurcs, ni ni^ijic
de preuves circonslançielles ; je sais assez ç.ç .(jne j al fail pour \pus,
cl ce que vous me devez , el par c,oiLSC(^iiciit j'aurais alknclu inoii
paieuieici sans le prendre rnoi-^i^me, si vdIic or uiavqit leiilé. Je
sais aussi ipie, fussé-je le fnpon pour qui l'on me premi, lé service
iiuc je vous ai rendu tout recemuient ne vous pernicitiail pas de
)ioiirsui\rc ma mort .sans désbonorcr voire écusson. .Mais luul cela
u est rien , je v(jus demande justice de vos insolejiis serviteurs; je
denianile que voire boucbe désavoue la sanciiou dont ils prétendent
couvrir leur impudence ; c'est bien le moins que vous deviez à
voire sauveur. . j ' • .-
Stralenheim. — Ce Ion peut être celui de rinnpçeiic.é. ,. .,
Gauok. — Jlorbicu! qui oserait en douter, sinon des C0(juifis ^ui
ne l'uni jamais connue.
Stralenueim. — Vous vous écbauffez, monsieur.
Gauur. — l)ois-je me transformer en glaçon sous le souffle de
quelques valels et de leur maître?
Stralenheiai. — Ulricli! vous connaissez cet homme? je l'ai
trouvé dans voire compa^'nie.
Gabor. — Nous vous avons trouvé dans l'Oder, el nous aurions
dû vous J laisser.
Strai.eniieim. — Je vous offre mes remercîmenis, monsieur.
Gabou — Je les ai mériiés ; mais d autres peut-èlre m'eussent
accordé davantage si je vous avais laissé à voire destin.
STBAi.ENnEiM. — Ulricli ! V ous connaissez cet liomme ?
Gabor. — Il ne me connaît pas plus que \ous, s il ne rend pas
ténioii.'nagc à mon bonneur.
l'LRicn — Je puis alleslcr voire courage, el même autant que
m'y auiorise noire courte liaison, je puis garantir votre honneur.
.^TRAi.KMiKlM. — Alors je suis Satisfait.
Gabor, urvc //ow/'e.— Facilement, cerne semble. Qu'y a-til donc
dans son aflirmalion de plus que dans la mienne?
Stralenheim. — J'ai dit que j'étais saiisl'ail, non que vous éliez
absous.
Gabor. — Encore ! suis-je accusé, oui ou non?
Stbai.kniieim. — AlliMis diinc ! vous devenez par trop insolent...
t^i les circonsiances el la rnnieur générale s'élevent_ contre .vous,
est ce ma faute? Ne vous suflil-il pas <pie je n inlervienne en rien
diUis laqueslion de voire culpabilile ou de voire innocence ?
GvBoR. — Mou'^ipur, monsieur, ce n'est pas Vu de la francbi-.-
c'est une biche éipiivoque ; vous savez que \n« ilnuli'S soni des i'
litudcK pour tous ceu% qui vouscnlourciil... Il y a dans voire \<
dans le froncement de voh sourcils une sentence; vous abusez i
de voire pouvoir; mni» prenez-y garde I vous ne connaissez p
celui (pie vous piélendez fouler uux pieds.
.Stbai.emieim. — Vous menacez I
Gabor. — Moins que vous n'accusez. Vous insinuez contre n
riin|iulalioii la plus llche. J'y réponds par un avis plein de fr.i
cliisc
Straleniieim. — Gomme vous l'avez dit, il est vrai que jevi.n.
dois (piclipie chose; il paraît que votre intention csl de vouspa.'.'
par vos mains.
Gabor. — Ce n'est pas du moins avec votre or.
Ptiialkmikim. — C'est alors en insolence. (^ nés (jrns <l
Idi'ii.sli'iii j Vous pouvez laisser cet honiine : qu'il .soit libre <le l'oi-
tinucr sou cliemiu. Ulrich, adieu. {.Stralenheim sort arec lil'ii-
stiii et ses gens)
GAjton, le suivant. — Je le suivrai eft.
L'Lfiibii, l'arrctant. — Ne faites point un seul pas.
Gaohr. — Oui mon empécliera ?
Ulrujii. — Vdlii' pr(.pre raison, après un ranmcnt de reflexi'ii.
Gabor. — .lL^|(,iul,-il supporter un lel affront?
Ulrich. — f]^ht:nou8 foinmes tous obligés de supporter l'arro-
f;ance... Les ])lus liants ne peuvent désarmer Satan , ni les plus
lurobles seç vice-gérants sur la terre. Je vous ai vu braver le.s cic-
menis, el su|)Jiprtcr des choseS en face de.squelles ce ver à fuie eûl
clian^é dp p.<î4Ùfv (^' il suflira de quelques paroles ironiques pour
vous déeoiicerjçr! .
Gauo(i. — ppis-Je soulfrir qn'on me prenne i)0ur un voleur?!' •
cocon;- polir lin njtndit de la foréi.. il y a dans ce métier (juel |
chose (le liàrdi... indis déndier l'argent dun boumie endormi!
Ulricm. — Il semblerait donc que vous n'êtes pas coupable ?
CiAjipii, — A)-j() nicn entendu? vous aussi?
Uuiif;ii. — C'est iipp simple (jucslion.
GÀuoii.— -Au jugé (|ui me la fei-ail, je répondrais: Non!. ..à vous,
voici ma réponse. ; ,, ., [Il met l'èinc à la muin.)
Xi\.\.\ç\i , tirant la swnnc. — De tout mon cœur.
JosKi'jiiNn , — Au secours! au secours! au meurlrol IJasépiiiiu;
snrÇ en rri(in(.,.. Gabor et II, rich sr balteiU; (iabor est dtsunné au
moment oïi arrivent Stralenheim, Josèimii.m-:, Ide.nstein, etc )
Josephine. — Ô Dieii piilssaiil! il est hors de danger.
Stu\li:.\hi:im, à Josrphine. — Qui?
Jo.-l 1 lll.NK. — .Voii...
Ulrich, l'interrompant d'un regard, puisse tournant versStruF-
len'rim. — Ttuis deu.\ j il n'y n pas grand mal.
t^Tn.vLiiNui;!». — (Quelle est la cause de tout ceci?
Ulrich. — Je pense (Jue c'est vous , baron ; mais puisqu'il .n'en
est rien résullç, ne vous iu(iuiélez nas... Gabor, voici votre épéo.
La première foisqu il vous arrivera ae vous en servir, que ce ne soit
pas contre vos Âipis, Ulrich appuie sur ces derniers mots qu'il
prononce avec léhièùript a roix basse.)
Gabor. — Je vous remercie, moins pour raa vie que pour voire
conseil.
.S.TRALENnF.iM. — Ces querelles doivent avoir une fin.
i..d,liioR, prenant son èpée — belles finiront. Vous m'avez fait loit,
Ulrich , plus par vos doutes injiirieu.v que, par votre épée ; j'aii:
rais mieux sentir celle ci dans mon cœur que de renconi
le soupçon dans le voire. J'aurais pu supjiorter les absurdes in-
n nations de ce noble seigneur... lignorance et les méfiances siu-
pirles l'ont partie de son apanage , el dureront plus longtemps que
ses domaines... mais je suis de force à lui répondre. Quant à vous,
vous m'avez vaincu ; une sotte colère m'a poussé à lullcr avec vous,
vous (|uo j'avais vu triompher de plus grands périls que celui de
mon épée. Nous nous reverrons un jour... mais en amis. (0'»'"o-
sort.)
Stralenheim. — Je n'en veux pas endurer davantage I cl
tra^'C . ajouté à tous les antres, peut être à son crime, elfuce le
que mérilaitsou aide trop vanté ; car c'est à vous surloutque je
la vie. Uhirb , nèles-vous pas blessé?
Ulrich. — Je n'ai même pas une. égratignure.
Stralenheim, a Idcnstcin. — Monsieur l'inlcndant, prenez
mesiir.s pour \ous assurer de cet liumpic. Je reviens sur m.i pr ■
dente indulgence ; je veux Idivuyer .^ Francfort avec une esc-:
dès que les eau.x du fleuve seront baissées.
luEXSTEiN. — M'a-ssurer de lui ! il a encore son épée... il parait
s'en servir à merveille, c'est probablement son métier; moi , je suis
dans le civil. ,
Stralenheim. — Imbécile! cette escouade de vassau.x qui est sur
vos talons ne si. fill elle pas pour jcn arrôler une douzainecumuie lui?
Allô s , par;ez
Ulrich. — Uaron, je vous supplie I
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOllD BYRON.
3i7
Strai.eniieim. — Pas un mol! je veux être obéi.
iDKXSTEiN.— Allons, iiiiisqu'il le faut absoluiiieiil... En avant !
vassaux! Je suis votre commanJant, et je foruieiai l'arrière-garde;
un sage général ne doit jamais exposer sa précieuse vie... sur la-
quelle tout repose. J'aime cet article du code de la guerre. [Iden-
steiit sort avec les doniestiaues.)
Stralemieim. —Venez, Ulrich. Que fait ici cette femme? Oh ! je
la reconnais : c'est l'épouse de l'étranger qui se fait appeler Werner.
Ulrich. — C'est son nom.
Stralenheim. — En vérité ! Votre mari est-il visible, belle dame ?
JosÉpnixE. — Qui le demande ?
Stralenheim. — Personne... pour le moment. Mais, Ulrich, j'ai
à vous parler en particulier.
Ulrich. — Je vais me retirer avec vous.
Joséphine. — Non, vous êtes le plus étranger ici; on doit vous
céder la place. [Bas a Ulrich en se retirant.) Ulricli. prends garde!
souviens-loi qu'un seul mot imprudent peut nousperdie.
Ulrich, bas à Joséphine. — Ne craignez rien. [Joséphine sort.]
Stralenheim. — Ulrich, je puis cerlâinemenl me fier à vous:
vous m'avez sauvé la vie... et de tels services commandentune con-
fiance illimitée.
Ulrich. — Parlez.
Stralenheim.— Des circonstances mystérieuses, qui datent de
loin, et sur lesquelles je ne m'e.vpliquerai pas mainleuaiit davan-
tage, m'ont rendu cet homme importun... peut-être me scra-t-il
fatal.
Ulrich. — Qui ? Gabor le Hongrois ?
Stralenheim. — Non... ce Werner, avec son faux nom et son
déguisement.
Ulrich —Comment cela est-il possible? c'est le plus pauvre en-
tre tous les pauvres , et la pâle maladie habite encore ses yeux
creux ; cet homme est dénué de tout.
Stralenheim. — Je le crois.... mais n'iniporte... S'il est l'homme
que je le soupçonne d'être , et mes appréhensions à cet égard sont
confirmées par tout ce que je vois, je dois m'assurer de sa personne
avant douze heures.
Ulrich. — Et en quoi cela peut-il me concerner?
Stralenheim. — J'ai envoyé demander h Francfort, au gouver-
neur qui est mon ami, une force militaire convenable; j'y suis au-
torisé par un ordre de la maison de Brandebourg... mais celte mau-
dite inondation intercepte toute eonuuunication , et l'interruption
peut durer encore pendant quelques heures.
Ulrich, — L'eau diminue.
Stralenheim. — Tant mieux.
Ulrich, — Mais quel intérêt puis je avoir à cela?
Stralenheim. — Après avoir tant fait pour moi, vous ne pouvez
être indiiféreut à ce qui m'est d'une importance plus grande que la
vie que je vous dois. Ayez l'œil sur cet homme; il m'évite, il sait
que maintenant je ie connais... survciLlez-le , comme. vous surveil-
leriez le sanglier réduit aux abois par le chasseur... comme lui, il
faut qu'il succombe.
Ulrich. — Pourquoi?
Stralenheim. — Il s'interpose entre moi et un magnifique héri-
tage. Oh ! si vous pouviez voir ce superbe domaine ! mais vous le
verrez.
Ulrich. — Je l'espère.
Stralenheim. — C'est le bien le plus riche de la riche Bohème.
La guerre l'a épargné; il est tellement protégé par la ville forte de Pra.
gue, que le feu et le glaive l'ont à peine eflleuré ; en sorte que
maintenant, outre sa fertilité .propre, sa valeur est doublée par la
comparaison avec les autres terres du pays , qui sont entièrement
ravagées. , , -
Ulrich. — Vous en faites une description enthousiaste.
Stralenheim. — Ah ! vous parleriez comme moi si vous pouviez
le Voir... mais vous le verrez, vous dis-je.
Ulrich. — J'en accepte laugure.
Stralenheim. — Demandez-moi alors la récompense que vous
jugerez digne de vous et des obligations que nous vous aurons,
moi et les miens.
Ulrich, — Ainsi, cet homme isolé, pauvre , malade, cet étranger
mourant s'interpose entre vous et ce paradis ( a part) ?... comme
Adam entre le diable et l'Eden.
Stralenheim. — C'est cela même.
Ulrich. — Na-l-il aucun droit?
Stralenheim. — Aucun. C'est un enfant prodigue, déshérité, qui,
depuis vmgt ans, a déshonoré sa race par toute sa conduite, mais
surtoiit par ses relations avec des bourgeois, des boutiquiers, des
marchands et des juifs, et enfin par une certaine alliance...
Ulrich. — Il a donc une femme?
5TRALENHEIM. — Vous rougiricz d'uvoir une telle mère... Vous
avez vu celle qu'il appelle sou épouse ?
Uluu;h. — Xe l'cst-elle pas ?
STRALENUEni, — l'as plus qu'il n'est votre père-., c'est une Ita-
lienne, la fille d'un proscrit, et qui vit avec ce Werner d'amour et
de privations...
Ulrich. — Ils sont donc sans enfants?
Stralenheim. — 11 y a ou il y avait un bâtard , que le vieillard,
le grand père (vous savez que la vieillesse est faible) avait pris au-
près de lui pour se réchaulfer le cœur sur la route glaciale de la
tombe; mais ce jeune homme n'est point un obstacle pour moi. H
s'est ejifui, pour aller personne ne sait oîi ; et quand même il serait
présent . ses prétentions sont trop peu fondées pour me donner de
l'inquiétude... Qu'est-ce qui vous fait sourire?
Ulrich. — Vos vaines craintes. Un pauvre homme presque en
votre pouvoir... un enfant de naissance douteuse, voilà ce qui ef-
fraie un grand seigneur !
Stralenheim. — On doit tout craindre quand on a tout à ga-
gner.
Ulrich. — C'est vrai, et c'est pour cela qu'on doit tout faire.
Stralenheim. — Vous avez touché la corde sensible ; puis-je
com|iler sur vous? ■ , .
Ulricu. — 11 serait trop tard pour en douter,
Stralenheim. — Qu'une sotte pitié n'ébranJe pas votre àme (car
l'extérieur de cet homme est fait pour attendrir) ; c'est un misérable,
qui peut tout aussi bien être l'auteur du v^il que le drôle sur qui
planent les soupçons, sauf que les circonstances le compromettent
moins; car il est' logé loin d'ici, et sa chambre n'a point de com-
munication avec la mienne. A vrai dire,. j'ai trop bonne opinion
d'un sang allié au mien pour le croire capable de descendre à un
pareil acte. D'ailleurs, il a été soldat et il s est montré brave, quoi-
que trop emporté.
Ulrich, — Et nous savons, monseigneur, que ces gens-là ne dé-
pouillent que ceux dont ils ont fait sauter la cervelle, ce qui fait
qu ils en hériteul, et ne les volent pas. Les morts, ne sentant plus
rien , ne peuvent rien perdre, et par conséquent ne peuvent être
volés ; leur dépouille est un legs, voilà tout.
Stralenheim. — Je vois que vous aimez à rire. Eh bien 1 me pro-
mettez-vous d'avoir l'œil sur cet homme , et de m'inslruire de la
moindre tentative qu'il pourrait faire pour s'échapper?
Ulrich. — Soyez assuré que je serai en sautiuidle auprès de lui ,
et (pie vous ne le surveilleriez pas mieux vous-même.
Stralenheim. — En retour, je suis entièrement à vous.
Ulrich. — J'y compte. [Ils sortent.)
ACTE} III.
SCÈNE PREMIÈRE.
La s;ille du |iremièr acte, où se trouvi' l'issue du corridor.
Entrent WERNER et gabor.
Gabor. —Monsieur, je vous ai dit mon histoire. Si vous voulez
m'accorder un refuge pour quelques heures, c'est bien... sinon, j'i-
rai lenier fortune ailleurs.
Werner. — Comment un malheureux tel que moi en peut-il
abriter un autre? J'ai besoin moi-même d'un asile, comme le daim,
poursuivi par les chasseurs, a besoin d'une retraite...
Gabor.— Ou le lion blessé, de sa caverne. "V'ous m'avez plutôt
l'air d'être homme à faire face à vos ennemis, et à éventrer le chas-
seur.
Werner, — Vous croyez ?
Gabor, — Je ue m'en in(iuiète pas, car je serais moi-même fort
disposé à en faire autant. Mais voulez-vous me donner un refuge ?
Je suis opprimé comme vous... pauvre comme vous.,, déshonoré...
Werner, virement. — (jui vous dit que je suis déshonoré ?
Gabor, — Personne. Je n'ai pas dit que vous l'étiez , je n'ai éta-
bli le parallèle que sous le point de vue d,'i la pauvreté ; mais
j'allais ajouter, avec vérité ; comme vous pourriez l'être injustement
voU'i-nième.
Wkuxer. — Encore I comme moi ?
Gabor. — Ou comme tout autre honnête homme. Que diable vou-
lez-vous? Sans doute, vous ne me croyez pas coupable de ce lâche
larcin!
Werneb. — Non, non... je ne le puis.
Gabor. — Voilà ce que j'appelle un honnête homme! Quant à
votre harpagon d'intendant, et à votre noble boufû — tous... tous
m'ont soupçonne. Et pourquoi? parce que j'étais plus mal vèln
qu'eux, et que mon nom est obscur; cependant si nous avions une
fenêtre à la poitrine, mon àme s'y monirerait plus hardiment que
la leur ; mais voilà ce que c'est... Vous êtes pauvre et sans appui,
plus encore que moi-même...
Werner. — Qu'en savez-vous?
Gabor. — Vous avez rai.-;ou. Je demandi.' asile à un homme que
348
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLDSTRÉKS.
je dis *lre sans nppni ; si vous inc le refusez, je l'niirai mrrili^ Mais
vous, i)ui scniltlc?. avdir (^(iniiMr In saliilnirc aniprliimc! (le la vie,
voire rdn.srlonri' (loll vous apprenilre que liniUiir du Nomeau-
Mondc ne s.uirail tenter ilioninic qui ronnalt sa valeur vi^rjlalile ,
à iiKiins (et dans ce cas j'admets le prix de ec nii^lal , h inoinsqunn
puisse r(d>lcnir par des moyens qui ne <lonnent pas le eaucliemar.
Wkrnkk. — Que voulez- vous dire ?
Garor. — Ce que je dis? Je erovais in"^lre expliqué elairemcnt ;
vous n'iMes pas un vcdeur... ni moi non plus, cl, en honnftles gens,
nous devons nous aider nuitiielletncnl.
Wkhnkh. — C'est nn monde niaudil que celui-ci !
Gaiior — Il en est de mfine du plus voisin des deux mondes h
venir, h ce que disent les prêtres j el ils doivent s^ connaître) ; je
m'en liens donc il celui-ci... je suis peu désireux d'indurer le m'ar-
tjre, et surtout avec une épitaplie de voleur sur ma lomlie Je ne
vous demande asile que pour une nuit; demain les eaux du fleuve
auront baissé, el, comme la colombe de l'arche, je tenterai le
passa j;c.
\Vi;nNEn. - Baissé, dites-vous! peul-on l'espérer?
G.Mii.R. — A midi, on en avait l'espoir.
\\ KRNKR. — Alors nous serions sauvés I
riABoR. — Kies-vous menacé?
Wkr.nkr. — La pauvreté l'esl toujours.
Gabor. — Je le sais par une longue expérience. Voulez-vous me
venir en aide?
Wkrner. — Quant à voire pauvreté ?
(iABoR. — Non... vous n'(Mes pas le docteur que je choisirais pour
guérir une telle maladie, je parle du péril qui me poursuit ; vous
a\ez un toit, je n'en ai point. Je ne eherrhe qu'une retraite.
Werner. — C'est juste. Comment serait-il po.ssihle qu'un malheu-
reux romme moi posscd.1l de l'or?
Garor. — Honnêtement, à dire vrai, ce sérail difCcile; et pourtant
je serais tenté de vous souhaiter l'or du baron.
\\'Kn.\Kn. — O.sez-vous insinuer?...
Gabor. — Quoi ?
^\■l:R^ER. — Savez-vous h qui vous parlez?
Gaiior. — Nom, et je ne suis pas homme à m'en soucier beaucoup
{On eiiliml du bruit au-dehors.) lîcoulez, ils viennent.
Wkr.ner. —Qui?
Gabor. — L'intendant et ses limiers lâchés après moi. Je les al-
lendiais ; mais ce serait en »ain qu'on espérerait faire enlendre rai-
son à (le pareilles gens. Où irai je? Cachez-moi n'importe où. Je
vous jure, par tout ce qu'il y a de plus sacré, que je suis innocent •
faites ce que vous voudriez qu'on fil pour vous si vous étiez à ma
place.
Werner, à part.— 0 juste Dieu I Ion enfer est venu ! Suis-ie
enroie vivani ?
Gaiior. — Je vois que vous êtes ému: cela témoifine en votre fa-
veur. Je pourrai reconnaître ce service.
\\ KRNKR. — Ne seriez-vous point un espion de Siralenheim ?
Gabor. — Non , certes I el si je l'étais, (ju'y a-t-il ;i espionner
lei ? Je me rappelle cependant ses questions sur vous et votre
épouse : cela p()urrait donnera penser; mais vous savez mieux que
personne à quoi vous en tenir; pour moi, je suis son plus mortel
ennemi.
Werner. — Vous?
Gabir. — Après le retour dont il a payé le service que j'ai con-
tribue il lui rendre, je suis son ennemi : si tous n'êtes pas son ami
vous me viendrez en aide. '
Werner. — J'y consens.
Gabor. — Mais comment?
Werner, montrant le panneau. — Il y a là une issue secrète.
Rappelez-vous que je I ai découverte par hasard, et que je ne m'en
sui,'« servi que pour ma .'ùrelé.
Gabor —Ouvrez-la, et je m'en servirai dans le même but.
W ER.NER. — Celte ouverture est pratiquée dans des murs sinueux,
assez épais pour que l'on puisse marcher dans l'inléiieur, et qui
toutefois n'ont rien perdu de leur solidité; on v trouve des cellules
cl des niches obscures. Je ne sais où abouiit ce passage : vous ne
cherrhercz pointa pénétrer trop avant, donnez-nien voire parole.
Gabor.— Cela est inutile. Comment voulez-vous que je me dirige
dans les ténèbres, à travers les détours inconnus d'un labyrinthe
golliique?
Werner. — Prenez toujours garde. Qui sait où ce labyrinthe peut
aboutir? Kemarquez que je n'en sais rien !... Mais peut-être vous
coiiduirait-ildans la chambre de votre ennemi, tant elles sont singu-
lièrement construites, ces galeries, ouvrage des Teutons, nos ancê-
tres, et dune époque où l'homme cherchait moins à se fortifier
contre les elenicnis que contre ses belliqueux voisins! N'allez lias
au-delà des deux premiers détours; si vous le faites, quoique je
n aie jamais été plus loin, je ne réponds pas des conséquences
Gaiior. —J en re| ds, moi. Mille leniercinienls.
W ER.NER. — \(>us trou\erez fueikniciit le ressort de l'autre ciMé
de la porte, cl quand vous voudrez revenir, il cédera au plus léeer
on lad. ' "^
Gabor. — Je m'ériipsc.
secret )
Adieu I {Gatxtr entre dnn.t le pn^
Wrbner, .w//. — Quai -je fait? Hélas I c'est rc que j'avais fait
aiipar.-ivanl qui me fail éprouver maintenant loules ces craintes?
Toutefois ce sera pour moi une sorte d expiation d avoir sauvé eeL
liomine. dont la perle eiU peut-être empêché la mienne. . Ils vien-
nent, mais ils sen ironl chercher ailleurs ce qui est devant eux.
(Idknstein entre avec les domestiques.)
Idenstein. — Il nosl pas ici. H a donc disparu par ces fenêir,-.
ogivales a>ec le pieux secours des saints réprésentés .sur les vin
rouges et jaunes, carreaux de crisMl que chaque souffle de
proclame aussi fragiles que loute vie et toute gloire. Quoi uu il
soit , il est parti. '
Werner. — Qui cherchez-vous?
Idenstein. — Un coquin !
Werner. — Fallait-il donc aller si loin ?
Idenstein. — Nous cherchons celui qui a volé le baron.
Werner. — lites-vous certains de C(«nnallre le coupable?
Idenstein. — Aussi certains que vou.s êtes là devant nous M
par ou a-t-il passé?
Werner. — Qui?
InENSTEiN. — Celui que nous cherchons.
Werner. — Vous voyez qu'il n'esl point ici.
Idenstein. — El cependant nousl'avons vu entrer danscetle salle.
Lies-vous complices, ou êtes-vous sorciers ?
Werner. — J agis avec franchi.se; c'est un crime de sorcellerie
aux yeux de bien des gens.
Idenstein. — Il est possible que j'aie , plus tard, une nu deux
(luestions à vous .idie.sser; mais pour le moment, nous allons con-
tiiiiier à chercher l'autre.
Werner. — Vous feriez bien de commencer sur-le-champ votre
interrogatoire; je puis ne pas être toujours aussi patient.
Iden.stein. — R>i bien! je désirerais savoir si vous n'êtes na'
1 hninme que cherche .Siralenheim.
Werner. — Insolent ! iN'avez-vous pas dil qu'il nVtait point ici
Idenstein.— Oui ; mais il en est un qu'il cherche avec persévé-
rance ; el peut-être bientôt il se verra investi , à cet cIT.-t, d'une
autorité supérieure à la sienne et à la mienne. Mais venez, mes
enfants ! Depèchons-nous ; nous sommes en défauL
[Idenstein sort avec sa suite. )
pas
Werner— Dans quel labyrinthe m'entraîne ma mvslérieiise
desliiiée ! Un acte de bassesse m'a élé moins fatal que le scrupule
qui m'a retenu en face d'un crime bien plus grand. Khiignc-toi
pensée perverse , qui t'élèves dans mon cœur! Il est trop lard! Je
ne veux pas tremper mes mains dans le sang. (Ulrich entre.)
Ulrich. — Mon père, je vous cherchais.
Werner. — N'y a-t-il pas du danger pour loi à me parler?
Ulbich. — Non! Siralenheim ignore complètement les liens qui
nous unissent; bien plus, il m'a chargé de surveiller vos actions,
me croyant entièrement dévoué à ses intérêts.
Werner. — Il ne doit point être sincère : c'est un piège qu'il nous
tend à tous deux pour prendre du même coup de filel el le père et
le fils.
Ulrich.— Pourquoi m'arrêtera loules ces craintes futiles? pour-
quoi suspendre ma marche devant les incertitudes qui. sembl.ihles
à des ronces, s'élèvenl sur notre voie? Il faut que je me fraie un
chemin à travers ces obstacles. Les filcU sont bons pour prendre des
grives el non des aigles. Nous les franchirons ou nous les briserons.
Werner. — Et comment?
Ulrich. — Ne devinez- vous pas?
Werner. — Non.
Ulrich. —C'est singulier. La pensée ne vous en est-elle pas venue
la nuit dernière?
Wfrner. — Je ne te comprends pas.
Ulrich. — Rn ce cas, nous ne nous comprendrons jamais
Mais pour changer d'entretien
Werner. — Pour le reprendre, veux-tu dire : nous parlions des
moyens de nous mettre en sûreté.
Ulrich. — Vous avez raison , me voilà sur la roule. Je vois plus
clairemcnl ce dont il s'agit , et noire situation in'apparaîl dans son
vrai jour. Les eaux du fleuve baissent; dans quelques heures les
myrmidons de Siralenheim arriveront de l'rancf.irl ; alors vous serez
prisonnier, pire encore peut-être, el moi je serai proscrit, el déclare
bAlard , pour faire place au baron.
Werner. — Kl quel remède Irouves-lu? J'avais dessein d'em-
ployer cet or pour m'é\ailer; mais mainlenant je n'ose ni m'en
servir ni le laisser \o\t à personne , et c'est à peine si j'ose moi-
même le regarder. Il me semble qu'il porte mon crime en exergue
au lieu de la marque de l'Ktal; elà la placedela tête du souverain,
je crois y voir la mienne ayant pour chevelure des couleuvres sif-
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
3-49
flanles, Imiicléps autour des tempes, et criant à tous ceux qui m'ap-
prnnlieiil : Voilà un voleur.
Ulrich —Il ne faut point le montrer, maintenant du moins. Mais
prenez celle bague. (// remet un bijou à Werner.)
Werner. — C'est une pierre précieuse. Elle appartenait à mon
père !
Ulrich. — Et comme telle, elle vous appartient maintenant. Ser-
vez-vons-en pour gagner l'intendant , afin qu'il mette à votre di.^-
pnsition la vieille calèche et des chevaux, et que vous puissiez partir
avec ma mère au lever du soleil.
Werner. — Te laisserai-je dans le péril au moment où tu viens
de mêlre rendu?
Ulrich. — Ne craignez rien. Il n'y aurait de danger que si nous
disparaissions ensemble : ce serait trahir notre intelligence
L'inondaiion n'intercepte que la coramunicalion directe entre ce
bourg et Francfort; en cela elle nous est favorable. La route de
Bidième, quoique partiellement inondée , n'est pas impraticable, et
quand vous aurez gagné une avance de quelques heures, ceux qui
vous poursuivront y trouveront les mêmes obstacles. La frontière
une fois franchie, vous êtes sauvé.
Werner. — Jlon noble fils!
Ulrich.— Silence! point de transports! nous nous livrerons à
noUe joie dans le château de Siegendorf! Cachez votre or; montrez
la bague à Idenstein ; je connais cet homme, j'ai lu à travers son
âme De celle manièredeu.\ bulsseront atteints. Siralenheim a perdu
de l'or, non des bijoux : cette bague ne peut donc être à lui; et
d'ailleurs, comment soupçonner son possesseur d'avoir dérobé l'or
du baron, quand il lui eût été facile de convertir cette bague en une
somme plus considérable? Ne soyez avec Idenstein ni trop timide
ni trop allier, et il vous servira.
Werner. — Je suivrai en tout tes instructions.
Ulrich. — Je vous aurais épargné cette démarche. Mais si j'avais
p ru prendre inlérèt à vous, surtout en vous donnant ce joyau pré-
cieux , tout eùl été éventé.
Werner. — Omon ange gardienlMais que deviendras-tu en notre
absence?
Ulrich. — Siralenheim ignore les liens qui nous unissent ; je ne
resterai avec lui qu'un jour ou deux pour endormir les soupçons;
puis j'irai rejoindre mon père-
Wer.ner. — Pour ne plus nous quitter?
Ulrich. — Peut-être; mais , du moins , nous nous reverrons une
fois encore.
\^'ERNER. — Omon fils! mon ami! mon uniqueenfanti mon sau-
veur! Oh! ne me hais pas!
Ulrich. — Moi ! je haïrais mon père!
Werner. — Hélas! mon père n'avait pour moi que de la haine;
pourquoi mon fils ne l'iinilerait-il pas?
Ulrich. — Votre père ne vous connaissait pas comme je vous
connais.
Werner. — 11 y a des scorpions dans tes paroles 1 Tu me connais!
dans mon état actuel , lu ne peux me connaître ; je ne suis pas moi-
inèn:e. Cependant ne me hais pas, je serai bientôt ce que je dois être.
Ulrich. — J'attendrai : cependant tout ce qu'un fils peut faire
pour ses parents, je le ferai pour les miens.
Werner. — Je le vois et je le sens. Hélas ! je sens en outre que
tu me méprises.
Ulrich. — Pourquoi vous mépriserais-je ?
Werner. — Dois-je m'humilier encore?
Ulrich. — Non; j'y ai mûrement pensé, ainsi qu'à vous ; mais
n'en parlons plus, du moins pour le moment. Votre erreur a doublé
tous nos périls : en guerre secrète avec Siralenheim, nous ne devons
songer qu'à tromper sa vengeance. Je vous ai indiqué un moyen.
Werneb. — Le seul , et je l'embrasse avec la même joie que m'a
causée le retour d'un fils qui ne s'est montré à moi que pour devenir
mon sauveur.
Ulrich. — Vous serez sauvé; que cela suffise. Si une fois nous
étions dans nos domaines, la présence de Siralenheim en Bohême
nous troublerait-elle dans la jouissance de nos droits?
Werner. — Assurément il nous gênerait encore dans la situation
ofi nous sommes, quoique l'avantage puisse rester, comme il ar-
rive d'ordinaire, au premier possesseur, surtout s'il fonde son droit
sur les liens du sang.
Ulrich. — Du sang! c'est un mot qui a plusieurs significations;
dans les veines et hors des veines, ce n'est pas la même chose
En effet, ceux qui sont du même sang deviennent quelquefois en-
nemis, comme les frères thébains ; et lorsqu'une partie du sang est
corrompue, quelques gouttes répandues à propos purifient le reste.
W EUNER. — Je ne te comprends pas.
Uluicu. — C'est possible peut-être tout est-il mieux ainsi
et cppeiolant à l'œuvre! il faut que ma mère et vous, vous parliez
celle nuit même. Voici l'intendant. Sondez-le avec la bague; ce
trésor plongera dans son âme vénale comme le plomb dans l'Océan,
•et en rapportera ilu limon et de la fange, en avcrlissant notre navire
du voisinage des écueils. La cargaison est riche, il faut lever l'ancre
sans plus tarder! Adieu! le temps presse; cependant donnez-moi
voire main, mon père!
Werner. — Laisse-moi l'embrasser.
Ulrich. — On peut nous voir : maîtrisez vos émotions jusqu'au
dernier instant. Tenez-vous à distance de moi comme d'un ennemi.
Werneb. — Maudit soit celui qui nous oblige à éloulTer les meil-
leurs et les plus doux sentiments de nos cœurs, et dans Un pareil
moment encore !
Ulrich. -Oui, maudissez... celavous soulagera. Voicirinlendaul.
( loEN'STEiN entre.)
Ah! monsieur Idenstein , où en èles-vous? avez-vous attrapé le
coquin?
InENSTEiN. — Non, ma foi.
Ulrich. — Parbleu! il y en a bien d'autres; vous aurez la pro-
chaine fois une chasse plus heureuse. Où est le baron?
Idenstein.— Rentré dans son ap[iartement , et puisque j'y pense,
je vous dirai qu'il vous demande avec l'impatience convenable à
son rang.
Ulrich. — Les grands seigneurs veulent qu'on leur réponde à
l'instant, comme le coursier qui bondit au coup d'éperon : il est fort
heureux qu'ils aient des chevaux ; car il nous faudrait , je le crains ,
traîner leur char, comme des rois traînaient celui de Sésoslris.
InENSTEiN. — Quel était ce Sésoslris?
Ulrich. — Un ancien Bohémien... un empereur d'Egypte.
Idenstein. — Un Egyptien ou un Bohémien, c'est tout un; car
on emploie indifféremment ces deux noms. Et ce Sésoslris en élait?
Ulrich. — On me l'a dit. Mais il faut que je vous quitte... Mon-
sieur l'intendant, votre serviteur! [.4 IFerner, d'un ton leste.)
Werner, si tel est votre nom, bonsoir! [Ulrich, sort.)
Idenstein — Un charmant homme, bien élevé,et s'exprimant fort
bien. 11 sait se metire à sa place; avez-vous vu comme il rend à
chacun ce qui lui est dû?
Werner. —Je m'en suis aperçu, et j'applaudis à son discerne-
ment et au vôtre.
Idenstein. — C'est bien... c'est très bien. Vous aussi, vous con-
naissez votre rang; et pourtant, je ne sais pas trop si je le connais,
moi.
Werner, montrant la bague. — Ceci pourrait-il vous aider dans
celle recherche?
Idenstein. —Comment!... quoi?... Eh! une ]uerre précieuse!
\\'erner. — Elle esta vous, moyennant une condilion.
Idenstein. — A moi?... parlez.
Werner. — A savoir que vous me permettrez de la racheter plus
tard trois fois sa valeur; c'est une bague de famille.
Idenstein. — Une famille!... la vôtre! Un si beau bijou! la sur-
prise m'ôle la respiration !
Werner. — Il faut aussi que vous me fournissiez, une heure
avant le point du jour, les moyens de quitter ce lieu.
Idenstein. — Est-ce vraiment une pierre fine? laissez-moi la re-
garder. C'est un diamant, ma foi, par tout ce qu'il y a de gloiieux!
Werner. — Allons, je me confie à vous; vous avez deviné, sans
doute, que ma naissance est au-dessus de ce qu'annonce mon exté-
rieur actuel.
Idenstein. — Je ne puis dire que je l'aie deviné, quoique celle
bague en soit une assez bonne preuve; voilà le véritable indice d'un
noble sang.
Werner. — J'ai d'importantes raisons pour garder l'incognito en
poursuivant mon voyage.
Idenstein. — Vous êtes donc l'homme que cherche Siralenheim ?
Werneb. — Je ne le suis pas; mais si l'on me confondait avec ce
personnage, il pourrait en résulter de graves embarras pour moi
d'abord, et pour le baron plus tard. C'est afin d'éviter ce double in-
convénient que je veux tenir mon départ secret.
Idenstein. — (^ue vous soyez ou ne soyez pas l'homme en ques-
tion, cela ne me regarde pas; d'ailleurs, je n'obtiendrai jamais la
moitié de ce que vous m'offrez en servant ce noble orgueilleux et
ladre, qui voudrait soulever tout le pays pour rattraper quelijues
ducats, et n'a jamais offert de récompense précise Mais, ce dia-
mant! que je le voie encore.
Werner. — Regardez-le à votre aise : à la pointe du jour, il peut
être à vous.
Idenstein. — 0 adorable brillant, préférable à la pierre philoso-
phale! pierre de touche de la philosophie elle-même. Œil étiiicelant
de la mine! étoile de l'âme! pôle magnétique vers lequel tous les
cœurs se tournent comme des aiguilles aimanléesl Esprit rayon-
nant de la terre! placé sur le diadème des rois, tu attires plus
d'hommages que n'en obtient la majesté même de leur personne...
Seras-tu bien à moi? Il me semble déjà que je suis un monaïque
moi-même, un alchimiste fortuné... un sage magicien, qui a lié le
diable par un pacte, sans lui vendre son âme. Mais venez, Werner,
ou de quelque nom qu'il faille vous appeler.
Werner. — Continuez à m'appeler Werner; vous me connaîtrez
plus tard sous un plus noble litre.
380
M:s VI-ILLÈES LITTÉRAIRFS ILLUSTKtES
iDENSTriN. — Je rroi<i en loi. Werner! nous Inn humble vftlemenl.
lu en l'espril ilniit j'ai iDiiKletiips rivé... Mais vicn», je le gerviriii,
el, en ili'|)il «les eniix, lu feras aussi lil)re que l'air, l'arlons; je le
prouverai <|iie je sais <^lre JKiuni^le iij elier diauiaiill)... je le four-
nirai. Werner, de lels moyens de fuile qui-, fiisses-lu un iiniaeon,
les oiseaux ne pourraient devancer la course. .. Alil pcrmels que je
le rejjaKJe encore! J'ai, h llamhourf;. un mien lieau frère très eon-
n.iisseiir en pierres fines, ("onibirn de carats peut-il l)lcn peser?.,.
Viens, Werner, je vais le donner des ailes. (Ils sortent.)
SCENE II.
La clianibre de .'^IralenlM.ini.
STnALENHCIM '/ VWVÏ/..
FniTZ. — Tout est prôl, inonseifrneur. #
.'^TiiAi.KNUi-iM. — Je n'ai |ias ^oijinieil, el cependant j'ai besoin de
inc eiiiielicr; je sens je ne sais (juel poids, je ne sais quelle sensation
lni|> allanî^uissanlc pnur nie pirnietlre de veiller, trop poi^riianle
pour dnrniir. C'est comme un nuaf^e répamlii sur le lirnia ni. qui
iniereepte les ra_\ons du soleil, sans néanmoius se résoudre eu
pluie. Je vais chercher niim oreiller.
FniTz. — Si le ciel écoute mes vœux, vous allez reposer profon-
dément.
SmALENiiKiM. — Profomlément, je le sens et le crains.
l''niTZ. — i'ourquoi ilone craindre?
Stii.u.kmieim. — Je ne sais pourquoi, et c'est ce qui fait que je
cvains davantage une cho.se indélinissahle... .Mais c'est une fulic.
Al-on. comme je l'ai orduoné, chan(;é aujourd'hui les serrures de
celle chambre? L'aventure de la nuit dernière rendait celle précau-
tion indispensable.
TiiiTz. — (".erlaiiiciiicnl I tout a élé exécuté conformément ;i votre
oriire, sous mon inspection, el sous celle du jeune Sa.xon qui vous
a sauvé la vie. Je présume qu'on laiqielle Ulrich.
Stralkniieui. — Tu résumes! dédaifineu.v esclave? De quel droit
lourmcnles-tu la mémoire, qui devrait être prompte, heureuse et
lière de lelcnir le nom du sauveur de ton maître, comme une lita-
niequ'ilestde ton devoir deré|)étercliaquc jour?... Uetire-toil tu|)ré-
sumes ! en vérité ! loi qui rcsiais h hurler et à secouer les vêtements
humides sur la rive pendant (|ue je luttais contre la mort, et que
l'éiranper, s'élançant dans l'onde mugissante, accourait me rendre à
la \ie! A lui ma reconnaissance el à toi mon ujépris. lu présumes...
et c'est à |ieine si lu peux te rappeler son nom! Je ne perdrai pas
mon temps à t'en dire davantage. Uéveille-nioi de bonne lieiu-e.
l'niTz — Bonne nuit. J espère que demain Votre Seigneuiie se
Iroiivera mieu.x porlautc et de meilleure hununir.
(/.a scène c/ianye.)
SCENE m.
Le passage secret.
c.ABOR, seul.
• J î.i compte quatre cinq... . .=ix heures, comme une sentinelle
d'avanl-poste, au triste sou de la cloche, celle voix lugubre du
temps... Uni, hipiibrc, car lors môme qu'elle sonne pour le bonheur,
chacun de ses lintemenij enlève quelque cho.se à la jouissince. Klle
semble un glas de moii même quand c'est un hunen qu'elle an-
imnce; on dirait qu'elle sonne les funérailles de l'amour descendu
four loujours dans la tombe de la possession. Mais lorsqu'elle linle
pour le trépas d'un parent charge d'années, c'est im écho de bon-
ueiir qui résonne à I oreille avide d'un héritier. J'ai froid... je n'y
vois goutte. ..j'ai soufflé dans mes doigls... j'ai compté et recompté
mi's pas.:, j'ai heurté ma tète contre je ne sais combien de solives
(londrcuscs... j'ai e.xcilé parmi les rats et les chauves-souris une in-
surrection générale, si bien que le trépignement de leurs pattes et
le bruissement de leurs ailes empêchaient tout aulre bruit d'arriver
jiisipià moi.... Ahl j'a|ieiçois une lumière : autant que jeu puis
juger, elle est h quebpic distance ; mais elle scinlillc, cnnune ii tra-
vers une fente on le trou d'une serrure, dans la direction de la
partie (pii m'est interdite. Approchons! ce sera loujours une diver-
sion : la clarté loinlaine dune lampe est un événement dans un
pareil re[iaire. Kus.se le ciel qu'elle ne me conduise à aucune tenta-
tion ! sinon, le ciel me vienne en aide pour échapper .sain et sauf,
011 obtenir r(d)jet convoité ! Klle brille encore ! yuand ce serait l'é-
toile de Lucilei-, ou Lociler lui-même couronné des rayons de celle
clarté, je ne puis me conleiiir plus longtemps. Doueèmcnl I Voilà
qui est .^ merveille! j'ai franchi un détour... l'ar ici... ^ou .. l'ort
bien! la lumière se rapproche. Voici un angle ténébreux... bon... il
csi passé!... Arrêtons-nous! Si ce passage allait me conduire à un
danper pluii (?rnnd que relui... n'impoile... Il iinrall le mi^rjlc de la
nouveauté, el les nouveaux péril» i>onl comme les nom elles mat-
Iresses Avançons, cortli- quecoille... ni je me trouve dans un
nuiiivais pas. j'ai ma dague pour nie défendre... Continue à luire,
iicliill.'iiiibeaii! lu es mon Ujnis fntuu.i. mon feu follet «laliunnaircl...
ilien ! bien! il a entendu mon invocation ; il m'exauce.
ilM sane change.)
SCÈiNE IV.
Un jardin.
f:nlre WKIWEn.
Je n'ai pu dormir!... et mainlenant I heure approche; tout est
prêi. Idenslein a tenu parole : Ih voilure attend hors du liourg, sur
la li-ièrc de la forêl. Les éluilcs roinmencent îi pfthV. C'est la der-
nière fcds que je vois ces horribles murailles. Oh ! jamaiit! jamais je
ne les oublierai! je suis venu ici pauvre, mais l'honneur intact, ci
je jiars avec une tache, si ce n'est sur mon nom, du moins dans le
cceiir^ j'emporle un ver rongeur el immortel que ni la splendeur
(|ui m'allcnd. ni mes droils recouvrés, ni les terres et la souverai-
neté de SiegcndorI ne pourront assoupir un seul moment. Il f.mt
trouver quelque moyeu de reslilrtlion qui soulage en partie mon
Ame; mais comment sans m'exposera être découvert*... Il le f.iul
cependant, et dès (jueje serai en sOrelc, je veux j réOéchir. Le dé-
lire de ma misère m'a entraînéh cette infamie : le repentir peut l'ex-
pier. Je ne veux rien avoir sur la conscience que Stralenheim puisse
revendiquer, quoiqu'il cherche à me ravir ma fortune , ma liberté,
ma vie!.. . Kl cependant, il dort peut-être aussi paisible que l'en-
fance; il dort sous de pompeux rideaux, sur des oreillers de soie,
comme moi-même autrefois, alors que... Ecoutons! Quel est ce
bruil?... Encore! les branclics des arbres sagilcnt, et quelques
pierres se sont détachées de celle terrasse. JI'lbicii saule m hn.t
(le ta terrasse.) Ulrich! ah! toujours le bien-venu I trois fois .■
bien-venu en ce moment! Ta tendresse lilialc...
Ui.ninii. — Arrête/.! avant de m'approcher, dites-moi...
Werner. — D'où vient cet air étrange''
Ui.iiir.ir. — F.st-ce mon père que Je contemple ou...
Wkiimer. — Quoi?
Ui.iiicii. — Un assassin?
Wernf.r. — Insensé ou insolent!
Ulrich. — Répondez-moi, mon père, si vous tenez h voire vie \,n
àla mienne.
Werner. — A quoi dois-je répondre?
Ui.nicii. — Èles-vous ou n'êtes-vous pas le meurtrier de Stralen-
heim.
Werner. — Que veux-tu dire? je n'ai jamais donné la mort h
personne.
Uluicii. — N'avezvous pas cette nuit, comme la nuit précédente,
parcouru le passage secret? N'êtes-vous pa,s entré de nouveau dans
la chambredeSIralenheim? et.... (Il s'arrCte )
Werner. — Poursuis.
Ui.iiieii. — N'esl-il pas mort de voire main?
Werner. — Grand Dieu 1
Ulrich. — Vous files donc innocent 1 mon père est innocent!
embrassez-moi! Oui... votre son de voix, votre air! .. oui, oui!...
tout me le dit; mais répétez-le vous-même!
Werner. — Si jamais une telle pensée esl venue, quand j'étais
en possession de moi-même, s'oiïrir à mou esprii ou .\ mon ci-ur ;
si , lorsqu'elle m'est apparue un monieiii îi travei-s lirrilalion de
mon Ame découragée , je ne l'ai pas repoussée au fond de l'enfi-r,
que le ciel soit pour jamais ravi k mes regards el à mes es|M!rances!
Ulrich. — Et pourtant Stralenheim esl morl!
Werner. — (/est horrible! c'est, affreu.x I mais qu'ai-je de com-
mun avec ce crime?
Ulrich. — Aucune serrure n'est forcée ; on ne voit nulle Irace
de violence, si ce n'est sur le corps de la victime. Une partie de ses
gens a élé avertie; mais comme l intendant est absout, j'ai pris sur
moi daller chercher la polire. Nul doute qu'un meurtrier n'ait pc-
nélré secrètement dans saehimbre. l'anloniiez-moi si la nalure....
Werner. — 0 mon lils ! quels maux inconnus, œuvre dune
sombre fatalité, s'accumulent comme des nuages sur iioirc maison.
Uluich. — llélaslvou.s êtes innocent h mesyeu.x; mais aux jeux
du monde en sera-t-il de même ? Que dis-je ? pensez-vous que les
juges, si jamais... Parlez donc à I instant même.
Werner. — Non 1 je ferai fjce au danger. Qui osera me soup-
çonner?
Ulrich. — Vous n'aviez point d'hôtes auprès de vous... point de
visiteurs ... nul être vivant autre que ma mère?
Werner. — Ah! le Hongrois!
Ulrii.h. — Il est parti ! il a disparu au lever du soleil.
Werner. — Non, je l'ai caché dans celle même galerie sccrèie,
falale ù mon honneur.
ŒUVRES COMPLÈTKS DE LORD RYRON.
3-il
Utnicii. — Je vais l'y trouver. [Ulrich fait mi pas pour sortir;
ff'erncr l'arrête.)
Werner. — H est trop lard : Gabor a quitte le palais avant moi ;
j'ai trouvé le panneau secret tout ouvert, ainsi que les portes qui
conduisent à la salle où aboutit le passage. Je pensais quil avait
prdfilé d'un moment favoral)le pour échapper au.\ myrmidons d 1-
denstein qui le traquaient hier soir.
Ulrich. — Vous avez refermé le panneau?
Whrner. — Oui, et ce n'est pas sans trembler du péril qu'il m'a-
vait fait courir , et sans maudire sa stupide négligence qui risquait
de dénoncer son protecteur.
Ulrich. — Vous êtes sûr de l'avoir fermé?
Werxer. — J'en suis certain.
Ulrich. — C'est bien ! mais il eût été mieux de ne pas faire de
cette retraite un repaire de .. (/[s'arrête.)
Werner. — De voleurs! veux-tu dire : je dois le supporter, cl je
le mérite; mais je ne m'attendais pas...
Ulrich. — Non, mon père, ne nous arrêtons pas à cela: ce n'est
pas le moment de pensera des fautes secondaires; pensons plutôt
à prévenir les conséquences d'un attentat teiTible. Pourquoi donner
asile à cet homme?
Werner. — Pouvais-je le refuser? un homme poursuivi par
mon plus grand ennemi, accusé de mon propre crime , viclimc ini-
mtilée à ma sûreté, demande un abri pour quelques heures au mi-
sérable dont l'acle lui avait rendu cet abri nécessaire ! Quand c'eût
été un assassin, je n'aurais pu le repousser.
Ulrich. — El il a reconnu ce service en véritable assassin ; mais
ces réflexions sont tardives. 11 faut que vous parliez avant l'aube;
je resterai ici pour atteindre le meurtrier, s'il est possible.
Werner. — Ma fuite soudaine fera planer sur ilioi les soupçons ;
d'un autre côté, si je reste, il y aura doux victiiiles aii lieu'd'unô :
le Hongrois fugitif qui sendîle être le coupable, et...
Ulrich — Qui semble! Quel autre qtlè luipourrait-ce être?
Werner. —Ce n'est pas moi, biÈn t[Uel6Ut îil'heur'é/tîi eusses
des doutes... toi , mon fils! .; m ,;..i ■ •,■ ,.. i. <.■■■■ ,;
Ulrich. — Et vous, conservez-vous des doutes sur le fugitif?
Werner. — Mon enfant ! depuis quéje sui.s lombo dans l'alùnie
'Hi crime (quoique ma faute soit d'une nature moins grave), dopiiis
v|iibj'ai vu opprimer l'innocent à ma place, je puis douter même
de la culpabilité du criminel. Ton cœUi', ému d une vertueuse indi-
gnation, est prompt à tout accuser sur de simples apparences, et
voit peut-être un criminel dans celui dont ribnoceiice est entourée
de quelques légers nuages. ' "' ' ''' ■ ■ ' •■ ■
Ulrich. — Et que fera donc le mon(le qui ne vous connaît pas,
ou ne vous a connu que pour vous oppritiièr? N'en couvez pafe le
risque. Parlezl j'arrangerai tout. Ulcnslein, dans son prii[)re iii-
térèl, et séduit d'ailleurs par le présent de la bague, gardera le si-
lence... en outre, il esl complice de vulre fuite.
Werner. — Moi, je fuirais! je lai.sserais accoler mon nom à
celui du Hongrois! ou, comme le plus pauvre, j'aéc'epl'érais la tlo-
trissure du meurtre ! ' ' '" ' '" ' '
Ulrich. — Dabi oubliez tout cela ! ne songez qu'à l'héritage et
au domaine de votre père, que vous avez Si 'longlémp^ attendus t
Votre nom, diles-vous; quel nbin ? vous lï'en avez p'Oilit;cÉ(i'é'élui
que vous portez est supposé. "' "' '"" ' '' ■'"
Werner. — C'est vrai; et néanmoins je ne voudrais pas voir ce
nom d'emprunt gravé en caractères de sang dans la mémoire des
hommes, môme en ce canton obscur et isolé D'ailleurs les re-
cherches...
Ulrich. — Je puis pourvoir à tout. Nul ne vous connaît ici pour
l'héritier de Siegendorf; si Idenslein s'ea'dôùtë, cé"n"ésl qu'un
soiuiçon . cet homme n'est qu'un imbécile; d'ailleurs son cer\eau
stilYii'le sera tellementoccupé, que force lui sera d'oublier l'inconnu
Werner, afin de songer a des inlérèls plus importants pour lui. Les
lois, si elles ont jamais été en vigueur dans ce village, sont toutes
suspendues à la suite d'une guerre de trente années ; c'est à peine
si elles resurgissent lentement de la poussière où les a refoulées la
marche dis armées. Stralenlieiin , quoique d'illustre naissance, est
inconnu en ce lieu : il ne possède nul domaine, nulle autre in-
llucnce' que celle qui a péri avec lui. Il est peu d hommes dont
laulorilé se prolonge au-delà des huit jours qui suivent leurs funé-
railles, à moins que leur pouvoir poslliuine n'agisse sur des parents
mus par l'intérêt. Or, tel n'est pas le cas : il esl mort isolé, inconnu;
une tiiirdje solitaire, obscure comme ses mérites, sans écusson ,
c'est tout ce qu'il ohliendra , et tout ce dont il a besoin. Si je dé-
couvre Tàssassih , tant mieux... sinon, croyez que nul autre ne le
découvrira! Tous ces valets pourront hurler sur sa cendre, comme
ils le faisaient autour de lui quand il allait périr sur l'Oder ; mais ils
ne remueront pas plus aujourd'hui qu'alors. Partez! partez ! je ne
dois pas entendre votre réponse!... Voyez; les étoiles ont presque
disparu, et une teinte blanchàire commence à se répandre sur la
noire chevelure de la nuit. Ne me répondez pas... pardonnez-moi
fi je prends ce ton d'autorité; c'est votre Ills qui vous parle , voire
fils si longtemps perdu, reirouvé si lard! Appelons ma mère;
marchez rapidement et sans bruit, et laissez-moi le soin C\u reste;
je réponds de l'événement : c'est mon premier devoir, et j'y serai
fidèle. Nous nous reverrons au château de Siegendorf , nosbnniiièrcs
s'y déploieront encore avec gloire! i'eiisez à cela seulement, et
ahandonnez-moi tousles autres soins; ma jeunesse fera fice à
tout... Partez! et que votre vieillesse soit heureuse!... Je vais em-
brasser encore une fois ma mère! et qu'ensuite le ciel vous soit en
aide!
Werner. — Ce conseil est prudent... mais est-il honorable ?
Ulrich. — L'honneur d'un fils consiste, avant tout, à sauver son
père. (Ils sortent.)
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
One salle gotliiquc du cliâleau de Siegendorf, près de Prague.
Entrent Kuic et iiENDUicn, de la suite du comte.
Eric. — De meilleurs temps sont enfin venus; ces vieux murs ont
reçu de nouveaux maîtres, qui avec eux ont ramené la joie; nous
avions grand besoin de ce double renfort.
Hemiricii. — Les amateurs de nouveautés peuvent se réjouir
d'avoir do nouveaux maîtres , quoiqu'ils les doivent à la tomlic ;
mais pour la joie et les feslins , il me semble que l'hospitalité féo-
dale du comle dé Siegendorf pouvait rivaliser avec celle de tout au-
tre priiice itë l'^lmpire.
Eric. — ' Sous le rapport de la bouteille et de la bonne chère,
nous étions assez bien , sans nul doute; mais pour ce qui est de la
joiè et lin pliisir , sans quoi un repas n'est guère assaisonné, noire
parl;ipc él.iil il. 'S plus ch''4ifs.
' lIi;Miiti( Il — Le vieux comte n'aimait pas la gaîté bruyanic des
feslins ; èlcs-Mjus sûr que celui-ci en soit plus grand partisan ?
' Eiiic. — Jusqu'à pi'ésent il s'est montré aussi affable que gi'né-
reux. et nous le oliérissons tous.
HENmucii." — La [iremière année d'une royauté ressemble à la
lune de iniël de l'hymen : bientôt nous connaîtrons son vérilable
caraclère. ' ' '
Eric — Puisse-t-il rester toujours ce qu'il esti Et son brave (ils,
le côilite Ulrich ! voilà un chevalier 1 quel dommage qu'il n'y ail plus
fie guerre!
IlKNORicn. — Pourquoi?
Kmc. — Kegarde-le, et réponds toi-même.
IlExnRicii. — Il a la beauté et la force d'un jeune li-,'re.
Eric — Cette comparaison n'est pas d'un vassal lidèle.
IIexdhicii. — i\Iais peu! être d'un vassal sincère.
Eric. — (l'est dommage, disais-je, qu'il n'y ait plus de guerre;
mais dans un salon , (pii , mieux que le comte Ulnch , sait déve-
lopper cette lioble lierlé qui impose sans offenser? A la chasse , qui
hiànie comme lui l'épieu, quand, avec ses lerrihles défenses, le
sanglier éventrè à droite et à gauche les limiers hurlants? Qui
monte à cheval, ([ui pol'te un faucon au poing comme lui? A qui
l'épée sled-èlle niicux? sur quel front de chevalier le panache se
baiance-lil avec plus de grâce?
IlENORiCii. — Personne ne l'égale en tout cela, j'en conviens :
sois tranquille, si la guerre est longue à venir , il est homme à la
faire pour son compte; et peut-être a-t-il déjà commencé.
Eric. — Que veux-tu dire?
Hendrich. — Tu ne peux nier que ceux qu'il attache à sa suite et
parmi lesquels bien peu sont nés sur ces domaines, ne soient de ces
sortes de bandits que... {Il s'arrête.)
Eric. — Ëh bien !
Hendrich — Que la guerre, dont tu es si enthousiaste, laisse
vivaiils après elle; car , ainsi que d'aulres mères, elle favorise les
pires de ses enl'anis.
Eric. — Folie 1 ce sont tous des hommes do fer comme les aiiuait
le vieux Tilly.
Hendrich. — Et qui aimait Tiilly ? demande à Magdebourg. Qui
aimait Wallenslein ? Ils sont allés lous deux...
Eric. — Jouir du repos de la lombe; quant au sorl qui les allend
au-di'là , ce n'est pas à nous de le dire.
IIenurich. — Ils auraient bien dû nous laisser un peu de repos
à nous. Au sein d'une paix noiiiinale , le pays est parcouru dans
tous les sens... Dieu sait par qui ! Ces bandits" se mettent en cam-
pagne la nuit, et disparaissent au lever du soleil, cl leurs exploits
ne font pas moins de ravages, ils en font plus peut-être; que n'en
ferait une guerre ouverte.
Eric. — Mais quant au comle Ulrich... qu'est-ce que lout cela
peut avoir de commun avec lui?
Hendrich. — Lui ! il pourrait empêcher ces désordres. Si, comme
tu dis, il aime la guerre, pourquoi ne la l'ait-il pas à ces marau-
deurs ?
3K2
I.KS VKILI.I I S Miil.UAIi;i:s ILLliSTHÉKS.
ICnic. — Tii (let mis Ic lui iliMiiamlor h liii-iiièini-.
IlKMinii:!!. — J'niiiicrais aulunt demander au liun pourquoi il ne
lappi* pas (tu InJl.
ICmi:. — l.i" voiri.
llKMinini. — l>i,il)l(*l lu rcllondras la laripue, n'csl-ccpasT
ICnii:. — l'ounpioi iiAlis-Ui?
Ili-Nonirii — Ce n o«l rien... mais lais-toi I
l';nic:. — Sur ce que lu a.s dit ?
llKNnnini. — Je l'assurn que mes paroles n'avaient nuonn sens...
simple plaisanlerie. D'ailleurs , Ulrirli doil épouser la ^enlillc ba-
ronne Ida de Siralenlieim, l'Iiérilièrc du Teii baron; sans douleelle
niloueira ce que de longues guerres inleviines onl laissé de sauia^re
dans lous les cararlères, el siirloul tbi.'z les hoNimes qui , nés pen-
dant leur cours , ont été
baptisés, pour ainsi dire,
dans le sanj;. Je t'en prie,
bourbe close sur tout ce
que j'ai dit. (r.nireni Ul-
nicii et RoDOLpiiB. ) Sa-
lut, comte I
Ulrich. — Bonjour,
mon brave Ilendricb.
Eric, tout est-il prêt pour
la cliasse ?
Knic. — Les meutes
sont |)arlies pour la fo-
rêt . les vassau.v baltent
les taillis, et ic jour s'an-
nonce bien. Appellerni-
je la suite de Votre Kx-
ccllence ? Quel clicval
voulez-vous monter ?
Ulrich. — Le clieval
bai Walslein.
Khicii. — Je crains
qu'il ne soit pas réiabli
des fatigues de lundi der-
nier; c'était une belle
chasse : vous avez lue
quatre sangliers de votre
main.
Ulrich. — C'est vrai,
Eric , je l'oubliais le
monterai donc le pris, le
vieux Ziska. Voilà quinze
jours qu'il n'est sorti.
Erich. — Il sera capa-
raçonné dans l'instant.
De combien de vassaux
voulez-vous éire suivi ?
Ulrich. — Je laisse à
Wcilburgb, mon écuyer,
le soin de régler tout ce-
la. [Eric sort.) Rodol-
phe I
lloDOLPHE. — Seigneur!
Ulrich. — Il est arrivé
de fâcheuses nouvelles
de... (liodulphe lui jail
remarqutr llendrick. ]
VM bien ! Ilendiich, que
faites vous là?
IIëndhicii. — J'attends
vos ordres, monseigneur.
Ulrich — Allez trou-
ver mon père, présenlez-
lui mes devoirs, et sachez s'il n'a rien à me dire avant que je monte
achevai. (Ilendiich surt.)
Rodolphe I nos amis onl essuyé un échec sur les frontières de
Franconie. On assure que les troupes envoyées contre eux doivent
être renforcées. Il faut que j'aille bientôt les rejoindie.
ItonoLPHi!. — Il cous ieiidrait d'attendre des a\is ultérieurs et plus
positifs.
Ulrich. — C'est ce que je me propose de faire Certes, rien ne
pouvait déranger tous mes plans d'une manière plus fâcheuse.
Rouolpiil. — Il sera diflicile d'excuser votre absence aux yeux du
comie \olro père.
Ulrich. — San* doute; mais la mauvaise situation de notre do-
maine de la llaule Sllesle servira de prétexte à mon vuvape. ICn
attendant, tandis que nous serons occupés à la chasse, vous eiiiinc-
nerez les quatre-vingts hommes que commande WollT... Suivez la
route de la forêt, vous la connaissez I
Je connais l'assassin le voici.
RonoLPiiB. — Aussi bien que je la ronnaisMis relie nuit où nousj
avons . I
Ulrich. —N'en parlons plus avant d'avoir obtenu le niêm> sir-
cès. Quand vous aurez rrjoinl les nôtres, rcinellez celle leliie i i
.semlii-rg. (// fui donne unr Irtirr) Vous ajouterez que j'ai ri;
ce r.iiblc renfort avec vous cl vv.dlT. pour précéiler mon an.
bien qu'en ce moment ce sacrilire m'ait coûte, car mon père
h ce que le rhûleaii renferme une nombreuse suite de va-
jiiscpi'à ce que les fêtes du mariage soient linies avec leurs pompi;.. .
nia,.series, et que le carillon nuptial ait cessé de faire entendie son
tapage.
RoDoi.piiK. — Je croyais que vous aimiez la baronne Ida.
Ilrich. — Certaine<nenl... mais il ne s'ensuit pas que je veuille
enchaîner ma jeunesse
cl sa glorieuse carrière à
la ceinture d'une femme,'
quand ce serait relie de
Vénus Toutefois, je
l'aimerai comme une
épouse doit être ainii
siiirèrement et sans \
tage.
RonOLPHE. — Et ■:■■
consianre !
Ulrich. — Je le crois,
car aucune autre femme
ne ma inspiré ce que je
sens auprès d'elle. .Mais
je n'ai pas le icmy^ .!.•
in'arrèter aux bagai.
du cœur; avant [leu i,
avons de grandes cli- - ■
■1 faire. Ainsi, Uodolph •.
Iiàlez-vous.
RonoLPiiE. — A 1!
'■■!our, je Irouver.i
iKininne Ida transfoi ;
Il comtesse de Siégea--
-l^Tf.
Ulrich. — Mon père le
désire. El, en vérité, ce
n'est pas une mauvaise
politique ; cette union
avec le dernier rejeton
M' la branche rivale ef-
l'e le passé el réconcilie
■ ivenir.
Rodolphe. — Adieu.
Ulrich. — Demeurez ''
Il Core... nous ferons bien
• rester ensemble jus-
qu'à ce que la chasse soil
commencée ; alors , vous
vous éloignerez, et vous
suivrez exactement mes
ordres.
RonoLPnK. — Je n'y
man(iuerai pas. Mais ,
pour revenir à ce que
nous disions tout à l'heu-
re..... ce fui un acte gé-
néreux de la part du com-
te votre père, d'envoyer
chercher, à Kœnisberg,
celle bi'lle orpheline, el
de la saluer du nom de sa
fille.
Ulrich. — On ne peut
plus généreux ! considérant surtout le peu de bienveillance qui exis-
tait entre les pères de leur vivant.
Rodolphe. — N'est-ce pas une fièvre qui a emporté le dernier
baron ?
Ulrich — Comment le saurais-je î
ItonoLPiiE. — J'ai entendu dire que sa mort était environnée d'un
étrange mystère... c'est même à peine si l'on sait le lieu précis de
son décès.
Ulrich. — Quelque village obscur sur la frontière de Saie ou de
Silésie.
Rodolphe. — Il n'a poinl laissé de testament... nulle trace de ses
dernières volontés?
Ulrich. — Je ne saurais le dire, n'éiantni confesseur, ni notaiic,
Rodolphe. — Ah! voici la baronne Ma.
[Iliiirr Inv de Str.vlenheim.)
Uliiicii. — Vous êtes matinale, ma charmante cousine I
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYUON.
333
Ida. — Je ne le suis pas Irop, chcrUli'irh, si ma présence ne vous
esl |)oiMt imporlunc. Pourquoi m'appelezvous cousine?
Uf.nicti. — Ne sommes-nous pas cousins ?
luA. — Oui, mais je n'aime pas ce tili'e : il a (|uel(|ue chose de si
froid! on dirait qu'en le prononçant vous pensez à notre généa-
logie , et que vous mesurez à quel degré nous sommes raiq)rocliés
par le sang.
Ulrich, tressaillant. — Le sang !
Ida. — Pourquoi le vôtre s'est-il loul-;i-coup retiré de vos joues?
I'lhicii. — Serait-il vrai ?
IriA. — Mais non ; le voilà qui se précipite de nouveau, comme un
torrent, par tout votie front.
L'i.nicH, se remettant. — S'il s'est retiré, c'est que voire présence
l'a l'ait refluer vers mon
cœui-, qui ne bat que pour
vous, cliarmaule cousine.
Ida. — Kncorel
Ul:!1ch. — Eh bien, je
vous appellerai ma sœur.
Ida. — Ce nom me dé-
plaît encore davantage.
Plût à Dieu que nous
n'eussions jamais été pa-
rcnis!
Ulrich, dim air som-
bre. — Plût à Dieul
Ida . — O ciel ! pouvez-
vous bien !...
Ulrich. — Chère Ida,
ma voix n'a été que l'é-
cho de la vôtre.
Ida. — Sans doute,
Ulrich ; mais je n'ai point
accon^pagné mes paroles
d'on semblable regard,
et je savais à peine ce
que je disais. Mais queje
sois votre sœur ou votre
cousine, tout ce que vous
voudrez, pourvu que je
vous sois quelque chose!
Ulrich. — S'^ous serez
tout pour moi... tout...
Ida. — Vous èles déjà
tout i)iiur moi, et c'est
moi tiui \ous ai devancé.
Ulrich. — Chère Ida !
Ida. — Oui! appelez-
moi Ida, votre Ida; car
je veux être à vous, et à
vous seul. Et, en elTet, il
ne me reste plus que vous
depuis que mon pauvre
père... [Elle s'arrête.)
Ulrich. — 11 vous reste
le mien... et moi.
Ida. — Cher Ulrich 1
Mon tendre père! que
n'est-il témoin de mon
bonheur, il n'y manque
que sa présence!
Ulrich. — Vraiment!
Ida. — Vous l'auriez
aimé ; vous lui eussiez été
cher, car les braves s'ai-
ment et s'apprécient; ses
manières étaient un peu
froides , son âme était
fière : c'est l'apanage de la naissance ; mais sous cet extérieur sé-
rieux... Oh! si vous l'aviez connu, si vous aviez été près de lui pen-
dant son voyage, il ne serait pas mort sans un ami pour adou-
cri ses derniers moments.
Ulrich. — Qui prétend cela?
Ida. — Quoi?
Ulrich. — Qu'il est mort dans l'isolement?
Ida. — La rumeur publique, la disparition complète de ses servi-
teurs. Elle devait être bien redoutable, la maladie qui les a tous
moissonnés!
Ulrich. —S'ils élaie'ht près de lui, il n'est donc pas mort seul et
sans secours.
,, '■?'*■ ~ t',él3s! qu'est-ce qu'un valet à notre lit de mort, alors que
1 œil, prêt a se fermer pour toujours, cherche vainement un objet
aime! On dit qu'il est mort d'une lièvre.
Ulrich. — On dit !... cela est ainsi.
Ida. — Je rêve pourtant qncli|uefois aulre chose.
Pap.is. — Imp. Lacuiii el C", eus Svufllct , 10.
Fuyez ! je ne suis pas maître de mon chAteau ni même de cette tour.
Ulrich. — Tout rêve est mensonge.
Ida. — Et pourtant, je le vois comme je vous vois.
Ulrich. — Où?
Ida. — Dans mon sommeil... je le vois couché, pâle, sanglant,
et un homme leuant un couteau levé sur lui.
Ulrich. — Cet homme, vous ne voyez pas sou visage?
Ida, le regardant. — Non! ô mon Dieu! El vous le voyez,
vous ?
Ulrich. — Pourquoi celte que.-ilion?
Ida. — Parce ([ue vous avez l'air de celui qui voit un assassin.
Ulrich, agité. — Ida, c'est un enfantillage; votre faiblesse me
-gagne, je l'avoue à ma honte; cela vient de ce que j'cnire dans tous
vos seiitimenis Veuillez, ma chère enfant, changer...
Ida. — Enfant! en vé-
rité! j'ai vu mon quin-
zième été.
(Un cor ré.sonne.)
RoDOLPiiiî. — Seigneur,
cnlendez-vous le cor?
Ida, arec -hvnteur, à
Rodolphe. — Pourquoi le
lui dire? ne peut-il l'en-
tendre sans que vous ser-
viez d'écho à ce bruit?
Rodolphe. — Pardon-
nez-moi, belle baronne.
Ida. — Je ne vous par-
donnerai pas, si vous ne
m'aidez à dissuader le
comie Ulrich de se ren-
dre aujourd'hui à la chas-
se.
Rodolphe. — Madame,
vous n'avez nul besoin
de mon aide.
Ulrich. — Je ne puis
nie dispenser de celte par-
lie.
Ida. — Vous n'irez pas.
Ulrich. — Je nirai
pas ?
Ida. — Non , ou vous
n'êtes point un vrai clie-
^alier. Allons, cher Ul-
rich , cédez-moi sur ce
point pour aujourd'hui
seulem;ut : le temps est
incertain, vous êtes pâle,
et semhlrz mal à l'aise.
Ulrich. — Vous plai-
santez.
Ida. — Nullement; de-
mandez à Rodolphe.
Rodolphe. — Il est
vrai, seigneur; en un
quart d'heure, vous avez
plus changé que deiiuis
des années.
Ulrich. — Ce n'est
rien ; mais , dans lous
les cas, le grand air me
remettra. Je suis un vrai
caméléon : je ne vis que
de l'air du ciel ; vos lêtes
dans les salons, vos bril-
lants banquets ne nour-
rissent pas mon âme...
il me faut la forêt , il me
faut l'air libre des hautes montagnes : j'aime lout ce qui fait la vie
de l'aigle.
Ida. — Hormis sa proie , j'espère.
Ulrich. — Charmante Ida, souhaitez-moi une heureuse chasse ,
et je vous rapporterai pour trophées les hures de huit sangliers.
Ida —Vous persistez donc à partir... Vous ne partirez pas! venez,
je vous chanterai quelque chose.
Ulrich. — Ida, vous n'êtes guère faite pour être l'épouse d'un
soldat.
Ida. — Je ne demande pointàl'èlre; j'espère bien que ces guerres
sont pour jamais finies, et que vous vivrez en paix dans vos
domaines. (A'H/z'e Werner, maintenant comte rfeSiKCENDORF.)
Ulrich. —Mon père, je vous salue, et je regrelle que ce soit
pour vous quitter si tôt Vous avei entendu le cor : les vassaux
atteiulerît.
SiLCENDORF. — Qu'lls alicndcut !. ,. Vous oubliez que demain est
23
j;..'»
i.KS vi:iLLi:i:s i.n ri.r,Air.i:s iij.usii'.kitis.
Il' jour fixa 1)0111- la fOlc |)ar kuiiiulleon doit célébrer, h Pragup . lo
u'tulilis;eiiiriil (lulu paix. L'ui'j(;ui' (|uc vous iiictliv. It In clias.^e iic
vous pcrincllia (.'"i'icdèlrc lie rclour aujouni liui : ouilu moins vous
serez Irop fjliguo pour pouujir demain vous joindre au corlége de
la noblesse.
Il iiiiiii. — Comle, vous occuperez ma place et la vôtre ; jcn'aiinc
|i;is iDule.s CCS cérémonies.
Sii:t;icM)(>iii-. — Ulrich , il ne conviendrait pas que vous seul entre
liius nos jeunes nobles
li>A. — iCl 11' plus noble de tous par son cxlérieur et ses manières.
SiKi;LNnoiii', a Ida. — C'est vrai, ma chère enfant, auoii|ue pour
une jeune demoiselle ce soit dit un peu hardiment... Ulrich , rapj
I i-lox vous notre poi-ition, songez que nous sommes depuis peu rein-
lé^rés dans noire rang. Croyez-moi, celle absence dans une pareille
occasion serait remarquée de la part de loulc autre maison , et sur-
tout de la nôIre. En outre, le ciel , qui nous a rendu l'héritage de
iiris aïeux en même temps qu'il a donné la paix au monde , a dou-
blement droit à nos ai-lions de grâces : nous devons le remercier,
d'abord pour notre patrie , ensuite pour nous-mêmes.
L'i.iiinii,r(/jai7.— 11 ne lui manquait plus que d'être dévot. {.4 son
/;f;Y'.)i;h bien! seigneur, je vous obéis.(./»/« dumeslh/iie.) Ludwig,
\a congédier les vassaux. [Ludwig suri. )
Ida. — Ainsi vous accordez sur-le-champ au noble comte ce que
j';uirais pu deuiandcr en vain pendant des heures eiiliêres.
Sii-.GLXDoiiF , sow/'/a«/. — .res|ière,i)etiic rebelle, que vous n'êtes
pas jalouse de moi. Vous voudriez donc sanctionner ladi'S(d)éissancc
envers tout autre que vous? Mais rassurez-vous : le temps viendra
bientôt OÙ vous exercerez un pouvoir plus doux et plus siîr.
Ida. — Mais je voudrais régner dés h présent.
SiKGENDoni'. — régnez sur votre harpe, qui vous attend avec la
comles.se, dans sa chambre; vous faites inlidébtc à la musique, et
voire mère désire votre présence.
Ida. — Adieu donc, mes généreux protecteur.s. Ulrich, vicndrez-
vons m'enlendre?
l'i-Ricn. — Tout h l'heure.
Ida. — Croyez bien que mes chants sont préférables aux sons de
voire cor; soyez jionctuel à venir, je vous jouerai la marche du roi
(justavc.
Ulrich. — Pourquoi pas celle du vieux Till^?
Ida. — Ce monstre I jamais I je croirais tirer de ma harpe des
péreisseiuents luimaiiis, et non de l'harmonie... Mais venez promp-
tement ; votre mère sera heureuse de vous voir. ( Ida sort.)
SiEGENDORF. — Uli'ich , jc désirc vous pailer.
Ulricu. — Mon temps vous appartient. {lias à Rodolphe.) Ro-
dolphe , cloigne-l(d ; fais ce que je l'ai dit, et que j'aie une prompte
lépun.'e de Kosemberg.
Rodolphe. — Comte de Sicgcndorf, avez-vous quelques ordres à
me donner '? je pars pour un voyage au-dclh de la l'ronlière.
SiEGENDoBF, IressuilUtuI . — Ah! quelle frontière?
RoooLi'ni:. — La frontière dcSilésie, pour me rendre... [Bas à
l Irich}. Où lui dirai-je que je vais?
Ulrich, has à Hodolplie. — A Hambourg I [.4 part. ) Ce mot suf-
fira je pense pour mettre un terme à son interrogatoire.
UoDOLPiiK. — Cduilo , pour me rendre à llniubourg.
yii;(;i;\Dom- , ayili. — A Hambourg? ( / jKirt.) Nom ,jo n'ai lai.ssé
aucun souvenir de ce côté-lîi ; je n'ai aucun rnpport avec cette
ville. (Haul.) Ainsi, que Uieu vous soit eu aide I
RoDOLi'iiii.— Adieu , coiiilc de Sicgendorf. (Rodolphe sort.)
SiECKNDORF. — Ulricli, ccthonime cstun des étranges compagnons
dont jc me proposais de vous parler.
Ulrmi. — Seigneur, il est de noble naissance, et appartient à
l'une des premières maisons de la Sa\e.
Sii;gi:ndori'. — Il ne s'agit pas de sa naissance, mais de sa con-
duite. On parle de lui d'une manière peu favorable.
Ui.iik;ii. — C'est ce qui arrive à la plupart des hommes. Le mo-
narque lui-même n'est pas ù l'abri de la médisance de son chambellan
ou lie lu haine du dernier courtisan dont il a fait un ingrat en le
combl.Tiit d'honneurs.
Siiu.uKDORF. — S'il faut parler clairement, il court des bruits très
fâcheux sur ce Rodolphe ; on dit qu'il fait partie des bandes noires
qui infestent la frontière.
Ui RICH. — Ajoulcriez-vous foi à ces on-dit ?
SiKGiiNpoRF. — Dans ce cas, oui.
Ulrich. — Dans tous les cas, je croyais que vous connaissiez assez
le monde pour ne pas considérer une accusation comme une sen-
tence definitive.
SiEcF.NDoHF. — Mon fils, je vous comprends, vous voulez parler
de... îlais la destinée m'a lellemcnl enlacé de .';cs filets, que, sem-
blable à la mouclic prise dans la toile dn l'araignée, je ne puis que
me débattre sans pouvoir les briser. Prenez garde, Ulrich; vous
avez vu où m'ont conduit les passions. Vingt longues années d'indi-
gence et de malheur n'ont pu les amortir : vingt mille ans encore,
pareils à ceux que j'ai |ia«.sés, ne pnurrniciil cITaccr ou expier '
dénieiicc cl la honte d'un instant. Ulrich, écoulez votre pèrj!.. '
n'ai pas écoulé le mien, cl vous me voyez.
Ulrich — Je vois Sicgendorf heureux et chéri, en possession des
domaines d'un prince, honoré do ceux qu'il gouverne, ainsi que de
ses égaux.
Sii:(.i;ndorf. — Tcux-tu bien me dire heureux, quaml je crains
pour loi ? chéri, quand tu ne m'ainif .-- |i.is '' 'J'ous les cœurs, hormis
un seul, peuvent éprouver de l'affection pour moi... muis si celui
de mon fils reste froid...
ULnicii. — Qui ose dire cela ?
SiEGENDORF. — Nul autrc que moi ; je le vois... je le sens pi.: .
douloureusement que ton glaive ne se ferait sentir dans le cœur de
l'adversaire qui oserait le tenir ce langage. Mais mon cœur à moi
survit h sa blessure.
Ulrich. — Vous vous trompez ; je ne suis pas accoutumé ;i des
manifcslalions extérieures de tendresse; séparé de mes parents
pendant douze années, comment pourrait-il en être ijutremenl?
Siegkndorf. — El moi, ne les ai-je point également pass 'es dans
la douleur de ton absence? .Mais c'est en vain que je le parle : des
remontrances n'ont jamais changé la nature. Changeons de sujet
de conversation. Mon fils, considérez, je vous prie, que si vous con-
tinuez h fréquenter ces jeunes nobles violents, connus p.ir de fu-
nestes exploits (oui, des plus funestes, s'il faut en croire le bruit
public), ils vous conduiront...
Uliucii {arec impatience). — Je ne me laisserai jamais conduire
par |ier.soiine.
Sie(;kni)orf. — J'espère aussi que vous ne conduirez jamais de
tels hommes. Afin de vous arracher, une f(>is pour toutes, aux pé-
rils de voire jeunesse et de voire aud.ice, j'avais jugé convenable de
vous donner pour épouse Ida de Stralculicim d'autant plus que
vous paraissez l'aimer.
Ulrich. — J'ai dit que je me conformerais à vos ordres, quand
vous m'ordonneriez d'épouser llécale; un fils peut-il en dire davan-
tage?
SiECENDORF. — Un fils qui parle ainsi eu dit trop. Il n'est p .
dans la nature de votre sang ni de votre caractère de parler si i.
dénient, ou d agir avec insouciance, dans une matière qui courouni;
ou détruit la félicité d'un homme : (jucique penchant impérieux,
quelque sombre démon s'est empare de vous; autrement, vous
m'auriez dit sur-le-champs : « J'aime la jeune Ida I et je l'épou-
serai » ; ou bien : « Je ne l'aime pas , cl toutes les puissances (le
la terre ne me la feront jamais aimer. » C'est ainsi qu'à votre âge
j'aurais répondu.
Ulrich. — Mon père ! vous vous êtes' marié par amour.
SiECENDORF. — C'cst Vrai ; et cet amour i été mon unique refuge
dans bien des infortunes.
Ulrich. — Infortunes qui n'auraient jamais existé sans ce m.n-
riage par amour.
SiEGKNDOBF. — Voilà encore un langage contraire à votre iu''
à votre nature. Qui jamais à vingt ans fil pareille objection?
Ulrich. — Ne in'avez-vous pas recommandé de ne pas sui\rc \..-
Ire exemple?
SiEGENnoHF. — Jeune sophiste I En un raot, aimez-vous ou n'ai-
mez-vous pas Ida ?
Ulrich. — Qu'importe, si je suis prêt à vous obéir en l'épousant?
SiEcrNnoRF. — Pour vous, la chose peut être indifférente : mais
Kour elle, il y va de sa vie tout entière. Elle est jeune, elle est
elle, elle vous adore... elle est revêtue de tous les dons qui ()'u-
vent répandre sur vous le bonheur, cl faire de votre vie on rêve
iucn'able. Celle qui donnera tant de bonheur en mérite un peu en
retour: je ne voudrais pas voir son cœur se briser pour un hoinine
qui n'aurait pas de cœur à échanger contre le sien, lille est...
Ulrich. — Elle est la fille de Straleuheini , votre ennemi. Néan-
moins je l'épouserai, sans être violemment épris d'une telle al-
liance.
SiEGEXDORF. — Mais elle vous aime.
Ulrich. — Je l'aime également ; c'est pour cela que je voudrais
y penser deux fois.
SiEGENftoF. — Hélas ! c'est ce que l'amour n'a jamais fail.
Ulrich. — Alors, il est temps qu'il s'y nielle, qu'il ôte le ban-
deau de ses yeux , et qu'il regarde avant de prendre son élan ; jus-
qu'ici il a toujours agi en aveugle.
SiEGENDoRF. — Tixcz donc l'époquc du mariage.
Ulrich. — L'usage et la courtoisie veulent que cette lib:rlé ap-
partienne à la fiancée.
SiEGE.NDoRF. — Je m'engagerai pour elle.
Ulrich. — C'est ce que je ne voudrais fiire pour aucune femme;
cl comme rien ne doit être eh.ingé à ce que j'aurai une fois décidé,
quand elle aura donné sa réponse, je donnerai la mienne.
SiEGEXDORF. — .Mais il csi do votre devoir de faire les avances.
Ulrich. — Comte, ce mariage est votre œuvre: chaigez-vons
donc de tous ces soins. Mai-!, pour vous co;uplaire, je v.iis uiaiiile-
nant otirir mes devoirs à ma mère, auprès de qui, vous savez, Ida
se trouve en ce moment... Que voulez-vous de moi? vous m'avez
Œuvi'.ivs coMi'i i;ti:s n:-; i.ord [syuon.
3.:;
inlnrdil île mâles ainiiscmenlf hors de ronceiiile du cli.'ilc.Tii : je
Miiis (i!)('is; vous voulez ([ue je me Irausfonnc en amouieux de sa-
lon ; que j'adle ramasser des gaiils, des éventails el des aiguilles,
écouler dos diauls el de la niusiiiue, épier des sourires, sourire
nioi-nièuio à uu l)abil frivole, el conlempler les yeux d'une l'cmme,
eoHiuic des guerriers conleniplcnl l'elnile du malin avant une ba-
laille qui doit déciiler de l'empire du monde... que peuvent faire de
plus un fds et un homme? [IJlrkh sort.)
SiEGENDonF, seul. — C'est trop I... c'est Irop de soumission , et
pas assez de tendresse! Ce qu'il me paie, il ne me le doit pas ; telle
a éié ma destinée, que je n'ai pu jusqu'à présent remplir aiiprès de
lui les devoirs d'un père. Mais sa tendresse ne m'en est pas moins
duc»; car il n'a jamais été absent de ma pensée, et, les ,\eux bai-
gnés de larmes , je n'ai cessé de soupirer après le jour où je Êever-
rais mon enfant. Et maintenant je l'ai trouvé, mais dans quelles
dispositions!... plein d'obéissance, mais aussi de froideur; soumis
en ma présence, mais inditTérenl, mystérieux... concentré... s'ab-
senlant fréquemment , pour aller oij'?... personne ne le sait... lié
avec les plus distingués de nos jeunes seigneurs, quoique, pour lui
rendre justice, jamais il ne s'abaisse à leurs vulgaires plaisirs. Néan-
moins, il existe entreeux des rapports dont j'ignore la nature. Leurs
yeux sont fixés sur lui... ils le consultent... se groupent autour de
lui comme autour d'un chef; tandis que moi , Ulrich ne me témoi-
gne aucune confiance! Ah ! puis-je l'espérer, après que... Eh quoi I
la malédiction de mon père descendraiUelle jusque sur mon fils? Le
Hongrois sanguinaire rOde-t-il encore autour de nous ? oubien serait-
ce toi, onil)re de Stralenheim, qui erres dans cette enceinte pour y
frapper d'une fatale influence ceux qui ne t'ont pas inimolé, il est
vrai, mais qui ont ouvert la porte à ton assassin? Nous socnmes in-
nocents de la mort. Tu étais mon ennemi, et pourtant je t'épargnai
dans un moment où ma ruine dormait avec toi, pour surgir à ton
réveil I Je me contentai de prendre... Or maudit ! tu es comme un
feu infect dans mes mains ; je n'ose ni me servir de toi ni m'en sé-
parer; la manière dont je t'ai obtenu me fait penser que tu souille-
rais toutes les consciences comme tu as souillé la mienne... Cepen-
(K',:il, infâme métal, pour expier ma faiblesse, pour expier la. mort
lie ton maître, quoiqu'elle ne soit 1 ouvrage ni de moi ni des miens,
j'ai fait autant que s'il eût été mon frère! J'ai recueilli sa fille or-
plieline... je l'ai chérie comme celle qui doit élre la femme de mon
iils!... {i'n domestique entre.)
Le DOMESTIQUE. — IMonscIgncur , le saint abbé que voiis avez
envoyé chercher attend qu'il plaise à Votre Excellence de le rece-
voir. [Le domestiijue sort; le prieur Albert entre.)
Le prieur. — Paix à ces murs et à tous ceux qui les habitent !
Sir.GENnoiiF. — Soyez le bienvenu, mon père! et puisse \olre
prière être entendue! tous les hommes en ont besoin, et moi...
l.i: PRiEim. — Vous avez droit plus que personne aux prières de
notre communauté. Notre couvent, fondé par vos ancêtres, est en-
core protégé par la même famille.
SiEGENDORF. — Oui , moH père, continuez à priei- chaque jour
pour nous dans ces temps d'hérésie et de sang, qui ne deviennent
pas meilleurs, quoique le Suédois schisraatisque, quoique Gustave
soit parti...
Le prieur. — Pour réternelle demeure des infidèles, pour ce sé-
jour des douleurs sans fin , où sont les grincemonls de dents , les
larmes de sang, le feu éternel, et le ver qui ne meurt pas.
SiEGENDORF. — Il ést vrai, mon père... et voulant délivrer de ces
tourments un homme qui, appartenant à noire sainte Eglise, est
mort néanmoins privé de ces secours suprêmes qui aplanissent le
chemin de i'ilme h travers les souffrances du purgatoire, voici une
donation que je vous offre humblement, afin d'obtenir des messes
pour le repos de son âme. [Siegendorf remet au prieur un rou-
leau d'or.)
Le prieur. — Comte, je reçois ce don, sachant trop bien qu'un
refus vous offenserait. Soyez persuadé que tout cet argent sera em-
ployé en aumônes, et qu'on n'en dira pas moins les messes que vous
demandez. Notre monastère n'a pas besoin de donations , grâce à
celles que lui fit jadis votre maison; mais nous devons vous obéir,
ainsi qu'aux vôtres, en toutes choses légitimes. Pour qui les mes-
ses seronl-ellos dites?
SiEGENoonr. — Pour... pour... un mort.
Le prieur. — Mais il faudrait indiquer son nom.
SiEGENDORF. — Cc o'esl pas un nom , mais une âme que je vou-
drais soustraire aux peines de l'autre monde.
Le prieur. — Je ne prétends point pénétrer vos secrets; nous
prierons pour un inconnu , aussi bien que pour le plus élevé des
mortels.
SiEGENDORF. — Des secrcts ! je n'en ai pas ; mais, mon père, ce-
lui qui est raorl pouvait en avoir un : ou bien il a légué... non, il
n'a lien légué ; mais des intentions pieuses me dictent l'emploi de
cetli- somme.
Le prieur — C'esl une précaution louable dans l'iutc;èl il'un
ami défunt.
SiEGENDORF. — Lc défunt n'ét.Tit pas mon ami ; c'était le pbis
mortel, le plus acharne domes ennemis.
Le prieur. — Encore mieux ! employer nos richesses à obtenir le
ciel pour les âmes de nos ennemis mm-ts est digne de ceux qui sa-
\aient leur pardonner pendant leur vie.
SiEGENDORF. — Jo u'ai poiut pardonné à cet homme ; je l'ai dé-
testé jusqu'au dernier moment, comme il me détestait lui-même.
En ce moment, je ne l'aime pas, mais
Le PiiiEun. — De mieux en mieux ! c'est là de la religion toute
pure : vous voulez soustraire aux châtiments divins celui que vous
baissiez, compassion tout-à-fait évangélique... et de vos propres de-
niers encore !
SiEGENDORF. — Mou père, cet or n'est point à moi.
Le prieur. — A qui appartient-il donc? vous m'avez dit que ce
n'étail point un legs.
SiEGENDORF. — l'cu imporlG l'origine de cette somme... qu'il vous
suffise de savoir que son maître n'en a plus besoin, si cc n'est pour
acheter des prières. Elle est à vous et à votre monastère.
Le prieur. — N'y a-t-il pas de sang sur cet or ?
SiEGENDORF. — NoH ; Hiais il y a pire que du sang : il y a une
éternelle infamie.
Le prieur. — Celui qui le possédait est-il mort dans son lit ?
SiEGENDORF. — Héhis! OUL
Le PRIEUR. — Mon fils, vous retombez dans voire esprit de ven-
geance, si vous regrettez que votre ennemi n'ait poiut péri de mort
violente.
SiEGENDORF. — Sa mort a été effroyable et sanglante.
Le PRIEUR. — Vous disiez qu'il était mort dans son lit, el non sur
le champ de bataille.
SiEGENDORF. — Il périt, je sais à peine comment... mais il fui as-
sassiné dans l'ombre, il fui égorgé dans son lit I... Maintenant vous
savez tout... Oui... regardez-moi ! je ne suis^ias l'assassin : sur ce
point jo puis alTronter voire regard, comme un jour celui de Dieu.
Le prieur. — N'avez-vous été en rien complice de sa mort?
SiEGENDORF. — Nullement : par le Dieu qui voit et qui frappe !
Le prieur. — Ne connaissez-vous pas le meurtrier?
SiEGENDORF. — J'ai Seulement soupçonné un homme; il m'était
étranger, aucun lien ne nous unissait ; il n'a point agi par mes or-
dres, et je ue l'ai connu qu'un seul jour.
Le prieur. — Vous êtes Jonc pur de toute culpabilité I
SiEGENDORF, vivement. — Oh! le suis-je?... Parlez.
Le prieur. — Vous l'avez dit, el vous devez le sivoir.
SiEGENDORF. — Mon père! j'ai dit la vérité, rien que la vérilé,
sinon toute la vérité. Repélez-moi que je ne suis pas coupable, car
le sang de cet homme pèse sur moi comme si je l'avais versé ; cl
cejiendanl, j'en atteste ce Dieu qui abhorre le sang humain, sa mort
n'est pas mon ouvrage I... Bien plus, je l'épargnai, quand j'aurais pu
et peut-être dû le frapper, si toutefois il est permis à l'honmie, pou'-
sa défense personnelle, d'immoler un ennemi tout puissant. .Mais
[iriez pour lui , pour moi et pour toute ma maison ; car , je vous l'ai
dil , bien que je sois innocent , j'éprouve , je ne sais pourquoi , un
douloureux remords. Priez pour moi, mon père ; on vain, j'ai moi-
même prié bien longtemps.
Le PRIEUR. — Je le ferai, consolez-vous! innocent, vous (Ie\oz
être calme comme l'innocence.
SiEGENDORF. — Ah I Ic calmc, je le sens, n'est pas toujours le par-
tage de l'innocence.
[e PRIEUR. — Il en sera ainsi quand votre àme aura pu se re-
cueillir else calmer. Rappelez-vous lagrandesolennilé qu'on célèbre
demain, dans laquelle vous cl votre vaillant fils devez prendre rang
parmi nos premiers seigneurs; qu'au milieu des prières élevées vers
Dieu pour le remercier d'avoir mis un terme à l'effusion du sang,
ce sang que vous n'avez point versé ne jette pas un nuage sur vos
pensées : un pareil excès de sensibilité serait condamnable. Con-
solez-vous , seigneur ; oubliez un triste événement , et laissez les
remords aux coupables. [Ils sortent.)
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
Grande el magnifique salle gothique du château de Siegendorf, décorée
de tropliéos, de bannières et des armoiries do la famille.
Entrent AntiUEiM et meister, hommes de la suite du comte de
Siegendorf.
Arniieim. — Dépèchez-vùu.s! le comte va revenir de l'égiiso ; les
dames sont déjà sous le portail ,\vez-vous envoyé à la rooliorche
de l'individu en question?
:m
LES VRILLKRS LIlTfiRAIRES ILI.U^TUEHS.
Mkistfi». — J'iii r;iil parciiiirir Prague dans toiilos los ilirerlions,
roiir trouver iin luxiime ilnnt In tiffuie el Ic rosliinic fussriil con-
fiiinii's nil .«igiinlcm''nl (|iie vous m'avez <Jonii(^. Le ili.-vlilc emporte
Irs hniiquels et les proressions! tout le plaisir, s'il y en a, est pour
les spcetalcurs ; il n'3 en a guère pour nous qui sommes le spectacle
mt'^nii'.
Akmieih. — Allez h votre afTaire! voici madame la comtesse.
MEisTun. — J'aimerais mieu.\ monter tout un jo'ir, h la chasse,
une rosse érpintéc, (juc de marcher à la suite d'un grand peison-
nape dans ces ennuyeuses céréimmies.
AiiMiEiM. — Parrcz. ! allez plaisanter plus loin. {fis sortent. —
/iiliiiil ta comlvsuc Josti'iiiNK de Sikgendorf et Ida de Stba-
LEMIEIM.)
Joséphine. — Kiilin, Dieu soit loué! la cérémonie est terminée.
Ida. — ComiiH'iit pouvez vous parler ainsi? je n'ai jamais rien
rêvé des! heau. (les (leurs, ces feuillages, ceslannièrcs, ces seigneurs,
ces chevaliers, leurs pierreries, leurs manteaux , leurs panaches,
ce hoiilieur craprcinl sur tous les visages, ces coursiers, cet encens,
ce snlcil rayonnant h travers les viliau.x, jusqu'il ces toinhes revê-
tues d'une beauté si calme, ces hymnes pieuses (|ui semblaient venir
du cii'l au lien d'y monter; l'orgue faisant résonner sa voix grave,
comme un tonnerre harmonieux; toutes ces robes blanches, tous
cc< regards tournés vers le ciel; le monde en paix et tous en paix
avec tous! 0 ma tendre mère. (A'//e embrasse Joséphine.)
Jo.sKniiNE. — Ma chère enfant! car j'espère que vous serez bien-
tôt ma lillo.
Ida. — Oh! nelasuis-;e point déjîi! sentez comme mon cœurbat.
Joséphine. — Kn effet, ma teudre fille! puisse-t-il ne battre ja-
mais avec jdus d'amertume.
In V. — Comnienl cela se pourrait-il ? Qui pourrait nous affliger?
Je 110 puis souffrir qu'on parle de douleurs ; comment serail-on
Iristo quand on s'ainV aussi tendrement que nous tous, vous, votre
époux, Ulrich et voire fille Ida?
Jo»Ériii\E. — Pauvre enfant!
Ida. — Vous me plaignez?
JosKPiiixE. — Non , mais j'éprouve le sentiment d'une doulou-
reuse envie, duiicenvie qui neressemblepoint àcequele mnnde en-
tend par ce mol, à ce vice universel, si toutefois il est un vice plus
général que les autres.
Ida. — Je ne veux pas qu'on dise du mal d'un monde qui con-
tient et vous et mun Ulrich. Avez-vous jamais rien vu d'aussi beau
que lui? Comme il les dominait tous de la tète! Comme tnus les
yeux le suivaient! Les fleurs jelées de chaque fenêtre tombaient à
SCS ])ieds plus nombreuses que devant tout aulre; partout où il a
marché, elles croissent encore pour ne jamais se flétrir.
Joséphine. — Vous le gAleriez, petite flatteuse, s'il vous enlen-
dail.
Ida. — Il ne m'en lendra jamais; je n'oserais pas lui en dire au-
tant ..je le redoute un peu.
Joséphine. — Pourquoi ? il vous aime.
Ida. — Je ne puis jamais trouver les paroles convenables pour
lui exprimer ce qiieje sens. Et puis, quelquefois il me fait peur.
Joséphine. — Comment cela ?
Ida. — Un nuage obscurcit tout-à-coup ses veux bleus iiendant
qu'il rcsie .'ilencieux cl sombre.
Joséphine. — Ce n'est rien. Les hommes, surtout en ces temps de
inmbKs, ont beaucoup à penser.
Ida. — Mais moi, je ne puis penser qu'h lui.
Joskpiiine. — Cependant il y a d'autres hommes aussi beaux
qu'l'liicli aux yeux du monde : par exemple , le jeune comte de
W aldorf, dont les yeux aujourd'hui n'ont cessé d'être fixés sur vous.
Ida. — Je ne l'ai pas vu, je ne voyais qu'Ulrich. L'avez-vous re-
marqué au moment où chacun fléchissait le genou? je pleurais, et ,
h travers mes larmes abondantes, il m'a semblé le voir me sourire.
Joséphine. — Moi. je ne voyais que le ciel, vers lequel étaient
levés mes yeux et ceux de tout un peuple.
Ida. — Je pensais aussi au ciel en regardant Ulrich.
Jo.<KpiiiNE — Venez, retirons-nous; ils seront bienlôt ici pour
le banquet. Allons (]uilter ces plumes et ces robes traînantes.
Ida. — Kt surtout ces pesants joyaux : je sens ma tête et mon
cœur ballre douloureusement sous l'éclat dont ils brillent à mon
ficint it à ma ceinture. Ma chère mère, je vous suis. (Elles sor-
tent. — l.c comte de Siegendorf , en grand costume , entre avec
LlDWlO.)
Siecendorf. — Ne l'a-l-on pas trouvé ?
LtuwiG. — On fait partout d'activés perquisitions; et, si cet
homme est à Pragiii\ soyez sur qu'on mettra la main dessus.
SiEc.rNnoRF. — Où csl Ulrich?
LiDwiG. — Il a pris l'autre route , avec quelques jeunes nobles ;
mais il n'a pas tardé à les quitter ; et si je ne me Irompe, je viens
d'«'niciidre Son Excellence franchir au galop, avec sa suite, le pont-
lovisdc loues'. (l-'.nife L'i.Ric.11 splendidement habillé.)
SiE(;EMionp '/; Liidirit/]. — Allez, et veillez i ce qu'on continue
sans interruption les rcriieiches. (LrnwiG sort.) O Ulrich! coinbi>-n
j'ai dé«iro votre présence!
UtnicH. — Votre vœu csl sali-fiil .. me voiei.
Siëgendobf. — J'ai vu le nieurlrier.
Ulrich — Qui? où?
Siegendobp — Le Hongrois qui a tué Slralcnhcim.
Ulrich. — Vous rêvez!
SiEGENDORp. — Aussi vrol que j'existe, je l'ai vu, je l'ai entendu I
Il a même osé prononcer mon nom.
Ulrich. — Quel nom ?
Siecendorf. — Werner!... c'était le mien.
ULnirii — '■■ • ''^t plus votre nom, oublicz-Ie.
S: — J.iinai<! jamais ! Toute ma destinée â'ost rallachée
h ce nom ; il ne sera pas gravé sur ma tombe, mais il peut m'y con-
duire.
Ulrich. — Au fait!... le Hongrois?
SiEGENDoBF. — Lxoutcz!... L'cgiisc était remplie, l'hymne pieu«e
s'élevait vers le ciel ; la voix des nations plutôt que celle du chœur
entonnait le 7'e Deum. Je me levai avec tousles seigneurs, el au mô-
me ni où, du haut de notre paierie, je promenais mes regards sur toutes
les têtes, j'aperçus... ce fut pour moi comme un éclair qui me déroba
tout autre objet... j'aperçus le visage du Hongrois; je me sentis hors
de moi. Quand j'eus repris mess ns, jeregardaiaumême enilrciil...
il n'y était plus. Les chants avaient cessé, et le cortège s'était rerois
en marche.
Ulrich. — Continuez.
Siecendorf. — Bientôt nous arrivâmes au pont de la Moldau.
Toute celle foule qui le couvrait, ces barques innombrables ch.ir-
gées de citadins en habits de fêle, qui glissaient sur l'ond'; au-
dessous de nous; la rue brillamment décorée, le long cortège, la
musique retentissante, le tonnerre lointain de l'artillerie, qui .sem-
blait dire un long et bruyant adieu à .ses sanglants exploils; les
étendarils qui flottaient sur ma tête, le bruit de tous ces p.ns, le mu-
gissement de celle foule précipitant ses vagues comme un torrent...
rien... ri 'n ne pouvait écarter de mon souvenir cet homme, que ce-
pendant mes yeux ne voyaient plus.
Ulrich. — Vous ne l'avez donc plus revu ?
Siecendorf. — J'avais soif de le revoir, comme un soldat mou-
rant sur le champ de bataille implore une gorgée d'eau ; je ne le
vis pas . mais à sa place...
Ulrich. — Eh bien ! à sa place?
SiRGP.NDORF. — Mes yeux renconlraienl sans cesse voire ondoyant
panache qui. placé sur la têle la plus liauicct la plus aimée, domi-
nait tout cet océan de plumes dont les flots inondaient les rues de
Prague.
Ulrich. — Quel rapport avec le Hongrois?
Siecendorf. — Je l'avais oublié pour ne penser qu'à mon fils;
mais, au moment où la foule inlerrompil ses acclamations, les ci-
toyens tombant tous dans les bras l'un de l'autre, j'entendis une
voix basse, mais plus distiucle h mon oreille que la voix tonn:uilc
du bronze, prononcer ce nom... Werner!
Ulrich. — Qui le prononçait?
SiE(iENDORF. — Lui! Je mé retournai... je le vis et je tombïil
Ulrich. — Et pourquoi?... Vous a-t-on aperçu ?
Siecendorf. — Ceux qui m'entouraient, me voyant évanoui cl en
ignorant la cause, me transporicrent à l'écart. Vous étiez trop loin
dans le cortège des jeunes seigneurs pour venir à mon aide.
Ulrich. — Je le ferai maintenant.
Siecendorf. — Comment?
Ulrich. — En cherchant cet homme , ou... Quand nous l'aurons
trouvé, qu'en ferons nous''
Siecendorf. — Je ne sais.
Ulrich. — Pourquoi donc le chercher.?
Siecendorf.— Parcequ'il u'yaura point de repos pour moi que je
ne l'aie trouvé. Son destin, celui de Slralenhcim. le nôtre, semblent
enchaînés ensemble ! c'est un nœud mystérieux qui ne peut se dé-
nouer que... [In domestique entre.)
Le domestiqie. — Un étranger demande à parler à Votre Excel-
lence.
Siecendorf. — Qui est-il ?
Le DosiESTioi'E. — Il ne s'est point nommé.
Siecendorf. — N'importe, faites entrer. [I.e domestir/u^ intro-
duit Gabor et se retire.)
Gabor. — C'est donc bien Werner!
Siecendorf, arec hauteur. — Celui que vous avez connu sous
ce nom.
Gabor, regardant autour de lui. — Je vous reconnais tous deux :
le père cl le fils, à ce qu'il semble. Comte, j'ai su que vous, ou les
vôtres, vous me faisiez chercher; me voici.
Siecendorf. — Je vous cherchais, cl je vous ai Irouvé. Vous èl-^
accusé, votre propre cœur doit vous dire de(iuel crime...
(// s'arrête.)
ŒUVRES COMPLETES DE LORD BYRON.
357
GABon. —Soyez précis, et j'accepterai les conséquences de mes
actes.
SiEGENDORF. — U le faudra bien... h moins.
Gabor. — D'abord, qui m'accuse?
SiEUENDORF. — Toutes clioscs, sinon tout le monde : le bruit gé-
néral, ce que j'ai vu moi-même, élant présent sur les lieux... le
théàli'e du crime... enfin toutes les circonstances se réunissent pour-
vous designer comme le coup.ible.
Gabor. — El moi seul? Réflécliissez avant de répondre : n'est-il
point d'autre nom que le mien compromis dans celte afTaire?
SiEGENDORF. — Scélérat, qui le fais un jeu de Ion crime! de tous
le? iiommes, aucun ne connaît mieux que toi l'innocence de celui
contre lequel lu voudrais insinuer une sanglante calomnie. Mais je
n'adresserai point d'inutiles parolesà un misérab'e; je me bornerai
à ce qu'e.vige slriclement la justice. Réponds donc sur-le-cbamp et
sans équivoque, à mon accusation.
Gabor — lille est fausse.
SiEGENDORF — Quiditcla?
Gabor. — Moi.
SiEGENDORF. — Comuient Ic prouveras-lu?
Gabor. — En montrant ici l'assassin.
SiEGENDORF. — Nomiiie-le.
Gabor. — U peut avoir plus d'un nom : il fut un temps où Voire
Seigneurie en avait deux.
SiEGENDORF. — Si c'cst moi quo tu veux désigner, je brave tes
accusations.
Gabor. — Vous le pouvez en toute si^irelo ; un autre csl l'assass^in,
cl moi je le connais.
SiEGENDORF. — OÙ CSl-il?
Gabor, mon/nint Ulrich. — Près de vous [t Irlch reiif se pré-
cipiter sur Gabor, Siecjendorf le retient.)
SiEGENDORF. — Iinposlcur maudit ! l\Iais on n'altenlera pont à
tes jours; ces murs m'appartiennent : tu seras en sùrelé dan sieur
enceinte. {Se totirnant vers Ulrich.) Ulrich, repousse comme moi
celle caloninie; j'avoue qu'elle esl si monstrueuse, que je n'aurais
]Hi croire qu'un homme en fût capable. Calme-toi, elle se réfutera
d'elle-même; mais ne touche pas cet homme. [Ulrich s'efforce
de composer .sou ri.sage.)
Gabor. — Regardez-le, comte ; et puis écoulez-moi.
SiEGENDORF, à Gubor. — Je vous entends. [Regardant Vlriclt.)
Grand Dieu ! tu as l'aspect...
Ulrich. — Quel aspect?
SiEGENDORF. — Cclui quo jc l'ai VU daus celle nuit terrible où nous
nous renconlrâraes au jardin.
Ulrich, se remettant. — Ce n'est rien.
Gabor. — Com le, vous èles tenu de m'entendre, je ne vous cher-
chais pas ; vous m'avez chercbé. Quand je m'agenouillai au milieu
(lu peuple, dans l'église, je ne m'attendais pas à rencontrer l'indi-
gent Werner sur le siège des sénaieurs et des princes; mais vous
avez voulu me voir, et me voici devant vous.
SiEGENDORF. — CoDliuuez, monsieur.
Gabor. — D'abord, permellez-moi de vous demander àqui lamort
de Slralenheim à élô profitable; esi-ce à moi... qui suis pauvre
comme je lélais, si les soupçons attachés à mon nom ne m'ont pas
rendu plus pauvre encore? Dans ce dernier atlenlat, on n'a enlevé
au baron ni jojaux ni or; on n'a pris que sa vie... et celle vie était
un obstacle aux prétenlions de certains hommes qui convoilaicnt
un rang et une fortune.
SiEGENDORF. — Ccs inslnuatious, aussi vagues qu'impuissantes,
sont dirigées contre moi et contre mon fils.
Gabor. — Ce n'est pas ma faute, mais que les conséquences re
tombent sur celui deulre nous qui se sent coupable. C'est à vous
que je m'adresse, comte Siegendorf , parce que je vous sais inno-
cent, et vous crois juste; mais avant que je poursuive... oserez-
vous me proléger'' oserez-vous m'ordonner de continuer ? (Siegen-
dorf regarde d'abord le Hongrois, pnis Ulrich qui a 6té son sabre
de sa ceinture, et qui trace avec le bout du fourreau des lignes sur
le plancher.
Ulrich, jetant un regard à son père. — Qu'il continue.
Gabor. — Comte, je suis désarmé... dites à voire fils de déposer
son sabre.
Ulrich, le lui offrant avec mépris. — Prends-le.
Gabor. — Non, monsieur; il suffit que nous soyons désarmés l'un
et l'autre... Je ne voudrais pas porter un glaive que peut avoir
souillé un sang versé ailleurs que dans les combats.
VhMCH, jetant son sabre avec mépris. — Ce même glaive... ou un
antre , épargna un jour votre vie , lorsque vous étiez désarmé e; à
ma merci.
Gabor. — C'est vrai... je ne l'ai point oublié ; vous m'avez épar-
gné pour servir vos vues secrètes, pour faire peser sur moi l'igno-
minie d'un autre.
Ulrich — Continuez; le récit est digne, sans doute, de celui qui le
fait. [J Siegendorf.) liais couvienl-il que mon père l'enlende?
SiEGENDORF, prenant la main de son fils. — Mon fils, je connais
mon innocence, et je ne mets pas la vôtre en doute... mais j'ai pro-
mis h cet homme d'être patient : qu'il continue!
Gabor. — Je n'abuserai pas de vos moments en parlant lon-
guement de moi : j'ai débuté de bonne heure dans la vie... et je suis
ce que le monde m'a fait. L'hiver dernier, je me trouvais à Franc-
fort sur l'Oder, où je vivais obscurément. Le hasard me conduisit
quelquefois dans certains lieux de réunion , et là, au mois de fé-
vrier, j'entendis raconter une étrange aventure. Un corps de troupes
de l'Etat avait réussi à s'emparer, après une vive résistance, d'une
bande d'hommes désespérés qu'on supposait des maraudeurs du
camp ennemi ; il se trouva que ces hommes étaient des brigands que
le hasard ou quelque expédition avait entraînés au delà des limites
ordinaires de leurs opérations... les forêts de laBohême... et amenés
jusqu'en Lusace. Plusieurs d'entre eux, disait-on, étaient d'un haut
rang... On laissa dormir un moment les lois rigoureuses de la guerre,
et enfin ils furent escortés jusqu'aux frontières et placés sous la sur-
veillance des magistrats de la ville libre de Francfort. J'ignore ce
qu'ils sont devenus depuis.
SiEGENDORF. — Qucl rapport cela peut-il avoir avec Ulrich?
Gabor. — Parmi eux se trouvait, disail-on, un homme que la na-
ture avait comblé de ses dons... on vantait sa naissance, sa fortune,
sa jeunesse, sa force, sa beauté plus qu'humaine, son courage sans
pareil; et l'on attribuait à lamagie son ascendantsur ses compagnons,
sur ses juges, lant cette infiuem'e était irrésistible... Je n'ai pasgrande
foi à la magie, si ce n'est à celle de l'or... je le crus donc riche...
une vive curiosité , mille instincts secrets me portaient à rechercher
ce prodige, à le voir du moins.
SiEGENDORF. — Et le vilCS-VOUS?
Gabor. —La suite vous l'apprendra.' Le hasardvintme favoriser:
un tumulte populaire avait rassemblé une grande foule sur la place
publique. Celait une de ces occasions où l'âme se montre tout en-
tière, où les hommes apparaissent tels qu'ils sont; du moment que
mes yeux renconlrèreut le< siens, je m'écriai : Le voilà I Quoiqu'il
fût alors, comme je l'ai trouvé depuis, au milieu des grands de la
ville, j'étais sûr de ne pas me tromper; je l'épiai longtemps, et de
près; j'examinai sa taille... ses gestes... ses trails... sa démarche...
et au milieu de lout cela , au milieu de tous ces dons naturels et ac-
quis, je crus discerner le reganl de l'as-sassin et l'âme du gladiateur.
Ulrich , souriant. -Voilà une histoire intéressante
Gabor. — Elle le deviendra plus encore... 11 me parut un de ces
hommesaudaeieux, devant lesquels la fortune s'incline... et qui tien-
nentsouvent dans leurs mains la destinée de leurs semblables. D'ail-
leurs une sensation inexplicable m'attirait vers cet homme, comme
si ma forlune devait dépendre de lui... En cela je me trompais.
SiEGENDORF. — Et VOUS pourricz bien vous tromper encore.
Gabor —Je le suivis, je sollicitai son attention... je l'obtins...
mais non son amitié. . Son dessein était de quitter la ville secrète-
menl... nous parlîmesensemble... et ensemble nous arrivâmes dans
la bourgade obscure où ^Verner élait caché, et où nous sauvâmes
les jours de Slralenheim. Maintenant nous voici à la cataslroplie :
oserez-vous m'écouler encore?
SiEGENDORF. — Jc le (luis... OU j'en ai trop entendu.
Gabor. — Je reconnus en vous, sous le nom de Werner, un homme
au-dessus de sa position. Vous étiez pauvre, vous aviez tout de la mi-
sère, sauf les haillons : j offris de partager avec vous ma bourse,
quelque légère qu'elle fût; vous refusâtes.
SiEGENDORF. — Mou l'cfus ui'a-t-il rendu votre obligé, que vous
veniez ainsi me rappeler votre otVre?
Gabor.— Cependant vous m'avez une obligation, quoique d'une
autre nature ; et moi je vous dus, aumoins en apparence, ma sûreté,
quand les satellites de Slralenheim me poursuivaient, en m'accusant
de l'avoir volé.
SiEGENDORK. — Je VOUS ai abrité; et c'est vous, vipère réchauffée
dans mon sein, qui venez m'accuser, ainsi que les miens?
Gabor. — Je n'accuse personne... si ce n'est pour me défendre.
Vous, comte, vous vous êtes constitué accusateur et juge : votre
palais est ma cour de justice ; votre cœur, mon tribunal. Soyez équi-
table, et je serai indulgent.
SiEGENDORF. — Vous, indulgeut! vous! lâche calomniateur!
Gabor. — Moi! du moins je pourrai l'être.... Vous me fîtes
cacher... dans un passage secret connu de vous seul, me dites-
vous. Au milieu de la nuit, ennuyé de veiller dans les ténèbres, et
incertain si je pourrais retrouver ma roule, je vis de loin une lu-
mière scintiller à travers quelques fentes : j'approchai, et je parvins
à une porte... à une porte secrète qui donnait dans une chambre ; là,
ayant d'une main prudente et circonspecle agrandi l'étroite ou-
verture , je regardai et vis un lit tout rouge, et sur ce lit Slralen-
heim !
SiEGENDORF. —Endormi! et tu l'as assassiné... misérable!
Gabor. — 11 élait déjà égorgé et saignant comme une victime.
Tout mon sang se glaça.
SiEGENDORF. — Mal's il était seul. Tu ne vis personne , tu ne vis
pas le... [Son émotion l'oblige à s'arrêter.)
Gabor. — Non , non , celui que vous n'osez nommer, et que
j'ose àp.eine me rappeler, n'était pas en ce moment dans la chambre.
358
I.K3 VEILI.fiKS l.ll IKRAIIIKS II.LUSTIlf'KS.
SiiT.RNDnm- (( I'hkli. — Alors, inoii (lis, lues liinoccnl oiiCiirc. .
I II jyiir , ic mi;!! souviens, tu me siiiiplials tic déclarer <|iio J'élals
iiiiioci'iit ',a iirésunlje le fais l.i inCinc pricirc.
G.Miiiii. — l'alii'iicol je ne reculerai pas maiiilcnanl, quanti mes
paroles ilovraicnl t-brunlerecsmurscl les fain? erouler sur nos ({les.
Votisvous rappelez... sinon vous, tlu moins voire (ils... ijuc les ser-
rures a\aicnl clti cliaugéos sous l'iiispeelion spéciale ilT'lricli tl.uis la
niniiiiée de ce même jour; ctimmeiit il élail entré, c'est ."i lui de le
dire .. uiai.5 dans une anlieliamlire dont la [lorle élail enlr'ouvcilc,
je \i< nil lioinmc qui lavait ses mains saiifîlunlcs, et tournait uti re-
(.'aid farouciic et inquiet vers le corps de la vicliine... mais ce corps
était sans mouvement.
Sii:i;iiNuiii\F. — 0 Dieu de mes pî-rcsl
(j.vnoii. — Je vis son visage comme je vols le viitre. . mais ce n'é-
tait pas le vi5lrn quoitpi'il vous rc.ssciiihiftt. Je le reconnais tians
ei'Iui tlu comte Ulrich, ipioicpic l'cxpressiMH de ses traits ni' fût pas
nliHs ce tprelle est îi présent.... mal'; Iclletpi'elle était encore lout
à riiruv' au iiioineiil où jo l'iiaci'iisi' tlu crime.
Sii;fit:>nii|»K, a pari, r— lîn ciïel, j'ai remarqué...
(jAuoii. l'iiiti nomijfint. — ICcoutez-mei jusqu'au Ijout; vous le
devez maiiileii.int... Je me crus trahi par vous et par lui (car je dé-
coiiviis alors iin'il cxislail nu lleji entre \ous); je crus i|uc vous ne
ii)':nicz a'-eoiilé ci; prétendu reloge que pour rejeter sur moi votre
forfait; et ma iircmifcrc peiisco fui la vengeance. J'avais laissé mon
(■péi' et fiiioiquo je fusse armé d'un uoignard, je ne pouvais lutter
aiec l'Iricli daiiresse ou do force : j en avais i;iit l'épreuve dans la
iiiatiuée. Je i.el)roussai chemin et m'enfuis dans les ténèbres ; le
hasard inc reconduisit ù la porte secrète de la salle, puis h la chain-
lirc où vous étiez endorii i. Si je vous avais trouve éveillé, Dieu seul
peut tlire i quelles extrémllésla vengeance et le sou|iÇ"ii m'eussent
l'orlé contre vous; mais jamais le crime ne tlormit comme donnait
\\(i'iier.
SitT.E.VDOiiF. — Et pourtant j'eus d'horribles rêves, et mon som-
meil lut si court, fiue je m'éveillai avant que les étoiles eussent paii.
l'oiu(|uoi m'as-tu épargné?
Gabob.— Je pris la fuite cl me cachai... Le hasard, après un si long
iiilervalle, m'a enfin amené ici, et m'a fait voirWerncr, que j'avais
cherché vainement sous le chaume , habitant le palais d'un souve-
rain ! Vous avez voulu me voir, vous m'avez vu Maintenant
vi'us connaissez mon secret, et vous pouvez en peser la valeur.
Sii'tiKNDORF , après vn moment de silrnre. — Nous le pouvons.
•(jAnon. — A quoi songez-vous? îi la justice ou k la vengeance?
Sii;i;ii>'DonF. — Nia lune ni à ranirc. Je pesais la valeur de votre
secret.
Gador. — Je vais vous la faire connaître en peu de mots.. .Quand
vous étiez pauvre, cl moi, quoique pauvre , assez riche pour secou-
lir un [ilus indigent que moi, je vous offris ma bourse : vous refu-
sAtos de la partager... je serai plus franc avec vous : vous êtes riche,
noble, en crédit auprès de l'empereur : vous me comprenez?
.•^iKtïENDonF. — Oui.
Uauor. — l'as tout-hfait ; vous nic" croyez vénal , et ne pouvez
me croire siiici'^re; il n'en est pas moins vrai que ma destinée m'a
rendu l'un et l'autre. Vous m'aiderez : je vous aurais aidé ; cl d'ail-
leurs j'ai soulTert dans ma réputation jiour sauver la vôtre cl celle
de \nlro lils. .Méditez ce que je vous ai tlit.
SiiiijiiNDoiiF. — Voulez-vous nous pcrraellre de délibérer quelques
minutes?
(iAniPit, jetant un regard sur L'Irich qui fst appuyé contre un pi-
li( r. — Kl dans le cas où j'y consentirais?
.•^iioiiNDOBF. — Jerépondsde votre vie sur lamienne. Entrez dans
cette tour. {// ouvre une porte basse.)
Gador, hésitant. — Voilà le second asile sur que vous m'oin'cz.
SiiiGi;NuoRF. — Le premier ne l'élail-il pas?
Gabor. — Je n'en sais trop rien , même aujourd'hui... mais j'es-
saierai du second. D'ailleurs j'ai une autre garantie... Je ne suis pas
viMiu seul J» Trague; et, dans le cas où l'on m'enverrait dormir
avec Stralenheim, il est des langues qui parleraient pour moi. Que
Vdlre décision soit prompte.
SiixENDoHP. — Elle le sera... Ma promesse est sacrée et irrévo-
lalile; mais elle ne garantit votre sûreté que dans l'enccinlo de ce
elu\tcau.
Gauor. — Je la prends pour ce qu'elle vaut.
oiiiijENDORF , montrant le sabre d'ilrich qui est resté à terre. —
rrinez aussi celle arme... je vous ai vu la regarder tl'un air in-
quiet et jeter sur Ulrich un coup d'ieil plein de méfiance.
Gabor, nimassani l'arme. —Je le veu.v bien ; je serai du moins
en état île vendre chèremeiU ma vie. [Gabor entre dan.'i la tour
dont Siegendorf ferme la porte.)
.^'iKGENnoRF, s'firtinranl vers l'irich- — Maintenant, comte Ulrich,
car je n'ose plus lapjielei- mon fils, le justifieras-tu?
l Liiit:ii. — Ce qii il a dit est la vérité. '
SiEoEMioRF. — l.a vériié, monstre!
Ui.uicii. — La vérité, mon ju'-re! et vous avez hi'Mi fait il'écoutcr
son récit : pour parer Ji un daiigtr. on doit ilabord le connailre. Il
s'atil de faire laire cet homme.
SiEoi-NnoRp. — Oui, a\ec la moitié de mes dunaines ; cl pirtt au
ciel ipi'avec l'autre luoilie nous pusiiuiis eir.ieer ci- fiirf.iit!
Ui.Rii II. — Ce n'est point le moment de dissimuler uu de»e jiaver
de paroles. J'ai dit que son récit est conforme à la vérité, et j'ajoute
de nouveau qu'il s'agit de le faire taire.
SiKfîRMioBF. — Comment?
Ulrich. — Comme on a fait taire Stralenheim. Etes-vous a^sez
simple pour ne vous être aperçu de rien jusqu'ici? Quand nous
nous sommes rencontrés dans le jardin , à moins d'avoir pris l'as-
sassin sur le fait , comment aurais-jc pu coiinaitrc la mort du ba-
ron ? Si j'avais cITeclivcment donné l'alarine aux gens de la maison
du prince, est-ce ."l moi, est-ce à un étranger tju'on eût confié le soin
d'avertir la police? Si notre dép.trt n'avait précédé de plusieurs heu-
res la découverte du crime . aurions-nous eu une seule minute à
perdre en roule ? Et vous , Werner, vous l'objet de la hair.e el de»
craintes du baron, uuriez-vous pu fuir? Je vous cherchai el je son-
dai votre âme, doutant s'il. y avail en vous dissimulation ou faiblesse.
Je reconnus que vous n'étiez que faible, et pourtant je vous ai
trouvé lant d'assurance que parfois je doutais encore.
Sii.i;em)orf. — l'arrîcidc non moins qu'assassin vulfiaire! quel
acte (II' ma vie, quelle pensée de mon etpur a pu te faire supposer
que j'étais pronre h devenir ton complice?
Ulrich. — Mon père, n'évoquez pas la discorde entre nous Co
tiu'il nous faut maintenant, c'est de l'union el du courage, cl non
(les querelles inteslines. Pendant que vmis éliez i la torture, pou-
vais-je être calme? j'ensez-vous nue j'aie eiilendu le rvcil de cet
homme sans quelque émotion?... Vous m'avez appris à ne songer
tpi'à vous et à moi , quel autre sentimeut humain avez- vous jamais
mis dans mon cœur ?
Siegendorf. — 0 malédiction de mon père, tu agis mainlenani!
Uj.iiicii. — l.e tombeau la conlientlra! Des cendres sont des enne-
mis peu dangereux. Cependant tcoulez-moi encore!... Si vous me
condamnez, rappelez-vous celui qui me conjurait jadis de l'écouler.
Qui m'a enseigne qu'il y avait des crimes que l'occasion rendait
excusable, que la passion consliluail notre nature, que la faveur du
ciel s'allachaitaux biens de la fortune? qui m'a fait voir l'humanité
placée sous l'uniiiue sauve-garde d'une sensibililé nerveuse? nui a
failli me priver de lout moyen de revendiquer mon rang et mes
ilroils à la face du jour en imprimant sur mon front le stigmate île
la bâtardise, et sur le sien môme celui de l'infamie? Lhommi; tout
à la fois violent et faible invite à faire pour lui ce qu'il ilésiie ac-
complir sans l'o.ser. Est-il étrange que j'aie exécuté ce ipie vous avez
pensé? Pour nous, la ques'ion du bien el du mal est nulle; cest
au.\ effets et non aux causes que nous devons songer. Par un mou-
vement inslinclif, j'avais sauvé la vie de Slralenlieim .«ans le con-
naître, comme j'aurais sauvé celled'un paysan ou d'un chien; quand
je l'ai connu, je l'ai tué, non par vengeance, mais parce qu'il était
notre ennemi; c'était un rocher placé sur noire pa^usage , cl je l'ai
brisé comme eût fait la foudre, parce qu'il s'interposait entre nous
et notre destinée. Connue étranger, je l'ai sauvé, et il rae (!e>ait la
vie ; au jour de l'échéance, j'ai repris ce qui m'était dû. Lui, vous
et moi, nous étions au bortl d'un gouffre, cl jy ai précipité notre
ennemi. Vous avez le premier allumé la torche; vous lu'ave?. inonti-é
le chemin; montrez-moi maintenantcelui de outresûreté... ou laissez-
moi m'occuper de ce soin.
SiEuENitoRF. — J'en ai Uni avec la viel
Ulrich. — Finissons-en plutôt avec ce qui ronge la vie... avec ces
discordes intestint», ces vaines récriminations sur des choses con-
sommées sans retour. Nous n'avons plus rien à nous apprendre nu
ît nous cacher ; je n'éprouve aucune crainte, el j'ai, dans cette en-
ceinte, des hommes que vous ne connaissez pas et qui sonl (iréls ii
tout. Vous êtes en crédit auprès du gouvernement; ce qui se pas-
sera ici n'excitera que faiblement sa curiosité; gardez votre seeiel,
contenez-vous, ne bougez pas, ne dites mot... abandonnez-moi le
tout; il ne faut pas qu'il y ait entre nous l'iudiscrétion d'un tiers.
[L'Irich sort.)
SiEGiiNDORF, seul. — Suis-jc bien éveillé? Est-ce ici le château
de mes pères ? Est-ce bien là mon fils? .Mon filsl Moi qui abhorrai
toujours les U'oèbres et le sang, me voici plongé dans un enfer de
sang et de ténèbres. 11 faut me hâter, ou le sang va couler encore. ..
celui ilu Hongrois!... Ulrich... 11 [laraitavoir ici des partisans; j'au-
rais dû m'en douler. Oh! insensé que je suis! Les loups rôdent
par bandesl II a comme moi la clef de la porte opposée de la tour.
C'est maintenant qu'il faut agir, si je ne veux pas être père de nou-
veaux crimes, comme je suis père d'un criiuinel ! llolà ! Gabor !
Gabor I (// entre dans la tour dont il ferme la imrlc.iprvs lui.)
SCENI-: 11.
L'inti'irieurilc la lonr.
u.\uoii el situEMmnr.
Gabor. — l^)ui m'app'dle?
MEGKMionF. — t;'cst moi... Sicgcnd irf! Prends ceci cl fui?
OEUVRES COMPLÈTES DE LOUD BYUON.
350
perds pas un moment ! (// détache desa poitrine une étoile de
diduuints et d'aulrcsjutjaii.r, qu'il jette dans la main de Gubor.)
Cabob. — Que ferai-je de cela?
SiiiOENDOBF. — Ce que lu voudras; vends ces joyaux ou }^:arde-
Ifs, el pi-ospère ; mais fuis sans retard, on tii es perdu !
Gabob. — Vous vous êtes engagé sur l'iionneur à veiller ii ma
sùnié !
SiEc.ENDORF.— Je remplis en ce moment ma promesse. Fuis : >c
ne suis pas maître, à ce qu'il paraît, dans mon cliàteau... Je nu puis
commander à mes gens... ni même à ces murs... ou je leur ordon-
nerais de crouler sur moi! luiis, ou lu seras égorgé par...
Gabor. — Esl-il vrai? adieu donc I Toutefois, comte , rappelez-
vous (jue vous-même avez cherché cette fatale entrevue.
SiKGENDOBF. — Je le sais; qu'elle ne devienne pas plus fatale en-
core !... Fuis!
Gabor. — Taul-il prendre le même chemin par lequel je suis
entré ?
SiEGENDORF. — Oul, il cst sùr cucorc ; mais ne l'arrête pas à
Prague... tu ne sais pas îi qui lu as affaire.
Gabob. — Je le sais Irop bien... et je le savais avant vous, mal-
heureux père! Adieu. (Gabor sort.)
SiEGENDORF, seul et prêtant l'oreille. — Il a franchi l'escalier!
Ah! j'entends la porte se refermer sur lui! 11 est sauvé! sauvé!,..
Ond)re de mon père! je ne me'soutiens plus. (// s'appuie sur
vu banc de pierre contre le mur de la tour. Ulrich entre avec une
troupe de gens armés , le sabre nu à la main.)
Ulrich. — Dépêchez-le!... il est icil
LuDwiG. — Le comte, monseigneur !
Ulrich, reconnaissant Sierjendor/'. — Vous ici! mon père !
SiEGENDORF. — Oui ; s'il Ic faul une autre victime, frappe!
Ulrich, s'apercevant qu'il n'a plus ses insignes. —Où est le scé-
lérat qui vous a dépouillé? Vassaux ! 'hàlez-vous d'aller à sa l'e-
cherche! Vous voyez que je disais vrai... le misérable a dépouillé
mon père de joyaux capables de former l'apanage d'un prince! '\i
lez! je vous suis. [Tous sortent à l'exception de Siegendur/ cl
d'I Irich.) Que signifie cela? oii est l'infâme?
SiEGENDORF. — Il j en a deux; lequel cherches-tu?
Ulbich. — Ne parlons plus de cela ! il faut que nous le trouvions
Vous ne l'avez pas laissé érhapper?
SiEGENDORF. — Il CSt pai'li.
Ulrich. — Grâce à votre assistance?
SiiiGENDORF. — Je lui al donné touie l'aide que j'ai pu.
Ulrich. — Adieu donc! [l'Irich fait un mouvement pour s'é-
lo'cncr ]
SiEGE.xDORF. — Arrête, je te l'ordonne !... je l'eu supplie! 0 Ul-
licli! veux-Ui donc me quitter?
Ulrich. — Eh quoi ! je resterais pour me voir dénoncé, arrêté,
chargé déchaînes, el tout cela pour votre faiblesse, votre demi-hu-
manilé, vos remords égoïstes, votre pitié vacillante qui sacrilie toute
votre race pour sauver un misérable et' l'enrichir par notre ruine I
Non , comte ; à dater de ce jour, vous n'avez plus de ills I
SiEGE.VDORF. — Je n'cu ai jamais eu ; et plùl au ciel que lu n'en
eusses jamais porté le vain nom ! Où vas-tu ? je ne voudrais pas te
voir partir dénué de toute ressource.
Ulrich. — Laissez-moi ce souci. Je ne suis pas seul; je ne suis
pas uniquemenlle chélif héritier de vos domaines: mille, que dis-je !
dix mille glaives, dix mille cœurs sont à moi.
SiEGENDORF. — Les brigauds de la forêt! au milieu desquels le
Hongrois le vil pour la première fois à Francfort?...
Ulrich. — Oui... des êlres qui méritent le nom d'hommes I Que
vos sénateurs veillent sur l'rague ! ils se soul un peu trop hâtés" de
célébrer le retour de la paix ; tous les gens de cœur ne sonl pas morts
avec Wallenslein ! [Entrent Joséphine et Ida.)
Joséphine. — Qu'avons-nous appris, mon Siegendorf ? Dieu soit
loué ! tu es sain et sauf.
SiEGENDORF. — Sain el sauf!
Ida. — Oui, mon cher père!
SiEGENDORF. — Nou, HOU, je n'ai plus d'enfants : ne me donnez
plus ce nom de père, le dernier de tous lesJioms.
Joséphine. — Queveux-lu dire, cher époux?
SiEGENDORF. — Quc lu as mis au jour un démon !
Ida, prenant la main d'I'lricli. — Qui ose parler ainsi d'Ulrich?
SiEGENDORF. — Ida, pi'cuds garde : il y a du sang sur cette main .
Ida, se baissant pour baiser la main d'Ulrich. — Quand ce se-
r;:il le mien, mes baisers l'effaceront.
SiEGENDORF. — Tu l'as dit : c'est le tien.
Ulrich. — Arrière! c'est le sang de Ion père.
Ida. — Grand Dieu I Et j'ai pu aimer un tel homme ! [Ida tombe
éranouie; Joséphine reste muette d'horreur.)
SiEGENDORi'. — Le misérable a tué le jièrc et la fille... Ma Jnsé-
pliiiic! nous.sommes seuls!., tout i.sl liiii pnur moi! ., M^inlciianl,
ô mon père , ouvre-moi ton sépulcre ; la malédiction est tombée sur
moi plus terrible en me frappant dans mou lils'.. .. La race des
Siegendorf est finie.
FIN DE WERNER.
LE
BOSSU TRANSFORWÊ
PERSONNAGES.
Un étranger, ensuiie appelé César. — Arnold. — Bourbon.
— Philibert. — Cellini. — Bertue. — Olimpia. — /^syjr(7s,
soldats , citoyens de Rome , prêtres, paysans, etc.
PRI<:!HIEnE PAU'E'IK.
SCÈNE PREI\UERE.
Une forêt.
/in/)'f ARNOLD , arec sa mère lîiinriîE.
Bebthe. — A l'ouvrage, bossu !
Arnold. — Je suis ne comme cela , ma mère.
Berthe. — A l'ouvrage, incube! cauchemar! de s^'pl lils qnrj'ui
eus , loi seul es un avorton.
Arnold. — Plût au ciel que je l'eusse élé eu effet et n'eusse
jamais vu la lumière!
Berthe. — Oui, plût au ciel! mais puisque lu l'as vue, va-t'en,
va-t'en el travaille de ton mieux! Ton ilos peut porter une charge;
il est plus haut , sinon aussi large que d'autres.
Arnold. — 11 porte son fardeau mais mou cœur ! souliendra-
l-il celui dont vous l'accablez, ô mère? Je vous aime, ou du moins
je vous aimais : vous seule au inonde pouviez aimer un être tel
que moi. Vous m'avez nourri ne me tuez pas.
Berthe. — Oui... je t'ai nourri, parce que tu étais mon premier-
né et que je nesavais pas si j'aurais un second enfant moins affreux
que loi , caprice monstrueux de la nature. Mais va-t'en ramasser
du bois.
Arnold. — J'y vais; mais quand je rapporterai ma charge,
parlez-moi avec bonté. Quoique mes frères soient beaux el loris, et
aussi libres que le gibier qu'ils poursuivent, ne me repoussez pas :
eux et moi nous avons sucé le même lait.
Berthe. — Tu as fait comme le hérisson qui vient à minuit téter
la mère du jeune taureau , en sorte que la laitière trouve le lende-
main matin les mamelles taries et le ]jis malade. N'appelle pas mes
autres enfants tes frères ! no m'appelle pas ta mère; car si je l'ai mis
au monde, j'ai imité la poule stupide, qui parfois fait éclore des vi-
pères en couvant des œufs étrangers. Va-l'en, magot I va-t'en 1
[Berthe sort.)
Arnold, seul. — 0 merci... elle est partie, et je dois lui obéir...
Ah! je travaillerais avec plaisir, quelque fatigué que je sois, -si je
pouvais seulement espérer en retour un mot bienveillant. Que fairo?
[Il se met à couper du bois, mais en tramillant il se blesse à la
main.) Voilà que jene pourraiplus travailler du reste de la journée.
Maudit soit ce sang qui coule si vite! car maintenant une double
malédiction m'attend au logis... quel logis?... jen'ai pointde logis,
point de parents, point de semblables. Je nesuis point fait comme
les autres créatures, ni destiné à parlager'Seurs jeux el leurs jdai-
sirs. Dois-je donc saigner comme elles ^.Je voudrais que de chacune
de ces gouttes qui tombent à ti'rre, ilpût naître un serpenl pour les
mordre conime ils m'ont mordu, ou qu'au moms le démon, à qui l'on,
me compaw, daignât venir en aide à son image. Si j'ai sa dill'oruiité,
juKirquoi pas aussi son pouvoir ? Est-ce la volonté qui me manque?
Un mol bienveillant de celle qui m'a porté dans ses flancs suffirait
pour me réconcilier même avec mon aspect odieux. Lpons celte
blessure. (// s'approche d'une source et se baisse pour''y ulunger
ses mains: mais touta-coup il recule.) -
Ils ont raison, cl ce miroir de la nature me mon Ire à moi lelqu'elle
m'a l'ail Je ne sciix [jIus arrêter mes regards sur cetti; image et
«P
3G0
LES VEILLÉES LITIl'JUIHES ILLUSTUÉES.
j'ose il ppino y |ionscT. Ilidr-iisn ciraliiio que jfl suis! Les eaux elles-
iiii^nrs s(Mulili-iil mu riiiller eu reproduisaiil mou liuiriblu iiunge...
|>ari'ille ik un ili'-iiion placé au fond <li- la snuroe pour on écarler les
lriiii|iraui. ( / ii momrntde silrm-e.) (^oiilinuiTai-ji' iloiic h vivre eii
liiirreurh In terre el h moi-iiii^uiCj ohjel de lioule hour celle qui m'a
donné la vie! (> Faiigqui coule si aliotnlaimnenl d'une Kini|i|i- r^'ra-
lif:nure, j'essaierai de lui ouvrir une plus large issue, alin <|ue mes
maux s'éeouli'nt pour jamais avec lui : je veux rendre à la lerre eei
odieux nssernlilage de ses atomes ; (|u'il se dissidNe, (|u'il riloiirne
à res éléments priinitiTs , qu'il prenne la forme di| idus afl'reuv
reptile , pourvu que ce ne soit pas la mienne, el qu'il devienne un
monde pour des myriades de vermisseaux. Voyons ti ce couli'aii
saLUa trancher celle IIkc lléirle île la ii,ili;re. coijiini- il coiipail les
liinnclies vertes de la
loiiM. ( // fixe son cou-
Ivtiu en terre, ta pointe
en haut.)
Le voilà bien et je puis
me jeter sur sa pointe.
Mais encore un regard à
ce beau jour, (pii ne voit
rien d'aussi hideux que
moi , à ce doux soleil <|ui
m'a récbaniré, mais en
vain. Ces oiseaux... Oh!
ciiniine ils clianl<Mil gal-
iiuMiil Qu'ils clianlent,
cir je ne veux iioinl être
pleuré ; que leur plus
joyeux accords soient
mon glas funéraire, les
fonilles tombées mon mo-
nument , et le murmure
tic la source voisine la
seule élégie sur mon sort.
Maintenant , mon bon
couteau , tiens-toi ferme
pendant que je vais m'é-
iancer. (^1« moment où
il va se précipiter sur le
roiiteau, son regard est
toiit-à-roiip frappé d'un
nwurrment qu il aper-
init dans le ruisseau.)
1,'onde fc meut sans
(pi'aucun vent ait soufflé :
mais une agitation de
l'onde snffira-l-ell(! pour
changer ma résolution.
l.a Miilà qui s'cicve en-
core ! Ce n'est p.is l'air
qui semble la mettre en
raouveinent, mais je ne
sais quelle puissance sou-
terraine qui ébranle le
monde intérieur. Que
voisjc? un brouillard!
rien de plus? ( In
nuaç/e s'élcre delasour-
ee. .Irnold le contemple,
et quand le nuaqe est
dissipé, tin grand II om-
me noir s'avance vers
lui.)
An\oi.t>. — Que vcux-
in? l'aile : es-tu un cs-
piit ou un homme?
l.'ÉTR.VNGEn. — Puisque
riiomme est l'un el l'autre, pourquoi no pas se servir d'un seul et
même mol?
Arnold. — Ta forme extérieure est celle de l'homme, el cepen-
dant lu poux élrc un démon.
l.'i;TRAM;i;n. — Tant d'hommes le sont ou passent pour tels que
tu peux me placer dans l'un ou l'antre genre, sans faire de lorl à
person' e. Mais voyous : lu voulais te tuer ; .icliève.
Arnold. — Tu es venu m'interronipre.
LÉTRAXCER. — Pauvre résolution (|iio cpIIo qui peut être inter-
rompue ! Si jéiais le diable, comme tu crois . un momeiil do plus,
cl ton suicide l'aurait livré à moi pour toujours : el pourtant c'est
ma venue qui le sauve. i
Arnold. — Je n'ai pas dit que lu es le Jémon. mais (juc ton ap-
luiiclic ii'ssembic à la .sienne.
I rTBANCKR. — A mnins de le fréquenter (el tu ne parais guère
.Hcoulumc à si bonne compagnie . lu ne peux dire quelle csi son
apiMoche. Quant à son aspect , jf.lle les yeux sur ce miroir liquide,
Je n'ai pas dit que lu es le démon , mai? que ton aspect ressemble au sien.
puis sur moi. el juge lequel de nous deux re«wmble le plu» à lélrc
au pied fourchu dont \os paysans se font un objet de terreur.
Arnol». —Oserais-tu me raill<T sur ma diiïormilé nahinlle?
l,'i:TR.VM:Rn. — Si je reprochais au biifllc ce pied fourchu <lont
vous faites nionaltrihulion, on au rapide dromadaire m Ixisdeambi-
tieuse si semblable ."i 1a tienne, ces animaux scrai.nt charmés <lu
comphmeiil. Kl ceiiendant ils sont plus agiles . plus forts. \>la* ra-
iiable» d action el de résistance que toi et les êtres les |)lus beaux ei
les plus courageux de la race. Ta forme est naturelle ruculemcnt la
nature .s'esl méprise dans sa prodigaliic , en donnant à un homme
les altribols dune autre espèce.
Arnold. — Donne-moi la force du buffle el son pied redoutable,
qui h 1 approche de l'euncuii fait voler la poussière; ou bien donne-
moi la longauimc agilité
du dromadaire, ce vais-
seau du désert alors
je supporterai piliiMu-
nieni les diaboliques sar-
casires.
I/liTRANCEB. — Je le
veux bien.
AnNru.D, avec surpri-
se. — Le peux-tu ?
L'ÙTRANGEn. — (;'esl
selon. Que veux-tii en-
core T
Arnold. — Tu le mo-
ques de moi.
L'i:tran»;eb. — Non,
rei les. VoudraH-jc radier
celui que tout le monde
raille? Triste di\erlisse-
niciit selon moi! Pour
le parler le langage des
hommes (car lu ne peux
encoie comprendre le
mien), le franc chasseur
ne pour.-uil point le ti-
mide lapin, mais le .san-
glier, le loup ou le lion ,
laissant le menu gibier à
ces petits bourgeois (pii
une fois par an qiiiltcnt
leurs masures pour appro-
visionner leur cuisine de
ces miuceaux \ulgaires.
Les plus faibles se mo-
quent de toi, el moi je
me n)ot|ue des plus puis-
.^anis.
Arnold. — Kn ce cas
ne perds pas ton temps
ici : je ne t'ai point ap-
pelé.
L'ÉTBANCER. — Tes
pensées ne sont p.is éloi-
gnées de moi. Ne me ren-
voie pas : il n'est pasfaeilc
de me rappeler jiour ob-
tenir un bon ofliee.
Arnold. — Que f#i-as-
lu pour m'èlre utile?
L'ÉTnANGER. — Jechan-
gerai de forme avec loi ,
si lu veux, puisque la
tienne te dé|daît, ou je te
donnerai celle qui le
plaira.
Arnold. — Oh ! en ce cas, tu es réellement le démon, car lui seul
peut consentir à prendre ma laideur.
L'icTR.vNGEB. — Je tc montrerai les formes les plus belles que le
monde ail jamais possédées, et je te donnerai le choix.
Arnold. — A quelle comlilion ?
L'ETRANGER. — Belle question ! Il y a une heure, tu aurais donne
ton âme pour ressembler aux autres hommes, el maintenant tu hé-
sites quand il s'agit de revêtir la forme des héros.
Arnold. — Non. Je neveux point, je ne dois point compromcltrc
mon iinie.
L'ÉTRANGER. — Quelle Ame d'une valeur quelconque voudrai! li.v
biler une pareille carcasse?
Arnold. — Il s'y trouve une âme ambitieuse, quelque peu di;;ne
d'elle que soil son logement. Mais fais-moi connaître le pacte: doii-
il être signé a\ec du sang?
L'ETRANGER. — Non pas avec le tien?
Arnold. — .\veciiuel sang donc?
OEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
361
L'ÉTRANGER. — Nous parleroDS de cela plus tard. Mais je ne se-
rai point exigeant, car je vois en toi déballes dispositions. Tu n'au-
ras d'autre engagement que la volonté, d'autre pacte que ta volonté.
Es-tu content ?
Arnold. — Je le prends au mot.
L'ÉTRANGER. — A l'œuvrc donc! (// s'approche de la source, puis
se tourne vers ./ritold.) Un peu de ton sang.
Arnold. — Pourquoi faire?
L'ÉTRANGER. — Pour le mêler avec ces eaux magiques et rendre
le charme efficace.
Arnold, lui présentant son bras blessé. — Prends touti
L'ÉTRANGER. — l'as encorc : quelques gouttes suffiront. (/.'('-
tranger prend dans sa main deux ou trois f/outtes du sang d' .Ir-
nolci et les jette dans la
fontaine.)
Ombres de la beauté!
ombres de la puissance !
obéissez à ma voix.
L'heure est venue : sor-
tez, charmanles et doci-
les, du fond de cette
source, comme le géant
enfant des nuages par-
court les sommets du
Hartz. Venez telles que
vous fûtes, afin que nos
yeux puissent vou' dans
l'air le modèle de la formr
à créer. Apparaissez bril-
lantes comme Iris lors
qu'elle déploie son arc
Tel est le désir du néo-
phyte, tel est mon com-
mandemenl. Uéro'iques
démons, aulrefois revêtus
de la forme du stoïcien
ou du sophiste, ou do
celle de tous les vain-
queurs , depuis l'enfant
de la Macédoine ju.squ'à
ces orgueilleux Romains
qui ne respiraient que
pour détruire! ombres de
la puissance! ombres de
la beauté! obéissez à ma
voix. L'heure est venue.
(Divers fantômes s'élè-
vent à la surface des
emixef passent l'iin après
l'autre devant l'étranger
et Jrnold.)
Arnold. — Qu'est-ce
que celui-là?
L'ÉTRANGKR. — Le Ro-
main aux yeux noirs, au
nez aquilin , qui jamais
ne vit son vainqueur,
qui jamais ne pénétra
dans un pays sans le ran-
ger aux luis de Rome,
tandis que Rome elle-
même se soumit à lui et
à tous ceux qui héritèrent
de son nom.
Arnold. — Le fantôme
est chauve : et c est la
beauté que je cherche. Si,
avec ses défauts , je pou-
vais obienir sa gloire...
L'ÉTRANGER. — Son frout fut ombragé de lauriers plus que de
cheveux. Tu vois son aspect : prends ou refuse. Je ne puis te pro-
mettre que son aspect; quanta sa gloire , on se tourmentera et
combattra longlemps pour l'obtenir.
Arnold. — Je veux aussi combattre, mais non en César pour
rire. Laissons-le : ce corps-là peut être beau, mais il ne me con-
vient pas.
L'ÉTRANGER. — Ku Cela tu es plus difficile que la sœur de Calon
cl la mère de Brntus ou Cléopâtre à seize ans, âge oii l'amour n'est
piis moins dans les yeux que dans le cœur. Mais soit! Ombre,
disparais! (I.e fantôme de Jules César s'évanouit).
Arnold. — Se peut-il que l'homme qui ébranla le globe ait ainsi
dispara sanslaisser de traces?
L ÉTRANGER. — Tu le Irompes. Son existence a laissé après elle
as?ez de tombeaux, assez de calamités et plus de gloire qu'il n'eu
faut jiour éterniser sa mémoire. Quant à son ombre, au soleil, elle
Allons, vous me charmez.
n'est pas plus que la tienne, sauf qu'elle est un peu plus haule et
plus droite. En voici un autre. [Vn second fantôme passe.)
Arnold. — Quel est celui ci?
L'ÉTRANGER. — Il fut le plus brave et le plus beau des Athéniens;
examine-le bien.
Arnold. — Il est plus gracieux que le premier ; quelle admira-
ble beaulé !
L'ÉTRANGER. — Tel fut le fils de Clinias, l'Athénien aux cheveux
bouclés... Veux lu revêtir ce beau corps?
Arnold. — Plût au ciel qu'il m'eût été accordé en naissant! Mais
puisqu'il m'est donné de choisir, passons à d'autres.
[L'omlire d'Alcibiade disparait.)
L'ÉTRANGER. — Regarde mainicnant.
Arnold. — Quoi! ce
salyre trapu, basané ,
au nez court, aux yeux
ronds, avec ses larges na-
rines, sesjambes cagneu-
ses, sa taille engoncée et
sa mine de Silène! J'ai-
merais mieux rester
comme je suis.
L ETRANGER. Et,
pourtant il fut l'idéal ter-
restre do louie beauté
morale et la perfection
de toute vertu. Mais ce
n'est pas Ion alfaire?
Arnold. —Quand mê-
me, avec sa forme, j'au-
lais aussi ce qui la com-
pensait, je n'en voudrais
pas.
L'ÉTRANGER — Je nC
puis le promelire cela;
mais tu peux essayer, et
poul-êlre Irouvera's lu la
vei'lu plus aisée, soit avec
celle forme, soii avec la
tienne.
Arnold. — Non, je ne
suis pas né pour la phi-
losophie, quoique jeu aie
besoin : qu'il jiarie.
L'ÉTRANGER. — Rede-
viens air, ô buveur de ci-
guë! (L'ombre de Socrate
disparait. Une autre la
remplace).
Arnold. — Quel est
celui-ci dont le large
front, la barbe frisée et le
mâle aspect rappellent
Hercule, si ce n'est que
son œil joyeux tient plus
de Bacchus?
L'ÉTRANGER. — C'csl
celui à qui lauiour fit
perdre l'ancien monde.
Arnold. — Je ne puis
le blâmer, car moi j'ai
aventuré mon âme, parce
que je ne trouvais pas ce
qu'il préférait à l'empire
de la lerre.
L'ÉTRANGER. — Puis-
que tu sympathises avec
. , lui, veux-tu revêtir ses
Arnold. -Non. Comme lu m'as donné la faculté de choi^r ie
deviens difticile, ne fut-ce que pour voir des héros que je n'aurais
jamais rencontres de ce côté du sombre Heuve qu'ils ont nuitté doup
venir voltiger devant nous. *^
L'ÉTRANGER. — Retire toi, triumvir: ta Cléopâtre t'attend
(Vombre d'Antoine di.iparaît; une autre surgit )
Arnold. — Quel est celui-ci? 11 a vraiment l'air d'un demi-dieu
jeune et brillant avec une chevelure dorée et une slature qui si ell«
n est pas plus haute que celle des humains, a je ne sais quelle eiàco
immorlelle et indicible, dont il est revêlu comme le soleil de ses
rayons... un je ne sais quoi qui brille en lui et qui n'est que l'écïa-
lanle émanation de quelque chose de plus noble encore' Cet être
n'etait-il qu'un homme?
L'ÉTRANGER — Quc la Icrrc parle, s'il reste encore quelques ato-
mes de lui ou de 1 or plus solide qui compo.sail son urne
Arnold. — Et qui fut cet homme, la gloire de son espec'e?'
W»
nr.«
l,KS VKILLIÎBS IJITh'HAIISKS ll,l,IISri\l'"'»i.
I.'ktranck*. — I.II lii>nlc (le Ia Grftpc pendant In pnix, son foiiHrc
ill! ^'^le^re «Ions los comltnls... IV^inétriiis le Mftc^ilonieii, le I'rciicur
<l<; \lll.'s.
AnNni.ii. — Rnrnre line autrn ombre!
L'i;TiiA\(;i;n. — Uetoiiriie dans tes liras ile Lamia.
(/¥iM(7r(i/s l'oliorcélc s'èvanouU; un aulre /'unlilnir parait.)
Je Ironverai Ion affaire, nc rrains rien, imin iiniNc Iidssu : si les
rinihros <lo cenx qui ont existé no pcnvpiit salisfniir ton gout déli-
cat, j'aniniovai, s'il le faut, le marbre iiléal. jusqu'à ce ((ue tonûme
(inipni'se placer dans sa iinuvdir ('n\cl(i])pe.
AiiMii.n. — Mon rbnix est fail ; je me liens h cclui-ci.
1.'i.tiian(;eb. — Je dois applaudir h ton tiiiM : c'est le divin fils
de la Néréide et i\c l'éléc ■ remanie fcs longs cheveux voués au fleuve
Spcrchius, aussi beaux et aussi brillants <|ne les Mots il'ambri' du
riche Pactole qui roule sur un sable ddr. Anis leurs anneaux adou-
cis par le cristal de celle soiirec onduler cimimede-: lleurs llotliudes
au soufllo de la brise. Tel il élail auprès de l'ol.v xène. cunduil ;i l'aulel
jiar un annuir pur cl léfiilinieelconleaipiani son épuusc Irojenue:
les rcuuu-ds causés par le trépas illlei-lor et les pleurs de l'riam se
luélaieiil dans son cœur à sa pndonde tendresse pour la uiorlesic
vierge dont la Taible main Ircudilail dans celle du nicurlrier de son
frère. Tu le vois tel que la Grèce le vil pour la dernière lois dans
ce temple, avant que la llèclie de l'Aris eiU immolé en lui le plus
grand des héros.
Arnold. — Je le contemple comme si j'étais son âme, lui dont la
forme va bientôt servir d'enveloppe à la mienne.
I.'ktranger. — Tuas bien choisi. Le comble de l.i difformité nc
doil s'échanger que coiilre le comble do la beauté, s'il est vrai,
selon un proverbe des bonmics, que les extrêmes selduchcnl.
AiiNOLO. — Allons. Dépèehousuous-. Je suis impatient.
L'ETRANGUn. — Comme une jeune lillc devant son miroir. Klle
et loi vous \ovez, non ce que vous êtes, mais ce que vous voudriez
élre.
Arxolo. — Faudra-l-il attendre ?
L'ETRANGER. — Non. Cc scrall dommage. Mais encore un mol.
La slalure d'Achille est de douze coudées; voudrais-tu I élever si
fori au-dessus de la taille de notre époque cl devenir un titan ?
Arnolu. — l'ouniuoi pas?
Lktranger. — Noble ambition I que l'on aime à voir surtout
dans les nains. \]n Golialh aurait échangé .«a stature contre celle
d'un petit David ; mais loi, mon humble nabot, tu aspires à la taille
plus ipi'à l'héroïsme. Si le! est Ion désir, ilsera satisfait; cepon-
danl, crois- moi, en léloif,'naut un \>eu moins des proportions de
riiuinanilé aeluelk', tu la dimiineras plus facilement ; car avec colle
taille gigiiules(iue, lu venais tous les nommes le courir sus, connue
pour chasser un niammiouli rossuscilé, et leurs maudits engins, cou-
levrinos et autres semblables pénélreraieut l'armure de noire ami
Achille avec plus de faeililé ipic la flèche de l'adultère l'Aris no perça
son talon (pie Thélis avait oublié de plonger dans le Styx.
Arnold. — Puisqu'il en est ainsi , fais ce que lu jugeras conve-
nable.
L'ltranokr. — Tu seras aussi beau que c« fantôme, au.ssi fort
(pic l'élait .\chille, cl...
Arnold. — Je ne demande pas à être vaillant, car la dilTormi'.é
est naturellement pleine d audace. 11 est dans son essence de se
mettre a'i niveau des autres hommes, et même de les surpasser par
l'énergie de l'Ame et du ca'iir. Il .v a dans l'irrégularité même de ses
mouveoienls un aiguillon (|iii lui fait ambilionn'er ce qui est refusé
à (laulres, pour compenser la parcimonie d'une nature uiarAlie.
Ivlle recherche par d'intrépides exploits les soinires de la birlune,
et souvent , coinme Tiuioui , ce Tarlare boiteux , elle parvient à les
obtenir.
L'étranger. — Bien dit! Kl en conséquence lu vas sans doule
rester fait comme lu es. Je puis congédier cette ombre, modèle de
lerueloppede chair dans laquelle j'allais encliAsser celle i\iuc hardie
qui n'eu a pas besoin pour achever de grandes clmses.
Arnold. — Si aucune puissance ne m'avait offert la possibililé
d'un ehangement, iiuui Ame aurait fait de son mieux pour se fr.nor
un chemin sous le poiii-- f'inesle et décourageant de la dilVormilé
(pii pèse sur mou cœur et sur mes épaules comme une mcn-
lagne, et qui rend hideux el lia'issalde aux yeux des hommes plus
heureux. Alors la vue de ce sexe qui est le type de tout ce q'ic 'nous
C'lnnaissiins (III ri"'viiiisde plus beau m'eût arraché des soupirs, non
(l'a ur mais de désespoir; et le eu-ur plein de tendresse, je n'au-
rais puint lente de me faire aimer délicsipii ne pouvaient me piyer
de retour a cause de cette envebipi* hideuse (pii me condamne .'i
r«solemenl. Oui j'aurais pu tout supporte^ si ma mère ne m'avait
pas rcpou.ssé. L'ourse lèche ses nourrissons et linlt par leur donner
uik; espèce de forme... ma mère a vu (juc chez moi il n'y avait pas
de remède. Si, comme une Spartiate, elle m'avait exposé avant f|iie
je me connusse iiioi-méuie, je me serais confondu avec le sol de
la vallée plus heureux do iièlie rien que d'être ce que je suis.
Mais dans mou état actuel, étant le plus laid , le plus vil , le dmiii r
(b's lioiniiies, avec du courage et de la persévérance, peut être se-
I II -je desenu quelque cbiwe... la chose est arrivée à tics héros jetés
dans le même moule que moi. Tout h l'heure la m'as vu mallrc d'-
ma propiT vie et prCt fi en faire le sacrifiée : qui est maître (le sa
vie est maître aussi de qiiicoiiipie craint la mort.
L'i;tran(;er. — Choisis entre ce que tu as élé et ce que tu peux
élre.
Arnold. — Le choix csl fail. Tu a» ouvert une peropccUyo plus
brillante à mes yeux et plus douce .'i mon cœur. Comme tu m'ns
offert din'érentes formes , je pr<;nds celle qui est maintenant sous
nos yeux. IIAtons-nous! hfttons-nousl
L'ETRANGER. — ICI moi, (piellc lormc prendrai-jet
Arnold. — Sans doute, celui qui dispose à son pré de toutes les
formes prendra la plus belle d<! toutes , quelque apparence supé-
lieiire même ^ee (ils do l'éléoipii est devant mius. Il pourrait pren-
dre celle du Troyeii un uririer d A(;hille, celle de PAiis. ou séb-vanl
|iliis haul, il peut revêtir la beauté du dieu des poètes, beauté qui
est en elle-méiiir! une harmonie.
L i:tra\gi:ii. — Je nie conlenterai de moins; car moi aussi, j'aime
le changement.
Arnold. — Ton aspect est sombre, mais non disgracienv.
L'ÉTRANGER. — Si je voulais je serais plus blanc; mais j'ai nu
penchant pour le noir l/esi une couleur si franche ! pui^! avec
elle on n'est exposé ni ii rougir de honte , ni h pAlir de crainte ;
mais je l'ai portée assez longtemps , el maintenant je vais prendre
ta ligure.
Arnold. — La mienne?
L'ÉTRANGER. — Uui : lu dcvicudras le fils de Thélis, el moi, celui
de Betihe , la progéniture de ta mère. Chacun son goût : tu as I
lien, j'ai U- mien.
Arnold. — IIAtons-nous! liAlons-nous!
L'tTiiANuER — Soit. (// prend de tu terre et la pétrit sur le sol ;
puis il s'adresse au fantôme d' lc/iill<.)
Belle ombre du lils de Thélis endormi sous le gazon qui cou>re
Troie, Comme fil létre créateur d'Adam, cl que jimilc ici , avec de
la terre ruugc je fais nue créalure à ton image. Argile, anime-lui I
que ses joues se coloienl du carmin de la rose en bouton ! Violette»,
formez ses yeux ! el loi onde, où le soleil ivlléehit sa lumière, chan-
ge-loi en sang; que ces tiges d'hyacinllie deviennent s,i longue
chevelure flottante sur son front ciuniiie elles se balançaient dans
l'air! Son cœur se formera du granit que je détache de ce rocher ; .«a
voix sera le ramage des oiseaux qui chaulent sur ce chêne ; sa chair
sera formée (le l'argile la plus jiure i^ui nourris.sait les racines de-ce
lys, el qu'abreuvait la jilus douce rosec. Oii'; ses membres soient les
plus agiles ipii aient jamais été formés, el sou aspect le plus beau
qu'on puisse voir sur la terre! Eléments qui ni'entijurcz, mêlez-
vous, animez- vous; reconnaissez-moi. levez- vous à uin parole.
Rayons du soleil, éehaulTez cette œuvre terrestre!... C'en est fail :
l'êlre a pris son rang dans la création. ' Arnold totiibe inniiimé;
sail âme fMis^e dans le corps d'.tihille qui se 1ère de terre; cepm-
dniit le fan/iiiiie a disjHiru membre u membre, a mesure tjue >'■
formait la (iyure a kK/uelle il a servi tie modèle.)
Arnold , sous sa forme nouviltc. — J'aime et je puis être ain
0 vie, à la fin je te sens! Kapril glorieux!
L'ÉTRANGER. — Arrôle! (pie deviendra l'enveloppe que tu as
quittée, cette bosse, ce bloc de laideur que tu habitais, ou qui était
toi il n'y (in'un instanl"?
Arnold.— Uun in'iniporte? Les loups el les vautours peuvent s en
accommoder; grand bien leur fasse!
L'ÉTHANGEii. —Et s'ils s'.cn emparent, s'ils ne s'en éloignent pas
avec effroi, tu iioiirras dire que la paix règne sur la terre, el que les
champs ne leur offrent pasd autre proie.
Arnold. — Laissons là ce cadavre: que nous fait ce qu'il d -
viendra? , . ,
L'ÉTRANGER.— Cela n'est pas poli ; c'est même ingrat : quel qu i!
soit, ce corps a logé ton Ame pendant bien longtemps.
Arnold. — Oui, c'est le fumier qui recelait une perle maintenant
enchAssée dans l'or, coinme doil l'être un objet aussi précieux.
L ÉTRANGER. — Mais si je l'ai donné une nouvelle forme, ce doit
être un échange loyal cl non pas un larcin ; car cenx qui créent
des hommes sans l'aide de la femme ont depuis b.nglemps pris nu
brevet, et n'aiment pastes eonlrefaclcurs. Le diable prond bs hom-
mes, mais il ne les fait pas... bien qu'il reeucille les profits du fa-
brieanl. Il faut doue trouver quelqu'un qui revêle la forme que lu
as quittée.
Arnold. — Qui pourrait v consentir?
L'ETRAMiKR.— Jc nc sais trop : c'est pourquoi je m'en chargerai
moi-même.
Arnold. — Toi ?
L'ÉTRANc.En. — Je le l'avais dit avant que lu fusses cnlre dans ce
palais de bcauléque tu occupes actuellement.
Arnold. —C'est vrai. J'ai tout oublie dans la joie de celle im-
morlelle transformation.
L'ÉTRANGER. — Dans qucIqucs instants jê serai ce que lu ■ 'ais ,
il tu me verras loujoure auprès de toi, comme Ion ombre.
ArNôLD. — Je voudrai? éviter ec désagrément.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
363
L'ÉTRANGER. — Cela ne se peut. Eh quoil déj^ ee que tu es au-
rait peur (le voir ce que tu étais.
Arnold. — Fais ooiume il te plaira.
L'ÉTRANGER, S adressant ttu corps d'.l mold étendu sur ta terre.
— Argile qui u'cs pasmorle, mais où il n'y a plus iràine, bien que
nul homme ne voulût de loi, un imniorlel daigne l'accepter. Tu es
argile, et aux yeux d'un esprit toute argile est égale. 0 feu I sans
qui rien ne peut vivre, mais en qui rien ne vit, hormis ces âmes
immorlelles qui errent et brûlent dans des flammes inextinguibles,
suppliant celui qui ne pardonne pas, et implorant avec des hurle-
ments une seule goutte d'eau; ô feu! seul élément dans lequel ni
poisson, ni quadrupède, ni Oiseau , ni reptile ne peuvent conser-
ver leur forme un seul instant, si ce n'est le ver qui ne meurt pas;
loi qui absorbes tout, toi qui es pour riiomme un instrument de
salut et de mort; ô feu, premier-né de ta création, annoncé d'a-
vance comme devant apporter la ruine quand le ciel en aura lini
avec ce monde ; 6 feu! aide-moi à rappeler la vie dans ce corps qui
est là gisant, raide et glacé I Sa résurrection dépend de toi et-de
moi! Une légère élincelle de flamme, telle qu'il s'en élève parfois
dans les marécages... et il redeviendra ce qu'il était ; mais j'occu-
perai la place de son Ame. [Un feu follet ■voltige à travers la forél
et vient se poser sttr le front du cadavre. L'étranger disparait.
Le corps se lève.)
Arnold, sous sa nouvelle forme. — Horreur ! horreur I
L'ÉTRANGER, Qui, dès Ce moment, reste sous la forme primitive
d'Jrnuld. — Quoi! tu trembles?
Arnold. — l'as tout-à -fait... je frissonne seulement. Où est allée
la forme dont tu étais revêtu tout à l'heure?
L'ÉTRANGER. -- Daus le monde des ombres. Mais parcourons
celui-ci. Où veux-tu aller?
Arnold. — Dois-je t'avoir pour compagnon ?
L'ÉTRANGER. — Pourquoi pas? Des gens qui valent mieux que loi
hanlent plus mauvaise compagnie.
Arnold. — Qui valent mieux que moi?
L'ÉTRANGER. — Oil I je le vois, ta nouvelle figure t'a rendu fier :
j'en suis bien aise. Tu deviens Ingrat en outre! fort bien; tu fais des
progrès : deux transformations en un instant! te voilà déjà vieilli
dans les voies du monde. Mais daigne me supporter : tu verras
d'ailleurs que jeté serai utile dans ton pèlerinage. Voyons, décide où
nous irons.
Arnold. — Dans les endroits les plus peuplés du monde, où je
puisse voir .ses œuvres.
L'ÉTRANGER. — C'est-à-dire aux lieux où la guerre et la femme
déploient leur activité. Voyons! l'Espagne... l'Ilalie... le nouveau
monde trausallanlique... l'Afrique avec ses Maures. En vérité, il y
a peu de choix à faire : les honmies sont partout acharnés, comme
d'ordinaire, les uns contre les autres.
Arnold. — J'ai entendu vanler Rome.
L'ÉTRANGER. — Excellent choix! 11 serait difficile de trouver
mieux sur la terre depuis que Sodome n'est plus. Certes, on peut s'y
donner carrière; car, a« moment où nous parlons, le Franc, le
Hun, la race ibérique des vie.ux Vandales, prennent leurs ébats à
travers ce jardin du monde.
Arnold. — Comment irons-nous d'ici là?
L'ÉTRANGER. — Eu hravcs chevaliers, sur nos bons coursiers de
bataille. Holà! mes chevaux! 11 n'y en eut jamais de meilleurs de-
puis que Phaéton fut précipité dans l'Eridan. Allons! nos pages!
(Deux pages entrent avec quatre chevaux tout noirs.)
Arnold. — Voib'i un noble équipage !
L'ÉTRANGER. — Et des chevaux de noble race. Qu'on me trouve
leurs pareils en Barbarie, en Arabie même!
Arnold. — Les nuages de vapeurs qui s'échappent de leurs na-
seaux embrasent l'air, et des étincelles brillantes, pareilles à des
j mouches phosphoriques, tourbillonnent autour de leur crinière,
j comme ces vulgaires insectes qui voltigent le soir autour des vul-
j galles coursiers.
' L'ÉTRANGER. — En scUe, monseigneur; eux et moi, nous sommes
à voire service.
Arnold. — Et ces deux pages aux yeux noirs, comment s'apnel-
leut-ils?
L'ÉTRANGER. — Vous Ics bapliscrez vous-même.
Arnold. — Avec de 1 eau bénite?
L ÉTRANGER. — Pourquol pas? les plus grands pécheurs font les
meilleurs saints.
.\iîNOLD. — Us sont beaux et ne sauraient être des démons.
L ÉTRANGER — Vous avez raison : le diable est toujours laid, et
ce qui est beau n'est jamais diabolique.
Arnold. — • Celui qui porte ce cornel d or et qui a de si florissantes
coideurs, je l'appellerai Huon ; car il ressemble à un aimable enfant
de ce nom qui s'est égaré dans la forêt et qu'on n'a plus retrouvé.
Quant à l'autre, |dus sombre et plus pensif, sans sourire, mais sé-
rieux et calme cunime la nuit, son nom sera celui de Memnon, d'a-
près ce roi d'Eihiopie dont la statue fait de la musique chaque
malin. El toi ?
L'ÉTRANGER. — J'ai dix mille noms et deux fois autant d'attributs;
mais, snus une figure humaine, je prendrai un nom humain.
Arnold. — Plus humain que ta forme, quoiqu'elle ait élô la
mienne.
L'ÉTRANGER. — Appclle-moi donc Césai'.
Arnold. — Ehl c'est un nom impérial, qui fut porté par les maî-
tres du monde.
L'ÉTRANGER. — C ost pour Cela qu'il convient au diable déguisé...
puisque tu me prends pour le diable.
Arnold. — Eh bien, soit! va pour César. Pour moi, je continuerai
à nl'appeler loul sinqdement Arnold. •
CÉSAR (ou l'étranger). — Nous y joiridions un titre : « Comte
Arnold; » c'est un nom qui sonne bien et fera bon efl'et sur un
billet doux.
Arnold. — Ou dans un onlre du jour, la veille dune bataille.
CÉSAR, ctiantant. — A cheval ! à cheval I mon coursier noir frappe
la terre du pied, et ses naseaux aspirent l'air! nul coursier arabe
ne connaît mieux son cavalier. 11 gravira la colline sans se fatiguer;
plus elle sera haute, plus il sera rapide. Dans les marais, il ne ra-
lentira jamais le pas; dans la plaine, on ne pourra |ias l'atteindre;
dans les ondes, il ne sera point submergé; sur les bords des ruis-
seaux, il ne s'arrêtera pas pour boire; on ne le verra pas haletant
dans sa course ni affaibli au combat; sur les cailloux, il ne bron-
chera pas; le temps ni la fatigue ne pourront l'abattre; il ne devien-
dra pas malade à l'écurie; mais, sans autres ailes que ses pieds, il
volei-a comme le grifl'on. Ne sera-ce pas un voyage délicieu.ï? Vive
la joie! jamais nos coursiers noirs ne l'eronl un dangereux faux
pas! Des Alpes au Caucase courons, ou iilutôt volons! Ces monta-
gnes vont disparaître derrière nous en un clin d'œil.
[Ils montent a cheval cl disparaissent.)
SCENE U.
Un camp sous les mors ilo Ruine.
ARNOLD et CÉSAU.
CÉSAR. — Te voici arrivé à bon port.
Arnold. — Oui, eu j)assanl sur des cadavres ; mes yeux sont
pleins de sang.
CÉSAR. — Essuie-les, et tu y verras clair ! Peste! saislu que tu es
un conquérant? Te voilà le chevalier favori et le frère d'armes du
brave Bourbon, ci-devant connétable de France, à la veille de com-
mandei' dans Rome, jadis empire qui commandait à la terre, et de-
puis royauté hermaphrodite, changeanl de sexe sans changer de
sceptre, aujourd'hui la maîtresse de l'ancien monde.
Arnold. — Comment l'ancien monde? Y en a-t-il donc un nou-
veau ?
CÉSAR. — Oui, nouveau pour vous autres hommes. Vous connaî-
trez bientôt son existence par ses riches productions, son or et des
maladies nouvelles ; une moitié de la terre le nommera le nouveau
monde, parce que vous ne connaissez rien que sur le douteux té-
moignage de vos oreilles et de vos yeux.
Arnold. — Ce sont des organes que j'aime a.ssez à croire.
CÉSAR. — Crois-les! Ils te tromperont agréablement, et cela vaut
mieux que l'amère vérité.
Arnold. — Chien !
CÉSAR. — Homme !
Arnold. — Démon !
Cesar. — Votre très humble et très obéissant serviteur.
Arnold. — Dis plutôt mon maître. Tu m'as entraîne jusqu'ici
à travers des scènes de carnage et de débauche.
CÉSAR. — Et où voudrais-tu être ?
Arnold. — Ah ! en paix, en paix!
CÉSAR.— Et qui donc est en paix dans l'univers? Depuis l'étoile
jusqu'au vermisseau rampant, tout ce qui a vii; est en mouvement,
et une commotion est le dernier degré de la vie. La planète tourne
jusqu'à ce qu'elle devienne comète, et que, détruisant les étoiles
sur son passage, elle s'échappe do son orbite. Le ver chétif rampe
sur la terre, vivant de la mort des autres êtres. Tu es tenu comme
lui d'obéir à ce qui commande l'obéissance de tous, à la loi im-
muable de la nécessité.
Arnold. — Et quand la révolte réussit ?
CÉSAR. — Ce n'est plus la révolte.
Arnold. — Réussira-l-elle maintenant?
CÉSAR. — Bourbon a ordonné de livrer l'assaut, et à la pointe du
jour, il y aura de l'ouvrage.
Arnold. — Hélas! faut-il que R..me sucoinbe ! Je vois d'ici le
temple gigantesque du vrai Dieu et de l'apôtre Pierre. Il élève son
dôme et son divin symbole vers ce même ciel où le Christ monta
en montant sur la croix, instrument de ^oii supplice et gage du
bonheui- éternel de l'humaiiité.
Cesar. — Oui, on l'y \oilet on l'v vcn.i
iglemps encore.
m\
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
ABNot.n. — 0""''
CiisAi» — 1.0 rriirinx lîlhaill, et plus il'iip aul'-l h bps piods ;
coniniu niissi des roiilcvriiics sur les romparls, cl des arquebuses ,
ri je lie «ais quoi enrore , sans eimipler les lioinmcs qui doivent y
iiiollro !'• feu ['"ur tuer d'atitres lionimes.
Arnoi.ii. — Kl ees areeaux siiper|iii<és. ces ennsirurlions ('•lerncl-
|i'<;, (lu'on a peine h croire riiu\rii(.'c de riidinim! ce llicAlre m'i les
CMipcreurs et leurs suji-ls fers sujets t'iaienl des Kniiiains) conlcin-
plaiciil le couil)al des rnonarqurs du dcserl , le lion el l'éléplianl,
(piou fai-inil luller ilans ^a^^ue ? Il ne leur restait plus de peuples
Ji i-oiiquérir, et il fallait que la forftt pajfll son trihut de vie a l'atn.
pliilhéiMre ; il fallait que les guerriers" de la Dacic s'éporgeasscTil
iMilrc eux pour amuser un moment le peuple romain : et puis l'on
passait îi un nouveau gladiateur l'"aul-il aussi que lout cela soit
déiruit?
C.i:s\n. — l.a ville ou l'amphitliéAtre? l'église de Saint-Pierre ou
une autre, ou toutes les autres églises? car tu confonds loules ces
clioses, et tu me confonds moi-même.
AnNOLn. — Demain le sif^nal de l'assaut sera donné au [iremier
chant du coq.
CiisAK. — Si lout se termine le soir avec le premier chant du ros-
signol, ce sera une nouveauté dans l'histoire des grands s^iéges ; car
après de longues fatigues , il faut bien (|ue les homines aient leur
proie.
Aunoi.d. — Le soleil se eriiiehe aussi calme, el peut-être plus beau
que le jour où Iténuis fiancliit le premie:- fossé de Kome.
Cksar. — Je lai vu.
AfiNOLn. — Toi?
llKsvn. — Oui. mon cher; (u oublies que je suis, on du moins
ipi • je fus 1111 e<pril, jusqu'au jour où j'ai pris la défro(|iie et un
nmn pire encore. Maiiiti'iiaot je suis César et bissu. lili bien ! le
premier des Césars était chauve , et, si Ion en croit l'Iiisloire. il
faisait plus de cas de ses lauriers comme perruijue que coiniiie
gloire. Ainsi va le monde ; mais cela ne doit p-is nous otcr noire
gaîlé. Tout pauvre diable que je suis, j'ai vu ton Uoinulus tuer son
frère, son Irére jumeau, parce qu'il avait .=auté un fossé. Uonie
n'avait |ias de murs alors; le premier ciment de la ville éternelle
l'ut le .sang d'un frère, et si demain le sang de ses habiianls coule
;'i grands^ llols jusqu'à ce que les eaux du Tibre deviennent aussi
rouges qu'elles sontjaunes, cela nesera rien auprès du carnage dont
ce peuple de brigands, celle postérité du friilricide, a pendant tant
de siècles rougi la terre cl lOcéan.
Arnold. — Mais qu'a fait leur postérité éloignée, celte population
actuelle, qui a vécu dans la paix du ciel, el qui s'est réchaulTée au
soiril de sa [iropre piété ?
(;ksar. — Kl qu'avaient fait ceux que les anciens Romains ont
écrasés?... Ecoule !
Arnold. — Ce sont des soldats qui chantent une ronde joyeuse,
à la veille de tant de trépas et peut-être du leur.
CÉ.sAR. — Et pourquoi ne feraient-ils pas entendre te chant du
cygne ? Il est vrai que ce sont des cygnes noirs.
Arnold. — Je vois que lu es un savant.
Cksar. — En fait de grammaire, assurément. Je fus élevé pour la
profession de moine; j'étais autrefois liés versé dans la connaissance
des lettres étrusques, et si je voulais, je rendrais les hiéroglyphes
d'Egvple aussi clairs que votre alphabet.
Arnold. — El pourquoi ne le fais-tu pas?
('.i;sAii. — J'aime mieux transformer l'alphabet en hiéroglyphe. En
cela j imite vos hommis d Elat, vos prophètes, pontifes docteurs,
alcliimistes , philosophes, et je ne sais quoi eu'ore; es gens-lh ont
construit maintes toursde Babel sans nouvelle dispersiiii des races.
Quant à la gcnt bégayante sortie de la vase du déluge, ces humains
primitifs échouèrent et se séparèrent, pourquoi? Pour une misère :
parce que nul ne pouvait comprendre son voisin. Les hommes sont
mieux avisés maintenant; le non-sens el l'absurdité ne sont plus
une raison déterminante de séparation. Tout au contraire , c'est là
ce qui constitue la base de leur sécurité, c est leur Shibboleth, leur
Koran, leur Talmud, leur cabale, la pierre angulaire sur laquelle
ils b:\tissent...
Arnold, l'in/errompant. — Eternel goguenard, tais-toi!
C(uiiine le chant grossier de ces soldats s'adoucit dans le lointain et
prend la cadence dun hymne harmonieux! Ecoulons.
CiïsAR. — Oui. J'ai entendu chanter les anges.
Arnold. — Kl hurler desdémons.
Cksar. — E.t les hommes aussi. Ecoutons: j'aime la musique.
{Chaut dis soldai* dans le lohitaiii.) — Les bandes noires ont
franchi les Alpes neigeuses; avec Bourbon le proscrit elles ont tra-
versé le large Eridan. Nous avons battu tous nos ennemis; nous
avons pris un roi; i>ul ne nous vit jamais tourner le dos. Ainsi
chaulons : Vive îi jamais Bourbon ! Quoique tous sans sou ni
maille, nous allons donner assaut à ces vieux murs ; Bourbon à
notre tôle, ;i la pointe du jour, nous nous réunirons devant les por-
tes, et tous ensemble nous forcerons les remparts ou nous les Iran-
chirons. Quand chacun de nous posera sur l'échelle un pied cou-
rageux. nous pousserons des cris de jciie, et il n'y aura de muet
que la morl. Avec Bourbon . nous escaladerons les remparts de la
vieille Home, cl alors qui cuniplera les dépouilles de tous ce» édifi-
ces? Vivent, vivent les lis! A bas les clés de saint Pierie ! Dans
la vieille itomc- aux sept collines, nous prendrons à l'aise no»
chats. Le sang coulera dans ses rues; son Tibre en sera roug'>, et
le» lcii>plesanti(piesré<:onncront du bruit de nos pas. VivpBuurbon !
vive ilourboii ! \ive BourbonI c'est le refrain de notre ronde! En
avant, en avant! Noire armée cosniopolllea llvsp.igne pour avant-
garde; après I l'Npagiiol viennent les tambours de lAllemapne, el
les lances des Italiens sont en arrêt contre leur mère; mais nous
avons pour chef un cnfanl de la France, en giierr»; avec son roll
Vive BourbonI vive Bourbon! sans foyer, sans patrie, nous sui-
vons Bonrbon au pillage de la vieille Rome.
Cksar. — Voilà une ihansoii (pii, ce me semble , ne doit guère
être du goût dc< assiégés.
Arnold. — Certes non, si les chanicurssont fidèles à leur refrain.
Mais voici le général avec ses officiers el .ses allblés ; un rebelle ili-
bonne tHine, ma foi I ii.nlre le connétable de Boirbon avecsasiill'
l'iiiLinERT. — Qu'avez-vous , noble prince? vous ne parai>-
pas gai.
B piRRON. — Pourquoi le scrais-je?
Pmilioert. — La plupart se montreraient joyeux à la veille d'une
contpiêle comme celle qui vous attend.
BounnoN. — Si j'en étais sùi !
Philibkrt. — Ne douiez pas de nnsfoldals. Quand les murs se-
raient de diamant, nos hommes lesbri.seraienl. I^'csl une redoutable
artillerie que la faim.
BoiRHoN. — Ils ne broncheront pas; c'est la moindre de mes in-
quiétudes. Comment échouerai nt-ils, ayant Bourbon à leur têlect
stimulés parla faim?... Quand ces vieux remparis seraient des mon-
lagnes, et ceux qui les défendent pareils aux dieux de la fable, je
cumpierais sur mes titans... Mais ici...
PiiiLiRERT. — Ce n'est, après tout, qu'à des honimcs que n^
avons alfaire.
Bourbon. — Il est vrai ; niaisccsniurs ont vudes siècles de gloire
et il en est sorti d'héro'iques génies. Le passé deRonie triomphaiii",
el son ombre actuelle , sont peuplés de ses guerriers. Je crois voir
leurs fantômes errer sur les remparts de la ville éternelle, éiendre
vei's moi leurs mains glorieuses et sanglantes, cl me faire signe de
m'éloigiier.
PuiLiBERT. — Bah! l.a menace de ces ombres vous fera-t-cllc
reculer?
Bourbon. — Elles ne menacent point. J'aurais bravé ", je crois,
les fureurs d'un Sylla; mais elles joignent leurs mains livides et
su|)pliantes, et les lèvent vers le ciel; leurs visages décharnés et leurs
yeux fixes fascinent mes regards. Vois!
PniLiRERT. — Je n'aperçois que de hautes tours et...
l'oLRiioN. — Et de cec(jté?
Philibert. — Pas même une sentinelle; elles se tiennent pru-
demment derrière le parapet pour éviter quelques balles égarées de
nos lansquenets à qui il pourrait prendre, envie de s'exercer h la
fraîcheur du crépuscule.
BoiRBON. — Tu es aveugle.
Philibert. — Si c'est l'être que de ne voirquecequi est.
Bourbon. — Dix siècles ont rassemblé leurs héros sur ces murs.
Le dernier Caton est là ((ui déchire encore ses entrailles plutôt que
de survivre à la liberté de celte Rome que je veux rendre esclave,
et le premier Cé.sar, colouré du cortege de ses victoires, vole de cré-
neaux en créneaux.
Philibert. — Rangez-donc sous vos lois la ville pour laquelle il
a vaincu, et soyez plus grand que lui.
BouRlioN. — Oui, il le faut, ou je périrai.
Philibert. — Vous ne périrez pas. .Mourir dans une telle enlre-
prise, ce n'est ])as mourir, c'est voir se lever l'aurore d'un jour
éternel. (I.e comte .Irnold et César s'uranccnt.)
i;èsar. — Et ceux qui veulent rester tout uniment des hommes
sonl-ils aussi condamnés à suer sous les rayons brûlants de cette
dévorante gloire?
Bourbon. — Ah ! saint au caustique bos-su ! ainsi qu'à son ami,
le plus beau guerrier de notre armée, aussi brave que beau, au^si
généreux qu'aimable! Nous vous trouverons à lousdeuxdc l'occu-
l)ation avant l'aube.
César. — N'en déplaise à Votre Altesse, elle aura pour elle-même
suftisamment de quoi s'occuper.
BouRHON. — Le cas échéant, il n'y aura pas de travailleur ]>lus
zélé que loi. bossu.
César. — Vous pouvez me donner ce nom . car vous m'avez vu
par tierrière. en votre (pialité de général, plaré à larrière-garde au
moment de l'action... mais vos ennemis ne |iourraient pas en due
aulanl.
Bourbon. — La rejilique est bonne, et je l'ai provotiuéc... mais
la poitrine du Bourbon s'est toujours présentée el se présentera Ion.
joursaudanger, aussi prompleinenl que latienne. fusses-tu Te diable-
C.ESAR — Si je l'étais, j'aurais pu m'épargner la peine de ve-
nir ici.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
365
BocnncN. — Pourquoi cela?
CÉSAR. — La moiiié <le vos couiageiises bandes ira bientôt à lui
de son propre mouvement, et vous y enverrez l'autre plus promp-
tement encore et non moins sûrement.
BouRBOX. — Amolli, votre amile bossu ressemble au vieux ser-
pent flans ses discours comme dans ses actes.
C,: s\n, — Votre Aliesse se méprend beaucoup : le serpent était un
flatteur... je n'en suis pas un ; et quant à mes actes, je ne pique
que quand je suis piqué.
Bourbon. — Tu es brave, et cela me suftlt; tu le montn.-: aussi
prompt à la répartie qu"à l'action... et cela vaut mieux encore. Je
ne suis pas seulement un soldat, mais le camarade de mes soldais.
CÉs.vR. — C'est une fort mauvaise compagnie , Altesse, et pire
encore pour les amis que pourles ennemis, en ce sens que pour les
premiers la connaissance est de plus longue durée.
Philibert. — En vérité, drôle! lu pousses l'insolence au-delà des
privilèges d'un bouffon.
CÉS.VR. — Vous entendez par là que je dis la vérité; je mentirai
si vous voulez, rien n'est plus facile ; alors vous me louerez de vous
avoir appelé un bérns.
Bourbon. — Pliilibert, laisse-le; il est brave, et avec sa figure
basanée et son dos protubérant, on l'a toujours vu le premier au
combat et à l'assaut, et le plus patient à supporter les privations;
quant à sa langue, dans un camp on peut prendre quelques licen-
ces, et les vives réparties d'un gai vaurien sont de beanciiup préfé-
rables, selon moi, aux grognements stupides d'un valet grondeur,
triste et affamé, àqui il faut, pour le contenter, un bon repas, du
vin, du sommeil et quelques maravédis, avec lesquels il se croit riche.
CÉS.VR. — 11 serait beureux que les princes delà tone pussent se
contenter de cela
Bourbon. — Tais-toi.
CÉSAR. — Soit' Mais je ne resterai pas inaclif. Vous, ne soyez
pas obiche de paroles, vous n'en avez pas pour longtemps.
PuiLiBEiiT. — Que prétend cet audacieux bavard?
(^usAR. — Bavarder comme tant d'autres prophètes.
Bourbon. — Philibert , pourquoi le tourmenter"? N'avons-nous
pas assez h penser ? Arnold, demain je commanderai l'assaut.
.'\RN0Ln. — C'est ce que j'ai appris, seigneur.
Bourbon. — Kt vous me suivrez?
Arnold. — Puisqu'il r.e me sera pas permis de marcher le
pn mier.
Bourbon. — Pour stimuler une armée en proie aux plus dures
privations, il faut que son chef soit le premier à mettre le pied sur
l'échelle.
CÉSAR. — Et sur le plus haut échelon, j'espère : c'est ainsi qu'il
prendra le rang qui lui estdii.
Bourbon. — Peut-être dès demain la grande métropole du monde
serat-ellc en notre pouvoir. A travers tant de changements succes-
sifs, la ville aux sept collines a conservé sa domination sur les peu-
ples : les Césars ont fait place aux Alaric, les Alaric aux pontifes:
Romains, Goths et prêtres sont restés les maîtres du monde. Siège
de la civilisation, de la barbarie ou de lareligion, les murs de Romu-
lus sont demeures le siège d'un emj ire. Eh bien ! ceux-là ont en
leur tour... Xous aurons le nôtre; nous combattrons aussi bien, et
nous gouvernerons mieux.
CÉSAR. — Sans doute, les camps sont l'école des droits civiques.
Que ferez-vous de Rome?
Bourbon. — Nous la rendrons ce qu'elle était.
CÉSAR. — Au temps d'Alaric?
Bourbon. — Non, drôle! au temps du premier César dont lu
porles le nom comme plus d'un chien...
CÉSAR. — Et plus d'un roi! c'est un beau nom pour des chiens
de combat.
BonRBON. — Il y a un démon dans cette langue de serpent à
sonnettes. Ne parleras-tu jamais sérieusement?
CÉSAR. — Ala veille d'une bataille... cela ne serait pas d'un sol-
dat. C'est au général à réfléchir; nous autres aventuriers nous pou-
vons rire. De quoi nous inquiéterions-nous? Notre chef est une di-
vinité tutclaire qui prend soin de notre sort. Rè^le générale, que les
soldais pensent le moins possible ! Si jamais ces gens-là se mettent
à rèilèchir, il vous faudra prendre Rome à vous tout seul.
Bourbon. — Tu peux narguer; ce qui te sauve, c'est que lu ne
t'en bats pas plus mal.
César. — Je vous remercie de celte liberté ; c'est la seule solde
que j'aie encore touchée au service de Votre Altesse.
Bourbon. — Eh bien! demain tu le paieras loi-même. Vois ces
reniparls, c'est là qu'est mon trésor. Mais, Philibert, il faut nous
rendre au conseil. Arnold, nous requérons votre présence.
Arnold. — Prince! disposez de moi au conseil comme sur le
champ de bataille.
Bourbon. — En toute occasion, nous apprécions vos services, et
demain, à la pointe du jour, vous occuperez un poste de confiance.
Cesar. — Et moi! quel sera mon puste.
Bourbon. — Tu marcheras à la gloire sur les pas de Bourbon.
Bonne nuit.
Arnold , à César. — Prépare mon armure pour l'assaut , et at-
lends-moi dans ma tente. (Bourbon, Arnold, rhUibert, etc. , sor-
tent.)
César. — Dans ta tente ! penses-tu donc que je te perde de vue,
ou que ce coffre contrefait qui contenait ton principe vital soit autre
chose pour moi qu'un masque? Parbleu! les voilà donc ces hom-
mes, ces héros, ces guerriers, la fleur des bâtards d'Adam! Voilà où
Ion arrive en donnant à la matière la faculté de penser; sub-
stance opiniâtre, ses idées et ses actes sont un chaos, et sans cesse
elle retombe dans ses premiers éléments. Eh bien ! je vais m'amuser
avec ces chélives poupées : c'est le passe-temps d'un esprit à ses
heures de loisir. Quand cela m'ennuiera, j'ai de l'occupation parmi
les astres que ces pauvres créatures croient faits tout exprès pour
le plaisir de leurs yeux. Ce serait un bon tour en ce moment que
d'en faire descendre un tout juste au milieu de ces gens-là, et de
mettre le feu à leur fourmilière. Comme les fourmis courraient sur
le sol brûlant, et, cessant de se déchirer les unes les autres, comme
elles feraientenlendre une jérémiade universelle! Ha! ha! [César
sort.)
DEUXIÈME P.4RT1E.
SCÈNE PREMIÈRE.
Les murs de Rome.— I.'assant.— Larmée avec les échelles est prèle h es-
calader les remparts ; en tète s'avance Bourbon avec une échappe blan-
che sur son armure.
CHOEUR d'esprits D.\NS LES AIRS.
1.
Triste et sombre l'aurore se lève. Où fuit l'alouette silencieuse ?
où se cache le soleil voilé ? Le jour a-t-il réellement commencé ? La
nature jette un œil morne sur cette ville illustre et sainte : autour
d'elle s'élève un vacarme capable de réveiller les saints qui dor-
ment dans son enceinte, et de ranimer les nobles cendres parmi
lesquelles le Tibre précipite ses ondes jaunâtres. Héroïques colli-
nes ! éveillez-vous, avant d'être ébranlées dans votre base!
Entendez-vous le bruit régulier des pas! Mars lui-mêmeen dirige
la cadence! Les soldais observent la mesure, comme les ma-
rées obéissent à la lune! Ils marchent à la mort en réglant leurs
mouvements comme les vasues de l'Océan qui franchissent les môles
en conservant toujours leur symétrie . et en se brisant par files
alignées. Enlendez-vous les armuresqui résonnent! Voyez le guerrier
fixer un regard courroucé sur les remparts: vo.vez ces échelles qui
avec leurs degrés ressemblent à la peau rayée d'une couleuvre.
■i.
Regardez ces remparts hérissés de guerriers, garnis dans toute
leur étendue de canons à la gueule sombre , de lames étincelantes ,'
de mèches allumées, d'engins infernaux prêts à vomir la mort 1 Tous
les instruments de carnage, anciens et nouveaux , sont réunis dans
cette lutte entre le présent et le passé, aussi nomhreux qu'un nuage
de sauterelles. Ombre de Rémus! ce jour est aussi terrible que celui
où ton frère versa ton sangl Des chrétiens sont armés contre le
Christ... son destin doit-il ressembler au tien.?
4.
Ils s'approchent : la terre tremble sousleuis pieds ; un bruit sourd
accompagne d'abord leur marche, comme celui de l'Océan à demi
réveillé , jusqu'au moment où, devenu plus fort et plus bruyant,
son choc réduit les rochers en poussière... ainsi s'avancent les flots
de cette armée. 0 vous ! héros dont le nom est immortel! guerriers
puis.sants! ombres éternelles! premières fleurs des sanglantes prai-
ries dont Rome est environnée, cette mère d'un peuple qui n'eut
point de frère ! dorniirez-vous pendant que les querelles des nations
déracinent vos lauriers? Vous qui pleuiàtes sur Carthage en cen-
dres, ne pleurez pas... frappez ; car Rome va succomber.
5.
Les guerriers de vingt nations diverses s'avancent! Depuis long-
temps la famine a mesuré leurs vivres. Aussi nombreux , mais plus
redoutables que des troupeaux de loups, la haine et la faim les
])oussent vers ces remparts. 0 cité glorieuse! faut-il que tu devien-
nes un objet de pitié! Romains, combattez tous comme vos pères!
Alaric était un ennemi clément , comparé aux farouches bandits de
Bourbon! Lève-toi, cité éternelle ; lève-toi! répands de tes propres
mains l'incendie dans ton enceinte plutôt que devoir de tels hôtes
souiller le plus humble de les foyers.
6.
Vois ce spectre sanglant! Les enfants dllion ne trouvent plus
Utit;
LK8 VKILLBK8 LITTEltAIKK8 ILLUSTKEK>.
■ I lli'clr.r; Irs lilddc Priam nimaii'til letirrrtpc; Icfondal.'urdp Homo
(piililja Hii mbrr c|iiaii(l il lim son vnillniil jumeau , ft se sDiiilla dun
r.r'uw ini'X|>ialdr. Vnis-lu sun oiiiUri- Ki(;aiilrM|K(' pliiiicr ilo lnulo sa
liaulour sur les rciniiaris? I.e jour où il fraiiflnl la |irPinii.TC eii-
roinli'. la rnndatjoii ful allrlsli^i' du pn'-saci'clp la rliulo. MiiiiilfinanI,
liiiMi (|iir lu sois aussi liaiile qirunc tiou\ell« llaliel , f|ul pi!Ul arrêu-r
ses |ias? Kiijnnihant los rdiflccs Ips plus (élevés, llouius récinuic «a
vcrifoanre : iimllicur i\ loi, «^ Rome I
7.
la (iircur dp l'ennemi I'nlipinl mninlennnt : la flamme, la fura<^c
pi des iiruits inforiiaux t'eiivironnenl, /i niorvpille du mondcl Dans
IPS niurs, sous les murs psI l.i morl! L'acicr fail résonner l'acier;
l'éclipllp rrai|ue ol se brise sous son fardeau d'airain <|u'on voit au
loin reluire , pl îi ses pieds (épiaient les blasphèmes I De nouveaux
assaillanis surffiascnl! Chaque guerrier qui suecomhe esl rcmplaeé
jiar un autre qui gravit h son tour. La miMi^c devient plus épaisse;
lesmp de riùiropeinondeles fossils. Home, tes murs peuvent tom-
ber; mais cet engrais fertilisera tes ehamps, cl les couvrira d'une
uiuissoii vivante. Cependant, sois Home encore; au milieu deles
douleurs, combats comme aux joui-s de les triomphes.
8.
0 dieux Pénates! no soufTrez pas uue vos foyers soient livrés de
nouveau h l'inflexible Aie! Ombres ucs héros, ne vous soumeltez
pas à ces Nérons étrangers 1 Si le César matricide répandit le sang
lie Rome, il était votre frère : c'était un Romain qui opprimait les
Romains... l'étranger Brenniis fut repoussé. Saints et martyrs, le-
vez-vous! vos litres sont plus sacrés encore! Divinités puissantes
des temples qui s'écroulent et dont la ruine esl encore imposaiile!
et vous, fondateurs plus puis.sants de la vi aie foi et des aulels chré-
tiens... accourez tous! frappez les assaillants! Tihie! Tibre! cpie les
Ilots témoignent du courroux de la nature. Que tout euenr vivant se
soulève, comme le lion qui se retourne contre le chasseur! (Juand
lu devrais être pulvérisée, quand il ne devrait rester de toi qu'un
vaste tombeau, fl Romel sois toujours la Rome des Romains!
(RornBoN, AnvoLD, César el autres arrivent au pied du rem/mrt.
Iniiild HP dispose à y appuijer son éclielle.)
Hoi iiuoN. —Arrêtez, Arnold! je dois mouler le premier.
AnNOi.n. — 11 n'en sera rien, seigneur.
RounnoN. — Arrêtez, vous dis- je! suivez-moi! je suis fier d'être
suivi d'un tel homme; mais je ne soufTriral pas qu'on me précède.
(// appuie son échelle et commence a monter.) .Maintenant, en l'an ts!
en avant! en avant! ^l'n coup de feu l'atteint et il tomlte.)
CiisAR. —VA le Voilà par lerre.
AnNoi.D. — Puissances élernelles! Le découragement va s'emparer
de l'armée... Vengeance! vengeance!
IlotiRnoN. — Ce n'est rien. Donnez-moi votre main, [linurlmn
prend la main d'.trnoldet se 1ère; mais, au moment ou il remet le
pied sur l'échelle, il reto)nhe.) Arnold! c'en est fait de moi : cachez
ma mort, et tout ira bien... Cachez ma morl, vousdis-je: jetez mon
manteau sur ce qui ne sera bientôt plus que poussière; que les sol-
dais ne voient pas mon cadavre.
Arnold. — Il faut vous transporter à l'écart; le secours de...
Rot RRON. — Non, mon brave; mon heure est venue. .Mais qu'est-
ce qu'une vie de plus ou de moins? L'ftnie de Bourbon plane encore
sur les siens. Ils apprendront seulement après la victoire que je ne
suis plus qu'une argile insensible... Faites alors ce qu'il vous
plaira.
CÉSAR. — Voire Altesse voudrait-elle bai.ser la croix ?... Nous n'a-
vons pas de prêtre ; mais la garde d'une épée pourra voiisservir : c'est
ainsi que lit Bayard.
UouRRoN. — Esclave railleur! me faire entendre ce nom en un
pareil moment! .Mais je l'ai mérité.
Arnold, à César. — Coquin, laistoi.
Ci;sAR. — Quoi! lorsqu'un chrétien meurt, ne puis-je lui offrir,
en bon chrétien, un rade in pace t
Arnold — Silencp... Oh! comme ils sont ternes ces yeux qui re-
gardaient le monde ;vvcc dédain, les yeux de celui qui ne vovait
point d'égal!
RoCRBoN. — Arnold, si jamais vous revoyez la France... .Mais
écoutez! écoutez! l'assaut redouble d'acharnement. Oh! une heure,
une minute de vie pour mourir dans ces remparts I IIAiez-vous,
Arnold' IrAtez-vous! ne perdez pas de temps... Ils prendront Ron;e
sans vous.
Arnold. — Ki «ans vous!
Boi:rron. — Non, non; mon Ame y sera. Couvrez mes restes, et
silenre! Partez! et soyez vainqueur!
Arnold. — Mais je ne dois pas vous quitter ainsi.
Bourbon. — Il le faut... adieu... Kn avant! la victoire esta nous.
[Il meurt.)
CicsAU (/ Irnold. — Venez, comte; h louvraf.'.' !
Arnold. — Tu as raison ; je pleurerai i)lus lard. { Irnold couvre
d'un manteau le corps de Hourbon, et monte à l'échelli' en .«.■■'-
criant) : Bourbon] Bourbon! En avant, mo« enfant»! Rome c«l à
nous!
CÉRAR. — Bonne nuit, seigneur connétable; lu étais un homme,
liii. i< isar suit Irnold: ils atleigiient 1rs crénrnu.ret sont nncrr-
sés.) l'nn jolie culbute ! Votre Seigneurie est clic meurtrie?
Arnold. — Non. (// remonte à l'échelle.)
Cbsah. — Le gaillard e«l franc du e.dlier, une fois éehaullé; el,
par ma foi, ce n'est pas un jeu d'enrunt. Comme il y va! Il pou
sa main .sur le créneau... il le saisit e.iinme on embr.LSscrait un
autel ; voilà qu il y pose le pied, el... qu esl-ro qui arrive ici?... un
Romain, '/n homme tomlte.) Le jiremier oiseau de la couvée I II
est loinbé en deliorg du nid. \-'.h bien, camarade?
Lk RLE.saÉ. — Une goutte d'eau ?
(>BSAR. — D'ici au Tibre, il n'y a d'autre liquide que du sang.
Lk RLnssÉ. — Je meurs pour Rome. (// meurt.)
CÉSAR. — Bourbon aussi, <lans un autre sens. Oh! tous ces hom-
mes iiiimorlels! avcch'iir généreux mobile! Mais il faut que j'aille
rejoindre mon jeune maître; il doit être maintenant au Forum. Ivn
avantl en avant! (// monti; a féchelle.)
SCKNE n. ^
La ville de Rome. — Les assiégeants el les ansiégés comball<'nt dans les
rues. — Les citoyens fuient en désordre.
CÉSAR entre. — Je ne trouve point mon héros ; il est confondu
dans celte foule héroïque qui poursuit lesfuyanls.ctallaqiie ceux qui
cornbatleni encore en désespérés. Que vois-je? Un ou deux cardi-
naux qui ne paraissent pas lrèsé|irisdu martyre. Comme ec» viiil'
jambes rouges se démènent! S'ils pouvaient se débarr.isfi-r de 1.-
grègues comme ils ont fait de leur chapeau, ce serait bien beui.
pour eux ; ils ne serviraient pas cle point de mire aux pillards. M
qu'ils fuient 1 les flols de sang ne lachcronl point leurs bas roiiL-' -
Surrient une troupe de amdmttants. — Arnold m/ a la tête <!■ -
assaillants.) Voici mon homme iiui arrive, tenant par la main l's
deux jumeaux bénins, la gloire et le carnage. Holà! comie!
Arnold. — En avant! Ne leur donnons pas le letups de se
rallier.
Cksar. — Je l'en préviens , ne sois pas si téméraire; h l'ennemi
qui fuit il faut faire un pont d'or. Je t'ai dcmné la beauté extérieure
el une exemption de certaines maladies du corps, mais non des
blessures qui atteignent l'ime, ce qui est hors de mon pouvoir. Quoi-
que je t'aie donné la forme du fils de Pelée, je ne l'ai pas Irrrapé
dans le Styx; el contre l'épée d'un ennemi, je ne garantirais pas plus
ton cœur chevaleresque que le talon d Achille; sois donc prudent el
rappelle-loi que lu es encore mortel.
Arnold. — El quel homme ayant du cœur voudrait combattre s'il
était invulnérable? Ce serait une singulière plaisanterie. Penscs-lu a{
que si l'on fait la chasse aux lions, je sois un;homme à courir après
des lièvres? (Irnold se précipite dans la mêlée.) 1
CÉSAR. — Voilà un bel échantillon de l'humanité I Fort bien ! Son
sang esl échauffé; quand il en aura perdu quelques goultes, se
lièvre se calmera. (.-Irnold attaque un Komain qui bal en refraitf
vers un portique.)
Arnold. — Rends-loi, esclave; je le promets la vie sauve.
Le Romain. — Cela est bieniût dit.
Arnold. — Et bientôt fait... ma parole esl connue.
Lk Romain. — Et mes actions vont l'être.
[Ils recommencent le combat ; César s'arance.)
CÉSAR. — Arrête. Arnold! tu as affaire à un artiste célèbre . à un
habile sculpteur, non moins exercé à manier l'épée "t la dague que
le ciseau. Il se serl également bien du mousquet ; c'est lui qui a lire
sur Bourbon du haut du rempart
Arnold. — Ah! c'est lui? Eh bieni c'est son monument ipi'il a
sculpté.
Lk Romain. — Je puis vivre encore assez pour achever celui de
gens qui valent mieux que loi.
(JKSAR. — Bien dit, mon tailleur de marbre Benvenulo!Tu te
connais aux deux métiers; et celui qui tuera Cellini accomplira une
lAelic non moins rude que la tienne lorsque lu travaillais les b!i>es
de Carrare. {.Arnold désarme et Idesse légèrement Cellini, qui tire
de sa ceinture un pistolet et fuit feu, puis s'vloiqne et disparuit
sous te /tortique.) tlommentrcii irouvcs-tu? Tu asun avanl-goùl du
banquet de Bellnne.
Arnold, chancelant. — Ce n'est qu'une égralignure. Prête-moi
ton écharpe; ce bandit ne m'échappera pas ainsi.
Cksar. — Où es-tu blessé?
Arnold. — A l'épaule gauche. Le bras qui tient I épée est inl.-.cl,
et cela me suffil: j ai soif Je voudrais uiipeu d eau dans un casqoe.
CÉSAR. — C'est un liipiide qui esl mainiciiant en grande estime ,
mais qu'il n'est pas facile de se procurer.
Arnold. — Ma soif augmcnle... mais je trouverai le moyen de
léleindre. •
Cksar. — Ou de le faire éteindre loi-même.
.\iiN0LD. — Lachance est égale; je jetterai le dé. Mais je perdi
ŒUVRES COMPLÈTliS DE LORD BYRON.
367
mou temps eu parulcs. (César met técharpe'UU hiuts d'./rnokl.)
Pouriiuoi restes-tu ;i ne rien faire? Pourquoi ne frappes-lu pas?
CÉSAR.— Les anciens philosophes rejian.laieut tranquillement
agir l'humanité, comme de simples spectateurs rcgardiaentlesjcux
olynijiiques. Lorsque je Irouverai un prix digne d être disputé , je
deviendrai un nouveau Milon.
Aunoi.d. — Oui, pour lutter contre un chêne.
César. Contre une forêt quand cela me conviendra. Je com-
hals contre des masses, ou pas du tout. En attendant, poursuis ton
<Euvre, comme moi la mienne : celle-ci se borne à regarder faire,
puisque tous ces ouvriers récoltent ma moisson gratis.
Arnold. — Tu es toujours un démon.
Cesar. — Et toi, un homme.
Ar.nold. — Tel aussi je veux me montrer : mais les hommes que
sont-ils?
CÉSAR. — Tu le sens et tu le vois. (.Iniolcl s'cloigne et se mêle au
combat qui eoiitinue partiellement.)
SCENE IlL
L'intérieur de l'église de Saint-Pierre. —Le pape esta l'autel. — Prêtres
accourant en désordre. Citadins cherchant un asile, et poursuivis par
tes soldats.
CÉSAR entre.
Un soldat espagnol. — Frappez, camarades! emparez- vous de
ces candélabres! cassez-moi lesreinsàce moine tondu! son rosaire
est en or I
U.\ SOLDAT LUTHÉRIEN. — Veugoancel vengeance! le pillage
après : d'ahord la vengeance... Voilà l'Antéchrist 1
CÉSAR, s' interposant. — Eh bien! hérétique, que prétends-tu
faire?
Le soldat luthérien. — Détruire au nom du Christ cet orgueil-
leux Antéchrist. Je suis chrétien.
CÉSAR. — Oui , si bien que le fondateur de la foi y renoncerait
rn voyant de pareils prosélytes. 11 vaudrait mieux t'en tenir au
pillage.
Le SOLDAT luthérien. — Je te dis que c'est le diable en personne.
CÉSAR. — Chut ! Garde ce secret, de peur qu'il ne te reconnaisse
pour l'un des siens.
I>E SOLDAT LUTHÉRIEN. — Voudrais-tu le sauver ? je le répète que
c'est le diable ou le vicaire du diable sur la terre.
CÉSAR. — Et c'est jusiemcnt -pour cela que tu ne dois pas lui faire
de mal ; voudrais-tu le brouiller avec tes meilleurs amis ? Tiens-toi
tranquille ; son heure n'est pas encore venue.
Le SOLDAT luthérien. — Nous allons voir. (// se précipite en
arnnt; un des gardes du pape Lui tire un coup de mousquet, et il
tomije au pied de l'autel.)
César, au luthérien. — Je te l'avais bien dit.
1,E SOLDAT LUTHÉRIEN. — Nc mc veugcras-tu pas?
CÉSAR. — Moi ? nullement. Tu sais que « la vengeance appartient
au Seigneur; » et tu vois que ceux qui usurpent ce droit sont mal
venus auprès de lui.
Le soldat luthérien, mourant. — Oh ! si je l'avais tué, je serais
moulé au ciel, couronné d'une éternelle gloire IDieu, pardonne à la
faiblesse de mon bras qui n'a pu l'atteindre, et reçois ton serviteur
dans la miséricorde. Notre triomphe est encore glorieux; l'orgueil-
leuse Babylone n'est plus ; la prostituée des sept collines a échangé
sa robe d'écarlate contre le cdice et la cendre. (// meurt.)
CÉSAR. — Oui , la cendre , y compris la tienne. {Les gardes du.
pape se défendent arec acharnement pendant que le pontife gagne
un passage secret, et s'cnfuitau fatican, puis an cliùleau Saint-
Ange.)
Allons! voilà qui s'appelle se battre comme il faut. Le prêtre et
le soldat, les deux grandes puissances, sont aux prises ! Je n'ai pas
vu de pantomime plus comique depuis le jour où Titus prit Jérusa-
lem. Mais les Romains eurent l'avantage alors; c'est maintenant le
lourdes au 1res.
Les soldats. — 11 s'est enfui! mettons-nous à sa poursuite.
Un soldat. — Ils ont barricadé l'étroit passage , obstrué du reste
par une niasse de cadavres!
CÉSAR. — Je suis bien aise qu'il ait échappé : c'est bien à moi
qu'ilie doit. Je nc voudrais pas pour tout au monde voir abolir ses bul-
les; elles font la moitié de mon empire. En retour descs indulgences,
nous pouvons en avoir un peu pour lui... Non, non, il nc faut
pas (lu il succombe... et d'ailleurs sa délivrance actuelle peut four-
lur malière à un nouveau miracle, à preuve de son infaillibilité.
(.lux soldats espagnols.) Eh bien! coupe-jarrets, pourquoi restez-
vous là les bras croisés? Si vous ne faites bâte , il ne vous res-
tera pas un seul chaînon d'or pieux. Et vous êtes des catholiques !
vfiudriez-vous donc revenir d'un semblable pèlerinage sans une
seule lelique? Les luthériens eux-mêmes ont une dévoliun plus
■\iaie : voyez comme ils dépouillent les aulels.
Les soldats. — Par saint Pierre ! il dit vrai ; les hérétiques em-
porteront tout ce qu'il y a de meilleur.
CÉSAR.— Quelle honte pour vous ! Allez donc 1 aidez-les dans leur
conversion. (Les soldats se dispersent, plusieurs quittent l'église,
d'autres y entrent.) Us sont partis; leurs compagnons arrivcnl.
Ainsi se succèdent les flots de ce que ces gens appellent l'éter-
nité, secroyantles vagues de cet océan, tandis qu'ils n'eu sont que
l'écume... Allons, unefemmel (Entre Olimpiapoursuir'ie par des
soldats... elle s'élance sur Pautel.)
Un SOLDAT. — Elle est à moi.
Un autre soluat, arrêtant le premier. — Tu mens; c'est moi
qui, avant tous, l'ai dépistée; et, fût-elle la nièce du pape, je ne la
céderai pas. (Us se battent.)
Troisième soldat, s'avançant vers Olimpia. — Vous pouvez ré-
gler vos prétentions; je vais l'aire valoir les miennes.
Olimpia. — Esclave de l'enfer, lu ne me loucheras pas vivante.
Le troisième soldat. — Vivante ou morte!
Olimpia , embrassant un crucifix d'or massif. — Respecte ton
Dieu!
Le troisième soldat. — Oui, quand il est d'or et qu'il brille.
Ma fdle, c'est ta dot que tu tiens làilans tes bras. (lu moiiicnl oii
il s'avance, Olimpia, d'un violent et soudain ejfort, lame le cruci-
fix, qui va frapper le soldat et l'étend à terre.) Grand Dieu !
Olimpia. — Ah ! tu le reconnais maintenant.
Le TROISIÈME soldat. — J'ai le cràue fracassé! Camarades, à
mon secours! Ah! lout est ténèbres! (// meurt.)
Autre SOLDAT, accourant. — Tuez-la, quand elle serait mille fois
plus belle encore; elle a tué notre camarade.
Olimpia. — Une telle mort sera la bien-venue! la vie que vous
me donneriez, il n'est pas d'esclave qui eu voulût. Grand Dieu ! au
nom de votre fils rédempteur et de sa sainte mère, recevez-moi telle
que je désire mourir, digne d'elle, et de lui, et de vous. (Arnold
entre.)
Arnold. — Qui vois-je? Maudits chacals ! arrêtez!
CÉSAR , à part et riant. — Ha! ha! en voilà de lajusiice! Ces
gens-là ont les mêmes droits que lui. Mais voyons ce qui va s'en-
suivre.
Le SOLDAT. — Comte , elle a tué noire camarade.
Arnold. — Avec quelle arme?
Le soldat. — Avec cette croix , sous le poids de laquelle il est
écrasé; voyez-le ici gisant, plussemblableà un ver qu'à un homme ;
elle lui a îancé le crucilix à la tête.
Arnold. — Vraiment! voilà une femme digne de l'amour d'un
brave: si vous l'étiez, vous l'auriez honorée. Mais éloignez- vous ,
et rendez grâce à votre bassesse : c'est la seule divinité que vous ayez
à remercier de votre existence. Si vous aviez touché un seul cheveu
de celte tête, j'aurais éclairci vos rangs plus que n'a fait l'ennemi.
Partez, chacals! rongez les os que le lion vous laisse; mais atten-
dez pour cela sa permission.
Un soldat , murnmrant. — Alors que le lion sache vaincre à lui
seul.
Arnold, le rappe et le renverse. — Mutin , va te révoller contre
Satan ! Obéis sur la terre! [Les soldats attaquent .-irnold.)
Venez! j'en suis enchanté! Je vais vous montrer, esclaves que
vous êtes, comment on doit vous conduire. Vous allez connaître
celui qui vous a précédés sur ces murs que vous hésitiez à escala-
der , jusqu'au moment où vous avez vu ma bannière flotter sur les
créneaux ! Maintenant que vous êtes entrés , le courage vous est
donc revenu? (Arnold renverse le plus avancé, les autres jettent
bas leurs armes.)
Les soldats. — Quartier! quarlier I
Arnold. — Apprenez donc vous-mêmes à l'accorder. Connaissez-
vous maintenant celui qui vous a guidés sur les remparts de la ville /
éternelle ? '
Les soldats. — Nous le connaissons ; mais pardonnez un moment
d'erreur dans l'emportement de la victoire à laquelle vous nous
avez conduits.
Arnold. — Retirez-vous I Allez à vos quartiers! vous les trouverez
établis au palais Colouna.
Olimpia, à part. — Dans la maison de mou père !
Arnold, aux soldats. — Laissez vos armes, vous n'en avez plus
besoin, et souvenez-vous de tenir vos mains nettes, au je vous bap-
tiserai dans une eau rouge comme l'est maintenant le Tibre.
Les soldats, déposant leurs armes et partant. — Nous obéis-
sons.
Arnold, à Olimpia. — Madame, vous êtes en sûrelé.
Olimpia. — Je le serais, si j'avais seulement un couteau; mais
n'importe... mille voies sont ouvertes à la mort, et, avant que tu par-
viennes jusqu'à moi, ma tête sera brisée sur ce marbre, au pied de
cet aulel d'où je contemple ma destruction. Homme, que Dieu te
pardonne !
Arnold. — Je désire mériter son pardon et le lien, quoique je ne
t'aie point offensée.
3<;8
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
Oi.iMi'iA. — Niiti, 111 as seiilemPiil saccage ma cilé natal'-... Non!
In as fail de la maison ilo mon pt>re une caverne ilc voleurs!
Non I In as iiionih' ce Icmple <lu sang des Romains et îles pn'tres ! ICI
maintenant In voudrais nu- sauver pour faire de moi... mais cela ne
sera jamais! il.lli' It're les ijnix rers le ciel, s'rnioiire des plis de su
r(ihe,elsrpri'/xire a se précipiter du liaiildel'aiilel du coté op/MJSC
ticeliii oil se lient .Irnold.)
AnNoi.li. — Arrêtez I arr/^lcz. Je jure...
Oi.iMi'i.v. — Kparpne h Ion Ame, dcjà maudilc, un parjure (|ui le
rendrait odieux à Tcnfcr même : je le connais!
AnMii.i). — Non, lu ne me connais pas; je lie suis pas de ces gens-
là, i|iioii|nc...
Oi.iMi'i.v. — Je le jngi- par tes compagnons : Dieu le jugera tel
que tii es. Je le \ois rougi du sang de Rome; prends le mien : c'est
tout ce ((ne lu auras de niuj Ici, sur le marijrc de ce temple dont
les fonts baptismaux m'ont vue consacrée h Dieu, je lui oll're un
sang aiis.si pur qu'il l'était le jour où le baptême racliela mon unie
d'enfant. (Olimpia fait un geste de dédain a .Irnold, cl se préci-
pite (lu haut de l'autel sur le marbre.)
AnNiii.n. — Dieu éternel! je le reconnais mainlenanl. Au secours!
au secours ! Rlle est niorle.
dis vu, s'approrliaitt. — Me voici.
AnNoi.o. — Toi ! mais viens, sauve-la !
Cks.vh, l'aidant à relever Olimpia. — Elle y a été de fianc jeu!
La chute est grave.
Ai\Noi.D. — Oh ! elle est sans vie.
Cksaii. — Dans ce cas, je ne puis rien pour elle ; la résurrection
n'est pas de mon ressort.
AnNoi.n. — ICsclave !
Cesar. — Oui. esclave ou maître, c'est tout un : il me semble
pourtant que de bonnes paroles ne g;\lenl jamais rien.
Arnolm. — Des paroles !... l'eux-iu la secourir?
Cesar. — J'cssnierai. Nous ne ferons peut-être pas mal de l'asper-
ger un peu de cette eau bénite. (// apporte de l'eaubénite dans son
casque.)
Arnolo. — Klle est môlée de sang.
CÉsAii. — Kn ce moment, il n'y en a pas à Rome de plus claire.
ARNOtn. — Qu'elle est pâle! (pielle est belle! La vie l'a pourtant
abandonnée! Vivante ou morte, ô toi ! essence de toute beauté, je ne
veux aimer que toi !
Cesar. - C'est ainsi qu'Achille aima Fenlbésilée : il paraît que
tu as aussi le cœur du bcros, et cependant il n'était pas très tendre.
Arnold. — Kllc respire! mais non, ce n'était que le faible et der-
nier soiii'lle que la vie dispute à la mort.
Ci:sAn. — l'Ille respire.
Arnold. — Tu le (lis, donc c'est vrai.
CÉSAR. — Tu me rends juslice... Le diable dit la vérité plus fran-
chem'Mit qu'on ne croit; mais il a souvent affaire à un auditoire
ignorant.
Arnold, sans l'écouter. — Oui, son cœur bat! Hélas! pourquoi
faut-il que le seul cœur que j'aie jamais désiré sentir à l'unisson du
mien pal|iile sous la main d'un meurtiier.
CÉSAR. — Réflexion sage, mais qui vient un peu lard I
Arnold. — Vivra -t-elle?
CÉSAR. — Aulanl que peut vivre la poussière.
Arnold. — Klle est donc morte "?
Ci:SAR. — llalil bah! tu es mort toi-même sans le savoir. Elle re-
^ient à la vie li ce que tu appi'll's la vie, à cet état où tu es
maintenant; mais il nous faut recourir;! des moyens humains.
Arnold. — Nous allons la transporter au palais Culonna , où j'ai
arboré ma bannière.
Cesar. — Viens donc! Relevons-la.
Arnold. — Doucement.
Cesar. — Aussi doucement qu'on porte les morts, par la rai.son
peut-être qu'ils ne peuvent plus sentir les cahots.
Arnold. — Mais vit-elle réellement?
Cksar. — Ne cr.iins rien ! Toulefois, si plus tard lu en as regret,
ne l'en prends pas à moi.
Arnold. — Qu'elle \ive seulement!
Clsar. — Le souflle de la vie est encore dans son sein, et peut se
ranimer. Comte! comte! je suis ton serviteur en loules choses, et
voilà un emploi nouveau pour moi. 11 est rare que j'en exerce du
môme genre; mais tu vois quel ami dévoué lu as dans celui que tu
appelles démon. Sur la terre, vous n'avez souvent que des démons
pour amis : moi, je n'abandonne pas le mien. Allons, emportons ce
beau corps! J'en suis presque amoureux, comme les auges le fu-
rent jadis des premières tilles des hommes.
Arnold. — Toi ?
César. — Moi! Mais ne crains rien, je ne serai pas Ion rival.
Arnold. — Mon rival !
("esar. — Je serais formidable; mais depuis que j'ai tué les
sept maris de la fiancée de Tobie il a suffi d'un peu d'encens pour
arranger l'atTaiie), j'ai rais de côté l'intrigue amoureuse : ce qu'on
y gagne vaut rarement les efl'orts nécessaires pour l'obtenir, et sur-
tout |iour s'en défaire; car telle est la difticulté, du moins pour les
mortels.
Arnold. — Silence, je l'en priel doiiccmenll il me semble que ses
lèvres remuent, que ses jeux s'ouvrent.
CÉSAR. — Comme des astres, sans doulo; car c'est une mélapli' :
inspirée par Lucifer ou Vénus.
Arnold. — \u palais Colonna, comme je le l'ai dit.
CÉSAR. — Oh ! je connais mon chemin dans Rome.
Arnold. — Allons! marchons doucement.
(Ils sortent en portant Olimpia.)
TnOISIKUE PARTiK.
Un cli.ticau des Apennins, entouré d'une contrée saovage, mais riante.
Chdîur de villageois chantant devant les portes.
La guerre est terminée; le printemps est de retour. La fiancée et
son amant sont rentrés au manoir : ils sont heureux, réjouissons-
nous ! Que leurs cœurs aient un écho dans nos voiï.
Le printemps est de retour; la violette est (lélrie, la prcmière-nr
du premier soleil : ce n'esl pour nous ()ii'iine fleur d'hiver : la neige
des montagnes ne la fait point périr; elle lève au milieu d'elles sa
têle humide de rosée, et ses yeux bleus réfléchissent l'azur du jeune
lirmamctit.
3.
Et quand vient le printemps ave ses légions rosées, la fleur la
plus aimée s'éloigne de la foule avec ses parfums célestes et sescou-
leurs virginales.
4.
Cueillez loules les autres ; mais rappelez- vous celle qui les devança
dans le simbre Décembre, celle qui fut leur étoile du malin, cl nous
annonça l'approche des longs jours; même au milieu des roses,
n'oubliez jamais la violette, la violette virginale.
(CÉSAR entre )
CÉSAR. — Les guerres sont finies; nos épées sont oisives ; le cour-
sier mord son frein; le casque est appendu à la muraille. L'aventu-
rier se repose; mais son armure se rouille. Le vétéran s'engourdit,
et bâille dansiechi\teau. Il boil ; mais qu'est-ce que l'ivre.«se? lire
trêve à la piMisée! Les sons belliqueux du cor ne le réveillent plus.
Le ciioei.r. — Déjà le limier aboie; le sanglier court la forêt ,
et l'orgueilleux faucon est impatient de prendre son essor : le voilà
sur le poing du noble seigneur, perché comme un cimier sur un
casque; et les oiseau.v, désertant leurs nids, troublent l'air de leurs
clameurs.
CÉSAR. — Ombre de la gloire ! faible irnagc'le la guerre! mais la vé-
nerie n'a pointdannales, seshérosn'ontpointde renommée: à peine
cite-t-on Nerarod, l'inventeur de la chasse, le fondateur d'empires,
qui le premier épouvanta les forêts. Quand le lion était jeune, et
dans tout l'orgueil de sa puissance, les forts se faisaient un jeu de
lutter Contre lui ; armés d'un sapin en guise de lance, ils allaquaicnl
le mammouth ou le béhémolh écumant. La taille de 1 homme éga-
lai; alors en hauteur les tours de noire temps. Premier-né de la na-
ture, il était sublime comme elle.
Le giioI';i:r. — La guerre est terminée ; le printemps est de retour.
La fiancée et son amant sont rentrés au manoir : ils sont heureux;
réjouissons-nous ! Que leurs cœurs aient un écho dans nos voix.
[Les villageois sortent en chantant.)
Ici ■i'arri>tc le nianuncrit du
BOSSU TRANSFORMÉ.
--SSt t^S^-SJ^uT^»?*-
ŒUVRES COiMPLÈTES DE LORD BYRON.
ntii
SARDANAPALE,
PERSONNAGES.
flammes : — Sardanapale, roi de Ninive et d'Assyrie. — Arbace,
Méde aspirant au trône. — BiiLÉsÈs, Chaldéen et devin. — Sa-
LÉMENÉs , beau -frère
du roi. — Altada,
officier du palais. —
Zamès. — Pania. —
Sfi'.ro. — Baléa.
Femmes . — Zarina. la
reine. — Myrrua, jeu-
ne Ionienne , esclave
favorite de Sardana-
pale.
Femmks du harem de
Siirdantipale. — Gar-
Di:S et SERVITEURS ,
prêtres CIIALDÉENS ,
WÉDES, etc., elc.
acte: premskr.
Une salle du palai':.
SALÉSIIÎMÈS, seul.
11 psl coupable envers
la reine, mais il est son
époux ; coupable envers
ma sœur, mais il est mon
frère ; coupable envers
son peuple , mais il est
encore souverain : mon
devoir est de rester son
ami, son sujet. Il ne doit
pas périr ainsi. Je ne ver-
rai pas la terre boire le
sang fie Nemi'od et de Sé-
miramis, un empire de
treize siècles finir comme
un conte de berger; il
faut le réveiller de sa lé-
thargie. Dans son cœur
efféminé , il y a encore
un courage insouciant,
que la corruption n'a pu
étouffer, et une énergie
latente, comprimée par
les circonsiances , mais
non détruite... submer-
gée , mais non pas noyée
dans locéan des volup-
tés. Né sous le chaume, il
se lût frayé un nîin
jusqu'au trône ; né sur
le trône, il ne le léguera
paS'à ses fils : il ne leur transmettra qu'un nom qui ne paraîtra pas
un suffisant héritage Cependanl il n'est pas perdu sans retour;
il peut encore racheter sa mollesse et sa honte en revenant au de-
voir, chose aussi facile que de s'en écarter. Serait-il plus pénible de
gouverner ses peuples que d'user ainsi sa vie dans les plaisirs , de
Commander une armée que de présider un sérail? 11 se consume
en voluplés sans saveur, énerve son âme et use ses forces dans des
fatigues qui ne lui donnent ni la santé comme la chasse, ni la gloire
comme la guerre : il faut le réveiller. Hélas! il n'est besoin pour
cela de rien moins qu'un coup de lonneire. (On entend les sons
d'une musique mélodii-ase.) Ecoutons! le lulh, la lyre, le tambou-
rin, les sons amollissants d'une musique lascive, les douces voix
des femmes, se mêlent aux accents de la débauche, pendant que le
grand roi, le souverain de toute la terre connue, chancellecouronné
de roses, et abandonne son diadème à la première main hardie qui
osera s'en saisir. Les voilà qui s'avancent de ce côté : déjà viennent
jusqu'à moi les parfums que sa suite porte partout avec elle; je vois
Paris. — Imp. Lagour et C\ rue Sourflot , i6.
briller dans la galerie les joyaux élincelanls des jeunes beautés
qui sont tout h la fois les chanteuses des chœurs et les membres de
son conseil ; et au milieu d'elles, sous des vêtements aussi effémi-
nés, et presque aussi femme qu'elles, voici venir le descendant de
Sémiramis, rhomme-reinel...Levoici! L'attendrai-je ? oui, et je l'a-
borderai sans crainte, etje lui répéterai ce que les honnêtes gens di-
sent de lui et des siens. Ils viennent, les esclaves, précédés du monar-
que soumis à ses esclaves. {Entre Sardanapale, dans un costume
efféminé, vêtu d'une robe flottante, la tête couronnée de roses, ac-
compagné d'un cortège de femmes et déjeunes esclaves.)
Ne voudrais-tu pas ôter la vie ?i ceux qui en veulent S la tienn
Sardanapale , s'adre.isa/if à quelques-uns des gens de sa suite.
— Que le pavillon sur l'Euphrate soit décoré de guirlandes, illu-
miné et dis[iosé pour
un banquet; au milieu
de la nuit, nous y sou-
perons : ayez soin que
rien ne manque, et tenez
les galères prêles. Une
brise fraîche ride la vaste
surfacedu fleuve limpide;
nous nous embarquerons
bientôt. Belles nymphes,
qui daignez partager les
moments fortunés de
Sardanapale, nous nous
reverrons à celte heure
délicieuse où les étoiles
se grouperont sur nos
(êtes pendant que vous
formerez ici-bas un ciel
aussi brillant que le leur;
jusque-là, chacune peut
ilispnser de son temps,
l't loi, IMyrrha, ma char-
mante Ionienne, veux-tu
aller avec elles, ou rester
avec moi?
Mtrrha. — Seigneur!
Sardanapale. — Sei-
gneur ! pourquoi donc, ô
ma vie ! me répondre si
IVoidement? c'est le mal-
heur (les rois de rece-
voir de semblables ré-
ponses. Dispose de tes
heures comme tu dis-
poses des miennes... dis-
moi, veux-tu accompa-
gner nos convives, ou
charnier ma solitude?
Myrriia. — Le désir
du roi est le mien.
Sardanapale. — ,Ie
t'en conjure , ne parle
pas ainsi : mon plus
grand bonheur est de
combler les souhaits. Je
n'ose exprimer mes
vœux, de peur qu'ils ne
soient en opposition avec
les tiens; car tu es trop
prompte à sacrifier les
goijts.
Myrrha. — Je préfère
rester ; je n'ai d'auti'e
bonheur que de le voir
heureux ; mais...
Sardanapale. — Mais ! pourquoi ce mais ? Ta volonté chérie est
la seule barrière qui s'élèvera jamais entre nous.
Myrrha. — Je crois que voici l'heure fixée pour le conseil ; il est
convenable que je me retire.
Salémenès , s'avançant. — L'esclave ionienne a raison. Il est
temps qu'elle se retire.
Sardanapale. — Qm a parlé? Ah! c'est vous, mon frère?
Salémenès. — Le frère de la reine et voire très fidèle vassal , ô
mon royal maître.
Sardanapale, aux femmes de sa suite. — Comme je l'ai dit, que
chacune de vous dispose de son temps jusqu'à minuit, heure où
nous vous prions toutes de nous accorder de nouveau voire pré-
sence. {La cour se retire. A Myrrha qui s'éloigne.) Myrrha, je
croyais que tu restais ici.
Myrriia. — Grand roi, tu ne me l'as pas ordonné.
Sardanapale. — Je l'ai lu sur ton visage : je ilevine jusrpi'au
2i
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LES VRILLKRS LITTÉRAIRES ILLDSTKÊES.
moindre rec.ird iln l'cs Wmi\ yeux cl'Ioiiie; ils me ilisnieiil que lu
lin me (|iiiil('rni!i pus.
MïnniiA, — Siro , v.ilio frère...
Sai.kmkms. — I.p fri-roile la reine, esclave d'Ioniel pcux-lubieu
me nimiiiier sans roiit'ir?
.<AniUNAPALK. — Sans rcingir! il fniit (|ue lu n'aies pas d'venx ; lu
.•ip|ielli'S sur ses joues des cnuieiirs iiiii'.illi's h relies du jour tnou-
raiil sur le Diniease, ijuand le sideil ronelmnl colore la neige dune
lelnle lie rose, el pui; lu lui lais un reproeiie de Ion pro(UT aveu-
};lemeull l'.li quoi I lu verse» des larmes, ma Myrrlia*
S.\i.k»ii:m':s. — Ouelle pleure; ee ii esl p;is pour elle seule ; elle
esl la cause de larmes plus am^rcs.
SAiinANAPM.K. — Maudit soil l'êlre qui fail rouler lanl de pleurs !
Sai.kmicnks — Ne le maudis pas loi-mèmo; des millions d'Iiom-
tues 1'^ ni.ui(lis>eiil déj.*!.
Sabdanai'ale. — ïu t'oublies; ne me force pas h me ra|)peler
que je mus roi.
Sallsikmcs. — Plût au ciel I
MvnniiA. — Mon souverain, et vous, mon prince, permettez que
je Mi'éloi).'ue.
.^AnnANAPAi.ij. — Puisque lu le veux, el que cet homme sans
liilié \ient jiHliiiur une ;'iriii' si douce, j'y rousriis. Mais rappelle-
lid que nous ilemus hlriilôl nous revoir : j'aimerais mieux perdre
uu empire que d'ôlre privé de la présence. [Mijrriia sort.)
SAi.nuENÈs. — Peul-ôlre perdras-tu pour jamais l'un et l'autre.
Saiidanai'ai.i:. — .Mou frère, il faut du moins que je saclie régner
sur nioi-môuic pour écouler un pareil langage; mais ne me fais pas
surlir de ma nature.
Salèuicnès. — C'est de celle nature Irop facile, beaucoup trop
Tirilc, (picje vdudrais le faire sortir. Oh I que nepuis-jc te réveiller,
fùi re en l'irrilanl contre nioi-môuiel
SABnANAPALiî. — Par le diuu Baal I cet horomç voudrait faire de
moi un lyraii.
SalkmÉ.m':?. — Tu l'es en effet. Penses-tu qu'il n'y ait de tyran-
nie que celle des chaînes el du sauf;'? Le ilcspolisine du vice la
f,iililes.so et la corruption dune vie faslueuse... la néglif,'ence... l'a-
pailiic, les Lc;oins de la mollesse et de la sensualité... enfantent dix
mille tyrans dont la cruauté subalterne surpasse dans ce qu'ils ont
lie pire les actes d'un maître énergique, (juel'iue dure et pesante
que soit sa domination. Le décc\aul el séduisant exemple de les
(iéhauchcs ne corronqil pas moins ([u'il n'opjuiine, et mine luiil .'i la
fuis ton vain pouvoir cl ceux qui devraient le soutenir; en sorte que
l'invasion étrangère et la guerre ciule le seront égalenierU' funes-
tes; les sujets n'auront pas le courage de résister h la première;
laulre trouvera en eux , non des adversaires, mais des complices.
Sabdanapalk. — Qui donc te donne le droit d'inlerprcler les sen-
limculs du peuple ?
SAi.É.MiiNks. — L'oubli de.s outrages infligés à raa sœur; une ten-
(liesse naturelle pour mes jeunes neveux ; ma fldéhlé envers le roi,
tiilélilé qui trouvera bientni peut-èlrc l'occasion de se maiilfesler au-
trement nue par des paroles; mon respect pour la race il'' Xiinrid,
el un antre motif encore que lu no connais pas.
Saboanapale. — Quel est-il?
Salkmknés. — C'est un mot qui l'est inconnu.
Sardanapale. — Nomme-le : j'aime à m'instruire.
Salémenés. — La vertu.
SABDANAPAtE. — Moi ! jc ne connais pas ce mot! quand je l'en-
tends sans cesse résonner à mon oreille les cris de la populace,
les sons de la trompette, me sont moins odieux ; ta swui' uc iiie par-
lait pas d'autre chose.
Saleuënés. — Pour passer à un sujet de conversation moins pé-
nible pour loi. entends parler de vice.
Sabda.napale. — Qui m'en parlera ?
SALÉMENib. — Les venis eux-mêmes, si lu veux prêter l'oreille îi
l'écho qui réi.ète la voix de la nation.
Saboanapale. — Allons, je suis indulgent, tu le sais ; patieni, lu
las Souvent éprouvé... ivirle, quel motif t'amène?
.^Ai-KMENÈs. — 'l'on peril.
SAiinANAPALE. — Poursuis.
Salémenès. — Entends-moi donc. Toutes les nations tributaires,
el elles son! nombreuses, relies que ton père ta laissées en héritage,
exhalent hautement contre toi leur indignation.
Sardanapale. — Contre moi? Que veulent ces esclaves?
Saléme.nés. — Un roi. ,
.Sardanapale. — Et que su|s-je donc ?
Salé.mi:nès. — A leurs veux, tu n'es rien ; mais, aux miens, tu
es un liunime qui pourrait encore redevenir quelque chose.
Sabdanapalk. — Lrs insolents! que demandent-ils ÎN'onl-ils oas
la paix et l'abondance ?
Salémenès. — Quant h. la première, ils en ont plus que la gloire
n'en comporte; pour la seconde, ils en ont moins que le roi ne
|ieoso.
SAunANAPALE. —A qui la faute, si ce n'est aux satrapes infidèles
qui ne s'aeqortienl pas mieux de ce soin ?
.'^ALÉiiKNès. — La f.inle en e«l au'si un peu nu monarque qui ne
voit rien «le ec qui se pa.^se hurs de son palais, ou qui n fn s .ri quo
pour se rendre .^ (Jneluiic resilience d'été, oà il allcilrt 'n lin I rfi.i-
leurs. O pljtrleni llMil qui rrén$ ce vaile empire . ,|
rang des diein, ou du moins brillas ccuiime tel. i.;
Riiile de sièidei de (.-loire. cet hiiMinie, réputé ton • n a
jamais vu en roi ces royaumes que lu lui léguas on lier - -i cet
l'Hais furent conquis au prix de ton s.in;.' el de laiil d'année^t de Ir.i-
vaiix et de périls, ce fui... pourquoi? pour fournir aux fiais d'un
b.inqiiet joyeux, aux cvactions d'un favori.
Sahiianapale. — Jc le comprends... lu voudrais faire de moi un
conquéraiil. Par tous les aslrcs dont le tangage e^l intelligible a la
science des Chaldéens... ces esclaves remuants m'-rileraieiit de mo
voir, pour leur malheur, exaucer leurs vœux et les conduire ù la
gbdie.
SALÉMENiis. — Pourquoi non ? Sémiramis....unc femme... a bien
conduit nos Assyriens sur les rives du Gange, que le soleil éclaire
de ses [uemicrs rayons.
.Sabiianapalb. — Rien de plus vrai; el comment en est-elle re-
venue?
Salémenès. — fin homme... en héros, trompée dans son espoir,
mais lion vaincue. Accompagnée de vingt gardes seulement, elle
effectua sa retraite en Uactriane.
Sabdanapalk. — El combien en laissa-t-elle dans l'Inde pour
servir de (lAlurc aux vautours?
Salbmënés. — Nos annales ne le di.sept pas.
Sahdanapale.— Ivh ! bien, je dirai, moi. qu'il d'il mieux il
el!e nier dans son palais \ingt tu(iii|ues de lin, (|uc de i'
Bactriane avec vingt hummcs, abainlmnant aux corbe.iux, > -
et aux hommes, la plus féroce des trois espèces, des myiii'l ■■-
sujels dé\oués. Est-ce donc là ce (|u'nn appelle la gloire? ICn
cas. je con.sens à vivre pour jamais dans l'ignominie.
Salésienès. — Toutes lus âmes b-lliqueuses n'ont pas le ii.èmo
destin. Pémiraniis, la glorieuse nuT de cent rois. (]i;ii!i|n'c'li- n'it
échoué dans l'Inde, réunit la Perse, la .Médie et la Bactriane, "i anl
de royaumes ([ue tu pourrais gouverner comme elle.
Sardanapale. — Je les gouverne... elle ne Gt que les subjuguer.
Salé.menés. — Le moment peut-être approche où ils auront plus
besoin de son glaive que de ton sceptre.
Sardanapale. — Jadis a vécu un certain Bacchus, n'est ce pas?
J'en ai eiiteiHlu parler ii mes jeunes Grec'pies : elles disent qucce.
l'ut un dieu, c'est-à-dire un dieu de la Grèce, une iilole élrangère
au culte de l'Assyrie. 11 Gt la conquête de ce royaume opulent, de
celle Inde dont lu parles, el où Semiramis fut vaincue.
Salémenès. — J'ai entendu parler de cet homme : tu vois que c'est
pour ses exploits qu'on en a l'ait un dieu.
Sauuaxapai.e — C'esl dans sa diunilé que je veux l'honorer
comme liunmie, j'en fais peu de ras. Holà! mon échans »n !
Salkmenés. — Que veul le roi?
Sardanapale. — Adorer le Dieu, et non le conquérant. Qu'on me
donne du villi {Entre /écuanson.) Apporte-moi la couue dor in-
crustée de pierreries el connue sous le nom de coujio de Ncuirod.
Em|dis-la jusqu'aux bords et hâte-loi. {L'éclimnun sort.)
Salémknès. — Est-ce le moment de reprendre les interminables
excès.' (L'i'cliaiuon rentre arec du rin.)
Sabdanapale, prenant la coupe. — Mon noble parent, si ccsQrcçs
barbares, habiîanis des lointains rivages quj bordent nos IClaUs, ne
sont pas tous menteurs, ce Bacchus a conquis l'iude entière, n'esl-
il pas vrai ?
SALÉ.MENÈS. — Oui sans doute, et c'esl pour cela qu'on en a, fait
un dieu.
Sardanapale. —U n'en est rien : de lotîtes ses conquêtes, quel-
ques colonnes qui sont à lui, el qui seraient .^ moi si je les croyais
(lignes dêlre achetées el transportées ici, voilà tout ce qoi rapjielle
les meis de sang versées, des royaumes mis au pillage, et les C'curs
brisés. .Mais celte coujie rontient ses véritables titres à l'imm )rtali:é.. .
la grapjie divine dont il exprima l'ilaie, et qu'il nous d.innajpour
réjouir celle de l'homme en expiation du mal qu'avaient fall .ses
victoires. Sans ce titre, il n'aurait obtenu que le nom d'un moiiel,
comme il en eut la tombe : il ne serait aujour'J'hui, com:iic m 'U
ai'eule Sémiraniis, qu'un monstre humain, paré dune gloir • dni-
leuse. C'esl ce jus immortel qui l'a déilié... que niaiulen.ml d 1 hu-
manise, frère morose el grondeur : bois avec moi au dieu ib- ir^-csl
Salémenès. — Pour tous les royaumes, jc ne consenlif.i jixi à
blT^phémer ainsi les croyances de mon pays.
Sardanapale. — Ainsi, à les yeux, Bacchus est un liéro.s, ;iarce
qu'il a versé le sang par torrents : mai^il ne mérite pas d'^ . •■; un
(lieu pour avoir transformé un fruit en bli breuvage enchante, qui
dissipe le chagrin, ravive la vieillesse, inspire le jeune Age, fait ou-
blier an travail la fatigue, à la ciainle le danger, et ouvre à noire
âme un inonde nouveau quand celui-ci a perdulool attrait. El bien !
pour être d'arcrrd a^cc toi. je bois h lui comme î\ un simple i.iorlol
qui, en bien ou en mal. a lait tout ce qu'il a pu pour ètonuer lo genre
humain.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYKON.
371
SALnjiKMîs. — Vas-tu donc recommencer les orgies?
Sardanapalk. — Quand cela serait, je préférerais une orgie à une
victoire, car elle ne coûterait de larmes à personne. Mais ce n'est
pas maintenant mon intention de m'y livrer, puisque tu ne veux pas
me f.dre raison; tu peux continuer. (A l'échanson.) Enfant, retire-
loi. {L'éc/ianson sort.)
Salkmenès. — J'aurais voulu dissiper ton rêve; il est bon que tu
sois réveillé par une voix amie et non par la révolte.
Sardaxapale. — Qui se révolterait? pourquoi? quel en serait le
prétexte et la cause? Je suis un souverain légitime, descendu d'une
race de rois qui n'ont point eu de prédécesseurs. Que t'ai-je fait,
qu'ai je fait au peuple, pour que tu viennes me railler ainsi ou qu'il
se révolte con tre moi ?
Salémenès. — Je ne parle point de ce que tu m'as fait.
Sardanapale. — Mais lu penses que j'ai des torts envers la reine,
n'est-ce pas?
Salémenès. — Je pense I non, j'affirme que tu es coupable envers
elle.
Sabdanapale. — Patience, prince, et écoute-moi. La reine est en
possession de tout le pouvoir, de toute la splendeur attachés à son
rang; elle est respectée ; les héritiers du trône d'Assyrie sont placés
sous sa tutelle ; elle jouit des honneurs et des droits de la souverai-
neié. Je l'ai épuusée comme se marient les monarques pour les
avantages quelle m'apportait; je l'ai aimée comme la plupart des
maris aiment leurs femmes. Si elle ou toi vous vous êtes imaginé
que j'étais homme à m'enchaîner à une femme, comme un paysan
chaldéen à sa moitié, vous n'avez connu ni moi, ni les monarques,
ni l'humanité.
Salémen'Ès. — Je t'en supplie, parlons d'autre chose : je suis d'un
sang qui dédaigne la plainte; et la sœur de Salémenès ne réclame
point un amour furee, même du souverain de l'Assyrie! Elle ne
voudrait point d'une affection qu'il lui faudrait partager avec des
courtisanes étrangères et des esclaves ioniennes. La reine se tait.
Sardaxapale. — Et pourquoi son frère n'en fait-il pas autant?
Salémenès. — Je ne suis que l'écho de la voix de l'empire; qui-
conque dédaigne cette voix ne saurait longtemps régner.
Sardaxapale. — Esclaves ingrats et grossiers! s'ils murmurent
c'est que je n'ai pas versé leur sang , que je ne les ai pas en-
voyés se dessécher par millions dans la poudre des déserts, ou blan-
chir de leurs ossements les rives du Gange; c'est que je n'ai pas
empl'iyé leurs sueurs à bâtir des pyramides ou des murailles comme
celles de Babylone.
Salémenès — Pourtant ce sont là des trophées plus dignes d'une
nation et de ses princes que des chants, des luths, des banquets,
des concubines, que le gaspillage des trésors et le mépris des vertus.
Sardaxapale. — J'ai pour trophées des villes fondées par moi :
par exemple. Tarse et Anchiale, toutes deux construites en un jour.
iUa belliqueuse a'i'eule, la reine sanguinaire, la chaste Sérairamis,
qn'aurait-elle pu faire de plus , si ce n'est de les détruire?
Salémenès. — C'est vrai. Je te reconnais dans la fondation de
ces villes, provoquée par un caprice, et célébrée pardes vers où ton
nom et le leur sont dénoncés aux mépris de la postérité.
Sardanapale. — Les mépris ! par Baal, les villes, quoique super-
bement bâties, ne l'emportent pas sur les vers! Dis ce qu'il te plaira
contre moi. c(mtrema manière de vivre ou de régner, mais respecte
celte inscription véridique et concise. Certes, ces quatre lignes con-
tiennent l'histoire de toutes les choses humaines Les voici... « Le
roi Sardanapale, fils d'Anacyndaraxès, a construit en un jour An-
chiale et Tarse. Mangez, buvez, aimez : tout le reste ne vaut rien. »
Salémenès. — Digne morale, sages conseils offerts par un roi à
ses sujets!
Sardanapale. — Oh! sans doute, tu eusses préféré qu'elle fût ré-
digée en forme d édit; par exemple « Obéissezau roi portez
voire argent à son trésor... recrutez ses phalanges... versez votre
sang levez-vous et travaillez. » Ou bien tu aui'ais voulu qu'elle
fût conçue en ces termes... « Dans ce lieu , Sardanapale tua cin-
quante mille de ses ennemis ; c'est ici que sont leurs tombeaux , et
voilà Son trophée. » Je laisse celaaux conquérants ; c'est assez pour
moi si mes sujets portent plus légèrement le fardeau des misères
humaines, et descendent sans gémir dans la tombe. Tout ce que je
fais, je leur permets de le faire : nous sommes tous hommes.
Salémenès. — Tes pères ont été révérés comme dieux.
Sardanapale. — Oui, dans la poussière et dans la mort, où ils ne
sont ni dieux ni hommes. Ne me parle pas de cela! les vers sont
dieux, du moins ils se sontrepusde vos dieux , et nesont morts que
lorsque ce mets leur a manqué. Ces dieux n'étaient que des hom-
njes : regarde leur descendant... je sens en moi raille choses mor-
telles, mais rien de divin... hormis ce penchant que lu condamnes,
et qui nie porte à aimer, à être miséricordieux, à pardonner les folies
de mon espèce, et (mais c'est là un sentiment humain) à être indul-
gent pimr les miennes.
Salémenès — Hélas I c'en est fait de Ninivel... malheur... mal-
heiu' a la cité sans rivale!
Sardaxapale. — Que crains-tu ?
Salémenès. — Tu es entouré d'ennemis; dans quelques heures
peut-être éclatera la tempête qui doit te renverser, ainsi que les
tiens et les miens; encore un jour, et ce qui subsiste de la race de
Bélus aura disparu.
Sardanapale. — Qu'avons-nous à redouter?
Salémenès. — L'ambition perfide dont les p'éges t'environnent;
mais il y a encore une ressource : confie-moi le sceau royal, je ré-
primerai les complots, et jetterai à tes pieds les tètes de tes ennemis.
Sardanapale. — Leurs têtes... Combicii ?
Salémenès. — Dois-je m'arrôler à les compter lorsque la tienne
elle-même est en péril? Je pars ; donne-moi ton sceau... et pour le
reste, aie confiance en moi.
Sardanapale. — Je ne confierai à personne un pouvoir illimité
de vie et de mort. Quand on ôle la vie aux hommes, on ne sait ni
ce qu'on leur enlève, ni ce qu'on leur donne.
Salémenès. — Ne prendrais-lu pas la vie de ceux qui veulent
prendre la tienne?
Sardanapale. — C'est une question difficile ; cependant, je ré-
ponds : je la prendrais. Mais ne peut-on se dispenser d'en venir là ?
Qui sont ceux que tu soupçonnes?... qu'on les arrête.
Salémenès. — Je te prie de ne pas rae questionner à cet égard ;
ma réponse circulerait oientôt parmi la troupe babillarde de tes
maîtresses, de là au palais, puis dans la ville, el tout serait man-
qué... 11 faut le fier à moi.
Sardanapale. — Tu sais que je l'ai toujours fait ; prends mon
sceau royal. (// lui donne son anneau.)
Salémenès. — J'ai encore une demande à te faire.
Sardanapale. — Quelle e-t-elle?
Salémenès. — Que tu veuilles bien, cette nuit, décommander le
banquet dans le pavillon de l'Euphraie.
Sardanapale. — Décommander le banquet! je n'en ferai rien, en
dépit de tous les conspirateurs qui ontjamais ébranlé un royaume !
Qu'ils viennent et accomplissent leur œuvre; ils ne me feront point
pâlir;je ne m'en lèverai pas unmoment plus tôt ; je n'en boirai pas
unecoupe de moins, une rosedemoinsnecouronnerapasmon front;
ils ne m'ôteront pas une seule heure de joie... Je ne les crains pas.
Salémenès. — Mais tu t'armeras , n'est ce pas , s'il est néces-
saire ?
Sardanapale. — Peut-être. J'»i une superbe armure, un glaive
d'une admirable trempe, un arc et une javeline que Nemrod aurait
pu envier ; ces armes sont un peu lourdes, mais mon bras les ma-
nie aisément. Maintenant que j'y pense, il y a longtemps que je ne
m'en suis servi, même à la chasse. Les as-tu vues, mon frère?
Salémenès. — Est-ce un temps convenable pour badiner ainsi?
S'il le faut , t'en serviras-tu ?
Sardanapale. — Si je m'en servirai ! Oh! cela est-il absolum nt
nécessaire.? ces esclaves insensés ne peuvent-ils être gouvernés qu à
cette condition ?Alors je manierai le glaive de manière à leurfaijo
souhaiter de le voir changer en quenouille.
Salémenès. — Ils disent que la transformation est déjà faite.
Sardanapale. — C'est faux! mais qu'ils le disent : les anciens
Grecs , si nous en croyons les chants de nos captives , en disaient
autant du plus grand de leurs héros, Hercule, parce qu'il aima une
reine de Lydie. ïu vois que partout le peuple saisit avec empresse-
ment toutes les calomnies qui peuvent avilir ses souverains.
Salémenès. — On ne parlait pas ainsi de tes pères.
Sardanapale. — Non , parce qu'on les craignait ; les peuples
étaient occupé.s à travailler et à combattre ; ils n'échangeaient leurs
chaînes que contre des armes. Aujourd hui ils ont la paix et des
loisirs; ils peuvent se réjouir et railler; je ne m'en offense pas, je
ne donnerais pas le sourire d'une belle fide pous tous les suH'rages
populaires qui ont jamais tiré un nom du néant I Que valeut les
langues empoisonnées de ce vil troupeau, que l'abondance a rendu
insolent, pour que j'attache du prix à sa bruyante approbation, ou
que je redoute ses assourdissantes clameurs?
Salé.menès. — Tes sujets sont deshommes as-tu dis; comme tels,
leur affection est quelque chose.
Sardanapale. — Celle de mes chiens aussi , et j'en fais plus de
cas ; car ils sont plus fidèles... Mais agis ; tu as mon sceau... puis-
qu'ils veulent faire du bruit, qu'on les ramène à la raison, mais sans
moyens violents, à moins d'absolue nécessité. Eu effet, je hais
toute souffrance donnée ou reçue ; nous en portons assez en nous-
mêmes, depuis le plus humble vassal jusqu'au plus haut monarque;
au lieu d'ajouter mutuellemeulau fardeau de nos misères mortelles, il
vaul mieux diminuer par une aide réciproque la somme fatale des
maux. Mais cela, ils l'ignorent ou veulent l'ignorer. Baal m'est té-
moin que j'ai tout essayé pour me les concilier : je n'ai point fait la
guerre ; je n'ai décrété aucun nouvel impôt ; je ne suis point inter-
venu dans leur vie privée ; je leur ai laissé passer leurs jours comme
ils l'entendaient, passant les miens comme je 1 entends.
Salémenès. — Tu ne remplis pas les devoirs d'un roi ; c'est pour-
quoi ils disent que lu n'es pas fait pour régner.
Sardanapale. — Ils mentent. Malheureusement, je suis incapa-
ble d'autre chose que de régner ; sans cela, je céderais ma [ilace au
dernier des Mèdes.
Salémenès — Il est un Mode du moins qui aspire à le remplacer.
37»
LES VRILLftRS LITTÉRAIRES ILLOSTRERS.
Saroanapalk. — 0"e voux-lii dirp?... rVdt Inn «prrel : lu vein
quo jr riralisli-'iinfi <lo qiicslioiis, pl je ne hiiIh pas curieux dénia
n.itun-. l'ri'nils les mtvsures ni^cessaiics; el puisque la nf'-oessilé
l'exige, j'appriiiive et sanctionne tout ce que lu feras. Jamais homme
n'eut plus h cœur de gouverner paisiblrnienl une nation paisihle.
S'ils me Tout sortir de mon caraclrre, mieux vaudrait pour eux qu'ils
eussent f^voqiiô de ses cendres le sombre Nemrod , « le puissant
chasseur. » Je changerai ces royaumes en un va«le di^'crt ; et ceux
qui furent des hommes, et qui, par leur propre choix , n'auront plus
voulu l'i^tre, seront traqués par moi comme des hi^tes fauves. Ils in-
Bullenlà ce que je suis... ah! ce que je serai di'-passcra tout ce que
leurs calomnies mit pu inventer de pire, et c'est àeux-mCmea qu'ils
devront sen prendre.
Sai.i:»iem'>. — Tu peux donc enfin t'émouvoir!
.^AROANAi'ALK. — M'émouvoir ! qui ne s'émeut au spectacle de
l'ingralitude ?
Sai.i;mi:nk.«. — Je ne m'arrêterai pas h te répondre par des paroles.
ce sont des actes qu'il faut. Ne l.nis.se pas retomber cette énergie qui
parfois sommeille, m:iis qui n est pa* morte dans ton Ame, el tu
peux donner encore autant de gloire îi ton régne que de pui.«sance
à ton empire. Adieu. {Saicmrnés sort.)
SAnnANAPAi-E, seul. — Il pst parti, emportant h son doigt mon an-
neau, qui est pour lui un sceptre. Cet homme esl aussi ferme que je su is
insouciant; et les esclaves méritent de .«enlir la main d'un maître.
J'igimie de quelle naliiie est le danger : il l'a découvert, qu'il lo
comprime. I)ois-je consumer ma vie... eclle vie si courte .. à me
prémunir contre tout ce qui pourrait l'ahréger ? ICIle ne vaut pas
tant de peines ; ce serait mourir d'avance que de vivre ainsi dans la
frayeur de la mort, occupé h rechercher sans cesse des conspira-
leii'is; soupçonnant et ceux qui m'entourent, et ceux qui s'éloignent.
Mais s'il en doit être ainsi, s'ils m'exilent .'i la fois de l'empire et
de la vie, eh liien ! qu'est-ce que 1 empire? qu'est-ce que la vie? J'ai
aimé, j'ai \écu, j'ai iiiulti[die mon image ; mourir est un acte non
moins naturel (|iic ceux-là! Il est vrai que je n'ai pas fait couler des
fleuves de sang, comme je l'aurais pu, jusqu'à faire de mon nom le
synonyme de Trépas, une terreur el un trophée. Mais je le re-
grette peu ; ma vie , c'est l'amour. Si j'envoie jamais des hommes à
la mort, ce sera contre mon pré. Jusqu'à ce jour, pas une goutte de
sang as.syrien n'a coulé par moi; p,is une obole n'est sortie des
vastfs trésors de Ninive pour des objets qui pouvaient coûter une
liiiioe à ses fiN. Si donc ils mehaï^^senl, c'est queje ne h:iis point;
s'ils se révollrnt , c'est tpie je n'opprime point 0 hommes! on
doit \oiis gouverner avec le fer, et non avec le sceptre; il faut vous
liiiicher comme l'herbe, si l'on ne veut recueillir des plantes mau-
dites el une moisson d'ivraie qui change un sol fertile eu désert.
Je n'y veux plus jienser. Holà ! quelqu'un ! [Entre un s'errilcur.)
Sardanapale. — Esclave, dis à Myrrha l'Ionienneque je souhaite
Si} présence.
Le SEnviTuun. — Grand roi! la voici. (MvnniiAewrre.)
SAnuANAPALE, ail serrileur. — Retire-loi! {■! Mp-rhn.) 0 reine
de lieauli! tu devines mon cmuravant qu'il ait|parlé : il ball^iitpour
loi, et voilà que lu viens : laisse-moi penser que, si nous nousquit-
loiis, une iiilUience inconnue, un doux oracle, nous met en com-
munication invisible, el nous attire l'un vers l'autre.
Myruua. — Je le crois.
SAnnA>APALE. — Je sens l'existence de ce pouvoir, mais j'ignore
son mim : quelesl-il?
MvnmiA. — Dans ma terre 'natale, c'est un dieu , el dans mon
cu'ur, c'est unsentimentexaltéqui porte une enipreintedivine; mais
j'avoue qu'il est mortel, car ce que j'éprouve, c'est quelque chose
d'humble, el cependant d'heureux, ou du moins qui aspire à l'être ;
mais... (Myrrha s'arrête.)
Sahdanapale. — Toujours quelque chose vient s interposer entre
nous et ce que nous regardons comme le bonheur. Que ne puis-je
faire tomber l'obstacle qui s'oppose à ta félicité comme ta voix timide
me l'annonce!...
MvnnnA. — Mon seigneur!
Saruanapale. — Mon seigneur!... mon roi!... mon souverain !...
voilà; c'est toujours ainsi: on ne me parle qu'avec terreur. Je ne
puis voir un sourire, si ce n'est à la folle lumière d'un grand ban-
ipiet, quand l'ivresse a rétabli l'égalité entre mes boutTons et moi ,
ou quand l'intempérance ma invjjé jusniià leur aliaissement. Myr-
rlia, tiius ces noms de seigneur... de roi... de monaniue... je puis
les entendre de la bouche des esclaves et des nobles... il fut même
un temps où j'en faisais cas, c'est-à-dire où je les supportais; mais
quand je les entends sortir des lèvres que j'adore , de lèvres que
les miennes ont pressées, un froid glacial saisit mon cœur; je sens
alors tout ce qu'il y a de faux dans ce rang suprême qui refoule le
sentiment dans l'àinc de tant d'êtres chéris, el je regrette de ne
pouvoir dépciser ma tiare importune, partager avec toi une cabane
sur le Caucase, et, pour toute couronne, porter une couronne de
Hours.
Mmihiia. — Que n'en est-il ainsi I
Sakuanapai.e. — Kstcc bien \\ ta pensée?... Pourquoi ?
MvniiiiA. — l'arec que lu saurais alors ce que tu ncHaurasjamais.
SAnuANAPAi.K. — Quoi donc?
MvRRiiA. — Ce cpie vaut un i-œur, du moins un cœur de femme.
Sariianapai.k. — J'en ai éprouvémillc... etmille,elinilleencure.
MrnniiA. — l)esc(pui-s?
Sardanapai.r. r- Je le pense.
.MvnnuA. — l'as un seul I Un temps viendra peut-être où tu feras
celte épreuve.
Sarpanapalb. — Ce temps viendra. Kcoule, Myrrha. Salémenè» n
déclaré... comment l'a-l-il deviné? Délus, le fondateur de ce vaste
royaume, le sait mieux que moi... mais enfin Saléiucnès a déclare
que mon tronr- était en peril.
MrRRiiA. — Il n bien fait.
SARtiANAPALi:. — Kl tu licns ce langage, loi qu'il a traitée avec un
si dur mépris, toi qu'il a cha«sée de notre présence avec ses barba-
res sarcasmes, loi qu'il a fait rougir el pleurer?
.MvRRiiA — Je devrais rougir et pleurer plus souvent; il a bien
fait de me rappeler à mon devoir. Mais tu parles de périls... de
périls qui le menacent.
Saroanapale. — Oui, ce sont de noirs complots ourdis par des
Mèdes... des mécontentements dans l'armée et dans le peuple, cl
je ne sais quoi encore... C'est un labyrinthe où je me perds .. un
confus amas dt menaces et de mystères : tu connais l'humme... tu
sais que telle est son habitude; mais il est vertueux. Viens, n'y pcii-
sonsplus... Ne nous occupons que de la fête de celle nuil.
Myrriia. — Il est temps de penser à autre chose qu'à des fêles.
Tu n'as point dédaigné ses sages avis?
Saroanapai-e. — Quoi donc? Aurais-tu peur?
Myrriia. — Peur!... Je suis Grecque, puis-je craindre la morl?
esclave, puis-je redouter ma liberté?
Saruanapale. — Pourquoi donc tai-je vuepftlir?
Myiirha. — J'aime.
Saruanapale. — Et moi donc? Je t'aime plus... beaucoup plus
que la vie el le vaste empire (|ue je suis menacé de perdre... Pour-
tant je ne pilis point.
.Myrriia. — Cela prouve ipie tu n'as d'alTection pour rien: car
celui qui aime doit s'aimer lui-même pour l'amour de l'objet aimé.
C'est pousser trop loin l'imprudence : la vie et la couronne ne doi-
vent point se perdre ainsi.
Saroanapale. — Se perdre!... Quel est l'audacieux i)ui oserait
aspirera me les ravir?
M'jrriia. — Qui pourrait craindre de le tenter? Quand celui qui
gouverne s'oublie, qui se souviendra de lui?
SAnnANAPALE. — Myprha !
Myrriia. — Ne me regarde point avec colère; je l'ai vu trop
souvent me sourire pour que ce regard ini'contcnl ne me soit (las
le plus cruel de tous les supplices. Roi, je suis votre sujcilclmiiirc,
je suis voire esclave! homme , je vous ai aimé!... je vous ai aimé
par je ne sais qu'elle fatale faiblesse; bien que je sois Grecque, éle-
vée dans la naine des rois... esclave , et maudissant mes fers...
Ionienne, et conséquemmenl, si je suis éprise d'un étranger, plus
dégradée parcelle jiassion que jiar mes fers! pourtant je vous ai
aimé. Si cet amour a été as.sez fort pour dompter ma nature, ne le
serait-il pas assez pour vous sauver"?
Sardanapale. — .Me sauver, beauté charmante! Tu es merveil-
leusement belle : et cequeje te demande, c'est ton amour, ton amour
de femme... et non ma sécurité.
Myrriia. — C'est au sein d'une femme que vous commencez à
boire la vie; ses lèvres vous ont enseigné vos premières paroles;
elle sèche vos premières larmes, et recueille vos derniers soupirs
lorsque déjà les hommes ont reculé devant la pénible tâche de veil-
ler les derniers instants de celui qui fut leur mailre.
Sardanapale. — Mon éloquente Ionienne! ta parole esl unehai^
monie ; elle me rappelle les chants de ces chœurs tragiques, si chers
au pays de tes pères. Ohl ue pleure pas... calme-loi.
Myrrha. — Je ne pleure pas... Mais je t'en prie, ne me parle pas
de mes pères el de mon pays.
Saroanapale. — Cependant tu en parles souvent.
Myrriia. — C'est vrai... c'est vrai : toujours l'objet qui remplit
la ])eiisée se trahit sur les lèvres; mais quand un autre que moi
parle de la Grèce, cela me fait mal.
Saroanapalk. — Eh bien donclcomnient voudrais-tu mesau\>
Myrriia. — En l'apprenant à te sauver toi-même, et non-seul
ment toi, mais ces vastes royaumes, des fureurs de la |)ire de toui' -
les guerres... une guerre intestine.
Sardanapale. — Eh ! mon enfan't, j'abhorre touteespèce de gueri'
ie vis au sein de la paix et des plaisirs : que peut faire de plus un
nomme?
Myrriia. — Hélas I seigneur, envers le commun des mortels, l'ao-
paroil de la guerre n'est que trop souvent nécessaire pourconser^
les bienfaits de la paix, et, pour un roi, il vaut mieux quelquef
inspirer la crainte que l'amour.
Sardanapale. — Je n'ai jamais ambitionné que ce dernier ï.mi-
limenl.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
373
MvRRiiA. — Et tu n'as obtenu ni l'un ni l'autre.
Sardanapai.e — Est-cfibien toi, Myrrha, qui me dis cela?
Myrrha, — Je parle de l'amour populaire, qui n'est que l'amour
de chacun pour soi-même; on l'obtient en tenant les hommes dans
une crainte respectueuse et sous le joug des lois, sans toutefois qu'ils
soient opprimés... Il faut du moins qu'ils ne croient pas l'être, ou,
s'ils le savent, qu'ils jugent cette oppression nécessaire pour se sous-
traiie à un joug plus dur, celui de leurs passions. Un roi de fes-
tins et de débauches, un roi d'amour et de plaisir ne fut jamais un
roi de gloire.
Saudanapale. — La gloire! qu'est-ce que cela?
Myrrha. — Demande-le anx dieu.v tes ancêtres.
Sardanapale. — Ils sont muets; les prêtres seuls parlent en leur
nom quand un nouveau tribut est apporté à leur temple.
JIvRRHA. — Consulte les annales des fondateurs de ton empire.
Sardanapale. — Elles sont tellement souillées de sang que je ne
puis les lire. Mais qu'exiges-tu de moi? L'empire a été fondé; je ne
puis multiplier à l'infini les empires.
Myrrha. — Conserve le lien.
Sardanapale. — J'en jouirai du moins. Viens, Myrrha. rendons-
nous sur l'Iùiphrate, l'heure nous y invite, la galère est prête ; le pa-
villon, orné pour le banquet du soir, resplendira de beaulé et de
lumière, si bien que les étoiles au-dessus de nos têtes le prendront
pour un astre rival. Nous serons là couronnés de fleurs comme...
Myrrha. — Comme des victimes.
Sardanapale. — Non, comme des souverains; comme ces rt^is
bergers du temps patriarcal, qui ne connaissaient pas de plus bril-
lants diadèmes que les guirlandes de l'été, et dont les triomphes ne
coûtaient point de larmes. Allons I (Entre Pania.)
Pania. — Que le roi vive à jamais I
Sardanapale. — Tant qu'il pourra aimer, pas une heureaudelà.
Combien je déteste ce langage qui fait de la vie un mensonge, en
flattant la poussière de l'espoir de l'éternité! Eh bien! Pania,
sois bref.
Pania. — Je suis chargé par Saléménès de réitérer au roi la prière
que le frère de la reine lui a déjàfaile, de ne point quitter le palais,
au moins pour aujourd'liui : legénéral, à son retour, fera connaître
ses motifs ; ils sont tels qu'ils justifieront sa hardiesse et lui obtien-
dront peut-être le pardon de la liberie qu'il a prise.
Sardanapale. — Eii quoi! veut-on donc me mettre en charte
privée? Suis-je déjh captif? Ne puis-je même respirer l'air du ciel?
Va dire au prince Saléménès que, dùti'Assyrie tout entière s'insurger
conire moi, et des myriades de révoltés assiéger ces murs, je
sortirai.
Pania. — Je dois obéir: cependant...
Myrrha. — 0 monarque! écoute-moi... tlombien dejours n'es-tu
pas resté dans l'enceinte de ton palais, étendu mollement sur lasoie.
sans \ouloir le montrer aux yeux de ton peuple; privant tes sujets
de la présence, laissant les satrapes sans contrôle, les dieux sans
culle, ol toute chose dans l'anarchie ou l'inaction; si bien que tout,
honnis le mal, dormait dans ton royaume! Et maintenant lu refu-
serais de rester ici un seul jour... un jour qui doit peut-être assurer
ton salut? Au petit nombre de ceux qui te sont restés fidèles, tu
refuscnais quelques heures pour eux, pour toi, pour l'honneurde tes
ancêtres, pour l'héritage de tes fils?
Pania. — C'est la vérité! D'après l'empressement que le prince a
mis à m'envoyer en votre présence sacrée, je prends la liberté de
Joindre ma faible voix à celle qui vient de parler.
Sardanapale. — Non, cela ne sera pas.
Myrrha. — Au nom de l'empire.
Sardanapale. — Partons!
Pania. — Au nom de tous vos fidèles sujets, qui se rallieront au-
tour de vous et des vôtres!
Sardanapale —Ce sont des illusions; il n'y a pas de péril... Pure
invention de Saléménès, pour montrer son zèle et se rendre né-
cessaire !
Myrrha. — Par tout ce qu'il y a de juste et de glorieux, écoute ce
conseil.
Sardanapale. — A demain les affaire-)!
Myrrha. — Et celte nuit, la mort!
Sardanapale. — Eh bien I qu'elle vienne inattendue, qu'elle me
surprenne au milieu de la joie et des plaisirs, de la gaîté et de l'a-
mour; que je tombe comme la rose cueillie!... Plutôt finir ainsi que
de me flélrir lentement!
RlYHRHA. — Eh quoi! tous les motifs les plus capables d'agir sur
le cœur d'un monarque ne pourront obtenir de toi que tu renonces
à une fêle frivole?
Sardanapale. — Non.
Myrrha. — Eh bien!... pour l'amour de moi!
Sard.\napale. — De toi, ô ma Myirha?
Myrrha. — Cestla première faveur que j'aurai demandée au roi
d'Ass_\rie.
Sardanapale. — Et quand ce serait mon royaume, je te l'accor-
derais. Eh bien ! pour l'amour de toi, jeme rends. Pania, retire-toi !
Tu m'entends.
Panu. — Etj'obéis. {Pa7>ia sort.)
Sardanapale.— Tu m'étonnes, Myrrha; quel peut être ton motif
pour me faire ainsi violence?
Myrrha. — Le soin de ta sûreté et la certitude qu'il n'y a qu'un
danger imminent qui puisse engager le prince à faire une demande
aussi pressante.
Sardanapale. — Si je ne le redoute pas ce danger, pourquoi le
redouterais-tu?
Myrrha. — Parce que tu ne le crains pas.
Sardanapale. — Demain tu souriras de ces vaines terreurs.
Myriiha. — Si tout est perdu , je serai dans ces lieux où nul ne
pleure, et cela vaudra mieux que le pouvoir de sourire. Et toi?
Sardanapale. — Je serai roi comme auparavant.
Myrrha. — Où ?
Sardanapale. — AvecBaal, Nemrod et Sémiramis, et seul monar-
que en Assyrie, ou ailleurs. Le destin m'a fait ce que je suis... et il
peu! faire que je ne sois plus rien... mais je ne vivrai pas avili.
Myrrha. — Si tu avais toujours pensé ainsi, personne n'eût songé
à t'avilir.
Sardanapale. — Et qui le fera maintenant?
Myrrha. — Ne soupçonnes-tu personne?
Sardanapale. — Soupçonner!... c'est le fait d'un espion. Oh!
combien de moments précieux perdus en vaines paroles et en ter-
reurs plus vaines encore! Holà! qu'on vienne!... Esclaves, préparez
la salle de Nemrod pour le banquet du soir ; s'il faut que mon pa-
lais soit changé en prison , du moins nous porterons gaîment nos
fers; l'Euphrate nous est interdit, ainsi que le pavillon d'été qui
orne ses rives charmantes, mais ici du moins on ne nous menace
pas encore. Holà! quelqu'un ! {Sardanapale sort.)
Myrrha, seule. — Pourquoi faut-il que j'aime cet homme? Les
filles de ma patrie n'aiment que des héros. Mais je n'ai point de pa-
trie : l'esclave n'a plus rien, rien que ses chaînes. Je l'aime; hélas!
aimer ce que nous n'estimons pas, de toutes les chaînes c'est la
plus pesante. Eh bien! soit; l'heure s'approche où il aura besoin de
l'aHeclion de tous, et où il n'en trouvera dans personne. 11 y aurait
plus de lâcheté à l'abandonner maintenant que la Grèce elle-même
n'eût trouvé d'héroïsme à le poignarder sur son trône et dans toute
sa puissance; je ne suis faite ni pour l'un ni pour l'autre de ces
actes. Si je pouvais le sauver, ce n'est pas lui, mais moi que j'en
aimerais davantage ; et j'ai besoin de cela, car je suis déchue dans ma
propre estime depuis que j'adore ce voluptueux élranger. Mainte-
nant , ce qui me le rend encore plus cher , c'est de le voir en butte
à la haine des Barbares, ces ennemis naturels de tout ce qui a du
sang grec dans les veines. Si je pouvais seulement éveiller dans
son cœur une pensée semblable à celle qui animait les Phrygiens
eux-mêmes alors qu'ils combattaient entre la mer et les remparts
d'Ilion , il foulerait à ses pieds triomphants la multitude des lîàlbd-
res. 11 m'aime, et je l'aime; l'esclave chérit son maître, et voudrait
l'affranchir du joug de ses propres vices. Sinon , il me reste un
moyen de liberté! et si je ne puis lui apprendre à régner, je puis
du moins lui montrer la seule route par laquelle un roi doit quitter
son trône. Il ne faut pas le perdre de vue. (Elle sort.)
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le portique du même appartement dans le palais.
BÉLESÈS, seul.
Déjà le soleil descend vers l'horizon ; l'astre semble s'affaisser
avec plus de lenteur en laissant tomber son dernier regard sur l'em-
pire d'Assyrie. Sa rouge clarté brille au milieu de ces nuages som-
bres, comme le sang dont elle est l'avant-coureur. Soleil qui vas
disparaître, étoiles qui vous levez dans les cieux, si ce n'est pas en
vain que j'ai lu dans chacun de vos rayons les décrets tracés par
vos orbites, décrets, qui font frémir le temps lui-même à l'aspect
des destinées qu'il apporte aux nations; si je vous comprends bien,
la dernière heure de l'Assyrie est venue. Et néanmoins que cette
heure est calme! Une chute si grande devrait être annoncée par un
tremblement iie terre c'est un soleil d'été qui la révèle. Pour le
Chaldéeu qui sait lire dans les astres, ce disque porte écrit sur sa
page éternelle la fin de ce qui semblait éternel comme lui. Mais, ô
soleil infaillible 1 brûlant oracle de tout ce qui vit, source de toute
existence, et symbole do celui qui la donne, pourquoi ne nous au-
uonces-lu que les calamités? [jourquoi ne point nous révélr-r des
jours plus dignes de ton cours glorieux"? Poiuiiuoi ne p.is dnidcr
n-v
IJ;S WAl.W.m LITTEHAIRES ILLUST«ÈK8.
ilaiK I avenir nil r.n>>ii d'osp^rnnrp, lonl nii«si liltn quo ilc colt'TP*
lùiitMiiis-inoil oh I pnloii(ls-ni"i I je suis lui ii loraloiir, Ion pr'^iro .
Ion scrvilpur... Ji' I'lii rniiicmplù ii Inn lover cl à Ion roiiclicf, (\i j'ai
conrlx^ mon fronl duvniil Inn midi, nlors que incs yeux n'osalenl
sYlevrr vers loi. J'ai éiiii^ Ion T'-vril, jii I'lii pri''-, jo t'al o(T<'l-t ilos
wifrHice<, jc I'ni connullu, jc I'ni craiiil, jc l'ai inlerroRi^, cl In m'as
répiiiiilii... Iif'la»! les ropoiKCii soul loujoiirs rrslécs CnfcrmfeR dans
nil (•••ii'io Talal... Mais tandis que j ('•li'-ve ainsi la voix vi;rs lui , I'as-
(rr iln juiir snliaisitc du plus en |>lus... II est parli.... laissant un
ri'ilri (le sa heauli^, mais non de sa sei.-nee, h l'oceidcnt flinrm^qiii
sViiivrc des leinlesdesainoiiranto gloire, yu'est-cedonr que In mort
ijiiand elle est glorieuse? c'est un coucher de soleil ; el les mnr'ejs
doivent n'estinior liciircnx de ressemhler au.\ dieux, ne fûlce que
dans leur déclin. (Audace entre par une porte intérieure.]
AnBAci:. — Ri'IostV-, pr)iiri|iioi le vois-je ainsi abfsorb^ dans les
pienseK rôvcries? ICs-lu oceiipe à conlemplcr la dispaiilinn de ton
ilii'ii ilaiislcs domainesd'iin jour inconnu? Nous avons alTa're h la
niiil. lillc est venue.
llKLKSii.s. — Mais elle n'e.sl pas partie.
.Aiiiivn;. — 0" ("11'' s'écoule... nous sommes pr/\ls.
lli:i.i;si-:!î. — Oui ! Que n'esl-ellc à sa lin !
Aiin\i:i:. — Est-ce que le diiule se serait emparé du prophète,
alors ipi'îi ses jeux les astres font lirillcr la vicloirc*
Ui'vLbi.sÉs. — Jc ne doute jias de la victoire, mais du vainqueur.
AniiAcK. — Eh bien I que tii science détermine ce point. V.n atten-
dant, j'ai préparé des lances étincelanles en a'-^ez p;ran(I nombre
|)Mur éclipser l'éclat de nos alliées les planMes. Uien ne contrarie
plus nos projets. Le roi-fi;muic, moins que femme, c=l à présent sur
les fluls avec ses compagnes; l'ordro est donné [lourque la fêle ait
lieiidansle pavillon. La premit''ri' coupc qu'il boira sera la der-
nièio vitléc par la race de Ni'uirod.
ni'a.KSi';s. — Ce fut une race vaillante^
AnoAcn. — C'est mainlenant une race affaiblie... usée... A nous
de la régénérer.
Dklesés. — En es-tu sur?
Abbace. — Son fondateur fut un chasseur.... je suis un soldat....
Qu'.v a-t-il h craindre?
Hki.ksks. — Le soldat.
Ahiiacr. — Ou le prêtre, peut-être; mais si lu pensais ainsi , si
c'est encore la pensée, pourquoi ne pas parder ton roi de concubi-
nes' Pourquoi exciter mon coinage? l'uunpioi me pousser à celle
entreprise, qui n'est pas moins la lionne quo la micnuc?
Itri.KsKs. — Itefiaiile le ciel.
Abuaci:. — Je le refjarde.
lliii.i si:s. — Que vois-tu?
Arbace. — Un beau crépuscule d'été et les étoiles qui commen-
cent à paraître.
Iliîi.iîsiis. — ICt parmi elles, remarques-tu la plus précoce, la plus
bri^iiiic. dont la lumière vacille comme si clin allait changer de
place clans le bleu lirmament?
Aubaci;. — lîh bien?
Hici.ESKs. — C'est ton étoile natale.., C'est la planète dont les
rayons présidèrent à ta naissance.
Abbace, mettant la main sur le fourreau de son épée. — .Mon
étoile est ici : quand clic va briller elle éclipsera les comètes Pensons
Ji ce qu'il faut faire pour jnslilier les jilanelos et leurs présa^jes.
Qiianil nous aurons vaincu, elles auront dos temples... oui, el dos
lirôlres aussi .. et toi tu seras le pontile... de tels dieux qu'il te plaira:
c.ir j'ai remarqué qu'ils sonl tous également jiislcs, et quà leurs
yeux le plus brave est le plus dévot.
L<ÉLi:si;s. — Oui, et les plus religieux se montrent aussi devant
eux les plus bravos... Tu ne m'as pas vu iourner le dos.
Abback. — Non, je le reconnais pour chef aussi vaillant que tu
es haliile dans le culte de la Chaldée ; mainlonant le plairail-ii d'ab-
diquer un moment le piètre et de me faire voir le guerrier?
lii;LRsi;s. — Poiiriiuoi pas l'un et l'aiilre?
Abmaci:. — Cela n'en vaudra qiin mieux, et cependant je suis
presqoe honteux do voir que nous avons si peu il l'aiie. Celle guerre
de fi'iiiinc dégrade jusqu'au vainqueur. Ilenverser de son trône un
dcspnli! hardi, sanguinaire ; lutter contre lui le fer à lu main, vain-
queur ou vaincu, c eût été d'un héros; mais lever mon épée contre
ce ver h soie, entendre peul-ètri- sa voix plaintive...
BÉLEsi;s. — N'en crois rien : il y a en lui ipielque chose qui peut
encore le donner de l'occupation, et, f('it-il même ce que tu lo crois,
ses gardes sont braves et commandés par l'habile el austère .-^a-
lémenès.
Arbace. — Ils ne résisteront pa.^.
BÉLESÉs. — Pourquoi non ? ils sont soldats.
Abdace. — C'est vrai ; et il leur en faut un pour chef.
Iliii.EsÉs. — Salémenès est siddat.
Abbaue. — Mais il n'est pas leur roi. D'ailleurs, lui-même, à cause
de la reine sa sœur, <létesle l'ôire elTcnniné qui nous gouverne.
.N'aslii pas remarqué qu'il s'éloigne de toutes les fêles ?
!IÉi.E!<i:s. — Mais il ne s'éloigne pas du conseil ; il y est i.nijour.^
assidu.
Abbacb. — Ht toujours conIrariA. Que faut-Il de plus puiir f.iirc
do lui un rebelle T Voir un ins^^nsé sur le irrtn", mn «an,' désho-
noré et lui-même rebuté I commcnl donc T c'est pour le venger que
nous travaillons.
Bi:i.rsi;s. — PIrtt au ciel qu'on pdt l'amener à penser ainsi I
Abbaciî. — Il faudrait le sonder.
Bi':i.i;sÉs. — Oui, çj l'ope.ision s'en précenic. {Entre Daléa.)
Dai.éa. — Satrapes, le roi réclame votre présence h la fêle celte
nuit.
nÉi.EsÈs. — Eulemlre, c'est obéir. Li fMc a lieu ilans le pavillon,
sans doute?
Uai.ha. —Non, ici, dans le palais.
Arbacr. — Comment, dans le palais? tel n'était pas l'ordre.
Uai.ha. — C'est l'ordre mainlenanl.
AmiACE. — ICI poiiiqiini ?
Hai.ea. — Je l'ignore. Puis-jc me relirerT
Arbace. — Demeure.
_ Hli.iisés. à part a ./rhnrr. — Laisse-le partir, (yi llaléa.) Oui, Ba-
léa. remercie le monarque de notre part, baise le bord de son man-
teau impérial, et dis-lui que ses esclaves rama«seronl les miettes qu il
daignera laisser tomber de sa royale table à l heure de... C'est à
iniiiuil, je pense ?
IIai.éa. — A minuit, dans la salle de Nenirod. Seigneurs, jc m'in-
cline devant vous, et prends congé. (Hatéa sort.)
Abbace. — Ce changement subit n'annonce rien de bon ; il y a
(pielquc mystère lii dessous.
UÉLEsiis. — ICt ne change-t-ll pas mille fois par jour? L'indo-
lence est ce qu'il y a au monde de plus capricieux ; ses projets se
modilient plus souvent que les marches et les contremarehes cl un
général qui veut prendre son aciversaire en faule. A quoi peiises-ln?
Abbace. — Il aimait ce p.ivillon, son séjour favori pendant Tele.
Bi i.ESÉs. — Il a aimé aussi la reine... puis, après elle, trois mille
courtisanes... Il n'est rien que toiir-h-lour il n'ait aimé, hormis la
sagesse et la gloire.
Arbace. — Quoi qu'il en soit... il y a là quelque chose qui ne me
plait [las ; puisqu'il a changé de caprice... nous devons changer
aussi nos plans. L'attaque était facile dans ce pavillon solitaire, en-
touré de gardes appesantis par le vin et de courtisans tout-àfuit
ivres ; mais dansla salle de Nemrod...
BÉLF.sÈs. — Comment donc ! l'orgueilleux guerrier semblait
craindre que les avenues du trcjne ne fussent trop faciles... Se-
rais tu donc fAché de trouver un degré ou deux plus glissants que
lu ne l'y attendais ?
Arbace. — Le moment venu, tu sauras si j'ai peur. Tu m'as vu
jouer gaiinenl ma vie; mais aujourd'hui, il y va de beaucoup plus
que ma vie un royaume est l'enjeu.
BÉLESÉs. — Je t'ai prédit que lu gagnerais...
Aiibace. — Si j'étais devin , je m'en serais prédit autant. Mais
obéissons aux étoiles: je ne veux me brouiller ni avec elles ni avec
leur interprète. Qui vient ici? (Entre Salkmenes.)
S.vi.KMENÈs. — Satrapes !
Bi';i.ESÉs — Prince I
Sai.ksienès. — Heureux de vous rencontrer... je vous cherchais
tous deux, mais ailleurs qu'au palais.
Abbace. — Pourquoi clone?
Sai.émenès. — Ce n'est p,as l'heure.
Abbace. — L'heure... quelle heure?
SAf.KMENKB. — De minuit.
Bki.'sés. — Minuit, seigneur?
Salémenès. -^ Quoi donc? n'étes-vous pas invités?
llELKSÈs. — Ah I oui... nous avions oubhé ce dont vous parlez.
Sali:.menes. — Est-il habituel d'oublier l'invitation d'un souvc-
l'din ?
Abbace. — C'est que nous n'avons appris qu'Ji l'inslaiil même
I heure et le lieu.
Sai.émenès. — Que faites-vous ici î
Arrace. — Noire service nous y appelle.
Sm.émknès. — Quel service?
Bki.esès. — Le service de llilat. Nous avons le privilège d'ap-
procher le iiionarc|uo: mais nous l'avons trouvé absent.
Saléjiknès. — l';t moi aussi, j'ai un servic:e h faire.
Arbace. — Pourrions-nous connaître sa nature ?
Sai.émenès. — C'est d'arrêter deux traîtres. Gardes h moi! (/.«
f/rirrte.i entrent.)
Sai.émenès, continuant. — Salrajies, vos êpées!
Bei.esès, rendant son ipée. — Seignenr. voici mon cimeterre.
.\bbace, tirant son gtaire du fourrrau. — Viens 'prendre 1;
mien.
Sat.éminÉs. .l'mvinrant. — J'Y vais.
CEUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
375
Aruace. — Tu on recevras la lame dans le cœur... la poignée ne
(liiii'-ora pas ina main.
Salkmf.nès, mettant le fer à la main. — Ali ! ali ! lu veux (loue
n'sisler? C'est bien... cela épargnera un ju^jcinent et peul-èlre une
funeste ciémencf. Soldats, frappez ce rebelle!
Arbace. — Tes soldais! oui seul, tu ne l'oserais pas.
Sai.kmemès. — Seul! esclave insensé ! qu'y a-t-il en toi qui puisse
fiiiro ipculer nn prince? Nous redouions ta ti'aliison, mais non pas
la force ; ta dent n'est rien sans son venin, c'est celle du serpent,
non du lion. (Ju'on l'immole.
Biii.FSÈs, s' interposant . — Arbace! où est voire raison? n'ai-
jo pas rendu mon cpée , moi? Fiez-vous également à la justice de
notre souverain.
Arbace. — .\on. j'aime mieux nie fier aux étoiles, dont tu nous
yiarles tant, et à ce faible bras ; je veux mourir souverain de moi-
même, maître au moins de mon souffle et de mon c*ps...
Salé.mem'îs, aux gardes. — Vous l'entendez , et vous enleudez
mes ordres; ne le prenez pas... tuez-le. (Ara gardes attaquent
Arbace, qui se défend avec bravoure et adresse, et les fait reculer )
Sai.kmenès. — Eh quoi! faut-il donc que je fasse l'oftice de bmir-
reau ? Lâches! vous allez voir comment on punit un traître. [Sa-
lémenès attaque Àrbace ,• Sardanapale entre avec sa suite.)
Sardanapale. — Arrêtez! sous peine de la vie, vous dis-je.
Eh quoi! êles-vous sourds ou ivres? Mon épée! ... Imprudent que je
suis, je ne porte point d'épée. (.■/ im garde.) Voyons, loi, donne-
umi ion arme. [Sardanapale prend Pépée d'un soldat , se jette
entre les combattants et les sépare.) Jusque dans mon palais ! Je ne
sais nui m'empêche audacieux querelleurs!
BÉLESÈs. — Sire , c'est voire juslice.
Salemenés. •— Oui... voire faiblesse.
Sardanapale. — Comment?
Salemenés. — Frappe! pourvu que tu frappes aussi le traître...
mais si tu l'épargnes un moment , sans doute, c'est pour le livrer
aux tortures... Frappe-moi d'abord j'y consens.
Saiidanapale. — Lui, un iraîlrelQui donc ose attaquer Arbace?
Solémenès. — 5Ioi !
Sardanapale. — Prince, vous vous oubliez. En vertu de quel
tilre agissez-vous ici ?
Salemenés, montrant Icsceau. — En vertu de celui que tu m'as
donné.
Ai-.BACE, confus. — Le sceau du roi !
Salemenés. — Oui! le roi peut le confirmer.
Sardanapale. — Je ne le l'ai pas remis pour un semblable usage.
Salemenés. — Je l'ai reçu de vous pour garantir votre sûreté...
j'en ai fait l'usage que j'ai cru le meilleur. Prononcez vous-même.
Ici je ne suis que votre esclave, tout à l'heure j'étais votre repré-
sentant.
Sardanapale. — Eh bien ! remettez vos glaives dans le fourreau.
{Jrhace et Salénienès obéissent.)
Palémenés. — Soit ! mais je vous supplie de garder le vôtre :
c'cFl le seul sceptre assuré qui vous reste.
Svrdanapale. — 11 est bien pesant; la poignée me blesse la main.
'./ if7i garde.) Soldat, reprends ton arme. Eh bien! seigneurs, que
signifie tout cela?
BÉii^És. — C'est au prince à répondre. *
Salemenés. — De mon ccMé est la fidélité, du leur la trahison.
Sardanapale. — Trahison !... Arbace! trahison etBélesès! voilà
des noms que je n'aurais jamais cru voir réunis.
HÉLESÉs. — Où est la preuve?
Salemenés. — Je répondrai quand le roi aura demandé lépée de
l')n complice.
Arbace , à Salemenés. — Celte cpée a été tirée aussi souvent que
la !;i-iiin: contre si'S ennemis.
SalésÎenés. — Elle vient d'être tirée contre le frère du roi, elle
le s'i-a (!i-.ns une heure contre le roi lui-même.
S- RDANAPALE. — Il n'osciait... non, non, je ne veux point cn-
teii, le de telles choses. Ces vaines accusations sont propagées par
di> .ils mercenaires qui vivent de la calomnie déversée sur les gens
de liien. Il faut qu'on vous ail trompé, mon frère.
."■•ALÉMKNÉs — Qu'il comuience par rendre son épée, que parcel
acte de soumission il se proclame votre sujet, et je répondrai à tout.
Sardanapale. — Si je le croyais!... mais non, le Mède Arbace...
ce .'ïuerrier loyal... le meilleur de mes lieutenant^... non , je ne lui
fer .• point Linsulte de l'obliger à rendre un cimeterre qu'il ne ren-
dit jumais à nos ennemis. Satrape, gardez votre arme.
Salemenés, lui rendant le sceau. — iMonarque, reprenez voire
sceau.
Sardanapale. — Non , garde-le ! mais tâche d'en user avec plus
cd modération.
Salemenés. — Grand roi , j'en ai usé dans l'intérêt de votre hon-
neur , et je vous le rends parce que je n'en puis faire l'usage que
mon honneur me prescrit. Confiez-le à Arbace.
Sardanapale. — Je le devrais ; il ne me lu jamais demandi''.
Salemenés. — N'en doutez pas, il l'obtiendra sans ce semblant
de respect.
BÉLKSÉs. — Je ne sais qui a |)U prévenir si malheureusement le
prince contre deux sujets dont personne n'a égalé le zèle pour le
liieu de rAs.syrie.
Salemenés'. — Tais-loi, prêtre factieux, guerrier perfide; lu réu-
nis dans ta personne les vices les plus hideux des deux profe.^sions
li's plus dangereuses. Garde les paroles emmiellées et les homélies
menteuses pour ceux qui ne te connaissent pas. Le crime de ton
complice est du moins un crime hardi, qui n'est point déguisé par
les ruses que t'enseigna la Chaldée. .
BÉLP.sÉs. — L'entendez -vous! ô mon souverain, fils de Bélus?
Il blasphème le culte de l'empire, la divin lé de vos pères.
Sardanapale. — Ah ! pour cela, je vous prie de l'absoudre ; je
me dispense du culte des morts, sentant que je suis mortel, et con-
vaincu que la race dont je suis issu est... ce que je la vois... de la
cendre.
BÉLESÈs. — Roi , n'en croyez rien; vos ancêtres sont avec les
astres, et...
Sardanapale. — Tu iras bientôt les rejoindre là-haut, si tu con-
tinues à prêcher sur ce ton... (lomment donc ! mais c'esl un crime
de lèse-majesté au premier chef.
Salemenés. — Seigneur...
Sardanapale. — Me faire ici la leçon sur les idoles d'Assyrie !
Qu'on l'éloigné... donnez-lui son épée.
Salemenés. — Mon seigneur , mon roi , mon frère , réfléchissez,
je vous prie !
Sardanapale. — Oui, oui, n'est-ce pas? pour être sermonne ,
étourdi, assourdi de l'histoire des morts, et de Baal, et de tous les
mystères astrologiques de la Chaldée!
"Bélesés. — Monarque, respectez les feux du ciel !
Sardanapale. — Obi pour eux, je les aime. J'aime à les con-
templer dans la voûte azurée, et à les comparer aux yeux de ma
.Myriiiii ; j'aime à voir leurs rayons se refléter dans l'onde argentée
cl tremblante de l'Euphrale, quand la brise légère de la nuit iide la
surface du fleuve et soupire dans les roseaux qui couvrent ses bords ;
mais que ce soient des dieux, comme vous le dites, ou le séjour des
dieux, comme d'autres le préiendent, ou simplement les flambeaux
de la nuit; que ce soient des momies ou les luminaires distincts
des mondes , je l'ignore et me soucie peu de le savoir. Il y a dans
mon incertitude je ne sais quoi de doux, que je n'échangerais pas
contre votre scieucTi chaldéenne. D'ailleurs, lout ce que l'argile hu-
maine peut connaître de ce qui est au-dessus et au-dessous d'elle...
se réduit à rien. Je vois l'éclat des astres, et je sens leur beauté...
brillant sur mon tombeau, ils ne seront plus rien pour moi.
BÉLESÈS. — Dites plutôt, grand roi, que vous les connaîtrez mieux.
Sardanapale. — J'attendrai, s'il vous plaît, pontife; je ne suis
pas pressé de posséder cette science. Cependant, reprenez votre
épée, et sachez que je préfère vos services militaires à votre minis-
tère sacerdotal... quoique je me soucie peu de luu e: de lautrek
Salemenés, à part. — Ses débauches l'ont privé de sa raison'; il
faut le sauver malgré lui.
Sardanapale. — Veuillez m'éeouler, satrapes, et toi surtout, prê-
tre de Baal, parce que je me méfie plus de loi que de ee.guerrier ;
et je m'en méfierais plus encore si tu n'élais à demi soldat. Sépa-
rons-nous en paix... je ne parle pas de pardon... on ne l'accorde
qu'aux coupables; et je n'affirmerai pas que vous l'êtes. Cependant
vous savez que votre vie dépend d'un souffle de ma bouche, et que
la moindre appréhension vous serait fatale, ftlais ne craignez
rien... car je suis clément et ne me laisse point dominer par la
crainte... Vivez donc. Si j'étais ce que vous me croyez, vos têtes se-
raient déjà suspendues aux portes de ce palais.... N en parlons
plus. Comme je vous l'ai dit, je ne vous crois pas coupables, et je
ne vous proclame pas non plus innocents. Des hommes qui valent
mieux que vous et moi sont prêts à vous accuser; et si jabandoii-
n.iis voire destinée à des juges plus sévères, je pourrais sacrifier
deux hommes qui, dans tousles cas, ont été autrefois fidèles. Vous
êtes libres, seigneurs.
Arbace. — Sire, cette clémence...
Bélesés, / interrompant. — Est digne de vous ; et, bien qu'inno-
cents, nous vous rendcms grâces.
Sardanapale. — Prêtre, gardez vos actions de grâces pour Bé-
lus ; son descendant n'en a pas besoin.
BÉLESÉS. — Mais étant innocents...
Sardanapale. — Vous devez vous taire... le crime a la voix
haute. Si vous êtes fidèles, on vous a fait outrage, et vous devez
éprouver de la douleur, non de la reconnaissance.
BÉLESÉS. — Sans doute , si la justice élait toujours rendue sur la
terre par uu pouvoir tout imissaiit; mais rinnocence est souvent
obligée de recevoir la juslice comme une faveur.
Sardanapale. — La remarque serait bonne dans un sermon ;
mais ici elle est déplacée. Je vous prie de garder ces belles choses
pour plaider devant le peuple la cause de votre souverain.
BÉLiiSÉs. — Certes, il n'y a pas pour cela de motifs.
Sardanapale. — l'oinl de- motifs, peut-être; mais beaucoup degeus
37«
LKS VEILLÉES LITTÉKAIKES ILLUSTUÉES.
qiiichci'clicnl hen faire naître. Si vous rencontrez decesRcns-là dans
l'exercice île vos (onctions sur l:i terre, ou si vous en lisez l'exis-
lence au ciel, n'oubliez pas qu'entre le ciel cl la terre il y a quel-
que chose de pire nu'un roi qui gouverne un grand nombre de su-
jets et n'en immole r.-"; un seul: qui, s.ins se haïr lui-mûine,
aime assez ses semblables pour épargner ceux qui ne l'épar-
pneraienl pas s'ils devenaient un jour les maîtres... Satrapes, vous
ttcs libres de faire ce qu'il vous plaira de vos personnes et de vos
ipées ; mais, Ji dater de ce moment, je n'ai plus besoin ni des unes
ni des autres. Saléraenès. suivez-moi. {Sardanapale sort avec Sa-
léinenés et sa suite, laissant Arbace et Bélesés.)
AnoACB. — Bélesès!
Itri.ESÈs. — l'^h bien ! que penses-tu?
AiiBACB. — Une nous sommes perdus.
RÉi.ESKS. — Que le royaume est à nous.
Arbaci:. — Eh quoi! ainsi soupronnos... le glaive suspendu sur
nos têtes par un cheveu que pourrait briser le souffle impérieux
qiii nous a épargnés ! .. j'ignore poiiniuoi I
BÉLKSKs. — Ne cherche point i le savoir; mettons le temps à
profit. L'heure est eneore à nous... notre puissance est la mûme...
eetle nuit est celle que nous avions destinée à notre entreprise.
Kien ii'est changé pour nous, si ce n'est que nous ne i)ensions pas
ôlre soupçonnés, et que maintenant nous le savons avec une certi-
tude qui ferait de tout délai une folie.
AnBACE. — Pourtant. ..
Bei.f.sés — Quoi ! encore des doutes?
Abbaci;. — 11 a épargné notre vie ; que dis-je ? il nous a défendus
contre son frère I
Hklksès. — Et combien de temps serons-nous épargnés ? jusqu'à
la première minute d'ivresse.
Ahback. — Ou plutôt de sobriété! Quoiqu'il en soit, il a noble-
ment api -. il nous a donné avec une générosité royale ce que nous
avions lAchement mérité de perdre.
Hiii.iiSKS. — Dis donc courageusement.
Abbaciî. — L'un et l'autre peut-être. Mais sa confiance lu'a tou-
ché, et, quoi qu'il advienne, je n'irai pas plus loin.
BÉLESKS — Et lu ab.indonnerais l'empire du monde!
AniiACE. — J'abandonnerais tout plutôt que l'estime de moi-
même.
BixEsPs. — Je rougis de voir que nous devons la vie à ce roi ,
dniii le sceptre est une quenouille !
AnBACE. — Toujours la lui devons-nous, et je rougirais bien plus
d ôler la vie à qui me la donne.
Helksès. — Tu peux endurer tout ce qu'il te plaira... les astres
en ont décidé autrement.
Abbace. — Dussent-ils descendre du ciel et marcher devant moi
dans toute leur spl-Mideur. je ne les suivrai pas.
B1CI.ESÈS. — Voilà une faiblesse... pire que colle d'une femme ef-
frayée dun rêve de mort, et s'éveillant dans les ténèbres. En avant!
Ahbace. — Quand il parlait, il m'a .semblé voir en lui Nemrod.
dont la statue impériale règne encore dans son temple, au nnlieu
de« images (les autres monarques.
Pelesés — Je l'avais dit moi-méntc que tu Tii.sais trop peu de cas
de cet homme, et qu'il y avait en lui i|uelque chose de royal...
qu en conclure? C'est au moins un noble ennemi.
Abbace. — Et nous, nous sommes de lùclies adversaires!... Oh!
piiurijuui faut-il qu'il nous ait épargnés?
BÉi.ESÈs. — Voudrais-tu donc avoir péri de la sorte?
Ahbace. — Non... mais c'eut été mieu.v (|ue de vivre ingrats.
HÉLEsÈs. — Oh! que certains hommes ont l'Ame étrangement
faite ! Tu envisageais froidement ce que les poliliqui's appellent
un crime d'Etat, et des insensés une trahison... et voii'à que tout-
à-coup, par je ne sais quel caprice, ce roi débauché s'élant interposé
orgueilleusement entre lui et Saléinenès, tu dianges de pensée... te
voilà devenu... quoi?... un Sardanapale! je ne connais pas de plus
ignominieux surnom
Ahbace. — Il y a une heure, malheur à qui me l'eût donné ! sa
vie eût tenu à peu de chose... Maintenant je te pardonne comme il
nous a pardonné... Sémiramis elle-même n'en eut pas fait autant.
ItELESEs. — Non... la reine n'aimait pas que l'on Icntit de |)ar-
tager son autorité royale, et son épon.v en a su quelque chose.
Ahbace. — Désormais je veux le servir loyalement.
IÎE1.ESËS. — Et bu 1 blement.
Ahbace. — Non, prêtre, mais avec fierté... car je serai vertueux.
Ainsi, je serai plus prés du trône que tu ne l'es du ciel; pas tout-à-
faii si liauiain peul-ôire , mais plus élevé. Tu peux faire ce qu'il te
plaira.. In as des explications mysticpies. des règles subtiles du juste
et de l'injuste, dont je manque pour me conduire; moi, je m'a-
b.indonne à la diiection d'un cœur simple. Et maintenant tu me
connais.
Bf.LEsÈs. — As-tu fini ?
Arbace. — Oui, a\ec toi.
Belesès — Et tu me tiahiiassans doute comme lu inequities?
Ahbace — C'est la pensée d'un prêirr ei non celle d'un soldat !
BÉLESÈS. — Comme tu voudras... trêve à cca querelles ; éconic-
moi un moment.
Abbace. — Non... 11 y a plus de périls dani ton esprit subtil que
nans toute une phalange.
BÉLESKS. — Puisqu'il en est ainsi, je marcherai seul en avant.
Abbace. — Seul I
BÉLESÈS — Sur un trône il n'y a de place que pour un.
Ahbace. — Mais celui-ci esl occupé.
Hklesès. — Par un monarque méprisé, ce qui est pire que s'il
était vacant. lléfl'Thissez, Arbace : je vous ai toujours aidé, chéri,
encouragé ; j'aimais à vous servir, dans l'espoir de servir l'Assyrie.
Le ciel même .semblait d'accord avec nous, et tout nous a souri
jusqu'au dernier moment, où tout-à-coup votre ardeur s'est chan-
gée en une honteuse faiblesse. Mais maintenant, plutôt que de
voir gémir ma patrie, je veux être son sauveur ou la victime de
son tyran, oiPpeul-être l'un et l'autre, comme il arrive quelque-
fois ; et si je triomphe, Arbace sera mou sujet.
Ahdace —Ton sujet!
BÉLESÈS. — Pourquoi pas? cela vaut mieux que d'être l'esclave,
et l'esclave pardonné d'un roi-femme. (Entre Pâma.)
Pania. — Seigneurs, je suis porteur d'un ordre du roi.
Aroace. — Avant de le connaître, nous obéissons.
BÉLESÈS. — Cependant quel est-il?
1 Pâma. — 11 vous est enjoint de partir, cette nuit même, pour
vous rendre dans vos satrapies respectives de Babylono et de Mcdie.
! BÉLESÈS. — Avec nos troupes ?
Pâma. — Mon ordre ne comprend que les satrapes et leur suite.
i \rrace. — Mais...
BÉLESÈS. — Il faut obéir. Dis que nous partons.
i Pania. — Mon ordre est de vous voir partir, et non de transmel-
I tre votre réponse.
I BÉLESÈS, a part. — Oh, oh ! (,-/ Pania.) Nous vous suivons.
i Pâma. — Je vais commander la garde d'honneur à laquelle voire
J rang vous donne droit ; puis, j'attendrai votre convenance, pourvu
([ue le délai ne dépasse pas une heure. (Pania sort.)
BÉLESÈS. — Obéis donc à présent.
Arbace. — Sans nul doute.
BÉLESÈS. — Oui . ton obéissance te conduira jusqu'aux portes du
palais qui nous sert actuellement de prison... pas au-delà.
Arbace. — Tu as touché juste! le royaume dans sa vaste étendue
ne nous offre plus à tous deux que des cachots.
Belesès. — Dis plutôt des tombeaux.
Ahbace. — Si je le pensais, cette bonne épée en creuserait un
autre avant le mien.
BÉLESÈS. — Elle aura suffisamment à faire; j'augure plus favo-
rablement que loi. A présent, sortons d'ici comme nous pourrons;
tu reconnais avec moi que cet ordre est une couJanina:ion.
Arbace. — Quelle autre interpréiation pourrait-on lui donner?
('.'est la politique des monarques île l'Orient: le pardon et le poi-
son .. des faveurs et un glaive, un voyage lointain et un sommeil
éternel. Combien de satrapes, du temps de son père... car lui, je
l'avoue, est ennemi du sang, ou du moins il l'a été ju.squ'à eejoiir...
BÉLESÈS. — Mais maintenant il ne le sera plus el nu saurait l'être.
% Arbace. — Je doute qu'il le puisse. Combien, du temps de son
])ère, n'ai-je pas vu de satrapes se mettre en route pour aller pren-
dre possession de puissantes vice-rovautés, et rencontrer un tom-
beau sur leurs pas ! Je ne sais comment cela se faisait : mais tous
tombaient malades en chemin , tant la roule était pénible.
Bf.lesés. -Gagnons seulement l'air libre de la ville, et nous
abrégerons le voyage.
Ahbacb. — Peut-être qu'aux portes mêmes on nous l'abrégera.
BÉLESÈS. — Ils n'oseront risquer la chose; leur [Mdjet est sans
doute de nous faire périr secrètement, mais non dans le'palais ni
dans l'enceinte de la ville, oii nous sommes connus et pouvons
avoir des partisans ; s'ils avaient eu l'inteutlon de nous immoler
ici, nous ne serions déjà plus du nombre des Mvants. Partons.
Arbace. — Si je croyais qu'on n'en voulût pas à ma vie !
Belesès. — Insensé! Eloignons-nous... Quel autre but pourrait
avoir le despotisme alarmé? Allons rejoindre nos troupes.
Arbace. — Pour marcher vers nos provinces?
Belesès. — Non. version royaume. Nous avons du temps, du
cœur, de l'espoir, et des moyens que nous laissent amplement leurs
demi-mesures... En avant!
Arbace. — Au milieu de mon repentir me faut-il donc encore re-
tomber dans le crime?
Belesès. — La défense personnelle est une vertu, et le seul bou-
, levari de tout droit. Parlons, dis-je! quittons ce lieu; on y respire
un air épais et funeste; les murailles y sentent la prison... Sor-
tons, ne leur laissons pas le lemps de délibérer davantage; un
prompt départ prouve notre zèle et empêche le digne Pania , qui
doit nous escorter, d'anticiper sur les ordres qui poiirraienl lui être
donnés à quelques parasanges d'ici. Non , il n'y a pas d'autre parti
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
377
à prendre... partons ! dis-je. (// sort avec Arbace qui le suit à re-
gret; entrent Sardanapale et Salùmenés.)
Sardanapale. — Eh bien I tout est réparc sans effusion de sang,
1,; plus sol de tous les remèdes; l'exil de ces hommes assure notre
tranquillité. . . , ■ •
Salemenès. Oui, nous sommes en surcte, comme celui qui mar-
che sur des fleurs est à l'abri de la vipère enlacée autoui' de leurs
racines ., , , n
.'^ardanapale. — Que faudrait-il donc faire ?
Salemenès. — Annuler ce que vous avez fait.
Sardanapale. — Révoquer mon pardon ?
Salémenés. — Fixer la couronne qui chancelle sur votre Ictc.
Sardanapale. — Salé-
iiunès, ce serait une con-
duite t.vrannique.
Salémenijs. — Mais
prudente.
Sardanapale. — Quel
danger peuvent-ils nous
susciter à la frontière?
Salemenès. — Us n'y
sont pas encore et si
l'on m'en croyait , ils n'y
arriveraient jamais.
Sardanapale. — Je
t'ai écoulé... pourquoi
ne les entendrais-je pas
à leur tour?
Salemenès. — Vous le
saurez plus tard; main-
tenant je cours rassem-
bler voire garde. «
Sardanapale. — Et tu
nous rejoindras au ban-
quet?
Salemenès. — Sire ,
veuillez m'en dispenser. . .
je ne suis pas un ami de
la table ; commandez-
moi pour tout autre ser-
vice.
Sardanapale. — Mais
il est bon de se réjouir
de temps en temps.
Salemenès. — Il est
bon aussi qu'ca veille
pour ceux qui se réjouis-
sent trop souvent. Puis-
je me retirer?
Sardanapale. — Reste
encore un moment, mon
bon Salemenès, mon frè- -7^.
re, mon fidèle sujet, meil-
leur rirince que je ne suis
roi. Tu aurais dû être mo-
narque, toi ; et moi... peu
importe 1 mais ne crois
pas que je sois insensible
à ta vertueuse sagesse, à
ton affection franche et
sincère, à ton indulgence
pour mes folies, bien que
tu ne sois pas pour moi
ménager de reproches.
Si , contre Ion avis, j'ai
épargné ces hommes, ou
du moins leur vie ce
n'est pas que je doute de la prudence de tes conseil; mais laissons-
les vivre pour se corriger. Leur bannisjiiuent me laissera un som-
meil tranquille, ce que leur mort n'eût pas fait.
Salemenès. — Pour sauver des liaîtres, vous courez le risque de
dormir à jamais. Un moment de rigueur eût épargné des années de
crimes. Cet exil, celle demi-indulgence, ne servira qu'à les irriter...
Il faut que la giàce soit entière, sans quoi elle est nulle.
Sardanapale. — Je m'étais borné à les destituer, ou du moins à
les éloigner de ma présence; n'est-ce pas toi qui m'as pressé de les
renvoyer dans leurs satrapies?
Salemenès. — C'est vrai ; je l'avais oublié. S'ils arrivent dans
leur gouvernement, c'est alors que vous aurez raison de me repro-
cher mon conseil.
Sardanapale. — Et s'ils n'y arrivent pas Prends bien garde
il faut qu'ils s'y rendent en toute sûreté...
Salemenès — Permettez que je sorte; je veillerai sur eux.
SARi).\>Ai'u.r. —Va donc et pense mieux de ton frère.
Arbace, Salemenès et Bélesès
Salemenès. — Je servirai toujours loyalement mon souverain.
{Salemenès sort.)
Sardanapale, seul. —Ctl bomme est d'un earaclère trop in-
flexible : il a la dureté d'un roc. Mais il en a aussi l'élévatinn 11
est exempt des souillures de la commune argile... tandis que moi je
suis fait d'une pâte plus molle, tout imprégnée du suc des fleurs...
hélas! nos acles doivent être conformes à notre nature. Si j'ai erré
cette fois, ma faute est de celles qui pèsent le plus légèrement sur
ce sens inconnu, auquel je ne sais quel nom donner, mais qui me
cause une impression parfois de peine et pauXois de plaisir; sur cet
esprit qui semble placé auprès de mon cœur pour compter ses bat-
tements, et qui m'interroge comme n'ose jamais faire aucun mor-
tel- Chassons ces vaines pensées., ne songeons qu'à la joie! Voilà
justement son messager
qui m'arrive.
(Entre Myrrua )
Myrrha. — Le ciel se
couvre et s'assombrit; le
tonnerre gronde sourde-
ment dans les nuages qui
s'accumulent, cl l'éclair,
dardant ses flèches de
feu, nous annonce une
horrible lenipêle. Grand
roi, qiiilteras-tu donc le
palais ?
Sardanapale. — Une
tempête, dis-tu?
MïRRHA. — Oui , sei-
gneur.
Sardanapale — Pour
moi , je ne serais pas fâ-
ché de varier l'uniformité
du spectacle, et de con-
templer la guerre des élé-
ments; mais cela n'ac-
commoderait guère les
vêtements de soie et les
membres délicats de nos
convives. Dis, Myrrha ,
^ es-tu de celles qui crai-
gnent le mugissement
des orages?
MvRRHA. — Dans mon
pays nous respectons leur
voix comme les augures
de Jupiter.
Sardanapale. — Jupi-
ter! Ah! oui, votre Baal,
à vous... le notre préside
aussi au tonnerre, et de
temps à autre la chulc de
la foudre atteste sa divi-
nité. Malheureusement ,
il arrive parfois que ses
coups s'égarent et vont
frappersespropresaulels.
MïRRiiA. — Ceseruitun
funeste présage.
Sardanapale. — Oui,
pour les prêtres. Eh bien I
nous ne sortirons pas cel-
te nuit de l'enceinte du
palais ; c'est ici que la fête
a lieu.
MvHRHA. — Mainle-
nant. que Jupiter soit
loué! il a entendu la prière que tu ne voulais jias entendre. Les
dieux sont plus bienveillants pour toi que tu ne les toi-même; ils
inler()osent cet orage entre les ennemis et toi.
Sardanapale. — Enfant ! s'il y a du danger, n'est il pas tout aussi
grand dans ces murs que sur les bords du fleuve?
MvRRHA. — Non : ces murailles sont hautes et solides ; elles sont
bien gardées; il faut pour arriver à toi que la trahison franchisse
plus d un détour, plus d'une porte massive; mais dans le pavillon
du fleuve tu n'avais aucun moyen de défense.
Sardanapale. — Contre la trahison, il n'est de sûreté ni dans le
palais, ni dans la forteresse, pas même au sommet du Caucase,
qu'entoure un rempart de nuages, et où l'aigle suspend sou aire aux
rocs inaccessibles; de même que la flèche atteint partout le roi des
airs, le poignard peut atteindre le roi de la terre. Mais rassiire-toi :
les deux satrapes, innocents ou coupables, sont bannis, et déjà loin.
MvRRHA. — Us vivent donc ?
Sahdanap.\le, — Toi ! demander du sang !
378
LKS VKILLÊIÎS LITTËRAlKKS ILLD8TRÈR8.
MniniiA. — Ji" iliMiifiiKlo tin juste cliiVlinipnl ponr rciix qui osent
ulleiiler à ta vie; si je pensais aiilreinenl, je ne nii'rileraiR pis de
conserver In mienne. D'ailleurs . lu as eiiieudu le prinee.
S\nn\N*rAi.K. — VoilJi qui csl élrniijre! la douceur et la si^vcri '•
sont l'Kalenii'nt lipu^es roulre moi cl nie poussent h la vcnf-ance
MvnnuA. — l.n venpeaneeesl une vertu piceipie.
SAimANAPALE. — Mais non une vertu royale... Je n'en veux pas;
ou si j'' "l'v aimndonnc, ce sera contre des rois mes (^gaux.
MYiiniiA. — (À'S lioMinies aspiraient h le devenir.
Sabpanap^le. — M»rrlia, ce sont là des senlimenls de femme : ils
vieiMienl de la crainte.
M\ iiBiiA. — De ma rrainle pour tes jours.
SAnnANAPAi.r. — N'impnrli-, c>;l toujours de la crainte. Ton sexe
timide, une fois irrité, pousse sa vindicative fureur à un degrc'; de
persévérance que je ne voudrais pas imiter. Je le croyais exemple
de la puérile fnililcsse des femmes de l'Asie.
MviinuA. — Seigneur, il ne m'appartient pas de vanter mon amour
ou mon (lévoùinent : j'ai partagé voire splendeur, je partagerai vos
périls, l'eut-élre trouvere/.-vous un jour plus de Gdclilé dans une
esclave que dans des myriades de sujets. Mais puissent les dieux
écarter ce présage I idutol être aimée .•^ans en paraître digne que de
vous prouver mon amour dans des aflliclions, que peut-être tous
mes soins ne pourraient adoucir.
SAnnANAPAi.E. — Où existe l'amour parfait, l'aflliction ne sau-
rait pénétrer; elle reconnaît bientôt son impuissance et s'éloigne-
Entrons, l'heure approche; il faut nous préparera recevoir nos
convives. 'Ih sortent.)
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
I.a s.ille du palais est illuminée. — Sardanapalc et ses hôtes sonl k tabl<).
— On cnlenii le bruit d'une tempête, et le tonnerre gronde i plusieurs
reprises pendant le banquet.
SARDANAPALIi , ZAMKS . ALTADA , MYnnilA , CtC.
Sardanapale. — Remplissez jusqu'aux bordsl Voilai (|iri est bien,
je suis ici dans mon vrai royaume, entouré de ces yeux briUanls ci
de ces visages resplendissants de bonheur et de beauté. Ici la dou-
leur ne saurait nous atteindre.
Zamès. — Ici ni ailleurs... où est le roi, le plaisir brille.
Sabdanapale. — Ceci ne vaut-il pas mieux quo les chasses de
Ncmrod, ou ces cxpédiiions de mon aïeule insensée chassant aux
royaumes, et, apri^s les avoir conquis, ne pouvant les garder ?
Altada. — Ouelque puissants qu'ils aient été , nul de \o.s pré-
ilécesseurs n'égala Sardanapale; caiil a placé son bonluurdans la
paix, seule glriire véritable.
Sardaxapale. — Kt dans le plaisir, dont la gloire n'est que !e
chemin, cher Allada. Que cherche l'homme? les jouissances! Nous
en a»ons abrégé la roule, el nous n'avons pas voulu y marcher en
creusant une tombe sous chacun de nos pas.
Zamés. — Non ; tous les canirssont heureux , el toutes les voix
béni.sseni le roi paeifiiiue qui tient le monde en joie.
Saroanapale. — lui es-tu bien siir? J'ai entendu parler diffé-
rcnimi'iii. Un prétend qu'il est des traîtres.
Zamks. — Traîires eux-mêmes qui parlent ainsi... c'est impossi-
ble : quels seraient leurs motifs?
Saroanapale. — Leurs mniifs? c'est vrai... remplissez ma coupe!
Ne pensons pas ît ces gens-là ; ils n'existent pas ; ou s'ils existent ,
ils simt loin.
Ai.TAUA. — Convives, écoulez la sanlé^quc je vais porter! tout le
monde Ji genoux! Buvons au salut du roi... buvons au monanpie,
au dieu Sardanapale I (Zames et les convires s'agriioiiil/ent et .s'c-
rrieiit : Au dieu Sardanapale, plus grand que Baal, son aïeul!)
'tu moment où les conrircs s'agenouillent , le tonnerre gronde:
ijnelf/iies-uns se lerint e/frni/es.}
Zamés. — Pourquoi vous levez-vous , mes amis? Par la voix de
la foudre, les dieux, ancêtres du monarque, expriment leur assen-
liment.
Mïrrha. — Ou plutôt leur courroux. Roi , comment pcux-lu souf-
frir celle folle impiélé?
SvuoANAPAi.E. — Impiélé !... si mes prédécesseurs sont îles dieux,
je ne ferai pas honle à leur lignag". Mais levez-uius, mes pieux
amis; gardez vos prières pour le di'U (|ui tonne en ce moment :
je désire l'amour, et non l'adoration. Il me semble que le tonnerre
rediiublc : la nuit est affreuse.
Myrriia. — Oh I oui , pour ceux qui n'ont pas de palais où ils re-
çoivent leurs adorateurs.
.■^AnnwAPAi.E — Tu as raison, ma .Myrrha ; que ne puis-je trans-
former mon royaume o» un vaste asile pour tous les malheureux I
MrnnnA. — Tu n'es donc pas un dieu , puisque lu m- peux ac-
complir nu vo'u d'une bienveillance aussi \mlveit!cllc.
Sarpanapalk. — Et vos dieux, ibinc, qui le peuvent ut ne le
font pas?
MvRRiiA. — Taisons-nous, de peur de les irriter.
Saruanapai,!:. — C est vrai; ils n'aiment pas plus que les hom-
mes à être censurés. .Mes amis, il mi- vient une pensée ; s'il n'y
avait pas de temple, croyez-vous qu'il y eiïi des adorateurs de 1 air,
surtout l.irsqu'il f.iit tapage eonime en rc'iU'imeut?
MvRRiiv. — Le Persan |)rie sur sa montagne.
Saruanapai.e. — Oui, quand le soleil luit.
MvRRiiA. — Si ce palais était sans toiture et en ruines, crois-lu
qu'il y eût beaucoup de flaneurs qui viendraient baiser la poussière
sur laquelle le roi serait étendu.
Ai.TADA. — La belle Ionienne abuse de la satire envers une na-
tion qu'elle ne connait pas siifUsamment : les Assyriens ne con-
naissent de bonheur que celui de leur roi, et c'est dans Ihommagc
qu'ils lui rendent qu'ils mettent leur orgueil.
Sahoanai'ai.iî. — Mes nobles holes voudront bien pardonner a la
belle Grecque sa parole un peu vive.
Ai.TAnA. — Lui pardonner, sire! a|Mès vous, c'est elle que nous
honorons le plus. Silence! qu'ai-je entendu?
Zamks. — Le bruit de quelque porte éloignée, ébranlée por le
vent.
Ai.TAnA. — J'ai cru reconnaître le cliquetis des... Ecoulez encore.
Zami;s. — C'est la pluie qui bondit sur le toit,
SARDANAPALE. — Il sufl'it! .>lyrrha , mon amour, la lyre e«l-idle
prêti- ? chanle-nons un hymne de Sajpho, tu sais, celle (pii , dans
ton pays, se précipita... "(pâma entre avec son épér el ses rfte-
ments ensanglantés ; les convives se lèvent en désordre.)
Pâma , avx gardes. — Veillez aux porles! courez aux mursex-
téricur.s! Aux armcsl aux armes! le roi est en danger! Monarque,
excusez cet empressement : c'est celui de la fidélité.
SARnANAPALE. — Parle!
Pâma. — Les craintes de Salémenès se sont réalisées : les per-
fides satrapes...
Saroanapale. — Tu es blessé !... du vin. Reprendshaleine, brave
Pallia.
Pâma. — Ce n'est rien : les chairs seules sont entamées. Je suis
plus l'alif.'iié de la hâle que j'ai mise à venir avertir mon souverain
que de ma blessure même.
Mtrriia. — Kh bien ! les rebelles?
Pania. — A peine Arbace cl Belesis furent-ils arrivés \\ leurs
quarlicrs dans la ville, qu'ils se sont refusés ;\ pousser plus loin ; et
lors')iic l'ai essayé de faire usage des pouvoirs qui m'avaient été dé-
jéirués, ils ont appelé à leur aide leurs troupes, qui se sont auda-
cieiisement soulevées.
MvRRHA. — Toutes?
PANtA. — Un trop grand nombre.
SardAnaPàle. — Dis tout ce que tu sais ; n'épargne pas la vérité
à mi<n oreille.
Pâma. — Ma faible garde s'est montrée fidèle, el ce qui reste l'est
encore.
.MvBRHA. — Sonl-ce les seuls qui soient restés dans le devoir?
Pâma. — Non : nous avons encore les Bactricns commandés par
Salémenès, qui s'était mis en marche, en conséquence des soup-
çons que lui inspiraient les généraux mèdcs. I.cs Baciriens sont
nombreux , ils tiennent tête aux rebelles, disputent le terrain pied
il pied, et se sont concentrés autour du palais, où Salémenès se
propose de réunir toutes ses forces pour la défense du roi. (// hé-
site.) Je suis chargé de...
MvRRiiA. — Ce n'est pas le moment d'hésiter.
Pania. — Le jirince Salémenès su])plie le roi de s'armer, ne fût-
ce i]ue pour tin mumcnl, el de se montrer aux soldais ; sa seule jiré-
sence pourrait faire en ce moment plus qu'une armée entière.
Sardanapale. — Allons, mes armes !
Myrrha. — Tu veux donc...
Sardanapale. — Si je le veux ?... Voyons, qu'on se dépêche !...
Je ne prendrai point mon bouclier; il est trop lourd... une légère
(■uirasse et mon épée! Où sont les rebelles?
Pâma. — Le plus fort du combat est h un stade tout au plus du
mur extérieur.
Sardanapale. — .\lors je puis combattre h cheval. Hol'i. Sf^ro !
cMi'iin amène mon ctuirsier. On trouverait assez d'espace irénie dans
les cours et près de la porte extérieure pour f.iire mauiiMurer la
moitié des cavaliers de 1 Arabie. (.*iféro sort pour rlu relier les ar-
mes du roi.)
Mtrrra. — Combien je l'aime I
Sardanapale. — Je n'en ai jamais douté.
.Myrrha. — Ce n'est qu'à présent que je te connais.
Sardanapale a un de ses serviteurs. — Qu'on apporte aussi ma
lanco... Où est Salémenès?
Pania. — Au poste dun soldai, au plu? fort de la mêlée.
œUVRES COMPLETES DE LORD BYRON.
Saruanapale. — Va le trouver snr-lu-champ... Le passage est-il
libre ? Les coniiminicalions sont-elles maintenues entre le palais et
les troupes? .,..,,
P^N,,^. _ Oui , sire , du moins elles l'étaient lorsque j ai quitte le
prince, et je n'ai pas de crainte ;_nos soldats faisaient bonne conle-
nanee, et la phalange était formée.
Sardanapale. — Dis-lui de ménager sa personne pour le mo-
ment; ajoute que je n'épargnerai pas la mienne... et que je vais le
rejoindre.
Pâma. — Ce mot décide la victoire. [Pania sort.)
Saiidanapale. — Altadal... Zamèsi... allons, armez-vous! Vous
trouverez dos armes dans l'arsenal. Qu'on mette les femmes en sû-
reté dans les appartements les plus reculés; qu'une garde y soit
placée, avec l'ordre formel de ne quiiter ce poste qu'avec la vie. Za-
mès, lu en prendras le commandement. Allada, va l'armer, et re-
viens ; Ion poste est auprès de notre personne. [Zaïnés, Altada
et ions sortent , à l'exception de Myrrha; S fera et d'autres offi-
ciers du palais arrivent portant les armes du roi.)
Sfbbo. — Prince, voici votre armure.
S.^rdanapale , s'armant. — Donnez-moi ma cuirasse... bien;
mon baudrier, maintenant mon épée ; j'oubliais le casque... où est-
il ■? C'est bien... non , il est Irop lourd ; vous vous êtes trompé, ce
n'est jias celui ci que je voulais, mais l'autre qui porte un diadème.
Sfébo. — J'ai craint que les iderreries dont il est orné n'atiiias-
seiit trop les regards, et n'exposassent votre front sacré... Croyez-
moi, celui-ci, quoique moins riche, est d'un métal plus solide.
Sardanapale. — Tu as craint I Serais-tu devenu un rebelle"? Ton
devoir est d'obéir ; retourne sur tes pas, et... Non, il est trop lard...
je m'en passerai.
Sféro. — Portez du moins celui-ci.
^ARDANAPALE. — J'aimcrais autant .porter le Caucase I c'est une
vraie montagne que j'aurais sur la tète.
Si'KRo. — Sire, il n est pas un soldat qui voulût combattre exposé
ainsi. Tout le monde vous reconnaîtra; car l'orage a cessé, et la
lune brille de tout son éclat.
Sardanapale. — Je sors pour qu'on me reconnaisse... Mainte-
nant... ma lance ! Je suis armé. {Sur le point de sortir, il s'arrête
cl se tourne vers Sféro.) Sféro... j'avais oublié... donne-moi un
miroir.
Sféro. — Un miroir, sire 1
Sardanapale. — Oui, le miroir de bronze poli rapporte parmi
les dépouilles de l'Inde... mais dépêche-toi. (Sféro sort.) Myrrha,
retire-toi dans un lieu sûr. Pourquoi n'es-tu pas avec les femmes?
MvRRHA. — Parce que ma place est ici.
Sardanapale. — Et quand je serai parti?
MvRRHA. — Je le suis.
Sardanapale. — Toi, au combat!
MvRniiA. — Si cela était, je ne serais pas la première fille de la
Grèce qui aurait pris ce chemin. J'attendrai ici ton retour.
Sardanapale. — Ce lieu est découvert, c'est le premier où l'en-
nemi pénétrera s'il est vainqueur. S'il en était ainsi, et que je ne
levinsse pas
MvRRUA. — Nous nous rejoindrions également.
Sardanapale. — Où?
MvRRHA. — Dans le lieu où tous doivent se réunir un jour...
dans le domaine des ombres, s'il est, comme je le crois, un rivage
par-delà le Styx ; et, s'il n'en est pas, dans le tombeau.
Sardanapale. — Oseras-tu?
MvRBHA. — J oserai tout! mais non survivre à ce que j'ai tant
aimé, et consentir à être la proie d'un rebelle. Pars, et que rien n'ar-
rête ton courage. [Sféro rentre avec le miroir.)
Sardanapale, se mirant. — Cette cuirasse me sied à ravir, le
hauilricr mieux encore, et le casque pas du tout. (// rejette le cas-
ijiic après l'avoir essayé de nouveau.) H me semble que je suis très
iiien sous celte parure ; il s'agit maintenant de la metlre à l'épreuve.
Aliada! où est Allada?
Sféro. — Seigneur, il attend dehors et porte voire bouclier ; c'est
un driiii de naissance transmis de génération en génération.
Sardanapale. — Myrrlia! embrasse-moi... encore!... encore!...
aime-moi, quoi qu'il advienne; ma principale gloire sera de me
rendre plus digue de ton amour.
MvRBUA. — Pars, et reviens vainqueur! {Sardanapale et Sféro
.•iorteyit.) Maintenant me voilà seule ; tous sont partis : combien peu
reviendront! Qu'il soit vainqueur , dussé-je périr! S'il est vaincu,
je meurs ; car je ne veux pas lui survivre. Il s'est enlacé à mon
cœur, je ne sais ni comment ni pourquoi. Ce n'est pas parce qu'il
est roi, car à présent son trône vacille sous lui, et la terre s'ou-
vre prête à ne lui laisser qu'un tombeau ; et cependant je l'en aime
davantage. 0 puissant Jupiter! pardonne -moi ce monstrueu.\
amour pour un barbare qui ne connaît pas l'Olympe ! Oui, je l'aime
maintenant, mainlenanl, beaucoup plus que... licoulons !... J'en-
tends les cris des comballanls! on dirait qu'ils s'approclienl. S il
en doit êlre ainsi [elle lire une fiole), ce suhlil poison de la Col-
chide, que mon père apprit à composer sur le rivage du Pont, et
qu'il me dit de conserver; ce poison me délivrera! Il m'eût déjà
délivrée depuis longtemps, si je n'avais aimé au point d'oublier que
j'étais esclave... dans un pays où, hormis un >e'il. tous sont escla-
ves, et fiers de leur servitude, pourvu qu'ils dominent à leur loin-
sur d'aulres hommes placés plus bas sur l'échelle. Ils oublient, hé-
las ! que des cliaines portées comme parure n'en sont pas moins
des chaînes. Encore des cris ! le cliquetis des armes s'approche ..
il est temps... il est temps... {Entre Altada.)
Altada. — Holà! Sféro! holà!
Myrrua. — Il n'est pas ici , que lui voulez-vous? Où en est le
combat?
Altada. — 11 est douteux et terrible.
Myrrha. — Et le roi?
Altada. — Se conduit en roi. Je cherche Sféro pour qu'il apporle
à son maître une nouvelle lance et sou casque. Jusqu'à présent, il
a combailu sans armure de tête, et beaucoup Irop exposé. Les sol-
dats l'ont reconnu, et l'ennemi aussi : à la clarté brillante de la lune,
sa liare (,1e soie et sa chevelure floltante ont fait de lui un but par
trop royal; toutes les nèches sont dirigées vers son beau front et
le large bandeau qui le ceint.
Myrrha. — 0 vous, dieux puissants! qui lancez vos foudres surla
teri'e de mes a'icux, protégez-le !... Etes-vous envoyé par le roi?
Altada. — Par Salémenès, qui m'a expédié à l'insu de l'insou-
ciant monarque. Le roi! le roi combat comme il s'amuse! Ilolàl
Sféro! Sféro! Je vais à l'arsenal; il doit y être. (Altada sort.)^
Myrrha. — Il n'y a pas de déshonneur... non il n'y a pas de dés-
honneur à êlre éprise de cet homme. Peu s'en faut même que je
ne désire maintenant ce que je n'aurais pas désiré naguère , qu'il
soilGrec. Si Alcide descendit jusqu'à porteries vêlemenls et laque-
nouille de la Lydienne Omphale, certes, celui qui , depuis ses ten-
dres années élevé dans la mollesse, s'élève loiit-à-coup au niveau
d'Hercule, et passe du banquet au champ de bataille comme à un
lit d'hyménée, celui-là mérite une fille grecque pour amante, nn
poète grec pour le chanter, un tombeau grec pour monument.
{Un officier entre.)
Myrrha. — Où en est la bataille , seigneur ?
L'oFFiciER. — Perdue! perdue presque sans ressource. Zamèsi
où est Zamès ?
Myrrha. — A la tête des gardes qui veillent sur l'appartement
des femmes. {L'officier sort.) Il est parti, et il s'est borné à me
dire que tout est perdu! Qu'ai -je besoin d'en savoir davantage? Ces
mois sicouris annoncent la ruine d'un royaume et d'un roi, d'une
race de treize siècles, d'innombrables existences, delà fortune même
de tous ceux qui survivront ; et moi aussi, dans ce naufrage, je dois
périr avec les grands de la terre , pareille à la bulle d'eau qui se
brise avec la vague qui la portail. Du moins, mon sort est dans mes
mains; nul insolent vainqueur ne me complcra au nombre de ses
dépouilles. {Pania entre.)
Pania. — Fuyez avec moi; fuyez, Myrrha; liàtons-nous, nous n'a-
vons pasun moment à perdre... c'est tout ce qu'il nous reste main-
lenanl.
Myrrha. — Le roi?
Pania. — M'a envoyé ici pour vous emmener de l'autre côté du
fleuve par un passage secret.
.Myrrha. — Il vit donc?
Pania. — Il m'a chargé de meltre vos jouis eu sùieié , et vous
prie de vivre pour l'amour de lui, jusqu'à ce i|u'd puisse \ous re-
joindre.
Myrrha. — Veut-t-ildonc abandonner la lulle ?
Pania. — 11 résistera jusqu'au dernier moment ; déjà il fait tout
ce que le désespoir peut tenter, et dispute pied à pied le terrain de
son propre palais.
Myrrha. — Ils ont donc pénétré dans l'enceinte?... Oui, leurs
clameurs retentissent dans les salles antiques, dont l'écho, avant
cette nuit fatale , n'avaitjamais été profané par des voix rebelles. C'en
est fait de la race assyrienne! c'en est fait du s^ing deNemrod! son
nom môme va s'éteindre.
Pania. — '\>nezavec moi... venez!
Myrrha. — Non, je veux mourir ici ! Parlez, et dites au roi
que je l'ai chéri jusqu'au dernier moment. {Sardanapale entre avec
Salémenès et ses soldats ; Pania quitte Myrrha et se joint à eux.)
Sardanapale. — Puisqu'il en est ainsi, je mourrai où je suis
né... dans mon propre palais. Serrez vos rangs... tenez ferme. J'ai
dépêché un fidèle satrape àlagarde commandée par Zamès; c'est
nue troupe fiaîcheet dévouée, elle accourt. Tout n'est pas perdu,
l'ania, ne perds point Jlyrrha de vue. [Pania retourne se placer
auprès de Myrrha.)
Salémenès. — Nous pouvons reprendre haleine. Encore un effort,
mes amis , encore un effort pour l'Assyrie.
Sardanapale. — Dis plulùt jiour la U.ictri luc ! Mes fidèles Bac-
380
LI<:S VEILLEES LITTERAIRES ILLOSTREES.
tiicns, je veux ili'sormais Cire roi de voire nation ; et quant à re
loyaiiuie. nous en ferons une province.
Sali;»ii;m;s. — Garde h vous I les voicil... les voici I (Bélesùs et
y\nBACt: en/ rent avec les rebelles.)
AnnACB. — En avant! nous Icsi tenons dans le pi(^gc. Ciiargcz!
eliar),'!'/. !
Hi'r.i'SKs. — Kn avant! en avant! le ciel combat pour nous et
aver nmis .. Fn a\anl! {Ils atltit/tient le roi, Salcmenés et leurs
troupes qui se défendent jiis'/ii'a l'arririe de Zamès avec les (jar-
des. .Hors les rebelles sont repousses et poiirsnivhi par Salénienés;
nil moment où le roi s'élance aussi à leur poursuite , il rencontre
liélesés.)
BÉLKsiîs. — Arrête, tyran!... je vais d'un seul coup terminer la
guerre.
SAnnANAPALii. — En vérité I mon prêtre lielliqiieux , mon géné-
reux prophète, mon fidèle et reconnaissant sujet! rends-toi , je te
prie : au lieu de tremper mes mains dans un sang consacré, je te
réserve un plus digne sort.
liiii.K.-iii.s. — Ton heure est venue.
S A 11 i)A. VA l'A LE. — Non , c'est la tienne. . Quoique je ne sois qu'un
novice en astrologie, j'ai dernièrement consulte les étoiles, et en
parcourant le zodiaque, j'ai lu ton destin dans le signe du scorpion :
ce qui veut dire que tu vas être mainlenani écrasé.
UKi.Kïiiis. — Ce ne sera pas par toi. {Us combattent; Bélescs est
blessé et désarmé)
SARnANAPALE , levant son épée pour le tuer, s'écrie : — Invoque
inaiiilenanl tes planètes ; descendront-elles du ciel pour sauver leur
jirophète et leur réputation ? IVne troupe de rebelles entre et dé-
livre liélesés. Ils attaquent le roi, qui, a son tour, est délivré par
un détachement de ses soldats : ceu.t-ci chassent les rebelles.) Le
scélérat s'est montré prophète, a|)rès tout! Poursuivons-les al-
lons! la victoire est à nous! (// sort à la poursuite des rebelles.)
MvHRiiA, à Pania. — Va donc avec eux! Pourquoi rester ici?
Pourquoi quitter les rangs de les coinpaguous d'armes, et les lais-
ser vaincre sans loi ?
Pâma. — J'ai ordre du roi de ne pas vous quitter.
MriiiinA. — Moi! ne t'occupe pas cle moi... H n'est pas un soldai
dont Ir hras maintenant ne soit nécessaire ; je n'ai pas besoin de
gardes. Quoi donc! quand le destin du monde va se décider, veiller
sur une femme! Pars, le dis-je, ou tu es déshonoré! Mais j'irai
moi-même, faible femme, me jeter dans la mêlée sanglante; et si
tu veux me garder, que ce soit là du moins où ton bouclier pourra
couviir ton souverain. {Mijrrha sort )
Pa.ma. — Arrêtez !... Elle est partie! s'il lui arrive quelque chose,
malheur à moi! elle est plus chère à Sardanapaie que son propre
ni.vaume, pour lequel il .'ombal cependant... Et puis-je moins ftiire
qiii! ce monarque ([ui manie un cimeterre pour la première fois?
ll''V('iu'z, Mjrrlia, et je vous obéis, dussé-je désobéir au roi. (/'«-
nia sort, .lltuda et Sféro entrent par la porte opposée.)
Altada. — Myrrha I Eh quoi ! elle est partie ! pourtant elle était
ici au moment du combat, et Pania avec elle. Que peut-il leur être
aiii\é"?
Skéro. — Je les ai vus tous deux sains et saufs quand les rebelles
ont pris la fuite; ils sont sans doute à l'apparlenient des femmes.
Altaoa. — Si le roi est vaincpieur, ce qui est maintenant pro-
bable, et qu'il ne retrouve plus son Ionienne, notre sort sera pire
que celui des rebelles captifs.
Sféro. — Courons sur ses traces; elle ne peut être loin, et en
la retrouvant, nous ferons à notre amoureux souverain un présent
plus agréable que son royaume reconquis.
Altada. — iJaal lui-même ne combattit jamais avec plus de cou-
rage pour Cou [uérir l'empire nue ci; fils qui |)araissait dégénéré ne
combat pour le conseivor. Il déinenl les augures de ses amis comme
de ses ennemis. C'est un homme incomiiréhensible.
Sfkro. — Pas plus que les autres. Nous sommes tous les enfants
des circonstances... Mais partons!... lichons de retrouver cette es-
clave, ou préparons-nous à un triste sort. [Altada et Sféro sor-
tent. Salémenès rentre avec ses soldats, etc.)
Salkhenés. — Ce premier succès promet beaucoup : les rebelles
sont repousses du palais, et nous avons ouvert une communication
ré(,'ulière avec les troupes stationnées de l'autre côté de l'Euphratc;
elles sont peut-être restées tidèles; elles le seront sans aucun doute
quand elles apprendront notre triomphe. Mais où est le principal
auteur de la victoire? où est le roi? {Sardanapaie entre accom-
paipié de sa suite et de .Wijrrha.)
Saroanapale. — Me voici , frère.
Salk-menés. — Sain et sauf?
Sahdanapale — l'as tout-à-fait; mais n'en parlons pas; nous
avons purgé le palais de ces vils ennemis.
Saléme.nés. — Et la ville également , je pense. Notre nombre
s'accroil; j'ai ordonné qu'un gros de Parthes, jusque-là tenu en ré-
Fcrve et composé d'excellentes troupes, poursuivit rcniiemi dans
sa retraite, qui ne tardera pas à devenir une fuite.
Sahdanapale. — C'en est déjà une; du moins ils courent plus
vile que je n'ai pu le» buivre avec mes Uactriens qui marchaient
fort bon pas. Je n'en peux [dus; que l'on me donne un siège.
Saléme.nés. — Sire, le trône est là.
Sahdanapale. — Ce n'est un lieu de repos ni pour l'esprit ni
pour le corps; qu'on me donne un autre siège. Icscabclle d'un
|)avfau, peu m'importe, pourvu (|uc! je puisse reprendre haleine.
iOn a/i/iorte vn siéye.)
Salémenès. — Celle heure est la plus brillante et la plus glo-
rieuse de votre vie.
Sardanapale. — Et la plus fatigante. Où est mon échanson 7
qu'on m'apporte de l'eau.
Salémenès, .snuriant. — C'est la première foi.n que vr)U8 lui avez
donné jiarell ordre; moi-même, le plus austère de vos conseillers,
je vous engage à jirendre un breuvage teint de pourpre.
Sardanapale. — Du sang!... on en a siiflisamaicnt répandu
Quant au vin , j ai appris aujourd'hui tout ce que vaut le pur élé-
mi'iil liquide : j'en ai bu trois fois; et trois fois, renouvelant mes
forces mieux que n'eut pu faire le jus du raisin, il m'a misa même
de retourner à la charge. Où est le soldat qui m'a présenté de l'eau
dans sou casque?
Un des gardes. — Il est mort, seigneur ; une (lèche lui a traversé
la tête au moment où, secouant les dernières gouttes qui étalent
dans sou casque, il al'nit le remettre sur sa tête.
Sardanapale. — Mort sans avoir été récompensé ! et mort pour
avoir élanché ma soif! Pauvre esclave ! cela est dur! S il vivait, je
l'aurais gorgé d'or ; tout l'or de la terre ne pourrait pa.ver le pbiisir
que m'a fait celte gorgée d'eau, car j'avais le gosier desséché comme
à présent. [On apporte de l'eau. Il boit) Je commence à revivre;
à dater de ce moment, je garde le vin pour l'amour, et l'eau pour
la guerre.
SalivMenés. — El ce bandage qui entoure voire bras ?
Sardanapale. — Rien qu'une egratignure de ce brave Bélesès.
MvRRiiA. - 0 ciel ! il est blcs.sé !
Sardvnapale. — C'est peu de chose; cependant, en me trouvant
plus calme, j'éprouve une certaine douleur.
MvRRMA. — Vous avez bandé votre blessure?
Sardanapale. — Avec le bandeau demon diadème, cl c'est l.i pre-
mière fois que cet ornement m'a servi à autre clio.se qu'à me gêner.
M\RMi\. aux serviteurs. — Qu'on aille vite.clieicherle plus ha-
bile médecin. Je vous en prie, f> mon roi , rentrez dans vos ajipar-
lenients. Je lèverai l'app-ireil et panserai votre blessure.
Sardanapale, — Je le veux bien, car le .sang y bal avec force.
.Mais, est-ce (jue lu te connais aux blessures? Mais pourquoi eettf
demande? Vous ne devineriez pas, mon frère, où j'ai trouvé c?
enfant ?
Salémenès. — Réunie aux autres femmes comme une gazi- ■
effrayée ?
Sardanapale. — Non, certes ; mais près de moi. comme la co;ii
pagne du jeune lion qui , dans sa rage féminine (et féminine vent
dire furieuse; car ce sexe porte loules les pas.sions à rexlrôuie),
s'élance sur le ravisseur de ses lionceaux. Les cheveux épars , les
yeux éiiiicelants, elle animait les soldais du geste et de la voix.
Salémenès. — Noble cœur !
Sardanapale. — Je ne suis pas le seul, tu le voi^, dont cette nuit
ait fait nu guerrier. Je me suis arrêté pour la contempler, et ses
joues enflammées, ses grands yeux noirs, brillant à travers le long
voile de .ses cheveux floilants.les veines azurées qui .«e marquaient
sur son front transparent, ses narines dilatées, ses lèvres entr'ou-
vertes , sa voix'qui résonnait à travers le tumulte du combat, comme
un luth qu'on entend parmi les sons discordants des cymbales ; ses
bras étendus, effaçant par leur blancheur l'éclat de l'acier que tenait
sa niniii cl qu'elle avait arraché à un soldat mourant ; tout en elle
inontrail aux yeux des soMats la prophétesse de la victoire, ou la
victoire elle-même descendue parmi nous pour nous appeler ses
enfants.
Salémenès, a part. — C'en est trop, voilà de nouveau l'amour
qui s'empare de lui ; et tout est perdu, si nous ne donnons le change
à ses pensées. {Tout haut.) Seigneur, je vous en conjure , songez
à votre blessure ; vous disiez tout à llieure quelle devenait dou-
loureuse.
Sardanapale. — Il est vrai ; mais ce n'est point le temps d'y
penser.
Salémenès. — J'ai pris toutes les dispositions nécessaires ; je vais
voir comment ont été exécutés mes ordres, et je revieudrai pren-
dre les vAtres.
Sardanapale. — Va, frère!
Salémenès, en se retirant. — Myrrha I
Mvrrma. — Seigneur I
Salémenès. — Vous avez montré celte nuit un courage qui , s'il
ne s'agissait pas de l'époux de ma sœur Mais le temps presse ;
vous aimez le roi ?
Mtrkha. — J'aime Sardanapale.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
381
Sai.émenès. — Mais vous voudriez qu'il conlinuàt à rég'ner.
Myrrha. — Je ne voudrais pas qu'il fût moins qu'il ne doit être.
Salémenks. — Eh bien donc I pour qu'il soit roi, pour qu'il soit à
vous, pour qu'il soit tout ce qu'il doit être, pour qu'il vive enfin,
laites en sorte qu'il ne retombe pas dans la mollesse. Vous avez
plus d'empire sur son esprit que n'en a la sagesse dans ces murs,
ou la rebellion au-dehors. Veillez à ce qu'il n'y ait pas île rechute.
■MvRRMA. — Je n'avais pas besoin pour cela de l'ordre de Saléme-
nès; je l'accepte loulefoisavec respect. Ce que peut une femme
SÀlémenés. — Ei^t une puissance illimilée sur un cœur tel que le
sien. Usez-en sagement. (Saictnenès sort.)
Sardanapale. — Mjrrha ! quoi! des secrets avec mon inflexible
frère ? sais-tu que je deviendrai jaloux ?
Myrrha. — Vous auriez raison , prince ; car il n'existe pas sur la
terre un homme plus digne de l'amour d'une femme... de la con-
fiance des guerriers... du respect des sujets... de l'estime d'un roi...
de l'admiration du monde...
Sardanapale. — Fais son éloge, soit, mais avec moins de cha-
leur ; je n'aime pas que ces lèvres charmantes consacrent leur élo-
quence à ce qui me laisse dans l'ombre. Néanmoins, tu dis vrai.
Myrrha. — Maintenant, seigneur, venez faire visiter voire bles-
sure ; ajipuyoz-vous sur moi, je vous prie.
Sarpanapai-e. — Oui , mon amour I mais ce n'est pas parce que
je souIVre. (To/a sortent.)
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
s.vnDANAPALF. endormi sur iin Ut de repos; son soniiiiei! est
arjilé. myruha veil./e auprès de lui.
Myrrha , en le regardant. — Je me suis glissée auprès de lui
pendant qu'il repose, si c'est reposer que dormir dans fet état con-
vulsif. Dois-je l'éveiller? Non; il paraît maintenant plus tran-
quille. 0 toi ! dieu du sommeil, qui fu-nies les paupières des mor-
tels, et leur envoies soit les doux songes, soit un assoupissement
profond que rien ne peut troubler, oh 1 daigne descendre sur lui,
semblable \\ ta sœur , la Mort... si calme... si immobile... car nous
ne sommes jamais plus heureux que sous l'empire de celte divinité
également sombre, silencieuse; mais qui n'a pas comme toi le ré-
veil... Ah! il s'agile de nouveau... les traces de la douleur se ma-
iiifesleut sur ses traits, comme le souffle soudain de la brise riile la
surface du lac tranquille, ou comme le vent agile les feuilles d'au-
tomne. 11 faut que je l'éveille I... Non, pas encoie! U"' sait ce que
le réveil va lui ôter? 11 semble soutl'rir; mais si celle douleur
doit faire place à une douleur plus grande? La fièvre du combat la
douleur de sa blessure, toutn légère qu'elle est, produisent peut-être
ces symptômes. Abandonnons-le aux soins de la nature ; veillons,
non pour la contrarier, mais pour aider ses efforts.
Sardanapale, s'éveillnnt. — Non... quand vous multiplieriez les
astres à l'infini, quand vous m'en feriez partager avec vous le do-
maine I je n'achèlerais pas ;i ce prix l'empire de l'élerniié. Ar-
rière!... arrière!... vieux chasseur des premiers hùles des forêts!
Et vous qui après lui avez chassé aux hommes, comme s'ils étaient
des bêles féroces! autrefois mortels sanguinaires... idoles aujour-
d'hui, plus sanguinaires encore, si vos prêtres ne mentent pas ! et
toi... spectre sanglant de mon aieiilc, qui foules aux pieds les ca-
davres de l'Inde... arrière, arrière ! (// se lèoe.)
Mais, où suis-je ? que sont devenus ces fantômes?... Non... ce
n'est plus une illusion trompeuse... Alyri'lia !
MvRRiiA. — Hélas! mon bien-aimé, comme tu es pâle! des gout-
tes de sueur s'amassent sur ton front, pareilles à la rosée de la
nuit. Silence !... calme-toi. Tes paroles semblent d'un autre monde;
loi, le souverain de celui-ci, sois calme : tout ira bien.
Sardanapale. — Ta main... Bien... c'est ta main, c'est une main
vivante ; presse la mienne plus étroitement encore, jusqu'à ce que
je me sente redevenu ce que j'étais. Ahl Myrrlia ! j'ai visité les
lieux que nous devons tous habiter. J'ai vu le séjour de la tombe...
où les vers sont souverains et où les rois sont... .Mais je ne croyais
pas que la mort fût ainsi ; je pensais que ce n'était rien.
Myrrha. — Ce n'est rien, en efl'et, sinon pour les âmes timides
qui anticipent par la pensée sur ce qui ne sera peut-être jamais.
Sardanapale. — 0 Myrrha ! si le sommeil fait voir de telles choses,
que ne doit pas révéler la mort!
Myrrha. — Je ne sais point de maux que la mort puisse montrer
et que la vie n'ait déjà fait connaître à ceux qui ont passé quelques
années sur la terre. S'il est, en effet, un rivage où l'âme doit sur-
vivre, ce sera comme àri^e et d'une manière incorporelle; ou s'il lui
reste encore une ombre de cette importune enveloppe qui s'inter-
pose onîre l'âme et le ciel notre fantôme, quoi qu il puisse avoir
à craindre, du moins ne redoutera pas la mort.
Sardanapale. — Je ne la redoute pas; mais j'ai senti... j'ai vu
une légion de trépassés.
Myrrha. — Et moi aussi. La poussière sur laquelle nous marchons
fut autrefois animée et souffrante. Mais continue : qu'as-tu vu ? parle;
cela te soulagera et dissipera les ombres qui assiègent ton esprit.
Sardanapale. — 11 me semblait, ou plutôt je rêvais que j'étais
ici... ici... dans ce même lieu. Nous étions à table, etjeme croyais
l'un des convives, n'ayant autour de moi que des égaux; mais à
mes côtés je n'avais ni loi, ni Zamès, ni aucun de nos convives ha-
bituels. A ma gauche était assis un fantôme au visage hautain ,
sombre et lerrilde ; je ne pus le reconnaître, et pourtant je l'avais
vu, quoique je ne puisse dire où. 11 avait les proportions d'un géant;
son œil était brillant, mais immobile; ses longs cheveux retombaient
sur ses larges épaules, derrière lesquelles s'élevait un énorme car-
quois garni de flèches empennées avec des plumes d'aigle. Je l'in-
vitai à remplir la coupe placée entre nous, mais il ne ir.e répondit
pas... Je la remplis... il la poussa loin de lui, et ses yeux s'arrêtèrent
sur moi; si bien que je tremblai sous la fixité de son regard. Je
fronçai le sourcil en monarque offensé... il ne fronça pas le sien,
mais il continua de me regarder avec une inaltérable immobilité qui
ajoutait encore à ma terreur. Je voulus, pour éviter ce regard, repo-
ser le mien sur des traits plus doux , et je te cherchai à ma droite ,
où tu as coutume de fasseoir, mais... {// s'arrête).
Myrrha. — Que vis-lu ?
Sardanapale. — A la place que tu occupes dans nos banquets, je
cherchai ton charmant visage mais, au lieu de toi un spectre
décharné, aux cheveux gris, ayant du sang dans les yeux, du sang
sur les mains; un spectre sépulcral, vêtu comme une femme, por-
tant une couronne sur son froni ridé par l'âge, ayant le sourire de
la vengeance sur les lèvres, et dans les yeux une flamme lascive...
Tout mon sang se glaça.
Myrrha. — Est-ce tout ?
Sardanapale. — Dans sa main droite sa main décharnée et
crochue, celle femme lennil une noupe dans laquelle bouillonnait
du sang; et, dans la gauche, elle avait une autre coupe pleine de...
je ne pus voir ce que c'était, car l'horreur me força de détourner les
yeux. Tout autour de la table siégeait une longue flle de spectres
couronnés, d'aspecls divers, mais frappants de ressemblance.
Myrrha. — El tu ne sentais pas que ce n'était qu'une illusion?
Sardanapale. — Non, toutsomblail tellement réel que j'aurais pu
les loucher de la main. J'examinai successivement chaque visage,
dans l'espoir d'en trouver un que j'eusse antérieurement connu...
pas un seul ne m'était familier. Tous restaient tournés vers moi et
me regardaient. Ils ne buvaient ni ne mangeaient; leurs yeux seuls
étaient occupés, si bien que je me vis comme changé en marbre,
ainsi qu'ils le paraissaient eux-mêmes en marbre vivant , car
je sentais de la vie en eux ainsi qu'en moi. 11 se trouvait entre nous
je ne sais quelle horrible sympathie, comme s'ils se fussent dé-
pouillés d'une portion de mort pour venir à moi, et moi de la moitié
de ma vie pour me joindre à eux; notre existence ne tenait ni du
ciel ni de la terre... Oh! plutôt voir la mort tout entière !
Myrrha. — Et enfin ?
Sardanapale. — Enfin, j'étais immobile et froid comme un mar-
bre, quand le chasseur et la vieille femme se levèrent en me sou-
riant... Oui, le gigantesque el majestueux chasseur me sourit... du
moins sa bouche, car ses yeux ne bougèrent pas... el sur les lèvres
amincies de la vieille parut aussi une sorte de sourire... Tous deux
se levèrent, et les spectres couronnés, placés à droite et à gauche,
se levèrent aussi, comme pour suivre l'exemple des deux ombres
souveraines... pures copies même après la mort... Mais moi, je ne
bougeai pas, je ne sais quel courage désespéré s'infusa dans tous
mes membres, et, enfin, ces fantômes ne meurent plus peur : j'osai
même éclater de rire à leur face. Et alors! alors, le chasseur posa
sa main sur la mienne; je la pris, je la serrai... mais elle s'évanouit
sous mon étreinte; lui aussi disparut, ne me laissant que le souve-
nir d'un héros, car il semblait tel... Mais cette femme, la femme qui
restait se jeta sur moi ; elle brûla mes lèvres de ses odieux baisers;
et, rejetant les coupes qu'elle tenait dans chaque main, il me sembla
que le sang et le poison se répandaient à grands flots autour de
nous, jusqu'à former deux fleuves hideux. Cependant elle restait at-
tachée à moi, pendant que les autres fantômes, pareils à une rangée
de statues, restaient immobiles comme dans nos temples. Elle me
serrait dans ses bras, et moi je cherchais à la repousser comme si
j'eusse été le fils qui l'immola pour punir son inceste. Alors... alors
je me trouvai au milieu d'un épais chaos d'objets hideux et informes :
j'étais mort et vivant... enterré et ressuscité... dévoré par les vers ,
purifié par la flamme, dissous dans l'air! Tout ce que je me rap-
pelle ensuite, c'est qu'au milieu de ces tortures j'appelais ta pré-
sence etlorsque je m'éveillai, je te trouvai près de moi.
Myrrha. — Tu m'y trouveras toujours, dans ce monde et dans
l'autre, si ce dernier n'est point un mensonge. Mais ne pense plus à
ces illusions... pur effet des derniers événements sur un corps non
accoutumé à la fatigue.
Sardanapale. — Je me sens mieux ; maintenant que je te revois,
ce que j'ai vu ne me semble plus rien. (Salé.menès entre.)
Salémenès. — Le roi esl-il déjà réveillé?
382
LR!^ VRILLIÎKS MTTi^.RAlRES ILLUSTUfiKS.
Smioanapalk. — Oui, mon (rire, et je voudrais n'avoir pas
(liirtiii.
Saikvknk*. — Jp propose (|(> faire une sorlic h la iioitilo du jour,
el d'iilinqiicr lie nouveau \f* n-bidlos, (fui coiilinuenl à Re iciTulcr,
rc|iriiiss('<, mais imn loul-h Tail vaiMCU>:.
SAnhAVAPAi K, — La nuit esl-cll« aviinc<^e ?
Sai.rsirnks. — Il fpsle onc'ire quelquea|hpuri.'S d'oiiscurilé ; |iro-
filPA-cii pour vous rcpiiser eiirore.
SAnoANAPAi.K. — Non pas (•.■lie nuit , si elle liure encore. Il ma
semblé que ci; r/'vc avail dun' bien dos heures.
.MvRRUA. — Une heure Ji peine; j'ai veillé auprès de vous: re fui
uneliiMire longue et pénible, mais une heure sculotnent.
Sardavapalr. — Tenons donc conseil. Nous ferons une sorlic
Salkmknés. —Avant de trailer ce point, j'avais une grâce k vous
dcuiaud'-r.
Saroanapalk. — Elle est accordée.
Sai.i:mem':.>i. — Ecoutez avant de me faire une réponse trop
proni|ile C'est h vous seul que je désire (larler.
Mvkriia — Prince, je mo retire. [Mijrrlia soft.)
Sai.i mi;nk.s. — Celle esclave a mérite sa liberie.
Saroanapale. — Sa liberté seuleaicnl? elle est digne de partager
un tiôrif!
SALbiiENRS. — Attendez ce trône n'est pas vacant, el celle qui
roccu|>e a\fc vous esl l'objet ilont dont je voulais vous entretenir.
Sardanapale. — Coïumcnl? la reine?
Salémenès. — Elle-même. Je crois convenable pour sa silrelé et
celle do ses eiifanls de les l'aire partir à la poinio du jour pour la
Paphiagonie. où eoniniandeCotla. noire parent; à tout événement,
la vif (le vos (ils. mes neveux, y sera en si'uclé , el de là ils pourront
soulenir leurs justes préteiilions h la couronne, dans le cas on
Sahdanapalk. — Je viendrais à mourir. C'est bien penser
qu'ils parlent avec une escorle sure.
Salèmhnès. — ICIle esl déjà prêle; mais avant leur iléparl, ne
eon>enlirez-vou3 pas à voir...
Sardanapale. — Mes (ils? Cela pourrait énerver mon courage;
les p^mvres enl'anls pleureraient. Vx (|ue [luis-je faire pour les con-
sùlti'? je n'ai à leur olViir que des esporances peut-être lrom()eiises
et des sourires contraints, 'l'usais qu'il m'est impossible de Icindie.
Salk.menès — .Mais du moins vous êtes capable deseulir... Lareine
demande à vous voir avant de vous quitter pour jamais.
Sardanapale. — Pourquoi ? dans quel but? Je suis prêt à lui ac-
corder tout ce qu'elle voudra, hormis celte entrevue.
Salkue.vès. — Vous connaissez , vous devez connaitie assez les
femmes, vous qui en avez fait une élude approfomlie , pour
savoir qiie ce qu'elles demandent en affaires de cœur les louche
[dus que le monde extérieur tout entier. Je [lensc comme vous du
désir de ma .sœur; mais c'est son désir... Elle est ma sœur... vous
êtes son époux. . voulez vous le lui accorder?
Sardanapale. — Cette entrevue sera inutile ; mais qu'elle vienne.
Sali:sienès. — Je vais la cherchiT. (// sorl. )
Sardanapale. — Nous avons trop longtemps vécu séparés pour
nous revoir... et dans un pareil moment I N'ai-je p.is assez de soucis
à supporter seul? Pourquoi uuiraienl-ils leurs aftiiclions ceux que
l'amour a CH.ssé d'unir? ( Salétwmes rentre avec Zarina.)
Salémenés — Du courage , ma sœur I ne faites pas houle à notre
saiig par d'indignes frayeurs. Seigneur, la reine!
Zarina. — Je vous prie, nmn frère, laissez-nous.
Saléuenés. — Puisque vous le désirez... (Il sort.)
Zarina. — Seule avec lui I Nous sjuimes bien jeunes encore, et
poui'taiit combien d'années se sont écoulées depuis (|ue nous ne
nous sommes vusl et tout ce temps , je l'ai passé dans le veuvage
ductenr. Hélas I il ne m'aimait pas! 11 ne me parle point... à peine
nie Voit-il... pas une parole... pas un regard... cependant il y avait
naguère de la douceur dans son aspect el dans sa voix ; il était in-
différent , mais non sévère. Seigneur I
Sardanapale. — Zarina I
Zarina. — Non, pas Zarina... ne m'appelez pas Zarina; cet ac-
cent , ce mot , effacent de longues années el des choses qui les on^
rendues plus longues encore.
Sardanapale. — 11 n'est plus temps de songcràces rêves du passé.
Ne nous faisons pas... c'est-à-dire ne me faites pas de reproches...
pour la dernière fois.
Zarina. — Ce serait la première.
Sardanapale. — Il est vrai , et celte idée pèse plus sur mon
co-ur (|iie... .Mais notre cœur n'est pas en noire pouvoir!
Zarina. — Notre main non plus; mais j'ai donné l'un el l'autre.
SAnnANAPALE. — Votre frère m'a dit que vous désiriez me voir
a>a:il de partir |inir Niuive avec... [Il hésite.)
Zarina. — Avec nos enfants. C'est vrai : je voulais vous remer-
cier do n'avoir pas séparé mon cœur de tout ce qui lui reste main-
tenant à aimer .. de ceux qui sont à vous età moi, qui vous ressem-
blent, et me regardent comme vous me regardie» autrjfuis... Mais
ils n'ont pas changé, eux... ils sont maintcnaul le seul lien qui
existe entre nous.
Sarda.napale. — Croyez que je vous ai rendu jusiice. Faitcsqn'ils
tiennent plu* île votre famille que de leur malhenrenx père. Je les
laisse avec confiance anpré« île vonn; rendez-IcH dignes 0 un IrAne;
ou plutAl... Vous a»ez eulendu le lumullede celte iiuilT
Zarina. — Je l'avais pre^mie oïdilic. ..
Sardanapalf. — Le Irûiie .. et oc n'est pas In peur qui me fail
parler .. le trône esl en |»éril. el peut êlre mes lilg n'v moiil«ront-
lU jamais; mais que jamais ils ne le perdent de vue.J oHcrai toul
pour le leur Iransinetire : el ai j échoue , ils doivent alors le re-
conquérir en braves, el l'occuper en sages. Qu'ils usent mieux de
la royauté que je n'ai fait moi-même.
Zarina. — Ils n'apprendront de moi qu'à honorer leur père.
Sardanapale. — Qu'ils apprennent la vérité de von», plutôt que
d'un monde injuste. S'ils vivent dans l'adversité , ils éprouveront
Irop Idl le mépris de la foule pour les jirinees sans couronne, el on
rejetlera sur eux les foules de leur père. Mes fils!... j'aur.is pu tout
supporler si j'avais été sans enfants.
Zarina. — Oh ! ne parle point ainsi... Si tu triomphes , ils régne-
ront et honoreront celui (|ui conserva pour eux un Inine dont il se
souciait peu pour lui-même .... Ah! prends soin de les jours; vis
du moins pour ceux qui t'aiment.
Sardanapale. — El qui sont-ils? des amis qui on l partagé mes plai-
sirs et qui ne font qu'un avec moi... ear si je tombe, ils ne seront
plus rien... un frère offen.sé... des enfants négligés... une épouse...
Zarina. — Qui l'aime.
Sardanapale. — Et me pardonne?
Zarina. — Celte pen.sée ne m'est jamais venue...
Sardanapale. — Ma femme !...
Zarina. — Oh ! sois béni pour ce mot! je ne l'espérais plus.
Sardanapale. — Oh! lu l'entendras de la bouclie de mes sujets,
et tu l'eiitendras comme une injure. Oui... ces e-claves que j'ai
nourris, fêlés, comblés des biens de la paix el de l'abondance, jus-
qu'à les rondre rois eux-mêmes; les voilà qui se révolieiii ; el ils
demandent la mort de celui qui fil de leur vie une fêle coiiliiiuelle;
taudis (|ue le petit nombre de ceux qui ne me doivent rien me sont
restés fidi^s! cela esl vrai, mais cela est monstrueux.
Zarina. — Ce n'est peut-être que trop naturel; car, dans les
âmes perverses , les bienfaits se changent eu poison.
Sardanapale. — El les imes vertueuses tirent le bien du mal.
Zarina. — Recueille donc le bien sans l'enquérir d'où il vient.
Sois en convaincu, tous ne t'ont pas abandonné.
Sardanapale. — Je le crois, puisque je vis.
Zarina. — Vis pour l'amour de mes de no.^ enfants.
Sardanapale. — .Ma douce Zarina, loi que j'ai tant offensée I Je
suis l'esclave desciirnnstance.^ el de mes impulsions... Emporté an
gré du moindre souffle, d'''|ilacé soi- le Irûne, déplacé dans la vie
je ne sais ce que j'aurais pu èiie... N en jiarlons plus. Mais écoule.
Je n'éiais pus fait pour un amour comme le lien, une àme telle que
la tienne, el si je n'ai point adoré ta beauté , comme j'ai encensé de '
moindres charmes , c'est uniquement que celle adoration était pour
moi un devoir, el que je détestais tout ce qui avait l'apparence d'une
ehaîne. Entends cependant mes paroles, qui sont peut-être les der-
nières: personne n'a estimé plus que moi tes vertus, bien que je n'aie
pas su en profiler...
Zarina. — Oh ! si lu as à la fin découvert que mon amour esl
digne d'eslime, je n'en demande pas davantage... Mais fuyons en- I
semble, cl pour moi... permels-moi de dire pour nous... il y aura 1
encore du bonheur. L'As.syrie n'est pas toute la terre ; nous nous fe- '
ions un monde à nous, elnous 'cronsplus heureux que je ne lai ja- |
mais été, que tu ne l'as été toi-même. (Entre Salémenés.)
Salémenks. — Il faut que je vous sépare...
Zarina. — Frère inhumain I veux-tu donc abréger des instants si
précieux el si chers ?
Salémenés. — Si chers I •
Zarina. — Il s'est montré si bon envers moi , que je ne puis
Salémenés. — Ainsi cel adieu de femme se termrtie, comme Ion-
jours, (lar la résolution de ne pas se séparer ; je le prévoyais. .Mais '
cela ne doit point êlre.
Zarina. — Ne doit point êlre ?
Salémenés. — Reste el jiéris...
Zarina. — Avec mon époux, soil!
Salémenés — El tes enfants. -
Zarina. — Hélas ! |
Salëmenks. — Ecoulez-moi, comme doit m'écouler ma s<pur... I
Tout esl prêt pour assurer voire salut et celui de vos enfants, noire I
dernière espérance. Il ne s'agit pas seulement d'une quesiion de I
.senlimenl, quoique ce fût déjà beaucoup... c'est encore une que5- "
lion d'Klat ; il n'est rien que les rebelles ne fissent pour s'emp.u'
de la postérité de leur souverain, el détruire ainsi ..
Zarina. — Ah ! n achève pas !
Salémenés. — Ecouiez-moi donc. Quand eesenfanlsauronl échappé
aux co'j|is des Médes, les rebelles auront manqué le but prineipal
qu'ils se proposent... l'exlinclion de la r.ice de Nerarod. Quand le
roijiiclnel devrait succomber, ses fils vivront pour le venger.
Zarina. — Mais ne puis-jc re.sler .>^eule ?
Salémenés. — Quoi! laisser vos enfants orphelins du vivant ■*■''
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
383
li'urs parents!... fi jeunes, dan.s une lerreloinlaine !
Zabina. — Non... mon cœur se brisera plulùt.
Salémexès. — Malmenant vous savez tout, liécidez !
Sardanapale.— Partez done. Zarina. Si nous nous revoyons, peut-
être serai-je digue de \ous... Mais voilàmon courafjequi l'aiblit. cela
ne doit pas être; c'est de la fermeté (lu'il me faut maintenant ; la fer-
meté...donirabsenco a fait tontes mes fautes. ..Caclie-nioi les larmes...
je ne te dis pas de ne point i" répandre.... il serait plus facile
d'arrêter l'Euplirate à sa source que les larmes d'un cœur fidèle et
tendre ; mais que je ne les voie pas, elles m'ôteraient la force dont
je me suis armé. Mon frère, eniuiène-la.
Zarina. — 0 Dieu ! je ne le verrai plus!
Salémexès, s'eflurçant de ienlruiner. — Il le faut, ma sœur. Si
j'emploie la violence ; vous la pardonnerez à l'affliction d'uu frère.
Zaiiixa. — Jamais ! Au secours ! Sardanapale, souffriras-tu qu'il
m'arrache d'auprès de toi ?
Salémenès. — Tout est perdu si nous ne partons pas.
Zabina. — Ma têle tourne... mes yeux s'obscurcissent... Où est-il ?
Sakdanapale, s avançant. — Non... laissez-la... Elle est morte...
et vous l'avez tuée 1 {Elle s'éKonouit.)
Salémbnés. — Ce n'est que l'épuisement amené par l'e.xcès de la
passion ; le grand air la ranim^'ra. Je vous en prie, éloignez-vous
lA part.) 11 faut que je prolilede ce moment pour latranspoiter sur
la galère où ses enfants sont embarqués. (// lemporte.)
Sardanapale seul. — Voilîi encore, voilà ce que je dois soulTrir...
moi qui jamais n'infligeai volontairement la moindre douleur!
Rllc n'i'aimait... fatale passion 1 pourquoi n'expires-lu pas en même
temps dans les deu.x cœurs que tu as embrasés à la fois ? Zarina ,
si je n'avais aimé que toi , je régnerais maintenant sans ob.^lacle ,
moiiarque respectédemes peuples. Dans quelabimcuneseuledévia-
tion du sentier des devoirs entraîne ceux qui réclament l'hommage
du genre hUmain. (Mïbrha entre ] Vous ici 1 qui vous a demandée?
Mybbua. — Personne... mais j'ai entendu de loin des gémisse-
ments et des pleurs, et je pensais...
Sardanapale. — Vous aviez tort!... ^
Myrrha. — .le pourrais rappeler de votre part des paroles plus
douces, quoiqu'elles exprimassent aussi des reproches; vous me
les adressiez quand je craignais de me rendre importune, résistant
à mes propres désirs et à vos ordres qui m'enjoignaient de vous
approcher à toute heure, et sans être appelée... Mais je me retire.
Sardanapale.— Non, restez puisqua vous êtes venue. Pardon I
je redeviendrai bientôt ce que j'étais.
Mvbrha. — J'attends avec patienre ce que je verrai avec plaisir.
Sardanapale. — Un moment avant votre entrée dans cette salle,
Zarina, reine d'Assyrie, en sortait.
Myrrha. — Je sais la plaindre.
Sardanapale. — C'est trop, c'est outrepasser la nature... Ce sen-
timent n'est ni mutuel ni possible : vous ne pouvez la plaindre, et
elle ne doit que
JIvRRHA. — Mépriser l'esclave favorite? elle ne peut le faire plus
que je ne me suis méprisée moi-même.
Sardanapale. — Vous, méprisée! vous qui faites l'envie de votre
sexe ! vous qui régnez sur le cœur du maître du monde!
Myrrha. — Fussiez-vous le maître de vingt mille mondes...
comme vous êtes à la veille peut-être de perdre celui qui vous était
soumis... je me suis autant avilie en devenant votre maîtresse, que
si j'étais celle d'un paysau... et surtout d'un paysan grec.
Sardanapale. — Vous parlez bien.
Myrrha. — Je ne dis que la vérité.
Sardanapale. — Quand vient l'heure des revers, tous deviennent
courageui envers celui qui tombe; mais, comme je ne suis pas en-
core tombé tout-à-fait, et ne me sens pas disposé à entendre des
reproches, par cela même peut-être que je les mérite, séparons-
nou-i du moins en paix.
Myrrha. — Nous séparer! Pourquoi?
Sardanapale. — Pour votre sûreté ; je me propose de vous don-
ner une e.'corte pour vous reconduire dans votre patrie. Si vous
n'avez pas été tout à-fait reine, les ]!résents que vous emporterez
vous fer.int une dot égale au prix d'un royaume.
Myrrha. — Je vous en prie, ne parlez point ainsi.
Sardanapale. — La reine est partie; vous pouvez, sans honte,
imiter son exemple. Je veux succomber seul... je u'aime à parta-
ger que le bonheur...
Myrrha. — Et moi , tout mon boniieur est de ne jamais vous
quUter. Vous nem'éloignerez point de vous.
Sardanapale. — Pensez-y mûrement ; bientôt peut-être il sera
trop tard.
.MvBnHA. — Tant mieux ; car alors vous ne pourrez me renvoyer.
Sardanapale. — Je n'en ai pas la volonté ; mais je pensais que
vous vouliez partir.
Myrrha. — Moi !
Sardanapale. — Vous parliez de voire avilissement.
Myrrha. — Et je le sens vivement, plus vivement que tout au
monde, si ce n'est l'amour.
Sardanapale. — Alors que la fuite vous en délivre.
Myrrha. — La fuite ne détruira pas le passé... elle ne nie rendra
ni mon honneur, ni la paix de mon âme. Non, je veux triompher
ou succomber.avec vous. Vainqueur, je vivrai pour jouirde vulrevic-
loire ; si votre destinée est autre, je ne pleurerai pas, mais je la par-
tagerai. Vous ne doutiez pas de moi il y a quelques heures !
Sardanapale. — je n'en doute plus. .Mais la nécessité de soutenir
mes droits par la force pèse jilus lourdement sur mon cœur que
tons les outrages sous lesquels ces hommes voudraient courber ma
tète. Jamais, jamais je n'oublierai celte nuit. Je croyais avoir fait
de mon règne inoffensif une ère de paix au milieu de nos sanglan-
tes annales ; une verte oasi^ dans le désert des siècles, sur laquelle
l'avenir lournerait ses regards charmés, en regretlanl de ne pouvoir
rappeler le règne d'or de Sardanapale. Je croyais avoir fait de mon
royaume un paradis, où chaque lune nouvelle devenait le signal de
nouveaux plaisirs. Je prenais les acclamations de la populace pour
de l'amour... la voix de mes amis pour la vérité... les lèvres de la
femme pour ma seule récompense... Cela du moins est vrai, ma
douce Myrrha! embrasse-moi. Qu'ils prennent maintenant mon
royaume et ma vie ; ils auront l'un et l'autre, mais toi, jamuis I
Myrrha. — Non . jamais ! L'homme peut dépouiller son sembla-
ble de tout ce qui est grand, de tout ce qui brille... les empires
s'écroulent... les armées sont vaincues... les auiis abandonnent...
les esclaves fuient... tous trahissent... ceux-là surtout, et les pre-
miers, qui doivent le plus; tous, excepté le cœur qui aime sans in-
térêt ! Tel est le rnien... mets-le à l'épreuve. (Salé.menès entre.)
Salémenès. — Je vous cherchais... Comment! elle encore ici t
Sardanapale. — Ne recommence pas tes reproches. Ton visage
annonce d'autres événements que la présence d'une femme.
Salémenès. — La seule femme qui, dans un tel moment, a Ai
l'importance pour moi, est en sûreté... la reine est embarquée.
Sardanapale. — Est-elle plus calme? parle.
Salémenès. — Oui, sa faiblesse passagère est dissipée, du moins
elle s'est transformée en un silence sans larmes ; ses yeux bril-
lants, après un regard jeté sur ses enfants endormis, se sont tour-
nés vers les tours du palais , pendant que la galère voguait à la
lueur des étoiles ; mais elle n'a rien dit !
Sardanapale. — Plût au ciel que je fusse comme elle!
Salkmenès. — 11 est trop tard maintenant pour se livrer à des
regrets; ils ne sauraient guérir une seule douleur. Pour nous oc-
cuper d'autres objets, je viens vous annoncer comme une chose
trop certaine que les rebelles de la Médie et de la ChaKIée, com-
mandés par les deux chefs de l'entreprise, sont de nouveau en ar-
mes, et, foriiiant leurs rangs, se préparent à nous assiéger ; on dit
que d'autres satrapes se sont joints à eux.
Sardanapale. — Quoi I de nouveaux rebelles? A eux les premiers !
Salémenès. — C'était ce que je voulais vous proposi'r d'abord ;
mais il y aurait maintenant iaiprudence à le faire. Si demain à midi
nous recevons les renforts que j'ai envoyé chercher par des messager.s
siu's, nous pourrons hasarder une attaque, et espérer la victoire;
mais jusque-là, Uion avis est d'altendie l'ennemi.
Sardanapale. — J'abhurre ce dél.-ii ; il y a sans doute moins de
dangers à combattre derrière de hautes murailles, à précipiter les
ennemis dans des fossés profonds, ou à les voir se débattre dans les
pièges qu'on leur a tendus ; mais ce genre de combat me déplaît...
j'y perds toute mou ardeur. Au couti'aire, une fois lancé sur eux,
fussent-ils entassés les uns sur les autres comme des montagnes,
il faut bien aller jusqu'au bout. Si je dois mourir, que ce soit dans la
chaleur de la mêlée!... A l'attaque donc!
Salémenès. — Vous parlez eu jeune soldat.
Sardanapale. — Je ne suis pas soldat, mais homme; ne me parle
pas de soldats , j'en déteste le nom et ceux qui s'en font gloire. Ce
sont des soldats ceux auxquels je veux faire sentir mes coups.
Salémenès. — Vous ne devez pas exposer témérairement votre
vie; elle n'est pas comme la mienne ou celle de tout autre de vos
sujets : toute la guerre en dépend.
Sardanapale. — Terminons donc : pourquoi la prolonger? je
suis lasdelune, et peut-être de toutes deux. (Une trompette sonne.)
Salémenès. — Ecoutons.
Sardanapale. — Répondons au lieu d'écouter.
Salémenès. — El voire blessure?
Sardanapale. — Elle est pansée... elle est guérie... je l'avais ou-
bliée... L'enclave qui m'a fait celle blessure devrait être honteux
d'avoir frafipc un si faible coup.
Salémenès. — Puisse maintenant personne ne vous en porter
de i>lus sûr !
Sardanapale. — Soit ! si nous sommes vainqueurs; sinon ce serait
me laisser une lâche qu'ils devraient ra'épargner. Maicbons!
Salémenès. — Je vous suis. { Les trompettes sonnent encore.)
SARD.iNAPALE. — AUous . mes arnu'sl mes armes, vous dis-je!
( Ils sortent.)
;i84
LKS VKILLÉKS LITTrCRAIKKS ILLUSTKÊliS.
ACTS V.
MTnmi», près d'utif (enftrr. — Lejoiirmlin a parn. Oiiclle nuil
I'n priTi'ili'c I niiil iii;i(;nirK|iie dans le riell... Tonifie qui la Ira-
vcro'i' na fait i|irajniilcr In varii'U^ h sa ma^nilirciicr;! nuil alTicuse
.sur la ti'rro, où la imix, rospéiaiirc, lainour <■! la joie, l'ouU's aux
pinils par \<'% passions liainainrs. ont fait plari; en un instant au
(■liansl... I.a (,'ui-rre odnlinucl le soleil peut-il liien se lever si bril-
lant? Comme il chasse (levant lui les nnajres, (pii se déroulent eu
vapeurs plus riantes h la vue tpi'un ciel uniformément serein. Klles
lipurenl «les domes d"or, des montagnes de neige, des vagues plus
lii'lles (pie l'Océan. Ospeclacle qui saisil l'âme, la console cl s'i-
deiilifie avec elle! Oui,
le lever et le rouclier du
soleil deviennent des
lioiires eonsarr(?es à la
(loiiicnr cl \ l'amour. Ce-
lui ipii les voit avec ndiiïé-
renee n'a jamais connu
les deux gthiies (pii en-
noblissent et purifient
nos cnnirs.
Balka. — Jeune fem-
me, vous vous livre/, h
une rùverie bien pai-
sible : pouvez-voiis re-
garder ainsi le lever d'un
soleil (|ui peiil-(''lie est
pour nous le dernier?
.MvniiiiA. — C'est pour
cela mémo que je le con-
temple; je me renroclie
de l'avoir regarde sou-
vent. Imp souvent, sans
la vénéralion due îl cet
astre , (pii seul commu-
iiiiiiie à la terre une vie
moins fragile que celle
(le rhonime. Venez! re-
gardez le dieu de la
Clialdéc ! quand je le con -
temple, je me convertis
presque h voire BaaI.
Balùa. — Assurément
c'est un dieu.
MvnniiA. — Nous le
croyons aussi, nous au-
tres Grecs, et néanmoins
ie pense quelquefois que
eet astre éclatant doil
être plutôt un séjour ha-
bité par (les dieux qu'un
dieu lui-nu'^mc. Le voilà
maintenant qui perce les
nuages et frappe mes
yeux d'un ('clat qui m'em-
pêche de voir le reste du
monde. Je ne puis plus
regarder.
Ualka. — Ecoulez!. .
n'avez-vous rien enten-
du?
MvniiiiA. — Non, ce
n'est (pi'iine illusion : on
combat hors des murs et
non plus dans reiiccinlc
du palais comme la nuit
dernière ; le palais est devenu une forteresse depuis celle heure
périlleuse , et ici , au centre môme . entourés de vastes cours et de
salles gigantesques, qu'il faut emporter l'une après l'autre avant de
pénétrer aussi loin que la première fois, nous sommes hors de la
portée du danger... aussi bien que delà gloire.
Bai.f.a. — Mais les rebelles sont déj;i venus ici.
MvnniiA. — Oui, par surprise, cl la valeur les en a repoussés;
maintenant nous avons à la fois la vigilance cl le courage.
Baléa. — Puissent-ils réussir! Ecoutez.
MvitRiiA. — Vous avez raison; on s'approche, mais Icnlemenl.
{On voit entrer dex soldats portant Saliîmicxks l)les$é d'un jarelo'l ;
ils le déposent sur un lit (le repos.'^ 0 Jupiter!
Bai.éa. — Tout c.<l donc perdu?
Salkmenès. — C'est faii.xl mort au soldai qui dit cela.
Myrbua. — Ce n'en est point un . épargnez-le. Ce n'cslque l'un
de ces papillons de cour (pii voltigent dans le cortège d'un roi.
Salëuenès. — En ce cas, qu'il vive.
Mort de Salémcnès.
MrnniiA. — Vous virez aussi . je l'espère.
Sai.kmknés. — Je voudrais vivre encore une heure, afin de con-
naître le résultat du combat ; mais je doute que je puisse aller aussi
loin, l'ourqiioi m'avcz-vous traosporlé ici?
Un soldat. — Par ordre du roi.
Salùmenks. — Il a bien fait : puisqu'on me croyait mort, celle
vue aurait pu décourager les soldats; mais... c'est en vain ; je gens
revenir ma faiblesse.
.MvnRiiA. — Laissez-moi voir la blessure, je m'y connaigun p'-.ii
dans ma patrie, l'art de soigner les blessés fait partie de l'Inslruc
lion qu'on donne aux femmes. et la guerre étant continuelle, nous
sommes habituées à de tels specUicIcs.
Lk soldat. — Il faudrait extraire le javelot.
MrnRiiA. — Arrêtez!
non . cela n'est pas pos-
sible.
Salkmrnés. — Alors,
c'en est fait de moi.
MvRRUA. — l.e sang
coulerait a\ec votre vie.
SALiiiiRNKS. — Je ne
crains pas la mort. Où
était le roi quand vous
m'avez emporté?
I.E SOLDAT. — 'Non
loin de vous, encoura-
geant de la voix cl du
geste les troupes alar-
iiiées qui vous avaient vu
loniber, et déjà com-
mençaienl à ployer.
Sa'i.émknés. — Avoz-
vous entendu nommer
eeliii (pii meiem(ilace''
Le soldat. — Non ,
seigneur.
Salémenès. — Allez
donc en toute hâte trou-
ver le roi, el dites lui que
ma dernière demande c.<t
que m )n poste soit confié
à Zaïiiès, jusqu'à ce
i|u'Ofralanès, satrape de
Suze, ait opéré s;i jonc-
lion tant (lidéi-ée cl si
ardemment désirée. Lais-
sez-moi ; nos guerriers
ne sont pas trop nom-
breux.
Le soldat. — Mais ,
mou prince...
SALÉ.MENÉS. — Parlez,
vous dis-jel voilà un
courlisaii el une femme,
tout ce qu il fuul à un
malade. (Les soldats
sortent.)
MvRRiiA. — Ame vail-
lante et glorieuse! la
terre doit-elle donc le
perdre si l('il ?
Salémenès. — Aima-
ble Myrrha I j'aurais
choisi cette mort si j'a-
vais réussi à sauver le
monarque ou la monar-
chie; du moins j'ai la
satisfaction de ne pas
leur survivre.
SIvRRiiA. — Vous devenez plus pâle-
Salémenès. — Donnez-moi voire main... ce javelot brisé ne fail
que prolonger mes tortures, .«ans prolonger assez mon existence
pour me rendre utile ;je l'arracherais moi-môme elma vie en môme
temps , si je pouvais seulement apprendre où en est le combat I
(Sardanapale entre avec quelques soldats.)
Sardanapale. — .Mon bien-aimé frère I
Salémknès. — El la bataille est perdue?
Sardanapale. — Tu me vois.
Salemknès. —J'aimerais mieux le voir ainsi. (// arrache lejorr-
lot de sa blessure el c.rpire.)
Sardanapale. - Eton me verra bienbjldc même, à moins qu'Ofra-
tanès n'arrive avec ses renforts, faible el dernier roseau sur lequel
s'appuie notre espoir.
MïRRHA. — N'avez-vous pas rei;u un message de voire frète mou-
rant , qui vous désignait Zamcs pour lui succéder?
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
385
SAnn.vNAPALE. — Je l'ai reçu.
MvitmiA. — Où est Zamès?
SVHDANAI'ALr.. — SIOI'I.
Myrriia. — Et Allada?
SAnuANAPALE. — ïlouiant.
Myruha. — Pallia? Sféro?
Sardanapale. — Pania vit encore ; mais Sféio est cii fuite ou pi-i-
sonnii-r. Je suis seul.
Myrriia. — Tout est donc pcrJu?
Sardanapale. — Nos remparts, nialsrré notre petit nombre, peu-
vent encore tenir contre les forces de l'ennemi si la trahison no
s'en im^ie; mais en rase campagne....
Myrriia. — Je pensais que l'intention de Salémenès était de ne
pas risquer une sortie
avant d'avoirreçu les ren-
forts attendus.
Sardanapale. — C'est
moi qui lai voulu.
Myrriia. — Eh bien I
c'est la faute d'un hom-
me de cœur.
Sardanapale. — Fau-
te trop funeste ! 0 mon
frère! je donnerais ces
royaumes dont lu étais
le plus bel ornement; je
donnerais mon épée et
mon bouclier, seule gloi-
re qui me reste, pour te
rappeler à la vie. Mais je
ne le pleurerai pas; tu
seras honoré comme tu
as désiré l'être. Ce qui
m'afQige le plus , c'est
que tu aies quitté la vie
avec la pensée que je
pouvais survivre à l'anti-
que royauté de notre
race , pour laquelle tu
es mort. Si je parviens îi
la reconquérir, jet'otTri-
rai pour apaiser ton om-
bre le sang de milliers
d'hommes , les larmes de
millions de rebelles (cel-
les des gens de bien t'ap-
partiennent déjà) ; sinon,
bientôt nous serons réu-
nis. Si le souffle qui est
en nous vit au-delà de la
tombe .. tu lis dans mon
àme maintenant, et tu me
rends justice. Que je ser-
re pour la dernière fois
cette main encore chau-
de! Maintenant, qu'on
emporte le corps!
U.N soldat. — Où, .sei-
gneur?
Sardanapale. — Dans
mon propre apparte-
ment. Placez-le sous mou
dais comme si c'était le
corps du roi; cela fait,
nous aviserons aux hon-
neurs qu'il faut rendre à
de telles cendres. [Des
xoldals emportent le
corps de Salémenès. — Pania entre.)
Sardanapale. — Eh bien, Pania! les soldats se comportent tou-
jours bravement?
Pama. — Prince...
Sardanapale. — Tu m'as répondu! quand un roi demande deux
fois la même chose, sans obtenir une réponse favorable, c'est un fu-
neste augure. Quoi donc! Sont-ils découragés?
I'ama. — La mort de Salémenès, et les cris de vicloh'c des rebel-
les en le voyant tomber ont excité en eux...
Sardanap.vle. — Non du découragement , mais de la rage... c'est
là du moins ce qui aurait dû arriver. Mais nous trouverons moyen
de ranimer leur énergie.
Pama. — Une telle perte est bien faite pour mettre la victoire
même en deuil.
Sardanapale. — Hélas! qui le sent plus vivement que moi?Ce-
peiulanl, ces murs où nous sommes assiégés peuvent opposer quel-
que résistance, et les renforts que nous attendons se fraieront un
Paris. — imp. Lacour et C". rue Soufllol, 10.
Je no te dois plus rien, pas même un tombeau.
chemin au travers de l'armée ennemie , pour que cette enceinte re-
devienne ce qu'elle était... un palais, non une prison ou une forte-
resse, (in officier entre précipitamment.)
Sard-\napale. — Ton visage annonce de tristes nouvelles. Parle.
L'officier. — Je n'ose, seigneur.
Sardanapale. — Tu n'oses pas ! quand des millions de nos sujets
osent se révolter les armes à la main ! voilà qui est étrange. Je t'en
prie , romps ce silence de la loyauté qui craint d'affliger son souve-
rain ; je puis en supporter plus que tu n'as à en dire.
L'officier. — La partie du rempart qui borde le fleuve vient
d'être renversée par une inondation soudaine de l'Euphrate , qui ,
gonflé parles pluies tombées dernièrement dans les montagnes, a
franchi brusquement ses rives.
Pania. — Funeste pré-
sage! Depuis des siècles,
il existe une prédiction
qui annonce que jamais
la ville ne tombera sous
les efforts de l'homme, à
moins que le fleuve ne se
déclare son ennemi.
Sardanapale. — Qu'im-
porte l'augure ! c'est le
l'ait qu'il faut voir. Quelle
longueur de murailles a
été emportée ?
L'officier. — Environ
vingt stades.
Sardanapale — Et
tout cet espace est laissé
accessible ?
L'oFFxiER. — Pour le
moment le courroux du
fleuve rend toute attaque
impossible; mais, aussi-
tôt qu'il rentrera dans
son lit, le palais tombera
au pouvoir des rebelles.
Sardanapale. — C'est
ce qui n'arrivera jamais,
lîn dé]iit des hommes ,
des dieux , des éléments
et des augures, tous li-
gués contre un roi qui ne
les a jamais provoqués,
la demeure de mes pères
ne sera pas une caverne
où les loups viendront
hurler,
Pania. — Avec votie
permission , je vais me
rendre sur les lieux, et
prendre les mesures ni-
cessaires pour fortifier à
la hâte l'espace laissé
sans défense.
Sardanapale. — Cour.s-
y sur-le-champ , et rap-
porte-moi aussi pronipte-
ment que possible, mais
exactement le véritable
état des choses. [Pania
et l'officier sortent )
MvRRUA. — Ainsi les
flots eux-mêmes s'arment
contre vous !
Sardanapale. — Jeune
fille , ils ne sont point
mes sujets, et il faut leur pardonner puisque je ne puis les punir.
Myrrha. —Je me réjouis de voir que celte prédiction ne vous a
point abattu.
Sardanapale. — Les prédictions n'ont plus d'elTet sur moi. On
ne peut rien me dire que je ne me sois déjà dit moi-même depuis
cette nuit ! le désespoir anticipe sur tout ce qui peut survenir.
Myrriia. — Le désespoir !
Sard.vnapale. — Non, ce n'est point tout-à-fait le mot; quand
nous savons tout ce qui peut arriver, et que nous y sommes prépa-
rés, notre résolution, si elle est ferme, mérite un nom plus noble
que celui-là. Mais que nous importent les mots? bientôt nous en
aurons fini avec eux et avec toute chose.
Myrrha. — Hormis un dernier acte, le plus important pour tous
les mortels, celui qui couronne tout ce qui fut, tout ce qui est...
tout ce qui sera... la seule chose commune à-tous les hommes,
quelles que soient les différences de naissance, de langage, de sexe,
de couleur, de climats, d'epoijue, de sentiments, d'intelligence...
a8(;
LES VKILLf'ES LITTKRAIRES ILUîSTKËEv
nuiiii il(> inini'iii nnivrr-clli' \.rs l('i|ii.'l nous uiarcliuns dans cc
Inbvrinllic nivsl(ri"-ii\ (iiioii nmiiirie la vie.
Saiii>\nap\i,e. — 1.0 III (Ic noiro exi.slenci; tirant h sa fin, livrons-
n Ills il la ji'ir. ("eux qui n'ont |i|ii<i rien à craindre pcnvi-nl sourire
de rr (|iii nnpnire rausail Icnr rlTroi , rotiinic des riiranls i|ui do-
rouMi'iii lesucrcl d'un vain époinnninil. (Pâma rcnlrc.)
l'iMv. — Grand roi, les rboscs sunt coinnic on vous l'a rapiiorlé :
j'ai duiil)lé la carde pour veiller pii's de la lurclie occasionnée par
les eaux , en diniinnant le niMnl>re de ceux ipii sont préposés ù la
défense de la parlic des reniparls la mieux rorliliée.
Saroanai'ai.e. — Tu as rempli liilL'iemcnl Ion devoir, et romnie
ic l'attendais de toi , mon digne l'ania ! Le moment approche où
les lions qui nous unissaient n'existeront plus, ['rends celle clef
(il lui donne une clef i\ elle oiivro uiio poilo secrèle derrii-re ma
nouchc royale, sur laquelle est do|>osi'> mainlonani le plus noble
fardeau qu'elle ait jamais porté, qu<>ii|ii'unc limpiie suite do sou\o-
rains se soient étendus sur l'or qui la compose. . elle porte celui
qui naguère était Salément^'s. Clu-rclie le lieu caché où ci; |)assage
le Conduira , il renferme un trésor ; pronils-le jiour loi et tes com-
liagnons. tjuel que soit votre nombre, il y a aillant de ricliosses (pic
vous pourrez en porter. Jo veux aussi que lo< esclaves soient af
franchis et que tous les babilanlsdu palais, de l'un et de l'autre sexe,
le quittent dans une heure. .Melloz a Ilot los barques ro,vales, na-
guère destinées au jilaisir, et qui di'ivenl mainlonani servir à votre
.sûreté : le tleuve est larpe cl gros>i encore par la crue des' eaux ;
plus pui.ssant qu'un roi, il n a rien à craiiidic des assiégeants. Par-
tez et soyez heureux.
PxMv. — Oui, sous voire pioîcclion ; car vous accompagnez vo-
tre lidMe garde...
Sardanai-ai.k. — Non, Pania, cela ne peut Cire; éloigne-toi, et
laisse-moi à ma destinée.
Pâma. — C'est la preiniôro fois que j'aurai désobéi... mais main-
tenant...
.*^AHDANAi'Ai.is. — Tout lo moudc me brave donc aujourd'hui, et
linsoloncc dans mon jiropre jialais imite la Irahison à l'extérieur!
Plus d'Iiésilalion ; ce sont mes ordres, mes derniers ordres. Veux-
tu t'y opposer, toi, Pania "?
Pama.— Mais... il n'est pas temps encore...
Saudanai'alk. — Eh bien ! jure donc ici (pie lu obéiras quand je
te donnerai lo signal.
Pama. — iMon cœur afUifié, mais fidèle, vous en fait le serment.
Sabdanai'Ai.k. — 11 sullit... Mainlonani, fais entasser ici du bois
sec , des iiomnies de pin , dos feuillages Détris el tous los conibusii-
bles qu'une étincelle peut embraser ; qu'on apporlo aussi du cèilro,
des essences précieuses, des aromates, de grandes planches pour
former un vaste bùeber; qu'on y joigne de l'encoiis et de la myrrhe,
car cest un grand sacrilioe que je veux offrir; tu feras disposer
tous ces matériaux autour du Irone.
Pama. — Seigneur I
Sabdanai-alk. — J'ai parlé, el lu as juré d'obéir.
Pania. — Je vous serais fidèle sjns l'avoir juré. [Pania sort.)
MvnniiA. — Quel est voire dessein ?
Saudanapai.k. — Tu connailras bientôt nn fait que la lenc ne
doit jamais oublier. (Pama rcrienf arec un hnaut d'armes.)
Paxia. — Seigneur, au niomcnl où j'allais exécuter voa oi-dres,
on a conduit devant moi ce héraut qui demande audience.
Saroanai'ale. — Qu'il parle !
Li; iii:iiAL'T. — Arbace, roi d'Assyrie ..
Sardanai'AI.e.' — Quoi ! déjà couronné ! mais poursuis.
Le iiÉiiAiT. — Bélesès, le graiid-p:élri! sacré...
SARnANAi'Ai.E. — De quel dieu ou d'.- quel démon ?... De nouveaux
autels s'élèvent avec de nouveaux rois; mais continue. Tu as élé
envoyé pour exécuter les volontés de ton mailre , el non pour ré-
pondre a mes questions.
Le nÉnAiiT. — El le satrape Ofralanès.
Sahoanai-ale. — Coninionl! il est des vôtres?
Leiiérait, montrant un anneau — t:e gage le jiroiive qu'il est
maintenant dans le camp des vainqueurs ; lu vois la bague qui lui
sert de sceau.
SAnnANAi'Ai.E. — C'est la sienne. Pauvre Salénienèsl lu es morl
h propos ; cet homme était ton fidèle ami et paraissait mou sujet le
plusdoNouo. Poursuis.
Le iiÉRAiT. — Us t'offrent la vie; tu seras libre do choisir la ré-
sidence dans l'une des proiinces éloignées; lu seras surveille; sans
être captif, et tu couleras tes jours en paix ; mais à cette condition
que les trois jeunes princes seront livrés cuminc otages.
Sabdanap.vle, ironiquement. — Généreux vainqueurs !
Le uÉRAiT. — J'alleiids ta réponse.
SAnnANAi'ALE. — Ma ropouse, luisérablcl Depuis quand les esoia
vcs ont-ils décide du sort des rois?
Le HÉBAiT. — Depuis ipi'ils sont libres!
SAROANAfALE.— Orgauc do la révolte! t(d, du moins, lu rece-
vras le l'bàlinienl dû à la trahison, quoicpie lu n'en sois que le re-
présentant. Pania, que du haut d.'s lemparls sa lôlo soil jeléc dans
les rangs des rebelles , cl son corps dans le fleave. Oi'on l'em-
mène. {Pania el les ijardes saisltsent le hiraul a'tnines.)
Pama. — Jamais je n'ai idiéi h ancuii ordre avec jdus de plaisir
<|u'à celui-ci. Soldais, cnirainoz-le ! no souillez point du sang d'un
Irniire ce séjour de la royauté.
I.i; iiKRAi'T. — I'll mol, roi! mes fondions sont sacrées.
SARnA>'Ai>ALR. — El <|uc sonl donc los miennes, que lu oses me
dcmaiidi'rdo los alxliquer?
Le iiéract. — Je ne fais qu'exécuter los ordres que j'ai reçus. Le
danger (juc me fait courir mon obéissance , nn refus ido l'cùt'égale-
niont attiré.
Sarkaxapale. — Ainsi, dos monarques d'une heure de durée
sonl aussi dcs|ioliques que des souverains élevés dans la pourpre.
Le hératt. — Ma vi« dépend d'un m^l ilc la bourbe. I a lionne
(je le dis nsee hiimililé;... il .se p.ul que la tienne soil dans un dan-
ger non moins imminent ; serail-il digne dos derniers inslaiils il'iine
race comme celle de Nomrod d iMor la vie k un héraut pacifique, cl
de fouler aux pieds, avec ro qu'il y a ilc plus sacré chez les hoiimus,
cc lien plus saini encore qui nous unit aux dieux ?
Sardanai'Ale. — Il a raison... Qu'on le laisse libre... Le deruior
aolo de ma vie ne sera ])as un aolo ilo colore. Approche , héraut :
pii-nds celte coupe d'or {il jirend sur une lahle une couite dur
qu'il lui donne), verse*-y ion vin, et jieiise k moi eu la vidant, ou
fais-la fondre en lingot , et ne songe qu à son poids et à sa valeur.
Lu iiiJiAiT. — Je le reiiiereie doublement, prince, el jmur avoir
épargné ma vie, el pour m'avoir fait ce don maKuifiquc, qui me la
renil encore plus précieuse. Maisporler.iije une réponse?
Sardanapai.e. — Uui ; je demande une heure de trêve pour ré-
fléchir au parti qu- je dois prendre.
Le iiÉRAi'T. — Une heure seulement ?
Sarda.napale. — Une heure. Si , îi l'expiration de ce terme, U •
maîtres ne reçoivent pas d'autre réponse de moi, ils doivent en con-
clure que je repousse leurs conditions, oi agir en conséquence.
Le iié^raut. — Je ne manquerai pas do transmettre t.i vidonlé.
(Le héraut >ort.)
SAnnANAPAi.R. — Pania!... c'est maintenant, mon fidèle Pania!...
hftte- loi d'exécuter mes ordres.
Pania. — Seigneur... les soldats s'en occupent déjà. Les voici
qui viennent. {De$ soldats entrent ri construisent un bûcher au-
tour du troue.)
Saroanapale. — Plus haut , mes braves ; mettez j plus de boi.s :
établissez les fondements du bûcher de telle sorte (piil ne meure
pas faute d'aliinonis , el qu'aucun secours offioieux ne puisse l'é-
loiiidre. Que le houe on forme le centre . je m- veux le laisser aux
iioiivcau-venus qu oiiibru^é d'une fiammo iiie\lingi;ible. Arrangcz-
lo t"Ui oouiuic s'il s'agissail d'incendier une rutoresse ennemie.
Maintenant, voilà qui prend quelque apparence! Qu'en dis-tu,
Pania? ce bûcher sora-l-il suflisanl pour les funéraillos d'un roi'
Pama. — Oui , el pour celles d'un royaume. Je compr.nds.
Sardanapale. — El lu ne me blâinos pas?
Pama. — Permellez seuluincnl que je mcllc le feu au bûcher ■
que j y monte avec vous
.MvRHUA. — Ce devoir me regarde.
Paxiv. — Une femme I
MvHRiiv. — Le dovriir d'un soldat est de mourir pour son souve-
rain : celui d'une l'onime de mourir avec celui qu'elle aime.
P\MV. — Dcvoû 1 eut éliange!
MvRRiiv. — .Moins rare, Pania, que tu ncPimagines. Vis ceppn-
daiil. Adieu, le bûcher est prêt.
Pama. — Je rougirais de laisser mon souverain avec une femme
seiilomonl pour partager sa morl.
Sardanapale. — Lu trop grand nombre déjà m'ont précédé. Pars,
va l'enrichir.
Pania. — El vivre misérable!
Sardanapale. — Pense à ton serment ileslsacrc et irrévocable.
Pania. — Puisqu'il en est ainsi , iidieu I
Sardanapale. — Cherche bien dans mon appartement : emporte
sans scrupule loul l'orriiie lu y trouveras ; cc que tu y lais.serais serait
pour les esclaves qui me tuent. Quand lu auras loul rais eu sûreté
sur les barques, au moment où tu quitteras le palais , fais retentir
danslesairs leson prolongé de la Irompollo.Kuisalors avec les compa-
gnons, mais en dolouniant la tèle de ce côlo;'suis lo cours de l'Ku-
pliral'e. Si lu arrives dans la Paphiagonie. à la cour de Colla où la
roine osl en sûrelé avec ses trois lils , dis-lui ce que (u as vu en
parlant , et prie-la de se rappeler mes paroles.
Pania. — Seigneur, veuillez nie donner voire main royale , que
je la presse une fois encore sur mes lèvres. Recevez lo iiir'iiie hom-
mage de ces pauvres .soldats qui serrent leurs rangs aulourdu Iroiio.
el qui voudraient mourir avec vous! (Les soldats entourent Sar-
danapale, et baiscnl\su main ainsi que les pans de sa robe.)
Sardanapale. — Mes meilleurs . mes derniers amis! n'éncrvoii-
pas inutuolloment nos courages. Parlez sans délai; los adieux do;-
xciilèlre piompis. Parlez, el soyez heureux. Croyiz-moi, je no
suis pas à plaindre uiaintcuanl; ou. si je le suis, c'est bien plus
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
387
pour le passé que pour le présent. Quaiil à l'avenir, il est eiiUe
les mains des dieux , s'il en exisle .. je le saurai bientùt. Adieu...
adieu! [Paniaet /es suklats sortent.)
Myrriia. — Ces hommes étaient fidèles: c'est une consolation
que nos derniers regards puissent tomlier sur des visages amis.
Sardanapale. — Et sur des traits charmants, belle Myrrha!
Mais écoule-moi... le terme fatal s'approche... si en ce moment tu
ejTrouves une répugnance secrète à l'élancer dans l'avenir, à travers
les flammes de ce bûcher, parle : pour avoir cédé h ta nature, je ne
l'en aimerai pas moins, peut-être même t'en aimerai-je davantage.
Myurha. — Allumerai-je l'une des torches entassées sous la lampe
éternelle de l'autel de Baal , dans la salle voisine?
Sardanapale. — Oui. Est-ce là ta réponse?
Myrrha. — Tu vas voir. [Myrrha sort.)
Sardanapale , seti/. — Elle est inébranlable! 0 mes pères! vous
que je vais rejoindre , purifié peut-être par la mort de quelques-
unes des grossières souillures de la nature matérielle , je n'ai pas
voulu que des esclaves révoltés déshonorassent par leur présence
votre antique demeure. Si je n'ai pas conservé "votre héritage tel que
vous me l'avez légué , du moins ce palais qui en contient une jior-
tion splendide, vos trésors , vos armes consacrées, vos archives,
vos monuments, vos trophées, dont ces misérables auraient paré
leur triomphe ; tout cela, pour vous le rendre , je l'emporte avec
moi dans cet élément destructeur... Cegrandbùcher funéraire de la
royauté sera une leçon pour les siècles, pour les nations rebelles,
pour les princes voluptueux. Le temps couvrira de l'oubli les an-
nales de plus d'un peuple, les exploits de plus d'un héros; mais il
respectera mon dernier acte, exemple que peu oseront imiter, que
nul n'osera mépriser; et peut-être cette fin détournera-t-elle plus
d'un roi d'imiter la vie qui m'y a conduit. {Mijrrlia revient arec
une torche dans une main, et une coupe clans l'autre. )
1\Ivrriia. — Vois , j'ai allumé le flambeau qui doit éclairer notre
vol vers les astres.
Sardanapale. — Et la coupe?
Myrrha. — Il est d'usage dans ma patrie de faire unelibation aux
dieux.
Sardanapale. — Et dans la mienne de faire une libation aux
hommes; c'est unecouliime que je n'ai pas ouLliée ; etquoique seul,
je viderai une coupe en mémoire de tant de banquets joyeux.
{Sardanapale prend la coupe qu'il renverse après avoir bu, et
s'écrie en voyant tomber une goutte : ) Cette libation est pour
l'excellent Bélesès.
Myrrha. — Pourquoi le nom de cet homme se présenle-t-il à ta
pensée plutôt que celui de son complice en scélératesse?
Sardanapale. — L'un n'est qu'un soldat , un instrument , une
forie d'épée vivante dans la main de son ami ; l'autre fait jouer les
fils de celte marionnette guerrière. Mais je les bannis tous deux de
mon souvenir... Un moment encore, ma Myrrha! Est-ce librement
et sans crainte que tu m'accompagnes?
Myrrha. — Doules-tu donc qu une fille grecque ose faire pour
l'amour ce que fait une veuve indienne pour obéir à la coutume?
Sardanapale. — Alors nous n'attendons plus que le signal.
Myrrha. — 11 larde bien à retentir.
Sardanapale. — Allons, adieu I un dernier embrassement !
JIyrrha.^-II en reste un encore.
Sardanapale — 11 est vrai, le feu mêlera nos cendres.
Myrrha. — t3ui, mes cendres se mêleront aux tiennes, pMres
comme mon amour pour toi, dégagées des souillures et des passions
terrestres. Une seule pensée m'afflige.
Sardanapale. — Laquelle ?
Myrrha. — C'est qu'aucune main amie ne recueillera nos deux
poussières dans une urne commune.
Sardanapale. — Tant mieux; qu'elles soient dispersées dans
l'air, jetées à tousles vents, et non souillées par le contact des
mains de traîtres et d'esclaves. Dans ce palais en flammes, dans
les ruines fumantes de ces gigantesques murailles, nous laissons un
monument plus imposant que l'Egypte n'en a construit dans ces
montagnes de pierres entassées pour servir de tombeau à ses rois.
Myrrha. — Adieu donc, ô terre I et toi , le plus beau lieu de la
terre ! adieu, mon Ionic 1 Puisses-tu touijiurs être libre et belle I et
que jamais la désolation n'approche tes rivages ! ma dernière prière
est pour toi ; lu as aussi mes dernières pensées, hormis une seule.
Sardanapale. — Et celle-là?
Myrrilv. _ Elle est jiour toi. (La trompette de Pania se fait
entendre.)
Sardanapale. —Ecoute !
Myrrha. — Le moment est venu !
Sardanapale. — Adieu , Assyrie ! je t'aimais, ô ma terre natale !
terre de mes a'ieux ; je l'aimais plus comme ma pah ii', (jue comme
mon royaume; je t'ai rassasiée de paix et de plaisirs, et vodà ma
récompense ! A présent , je ne te dois rien , pas même un tombeau.
[Il monte sur le bûcher.) Mainlenanl, Myrrha !
Myrrha. — Es-tu prêt?
Sardanapale. — Comjie la torche que tu tiens. [Myrrha met le
feu au bùclier.)
Myrrha. — Le bûcher «t allumé!... Me voilai [Au moment
oit Myrrha s'élance dans les flammes, la toile tombe.)
FIN DE SARDA>r.Vr.,U.E.
LES
DEUX FOSCARI
TRAGEDIE niSTOBIQUE.
PERSONNAGES.
Francesco Foscari , doge de / enise. — Jacopo Foscari , son fils.
Jacopo Loredano, patricien. — Marco Memmo, membre du
conseil des Quarante. — Barb'arigo, se'/in^eM?'. — Marina, femme
du jeune Foscari. — .-/ut res sénateurs, le conseil des Dix, gar-
des, serviteurs, etc.
La scène est à Venise , dans le palais ducal.
ACTK PRKMIER.
Une salle du palais ducal.
Loredano. — Où est le prisonnier?
Barbarigo. — Il se repose après avoir été mis à la question.
Loredano. — L'heure flxée hier pour reprendre le procès e^t déjà
passée... Allons rejoindre nos collègues au conseil et presser la com-
parution de l'accusé.
Barharigo. — Accordons-lui plutôt encore quelquesminules pour
reposer ses membres souffrants : hier la torture l'a épuisé et il
pourrait y succomber si on la renouvelait trop tôt.
Loredano. — Soit.
Barbarigo. — Je ne vous le cède ni en amour delà justice , ni en
haine pour les ambitieux Foscari , le père, le fils et toute leur dan-
gereuse race ; mais le malheureux a soutTert plus que ne peut en-
durer la nature la plus slo'ique.
Loredano. — Sans avouer son crime ?
Barbarigo. — Peut-être n'en a-t-il commis aucun. Mais il avoue
la lettre au duc de Milan ; et cette erreur est à demi expiée par ses
souffrances.
Loredano. — Nous verrons.
Barbarigo. — Loredano , vous poursuivez trop loin votre haine
héréditaire.
Lored.ano. — Jusqu'où?
Barbarigo. — Jusqu'à la mort.
Loredano. — Quand il n'existera plus un Foscari , vous pourrez
parler ainsi... Rendons-nous au conseil.
Barbarigo. — Un moment encore : nos collègues ne sont pas au
complet ; il eu faut encore deux pour que nous puissions agir.
Loredano. — El le président du tribunal, le doge ?
Barbarigo. — Oh ! lui... avec une fortitude plus que romaine,
il arrive toujours le premier pour siéger dans ce malheureux procès
contre son dernier et unique fils.
Loredano. — Oui , oui... c'est bien le dernier.
Barbarigo. — Rien ne pourra-t il vous émouvoir?
Loredano. — Croyez-vous qu'il s'émeuve , lui ?
Barbarigo. — Il n en laisse rien voir-
Loredano. — C'est ce que j'ai observé... Le scélérat!
Barbarigo. — Mais hier on m'a dit qu'à son retour dans se? ap-
partements, en franchissant le seuil, le vieillard s'est évanoui.
Loredano. — Cela commence donc à faire son effet.
Barbarigo. — C est en partie votre ouvrage.
%.ori;dano. — Je devrais l'avoir fait toul entier... mon père et mon
oncle ne sont plus.
388
l.i:S VEILLEES LITTKUAIHES ILLL'STUÉES.
Dahiimik.o. — ] ni l.'i lour epitaph'' , qui rapporte qu'ils sonl morLs
jiar II- |inisiin.
I.iBKDANo. — I.e (loge ayant dcrlarô iTn jour que jamais il ne se
cro rail smivorain tant que Plolro l.orcduno serait en vie, les deux
frères loniJK'riMit rnaiailos peu de temps aprtss... et il est souverain.
llAiiiiAnii.o. — SouM-rain inforltiiié.
loBKitANo.— Que méritent d't'^tre ceux (|ui ont fait des orphelins?
llAniiAiiiGo. — Mais si vous l'êtes , est-ce hien le doge qu'd en faut
ac'usor?
l.iiiiKiiANo. — Sans doute.
liAiinAKKio. — Et les preuves?
l.ciKKDANO. — Quand les princes a;;issenl en secret , les preuves
et les poursuites deviennent diflieiles: mais j'ai assez des premières
pour me passer des secondes.
llAniiARico. — Mais vous aurez recours aux lois ?
l.oiiKDANo. — A toutes les luis qu'il voudra bien nous laisser.
lIvRDAiiico. — lilies sont telles dans cette république que l'on y
obtient réparation plus facilenienl que chez aucun peuple. Ksl-il
vrai que sui' vos livres de commerce , source de la richesse de nos
Plus nobles maisons , vous ayez écrit ces mots : « Doit le doge
oscari, pour la mort d» Marco et Pieiro Loredano, mon père et
mon oncle... »
LonEnANO. — Cela est écrit.
IlARiiAnioo. — Ft ne leiïacerez-vous pas?
l.onicDANo. — Quand il y aura balance.
ItARiiAhiGo. — Et comment? (Dcuxséndieurs traversent la scène
se rendant a la salle du conseil des D'u'.)
l.oRRnANO. — Vous voyez que le nombre est complet : suivez-moi.
ltARRARi(;o, seid. — Te suivre! Je l'ai suivi trop longtemps dans
la Carrière de deslruciion. cornmela vague suit la vague, toutes deux
submergeant et le navire que fait craquer le souffle des vents furieux,
et le malheureux naufragé qui crie dans ses tlanes cnlr'ouverls où
se précipitent les flots. Un .pareil (ils , un pareil père pourraient
fléchir la rage des élcnicnls; et moi jo dois les poursuivre sans re-
lAclie... Oh! que ne suis-je, comme les vagues, aveugle et sans
remords... Le voici qui s'avance!... Tais-toi, mon co'ur! Ils sont
mes ennemis et doivent être mes victimes. Te laisseras-tu loucher
par ceux qui ont failli te briser? [Entrent des gardes, con-
duisant le jeune Foscari. )
l'\ oAHDE. — Laissons-le reposer. Seigneur, ne vous pressez pas.
Jacopo Foscari. — Je te remercie , mon ami ; je suis faible. Mais
lu t'exposes à une réprimande.
Li; liAHOE:. — J'en courrai le hasard.
J. Foscari. — Tu es bon.... Je trouve encore de la compassion ,
mais point de merci : c'est la première fois.
Le uarde. — lit ce pourrait être la dernière , si ceux qui nous
gouvernent nous voyaient.
Dariiarioo. s'nrançanl vers legarde. — Il on est un qui le voit :
cependant ne crains rien ; je ne serai ni Ion juge ni ton accusateur;
bien que l'heure soit passée , attends leurs derniers ordres... Je suis
un des Dix, et ma pré.sence serait ton excuse: quand on entendra le
dernier appel, nous entrerons ensemble...
J. Foscari. — Quelle est celle voix ?... Celle de Barbarigo , l'en-
nemi de notre maison , et l'un de mes juges.
Barharigo. — Pour balancer son inimitié, si elle esl réelle , lu as
ton père qui siège au tribunal.
.1. Foscari. — C'est vrai : il esl mon juge.
llARnARUio. — N'accuse donc pas la sévérité de nos lois.
J. Foscari. — Je me sens faible : permettez-moi, je vous prie ,
pour respirer un peu, d'ajiprochcr de celte fenêtre qui me donne sur
la mei-. ( l-.nire un officier qui parle bas a llarbariyo )
Barbarigo, aux gardes. — Conduisez-le à la fenêtre. Je ne puis
lui parler davantage : j'ai transgressé mon devoir eu lui adressant
ce peu de mois; et il faul que je rentre dans la salle du conseil.
( Harharifjo sort. Ix (jarde conduit J. Foscari près de la fenêtre.)
Le garde. — Ici, seigneur: la croisée est ouverte... Comment
vous trouvez-vous?
J. Foscari. — Faible comme un enfant... 0 Venise!
l.K GARnE. — lil v,is membres?
J. Fosr.Aiii. — Mes membres! (Combien de fois ils m'ont emporté
bondissant sur celte mer d'azur avec la gondole que je guidais, dans
ces joules enfantines où, tout mdile (pie j'étais, je disputais io prix
de la vigueur h mes joyeux livaux : cependant une foule de beautés
|ilébéiennes cl patriciennes nous encourageaient par leurs sourires
éblouissants, l'expression de leurs vœux , leurs mouchoirs agités en
l'air, leurs battements de mains!.. . Combien de fois, d'un bras plus
robuste encore , d un cieur plus hardi , j'ai fendu la v.igue irritée !
D'un seul effort, je rejciais en arrière les flots qui baign:uent ma
chevelure, et d'un soufllo je brisais la lame audacieuse qui., comme
une coupe de vin, vcnail liumecler mes lèvres : je suivaislé mouve-
ment de l'onde; et plus elle m'emportait liant, plus j'étais lier. Sou-
vent, dans mes joyeux ébais, je plonge.iis au fond de leur verdAlre
et vitreux domaine cl j'atteignais les coquillages et les plantes
marines, invisibles aux speclaloui s épimv.i niés; bientôt je reparaissais
les mains pleines de ces trésors, qui prouvaient que j'avais fondé
l'abîme. Fier de ma nrone.sse , je frappais l'onde qui rejaillissait au
loin, je rendais un libre cours h mon haleine comprimée, puis je
rejetais l'écume (lui s'élevait autour de imd et reprenais ma cuui>e
avec la légèreté (le l'oiseau des mers... J'étais alors enfanl.
I.B GARDE. — Maintenant, soyez homme.
J. Foscari, regardant jmr lu /rnitn'. —0 ma belle Venise ! uni-
que dans le inondi! !... c'est maintenant (pie je respire! Comme la
brise , la brise de l'Adriatique caresse doucement mes iraiU! Il y a
dans le souffle du vent un charme natal (lui rafraîchit et calmé W.
sang dans mes veines! Combien il difl'ère uece veiitde feu des tris-
tes Cyclades qui hurlait 'a Candie autour de mon cachot et faisait
défaillir num C(eur.
Le gahoe. — La couleur revient sur vos joues : que le ciel vous
envoie la force de supnorterlessoufl'rauces (i li peuvent encore vous
être imposées!... Je n y puis penser sans frémir.
J. Foscari. — Sans doute ils ne me banniront plus'... Non.
non... qu'ils me torturent : il me reste des forces.
Le gariie. — Avouez tout , et la question vous sera épargnée.
J. Foscari. — J'ai avoué une première fois , une seconde : deux
fois ils m'ont exilé.
Le garde. — Et h la Iroisièmc ils vous tueront.
J. Foscari. — Qu'ils en fas.sent à leur gré. Je serai du moins
enseveli dans ma terre natale : plutôt être poussière ici que de ^ ivre
partout ailleurs.
Le garde. — Comment aimer à ce point un pays qui vous hait ?
J. Foscari. — Le pays!... oh ! non : ce sont les enfants de ce p.nys
qui me persécutent; mais la terre natale me recevra dans ses bras
comme une mère. Je ne demande qu'un tombeau vénitien, un ca
chot, tout ce qu'on voudra, pourvu que ce soit ici.
(lùitre un officier.)
L'officier. — Amenez le prisonnier.
Le garde. — Seigneur, vous entendez l'ordre.
J. Foscari. — Oui, je suis .iccoulumé à de semblables appels; c'est
la troisième fois... (./« garde.) Prèle-moi l'appui de ton bras.
L'officier. — Prenez le mien ; mon devoir est de me tenir auprès
de votre personne.
J. Foscari. — Vous! c'est vous qui, hier, avez president mon sup-
plice... Arrière! je marcherai seul.
L'oFFiciKR. — Comme il vous plaira, seigneur : la sentence n'a
pas été signée par moi ; mais je n'ai pu désobéir au conseil quand...
J. Foscari. — Quand on l'a commandé de m'élendresur cet hor-
rible instrument. Je t'en prie, ne me louche pas, c'esl-ii-dire pas en-
core : ils ne tarderont pas à renou\eler cet ordre; jusque-là, reste
loin de moi. Quand je regarde ta main, tous mes membres se gla-
cent et frissonnent au pressentiment de tortures nouvelles, cl une
sueur froide baigne mon froiil. comme si... .Mais niarclious. J'ai
supporté ces tourmenls... je puis les supporter encore... Quel aspect
a mon père?
L'officier. — Son aspect accoiilumé.
J. Foscari. — Il en est ainsi de la terre, du firmament, do la mer
azurée, de notre brillante cité, de l'éclat de ses édifices, de la gailé
de la jdace jiublique : en cet instant même, le joyeux murmure de
la foule, venue des quatre coins du monde, arrive jusqu'ici, jusque
dans ces salles où quelques inconnus gouvernent, où d'autres in-
connus sans nombre soiil jugés et immolés eu silence....Tont a con-
servé le même as|iocl, loul, jusqu'à mon | ère! Rien ne compatit au
sort de Foscari, pas môme un autre Foscari. Monsieui-, je vous suis.
{Jacopo l'oscari. l'officier et les gardes sortent. Ilntre Meuuo arec
un autre sénateur.)
Mkmmo. — Il est parti... nons sommes venus trop lard... Pensez-
vous que les Dix restent longtemps eu séance aujourd'hui?
Le sénateur. — Ou assure que le prisonnier est on ne peut plus
endurci et persiste dans ses premières déclarations ; mais je n'en
sais pas davantage.
Memuo. — C'est déjà beaucoup : les secrets de cette salle terrible
nous sont cachés, à nous, les premiers de l'Etat, comme ils le sonl
au peuple.
Le SENATEUR. — Ici, certaines rumeurs, pareilles h ces contes do
revenants (|u'on débile dans le voisinage des châteaux en ruine, ne
sonl jamais pleinement vérifiées, ni lolalemenl niées... mais, sauf
cela, les .ictes réels du gouvernement sont aussi inconnus que les
mystères du tombeau
Meumo. — Mais, iivcc le temps, nous avançons dans la connais-
sance de ces secrets, cl j'espère bien être uu'jour au rang des de-
cemvirs.
Le sénateur. — Ou devenir doge?
Memmo. — Non, si je puis l'éviter.
Le sénateur. — C'est le premier poste de l'Etat: de nobles con-
currents peuvent y .aspirer légilimcmcnl, et légitimement l'obtenir.
Memmo. — Je le leur abandonne. Quoique d'une haute naissance,
mon ambition est limitée : j'aime mieux êiro au iiomlire des unités
(|uicom|iosent ie pouvoir impérial et ccdieclif des Dix, ([ue de bril-
ler en zéro couvert d'or, mais isolé... Mais qui vient ici? l'épouse de
Foscari ! (Entre Marina avec une suivante.)
i
I
ŒUVRES COMPLÈTES DE LOHD BYRON.
389
Marina. — Quoi! personne?. . .le m.o tronipe, il y a encore deux
nolilcs Vcnilicns; mais ce sont des scnalcurs.
Ait.M.MO. — Noble dame, nous attendons vos ordres.
Marina. — Mes ordres !... hélas I ma vie a été une longue suppli-
cation... et une supplication inutile !
Memmo. — Je vous comprends; mais ne puis vous répondre.
Marina, arec feu. — Il est vrai, nul ici n'ose répondre, si ce n'est
sur le chevalet... nul ne doit questionner, excepté ceux...
Memuo, l'interrompant. — Noble dame! rappelez-vous oii vous
êtes en ce moment.
Marina. — Oii je suis !... dans le palais du père de mon époux.
Mejimo. — Oui, le palais du doge.
Marina. — El la prison de son Ills... Certes, je ne l'ai point ou-
blié ; et, à défaut d'autre souvenir plus proche et plusamer, je vous
remercierais de ra'avoir rappelé les charmes de ce lieu.
Memmo. — Calmez- vous I
Marina. — Je suis calme. [Levant les i/eitx au ciel.) Mais toi, ô
Dieu, peux-tu demeurer calme en voyant ce monde.
Memmo. — Votre mari peut encore être absous.
Marina. — 11 est absous dans le ciel. Mais, je vous prie, seigneur
pénateur, ne me parlez pas de cela : ils sont là, ou du moins ils y
étaient tout à l'heure, face à face , le juge et l'accusé : le condam-
nera-l-il ?
Memmo. — J'espère que non.
Marina. — Mais s'il no le fait pas. il est des hommes qui les tra-
duiront en jugement tous les deux. Mon époux est perdu!
Memmo. — A Venise, madame, c'est la justice (pii juge.
Marina. — S'il en était ainsi, il n'y aurait jilus de Venise aujour-
d'hui. Cependant, qu'elle vive, pourvu que les bons ne meurent qu'à
l'heure oi'i la nature les appellera. (In faible cri se fait entendre.)
Ah !... un cri de douleur.
Le sénateur. — Ecoutons.
Memmo. — C'était...
Marina. — Ce n'était pas mon époux, ce n'était pas Foscari.
Memmo. — Mais la voix...
Marina. — Ce n'était pas la sienne, non. Lui, pousser un cri! cela
conviendrait à son père... mais lui. . lui... il mourra en silence.
{\uiireau cri de douleur.)
Memmo. — Encore !
Marina. — C'est sa voix ! semble-t-il.... Ah! je ne puis le croire.
S'il faiblissait, je ne cesserais pas de l'aimer'; mais non... il faudiait
une horrible torture pour lui arracher un gémissement.
Le sénateur. — Sensible comme vous l'êtes aux souffrances de
\olre époux, voudriez-vous donc qu'il supportât en silence des duu-
leui's au-dessus des forces d'un mortel?
Marina. — Nous avons tous nos tortures à souffrir. Je n'ai pas
laissé stérile l'illuslre maison des Foscari; et, quoi qu'ils ]iuisscnt
endurer en quittant la vie, j'ai souffert aulaiil'pour la ilonner à
leurs héritiers. C'étaient des tortures joyeuses que les miennes, et
pourtant assez déchirantes pour m'arracher des cris... mais je n'en
ai point poussé un seul ; car j'espérais mettre au monde des héros ,
et j\e ne voulais pas les accueillir par des larmes.
Memmo. — On se tait maintenant.
Marina. — Tout est tini peut-être : mais je ne puis le croire ; il a
rappelé son énergie, et il brave ses bourreaux.
(Un of/icier entre précipitamment.)
Memmo. — Eh bien ! que cherchez-vous?
L'officier. — Un médecin. Le prisonnier s'est évanoui.
[L'officier sort.)
Memmo. — Madame, il serait sage de vous retirer.
Le sénateur. — Je vous en conjure, parlez.
Marina. — Arrière! je veux lui donner mes soins.
Memmo. — Vous! rappelez-vous, madame, que personne ne peut
entrer dans ces salles, hormis les Dix et leurs familiers.
Marina. — Oui, je sais que nul de ceux qui entrent là n'en sort
comme il y est entré... que beaucoup n'en sortent jamais; mais on
ne m'empêchera point d'y pénétrer. •
Memmo. — Hélas! c'est vous exposer à un dur refus, à une attente
plus cruelle encore.
Marina. — Qui osera m'arrèter?
Memmo. — Ceux dont le devoir est de le faire.
Marina. — C'est donc leur devoir de fouler aux pieds tout sonli-
ment d humanité, tous les liens qui unissent Ihummc à ses sem-
blables, de rivaliser avec les démons qui, un jour, les lécompense-
ront en exerçant sur eux des tortures non moins variées 1 Cepen-
dant je passerai...
Memmo. — Impossible I
Marina. — C'est ce que nous verrons. Le désespoir défie le des-
potisme lui-même. 11 y a quelque chose dans mon cœur qui me fe-
rait passer à travers les lances hérissées d'une armée. Pensez-vous
donc que deux ou trois geôliers suffisent pour m'arrêler? Place!
nojs sommes dans le palais du doge, je suis l'épouse pu fds du
doge, de son fils innocent: voilà ce qu'ils entendront de ma bouche.
Memmo. — Ceci ne fera qu'exaspérer davantage ses juges.
Marina. — Qu'est-ce que des juges qui écoutent la colère? Ce ne
sont que des assassins. Place! place! [Marina sort. — L'officier
traverse la scène avec une autre personne.)
Memmo. — Je ne croyais pas que les Dix fussent capables de tant
de compassion, et pussent permettre qu'on secourût le patient.
Le sénateur. — De la compassion! est-ce en montrer que de
rendre le sentiment à un èlre trop heureux d'échapper à la mort par
l'évanouissement , dernière ressource de la faible nature contre
l'excès des souffrances?
Memmo. — Je m'étonne qu'ils ne le condamnent pas sur-le-champ.
Le sénateor. — Telle n'est pas leur politique : ils veulent lui lais-
ser la vie, précisément parce qu'il ne redoute pas la mort; ils veu-
lent le bannir, parce que lout pays autre que sa (erre natale est pour
lui une vaste prison, et que chaque souflle d'air étranger qu'il res-
pire est un poison lent qui le consume sans le tuer.
Memmo. — On a maint indice de ses crimes, mais il n'avoue pas.
Le sénateur. — Il ne reconnaît que la lettre qu'il dit avoir écrite
au duc de Milan sachant bien qu'elle tomberail entre les mains du
sénat, et qu'on le ramènerait à Venise.
Memmo. — Comme accusé toujours.
Le sénateur. — Sans doute ; mais il pouvait revoir son pays ; et,
de son propre aveu, c'est tout ce qu'il demandait.
IMemmo. — La corruption a été prouvée.
Li; sénateur. — Pas clairement, et l'accusation d'homicide a été
annulée par la confession qu'a l'aile à son lit de mort Nicolas Erizzo,
meuririer du dernier président du conseil des Dix.
MiiMMO. — Il doit y avoir quelque chose de plus dans cet étrange
procèsquc les crimes apparents de l'accusé... Mais voici deux mem-
bres du conseil des Dix : retirons-nous. [Memmo et le sénateur
sortent. Entrent Loredano et Bardarigo.)
Bardarigo. — C'est aller trop loin. Il n'était pas convenable,
croyez-n:oi ,'de continuer la procédure dans un tel moment.
Loredano. — 11 faudrait donc que le conseil des Dix se séparât,
que la jusiice s'arrêlàl dans son cours, parce qu'une lemme pré-
tendrait interrompre nos délibérations?
liARHARiGO. — Non, cc n'cst pas pour ce motif: vous avez vu
l'élal de l'accusé.
LoREPANo. — N'est-il pas revenu à lui ?
lÎARHARiGO. — Oui, pour succombcr à toute torture nouvelle.
1.ori:dano. — On ne l'a pas essayé.
Barbarigo. — Vous auriez fort de vous plaindre ; la majorité du
conseil était contre vous.
Loredano. — Grâc*e à vous, seigneur, et au vieux doge imbécile,
qui avez ajoulé vos voix à celles des opposants.
Bardarigo. — Je suis juge ; mais j'avoue que celte partie de mes
austères fonctions qui prescrit la torture et nous contraint d'assisler
EUX souffrances du prévenu, me fait désirer...
Loredano. — Quoi?
Babbarigo. — Que vous sentiez parfois ce que je sens toujours.
Loredano. — Allez : vous êtes un enfant , aussi capricieux dans
vos sentiments que dans vos résolutions, changeant au moindre
souffle, ébranlé ]iar un soupir, amolli par une larme... admirable
juge pour Venise ! digne associé de ma politique !
Barbarigo. — Il n'a point versé de larmes.
Loredano. — Deux fois il a poussé un cri.
Barbarigo. — Un saint n'aurait pas pu s'empêcher d'en faire
autant, même avec la couronne de gloire devant les yeux mais
il n'a pas crié pour implorer la pilié : pas une parole, pas un gémis-
sement ! Les deux cris qu'il a poussés n'avaient rien de suppliant;
la douleur les arrachait, et nulle prière ne les a suivis.
Loredano. — Il a plusieurs fois murmuré entre ses dents des pa-
roles inarticulées.
Barbarigo. — 11 m'a semblé, à ma grande surprise, que vous étiez
touché de compassion ; car au moment où il s'est évanoui, vous avez
été le premier à demander du secours.
LoREDA.No. — Je craignais que cet évanouissement ne fût le
dernier.
Barbarigo. — Et ne vousai-je pas entendu dire souvent que votre
plus ardent désir serait sa mort et celle de son père?
LoRED.\No. — S'il meurt innocent, c'est-à-dire sans avouer son
crime , il sera regretté.
Barbarigo. — Voudriez-vous donc aussi tuer sa mémoire ?
Loredano. — Faudrait-il que sa fortune passât à ses enfanls ; ce
qui doit avoir lieu si sa mémoire n'est flétrie?
Barbarigo. — Guerre donc à ses enfants?
Loredano. — Et à toute sa race, jusqu'à l'anéanlissement des
siens ou des miens.
Barbarigo. — El la cruelle agonie de sa pâle épouse ; et les con-
vulsions réprimées du front majestueux et fier de son vieux père.
Tout cela n'a-t-il donc pu vous émouvoir? [Loredano sort.)
Muet dans sa haine, comme Foscari l'était dans ses souffrances I
Ah! l'infortuné éiait plus touchanl parson silence quen'auraieut été
mille clameurs. i:o fut une scène afl'reu.^e, quand son épouse égarée
par la douleur s'est précipitée dans la salle du tribunal ,_et a vu ce
que nous pouvions à peine supporter, nous accoutumés à de lejs
IKS VFIIJ.tRS l.mKllAIRKS IIJ,I STUftKS.
!!pi'rliirlo<. Jc II'' il.ii'; plus [pi'iisoi- h rd.i, ilo pciir qno la rnnipas-
sioii piiiir nos cmirmis no inc fasse oulilicr loiirs injiiros , el pordro
la vcnf^onnce (|iic I.orodano prc^parc pour lui et pnnr iimi ; niais la
mii-nnp so oiinlonlcr;iii do iiKiindrr^ reprosnillos ipio colles donl il n
goif , c( jp voudrais modi'-ror .«a hniiic Iri'p prufuiitlo I)ii moins
Foscari n obtenu maiiitonaiil (iiio|{|iip ropit. snr lademamlo des an-
ciens ilu ponsoil , emus sans nouio par la pn^ciiec do sa remnio el
par lo SI tarlo ilo sos tcirliiros... .Mais les voici : quelle faitilcsse cl
quel abHllomvntl jc ne puis suppurlur leur vue : partons el allons es-
sayer d'adoucir Lorcdano. [Ilarburiijo sort.)
WTV. II.
Une salle du palais ducal.
/'• I»OGE et un SÉNATEL'R.
Li; sKNATi-.in. — Vous pla!l-il de signer maintcnatil le rapport,
ou préférez-vous le renvoyer îi demain?
Lk doce. — Je le signerai niainlenanl ; je l'ai parcouru hier : il
n'y manque plus que la signature. Donnez-moi la plume. (// s^assied
et signe.) Voilà, seigneur.
Le SKNATEia, ajjrès avoir regardé le papier. — Vous avez oublié
de signer.
Le ooge. — Je n'ai pas signé? Ah! je m'aperçois que l'Age af-
faiblit ma vue : je n'avais pas remarque qu'il n'y avait pas d'encre
à ma phinio. .
Le .sÉ\*TEiin. {ff trempe la plume dans l'êcritoire, et remet le
papier devant le doge.) — Voire main Ireipble : pernieltez...
Le doge. — C'est fait : je >ous remercie.
Le se.nateir. — Ainsi, l'acte ratifié par vous et par les Dix diiiiiie
la paix .'i Venise.
LEDOiiE. — Klle n'en a pas joui depuis bien des années ; puisse-
l-il s'en écouler autant avant (]u'ello reprenne les armes!
Le .SKNATKin. — Voilà bientôt quatre ans de guerres presque in-
cessantes avec les Turcs cl les Elats d'Italie. La République avait
besoin de repos.
Le doge. — Sans doute ; je l'ai trouvée reine de l'Océan, et je la
laisse souveraine de la Lombardie. J'ai la consolation d'avoir ajouté
à son diadème deux perles : Brescia et Uavenfie; Crema et Itcrgame
lui apparliennenl également. Ainsi son empire sur terre s'est étendu
sous mon règne sans (lueile perdit rien de sa domination maritime.
Le sénateur. — Rien de plus vrai, et vous iiiérilez la reconnais-
sance de la patrie.
LÉ DOGE. — Je ne me suis pas plaint, seigneur.
Le sénateur. — Prince, mon cœur saigne pour vous.
Le DOGE. — Pour moi, seigneur?
Le sénateur. — Et pour votre...
Le DOGE. — Arrêtez !
Le sénateur. — Prince, je parlerai. Je vous ai trop d'ol liga-
tions, ainsi qu'à voire famille, pour ne pas ui'intéresser vivement au
sort de votre fils.
Le doge. — Cela cnlre-t-il dans les devoirs de votre charge?
Pour(|uoi tenir ces propos inutiles sur des choses qui ne sont pas
de votre cumpélencc. Mais le traité csl signé! reportez-le à ceux
qui vous ont envoyé.
Le sénateur. — J'obéis. Les membres du conseil m'avaienl éga-
lement chargé de vous prier de fixer l'heure de la réunion.
Le doi.e. — Dites-leur tiue ce sera (pianil ils voudronl... en ce
moment même si cela leur convient : je suis le serviteur de l'Eial.
Le sénateur. — Ils auraient voulu vous laisser (|uelque repos.
Le dcge. — Je n'en veux point .. du moins je ne veux pas que
mon repos fasse perdre une heure à l'Iilat. Qu'ils se ras>einblenl
quand il leur plaira : on me trouvera où je dois être, et tel que j'ai
toujours été. (Ae sénateur sort. Lntrc un serviteur.)
Le serviteur. — Prince.
Le doge. — Parlez.
Le serviteur. — L'illustre dame Foscari demande audience.
Le doge. — Faites entrer... Pauvre Marina! {I^e serviteur sort.
Le doge reste silencieux comme auparavant, l-.ntre Marina.)
Marina. — Mon père, je vous dérange ])eut-être?
Le doge. — Je suis toujours visible pour vous, mon enfaul. Dis-
posez de mon temps quand l'ivlat ne le réclame pas.
Marina. — Jc desirais vous parler de lui.
Le doge. — De voire époux ?
Marina. — De voire fils.
Le ik)(;e. — Poursuivez, ma fille.
Marina. — J'avais obtenu des l>ix la permission dépasser anjires
de mon maii un certain nombre d'heures. Elle est révoquée.
Le doge. — Par qui ?
Marina. — Par |.s Dix. Arrivés au pont des Soupirs , comme je
tncdi>po$ais à passer avec Foscari, le sombre gardien de ce passage
m'arrêla: un messager fut envoyé aux Dix , mais la cour n'élant
(dus en séance, et la perinission ne m'jjanl p;ui été donn.'e par
écrit, on m'a renvoyée, et jusiiu'à la réunion prochaine du haul tri-
bunal, les murs (le la prison doivenl continuer \ nous séparer.
Le DOGE. — En ciïcl. dans la préciiiilalion avec laquelle la cour
s'est séparée, on a omis celle formalité, .1 jusqu'à re que le Inbu-
nal se réunisiic, votre demande ne peut èire accueillie.
.Marina. — Jusquà ce que b- tribunal se réunisse! et quand il se
réunira, ce sera pour le livrer do nouveau ,'i !a torture: d c'est à ce
prix que lui et moi nous devrons acheter une réunion fondée sur le
lien le plus saint (|ui soit sous le ciel 0 Dieu ! peux-lu voir de
pareilles choses]
I,E DOGE. — .Mon enfant! mon enfant!
SIarina, brusquement. — Ne m'appelez pas votre enfant, vous
n'aurez bientôt plus d'enfants: vous n'en mérite^ pas, vous qui
pouvez parler aussi Iraiiquilleiuenl d uu fils dans des circonslanci's
qui feraient verser des larmes de sang à un Spartiate. Il csl vrai
que les citoyens de Lacédénione ne pleuraient pas leurs fils mort»
sur le chani|) de bataille; in^is il n'est jos écrit qu'ils les voyaient
déchirer lentement san.s étendre la main pour le3 sauver.
Le doge. — Vous me voyez . je ne jiuis pleurer... je le Toudrais;
niais si chacun des elioveux blancs qui sont sur ma tôle était iftie
jeune vie, .«i celle toque ducale était le diadème de la terre, si cet
anneau ilueal avec lequel j'épouse la mer était un talisman c.ipabi''
de dompter les flots... eh bien I jedonncrais tout cçja pour lui.
Marina. — Il n'en faudrait pas lanl pour le sauver.
Le Do(iE. — Celle réponse me prouve seulement que vouj ne
connaissez pas Venise. Ilélas! commeul la connailriez-vous? elle
ne se connaît jias elle-même avec tousses mystères. Ecoutez-moi :
ceux qui en veulent à Foscari n'en veulent pas moins à son père:
la ruine du elief de la maison ne sauverait pas son fils ; ses adver-
saires vi.'(enl au même but par des moyens divers, et ce but est
mais ils ne sont pas encon' vainqueurs.
Marina. — l'ourlant ils vous ont écrasés.
Le iio(iE. — Pas encore... je vis.
Marina. — Et votre fils... combien de temps vivra-l-il?
Le doge. — .Malgré tout ce qui s'esl passé, je compte que sa v..
sera plus longue cl plus heureuse que celle de son père. L inipru-
deiil jeune homme, dans sa féuiiniae inipaiiencc de revoir sa patrie,
a tout ilélruil par celle fatale lettre qu'on a interceptée : crime pa-
tent que jc ne puis nier ou excuser, comme père ou comme doge.
S il eûlsupporlé un peu plus longtemps son exil à Candie, j'avais
des espérances .. il les a toutes détruites : il faut qu'il retourne...
Marina. — En exil ?
Le doge. — Je lai dit.
Marina, — I'"t ne puis-je l'accompagner?
Le Doge. — Vous savez que celle deniaïule aétérejelée deux fois
par le conseil des Dix ; et une troisième requête serait difficilemeni
écoulée, mainlenantqu'une aggravation d'oltensesdela part de voire
époux rend s.'s juges plus sévères.
.Marina. — Sévères?... dites atroces. Ces vieillards à l'.lmc de
démons, avec un pied dans la tombe, des yeux éteinls qui ne con-
naissent d'autres larmes que celles d'une' caducité imbécile, ave;
leurs cheveux blancs, longs et clairsemés, avec leurs mains trem-
blantes et des tètes aussi faibles que leurs co'urs sont endurcis, ils
délibèrent, ils intriguent, ils disposent de la vie des hommes...
Le doge. — \ous ne savez pas...
.Marina. — Jc sais... oui , je sais... et vous devez le savoir coinni!;
moi... que ce sont de mauvais esprits incarnés. Comment des hu'u-
mes nés des lianes de la femme, ayant sucé son lait, ayant aimé ou
du moins parlé d'amour , ayant uni leurs mains par Ses sermenis
sacrés, ayant fait danser leurs pelils-cnfanls sur leurs ;.cnoux , o;i
pciil-êlre ayant pleuré les souffrances, les dangers, la mort de e ■:-
enfants; ayant, ou du moins ayant eu autrefois l'apparence humaine,
comment auraient-ils pu en agir ainsi avec les vôtres et avec vous-
même, qui Iq^ soutenez?
Le doge. — Je vous pardonne : vous ne savez ce que vous dites.
Marina. — Vous, vous le savez... mais vous êtes insensible.
Le doge. — J'ai eu lanl à supporter, que les mots ne peuvent
plus rien sur moi.
Marina. — Oh! sans doute, vous avez vu couler le sang de votre
fils, el votre chair n'a pas tressailli : après cela, que sont les parolcj
d'une femme? pas plus que ses larmes.
Le doge. — Femme, je te le dis, celte douleur bruyante n'est
rien comparée à celle qui... maisjc le plains, ma p.iuvre M;aina !
.Marina. — Plains mon époux, ou je ne veux pas de la einipas-
sioii; plains ton fil.s!.. toi. plaindre!... c'est un mol étranger h Ion
cœur : comment esl-il venu sur tes lèvres?
Le doge. — Je supporte les reproches, bien qu'ils soient injus-
tes... Si lu pouvais seulement lire...
Marina. — Ce n'est [las sur Ion front, ni dans tes yeux, ni dans
tes actes où donc pourrais-jc trouver celle .sympathie''
Li: doge, en montrant la terre du doigt. — Là !
.Marina. — D.iiis l,i lerro!
Le doge. — i}n jc ser.-ri hieulôi (luand elle pèiita îur -ii'in
ŒUVIIKS COMPLÈTKS DE LOllD lîYKON.
391
cœur , Ijicn plus légère, malgré le marbre dont elle sera chargée,
que les pensées qui m'oppressent, alors tu me connaîtras mieux.
Makina. — Eics-vdus donc en effet si digne de pilié ?
I.i; Dot;]-:. — De pilié! nul n'accolera jamais à mon nom ce mot
funeste sous lequel les hommes aiment à voiler leur orgueil triom-
phant : ce nom, tant que je le perlerai, restera ce qu'il était.
Marina. — Sans les pauvres enfants de celui que tu ne peux ou
que tu ne veux pas sauver, toi et ton lîls vous seriez les derniers.
Le doue. — Pliit au ciel! il eût mieux valu pour lui qu'il ne l'ùt
jamais né; et cela eût mieu.x valu aussi pour moi j'ai vu nuire
maison déshonorée.
Marina. — C'est faux ! jamais cœur plus sincère, ])lus nohle, plus
fidèle, plus aimant, plus loyal que le sien ne haltit dans le sein
d'un homme. Cet époux exilé, persécuté, mutilé, o|)-primé mais non
avili, écrasé, abattu, je ne le changerais pas mort ou vivant contre
le plus grand prince ou paladin de l'histoire ou de la fable, dût-il
m'cffrir l'empire d'un monde. Déshonoré, lui, déshonoré! je le le
dis , ô doge ! c'est Venise qui est déshonorée ! le nom de mon époux
cnnslitue en efl'et le titre le plus honteux de celte cité perfide ; mais
c'est à cause de ce qu'il souifi'e et non de ce qu'il a fail : c'est vous
tous qui èles des traîtres et des lyrans. Si vous aimiez votre patrie
comme l'aima celte victime qui passe chancelaule du cachot à la
torture, et se soumet à tous les supplices plulot qu'à l'exil, vous vous
jelleriez à ses genoux en implorant son pardon.
Le doge. — Il fut en effet tout ce que vous avez dit. J'ai supporlé
avec moins de douleur la mort des deux fils que le ciel m'a ravis que
le déshonneur de Jacopo.
Marins. — lùicore ce mot fatal !
Le dohe. — N'a-t-il pas éié condamné?
Marina. — Ne condamno-t-on que des coupables?
Le noGE. — Le temps peut réhabiliter sa mémoire... j'aime à Tes-
pérer. 11 l'ut mon orgueil, ma .. mais tout cela est inulilo mainte-
nant. Je ne répands point facilement des larmes, et pourtant j'ai
pleuré de joie le jour de sa naissance : ces larmes étaient un sinis-
tre augure.
Marina. — Je vous dis qu'il est^innocent; et no le fùt-il pas, nos
proches doivent-ilsiious renier dans les jours de malheur?
Le doge. — Je ne l'ai point renié ; mais j'ai d'autres devoirs que
ceux d'un père, devoirs dont l'Klat no m'a pas dispensé; dix fois
j'ai demandé (pi'nn m'en déchargeai, dix fois on a rejeté ma prière :
je dois les remplir. {Entre un serviteur.)
Le sERViTEin. — Un message de la part des Dix.
Le DOGE. — Qui l'apporle?
Le serviteur. — Le noble Loredano.
Le noGE. — Lui!... qu'il enire. (J.e servUeiir sort.)
Marina. — Faut-il me retirer?
Le doge. — Peut-être cela n'est-il point nécessaire, si la chose
concerne votre époux ; dans le cas contraire... {.-/ Loreduno qui
entre.) M\\ bien ! sei_gneur, quel est votre bon plaisir?
Loredano. — Je vous apporte la volonté des Dix.
Le doge. — Ils ont bien choisi leur envoyé.
Loredano. — C'«6t en ell'et leur choix qui m'amène.
Le D0(iE. — 11 l'ail bûiineurà leur discernement, aussi bien qu'à
leur courtoisie. Arrivons au fait.
Loredano. — Nous avons décidé
Le doge. — Nous!
Loredano. — Les Dix assemblés en conseil.
Le doge. — Eh quoi! ils se sont réunis de nouveau sans m'en
avoir averti?
Loredano. — lisent voulu épargner votre sensibilité, et prendre
en considération voire âge.
Le doge. — Voilà qui est nouveau... quand est-ce donc qu'ils ont
épargné l'un ou l'autre? Je les remercie toutefois.
Loredano. — Vous savez qu'ils ont le pouvoir d'agir à leur choix
soit devant le doge, soit eu son absence.
Le doge. — H y a des années que j'ai appris cela , longtemps
avant d'èlre nommé doge, ou d'avoir rêvé à cet honneur. Vous n'a-
vez pas, seigneur, de leçons à me donner : je siégeais au conseil
que vous n'étiez encore qu'un jeune patricien.
Loredano. — Oui , du temps de mon père : j& le lui ai entendu
dire, ainsi qu'à son frère 1 amiral. Votre Altesse peut se le rappe-
ler : tous deux sont morts subitement.
Le doge. — Si cela est, mieux vaut mourir ainsi que de languir
dans les souffrances.
Loredano. — Sans doute ; mais en général on est bien aise de
vivre son temps.
Le doge. — El n'ont-ils pas vécu le leur?
Loredano. — La tombe le sait ; ils sont, morts, comme j'ai dit,
subilement.
Le doge. — Cela est-il donc si étrange que vous deviez répéter
ce mol avec emphase ?
Loredano. — Loin de me sembler élrungc, aucune mort ne m'a
jamais paru plus naturelle. N'êles-\ous point de cet avis ?
Le doge. — Que voulez-vous que je dise ? ils étaient mortels.
Loui:;.ANo. — Et ils a\aionl de mortels ennemis.
Le doge. — Je vous entends : vos pères ne m'aimaient pas, et vous
avez tout hérité d'eux.
Loredano. — Vous savez mieux que personne si j'ai raison
Le doge. — Vos pères furent mes ennemis, et je sais qu'il a circulé
sur eux et sur moi des bruits mensongers; j'ai lu aussi leur épîtaphe,
dans laquelle leur mort est attribuée au poison. Elle esl probablement
aussi vraie que laplupart des inscriptions tumulaires; mais ce n'en
est pas moins une fable.
Loredano. — Qui ose dire cela?
Le doge — Moi !... Il est vrai que vos pères se montrèrent envers
moi aussi acharnés que peut l'èlre leur fils, et que je leur rendaiscette
haine; mais mon hostilité fut toujours ouverte : je n'eus jamais re-
cours aux intrigues dans le conseil, aux cabales dans la République;
jamais je n'entrepris rien contre eux par le fer ou le poison : la
preuve, c'est que vous vivez.
Loredano. — Je ne crains rien.
Le noGE. — Vous n'avez rien à craindre, moi étant ce que je suis;
mais si j'étais tel que vous me repré.^enlez, il y a longtemps que vous
seriez à l'abri de toute crainte. Ha'issez-raoi tout à votre aise.
Loredano. — J'ignorais que la vie d'un noble vénitien pût être
menacée par la colère d'un doge marchant à découvert.
Le doge. — Mais moi, seigneur, je suis ou j'ai été quelque chose
de plus qu'un simple doge, par mou sang, par mon caractère et les
ressources dont je dispose : ils ne l'ignoraient pas, ceux qui redou-
taient mon éleciion , et qui depuis ont tout fait pour m'abaisser.
Soyez-en convaincu : si avant ou depuis cette époque, je vous avais
mis assez haut pour souhaiter votre absence, un mot de moi eût sus-
cité contre vous un pouvoir capable de vous réduire à rien. Mais
en touie chose j'ai agi avec la plus grande régularité , en me con-
formant aux lois et à l'extension que vous leur avez donnée contre
tnoi (je parle loiijours de vous comme formant une voix parmi tant
d'aulres) , exleusion que mon autorité n'eût acceptée qu'a\ec peine,
si j'eusse été enclin aux contestations. Bien plus, aussi lespeclueux
que le prêtre en face de l'autel , j'ai observé, même au prix de mou
sang, de mon l'epos , de ma sûreté, de lout, sauf mon honneur,
tous vos décrets, comme intéressant la gloire et le bien-èlre de l'Etat.
Maintenant, seigneur, à l'olijet de votre mission!
Loredano. — Jugeant inutile de recourir encore à la question,
ou de poursuivre le procès , lequel ne tend qu'à manifester l'obsti-
nalion du coupable, les Dix renoncent à la stricte application de la
loi qui ordonne la torture jusqu'à pleine et entière confession du
délit; et considérant que le prévenu a eu partie avoué son crime
en ne désavouant pas la lettre adressée au duc de Milan, ils ont dé-
cidé que Jacopo Fo.scaii retournera au lieu de son exil.
JIarina. — Dieu soit loué ! du moins ils ne le traîneront plus de-
vant cet horrible tribunal. Je voudrais qu'il pensât comme moi ; car
ce qu il y aurait de plus heureux à mes yeux, non-seulement pour
lui, mais pour tous ceux qui habitent celle cité, ce serait de fuir
loin d'une telle pairie.
Le doge. — Ma fille, ce n'est point là une pensée vénitienne.
-Marina. — Non : c'est une pensée humaine. Me sera-t-il permis
de partager son exil ?
Loredano. — A cet égard, les Dix n'ont rien décidé.
Marina. — Je le pensais : cela aussi eût été trop humain. Mais
on ne l'a pas non plus interdit?
Loredano. — Il n'en a point été question.
Marina, au doge. *— En ce cas, mon père, vous pouvez m'obteuir
ou m'accorder cette faveur. (./ Lorcdano.)FA vous, seigneur, vous
ne vous opposerez sans doute pas à ma demande ?
Le doge. — Je ferai mes efforis.
.Marina. — Et vous, seigneur?
Loredano. — Madame ! il ne me conviendrait pas d'anticiper sur
le bon plaisir du tribunal.
Marina. — Le bon plaisir ! quelle expression pour désigner les
décrets de. . :•
Le doge. — Ma fille ! savez-vous devant qui vous parlez?
Marina. — Devant un prince et son sujet.
Loredano. — Son sujet !
Marisa. — Oh ! ce mot vous blesse... Vous vous croyez son égal; "
mais vous ne l'êtes pas, et vous ne le seriez pas encore, quand
même il ne serait qu'un simple paysan... Eh bien! soit, vous èles
un prince, un haut seigneur; et moi que suis-je donc?
Loredano. — La fille d'une noble maison.
Marina. — Unie par Ibyménée à une autre maison non moins
nohle. Quels sont donc ceux dont la présence me forcerait à taire
mes libres pensées?
Loredano. — Les juges de votre époux.
Le doge. — Joignez-y la déférence due à la moindre parole pro-
noncée par ceux qui gouvernent Venise.
Marina. — Gardez ces maximes pour la tourbe de vos lâches ar-
tisans, de vos marchands , de vos esclaves dalmates et grecs, pour
vos tributaires , vos citoyens muels, votre noblesse masquée , \ os
sbires, vos espions, vos galériens, tous ceux enfin dans l'esprit
desquels vos enlèvemenls et vos noyades nocturnes, vos cachols
rt;j2
Li:s vi:ii.Mii:s lih ».iiaiiuùs ili.ustuéIvs.
|>i'alii|ll('-8 sous les (oils ilii pnlnis nii jiliis has i|UC Ic niveau dus flols,
vos assOmbl(''os inNsii'iiciisps, vos jii;:c[iicnts secrets, vos rx^culions
subilcs, votre poiil ilcs Soupirs, voire salle de slran^ulalion cl vos i
inslrumenls df Iurlure. vous fonl passer pour des i'Ires d'un nion<le
pire que relui ri. Ganlez-lcs pour eux ! je ne vous crains pas ; je
vous ronnais; j'ai connu, j'ai éprouvé lou(e voire eruaulé dans l'in- '
fernal procf's de mon n)aineureux l'-poux. Traitez moi comme vous !
l'ave/. Iraili^ je partapc déji'i les fu.tux (pic vous lui avez faits. '
I.K nor.K. — \ous l'entendez, elle parle en insensée
Mahin.v. — Je parle ini|)rudfmiiient . mais non pas en insensée. |
I.oni:n,\No. — Mailame. je n'euiporli'rai point au-delà du seuil de ^
eel appartement le sou\enirdes paroles que j'y ai entendues : je ne
veux me rappeler «pie celles qui ont été échangées enlrc le duc et
moi pour le service de
l'Ktat. Dope, avcz-vous
quelque réponse?
Le noGK. — J'ai à vous
parler comme doge , et
pcut-ôlre aussi comme
(lérc.
I.onEDANo. — C'e.«l au
dope seulement que se-
lend ma uiission.
I.K noGE. — l'iji bien !
répondez que le doj;c
choisira son ambassadein'
ou ira s'expliquer en jier-
sonnc. Quant au |ièie...
l.onKDAM). — Je nu!
rap|)elle le mien... Adieu!
je baise les mains de celle
iiluslre dame, et je miii-
eliue devant le doge.
(// .s-,.r/.>
MAni.NA. — Kles-vous
conloni?
I.i; iioGE. — .le suis ce
que vous voyez.
Marina. — Vous êlcs
un mystère.
I-i: 'rioGK. — Toul est
iiiNSIère pour les mortels:
ipii |ieul ciiMiprcndic lc<
choses de ce monde , si
ce n'est I ùlrequiles créa?
I.e petit nombre de ecux
qui en sont capables, ces
génies privilégiés, après
avoir-longlemps étudié ce
livre hideux qu'on appelle
l'homme après avuir
médité sur ces pages lu-
gubres et sanglantes qui
constituent son coeur et
son cerveau, ceux-l;i n'ar-
rivent qu'à une science
magiiiue qui se retourne
contre l'adepte lui-même.
Tous les crimes que nous
trouvons dans autrui, la
nature les a rais en nous ;
tous nos avantages, nous
les tenons de la fortune :
naissance, richesse, san-
té, beauté, ne sont quedes
accidents, et quand nous
crionsconlrelesort, nous
ferions bien de nous rap-
peler qu'il nous Ole seulement ce qu'il nous a donné... Le reste n'était
quenudilé, convoitises, appétits, vanités, héritage universel de maux
contre lesquels nous avons à lutler, et qui .'^ont les moins nembreux
dans les rangs les plus humbles : car ici la faim absorbe tout dans
un besoin vulgaire, et celte loi universelle qui prescrit à l'homme
de gagner son pain à la sueur de son front fait taire toutes les pas-
sions hormis la crainte de la famine! Tout en nous est rampant, faux
et vide... tout n'est qu'argile, deimis le premier jusqu'au dernier,
aussi bien l'urne du prince que le vase du poller. Notre gloire dépend
du soufilc des hoinmes; notre vie tient ,i moins encore : sa durée
est fondée sur des jours, nos jours sur des saisons, notre être tout
entier sur quelque chose qui n'est pas nous. Ainsi , depuis le plus
grand jusqu au plus petit, nous sommes tous esclaves rien ne
découle de noire volonté; la volonté elle-même peut dépendre d'un
brin de paille aussi bien que d une tenipéle. Quand nous crevons
commander, nous obéissons pas.sivemeni, et le but final est toujours
la mort ; la mort, aussi indépcndanle de notre concours et de notre
Jacopo et Marina.
volonté que le fut notre naissance. Ii'où je conelyg que iinus avons
coimnis un grand crime dansipielque monde antérieur, et que celui-
ci est notre enfer -. heureusement (piil n'est pas éternel!
.Marina. — Ce sont \h des choses qui sur la terre échappent à
noire jugement.
Le Dor.E. — I'"l comment alors serons-nous les juges les uns des
autres j nous tous qui sommes nés de la terre? et moi, comment
poiirrai-je juger mon lils? J'ai gouverné num pays lidèlemenl, vic-
torieusement... j'en appelle <'i sa carte anricnne et nouvelle ; mon
règne a doublé ses dom.iines, et pour me récompenser, la recon-
naissante Venise m'a l.iissé ou va me laisser seul sur la terre.
Marina. — Kt Foseari ? Je ne puis songer à tout cela; mais je
demande qu'on inc laisse avec lui.
Le Dor.E. — Vous l'ac-
compagnerez : on ne peut
vous refuser cela.
Marina. — Ht s'ils me
le refusent, je fuirai avec
lui.
Lk doge. — Impossi-
ble : où fuiriez-vous?
Marina. — Je ne sais,
et peu inimporle.... en.
Syrie, en Egypte, chez les
Ottomans , partout où
nous pourrons respirera
l'abri des geôliers, des
espions Cl des inquisi-
teurs.
Le doge. — Yoiidrie/
vous donc avoir un rené-
gat pour époux et faire do
lui un Irailre?
Marina. — Il ne le se-
rait pas! Sa patrie seule
est pi'rfide en repous-ant
de son sein le medieur, le
plus brave de ses lils. La
tyrannie est de beaucoup
la pire des trahisons, (to-
yez-vous que les siiieis
seuls puis-scnt être rebel-
les? Le prince qui néglifre
ou enfreint son mandat
est un scélérat plusndiciiv
qu'un chef de brifrands.
Leiiogk — Jcn'aipoint
h nie rcprocbor un pareil
manque de foi.
Marina. — Non : vous
failes observer des lois en
comparaison desquelles
les dA;rels de Dracon sont
un code de clémence.
Le doge. — J'ai trouvé
la loi établie , je ne lai
point faite. Simple sujet,
jcpourrais Irouverdesdé-
I ails à réformer; prince,
jamais je ne changerai
dans l'iiilén'l des miens
la charte de nos pères.
.Marina. — L'ont-ilséla-
blie pour la ruine de leurs
enfanis?
Le doge. — Sous de
Idles lois , Venise est de-
venue ce qu'elle est... un
Etat qui égale en exploits, en durée, en grandeur, et je puis dire
aussi en gloire (car nous avons eu parmi nous des ;\mcs romaines),
tout ce que l'histoire nous raconte de Rome et de Carthage dans
leurs ])lus beaux jours, alors que le peuple régnait par l'internié-
diaire du sénat.
Marina. — Dites plutôt qu'il gémissait sous le joug de l'oligarrhie.
Le doge. — reut-êlre ; cependant ce peuple a conquis le inonde.
Dans de tels Elals, un individu, qu'il soit le plus riche et le plus
élevé en dignités, ou qu'il reste le dernier, le (dus inconnu des ci-
toyens, n'est rien quand il s'agit de maintenir en vigueur une po-
lillque invariablement dirigée vers de grandes fins.
.^lARiNA. — Ces paroles montrent que vous êtes plus doge que père.
Lu doge. — Elles montrent qu'avant tout je suis citoyen. Si pen-
dant des siècles nous n'avions eu de pareils lioaimes (et j'espère
que nous en aurons encore), Venise ne serait plus au rang des cités.
.Marina. — Maudite la cité t ù les lois éloutTenlla nature !
Le doge — Eussc-jc autant de lils que j'ai d'années, je les don_
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD RYRON.
393
nerais lous, non sans douleur, mais enfin je les donnerais à l'Etat
pour le servir sur lerre on sur nier, et s'il le fallait (comme il le faut,
hélas!) pour subir l'ostracisme, l'exil, la prison, et tout ce que sa
volonté pourrait leur inûiger de pire encore.
Marina. — Est-ce là du patriotisme? Ce n'est à mes yeux que la
plus affreuse barbarie. Je veux voir mon époux : les Dix, malgré leur
cruauté jalouse', ne pousseront jamais la rigueur contre une faible
femme jusqu'à lui interdire l'accès du cachot de son époux.
Le doge. — J'ordonnerai que vous y soyez admise.
Mahina. — Et que dirai-je à Foscari de la part de son père ?
Le doge. — Ou '1 obéisse aux lois.
Marina. — Rien de ]ilus? ne le verrez-vous point avant son dé-
part"? C'est pour la dernière fois peut-être.
Le doge. — La dernière '
fois!... mon fils ! La der-
nière fois que je verrai le
dernier de mes «nfaiits!
J'irai. {Ils sortent.)
ACTE III.
La prison de Jacopo Fos-
cnri.
Jacopo Foscari , seul.
— Pasd'aulre lumière que
celte faible lueur projetée
sur des murs dont léclui
n'a jamais répété que des
accents de douleur, lus
soupirs d'une longue ca|i-
tivité , le bruit des [licds
chargés de fers, les gé-
missements de la mort ,
les inipiécalioiis du dé-
sespoir! C'est doiic pour
cela que je suis revenu à
Venise ! Je nie flattais, il
est vrai, en me disant qu ;
le temps, qui use le mar-
bre, aurait peut-être usé
la haine dans le cœur de
ces hommes; mais je les
connaissais mal, et je dois
consumer ici mon cœur,
à moi , ce cœur qui a tou-
jours battu pour Venise
avec la tendresse que la
colombe a pour son uij
lointain , alors qu'elle
prend l'essor pour revoir
sa tendre couvée. Mais (//
s'approche du iiuir)
quels Sunt les caractères
tracés sur ce mur inexo-
rable? Cette lueur incer-
taine me permettra-t-elle
de les lire ? Ah ! ce sont
les noms des malheureux
qui m'ont précédé ici :
c'est la date de leur dé- ''''^''t '^•" Jacopo.
sespoir, l'expression ra-
pide d'une douleur trop
profonde pour employer
beaucoup de mots. Dou-
loureuse épitaphe, cette page de pierre contient leur histoire, et le
pauvre captif a gravé sa plainte sur les parois de son cachot, comme
l'amant grave sur l'écorce d'un arbre son nom et celui de sa bien-
aimée. Hélas! je reconnais des noms qui me furent familiers, et de-
puis flétris comme le mien. Je vais l'ajouter à cette liste, ce nom
bien propre à figurer dans une pareille chronique qui ne peut
être lue, comme elle est écrite, que par des malheureux. (// grare
son nom sur le iniir. Entre un serviteur des Dix.)
Le serviteur. — Je vous apporte votre nourriture.
J Foscari. — Pos"ez-la à terre, s'il vous plait. Ma laim est passée;
mais je sens mes lèvres desséchées de l'eau?
Le serviteur.— Eu voici.
J. Foscari. après ciroir bu. — Je vous remercie : me voilà mieux.
Le serviteur. — J'ai ordre de vous apprendre que la conliuualiou
de votre procès est ajournée.
J. Foscari. — Jusqu'à...
Le serviteur. — Je l'ignore... on m'a commandé en même temps
de laisser entrer votre illustre épouse.
J. Foscari. —Ah! ils se relâchent donc... j'avais cessé de l'espé*
Tcr : il était temps. {Entre Marina.)
JfARiNA. — Mon bien-aimé!
J. Foscari, l'etnbrassant. — Ma fidèle épouse ! mon unique amie!
Marina. — Nous ne nous séparerons plus.
i. Foscari. — Voudrais-tu donc partager mon cachot?
JIarina. — Oui, et la torture au.ssi, et la tombe, tout. . tout avec
toi -, mais la tombe le plus tard possible ; car là nous ne serons plus l'ua
à l'autre ; néanmoins je veux aussi la partager avec toi tout, ex-
cepté une séparation nouvelle : c'est déjà trop d'avoir survécu à la
première. Comment te Irouves-tu ? en quel état sont tes membres
épuisés? hélas I pourquoi
le demander? Ta pâleur...
J. Foscari. — La joie de
te revoir si totet d'une ma-
nière si imprévue a fait
refluer le sang vers mon
cœur, et rendu mes joues
comme les tiennes; car
toi aussi lu es pâle, ma
tendre Marina !
Marina. — C'est l'ob-
scurité de cette éternelle
vùùle où le soleil n'a ja-
mais pénétré ; c'est la lu-
gubre lueur de cette tor-
che qui semble tenir plus
des ténèbres que de la lu-
mière en mêlant aux va-
peurs du cachot sa fumée
'iiilumineuse , c'est là ce
qui obscurcit tous les ob-
jets . tout jusqu'à les
veux... Mais non... ohl
comme ils brillent!
J. Foscari. — Et les
liens!... mais la clarté de
la torclie m'empêche de
vuir.
Marina. — Moi, je ne
verrais rien sans elle.
Mais pouvais-tU; donc voir
ici ?
J. Foscari. — Rien d'a-
bord ; mais l'habitude et
le temps m'ont familiarisé
avec les ténèbres , et le
pâle demi -jour de ces
rayons tremblants qui se
glissent à travers les fis-
sures , ouvertes par le
temps, était plus doux à
mes regards que le soleil
éclairant dans toute sa
splendeur d'autres tours
que celles de Venise ;
mais un moment avant
ton arrivée, j'étais occu-
pé à écrire.
Marina. — Quoi?
J. Foscari. — Mon
nom ; regarde : le voici à
côté du nom de celui qui
m'a précédé dans ce lieu,
si les dates sont exactes.
Marina. — Et qu'est-il
devenu ?
J. Foscari. — Ces murs se taisent sur la fin des captifs, ou ne
l'indiquent que d'une manière obscure : ils ne renferment jamais
que des morts ou des hommes qui vont bientôt mourir... Qu'est-il
devenu ! disais-tu. On fera bientôt sur moi la même demande, et de
même on n'aura d'autre réponse que le doute ou d'effrayantes con-
jectures... à moins que loi lu ne racontes mon histoire.
Marina. — Sloi, parler de toi!
J. Foscari. — El pourquoi non? lous alors parleront de moi : la
tyrannie du silence n'est pas durable, et ([uehpe voile qui couvre
les événements, les gémissements du juste se feront jour à travers
tous les ciments, même celui d'une tombe vivante. Je n'ai point de
doute sur ma mémoire; j'en ai sur la durée de ma vie; mais je ne
crains rien pour l'une ni pour l'autre.
Marina. — La vie l'est laissée.
J. Foscari. — Et ma liberté ?
Marina. — L'âme doit se créer la sienne.
no*
LKS VKII-I.h'lF.S IITTIvnAinKS II.l.lISTRl'lKS.
J. rosrAni. — Yi il^ dc nnlilos pnrnip»; mais cf n'est iiirun Run,
iiru' iiiiisii|iii' |Miiss,iiiU' , mais pa'is.-igirc. L'Aiiifi I'sl In plus diK'iif
pnrlii! lie noiisini'^incs: mais elle n'esi pa» le tout. I.'.linc inn r<ir-
lillc' rniilpe les approches de la inorl , eoiilrc des lurliires corpo-
relles plus l'rurilcs encore , s'il esl vrni que la mort ue soil nu'iiii
sommeil : lout cela je lai stipporlé sans un pémi.ssctnent , ou en
poiis^anl un seul cri, houleux pour mes juges plulijt (|uc pour moi;
mais cela n'est pas tout , car il est des cho.ses plus rcdoulahli's
encore tel est cet étroit où je puis encore vivre bien des an-
ilines.
Marina. — Ilélas! rcl étroit cachot est lout ce que lu possiîides
dans ce >asle empire dont Ion père est le prince.
J. rosi:\Ri. — l'ensée peu propre à me le faire endurer paliem-
ineiil. Mon sori est celui île hiiMi d'autres (|ui peuplent des piisons ;
iiinis aucun u'esl renfermé comme moi. tout prt^s du palais de son
père. Quelquefois ceitendanl mon courage se réveille, cl l'espérance
se plissi' jnsqii h moi le long de ces rajons de lumière peuplés de
poudreii\ atomes, le seul jour qui pénètre ici. Ilélas ! je sais jusipi à
(pie| point le Courage peiii nous .sonlenir ; car j'ai du courage, et Je
l'ai pnnivé devant les hommes. Mais le courage s'alTaissc dans la
solitude : mon Ame n'est pas née pour vivre seule.
Marina. — Je serai avec loi !
J. FoscAni. — Ah! s'il en était ainsi; mais ils ne l'ont jamais
voulu , ils ne le voudronl jamais, et je resterai seul , sans compa-
gnons... .sans livres, ces nienleuscs resscmliir.nces des hommes inen-
Iciirs. J'ai demandé ces esquisses des actes de noire espèce qu'on
.nppelle annales, histoire, el que les hommes Iransmellenl ;i la pos-
Iciiié coninic des portraits lidèlcs : on nie les a refusées: alors ces
murs soni devenus mon élude : avec toutes leurs lacunes el leurs
laches sinistres, ce sont de plus lidèles lahleaux de l'Iiisloire véni-
liennoip:e n'esl celte salle située non lidn dici, où l'on \oil les
portraits de cent doges avec le récit de leurs actions
Mahina. — Je viens t'ajqirendrc le résultai d(! leur délihéralion.
J. l'oscARi. — Je le connais .. regarde! (// 1 ni montre ses viem-
brcs pour rappeler les lorlures qu'il a subies.)
Maiiina. — Non, non ! ils renoncent enfin à celle atrocité.
J. Fosc.ARi. — Qu'oiit-ils donc décidé ?
Marina. — Que lu reloiirneras ?i Candie.
.1. l'oscARi. — Alors mon dernier espoir est éteint. Je pouvais en-
durer ma prison , car elle était à Venise ; je fiouvais sii|i|iorlcr la
lorinre ; il y avait dans l'air nalal (luclque (hose qui souleiiail mes
esprits, comme sur l'Océan un navire hallolté par la leinpèlu n'en
continue pas moins sa coorse et fend majeslueusemenl les vagiieS
ccumantes ; mais l.'i-has, loin de Venise, dans celle île maudite d'es-
claves , de caplil's, d'inrulèles, comme un vaisseau riaulragé sur la
grève , je siiitais mon i\nie dépérir dans mon sein , et j'y mourrai
lenlemenl si l'on m'y renvoie.
Mari.na. — Kl ici?
J. FoscARi. — Ici! je mourrai d'un seul coup d'une manière
]dus douce et plus prompte. Eh quoi! me refuserait-on le tomheau
de mes pères , après m'avoir privé de leur toit el de leur héritage !
.Marina. — Cher cpou\ ! J'ai demandé Ji l'accompagner en exil,
mais dans un espoir plus doux. Ton amour pour un pays ingrat cl
lyrannique est de la pass on el non du patriotisme. QÙanl à moi,
pourvu qiieje le voie, le visage lian(|uille , jouir lihremenl des doux
biens de la terre cl des cieux. jieu m'importent les climats (|uej'ha-
hile. Cet amas de palais el de prisons n'est point un paradis; ses
pri'uiiers hahilanls furent de malheureux exilés.
J. KoscARi. — lixilés, je sais trop combien ils étaient malheureux!
Marina. — Kl pourtant lu sais cominenl. fuyant à la vue des Tar-
lai'cSj el relégués dans ces iles (joe bal le llol amer, ils rappelèrent
leur énergie anli(iue , seul débris (|ui leur reslàt de Iherilage do
Home, el surent se créer une Kome de l'Océan. L'exil, ce mal qui
conilnil si souvent à un bien, ne devrait donc pas l'accabler ainsi.
J. FoscARi. — Si j'avais (|uillé mon pays comiiie ces anciens pa-
triarches qui allaient cherciicr des régions nouvelles, emmenant
av'^c eux leurs bœufs et leurs brebis; si j'avais été exilé comme les
Juifs chassés de, Sioii, ou comme nos ancêtres quand Attila les re-
poussa du sein de la ferlile Italie sur ces îlots inféconds, j'aurais
donné à la perle de mon pays nalal quelques larmes el de longues
])ensécs; mais ensuite m'adrcssant à mes compagnons d'exil, je les
aurais invités à fonder avec moi une seconde patrie et un nouvel em-
pii''. l'eut-élre aurais-je pu supporter cela... encore, je ne sais.
.Marina. — VA pourquoi pas.' ce sort a été celui de millions
d hoiiuMes. ce sera encore celui de populations plus nombreuses.
J. Fosr.ARi. — Il est vrai... dans l'histoire de ces nouvelles con-
trées, on ne parle que de ceux qui ont survécu, de leurs travaux,
de leur nombre el de leurs succès; mais qui pourrail compter les
cd'urs qui, au moment do la séparation ou jdus tard, se sont élcin's
en silence? Parle-t-on des victimes de celle fièvre fatale qui du sein
lie l'abîme orageux évoque aux yeux du pauvre exilé les champs cl
la verdure de la terre natale ; illusion lellemeni saisissante qu'à
\icine peul-on l'empêcher de se précipiter vers ces plaines imagi-
naires? Se ro d on compte des effets de celte mélodie qui , parlant
à ran-.e do mo.lagnard éloigné de son ciel iiiiagou.v cl de s. .^
cimes de neige , enivre sa Irisics.se rêveuse de Fons .-il |iénclraiils
et si doux ipi'il en nourrit sa pensée, et l'cmpoisionnc et meurt. A
tes yeux c'est de la faiblesse, aux miens c'esl de la force ; c'est la
so'irce de tool sentiment liuniMMe : celui qui n'aime pas Sun payg
n'eît capable de rien aimer. " •
Marina. — Obéis donc & Venise ■ c'est elle-même qui t'cxpulge.
J. FoscABi. — Ah! oui, voili» le comble de mes maux; je sen»
peser sur mon ftine comme la malédielion d'une mère; le sceau
s'en esl im^u'imé sur moi. I.escxilés dont lu parles émigraicnt j>ar
nations cnlières; dans leur route ils se Icn.iiiMit tous par la main ;
leurs lenles élaieiil idantées en un seul cainj). Fl moi, je suis seul.
Marina. — Tu ne seras j)lus seul... je pars avec loi.
J. FoscARi. — .Ma douce Marino !... Et nogcnfanls?
Marina. — Quant .'i eux, je crains que la jolousi.' politique l'c
l'Eiat, considérant tous les liens naturels comme de simples (ils
qu'elle peut rompre iividonlé, ne les retienne ici.
J. FoscAiii. — l'ourras-lu consentir à le séparer d'eux?
Marina. — 11 m'en coûtera beaucoup, mais j'aurai la force dclM
quiller, tout jeunes (ju'ils sont, ces pauvres eiifuiils, afin de t en-
seigner à être moins enfant loi-môme. Apprends ainsi à dompter
tes scnlimenls (|uand de grands devoirs l'exigent : le premier sur
la lerre est de savoir soufl'rir.
J. Foscari. — El n'ai-je pas souffert ?
Marina. — Beaucoup trop souffert d'une injuste tyrannie el as-
sez |)our l'apprendre à ne |)as reculer devant un nouveau destin qui,
comparé ;\ ce que lu as subi , n'est (|ue de la clémence.
J. Foscari. — Ali ! lu n'as jamais vécu loin de Venise; lu n'as
Jamais vu ses belles tuure s'effacer à l'horizon qui s'éloigne, tandis
que le navire, en ouvrant son sillon, semble labourer profondémrnl
le cœur de l'exilé. 0 douleur! de voir le soleil se coucher, calme
dans sa gloire, derrière les flèches de la cité natale qu'il couronne
de pourpre et d'or , el après avoir dans un songe agile rêvé de tous
les objets chéris que cette cité renferme, de se réveiller toulà-coup,
et de ne les trouver plus.
Marina. — Celle douleur, je la partagerai avec loi. Occupons-
nous de quiller celle cité si chè!|c,el ce magnifique appartement que
t'accorde sa munificence. Nos en fan Is seront confies aux soins du
doge i nous devons nous embarquer avant la nuit.
J. Foscari. — C'est bien prompt ! Ne revcrrai-jc pas mon père?
Marina. — Tu le verras.
J. Foscari. — Où ?
Marina. — Ici ou dans le salon ducal. Il n'a rien dit à cet égard.
Je voudrais que tu supportasses ton exil comme il le supporte.
J. Foscari. — Ne le blAme point. Il m'arrive qucbiuelois de mur-
murer un iiioment contre lui; mais il ne pouvait agir autreuo'ii!
Un témoignage de seiisibiliic ou de compassion de sa pari aur.i
attiré sur sa tête vénérable les soupçons des Dix , el sur la mien
une aggravation de maux.
Marina. — Une aggravaljon ! quelles sont donc les douleurs qu'ils
l'ont épargnées?
J. Foscari. — Celle de quitter Venise sans le voir, sans le voir
toi-même : un aurait pu me refuser maintenant celle faveur, coinmc
on l'a fait lors de mon premier exil.
Marina. — Il est vrai , cl en cela je suis moi-même redevable à
l'Elal ; je le serai davantage encore quand nous voguerons tous
deux sur le libre Océan , bien loin... fùi-ce au bout du monde...
partout où je ne verrai plus ce coin de lerre, abhorré et...
J. Foscari. — Ne le maudis point... Quand je me lais, qui ose-
rait accuser ma patrie?
Marina. — Qui ? les hommes et les anges! le sang des myriad'
de vielimes ipii s'élève vers le ciel , les gémissements des escla^
enchaînés, des captifs dans leurs cachots, des mères, des cjioii.'.
des lils, des pères , el des sujets écrasés sous le joug d'une di^ai:
de têtes chauves , el entin, ce qui n'est pas faccusation la moi
grave, ton silence. Si lu avais quelque cnose à dire en sa favcui .
qui la vanlerail comme toi.
J. Foscari. — Puisqu il le faut, pensons donc h. noire départ.
Qui vient ici ? [IMre Loredano suivi de deux familiers.)
Louedaxo, aux familiers. — Relirez-vous.
[Ils sortent.)
J. Foscari. — Soyez le bien-venu , noble seigneur; je n'aiii.
pas cru que ce triste séjour put mériter voire visile.
LoREDANo. — Ce n'est pas la première fois que je vois ces lieu\.
Marina. — Et ce ne serait jias la dernière, si chacun éiail ré-
compensé suivant ses niériles. Venez-vous ici pour nous insulter ?
LoRKDANo. — Je suis envoyé auprès de voire époux pour lui an-
noncer le décret des Dix.
.Marina. — Je l'ai instruit de l'indulgence de vos coUî'gues, avec
moins de précautians sans doute que la délicatesse de vos senli-
ments ne vous en eût inspiré; mais il sait tout. Si vous venez re-
cevoir nos remerciments, recevcz-lcs, el parlez! ce cachot est a?- •
sombre sans vous ; il est assez plein de repliles, également rcp
sanls. (luoique leur morsure soit moins dangereuse.
J. l'oscAiii — C.ilme-lui . mon amie. .\ quoi b' ii ces discours '
ŒDVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
39S
HIaiuna. — A lui apprendre qu'on le conuaîl.
LoREDANo. — Celle belle dame use du privilège de son sexe.
J. FoscAni. — J'ai des fils, qui vous remercieront un jour.
LoiiEDANo. — Vous ferez bien de les élever sagement. Foscari,
vous connaissez voire sentence?
J. Foscari. — Retourner à Candie ?
LoREDANO. — Oui... pour la vie.
J. Foscari — Ce n'est pas pour longtemps.
LoREDANo. — Une année ireiuprisonnemeut à Canée... puis la
liberté de parcourir l'île entièœ.
J. Foscari. — C'est pour moi une seule et même chose que celle
liberie el cet emprisonnement. Est-il vrai que mon épouse m'ac-
compagnera?
LoREDANo. — Oui, si elle y consent.
Marina. — Qui a obtenu cet acte de justice ?
LoREiiANO. — Un homme qui ne fail pas la guerre aux femmes.
Mari.n'A. — Mais qui opprime les hommes. Toutefois qu'il reçoive
mes remercîmenls pour la seule faveur que je puisse solliciter ou
accepter de lui et de ses pareils.
I.onEDANO. — Il les accepte comme on les lui offre.
Marina. — Qu'ils lui attirent lesbénédiclionsdu[ciel dans la même
proporlion , el pas davantage.
J. Foscari. — Est-ce là, seigneur, tout ce que vous avez à
nous dire? Nous avons peu de temps pour nos préparatifs, et vous
voyez que votre présence trouble une dame dont la famille est
aussi noble que la vùlre.
Marin'a. — Plus noble.
LoREDANO. — Comment , plus noble?
Marina. — Oui , eoinme étant plus généreuse. On dit qu'un cour-
sier esl généreux pour exprimer la pureté du sang. Bien que je sois
de Venise, où l'on ne voit guère ([ue des chevaux de bronze, je
liens celle noiion des Vénitiens qui ont parcouru les côtes de l'A-
rabie et de l'Kgyple. Et pourquoi ne dirait -on pas dans le même
sens un homme généreux ? Si la race esl quelque chose, c'est par
les qualilés qu'elle transmet plutôt que parson antiquité; et la
' mienne, (|ui est aussi vieille que la vôtre, est meilleure par ses pro-
duits... l'ourqaoi froncer le sourcil? retirez-vous : allez consulter
votre arbre généalogique, si riche de finiilles et de fruits, et rou-
gissez devant di's ancêtres qui auraient rougi d'avoirun tellils... un
co^^ur froid, gonflé d'une haine irrémissible!
J. Foscari. — Encore, Marinai
Marixa. — Encore 1 toujours Marina! ne vois-tu pas que s'il
vient ici , c'est afin de rassasier sa haine, pour la dernière fois , du
spectacle de notre misère. Qu'il en ait aussi sa part !
J. Foscari. — Cela serait difficile.
Marina. — Nullement. 11 l'a déjà 11 a beau cacher sous un
front de marbre, sous un sourire ironique, le trait qui le déchire :
il partage notre misère. Quelques mots de véi-ité snflisenl pour
confondre les niinislrcs de Salan, et leur mailre lui-même. J'ai un
niomenl brûlé son àmo jusqu'au vif, comme avant peu le feu éter-
nel la consumera pour jamais. Vois comme il se détourne de moi;
et cependant il tient dans ses mains la mort, les chaînes et l'exil,
qu'il peut, selon son caprice, infliger à ses semblables. Mais lout
cela, c'est pour lui un glaive et non unearniure; carj'ai percé jus-
qu'à son cœur de glace. Que m'importent ses regards menaçauls?
Le pire pour nous esl de mourir, et pour lui do vivre : chaque jour
l'enchaîne plus élroiteiueul au tentateur.
J. Foscari. — C'est vraiment de la démence.
Marina. — Cela se peut; de qui vient-elle?
LoREDANO. — Qu'elle continue : cela ne peut m'alleindre.
Marina. - C'est faux! vous êtes v nu ici pour triompher lâche-
ment à la vue de nos maux infinis. Vous êtes venu pour vous faire
prier vainement, pour épier nos larmes et recueillir nos gémisse-
ments, pour conlempler votre ouvrage dans la ruine du lils d'un
prince, dans la ruine de mon époux; enfin pour fouler aux pieds
une viclinic déjà lorabée, action qui fait horreur au bourreau, lui
qui fait horreur au reste des hommes. Avez-vous contenté vos dé-
sirs ? nous sommes malheureux, seigneur, autant que vous pou\iez
nous rendre tels, autant que votre vengeance pouvait le désirer. Et
que sentez-vous maintenant ?
LoREDANo. — Ce que sentent les rochers.
Marina. — Frappés de la foudre, ils ne sentent rien; mais ils
n'en sont pas moins pulvérisés. Viens, Foscari, laissons là ce félon,
seul digne habilant de ce cachot qu'il a souvenl pen[dé , mais qui
ne le sera jamais comme il devrait l'être, lant c(uc lui-même n'y gé-
mira pas solitaire. [Entre le doge.)
J. Foscari. — Mon père !
Le doge, /'embrassant. — Jacopo ! mon fils !... mon Ois !
i. Foscari. — Mon pcrc, je vous revois ! Qu il y a longtemps qu;
je ne vous ai entendu prononcer mon nom... noire nom !
Le doge. — Mon enfant! si lu pouvais savoir...
J. 1 oscAiti. — J'ai raiement murmuré, mou père.
Le doge. —Je sais Irop que tu dis vrai.
Marina, iiwiitruiit Lunduno. —Doge, regardez!
Le doge. — Je le vois... que voulez-vous dire ?
Marina. — De la ju'iuleuce !
LouEDANo. — C'est la vertu que la noble dame pratique le plus ;
elle a raison de la recommander.
Marina. — Misérable! ce n'est pas une vertu; c'est une politique
nécessaire à ceux qui sont forcés de se trouver en rapport avec le
vice : c'est pourquoi je la recommande , comme je la recommande-
rais à celui dont le pied va renconirer une vipère.
Le doge. — Ma fille, ces discours.sont superflus ; je connais Lo-
redano depuis longtemps.
LoREDANO. — Vous pourrez le connaître mieux.
Marina. — Certes, il ne pourra vous connaître pire.
J. Foscari. — Mon père, ne perdons pas à d'inuliles reproches ces
courts instants qui nous •restent. Est-ce, en effet, la dernière fois
que nous sommes réunis ?
Le doge. — Tu vois ces cheveux blancs^
J. Foscari. — Et je sens, en outre, que les miens ne blanchiront
point comme eux. Embrassez-moi. mon père! Je vous aimai tou-
jours... jamais plus que mainlenant. Veillez sur mes enfants, sur
les enfants de votre dernier enfant ; qu'ils soient pour vous tout ce
que voire lils fut jadis, et jamais ce que je suis à présent. Ne pour-
rai-je les voir aussi?
Marina. — Non... pas ici.
J. Foscari. — Ils ])euvent voir leur père partout.
Marina.— Je voudrais qu'ils se vissent dans un lieu oîi la crainte ne
vieudraii pas se mêler à l'amour, et glacer leur jeune sang dans
leurs veines. Kien ne leur a manqué; ils dorment tranquilles, et ils
ont ignoré que leur père fût un malheureux proscrit. Je sais qu'un
tel sort sera peut-être un jour leur héritage ; mais il ne doit pas
être leur partage actuel. Leurs sens, bien qu ouverts à l'amour, sont
encore accessibles à la lerreur; el ces murs infects et humides, ces
vagues fangeuses et verdàlres qui flottent au-dessus du lieu où nous
sommes, ce cachot qui s'enfonce au-dessous du niveau de la mer,
et dont les crevasses laissent passer des vapeurs peslilentielles, tout
cela pourrait leur faire mal. Ce n'est pas une atmosphère qui leur
convienne, quoique vous, Jacopo... et vous, mon père... el vous
surtout, noble Lorcdano, vous puissiez y respirer sans danger.
J. Foscari. — Je n'avais point réfléchi à cela; mais je me rends.
Je partirai donc sans les voir?
Le doge. — Non : ils vous rejoindront dans mou appartement.
J. Foscari. — Et je dois les quitter tous?
Loredano. — Il le faut.
J. Foscari. — Je n'en aurai pas un seul?
LoRKDANO. — Us appartiennent à lEiat.
SIarina. — Je pensais qu'ils étaient à moi.
Loredano. — Oui, en tout ce qui tient aux soins maternels.
Marina. — C'est-à-dire à tous les soins pénibles. Malades, à moi
de les soigner ; morts, à moi de les ensevelir el de les |)leurer ; mais
vivants, ce seront pour vous des soldats, des sénateurs, des esclaves,
des exilés... tout ce que vous voudrez. Quant aux filles, si elles ont
des dots , on en dotera des nobles ! Tels sont les soins que l'Elat
prend des filles et des mères.
Loredano. — L'heure approche et le vent est fayorable.
J. Foscari. — Comment pouvez-vous le savoir ici, où jamais
n'arrive un souffle d air libre?
Loredano. — H était tel <iuand je suis venu : la galère est à une
portée de Irait de la rive des Eselavons.
J. Foscari. — Mon père, veuillez préparer mes enfants à me voir.
Le doge. — Du courage, mon fils !
J. Foscari. — Je ferai <le mon mieux.
Marina. — Adieu ! adieu, du moins, à ce cachot détesié, et à ce-
lui dont les bons offices t'ont valu en partie ta détention passée.
Loredano. — Joignez-y sa délivrance actuelle.
Le doge. — Il dit vrai.
J Foscari. — Sans doute ; mais je ne lui dois que de changer
mes fers contre des fers plus pesanls. Il le savait bien, sans quoi il
n'eût point sollicité ma dcportalion.
Loredano. — Le temps presse, seigneur.
J. Foscari. — liélas ! je ne m'attendais pas à quiller avec regret
un pareil séjour ; mais quand je songe que chaque pas qui m'éloi-
gne de ce cachot m'éloigne aussi de Venise , je jette un regard en
arrière sur ces murs humides, el...
Le doge. — Mon fils! point de larmes.
Marina. — Laissons les couler ; il n'a point pleuré sur le cheva-
let, quand il y avait houle à le faire : ici, cela ne peut le déshono-
rer. Les larmes soulagent srui cœur... ce cœur trop sensible... et
moi, je trouverai un moment pour les essuyer ou y mêler les mien-
nes ! Je pleurerais moi-même à présent, mais je ne veux point don-
ner celle satisfaction à ce misérable. Parlons, Doge, précédez-nous.
LoREDAj.o, au famUier. — La torche, ici !
Marina. — Oui , éclairez-nous , comme pour marcher au bûcher
funèbre : Loredano conduit mitre deuil en liériticr.
Le doge. — .Mon fil's, In es faible! appuie-toi sur mon bras.
J. Foscari. — Hélas 1 faut-il (pie la jeunesse s'appuie sur un vieil-
lard ; c'est moi qui devia;s êlie votre soutien.
396
LES VKILLÉKS LITTÊRAIIIES ILLUSTKfiRS.
I.onEDANo. — Alors, prenez ma main.
MAitiNA. — Ne la loMclic pas, Foscari ; elle le piijucra. Seigneur,
leiic/.-viiiis à distance ! Sojpz silr (|nc si voire main se présentait
pour nous tirer dti );uiifTrc un nous sommes plonKés , aucune des
nôtres no s'étendrait pour la saisir. Viens, l'oseari, prends la main
que l'autel l'a donnée ; clic n'a pu te sauver, elle le soutiendra.
ACTE IV.
Une lallc du palais ducal.
Entrent LOREDANO et BAnBAnitiO.
BAnnAnifio. — F.t vous avez confiance en ce projet?
l.onKn.vNo. — Sans doute.
llAiinAnmo. — C'est dur ,^ son Age.
l.oniaiANo. — Piles plutôt qu'il esl humain do notre pari de l'af-
franeiiir dos soucis du Rouvoriienient.
ItAiinAiiiiiO. — ("est lui briser le ro'ur.
l.oiiKnANo. — I.a vieillesse n'a poinl de ccL'ur à briser. Il a vu
celui de son lils prés d'éclater, et sauf un mouvement de scnsilii-
lité dans le cachot, il est resté impassible.
IlAnBAtiiiio. — A en juger par l'istérienr, sans doute ; mais je l'ai
vu qnolqiielois dans un calme si rempli de désespoir que la duulcur
la pins bruvaiito n'offre pas un spectacle plus |iénible. Où est-il?
l-oREDANo. — Dans la partie du palais qu'il habile, avec son (ils
et liMite la rnee des roseari.
ItAnnAnioo. — Ils se font leurs adieux.
LoKKDANo. — Les derniers ; et bientôt il en fora autant à sa di-
gnité de doge.
ItAnnAnico. — Quand le fils s'ombarque-t-il ?
Loi\KnA\o. — Aussitôt après les cérémonies de celle séparation.
Il osl temps de les avertir de nouveau.
llAiiDARmo. — Pas encore : n'abrégez pas ces moments.
LoRKnANo. — Ce ne sera pas moi I)e^ affaires plus impor-
lanles nous réclament : ce jour doit être bï dernier du règne du
vieux do^ie, comme il esl le premier du bannissement définitif de
son fils. C'est \\\. une vengeance!
liAHiiAnu;o. — Trop implacable ;\ mon sens.
LouEDANo. — Non, elle esl pleine de modération... ce n'est môme
pas vie pour vie, selon la loi universelle du lulion. Ils me doivent
encore celles de mon père et do mon oncle.
liAiinAnino. — Le doge n'a-l-il pas nié solennellcmenl ce crime?
LoRKHANO. — Sans doute.
Barraru;o.. — Et cela n'a-l-il pas ébranlé vos soupçons?
I.oREnvNo. — Nullement.
llARRARii'.o. — Mais si cette déposition doit être obtenue par votre
influence et la mienne dans le conseil, il faut que la cho.se se passe
avec toute la déférence due à son ùge, S son rang et à ses exploits.
LoREOANo. — Autant de cérémonie que vous voudrez, pourvu
que l'alfaire soit conclue. Vous pouvez, sans opposition de ma part,
envoyer le conseil se prosterner à ses genoux, comme autrefois
narl);>rousse devant le pape , pour le supplier de vouloir bien avoir
la politesse d'abdiquer.
llARBARico. — El s'il refuse ?
LoREDANo. — Nous cu uommcrous un auire cl le déposerons.
liARRARir.o. — Mais la loi nous y autorise-t-elle ?
LoREUANo. — Quelle loi?... Les Dix sont eux-mêmes la loi ; et s'il
n'eu était pas ainsi, je me ferais législateur en cette occasion.
ItARBARir.o, — A vos risqucs et périls?
LoHKDANo. — Il n'y en a aucun ; nous en avons le droit.
BARBAniGo. — Mais par deux fois déjà il a sollicité la permission
de se retirer, et deux fois on la lui a refusée.
LoREnANo. — Raison de i)lus pour faire droit enfin à sa requête.
Bardarioo. — Sans qu'il le demande?
LoREDANo. — Cela prouvera l'impression qu'ont produite ses pré-
cédentes instances. Si elles étaient sincères, il devra se montrer re-
connaissant; sinon, ce sera le châtiment de son hypocrisie. Venez,
nos collègues doivent être assemblés ; allons les rejoindre, et celle
fois enfin soyez ferme dans vos résolutions. J'ai préparé dos argu-
ments qui ne peuvent manquer leur etrot : j'ai sondé leurs pen-
sées el leurs vues, et pourvu qu'avec vos scrupules habituels vous
n'enlraviez poinl la marche dii l'affaire, tout ira bien.
Uarbariuo. — Si j'étais certain que ceci n'est pas pour le père le
prélude d'une persécution semblable à celle dont le lils a été victime,
je vous appuierais.
LoREDANo. — Je vous assure qu'il ne court nul risque. Qu'il traîne
ses quatre-vingt-cinq ans aussi longtemps qu'il pourra; on n'en
veut qu à son trône.
Barbarigo. — Les princes détrônés ne vivent guère longtemps.
LoREDANo. — Les octogénaires surtout.
Barbarigo. — l^urquoi ne pas attendre ce terme rapproché ?
Loredano. — Parce (|uc nous avons assez attendu, el qu'il a tro;i
vécu. AllonsI entrons au conseil, [l/tredano et Uarbariyo sortent ;
entrent .Memmo el un sénatriir.)
Le sénateur. — Une convocation pour nous rendre au con.scil
des Dix ! Dans quel but?
.Vemmo. — Les Dix seuls peuvent répondre ; il est rare qu'ils pro-
claiiionl d'a\ance leurs inteiiilons. On nous convoque... cela suffit.
l.K si:.>ATEUR. — Pour eux, soil ; je voudrais savoir
Memmo. — Vous le saurez bientôl., si vous obéis.scz ; dans le cas
contraire, vous saurez également pourquoi vous auriez dû obéir.
Lu sÉXATEun. — Je ne prétends poinl faire do[iposition ; m;iis...
Mkmho. — Un .Mais dans Venise est un Irailre. I oint de .Mais, si
vous ne voulez poinl passer le pont que rarement on repa.s8e.
Le sÉNATEi'R. — Vous avez raison ; je ne dis plus rien.
Memmo. — Comme nous espérons, seigneur (et celle espérance
est permise à tous les Vénilions de race noble) ; comme nous espé-
rons faire un jour partie du conseil des Dix, c'est assurément pour
les (lolopuos du sénat une belle occasion de s'instruire.
Le SE.vATEiR. — Nous allons donc pénétrer des mystères...
Memmo. — D'une importance vitale, cl je pense que c'est quelque
chose . du moins à vos yeux et aux miens.
Le sÉ.NATEun. — Je n'ai point sollicité d'être admis dans ce sanc-
tuaire ; mais puisqu'on m'a choisi, je remplirai mon olTice.
Memmo. — Ne soyons pas les derniers i nous rendre à l'appel.
Le sénateur. — Tout le monde n'est pas encore là ; mais je suis
do voire avis... Entrons.
Memmo. — Les premiers arrivés sont les mieux accueillis dans les
convocations urgentes; on nous verra de bon œil. [Its sortent.)
(Entrent le doge, Jacopo I'oscari et Marina.)
J. l'oscARi. — Ah , mon père ! il faut que je parte , el je partirai
sans résislancc ; cependant je... veuillez obtenir pour moi la faveur
de revoir ma patrie. Quelque éloigné que soit le terme de mon exil,
qu'on me fixe une époipie , co sera un fanal pour mon ca'ur : on
peut ajouter k ma condamnation touies les peines qu'on voudra,
pourvu qu'on me permctle de revenir un jour.
Le doge. — Jacopo, mon fils I obéis h la volonté actuelle de noire
pallie; nous ne devons pas voir au-delà.
J. FoscARi. — Mais du moins il m'est permis de jeter un regard
en arrière. Pensez à moi, je vous jirio.
Le doge. — Hélas! tu fus le plus cher de mes enfants quand ils
étaient nombreux, tu dois moire cher inaintenanl que lu es le der-
nier; mais l'Etat vînl-il me demander l'exil des cendres cxhumces
de les trois vertueux frères, quand leurs ombres désolées vien-
draient , pour s'y opposer, voltiger autour de moi , je n'en obéirais
pas moins à un devoir ()ui domine tous les autres.
.Marina — Clierépoux, parlons; pourquoi prolonger nos angoisses.
J. FoscARi. — On ne nous appelle pas encore; les voiles de la
galère ne sont pas déployées... Qui sait? le vont peut changer!
.Marina. — Cela ne changerait ni leur cœur, ni la destinée ; la
galère , poussée par ses seules rames , aurait bientôt quille le port.
J. [•"oscABi. — Jamais homme de mer ne pria son saint patron
pour obtenir un vent propice avec plus d'ardeur que je n'en mets
à vous implorer, ô divins protecteurs de ma cité natale. Hélas! vous
no l'aimez pas d'un plus céleste amour. Soulevez du fond de l'a-
bîme les vagues de l'Adriatique ; déchaînez l'Auster qui commande
aux tcuipétes, jusqu'à ce que la mer rejette mon corps brisé sur la
rive natale, sur le stérile Lido, où je pourrai mêler ma poussière
avec le sable d'une terre adorée que je ne dois plus revoir!
Marina. — Me soubailcs-tu donc un sort pareil, à moi?
J. Foscabi. — Non, non... poinl de naufrage pour toi qui es si
bonne et si douce I Puisses-tu vivre longtemps, mère de ces enfants
que la tendresse fidèle va priver pour un temps d'un appui si né-
cessaire! .Mais pour moi seul, puissent tous les vents du ciel boule- j
verser le golfe et ballotter le navire, jusqu'à ce que les matelots ef-
frayés, lournanl vers moi un regard de désespoir, comme autrefois
les Phéniciens regardèrent Jonas, se décident enfin à se délivrer de
ma présence et à me précipiter hors du navire comme une offrande
pour apaiser les vagues. Le (lot qui me brisera sera plus miséricor-
dieux que l'homme ; Il me portera mort, il est vrai, mais il me i -
tera enfin sur la rive natale. La main des pêcheurs me creu-
une tombe sur la plage désolée , qui , dans ses mille n.iufraj
n'aura jamais reçu de victime plus lacérée... Mais pourquoi cecoiir
ne se brise-l-il p;'is maintenant ? pourquoi est-ce donc que je vis?
Marina. — Pour le rendre maitre de toi-ménie, je resi)ère , p-nr
dompter avec le temps une passion insensée. Jusqu ici tu avais S'
fort sans bruit ; qu'est-ce que cet exil compaié à tout ce que li:
souffert, impassible à remprisonnemenl el à la torture?
J. FoscARi. — Ceci est une double, une triple torture I mais , in
as raison, je dois le supporter aussi. Père, bénissez-moi !
Le doge. — Plùl au ciel que ma bénédiction pût le sauver !... je
te la donne cependant.
J. F'oscARi. — Pardonnez...
Le dogb. — Quoi donc?
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
397
J, l'oscARi. — Panloiinez à ma pauvre mère de m'avoir mis au
monde, et à moi d'avoir vécu.
MAniNA. — De quoi es-lu coupable?
J. FoscARi.— De rien. Ma mémoire ne me rappelle guère que de la
douleur ; mais mon châtiment a lellement dépassé la mesure ordi-
naire que , sans doute, je lus criminel. S'il eu est ainsi , puisse ce
que j'ai souffert ici-bas me préserver d'un sort pareil dans l'avenir!
Marina. —Ne crains rien, cet avenir attend les oppresseurs.
J. FoscARi. — J'espère le contraire.
Marina. — Le contraire !
J. KoscARi. — Je ne puis leur souhaiter le mal qu'ils m'ont fait.
Mari.na. — Oh I... les démons incarnés 1 qu'ils soient mille fois
dévorés parle ver qui ne meurt jamais !
J. Foscari. — Ils peuvent se repentir.
Marina. — Le ciel n'acceptera pas le tardif regret de ces damnésl
[Entre un officier arec des gardes.)
L'officier. — Seigneur, la galère a envoyé son canot au rivage ;
le vent se lève : nous sommes prêts k vous accompagner.
J. Foscari. — Et moi je suis prêt à partir. Une fois encore, ô
mon père I votre main.
Le doge. — La voici. Hélas! comme la tienne tremble.
J. Foscari. — Non... vous vous trompez ; c'est la vôtre qui est
agitée, mon père. Adieu !
Le doge. — ,Adieu ! N'as-tu plus rien à me dire ?
J. Foscari.— Non, rien. (.:/ l'officier.) Votre bras, mon brave.
L'officier. — Vous- pâlissez... appuyez-vous sur moi... Plus pâle
encore! Holii ! du secours ! de l'eau !
Marina. — Ali! il se meurt.
J. Foscari. — .Maintenant je suis prêt... Mes yeux se troublent
étrangement. Où est la porte?
Marina. — Retirez-vous! laissez-moi le soutenir... Mon bien-
aimé! O Dieu 1 comme son cœur bat faiblement ! Plus de pouls !
J. Foscari. — La lumière I est-ce la lumière que je vois?... Je me
sens défaillir.
L'officier, en lui présentant un verre d'eau. — Peut-être que le
grand air lui fera du bien.
J. Foscari. — Oui!... Mon père... ma femme."., votre main !
JIarina. — La mort est dans cette étreinte. 0 Dieu !... mon Fos-
cari, conmient te trouves-tu?
J. Foscari. — Bien. (// meurt)
L'officier. — Il est mort.
Le doge. — 11 est libre.
Marina. — Non , non ; il n'est point moi't. 11 doit y avoir encore
de la vie dans ce cœur. 11 ne peut me quitter ainsi.
Le doge. — Ma fille !
Marina. — Vieillard, laisse-moi ; je ne suis plus ta fille... lu n'as
plus de fils. 0 Foscari !
L'officier. — Nous devons emporter le corps.
Marina. — Ne le touchez pas, vils geôliers I votre lâche ministère
se termine avec sa vie, et ne s'étend pas au-delà du mcuitre. Laissez
ces restes à ceux qui sauront les honorer.
L'officier. — il faut que j'aille informer le conseil de cet événe-
ment, et prendre ses ordres.
Le doge. — Dites à Leurs Seigneuries de ma part, de la part du
doge, que leur pouvoir ne s'étend plus sur ces cendres. Tant que
mon fils a vécu, il leur fut soumis, comme doit l'être un sujet...
maintenant il m'appartient, ce malheureux enfant, dont on a brisé
le cœur. {L'officier so7-t.)
Marina. — Et moi je vis encore !
Le doge. — Vos enfants vivent, Marina.
ÎMarina. — Mes enfants! oui... ils vivent, et je dois vivre, moi,
et les élever pour sauver l'Etat, et puis mourir comme leur père est
mort. Oh ! quel bienfait ce serait pour une Vénitienne que d'être
inféconde ! Plût au ciel que ma mère l'eût été !
Le doge. — Mes malheureux enfants !
Marina. — Eh quoi ! tu commences donc à sentir quelque chose,
toi ! Où est donc ton stoïcisme d'homme d'Etat ?
Le doge , se laissant tomber auprès du corps de son fils. — Ici !
Marina. — Oui, pleure ! je croyais que tu n'avais pas de larmes...
tu les a ménagées jusqu'au moment où elles deviennent inutiles;
Mais pleure ! il ne pleurera plus, lui... jamais plus. (Entrent Lo-
REDANO et Barbarigo.)
LoREDANO. — Que vois-je?
Marina. — Ah ! le démon vient pour insulter aux morts! Arrière !
c'est ici une terre sainte ; les cendres d'un martyr y rei>osent et eu
font un sanctuaire. Retourne dans tou séjour de douleurs.
Barbarigo. — Madame, nous ignorions ce douloureux événe-
ment ; nous passions ici en revenant du conseil.
.Mariana. — Passez alors.
Loredano. — Nous chercliions le doge.
Marina, montrant le doge étendu à terre auprès du corps de
son fils. — Voyez, le voilà livré aux occupations que vous lui avez
faites. Etes-vous content?
Barbarigo. — Nous ne troublerons point les douleurs d'un père.
Marina. — Non ; vous vous contentez de les produire. Sortez.
Le doge, se levant. — Seigneurs, je suis prêt à vous entendre.
Barbarigo. — Non, pas à présent.
Loredano. — Cependant l'affaire est importante.
Le doge. — S'il en est ainsi, je vous le répèle, je suis prêt.
Barbarigo. — Nous ne saurions traiter cette alïaire maintenant ,
quand Venise tremblerait sur l'abîme comme une barque fragile. Je
respecte votre aftliction.
Le doge. — J(i.vous remercie. Si les nouvelles que vous m'ap-
portez sont mauvaises, vous pouvez me les dire; rien ne saurait
me toucher, après le spectacle que vous voyez. Si elles sont bon-
nes, dites-les encore; ne craignez pas qu'elles me consolent.
Barbarigo. — Je le voudrais.
Le doge. — Ces derniers mots ne s'adressaient pas à vous, mais
à Loredano ; il m'a compris.
Marina , penchée sur le cadavre. — Ah ! je m'y attendais.
Le doge. — Que voulez-vous dire?
Marina. — Voyez! le sang commence à jaillir des lèvres glacées
de Foscari... le cadavre saigne en présence de l'assassin. (.^ Lore-
dano.) Lâche, qui tues au nom de la loi! regarde : la mort elle-
même témoigne contre tes attentats !
Le DOGE. — Ma fille! c'est une illusion«le votre douleur. {A ses
domestiques.) Emportez le corps. [Au.t deux membres des Dix.)
Mes Seigneurs, si cela vous convient, je vous entendrai dans une
heure. (Le doge sort avec Marina et ses serviteurs qui emportent
le corps. Loredano et Barbarigo restent.)
Barbarigo. — Il ne faut pas le déranger en ce moment.
Loredano. — 11 dit que rien ne fera plus impression sur lui.
Barbarigo. — Pures paroles ! la douleur aime la solitude, et il y
aurait de la barbarie à le forcer d'en sortir.
Loredano. — Cette solitude est au contraire ce qui nourrit la
douleur, et rien n'est plus propre à la distraire des lugubres visions
de l'autre monde que de la rappeler de temps en temps à celui-ci.
Les hommes occupés n'ont pas le temps de pleurer.
Barbarigo. — Et c'est pour cela que vous voulez ôter à ce vieil-
lard tout ce qui l'occupe?
Loredano. — La chose est décrétée. La junte et les Dix ont volé
la loi... qui osera s'opposer à la loi?
Barbarigo. — L'humanité.
Loredano. — Parce que son fils est mort ?
Barbarigo. — Et pas encore enseveli.
Loredano. — Si cet événement avait été connu pendant nos dé-
libérations, nous les aurions peut-être suspendues; mais mainte-
nant que le décret est rendu , rien n'en saurait empêcher l'effet.
Barbarigo. — Je ne consentirai pas à cette cruauté.
Loredano. — Vous avez consenti à lout ce qui est essentiel :
laissez-moi le soin du reste.
Barbarigo. — Pourquoi presser maintenant son abdication?
Loredano. — Les sentiments privés n'ont pas droit de faire ob-
stacle à l'intérêt public.
Barbarigo. — Vous avez un fils?
Loredano. — J'en ai eu... et j'eus un père.
Barbarigo. — Toujours inexorable?
Loredano. — Toujours.
Barbarigo. — Qu'il puisse du moins donner la sépulture à son
fils avant d'entendre la lecture de ce fatal décret.
Loredano. — Qu'il rappelle à la vie mon père et mon oncle ; et
j'y consens. Les hommes, et même les vieillards, peuvent deve-
nir ou paraître les pères d'une postérité nombreuse; mais ils ne
sauraient ranimer un seul atome de la poussière de leurs ancêtres.
Entre le doge et moi, les pertes ne sont pas égales : il a vu son fils
enlevé par une mort naturelle : mon père et mon oncle ont suc-
combé à un mal violent et mystérieux. Je n'ai point eu recours iyi
poison. Ses fils... il en avait quatre... sout morts sans que je leur
eusse versé une liqueur homicide.
Barbarigo. — Et vous êtes sûr que lui-même a employé de pa-
reils moyens?
Loredano. — Très sûr.
Barbarigo. — Il semble pourtant la franchise même.
LoRED.vNO. — C est ainsi que Carmagnola en a jugé naguère.
Barbarigo. — Carmagnola? cet étranger? ce traître?
Loredano. — Lui-même. Après la nuit où les Dix présidés par
le doge venaient de décider sa perte, l'aventurier rencontra, vers
le point du jour, le chef de l'Etat de Venise, et lui demanda en
riant « s'il devait lui souhaiter le bonjour ou une bonne nuit. » Le
doge répondit qu'en effet il avait passé une nuit de veille « dans la-
quelle-, ajoula-t-il avec un sourire gracieux, il a été souvent ques-
tion de vous. » Cela était vrai; car on avait résolu la mort de Car-
magnola, et ce huit mois avant que le projet fût exécuté. Et
le vieux doge qui connaissait l'arrêt lui sourit, avec cette mortelle
ironie huit mois avant sa mort... huit mois d'une hypocrisie donton
n'est capable qu'à quatre-vingts ans! Le brave Carmagnola n'est
plus; les Foscari ne sont plus... mais je ne leur ai jamais souri.
398
LES VEILLÉES LITTÉRAiaES ILLUSTRÉliS.
ll\ii(i.iiiii;i>. — Carni.igDola éloil-il voiri' ami i*
LoHKOANO. — Il vlail !•■ bouclier du iiulro eût:. Tout Jeune, il avait
{■{r iiulrr iMiiH'iiii : m. lis ilcM'iui liumnie il rutdubuid W suuwur J<'
Venise, |)ui.- ni ncimic.
nAiiiiAHiiio. — Ali! il semble quo lel snit le déclin des !>au>eurs
d'Kiais. L'Iiuiniiic contre (|ui nous agissciiis luaintonant n'a pns
souli-inciit !iauvé Veiiiso; il a encore raiiK<i d'autres villus suus la
(liiininntion de noire nalrie.
l.unicn.iNQ. — Les Uomuins, nos modèles, décernaient une cou-
ronne à celui i|ui avait pris une ville, et une aus.41 à qui sauvait la
vie d'un citoyen sur le cImiui) de bataille : les deux léconipcnscs
élaient égales. Or, si nous mettons en re(;ard les villes prises juir
l'nscari et lescitovcns qu'il a f lil périr direclcmenl ou par des voies
détournées, on trouvera ipie la ditl'érenee esl grandement contre
lui. quand m^mc on ne mettrait en ligne de compte que des meur-
tres privés conipie celui de mon j)ère.
HAnn.vniGo. — Kles-vous donc irrévocablement fixé ?
LoniuiANu. — Quelle circonstance auiait pu me faire changer?
BAniiAnu'.o. — ('.elle qui loo change niui-méme; mais vous, je le
sais, vous êtes de marbre pour garder l'cmiireinte d'une baine. Néan-
moins, quand tout aura elé accompli, quand le vieillard sera déposé,
son nom dé.shonoré, tous ses lils morts, sa famille abattue, et vous et
les vôtres triomphants, pdtirrcz-vous dormir?
LonEn.wo. — Plus profondément que jamais.
Rakbmiigo. — C'est une erreur, et vous vous en apercevrez avant
daller dormir avec vos pères.
l.oaKDvNO. — Ils no dorment pas dans leur tombe prématurée :
ils ne dormiront pas tant que Koscari n'aura pas remidi la sienne.
Chaque nuit je les vois errer d'un air courroucé autour de ma cou •
che, me montrer le palais ducal, et m'cxeilcr à la vcnçcance.
BnABAnir.o. — Héve d'une imagination malade I 11 n'y a pas de
passion plus superstitieuse que la haine. [Entre vn officier.)
LoREDANo. — Où allez-vous?
L'officier. — Je vais, par ordre du doge, toutpiéparcr pour les
funérailles de son fils. Puis-je passer outre?
LoREUANo. — Allez.
Barbarioo. — Comment le doge supporle-lril celte dernière ca-
lamité?
L'officier. — Avec la fermeté du désespoir. Devant témoins il
parle peu ; mais on voit de temps h autre ses lèvres qui remuent,
et de la chambre voisine une ou deux fuis je l'ai entendu murmu-
rer d'une voi.x à peine distincte : «. mon fils ! » Je vais remplir mes
ordres. {/.'officier sort.)
nARiiARico. — Le coup qui la frappé va intéresser tout Venise
en sa laveur.
l.oREDANo. —C'est juste! Il faut nous liAler : allons réunir les
délégués chargés de porter au doge la résolution du conseil.
ItAnDAiiiGo. — Je proteste contre celle démarche, si l'on veut la
faire en ce moment.
LoREhA>o. — Comme il vous plaira... je vais cependant prendre
les voix, et nous verrons qui remportera de votre avis ou du mien.
A€TK V.
L'appartement du doge.
le DOGE , SEnVITEl7RS
U.v SERVITEUR. — Monscigpcur, la deputation attend; mais si
une autre heure vous convient mieux, elle entend .se confu'mer h
votre bon plaisir.
Le doge. — Tontes les heures me sont égales. Faites entrer.
[I.e serrite'ir sort.)
Un officier. — Prince, j'ai rempli ma mission.
Le noGK. — Laquelle?
L'officier. - - Une mission pénible: j'ai requis la présenc" de...
Le doge. — Oui , oui... je vous"demaii<lc pardon : ma mémoire
commence à faiblir, et je me fais vieux... presque au«si vieux que
mon âge. Jusqu'à présent j'avais lutté contre ks années; mais elh-s
commencent à prendre le dessus. (/Cuire ta ilrpntalimi comjwsce
clesi.v membres (/c la se'njneiirie et du clief des Oi.r.)
Lb boge. — Nobles seigneurs, (|uel est l'objet de votre visite ?
Le chef des Dix. — lin premier lieu , le conseil présente au doge
SCS compliments de condoléance sur le malheur privé qui vient de
le frapper.
Le doge. — Passons... passons à un autre sujet.
Le chef des Dix. — Le doge icfuscra-1-il d'accepter noire res-
pectueMX hommage ?
Le doge. — Je lacccple comme il m'est oHerl... Continuez.
Le cuef des Dix. — Les Dix, s'étaul adjoint une junle de vingl-
cinq sénateurs cboixis parmi les plus nohleH, om lirlihéié .sur I '
de la République et sur les soiir
vent être (l'un double puids à •.
à Votre pays. Ils ont jugé nniv
avec tout le respect qui lui isl liù, la leuii.-iedu 1 .1 mè
vous avez porté Fi longtemps et avec tant dhoni. lut
montrer qu'ils ne .sont point froidement ingrats .1 , .„,, : ^os
longs services, ils vous accordent \ingl mille ducats dor pour
donner à votre retraite toute laspluiideur d'une uinison souveraine.
Le no(iE. — Ai-je bien entcniiu?
Le CHEF DES Dix. — J'ai dit. On vous laisse vingt-quatre heures
jiuiir donner votre réponse.
Le iiogk. — Il ne me faut pas vingt-quatre secondes.
Jjî CHEF DES Dix. — .Nous allons nous retirer.
Lk dogë.^ Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien .■
que j'ai h dire.
Le chef df.s Dix. — Parlez.
Le iio(;e. — Deux l'ois déjà j'ai exprimé le désir d'abdiquer, et
deux fois on s'y est opposé; bien plus on a exigé de moi le serment
de ne jamais renouveler cette demande. J'ai juré de mourir dans le
plein exercice des fonctions que le pays m'a chargé d'exercer selon
mon honneur et ma conseiuoce... Je ne puis vi<der mon serment.
Le chef des Dix. — Ne nous réduisez pas ii la nécessité de dé-
créter ce que nous voudrions obtenir.
Le duge. — La Providence prolonge mes jours pour m'cprouvcr
et me chûticr ; mais vous n'avez pas le droit de me reprocher mon
grand âge, pnisipie ehaciine de mes heures fut consacrée à mon
jtnys. Je suis \TrH à donner ma vii' pour lui, coninie je lui ai sacrifié
des objets plus cbers que li vie ; m.:is ma dignité, je la tiens de la
République entière; quand la volonté générale se sera prononcée,
alors vous aurez ma ré[>onse.
Le chef des Dk. — Cette objection nous afflige; mais elle ne
peut vous servir de rien.
Le doge. — Je soull'rirai tout, mais je ne reculerai pas; non pas
d'un pouce. Décrétez ce que vous voudrez.
Le chef des Dix. — Kst-cc là ce que nous devons rapport
ceux ipii nous envoient?
Le doge. — Vous avez entendu.
Le chef des Dix. — Avec le respect qui vous est dû, nous nous
retirons. (Les dilegués sortent . Entre un serviteur.)
Le serviteur. — Monseigneur , la noble dame Marina demande
audience.
Le doge. — Je suis à sa disposition. (l'.ntre Marina.)
Marina. — Seigneur, je suis importune... Peut-être voudricz-vous
être seul ?
Le Doge. — Seul ! ah! je suis seul, et toujours je resterai seul,
quand le monde entier se presserait autour de moi.
Marina. — Né dans une autre patrie, il aurait pu vivre, lui qui
était fait pour la vie privée, lui si aimant, si aimé! Qui eût pu rece-
voir et donner plus de bonlieur ([ue mon Foscari ? Il ne manquait à
sa félicité et à la mienne que de ne pas être Vénitien.
Le doge. — Ou de ne pas être le -lils d'un [iriiice.
Marina. — Oui, tout ce qui conduit les autres hommes à leur
bonheur imparfait, ou au but de leur ambition, par une étrange
destinée, tout cela lui est devenu fatal. La patrie et le peujile qu il
aimait, le prince dont il était le premier-né , et...
Le doge — El qui bientôt aura cessé d'être prince.
Marina. — Comment?
Le doge. — Ils m'ont enlevé mon fils, et maintenant ils en veu-
lent à ce diadème et à cet anneau que j'aj portés trop longtemps.
Qu'ils reprennent ces cidifichels !
.Marina, i— Oh! les tyrans! et dans un pareil moment encore.
Le doge. — C'était le moment le plus convenable : une heure
auparavant, j'eusse encore senti le coup.
.Marina. — Kt niaintenanl, n'en aurez-vous aucun rcsscniiment ?
Ovengeance ! Hélas! celui qui, suffisamment protégé par vous, vous
protégerait à son tour, celui-là ne peut venir au secours de son père.
Le Doge. — Et il ne devrait point .s'élever contre sa patrie, eût-il
mille exislences à [lerdre au lieu de celle que...
.Marina. — Que leurs tortures lui ont arrachée. Tel est peut-
être le pur patriotisme. Je ne suis qu'une femme : piui"- moi, mon
époux et mes enfants étaient la ii.itiie. Je I aimais... oh! combien
je l'aimais 1 je lui ai vu traverser des souffrances qui eussent d'inpté
les anciens martyrs. Il n'es* [dus ; cl moi (|ui aurais donné iiion sang
pour lui, je n'ai à lui donner (|uc des larmes! mais si je pouvais
obtenir une compensation do ses soulTrancesl... Bien I bicnl j'ai
des fils qui seront un jour des hommes.
I.E doge. — Votre douleur vous égare.
Marina. — Je me croyais capable de supporter sa mort, quand
je le voyais courbé sons le poids d une pai cille oppression. Oui, je
pensais que j'aimerais mieux pleurer sur sou cadavre que l'enten-
dre gémir dans une captivité urolungee. Je suis puuic de celle pen-
sée. Que ne suis-je avec lui dans la tombe 1
Le uoge. — Il faut que je le voie encore une fuis.
ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON.
30 9
Marina. — \enez avec moi.
Lk doge. — Est-il dans le linceul"?
m ARiiNA. — Venez, vieillard, venez. (Le doge et Marina sortent.
Entrent Itarbarkjo et Loredano.)
LouEDANO, au serviteur. — Où est le doge?
Le SERViTEiR. — Il vient de se retirer à 1 instant même avec l'il-
lustre veuve de son fils.
Loredano.. — Où?
Le serviteur. — Dans l'appartement où le corps repose.
Babbarigo. — Alors retournons sur nos pas.
LouEDANo. — Vous oubliez que nous ne le pouvons pas. Nous
avons reçu de la junte l'ordre exprès de l'attendre ici, et de nous
réunir à elle pour une démarche solennelle. Nos collègues ne tar-
deront point à venir.
Barbarigo. — Et présenteront-ils immédiatement leur message
au doge?
Loredano. — Lui-même a désiré que les choses se fissent pronip-
lement. Sa réponse ne s'est pas fait attendre : il en doit être ainsi
de la nôtre; on a eu égard à sa dignité, à sa fortune que de-
manderait-il encore?
Barbarigo. — Mourir dans sa charge. Il n'aurait pu vivre long-
temps; maisj'ai fait ce que j'ai pu pour lui conserver ses litres , je
me suis opposé jusqu'au dernier moment, bien qu'en pure perle, à
la proposition de déchéance. Pourquoi faut il que le vole général
m'envoie ici contre mon gré?
Loredano. — Il était bon qu'un membre qui ne partage pas notre
opinion nous servit de lémoin.
Barbarigo. — On n'a pas moins eu pour but, je suppose , d'hu-
milier une vaine résistance. Vous êtes ingénieux dans vos moyens
de vengeance, Loredano; vous êtes même poétique, un véritable
Ovide dans l'art de haïr. C'est ainsi (détail secondaire potir vous, si
les yeux de la haine ne grossissaient les ohjets) . c'est ainsi que je
vous dois d'être associé malgré moi au message de votre junte.
Loredano. — Comment, ma junte!
. Barbarigo. — La vôtre! elle parle votre langage, épie vos moin-
dres gestes, approuve vos plans et accomplit votre œuvre. N'est-elle
doiic pas vôtre?
Loredano. — Vous parlez imprudemment : il ne serait pas bon
qu'on vous écoulât.
Barbarigo. — Ohl un jour viendra où d'autres bouches leur en
diront bien davantage : ils ont dépassé les limites d'un pouvoir déjà
exorbitant ; et quand il en est ainsi, même dans les Etats les plus
avilis, l'hutnanilé outragée se lève et frappe.
Loredano. — Paroles en l'air !
Barbarigo. — C'est ce qui reste à prouver. Voici nos collègues.
[La deputation entre.)
Le chef des Dix. — Le duc sait-il que nous voulons lui parler ?
Un serviteur. — Je vais l'en informer.
Barbarigo. — Le duc est près de son fils.
Le chef des Dix — En ce cas. nous ajournerons notre message
pour le reprendre après les funérailles. 11 sera temps demain.
Loredano , bas à Barbarigo. — Que le feu d'enfer qui dévore
le mauvais riche consume élernellemenl ta langue! je la ferai arra-
cher de ta bouche imprudente. {Ilaitt et s'adressant à tous ses col-
lègues.) Sages seigneurs, veuillez ne rien précipiter.
Barbarigo, — Soyez seulement humains !
Loredano. — Voyez ! voici le doge. (Le doge entre.)
Le doge. — J'obéis à votre appel.
Le chef des Dix. — Nous venons renouveler la demande que
nous vous avons faile.
Le doge. — El moi , je répète ma réponse.
Le chef des Dix. — Alors entendez notre décret absolu.
Le doge. — Au fait! au fait ! je connais les formalités officielles
et les préambules doucereux des actes les plus violents... Poursuivez.
Le chef des Dix. — Vous avez cessé d'être doge ; vous êtes délié
de vos serments comme souverain : il faut vous dépouiller de voire
robe ducale. Mais en considération de vus services, l'Etat vous ac-
corde l'apanage déjà mentionné dans notre précédente entrevue.
On vous accorde trois jours pour quitter ce palais, sous peine de
voir confisquer votre fortune particulière.
Le doge. — Celle dernière clause , je le dis avec orgueil , n'enri-
chira pas le Trésor.
Le chef des Dix. — Votre réponse, doge !
Loredano. — Votre réponse, Francesco Foscari!
Le doge. — Si j'avais pu prévoir que mon grand âge fût préjudi-
ciable à l'Etat , le chef de la République ne se fût jamais montié
assez ingrat pour placer l'inlérèt de sa dignité avant celui du pays:
mais ma vie ayant éié depuis tant d'années utile à la patrie, je lui
aurais volontiers consacré mes derniers-instants. Cependant le dé-
cret étant rendu, j'obéis.
Le chef des Dix. — Si le délai de trois jours ne vous suffit pas,
nous retendrons jusqu'à huit, comme preuve de notre estime.
Le doge. — Je ne veux pas huit heures , seigneur, ni même huit
miiuiles... Voici l'anneau ducal et voici le diadème. [Il 61e son an-
neau et sa loqiie.\ L'Adriatique est libie de pi eiulre un autre époux.
Le chef des Dix. — Tant de précipitation est inutile.
Le doge. — Je suis vieux , seigneur; et même pour faire peu de
chemin , je dois me mettre en route de bonne heure. Il me semble
voir parmi vous un visage qui m'est inconnu.... Sénateur! quel est
voire nom, vous, dont le costume indique le chef des Quarante.
Memmo. — Seigneur, je suis le fils de Marco Memmo.
Le doge. — Ah ! ah ! votre père élail mon ami. Mais les fils et les
pères... Holà! mes serviteurs, ici!
Un serviteur — Mon prince!
Le doge. — Ne m'appelez plus ainsi... {Montrant la deputation.)
Voici les princes des princes... . Nous parlons d'ici dans l'inslant.
Le chef des Dix. — Pourquoi si brusquement? cela fera du
scandale.
Lk doge, au.r Di.r. — Vous aurez à en répondre ; cela vous re-
garde (Ju.r domestiques.) Vous autres, dépêchez-vous. Il est un
fardeau que je vous prie de porter avec soin , bien qu'il ne puisse
plus éprouver de mal... mais j'y veillerai moi-même.
Barbarigo. — 11 veut parler du corps de son fils.
Le doge.— Appelez Marina, ma fille. (Marina entre.) Tenez-
vous prête; nous irons pleurer ailleurs.
Marina — Partout.
Le doge. — Oui, mais en liberté, sans ces espions jaloux atta-
chés aux pas des grands. Seigneurs , vous pouvez vous retirer ;
nous partons: que vous faut-il de plus? Craignez-vous que nous
n'emportions avec nous ce palais? Ces épaisses murailles, dix fois
plus vieilles que moi, vous ont servis comme je vous ai servis, et elles
et moi nous pourrions dire bien des choses; mais je ne leur de-
mande point de s'écrouler sur vous! elles le feraient comme au-
trefois les piliers du temple de Dagon s'écroulèrent sur les Israé-
lites et les Philistins. Je crois que la même puissance serait donnée à
une malédiclion comme la mienne provoquée par des hommes tels
que vous; mais je ne la prononcerai point. Adieu, mes bons sei-
gneurs ! Puisse le doge à venir valoir mieux que le présent !
LoRED.vNo. — Le présent doge est Pascal Malipiero.
Le doge. — Point avant que j'aie franchi ces portes.
Loredano. — La grosse cloche de Saint-Marc va sonner pour son
inauguration.
Le doge. — Ciel et terre , vous répercuterez l'écho de cette clo-
che ! et moi je vivrai pour l'entendre... Je serai le premier. 11 fut
plus heureux que moi, mon coupable prédécesseur, le redoutable
Faliero... cette insulte du moins lui fut épargnée.
Loredano. — Eh quoi ! regrettez-vous un traître ?
Le doge. — Non... seulement je porte envie au mort.
Le chef des Dix. — Seigneur, si vous persistez à quitter aussi
brusquement le palais, sortez du moins par l'escalier secret qui con-
duit au quai du canal.
Le doge. — Non ! Je descendrai les degrés que j'ai montés pour
prendre possession du pouvoir, l'escalier des Géants, au sommet
duquel je fus investi de la dignité ducale. Mes services m'y ont
conduit, la malice de mes ennemis m'en précipite. Il y a trente-
cinq ans qu'à mon installation j'ai traversé ces mêmes salles, dont
je ne croyais sortir que mort... mort peut-être en combattant pour
mes concitoyens... mais non chassé ainsi par eux. Mais, allons;
mon fils et "moi , nous sortirons ensemble... lui, pour descendre
dans son tombeau, moi, pour aller attendre le mien.
Le chef des Dix. — Eh quoi ! en public ?
Le doge. — C'est publiquement que je fus élu, publiquement que
je serai déposé. Marina, êtes-vous prête?
Marina. — Voici mon bras.
Le doge. — Et voilà mon bâton. J'aurai ce double appui.
Le chef des Dix. — Cela ne doit pas être : le peuple ..
Le DOGE. — Le peujilel... 11 n'y a pas de peuple; vous le savez
bien, sans quoi vous n'oseriez nous traiter ainsi, lui et moi. U y a
peut-être une populace dont les regards vous feront rougir; mais
les Vénitiens n'oseront gémir que du cœur, maudire que des yeux.
Le chef DES Dix. — La passion vous fait parler ; autrement...
Le doge. — Vous avez raison : j'ai plus parlé que de coutume, ce
n'est pas mon faible ordinaire ; mais ce sera pour vous une excuse,
le signe d'une caducité qui autorise votre conduite au défaut de la
loi. Adieu, seigneurs
Barbarigo. — Vous ne partirez pas sans une escorte convenable
à votre rang passé et actuel. Nous accompagnerons respectueu-
sement le doge à son palais particulier. Dites, mes nobles collè-
gues' n'est-ce point votre avis ? -
Plusieurs VOIX. — Oui, oui!
Le doge. — Vous ne viendrez pas..', à ma suite du moins. Je suis
entré ici comme souverain ; j'en sors par les mêmes portes, mais
simple citoyen. Toutes ces vaines cérémonies sont de lâches insul-
tes faites pour ulcérer le cœur, poisons appliqués comme antidotes.
La pompe est pour les princes... je ne le suis plus!... Je me trompe,
je le suis encore ; mais seulement jusqu'à cette |)orte. Ah !
Loredano. — Écoutez ! (On entend sonner la grosse cloche de
Saint-Marc.)
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LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
lUiinxnir.o. — 1^ cloche!
I K < iii:r w.s Dix. — l.a cloche de Sainl-Marc qtil sonne pour
I i'Ieclion «le .M^ilipi'-ro.
Lr nnoK. — Je reconnais Lien le son ! Je Tai entendu une fois,
une (•<is seulement : el il j a de cela Irenlccinq ans, alors mfinc
quoji' n'élaia pa» jeune.
ll\niiARii:o. — Asscye/.-vous, sci|;ncur 1 vous Ireinblez.
1,K iiocK. — C'est le glas de mort de mon pauvre cnfanl! .Mon
cii'ur souffre bien !
ItADiiviiiiiii. — Je vous en prie, vcuiilex vous asseoir.
I.E nocjB. — Non , jusqu'à présent j'ai eu pour sii^ge un trône.
Marina, partons !
Mvni.NA. — Je suis prête.
I,i; noiîE fail qurlques pas, puis il s'arri'tc, — J'ai soif... quel-
qu'un voudra-l-il me donner un peu d'eau? [Tout le monde s'em-
presse el lAireduiw des premiers.)
V.V. nooK , prenant une coupe des mains de I.oredano- — Jac-
ccple, I.oreilano , comme de la main la jilus convenable.
l.onEDANO. — Pourquoi ?
Le doge. — On dit que le cristal de Venise aune telle anti|)athie
pour les poisons , qu'il se brise dès qu'une substance vcnéneiise
louche sa surface Vous teniez celte coupe : elle n'est point briséo.
LonEDANO. — Eh bien ! seigneur?
l.B nouE. — Cela prouve <|ue la croyan-c est fausse, ou que vous
n'ùtes point un traître, l'our moi, je ne crois ni l'un ni l'antre :
c'est une vainc tradition...
Mahina. — Vos idées s'égarent : vous feriez bien de vous asseoir
et de ne point partir encore. Ah! vous êtes maintenant comme était
mon époux !
BAiinARir.o. — Il s'affaisse soutenez-le Vile, un siège!
soutenez-le!
Le nocE. — La cloche sonne encore Kloignons-nous — ma
tête est en feu!
Rarbahigo. — Je vous en conjure, appuyez-vous sur nous!
Le DoiiE. — Non, un soi'veraiii doit mourir debout. Mon pauvre
enfant! Utiirez donc vos bras!... Cette cloche! (ILlomhe el meurl )
Marina. — Mon Dieu! mon Dieu!
lUnnxRico , a Loredano. — Voyez! votre rcuvre est accomplie !
I.E CHEF «ES Dix. — N'y a-t-il donc aucun secours?
Un SEnviTEi'n. — Tout est fini'
Le ruEF nEs Dix. — S'il en est ainsi, du moins ses obsèques sç-
ronl dignes de son nom et de sa pairie, de son rang et de son dé-
voùmenl aux devoirs de sa charge . tant que son Age lui a permis
de les remplir dignement. Mes collègues, parlez.
HARBvnino. — Il n'a point ou la douleur de mourir sujet dans les
lieux où il avait régné : ses funérailles seront celles d'un prince I
Le CHEF ni:s Dix. — Nous sommes tous d'accord.
Tous, EXCEPTE Loredano. — Oui.
Le chef des Dix. — Que la paix du ciel ?oit avec lui!
Mari.vv. — Seigneurs, pcrmellez : ceci est une raillerie. Cessez
de vous jouîr de celle triste dépouille. Tout a l heure, lorsque l.i
vie animait encore ce vieillard qui a reculé les limllee de v.ilre rm-
pirc et rendu votre puisiuince immortelle comme fi ' ':.•
Iiaine froide . implacable, l'a banni de «on palai» . n
trône; et maintenant qu'il Dc peut jouir de ces lionii il
ne les accepliil point s'il pouvait les connaître . von- n-
tourerd'une pompe \ aine la victime que vcmsa^ez f- U.
Des lunéraillcsprincièrcs seront un reproche [lourviiii <in
lioniKMir pour lui.
Le chef i>i:s Dix. — Madame, nous ne révoquons pas si facile
ment nos décisions.
Marin \. — Je le sais, en ce qui concerne les lorlurc-i infligé. s
aux vivants. Je croyais néanmoins les défunU hors de votre puis-
sante. Laissez son cadavre .'i mes soins comme vous m'auriez aban-
donné les restes de sa vie. Je remplis un dernier devoir, et j'y trou-
verai peut-être une consolation. La douleur est la sieur des* fantô-
mes : elle aime les inorLs et l'appareil de la tombe.
Le chef des Dix. — Persistez-vous à prendre tous cessoinsf
Marin v. — Oui , seigneur ; quoique sa fortune ait été employée
tout entière au service de l'Etat, j'ai encore mon douaire qui sera
consacré à ses funérailles et à celles de... (l'.lle s'arn'le.)
Le chef des Dix. — Gardez cela jdutôl pour vos enfants.
Madina. — Oui, ils sont orphelins, grAcc à vous.
Le chef des Dix. — Nous ne pouvons accueillir votre deniar
Les dépouilles mortelles de Francesco Foscari seront exposées avec
la pompe usitée, et suivies à la dernière demeure par le nou\-aa
doge, non dans le costume de sa dignité, mais comme simple séna-
leur.
Marina. — J'ai entendu parler de meurtriersqui ont enterré leur
victime; mais c'est la première fois qu'on aura vu Ih^pocrisic en-
tourer de tant de splendeurceux qu'elle a tués. J ai entendu parler
des larmes desveuves... liélaslj'en ai versé quelques-unes, toujo"
grice à vous ! J'ai entendu parler d'héritiers en deuil... vous i
avez point laissé à celui qui n'est plus, cl vous en voudiiez joui
rùlc. Eh bien ! seigneurs , que votre volonté soit faite , coiumc
jour, je l'espère, celle du ciel s'accomplira-
Le chef de.s Dix. — Savez-vous, madame, à qui vous parlez
à quoi vous exjiose un pareil langage?
.Marinv. — Ceux à qui je parle, je les connais mieux que vo:i.-
même ; les dangers, je les connais comme vous; et je puis braver
les uns et les autres. Vous faudrait-il encore d'autres funérailles ?
livHBARiao. — Dédaignez ses paroles imjirudcnius : sa position
doit lui servir d'excuse.
Le KiiKF des Dix. — Nous n'en tiendrons pas compte.
liARBAHJGo , se loumaiil rers iMredanu tjui écrit sur ses tahtetles.
— Qu'écrivez-vous sur vos tablettes avec ce sombre intérêt?
Loredano, montrant le cadarre du doije. — J'écris qud m"a
p.iyé.
Lk chef des Dix. — Quelle dette avait-il donc ?
Loredano. — Une dette juste et ancienne, contractée enver.^1'.
nature et cnvcre moi. (l.a loUe tombe.)
FIN Dr:S OEUVRES COMPLI-TI-^S ni- LORD DVRON.
"^^^^^^^^ W î^'^" —
l'ABiJ. — Impr. Lacocr et G', me Sountnl. 16.
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