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Full text of "Oeuvres complètes de Lord Byron"

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ŒUVRES    COMPLETES 

/-     DE- 

LORD    BYRON 


TRÂDUOTIO»    IT0'J7SLLE 


LOUIS    BARRE 


a  i  i  a  3  \?  Q  a  a  Q 


Par    Ch.    METTAIS,    BOCOURT,    G.    DORÉ. 


PARIS.  —  flSSS. 

CHEZ   J.    BRY   aîné,    ÉDITEUR 


27,  Rue  Guénégaud,  27. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1853oeuvrescom00byro 


NOTICE 


LORD    BYRON. 


^<%10^9^^^^^3» 


L'auteur  de  Childe-HaroU  et  de  Don  Juan  est  un  des  enfants  de 
celle  grande  révolution  qui  a  commencé  par  rA'mériqne  et  la  France, 
et  qui  n'a  point  encore  dit  son  dernier  rant.  Tel  est  le  secret  de  sa 
popularité  parmi  nous.  Nous  avons  .salué  en  lui  la  plus  brillante 
expression  d'une  époque  où  tout  a  grandi  au  point  de  briser  les  an- 
ciens moules.  Mais  pnur  être  reconnu  d'abord  par  ses  conipairintes, 
le  poète  lie  l'avenir  devait  avoir  aussi  un  trait  du  pas.sé.  Ce  trait, 
c'est  la  partie  aristocratique  de  son  caractère,  en  lutte  ooniinuelle 
avec  ses  in.stincts  de  démocratie.  Grand  seigneur  parses  goùls  et  ses 
dédains,  anglican  par  ses  images  bibliques  et  certaines  as|iiriUions 
religieuses,  payant  tribut  aux  classiques  par  le  pliin  de  ses  drames 
et  s(m  admiration  pour  Pope,  il  ne  montre  là  que  l'épidémie  :  dans 
son  cœur,  Byron  est  tout  révoluiionnaire,  emlionsiaste  de  liberté, 
sceptique  religieux  et  vaguement  humanitaire,  novat'ur  par  la  libre 
alliu'e  de  ses  jilans,  de  ses  pensées,  de  son  style;  il  est  démocrate 
entin  par  son  existence  cosmopolite  et  sa  mort  de  martyr  I 

Ce  double  aspect  ressort  d'une  rapide  esquisse  de  sa  vie. 

La  race  des  Byrnns  remonte  à  l'invasion  normande;  un  Ralph  de 
Burun  est  inscrit  dans  la  distribution  des  ie"res  saxonnes.  Ses  des- 
cendants parurent  aux  croisades,  à  Calais,  à  Crocy;  ils  reçurent  de 
Henri  Vlll  le  domaine  ecclosi.isiiqiie  de  Newsteail,  et,  pendant  les 
guerres  civiles,  ils  restèrent  fidèles  au  dogme  de  la  léi;ilimilé.  Le 
grand-père  de  notre  poète,  1  andnd  liyron,  est  cité  dans  les  fastes  de 
la  marine  britannique;  un  <le  sis  grands-oncles  eut  un  procès  fa- 
meux poui'  avoir  tué  en  dutd  un  M.  Chaworlb  ;  son  père,  enlin,  se 
fit  connaître  moins  lionorablemeiit  par  ses  dettes  et  par  un  enlève- 
ment que  suivit  son  prenucr  mariage  avec  la  femme  divorcee  de  lord 
Carniaerlhen.  (lie  cette  union  naquit  Augusta  Byron,  depuis  mistress 
Leigh,  sreiir  bien-aimée  dn  poète.)  Du  c'ité  maternel,  on  voit  éga- 
lement une  longue  suite  d'illustres  ancêtres;  les  Gordons  de  Gight 
descendaient  d'une  fille  de  Jacques  l«r  d'Ecosse. 

Tout  ceci  explique  le  patricien;  passons  h.  l'homme. 

Le  capitaine  Byron,  devenu  veuf,  épousa  miss  Catherine  Gordon, 
riche  héritière  que  les  anciennes  dettes  et  les  nouvelles  jirofusions 
de  son  mari  avaient  déjà  complètement  ruinée,  lorsque,  le  22  jan- 
vier 1788,  étant  à  Londres,  elle  mit  au  monde  son  fils  unique,  George 
Gurdon-Byron.  D'une  mère  dont  le  caractère,  naturellement  vio- 
lent, él.'iit  encore  aigri  par  les  privations,  d'un  père  qui  errait  sans 
cesse  d'Angleterre  et  d'Ecosse  en  France,  ofi  il  mourut  en  1791,  le 
jeune  Georges  était  né  sous  les  tristes  auspices  dune  misère  dorée. 
En  outre,  il  avait  un  pied  diQ'orme,  et  cette  infirmité  le  fit  souQ'rir 
longtemps  au  physique  par  les  elforts  même  que  1  on  tenta  pour  la 
guérir;  elle  le  fit  soutfrir  toute  sa  vie  dans  sa  vanité.  Par  là,  il  se  sen- 
tait doublement  .séparé  de  la  caste  élégante  et  riche. 

Le  caractère  de  l'enfant  se  montra  concentré,  sauvage,  intraita'olc, 
non  sans  de  fréquents  éclairs  d'intelligence  et  de  bonté.  11  conserva 
^  un  long  ressentiment  contre  sa  mère,  qui,  dans  un  accès  de  violence 
provoiiué  par  l'usage  habituel  des  spiritueux,  l'avait  poursui\i  pour 
le  battre  en  l'appelant  :  «  .Marmot  boiteux  !  »  Mais  il  montra  toujours 
un  tendre  attachement  à  May  Gray,  sa  gouvernante,  dont  l'affection 
adoucissait  ses  chagrins. 

A  l'âge  de  cinq  ans,  le  jeune  Georges  fut  envoyé  à  l'école  d'Aber- 
^een,  ville  oii  résidait  sa  mère,  et  c'est  là  qu'il  contracta  son  goût 


prédominant  pour  les  livres  d'histoire,  et  en  particulier  pour  l'An- 
cien-Teslameut.  Après  une  légère  indisposition,  on  l'envoya  fiirc 
un  séjour  dans  les  Highlands  pour  rétablir  sa  santé,  séjour  qui  fit 
éclore  en  lui  un  profond  sentiment  des  beautés  de  la  nature. 

Un  Irait  caractéristique  de  l'enfance  de  Byron  consiste  dans  ses 
amours  précoces.  Agé  seulement  de  huit  ans,  jj  se  p:issionna  pour 
une  petite  fille  d'Aberdeen,  nommée  Mary  DuCT,  qui  l'aimait  de  son 
côté,  sentiment  réciproque  qui  se  manircst.iit  par  le  plaisir  que  ces 
deux  charmantes  créatures  trouvaient  à  se  tenir  gravement  assises 
l'une  auprès  de  l'autre  en  causant  tendrement,  tandis  qu'Hélène,  la 
sœur  aînée  de  Mary,  jouait  à  la  poupée.  A  chaque  séparation,  Georges 
témoignait  une  vive  impatience,  il  engagait  sa  mère  ou  sa  bonne  à 
écrire  pour  lui  à  sa  petite  fiancée  ;  et,  [leu  d'années  aprè.s,  en  appre- 
nant le  mariage  de  Marie  DutT,  il  tomba  dans  des  convulsions  alar- 
mantes. Plus  tard,  à  Dulwich,  il  s'éprit  de  même  de  Marguerite 
Parker,  charmante  jeune  fille  qui  aiourut  bientôt  après  de  consom- 
ption, et  dont  la  mort  inspira  au  poète  naissant  sa  première  élégie  La 
troisième  fois  enfin,  à  Newstead,  venu  en  vacances  de  Harrow,  il  vit 
missChaworth,  qui  habitait  dans  le  voisinage  et  qui  apparlenaitâ  la 
famille  avec  laquelle  son  grand-oncle  avait  eu  un  fune.-te  dilTérend. 
I,e  romanesque  de  c'tie  liaison  la  changea  bientûi  eu  un  \iolent 
amour  du  côté  de  l'adolescent,  mais  non  du  côté  de  la  jeiuie  per- 
sonne, qui,  ayant  deux  ans  de  plus,  crut  pouvoir  accueillir  comme 
un  j"U  la  passion  du  fianvre  écolier  sans  refuser  néanmoins  un  parti 
sérieux  qui  se  pré.senta  l'année  suivante.  Ces  trois  aventures,  eu 
apparence  frivoles,  ne  présageaient-elles  pas  le  rôle  important  que 
les  femmes  devaient  jouer  dans  la  vie  et  les  écrits  de  Byron,  et  l'en- 
cens et  les  sarcasmes  qu'il  leur  a  prodigués  tour-à-tuur? 

Revenons  sur  nos  pas.  Ce  grand-oncle  en  question,  le  meurtrier 
de  M.  Chaworth,  était  mort  sans  héritier  direct  dans  son  domaine 
de  Newstead.  Le  jeune  Georges  devenait  pair  d'Angleterre,  hon- 
neur qu'il  parut  sentir  vivement  dans  l'expectative,  mais  dont  la 
réalité  le  désabusa  La  mère  et  l'enfant,  en  venant  prendre  posses.sion 
de  la  vieille  abbaye,  voisine  de  la  forêt  deSheerwood,  la  trouvèrent 
dans  un  délabrement  complet.  L'oncle  William  s'amusait  de  son  vi- 
vant à  nourrir  dans  les  salles  une  quantité  innombrable  de  grillons, 
qui  tous  disparurent  à  sa  mort;  mais  il  avait  en  outre  une  passion 
plus  coûteuse,  analogue  h  celle  de  l'oncle  Tobie  dans  le  Tristram  - 
shandy  :  .sir  William  avait  fait  construire  sur  un  lac  des  forteresses 
et  une  flotfille,  et  il  s'y  livrait  au  plaisir  de  la  petite  guerre,  brûlant 
sous  forme  de  poudre  à  canon  quelque  chose  de  plus  que  ses  reve- 
nus. La  situation  des  héritiers  ne  se  trouva  donc  guère  améliorée, 
car  il  leur  restait  à  peine  quelques  livres  sterling,  produit  de  la  vente 
de  leur  mobilier.  Cette  situation  ne  devint  un  peu  plus  conforme  h 
leur  rang  que  grâce  à  une  pension  de  trois  cents  livres  que  lady 
Byron  obtint  sur  la  liste  civile,  et  surtout  quand  lord  Carlisle,  lutjur 
du  jeune  Georges,  l'eut  fait  rentrer  dans  le  domaine  substitué,  de 
Rochdale,  indûment  aliéné  parle  marin  d  eau  douce.  Le  souvenir 
de  ce  précédent  maître  du  domaine  n'offrait  pas  d'ailleurs  à  son 
jeune  héritier  un  exemple  bien  propre  à  lui  tracer  cette  ligne  de  con- 
duite régulière  qui  conduit  dans  le  monde  aux  positions  stables  et 
enviées. 

Mistress  Byron  s'élant  rendue  à  Londres,  en  1799,  son  fils  fut  mis 
en  pension  au  collège  de  Harrow-on  -the-Hill,  près  de  Windsor.  H 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


8e  Ironvait  alors  assez  mal  pn'paré  par  ses  niatlrcs  prc'cédcnis  aux 
éludes  piiremenl  linpiiisliques:  mais  il  avail  puis^  dans  ses  lectures 
iucessanics  une  ocilaine  connaissance  des  fails  liisloriqucs.  el  sui- 
liinl  une  forrr  de  pensée  et  déloculion  assez  rare  h  smi  ft(;e.  pré- 
rienx  indice  pour  ceux  (|ui  songeront  un  jour  à  réformer  l'inslruc- 
lioii  |)nldiquc.  A  Harrow,  Ityron,  devenu  aussi  latiniste  qu'il  appar- 
tient fi  un  Anglais,  mais  liellénisie  médiocre,  compusadanssa  langue 
inalernelle  des  vers  qui  n'étaient  souvent  que  des  imitations  des  an- 
ciens; il  se  distinguait  surtuut  dans  les  exercices  du  collège  par  son 
laletil  pour  la  déclamation.  Extrême  en  tout,  il  conçut  pour  quel- 
ques-uns de  ses  jeunes  camarades  des  amitiés  passionnées,  bientôt 
brisées  par  la  mort  nu  la  séparation.  On  a  remarqué  qu'il  clioisi.«sait 
souvent  les  objets  <Ie  ses  allcclions  dans  une  classe  inférieure  tN  celle 
où  il  clait  né,  premier  signe  de  cette  sympathie  qu'il  eut  toujours 
pour  les  faibles  et  les  opprimé?. 

I.'élèvc  de  Harrow,  indocile  jusqu'Ma  rébellion,  n'avait  rien  perdu 
de  la  luibulence  de  l'enfant  des  grè  es  d'Aberdcen  ou  de  la  forêt  de 
Sliicrwoud:  il  aimait  les  jeux  bruyants,  le  mail,  quelquefois  même 
la  lulle  et  la  boxe  ;  passion  qui  se  manifesta  plus  lard  sous  d'au- 
tres formes  :  le  goût  des  cliiens,  désarmes,  les  courses  au  grand 
galoj)  sur  le  IJdo  à  Venise  et  la  répétition  de  l'exploit  de  Léandre 
aux  Dardanelles. 

I.e  barde  futur  passa,  en  1803,  au  collège  de  la  Trinité,  univer- 
sité de  Cambridge,  et  il  y  mena  une  existence  assez  dissipée.  Mais 
pcnilant  les  vacances,  il  fut  introduit  par  sa  mère  dans  plusieurs 
l'aniilles  respectables  et  put  envisager  le  monde  sous  un  aspect  plus 
sérieux.  Les  traces  des  plus  petits  événements  de  sa  vie  à  celte  épo- 
que et  dans  les  années  précédentes  se  retrouvent  dans  ses  Heures 
(le  loisir,  recueil  de  poésies  qui  ne  fut  alors  imprimé  qu'à  cent 
exemplaires.  Ce  ne  fut  qu'en  1808  que  la  Revue  cC Edimloury  daigna 
s'occuper  de  cet  ouvrage.  Une  erili(|ue  injuste  et  passionnée  fit  évé- 
nement dans  la  vie  du  jeune  poêle  et  faillit  l'entraîner  dans  la  voie 
de  la  littérature  mililanie  pour  laquelle  il  se  crut  une  vocation  pro- 
noncée, circonslance  qui  peut-être  eût  privé  le  monde  des  chefs- 
d'œuvre  que  Dyron  devait  créer  dans  un  genre  tout  dill'érent.  Il 
répondit  à  l'atlaque  par  une  satire  intitulée  les  Poéta  anglais  el  les 
criiiques  écossais.  Le  succès  n»t  les  rieurs  de  son  côté. 

En  1809,  le  jeune  lord,  qui  venait  d'atleindre  sa  majorité,  se  pré- 
senta seul  à  la  chambre  haute,  son  tuteur  ayant  refusé  de  lui  servir 
de  parrain.  La  réception  fut  froide  :  trois  ans  après  seulement, 
il  prononça  son  premier  discours  à  propos  du  bill  sur  les  briseurs 
de  métiers;  il  s'y  montra  fidèle  aux  principes  libéraux  et  favorable 
à  l'émaneipalion  catholique.  L'année  suivante  (181.3),  il  prit  encore 
la  parole  pour  la  pétition  du  major  Cartwright.  insulté  cl  arrêté  illé- 
galement par  les  agents  brutaux  de  l'autorité  militaire.  Dans  les 
deux  occasions ,  son  succès  parut  grand  ;  mais  Byron  vit  bien  qu'il 

ii'nyait  ému  qu'à  la  surface  une  assemblée  dévouée à  ses  seuls 

iiiiérêls;  et  dégoûté,  il  abandonna  pour  toujours  la  carrière  poli- 
tique. 

Dans  l'intervalle,  un  pèlerinage  vers  le  sud  et  l'est  de  l'Europe 
avait  singulièrement  développé  les  plus  précieuses  de  ses  facultés 
poéliquos  :  il  y  avait  recueilli  les  matériaux  de  ses  poèmes  orien- 
taux. Il  avait  visité  Lisbonne,  Gibraltar,  Malle,  la  Sicile,  la  Sar- 
daigiie,  l'Epire,  où  il  avait  vu  le  fameux  Ali,  pacha  de  Janina,  el  en 
dernier  lieu  la  Morée.  Enfin,  après  avoir  passé  à  Constantinople,  il 
éiait  revenu  dans  la  cité  de  Minerve  où  son  courage  sauva  la  vie  à  une 
jeuneGrecque  qui  était  accusée  d'un  crime  d'amour  (commis  sans 
doute  en  faveur  du  jeune  Anglais)  et  que  l'on  portait  toute  cousue 
dans  un  sac  de  cuir  pour  la  jeter  à  la  mer. 

Ce  fut  aujîsi  dmantce  voyagequ'il  composa  les  deuxpremierschanls 
de  Childc-Harohl,  ouvrage  dont  un  ami,  homme  de  goût,  M.  Dallas, 
parvint  avec  peine  à  lui  faire  comprendre  la  supériorité  sur  ses 
essais  satiriques.  Enfin  persuadé,  il  s'occupait  de  l'impression  de 
ce  poème,  lorsqu'il  apprit  que  sa  mère  était  dangereusement  malade  : 
il  revint  en  Angleterre  et  n'arriva  à  Ncwstead  que  pour  assister  aux 
funérailles. 

Chikle-Ildrold  fui  accueilli  comme  l'œuvre  la  plus  grande  qui  eût 
paru  dejuiis  le  l'aradis  perdu:  l'aulf  iir  a  dit  lui-même  avec  justesse: 
«  Je  m'ovcillai  un  matin  et  me  trouvai  célèbre.  »  L'Envie  s'éveilla 
aussi  :  forcée  au  silence,  mais  nullement  désarmée  par  le  succès  non 
interrompu  du  Giaour,  de  la  Fiancée  d' Abijdos, du  Corsaire,  elle  quitta 
h  critique  pour  la  calomnie  et  attaqua  les  mœurs  de  l'homme,  ne 
^^  nant  entamer  ses  œuvres  II  faut  avouer  qu'un  certain  genre  de 


renom  qu'obtint  le  poète,  fort  bel  homme  d'ailleurs  quand  il  ne  mar- 
chait pas,  et  homme  àJa  mode  surlout.  prêtait  a-^sez  au  scandale  : 
une  noble  dame  avait  été  jusqu'à  se  couper  la  gorge  pour  lui  en 
plein  raout  avec  un  verre  caivsé.  Le  poète,  en  songeant  au  mariage, 
voulut  se  ranger  et  se  rendit  encore  plus  vulnérable.  Il  demanda  la 
main  de  miss  MilbSnkc,  riche  héritière,  assez  jolie  |)ersonne,  niais 
prude  el  un  peu  bas-bleu  :  refusé  ilu  premier  abord,  il  eut  enfin  le 
malheur  de  réussir.  Les  noces,  célébrées  le  2  janvier  18i6  ,  furent 
d'une  trisles.se  de  mauvais  augure.  Une  gouvernante  favorite,  tirée 
plus  tard  de  son  obscurité  par  des  vers  <|ui  la  fusligernnt  dans  la 
postérité,  se  posa  dès  l'abord  entre  les  deux  époux;  et  l'année  écou- 
lée, miss  Milbanke  se  relira  chez  son  père:  ses  motifs  restèrent  ob- 
scurs, mais  elle  alléguait  que  les  profusions  de  son  mari  ne  lui  lais- 
saient pas  les  moyens  de  vivre  selon  son  rang. 

A[)rèsquel(iues  démarches  pour  la  ramener,  lord  Byron,  voyant 
s'ameuter  autour  de  lui  les  amours-propres  irrités  de  ses  succès,  les 
salons  el  les  sacristies  blessés  de  son  dédain  pour  les  formes  el  les 
idées  reçues,  quitta  pour  jamais  l'Anglolcrre,  profondément  ulcéré 
contre  le  monde  qui  finit,  prophète  et  précurseur  du  monde  qui  va 
commencer.  Du  rivage,  il  adressa  de  touchants  adieux  à  sa  femme 
et  à  sa  fille  Ada,  la  bien-aimée  de  son  cœur. 

Il  remonta  le  Rhin  :  puis  il  pas.sa  en  .Suisse  où  il  se  lia  avec  Shel- 
ley et  madame  de  Staël,  noblesamitiés  qui,  avec  celles  de  Sliéridan, 
llobliouse,  Lewis  et  Moorc,  le  vengèrent  amplement  des  rancunes 
des  nullités  titrées  et  milrées. 

Ce  fut  dans  ce  voyage  qu'il  composa  1  ■  troisième  chant  de  Childe- 
Harold,  le  Prisonnier  de  Chilian,  quelques  petits  poèmes  et  J/an- 
/rei/ (1817).  11  se  fixa  bientôt  à  Venise  où  il  commença  en  1818 
Don  Juan  que  l'on  peut  considérer  comme  son  œuvre  capitale,  et 
la  plus  complète,  la  plus  libre  expression  de  cette  Ame  multiple. 

L'année  suivante,  un  attachement  auquel  les  mœurs  italiennes 
se  prôlenl  plus  facilement  que  celles  des  pays  du  nord  vint  consoler 
Byron  de  son  veuvage.  La  comtesse  Guiccioli  1  aima,  quitta  pour  lui 
son  mari  et  se  chargea  d'acquitter  la  deltc  de  toutes  les  âmes  que 
le  poète  avait  charmées.  Ce  fut  dans  sa  retraite  auprès  de  celte 
amante  dévouée,  à  Venise,  à  la  Mira,  à  Ravenne.  àPise,  qu'il  con- 
tinua Don  Juan  et  qu'il  composa  Caïn,  Les  deux  Foscari  el  le  reste 
de  ses  ouvrages  dramatiques. 

Cependant  l'ami  des  libertés  du  monde  s'était  affilié  aux  carbo- 
nari ;  et  son  cœur,  comme  celui  de  Sardanapale,  qu'il  a  peint  à 
cette  époque,  balançait  entre  l'amour  el  le  devoir...  Car  c'était  un 
devoir  sacré  qui  l'aiiuelait  au  secours  des  Grecs  qu'il  avait  peut-être 
enfiammés  par  ses  clianis.  Le  24  juillet  1823,  il  partit  de  Livourne 
pour  Céphalonie  avec  le  comie  Gamba,  le  frère  de  sa  maîtresse... 
(Les  mœurs  italiennes  sont  encore  là.)  11  avait  sacrifié  les  débris  de 
sa  fortune  pour  apporter  aux  insurgés  des  armes  et  des  muniiinns. 
Les  premiers  mois  furent  employés  à  luller  péniblement  contre  les 
prélenlions  exagérées  et  les  divisions  des  Palicares,  qui  lui  étaient 
cependant  tout  dévoués.  Au  mois  de  janvier  seulement  il  put  aller 
rejoindre  Mavrocordato  à  Missolonglii,  où  le  temps  se  passa  encore 
en  discussions  et  en  préparatifs.  Vers  le  milieu  de  février,  on  réso- 
lut d'aller  a.ssiéger  Lepanle,  en  dépit  des  Soulioles  qui  refusèrent 
longtemps  de  marcher,  «  étant  habitués,  disaient-ils,  à  se  battre 
contre  des  hommes  et  non  contre  des  murailles.  » 

Enfin,  l'avant-garde  partit.  Lord  Byron  voulait  la  rejoindre  avec 
le  corps  d'armée,  lorsque,  le  9  avril,  comme  il  était  à  une  lieue  de 
Missolonglii  avec  le  comte  Gamba,  ils  furent  assaillis  par  une  pluie 
violente  et  continue.  Byron  rentra  avec  la  fièvre  :  le  lendemain,  il 
voulut  reprendre  ses  occupations  et  sortit  à  cheval.  Ce  fut  la  der- 
nière fois.  Obligé  de  s'aliter,  il  languit  encore  neuf  jours  et  mourut 
enfin  le  19  avril,  en  répétant  le  nom  de  sa  fille,  et  chargeant  son 
valet  de  chambre  Fletcher  d'aller  trouver  lady  Byron  el  de  lui 
dire  :  «Tout...  tout...»  ;  mais  il  ne  fut  capable  d'articuler  aucune 
explication. 

Le  mystère  aurait  pu  nous  être  dévoilé,  sans  l'infidélité  de  Tho- 
mas Moore,  dépositaire  des  mémoires  du  noble  poète  :  mais  C8 
mystère  est  maintenant  scellé  sous  deux  tombe5. 

Les  rester  de  lord  Byron  furent  repoussés  de  Westminster  par  le 
clergé  anglican,  qui  eut  raison  dene  point  se  croire  digne  de  les  re- 
cevoir... On  les  a  déposés  à  Newslead,  dans  le  tombeau  de  ses  pères. 
Mais  elle  sera  la  première  des  nations  du  globe,  celle  qui  un  jour  les 
réclamera  pour  son  Panthéon.  ' 


OBUTRES  COMPLETES 


LORD    BYRON 


TRADUCTION  NOUVELLE  PAR  LOUIS  BARRÉ. 


LE    CORSAIRE. 


CHANT    PREMIER. 


I. 

«  Sur  les  vagues  joyeuses  de  la  mer  revêtue  d'un  sombre  azur, 
comme  elle,  nos  pensées  sont  sans  bornes,  et  nos  âmes  toujours  li- 
bres; aussi  loin  que  la  brise  peut  porter,  le  flot  se  couvrir  d'écume, 
elles  planent  sur  noire  empire,  conlemplent  une  patrie.  Voilà  nos 
rovauraes,  le  domaine  iliiinilé  sur  lequel  domine  notre  pavillon, 
sceptre  à  qui  tout  doit  obéir.  Notre  vie,  toujours  sauvage  et  turbu- 
lente, même  quand  elle  passe  de  la  lutte  au  repos,  nous  fait  trouver 
des  jouissances  dans  cbacune  de  ces  alternatives.  Et  ces  jouissances, 
qui  pourrait  les  décrire?  Ce  n'est  pas  toi,  esclave  des  voluptés,  toi 
dont  l'àme  faiblirait  au  sommet  croulant  des  vagues  :  ce  n'est  pas 
toi,  nolile  vaniteux,  élevé  dans  la  débauebe  et  l'indolence,  loi  que 
le  sommeil  no  repose  plus,  à  qui  le  plaisir  même  ne  sait  plus  plaire. 
Ob!  qui  pourrait  les  décrire,  ?auf  l'infatigable  pèlerin  de  ces  routes 
sans  traces,  dont  le  cœur,  habitué  à  ces  épreuves,  a  bondi  triom- 
phant sur  l'abîme  des  eaux,  et  gonflé  de  joie  et  d'ivresse,  a  senti  ses 
battements  s' accélérei' jusqu'au  délire?  Lui  seul  chérit  l'approche 
de  la  bataille  pour  la  bataille  même,  faisant  ses  délices  de  ce  que 
d'autres  appellent  danger  :  il  ambitionne  ce  que  le  lâche  s'empresse 
de  fuir,  et  quand  le  faible  s'évanouit,  il  s'émeut  seulement...  il  s'é- 
meut en  sentant,  dans  les  profondeurs  de  son  sein  agité,  l'espérance 
qui  s'éveille  et  le  courage  qui  s'enflamme.  Oh!  nous  ne  craignons  pas 
la  mort,  pourvu  que  l'ennemi  périsse  avec  nous...  pourtant  la  mort 
paraît  encore  plus  triste  que  le  repos...  N'importe  I  qu'elle  vienne 
quand  elle  voudra  :  en  attendant,  nous  épuisons  l'essence  même  de 
la  vie;  et  quand  on  a  perdu  celle-ci,  il  est  indifférent  que  ce  soit 
par  la  maladie  ou  par  l'épée.  Ou'un  être,  épris  de  sa  propre  décré- 
pitude, consente  à  se  cramponner  sur  sa  couche,  à  y  languir  des  an- 
nées dans  les  douleurs,  à  respirer  un  air  appesanti,  à  secouer  une 
tète  tremblante  :  pour  nous  le  frais  gazon,  et  non  le  lit  liévreuxl... 
Tandis  que  son  âme  s'exhale  lentement,  sanglota  sanglot,  les  nôtres, 
d'un  sculeQort,  d'un  seul  bond,  échappent  à  toute  contrainte.  Que 
son  cadavre  soit  fier  de  son  urne  de  marbre  et  de  son  étroit  caveau  ; 
que  ceux  que  fatiguait  sa  vie  lui  dorent  une  tombe  :  à  nos  morts,  des 
lai'mes  peu  nombreuses,  mais  sincères,  quand  l'Océan  s'entrouvre 
pour  les  ensevelir!  Pour  eux,  au  milieu  même  des  banquets,  de 
vrais  regrets  s'exhalent  de  la  coupe  rougissante,  et  des  libations 
couronnent  leur  mémoire.  Leur  courte  épitaphe  se  rédige .  à  la  fin 
du  jour  des  dangers,  quand  les  vainqueurs  partagent  les  ilépouilles 
el  s'écrient,  le  front  assombri  par  un  triste  souvenir:  Hélas!  com- 
bien les  braves  qui  out  succombé  seraient  jojeux  à  cette  heure  !  » 


IL 

Tel  était  le  cri  sauvage  qui  s' élevait  de  l'île  des  Pirates,  où  brillait 
uu  feu  de  bivouac;  tels  étaient  lessons  que  répétaient  en  frémissant 
les  échos  des  rochers,  et  qui  semblaient  des  chants  à  ces  oreilles 
grossières.  Dispersés  en  groupes  sur  le  sable  doré,  les  forbans 
jouaient,  riaient,  causaient  ou  aiguisaient  leurs  poignards,  qiiel(|ues- 
uns  choisissaient  leurs  armes;  chacun  reprenait  sa  lame  fidèle  et 
regardait  d'un  œil  indifférent  le  sang  qui  la  couvrait.  Ceux-là  tra- 
vaillaient à  réparer  leur  navire,  à  replacer  le  gouvernail  ou  les  avi- 
rons, tandis  que  d'autres  erraient  pensifs  le  long  du  rivage,  Los  plus 
occupés  tendaient  un  piège  à  l'oiseau  des  rochers  ou  étalaient  au 
soleil  les  filets  humides:  del  œil  avide  de  l'Espérance,  ils  cherchaient 
dan,-  la  moindre  tache  à  l'horizon  quelque  voile  éloignée,  se  rappe- 
lant l'un  à  l'autre  les  prodiges  de  cent  nuits  de  combat  et  se  deman- 
dant de  quel  côté  ils  iraient  chercher  une  proie  nouvelle.  —  De  quel 
côté?  qu'importe!  c'est  l'affaire  du  chef;  la  leur  est  de  croire  ([uc 
ni  la  proie  ni  les  dispositions  pour  la  saisir  ne  feront  défaut.  —  Mais 
ce  CHEF  quel  est-il  ?  Son  nom  est  connu  et  redouté  sur  maint  rivage; 
ils  n'en  savent,  ils  n'en  demandent  pas  plus.  11  ne  se  révèle  à  eux 
que  pour  commander  :  peu  de  mots ,  mais  un  regard ,  mais  un 
geste  ;  jamais  il  ne  vient  animer  de  sa  propre  gaité  leurs  joyeux  fes- 
tins :  mais  ils  lui  pardonnent  son  silence  en  faveur  de  ses  succès. 
Jamais  ils  ne  remplissent  pour  lui  la  coupe  empourprée;  elle  passe 
devant  ses  yeux  sans  qu'il  l'elUeure;  et  quant  aux  mets  de  sa  table,  le 
plus  grossier  de  la  troupe  les  dédaignerait  à  son  tour.  Le  pain  rus- 
tique,l'humble  racine  des  jardins  et  à  peine  un  de  ces  fruits,  luxe  de 
l'été,  apportent  à  ses  courts  repas  une  frugalité  que  supporterait  à  peine 
un  ermite.  iMais  tandis  qu'il  méprise  ainsi  les  plaisirs  grossiers  des 
sens,  son  âme  semble  se  nourrir  de  celte  abstinence  même.  «  Droit 
à  ce  rivage  !  »  et  la  voile  y  conduit.  «  Faites  ainsi  !  »  c'est  fait.  «  A 
vos  rangs  et  suivez-moi  !  »  le  butin  est  conquis.  Ainsi  l'acte  accom- 
pagne la  parole;  tous  obéissent  et  peu  s'enquièrent  de  ses  intentions: 
à  ceux-ci,  un  mot,  un  coup  d'œil  de  dédain,  montrent  assez  sa  colère; 
il  ne  daigne  point  s'expliquer  davantage. 


m. 

«  Une  voile  1  une  voile  I  »  c'est  l'espoir  d'une  prise  !  «  Quelle  na- 
tion? Quel  pavillon?  Que  dit  le  télescope?»  Ce  n'est  point  um-  prise, 
hélas  I  et  pourtant  ce  navire  est  bienvenu  :  l'étendard  rouge  de  sang 
flotte  au  gré  du  vent.  «  Oui,  c'est  à  nous,  c'est  un  vaisseau  qui  re- 
vient au  port.  Souffle  favorablement,  ô  brise!  ils  doivent  jeter  l'ancre 
avant  la  nuit.  »  Le  cap  est  doublé  :  la  baie  reçoit  cette  proue  qui  brave 
les  vagues.  Comme  elle  poursuit  fièrement  sa  noble  course  !  Ses 
blanches  ailes,  qui  jamais  ne  fuient  devant  l'ennemi,  semblent  la 
porter  sur  les  ondes,  qu'elle  parcourt  comme  un  oiseau  des  mers, 
en  défiant  les  éléments  conjurés.  Ah  !  qui  ne  braverait  le  feu  des 
combats,  qui  ne  braverait  le  naufrage,  pour  régner  en  monarque 
sur  le  peuple  qui  habite  ses  flancs  I 


LFS  VFII,l,r:i:s  MTTtRAIllKS  ILLUSTIIKES. 


IV. 

Lk  cAhlc  frùlc  nidomeiit  los  (lanes  du  vaisscai)  ;  ses  voiles  soul 
ri"|>lires  ;  il  se  balance  en  jclanl  I'ancro;  el  les  oisifs  qui  robsrrveiil 
(III  riNat'c  pi'uvciil  voir  le  canol  qui  «Icsreiul  ile  la  poupe  vilién.  L'oni- 
liircaiitin  csl garnie  d'liommcs,  pt  1rs  avirons  cack-iicés  la  diriRonl 
vers  la  plage,  jusi|u'Ji  ce  que  faqudlecflleure  rl  creuse  le  sable.  — 
Sailli!  cris  de  liieineiiue,  paroles  amii'alrs!  mains  qui  s'unissciil  et 
?.■  siTreiil  sur  la  gr^vc  ;  sourires,  questions  et  réponses  précipilùes; 
•  'lires cordiales  do  fêles  et  do  banquets! 


V. 

Les  nouvelles  se  répandent,  et  la  foule  s'arnafsc  pour  les  recueillir; 
parmi  les  sourds  murmures  et  les  bruyants  éclats  de  rire,  les  voi.x 
jdus  douces,  mais  inqii''<es,  des  femmes  se  font  entendre.  Les  noms 
îles  amis,  des  épnpv  .jes  amants,  sont  répétés  après  chaque  mot  : 
«  Oh  I  sont-ils  sai.isau  moins?  Nous  ne  demandons  point  vos  suc- 
cès :  mais  les  a'vi'rrons-nous?  entendrons-nous  leurs  voix  chéries? 
Quebiucparl  qu'ail  rugi  la  bataille,  que  les  vagues  aient  d''plo\6  leur 
fureur,  sans  dcnitc  ils  ont  l)ra\ciiicni  agi  ;  mais  Icsiuiels  d  entre  eux 
ont  survi'ru  ?  Qu'ils  se  hâtent  (K'  nous  apporter  I  elonnemeiit  et  la 
joie,  et  que  leurs  baisers  éloignent  le  doute  de  nos  paupières  ravies  1  » 


VI. 

«  Oii  est  le  chef?  nous  avons  un  rapport  h  lui  faire,  et  nous  crai- 
gnons de  vuir  bieniol  finir  cette  joie  qui  salue  notre  arrivée;  n'im- 
porte! elle  est  sincère,  elle  osl  douce  au  cœur,  cette  joie  passagère. 
Allons,  Juan  !  guide-nous  à  l'instant  vers  le  chef:  une  fois  que  nous 
l'aurons  salué,  nous  reviendrons  fèlcr  notre  retour,  et  chacun  ap- 
prenilra  ce  qu'il  désire  savoir.  »  Ils  montent  lentement  de  pics  en 
aijîmos  par  un  sentier  taillé  dans  le  roc,  jusqu'à  la  plale-fomie  où  la 
tour  de  garde  qui  domine  la  baie  s'élève  parmi  des  buissons  louD'us 
et  des  massifs  de  fleurs  sauvages  :  l'air  y  est  rafraîchi  par  des  .sources 
argentées,  qui  jaillissant  pleines  de  vie  de  leurs  bassins  de  granit  et 
provoquent  la  suif  h  s'assouvir  dans  leurs  flots  pétillants.  —  Là-bas, 
près  de  cette  grotte,  quel  est  cet  homme  isolé  dont  le  regard  plane 
sur  les  vagues?dans  une  aililude  pcpsive,  ilsereposesurson  sabre, 
qui  certes  est  rarement  un  bâton  d'appui  pour  cette  main  rougie  de 
sang?  (I  C'est  lui.  c'est  Conrad,  'Cul  maintenant  comme  toujours.  En 
a\aull  Juan,  en  avant!  annonce  nous.  Il  a  vu  le  navire...  Uis-lui 
que  nous  appurions  des  nouvelles  qu'il  lui  importe  de  connaitrc 
prorapteraent  :  nous  n'osons  approcher;  lu  connais  son  humeur 
quand  des  pas  étrangers  ou  non  désirés  viennent  troubler  sa  solitude.» 


ils  ne  résistent  point,  car  Conrad  l'a  voulu,  cl  qui  oserait  mettre  en 
quc-lioD  ce  que  Conrad  décide?  Iloiiiine  d'ls(dcmcnt  et  de  myslèic, 
h  peine  l'a-l-on  vu  sourire,  rarement  on  l'enlend soupirer;  sun  nom 
lerrilic  les  [dus  hanlis  de  sa  troupe  et  fail  pâlir  leurs  visas-'es  ba'-aiiés  : 
il  est  doué  de  la  puissance  dominatrice  qui  fascine,  entraîne  cl  fait 
frissonner  au  besoin  les  ctJDur»  vulgaires...  Qui'l  e-t  donc  ce  charme 
que  ces  hommes  indisciplinés  reconnaissent  cl  envient,  mais  contre 
lequel  ils  voudraient  lutter  en  vain?  Quel  lien  peut  .liiisi  cnck  liiier 
leiirfiii?...  Le  piiuvoir  d'' la  pensée,  la  magie  de  lintrlligencc;  pou- 
viiir  no  du  succès,  saisi  et  c^uiservé  par  ladri-sse,  qui  de  la  volonté 
d  un  seul  fait  un  mnule  pour  les  faiblesses  des  autres,  n'a;.'issant 
que  |iar  leurs  mains,  mais  se  parant  à  leur  insu  d<!  leurs  plus  bril- 
lants exploits.  Ainsi  gous  le  soleil,  a-l-on  toujours  vu  et  vcrra-l-on 
toujours  le  grand  nombre  travailler  pour  un  seul.  C'est  l'arrêt  do 
la  nature  ;  mais  que  le  faible  qui  travaille  ae  garde  d'accuser,  de  haïr, 
celui  qui  recueille  les  [iruduils.  Ohl  s'il  connaissait  le  poids  de  ces 
cliaincssplendides,  que  ses  humbles  douleurs  lui  paraîtraient  légcrcsl 


IX. 

Difl'érent  des  héros  des  races  antiques,  démons  par  leiifs  iicles. 
mais  dieux  par  leur  beauté,  Conrad  n'a  rien  dans  son  aspect  qui 
puisse  exciter  l'admiration,  sauf  le  fi'ii  qui  brille  sous  l'ombre  de  ses 
noirs  sourcils;  robuste,  mais  non  taillé  en  hercule;  d'une  taille  or- 
dinaire plutôt  que  gigantesque;  en  somme  néanmoins,  ceux  qui  ^ 
s'arrêtent  à  le  reganler  à  deux  fois  dislinguent  eu  lui  des  signes  que 
ne  porte  point  le  vulgaire  des  hommes  :  ils  le  conlemplent  cl  s'éton- 
nent de  leur  propre  impression...  et.  tout  en  lavouanl,  ils  n'en  peu- 
vent deviner  la  cause.  Ses  joues  sont  brûlées  du  soleil;  son  fioul  est 
haut  et  pâle,  mais  voilé  en  parlie  par  les  noirs  anneaux  de  son  abon- 
dante chevelure;  et  sa  lèvre  relevée  révèle  souvent  n;algré  lui  les 
hautaines  pensées  qu'il  réprime,  mais  qu'il  ne  peut  c.  i-her  lout-à- 
fail.  Bien  que  sa  voix  soil  douce  el  toute  son  apparence  calme,  on 
croit  cependant  y  démêler  quelque  chose  qui'  ne  voudr.  il  pas  lais- 
ser paraître.  Ses  trails  aux  lignes  profondes,  -  u\  teintes  i;h  ingeanlcs, 
atlirenl  à  la  fois  el  troublent  la  vue,  com.i  •  si  sous  la  pensée  téné- 
breuse s'agitaient  des  sentiments  terribles,  eais  encore  vagues;  mais 
s'il  en  est  ainsi,  personne  ne  le  peut  dire,  ,r  son  regard  iévère  ar- 
rête un  examen  ailentif.  l'eu  d'hommes  pcifraient  défier  la  rencontre 
de  son  œil  péni'-lrant;  et  quand  un  rcg.'  curieux  cherche  à  sonder 
son  cœur  ou  à  étudier  les  altérations  i'>;  son  teint,  il  sail  à  la  fois 
découvrir  le  dessein  de  l'observateur  e*  le  forcer  de  reporter  son 
attention  sur  lui-même,  de  peur  de  Uer  ses  propres  secrets  au 
lieu  de  pénétrer  ceux  de  Conrad.  Autour  de  sa  lèvre  se  joue  un  sou- 
rire inlernal  qui  excite  à  la  fois  la  rage  el  la  terreur,  el  partout  où 
tombe  le  sombre  regard  de  sa  haine,  I  Espérance  se  flétrit  ets'envole, 
la  Pitié  soupire  et  dit  adieu. 


Vil. 

Juan  s'approche  du  chef  et  lui  fait  connaître  le  vœu  de  ses  coiu- 
pagiions.  Celui-ci  n'ouvre  point  la  bouche,  mais  exprime  son  as^eii- 
liiiieut  par  ii»  signe.  Juan  appelle  les  autres;  ils  savanceul  ;  à  leur 
salut  le  chef  s  incline  légèrement,  mais  ses  lèvres  reslenl  luuetles. 
B  Ces  lellres,  chef,  sont  de  ce  Grec,  ton  espion,  qui  annonce  de  nou- 
veau que  le  bulin  ou  le  péril  sont  lout  proche  :  quelles  que  soient  ses 
iiiformalions,  nous  pouvons  annoncer  qu'en  oulre...  — Silence!  si- 
lence! »  t;'esl  ainsi  qu'il  arrête  leurs  inutiles  discours.  Klonnés,  hu- 
miliés, ils  se  retirent  à  l'écart  else  coiniuuniquenl  à  voix  basse  lours 
coiijeclurcs;  ils  épient  en  même  temps  son  regard  pour  observer 
riiiqire-ssion  que  font  sur  lui  les  nouvelles  annoncées.  iMais  comme 
s'il  les  devinait,  il  tourne  la  tête  de  eùlé  pour  cacher  son  émotion  et 
ses  craintes,  ou  seulemenl  par  orgueil,  el  parcourt  le  billet.  «  Mes  ta- 
blelics,  JuanI  écoule...  où  est  Gonzalvo?  —  Dans  le  navire  qui  est 
à  l'ancre.  —  Qu'il  y  reste...  (lorle-lui  cet  ordre...  cl  vous,  à  votre 
l)iisle  !  préparez  tout  pour  le  depart;  je  prendrai  le  commandement 
ce  soir.  — Ce  soir,  seigneur  Conrad.  —  Oui  :  au  coucher  du  soleil  :  car 
la  brise  doit  fraîchir  vers  la  lin  du  jour.  Mon  corselet,  mon  manteau; 
el  dans  une  heure  nous  sommes  en  roule.  Tu  prendras  ton  clairon. 
Veille  à  ce  que  les  ressorts  de  ma  carabine  soient  exempts  de  rouille 
et  ne  tronipent  pas  mon  adresse  :  que  le  Iranciiaiil  de  mon  sabre  d  a- 
boriiage  soit  bien  aiguisé  cl  que  la  garde  élargie  s  adaple  mieux  à 
ma  main.  L'armurier  devra  s'en  occuper  sur-le-cliarap;  car  d.ms  la 
dernière  aû'airc  celle  épée  a  plus  faiig'ié  mon  bras  que  n'a  f  lil  la 
résistance  de  lennemi.  "S'eillc  a  ce  que  l'on  tire  exaclciuenlle  cauou 
de  signal  quand  l  heure  du  ''éld  sera  expiree.  » 


Tous  s'incUneut  eu  signe  d'obcis.-'aiiLe,  el  se  relireul  silencieu- 
tcnienl.  dsl  alb-r  revoir  un  jicu  lot  le  désert  li^iide;  cl  pourtant 


Bien  faibles  sont  les  signes  extérieurs  des  fatales  pensées  :  le  de- 
dans, c'est  là  que  travaille  l'esprit  du  mal  !  L'amour  irahil  toutes  ses 
l'iiases  diverses;  la  haine,  l'ambition,  la  perfidie,  ne  se  manifestent 
que  par  le  même  sourire  plein  d'amertume.  Une  lèvre  bien  légère- 
ment contractée,  la  plus  faible  pâleur  répandue  sur  un  visage  étudié, 
indiquent  seul,  s  des  passions  jirofonde<;  et.  pour  observer  leurs  sym- 
ptômes, il  faudrait  voir  eu  restant  invisible.  Alors,  parcelle  marche 
précipitée,  par  cet  œil  qui  se  lève  fréqueuimeiil  vers  le  ciel,  par  ces 
mains  qui  s'étreignenl  convulsivement,  par  ces  pauses  soudaines  qui 
iiiterrouipent  l'agonie,  quand  le  coupable  se  redresse  el  croit  saisir 
auiour  de  lui  des  pas  indiscrets,  craignant  qu'on  ne  vienne  conieiu- 
pler  de  trop  près  ses  terreurs  ;  alors,  dans  toutes  ces  fibres  du  vi.-age 
que  tiraille  le  cœur,  dans  ces  explosions  de  scntimeiit  qui  se  renou- 
vellent et  se  fortifient  sans  cesse,  dans  ces  tres.saillemenls  soudains, 
ces  convulsions,  ces  luttes,  ces  frissons  el  ces  ardcure,  ces  rougeurs 
à  la  joue  et  ces  sueurs  au  fronl  ;  dans  tous  ces  symplôuie.s,  étranger! 
si  lu  le  peux  sans  trembler,  contemple  son  âme vois  quel  som- 
meil adoucit  ses  soulTrances,  vois  c,ra;i;e  ce  sein  flétri  dans  la  soli- 
tude et  l'abandon  sagite  sous  la  pensée  désolante  d'un  passé  qu'il 
exècre!  Contemple....  Mais  qui,  n'étant  qu'un  homme  lui-m ''me,  a 
jamais  vu  ou  verra  jamais  à  découvert  les  profondeurs  de  l'àme? 


XI. 

Cependant  Conrad  n'avait  pas  été  créé  par  la  nature  pour  con- 
duire une  bande  de  scélérats,  el  devenir  lui-niêuic  le  plus  dclesiablo 
inslrumcnl  du  crime.  Son  àiuc  avail  clé  altérée  avant  que  ses  atUia 
l'eusient  amené  à  conibaltrc  l'Iiomnie  cl  à  renier  le  ciel  Elevé  par 
le  inonde  à  l'école  du  dcsenchanleineul,  Irop  sage  dans  se-s  paroles  et 
trop  insensé  dans  sa  conduite,  trop  ferme  pour  céder  ci  trop  orgueil- 
leux pour  s'abaisser,  condamné  par  ses  vertus  même  au  rôle  de  oupe, 
il  maudit  ces  vertus  coionie  lu  eauSe  de  ses  maux  et  ne  maudit  pas 
l<!S  traîtres  qui  l'aritieul  perdu;  il  ne  vil  point  qu'en  plaçant  mieux  i>i-« 


(tt'UVUES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYUON. 


bienfails  il  aurait  conservé  son  propre  bonheur  et  les  moyens  de  faire 
encore  dos  iieureux.  Redouté,  honni,  calomnié,  quand  sa  jeunesse 
était  encore  diins  sa  force,  il  en  était  arrivé  à  délester  trop  profon- 
dément l'humanité  pour  sentir  les  remords,  et  il  prit  la  voix  de  son 
courroux  pour  un  appel  céleste  qui  lui  ordonnait  de  venger  sur  tous 
les  loris  de  quelques-uns.  Il  se  reconnaissait  coupahle,  mais  il  croyait 
que  les  aulres  ne  valaient  pas  même  le  portrait  qu'ils  faisaient  de  lui, 
et  il  méprisait  les  plus  sages  comme  des  hy[iocrites  qui  commettaient 
en  cachette  ces  mômes  actes  que  les  plus  hardis  se  permettent  ou- 
vertement. 11  se  savait  détesté,  mais  il  savait  aussi  que  ses  accusa- 
tours  s'inclinaient  et  Irerablaienl  devant  lui.  Abandonné,  furieux, 
égaré,  il  se  posa  en  être  inaccessible  à  toute  affection  comme  à  tout 
dédain  :  son  nom  pourrait  épouvanter  et  ses  actes  surprendre;mais 
ceux  qui  le  craignaient  n'oseraient  le  mépriser.  L'homme  foule  aux 
pieds  un  ver,  mais  il  s'arrête  avant  de  réveiller  tous  les  poisons  en- 
dormis du  serpent  replié  sur  lui-même;  le  premier  pourra  relever 
la  tète,  mais  non  venger  sa  blessure  ;  le  second  meurt,  mais  ne  laisse 
point  son  ennemi  vivant  ;  il  enlace  rapidement  les  membres  de  l'of- 
fenseur, et,  tant  qu'il  peut  mordre,  on  peut  l'écraser,  mais  non  le 
vaincre. 

XII. 

Nul  n'est  tout  mauvais  :  Conrad  conserve  un  doux  sentiment  qui 
s'agite  dans  son  cœur.  Souvent  il  s'est  raillé  des  hommes  trompés 
par  des  passions  bonnes  pour  les  sots  et  les  enfants  ;  et  pourtant  il 
lutt'.;  vainement  contre  une  passion  semblable,  cl  môme  en  lui  celte 
passion  réclame  le  nom  d'Amour.  Oui,  c'était  un  amour  inaliérable, 
inaltéré,  ayant  un  objet  dont  rien  n  avait  pu  le  détacher.  (Quoique 
les  plus  belles  captives  fussent  chaque  jour  offertes  à  ses  regards,  il 
ne  méprisait  pas  ces  femmes,  il  ne  recherchait  point  leurs  caresses, 
maisil  passait  froidement  auprès  d'elles;  quoique  mainie  beauté  lan- 
guit captive  dans  ses  chaînes  dorées,  aucune  d'elles  n'avait  pu  rem- 
plir une  de  ses  heures  les  plus  oisives.  Oui,  celait  de  l'amour,  si  l'on 
peut  appeler  ainsi  une  tendresse  éprouvée  par  les  tentations,  le 
malheur,  l'absence,  les  changements  de  climat,  et  enfin,  chose  plus 
rare  encore,  par  les  efforts  du  temps;  une  passion  que  n'ont  pu  at- 
trister ni  les  espérances  vaines,  ni  les  projets  détruits,  qu'aucune 
fureur  n'a  pu  troubler,  à  qui  la  maladie  elle-même  n'a  pu  arraclier 
un  murmure;  toujours  joyeuse  au  retour,  toujours  calme  au  dépari, 
de  peur  que  la  douleur  de  lamant  ne  brisât  le  cœur  de  l'amante; 
une  pareille  ten  dresse,  que  rien  n'avait  pu  étouffer,  que  rien  ne  me- 
naçait d'affaiblir,  ohl  si  l'amour  existe  parmi  les  raorlels,  c'était  là 
de  l'amour.  Conrad  était  un  grand  coupable,  tous  ses  actes  étaient 
criminels;  mais  non  cette  passion  toute  puissante  qui,  de  toutes  les 
vertus  la  plus  aimable,  était  la  seule  que  le  crime  lui-môme  n'avait 
pu  éteindre. 

XIII. 

Il  resta  un  moment  immobile,  jusqu'à  ce  que  ses  compagnons,  qui 
regagnaient  le  vallon  à  la  hâte,  eussent  disparu  au  premier  détour 
du  chemin.  «  Ktranges  nouvelles!  j'ai  vu  bien  des  dangers,  et  je  ne 
sais  pourquoi  celui-ci  m'apparaît  comme  le  dernier.  Mais  quoique 
mou  cœiir  abandonne  l'espoir,  il  restera  inaccessible  a  la  crainte, 
et  mes  soldats  ne  me  verront  point  faiblir  :  c'est  un  coup  désespéré 
que  d'aller  au-devant  de  l'ennemi,  mais  ce  serait  une  mort  plus  sûre 
d'allendre  qu'il  vînt  nous  traquer  ici  et  nous  i)ous«er  vers  une  ruine 
inévitable.  Si  mon  plan  peut  s'accomplir,  si  la  foriune  nous  sou- 
rit, il  sera  versé  des  larmes  autour  de  noire  bûcher  funéraire.  Oui, 
qu'ils  dormenll  que  leurs  rêves  soient  paisibles!  le  matin  ne  les  a 
jamais  réveillés  par  des  feux  aussi  brillants  que  celui  qui  s'allumera 
celle  nuit  (sois-nous  seulement  favorable,  ô  brise!)  pour  réchauffer 
ces  tardifs  vengeurs  de  la  paix  des  mers.  Chez  Médora,  mainlenanti 
Oh!  mon  faillie  coeur,  puisse  le  cœur  de  Médora  ne  point  s<ml'- 
frir  un  poids  pareil  à  celui  qui  t'oppresse!  Et  pourtant,  jetais 
brave  ...  pauvre  sujet  d'orgueil,  ici  où  l'on  ne  voit  que  des  braves. 
L'insecte  lui-même  pique  bravement  pour  défendre  ce  qui  lui  est 
cher.  Ce  courage  vulgaire  que  nous  partageons  avec  la  brulc,  et 
dont  le  désespoir  seul  inspire  les  redoutables  efforts,  mérite  peu 
d'estime.  Mais  je  \isais  à  de  plus  nobles  résultats  :  j'ai  habitué  ma 
petite  troupe  à  se  mesurer  froidement  contre  de  nombreux  ennemis  ; 
longtemps  j'ai  guidé  mes  soldats  de  telle  sorte  que  leur  sang  ne 
coulai  point  en  vain...  Maintenant,  plus  de  milieu  :  il  faut  vaincre 
ou  périr.  Eh  bien  !  soit  ;  je  ne  regretle  point  de  mourir,  mais  de  con- 
duire ainsi  mes  compagnons  à  un  combat  où  toute  relraite  leur  sera 
impossible.  Depuis  longtemps  je  m'occupe  peu  de  mou  sort;  mais 
mon  orgueil  souffre  de  donner  ainsi  dans  le  piège.  Esl-ce  là  de-)'ha- 
bileté,  du  savoir?  jouer  sur  un  seul  dé  l'espérance,  le  pouvoir  et  la 

vie!  Oh,  destin  I Conrad,  accuse  ta  folie  et  non  le  destin le 

r  deslin  peut  encore  te  sauver;  il  n'est  poini  Irop  tard.  » 

XIV. 

ils'enlreiiiil  de  la  sorte  avec  lui-aièmo,  jusqu'à  ce  qu'il  eùtaltcini 


le  sommet  de  la  colline  que  couronnait  sa  tour...  Là,  il  s'arrête  sur 
le  seuil,  car  il  reconnaît  celtj  voix  tendre  et  mélancolique  qu'il  ne 
croit  jamais  avoir  entendue  trop  souvent.  Les  sons,  quoique  doux, 
se  répandent  au  loin  à  travers  le  grillage  de  la  haute  fenêtre  ;  et  voici 
l'air  que  chaulait  le  bel  oiseau  captif. 


Ce  tendre  secret  habite  au  plus  profond  de  mon  âme,  solitaire  et 
caché  pour  toujours,  sauf  quand  mon  cœur  se  soulève  pour  répon- 
dre à  ton  cœur,  puis  tout  tremblant  rentre  dans  son  silence. 


Là,  au  centre  de  ce  cœur,  brûle  lentement  la  flamme  d'une  lampe 
sépulcrale,  éternelle,  mais  invisible;  les  ténèbres  du  désespoir  ne 
peuvent  l'étoull'er,  quoique  ses  rayons  soient  maintenant  plus  inu- 
tiles que  jamais. 

3. 

Garde  mon  souvenir!  Ohl  ne  passe  pas  devant  ma  tombe  sans 
une  pensée  pour  celle  dont  les  restes  sont  cachés  là;  la  seule  dou- 
leur que  mon  âme  ne  puisse  braver,  ce  serait  de  trouver  l'oubli  dans 
la  tienne. 

4. 

Ecoute  cet  accent  profond,  le  plus  faible,  le  dernier  :  la  Vertu  ne 

peut  défendre  de  regretter  les  morts donne-moi  donc  la  seule 

chose  que  je  t'aie  jamais  demandée  :  une  larme,  la  première,  la  der- 
nière, la  seule  récompense  de  tant  d'amour. 

Il  franchit  le  seuil,  Iraversa  le  corridor  et  arriva  au  salon  au  mo- 
ment môme  où  la  mélodie  finissait  ;  «  Ma  chère  Médora,  ton  chant 
est  bien  trisle.  —  En  l'absence  de  (Conrad,  voudrais-tu  qu'il  fût 
joyeux?  Quand  lu  n'es  point  là  pour  eniendre  ma  voix,  elle  doit 
encore  révéler  mes  pensées,  mon  âme  entière;  chacun  de  mes  ac- 
cents est  l'écho  de  mon  pauvre  cœur,  et  mon  cœur  ne  pourrai!  se 
taire  quand  même  mes  lèvres  seraient  muettes!  Oh!  pendant  com- 
bien de  nuits,  étendue  sur  ma  couche  solitaire,  les  terreurs  de  mes 
rêves  ont  prêté  au  vent  les  ailes  de  la  tempête,  et  pris  le  souffle  qui 
caressait  doucement  tes  voiles  pour  le  uiurniure  précurseur  de  la 
rafale  :  son  faible  bruissement  me  semblait  un  chant  sombre  et  pro- 
phétique, pleurant  sur  ton  cadavre  qui  flottait  au  gré  des  vagues. 
Je  me  levais  pour  ranimer  le  feu  du  signal,  de  crainle  que  des  agents 
moins  fidèles  n'en  laissassent  expirer  la  flamme.  Pendant  de  longues 
heures  sans  repos,  j'observais  attentivement  les  étoiles,  et  enfin 

l'aube  arrivait et  tu  étais  toujours  loin  de  moi.  Oh!  alors,  comme 

le  frisson  matinal  glaçait  ma  poitrine  !  comme  le  jour  se  levait  sombre 
à  mes  regards  troublés!  Je  regardais  et  regardais  encore,  et  mes 
pleurs,  mes  promesses,  mes  vœux,  ne  pouvaient  faire  paraître  un 
navire.  Aujourd'hui,  enfin....  il  était  midi....  je  pus  saluer  et  bénir 
un  màt  qui  vint  frapper  ma  vue  :  il  s'approchait;  hélas!  il  passa 
outre.  Un  autre  vint...  Dieu!  c'était  le  tien.  Oh!  que  de  pareils  jours 
no  reviennent  plus!  mon  Conrad!  Ne  voudras-tu  doue  jamais  con- 
naître les  douceurs  de  la  paix?  Certes,  tu  as  plus  qu'une  fortune 
vulgaire,  et  plus  d'un  séjour  aussi  beau  que  celui-ci  t'invite  à  y  ter- 
miner les  courses  errantes.  Tu  le  sais,  ce  n'est  pas  le  péril  que  je 
crains,  je  ne  tremble  que  quand  tu  n'es  pas  ici,  et  alors  même  eu 
n'esl  point  pour  ma  vie,  mais  pour  celle  qui  m'est  bien  plus  ciière, 
et  qui,  n'aspirant  qu'aux  combats,  se  dérobe  sans  ce?se  à  l'amour. 
Chose  étrange  que  ce  cœur,  si  tendre  envers  moi,  se  plaise  à  com- 
battre la  nature  et  .«es  plus  doux  penchants  ! 

—  Oui,  chose  étrange,  en  effet!  ce  cœur  est  changé  depuis  long- 
temps :  on  l'a  foulé  aux  pieds  comme  un  ver;  il  s'est  vengé  comme 
un  serpent;  il  ne  lui  reste  point  sur  la  terre  d'autre  espoir  que  ton 
amour,  et  jamais  un  éclair  de  pitié  n'est  venu  briller  pour  lui  du 
haut  des  cieux.  Ce  que  tu  condamnes  en  moi ,  celte  haine  envers  les 
hommes  est  aussi  mon  amour  pour  toi  :  sentiments  tellement  con- 
fondus dans  mon  àme  que  ,  si  on  les  sépare  .  ils  mourront  tous  les 
deux;  je  cesserai  de  t'aimer  le  jour  où  j'aimerai  l'humanité.  Alais 
ne  crains  rien  :  le  passé  t'assure  que  mon  amour  vivra  dans  l'avenir. 
Toutefois,  ô  Médora  !  raffermis  Ion  noble  cœur  :  à  cette  heure  encore, 
il  faut...  ce  n'est  pas  pour  longtemps.,    il  faut  nous  séparer. 

—  Nous  séparer,  à  cette  heure  '  Mon  cœur  l'avait  prévu  :  ainsi  se 
flétrissent  mes  rêves  féeriques  de  bonheur.  Partir  à  cette  heure,  cela 
ne  se  peut!  Ce  navire  à  peine  a  jeté  l'ancre  dans  la  baie:  l'autre 
est  encore  eu  mer  ;  et  1  équipage  a  besoin  de  repos  avant  de  nou- 
velles fatigues.  Mon  amour!  tu  te  moques  de  ma  faiblesse .  cl  tu 
cherches  à  endurcir  mon  cœur,  avant  l'instant  où  il  doit  être  frappé  ; 
mais  ne  joue  pas  davantage  avec  ma  douleur,  une  pareille  gaîté  fait 
plus  de  mal  que  n'en  ferait  un  véritable  chagrin.  Tais-toi,  Conrad  ! 
Cher  Conrad!  viens  partager  le  festin  que  je  me  suis  plu  à  te  pré- 
parer :  léger  labeur  que  de  rassembler  et  d  orner  ta  frugale  nourri- 
ture !  vois,  j'ai  cueilli  le  fruit  que  j'ai  cru  le  meilleur,  et  qnand  j'avais 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRÉE3. 


Irop  il  rli(ii-.ir,  iiicMliiiic  tuais  rliarimV,  jt.i  pri<  ni  iiirm»!  Iiviips  le 
plus  Ijimu.  Trciis  fois  j  ai  Ki'«vi  la  colline  iiour  chercher  la  source  la 
plus  fraîche  :  ton  sorhol  ce  soir  doit  le  plaire  ;  vois  comuic  il  hrille 
dans  son  vase  de  neige.  La  joueuse  essence  de  la  vigne  ne  réchaulTe 
jamais  Ion  sein,  loi,  qui  es  plus  s6>èrc  (|u'un  musulman  quand  la 
coupe  circule  :  oh!  ne  pense  pas  que  je  veuille  l'en  hl;\mer:  je  ine 
r<^jouis,  au  coniraire.  de  celle  sohriclé  de  goùls  que  d'autres  cotisi- 
dèrcnl  comme  une  privation  que  tu  lini|ioses.  .Mais  viens  :  la  tahie 
rsl  prOtc;  la  lampe  d'argent  esl  icmidie  et  ne  craint  pas  les  vapours 
du  soir.  Mes  jeunes  suivantes  assisteront  au  repas  et  se  ioiiidnml  h 
moi  pour  former  des  danses  ou  pour  éveiller  la  voix  de  1  harmonie  ; 
ou  bien  ma  guitare,  ipie  lu  aimes  à  entendre,  pourra  calmer  et  as- 
soupir les  sens;  ou  enfin,  si  ton  oreille  dédaigne  ses  accords,  nous 
ri'lironscelle  liisluire  con- 
tée par   l'Aric.sle,   de   la 
belle  Olvmpia  tanl  aimée         i 
et  si  tristement  délaissée. 
Certes,  si  tu  me  quittais 
maintenant  ,    lu  surpas- 
serais  en    cruauté   celui 
qui  manqua  de  foi  à  celte 
pauvre     (lanioiselle  ,    et 
même  cet  autre  perfide... 
lu  sais  :  je  l'ai  vu  sourire, 
un  jour  où  la  sérénité  du 
ciel  nous  permit  d'aperce- 
voir l'île  d'Ariadne,  (pie 
je  le  montrai  du  haut  de 
ce  rocher;  et   en  même 
temps,  h  moilié  riante  et 
craignant  à  moilié  que  ce 
doute  ne  vint  à  se  réaliser 
un  jour,  jeté  dis  :  «Ainsi 
('onrad  doit  m'abandoii- 
ner   un  jour   dans  mon 
île  !  »  et  Conrad  m'a  Irom- 
l)ée,  car  il  est  revenu  en- 
core. 

—  Encore  I  encore  I  cl 
il  reviendra  encore,  ô  mon 
amour!  s'il  lui  reste  quel- 
que vie  sur  la  terre  et  quel- 
que espérance  au  ciel ,  il 
reviendra  vers  loi...  .Afais 
l'aile  du  temps  redouble 
de  vitesse  et  nous  amène 
l'heure  du  départ.  Pour- 
quoi partir?  Pour  quels 
lieux?  A  quoi  bon  te  le 
(lire  main  tenant,  puisque 
tout  doit  finir  par  ce  ti  isle 
mot,  Adieu!  Kt  pciit-êlre 
voudrais-je,  si  le  temps  le 
permettait,  te  dévoiler... 
Mais  ne  crains  rien  :  je 
n'ni  point  affaire  h  de  fi)r- 
midables  ennemis;  cl  une 
garde  plus  forte  que  do 
coutume  veillera  ici  pour 
résistera  une  soudaine  at- 
taque ou  soutenir  un  long 
siège.  D'ailleurs,  lu  n'es 
pas  seule,  quoique  ton 
proleclcursoitabsent;  nos 
matrones  et  les  jeunes 
suivantes  restent  avec 
toi  ;  et  que  cette  pensée  le 
rassure,  quand  nous  nous 

retrouverons,  la  sécurité  doublera  les  charmes  du  repos.  Ecoutons... 
C'est  le  son  aigu  du  cor...  Juan  a  fait  entendre  le  signal.  Un  baiser... 
un  encore...  encore.  Oh  !  adieu  !  » 

Elle  se  lève,  elle  s'élance  ;  elle  le  serre  dans  ses  bras,  et  cachant 
9a  figure  dans  le  sein  de  son  amant,  elle  seul  un  cœur  battre  sous 
ses  lèvres.  Il  voudrait  plonger  son  mâle  regard  dans  les  beaux  yeux 
de  Médora,  dans  ces  yeux  d'un  bleu  si  profond  ;  mais  il  n'ose  re- 
lever cette  tôle  (pii  néchit  dans  l'agonie  sans  pouvoir  répandre  une 
larme.  Les  longs  cheveux  blonds  de  l'amante  flottent  sur  les  bras 
qui  la  soutiennent  dans  loui  le  désordre  de  la  beauté  éplorée.  Ce 
eein  qu'habile  limage  de  Conrad  bal  à  peine,  tellement  rempli  de 
douleur  qu'il  en  deumil  insensible.  Ecoute!  voici  l'appel  du  canon 
qui  retentit.  Comme  un  tonnerre,  il  annonce  que  le  soleil  se  couche; 
et  Conrad  maudit  le  soleil  comme  un  insensé.  Il  presse,  il  presse 
encore  sur  son  sein  cette  femme  qui  lavait  silencieusement  enlacé, 
qui  tout  à  l'heure  le  caressait  en  l'implorant.  11  porte  en  chancelant 
Ûédora  sur  sa  couche,  et  la  contemple  un  moment,  comme  s'il  ne 


Répartis  en  groupes  sur  le  sable  doié,  les  pirates  jouent,  boivent.... 


devait  plus  la  revoir;  il  seul  bi'ii  en  re  moment  que  la  terre  pour 
lui  ne  contient  qu'elle  seule  :  il  baise  son  front  glacé,  bc  détourne 
et  Conrad  est  parli.  ' 

XV. 

«  Esl-il  parti  ?  »  Dans  sa  solilude  soudaine,  combien  de  fois  va  «o 
présenter  cette  terrible  question  :  «  A  peine  un  instant  s  est  écoulé  ; 
il  était  la!  lA  m.iinlenanl...  »  Elle  s'élance  hors  de  la  tour,  cl  alors 
seulement  ses  larmes  coulent  en  liberie  ;  elles  lombent,  larges,  bril- 
laiites  et  pressées,  sans  même  (lu'elle  les  .sente;  mais  ses  lèvres  se 
refusent  encore  fi  répéter  «  Adieu.  »  Car  ce  mol,  quoi  (pie  nous  y  ren- 
fermions de  promesses,  d'espérance,  d;  foi,  ce  mot  fatal  ne  contient 

que  le  désespoir.  Déjà  sur 
chaque  Irait  de  cette  fi- 
gure immobile  cl  pâle,  le 
chagrin  a  marque  une 
empreinte  que  le  temps 
ne  pourra  jamais  cn"acer  : 
ses  grands  yeux  pleins 
d'amour,  ses  yeux  d'un 
bleu  si  tendre,  se  glacent 
à  force  de  conlcm|)ler  le 
vide.  Mais  tout-à-coup  ils 
jiarviennent  à  saisir,  et  à 
quelle  distance,  hélas  !  li- 
niage  h  peine  entrevue 
du  fugitif  :  cl  alors  ce  re- 
gard redevient  mobile;  la 
frénésie  semble  couler  à 
flols  à  travers  ses  cils 
longs,  noirs  et  brillants, 
parmi  ces  sources  d'une 
onde  amère  ,  sources  qui 
se  reiiouvelleronl  si  sou- 
vent. «  H  est  parti  !  »  Sa 
main  rapide  cl  convul- 
sive se  fixe  sur  son  cœur, 
puis  se  lève  suppliante 
vers  le  ciel.  Elle  regarde 
encore  vers  le  rivage,  et 
voit  dresser  Je  mât  :  clic 
voit  hisser  la  blanche  voi- 
le... elle  n'ose  plus  regar- 
der davantage;  mais  ren- 
trant l'âme  navrée  sous 
le  portail  de  la  tour  :  «  Ce 
nesl  point  un  songe,  dil- 
clle,  et  mon  malheur  est 
complet.  » 


XVI. 

Descendant  de  roc  en 
roc,  Conrad  se  hâte  d'un 
air  sombre  cl  ne  tourne 
pas  une  seule  fois  la  tôle; 
mais  il  frémit  chaque  fois 
que  les  détours  de  la  rou- 
le présentent  à  ses  yeux 
ce  (lu'il  ne  voudrait  pas 
revoir,  sa  demeure  soli- 
taire, mais  charmante, 
placée  sur  le  sommet  d'où 
elle  le  salue  la  première 
quandilrcvieiildelahaule 
mer; et  puis,  Médora,  sa 
douce  et  mélancolique  étoile,  l'astre dontlesbrillants  rayons léclai- 
rentdansles  régions  lointaines.  Il  ne  doitpoinlla  regarder;  il  nedoit 
plus  penser  à  elle;  car  rester,  c'est  dormir  sur  le  bord  de  l'abimc. 
Un  moment  néanmoins,  il  est  tenté  de  s'arrêter  et  d'abandonner  sa 
vie  au  hasard  et  ses  projets  aux  vagues...  Mais  non,  il  n'en  peut  être 
ainsi  ;  un  chef,  digne  de  ce  titre,  peut  s'attendrir,  mais  non  se  chan- 
ger en  traître  pour  les  i)leursd'iine  femme.  Enfin  il  revoit  son  navire  ; 
il  admire  combien  le  vent  est  favorable,  et  il  rassemble  froidement 
toute  sa  force  d'ànic.  Alors  il  hâte  de  nouveau  ses  pas,  et  lorsqu'il 
entend  vibrer  .'i  ses  oreilles  le  bruit  des  apprêts,  les  murmurer  em- 
pressés, le  tumulte  du  rivage,  les  cris,  les  signaux  et  les  avirons  qui 
brisent  l'onde  ;  (piand  il  voit"  le  mousse  grimper  au  mât,  l'ancre  sortir 
des  flols.  les  voiles  se  développer  lout  entières,  les  mouchoirs  s'agiter 
sur  la  rive  en  signe  d'adieu  pour  ceux  qui  vont  braver  les  flols,  cl 
quand  il  aperçoit  surtout  le  pavillon  sanglant  livré  à  la  brise,  alors  il 
s'étonne  que  son  cœur  ail  pu  paraître  si  faible.  Les  yeux  en  feu ,  la 
poitrine  remplie  d'une  ivresse  sauvage,  il  se  sent  redevenu  lui-même: 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  LiYUON. 


alors  il  bondit,  il  vole  jusqu'à  ce  qu'il  ait  atteint  la  limite  oii  finit  la 
penle  de  la  colline  et  où  commence  la  prève...  Là  il  modère  sa  course 
et  s'arrête,  moins  pour  respirer  la  fraîcheur  de  la  brise  qui  monte  de 
la  mer  que  i)our  reprendre  la  gravité  de  sa  demarche  habituelle  et 
ne  point  se  présenter  haletant  et  troublé  aux  yeux  de  sa  troupe.  Car 
Conrad  savait  faire  plier  la  foule  devant  lui  à  l'aide  de  ces  artifices 
qui  sont  un  voile  et  souvent  un  bouclier  pour  l'orgueil  :  il  avait  ce 
port  allier,  celle  expression  de  froideur  qui  semble  ne  vouloir  point 
se  montrer  cl  qui  terrifie  quand  on  l'aperçoit,  cet  aspect  imposant 
et  ce  regard  sérieux  qui  repoussent  une  indiscrète  familiarité  sans 
manquer  à  la  courtoisie  :  c'est  parla  qu'il  forçait  l'obéissance  Mais 
voulait-il  gagner  les  cœurs  ;  il  savait  si  bien  se  détendre  que  l'affec- 
tion chassait  bientôt  la  crainte  chez  ceux  qui  l'écoutaient  :  les  pré- 
sents que  d'autres  au- 
raient employés  n'au- 
raient point  eu  l'efficacité 
de  sa  voix  dont  la  grave 
et  douce  mélodie  retentis- 
sait dans  tous  les  cœurs, 
comme  un  écho  du  sien. 
Mais  ce  n'était  point  là  sa 
manière  habituelle  :  il 
songeait  moins  à  séduire 
qu'à  subjuguer  :  les  mau- 
vaises passions  de  sa  jeu- 
nesse lui  avaient  appris  à 
préférer  l'obéissance  à 
l'afiection. 


xvn. 

Sa  garde  se  range  en 
bon  ordre  autour  de  lui; 
.luan  se  présente  devant 
le  chef  «  Tout  le  monde 
est-il  prêt?  — Tous  sont 
embarqués  :  le  dernier 
canot  n'attend  plus  que 
Je  capitaine.  —  Mon  épée! 
mon  manteau  !  »  Aussitôt 
son  baudrier  est  bouclé 
fermement  sur  une  épau- 
le ,  le  manteau  est  jeté 
légèrement  sur  l'autre. 
«  Qu'on  appelle  Pedro!  » 
Pedro  vient,  et  Conrad 
répond  à  son  salut  avec 
toute  la  courtoisie  qu'il 
daigne  montrer  à  ses  afti- 
dés  :  «  Reçois  ces  labletles 
et  consulte-les  soigneu- 
sement :  les  paroles  qui 
y  sont  inscrites  te  révé- 
leront l'élat  des  choses  et 
toute  ma  confiance  en 
toi;  double  la  garde,  et 
quand  le  navire  d'Anscl- 
mo  reviendra,  communi- 
que-lui ces  ordres.  Dans 
trois  jours ,  si  la  brise 
nous  est  favorable ,  le 
soleil  éclairera  noire  re- 
tour ;  jusque-là  que  la 
paix  t'accompagne!  » 

Sur  ces  mots  il  serre 
la  main  de  son  compa- 
gnon   de    piraterie  ,    et 

d'un  air  hardi ,  il  saute  dans  le  canot.  Aussitôt  les  avirons  fendent 
l'onde,  et  les  vagues,  étincelant  sous  le  coup,  jettent  en  se  brisant 
un  éclat  phosphorique.  Ils  ont  gagné  le  vaisseau;  le  capitaine  est 
sur  le  lillac  ;  le  sifflet  aigu  retentit  ;  tous  se  mettent  à  la  manœuvre. 
Conrad  remarque  avec  bonheur  avec  quelle  docilité  le  navire  obéit 
au  gouvernail,  quelle  agilité  déploie  tout  l'équipage;  et  il  daigne 
l'en  féliciter:  son  regard  pleiu  d'orgueil  va  se  tourner  vers  le  jeuno 
Gonzalvo...  Mais  pourquoi  Conrad  a-t-il  frémi?  Quel'e  tristesse  in- 
térieure semble  le  saisir  tout-à-coup  ?  Hélas  !  son  regard  a  rencontré 
le  rocher  et  la  tour,  et  pour  un  moment  il  revoit  la  scène  du  départ. 
Elle,  sa  Médora  ..  aperçoit-elle  le  navire?  Oh  I  jamais  il  ne  l'aima 
moitié  autant  qu'à  celle' heure!  Mais  il  reste  beaucoup  à  faire  avant 
l'aube...  Il  se  maîtrise,  se  détourne,  et  descend  dans  la  cabine  avec 
Gonzalvo  à  qui  il  communique  son  plan  ,  ses  moyens  et  son  but. 
Devant  eux  brûle  une  lampe  et  s'étend  une  carte  avec  tous  les  in- 
struments qui  servent  à  l'art  nautique  :  leur  entretien  se  prolonge 
jusqu'au  quart  de  minuit  ;  pour  des  cœurs  inquiets,  quelle  veille 


GonraL',' 


parut  jamais  trop  prolongée  ?  Cependant  la  brise  constante  soufflait 
toujours  dans  un  ciel  serein,  et  le  vaisseau  glissait  sur  les  ondes 
cdiiime  le  faucon  dans  l'air.  Ils  franchissaient  rapidement  les  hauts 
promontoires  des  îles  ([ui  se  trouvaient  sur  leur  route,  afin  de  gagner 
le  port  longtemps  avant  le  sourire  du  matin  :  et  bientôt  la  lunette 
de  nuit  reconnaît  au  fond  de  la  baie  étroite  le  havre  oii  se  tiennent 
les  galères  du  Pacha.  Ils  comptent  chaque  voile  et  observent  les 
feux  à  demi  éteints  des  navires,  marques  de  l'imprudente  sécurité 
des  musulmans.  Le  navire  de  Conrad  passe  sans  être  signalé  près 
des  vaisseaux  ennemis,  et  jette  l'ancre  au  lieu  choisi  pour  son  em- 
buscade, derrière  un  cap  qui  se  projette  et  dessine  sur  le  ciel  sa 
forme  rude  et  fantastique.  Alors  les  pirales  s'apprêtent:  il  n'est  pas 
besoin  pour  cela  de  les  réveiller  :  ils  sont  armés  pour  combattre  soit 

à  terre,  soit  sur  les  flots. 
Conrad  ,  appuyé  sur  le 
bord  du  navire  et  penché 
sur  l'abîme  écumant,  leur 
parle  d'une  voix  calme... 
<A  III  pourtant  il  leur  parle  de 


CHANT    IL 

l. 

Dans  la  baie  de  Coron 
flottent  cent  galères  rapi- 
des; à  travers  les  vitraux 
du  sérail   de  Coron,   on 
voit   briller  les  lampes  ; 
car  Séid,  le  pacha, donne 
une  fêle  celle  nuil  :  une 
fête  en  l'honneur  du  tri- 
omphe   qu'il    se    promet 
dans  l'avenir,    quand   il 
ramènera  à  sa  suite  les  pi- 
rates  encbainés  ;    il    l'a 
juré  par  Allah  et  par  son 
épée,  et  fidèle  à  son  fir- 
man et  à  sa  parole,  il  a 
rassemblé  le  long  de  la 
côte  les  navires  qu'il  a 
fait  venir  de  toutes  paris. 
Nombreux  sont  les  équi- 
pages; bruyants  sont  les 
cris  d'orgueil   qui   s'élè- 
vent parmi  eux  ;  déjà  ils 
se  partagent  les  captifs  et 
les    dépouilles,    quelque 
éloigné  que   soit  encore 
l'ennemi  qu'ilsméprisenl: 
ils  n'ont  qu'à  met're  à  la 
voile  ;   nul    doule   qu'au 
premier  lever    du  jour, 
ils  ne  voient  les  pirates 
dans  les  fers  et  leur  re 
paire  envahi.  Cependant 
les  gardes  de  nuit  peu- 
ventdormir,  s'il  leur  plaît, 
et  non-seulement  atten- 
dre pour  s'éveiller  le  mo- 
ment du   combat ,    mais 
tuer    d'avance    l'ennemi 
dans  leurs  rêves.  Tous  ceux  que  ne  retient  pas  le  service  se  disper- 
sent sur  la  côte  et  vont  exercer  leur  bouillanle  valeur  sur  les  Grecs  de 
la  contrée  ;  oh  I  quel  exploit  glorieux  pour  le  brave  en  turban,  que 
de  tirer  le  cimeterre  et  d'eflVayer  un  esclave!  Aujourd'hui  le  Turc  se 
contente  de  piller  la  demeure  des  opprimés;  son  liras  est  fort,  mais  il 
se  montre  débonnaire;  il  ne  daigne  point  verser  de  sang,  parce  qu'il 
en  a  trop  le  pouvoir.  A  moins  qu'un  joyeux  caprice  ne  l'engage  à 
frapper  pour  s'entretenir  la  main  en  attendant  l'ennemi,  la  joie,  les 
festins  et  la  débauche  lui  suffisent  pour  charmer  les  heures  du  soir; 
et  lesesclaves  qui  veulent  garder  leur  tête  n'ont  pour  cela  qu'à  sou- 
rire, à  ofl'rir  à  la  voracité  dus  musulmans  ce  qu'ils  ont  de  meil- 
leur, et  à  retenir  leurs  malédictions  tant  que  le  rivage  n'est  pas 
débarrassé  d'eux. 

II. 

Séid,  coiffé  de  son  turban ,  est  assis  dans  la  partie  la  plus  élevée  de 


10 


u:s  VEILLÉES  litti^-RAihes  illustiu-;es. 


sa  prando  ?allc  ;  aiilmir  do  lui,  sont  les  chefs  à  la  longue  barbe  qu'il 
(liiil  puitlcran  rombal.  l.c  banque!  ai'bevé,  le  dernier  pilaw  enlevé, 
ou  (lit  que  le  pacha  use  s'abreuver  des  liqueurs  dcfiMidMC!,  quoique 
les  esclaves  pn'senlcul  h  la  ronde  au  reste  de  rassemblée  ,  sclnu 
l'usage  des  rigides  musulmans,  la  sitbre  essence  des  grains  d'Arabie  ; 
les  longues  chilmuques  r('pandenl  leui-s  nuages  dans  la  Siillc,  et 
les  aliui's  dansent  au  son  d'une  musuinc  s.uivage.  Le  m:Uin,  en 
se  levant ,  verra  les  chefs  s'embarquer;  itiais  les  \agues  sont  quel- 
(piefnis  pi-rlidcs  pendant  la  nuit  ;  et  les  joyeux  convi\es  dormimnl 
plusiranipiiilcinent  sur  leurs  cnuches  de  soie  que  sur  le  rud.-  tilliic. 
On  s  amuse  ici  tant  qu'on  peut;  on  ne  combattra  que  quand  il  le 
faudra,  cl  moins  encore  pour  la  victoire  mftme  que  pour  I'lmnneur 
du  Coran  :  et  cpendanl,  le  nombre  des  soldats  du  pacha  jusiilie  et 
au-deU'i  son  orgueilleuse  confiance. 

IIL 

L'esclave  chargé  de  veiller  en  dehors  de  la  porte  se  glisse  lente- 
ment et  révéreucieusement  dans  la  salle  ;  il  incline  profondémenl  sa 
tôle,  et  sa  main  eflleure  le  plancher,  avant  que  sa  langue  ose  an- 
noncer la  nouvelle  qu'il  apporte  :  «  Un  derviche  captif  des  pirates, 
éciiappé  de  leur  repaire,  se  présenic  ici:  lui-môme  dira  le  reste.» 
L'esclave  comprit  le  signe  d'assentiment  de  Séid  et  amena  silencieu- 
semenl  le  saint  homme.  Ses  bras  étaient  croist's  sur  sa  robe  d  un 
vert  foncé;  sa  demarche  était  mal  assurée  et  sa  contenance  abaliue  : 
cependant  il  paraissait  usé  i)ar  les  soulïrances  plus  que  par  les  années, 
et  SCS  joues  étaiiit  pAles  d'abslinence,  mais  non  ileciainic.  11  porte 
tout  ei.iicres  les  mèches  de  .-a  chevelure  consacrée  à  Dieu  et  que 
surmonte  fiéremcnl  son  chapeau  à  forme  haute  :  sa  longue  robe 
sans  ccinlureeiiveloppe  un  sein  tout  rempli  de  l'amour  du  ciel;  d'un 
air  soumis,  mais  pourtant  calme  et  assuré,  il  soutient  les  regards 
curieux  qui  l'observent  et  qui  semblent  le  questionner  sur  l'objet  de 
sa  venue  avant  même  que  le  pacha  lui  permelle  de  parler. 

IV. 

«  D'où  viens-tu,  derviche  ?  — Du  repaire  des  proscrits,  d'où  je  me 
suis  échappé.—  Kt  quel  jour,  en  quel  lieu  es-tu  tombé  en  leur  pou- 
voir?—  iNoIre  ca'iqne  allait  du  port  de  Scalanova  à  l'ilo  de  Skio  :  mais 
Allah  n'apointsouri  à  notre  voyage;  les  pirates  ont  conquis  le  bien 
desmarchandsmusulmans;  nos  membres  ont  été  chargés  de  chaînes. 
Je  ne  craignais  pas  la  mort  :  je  n'avais  point  de  richesses  il  pcrdie, 
sauf  l'errante  liberté  que  l'on  m'a  prise.  Un  soir,  enfin  ,  la  pauvre 
barque  d'un  pécheur  vint  m'apporier  l'espérance  et  les  moyens  de 
fuir  :  je  saisis  l'occasion,  et  j'arrivai  ici  où  je  suis  eu  sûreté  :  sous  ta 
protection,  puissant  pacha,  qui  pourrait  craindre  quelque  chose  ? 

—  lit  que  font  les  proscrils?  sont-ils  bien  préparés  a  défendre  les 
richesses  qu'ils  ont  volées,  les  rocs  qui  leur  servent  d'asile  ?  connais- 
sent-ils nos  préparatifs  ?  savent-ils  que  leur  nid  de  scorpions  est 
condamné  au.\  Oammes?  —  Pacha,  l'œil  attristé  d'un  captif  qui  ne 
songe  qu'à  sa  liberté  est  peu  propre  au  rôle  d'espion  :  je  n'enlen- 
dais^que  le  mugissement  incessant  des  flots,  de  ces  Ilots  qui  refu- 
saient de  m'enievcr  au  funeste  rivage ,  je  n'observais  que  le  glorieux 
soleil  et  les  cieux,  trop  brillant,  trop  bleus  pour  un  captif;  et  je 
sentais  que  celte  belle  nature  ne  réjouit  que  le  cœur  de  1  homme 
libre....  il  fallait  briser  ma  chaîne  avant  de  sécher  mes  pleurs. 
Voici  du  moins  ce  dont  tu  peux  juger  par  ma  fuite  même  :  ils  ne 
songent  guère  à  rien  de  ce  qui  s'appelle  danger  ;  sans  cela,  si  leur 
vigilame  avait  pesé  sur  moi,  vainement  aurais-je  appelé  ou  cher- 
che le  secours  qui  m'a  conduit  ici.  Les  gardiens  insoucieux,  qui  n'ont 
point  apen'u  ma  fuite,  veilleront  sans  doute  aussi  paresseusement 

quand  les 'forces  approcheront l'acha  !  mon  corps  est  alTaibii, 

secoué  par  les  \  agues,  et  la  nature  demande  du  repos  et  des  alimenfs 
ri'paraleurs  :  permets-moi  de  me  retirer:  paix  à  toil  paix  à  tous  les 
tiens  I  .... 

—  Arrête,  derviche!  j'ai  encore  quelques  questions  a  le  faire..... 
arrête,  le  dis-je,  je  t'ordonne  de  l'asseoir..  ..  m'entends-tii?  obéis! 
!\Ies  esclaves  vont  l'apporter  ton  repas  :jene  veux  pas  que  lu  soni- 
fies le  besoin,  quand  tous  font  ici  grande  chère  :  mais  ton  souper 
achevé,  prépare- toi  à  répondre  clairement  et  en  détail.  Je  déleste  le 
nivslère »  ,  ,  ■ 

'U  eût  élé  dil'ûcile  de  deviner  ce  (lui  blessait  le  saint  homme;  mais 
il  promenait  sur  le  divan  des  regards  presque  farouches,  montrant  à 
la  fus  peu  d'empressement  pour  le  festin  offert  et  peu  de  respect 
pour  les  eon\  ives.  Ce  ne  lut  qu  un  simple  mouvement  d  humeur  pen- 
dani  lequel  une  '.-ougeur  d'irritation  anima  sa  joue.  Puis  il  s'a.ssit 
en  silence  et  sa  figure  reprit  son  immobilité  jiremiere.  Son  repas 
élait  servi;  mais  il  dédaigna  les  mets  somptueux,  comme  si  quelque 
poi>on  y  eût  été  mêle  :  ponr  un  homme  si  longtemps  condamné 
aux  privations  et  à  la  soulTrance,  cette  conduite  pouvait  paraître 
(Irange.  «  Qu'as  tu  donc,  derviche?  mani:el  supposes-tu  que  celte 
fêle  soit  une  fête  chrclie;iiM- ?  Kt  dans  mes  amis  vois-tu  des  objets 
de  haine  ?  pourquoi  ne  iiolut  goûter  le  sel,  ce  gage  sacré  qui  entre 
ceux  qui  l'oni  partagé  éuiousse  le  traïahaut  du  s;ibrc.  réuiiil  dans 


la  paix  les  tribu.s  les  plus  hostiles ,  cl  noi]8  fail  voir  un  fréro  daas 
reniiemi  nue  nous  avons  pour  hùic  ? 

—  Le  sel  n'assaisonne  que  des  iiicl.s  recherché,»;  maigiiia  iiourriluro 
se  compose  îles  plus  cliétivcs  racines  ,  ma  boi-.son  est  I  eau  pure  du 
ruisseau  ;  d'ailleurs  mes  vœux  el  lu  rè;.'lc  de  mon  ordre  me  défen- 
ilciii  de  rompre  le  p.iin  a»cc  amis  ou  enneims.  (jcla  peut  scmbior 
étrange;  et  si  celte  manière  de  vivre  me  rend  sus|iei:t,  que  le  jn'ii! 

en  relombc  sur  moi Mais  pour  lout  ton  pouvoir,  6  |>.>cha,  bien 

plus,  pour  le  trùuedii  sultan,  je  ne  goûterai  ni  pain  ni  aucun  mets, 
a  moins  que  je  ne  sois  seul  :  si  je  manquais  à  mes  devoirs,  la  colore 
du  Prophète  pourrait  m'arrétcr  dans  mon  pèlerinage  au  lciiii>le  de 
la  Mecque. 

—  Suit  1  comme  tu  voudras,  ascétique  dévot  :  répondsà  uneseule 
question,  el  jiars  eu  paix.  Combien  d'honimes...  Que  vois-je  ?ce  no 
peut  être  le  ji)ur  ?  quel  astre...  quel  sideil  vient  briller  sur  la  baie? 
Elle  resplendit  comme  un  lac  de  feu!...  Ilolàl  holà,  trahison  1  mes 
gardes  I  mon  cimeterre  !  les  galères  sont  en  llammes,  et  je  ne  suis 
pas  là  I  Derviche  maudit  I  voilà  donc  les  nouvelles  que  lu  annon- 
çais... quelque  vil  espion  1...  qu'on  le  saisisse,  qu'on  l'encliainc, 
qu'on  le  lue  !  » 

Le  derviche  s'était  levé  à  cet  éclat  de  lumière,  et  le  chaDgeinenl 
de  sou  aspect  n'était  pas  moins  étonnant  que  le  reste:  le  derviche 
s'était  levé,  non  plus  dans  son  pieux  costume,  mais  comme  un  héros 
bondissant  sur  son  coursier  :  il  avait  jeté  .son  haut  bonnet,  déchiré 
sa  robe  en  pièces;  on  voyait  briller  sur  su  p  utrine  une  cotte  de  mailles, 
et  la  lame  de  son  sabre  jetait  des  éclairs.  Sou  casque  peu  elcvc,  mais 
élincelaut  el  orné  dune  plume  noirc^  sun  œil  plus  étincelant  encore 
et  la  fureur  plus  noire  qui  brunissait  son  front,  le  mon;rèrent  aux 
yeux  des  musuluians  comme  un  de  ces  cspiils  qu'ils  appellent 
Afrites,  démous  dont  les  coups  sont  iné\ilablesel  mortels.  Une  con- 
fusion all'reuse,  uniicrscUc,  le  reflet  sombre  des  flammes  dans  le 
ciel  et  des  torches  sur  la  terre ,  les  clameurs  d'cfl'roi  et  les  hurle- 
ments qui  sy  mêlaient  (car  déjùlesglai\ es  commençaient  à  s'enlre- 
choquer,  et  les  cris  de  combat  à  rcteutirj,  tout  donnait  à  ce  rivage 
l'aspect  de  l'enfer.  Les  esclaves  épouvantes,  qui  fuyaient  çà  et  là,  ne 
trouvaient  que  du  sang  sur  la  grève  el  du  feu  sur  les  eaux.  Ils  n'é- 
coulaient guère  les  cris  du  pacha  courroucé:  eux  1  saisir  le  derviche: 
plutôt  saisir  Salan  lui-même.  L'étranger  voit  leur  terreur,  et  chasse 
l'accès  de  désespoir  qui  d':iboid  lui  in  pirait  le  dessein  de  rester  sur 
la  place  et  d'y  mourir  ;  car  il  avait  été  trop  lot  el  tro|)  bien  obéi,  el 
la  flamme  avait  élé  allumée  avant  qu'il  eût  donné  le  signal.  U  voit 
leur  terreur,  saisit  le  cor  suspendu  à  .son  baudrier,  el  eu  tire  un  son 
bref  mais  aigu  :  on  répond.  «  Uien,  mes  braves  compagnons!  Com- 
ment ai-je  pu  douter  un  moment  de  leur  empressement  à  me  join- 
dre I  etsoupeonner  qu'ils  me  laissaient  seul  ici  de  propos  délibéré?» 
Alors,  il  étend  son  bras  puissant;  et  son  sabre,  en  décrivant  des 
cercles  autour  de  sa  tête,  répare  le  temps  qu'il  a  perdu  :  sa  fureur 
aelicve  ce  que  la  crainle  a  commencé,  et  une  foule  nombreuse  recule 
hoiiieusemeul  devant  un  seul  homme.  Les  turbans,  percés  d'un 
Coup  fatal,  sont  épais  sur  le  carreau,  et  l'on  voit  à  peine  un  bras  se 
lever  pour  défendre  la  tète  menacée.  Séid  lui-môme,  hors  de  ses 
sens,  vaincu  par  la  rage  cl  la  surprise,  se  retire  devant  l'étranger, 
quoiqu'on  leuétiaut:  ^eid  n'est  point  un  lûche,  el  cepend.mt  il  re- 
d  lUlele  Coup,  tant  la  confusion  de  celle  sièuegrandii  son  adversaire. 
L  'S|ieclacle  de  ses  galères  en  feu  distrait  sans  cesse  son  regard  ;  il 
sariache  la  barbe,  el  tout  écumant  de  fureur,  il  qiiiUe  le  champ  de 
balaillo  ;  car  déjà  les  pirates  ont  franchi  la  porte  du  serai;  ils  se  pré- 
ciiiilontà  l'intérieur,  el  ce  serait  vouloir  la  mort  que  de  lesa'londic 
un  instant  de  plus.  Les  musulmans  épouvantés  crienl,  s  agenouil- 
lent et  jctient  leurs  armes;  maison  \ain,  car  leur  sang  coule  a  grands 
flots.  Les  corsaires,  poussant  leur  attaque,  se  hâtent  d'a'-courir  vers 
le  lieu  où  ils  ont  eiiiomlu  1  appel  du  cor,  où  les  gémissements  des 
blessés,  les  cris  perçants  de  ceux  qui  demandent  la  vie  annoncent 
que  leur  chef  poursuit  son  œuMC  sanglante.  Us  poussent  uu  cri  de 
joie  en  le  trouvant  seul  cl  frémissant  comme  un  tigre  assouvi  qui 
parcourt  sou  repaire.  Mais  leurs  félicitations  sout  courtes  ;  plus  couro; 
est  encore  sa  réponse.  "  Tout  est  bien  ;  mais  Séid  nous  échappe  , 
et  il  doit  mourir.  On  a  beaucoup  fail,  mais  il  reste  plus  à  faire.  Leur- 
galères  sont  en  feu ,  pourquoi  pas  la  cité  î  » 


V, 


Prompts  à  lui  obéir,  tous  prennent  des  torches  et  incendient  le 
palais  depuis  le  minaret  jusqu'au  portail.  Une  volupté  farouche  se 
point  dans  les  yeux  de  Conrad  :  mais  soudain,  il  change  de  visa-e, 
car  un  cri  de  femme  a  frappé  son  oreille  el  a  retenti,  comme  un  glas 
de  mort,  dans  ce  cœur  que  le  bruit  do  la  baladle  n'a  pu  émouvoir. 
«  Oh  I  qu'on  eiifuice  les  portes  du  harem  I  sur  votre  vie,  respectez 
le.s  feipmes  :  souvenez-vous  que  nous  avons  nos  aman  les.  Cesl  sur 
elles  qu'un  tel  outrage  serait  vengé  :  les  hommes  sont  nos  ennemis, 
el  notre  droit  est  de  leur  donner  la  mort  ;  mais  toujours  nous  avons 
épargné,  toujours  nous  épargnerons  des  êtres  faibles.  O.il  je  lavais 
oublié  ;  mais  le  ciel  ne  m'ouuiieia  pas,  si  une  tcmnia  saus  defouse 
perd  ici  la  vie  :  me  suive  qui  voudra;  j  y  cours  :  il  csl  temps  encore 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  LORD  BYRON. 


il 


d'alléger  nos  âmes  au  moinsdece  dernier  crime  »  En  parlant  ainsi, 
il  franchi!  les  degrés  ijui  craquent  sous  ses  i)as;  il  enfonce  la  porteet 
ne  sont  pas  que  le  parquet  embrasé  brûle  la  plante  de  ses  pieds  ;  sa 
poitrine  convulsive  rejetle  b's  Ilots  de  fumée  qu'elle  aspire,  et  cepen- 
dant il  se  fraie  un  chemin  d'appartement  eu  appartement  Comme 
lui,  ses  compagnons  cliercheni  ;  ils  trouvent,  ils  sauvent  ;  dans  ses 
bras  \  igoureux  chaque  pirate  emporte  une  femme  éplorée  dont  il  ne 
contemple  pas  les  charmes.  Ils  s'efforcent  de  calmer  le  bi'uyant  effroi 
de  leurs  captives,  et  pour  relever  leurs  forces  déîaillanles  emploient 
tous  les  soins  dus  à  la  beauté  sans  défense:  tant  Conrad  a  su  chan- 
ger leur  humeur  farouche  et  assouplir  ces  bras  encore  teints  de  sang. 
Mais  quelle  est  celle  que  Conrad  a  dérobée  aux  fureurs  des  combats 
et  aux  flammes  de  l'incendie?  Qui  serait-ce,  sinon  la  favorite  de  ce 
pacha  que  le  corsaire  brûle  d'immoler,  la  reine  du  harem,  mais  en 
même  temps  l'esclave  de  Séid  ? 

VI. 

Conrad  eut  peu  de  temps  pour  féliciter  Gulnare,  peu  de  paroles 
à  dire  pour  rassurer  cette  beauté  tremblante  :  car  pendant  ce  délai 
que  la  pitié  dérobait  à  la  guerre,  l'ennemi,  qui  aurait  fui  rapiilement 
et  bien  loin,  vit  avec  étounement  que  sa  retraite  n'était  pas  pour- 
suivie; d'abord  il  ralentit  sa  fuite,  puis  il  se  rallia,  et  enfin,  il  revint 
an  combat.  Séid  l'aperçut,  et  il  aperçut  en  même  temps  combien 
l'équipage  isolé  du  corsaire  était  peu  nombreux  en  comparaison  de 
sa  troupe  :  alors  il  rougit  de  son  erreur,  eu  voyant  quel  désastre 
résultait  d'un  moment  de  panique  et  de  surprise.  «Allah,  il  Allah  1  » 
Tel  est  le  cri  de  vengeance  :  la  honte  se  change  en  une  rage  qui 
doit  se  satisfaire  au  prix  de  la  vie.  La  flamme  doit  répondre  à  la 
flamme  ,  le  sang  au  sang;  le  flot  de  la  victoire  doit  remonter  son 
cours;  la  fureur  renouvelle  le  combat,  et  ceux  qui  combattaient  pour 
vaincre  doivent  songer  maintenant  à  défendre  leur  vie.  Gonriid  voit 
le  danger,  il  voit  ses  compagnons  fatigués,  repoussés  par  des  enne- 
mis qui  n'ont  point  encore  combattu.  «  Un  effort,  un  seul  encore 
pour  briser  le  cercle  qui  nous  enferme!  »  Les  pirates  se  réunissent, 
se  forment  eu  colonne,  chargent,  chancellent...  Tout  est  perdu! 
comprimés  dans  une  enceinte  qui  se  rétrécit  sans  cesse,  assiégés  de 
toutes  parts,  sans  espoir,  mais  non  sans  courage ,  ils  combattent  et 

luttent  encore Hélas  I  voilà  qu'ils  ne  gardent  plus  leurs  rangs 

de  bataille  ;  percés  ,  rompus,  renversés  ,  foulés  aux  pieds Mais 

chacun  deux  frappe  de  son  côté  en  silence  ,  ne  portant  que  des 
coups  mortels,  et  tombe  fatigué  plutôt  que  vaincu,  poussant  son  der- 
nier effort  av(C  son  dernier  souffle,  jusqu'à  ce  que  son  fer  ne  soit 
plus  retenu  que  par  l'étreinte  de  la  mort. 


VIL 

Mais  avant  que  les  Turcs  ralliés  en  fussent  venus  à  rendre  coup 
pour  coup,  à  opposer  rang  h  rang,  épée  contre  épée,  Gulnare  et 
toutes  les  filles  du  harem,  devenues  libres,  avaient  été  mises  en  sû- 
reté par  l'ordre  de  Conrad  dans  la  demeure  d'une  femme  de  leur 
croyance.  Là  elles  avaient  pu  sécher  les  larmes  que  leur  avait  fait 
répandre  la  crainte  de  la  mort  et  des  outrages.  Or,  quand  la  jeune 
dame  aux  yeux  noirs,  quand  Gulnare  rappela  ses  pensées  tout  à 
l'heure  égarées'  par  le  désespoir,  elle  s'étonna  beaucoup  de  la  cour- 
toisie qui  avait  adouci  la  voix  et  le  regard  du  vainqueur.  Chose 
étrange!  ce  bandit,  tout  teintde  sang,  Ihi  semblait  alors  plus  aima- 
ble que  Séid  dans  son  humeur  la  plus  tendre.  Le  pacha  olTrait  ses 
vœux  comme  s'il  eût  pensé  que  l'esclave  devait  s'estimer  heureuse 
de  les  accepter;  le  corsaire  donnait  .son  ap|)ui,  prodiguait  les  |iaro- 
les  rassurantes,  comme  si  son  hommage  était  un  droit  de  la  beauté. 
«  Ah  !  c'est  un  désir  coupable  ,  et  chose  pire  pour  une  femme,  c'est 
un  désir  inutile  ;  mais  je  brûle  de  revoir  mon  sauveur,  ne  fût-ce  que 
pour  lui  rendre  grâces  (ce  que  mes  terreurs  m'ont  fait  négliger)  de 
m'avoir  sauvé  cette  vie  dont  mon  gracieux  maître  ne  s'est  point 
occupé.  » 

Vin. 

Alors  elle  l'aperçut  dans  l'endroit  où  le  carnage  avait  été  le  plus 
terrible,  et  au  moment  où  on  le  ramassait  respirant  encore  parmi 
les  morts  plus  heureux  que  lui  :  éloigné  de  sa  troupe  et  combatiaut 
une  nuée  d'ennemis  auxquels  il  fait  payer  chérie  terrain  qu'il  leur 
cède,  il  était  tombé  sanglant,  ilodaigné  par  la  mort  qu'il  cherchait, 
destiné  à  expier  tous  les  maux  qu'il  avait  faits,  cpargiié  enfin  [lour 
languir  et  vivre  impuissant,  landi*;  que  la  vengeance,  in-aginanl 
pour  lui  de  nouveaux  supplices,  étancherait  son  sang  pour  le  verser 
de  nouveau,  mais  goutte  à  goulie,  sous  l'œil  avide  de  Séid  :  toujours 
f-  mourant  sans  jamais  mourir.  Est-ce  bien  lui  que  tout  à  l'heurffelle 
a  vu  Iriompliaut  ?  alors  un  gc<te  brusque  de  sa  main  sanglante  était 
un  Oi'die,  une  loi.  Oui,  le  voilà  désarmé,  niais  non  abattu,  car  son 
seul  regret  est  de  vivre  encore;  ses  blessures  sont  à  ses  yeux  trop 
légères,  et  pourtant  d  s'est  élancé  au-devant  d'elles  avec  résolution, 
prêt  à  baiser  la  main  qui  lui  aurait  donné  la  morl.   Oh  !  parmi  les 


coups  qu'il  avait  reçus  n'y  en  avait-il  donc  point  un  seul  qui  pût  en- 
voyer son  âme  ..  aiiciel,  osait-il  à  [leine  dire?  Seul  parmi  tous,  de- 
vait-il garder  la  vie,  lui  qui  plus  que  tous  avait  lutté  et  frappé  pour 
mourir?  Il  sentait  profondément  ce  que  doit  sentir  tout  nior  el  ai  si 
renversé  du  haut  de  la  roue  de  l'incouslante  fortune  et  menacé  par 
le  vainqueur  de  lentes  toriures,  juste  châtiraeutdu  crime.  Il  le  sen- 
tait profondément,  tristement;  mais  le  fatal  orgueil,  qui  l'avait  con- 
duit à  commettre  tant  de  forfaits,  l'aidait  maintenant  à  cacher  ses 
remords.  Sou  attitude  sombre  et  concentrée  est  celle  d'un  conqué- 
rant |ilulôt  que  d'un  ca|)tif  ;  quelque  affaibli  qu'il  soit  par  les  fati- 
gues de  la  lutte  et  le  sang  qu'il  perd  peu  s'en  aperçoivimt,  tant  il 
V  a  de  Calme  dans  le  regard  qu'il  promène  autour  de  lui.  lui  vain 
la  foule,  revenue  de  ses  terreurs,  élève  insolemment  ses  cris  hai- 
neux, les  guerriers  les  plus  braves,  ceux  qui  l'ont  vu  de  plus  près, 
n'insultent  point  l'ennemi  qui  leur  a  fait  connaître  la  crainte  ;  et  les 
sombres  gardiens  qui  le  conduisent  à  son  cachot  le  regardent  en 
silence  avec  une  secrète  frayeur. 


IX. 

Un  médecin  fut  envoyé  près  de  Conrad,  non  par  humaiulé,  mais 
jioui'  observer  combien  il  lui  restait  encore  d'existence  et  de  force; 
il  lui  trouva  tout  ce  qu'il  fallait  poursupporter  les  plus  lourdes  chaî- 
nes et  seiilir  sans  succomber  les  plus  atroces  douleurs  :  le  lende- 
main. Old  le  lendemain,  le  soleil  en  descendant  sous  les  mers  devait 
voir  conmiencer  les  tortures  du  pal,  el  l'astre,  en  se  levant  avec  la 
rougeur  accoutumée  du  matin,  saurait  si  la  victime  avait  bien  ou  mal 
supporté  ses  souffrances.  De  tous  les  supplices  celui  là  est  le  plus 
long  et  le  plus  douloureux;  car  il  ajoute  le  tourment  delà  soif  à  celte 
agonie  que  chaque  jimr  la  mort  refuse  de  finir,  tandis  que  les  vau- 
tours affamés  volent  en  cercle  autour  du  fatal  poteau.  «  Obi  de 
l'eau I  de  l'eau!  »  La  haine  avec  un  sourire  rejette  la  prière  du  pa- 
tient :  car  s'il  boit  il  est  mort.  Tel  était  l'arrêt.  Le  médecin,  le  geôlier, 
s'étaient  retirés  et  avaient  laissé  le  fier  Conrad  seul  et  enchaîné. 


X. 

Comment  exprimer  à  quel  point  s'exaltèrent  ses  souffrances?  il 
est  douteux  qu'il  en  eût  lui-même  conscience.  11  s'établit  dans  l'in- 
lelligence  une  guerre,  un  chaos,  quand  toutes  ses  puissances  trou- 
blées, confondues,  cèdent  à  la  violence  sombre  qui  les  écrase  et  se 
laissent  dévorer  par  le  remords  sans  re[ientir  :  le  remords,  ce  dé- 
mon trompeur,  qui  jamais  ne  parle  avant  l'acte,  mais  qui,  l'acte 
accompli,  vient  crier:  «  Je  t'avais  averti!  «Vain  reproche  !  Une  âme 
brûlante,  inflexible,  s'irrite  et  se  révolte  :  le  faible  seul  se  repent. 
Oui,  cela  est  vrai,  même  dans  cette  heure  solitaire  où  le  sentiment 
intérieur  s'exalte,  où  l'âme  se  révèle  tout  entière  à  ellemèaie,  où  il 
n'est  plus  de  passion  exclusive,  plus  de  pensée  dominante  qui  laisse 
tout  le  reste  dans  l'ombre,  et  où  les  sauvages  aspects  du  passé  sem- 
blent se  précipiter  par  les  mille  avenues  de  la  mémoire.  Alors  les 
songes  de  l'ambition  expirante,  l'amour  qui  n'est  plus  qu'un  regret 
et  la  gloire  un  danger,  la  vie  même  qui  va  s'éteindre,  les  jouis- 
sances qu'on  n'a  pas  connues,  le  mépris  ou  la  haine  envers  ceux 
qui  triomphent  peu  glorieusement,  le  passé  irréparable,  l'avenir 
accourant  trop  vite  pour  que  l'on  puisse  examiner  s'il  conduit  au 
ciel  ou  à  l'enfer,  des  actions,  des  pensées,  des  paroles,  qui  peut-être 
ne  se  re|u-ésentaiejU  point  si  vivement  jusque-là,  mais  que  cefien- 
dant  on  n'avait  jamais  oubliés,  des  fautes  légères  ou  gracieuses 
dans  leur  temps,  et  qui,  devant  la  froide  réflexion,  se  montrent 
comme  autant  de  crimes;  la  certitude  d'un  mal  inconnu  à  tous,  mais 
d'autiint  plus  poignant  qu'il  est  mieux  caché  :  en  un  mot,  tout  ce 
qui  peut  faire  frémir  l'œil  de  la  conscience  humaine,  voilà  ce  que 
dévoile  ce  sépulcre  enlr'ouvcrt,  le  cœur  d'un  criminel  mis  à  nu, 
jusqu'au  moment  où  l'orgueil  se  réveille  pour  arrachera  l'âme  son 
miroir  et  le  briser.  Oui,  l'orgueil  peut  tout  voiler,  le  courage  peut 
braver  tout,  tout  en  deçà  et  au  delà  delà  chute  dernière,  de  la  chute 
vraiment  mortelle.  Mais  quanlàce point  fatal,  chacun  ases  craintes, 
même  celui  qui  les  trahit  le  moins  :  el  celui-là,  est-ce  l'hypocrite 
avide  de  louanges?  est-ce  le  lâche  fanfaron  qui  fait  d'abord  étalage 
d'intrépidité  et  qui  prend  la  fuite  ?  non,  c'est  celui  qui  regarde  la 
mort  en  face,  et  meurt  silencieux;  c'est  celui  qui,  dèslon-lemps 
armé  pour  son  dernier  combat,  quand  le  trépas  s'avance,  lui  épargne 
la  moifié  du  chemin. 

XI. 

Dans  le  haut  donjon  de  la  plus  haute  lour,  Conrad  est  assis  chargé 
de  chaînes  et  au  pouvoir  du  pacha.  Le  palais  du' Tuic  s'est  abiiué 
dans  les  flammes  :  la  fortore.=se  renferme  à  la  fois  son  captif  et  sa 
cour.  Conrad  ne  peut  guère  blâmer  la  sentence  qui  le  frappe  :  son 
ennemi  vaincu  aurait  subi  le  même  sort.  Il  est  seul  ;  la  solitude  a 
réveillé  ses  remords,  mais  elle  l'a  aidé  à  reprendre  son  calme  exté- 
rieur. Il  est  une  seule  pensée  qu'il  ne  peut   'Pi'''  n'ose  envisager  • 


42 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉKS. 


"  Hélas!  comniPul  Mrdora  va-l  pIIo  Piipporlt'i-  l'annonce  de  ce»- re- 
vers T  >  A  celle  idée  suinluiiie,  il  levait  ses  mains  vers  le  ciel,  regar- 
dail  ses  chaînes  relen lissantes  el  les  lirail  avec  rage  :  mais  bienlôl 
il  trouva,  imagina,  r^va  un  motif  de  consolation,  et  sourit  comro<; 
pour  se  railler  de  son  propre  chagrin.  «  Vienne  maintenant  la  tor- 
ture quand  elle  voudra  :  je  n"ai  besoin  que  d'un  peu  de  repos  pour 
m'y  préparer  !  »  En  parlant  ainsi,  il  se  traîna  vers  sa  couche  et 
quels  que  fussent  ses  rfves,  il  y  dormit  tranquillement.  Il  était  mi- 
nuit quand  l'affaire  avait  coujmcncé;  car  les  plans  de  Conrad,  une 
fois  conçus,  étaient  aussitôt  exécutés  :  et  la  dévastation  sait  si  bien 
profiter  du  temps  qu'en  un  court  intervalle  elle  avait  accompli  pres- 
que tous  les  genres  de  crimes.  Depuis  que  Conrad  était  arrivé  avec 
le  flot,  une  même  heure  l'avait  vu  déguisé,  découvert,  vaiuipieiir, 
prisonnier  el  condamné  :  chef  puissant  à  lerie,  pirate  sur  lUcéaii; 
destructeur,  sauveur  et  e.idormi  dans  les  fers. 


XII. 

Il  (Inrmail  dans  un  calme  apparent;  car  son  haleine  était  régu- 
lière et  profonde...  plus  heureux,  si  ce  sommeil  eût  clé  la  mort!  Il 
dormait...  Qui  vient  donc  se  pencher  sur  la  couche  paisible?  Ses  en- 
nemis l'ont  quitté,  et  il  n'a  point  d'amis  dans  ce  donjon.  Serait-ce 
quelque  séraphin  descendu  du  ciel  pour  lui  annoncer -son  pardon? 
Non,  c'est  une  créature  liMuiaine,  sous  une  apparence  céleste  !  Son 
beau  bras  blanc  élevait  une  lampe  à  moitié  cachée,  de  peur  qu'un 
rayon  ne  vint  tomber  brusquement  sur  ces  yeu.v  ((ui  ne  devaient 
s'ouvrir  que  pour  la  douleur  et  qui  une  fois  ouverts  ne  se  ferme- 
raient plus  qu'une  fois.  Cette  femme  à  l'œil  si  noir,  à  la  joue  si  bril- 
lante, au.\  beaux  cheveux  bruns  entrelacés  de  perles,  à  la  taille  de 
fée,  aux  pieds  nus  brillant  comme  la  neige,  et  comme  la  neige  se 
posant  sans  bruit  sur  la  terre,  comment  a-t-elle  pu  arriver  jusqu'ici 
a  travers  les  gardes  et  dans  les  ténèbres?  Ah  !  demandez  plutôt  ce 
que  n'osera  point  une  femme  conduite  par  la  jeunesse  et  la  pitié.  Gul- 
nare  ne  pouvait  dormir,  et  pendant  que  le  pacha  sommeillait  en  mur- 
murant et  voyant  encore  dans  ses  rêves  le  pirate  son  hôte,  elle  avait 
quitté  sa  couche;  elle  avait  pris  l'anneau  de  Séid  dont  souvent  elle 
ornait  sa  main  en  rianl,  et  munie  de  ce  gage  respecté,  à  peine  ar- 
rêtée par  une  seule  question,  elle  s'était  frayé  un  chemin  Ji  travers 
les  soldats  assoupis.  Les  gardiens,  épuisés  par  le  combat  el  les  coups 
qu'ils  avaient  échangés,  enviaient  le  repos  de  Conrad;  ils  avaient 
étendu  sur  le  seuil  de  la  tourelle  leurs  membres  frissonnants  et  en- 
gourdis, et  déjîi  ils  ne  veillaient  plus  :  ils  ne  firent  que  lever  la  tête 
pour  reconnaître  l'anneau  du  pacha  et  ne  s'informèrent  ni  du  sens 
de  ce  signal,  ni  delà  personne  qui  le  portait. 


XIII. 

Elle  le  regardait  avec  admiration  :  «  Peut-il  dormir  en  paix,  tan- 
dis que  d'autres  yeux  pleurent  sa  chute  ou  les  désastres  qu'il  a  cau- 
sés, el  que  les  miens,  ne  pouvant  trouver  le  repos,  viennent  le  con- 
templer ici?  Quel  charme  soudain  peut  donc  me  le  rendre  si  cher? 
II  est  vrai  :  je  lui  dois  la  vie,  et  plus  encore,  je  l'avoue  :  hélas!  il 
est  bien  tard  pour  songer  >^  ses  bienfaits...  mais  silence!  son  som- 
meil s'interrompt;  comme  il  respire  lourdemeutl...  il  frémit...  il 
s'éveille.  » 

Conrad  soulève  sa  tête  ;  ébloui  par  la  clarté  de  la  lampe,  son  œil 
semble  douter  de  la  réalité  de  ce  qu'il  aperçoit  :  il  remue  la  main  ;  le 
cliquetis  de  ses  chaînes  lui  prouve  douloureusement  qu'il  existe  en- 
core. <(  Qui  vient  là?  si  ce  n'esl  point  un  esprit  de  l'air,  mon  geôlier 
me  semble  doué  d'une  merveilleuse  beauté. 

—  Pirate!  tu  ne  me  connais  |ias,  mais  lu  vois  une  femme  qui  sent 
le  prix  d'une  action  telle  que  tu  eu  as  peu  fait  dans  la  vie.  Kegarde- 
moi  el  rappelle-loi  celle  que  ton  bras  a  dérobée  à  la  flamme  et  à  tes 
compagnons  plus  terribles  encore.  Je  viens  à  toi  dans  la  nuit...  je 
sais  à  peine  pourquoi...  mais  je  ne  te  veux  pas  de  mal  :  je  ne  vou- 
drais pas  te  voir  mourir. 

—  S'il  en  est  ainsi,  généreuse  dame  :  les  yeux  sont  les  seuls  ici 
qui  ne  sourient  pas  d'avance  à  l'idée  de  mon  supplice  :  la  chance  est 
pour  les  musulmans;  qu'ils  usent  de  leur  droit!  mais  je  dois  remer- 
cier leur  courtoisie  ou  la  tienne  qui  m'amène  un  si  charmant  con- 
fesseur. » 

Chose  étrange!  parmi  l'extrême  souffrance  se  mêle  souvent  une 
certaine  gaîlé,  une  gaîté  qui  n'apporte  aucun  soulagement,  qui  ne 
déguise  point  la  plénitude  des  angoisses  et  qui  ne  sourit  qu'avec 
amertume,  mais  qui  sourit  pourtant;  cela  s'observe  ([uelquefois  chez 
les  plus  sages  et  les  meilleurs  des  hommes,  et  même  l'échafaud  a 
répété  leurs  bons  mots.  Cependant  ce  n'esl  point  là  une  joie  vérita- 
ble; elle  peut  tromper  tous  les  cœurs,  sauf  celui  qui  1  afiiche.  Quel 
que  fût  le  sentiment  qui  animait  Conrad,  un  sourire  sauvage  avait 
à  moitié  détendu  son  front,  et  son  accent  s'était  empreint  de  gaîté, 
comme  si  c'eût  été  son  adieu  aux  joies  de  ce  monde  :  el  cependant 
cet  accès  était  contraire  à  sa  nature;  car  dans  sa  courte  carrière 
il  avait  pu  dérober  peu  d'inslants  aux  tristes  pensées  el  aux  combals. 


XIV. 

«  Corsaire!  ton  supplice  est  résolu;  mais  je  puis,  proniant  d'une 
heure  de  rail)lcs.«e.  adoucir  le  courroux  du  |(arha.  Je  voudrais  t  é- 
pargner  des  souffrances  ;  bien  plus,  je  voudrais  le  sauver  dès  ce 
moment;  mais  le  temps,  les  circonstances,  tes  fnrces  même  ne  le 
piTmettentpas  ;  tout  ce  que  je  puis,  je  le  ferai  :  m  moinsj'i.blicndrai 
un  délai  à  Icxécution  dr  celle  sentence  qui  te  laisse  à  peine  un  jour. 
Tenter  davantage  mainlenant  ce  serait  tout  perdre;  et  tni-mêtne  lu 
te  refuserais  à  un  coup  de  désespoir  qui  nous  conduirait  tous  deux 
à  la  mort. 

—  Oui,  je  m'y  refuserais  en  effet  :  mon  Ame  est  préparée  h  tout; 
elle  est  tombée  trop  bas  pour  craindre  une  chute  nouvelle.  Ne  le 
laisse  pas  fasciner  par  le  ilanger;  ne  mi'  fascine  pas  moiinémc  par 
l'espoir  d'un  salut  impossible:  incapable  de  vaincre,  irai-je  fuir  hon- 
teusement? serai-je  seul  (|ui  ne  consente  jias  à  mourir?  Et  pourtant 
il  est  un  être  vers  lequel  ma  mémoire  se  reporte,  jusqu'à  ce  que  mes 
yeux  s'attendrissent  comme  les  siens.  Quelsont élûmes  appuis  dans 
la  route  que  je  me  suis  tracée  ?  mon  navire,  nwn  épée,  mon  amour 
et  mon  Dieu!  Quant  à  ce  dernier  soutien,  je  l'ai  abandonné  dans 
ma  jeunesse  :  il  m'abandonne  maintenant,  et  l'homme  en  m'abais- 
sanl  ne  fait  qu'accomplir  sa  volonté.  Je  ne  songe  point  à  envoyer 
vers  son  trône  une  prière  dérisoire,  arrachée  par  le  désespoir  à  la 
peur;  il_  suffit  :  je  respire  encore  et  je  puis  tout  supporter.  Mon 
epée  a  été  arrachée  de  celle  main  sans  vigueur,  qui  devail  mieux  te- 
nir une  lame  si  fidèle.  Mon  navire  est  coulé  à  fond  ou  pris...  Âlais 
mon  amour!...  Oh!  pour  elle  seule  ma  voix  pourrait  s'élever  vers 
le  ciel;  elle  forme  le  seul  lien  qui  puisse  encore  m'attachera  la  vie  ; 
et  ce  qui  doit  se  passer  va  briser  un  cœur  tendre,  une  forme  céleste... 
Avant  que  la  tienne  m'eût  apparu,  ô  Gulnare!  mon  œil  n'avait 
jamais  cherché  si  d'autres  étaient  aussi  belles. 

—  Tu  en  aimes  donc  une  autre?...  maisque  me  faitccla?...  rien... 
jamais  rien.  Enfin  pourtant  tu  aimes,  et  ..  Oh  !  que  j'envie  les  cœurs 
qui  peuvent  s'appuyer  si  fidèlement  l'un  sur  l'autre,  qui  n'ont  ja- 
mais .senti  le  vide,  et  dont  les  vagabondes  pensées  n'ont  jamais 
comme  les  miennes  poursuivi  des  chimères. 

—  Jeune  femme,  je  croyais  que  ton  amour  était  h  celui  pour  qui 
mon  bras  t'a  retirée  d'une  tombe  embrasée.  —  Mon  amour  au 
sombre  Séid  !  Oh  !  non,  non,  pas  mon  amour  !  ICI  ponrl.uit  ce  cœur 
s'est  efforcé  d'abord  de  répondre  à  sa  passion  ;  mais  cela  ne  pou- 
vait être.  J'ai  senti...  je  sens...  que  I  amour  n'existe  qu'entre  des 
êtres  libres.  Je  suis  une  esclave,  une  esclave  favorite  tout  au  plus, 
appelée  à  partager  sa  splendeur,  et  à  s'en  montrer  bienheureuse. 
Combien  de  fois  je  suis  obligée  de  subir  celte  question  :  «  .M'aimes- 
tu  ?  »  el  je  brûle  de  répondre  :  «  Non  !  »  Oh  I  qu'il  est  pénible  de 
supporter  celle  tendresse  et  de  lutter  en  vain  contre  soi-même  pour 
n'y  point  répondre  par  l'aversion;  mais  il  est  plus  pénible  encore 
de  voir  reculer  devant  soi  le  cœur  que  l'on  a  choisi  et  de  devoir  lui 
cacher  ce  que  l'on  éprouve...  parce  qu'il  est  peut-être  rempli  d'un 
autre  objet.  Séid  prend  une  main  que  je  ne  lui  donne  pas...  que 
je  ne  relire  pas  non  plus  :  mon  pouls  n'en  est  ni  plus  lent  ni  plus 
rapide  :  je  reste  calme  et  froide  :  et  quand  il  me  rend  celle  main, 
elle  retombe  à  mes  côtés  comme  un  poids  inerte  ;  car  je  ne  l'ai  ja- 
mais aimé  assez  pour  que  je  puisse  le  haïr.  Mes  lèvres  pressées 
par  les  siennes  ne  rendent  aucune  chaleur,  et  mon  souvenir  se 
glace  et  frissonne  en  songeant  à  tout  le  reste.  Oui,  si  j'avais  jam.iis 
éprouvé  l'ardeur  de  cette  passion,  ce  serait  sentir  encore  que  de  la 
voir  changée  en  haine  ;  mais  non  !  il  part  non  regrellé,  revient  non 
désiré,  et  souvent  même  présent,  il  est  absent  de  ma  pensée.  Oh  I 
quand  la  réflexion  vient,  elje  ne  puis  la  bannir,  je  crains  de  ne 
plus  éprouver  désormais  que  du  dégoût.  Je  suis  son  esclave  :  mais 
en  dépit  de  l'orgueil,  ce  serait  une  clmse  au  dessous  de  la  ser- 
vitude que  de  devenir  volontairement  sa  femme.  Oh!  si  cette  erreur 
de  sessenspouvait  au  moins  cesserousc  dinger  vers  un  autre  objet 
et  me  laisser  à  ce  qu'hier  encore  j'aurais  appelé  mon  indifférence  1 
Quand  maintenant  je  feindrai  une  tendresse  inaccoutumée,  sou- 
viens-toi, captif,  que  c'est  pour  briser  les  chaînes,  pour  payer  la  vie 
que  je  te  dois,  pour  te  rendre  à  tout  ce  que  lu  chi'-ris,  à  celle  qui 
partage  un  amour  que  je  ne  connaîtrai  jamais.  Adieu  I  vcdci  le  jour: 
il  faut  que  je  m'éloigoe  :  il  m'en  coûtera  cher  ;  mais  ne  crains  pas 
la  mort  aujourd'hui.» 

XV. 

Alors,  elle  pressa  sur  son  cœur  les  mains  enchaînées  du  captif  ; 
elle  baissa  la  lèle  et  disparut  comme  un  doux  songe.  Elait-elle  là? 
Conrad  est-il  maintenant  seul  ?  Quelles  sont  ces  perks  liquides  qui 
étincellenl  sur  sa  chaîne?  Ce  sont  les  larmes  les  plus  sacrées,  des 
larmes  versées  sur  le  malheur  :  elles  sont  tombées  des  yeux  de  la 
Pilié,  brillantes,  pures  el  polies  par  une  main  divine.  Oh  !  qu'elle  est 
persuasive,  qu'elle  est  dangereusement  aimable  celte  larme  désin- 
téressée dans  l'œil  de  la  femme  I  arme  de  si  f.iiblesse  qui  sauve  mi 
qui  subjugue,  à  la  fois  son  épée  et  son  bouclier.  Fuyez  de  pareils 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


13 


pleurs  :  la  Vertu  fléchit  et  la  Sugesse  s'égare  quand  elles  veulent 
pénétrer  trop  avant  dans  les  douleurs  de  la  l'emme.  Quelle  causea 
perdu  un  monde  el  fait  prendre  la  fuite  à  un  héros?  une  larme  ti- 
mide dans  l'œil  de  Cléopfttre.  Cependant  excusons  la  faute  du  faihle 
triumvir,  combien  à  ce  prix  ont  perdu ,  non  pas  la  terre,  mais  le 
ciel  ;  comhien  ont  livré  leurs  âmes  à  l'élernel  ennemi  de  l'homme 
et  scellé  leur  propre  malheur  pour  épargner  un  chagrin  à  quelque 
beauté  légère 

XVI. 

Le  malin  a  paru,  et  ses  rayons  se  jouent  sur  les  trails  altérés  du 
captif;  mais  sans  lui  apporter  l'espoir  de  la  veille.  Avant  la  nuit, 
que  sera  devenu  Conrad?  peut-être  une  chose  inerte  sur  laquelle 
les  corbeaux  viendront  agiter  leurs  ailes  funèbres,  sans  que  ses  yeux 
fermés  puissent  les  voiret  les  sentir,  tandis  que  s'abaissera  ce  même 
soleil,  cl  que  la  rosée  du  soir  tombera  froide,  humide  et  brumeuse, 
sur  ses  membres  raidis;  rafraîchissant  la  terre,  revivifiant  toutes 
choses,  excepté  lui. 


CHANT    IlL 


I. 

Plus  splendide  encore  vers  la  fin  de  sa  carrière,  le  soleil  disparaît 
lentement  derrière  les  montagnes  de  la  Morée;  non  point  enve- 
loppé d'un  sombre  éclat,  comme  dans  nos  climats  du  Nord,  mais 
sans  être  voilé  d'aucun  nuage,  foyer  étincelant  d'une  vivante  lu- 
mière. Il  darde  ses  rayons  jaunes  sur  une  mer  paisible  et  dore  les 
vagues  grisâtres,  qui  tremblent  sous  ses  feux.  Le  dieu  de  la  joyeuse 
lumière  envoie  son  dernier  sourire  aux  vieux  rocs  de  l'Hgine,  aux 
rivages  d'Ilydra  :  ralentissant  sa  course,  il  aime  à  éclairer  les  ré- 
gions qui  lui  étaient  consacrées,  quoique  ses  autels  n'y  reçoivent 
jilus  d'nommages.  L'ombre  des  montagnes  glisse  plus  rapide  et 
baise  les  vagues  de  ton  golfe  glorieux,  ô  invincible  Salamine! 
Les  longues  franges  des  croupes  azurées  des  collines  se  teignent 
dune  pourpre  sombre  pour  se  fondre  dans  l'éclat  radieux  de 
i'astre;  et  des  nuances  plus  tendres,  traçant  des  lignes  lumineuses 
entre  les  sommets,  marquent  sa  course  brillante  et  reflètent  les  cou- 
leurs des  cieux;  jusqu'au  moment  où,  sonibrement  échaiicré  parla 
terre  et  les  eaux,  il  s'enfonce  enfin  et  va  dormir  derrière  ses  col- 
lines Dclphiques.  Dans  une  pareille  soirée,  il  jetait  sur  toi  ses  rayons 
les  plus  pâles,  ô  Athènes  !  pendant  que  le  plus  sage  de  tes  citoyens 
promenait  son  dernier  regard  sur  l'horizon  :  avec  quelle  anxiété 
les  meilleurs  de  tes  enliinls  observaient  le  rayon  d'adieu  qui  devait 
clore  le  jour  suprême  de  Socrate  immolé.  Pas  encore  1  pas  encore! 
Hélios  s'arrête  au  dessus  des  coteaux  :  l'heure  précieuse  qui  pré- 
cède le  départ  se  prolonge  encore  ;  mais  bien  triste  est  sa  lumière 
aux  yeux  de  l'agonie  ;  bien  sombre  paraissent  les  montagnes  qui 
chaque  soir  se  peignent  de  nuances  si  douces  :  Phœbus-Apollon 
semble  répandre  le  deuil  sur  cette  aimable  contrée  à  laquelle  il  sou- 
rit toujours.  Mais  avant  qu'il  ait  disparu  derrière  la  cime  du  Cillié- 
ron,  la  coupe  fatale  est  vidée  ;  l'esprit  a  pris  son  vol  ;  l'esprit,  l'âme 
de  celui  qui  n'a  voulu  ni  trembler  ni  s'enfuir  et  qui  vécut  et  mou- 
rut comme  personne  ne  saura  vivre  ou  mourir  I 

Mais  voyez!  depuis  le  sommet  de  l'Hymette  jusqu'au  bas  de  la 
plaine,  la  reine  de  la  nuit  prend  possession  de  son  domaine  silen- 
cieux. Nulle  vapeur  funeste,  héraut  de  la  tempête,  ne  voile  son  beau 
friiiil,  ne  ceint  sa  forme  radieuse.  Elevant  vers  le  ciel  leur  corniche 
étincelante  où  se  jouent  les  rayons  de  l'astre  d'argent,  les  blanches 
colonnes  semblent  saluer  son  éclat  bienfaisant,  et  de  tous  côtés  h 
l'enlour,  couronné  de  lueurs  tremblantes,  le  croissant  son  emblème 
réfléchit  ses  feux  sur  les  minarets.  Les  bosquets  d'oliviers  sombres 
et  touffus,  épars  sur  les  bords  entre  lesquels  l'humble  Céphisus  pro- 
mène son  filet  d'eau,  les  noirs  cyprès  de  la  mosquée,  la  riante  tou- 
relle du  kiosque  et  le  palmier  solitaire  du  temple  de  Thésée  qui 
semble  triste  et  pensif  aumilieu  du  calme  sacré  de  la  nuit,  tous  ces 
objets  divers  teints  de  nuances  variées  arrêtent  l'œil  du  voyageur  : 
bien  insensible  serait  celui  qui  passerait  près  d  eux  sans  rêver  !  Au 
fond  du  tableau  la  mer  Egée,  dont  les  flots  ne  retentissent  pas  à 
cette  distance,  berce  son  sein  fatigué  de  la  guerre  des  éléments: 
ses  vagues  aux  teintes  adoucies  déploient  leurs  longues  nappes  d'or 
et  de  saphir,  parmi  lesquelles  se  distinguent  les  ombres  des  îles  loin- 
laines,  fronts  rembruuis  au  milieu  des  sourires  du  calme  Océan. 


pensées  vers  toi,  belle  Athènes?  C'est  que  personne  ne  peut  jeter 
un  regard  sur  tes  mers  natales,  c'est  que  personne  ne  peut  entendre 
ton  nom,  quelque  intéressant  que  soit  le  récit  commencé,  sans  que 
ton  souvenir  magique  l'emporte  sur  tout  le  reste.  Comment  pour- 
rait-il ne  pas  te  chanter,  le  poète  dont  le  cœur  ne  sait  se  déta- 
cher de  toi,  ni  par  le  temps  ni  par  la  distance,  et  resie  enfermé  par 
un  charme  dans  l'enceinte  de  tes  Cyclades  !  El  cet  hommage  n'est 
point  entièrement  étranger  ici  :  l'île  du  Corsaire  fut  jadis  ton  do- 
maine ;  que  n'est-elle  encore  à  toi  avec  la  liberté  ? 


III. 

Le  soleil  s'est  couché.  Quand  ses  rayons  ont  cessé  d'éclairer  la 
tour  du  phare,  le  cœur  de  Médora  s'affaisse  dans  une  obscurité  plus 
profonde  que  la  nuit.  Le  troisième  jour  est  venu  el  passé  :  et  l'in- 
grat ne  vient  pas,  n'en\oie  pas  de  message  !  Le  vent  était  favorable 
quoique  faible,  et  il  ne  s'élevait  aucune  tempête.  La  veille  au  soir, 
le  navire  d'Anselmo  était  revenu  ;  et  il  n'avait  rien  h  faire  connaître, 
sinon  qu'il  n'avait  pas  rencontré  son  chef.  Ah  !  l'événement,  quoique 
terrible  encore,  eût  été  tout  autre  si  Conrad  avait  attendu  cette  se- 
conde voile.  La  brise  nocturne  fraîchit  :  Médora  avait  passé  tout  le 
jour  à  épier  h  l'horizon  tout  ce  qui  offrait  l'apparence  d'un  mât  ; 
elle  était  assise  tristement  sur  la  hauteur.  Au  milieu  de  la  nuit,  l'im- 
patience l'entraîne  vers  le  rivage,  cl  là  elle  promène  ses  pas  er- 
rants, insoucieuse  des  vagues  qui  viennent  mouiller  ses  vêlements 
comme  pour  l'avertir  de  se  retirer  :  elle  ne  voit  rien  et  ne  sent  rien, 
pas  même  le  froid  de  la  brise  :  le  frisson  est  dans  son  cœur.  Et 
de  cette  longue  attente,  il  surgit  en  elle  une  telle  certitude  de  son 
malheur,  que  la  vue  soudaine  de  son  amant  lui  aurait  enlevé  le  sen- 
timent et  la  vie. 

Enfin  arrive  une  barque  sombre  et  en  mauvais  état....  les  ma- 
telots aperçoivent  sur  la  grève  celle  qu'ils  cherchaient  la  première. 
Quelques-uns  sont  sanglants,  tous  accablés  de  souffrance  :  ils  sont 
peu  nombreux  et  savent  seulement  qu'ils  ont  échappé;  comment? 
ils  l'ignorent.  Sombres  et  silencieux  ,  chacun  d'eux  semblait  at- 
tendre qu'un  de  ses  compagnons  exprimât  ses  tristes  conjectures 
sur  le  destin  de  Conrad  :  ils  auraient  eu  quelque  chose  à  dire,  mais 
ils  craignaient  l'elTet  de  leurs  paroles.  Quant  à  Médora,  elle  vit  tout 
d'un  coup  d'œil  ;  cependant  elle  ne  faiblit  pas,  ne  trembla  pas  sous 
le  poids  du  deuil  et  de  l'abandon  :  cette  femme,  aussi  fragile  que 
belle,  renfermait  des  sentiments  élevés  qui  ne  se  prononcèrent  pomt 
avant  d'avoir  pris  toute  leur  énergie. Tantqu'il  y  eut  encore  de  l'es- 
poir, ils  se  répandirent  en  attendrissement,  en  anxiété,  en  larmes: 
quand  tout  fut  perdu,  cette  tendresse  d'âme  ne  s'éteignit  pas  ;  elle 
s'endormit,  et  dans  son  sommeil  s'engendra  cette  énergique  pensée  : 
«  Quand  il  ne  reste  rien  à  aimer,  il  n'y  a  plus  rien  à  craindre.  » 
Une  pareille  pensée  dépasse  la  nature  :  mais  c'est  ainsi  que  les 
forces  humaines  se  changent  en  délire  sous  le  pouvoir  de  la  lièvre. 

«  Vous  gardez  le  silence...  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  entendre... 
ne  parlez  pas...  ne  médites  pasun  mot;  car  jesais  tout.  Cependant 
je  voudrais  vous  demander...  mes  lèvres  s'y  refusent  presque...  ré- 
pondez vite...  dites-moi  où  on  l'a  mis.  — Noble  dame,  nous  l'igno- 
rons :  à  peine  avons-nous  pu  échapper  vivants,  mais  un  d'entre 
nous  affirme  qu'il  n'est  point  mort  :  il  l'a  vu  euchaîné,  perdant  son 
sang,  mais  en  vie.  » 

Elle  n'en  écouta  pas  davantage  :  elle  aurait  essayé  en  vain  de 
lutter  ;  ses  artères  battaient  ;  les  pensées  qu'elle  avait  écartées  jusque- 
là  se  précipitaient  en  foule,  se  confondaient.  Cesseules  paroles  ont 
vaincu  cette  âme  concentrée  :  elle  chancelle,  tombe  inanimée.  El 
peut-être  les  vaguœ  lui  auraient-elles  épargné  un  autre  tombeau  ;  mais 
de  leurs  mains  rudes,  quoique  les  yeux  humides,  les  matelots  luidon- 
iièrent  les  soins  qu'inspire  la  pitié,  en  jetant  sur  ses  joues  mortelle- 
ment pales  la  rosée  de  l'Océan,  la  relevant,  agitant  l'air  autour  d'elle 
et  la  soutenant  dans  leurs  bras.  Enfin  ils  appelèrent  ses  suivantes 
et  leur  abandonnèrent  ce  corps  inanimé  qu'ils  contemplaient  avec 
douleur:  alors  ils  se  rendirent  à  la  grotte  d'Anselmo,  pour  y  faire  le 
récit  toujours  pénible  d'un  combat  sans  victoire. 


IV. 

Dans  ce  conseil  tumultueux  ,  des  propos  bizarres  et  brûlants 
furent  échangés  :  on  parla  de  rançon,  de  délivrance  et  de  vengeance, 
de  tout,  sauf  du  repos  ou  de  la  fuite  :  1  âme  de  Conrad  planait,  res- 
pirait encore  dans  ces  lieux  et  en  chassait  le  désespoir  :  quelque 
soit  son  destin,  les  braves  qu'il  a  formés  et  conduits  le  sauveront 
vivant  ou  apaiseront  ses  mânes.  Malheur  à  ses  ennemis  !  S'il  ne  sur- 
vit que  peu  d'hommes,  leurs  bras  sont  aussi  audacieux  que  leurs 
cœurs  sont  fidèles. 


II. 

Dans  l'appartement  le  plus  secret  du  liarem  est  assiste  sombre 
Maintenant,  à  mon  sujet...  Pourquoi  ai-je  tourné  un  moment  mes  [  Séid,  médilanl  encore  sur  le  destin  du  captif;  ses  pensées  se  par- 


li 


l.KS  V1ÎILLÉRS  LlTTftR.MRRS  ILF.USTIUÎKS. 


Irtgeni  pnlrc  l'nnioiir  ol  la  liainc  :  lanlAl  ellos  soul  nvpc  Giiln:ire, 
laiili'il  (Inns  In  cellule  (In  caplif;  coiieliéo  iises  pjeds.  la  belle  esclave 
iilisei'veson  froiil  el  li'iilr  dc  ilissipor  les  nuages  qui  rassoinlirisseiit. 
I'endaiil  que  ses  giamls  veux  noirs  lancent  sur  lui  des  regards  in- 
(jiiiels,  el  cheirlienl  vainement  <i  éveiller  ses  syni|)atliies,  ceux  de 
Séid  semblent  iiiiiijucincnt  fix<5s  sur  les  grains  de  son  rusairc  niu- 
iiulnian,  mais  intérieurement  ils  contemplent  sa  viclime  saignante. 
H  F'aelia  !  la  journée  esta  loi  :  la  vicloire  plane  sur  ton  turban  :  Conrad 
est  pris;  tout  le  reste  a  succombé.  L"arrét  du  captif  est  porlé:  c'est  la 
mort  :  il  a  mérité  son  destin.  l>;t  ]ioiirtant  cet  Imninie  es!  indigne  de  la 
liainc  :  il  serait  babile,  ce  me  scnd>le,  de  lui  vendre  un  court  mnDieilt 
de  liberté,  au  pri.v  de  tous  ses  trésors.  On  vaule  hautement  les  ri- 
cbc^ises  du  piraie:  je  voudraisqucmon  pacha  pût  s'en  rendremailre. 
Hiserédiié  ,  alFaibli  pnr  ce  combat  désastreux,  épié,  suivi  partout ,  il 
l'olTrirait  ensuite  une  proie  facile;  tandis  que  si  tu  prends  sa  vie,  le 
reste  de  sa  bande  embarquera  ses  richesses  et  cherchera  un  refuge 
plus  sûr. 

—  Gulnarc!  si  pour  chaque  goutlc  de  son  sang  on  m'offrait  une 
perle  riche  comme  le  diadème  du  sultan  ,  si  pour  chacun  de  ses  che- 
veux une  mine  d'or  vierge  était  ouverte  devant  moi;  si  tout  ce  que 
nos  coules  arabes  révèlent  ou  rêvent  de  richesses  était  étalé  h  mes 
veux  :  tous  ces  trésors  ne  pourraient  le  racheter!  rien  n'aurait  payé 
une  seule  heure  de  sa  vie,  si  je  ne  le  savais  point  enchaîné  et  en  mon 
pouvoir,  cl  si ,  dans  ma  soif  de  vengeance,  je  n'en  étais  encore  à 
cliercber  les  supplices  qui  torturent  le  plus  longtemps  et  qui  tuent 
le  moins  vile. 

—  Soit,  Séid!  je  ne  cherche  point  à  calmer  la  fureur  fondée  sur 
de  trop  justes  molifs  pour  te  permettre  la  clémence  :  ma  seule  pensée 
était  de  t'assurer  les  richesses  du  forban.  Délivré  h.  ce  prix,  il  ne 
serait  point  libre  :  appauvri  de  la  moitié  de  sa  puissance  el  de  s.s 
soldats,  il  pourrait  être  reprisa  ton  premier  commandement. 

— 11  pourrait...  et  dois-je  donc  lui  accorder  un  seul  jour,  h  cemi- 
sérable  que  je  tiens  en  mon  pouvoir?  Uelùchcr  mon  «  nnemi!  grice 
îi  quelle  intercession?  à  la  tienne,  ô  beauté  trop  sensible!  Ta  ver- 
tueuse gratilude  veut  récompenser  ainsi  l'humeur  misériconlicuso 
du  Giaour  qui  parmi  tous  n'a  voulu  épargner  que  toi  et  tes  com- 
pagnes, sans  considérer,  j'aime  il  lecroire,  combien  ta  capture  était 
l)récieuse.  Je  te  dois  pour  cela  mes  remercîoients  et  mco  éloges  : 
écoute!  j'ai  un  conseil  îi  faire  entendre  à  ton  oreille  délicate:  Icuime! 
je  me  mclie  de  toi  ;  el  chaque  mot  que  tu  prononces  met  le  cachet  de 
la  vérité  sur  mes  soupçons.  Emportée  par  lui  du  serai  à  travers  le 
feu,  dis-moi,  n'atlenilais-tu  pas  le  moment  de  fuir  avec  lui?  11  est 
inutile  de  répondre  :  ton  aveu  est  écrit  dans  la  rougeur  coupable  de 
les  joues.  Donc,  aimable  dame,  songes-y  bien  el  gare  à  toi  I  ce  n'est 

pas  sa  seule  vie  qui  réclame  tanlde  soin.  Un  mot  de  plus  et mais 

non...  il  n'en  faut  pas  davantage.  Maudit  soit  le  moment  où  il  l'a 
emportée  hors  des  flammes  ;  il  aurait  mieux  valu...  et  pourtant  alors 
je  t'aurais  pleurée  avec  les  yeux  dun  amant  :  maintenant ,  c'est  ion 
niaîlre  qui  t'avertit,  femme  perfide!  Ne  sais-tu  pas  que  je  puis 
abatire  les  ailes  inconsiantcs.  Je  ne  suis  point  habitué  à  m'en  tenir 
h  dis  mots  :  veille  sur  toi,  el  ne  pense  pas  que  ta  fausseté  reste 
impunie.  » 

11  se  lève  el  sort  lentement  et  d'un  air  sombre,  la  rage  dans  ses  re- 
gards et  laissant  des  menaci's  pour  adieux.  Ab!  ce  tyran  insensé! 
qu  il  connaissait  mal  cet  esprit  de  la  Icmnie,  qu'aucun  reproche 
n'abat,  qu'aucune  menace  ne  subjugue;  qu'il  savait  peu  combien 
ton  cœur,  ô  Gulnare,  peut  aimer  quand  on  t'aime,  peut  osercontre 
qui  l'outrage.  Les  soupçons  de  son  tyran  lui  paraissaient  injustes;  car 
elle  ne  savait  pasquellês  |)rofondes  racines  la  compassion  avait  jelécs 
dans  son  cœur  :  c'était  une  esclave,  et  en  esclave  elle  devait  ac- 
corder à  un  compagnon  de  caplivilé  un  sentiment  en  apparence  fra- 
ternel dont  elle  se  déguisait  le  vrai  nom.  C'est  pourquoi,  ignorante 
à  demi  des  molifs  qui  la  poussaient ,  ne  comprenant  pas  la  fureur  du 
paelia,  elle  s'aventura  de  nouveau  dans  le  dangereux  sentier  qu'elle 
avait  jiarcouru,  el  fut  de  nouveau  repoussée  jusqu'au  nioment  où 
s'éleva  en  elle  cette  lutte  delà  pensée,  source  de  tous  les  malheurs 
de  la  fouiuie. 


VI. 


Cependant,  après  de  longues  anxiétés  et  de  longues  fatigues,  roulani 
toujours  la  même  pensée  jour  et  nuit,  lame  de  Conrad  était  parvenue  Ji 
(li.uip'er  la  terreur  niOme.  llavaitsurmonirceltefaialeattenlc  entre  le 
doule  et  la  crainte,  quand  chaque  heure  ])ouvait  lui  apporter  un  sup- 
plice pire(jue  la  mort,  quand  chaque  pasquirelenlissaildevani  la  porte 
pouvait  lui  annoncer  la  haclieoule  pal, quandchaque  voix  qui  frappait 
son  oreille  pou  vaitêtreladerniôrequ'ildijt  jamais  entendre. Oui;  il  avait 
dompté  la  terreur;  cet  esprit  sombre  el  hautain  s'était  trouvé  d'abord 
mal  piéparé,  non  résolu  à  la  mort  :  maintenant  il  était  usé,  ruiné 
peut-être,  el  pourtant  il  supportait  en  silence  cette  épreuve,  la  plus 
terrible  de  toutes.  La  chaleur  du  combat,  les  silflemenis  de  la  tem- 
pête laissent  h  peine  une  Ame  assez  libre  pour  envisager  le  péril  ; 
uuis  dans  l'isolement  et  dans  les  fers,  languir  en  proie  h  toutes  les 


jicnséesc  .nlrairesqiii  surgissent  dansl'Ame;  n'avoird'autre  spectacle 
(pie  celui  de  son  propre  eu-ur,  cl  nu'dilcr  sur  des  fautes  irrévocables 
et  sur  un  destin  tout  proche,  troii  lard  pour  éviter  le  dernier,  pour 
réparer  les  autres;  compter  les  heures  qui  se  précipilenl  vers  le  dé- 
nni'imcnt  fatal ,  sans  un  ami  pour  vous  relever  el  pour  lénauignerqiio 
vous  avez  bien  supporté  la  mort  ;  se  voir  entouré  d'eiiiiemiit  prèls  à 
forger  le  mensonge,  à  .souiller  d'une  calomnie  la  dernière  scène  de 
votre  drame;  avoir  devant  soi  des  tortures  que  l'Ame  peut  braver,  en 
doutant  toutefois  que  la  chair  y  résiste,  et  sentant  (|u'un  seul  cri  va 
vous  enlever  votre  dernière,  votre  plus  chère  couronne ,  celle  de  la 
bravoure;  la  vie  que  vous  perdez  ici-bas,  vous  la  voir  refuser  là- 
liaiit  par  ces  hommes  qui  ont  usur[ié  le  monopide  de  la  miséricorde 
divine  ;  el  ce  qui  vaut  plus  qu'un  paradis  incertain  ,  le  ciel  do  vos 
espérances  terrestres,  la  bien-aimée  de  votre  cœur,  la  voir  ravie  pour 
jamais  à  votre  amour  I  telles  étaient  les  pensées  que  le  proscrit  avail 
à  supporter,  voilà  les  angoisses  au-dessus  de  toute  peine  mortelle 
qu'il  avait  à  combattre,  et  cependant  il  les  supportait .  il  les  com- 
battait. Prenait-il  bien  son  parti?  n'importe I  c'était  déjà  quelque 
chose  de  ne  pas  succomber  entièrement. 


VIF. 


Le  premier  jour  se  passa,  et  il  ne  revit  point  Gulnare;  le  second, 
le  troisième  se  passèrent ,  et  Gulnare  ne  vint  pas;  mais  ses  charmes 
avaient  certainement  opéré  le  miracle  que  sa  bouche  avait  promis, 
sans  quoi  Conrad  n'aurait  point  vu  un  second  soleil.  Le  quatrième 
j(iur  s'était  écoulé,  et  la  nuit  avait  apporté  la  tempête  au  sein  de  ses 
ténèbres.  Oh  !  comme  il  prêtait  l'oreille  au  fracas  des  vaguesqui  jamais 
jusque-là  n'avait  inlerrompu  son  sommeil.  Ranimée  par  la  voix  «le 
son  élément  chéri ,  l'âme  farouche  du  captif  enfantait  des  pensées 
plus  farouches  encore.  Souvent  il  avait  vogué  sur  ces  vaguer  ailées,  et 
il  avait  aimé  leur  rudesse  à  cause  de  la  rapidité  qu'elles  imprimaient 
au  navire  ;  et  maintenant  leur  mugissement  reteniiss;dt  à  son  oreille: 
accents  bien connuset bien rapprocliésde  lui, mais  trop  inutilement, 
hélas!  Le  venlsonfflaitbruyantdans  les  airsetdeuxfois  plus  bruyant 
le  tonnerre  éclatait  au-dessusde  la  tourelle;  l'éclairbrillaità  travers 
le-  barreaux  de  la  fenêtre,  clarté  [>lus  douce  à  ses  yeux  que  celle  de 
l'astre  de  minuit:  il  traîna  sa  chainejusqu'aupris  de  la  grille  en  feu, 
espérant  qu'il  ne  s'exposerait  pas  en  vain  au  péiil;  là  il  leva  vers  le 
ciel  ses  mains  chargées  defers,  le  suppliant  d'anéantir  sa  créature  snus 
un  foudremiséricordieux.Le  feretlespricresimpiesdoivenl  attireréga- 
lement  le  feu  céleste:  cependant  l'orage  sui\it  son  cours  et  dédaigna 
de  frapper  :  les  coups  s'atïaiblirent  progressivement;  ils  cessèrent. 
Conrad  se  trouva  plus  seul  encore;  comme  si  quelque  ami  iafidëleavait 
rejeté  ses  supplications. 


VIII. 


Minuit  est  passé,  el  un  pas  léger  s'avance  vers  la  porte  massive; 
il  s'arrête,  il  reprend  :  Conrad  entend  glisser  lentement  b's  verrous 
criards  et  tourner  la  clef  lugubre  ;  son  cœur  le  lui  a  dit  d'avance  : 
c'est  la  belle  esclave.  Ouellesquc  soient  ses  erreurs,  c'est  pour  lui  un 
ange  gardien,  aussi  radieux  qu'un  pieux  ermite  peut  se  le  représenter 
dans  ses  visions.  Et  pourtant  elle  est  bien  changée  depuis  qu'elle  est 
venue  visiter  cette  cellule  :  sa  joue  est  plus  |)àle,  son  corps  plus  trem- 
blant; elle  jetle  sur  lui  un  regard  trisie,  égaré,  qui  lui  dit  a^ant 
qu'elle  ait  parlé:  «  Tu  dois  mourir...  oui,  tu  dois  mourir:  il  n  est  plus 
qu'une  ressource,  la  dernière ,  la  plus  terrible  :  si  les  tortures  n'é- 
taient pas  plus  terribles  encore. 

—  Jeune  dame,  je  ne  cherche  aucun  moyen  d'échapper  ;  mes  lèvres 
répèlent  encore  cequ'ellesn'ont  cessé d'afllrmer.  Conrad  est  toujours 
le  même  :  pourquoi  vouloir  sauver  la  vie  dun  vaincu  el  faire  révcjquer 
un  arri^t  que  j'ai  mérité  de  subir;  certes  j'ai  bien  encouru,  non-seu- 
lement ici  mais  dans  d'autres  lieux  encore,  par  mainte  pnui-siiite 
acharnée,  la  vengeance  de  Séid. 

—  Pourquoi  vouloir  te  sauver?  parce  que oh!  ne  m'as-tu  pas 

préservée  (l'un  sort  pire  que  1  esclavage?  Pourquoi  le  vouloir?  les 
niallieurs  t'ont-ils  donc  fait  oiddier  le  cœur  de  la  femme?  lit  faut-il 
donc  tout  le  dire,  quoique  les  sentimcnisde  mon  sexe  .se  révoltent  en 

moi  et  m'ordonnent  de  me  taire? Parce  que...  malgré  tous  tes 

crimes...  lu  as  touel.é  mon  cœur  :  je  t'ai  craint  d'abord...  je  t'ai  dû 
la  vie...  j'ai  eu  pitié. ji'  toi...  je...  je  t'aime  enliii  comme  une  insensée. 
Ne  me  réponds  pas,  ne  me  répèle  pas  que  lu  en  aimes  uneaulrcet 
que  je  l'aime  en  vain.  Qu'elle  soit  éprise  comme  moi ,  et  sansd.-ute 
plus  belle  .  qu'im|>(irle!  Je  me  jetle  pour  toi  dans  des  périls  qu'elle 
n'oserait  affronter,  tj-ois-tu  donc  lui  (''tre  réellement  cher?  Si  j'étais 
elle,  moi .  tu  ne  serais  point  seul  ici.  L épouse  d'un  proscrit,  per- 
metlre  queson  époux  ail  esans  elle  courir  les  mers  I  Celle  nobledame, 
qu'a-t-elledonc  de  si  précieux  à  faireauprèsdu  loyer  ?...Nerae|iarle 
pas  mainlenani!  sur  la  tête  el  sur  la  mienneun  sabre  bien  tranchant 
est  suspendu  par  un  seul  fil  ;  s'ilte  reste  du  cniiiage  et  si  tu  veax  être 
libre,  prends  ce  poignard,  lève-toi,  suis-moi. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


18 


Eh  quoi!  avec  mes  chaînes!  Chargé  d'un  pareil  ornement, 
fraiicliii-ai-je  dunijied  léger  les  corpçdc  touscesdormeuvs.Tu  l'avais 
oublié  :  est-ce  là  un  costume  propre  à  la  fuite?  est-ce  là  une  arme 
bonne  pour  le  combat? 

—  Défiant  corsaire!  j'ai  gagné  la  garde  ,  disposée  à  la  révolte  et 
avide  dune  récompense;  un  simple  mot  de  moi  va  fuire  tomber  ta 
chaîne  :  sans  quelque  aide,  comment  pourrais-je  èlre  ici?  Depuis  que 
je  ne  l'ai  vu,  mon  tempsaétéactivement  employé;  si  je  suis  coupable, 
c'estpourtoiqu'aétécommislecrime;  le  crime!...  ce  ne  peut  enètre 
un  de  punir  les  forfaitsdeSéid  :  ce  tyran  exécré,  Conrad,  il  faut  qu'il 
meure.  Je  te  vois  frémir,  mais  mon  àmeest  bien  changée:  insultée, 
foulée  aux  pieds,  avilie,  il  faut  que  je  me  venge;  car  on  a  osém'ac- 
cnser  de  ce  que  j'avais  dédaigné  jusqu'ici,  moi  qui  n'ai  été  que  trop 
fidèle,  quoique  enchaînée  dans  le  plus  triste  esclavage. Tu  souris... 
mais  je  ne  lui  avais  donné  aucun  sujet  de  plainte  ;  je  n'étais  pas 
infidèle  alors,  et  tu  ne  m'étais  point  cher  ;  mais  il  me  l'a  dit;  et  les 
jaloux,  ces  tyrans  tracassiers  ,  nous  provoquent  à  la  révolte  et  mé- 
ritentlesort  que  leurs  lèvres  chagrinesontannoncé  d'avance.  Je  n'ai 
jamais  aimé  ;  il  m'a  achetée,  fort  cher  sans  doute,  car  il  y  avait  en 
moi  un  cœur  qu'il  ne  pouvait  acquérir...  J'étais  une  esclave  sou- 
mise; il  a  prétendu  que  s'il  n'était  point  venu  me  reprendre,  j'aurais 
fui  avec  toi.  C'était  un  mensonge  ,  tu  le  sais.  Mais  laissons  parler  de 
pareils  augures  ;  ils  émettent  des  présages  que  leurs  insultes  rendent 
véri'ables.  Le  retard  de  ton  supplice  ne  fut  pas  même  accordé  à  ma 
prière ,  cette  faveur  apparente  n'avait  pour  objet  que  de  préparer  pour 
toi  de  nouveau.^  tourments  et  d'augmenter  mon  désespoir.  Il  m'a 
même  menacée  demort  ;  maissa  folle  passion  m'aurait  r.i'servée  quel- 
que temps  pourses  -nobles  plaisirs;  et  quand  il  aurait  été  las  de  mes 
faibles  charmes  et  de  moi  ;  un  sac  est-là  pour  me  recevoir  et  la  mer 
bat  le  pied  des  murailles!  Eh  quoi!  suis-je  donc  faite  pour  êire  le 
jouet  d'un  caprice  senile?  un  bijou  que  l'on  porte  jusqu'à  ce  que  la 
dorure  en  soit  effacée?  Je  t'ai  vu;  je  t'ai  aimé;  je  te  dois  tout;  je 
veux  te  sauver,  ne  fût-ce  que  pour  te  montrer  combien  uneesclave 
est  capable  de  gratitude.  S'il  n'eût  point  ainsi  menacé  mon  honneur 
et  ma  vie  (et  il  garde  bien  les  serments  qu'a  prononcés  son  cour- 
fou.v),  je  t'aurais  toujours  sauvé,  mais  j'aurais  épargné  le  pacha. 
Maintenant  je  t'appartiens  et  suis  préparée  à  tout;  lu  ne  m'aimes 
pas;  tu  ne  me  connais  pas,  et  je  te  fais  horreur,  llélasi  tu  es  mon 
premier  amour,  et  il  est  ma  première  haine...  Obi  que  ne  peux-tu 
mettre  ma  sincérité  à  l'épreuve ,  lu  ne  reculerais  pas  devant  moi  ;  tu 
ne  craindrais  pas  ce  feu  qui  brùledansle  cœur  des  filles  de  l'Orient  : 
ce  feu  est  maintenant  ton  phare  de  salut  ;  il  te  montre  dans  le  port 
une  barque  maïnote.  Mais  dans  une  chambre  que  nous  devons  tra- 
verser dort  le  cruel  Séid...  il  ne  faut  pas  qu'il  s'éveille! 

— Gulnare!  Gulnare!  Je  n'aijamais  senti jusqu'àprésent  combien 
ma  fortune  est  abjecte  et  mon  honneur  flétri:  Séid  est  mon  ennemi  : 
il  voulait  balayer  mes  amis  de  la  terre  par  la  force  du  nombre,  mais 
au  moins  par  la  force  ouverte:  et  c'est  pourquoi  jesuisvenuici  dans 
ma  barque  de  guerre  répondre  au  meurtre  par  le  meurtre,  au  ci- 
meterre parl'épée;  car  telle  est  mon  arme,  elnonle  poignard  caché  : 
celui  qui  épargne  la  vie  des  femmes  ne  prend  pascelle  d'un  homme 
endormi.  Si  je  t'aisauvée  ,  Gulnare,  ce  n'était  pas  pour  en  recevoir 
une  pareille  récompense  :  ne  me  force  pointa  croire  que  ma  pitié  a 
été  mal  placée.  Maintenant  adieu:  puisse  ton  sein  recouvrer  la 
paix!  la  nuit  s'écoule...  la  dernière  nuit  de  repos  qui  me  reste  sur 
la  terre. 

—  Du  repos!  du  repos!  dès  le  lever  du  soleil,  tous  tes  membres 
craqueront  et  tes  jambes  se  crisperont  autour  dupoteau  déjà  dressé. 
J'ai  entendu  l'ordre;  j'ai  vu.,,  je  ne  verrai  pas  le  reste,  car  si  lu 
péris,  je  mourrai  avec  toi.  Ma  vie,  mon  amour,  ma  haine,  toutmon 
être  ici-has  dépend  de  toi ,  corsaire  !  Ce  n'est  qu'un  coup  à  frapper  1 
sans  cette  précaution ,  la  fuite  serait  inutile:  comment  échapper  à 
sa  poursuite  ardente!  Mes  injuresirapunies,  ma  jeunesse  flétrie,  de 
longues,  longues  années  perdues,  un  seul  coup  peut  tout  venger  et 
nous  mettre  à  l'abri  de  toute  crainte.  Mais  puisque  le  poignard  te 
convient  moins  que  l'épée  ,  j'éprouverai  la  fermeté  de  ce  bras  fémi- 
nin. Les  gardes  sont  gagnés  ;  en  un  moment  toutserafini,  corsaire! 
nous  ne  nous  reverrons  qu'en  sûreté  ou  jamais;  si  ma  faible  main 
manque  son  but,  la  brume  du  matin  planera  sur  ton  échafaud  et 

.  sur  ma  bière. 


IX. 


Elle  se  tourna  vers  la  porte  et  disparut  avant  qu'il  pût  répondre  ; 
mais  le  regard  inquiet  de  Conrad  l'accompagna  longtemps;  et  ras- 
semblant comme  il  put  les  fers  dont  il  était  chargé,  pour  diminuer 
leur  longueur  en  étoulTant  leur  cliquetis,  la  serrure  et  les  verrous 
n'arrêtant  plus  ses  pas,  il  la  suivit  aus?i  vite  que  le  lui  permet- 
taient ses  membres  enchaînés.  Le  passage  était  sombre  et  tortueux  ; 
et  Conrad  ne  savait  où  conduisait  celle  roule.  Il  n'y  trouve  ni  lampe 
ni  gardes  :  il  voit  de  loin  une  faible  lumière  :  doit-il  se  diriger  vers 
ces  rayons  indistincts  ou  bien  les  éviter?  Le  hasard  guide  ses  pas  : 
une  fraiclieur  pareille  à  l'air  du  matin  tombe  en  plein  sur  son  front. 


Il  arrive  dans  une  galerie  ouverte  :  à  ses  yeux  brille  ,  avec  la  der- 
nière éloile  de  la  nuit,  un  horizon  qui  commence  à  s'éclairer  :  ce- 
pendant à  peine  remarque-t-il  l'élat  du  ciel...  une  clarté  venant 
d'une  chamb:-e  isolée  a  frappé  sa  vue.  Use  dirige  vers  ce  point  :  une 
porte  entr'ouverte  lui  montre  que  le  rayon  part  de  là,  mais  rieu  de 
plus.  Une  figure  de  femme  sort  d'un  pas  précipité;  elle  s'arrête,  se 
retourne,  s'arrête  encore...  c'est  elle  enfin!  Plus  de  poignard  dans 
sa  main...  nul  signe  d'angoisse  dans  son  attitude.  «  Béni  soit  ce 
cœur  accessible  à  la  pitié  !  elle  n'a  pas  eu  la  force  de  tuer  !  »  Il  la 
regarde  de  nouveau  :  son  œil  se  détourne  avec  effroi  de  la  lumière 
du  jour.  Elle  s'arrête,  rejette  en  arrière  ses  longs  cheveux  noirs, 
qui  voilaient  presque  sa  face  et  sa  blanche  poitrine  ,  comme  si  sa 
tête  venait  de  se  pencher  sur  quelque  objet  de  doute  et  de  terreur. 
Elle  rejoint  Conrad...  Sur  son  front...  sans  le  savoir  ou  par  oubli, 
sa  main  précipitée  a  laissé  une  seule  et  faible  tache  :  il  n'en  distin- 
gue que  la  couleur,  et  s'y  arrête  à  peine...  Ohl  léger,  mais  certain 
indice  du  crime...  c'est  du  sang. 


Conrad  a  vu  les  batailles;  il  s'est  repu  dans  la  solitude  des  souf- 
frances promises  à  un  condamné;  il  a  éprouvé  les  tentations  et  les 
remords  du  crime;  il  a  été  vaincu,  enchaîné,  et  la  chaîne  aurait  pu 
peser  toujours  à  son  bras;  mais  jamais  la  lutte,  la  captivité,  le  re- 
pentir, surexcitant  toutes  les  forces  de  son  être  sensible,  n'ont  fait 
battre,  n'ont  glacé  toutes  ses  veines  comme  la  vue  de  cette  tache 
rouge.  Cette  marque  de  sang,  cette  trace  révélatrice  a  banni  toute 
beauté  de  cette  face  de  femme.  Il  a  vu  répandre  bien  du  sang  :  il  l'a  vu 
sans  émotion  ;  mais  alors  le  sang  coulait  dans  un  combat  ;  et  il  était 
versé  par  des  hommes. 

XI. 

«  C'est  fait..,  il  a  failli  s'éveiller...  mais  c'est  fait.  Corsaire!  il  est 
mort  :  tu  me  coûtes  cher.  Toute  parole  serait  maintenant  superflue... 
partons!  partons!  Notre  barque  est  à  flot:  il  fait  déjà  grand  jour; 
les  quelqueshommesque  j'ai  gagnés  sont  tout  à  moi:  ils  prendront 
avec  eux  ceux  des  tiens  qui  ont  survécu  :  ma  voix  justifiera  l'œuvre 
de  ma  main  aussitôt  que  notre  voile  aura  perdu  de  vue  ce  rivage 
abhorré.  » 

XIL 

Elle  frappe  des  mains,  et  dans  la  galerie  se  rassemblent,  disposés 
pour  la  fuite,  ses  fidèles  Grecs  et  .Maures  :  en  silence,  mais  avec  ac- 
tivité, ils  s'approchent,  ils  brisent  les  chaînes  du  pirate...  celle  fois 
encore  ses  membres  se  trouvent  libres,  libres  comme  le  vent  des 
montagnes;  mais  sur  son  cœur  malade  pèse  une  tristesse  aussi 
lourde  que  s'il  portait  tout  le  poids  de  ses  fers.  Pas  un  mot  n'est  pro- 
noncé. Sur  un  signe  de  Gulnare  une  porte  s'ouvre,  et  montre  uu 
passage  secret  vers  le  rivage  ;  la  ville  est  derrière  eux  :  ûs  se  hâ- 
tent Ils  tîagnent  la  rive  où  les  vagues  dansent  joyeusement  sur  la 
grève  jaunâtre;  et  Conrad,  marchant  derrière  elle,  obéit  et  ne  s'in- 
quièle  point  s'il  est  sauvé  ou  trahi  :  la  résistance  serait  aussi  vaine 
que  si  le  farouche  Séid  vivait  encore  pour  contempler  son 
supplice. 

XIIL 

Ils  sont  embarqués  ;  la  voile  se  déploie  au  souffle  léger  de  la  brise. 
One  de  choses  la  mémoirede  Conrad  fait  repasserdevant  elle!  il  reste 
absorbé  dans  la  contemplation  jusqu'au  moment  oîi  le  cap,  sous 
lequel  il  a  jelé  l'ancre  naguère,  élève  sa  forme  gigantesque.  Ah!  de- 
puis celte  fatale  nuit,  quelque  court  qu'ait  été  l'iniervalle,  il  a  vécu 
un  siècle  de  terreur,  de  douleur  et  de  crime.  Au  moment  ou  1  ombre 
allont^ée  du  promontoire  assombrit  la  voile,  Conrad  se  cacha  la  lace 
et  s'enfonça  dans  ses  regrets  :  il  se  rappelait  tout  :  Gonzalvo  et  sa 
troupe  soil  triomphe  précaire  et  sa  main  faiblissante  ;  il  songeait  à 
celle  qui  est  loin  de  lui,  à  la  bien-aimée  qui  l'attend  dans  la  soli- 
tude. Tout-à-coup  il  se  tourna  en  arrière,  et  vit...  Gulnare,  llio- 
micidel 

XIV. 

Elle  observa  ses  traits  jusqu'au  moment  où  elle  ne  put  supporter 
davantage  son  air  glacé  et  plein  d'aversion  ;  et  alors,  son  exalialion 
inaccoutumée  se  fondit  tout-à-coup  en  larmes  trop  lard  pour  en 
verser  ou  pour  qu'on  pût  les  tarir.  Elle  s'agenouilla  près  de  lui.  el  lui 
serra  la  main  :  «  Tu  peux  me  pardonner,  toi,  bien  qu  Allah  doive  me 


4C 


LF.S  VEII.LF'IIÎS  LITTÉRAIUI^S  ILLUSTRÉES. 


jneiulre  en  horreur  ;  rar,  sans  celle  luuvrc  île  lénùhrcs,  que  serais- 
lii  ilcvemi  ?  Afcable-iimi  iW  reproches  ;  mais  pasciicure  aiijinird'hiii... 
Oh  !  épargnc-inni  niainlenanl.  Je  ne  suis  [.as  ro  que  je  parnis  tVre  : 
celle  iiiiil  lerrihlc  a  Iroulilémon  cerveau;  ne  me  rends  pas  loul-h- 
fail  inscnsi^e!  Si  je  ne  lavais  point  aimé,  je  serais  moins  coupable, 
mais  tu  n'aurais  pas  vécu...  pour  nie  hair,  si  lu  lu  \eu.s.  « 


XV. 

File  jugeait  mal  Conrad  :  car  il  se  hh^innit  plus  lui-mfmc  qu'il 
ne  hlAinait  celle  qn'involonlairomcnl  il  avail  rendue  cmipahlc  ;  mais 
ses  pensées  pruf.indes 
saignaient  ohscurémenl 
dans  son  cœur  ,  relrailo 
silcncieu.se  et  sombre. 
Le  vaisiseau  marchait ,  la 
brise  était  belle ,  la  mer 
propice ,  cl  les  vagues 
bleues  se  jouaient  autour 
de  la  poupe  qu'elles  pous- 
saient en  avant.  Bien  loin, 
Ji  l'horizon  ,  parut  un 
point,  une  tache,  un  niàt, 
une  viiile  ,  un  vaisseau 
armé!  La  vigie  de  ce  na- 
vire signala  la  petit?  bar- 
que ;  de  nouvelles  toiles 
priieot  le  \ciit  d'en  haut; 
cl  il  arriva  niajeslueuse- 
menl,  porlatil  la  vitesse 
à  sa  proue  et  la  terreur 
dans  ses  lianes.  Un  éclair 
brille  :  le  boulet  va  tom- 
ber au-delà  de  la  barque 
sans  atteindre  ses  agiès, 
et  s'enfonce  en  sifflant 
dans  la  mer  :  Conrad  ra- 
nimé sort  de  son  apathie  , 
une  joie  depuis  longtemps 
absente  brille  dans  son 
regard  :  «  Ce  sont  les 
raiens  !  c'est  mon  sanglant 
pavillon  !  les  voilà  I  les 
voilà!  Je  ne  suis  donc 
pas  abandonne  de  tous!  » 
Les  corsaires  reconnais- 
sent le  signal,  répondent 
au  salut,  mellcnt  lecniot 
à  la  mer  et  se  tiennent 
en  panne.  «  C'est  Con- 
rad I  c'est  Conrad!  >.  Ce 
cri  s'élève  du  pont  du  vais- 
seau, el  ni  la  voix  des 
chefs,  ni  celle  du  devoir, 
ne  peuvent  comprimer 
les  transports.  Avec  la 
légèreté  d'un  cœtir  jo.eux 
et  un  regaril  étincelanl 
d'orgueil ,  ils  le  voient 
escalader  encore  le  flanc 
de  son  navire  ;  un  sourire 
détend  les  traits  rudes  de 
leurs  physionomies,  cl  ils 
se  refusent  à  peine  le 
plaisir  de  le  presser  sur 
leur  sein.  Lui,  oubliant 

a  demi  ses  dangers  cl  sa  défaite,  répond  à  leur  accueil  avec  la  di- 
gnité dun  chef,  serre  cordialement  la  main  d'Anselmo  ,  el  sent 
qii  ilpeul  encore  commander  cl  vaincre. 


XVL 

Après  celle  nouvelle  efl'usion,  les  corsaires,  dans  l'excès  de  leur 
altachcmnl  pour  leur  chef,  regreilent  presque  di'laNoi:-  reconquis 
sans  danger.  Ils  avaient  mis  à  la  voile,  préparés  pour  la  vengeance  :  I 
s'ils  avaient  su  qu'une  femme  les  avait  devancés  dans  celte  œuvre,  I 
moins  scrupuleux  que  le  fier  Conrad  sur  les  moyens  d'atteindre  leur 
but,  ils  en  eussent  fait  leur  reine.  Avec  des  sourires  inlerrosateurs 
cl  un  air  étonné,  ils  murmurent  entre  eux  et  contemplent  GÙlnare; 
cl  cette  femme,  à  la  fois  ai  dessus  et  au  des.sous  de  son  sexe,  que  le 
sang  n'a  point  épouvantée,  se  laisse  troubler  par  leurs  regards.  Hlle 

Pims.  —  Imp  L\cûi'B  et 


tourne  vers  Conrad  un  œil  Irisle  el  suppliant  ;  elle  bais.se  son  voit 
se  lient  silencieuse  auprès  de  lui,  les  bras  Iran  luillciiient  rr  .i 
sur  c;  ciiMir  qui,  une  fois  Conrad  sauvé,  abandonne  le  ra<le  au  d 
lin.  Quniqui;  des  senlimenls  pires  que  la  démence  aient  (lU  reiiii 
celle  Ame  exlréme  en  amour  comme  en  haine,  dans  le  bien  coin, 
dans  le  mal ,  le  plus  alTrcux  de  tous  les  crimes  la  laissée  feunu 
encore. 

XVIL 


l 


1 


Une  fiijuic  c:i  sort  à  |>as  prér.i;iités,  s'iirri't 


Conrad  l'aperçoii,  cl  Pcnl  profondément  son  douloureux  cmbar.*! 
is  :  peut  il  fane  moins  pour  elle?  il  doit   délester  l'acte;   mai 

plaindre  la  femme.    I)( 
(lois de  larmes  nepeuvei 
laver  son  crime,  et  le  cii 
la  punira  dans  un  j' 
de    Colère;  mais  le  nw 
est  fait   :  quel  qui 
c'est  pour  lui  que  le  poi 
gnard  a  frappe,  que   f 
sang  a  coulé;    et    il   ci 
libre  1  el  pour  lui  elle 
sacrifié  toutcequ'ellf,  pos 
sédait  sur  la  terre,   lou 
ce  qu'elle  pouvait  esjiérei 
dans  le  ciel.   Il  regarda 
alors   celle   esclave   aux 
yeux  noirs  dont  le  IV. ml 
s'incline  sous  son  rcL'.iid, 
qui  paraît  maintenant  si 
changée  et  si  abailue  .  si 
faible  elsi  timide,  cl  dont 
les  joues  se  couvrent  sou- 
vent d'une   si   profonde 
pftleur.   sauf  cette   terri' 
Lie  tache  de  pourpre  (|u'J 
a   mi.se    le    meurtre...  Il 
prend  sa  main...  sa  main 
qui   tremble,    mais   trop 
lard  ;  sa   main  si  douce 
pour  l'amour,  si  terrible 
dans  la   haine  :   il  s<ii<it 
cette  main...  celle  main 
tremblante;   et  la  sienne 
a  ]ierdu  sa  fermeté ,  el  sa 
voix  même  est  mal  assu- 
rée. «  Guinarc!    »    mais 
elle    ne    répond    point  ;, 
«  chère  Gulnarel  »  IClle 
lève  les  yeux  ;  c'est    sa 
seule  réportse  ,  cl  elle  se 
jette  dans  ses  bras,  l'.iiir 
la  repousser  de  cet  asile  , 
il  eut  fallu  à  Conrad  un 
cœur    au-dessus  ou   -i  l- 
dessousdeceluid'ull  ; 
tel  ;  mais,  à  tort  ou  v 
son,  il  ne  la  releva  y 
Peut-ôtrc,  s;ins  les  | 
senlimenls  qui  l'aL-i' 
sa  dernière    vertu  ^ 
allée    rejoindre  le  i 
Mais  non  ,    Médora  ■ 
même  aurait  pardonin' 
baiser    qui    effleura 
charmes     de    sa    rivale 
sans    leur   rien    deinan- 
i!er  de  plus;  le  premier,  le  dernier  baiser  ([ue  la  fragilité  osa  déro 
ber  à  la  constance...  baiser  posé  sur  des  lèvres  que  le  désir  av.iii 
embrasées  de  son  haleine,  sur  îles  lèvres  dont  les  soupirs  exiialn 
un  tel  parfum  que  l'Amour  lui-même  semblait  les  avoir  carc 
de  ses  ailes. 


XVI  IL 

llsalteignireni  aux  dernières  Jueurs  du  soir  leur  île  solitaire.  Les 
rochers  eux-mêmes  parurent  leur  sourire  ;  le  havre  relenlii^sâil  de 
joyeux  murmures  ;  les  phares  brillaient  dans  leur  ordre  accoiiluiné. 
les  bateaux  sillonnaient  la  baie  onduleuse  cl  les  joyeux  d.iuphins  se 
jouaient  dans  les  vagues;  le  sauvage  oiseau  des  mers  lui-même,  de 
ses  cris  aigus  et  discordants,  saluait  le  retour  des  botes  connus  du 
rivage.  Derrière  chacune  des  lampes  qui  brillaient  à  une  fenêtre, 
l'imagination  du  marin  se  représentait  les  amis  qui  entretenaieni 

c*,  rnc  SoutBol,  «. 


!.■ 
les 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


il 


celte  clurlé.  0  joies  ilu  fo^er,  fiiio  vous  Mes  pacrées  ii  l'œil  do  1 
peraace,  quand  elle  vous  conlemple  du  sein  troublé  des  mers! 


XIX. 


On  aperçoit  des  liimii^res  en  haut,  sur  le  phare  et  dans  la  demeure 
du  chef,  et  Conrad  y  cherche  la  tour  de  Médora  ;  il  la  cherche  en 
vain;  cliose  étrange!  de  toutes  les  fenêtres,  la  sienne  seule  est  som- 
bre. Chose  étrange!  autrefois  cette  clarté   ne  nianquait  jamais  de 
saluer  le  retour;  et  peut-être,  mninlenant,  est-elle  non  pas  éteinte, 
mais  voilée.  Conrad  descend  au  rivai:e  par  le  premier  canot,  cl 
s'impatiente    de  la   len- 
teur   des    avirons.    Oli  ! 
que  n'a-l-il  une  aile  plus 
rapide  que  celle  du  fau- 
con, pour  s'élancer  coin-  "ILisi- 
me  une  flèche  au  sommet 
du    roc!    A    la   première 
pause  que  firent  les   ra- 
meurs avant  d'aborder  au 
rivage,  il  n'attend  plus,  ne 
regarde  plus   rien;   il  se 
jette  dans  les  flots,  lutte 
contre    la   mer  ,   monte 
sur   la  rive  et  gravit  le 
sentier     accoutumé.      Il 
vient  d'atteindre  la  porte 
de  la  tourelle;  il  s'arrête  : 
aucun  bruit  ne  se  fait  en- 
tendre  h    l'intérieur,  et 
tout  est  nuit  à  l'entimr.  11 
frappe;    il    frappe  forte- 
ment, et  aucun  pas,  au- 
cune   voix    n'annoncent 
qu'on    l'ait    entendu    ou 
qu'on  le  sache  près  de  là  ; 
il  frappe  eacoie,  mais  fai- 
blement cette  fois,  car  sa 
main  tremblante  refuse  de 
satisfaire  à  son  impatien- 
ce. La  porte  s'ouvre  ;  il 
voit  une  figure  bien  con- 
nue, mais  non  celle  qu'il 
s'apprêtait  à  serrer  dans 
ses  bras.  Les  lèvres  de  la 
suivante  sont  muettes,  et 
les  siennes,  à  lui,  essaient 
deu.x  fois  en  vain  de  pro- 
noncer une   question.  11 
saisit  la  lampe   :   sa   lu- 
mière lui  apprendra  tant  ; 
mais  il  ne  peut  la  soute- 
nir, et  ellcs'éteint  en  tom- 
bant. Impossible  d'atten- 
dre qu'elle  soit  rallumée  ; 
plutôt  rester  là  jusqu'au 
jour;  mais,  à  l'extrémilé 
cbi    corridor  ,     un   autre 
flambeau  répand  sa  clar- 
té vacillante;  il  arrive  à 
l'appartement...    il    voit 
ce  que  son  cœur  ne  vou- 
lait   point   croire  ,   mais 
ce  qu'il  avait  pressenti. 


doux  astres  d'azur  dans  une  longue,  une  dernière  éclipse;  mais  elle 
épargne  encore  le  charme  qui  entoure  les  lèvres  :  elles  semblent  en- 
coie  réprimer  un  sourire  et  implorer  un  instant  de  repos.  Mais  ce 
blanc  linceul  et  ces  tresses  étendues  sursôn  sein,  longues,  blondes, 
mais  couchées  immobiles,  ces  tresses  qui,  jouets  des  zéphyrs  de 
chaque  été,  échappaient  d'elles-mêmes  aux  guirlandesqui  tentaient 
de  les  retenir;  tout  cela,  et  la  complète  pâleur  d;  ses  joues...  tout 
cela  ne  convient  qu'au  cercueil.  Médora  n'est  plus  rien  :  pourquoi 
Conrad  est-illà? 

XXI. 

Il  no  fait  point  de  question  ;  toutes  les  réponses  sont  contenues 

dans  le  premier  aspect  de 
ce  front  de  marbre.  C'en 
est  assez  ;  elle  est  morte , 
qu'importe  comment  ? 
l/amour  de  sa  jeunesse, 
l'espoir  de  meilleures  an- 
nées, la  source  de  ses 
vœux  les  plus  doux ,  de 
ses  craintes  les  plus  ten- 
dres, le  seul  être  vivant 
qu'il  piit  ne  point  ha'ir, 
lout  lui  est  enlevé  à  la 
fois  ;  et  il  mérite  son  sort, 
mais  il  n'en  sent  pas 
moins  la  rigueur.  L'hom- 
me vertueux  clierche  la 
paix  dans  des  régions  oii 
le  crime  ne  peut  jamais 
trouver  de  place;  l'or- 
gueilleux, l'homme  éga- 
ré ,  qui  ont  fixé  ici-bas 
toutes  leurs  joies  et  qui 
trouvent  que  la  terre  con- 
tient bien  assez  de  dou- 
leurs, en  perdant  l'objet 


Ello  n'est  plus!  Que  fait-il  là  cncor 


XX. 


Il  ne  détourne  point  la  tête,  ne  parle  point,  ne  se  sent  point  dé- 
faillir :  ses  yeux  deviennent  fixes;  ses  membres,  tout  à  l'heure  in- 
quiets et  agités,  restent  immobiles:  il  regarde...  Oh!  combien 
longtemps  nous  contemplons  de  pareils  spectacles  en  dépit  de  la 
douleur,  et  sachant,  mais  ne  voulant  pas  nous  avouer  que  nous  les 
contemplons  en  vam  !  Animée  par  la  vie,  elle  était  si  calme  et  si 
blanche,  que,  pour  elle,  la  mort  a  revèlu  un  doux  aspect  :  les  froides 
fleurs  que  tient  sa  main  plus  froide  qu'elles,  sont  si  doucement  ser- 
rées dans  sa  derrière  étreinte,  qu'elle  semble  les  sentir  encore  en 
feignant  de  dormir  :  image  d'un  jeu  d'enfant  qui  fait  venir  les 
larmes!  Sespaupièresde neige,  frangées  de  longs  cils  noirs,  voilent.... 
Oh!  peut-on  se  rappeler,  sans  douleur,  tout  ce  qui  brillait  sous  ce 
voile.  Oui,  c'est  sur  l'œil  humain  que  la  mort  exerce  toute  sa  puis- 
sance en  chassant  l'esprit  de  son  trône  lumineux  I  Elle  a  plongé  ces 

Pauis.  —  Imp.  UcooielC.  rue  Souffli,!,  (5. 


de  ces  joies,  perdent  tout. 
Peut-être  n'etait-cc  qu'u- 
ne illusion  ,  mais  qui  peut 
se  séparer  sans  chagrin 
d'une  illusiim  qu'il  ai- 
mait? Bien  des  yeux  sto'i- 
ques  et  bien  des  figures 
sombres  masquent  des 
cœurs  qui ,  en  fait  de 
souffrances  ,  n'ont  plus 
rien  à  apprendre:  et  bien 
des  pensées  déchirantes 
sont  cachées  et  non  ense- 
velies sous  des  sourires 
qui  conviennent  le  mnius 
à  ceux  qui  les  affichent 
le  plus. 

XXll. 

Ceux  qui  le  sentent 
bien  vivement  ne  peuvent 
cependant  exprimer  ce 
trouble  i^ue  la  souffrance 
apporte  a  l'esprit  :  il  en- 
tame des  milliers  de  pen- 
sées pour  n'aboutir  qu'à 
une  seule;  il  demande  h 
toutes  choses  un  refuge, 
et  ne  le  trouve  nulle  part. 
Aucune  expression  ne  suffit  pour  dévoiler  ce  secret  des  tortures  do 
l'Ame;  car  la  vraie  douleur  n'est  point  éloquente.  L'épuisement  écrasait 
Conrad,  et  la  stupeur  le  berçait  ciimme  dans  une  sorte  de  repos  :  dans 
cet  élal  d'énervement,  il  semblait  que  toute  la  sensibilité  que  l'homme 
puise  dans  le  sein  de  sa  mère  fût  revenue  dans  ses  yeux  ;  car  ces 
yeux,  naguère  si  fiers,  pleuraient  comme  ceux  d'un  enfant  :  la  fai- 
blesse même  de  son  cerveau  se  révélait  ainsi,  sans  apporter  aucun 
adoucissement  à  ses  peines.  Personne  ne  vit  ces  larmes  :  peut-être, 
s'il  avaitété  vu,nese  serait -il  jamais  livre  à  ces  démonstrations  inac- 
coutumées. Du  reste,  elles  ne  coulèrent  pas  longtemps,  il  les  sécha 
pour  partir  le  cœur  inconsolé,  désespère,  brisé.  Le  soleil  se  lève  , 
mais  l'àme  de  Conrad  reste  sombre;  la  nuit  vient,  mais  sa  nuit  dure 
toujours.  11  n'est  point  de  ténèbres  pareilles  à  celles  de  l'âme  :  la 
douleur  est  aveugle,  plus  aveugle  que  les  aveugles  mêmes.  Elle  ne 
peut  voir  et  elle  ne  veut  point  voir;  mais  elle  se  tourne  toujoursvers 
l'ombre  la  plus  épaisse,  et  elle  ne  peut  souffrir  un  guide  I 


18 


LES  VEILLÉKS  LITTÉRAIRES  ILLUSTRtP.S. 


xxm. 

Le  cœur  de  Conrad,  fait  pour  les  sentiments  tendres,  avait  été 
violeromcnl  jeté  dnns  le  mal  :  trahi  ilc  bunne  heure  cl  trop  long- 
tctiiiis  Iruiniié,  chacun  de  ses  pcnciiants.  pur  comme  la  goutte  d'enu 
(lui  tuiiil)e  (le  la  vot^tc  d'une  (grotte,  comme  cette  goutte  s'était  en- 
durci .devenus  terrestres,  ils  lurent  peut-être  moinschastes;  mais  ils 
durent  aussi  s'abattre,  se  placer  cl  se  pétrifier  enfin.  Les  tempêtes 
ij.'^iMii  le  rocher,  la  foudre  le  brise;  mais,  comme  le  rocher,  son 
ra'ur  sut  résister  lon;;lemp9.  Une  fleur  croissait  à  l'ombre  de  son 
fionl  sourcilleux,  quel(|U(^opaisse  que  fût  celle  ombre  :  il  l'avait  iibri- 
tée,  défendue  jusquc-li.  Le  tonnerre  est  veiiii,  et  a  brisé  à  la  fois  et 
la  dureté  du  granit  et  la  faible  ti{;e  du  lis  :  l'aimable  plante  n'a  point 
livré  au  vent  une  seule  de  ses  feuilles  pour  révéler  son  sort  :  mais 
elle  s'csi  Uétrie,  elle  est  morte  tout  entière  au  lieu  même  où  elle 
est  tombée;  et  de  son  rude  prolecleur,  il  reste  dos  fragments  noir- 
cis, épars  à  la  roude  sur  le  sol  nu. 


XXIV. 

Le  malin  brille  :  peu  d'entre  les  pirates  osent  aborder  Conrad  h 
celle  heure  où  il  veut  être  seul  :  néanmoins  Aaselniu  se  dirige  vers 
sa  tour.  Conrad  n'était  point  là,  et  on  ne  l'apercevait  point  sur  le 
rivage.  Alarmés,  ses  compagnons  emploient  la  journée  à  parcourir 
rilc  en  tous  sens;  un  second  soleil,  un  autre  encore  les  voit  conti- 
nuer les  mêmes  recherches  :  ils  crient  et  répètent  son  nom  jusqu'à 
en  fatiguer  les  échos.  Mais  après  avoir  fouillé  en  vain  les  monts,  les 
grottes,  les  cavernes,  ils  trouvent  enfin,  sur  la  grève,  la  chaîne  bri- 
Béc  d'un  canot  :leursespéranccs  revive  ni  ;  ils  le  suivront  sur  l'Océan. 
Vaine  pensée!  la  lune  remplit  son  croissant,  le  vide  et  le  remplit 
encore,  et  Conrad  ne  vient  pas:  il  n'est  pas  revenu  depuis  ce  jour. 
Aucune  trace,  aucun  avis  .sur  son  sort  ne  sont  venus  apprendre  où 
vivent  ses  douleurs,  où  a  péri  son  désespoir.  Les  forbans  regrettèrent 
longtemps  celui  qu'aucun  autre  ne  regrette;  ils  élevèrent  à  sa  bien- 
ainiée  un  monument  splendidc;  mais  pour  Conrad,  ils  ne  consa- 
crèrent ;i  sa  mémoire  aucune  pierre  funéraire  :  sa  mort  est  encore 
douteuse  ;  ses  e.xploits  sont  trop  bien  connus.  Il  n'a  légué  à  l'avenir 
que  le  nom  d'un  corsaire,  paré  d'une  seule  vertu,  souillé  de  tous 
les  crimes. 

FIN  DtJ  COHSAinE. 


HEURES  DE  LOISIR.     ' 


sun  LA  MORT  d'une  JEUNE  PARENTE  (4802). 

Les  vents  se  taisent  ;  le  soir  est  triste  ;  pas  un  zéphyr  n'agite  le 
bocage:  j'ai  visité  la  tombe  de  Marguerite,  et  j'ai  semé  des  fleurs 
sur  les  restes  de  ce  que  j'aimais. 

Son  enveloppe  terrestre  est  couchée  dans  une  étroite  demeure  ; 
cette  enveloppe  à  travers  laquelle  rayonnait  une  si  belle  Ame.  Le 
Uui  des  cpouvantemenis  l'a  saisie  comme  une  proie  :  ni  verlu  ,  ni 
beauté  n'ont  pu  racheter  sa  vie. 

Oh  !  si  ce  monarque  terrible  pouvait  éprouver  la  pitié  ;  si  le  Ciel 
voulait  annuler  les  terribles  déciels  du  Destin,  l'amant  éploré  n'au- 
rait point  à  parler  de  ses  douleurs;  la  muse  n'aurait  point  à  révéler 
des  vertus  éteintes  pour  jamais. 

Mais,  pourquoi  pleurer?  Cette  âme  sans  rivale  plane  au-dessus 
de  l'espace  où  brille  la  clarté  du  jour ,  et  les  anges  en  pleurant  la 
conduisent  vers  ces  retraites  fortunées  où  des  plaisirs  sans  fin  ré- 
compensent la  vertu. 

El  de  présomplueux  mortels  iront-ils  prendre  les  cieux  h  partie, 
et  dans  leur  délire  accuser  la  Providence  divine?  Non  I  loin  de  moi 
celle  lutte  insensée  ;  jamais  je  ne  refuserai  à  mon  Dieu  la  soumis- 
sion que  je  lui  dois. 

Pourtant  le  souvenir  de  ces  vertus  m'est  cher;  pourtant  ces  traits 
restent  pravés  dans  ma  mémoire  :  toujours  ce  souvenir  me  fait  ver- 
ser une  larme  de  tendresse;  toujours  ces  traits  gardent  dans  mon 
coeur  leur  place  accoutumée. 


A  EDDLESTONE. 

Si  la  Frivolité  sotirit  quand  elle  voit  nos  deux  noms  enlacés  par 
l'amitié  ;  la  vertu  .  s'unis.sanl  h  la  vertu  ,  mérite  pourtant  plus  d'in- 
térêt que  la  noblesse  qui  s'allie  au  vice. 

Quelque  inégal  que  ton  destin  puisse  être  au  mien  que  décore  un 
litre,  une  haute  naissance,  n'envie  pas  ccpendaut  cet  éclat  trop 
brillant  :  lu  peux  l'enorgueillir  de  ta  vertu  modeste. 

Nos  âmes  au  moins  se  sont  embrassées,  comme  étant  de  mêui" 
origine  ;  ton  sort  ne  peut  abais.ser  le  mien  ;  cl  nos  rapports  ne  smit 
pas  moiusdoux,  puisque  le  mérite  y  tient  la  place  du  rang. 


A  D (1803). 

J'espérais  avoir  en  toi  un  ami  dont  la  mort  seule  pourrait  me 
séparer  ;  mais  la  main  perfide  de  l'Ivuvic  t'a  détaché  de  mes  bras 
pour  toujours. 

Oui.  c'est  par  la  force  seule  qu'elle  a  pu  l'arracher  de  mes  bras; 
mais,  tu  gaides  ta  place  dans  mon  cœur;  lii,  du  moins,  ton  image 
restera  toujours,  tant  que  ce  cœur  n'aura  imint  cessé  de  battre. 

Kl ,  quand  viendra  le  jour  où  le  tomneau  laisse  échapper  sc^ 
morts,  où  la  vie  vient  ranimer  la  p^Hissière,  alors  je  rcpo>orai  ma 
tête  sur  ton  sein  bien-aimé...  Sans  loi,  où  trouverais-je  le  ciel? 


FRAGMENT  (1803). 

Quand  la  voix  de  mes  oères  appellera  dans  leurs  demeures  étlié- 
récs  mon  esprit  satisfait  n'être  reconnu  par  eux;  quand  mon  fan- 
tôme chevauchera  la  brise,  ou  dans  l'obscurité  d'un  brouillard  des- 
cendra le  flanc  de  la  montagne;  ohl  que  ni"n  ombre  ne  voie  pas 
d'urne  fastueuse  marquer  la  place  où  la  terre  retourne  à  la  terre  I 
ni  longue  liste  de  litres,  ni  inscriptions  élogieuses  sur  ma  pierre 
tumulaire.  Mon  épilaphe  sera  mon  seul  nom.  Si  ce  nom  est  pom- 
ma poussière  une  couronne  d  honneur,  il  ne  m'en  faut  point  da- 
vantage pour  payer  le  peu  de  bien  que  j'aurai  fait.  Ce  nom ,  ce 
nom  seul  marquera  une  place  qui  avec  lui  doit  vivre  dans  la  mé- 
moire, ou  tomber  avec  lui  dans  l'oubli. 


APRES  LE  MARIAGE   DE  MISS  ClIA'n'ORTn  (1805). 

Collines  d'Anncsley,  collines  froides  et  sombres,  parmi  lesquelles 
errait  ma  jeunesse  insouciante,  oh!  comme  les  orages  du  nord  liui^ 
lent  tristement  parmi  vosombragcs  touffus! 

Non,  désormais,  pour  tromper  les  longues  heures,  je  ne  puis 

§lus  retrouver  ici  mes  retraites  favorites;  non,  désormais  le  sourire 
e  Marie  ne  peut  plus  m'y  faire  un  paradis. 


EN  QUITTANT  LABBAVE  DE  NEWSTEAD  (1805). 

Le  vent  siffle  sourdement  entre  tes  créneaux,  0  Newslead!  de- 
meure de  mes  pères ,  tu  tombes  en  ruines!  Dans  (es  jardins  nuire- 
fois  si  riants,  la  ciguë  et  le  chardon  ont  étouffé  la  rose,  qui  a>ait 
lîni  par  fleurir  dans  les  chemins. 

Les  barons  couverts  de  madles,  qui  conduisaient  vail'auiMient 
leurs  vassaux  d'Europe  à  la  coiuiuète  des  plaims  de  la  l'ale.-line. 
n'ont  laissé  ici  d'autres  traces  que  leurs  écussons  et  leurs  boucliers  qt;i 
s'entrechoquent  au  moimlrc  souffle  du  vent- 
Robert,  le  vieux  ménestrel,  ne  vient  plus  aux  accords  de  sa  hai  pe 
réveiller  dans  les  cœurs  l'amour  des  palmes  guerrières  :  John  do 
Horislan  dort  sous  les  tours  d'Ascalon ,  et  la  main  de  son  ménes- 
trel a  été  sécliée  par  la  mort. 

Paul  et  Hubert  dorment  dans  la  vallée  de  Crécy,  où  ils  sont  tom- 
bés en  corabattaiit  pour  Edouard  et  pour  l'Angleterre.  0  mes  pères  f 
les  larmes  de  votre  pays  vous  ont  fait  revivre,  et  ses  annales  disent 
encore  comment  vous  avez  combattu,  comment  vous  êtes  tombés. 

Luttant  COI)  Ire  les  traîtres  à  Marslon-Moor  avec  le  lovai  Rupert,  qua- 
tre frères  ont  fécondé  de  leur  sang  un  sol  stérile;  fis  combattaient 
à  la  fois  pour  le  roi  et  pour  la  pairie,  et  leur  dévoûmenl  a  été  scellé 
par  la  mort. 
Onilues  des  héros,  soyez  heureuses!  En  quittant  la  demeure  de 


OiUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


10 


ses  ancêtres,  voire  fils  vous  fait  ses  aJieux!  Dans  les  pays  lointains 
comme  ici,  votre  souvenir  relèvera  son  courage  ;  il  ne  songera  qu'à 
la  gloire  et  à  vous. 

Quoiqu'une  larme  obscurcisse  sa  vue  au  moment  de  ce  départ 
douloureux,  un  regret,  et  non  point  une  crainte,  cause  son  émo- 
tion; quelque  loin  que  l'entraîne  sa  destinée,  brûlant  d'imiter  ses 
a'ieiix,  il  n'oubliera  pas  leur  gloire. 

0  gloirel  ô  souvenir  qu'il  chérira  toujours  !  il  jure  ici  que  jamais 
il  n'imprimera  de  tache  à  votre  nom  ;  il  veut  vivre  comme  vous,  ou 
comme  vous  mourir;  et  puisse-t-il  ensuite  mêler  sa  poussière  à  la 
vôtre  I 


ÉPITAPHE  d'un  ami   (1803). 

0  bien-aimé  I  ô  ami  toujours  cher  I  de  combien  de  larmes  vaines 
j  ai  arrose  ton  cercueil!  combien  de  soupirs  ont  répondu  à  tes  der- 
niers soupirs,  tandis  que  tu  luttais  contre  les  angoisses  du  trépas! 
Si  des  larmes  pouvaient  arrêter  dans  sa  course  l'impitoyable  tyran  ; 
si  des  angoisses  pouvaient  amortir  les  coupsde  son  arme  funeste  ;  si 
la  jeunesse,  la  vertu,  pouvaient  obtenir  un  seul  instant  de  répit;  si 
la  beauté  possédait  un  charme  capable  d'éloigner  de  sa  proie  ce 
spectre  redouté,  tu  aurais  encore  vécu  pour  apaiser  les  souffrances 
de  mon  âme ,  pour  faire  l'honneur  de  tes  émules  et  les  délices  de 
tes  amis.  Ta  douce  âme  vient-elle  planer  quelquefois  sur  la  place 
ou  ta  cendre  achève  de  se  consumer  ;  alors,  tu  dois  lire,  écrits  dans 
mon  cœur,  des  regrets  trop  profonds  pour  les  confier  à  l'art  du 
sculpteur.  Aucun  marbre  n'indique  la  couche  où  lu  dors  sous  un 
humble  gazon  ;  mais  des  statues  vivantes  y  versent  des  larmes. 
L'image  de  la  douleur  ne  s'iuehne  pas  sur  la  tombe  ;  mais  la  dou- 
leur elle-même  y  vient  pleurer  ton  destin  prématuré.  Sans  doute 
un  père  gémit  sur  l'extinction  de  sa  race;  mais  la  douleur  même 
a  un  père  ne  peut  égaler  la  mienne.  Certes,  nul  ne  pourra,  comme 
tu  1  eusses  fait,  adoucir  sa  dernière  heure;  et  pourtant,  il  a  d au- 
tres enfants  pour  calmer  aujourd'hui  ses  regrets;  mais  près  de 
moi,  qui  tiendra  la  place?  quelle  nouvelle  amitié  pourra  effacer  ton 
image?...  Non,  rien!  Les  larmes  d'un  père  cesseront  de  couler;  le 
temps  apaisera  la  douleur  d'un  frère  encore  enfant  :  tous  seront 
consoles,  et  l'amitié  seule  pleurera  dans  l'abandon. 


A  EMMA. 

Puisque  l'heure  est  venue  où  vous  devez  malgré  ses  larmes  quit- 
ter celui  qui  vous  aime  ;  puisque  notre  rêve  de  bonheur  est  passé  • 
encore  une  angoisse  à  souffrir,  chère  enfant,  et  tout  sera  fini.        ' 

Ilélas!  c'est  une  angoisse  cruelle  de  nous  quitter  pour  ne  nous 
réunir  jamais ,  de  m'arracher  des  bras  de  celle  que  j'aime,  et  de  la 
laisser  partir  pour  un  rivage  lointain. 

Eh  bien!  nous  avons  passé  quelques  moments  heureux,  et  de 
doux  souvenirs  viendront  se  mêler  à  nos  larmes,  quand  nous  re- 
verrons par  la  pensée  ces  tours  antiques,  abri  de  notre  enfance. 

Du  haut  de  ces  tours  aux  gothiques  créneaux,  nous  avons  con- 
templé le  lac ,  le  parc ,  la  vallée  ;  et ,  à  travers  les  larmes  qui  ob- 
scurcissent notre  vue,  nous  leur  disons  encore  un  dernier  adieu. 

Nous  disons  adieu  à  ces  champs  que  nous  avons  tant  de  fois  par- 
courus dans  les  heures  consacrées  aux  jeux  de  notre  enfance  ;  adieu  à 
ces  ombrages  où,  après  nos  courses,  votre  tète  reposait  sur  mon  sein  ■ 

Tandis  que  moi,  admirant  votre  jeune  beauté,  j'oubliais  d'écarter 
1  insecle  aile,  à  qui  j'enviais  le  baiser  qu'il  posait  sur  vos  Yeuv  en- 
doi'ims.  ■' 

Voyez  la  petite  nacelle  peinte,  dans  laquelle  je  vous  conduisais- 
voyez  la-bas,  dominant  tous  les  arbres  du  parc,  l'ormeau  que  i'es- 
caladai  pour  vous  plaire. 

Ces  temiis  sont  passés;  nos  joies  ne  sont  plus;  vous  me  quittez- 
vous  quittez  cette  heureuse  vallée;  seul,  je  parcourrai  tous  ces  lieux 
témoins  de  tant  de  bonheur;  sans  vous,  quel  charme  pourrais-ie  en- 
core y  trouver? 

Qui  peut  comprendre,  sans  l'avoir  éprouvée,  la  douleur  d'un  der- 
nier embrassement,  quand,  arraché  h  tout  ce  qu'on  aimait  il  faut 
Qireun  long  adieu  au  repos?  ' 

C'est  là  le  plus  douloureux  des  maux,  c'est  ce  qui  maintenant 
couvre  nos  joues  de  larmes  :  c'est  le  terme  fatal  de  l'amour  le  idus 
tendre  et  le  dernier  adieu.  ^ 


A  M.  S.  G. 

Quand  j'aperçois  tes  lèvres  charmantes,  leur  rougeur  m'invite  à 


y  déposer  un  baiser  de  feu:  cependant,  je  m'interdis  ce  bonheur 
céleste;  car,  hélas!  ce  serait  un  bonheur  coupable. 

Quand  je  vois  en  rêve  ton  sein  si  pur,  ah  !  je  voudrais  reposer  ma 
tête  sur  cette  blanche  neige;  cependant,  je  réprime  ce  désir  auda- 
cieux; car  ce  serait  renoncer  pour  jamais  au  repos. 

_  Tes  regards  pénétrants  vont  droit  à  mon  cœur,  et  le  font  palpiter 
d'espérance  ou  de  crainte;  cependant,  je  te  cache  mon  amour,  et 
pourquoi?  Parce  que  je  ne  voudrais  point  le  couler  une  larme. 
■  Je  ne  t'ai  jamais  dévoilé  mon  amour,  et  pourtant  tu  n'as  que  trop 
bien  deviné  le  feu  qui  me  consume  ;  mais  dois-je  l'entretenir  do 
ma  passion,  et  changer  en  enfer  le  ciel  de  ton  âme? 

Non,  car  tu  ne  peux  jamais  être  à  moi;  un  prêtre  ne  pourrait 
bénir  notre  union.  Ce  n'est  donc  que  par  un  lien  tout  céleste, 
ô  ma  bien-aimée  !  que  lu  pourras  m'appartenir. 

Que^mon  feu  se  consume  donc  en  secret  ;  qu'il  se  consume,  tu  ne  le 
connaîtras  jamais  :  j'aime  mieux  encourir  une  mort  certaine  que  de 
laisser  briller  sa  clarté  criminelle. 

Je  ne  veux  point  soulager  les  tortures  de  mon  cœur  en  chassant 
du  lien  la  douce  paix  aux  yeux  de  colombe;  plutôt  que  de  l'iufliger 
une  telle  blessure,  je  prétends  étouffer  mes  présomptueux  désirs. 

Oui,  je  renonce  à  ces  lèvres  adorées,  pour  lesquelles  je  braverais 
plus  que  je  n'ose  dire  ;  pour  sauver  ton  honneur  et  le  mien ,  je  te 
dis  un  dernier  adieu. 

Oui,  je  renonce  à  ce  sein  de  neige:  je  fuis  avec  le  désespoir;  et, 
jamais  je  n'espérerai  plus  te  serrer  dans  mes  bras,  bonheur  au  prix 
duquel  je  pourrais  lout  risquer,  excepté  ton  projire  bonheur. 

Tu  resteras  donc  pure  de  toute  faute,  et  la  plus  sévère  matrone 
ne  pourra  flétrir  ta  renommée.  Que  des  maux  incurables  viennent 
m'assiéger,  ce  n'est  pas  loi  qui  seras  le  martyr  de  l'amour. 


A  CAROLINE. 

Crois-tu  donc  que  j'aie  pu  voir  sans  être  ému  tes  beaux  veux 
remplis  de  larmes  qui  me  suppliaient  de  rester;  crois-tu  que  "sans 
m'éraouvoir  j'aie  pu  entendre  les  profonds  soupirs,  qui  en  di.saieiil 
plus  que  des  paroles  ne  pourraient  exprimer  ? 

Quelque  vive  que  fût  la  douleur  qui  faisait  couler  les  larmes,  eu 
voyant  ainsi  se  briser  nos  espérances  et  notre  amour,  cepen- 
dant, chère  fille,  ce  cœur  saignait  aussi  profondément  blessé  que 
le  lien. 

Mais ,  quand  l'angoisse  enflammait  nos  joues ,  quand  tes  douces 
lèvres  s'unissaient  aux  miennes,  les  larmes  que  versaient  mes  pau- 
pières se  perdaient  dans  celles  que  tu  répandais  toi-même. 

Tu  ne  pouvais  sentir  le  feu  de  mes  joues,  car  tu^l'avais  éleint 
dans  les  flots  de  les  larmes.  Et  lorsque  ta  langue  essayait  de  par- 
ler, c'est  au  milieu  des  soupirs  qu'elle  prononçait  mon  nom. 

Et  cependant,  chère  fille,  nous  pleurons  en' vain;  en  vain  nous 
soupirons  en  plaignant  notre  sort.  11  ne  peut  nous  rester  que  le  sou- 
venir... le  souvenir  qui  redoublera  nos  larmes. 

Adieu,  encore  une  fois,  ô  ma  chère  bien-aimée!  étouffe  tes  re- 
grets, si  tu  le  peux  ;  que  la  pensée  ne  s'arrête  pas  sur  un  bonheur 
qui  n'est  plus  :  noire  seul  espoir  est  dans  l'oubli. 


Oh  !  quand  la  tombe  voudra-t-elle  ensevelir  pour  jamais  ma  dou- 
leur! Quand  mon  âme  pourra-t-elle  déployer  son  vol  loin  de  celle 
dépouille  d'argile?  Le  présent  est  pour  moi  l'enfer;  et  chaque  ma- 
tin qui  renaît  ne  fait  que  ramener  avec  de  nouvelles  tortures  la 
malédiction  qui  m'accablait  la  veille. 

Les  larmes  ne  tombent  pas  de  mes  yeux,  le  blasphème  ne  sort 
pas  de  mes  lèvres;  je  ne  maudis  même  pas  les  démons  qui  m'ont 
chassé  de  mon  paradis;  car,  sous  le  poids  d'une  pareille  douleur, 
c'est  le  fait  d'une  âme  sans  énergie  que  de  l'e.xhaler  en  plaintes 
bruyantes. 

Si  mes  yeux,  au  lieu  de  larmes,  pouvaient  lancer  des  trails  de 
feu;  si  mes  lèvres  exhalaient  une  flamme  inextinguible;  mon  re- 
gard vengeur  consumerait  nos  ennemis ,  et  ma  langue  donnerait 
l'essor  à  sa  rage. 

Mais  les  malédictions  et  les  larmes,  également  impuissantes,  ne 
servent  qu'à  augmenter  la  joie  de  nos  tyrans  ;  car,  s'ils  nous  voyaient 
déplorer  notre  funeste  séparation  ,  leurs  cœurs  sans  pitié  s'enivre- 
raient de  ce  spectacle. 

El  pourtant,  nous  avons  beau  céder  avec  une  résignation  feinte, 
la  vie  ne  fut  plus  luire  h.  nos  yeux  un  seul  rayo!»  de  bonheur  ;  l'a- 
mour ni  l'espérance  ne  peuvent  nous  consoler  sur  la  terre  :  la  tombe 
est  notre  seul  espoir;  car  la  vie  ne  nous  offre  que  des  craintes. 

0  fille  adorée  !  quand  voudra-t-on  m'étendre  dans  le  cercueil,  puis- 
que j'ai  vu  l'amour  et  l'amitié  me  quitter  pour  jamais?  Si  dans  la 


«ft 


LES  vF.H.i.fti'S  i,iTTf:nAinr.9  illustrées. 


ilonioiiro  sûiitlirr  je  pi'iix  cnrore  tc  serrer  dang  nies  bras,  pcul-Clrc 

I  iis-^iT.iiil  il>;  III  ii.iix  Ifs  niurU. 


A    lA    Mi'.MB    (<808). 

Qiinnd  jc  roiilends  cxprimor  une  afTcctinn  si  vive,  ne  pense  pas, 
ô  ma  bipi)-niiii(^e ,  que  j'amicillc  avec  inrn'iluliK^  Iob  paroles;  car 
ta  MUX  (li'saniicrait  le  soiipenn  môme,  et  les  veux  brillent  d'une  lu- 
inii'^re  qui  ne  saurait  tromper. 

Kt  eependanl  mon  eœur,  rempli  d'une  tendre  adoration,  sonpc 
awr  pi'iiie  (nin  l'amour,  comme  la  feuille  des  bois,  doit  se  flétrir 
lin  join  ;  c|nc  la  vieillesse  viendra,  cl  qu'alors  nos  souvenirs  nous 
ciiilteronl  des  Larmes  ; 

Qu'un  jour  doit  arriver  oii  les  beaux  anneaux  de  ta  chevelure, 
jierd.int  leurs  doux  reflets  dorés,  s'éclairciront  an  soiiflle  de  la  brise; 
où  enliii  linéiques  flis  arpentés,  débris  de  ces  tresses  splendides  , 
aiinoiiccronl  les  infirmités  de  l'âge  et  le  déclin  de  la  nature. 

Ti-lle  est  la  pensée,  ii  ma  bicn-aimée,  qui  assombrit  mon  front, 
qunii|ue  je  n'aie  point  la  présomption  de  censurer  larrJt  que  Dieu 
a  |iroiioiicé  sur  toute  créature,  I  arrèl  de  mort  qui  doit  nous  sépa- 
rer un  jour. 

Ne  te  méprends  pas  aimable  incrédule,  sur  la  cause  de  l'émo- 
ihiii  i|iii  iii:i'.;iie  :  aucun  doule  ne  jieut  arriver  jusqu'à  rame  de  ce- 
lui ipii  l'ailiue;  eliacuii  .le  les  re^-ards  est  l'objet  de  mon  ciillc;  un 
sourire  m'cnehanle,  une  larme  siiflit  pour  changer  mes  convic:ions. 

Mais  puisque  la  mort  doit  tôt  ou  lard  arrêter  notre  carrière,  puis- 
que ces  deux  cœurs,  unis  par  une  brûlante  sympalliic,  doivent  dor- 
mir dans  la  tombe,  jusqu'à  ce  que  le  son  de  la  terrible  trompette 
vieillie  nous  réveiller  en  appelant  tous  les  trépassés  confiés  au  sein 
de  la  terre  ; 

l'iiisqu'il  en  est  ainsi,  savourons  à  longs  flots  les  plaisirs  d'une 
passiiui  inépuisable  ;  échangeons  sans  eessc  la  coupe  toujours 
pleine  des  ravissements  de  l'amour  ;  enivrons-nous  tous  deux  rie  ce 
terrestre  nectar. 


STAN'CKS    A    CNF.   DAME,    EX  LUI    ENVOYANT    LES   POIÎSIES 
DU   CAMOUNS. 

Peut-être  en  faveur  de  moi,  jeune  fille,  feras-tu  quelque  cas  de 
ce  page  de  ma  Icmlre  estime  !  Ces  vers  chantent  les  rôves  enchantés 
de  l'amour,  sujet  que  nul  ne  peut  dédaigner. 

Oui  peut  y  trouver  h  redire,  si  ce  n'est  quelque  sotte  envieuse, 
quelque  vieille  fille  désappointée,  quelque  élève  d'une  école  de  pru- 
derie, condamnée  à  se  flétrir  dans  un  triste  isolement? 

Lis  ce  volume,  jeune  fille  ;  lis  avec  amour,  car  tu  ne  seras  jamais 
pareille  à  ces  malheureuses  créatures;  et  ce  n'est  pas  en  vain  que 
je  le  demanderai  ta  pitié  pour  les  douleurs  du  poète. 

Canioi-ns  était  un  véritable  enfant  des  muscs  :  il  ne  chantait  point 
«ne  flamme  frivole  ou  factice  :  puisse  l'amour  te  couronner  comme 
il  la  couronné;  mais  que  sa  Irisle  fin  ne  soit  pas  la  tienne. 


LE    PREMIER    RAISER    D  AMOL'R. 

Arrière  les  pâles  fictions  de  vos  romans,  tissus  de  faussetés  dont 
la  folie  a  fourni  la  trame!  A  moi  le  doux  rayon  d'un  reg.ird  qui 
vient  du  cœur,  ou  le  ravissemcnl  qui  naît  du  premier  baiser  d'a- 
mour! 

Himcurs  dont  le  sein  ne  brûle  que  du  feu  de  l'imagination  ,  dont 
les  passions  sentent  la  bergerie;  de  quelle  noble  source  couleraient 
vos  sonnets,  si  vous  aviez  goûté  le  ])remier  baiser  d'amour. 

Si  parfois  Apollon  vous  refuse  son  aide,  si  les  neuf  Sœurs  pren- 
nent leur  vol  luin  de  vous  :  ne  les  invoquez  pas  davantage,  dites 
adieu  à  la  muse,  pour  essayer  l'elfel  du  premier  baiser  dauiour. 

Froides  compositions  de  l'art,  je  vous  exècre I  (pie  les  prudes  me 
condamnent,  que  les  bigots  me  dévouent  à  l'enfer;  j'aime  les  sim- 
ples effusions  d'un  eœur  qui  bat  de  plaisir  au  premier  baiser  d'a- 
mour. 

Vos  ber.'Crs,  vos  troupeaux,  inventions  fantastiques,  peuvent 
plaire  un  moment,  mais  jamais  émouvoir  :  l'Arcadic  n'e>l  que  le 
jiays  des  rêves;  que  sont  de  pareilles  visions,  au  prix  du  premier 
baiser  d'amour. 

Ne  dites  plus  que  l'homme,  depuis  Adam  jusqu'à  nous,  n'a  connu 
que  le  malheur;  une  part  du  paradis  reste  encore  sur  la  terre: 
Éden  revit  dans  le  premier  baiser  d'amour. 

Quand  la  vieillesse  glace  le  sang,  quand  l'âge  du  plaisir  est  passé 
(car  les  années  pour  s'enfuir  out  les  ailes  do  la  colombe),  notre 


plus  cher  et  plu»  doux  souvenir,  e.lui  que  nous  garderons  aprè» 
tous  les  autres,  sera  le  premier  baiser  d'amour. 


Au  DUC  DB  DORSET  (1805). 

Dorset,  loi  dont  les  premiers  pa.«<  accompagnèrent  les  miens,  aloni 
que  nous  explorions  enscmlile  tous  les  sentiers  des  bosquets  do 
rida  (1  j;  loi,  (|ui  m'inspiras  assez  d'afl'ection  pour  que  je  voulusse  to 
proléger  et  devenir  ton  ami  au  lieu  de  ton  tyran,  en  dépil  dog  rudes 
coutumes  de  notre  troupe  adideseente,  qiiiVordonnaient  d'obéir  cl 
m'autorisaient  à  commander;  loi.  sur  la  tête  de  qui  peu  d'années 
accumuleront  les  dons  de  la  richesse  et  les  honneurs  du  pouvoir; 
loi,  qui  dès  ce  jour  possèdes  un  dis  noms  les  plus  illuslre.s  et  le 
rang  le  plus  glorieux  ,  un  rang  i|ui  te  rapproche  des  marches  da 
trône:  Dorset,  malgré  tous  ces  présents  de  la  fortune,  ne  laisse 
point  cntr.aîner  ton  ûme  au  mépris  de  la  noble  science,  au  rejet  de 
tout  contrôle  :  garde-loi  de  te  prévaloir  de  la  complicité  de  certains 
pédagogues  qui ,  craignant  de  rabaisser  le  jeune  hériiier  d'un  litre, 
et  prévoyant  sa  grandeur  prochaine,  voient  d'un  reil  indulgent  de 
seigneuriales  erreurs,  et  sourient  à  des  fautes  qii  ils  n'oseraient  pu- 
nir. 

Déjà  de  jeunes  parasites  plient  le  genou  devant  la  richesse,  leur 
idole  d'or,  et  non  devant  loi  (car  même  à  l'aurore  de  la  i- impie  en- 
fanee,  elle  trouve  des  esclaves  prêts  à  manier  l'encensoir  et  i  éven- 
tail] ;  déjà  ils  te  disent  -.  «  L'éclat  doil  entourer  celui  que  s;i  nais- 
sauce  destine  aux  grandeurs;  les  livres  ne  sont  faits  que  pour  de 
laborieux  imbéciles,  et  les  esprits  généreux  dédaignent  les  règles 
vulgaires.  »  Ne  les  crois  point  :  le  chemin  qu'ils  t'indiquent  est  ce- 
lui de  la  honte  ;  en  suivant  leurs  conseils,  tu  flétrirais  la  gloire  de  Ion 
nom.  Parmi  lesjeunes  condisciples,  i;echercheceux  qui  n'hésitent  pas 
à  condamner  le  mal  ;  ou  si,  parmi  tous  les  amis  de  ta  jeunes.se  au- 
cun n'ose  faire  entendre  l'accent  sévère  de  la  vérité,  consulte  ton 
propre  cœur,  il  le  mettra  sur  tes  gardes;  car  je  sais  que  la  vertu 
y  reside. 

Oui,  depuis  longtemps  j'ai  observé  Ion  àme  ;  mais  maintenant 
un  nouveau  théâtre  m'atlire  loin  de  loi;  depuis  longiem|)s  j'ai  ob- 
servé en  loi  un  esprit  généreux  qui,  bien  cultivé,  fera  les  délices  de 
tes  semblables.  Ah!  moi-même  que  la  nature  a  fait  hautain  et  farou- 
che, moi  l'enfant  chéri  de  l'imprudence;  moi  qui,  inarqué  d'avance 
du  type  de  toutes  les  erreurs,  dois  marcher  de  faute  en  faute  à  ma 
chute  complète:  je  voudrais  y  succomber  seul.  Bien  que  nul  pré- 
cepte ne  puisse  maintenant  apprivoiser  mon  cœur  orgueilleux,  jc 
chéris  les  vertus  que  je  ne  puis  atteindre. 

Ce  n'est  pas  assez  pour  toi  de  briller  un  instant,  comme  tant 
d'autres  enfants  du  pouvoir,  passager  météore  qui  tombe  en  s'eii- 
flammant;  tu  ne  le  eontenteras  pas  du  triste  honneur  de  remplir 
une  page  îles  annales  de  la  pairie  d'une  longue  suite  de  noms  qui 
ne  figurent  que  là,  et  de  partager  avec  la  foule  des  hommes  qui 
portent  un  lilrc,  ce  vulgaire  destin  d'être  envié  pendant  la  vie  et 
oublié  dans  le  tombeau.  Car  là,songes-y  bien,  rien  ne  te  distinguerait 
de  la  foule  des  moris  :  rien  que  la  froide  pierre  qui  couvrirait  tes  res- 
tes, et  l'écusson  délabré,  et  la  devise  héraldique,  et  l'inscription 
pompeusement  bKisonnée,  mais  bien  rarement  lue,  ornements  du 
sépulcre,  oij  des  lords  sans  vertus  gravent  leurs  noms  iuhouorés. 
Non,  tu  ne  voudras  pas  imiter  ces  hommes  qui  dorment  oubliés  Comme 
les  sombres  caveaux  où  sont  ensevelis  leurs  cendres,  leui-s  erreurs 
et  leurs  vices,  le  tout  recouvert  de  longues  légendes  armoriées,  où 
personne  ne  jettera  jamais  les  yeux.  Oh!  que  je  voudr,iis,  d'un  re- 
gard prophétique,  te  suivre  d'avance  dans  la  longue  et  glorieuse 
carrière,  marchant  à  la  tête  des  bons  et  des  sages,  le  premier  par 
tes  talents  comme  par  la  naissance,  foulant  aux  pieds  les  vices,  dé- 
daignant les  faiblesses,  et  non  le  favori  de  la  fortune,  mais  le  plus 
noble  de  ses  enfants. 

Fouille  les  annales  des  anciens  jours  :  elles  sont  remplies  du  nom 
de  tes  ancêtres.  L'un,  ami  des  mis,  fut  pourtant  homme  de  mérile, 
et  eut  l'honneur  de  créer  le  drame-britannique  ;  un  autre,  non 
moins  renommé  pour  son  esprit,  brilla  dans  les  camps,  au  sénat  cl 
à  la  cour;  favori  de  Mars  et  des  neuf  Sœurs,  il  était  fait  pour  bril- 
ler dans  les  plus  hauts  rangs;  et,  bien  su|iéricur  à  la  foule  qui 
rampe  autour  des  trônes,  il  fut  l'orgueil  des  princes  et  I  honneur 
de  la  lyre.  Voilà  quels  furent  tes  aïeux  :  soutiens  leur  nom  tel  qu'ils 
te  l'ont  légué;  ne  sois  point  seulement  l'héritier  de  leurs  litres, 
mais  au.ssi  de  leur  gloire. 

Pour  moi  l'heure  s'approche,  quelques  journées  rapides  vont  clore 
à  mes  yeux  celte  scène  étroite  de  joies  cl  de  douleurs  enfantines  : 
chaque"  appel  de  la  voix  du  temps  m'annonce  qu'il  faut  quitter  ces 
ombrages  oii  j'ai  connu  I  espoir',  la  paix  et  l'amitié  :  l'esiKiir,  qui  se 
colorait  pour  moi  de  toutes  les  nuances  de  1  arc-en-eiel,  et  qui  do- 
rait les  ailes  des  instants  fugitifs;  la  paix,  que  ne  troublaient  jamais 

(I)  Nom  par  letpicl  Byron  désigne,  ici  et  dans  quelques  autres  passa- 
ges, le  collège  d'Hairovs, 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


21 


ilu  son]l)rcs  réflexions,  ni  ces  rêves  de  malheur  qui  assombrissent 
lavcnir;  l'amitié  enfin  qui,  dans  loule  sa  purclé,  n'apparlicnt  qu'à 
l'enfance;  car,  liélas!  ils  n'aiment  pas  longtemps,  ceux  qui  savent 
si  bien  aimer.  A  tous  ces  biens,  adieu!  je  salue  pour  la  dernière 
fois  les  lieux  oîi  je  les  ai  goûtés.  Ainsi,  l'exilé  salue  le  rivage  natal 
qui  fuit  lentement  à  l'horizon  profond  et  bleuâtre,  et  d'où  le  sui- 
vent des  yeux  pleins  de  deuil,  mais  qui  ne  peuvent  pleurer. 

Cher  Dorset,  adieu  !  je  ne  demanderai  pas  un  profond  souvenir  à 
un  cœur  si  jeune  que  le  lien.  La  prochaine  aurore  balaiera  mon 
nom  de  cette  intelligence  encore  tendre,  et  n'y  laissera  aucune 
trace  de  moi.  Peut-être  dans  un  âge  plus  mûr,  puisque  le  sort  nous 
a  jetés  dans  la  même  sphère  d'activité,  puisque  dans  un  même  sénat, 
dans  une  même  discussion,  l'I'Uat  peut  réclamer  notre  sulfrage; 
peut-être,  nous  rencontrant  dans  cette  arène  politique,  passerons- 
nous  l'un  près  de  l'autre  avec  une  froide  réserve,  avec  un  regard  in- 
difl'érent  et  glacé.  Pour  moi,  dans  l'avenir,  je  ne  puis  être  à  ton  égard 
ni  ami,  ni  ennemi  ;  je  dois  être  étranger  à  ta  personne,  h  tes  joies 
et  à  les  peines;  je  ne  puis  espérer  de  repasser  un  jour  avec  toi  les 
sou\eiiirs  de  nos  premières  années,  de  retrouver  ces  douces  heures 
d'iniimité,  ou  même  d'entendre  encore,  si  ce  n'est  dans  la  foule  des 
salons,  ta  voix  si  bien  connue.  Et  pourtant,  si  les  vœux  d'un  cœur 
incapable  de  voiler  des  sentiments  qu'il  devrait  étoulTer  peut-être 
(  mais  hâtons-nous  de  quitter  un  sujet  sur  lequel  c'est  insister 
ii'op  longtemps),  si  ces  vœux  n'ont  point  été  formés  en  vain,  l'ange 
protecteur  qui  dirige  ta  destinée,  comme  il  l'a  trouve  grand  par  la 
naissance,  te  laissera  brillant  de  ta  propre  gloire. 


DAMOETAS  (1805). 

Enfant  d'après  la  loi,  adolescent  par  l'âge,  esclave  par  nature 
de  tous  les  penchants  vicieux,  dépourvu  de  tout  sentiment  de  honte 
et  de  vertu,  habile  dans  le  mensonge,  démon  d'imposture,  hypo- 
crite achevé  dès  le  berceau,  inconstant  comme  le  vent,  extravagant 
dans  SCS  goûts  ;  faisant  de  la  femme  sa  dupe,  d'un  enfant  trop  con- 
fiant son  jouet  ;  vieux  dans  la  pratique  du  monde,  quoique  sortant 
à  peine  de  l'école;  Daraœtas  a  parcouru  toute  la  route  du  mal  et  atteint 
déjh  le  terme,  à  l'âge  où  d'autres  commencent  leur  carrière.  El  ce- 
pendant, des  passions  contradictoires  se  disputent  son  âme,  et  de 
la  coupe  du  plaisir  ne  lui  laissent  boire  que  la  lie;  blasé  par  le  vice, 
il  rompt  successivement  toutes  ses  chaînes,  et  ce  qui  lui  paraissait 
une  source  de  bonheur  bientôt  n'est  plus  qu'un  poison. 


L  ECOLE    ET   LE   VILLAGE   D  HARROW. 

Scènes  de  mon  enfance,  dont  le  doux  .souvenir  remplit  le  présent 
d'amertume  quandje  h;  compare  au  passé  :  lieux  où  la  science  a  fait 
éclore  en  moi  les  premières  lueurs  de  la  pensée,  où  j'ai  noué  des 
amitiés  trop  romanesques  pour  durer; 

Où  mon  imagination  se  plaît  encore  à  faire  revivre  les  traits  de  ces 
jeunes  compagnons,  mes  alliés  pour  le  bien  comme  pour  le  mal  : 
oh!  que  je  nourris  avec  joie  votre  éternel  souvenir,  vivant  à  jamais 
dans  ce  sein  où  l'espérance  est  morte  I 

Je  revois  les  collines  théâtres  de  nos  jeux,  les  rivières  que  nous 
passions  à  la  nage  et  les  champs  où  se  livraient  nos  combats,  et  l'é- 
cole uù,  rappelés  par  la  cloche,  nous  revenions  pâlir  sur  des  pré- 
ceptes sublimes  enseignés  par  de  minces  pédagogues. 

Je  revois  cette  pierre  tumulaire  où  je  me  couchais  pour  rêver  pen- 
dant les  longues  heures  du  soir,  et  ce  cimetière  dont  je  gravissais 
les  pentes  pour  saisir  le  dernier  rayon  du  soleil  couchant. 

Je  revois  la  salle  encombrée  de  spectateurs  où,  sous  les  traits  de 
Zanga,  je  foulais  à  mes  pieds  Alonzo  vaincu  (1),  tandis  que  mou 
jeune  orgueil,  enivré  d'applaudissemenls,  croyait  éclipser  le  fameux 
JIossop  (2). 

Celle  salle  où,  représentant  le  roi  Lear  (3),  privé  par  ses  propres 
filles  de  son  pouvoir  et  de  sa  raison,  je  lançais  la  célèbre  impréca- 
tion avec  tant  de  succès,  qu'exalté  par  l'approbaton  de  l'auditoire 
et  par  ma  propre  vanité,  je  me  considérais  comme  un  autre  Gar- 
rick. 

Songes  de  mon  enfance,  combien  je  vous  regrette  ;  votre  souvenir 
vit  en  moi  dans  toute  sa  fraîcheur  :  dans  ma  tristesse  et  mon  isole- 
ment je  ne  puis  vous  oublier,  et  par  la  pensée  je  jouis  encore  de 
vos  plaisirs. 

0  Ida!  puisse  la  mémoire  me  ramener  souvent  vers  toi,  tandis 
que  le  destin  déroulera  mon  sombre  avenir.  Depuis  que  les  ténèbres 

(1)  Personnages  d'un  drame  d'Young  intitulé  «  la  Vengeance.  » 

(2)  Célèbre  acteur,  rival  de  Gai'iick. 

(3J  Prononcez  ifr,-  tragédie  de  Shakspeare. 


s'étendent  devant  moi ,  un  rayon  du  passé  est  devenu  bien  cher  à 
mon  cœur. 

Mais  si,  dans  le  cours  des  années  ([ui  me  sont  réservées,  quelque 
nouvelle  scène  de  bonheur  se  découvre  à  ma  vue,  alors,  saisi  d'une 
pensée  qui  accroîtra  mon  ravissement,  je  m'écrierai  :  «  Oui,  tels 
étaient  les  jours  que  mon  enfance  a  connus.  » 


GRANTA  (1). 

SALMIGÙNDI    (ISOG). 

Ah!  que  n'ai-je  à  ma  disposition  le  démon  boiteux  créé  par  f« 
Sage!  Cette  nuit  même  il  me  transporterait  tout  tremblant  sur  le 
clocher  de  Sainte-Marie. 

Là,  découvrant  les  toits  des  édifices  do  la  vieille  Granta,  il  me 
montrerait  â  découvert  leurs  pédantesqnes  habitants  ;  ces  hommes 
qui  ne  rêvent  que  prébendes  et  bénéfices,  prix  de  leur  suU'iage 
vénal. 

Là,  je  verrais  Petty  et  Palmerslon,  ces  deux  candidats  rivaux,  ten- 
dre leurs  filets  parmi  les  doctes  membres  pour  les  prochaines  élec- 
tions. 

Électeurs  et  candidats,  toute  la  sainte  phalange  dort  d'un  profond 
sommeil  ;  gens  fameux  par  leur  piélé,  dont  aucun  remords  de  con- 
science ne  trouble  jamais  le  repos- 
Lord  llawke  peut  être  tranquille  :  les  membres  de  la  docte  faculté 
sont  des  hommes  sages  et  réfiéchis  :  ils  savent  que  des  promotions 
peuvent  avoir  lieu,  mais  rarement  et  par  intervalles. 

Ils  savent  que  le  chancelier  peut  avoir  à  sa  disposition  quelques 
bons  petits  bénéfice-;  ;  chacun  espère  en  obtenir  un,  et  en  consé- 
quence accueille  avec  un  sourire  le  candidat  proposé  i)ar  l'autorité. 

Maintenant,  comme  il  se  fait  tard,  je  quitte  ce  spectacle  sopori- 
fique et  je  me  tourne  d'un  autre  côté  pour  passer  en  revue  sans 
être  aperçu  les  fils  studieux  de  l'Aima  Mater. 

Voici,  d'ans  un  appartement  étroit  et  humide,  l'aspirant  aux  prix 
annuels  qui  travaille  k  la  clarté  de  sa  lampe  nocturne  :  il  se  couche 
lard  et  se  lève  de  bonne  heure. 

Il  mérite  certainement  d'obtenir  les  prix  et  les  honneurs  du  col- 
lège, celui  qui  se  dévoue  à  d'aussi  pénibles  labeurs  pour  acquérir 
une  science  qui  ne  peut  servir  à  rien  ; 

Qui  sacrifie  ses  heures  de  repos  pour  scander  avec  une  nouvelle 
précision  des  vers  alliques,  ou  qui  tourmente  sa  pauvre  poitrine  en 
résolvant  les  arides  problèmes  de  la  géométrie; 

Qui  se  lie  aux  fausses  quantités  indiquées  par  Scale,  ou  se  casse 
la  tête  à  méditer  sur  un  triangle,  ou  se  morfond  à  dispuer  en  latin 
barbare,  le  tout  en  privant  son  corps  de  la  nourriture  nécessaire. 

Renonçant  à  l'inslnictive  et  agréable  lecture  des  historiens  et 
abandoniiant  les  sages  et  les  poètes  pour  le  carré  del'liypothénuse. 

Et  pourtant  ce  sont  Ih  des  occupations  innocentes,  et  en  s'y  li- 
vrant, le  malheureux  étudiant  ne  fait  de  mal  qu'à  lui-même  :  mais 
il  n'en  est  pas  ainsi  des  récréations  qui  réunissent  déjeunes  impru- 
dents. 

La  vue  est  blessée  de  leurs  audacieuses  orgies  où  le  vice  se  mêle 
à  l'infamie,  où  l'ivresse  et  le  jeu  sollicitent  des  sens  déjà  engourdis 
par  le  vin. 

Telle  n'est  pas  la  troupe  méthodiste,  gravement  occupée  de  ses 
plans  de  réforme  :  humblement  agenouillés,  ces  hommes  prient  le 
ciel  et  implorent  son  pardon...  pour  les  péchés  d'autrui. 

Oubliant  que  leur  esprit  d'orguiil,  la  monti'c  qu'ils  font  de  leurs 
épreuvesôlentbeaucoup  du  mérite  des  sacrifices  dont  ils  se  vantent. 

Voici  le  matin  :  je  détourne  ma  vue  de  ces  gens-là.  Quelle  scène 
rencontrent  mes  regards  ?  Une  troupe  nombreuse,  en  blancs  surplis, 
traverse  les  vertes  promenades. 

La  cloche  de  la  chapelle  retentit  bruyamment  :  elle  se  tait...  quels 
sons  harmonieux  lui  succèdent  I  La  voix  céleste  de  l'orgue  se  fait 
entendre  à  l'oreille  charmée. 

Bientôt  les  chants  sacrés  viennent  s'unir  à  ceux  de  l'instrument: 
ce  sont  les  hymnes  sublimes  du  roi-prophète...  et  pourtant  ceux 
qui  auront  entendu  quelque  temps  cette  musique  ne  souhaiteront 
jamais  l'entendre  de  nouveau. 

De  pareils  chœursseraient  à  peine  tolérés,  fussent-ils  composés  de 
simples  commençants  :  le  ciel  doit  refuser  toute  miséricorde  à  des 
pécheurs  qui  croassent  de  la  sorte. 

Si  David,  après  avoir  fini  son  œuvre,  l'eût  entendu  chanter  par 
de  tels  lourdauds,  ses  psaumes  ne  seraient  point  parvenus  jusqu'à 
nous,  et  dans  sa  rage  il  les  aurait  lacérés. 

Les  tristes  débris  d'Israël,  expatriés  par  l'ordre  d'un  tyran  inhu- 
main, refusèrent  de  répéter  des  airs  joyeux  sur  les  rives  des  fleuves 
de  Babylone. 

Oh  I  si,  poussés  par  la  crainte,  ou  concevant  un  habile  stratagème, 

(1)  Nom  classique  de  l'université  do  Cambridge. 


LBS  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


ils  eussent  fall  pnlrndro  H'ftussi  oITrnyaWes  aocnrds.  ils  n'eufsent 
piMitl  cil  îi  SI'  (.'t'Micr  :  ilii  ilinlilo  si  jierscmne  fùi  rosir  h  les  ^conlor. 

Mais  si  j'en  liarbiniille  davantage,  ilii  diable  piieore  si  riuelqu'un 
M'sic  h  me  lire  :  ma  plirnie  est  ^rnoussi^e;  mon  eiirro  s'épaissit;  il 
est  bien  temps  de  in'arrfler. 

Adii'u  dime,  fl  clochers  de  h  vifiHn  Grnnla!  Je  ne  viendrai  plu», 
roiniiic  (jlcofas,  nie  pcrolier  sur  vos  snniinels;  vous  n'inspirerez  plus 
ma  musc  :  le  lecteur  est  fatigué...  et  moi  aujsi. 


A  M.  S.  G. 

Si  je  love  que  vous  m'aimez,  vous  me  le  pardonnerez  sans  doulo. 
■Vnlre  courroux  ne  doit  pas  s'élcndrc jusque  sur  le  sommeil;  car 
rel  amour  n'existe  que  dans  une  vision  ;  je  me  lève,  cl  clic  nie  laisse 
tout  en  larmes. 

0  Morpliéc!  bAle-loi  d'assoupir  toutes  mes  facultés;  répands  sor 
moi  la  biciirai.^anle  langueur  :  si  le  songe  de  la  nuit  prochaine  res- 
semble au  pr/eédont,  quel  ravissement  divin  I 

On  prétend  que  le  Sommeil,  frère  du  Trépas,  est  l'emblème  de  la 
fragilité  do  notre  sort:  oh  I  comme  jabaiiduii  ocrais  avec  délices  le 
dernier  soufile  de  mon  sein,  si  ce  que  j'éprouve  est  un  avant-goût 
de  l'autre  vie. 

Point  de  courroux,  aimable  daine  I  Éelaircissez  ce  beau  front  et 
ne  me  reproeliez  point  mon  bonheur:  si  je  suis  coupable  en  riive, 
j'e.\pie  maintenant  ma  faute,  condamné  que  je  suis  h  n'apercevoir 
que  de  loin  tant  de  félicité. 

Ouoiqur  je  puisse  vous  voir,  aimable  dame,  me  sourire  dans  mes 
rêves,  ne  crovez  pas  que  mon  châtiment  soit  léger;  quand  votre 
douce  présence  a  charmé  mon  sommeil,  je  suis  assez  puni  eu  m'c- 
veillant. 


A  M. 

Oh!  si  tes  yeux  au  lieu  de  flammes  avaient  l'expression  d'une 
vive  mais  douce  iendres.se,  peut-être  allumeraient-ils  moins  de  dé- 
sirs, mais  un  amour  plus  que  mortel  te  serait  consacré. 

Car  tu  es  si  divinement  belle,  qu'en  dépit  de  ce  regard  indomp- 
table, on  t'admire  quoique  sans  espoir  :  ce  fatal  éclat  de  tes  veux 
empêche  de  te  comprendre. 

Quand  la  nature  a  formé  Ion  beau  corps,  elle  s'est  aperçue  qu'elle 
avait  mis  en  loi  tant  de  perfection,  qu'elle  craignit  que,  trop  divine 
pour  la  terre,  le  ciel  ne  te  récl.iraftl. 

Voulant  donc  empfcher  que  les  anges  ne  vinssent  lui  disputer  son 
plus  précieux  ouvrage,  elle  mit  secrètement  un  funesle  éclair  dans 
ces  yeux  auparavant  célestes. 

Maintenant,  brillants  de  tous  les  feux  du  Midi,  ils  tiendraient  en 
res|)ecl  le  sylphe  le  plus  audacieux.  Il  n'est  personne  qui  ne  soit 
ra\  i  de  ta  beauté  ;  mais  nul  ne  peut  supporter  l'étincelle  de  lou  re- 
gard. 

On  dit  que  la  chevelure  de  Bérénice,  changée  en  étoile,  orne  la 
voùle  des  cieux  :  mais  on  ne  t'y  admettrait  point,  loi  qui  éclipse- 
rais Il  s  sept  grands  asires. 

C.u-  si  les  yeux  vivaient  li-haut  comme  elles,  les, planètes  leurs 
sœurs  seraient  à  peine  visibles  :  et  les  soleils  eux-mêmes,  dont 
chacun  préside  îi  lout  un  monde ,  ne  jetteraient  plus  dans  leurs 
sphères  qu'une  doulcuse  clarlé. 


A  MARY 

EN  RECEVANT  SON  PORTHAIT. 

Celle  faible  image  de  les  charmes,  faible  quoique  l'arlisle  ait  fait 
Inni  ce  (|uepeul  un  pinceau  moricl,  <lé^nrmc  les  craintes  d'un  cœur 
fidèle,  rallume  mes  espérances  et  m'ordonne  de  vivre. 

J'y  reconnais  ces  boucles  dorées  qui  se  jouent  autour  de  ton  front 
de  neige,  ces  joues  sorties  du  moule  de  la  beauté,  ces  lèvres  qui  ont 
fait  de  moi  ton  esclave. 

J'y  reconnais...  Ub!  non,  je  n'y  puis  reeoniiattre  ces  yeux  dont 
l'azur  flntianl  dans  un  feu  liquide  défie  tout  l'art  du  peintre  et  le 
contraint  d'abandonner  sa  lAche. 

Je  trouve  bien  ici  leurs  lejuies  délicates  :  mai.s  oi!i  est  le  ravon  si 
doux  qui  donne  tout  son  éclat  à  leur  azur,  rayon  pareil  à  celui  de 
la  lune  qui  se  joue  sur  rOeé<jii. 

Charmante  image I  tu  m'es  cependant  bien  plus  chère,  p.ivée 
comme  In  l'es  de  vie  et  de  scniimenl,  que  toutes  les  autres  beautés 
Mvanics,  excepté  celle  qui  la  placée  près  de  mon  cœur. 

ICIle  l'y  a  placée  avec  tristesse,  craignant^  bien  vainement  sans 


dontc,  que  le  lernp»  ne  fît  changer  mon  âme  inennfii ante;  et  ne 
voyant  pas  que  en  gage  d'un  doux  souvenirdoit  enchaîner  toutes  les 
facultés  de  mon  être. 

A  Havers  les  heure-:.  Im  nnnée»,  h  vie  entière,  il  nanm  me  char- 
mer :  dans  les  ini.ii  .««e.  il  ranimera  dim  cspéranees  ; 
au  mdieu  de  mon  nleinplerai  encore,  et  e'est  sur  lui 
que  louibera  mon  'i                   .1. 


A  LESDIB. 

Depuis  que  j'ai  porté  mes  pas  loin  de  vous,  fl  Lert)ie,  nos  Ames 
ne  brillent  plus  d'une  affeetion  bien  vive;  vous  prétendez  que  c'est 
moi  qui  ai  changé  et  non  vous  ;  je  voudrais  vous  dire  pourquoi, 
mais  je  l'ignore. 

Aucun  chagrin  n'a  marqué  votre  front  poli,  A  Lesbie,  et  nous  n'a- 
vons pa.s  beaucoup  vieilli  depuis  le  jour  où  d'abord  fout  tremblant, 
je  me  laissai  prendre  nion  coeur,  puis  enhardi  par  l'espoir,  je  vous 
avouai  mon  amour. 

Nous  avions  alors  tout  au  plus  seize  ans  ,  et  depuis  lors  dent 
années  seulement  ont  passé  sur  nos  K'Ies.  ô  mon  amour!  et  déjîidc 
nouvelles  pensées  oeciipeni  nos  esprits,  et  moi  pour  le  moins  je  me 
sens  disposé  au  changement. 

Seul  jo  suis  à  blâmer,  seul  je  suis  coupable  de  trahison  cntOTs 
l'amour:  puisque  voire  tendre  cœur  est  toujours  le  même,  le  caprice 
doit  être  ma  seule  raison. 

Non,  mon  amie,  je  nedoule  point  de  vous;  aucun  soupçon  jaloux 
ne  pèse  sur  mon  sein;  l'ardente  passion  de  ma  jeunesse  ne  lai-^se 
point  après  elle  les  sombres  traces  de  l'imposture. 

Dq  mou  CcSté,  ma  flamme  n'éinit  point  f-iiitc  :  je  vons  aimais  bien 
sincèrement;  et,  quoique  notre  songe  soit  fini,  mou,  cœur  vous 
garde  une  tendre  estime. 

Nous  ne  nous  rencontrerons  plus  dans  ces  bosquets;  l'absence  m'a 
rendu  volage  :  mais  des  cœurs  plus  murs,  jilus  fermes  que  les  nôtres, 
ont  aussi  trouvé  de  la  monotonie  dans  l'amour. 

La  douce  fleur  de  vos  joues  est  sans  rivale  ;  de  nouvelles  beautés 
brillent  chaque  jour  en  vous;  vos  yeux,  préludant  h  Icura  conquêtes, 
sont  l'atelier  où  l'amour  forge  ses  irrésistibles  éclairs. 

Ainsi  armée  pour  blesser  tous  les  cœurs,  belle  amie,  vous  allez 
réunir  autour  de  vous  une  foule  d'amants  soupirant  comme  moi  . 
ils  se  montreroDt  plus  fidèles  sans  doute;  mais  aucun  ne  sera  plus 
tendre. 


DOtNIER  ADIEU  DB  L  AMOCR. 

Les  roses  de  l'amour  embellissent  le  jardin  de  la  vie,  bien  qu'elles 
croissent  parmi  des  herbes  vénéneuses  :  elles  l'embellissent  juscpi'aii 
jour  où  la  faulx  impitoyalile  du  temps  vient  les  effeuiller  ou  arrêter 
pour  jamais  leur  croissance;  c'est  le  dernier  adieu  de  l'amour. 

En  tain  nous  demandons  aux  affections  de  soulager  la  tristesse 
du  cœuri  en  vain  nous  promettons  un  long  avenir  de  tendresse  :  le 
hasard  d'un  moment  peut  nous  séparer,  et  la  mort  nous  désunir 
dans  le  dernier  adieu  de  l'amour. 

Toulefois  l'espérance  nous  console,  et  an  moment  où  la  douleur 
gonfle  notre  sein,  elle  vient  nous  dire  à  l'oreille  :  «'Nous  pourrons 
nous  revoir  encore.  »  Ce  rêve  trompeur  apaise  notre  affliction,  et 
nous  ne  sentons  plus  le  poison  du  dernier  adieu  de  l'amour. 

Voyez  ce  couple  d'amants,  au  midi  de  leur  jeunesse.  Dès  leur 
enfance,  l'amour  les  avait  enlacés  de  ses  guirlandes  de  fleurs  :  ils  se 
sont  aimés  en  grandissant;  et  les  voilà  qui  fleurissent  ensemble 
dans  la  saison  de  la  vérité;  mais  ils  seront  glacés  par  l'hiver  du 
dernier  adieu  de  l'amour. 

0  douce  beauté  I  pourquoi  cette  larme  vient-elle  sillonner  une  jouo 
dont  l'éclat  rivalise  avec  celui  de  Ion  sein?  Ah!  je  ne  devrais  point 
te  faire  celle  question  :  en  proie  au  désespoir,  la  raison  a  péri  dans 
le  (leniier  adieu  de  l'amour. 

Quel  est  ce  misanthrope  fnyanlle  genre  humain?  Il  fuit  les  ciléa 
pour  les  antres  des  forêts  :  là",  dans  sa  fureur,  il  hurle  ses  |dainlc5 
au  vent,  et  l'écho  des  montauiies  répète  le  dernier  adieu  de  1  amour, 

Anjourd'hui  la  liaiiie  gouverne  un  cœur  qui,  naguère,  dans  t' 
douces  chaînes  ,  goûtait  les  lumullueuses  joies  dç  la  passion  ;  a\i 
jourd  hui  le  désespoir  allume  le  sang  et  le  fait  batlre  de  rage  au 
souvenir  du  dernier  adieu  de  l'amour. 

Comme  il  porte  envie  au  tnalheureux  donl  l'irae  est  cuirassée 
d'acier  !  celui-ci  a  peu  de  plaisirs  et  peu  de  douleurs  aussi  ;  il  se  rit 
d'angoisses  qu'il  n'a  jamais  éprouvées;  il  ne  redoule  pas  les  dou- 
leurs du  dernier  adieu  (fe  l'amour. 

La  jeunesse  s'enfuit,  la  vie  s'use,  rcspcr,\nce  même  se  sent  vain- 
cue :  1.1  passion  a  perdu  sa  première  fureur;  elle  déploie  ses  ieunes 
ailes  et  le  vent  l'emporte.  Le  linceul  des  aiffeclions ,  c'est  le  dernier 
adieu  de  l'amour. 


(BUVIŒS  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


23 


Aslrée  a  voulu  que  dans  celte  vie  d'épreuves  l'homme  achclât, 
au  prix  de  quelques  peines,  le  bonheur  eéleste  qui  l'allend.  Pour 
eelui  qui  a  porté  se'  adorations  au  sanctuaire  de  la  beauté,  une  pé- 
nitence assez  cruelle  l'allend  dans  le  dernier  adieu  de  l'amour. 

Quiconque  adore  le  jeune  dieu  doit,  devant  son  lumineux  autel, 
seinerallcriiativement  le  0i;5rte  et  le  cyprès  :  le  nijrte,  emblème  des 
plus  pures  délices;  le  cj'près,  image  funèbre  du  dernier  adieu  de 
l'amour. 


A   UNE   JOLIE   QUAKERESSE. 

Fille  charmante!  quoique  nous  ne  nous  soyons  rencontrés<ju'une 
fois,  je  n'oublierai  jamais  ce  moment,  et  quoique  nous  puissions  ne 
nous  revoir  jamais,  ma  mémoire  conservera  te.- traits  Je  n'ose  dire- 
«  Je  t'aime  ;  »  mais  malgré  moi  mes  sens  luttent  contre  ma  volonté- 
En  vain,  pour  le  chasser  de  mon  cœur,  j'impose  à  mes  pensées  un 
silence  rigoureux  ;  en  vain  j'étouffe  un  naissant  soupir,  un  autre 
aussitôt  lui  succède.  Peul-èlre  n'est-ce  point  de  l'amour;  et  pour 
tant  ce  moment  où  je  t'ai  rencontrée,  Je  ne  puis  l'oublier. 

Nos  bouches  n'ont  pas  rompu  le  silence,  mais  nos  yeux  ont  parlé 
un  langage  plus  doux.  La  parole  débile  des  mensonges  flalteuis,  et 
dit  des  choses  que  l'on  n'a  jamais  senties;  la  lèvre  perfide  ne  sait 
que  tromper,  que  contrefaire  les  sentiments  du  cœur;  mais  les  yeux, 
inlerprèles  de  î'àme ,  dédaignent  une  pareille  contrainte  et  ne  se 
prêtent  point  au  déguisement.  Ainsi,  nos  regards  ont  conversé  en- 
semble et  se  sont  faits  les  interprèles  de  nos  cœurs;  et  alors  aucun 
esprit  intérieur  ne  s'est  élevé  pour  nous  blâmer;  crois  plutôt  que, 
selon  ta  doctrine,  «  l'Esprit  parlait  en  noas.  » 

Ce  que  nos  yeux  se  sont  dit,  je  ne  veux  point  le  répéter  ;  je  pense 
pourtant  que  tu  m'as  suffisamment  compris,  et  pendant  que  ton 
souvenir  domine  ma  pensée  ,  j'ose  croire  que  la  tienne  sa  reporte 
aussi  vers  moi.  Pour  ce  qui  me  concerne,  du  moins,  je  puis  le  dire, 
ton  image  m'apparaît  et  la  nuit  et  le  jour  :  éveillé,  mon  imagina- 
lion  s'en  nourrit;  endormi,  je  la  vois  me  sourire  dans  des  songes 
fugitifs  :  douces  visions  qui  charment  le  cours  des  heures  et  me  font 
maudire  les  rayons  de  l'aurore  qui  viennent  rompre  le  charme.  Oh! 
en  songeant  à  ces  pures  délices,  je  voudrais  que  la  nuit  fût  sans  fin. 
Oui,  quelle  que  soit  ma  destinée,  que  j'aie  à  goûter  le  plaisir,  à  subir 
la  douleur,  caressé  par  l'amour  ou  ballotté  par  l'orage,  jamais  je 
n'oublierai  ton  image  chérie. 

Hélas!  nous  ne  devons  plus  nous  revoir,  nous  ne  renouvellerons 
plus  ce  muet  entretien.  Permets-moi  donc  de  soupirer  une  dernière 
prière  que  me  dicte  mon  cœur  :  «  Que  le  ciel  daigne  veiller  sur  mon 
aimable  quakeresse  et  lui  épargner  les  souffrances!  que  la  paixetla 
vertu  ne  l'abandonnent  jamais,  et  que  le  bonheur  soit  toujours  son 
partage  I  Puisse  le  fortuné  mortel  que  les  plus  doux  liens  doivent 
unir  à  son  sort  lui  créer  chaque  jour  de  nouvelles  joies;  et  que  l'é- 
poux se  dissimule  dans  l'amant  !  Puisse  ce  sein  si  pur  ne  jamais 
connaître  l'iiicessante  douleur  et  les  vains  regrets,  longs  lourmenis 
de  l'âme  de  celui  qui  ne  peut  l'oublier  !  » 


tA  CORNALINE. 

Ce  n'est  point  l'éclat  extérieur  de  celle  pierre  qui  la  rend  précieuse 
à  mon  souvenir  :  elle  n'a  brillé  qu'une  fois  à  mes  yeux,  et  sa  rou- 
geur est  modeste  comme  celui  qui  me  l'a  donnée. 

Ceux  qui  tournent  en  dérision  les  liens  de  l'amitié  m'ont  souvent 
blâmé  de  ma  faiblesse  ;  et  pourtant  je  fais  cas  de  ce  simple  don  ;  car 
je  suis  sur  qu'il  nie  vient  d'un  ami  sincère  (1). 

11  me  loU'rit  en  baissant  les  yeux,  comme  s'il  craignait  un  refus; 
et  en  recevant  son  présent,  je  lui  dis  que  ma  seule  crainte  était  de  le 
perdre. 

Je  regardai  atlenlivement  ce  gage  d'amitié,  et  en  l'examinant  de 
près  pour  en  voir  létincelle,  il  me  sembla  qu'une  goutte  avait  ai-- 
rosé  la  pierre;  et  depuis  ce  temps  une  larme  ma  toujours  été  pré- 
cieuse. 

Et  pourtant  son  humble  jeunesse  n'était  relevée  ni  par  l'orgueil 
de  la  naissance,  ni  par  les  dons  de  la  richesse;  mais  celui  qui  veut 
trouver  les  fleurs  de  la  vérité  doit  quitter  les  jardins  pour  les  champs. 

Ce  n'est  point  la  plante  élevée  à  l'abri  de  tous  les  vents  qui  éclate 
en  beauté,  qui  se  répand  en  parfums  :  les  fleurs  les  plus  riches  en 
parfums,  en  beauté,  sont  celles  qui  croissent  au  sein  d'une  sauvage 
et  luxurieuse  nature. 

Si  la  Fortune,  oubliant  un  jour  son  bandeau,  avait  secondé  la  na- 
ture et  qu'elle  eût  proportionné  ses  dons  aux  qualités  de  l'âme, 
certes  la  part  de  mon  jeune  ami  eût  été  belle. 

Mais  d'ailleurs,  si  la  déesse  n'avait  plus  été  aveugle,  la  beauté  du 

(1)  Eddlcstono;  voyez  plus  haut,  et  Childc  Harold,  ch.  II,  9. 


jeune  homme  eût  fixé  son  cœur  capricieux  :  elle  lui  eftt  prodigué 
tous  ses  trésors  et  rien  ne  fût  resté  pour  les  autres. 


LA  LARME  (1806). 

Quand  l'amitié  ou  l'amour  éveillent  nos  sympathie?,  quand  la  vé- 
rité devrait  apparaître  dans  le  regard,  les  lèvres  peuvent  tromper 
par  un  froncement:  ou  un  sourire,  mais  le  vrai  signe  del'affeclion 
est  une  larme. 

Trop  souvent  un  sourire  n'est  que  la  ruse  de  l'hypocrile  qui  veut 
déguiser  ou  sa  haine  ou  sa  crainte;  moi,  je  crois  au  doux  soupir, 
quand  l'œil,  organe  de  l'âme,  est  un  moment  obscurci  par  une 
larme. 

C'est  à  l'ardeur  de  la  charité  que  nous  autres  morlels  nous  recon- 
naissons ici-bas  une  âme  exemple  de  la  primitive  barbarie.  Une  pa- 
reille vertu  est  toujours  accompagnée  de  la  pitié  dont  la  rosée  est 
une  larme. 

Le  marin  qui  dirige  sa  voile  sous  le  souffle  de  la  tempête,  qui  gou- 
verne son  navire  h  travers  les  flots  orageux  de  l'Allantique,  se  pen- 
che sur  la  vague  qui  va  devenir  son  tombeau  ,  et  à  la  verte  surface 
de  l'onde  on  voit  uu  moment  briller  une  larme. 

Dans  la  carrière  aventureuse  de  la  gloire,  le  soldat  brave  la  mort 
pour  un  laurier  imaginaire  ;  mais  après  la  bataille,  il  relève  l'ennemi 
vaincu  et  arrose  chacune  de  ses  blessures  d'une  larme. 

Heureux  et  fier,  il  revient  prè.s  de  sa  fiancée  déposer  .sa  lance  san- 
glante, et  tous  ses  exploits  sont  payés,  alors  que,  pressant  lajcuno 
fille  dans  ses  bras,  il  dépose  un  baiser  sur  sa  paupière  et  y  recueille 
uùe  larme.  - 

Aimable  séjour  de  ma  jeunesse  !  asile  de  l'amitié  et  de  la  fran- 
chise ,  oil  l'année  fuyait  si  vite  devant  les  chaudes  affections,  quand 
je  te  quittai  dans  la  tristesse,  je  me  retournai  pour  jeter  vers  toi  uu 
dernier  regard,  mais  je  n'aperçus  tes  tours  qu'à  travers  une  larme. 

Maintenant  que  je  ne  puis  plus  offrir  mes  vœux  à  Mary,  à  -Mary 
qui  me  fut  autrefois  si  chère,  j'aime  à  me  rappeler  l'heure  où  dans 
l'ombre  d'un  bosquet  ces  vœux  furent. payés  d'une  larrne.     ' 

Un  autre  la  possède  !  Puisse-t-elle  vivre  heureuse  !  Mon  cœur  gar- 
dera son  nom  avec  un  doux  respect:  en  renonçant  h  ce  cœur  que 
je  crus  être  à  moi,  je  pousse  encore  un  soupir  ;'en  pardonnant  son 
parjure,  je  répands  une  larme. 

Amis  de  mon  cœur,  avant  que  nous  nous  séparions,  permettez-moi 
d'exprimer  un  espoir  qui  m'est  bien  doux  :  si  nous  pouvons  nous 
réunir  encore  dans  celle  retraite  champêtre,  que  ce  soit  comme  nous 
nous  quittons,  avec  une  larme  ! 

Quand  mon  àme  prendra  son  vol  vers  des  régions  de  ténèbres, 
mon  corps  étant  couché  dans  son  cercueil  ;  si  vous  passez  près  de  la 
tombe  qui  recouvrira  mes  cendres,  ô  mes  amis  ,  humectez-les  d'une 
larme  ! 

Point  de  marbre  qui  étale  la  splendeur  des  regrets,  comme  ceux 
qu'élèvent  les  fils  de  la  vanité;  point  d'éloges  mensongers  pour  dé- 
corer mon  nom  !  Tout  ce  que  je  demaTide,  tout  ce  que  je  désire,  c'est 
une  larme. 


l 


(1) 


GIÎANT    PREMIER. 


Les  vassaux  sont  joyeux  dans  le  vaste  domaine  de  Lara,  et  la  ser- 
vitude y  a  presque  oublié  ses  chaînes  féodales:  Lara,  le  seigneur 
dontils  n'attendaient  plus  le  retour,  mais  qu'ils  n'avaient  pointccssé. 

(1)  Ce  poème  est  généralement  considéré  comme  la  suite  du  Corsaire, 
quuitjue  le  poète  ait  rendu,  sans  doute  à  dessein,  la  liaison  un  peu  ob- 
scure. La  scène  se  passe  non  pas  en  Espagne,  comme  le  nom  de  Lara  l'a 
fait  croire  à  quelques  critiques,  mais  d;ms  une  principauté  féodale  de  la 
Ktorée. 


21 


Li:s  vHiLLËus  litt/;haiiii:s  illustkEes. 


ill'  rcprellor,  re  rlirf  qui  si  IdokIimiiiis  a  vccti  clan»  iin  osil  vtiloti- 
laire,  Laras'csl  ri'Uilili  ilaiis  la  <iuiiiL>iii'C(le  ses  |ii.'i'(>s.  Dans  la  Kraiidc 
Falle  i|iii  s'a'iiHic  mi  \i<U  des  fiKurus  riaiiles,  des  roiipcs  sur  la  la- 
ide el  des  lianiiiorrs  Niispi'nddt's  aux  murailles;  le  fi)\er.  I(itif;ti'iiips 
riTroidi,  rélli^rlnl  sa  cliiiU;  li()S()ilalu'>re  dans  les  grands  >  ihaux  peints, 
el  les  holes  ('KaNes  se  rangent  on  cerele  autuur  de  lilrc  avec  des 
rires  hruvanis  cl  des  regards  pleins  d'allégresse. 


II. 

Le  chef  de  la  maison  de  Lara  est  de  rclour  :  mais  pourquoi  I.ara 
a\ail-il  traversé  l'Océan  ?  Ajaiit  perdu  sou  père,  trop  jeune  cnrure 
pour  sentir  une  pareille 
perle,  il  était  dcveiui  de 
lionne  heure  son  propre 

maître  :  héritage  de  mal-  .  ._ . 

heur,  rcdoulalde  puissan- 
ce que  le  ca'ur  humain 
n'exerce  qu'en  se  privant 
à  jamais  ilu  repos.  Na- 
vanl  personne  pour  l'ar- 
ri^ler,  peu  d'amis  pour  lui 
siK'ialer  à  propos  les  mille 
sentiers  qui  deseenilent 
vers  le  chemin  du  erinio; 
h  l'Age  qui  demande  un 
f-'uiile,  Lara,  anduelenx 
enfant  ,  eut  ."i  gouverner 
des  hommes.  11  serait  inu- 
tile de  suivre  pas  à  pas 
tous  les  caprices  de  son 
essor  juvénile  :  la  car- 
rière trop  rapide  que  p.ir- 
conrut  son  Ame  inquiète 
fut  pourtant  assez  longue 
pour  qu'il  en  sortit  à  de- 
mi hrisé. 

III. 

Dés  sa  jeunesse,  I.ara 
avait  donc  quille  le  do- 
maine palernel  ;  mais  du 
moment  oii  il  avait  fuit  de 
la  main  le  dernier  signe 
d'adieu,  les  traces  de  sa 
route  s'étaient  perdues 
insensiblement,  cl  enfin 
il  n'était  presque  rien  res- 
té pour  rappeler  .sa  mé- 
moire. Le  défunt  seigneur 
n'était  plus  que  poussiè- 
re; cl  tout  ce  que  savaient, 
tout  ce  que  déclaraient 
les  vassaux,  c'est  que  La- 
ra était  absent.  11  ne  re- 
venait point ,  il  n'envoyait 
point  de  nouvelles  ;  on 
était  réduit  à  des  conjec- 
tures froides  chez  le  plus 
grand  nombre ,  inquiètes 
dans  quelques  -  uns.  \ 
peine  les  échos  do  la 
grande  salle  répètent- ils 
quelquefois  son  nom;  son 
portrait  noircit  dans  le 
cadre  vermoulu  ;  un  autre 

époux  a  consolé  la  fiancée  qui  lui  fut  promise  :  les  jeunes  gens  l'ont 
oublié,  el  les  vieux  sont  morts.  «  Kl  iiourlant  il  vit  encore!  »  s'é- 
crie son  héritier  impatient,  soupirant  ajirrs  un  deuil  qu'il  ne  portera 
pas.  Cent  écussons  sont  l'ornement  tunèlne  do  la  dernière  demeure 
îles  Laras;  mais  un  seul  manque  encore  à  cette  poudreuse  série, 
et  ce  n'est  point  sans  plaisir  qu'on  le  suspendrait  au  pilier  gothique. 


IV, 

Il  est  enfin  arrivé,  triste  et  seul  :  d'où  T  nul  ne  le  sait  :  pourquoi? 
nul  n'a  besoin  de  le  savoir.  Les  premiers  hommages  rendus ,  ce 
dont  on  pourrait  s'étonner  le  plus,  ce  n'est  pas  son  retour,  mais 
sa  longue  absence.  11  n'ainène  d'autre  suite  qu'un  seul  page  h 
l'aspect  étranger,  et  d'un  âge  encore  tendre.  Les  années  se  sont 
succédé;  et  leur  cours  est  rapide  aussi  bien  pour  le  voyageur  que 
pour  l'homme  sédentaire;  mais  le  manque  de  nouvelles  d'un  pajs 


Et  en  effet,  tout  en  lui  est  cluingé. 


lointain  semblait  avoir  appcsanli  l'aile  du  temp.».  Ils  l'iint  vu ,  ils 
l'ont  reconnu,  .  t  nouitant  le  pré.'-cnt  leur  parait  encore  douteux',  el 
le  pa-sé  leur  s(mbl«  un  rêve.  Il  vit  ;  et  (pioiquc  llélri  par  les  fati- 
gues, ipioiquc  se  ressentant  un  peu  des  atleinlc»  du  lcm|)s,  il  est 
encore  ilans  loule  sa  force  virile.  Quelles  qu'aient  pu  Cire  sen  er- 
reurs, quand  même  elles  ne  seraient  point  oubliées,  le»  vicissitudes 
de  la  fortune  doivent  l'en  avoir  corrigé;  depuis  longtemps  on  ne 
sait  rien  de  lui  ni  en  bien  ni  en  mal,  et  son  nom  peut  encore  sou- 
tenir l'honneur  de  sa  race.  Jadis  il  montrait  une  Ame  hautaine, 
mais  après  lout  ses  fautes  ont  été  celles  que  l'amour  du  plaisir 
fait  conmietlre  il  la  jeunesse,  et  quand  le  monde  n'a  point  endurci 
le  cœur,  de  pareils  torLs  peuvent  se  racheter  facilement  cl  n'exi- 
gent point  de  longs  remords. 


ni  ,  en  cITct,  tout  en 
lui  csl  changé  :  on  le  voit 
au  premier  coup  d'œil, 
quel  qu'il  soit  mainte- 
nant ,  il  n'est  plus  rc 
qu'il  a  été.  Son  front  &st 
sillonne  de  rides  ineffa- 
çables (|ui  annoncent  des 
jia-ssions,  mais  des  pas- 
sions éteintes.  Son  inain- 
ticn  froid  qui  révèle  non 
jdus  le  feu,  mais  l'orgueil 
de  ses  jeunes  années,  son 
dédain  constant  des  louan- 
ges, sa  démarche  alliè- 
re,  son  regard  qui  sem- 
ble pénétrer  toutes  les 
pensées  ;  cette  légèreté 
.sarcasiiuue  de  la  parole, 
représailles  bles.-antes 
d'un  cœur  (|ue  le  monde 
a  blessé  ;  flèches  qu'il 
lance  autour  de  lui  com- 
me en  jouant .  qui  se 
font  sentir  vivement  à 
tous,  mais  dont  person- 
ne n'avoue  être  atteint: 
tous  ces  traits  sont  bien 
les  mêmes ,  mais  par 
dessus  lout  cela,  le  coup 
d'(eil  l'accent  de  la  voix, 
indiquent  encore  autre 
cliosc.  L'ambition ,  la 
gloire,  l'amour,  ces  buts 
communs  de  la  vie  vers 
lesquels  tous  se  dirigent 
el  que  si  peu  savent  at- 
teindre, ne  .semblent  plus 
exciter  les  désirs  de  son 
cœur;  el  pourtant  on  s'.i- 
pereoit  que  naguère  en- 
core ces  passions  y  étaient 
vivantes.  Enfin  un  senti- 
ment plus  profond  ,  que 
l'on  voudrait  en  vain  dé- 
finir, vient  de  temps  eu 
temps  éclaiier  son  visage 
liviue. 

VI. 


Il  ne  supportait  pas  vo- 
lontiers de  longues  questions  sur  le  passé,  et  il  n'aimait  pas  à  par- 
ler des  merveilles  des  déserts  qu'il  avait  parcourus  sous  le  ciel  loin- 
tain où  il  avait  erré  seul  el  inconnu...  Inconnu?...  il  se  plaisait  à  le 
croire.  Cependant  ce  ne  peut  être  en  vain  qu'il  a  ob.servé  tant  de  con- 
trées étrangères;  il  est  impossible  qu'il  n'ait  rapporté  aucune  expé- 
rience de  ses  rajiports  avec  ses  semblables  :  seulement  tout  ce  qu'il 
en  a  relire,  il  se  défend  de  le  montrer  comme  chose  indigne  de  lal- 
lenlion  d'un  étranger,  el  si  les  sollicitations  deviennent  pressâmes, 
son  front  se  rembrunit  et  sa  parole  est  brève. 


VII. 

On  le  revoit  avec  bonheur,  on  l'accueille  amicalement  dans  la 
société  de  ses  pareils  :  issu  d  un  noble  lignage ,  allié  aux  plus  puis- 
santes famille-,  il  est  admis  parmi  les  grands  du  pavs  ;  il  .«e  mêle  i 
leurs  fêles  joyeuses  et  regarde  leurs  plaisirs  ou  leurs  ennuis  :  il  les 


ŒUVRKS  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


25 


regarde,  mais  il  ne  ]iarlage  ni  la  gaîlé  ni  la  tristesse  générale;  il  ne 
suit  pas  le  chemin  uù  ils  s'enpagent  tous,  sans  cesse  tromiiés  par 
l'espérance,  sans  cesse  crédules  à  ses  promesses;  il  ne  courl  pas 
comme  eux  après  la  fumée  des  honneurs,  après  les  richesses  ma- 
térielles ,  après  les  faveurs  de  la  beauté,  ou  après  une  vengeance 
issue  d'une  rivalité.  Autour  de  lui  semble  tracé  un  cercle  mysté- 
rieux qui  repousse  toute  approche,  et  au  centre  duquel  il  reste  seul. 
Son  regard  a  quelque  chose  de  sévère  qui  lient  la  frivolité  à  dis- 
tance ,  les  êtres  timides  qui  le  contemplent  de  plus  près  gardent  le 
silence,  ou  se  communiquent  tout  bas  leurs  craintes  ;  et  quant  au 
petit  nombre  des  hommes  sages  el  bienveillants,  ils  avouent  qu'il 
doit  valoir  mieux  que  l'apparence. 


VIII. 

Chose  étrange!  dans  sa 
jeunesse  ,  il  était  tout 
mouvement,  toute  vie  : 
altéré  de  plaisir,  il  ne  re- 
culait point  devant  lecom- 
bat  :  l'amour,  la  guerre, 
l'Océan,  tout  ce  qui  pro- 
met des  plaisirs  ,  des 
dangers,  un  tombeau,  il 
l'avait  éprouvé  tour-îi- 
tour  :  il  avait  tout  épuisé 
ici-bas,  et  avait  trouvé 
sa  reconqiense  non  dans 
un  insipide  milieu,  mais 
dans  la  complète  sensa- 
tion de  la  joie  ou  du  mal- 
heur; car  c'est  dans  ces 
émotions  puissantes  qu'il 
cherchait  l'oubli  de  la 
pensée.  Au  milieu  des 
orages  de  son  cœur ,  il 
\ojait  avec  mépris  la  lutte 
des  éléments  moins  re- 
doutables que  ses  pas- 
sions; dans  les  ravisse- 
ments de  ce  cœur,  il  con- 
templait le  ciel  et  lui  de- 
mandait s'il  pouvait  don- 
ner une  exiase  pareille  à 
la  sienne.  Privé  de  sa  li- 
berté par  l'excès  même  de 
ses  passions,  esclave  de 
tous  les  extrêmes,  com- 
ment parvint-il  à  se  ré- 
veiller de  ce  songe  terri- 
ble? hélas  !  il  ne  l'a  révélé 
à  personne...  mais  il  s'é- 
veilla enfin  pour  maudire 
ce  cœur  flétri  qui  ne  vou- 
lait point  se  briser. 


IX. 


Sa  seule  lecture  autre- 
fois avait  été  le  cœur  hu- 
main ;  mais  maintenant  il 
paraissait  feuilleter  les  li- 
vres d'un  œil  plus  cu- 
rieux, et  souvent  dans 
son  humeur  sombre,  il  se 
séparait  pendant  de  longs 

jours  de  la  communion  des  hommes  :  et  alors  les  serviteurs,  dont  il 
réclamait  rarement  les  soins  ,  disent  avoir  entendu  i)en(lant  les  lon- 
gues heures  de  la  nuit  ses  pas  retentir  sur  le  paniuL't  do  la  sombre 
galerie.  Ils  ont  entendu  .  mais ,  disent-ils ,  «  il  ne  faut  point  répéter 
«  cela;  ils  ont  entendu  les  sons  d'une  langue  qui  n'appartient  pas 
«  à  la  terre.  Oui ,  l'on  peut  en  sourire  si  l'on  veut ,  quelques-uns 
«  d'entre  eux  ont  vu  des  choses  qu'ils  ne  peuvent  définir,  mais  qui 
«  certes...  n'étaient  pas  comme  il  aurait  fallu.  Pourquoi  était-il  tou- 
«  jours  en  contemplalion  devant  celte  tète  effrayante  arrachée  par 
«  une  main  profane  à  la  couche  des  morts  ,  et  toujours  placée  à 

[  «  côté  de  son  livre  ouvert  comme  pour  épouvanter  et  chasser  tout  le 
«  monde?  Pourquoi  ne  dort-il  pas  quand  tout  le  monde  repose? 

jF-  «  Pourquoi  n'entend-il  pas  de  musique  ?  Pourquoi  ne  reçoit-il  per- 
«  sonne?  Tout  cela  n'est  pas  bien,  à  coup  sûr...  mais  en' quoi  con- 
«  siste  le  mal?  Certaines  gens  pourraient  le  dire...  mais  l'histoire 
«  serait  trop  longue;  et  d'ailleurs  on  est  trop  discret,  trop  prudent, 
«  pour  insinuer  autre  chose  que  des  conjectures  ;  mais  si  l'on  vou- 


«  lait  parler,  on  pourrait...  »  C'est  ainsi  qu'autour  de  la  lablc  de 
l'office  les  vassaux  de  Lara  babillaient  sur  le  compte  de  leur  maître. 


X. 

Il  était  minuit,  et  la  rivière  transparente  des  domaines  de  Lara 
brillait  aux  rayons  des  étoiles  :  les  eaux  étaient  si  calmes  qu'elles 
semblaient  à  peine  couler  ;  et  pourtint  elles  glissaient  sur  leur 
pente,  rapides  comme  les  jours  heureux,  et  répétant  dans  leur  mi- 
roir magicpie  ces  clartés  vivantes  et  immortelles  qui  peuplent  les 
cieux.  Le  lit  des  ondes  est  bordé  d'arbres  nombreux  et  touffus,  et 
des  plus  belles  fleurs  que  peut  choisir  l'abeille  ;  de  ces  fleurs  Diane 

enfant  etit  formé  sa  guir- 
lande, et  l'innocence  les 
oU'riraità  ce  qu'elle  aime. 
Entre  ces  rives  fleuries 
l'eau  se  fraie  un  lit  tor- 
tueux et  brillant  comme 
les  replis  mouvants  de  la 
couleuvre.  Tout  est  si 
doucement  tranquille,  sur 
la  terre  et  dans  les  airs, 
qu'on  s'effraierait  à  peine 
de  rencontrer  une  appa- 
rition dans  ces  lieux,  cer- 
tain qu'aucun  mauvais  es- 
prit ne  pourrait  se  plaire 
a  errer  au  milieu  d'un  tel 
paysage,  et parunesi belle 
nuit.  11  faut  être  bon  pour 
jouir  de  ces  choses  :  ainsi 
pensa  Lara  ,  car  il  ne 
resta  pas  longtemps  de- 
hors; mais  il  reprit  en  si- 
lence la  route  du  château. 
Son  âme  ne  pouvait  con- 
templer longtemps  un  pa- 
reil spectacle  :  il  lui  rap- 
pelait d'autres  jours,  et 
des  cieux  moins  brumeux, 
une  lune  plus  brillante, 
des  nuits  d'une  douceur 
plus  constante,  des  cœurs 

qui  mainlenant non, 

non,  l'orage  peut  battre 
son  front  sans  être  senli, 
quoiqu'il  ne  ralentisse 
point  sa  fureur...  mais 
une  nuit  comme  celle-ci, 
une  nuit  belle  et  sereine, 
c'est  une  dérision  pour 
son  cœur. 


XL 

Il  rentra  dans  son  ap- 
partement, solitaire,  et  son 
ombre  allongées'y  dessina 
de  nouveau  sur  les  murs. 
Là  se  trouvaient  les  por- 
traits d'hommes  des  an- 
ciens jours,  c'étaient  les 
seuls  monuments  qu'ils 
eussent  laissés  de  leurs 
vertus  ou  de  leurs  cri- 
ines  ;  plus  quelques  va- 
gues traditions  et  les  sombres  voûtes  funéraires  qui  recouvraient 
leur  poussière,  leurs  travers  et  leurs  fautes;  plus  encore  la  moitié 
d'une  de  ces  pages  solennelles  qui  transmettent  d'âge  en  âge  un 
conte  .spécieux  et  dans  lesquelles  la  plume  de  l'hisloire,  distribuant 
le  blâme  ou  la  louange,  prend  si  bien  l'air  de  la  vérité  pour  mieu.x 
accrédilcr  ses  mensonges.  Il  se  promenait  en  songeant:  les  rayons 
de  la  lune  perçaient  les  sombres  vitraux  et  brillaient  sur  le  pavé  de 
marbre  et  sur'les  lambris  ciscll  :  lei  saints,  que  la  peinture  gothi- 
que des  cristaux  représentait  agenouillés  et  en  pi'ière,  se  reflétaient 
eu  figures  fantastiques  et  semblaient  reprendre  la  vie,  mais  non  pas 
une  vie  mortelle.  Quant  à  Conrad,  les  noirs  anneaux  de  sa  cheve- 
lure en  désordre,  son  front  couvert  de  ténèbres  et  l'ample  panache 
noir  qui  flottait  sur  sa  toque,  lui  donnaient  l'apparence  d'un  spectre 
revêtu  de  toutes  les  horreurs  de  la  tombe. 


Un  mol  encore...,  je  te  somme  de  rester 


CO 


l-liS  VKILLÈHS  LITTÉUAIRK8  ILLUSTRÉhlS. 


XII. 

Il  Mnh  mimiil  :  loiil iloi-mnil  ;  la  clnrir  snlilairc  ilc  l.i  lainpe s'obscur- 
cissait, inrapalili'  ilo  dissiper  d'aussi  piofmidos  Umh'Iiics.  l';coulcz  I  on 
entend  liesounls  murniui'og  dniis  la  sallu  dii  cliAlcaii  ilu  Lara...  puis 
un  SUM,  nut:  voix,  un  appel  d'alarme ,  un  cri  ùclataiit  et  prolouKC.... 
cl  liMil  rentre  dans  lu  silcnee.  Les  serviteurs  endormis  ont-ils  en- 
loiidu  l'écho  de  CCS  accents  frénotiques?  Oui  :  ils  l'ont  entendu,  et 
ils  se  lévciil,  cl,  moitié  Ireinldants,  moitié  a'nrninnt  de  courage,  ils 
!>e  précipitent  vers  l'endroit  où  l'on  semble  appeler  leur  uidc  :  ils 
arrivent  portant  des  (laïubeaux  encore  mal  allumés  et  tenant  .'i  la 
mains  leurs  épécs  dont  ils  n'ont  point  eu  lo  temps  de  ceindre  lu 
fourreau. 

XIII. 

Froiil  comme  le  marbre  que  couvrait  son  corps ,  pAle  comme  le 
raviMi  (le  la  lune  (pii  flottait  sur  ses  traits,  Lara  prisait  sur  le  sol; 
près  lie  lui  son  sabre  à  moitié  tiré  du  fourreau  semblait  avoir  été 
arraijié  de  sa  main  par  une  terreur  surnaturelle  :  cejiendant  II  avait 
paillé  sa  fcriiielé  jusqu'au  dernier  moment,  et  le  déli  fronçait  encore 
le-  rides  de  son  front;  même  dans  .son  état  d'inscnsibililé,  un  désir 
de  vengeance  vivait  toujours  sur  ses  lèvres,  mêlé  h  une  expression  de 
terreur:  une  menace,  une  imprécation  de  désespoir  et  d'orgueil  y 
était  restée  à  demi  formée.  Son  œil  était  presque  fermé  ,  mais  il  gar- 
dait encore,  dans  son  expression  convulsive,  ce  regard  de  gladia- 
lenr  qui  l'animait  ordinairement  et  qui  semblait  maintenant  immo- 
bilisé dans  iin  horrible  repos.  On  le  relève  ,  on  l'emporte...  Silence  1 
il  respire,  il  parle  :  une  rougeur  sombre  colore  de  nouveau  ses  joues, 
SCS  lèvres  reprennent  leur  teinte  de  sang ,  ses  yeux  encore  obscur- 
cis roulent  libres  et  farouches  dans  leurs  orbites,  tous  ses  membres 
Irossaillant  lentement  reprennent  tour-h-tour  leurs  fonctions;  mais 
les  paroles  ([u'il  prononce  ne  semblent  point  appartenir  h  sa  langue 
nalule  :  dans  les  mots  étranges  mais  distincts  ([u'il  articule,  tout  ce 
qu'on  peut  comprendre,  c'est  qu'il  emprunte  les  accents  d'une  terre 
I  Irangère;  et  ces  acccnis  sont  destinés  à  une  oreille  qui  ne  les  en- 
tend point,  hélas!  qui  ne  peut  les  entendre. 


XIV. 

Son  page  approche,  et  seul  il  paraît  comprentfre  le  sens  des  pa- 
roles que  tous  entendent  comme  lui  ;  et  par  le  changement  qui  s'o- 
I>ère  dans  sa  physionomie,  on  peut  deviner  que  les  discours  de 
Lara  ne  sont  point  de  nature  à  être  avoués  par  lui-même  on  inter- 
prétés par  le  page.  Cepcmlant  il  voit  avec  moins  de  surprise  que 
tous  les  autres  l'état  où  se  trouve  le  maître;  mais  il  se  penche  sur 
son  corps  affaissé  et  lui  répond  dans  ce  même  idiome  inconnu  qui 
.semble  être  le  sien.  Lara  écoule  ces  douces  paroles  qui  .semblent 
adoucir  les  horreurs  de  son  rêve, si  toutefois  un  lève  peut  avoir  bou- 
leversé de  la  sorte  une  ùme  qui  n'a  nul  besoin  de  se  créer  un  mal- 
heur idéal. 

XV. 

Quoi  que  sa  démence  ait  rêvé  ou  que  ses  yeux  aient  vu,  s'il  se  le 
rappelle  encore,  il  ne  le  révélera  jamais,  et  le  secret  en  restera  en- 
seveli dans  .son  cœur.  Le  matin  est  revenu,  et  il  a  rendu  la  vigueur 
fi  ses  membres  ébranlés;  car  Lara  ne  demande  de  soulagement  ni 
au  médecin  ni  au  prêtre,  et  bientôt  il  reprend  ses  manières  et  son 
langage  accoutumé  :  il  ne  sourit  pas  moins  amèrement,  il  ne  tient 
pas  son  front  plus  abaissé  que  d'habitude.  Et  si  l'approche  de  la  nuit 
est  désormais  plus  pénible  au  cœur  de  Lara,  il  ne  le  laisse  point  voir 
à  ses  vassaux  étonnés  qui  montrent  par  leur  agitation  que  leurs 
craintes  à  eux  ne  sont  point  oubliées.  En  effet,  ces  hommes  timides 
ne  se  glissent  dans  l'ombre  que  par  couples  tremblants;  seuls  ils 
n'oseraient  sortir  :  et  surtout  ils  évitent  la  grande  salle,  théâtre  du 
jirodige;  ils  redoutent  les  bannières  flottantes, la  porte  qui  se  ferme 
avec  bruit,  la  tapisserie  qui  se  froisse,  le  pavé  sonore,  les  ombres 
noires  et  allongées  des  arbres  dàl'enlour,  le  vol  tremblotant  de  la 
cbaiivc-sourio  ei  le  c':ant  nocturne  de  la  brise,  en  un  mot  tout  ce 
qu'ils  eiitendcni  à  l'heure  où  les  ombres  du  crépuscule  viennent  rem- 
lirunirles  murailles  grisâtres  du  manoir. 


XVI. 

Craintes  vaines  I  Cette  heure  de  mystérieuse  terreur  ne  revint 
plus,  ou  Lara  sut  prendre  un  air  d'insouciance  qui  étonna  encore 
iliis  ses  vassaux  sans  diminuer  leur  effroi...  Avait-il  en  effet  perdu 
le  souvenir  en  rcprenaiil  s^-s  sons?  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  e'esi 
(jue  pas  un  mot ,  pas  un  regaul ,  pas  un  geste'ne  trahit  en  lui  une 
emotion  qui  rappelai  ce  moment  de  fièvre  d'une  âme  malade.  Etait- 


ce  un  sonpe  ?  sa  propre  «oix  avait-elle  proféré  cc«  sons  étrangers  et 
bi/.arrcs?  Sorlait-il  dfl  (a  bonehe  ,  ce  cri  qui  avait  inlcrnunnu  leur 
Sommeil?  Ktait-ce  bien  lui  rlont  le  co-ur  oppressé,  éerase,  avait 
cessé  de  baltrcT  lui,  dont  le  rcganl  les  a>ail  lerriflésT  Lbonmio  qui 
avait  éprouvé  do  pareilles  «oulïr.inres  pouvait-il  les  oublier  ainwl , 
i|uaud  ceux  qui  l'avaient  vu  soulTrir  on  frémissaient  encore?  Ou  bien 
un  pareil  silence  Indiquait-il  que  ce  souvenir  vivait  imn  i.r,,fMi,r|é- 
ment  enseveli  dans  son  âme  pour  être  exprimé  par  'é- 

lébile,  séparé  de  tout  le  reste  et  devenu  un  île  ces  n  nis 

de  destruction  qui  montrent  l'effet  sans  révéler  la  ;  .-..ii  I  il 

n'en  était  pas  ainsi  de  Lara  :  effet  cl  cause  ,  son  sein  absorbait  tout: 
nul  observateur  superliciel  n'aurait  pu  voir  éclorc  en  'ni  de  ces  pen- 
sées que  des  lèvres  mortelles  n'expriment  qu'à  demi,  arrêtant  au 
passage  leur  expression  imparfaite. 

XVII. 

En  lui  s'offrait  un  mélange  inexplicable  de  ce  qu'on  aîme  et  de  ce 
qu'on  hait .  de  ce  que  l'on  rerliercbc  et  de  ce  qu'on  craint  :  l'opi- 
nion publique  variait  sur  l'explication  de  sa  mystérieuse  destinée  ; 
mais  pour  l'éloge  ou  le  blàrae,  son  nom  n'était'  jamais  oublié.  Son 
silence  même  fournis.sait  matière  aux  conjectures  :  on  devinait,  on 
épiait .  on  aurait  voulu  t  lUt  pénétrer.  Quel  rôle  avait-il  joué  dans  la 
vie  ?  Quel  était  cet  homme  impénétrable ,  dont  on  ne  connaissait  (|uc 
l'origine,  et  qui ,  en  traversant  le  monde,  se  posait  en  ennemi  de 
ses  semblables''  Quelques-uns  ajoutaient  bien  qu'on  l'avait  vu  aussi 
gai  que  personne  dans  un  cercle  joyeux  ;  mais  ils  avouaient  que  ce 
.sourire,  quand  on  l'observait  de  près,  ](crdait  toul-à-coup  son  ei- 
pression  joyeuse  et  se  changeait  en  ricanement  :  il  venait  jusqa'h 
ses  lèvres,  pas  plus  loin  ,  et  jamais  on  n'en  avait  vu  de  traces  dans 
ses  yeux.  Et  pourtant  son  regard  était  quelquefois  moins  sévère:  on 
voyait  que  la  nature  ne  lui  avait  pas  donné  un  cœur  sans  pitié; 
mais  dès  qu'il  croyait  être  observé,  il  semblait  rejeter  une  pareille 
faiblesse  comme  indigne  de  son  orgueil;  il  armait  sa  poitrined'aeier, 
dédaignant  de  racheter  d'un  seul  douic  cette  estime  qu'il  avait  con- 
quise à  moitié.  11  se  renfermait  alors  dans  le  sombre  ascétisme  in- 
fligé par  lui-même  à  ce  cœur  dont  jadis  quelques  sentiments  tendres 
avaient  sans  doute  troublé  le  repos  :  il  se  fortifiait  dans  cette  dou- 
leur vigilante  qui  condamnait  son  dme  à  la  haine  comme  coupable 
de  tro])  d'amour. 

XVIII. 

Il  y  avait  en  lui  un  mépris  essentiel  de  toutes  choses,  comme  s'il 
eût  éprouvé  le  pire  de  tout  ce  qu'on  peut  jamais  éprouver.  Etranger 
dans  le  monde  des  vivants,  esprit  crrantchasséd  un  autre  monde; 
iniau'ination  sombre  qui  se  plaisait  à  reconstruire  les  dangers  éva- 
nouis, évanouis  en  vain,  car  au  fond  du  souvenir,  son  Ame  encore 
s'en  glorifiait  et  les  regrettait;  doué  de  plus  de  facultés  aimantes  que 
la  terre  n'en  donne  ordinairement  h  ses  enfants,  ses  premiers  rêves 
de  vertu  avaient  dépassé  la  vérité,  et  un  ;1gc  mûr  plein  de  trouble 
avait  suivi  sa  jeunesse  déçue.  Que  lui  restait-il?  Le  souvenir  des  an- 
nées consumées  h  poursuivre  des  fantômes,  du  gaspillage  de  facul- 
tés destinées  à  un  j)lus  noble  emploi,  et  enfin  des  passions  insensées 
qui,  après  avoir  répandu  la  désolation  sur  leurs  traces,  livraient 
ses  meilleurs  sentiments  à  une  lutte  incessante  contre  les  habitudes 
farouches  de  son  orageuse  vie.  Mais  dans  son  orgueil ,  incapable  do 
rejeter  le  blùme  sur  lui-même ,  il  prit  la  nature  à  p.irtie  pour  alléger 
sou  fardeau  et  imputa  toutes  ses  fautes  à  cette  forme  d'argile,  à  celle 
pâture  des  vers  dont  elle  avait  embarrassé  son  âme.  En  raisonnant 
ainsi,  il  en  vint  à  confondre  le  bien  et  le  mal  et  h  prendre  h  peu 
près  les  actes  de  sa  volonté  pour  des  œuvres  du  destin.  D'une  ame 
trop  fière  pour  être  accessible  iï  l'égolsme  vulgaire,  il  savait  sacri- 
fier quelquefois  son  propre  avantage  au  bien  d'aiitrui ,  mais  non 
par  pitié,  non  par  devoir;  c'était  une  étrange  dépravation  de  l.i 
pensée  qui  le  poussait  h  faire  par  orgueil  ce  que  personne  n'aurait 
l'ait ,  impulsion  qui,  sous  l'empire  des  tentations,  l'égarait  égale- 
ment dans  les  sentiers  du  crime  :  tant  il  planait  au-dessus  ou  s'a- 
baissait au-dessous  de  cette  race  humaine  parmi  laquelle  il  se  trou- 
vait condamné  à  vivre!  .\vide  de  se  séparer  par  le  bien  ou  par  le 
mal  de  cet  état  mortel  qu'il  abhorrait ,  son  ûme  avait  placé  son  trône 
loin  du  monde,  dans  des  régions  de  son  choix.  De  là,  regarflanf 
froidement  pa.sser  toutes  les  choses  d'ici-bas,  son  sang  coulait  plu.': 
calme  dans  ses  veines  ;  heureux  s'il  avait  toujours  conservé  cetltf 
lenteur  glaciale  et  si  des  pensées  criminelles  n'en  avaient  jamais  ac- 
céléré le  cours  I  A  la  vérité,  il  semblait  suivre  le  même  sentier  que  leJ 
autres  hommes  ;  en  apparence  ,  il  agissait ,  il  parlait  comme  eux  ef 
n'outrageait  point  la  raison  par  des  accès  de  démence  :  sa  folie  n'é- 
tait point  dans  la  tête,  mais  dans  le  cœur;  rarement  elle  éclatait 
dans  ses  discours;  rarement  elle  lui  faisait  dévoiler  des  pensées  quP 
eussent  choqué  ses  au(l*^'rs.  " 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


27 


XIX. 

En  dépit  de  son  air  niyslérieux  et  glacial,  de  son  apparent  désir 
de  n'cire  point  remarqué,  il  avait  (si  ce  n'était  point  un  don  de  na- 
ture), il  avait  l'art  d'imprimer  son  image  dans  les  cœurs.  Ce  n'était 
point  amour,  ce  n'était  point  haine,  ni  aucun  des  sentiments  que 
l'on  peut  représenter  par  des  mots;  mais  on  ne  le  voyait  jamais  en 
vain  :  l'avait-on  regardé,  il  fallait  s'occuper  de  lui  ;  vous  adressait- 
il  la  parole,  vous  ne  pouviez  l'oublier,  et  quelque  insignifiant  que 
fût  le  propos,  vous  le  méditiez  longtemps...  Comment?  pourquoi? 
Personne  ne  pouvait  le  dire;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  se 
glissait,  s'enlaçait  fortement  dans  l'esprit  de  ses  auditeurs  et  y  gra- 
vait un  souvenir  doux  ou  terrible.  Quelle  que  fût  la  date  du  sentiment 
qu'il  avait  inspiré,  amitié,  compassion  ou  aversion,  la  trace  en  res- 
tait intime  et  durable.  Vous  ne  pouviez  pénétrer  son  âme,  mais  vous 
vous  étonniez  bientôt  de  sentir  qu'il  s'était  fait  une  place  dans  la 
vôtre;  sa  présence  vous  poursuivait  partout,  toujours  il  vous  arra- 
cliait  un  intérêt  involontaire.  En  vain  essaviez-vous  do  vous  débattre 
dans  ce  picge  moral  :  il  semblait  vous  délier  de  l'oublier. 

XX. 

Une  fêle  est  donnée  où  se  rendent  les  chevaliers  et  les  dames,  et 
tout  ce  qu'il  y  a  de  riche  et  de  noble  dans  le  pays  ;  en  vertu  de  son 
rang,  Lara  est  convié  et  bien  venu  da.is  les  salons  du  masnifique 
Ojhon.  Un  tumulte  joyeux  ébranle  la  salle  brillamment  illuminée 
ou  le  bal  succède  au  banquet.  Un  essaim  de  beautés,  se  livrant  à  \à 
danse  joyeuse,  enlacent  dans  une  chaîne  fortunée  la  grâce  et  l'har- 
monie. Le  bonheur  palpite  dans  ces  jeunes  cœurs,  dans  ces  douces 
mains  qui  s'unissent  pour  former  des  chœurs  inspirés  par  un  doux 
accord.  Un  pareil  spectacle  adoucit  le  front  le  plus  sombre  :  il  arra- 
che un  sourire  à  la  vieillesse  et  lui  fait  rêver  le  retour  du  bel  â^e- 
la  jeunesse  elle-même,  dans  cette  joyeuse  exaltation  des  sens,  oublié 
que  de  si  doux  moments  se  passent  sur  la  terre. 


XXI. 

Quant  à  Lara,  il  semble  contempler  ce  tableau  avec  une  satisfac- 
tion tranquille,  et,  si  son  âme  est  triste,  son  front  ment.  Son  regard 
suit  le  vol  rapide  des  charmantes  danseuses  dont  les  pas  légers  né- 
veillenl  point  les  échos.  Il  se  tifnt  appuyé  contre  un  large  pilier  les 
bras  croisés  sur  sa  poitrine  et  regardant  avec  allentiou  devant  lui  ■ 
mais  il  ne  remarque  pas  des  yeux  Dxés  sur  les  siens  avec  une  atten- 
tion pareille car  le  fier  Lara  n'a  pas  coutume  d'endurer  un  long 

examen.  A  la  fin,  il  surprend  l'observateur  :  c'est  un  homme  dont 
la  figure  lui  est  inconnue,  mais  qui  semble  étudier  celle  de  Lara 
et  celle-là  seule;  une  sombre  investigation  préoccupe  cet  étranger' 
qui  jusque-là  a  pu  contempler  Lara  sans  être  aperçu  de  lui.  Enlin' 
les  deux  regards  se  rencontrent,  pleins  tous  deux  d'une  curiosité  ar- 
dente et  d  un  muet  étonnement.  L'émotion  se  peint  de  plus  en  plus 
dans  les  traits  de  Lara,  qui  commence  à  suspecter  les  intentions  de 
ce  nouveau  venu;  pour  celui-ci,  son  œil  sombre  et  lise  lance  des 
feui  que  peu  de  regards  pourraient  soutenir. 


XXII. 

«  C'est  lull  »  s'écrie  l'étranger,  et  ceux  qui  l'entendent  répètent 
aussitôt,  à  voix  basse,  les  mots  qu'il  a  prononcés  :  «C'est  lui'...  qui 
donc?  »  Ces  questions  se  propagent  dans  toute  la  saUe,  jusqu'à  ce 
que  le  bruit,  en  grandissant,  ait  frappé  l'oreille  de  Lara.  La  rumeur 
en  effet,  est  devenue  telle  que  peu  d  hommes  aimeraient  à  <:e  voir 
l'objet  de  cette  attention  générale,  ou  même  seulement  du  regard 
qui  1  a  causée.  Mais  Lara  ne  s'émeut  ni  ne  tressaille  ;  la  surprise  qui 
s'était  peinte  d'abord  dans  son  regard  Cxe.  semble  maintenant' dis-' 
sipée;  sans  abattement  comme  sans  vaine  fierté,  il  jette  un  coup 
d'œi!  autour  de  lui,  quoique  l'étranger  continue  de  le  contempler 
Enhn  celui-ci,  se  rapprochant  davantage,  reprend  d'un  ton  hautain 

etliieprisant  :  «  C'est  lui! comment  est-il  venu  ici?        et  nu'v 

peut-il  faire?  »  •■       i   j 

XXUI. 

C'en  était  trop  pour  Lara  que  de  supporter  de  pareilles  questions 
répétées  de  cet  air  insultant;  tournant  vers  l'étranger  un  re''ard 
dans  lequel  il  rassembla  toute  son  énergie,  d'un  ton  de  voix  froîa  et 
plutôt  doux  et  ferme  qu'irrité  et  hardi,  il  répondit  au  curieux  indis- 
cret :  «  Mon  nom  est  Lnrai...  Quand  le  lieu  me  sera  connu  je  re- 
connaîtrai convenablement  la  courtoisie  inalteuduc  d'un  chevalier 
tel  que  toi.  Oui,  mon  nom  est  Lara!...  As-tu  quelque  autre  demande 
quelque  observation  à  faire  ?  Je  n'élude  aucune  question  et  le  né 
porte  point  de  masque.  '' 


—  Tu  n  eludes  aucune  question  ?  songes-y  bien...  n'en  est-il  point 
une  a  laquelle  ton  cœur  doit  répondre,  quoique  tou  cœur  la  repousse? 
Elcrois-tu  ne  pas  méconnaître?  regarde-moi  encore.  La  mémoire, 
certes,  ne  ta  pas  été  donnée  eu  vain;  jamais  tu  ne  pourras  acquit- 
ter la  moitié  de  la  dette  qu'elle  te  rappelle  et  que  l'éternité  te  défend 
d  oublier.  » 

Lara  promène  un  regard  lent  et  attentif  sur  les  traits  de  l'étran- 
ger, mais  il  n'y  peut  rien  trouver  qu'il  reconnaisse  ou  qu'il  veuille 
reconnaître;  sans  daigner  répondre,  il  secoue  la  tète  d'un  air  de 
doute,  et,  laissant  percer  à  demi  son  mépris,  il  tourne  le  dos  pour 

s  eloigner.  Mais  le  sombre  étranger  l'arrête  :  «  Un  mot  encore 

je  te  somme  de  rester  et  de  répondre  à  un  homme  qui,  si  tu  étais  dé 
noble  naissance,  serait  ton  égal  ;  mais  vu  ce  que  tu  as  été  et  ce  que 
tu  es  encore...  ne  fronce  pas  les  sourcils  :  si  l'accusation  est  fausse, 
il  sera  aisé  de  la  repousser  ..  mais  vu  ce  que  tu  as  été  et  ce  que  tiî 
es  encore,  cet  homme  le  regarde  d'en  haut,  ne  croit  pas  à  tes  sou- 
rires et  ne  craint  pas  ton  courroux.  N'es-tu  pas  celui  dont  les  ex- 
ploits!... 

—  Qui  que  je  sois,  je  n'écoulerai  pas  plus  longtemps  d'aussi  inso- 
lentes paroles,  un  accusateur  lel  que  toi;  ceux  qui  peuvent  y  ajou- 
ter quelque  importance  écouteront  le  reste  et  accueilleront  le  mer- 
veilleux récit  que  sans  doute  tu  vas  faire  après  avoir  commencé  avec 
tant  de  courtoisie  et  d'éloquence!  Qu'Othon  fasse  fêle  à  un  convive 
aussi  poli,  je  me  réserve  de  lui  en  faire  mes  remercîments  et  de  lui 
en  dire  ma  pensée.  » 

Enfin,  Olhon,  longtemps  frappé  d'étonnement,  croit  devoir  inter- 
venir: a  Quelque  cause  mystérieuse  de  débats  qui  existe  entre  vous, 
ce  n'est  ni  le  temps,  ui  le  lieu  convenable  :  vous  ne  devez  point  trou- 
bler la  gaîté  de  cette  réunion  par  une  guerre  de  paroles.  Vous,  sei- 
gneur Ezzeliu,  si  vous  avez  à  révéler  quelques  faits  qui  intéressent 
le  comte  Lara,  demain,  ici,  ou  en  tout  autre  lieu  que  vous  choisirez 
tous  deux,  vous  pourrez  dire  le  reste.  Je  puis  répondre  pour  vous, 
car  vous  ne  m'êtes  pas  inconnu,  bien  que  comme  le  comte  Lara  vous 
soyez  revenu  récemment,  et  tout  seul,  des  terres  lointaines  où  vous 
étiez  devenu  presque  un  étranger  pour  nous.  Quant  à  Lara  lui-même, 
si,  comme  je  le  crois,  son  courage  et  sa  vertu  répondent  à  son  noble 
sang  et  à  sa  haute  naissance,  il  gardera  son  nom  de  toute  tache,  et 
ne  refusera  point  d'obéir  aux  loii  de  la  chevalerie. 

—  A  demain  ilouc,  répond  Ezzelin  ;  alors  seront  éprouvées  la  no- 
blesse d'âme  et  la  sincérité  de  chacun  de  nous.  Je  ne  dirai  que  la 
vérité;  j'y  engage  ma  vie  et  mon  épée,  et  ma  part  du  séjour  des 
bienheureux.  » 

Et  que  répond  Lara?  Son  âme,  repliée  sur  elle-même,  s'absorbe 
dans  une  rêverie  profonde;  les  discours  et  les  regards  de  toute  l'as- 
semblée n'ont  d'autre  objet  que  lui  ;  mais  sa  bouche  reste  silencieuse 
et  son  regard.semb!eerrer  dans  une  complète  distraction,  bien  loin, 
bien  loin  de  là.  Hélas  1  cet  oubli  de  tout  ce  qui  l'entoure  révèle  trop 
clairement  de  profonds  souvenirs. 


XXIV. 

«  A  demain,  soit!  à  demain  !  »  Tels  furent  les  derniers  mots  que 
prononça  Lara;  aucune  colère  extérieure  n'éclatait  sur  son  front; 
ses  grands  yeux  noirs  ne  lançaient  point  d'éclairs.  Cependant,  il  v 
avait  dans  le  ton  peu  élevé  de  sa  voix  une  fermelê  qui  marquait  uue 
résolution  bien  prise,  mais  inconnue  à  tous.  Il  prend  son  manteau,  in- 
cline légèrement  la  tête  et  quille  l'assemblée  ;  mais  en  passant  devant 
Ezzelin,  il  répond  par  un  sourire  à  l'air  d  indignation  sous  lequel 
l'étranger  semble  vouloir  l'écraser.  Ce  n'est  point  le  sourire  de  la 
gaîlé  ;  ce  n'est  pas  non  plus  celui  de  l'orgueil  exhalant  en  dédains 
un  courroux  qu  il  ne  peut  cacher  ;  c'est  le  sourire  d'un  homme  cer- 
tain d'avance  de  tout  ce  qu'il  osera  faire,  de  tout  ce  qu'il  pourra 
supporter.  Mais  est-ce  là  une  paix  véritable  avec  soi-même?  e?t-ce 
là  le  calme  d'un  cœur  irréprochable?  ou  bien  est-ce  l'endurcissement 
désespéré  d'une  âme  qui  a  vieilli  dans  le  crime?  Hélas!  la  face  de 
Ihornuie  ne  mériie  pas  plus  de  confiance  que  ses  discours;  c'est  par 
les  actes,  et  les  actes  seuls  qu'on  peut  discerner  celte  vérité  si  diffi- 
cile à  reconnaître. 

XXV. 

Avant  de  poursuivre  sa  route,  Lara  a  eu  soin  d'appeler  son  page, 
jeune  enfant  qui  obéit  à  son  moindre  mot,  à  son  moindre  signe,  le 
seul  serviteur  qu'il  ait  ramené  de  ces  climats  lointains  où,  sous  uu 
astre  plus  brillant,  l'âme  a  aussi  plus  de  feu.  Cet  enfant  a  quitté  pour 
suivre  Lara  les  rivages  qui  l'ont  vu  naître  ;  il  est  assidu  à  ses  devoirs 
et  tranquille,  quoique  bien  jeune  ;  silencieux  comme  celui  qu'il  sert, 
son  dévoûmeut  semble  au-dessus  de  sa  condition  et  de  son  a?e. 
Quoiqu'il  connaisse  la  langue  du  pays  de  Lara,  c'est  rarement  dans 
celte  langue  qu'il  reçoit  les  ordres  de  son  maître  ;  mais  dès  qu'il  l'en- 
tend prononcer  quelques  paroles  dans  l'idiome  de  sa  patrie,  il  ac- 
court d'un  pas  léger  et  répond  d'une  voix  djucemeut  émue.  Ces 
accents  éveillent  dans  son  oreille  un  écho  des  montagnes  natales 
qui  lui  sont  si  chères;  ils  lui  rappellent  la  voix  accoutumée  des  amis, 


28 


LKS  VKii.LfiKS  i,nih*;iuiiii:s  ii,iJJSTnÉi:s. 


ilrs  pnrciits  ipril  a  (inillô".  .ilijun'':.  |Miiir  ini  li<iiiiiiif  iiininlcii.'iiil  snii 
stMil  .uni,  son  (nul.  Sur  in  r.ico  du  la  li'ric,  il  iic  li'i)u\crail  iilus  un 
autre  (;iiiJc;  couiujcnt  s'cloniier  si  ou  le  voll  rarumuut  s'cloigDcr 
lie  Lara  T 

XXVI. 

Sa  Inillc  est  svelte,  ctsanhysionomio  un  ^)eu  brunie  ofTrc  pourtant 
des  trail» délicats  :  le  soleil  natal  y  a  laissé  I  cniprcinlc  deses  rayon», 
mais  il  n'a  poiiii  flétri  ci^tlo  jonc  où  souvenl  brillu  une  rougeur  in- 
Miiiiiilairc  :  hélas!  ce  n'est  |ii>lntcel  incarnat  de  la  santé  où  vientse 
ri'lléchir  la  cliarinante  vivacité  du  cœur;  maiscc  n'est  (|n'une  ardeur 
fi'brile  et  pass;g,'èrc,  impression  maladive  dune  soulTrance  cachée. 
I, étincelle  qui  brille  étrangement  dans  ses  yeux  semble  un  feu 
venu  d'en  haut,  une  lueur  électrique  produite  par  la  pensée,  bien 
que  l'éclat  do  sc!S  deux  noires  prunelles  soit  adouci  iiar  le  voile  mé- 
laiu-iili(pic  de  ses  longs  cils.  Un  y  lit  néanmoins  plus  de  licrté  que 
de  chagrin,  ou  si  l'on  y  voit  quelque  douleur,  c'est  une  douleur  au 
moins  que  personne  ne  doit  partager.  KnTanl,  il  ne  se  plait  point 
aux  jeux  de  son  Age,  aux  espiègleries  de  la  jeunesse,  aux  bonstours 
pour  lesquels  les  papes  sont  renommés  :  il  se  ti'iit  immobile  pen- 
dant des  heures  entières,  le  regard  fixé  sur  Lara  et  oubliant  tout 
dans  cette  contemplation  attentive;  et  quand  son  maître  ne  le  garde 
jioint  prés  de  lui.  il  va  seul,  répond  en  peu  de  mots,  cl  n'interroge 
jamais;  il  a  pour  i)romenaile  la  forfil,  pour  récréation  quelque  livre 
étranger,  pour  lieu  de  repos  la  rive  au  détour  du  riii<si'au  :  comme 
le  niaitrc  qu'il  sort,  il  semble  vivre  isolé  de  tout  ce  qui  charme  le  re- 
gard ou  remplit  le  cœur,  ne  point  fraterniser  avec  la  race  humaine 
et  n'avoir  reçu  de  ce  monde  qu'un  don  bien  amer  :  l'existence. 


XXVII. 

S'il  aiinaitquelqu'un  sur  la  terre,  c'était  Lara  :  mais  cedévoùmcnt 
ne  se  montrait  que  jiar  sou  respect,  ses  services,  ses  attentions 
muettes,  le  soin  avec  lequel  il  devinait  chaque  désir  pour  le  remplir 
avant  qu'il  fût  exprimé.  Mais  on  remarquait  dans  toute  sa  conduite 
une  certaine  fierté,  on  voyait  en  lui  une  âme  qui  n'aurait  pas  sup- 
porté les  reproches:  plus  actif  dans  son  zèle  que  n'eût  été  un  es- 
clave, ses  actes  seuls  peignaient  l'obéissance,  son  air  était  celui  du 
commandement  :  il  semblait  suivre  ses  projires  incliiialions  plus 
que  celles  de  Lara  en  le  servant  ainsi  :  et  certes  il  ne  le  servait  pas 
l)Our  un  salaire.  D'ailleurs,  ce  que  son  maître  demandait  de  lui  n'était 
(lu'unetAche  bien  légère:  lui  tenirl'étrier  ou  porter  son  épce;accorder 
son  lulh  ou  quelquefois  lui  lire  des  passages  de  livres  anciens  ou 
étrangers;  mais  jamais  il  n'avait  h  se  mêler  avec  le  vulgaire  des  do- 
mesliq  ics  pour  lesquels  il  n'avait  ni  égards,  ni  dédain,  mais  la  ré- 
serve (ligue  l'un  être  (pii  ne  peut  sympathiser  avec  desâmes  serviles  : 
son  àine,  quelle  que  fût  sa  condition  ou  sa  naissance,  pouvait  plier 
devant  Lara,  mais  non  descendre  jusqu'à  eux.  11  annonçait  en  eU'et 
une  origine  distinguée  et  paraissait  avoir  connu  de  meilleurs  jours, 
car  ses  mains  ne  portaient  point  les  marques  d'un  travail  vulgaire, 
et  leur  blancheur  aussi  bien  que  la  délicatesse  de  ses  traits  semblait 
trahir  un  autre  sexe  :  ces  conjectures  pouvaient  être  déroutées  par 
son  costume,  |)ar  lexprcssion  de  son  regard  plus  sauvage  et  plus 
allier  qu  il  ne  convient  h  une  femme,  cl  enfin  par  une  violence  ca- 
chée, idus  en  harmonie  avec  le  climat  brûlant  de  son  pays  qu'avec 
la  délicatesse  de  ses  formes,  violence  qui  ne  s'exhalait  jamais  en  pa- 
roles, mais  que  sa  physionomie  révélait  clairement.  Kalcd  était  le 
nom  du  page,  quoique  l'on  sût  confusément  iju'll  en  avait  porté  un 
aulre  avant  de  quiller  les  montagnes  et  les  rivages  de  son  pays  : 
en  effet,  quelquefois  il  entendait  ce  nom  proféré  tout  haut  près  de 
lui  sansy  répondre,  comme  si  cette  appellation  ne  lui  était  point  fa- 
milière; ou  si  on  le  répétait  encore,  il  tressaillait  ii  ces  sons  comme 
s'il  se  le  fût  seulement  rappelé;  à  moins  pourtant  que  ce  ne  fût  la 
voix  bien  connue  de  Lara  qui  l'appelait,  car  alors  l'ouïe,  la  vue  et  le 
cœur,  tout  en  lui  s'éveillait. 

XXVIII. 

11  avait  jeté  un  coup  d'œil  dans  la  salle  du  bal  et  avait  remarqué 
celte  querelle  qui  n'avait  échappé  à  personne;  et  |)endanl  ([ue  la 
foule  assemblée  autour  des  deux  adversaires  exprimait  son  élonne- 
mciil  du  calme  de  l'agresseur  et  de  la  patience  avec  laquelle  le  noble 
Lara  supportait  une  telle  injure,  doublement  grave  de  la  part  d'un 
étranger,  Kaled  changea  vingt  fois  de  couleur,  ses  lèvres  prenant 
les  nuances  de  la  cendre  et  ses  joues  toutes  celles  delà  namine.  Sur 
son  front  s'étendit  cette  sueur  froide  et  maladive  qui  s'élève  du  cœur 
quand  il  succombe  sous  le  poids  de  fatales  pensées  que  repousse  la 
réflexion.  Oui,  certaines  choses  doivent  être  imaginées,  tentées,  ac- 
complies a\ant  (pie  la  raison  en  soit  instruite.  Quelle  que  soit  la  ré- 
solution de  Kaled,  elle  suffit  pour  mettre  un  sceau  sur  ses  lèvres 
en  torturant  son  cerveau.  Il  observa  Ezzelin  jusqu'au  moment  où 
Lara  le  regarda  de  coto  on  souriant  et  on  passant  ilc\antlui;  Inis- 
que  Kaled  aper^^ut  ce  sourire,  ses  traits  se  détcudircut  subilctucul 


ciMiime  s'il  rcl'<lnnai^sait  un  sign.il  arroutunié  :  sa  mi'iiioiro  lisait 
dans  une  telle  cxpre.s.-iion  bien  des  chose»  que  los  aiilros  no  pou- 
vaient com|ucndre.  llH'élani;a  h  la  voix  de  son  maître  :  un  moment 
se  |)a.ssu  :  Ions  deux  étaient  jiartis,  et  ceux  qui  se  trouvaient  dans  la 
salle  semblaient  demeurer  seuls.  Tous  avaient  tellement  fixé  leurs 
regards  sur  les  traits  de  Lara,  tous  avaient  si  bien  confondu  leurs 
sentiments  avec  ceux  des  actcuis  de  cette  scène  qu'au  moment  où 
son  ombre  haute  et  noire  disparut  sous  la  turcbe  qui  la  projetait, 
tous  les  cœui-s  battirent  p  us  vile,  toutes  les  poilrinos  furent  agito&s 
Comme  quand  nous  sortons  d'un  rèvc  bien  noir  h  la  réalité  duquel 
nous  ne  croyons  pas,  mais  (pie  nous  redoutons  cependant,  parce  que 
les  cIkjscs  les  plus  pénihlos  no  sont  (pie  trop  souvent  les  plus  vraies. 
Ils  étaient  partis  tous  deux;  lùzelin  était  encore  là,  leviK.igi;  ponsii 
cl  l'air  impérieux  :  mais  il  n'y  resta  pas  longtemps;  une  heure  après, 
il  fil  à  Utliuii  uu  salut  de  la  main,  else  retira. 


XXIX. 

La  fuile  s'est  écoulée  :  fatigué  de  la  foie,  chacun  a  été  chercher 
le  ropos  :  llnMe  courtois,  les  convives  prodigues  d'éloges  ont  rega- 
gné leur  couche  accoulumée,  où  la  Joie  s'oublie,  où  la  douleur  sou- 
|Mrc  eu  cherchant  le  sommeil,  où  l'homme  enfin,  écra.sc  par  ses 
luttes  inces.santcs,  se  plonge  dans  le  doux  oub:i  de  la  vie.  Là  repo- 
sent les  es|iérances  fiévreuses  de  l'amour,  les  ruses  de  la  perfidie,  les 
iourments  de  la  haine  et  les  plans  déjoufis  de  l'ambition  :  l'oubli  se- 
coue ses  ailes  sur  les  yeux  qui  .se  ferment  et  l'existence  éteinte  s'é- 
tend dans  un  cercueil.  Quel  autre  nom  en  ciïct  donner  à  l'asile  du 
Sommeil  '?  N'est-ce  pas  le  sépulcre  de  chaque  nuit,  le  refuge  universel 
(ji'i  la  faiblesse  et  la  force,  le  vice  et  la  vertu  gisent  étendus,  mis  à 
lui  et  sans  défense  :  heureux  pour  un  moinenl  de  respirer  sans  avoir 
la  conscience  de  son  être,  cli.icun  doit  bienlùtsc  réveiller  pour  lut- 
ter de  nouveau  contre  la  crainte  de  la  mort  et  pour  fuir  (quoi(|uc 
chaipie  malin  ramène  des  maux  sans  cesse  grandissantsi,  pour  fuir 
et  maudire  ce  dernier  sommeil,  le  plus  doux  sans  contredit,  puisqu'il 
est  exempt  de  rèvcs. 


CHANT    II. 


I. 

La  nuit  pAlil  :  les  vapeurs  enroulées  autour  des  montagnes  se  fon- 
dent dans  l'air  du  malin,  et  la  lumière  réveille  le  monde.  L'homme 
a  grossi  d'un  jour  encore  son  passé  et  a  fait  un  pas  de  plus  vers  e 
lui  qui  sera  pour  lui  le  dernier.  La  puissante  nature  s'élance  com 
de  son  berceau  :  le  soleil  éclate  dans  les  cieux  et  la  vie  sur  la  ten  '■ 
les  fleurs  dans  la  vallée,  la  splendeur  dans  les  rayons  du  jour,  la 
santé  dans  la  brise,  et  la  fraîcheur  dans  la  source,  0  homme,  être 
immortel  I  contemple  l'éclat  de  ta  gloire,  et  dans  la  joie  de  ton  cœur, 
dis-toi  intérieurement  :  «  Toutes  ces  choses  sont  à  moi!  »  Admire  ce 
spedacle  pendant  que  lesyeux  enchantés  peuvent  encore  recevoir  la 
lumière;  un  jour  arrive  où  tout  cela  ne  sera  plus  en  ta  posse.s'iion  : 
et  quels  que  soient  les  êtres  humains  qui  pleurent  sur  ta  bière  insen- 
sible, la  terre  et  le  ciel  n'y  verseront  pas  une  larme:  les  nuages  ne 
s'a.^sombriiont  point;  il  ne  tombera  point  une  feuille  de  jdus  ;  la 
brise  ne  poussera  pas  un  soupir  pour  toi,  elle  n'en  pousserait  pas 
un  seul  pour  tout  le  genre  humain  :  mais  des  êtres  immondes  ram- 
paiit  sur  ta  dépouille  s'en  feront  un  festin,  et  grâce  à  eux  tes  débri? 
deviendront  propres  à  fertiliser  le  sol. 


II. 

Le  malin  est  venu,  puis  le  midi  :  sur  l'invitation  d'Othon  les  sei- 
gneurs du  voisinage  se  sont  assemblés  dans  la  grande  salle  de  son 
manoir  :  l'heure  assignée  est  venue  qui  doit  venir  proclamer  la  vie 
ou  la  mort  de  l'honneur  de  Lara  :  Ezzelin  va  jiouvoir  dévelopiier 
son  accusation,  et  quelle  que  soit  la  mystérieuse  histoire,  on  va  en- 
fin la  connaître.  Il  a  engagé  sa  foi.  et  Lara  a  fait  la  promes.sc  solen- 
nelle do  l'entendre  ici  en  présence  des  hommes  et  du  ciel.  .Mais 
pourquoi  l'accusateur  ne  se  présente-t-il  nas?  pour  développer  de 
si  importants  secrets,  ne  devrait-il  pas  se  hâter  davantage  ? 


III. 

L'heure  est  passée,  et  Lara  comme  les  autres  attend  d'un  air  froid, 
patient  et  sûr  (le  lui-même.  Pourquoi  Ezzelin  ne  vient-il  pas?  L'heure 
est  passée;  des  murmures  s'élèvent,  et  le  front  d'Othon  se  reinbru- 
uit.  «  Je  couuais  mon  aiuil  sa  foi  n'est  poiul  suspecte  :  s'il  est 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


29 


îneore  vivant,  il  viendra  ;  le  manoir  qu'il  habite  est  situé  dans  la  val- 
lée entre  mon  propre  domaine  et  celui  du  noble  Lara;  mon  foyer 
Bût  été  iionoré  de  recevoir  un  pareil  liôle,  et  le  brave  Ezzelin  n'au- 
rait point  dédaigné  mon  humble  toit;  mais  sans  doute  il  est  retenu 
par  la  nécessité  de  se  procurer  quelque  preuve  urgente  pour  soute- 
nir son  dire.  Comme  j'ai  engagé  pour  lui  ma  foi,  je  l'engage  de 
nouveau  ;  il  viendra,  ou  je  rachèterai  moi-même  la  tache  imprimée 
^  son  iionneur.  » 

11  se  tut,  et  Lara  répondit  :  «  Je  suis  venu  ici  sur  ta  demande 
pour  prêter  l'oreille  aux  récits  malveillants  d'un  étranger,  dont  les 
injures  auraient  blessé  profondément  mon  cœur,  si  je  n'avais  pas  vu 
en  lui  un  homme  à  peu  près  insensé  ,  ou  pour  le  prendre  au  pis, 
un  ignoble  ennemi.  Je  ne  le  connais  pas,  mais  lui  semble  m'avoir 
connu  dans  des  contrées  où...  mais  pourquoi  m'arrêler  h  de  sem- 
blables contes  ?  rcpré?ente-moi  ce  faiseur  d'histoires,  ou  rachète  Ion 
gage,  ici  même,  à  la  pointe  de  l'épée.  » 

Le  fier  Othon  rougit,  jette  son  gantelet  à  terre  et  tire  son  glaive  : 
«  Ce  dernier  parti  est  celui  qui  me  convient  le  mieux  ,  et  voilii  com- 
ment je  réponds  pour  mon  hôte  absent.  » 

Sur  le  bord  de  sa  tombe  ou  de  celle  qu'il  va  ouvrir ,  Lara  n'é- 
prouve rien  qui  puisse  altérer  la  pâleur  livide  de  son  teint  :  sa  main 
saisissant  le  fer  avec  une  froide  insouciance,  montre  combien  elle 
est  habituée  à  en  saisir  la  poignée;  son  œil,  quoique  calme,  indique 
la  résolution  de  ne  rien  épargner;  et  sans  hésiter  davantage,  il  tire 
son  arme  du  fourreau.  En  vain  les  chefs  se  pressent  autour  d'eux  : 
lu  fiu'eur  d'Othon  ne  soulTre  aucun  délai,  et  il  laisse  tomber  dos 
paroles  de  défi...  Heureuse  son  épée,  si  elle  peut  les  soutenir! 


IV. 

Le  combat  ne  fut  pas  long  :  aveuglé  par  la  colère  ,  Olhon  expo- 
sait inutilement  sa  poitrine  aux  coups  :  son  sang  coula  bientôt,  et 
il  tomba,  mais  non  mortellement  blessé  :  un  coup  adroit  l'avait 
seulementélendusur  le  sol.  «Demande  la  vie!  »  Il  ne  répondit  point, 
/  et  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  se  relevât  plus  du  pavé  qu'il  avait  rougi  ; 
carence  momentle  frontde  Lara  se  rembrunit  encorejusqu'àprendre 
la  noirceur  de  celui  d'un  démon,  et  il  brandit  sa  lame  avec  plus  de 
fureur  qu'au  moment  oii  le  front  de  son  ennemi  était  au  niveau  du 
sien  :  car  tout  à  l'heure  il  rassemblait  toute  son  adresse  et  sa  pré- 
sence d'esprit;  maintenant  une  haine  implacable  déborde  de  son  cœur; 
il  est  si  peu  disposé  à  épargner  son  ennemi  blessé  que  les  témoins  es- 
saient inutilement  d'arrêter  son  glaive;  il  tourne  presque  sa  pointe 
altérée  de  sang  contre  ceux  qui  implorent  sa  merci.  Mais  un  moment 
de  réflexion  le  fait  changer  de  pensée;  cependant  il  regarde  encore 
d'un  œil  morne  son  adversaire  vaincu:  il  semble  regretter  l'inutililé 
d'un  combat  dont  son  ennemi  sort  vaincu  mais  vivant;  il  semble  se 
demander  à  quelle  distance  du  tombeau  le  coup  qu'il  a  porté  doit 
avoir  mis  sa  victime. 


On  relève  Othon  lout  sanglant,  et  le  médecin  défend  la  moindre 
quosiion,  la  moindre  parole,  le  moindre  signe  :  les  amis  du  blessé 
se  retirent  dans  un  salon  voisin  ;  et  lui,  encore  irrité  et  ne  s'oc- 
cu])ant  d'aucun  d'eux,  lui,  la  cause  de  cette  lutte  soudaine  dont  il  est 
v,iin(iueur,  il  se  retire  lentement  et  dans  ■■i  <  'ence  hautain  :  il  re- 
nninle  à  cheval,  prend  le  chemin  de  sa  deniuuic,  et  ne  jette  pas  un 
regard  en  arrière  sur  les  tours  du  manoir  d'Othon. 


VI. 

liais  qu'est-il  devenu  ce  météore  de  la  nuit  qui  ne  semblait  pas 
devoir  disparaître  fi  la  clarté  du  matin?  Qu'est  devenu  cet  Ezzelin, 
arrivé  et  parti  sans  avoir  laissé  plus  de  traces  de  ses  intentions?  H 
a  quitté  le  manoir  d'Othon  par  une  nuit  noire  et  longtemps  avant 
l'aurore;  et  cependant  le  sentier  était  si  bien  battu  qu'il  ne  pouvait 
le  manquer.  Sa  demeure  n'était  pas  éloignée;  cependant  il  n'y  était 
pas  arrivé,  et  dès  le  matin  commencèrent  d'activés  recherches  qui 
ne  firent  rien  connaître,  sinon  l'absence  du  chef.  Sa  chambre  était 
vide,  son  coursier  oisif,  toute  sa  maison  en  alarmes  :  ses  écuyers 
murmuraient  et  se  désolaient.  Les  perquisitions  s'étendent  tout  le 
long  de  la  route,  et  même  dans  les  environs  oij  l'on  craint  de  ren- 
coniriT  des  marques  de  la  fureur  de  quelques  bandits;  mais  on  n'en 
trouve  aucune  :  pas  une  branche  de  fougère  n'est  teinte  d'une 
goulle  de  sang,  ou  ne  porte  un  lambeau  d'étoffe  déchirée;  aucune 
chute,  aucune  lutte  n'asouillé  la  veruure;  cet  indice  ordinaire  d'un 
f-  meurtre  fait  défaut  :  des  doigts  sanglants  n'ont  peint  laissé  dans  le 
sol  leur  empreinte  convulsive  pour  révéler  le  forfait,  comme  il  ar- 
rive au  moment  où  la  victime  à  l'agonie  cesse  de  se  défendre,  et  en 
SI!  débattant  ne  blesse  plus  que  le  tendre  gazon.  De  pareilles  mar- 
ques se  trouveraient  dans  le  taillis,  s'il  avait  été  le  théâtre  d'un  as- 
sassinat ;  mais  rien  !  rien  !  et  il  reste  encore  une  lueur  d'espoir.  Ce- 
nendant  un  étrange  soupçon  se  répand  :  on  murmure  le  nom  de 


Lara,  et  l'on  s'entretient  chaque  jour  de  sa  renommée  flétrie;  mais 
aussitôt  qu'il  se  montre,  tout  se  lait  :  on  attend  l'absence  de  cet 
homme  redouté  pour  reprendre  de  merveilleux  et  lugubres  récits, 
et  pour  former  des  conjectures  de  plus  en  plus  sombres. 


VII. 

Les  jours  se  succèdent,  et  la  blessure  d'Othon  est  guérie,  mais 
non  son  orgueil;  et  il  ne  cache  plus  sa  haine  :  il  est  puissant;  il 
est  l'ennemi  de  Lara  ,  l'ami  de  tous  ceux  qui  lui  veulent  du  mal,  et 
il  sollicite  la  justice  du  pays  de  demander  compte  à  Lara  de  l'ab- 
sence d Ezzelin.  En  effet,  quel  autre  que  Lara  avait  à  redouter  sa 
présence?  qui  peut  l'avoir  fait  disparaître,  si  ce  n'est  l'homme  con- 
tre lequel  il  avait  lancé  une  accusation  redoutable?  On  le  sait,  la 
rumeur  publique  devient  d'autant  plus  bruyante  qu'elle  est  mal  in- 
formée, et  tout  ce  qui  offre  une  apparence  de  mystère  plaît  à  la 
foule  curieuse.  Dans  son  isolement  apparent ,  Lara  n'avait  jamais 
cherché  ni  h  gagner  la  confiance  ni  à  éveiller  l'affection  :  il  trahis- 
sait en  toute  occasion  une  férocité  implacable.  Et  cette  habileté  avec 
laquelle  il  maniait  sa  redoutable  épée,  était-ce  loin  des  combats  que 
son  bras  l'avait  acquise?  Dans  quel  genre  de  vie  pouvait  s'être  en- 
durci ce  cœur  si  farouche?  car  on  ne  voyait  pas  en  lui  cette  colère 
aveugle  et  capricieuse  qu'un  mot  enflamme  et  qu'un  mot  apaise  : 
c'était  un  penchant  enraciné  dans  l'âme,  devenue  incapable  de  pitié 
dès  que  sa  fureur  s'était  fixée  sur  un  objet,  penchant  qu'un  long 
exercice  du  pouvoir  et  des  succès  sans  bornes  pouvaient  seuls  avoir 
concentré  à_ce  point  et  rendu  inexorable.  Tous  ces  motifs,  joints  à 
cette  disposition  qui  pousse  toujours  les  hommes  à  condamner  plutôt 
qu'à  louer,  avaient  enfin  en  s'amoncelant  soulevé  contre  Lara  une 
temiiête  redoutable  même  pour  lui,  et  telle  que  ses  ennemis  pou- 
vaient le  désirer.  Il  est  appelé  à  répondre  de  l'absence  d'un  homme 
qui  mort  ou  vivant  ne  cesse  de  le  poursuivre. 


VIII. 

Parmi  la  population  du  pays  il  se  trouvait  une  foule  de  mécon- 
tents, maudissant  la  tyrannie  sous  laquelle  ils  pliaient;  car  le  sol 
était  partagé  entre  quelques  despotes  avides  qui  transformaient  en 
lois  leurs  moindres  caprices.  De  longues  guerres  au  dehors  et  des 
troubles  fréquents  à  l'intérieur  avaient  tracé  au  crime  une  route  de 
sang  où  il  était  prêt  h  rentrer  au  moindre  signal  pour  commencer 
un  nouveau  carnage  tel  qu'en  amènent  ces  discordes  civiles  qui 
n'admettent  point  de  neutralité  ,  et  où  l'on  ne  voit  que  des  adver- 
saires ou  des  amis.  En  attendant,  chaque  seigneur  était  confiné 
dans  sa  forteresse  féodale ,  obtenant  la  soumission  en  actes  et  en 
parole:-,  mais  abhorré  au  fond  des  cœurs.  C'est  dans  de  pareilles  cir- 
constances que  Lara  avait  pris  possession  du  domaine  de  ses  pères, 
où  il  avait  trouvé  bien  des  cœurs  souffrants  ,  bien  des  bras  pares- 
seux ;  mais  sa  longue  absence  de  son  pays  natal  l'avait  rendu  in- 
nocent de  toute  oppression  ,  et  sous  son  pouvoir  assez  doux,  toute 
crainte  s'était  peu  à  peu  effacée  du  cœur  de  ses  vassaux.  Ses  servi- 
teurs seuls  conservaient  une  terreur  respectueuse,  et  depuis  quel- 
que temps  ils  craignaient  plus  pour  lui  que  pour  eux-mêmes.  Quoi- 
que d'abord  ils  l'eussent  jugé  plus  sévèrement,  ils  ne  le  croyaient 
plus  que  malheureux  ;  ses  longues  nuits  sans  sommeil ,  son  humeur 
silencieuse  ,  étaient  attribuées  par  eux  h  une  disposition  maladive 
eniretenue  par  la  solitude  :  et  si  son  aversion  pour  le  monde  ré- 
pandait la  tristesse  dans  sa  demeure  ,  cependant  la  munificence  en 
égayait  le  seuil  ;  car  jamais  les  malheureux  ne  s'en  éloignaient  sans 
être"  soulagés  ,  et  pour  eux  du  moins  son  âme  était  accessible  à  la 
pitié.  Froid  et  méprisant  à  l'égard  des  puissants  et  des  riches,  son 
œil  s'abaissait  volontierssur  l'humble  et  le  pauvre  :  il  ne  leur  adres- 
sait pas  la  parole ,  mais  ils  trouvaient  souvent  un  asile  sous  son 
toit,  et  n'en  étaient  jamais  injurieusement  chassés.  On  pouvait  ob- 
server que  chaque  jour  de  nouveaux  tenanciers  venaient  se  fixer 
sur  ses  domaines  :  mais  c'était  surtout  depuis  la  disparition  d'Ëz- 
zelin  qu'on  voyait  en  lui  un  maître  bienveillant  et  un  généreux 
hôte.  Peut-être  son  duel  avec  Othon  lui  avait-il  fait  craindre  quel- 
que piège  tendu  contre  ses  jours  :  quel  que  fùl  son  motif,  il  par- 
vint à  se  concilier  plus  de  partisans  parmi  le  peuple  que  n'en 
avaient  les  autres  seigneurs.  Etait-ce  une  politique?  c'était  une  po- 
litique habile;  mais  le  grand  nombre  n'en  jugea  que  par  ce  qu'il 
voyait.  Les  malheureux ,  forcés  de  s'exiler  par  la  cruauté  de  leur 
maître  ,  ne  demandaient  qu'un  abri,  et  il  le  leur'  donnait  :  jamais 
dans  ses  domaines  un  paysan  ne  pleurait  sa  chaumière  envahie, 
dépouillée,  et  le  serf  lui-même  pouvait  à  peine  s'y  plaindre  de  son 
sort;  l'avare  vieillesse  y  gardait  en  sûreté  son  trésor,  et  la  pauvi'clé 
n'y  rencontrait  ni  dédains  ni  raillerie;  la  jeunesse  était  retenue 
près  de  lui  par  les  festins  et  l'espoir  des  récompenses  jusqu'à  ce  qu'il 
fût  trop  tard  pour  le  quitter;  à  la  haine  il  offrait  dans  un  prochain 
avenir  les  ardentes  représadles  d'une  vengeance  différée;  à  l'amour, 
victime  de  l'inégalité  des  conditions,  il  promettait  la  beauté  de  son 
choix  conquise  par  la  victoire.  Déjà  tout  était  mûr  :  il  lui  restait  à 


30 


LES  VKII.LI'IF-S  LITTKR.\lRi:S  ll-I.USTi;i:iCS. 


|ii'iicl,iti)cr  que  l'u.sclavnt'i^  édiit  un  vain  Diul.  Uiilln  le  moment  est 
M  nu  :  cl  c'fil  «lui  mùuic  dii  Ollioii  se  cioil  Lien  sûr  do  8»  vcn- 
(,'i:aucp.  Ses  sommalions  Irouvcnl  Ri:lui  (lu'il  .i|i|>i'll.!  ciiniinel  duns 
la  Kiandc  salle  de  son  cbAlcau,  cnluuié  do  niillii-rs  d'hommes,  loul 
rérpennicnt  di'livn'-s  de  Icni's  cliatiio^  fi'ndalcs,  I)iav;inl  les  |)iiissaiils 
de  la  Icin-  cl  idcins  de  ronfiauco  <lans  le  ciel  :  Cf>  tjialiii  ini^nio  il 
vii'ul  d'allVancliir  les  serfs  de  la  glèlie  ;  ils  ne  fouillornnt  plus  le  S'd 
dans  l'inlérftl  d'anlrui,  ou  ce  swa  pour  y  ri'cuscr  la  fopse  de  leurs 
l^uansl  Tel  esl  leur  cri  de  guerre  :  il  faut  en  outre  un  mot  d'ordre 
(Jiii  annonce  leredressemenl  des  injures,  la  revciidicalion  dosdr.iils: 
lii'ligion  !  liberté  1  voiitroanco  !...  ce  que  l'un  voudra,  il  siiflit  d'un 
di'  CCS  mots  pour  conduire  les  Inmiinesau  carnage.  Une  pluase  sé- 
ditieuse, uu'dilée  et  répandue  par  les  habiles,  peut  assurer  lo  règne 
ducriuw  et  la  pilure  des  loups  et  des  vei^. 


I\. 

Ce  pays  où  le  pouvoir  féodal  avait  pris  un  tel  empire  était  h  peine 
pouverneau  nom  d'un  monarque  entant  :  moment  bien  choisi  pour 
la  rébellion,  car  le  jieuplc  méprisait  celui-ci  et  délestait  l'un  et 
l'autre.  Il  ne  lui  fallait  plus  qu'un  chef  et  il  en  trouvait  un  in- 
séparablement uni  il  sa  cause,  un  homme  qui  pour  sa  propre  sû- 
reté était  obligé  de  se  jeter  au  milieu  de  la  lutlc  universelle.  Sé).aré 
par  un  arrêt  nivstérieux  du  deslin  de  ceux  que  le  hasard  de  la  nais- 
sance lui  avait"  donné  pour  alliés,  depuis  celle  soirée  qu'il  maudis- 
sait, Lara  s'était  préparé  à  faire  face,  mais  non  seul,  à  lout  événe- 
ment. Un  motif  impérieux,  quel  qu'il  fût,  lui  commandait  d'arrêter 
toute  enquête  sur  sa  coiiduite  daus  des  jiays  lointains;  en  confon- 
dant sa  cause  avec  celle  de  tous,  dùt-il  même  tomber,  il  retar.lait 
sa  chute. Depuis  longtemps  un  cahue  sinistre  avait  pesé  sur  son 
cœur;  l'orage  de  ses  passions,  autrefois  si  terrible,  semblait  s'être 
endormi  ;  mais  soulevé  tout-à-coup  par  des  événements  qui  devaient 
conduire  sa  sombre  destinée  à  une  crise  extrême,  cet  orage  avait 
enfin  éclaté  et  l'avait  montré  de  nouveau  tel  qu'il  fut  jadis,  lel  (juil 
l'st  encore  :  seulement  il  a  change  de  théâtre,  il  ne  s'inquiète  truère 
de  sa  vie;  il  songe  moins  encore  à  .sa  renommée;  mais  il  n'eu  est 
(pie  mieux  disposé  à  jouer  celte  partie  désespérée  :  condamné  d'a- 
\ance  par  la  haine  des  hommes,  il  sourit  à  sa  ruine  pourvu  qu'il  y 
eniraîne  ses  ennemis  avec  lui.  Que  lui  importe  la  liberté  d'un  peu- 
ple? S  il  a  relevé  les  humbles  ce  n'était  que  pour  rabaisser  les  su- 
perbes. Il  a  espéré  un  moment  qu'il  trouverait  lo  repos  dans  sa 
sombre  lanière,  mais  l'homme  et  le  destin  sont  venus  l'y  pomsui- 
vre  :  accoutumé  aux  ruses  des  chasseurs,  il  est  traqué  daus  son  fori; 
il.s  pourront  l'y  tuer,  mais  ils  ne  le  prendront  pas  au  piège,  l'arou- 
che,  lacilurne,  dépourvu  d'amliilion,  on  l'a  vu  jusque-là  calme  spec- 
lalcur  des  scènes  de  la  vie;  mais  ramené  dans  l'arène,  il  se  monlrc 
un  digne  rival  des  guerriers  féodaux  ;  son  naturel  sauvage  éclale 
dans  sa  voix,  dans  ses  traits,  dans  ses  gestes,  elle  regard  du  gladia- 
teur étincelle  dans  ses  yeux. 


Qu'esl-il  besoin  de  répéter  après  tant  d'autres  la  description  des 
combats,  le  festin  des  vautours,  le  massacre  des  victimes  humaines, 
la  fortune  diverse  des  diverses  journées,  la  férocité  du  vainqueur, 
la  lâcheté  du  vaincu,  les  ruines  fumantes  des  villes  écroulées?  Celte 
lutte  fut  semblable  à  toutes  les  autres,  si  ce  n'est  que  des  passions 
sans  frein  joignirent  leurs  fureurs  à  celles  de  la  haine  qui  ne  con- 
naît point  le  remords.  Personne  lic  demandait  la  vie,  car  on  savait 
que  la  voix  de  la  pitié  ne  serait  point  écoulée,  elles  jirisonniers 
claient  égorges  sur  le  champ  de  bataille  :  dans  les  deux  camps  la 
môme  rage  enflammait  ceux  qui  l'emporlaient  tour-à-lnur  ;  cl  frap- 
pant au  nom  de  la  liberté  comme  au  nom  de  lesclavage,  ils  croyaient 
avoir  tué  trop  peu  s'il  restait  encore  des  vivants,  il  est  trop  tard 
niainlenantpour  arrêter  le  glaive  exterminateur  :  ladésolalion  cl  la 
famine  envahissent  toute  la  contrée  :  la  torche  une  fois  allumée,  la 
Ihunme  s'est  répandue  de  tous  cotés  à  la  fois,  et  le  carnage  sourit  à 
sou  œuvre  de  cuaquejour. 

XI. 

Forle  de  l'énergie  que  lui  donne  une  impulsion  toute  fraîche,  la 
troupe  nombreuse  de  Lara  emporte  les  premiers  succès  :  mais  cette 
fatale  victoire  esl  la  ruine  du  parti.  Les  .Soldais  ne  forment  plus  leurs 
rangs  h  la  voix  du  chef:  ils  marchent  en  désordre,  se  jettent  avcu- 
glément  surlennemietscmblentcroirequ'on  peut  arracher  le  succès 
sans  en  avoir  assuré  les  moyens.  L'amour  du  butin,  la  soif  de  la 
haine  entraînent  à  leur  sort  fatal  ces  bandes  indisciplinées,  lin  vain 
Lara  fait-il  tout  ce  qu'un  chef  peut  tenter  pour  réprimer  la  furie  in- 
sensée de  sa  troupe;  en  vain  il  essaie  d'apaisercetleardenropiniàlre; 
la  main  qui  alluma  la  flamme  ne  saurait  l'éteindre.  L'ennemi  jilus 
sage  peut  seul  corriger  colle  foule  iiulocile  et  lui  dénionirer  son  er- 
reur ;  retraites  feintes,  embuscades  noclurncs,  marches  fatigantes, 
i'ofus  d'accepter  le  coml^at-  longues  privaliy  us  de  vivres,  repos  sans 


abri  sou»  un  ciul  humide,  retraite  derrière  des  murailles  opiniAln  s 
qui  bravent  luut  l'nrl  des  a.s^illants  et  lassent  leur  |i.'>tiencu  :  leJ 
vas.'<aux  nmeutég  n'avaient  poinl  prévu  tout  cela.  UMJuur  de  l)ataillc, 
Ils  pouvaient  rivaliser  avec  Ifs  plus  vieux  guernors:  mais  l'ar- 
deur de  la  luUe,  dussiint-ils  y  trouver  le  trépas    \ ■'■!  .il 

préférable  h.  une  vie  de  privations  conlinuelUs.  Li  :  :- 

turaii;   la  lièvre   diminuait  sans  cesse  leur  nonili;'  's 

prématurés  de  Irinmphe  se  changeaient  en  eris  de  m  t, 

et  I.ara  seul  semblait  encore  indompté.  Mais  bien  i  '  <i 

obéir  à  sa  voix  ou  aider  son  bias;  une  armée  «le  pi  ,6 

d'hommes  s'est  réduite  A  quel(|ues  soldats  désespérés,  !•  •  pins  bra- 
ves sont  restés  les  dernier»  el  regrelteni  cette  diseipline  qu'ils  ont  dé- 
daignée. Un  seul  espoir  re-ilc  encore  :  la  frontière  n'est  pas  loin,  el 
ils  peuvent  se  soustraire  par  là  au  désastre  qui  men.icc  ne  terminer 
celle  guerre  civile.  Chez  l'étranger,  ils  conserveront  dans  leurs  rujurs 
leurs  re^'rels  d'exilés,  leur  haine  de  proscrits  ;  sans  doulc  il  est  dur 
de  quitter  la  lerre  natale,  mais  il  est  plus  dur  encore  d'avoir  h  c)i"  - 
sir  entre  la  mort  et  l'esclavage. 

XII. 

Leur  résolution  est  prise;  ils  mai-chent  vers  la  frontière  :  la  nuil 
propice  leur  prête  les  clartés  de  son  n.iruliCau  pour  guider  leurfuiic 
sans  bruit  et  sanstorch'S  allumées;  déjà  ils  voient  les  paisibles  r,\von$ 
de  la  lune  dormant  sur  les  flots  de  la  iiNièrc  qui  sert  de  limite  aux 
deux  pays';  déjà  ils  peu  vent  diclinguer...  lisl-ce  là  le  rivage**  Arrière  I 
il  est  couvert  de  bataillons  eniCMiis.  Quel  parli  prendre?  la  retraite 
ou  la  fuite?  Mais  que  voil-on  briller  à  l'arrière-garde?...  c'est  la  ban- 
nière d'rtlhonl  ce  senties  lances  ennemies!  ces  feux  qui  brillentsur 
les  hauteurs,  sonl-ce  des  feux  de  bergers?  Hélas  non  !  ils  jettent  un" 
clarté  trop  étendue  pour  que  la  fuite  soil  encore  possible  :  coupés 
toutes  parts,  ils  sont  pris  pour  ainsi  dire  au  piège:  mais  on  ver 
quelquelois  moins  de  sang  pour  vaincre  que  pour  fuir. 


XIIL 

On  s'arrête  un  moment  pour  reprendre  haleine.  Marchcront-il- 
avant  ou  se  tiendront-ils  sur  la  délénsive  ?  Il  importe  peu  :  s'ils  oli 
gcnt  l'ennemi  qui  leur  barre  le  passage  sur  la  rive  du  lleuvc,qu:  li 
unspeut-ôtre  se  fraieront  une  route  et  parviendront  à  rompre  les  rai. 
quelque  serrés  qu'il-;  Siiient.  «  Eh  bien!  chargeons;  attendre  l'allaque 
serait  le  fait  d'un  lâche  I  »  Les  sabres  sortent  du  fourreau;  chacpie  c:i- 
valicr  serre  la  bride  de  son  cheval,  el  le  dernier  mot  prononcé  de- 
vancera de  bien  peu  l'action.  Dans  le  suprême  commandement  i; 
Lara  va  proférer  de  toutes  les  forces  de  sa  poitrine,  combien  n'cnl 
dront  que  l'appel  de  la  mort! 

XIV. 

Lui-môme  a  mis  l'épéc  à  la  main...  Son  aspect  est  aussi  .sombre , 
mais  plus  calme  que  le  désespoir  :  c'est  quelque  chose  de  plus  que 
cette  indifférence  qui,  dans  des  circonstances  pareilles,  sied  au  plus 
brave,  s'il  luiresle  quelque  sentiment  humain.  II  tourne  ses  regards 
vers  Kaled  ,  toujours  à  ses  côtés,  cl  trop  dévoué  pour  montrer  la 
moindre  crainte;  peut-être  même  n'était-ce  que  la  faible  clarté  de  la 
lune  qui  jetail  sur  ses  traits  un  reflet  inaccoutumé  de  pâleur  et  de 
deuil ,  expression  non  de  sa  terreur,  mais  de  la  sincérité  de  sa  tr- 
dresse.  Lara  remarque  celte  pâleur  et  pose  sa  main  sur  la  main 
page;  elle  ne  tremblait  pas  dans  ce  moment  redoutable;  ses  lèM   ~ 
étaient  muettes;  son  cœurbattailà  peine  ;  ses  yeux  seuls  semblaient 
dire  :  «  Nous  ne  nous  quitterons  pas!  que  tes  soldats  périssent;  (|ue 
tes  amis  prennenl  la  fuite:  je  dis  adieu  à  la  vie,  maisjeneleilis  point 
adieu.  »  Enfin  le  commandement  du  chef  s'est  fail  entendre,  ei  i 
pelile  troupe  bien  en  ordre  s'élance  de  la  hauteur  sur  les  li.L-'ics  . 
nemies  formées  plus  bas;  les  courtiers  obéissent  à  l'éperon;  le  > 
meterre  brille  cl  l'acier  résonne.  Inférieurs  en  nombre ,  mais  non  en 
courage ,  les  compagnons  de  Lara  opposent  le  d ''-espuir  à  la  résis- 
tance elaltaqueul  l  ennemi  de  front;  le  sang  se  mêle  aux  vagues  du 
fleuve  qui  ofTriront  eucore  aux  rayonsdu  malin  une  teinte  rougcAlrc. 


XV. 

Commandant,  ralliant,  animant  tout  par  son  exemple,  partout  où 
renucmi  gaunc  du  terrain  ,  où  ses  amis  semblent  plier,  Lara  les 
encourage  de  la  voix,  frappe  du  tranchantoude  la  pointe,  cl  inspire 
un  ts|)oir  que  lui-même  a  perdu.  Personne  ne  fuit,  car  tous  savent 
quela  fuite  serait  inulile;maisceux  même  (jui  faiblissaient  reviennent 
au  combat  quand  ils  voient  les  ]dus  hardis  d'calre  l'ennemi  reculer 
devant  les  regards  el  les  coups  de  leur  chef.  Entoure  par  le  nombre 
et  presque  seul ,  tour-à-lour  il  disperse  les  rangs  opposés  et  rallie 
encore  quelques  soldais  :  il  ne  ménage  point  sa  \  ic...  Eiilin  l'ennemi 
semble  plier...  c'est  l'instant.,,  il  élève  sa  main  en  l'air  ;  il  agile... 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


31 


Pourquoi  son  pananhc  s'est-il  abaissé  lout-à-coup?  Le  coup  est  porté  ; 
la  flèche  est  dans  son  sein  !  Ce  geste  fatal  a  laissé  son  liane  sans  dé- 
fense, et  la  mort  vient  d'abattre  ce  brasorgueiUeux.  Lecri  de  victoire 
reste  à  demi  formé  sur  ses  lèvres  ;  cette  main  qui  se  levait  pour  l'an- 
noncer, comme  elle  pend  insensible!  cependant  elle  serre  encore 
instinctivement  la  poignée  du  glaive  ,  quoique  l'autre  main  ait  lâché 
les  rênes.  Kaled  les  ramasse  :  étourdi  du  coup  et  privé  de  senti- 
ment .  Lara,  courbé  sur  l'arçon  de  la  selle ,  n'aperçoit  pas  que  son 
page  détourne  son  coursier  de  la  mêlée.  Cependant  ses  compagnons 
continuent  de  charger  l'ennemi  et  sont  trop  occupés  de  donner  la 
mort  pour  songer  à  celui  qui  l'a  reçua. 


XM. 

Le  jour  luit  sur  les  mourants  et  les  morts,  sur  les  cuirasses  per- 
cées et  sur  les  tètes  dépouillées  du  casque.  Le  cheval  de  bataille, 
privé  de  son  maître,  est  gisant  sur  le  sol,  et  dans  sa  dernière  con- 
vulsion il  déchire  son  harnais  ensanglanté;  et  près  de  lui  palpitent 
encore  d'un  reste  de  vie ,  le  talon  qui  le  pressait  et  la  main  qui  tenait 
la  bride.  Quelques  mourants  sont  tombés  près  du  courant  de  l'onde, 
trop  près,  hélas  !  car  les  flots  en  fuyant  trompent  leurs  lèvres  avides: 
cette  soif  haletante,  qui  accompagne  la  mort  sanglante  du  soldat , 
torture  la  bouche  brûlante  et  la  sollicite  vainement  à  implorer  une 
goutte  d'eau...  la  dernière...  afin  de  se  rafraîchir  pour  la  tombe  : 
leurs  membres  affaiblis,  agités  par  des  efforts  convulsifs,  rampent 
sur  le  gazon  teint  de  pourpre ,  efl"orls  qui  épuisent  le  peu  qui  leur 
reste  de  vie  :  mais  enfin  ils  atteignent  le  courant;  ils  se  penchent 
pour  y  plonger  leurs  lèvres;  déjà  ils  en  sentent  la  fraîcheur  ;  ils  ont 
presque  goûté...  Pouiquoi  restent-ils  immobiles?  Ils  n'ont  plus  de 
soif  à  éteindre;  quoiqu  elle  reste  inassouvie,  ils  ne  la  sententplus; 
c'était  une  horrible  agonie...  mais  tout  est  oublié. 


XYIL 

Sous  un  tilleul ,  h  quelque  distance  du  lieu  qui  sans  lui  n'aurait 
point  été  le  théâtre  d  un  pareil  combat,  on  voit  couché  un  guerrier 
respirant  encore,  mais  vouéau  trépas  :  c'était  Lara  dont  la  vie  s'é- 
coulait rapide  avec  les  flots  de  son  sang.  Celui  qui  le  suivait  naguère, 
qui  est  maintenant  son  seul  guide, .Kaled,  agenouillé  près  de  hii , 
examine  son  flanc  entrouvert  et  s'efforce  d'étancher  avec  son 
écharpe  le  sang  qui.  à  chaque  convulsion ,  s'élance  à  bouillons  plus 
pressés;  jluis,  lorsque  son  haleina  affaiblie  devient  plus  rare,  ce  sang 
coule  en  filets  non  moins  funestes:  le  blessé  peut  à  peine  parler; 
mais  par  un  signe,  il  fait  entendre  à  Kaled  que  tous  les  efforts  sont 
vains  et  ne  font  qu'ajouter  à  ses  angoisses.  Il  serre  cette  main  qui 
tentait  de  soulager  ses  douleurs,  et  d'un  sourire  triste  il  remercie  cet 
étrange  enfant  qui  ne  craint,  ne  sent,  n'examine  ,  ne  voit  rien,  rien 
que  ce  front  humide  appujé  sur  ses  genoux;  rien  que  ce  pâle  visage 
et  cet  oeil  presque  éteint,  seule  clarté  qui  brille  encore  ici-bas  pour 
Kaled. 

XVIII. 

Les  vainqueurs  viennent  de  ce  côté,  après  de  longues  recherches 
sur  le  cha'.ip  de  b;i taille;  car  leur  triomphe  est  nul  tant  que  Lara 
lui-même  n'a  pas  succombé.  Ils  voudraient  l'emporter,  mais  ils  s'aper- 
çoivent bientôt  que  ce  serait  une  péijie  inutile.  Lui,  les  regarde  avec 
le  calme  du  dédain,  sentiment  qui  le  réconcilie  avec  son  destin  et 
qu'une  haine  toujours  vivante  fait  naître  au  sein  même  de  la  mort. 
Otbon  arrive  et,  sautant  de  son  coursier,  vient  contempler  les  bles- 
sures saignantes  de  l'ennemi  qui  l'a  blessé;  il  l'interroge  sur  son 
état  :  Lara  ne  répond  pas,  le  regarde  à  peine,  comme  un  homme 
qu'il  avait  oublié,  et  se  tourne  vers  Kaled...  Quant  aux  mots  qu'il 
prononce  alors,  les  assistants  les  enlendent'assez  distinctement, 
mais  ils  n'en  comprennent  point  un  seul  :  sesdernières  pensées  sont 
■exprimées  dans  cette  langue  inconnue  à  laqueUe  l'attache  irrésisti- 
blement quelque  étrange  souvenir.  Sans  doute  ces  accents  doivent 
rappeler  d'anciennes  scènes  de  sa  vie;  mais  quelles  sont-elles?  Kaled 
seul  le  sait;  car  seul  il  peut  comprendre  son  maître;  et  il  lui  répond 
quoique  d'une  voix  basse,  laniWsque  les  vainqueurs  rangés  en  cercle 
et  les  contemplant  tous  deux  restent  étonnés  et  muets.  Le  chevalier 
et  son  page  semblent  dans  ce  moment  suprême  oublier  à  moitié  le 
présent  dans  le  souvenir  du  passé,  et  avoir  en  commun  quelque 
destinée  singulière  dont  nul  étranger  ne  saurait  pénétrer  les 
ténèbres. 

XIX, 

Leur  entrelien  se  prolongea  longtemps,  quoiqu'ils  ne  parlassent 
que  d'une  voix  faible;  c'était  seulement  d'après  leur  accen',  que  l'on 
pouvait  conjecturer  le  sens  de  leurs  discours.  A  en  juger  ainsi ,  on 
aurait  cru  le  jeune  page  plus  près  de  sa  fin  que  n'était  Lara  lui- 
même  ,  tant  la  voix  et  la  respiration  de  Kaled  étaient  tristes  étouf- 


fées, tant  étaient  entrecoupées  ci  pleines  d'hésitation  les  paroles  (pii 
sortaient  de  ses  lèvres  pâles  et  presque  immobiles.  Au  contraire,  la  \  oix 
de  Lara,  quoique  peu  élevée,  demeura  calme  et  distincte  jusqu'au 
moment  où  la  mort  en  s'approchant  vint  changer  celte  voix  en  râle; 
mais  c'est  en  vain  que  d'après  les  traits  de  son  visage  on  se  flatte- 
rail  de  deviner  ce  qui  se  passe  en  lui ,  tant  leur  expression  sombre 
est  étrangère  au  repentir  aussi  bien  qu'à  toute  affection  ;  et  pourtant 
au  moment  où  il  luttait  contre  la  dernière  agonie,  on  remarqua  son 
regard  tendrement  fixé  sur  son  page,  et  dans  un  autre  moment , 
comme  Kaled  cessait  de  parler,  Lara  levalamain  et  montral'Orient. 
Peul-être  l'éclat  du  matin  avait-il  frappé  ses  yeux;  car  le  soleil, 
franchissant  l'horizon  ,  chassait  en  ce  moment  devant  lui  les  nuage.^ 
qui  voilaient  le  ciel  ;  peut-être  n'était-ce  qu'un  geste  insignifiant  ; 
peut-être  enfin  le  souvenir  de  quelque  événement  avait-il_ soulevé 
machinalement  son  bras  vers  les  lieux  où  le  fait  s'était  passé  Kaled 
parut  à  peine  lé  comprendre  lui-même,  mais  il  détourna  la  tête, 
comme  s'il  avait  horreur  du  jour;  et  au  lieu  de  saluer  celte  lumière 
matinale,  il  fixa  ses  regards  sur  le  front  de  Lara  où  descendait  la 
nuit.  Le  moribond  n'était  point  encore  privé  de  tout  sentiment,  et 
plût  au  ciel  qu'il  l'eût  été  !  car  un  des  assistants  lui  ayant  montré  la 
croix,  gage  de  noire  rédemption,  et  ayant  approché  de  sa  main  le 
saint  chapelet,  appui  que  son  âme  prête  à  partir  aurait  dû  réclamer, 
iljeta  sur  ces  pieux  objets  un  regard  profane,  et  un  sourire...  que 
le  ciel  lui  pardonne,  si  c'était  l'expression  du  dédain.  Maie  Kaled,  sans 
prononcer  un  mot ,  sans  détourner  de  la  (ace  de  Lara  son  regard 
fi-xe  et  désespéré ,  d'un  air  irrité  et  d'un  geste  rapide,  repoussa  la 
main  qui  présentait  ces  gages  consacrés  :  comme  si  l'on  n'eûtfaitque 
troubler  ainsi  les  derniers  moments  de  son  maître.  Il  ne  paraissait 
pas  savoir  que  dès  ce  moment  même  la  vie  commençait  pour  lui, 
cette  vie  immortelle  que  nul  ne  peut  être  sûr  d'obtenu  s'il  n'a  point 
une  foi  complète  dans  le  Christ. 


XX. 

Cependant  la  respiration  de  Lara  devenait  de  plus  en  plus  péni- 
ble :  le  voile  qui  couvrait  ses  yeux  s'était  épaissi  ;  ses  membres  s'é- 
tendaient d'une  manière  convulsive,  et  sa  tête  était  tombée  inerte 
sur  les  genoux  faibles  qui  la  soutenaient  sans  se  lasser.  Enfin,  il 
presse  une  dernière  fois  la  main  qu'il  tient  sur  son  cœur....  Ce 
cœur  ne  bat  plus,  mais  Kaled  ne  consent  pas  encore  à  se  dégager 
de  cette  froide  étreinte  ;  il  cherche,  il  cherche  encore  cette  sourde 
palpitation  qui  ne  lui  répond  plus.  «  Mais  son  cœur  hatl  »  Arrière, 
rêveur!  Tout  est  fini  :  ce  fut  Lara,  cet  objet  que  tu  regardes 
encore. 

XXI. 

Il  le  contemplait,  comme  si  l'esprit  hautain  qui  animait  cette  ar- 
gile n'avait  point  pris  son  essor;  et  les  assistants  l'avaient  arrai'lié 
à  son  état  d'extase  sans  pouvoir  détourner  ses  regards  de  l'objet 
sur  lequel  ils  étaient  fixés.  Relevé  du  lieu  où  il  soutenait  dans 
ses  bras  ce  corps  inanimé,  quand  il  vit  cette  tête,  qu'il  aurait  voulu 
retenir  sur  son  sein  ,  retomber  sans  force  vers  le  sol,  comme  la 
poussière  rendue  à  la  poussière,  il  ne  se  précipita  point  de  nouveau 
auprès  du  cadavre;  il  n'arracha  point  les  boucles  brillantes  de  sa 
noire  chevelure  :  mais  il  essaya  de  se  tenir  debout  et  de  regarder 
encore  ;  puis  il  chancela  et  tomba  tout-à-coup,  à  peine  moins  ina- 
nimé que  celui  qu'il  avait  tant  aimé.  Il  !...  lui  I...  ohl  non  ;  jamais 
un  cœur  d'homme  n'a  pu  nourrir  un  pareil  amour.  Cette  dernière 
épreuve  vient  enfin  de  révéler  un  secret  longtemps  mais  imparfaite- 
ment caché  ;  sous  ses  vêtements  qu'on  écarte  pour  rappeler  à  la  vie  ce 
cœur  dont  les  douleurs  semblent  arrivées àleur  terme,  on  découvre 
une  femme.  Alors  la  vie  reparaît,  mais  cet  être  bizarre  ne  semble 
point  éprouver  de  honte...  que  lui  importent  maintenant  son  sexe  et 
sa  renommée. 

XXII. 

Et  Lara  ne  repose  pas  où  reposent  ses  pères;  mais  sa  fosse  est 
creusée  aussi  profondément  dans  le  sol  siu'  lequel  il  est  tombé  ;  et 
son  sommeil  n'y  est  pas  moins  calme,  quoique  des  prêtres  n'aient 
point  béni  la  tombe  et  que  nul  marbre  ne  la  couvre;  son  deuil  a 
été  porté  avec  des  regrets  moins  bruyants  mais  plus  sincères  que 
ceux  qu'inspire  à  un  peuple  la  perle  d'un  libérateur.  En  vain  on 
questionna  l'étrangère  sur  son  passé  ;  en  vain  même  on  la  menaça  : 
muette  jusqu'au  bout,  elle  ne  voulut  révéler  ni  d'où  elle  venait,*  ni 
comment  elle  avait  quitté  tout  pour  suivre  un  homme  qui  semblait 
lui  montrer  peu  d'afl'ection.  Pourquoi  donc  l'aimait-elle?  Curiosité 
insensée!  taisez-vous  !  L'amour  est-il  donc  le  produit  de  la  volonté? 
Pour  elle  peut-être  Lara  était-il  toute  tendresse  :  ces  âmes  sombres 
ont  une  profondeur  de  sentiment  dans  laquelle  notre  regard  superfi- 
ciel ne  peut  pénétrer  ;  et  quand  elles  aiment,  nos  railleurs  nesavent 
point  avec  quelle  puissance  battent  ces  cœurs  généreux.  Les  scepti- 
ques avoueront  cependant,  du  bout  des  lèvres,  que  ce  n'étaient  pas 


32 


i.KS  VK!i.i.i::r.s  LiTTf;RAiiti:s  ili.iistkéks. 


(les  liens  viilpniro!!  qiii  allarlmipnl  h  I.nr»  rnfloctinn  cl  l'inlclligcnce 
(i'linl^trc  loi  ciiii'  Kalril.  Mnis  rien  ne  put  la  faire  conscnlir  à  révéler 
le  secret  de  eciic  Talale  histoire  ;  et  maintenant,  la  mort  a  scellé  les 
lèvres  qui  l'auraient  pu  raconter. 

XXlll. 

Ils  ont  déposé  Lara  dans  le  sein  de  In  terre;  cl  sur  sa  poitrine, 
oulre  la  lilessure  qui  en  a  chassé  l';ltne,  ils  ont  trouvé  les  traces  de 
inninle  cicatrice  qui  ne  pouvaiiMU  provenir  d'une  puerre  récente  : 
(iiii'lquc  part  qu'il  ait  ])assé  l'été  de  sa  vie,  il  doit  avoir  vécu  au  sein 
des  comhats.  Mais  sa  {;loire  ou  ses  crimes  sont  éL'nli'iiiciit  inconnus: 
on  sait  sculeuicnt  que  du 
sans  a  été  versé  ,  et  lîz- 
zrlin ,  qui  aurait  pu  ré- 
véler son  passé,  Ivzzelin 
n'a  plus  reparu...  la  nuit 
de   leur  rencontre    avait 
été  sa  dernière  nuit. 


XXIV. 

Dans  celte  nuit  mémo 
(un  paysan  l'a  raconlé), 
à  riioure  où  la  claiié  do 
la  lune  allait  s'clï:icer 
devant  celle  du  malin, 
et  couvrait  d'un  voile  de 
hrouillards  son  croissant 
aniorli,  un  serf  traver- 
sait la  vallée  située  en- 
tre les  chûlcaux  :  il  s'é- 
tait levé  avant  le  jour 
pour  aller  au  bois  et  y 
pagner ,  comme  bûche- 
ron ,  le  jiain  de  ses  en- 
fants. 11  était  arrivé  i)rc3 
de  la  rivière  qui  séjiara 
les  terres  d'Olbon  des 
vastes  domaines  de  l.ara, 
quand  il  entendit  un 
bruit  de  pas,  puis  vil 
un  cheval  et  sou  cava- 
lier sorlir  de  la  forèl  : 
sur  l'areon  de  la  selle 
était  posé  un  objet  en- 
veloppé dans  un  man- 
teau. Frappé  de  celle 
apparition  h  une  telle 
heure  ,  et  pressentant 
qu'elle  pouvait  révéler 
\iu  crime,  il  se  cacha 
pour  é|iier  les  mouve- 
ments de  lélrangcr.  Ce- 
lui-ci R.igna  le  bord  de 
la  rivière  et  dcseendil  de 
son  coursier  ;  eiisui  le,  sou- 
levant le  fardeau  (pi'il 
portait,  il  pravil  un  point 
élevé  de  la  rive  et  le 
lança  dans  les  flols.  Alors 
il  resta  un  moment  im- 
nKd)ile;  puis  il  jeta  un 
regard  autour  de  lui  et 
un  autre  sur  le  fleuve , 
cl  il  fil  quelques  pas  en 
suiinnl  et  observant  le  cours  de  l'onde,  comme  si  la  surface  cùl 

1(u  trahir  encore  quelque  chose,  'l'oul-à-coup  il  Ircssaillil ,  se 
laissa  et  chercha  autour  de  lui  parmi  les  caillou.v  que  les  eaux 
de  l'hiver  avaient  amoncelés  sur  la  rive  :  il  choisit  les  plus  pe- 
fantes  de  ces  pierres  et  les  lança  en  visant  avec  une  attention 
particulière.  Cependant  le  serf  avait  pagné  en  rampant  un  e:  'mit 
d'où,  sans  être  aperçu,  il  pouvait  observer  en  sùrelé  lout  ce  qui  se 

passait:  il  aperçut  vaguement  un  objet une  poilriue  d'hiuiinc 

qui  flollail  ii  la  surface  de  l'eau,  cl,  sur  celle  poitrine,  quelque  chose 
qui  brillait  comme  une  l'toile.  .Mais  avant  qu  il  eût  le  temps  de  bien 
observer  ce  corps  h  demi  submergé,  un  lourd  caillou  l'alteignil  et 
il  s'enfonça:  plus  loin  il  reparut.  m:iis  peu  disiinet  cl  jetant  seule- 
ment sur  l'es  eaux  une  teinte  de  pourpre  ;  et  enfin  il  disparut  tout-à- 
fait.  Le  cavalier  ob.serva  tout,  jusqu'au  moment  où  s'éteignit  sur 
l'onde  le  dernier  des  cercles  qui  s'y  élaient  dessinés.  Alors  il  se  re- 
tourna, et  se  penchant  sur  son  cheval  qui  piétinait  d'impaiience,  il 
le  [iiqna  de  ré[ieron  et  lui  fil  prendre  une  course  désordonnée.  Le 


Et  Lara  ne  repose  pas  où  reposent  ses  pèrns 


cavalier  était  masqué;  l**  paysan,  dans  sa  terreur,  ne  put  observer 
les  traits  du  mort  ;  mai.i,  ceriaineinent,  sa  poitrine  portail  une  étoile: 
Ici  est  l'insigne  des  jilus  nobles  chevaliers,  et  l'on  se  rappelait  que  le 
seigneur  Kzzelin  était  paré  de  cette  marque  d'honneur,  dans  celle 
mffme  nuit  qui  avait  précédé  une  matinée  fatale.  S'il  a  péri  de  celle 
mort  ignorée,  que  le  ciel  reçoive  son  .'une  !  son  cadavre  perdu  roule 
vers  l'Océan,  et  la  charité  se  plail  h  croire  qu'il  n'est  poinl  tombé 
■sous  les  coups  de  Lara. 

XXV. 

Kl  Kaled,  Lara,  Ezzelin,  ont  disparu  du  monde  sans  qu'une  pierre 
sépulerale  rappr-IAl  leur  mémoire.  On  tenta  vainement  d'éloigner 

Kaled  du  lieu  où  le  chef 
bien-aimé  avait  répandu 
son    tving  :    la    douleur 
avait  dompté  Vâmc  trop 
Gère  de  celle  jeune  fem- 
me :   elle  versait  peu  de 
larmes    et    ses    plaintes 
n'étaient  pas  bruyantes,    < 
mais    elle   devenait    fu- 
rieuse   quand     on    pré- 
tendait l'arracher   de  ce 
lieu  où  elle  croyait  pres- 
que le  voir  encore  :  alors 
son  œil  étincclait  comme 
l'œil  de  la  tigresse  à  qui 
l'on  veut  déroUcr  ses  pe- 
tits. Comme  on  la  lais-     , 
sait  consumer   dans  ces    ' 
lieux  ses  jours  abandon-     ' 
nés,  elle  passait  le  temps    ' 
à  converser  avec  des  f.)r-    j 
mes  qu'elle  croyait  voir 
dans  l'air,  adressant  se»  •* 
tendres    plaintes    à    ces 
êtres  fantastiques,  qu'en-    ! 
faute    l'imagination    é  - 
ohauiïéc  par  la  douleur. 
Elle  allait  s'asseoir  sous 
le  même  arbre   qui   l'a- 
vait  vue    tenir   sur    ses    ; 
eenoux  la  tète  varillantc    ' 
du  guerrier  blessé  ;   et ,    \ 
toujours  dans   la    même 
allilude ,  elle  se  rappelait 
ses  paroles,  ses  regards,  ^ 
le  moindre  geste  de  son 
agonie;  elle  avait  colipé  " 
sa   propre   chevelure  ,  h 
elle  ,     chevelure     noire 
comme  l'aile  du  corbeau  ; 
elle    la    conservait    dans 
.son  sein  et  souvent  elN- 
l'en  relirait  et  la  dérou- 
lait, et  la  pressait  d.'U- 
ceiucnt    sur    le    gazon  , 
comme  pour  élanclier  I  ■ 
sang  de  la  blessure  d'no 
fantôme.  Elle  .s'adress.m 
à   elle-même   des    ques- 
tions et   répondait   pour 
lui  ;   jiuis  ,    tout-à-cou[i, 
elle  se  le*'ait  en  tress.u 
lant    cl   le    conjurait 
fuir  un  spectre  achai 
à  sa  poursuite  ;  enfin  >  ;l  ■ 
s'asseyait  sur  les  racines  du  tilleul  et  cachait  son  visage  dai,< 
ses  nïains  amaigries,  ou  traçait  sur  le  sable  des  earaclères  ineoo 
nus.  Cela  ne   iiou\ail  durer...   elle  repose  près  de  celui  qn'i  II 
a  tant  aimé;  sou  histoire  est  ignorée...  son  amour...  elle  l'a  pruiiv 
trop  bien. 


FIN  DE  LAKA. 


^-^.^m»^-' 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


33 


LE  PÈLERINAGE 


CHILDEHARGLD. 


A  lANTHE. 

Jamais  dans  ces  climals,  qui  furent  si  longtemps  la  patrie  de  la 
l)c:uilc  et  où  j'ai  depuis  peu  porté  mes  pas  errants,  jamais  dans  ces 
visions  qui  nous  olTrent  de  tels  fantômes  que  nous  regrettons  en- 
suite -d'avoir  seulement 
rêvé,  ni  la  réalité,  ni  l"i- 
ma;,'lnation  ne  nVont  rien 
moiilré  d'aussi  beau  que 
toi.  T'ayant  vue,  je  n'es- 
saierai pas  de  dépeindre 
l'éclat  mobile  et  clian- 
gianl  de  les  cliarmes  : 
pour  ceux  qui  ne  le  C(in- 
naissent  point  ma  des- 
cri|ition  serait  faible;  que 
dirait-elle  à  ceux  qui  pou- 
vent  te  conlempler? 

Oh  !  puisses-tu  rester 
toujours  ce  que  tu  es  et 
ne  point  démentir  les  pro- 
messes de  ton  printemps: 
puisses-lu  conserver  avec 
des  formes  aussi  belles  un 
cœur  aussi  aimant  et  aussi 
pur,  image  terrestre  de 
lamour,  de  l'amour  dé- 
pouillé de  ses  ailes,  et 
naive  au-delà  de  tout  ce 
que  peut  imaginer  l'espé- 
rance. Sans  doute  celle 
qui  élève  si  tendrement 
la  jeunesse,  en  te  voyant 
briller  chaque  jour  d'un 
nouvel  éclat,  doit  con- 
templer eu  loi  l'arc-en- 
ciel  de  son  avenir. 

Jeune  péri  de  l'Occi- 
dent ,  c'est  un  bonheur 
jiour  moi  que  mes  années 
soient  deux  fjis  plus  nom- 
breuses que  les  tiennes: 
mon  regard  peut  s'arrêter 
tranquillement  sur  loi  et 
conlempler  sans  danger 
l'éclat  de  ta  florissante 
beauté.  Heureux  de  ne 
jamais  devoir  assister  à 
ton  déclin  ,  je  le  suis  en- 
core plus  de  pouvoir  dé- 
rober mon  cœur  à  l'in- 
fluence de  tes  jeux  ;  tan- 
dis que  de  jeunes  cœurs 
Faigneront  à  cause  de  toi, 
et  ressentiront  au  milieu 
de  leur  admiration  ces  an- 
goisses inséparables  des 
plus  douces  heures  de  l'a- 
iiiour. 

Oil  !  que  tes  yeux  ,  vifs 
comme  ceux  de  la  gazelle,  tantôt  brillanis  de  Herte ,  tantôt  beaux 
de  modestie;  qui  nous  subjuguent  par  un  rapide  regard  ,  qui  nous 

tlTTT  Pf  '""'  "^"''  ^"^  "^^  ^'*^"^  ''^ig"«"'  s  arrêter  sur  ces 
pages  !  Ne  reluse  pas  a  mes  vers  ce  sourire  que  le  poêle  implore- 
rait en  vain  pour  lui-même  ,  si  je  devenais  jamais  pour  toi  aulre 
Chose  quun  ami.  Accorde-moi  tout  cela,  chère  enfant-  et  ne  de- 
mande pas  pourquoi,  si  jeune  encore,  on  te  dédie  des  chants- 
ronne!'^™^  ^'''"'''■"  ""  "^  ^*°^  ^^'^^^  ^  "^^  ^""P'«  <=ou- 

^  Tel  sera  ton  nom  uni  h  mes  vers:  et  chaque  fois  qu'un  œil  ami 
s  arrêtera  sur  les  pages  demon  Harold,  le  nom  dianthé  ici  con- 
siicre,  sera  lu  le  premier,  le  dernier  oublié.  Uuaud  j'aurai  cessé  de 
Mvre,  puisse  cet  hommage  que  je  te  rends  attirer  tes  doigis  de  fée 

PtKii.—  Imp.  UcOdu  fl  C,  nie  Soiifllnl,  18. 


I.o  vaisseau  fuit  ;  la  terre  a  disparu. 


sur  la  lyre  de  celui  qui  snlua  ta  beauté  naissante!  ce  sera  pour  ma 
mémoire  un  prix  assez  doux:  si  l'espérance  peut  en  souhaiter  da- 
vantage, l'amitié  pouvait-elle  demander  moins. 


CHANT    PREMIER. 
1. 

Toi  à  quf  la  Grèce  assignait  une  céleste  origine,  muse!  fille  de 
1  imagination  et  du  caprice  du  poète!  tant  de  lyres  inhabiles  ont 
deshonore  ton  nom  sur  la  terre,  que  la  mienne  n'ose  plus  l'inviter 
a  descendre  de  la  sacrée  colline:  et  pourtant  tu  m'as  vu  errer  sur 
les  bords  de  ta  source  favorite,  tu  m'as  entendu  soupirer  sur  l'autel 
de  Delphes  depuis  longtemps  abandonné,  où  l'on  n'entend  que  le 

faible  murmure  de  ton 
onde.  Ma  harpe  n'ose 
point  éveiller  les  neuf 
Sœurs  fatiguées  pour  leur 
^^^^§&  oll'rir  un  récit  aussi  sim- 

iu    ^^^^^^^-^  P'e  .  des  vers  aussi  hum- 

bles que  les  miens. 

II. 

Jadis  ,  dans  l'ile  d'Al- 
bion vivait  un  jeune  hom- 
me pour  qui  les  seniiers 
de  la  vertu  étaient  sans 
attraits,  mais  qui  dépen- 
sait ses  jours  dans  les  dé- 
sordres les  plus  honteux 
et  se  plaisait  à  étourdir  de 
ses  joyeux  éclats  les  oreil- 
les somnolentesde  la  nuit. 
Hélas!  c'était  de  fait  un 
luron  sans  vergogne ,  a- 
donné  à  la  débauche  et 
aux  plaisirs  profanes.  Peu 
d'objets  ici-bas  avaient  le 
don  de  lui  plaire,  sauf 
ses  concubines,  ses  com- 
pagnons d  orgie  ,  et  des 
mauvais  sujets  de  haut  et 
bas  étage. 


111. 

Childe-Harold  était  son 
nom  :  mais  d'où  lui  venait 
ce  nom  ?  quelle  était  sa 
généalogie?  C'est  ce  qu'il 
ne  me  convient  pas  do 
dire.  Il  suffira  qu  on  sache 
que  ce  nom  avait  quelque 
éclat,  que  ses  ancêtres  ne 
l'avaient  point  porté  sans 
gloire  :  mais  il  ne  faut 
qu'une  lâche  pour  souil- 
ler à  toujours  le  titre  le 
plusvénéré  dans  les  temps 
anciens;  et  ni  ce  que  les 
hérauts  d'armes  peuvent 
évoquer  de  la  poussière 
du  cercueil ,  ni  la  prose 
fleurie,  ni  les  mensonges 
mielleux  de  la  poésie,  ne 
peuvent  décorer  des  ac- 
tions coupables  ou  con- 
sacrer un  crime. 


IV. 


Childe-Harold  s'ébattait  en  son  midi,  ni  plus  ni  moins  qu'une 
mouche  dans  un  rayon  de  soleil,  et  ne  songeait  pas  qu'avant  la  fin 
de  sa  courte  journée,  un  souffle  de  l'adversité  pourrait  glacer  toute 
sa  joie.  Mais  longtemps  avant  que  le  tiers  de  son  âge  fût  écoulé 
quelque  chose  de  pire  que  le  malheur  lui  échut:  il  éprouva  une 
complète  satiélé.  Alors  il  ne  put  supporter  l'exislence  dans  son 
pays  natal,  lequel  lui  sembla  plus  triste  que  la  cellule  d'un  ermite. 

V. 

Car  il  avait  parcouru  le  long  labyrinthe  du  péché  sans  jam.iia 
réparer  les  maux  qu'd  avait  causés.  Il  avait  soupiré  pour  bien  des 

3 


3'» 


LI'9  VEILLÉES  LITTÉRAIUKS  ILLUSlHÉliS. 


foinmps.  quoiqu'il  n'en  rill  ninié  qu'uiiR  seule,  qui,  li.'-lasl  n'inail  pu 
Cire  à  lui;  hiuiciisc  iiu'tile  fui  il'écliapi'er  à  rel'ii  d»nl  les  em- 
brasscinoiiis  niinicnt  souillé  un  être  aussi  cliaslu;  qui  bicnldl 
aurail  «Icliiissé  ses  clianncs  pour  de  vulgaires  voluptés,  qui  aurail 

'  aliéné  de  rlclu-s  domaines  pour  dorer  ses  travers  et  qui  jamais  n'eût 

"daigné goûter  le  charme  de  la  paix  doincsiiquc. 

YI. 

L(  cœur  de  Childc-IIarold  était  bien  malade:  il  fuyait  les  orgies 
de  ses  compagnons.  On  dit  que  parfois  une  larme  était  pri-s  de 
j.iilli  l'i  se<  jeux,  n'.ais  l'orgued  \eiiail  aussilôl  l'y  ^'laecr.  Se  pro- 
niriiaiil  seul  dans  sa  triste  rêverie,  il  résolut  de  quitter  son  pays 
natal  cl  de  visiter  des  climats  brûlants  |iar-dplà  les  mers;  tromj)é 
par  le  plaisir,  il  a-pirait  presque  aux  souffrances,  et  pour  cliaoger 
de  théâtre,  il  se  fût  volontiers  plongé  dans  les  léiièbrcs  éternelles. 

VIL 

Cliilde-llarold  quitta  le  manoir  de  ses  pères,  vaste  et  vénérable 
édifice  telleinenl  fr.ijtpé  de  véiiislé  qu'il  semblait  ne  se  tenir  debout 
que  par  u'iracle,  mais  soutenu  ]iar  la  scdidilé  de  ses  piliers  et  de  ses 
ailes  inas.-iivi's.  Iteli'-'ieusc  retraite,  maintenant  condamnée  Ji  des 
usages  pruiiines!  Ces  lieux,  où  la  superstition  avait  jadis  établi  son 
repaire,  retentissaient  «les  cbaniset  des  rires  des  filles  île  l'aphos:le3 
moines  auraient  pu  croire  que  leur  temps  était  revenu,  si  les  an- 
ciens récits  n'ont  point  calomnié  ces  saints  personnages. 

Vin. 

Quelquefois,  au  milieu  desapliisextravaganlegaîté,  on  voyait  l'an- 
goisse passer  sur  le  front  de  Ciiililc-HaroM  comme  un  étrange  éclair: 
on  eût  dit  (pie  le  souvenir  de,  quelque  lutte  mortelle  ou  quelque 
passion  déçue  venait  tout-Jt-coup  s'y  trahir  :  mais  personne  n'a\ait 
pénétré  ce'mystèie  et  ne  paraissait  même  .se  soucier  de  léclaircir; 
car  il  n'avait  pas  une  de  ces  âmes  ouvertes  et  naïves,  qui  trouvent 
du  soulagement  à  épancher  leurs  chagrins  ;  il  ne  souliaiiail  point 
qu'un  ami  pût  le  consoler  ou  s'afOiger  avec  lui  d'un  malheur  qu'il 
n'était  plus  temps  de  prévenir. 

IX. 

Et  au  fond,  personne  ne  l'aimait,  quoiqu'il  réunît  à  sa  table  et 
dans  ses  salons  des  convives  accourus  de  près  et  de  loin  ,  gens 
qu'il  connaissait  lui-uiôiue  comme  flatteurs  de  ses  journées  de  fôle, 
parasites  sans  cœur  du  fisiin  qu'il  ilrcssait.  Non,  personne  ne 
l'aimait....  pas  même  ses  ma!lres>es;  car  la  femme  n'aime  que  le 
luxe  et  la  i]uissance,  et  quand  ces  biens  sont  absenis.  I  aiii.jur  prend 
sa  Volée;  comme  le  phalène  nocturne,  la  beauté  se  laisse  prendre  à 
ce  qui  luit:  etAlamuiouse  fraie  sa  route  là  où  un  chérubin  iléscspèrc. 


Childe-llarold  avait  une  mère;  il  ne  l'avait  point  oubliée  quoiqu'il 
partit  sans  lui  taire  ses  adieux;  il  avait  une  .sœur  qu'il  aimait;  mais 
il  ne  la  revit  point  avant  de  commenci'r  son  triste  pèlerinage:  ses 
amis....  s'il  en  eut....  il  ne  dit  adieu  à  aucun.  El  ne  croyez  pas  pour 
cela  qu'il  eût  un  cœur  d'acier:  vous  (pii  avez  éprouvé  ce  que  c'est 
de  placer  toutes  vos  affections  sur  un  i>ciit  nombre  d  id)jels,  vous 
comprenez  que  de  pareils  adieux  brisent  le  cœur  qu'un  espérait 
soulager. 

XI. 

Sa  demeure,  son  foyer,  son  héritage,  ses  domaines,  les  riantes 
créatures  dont  il  avait  fait  sa  joie  et  qui,  avec  leurs  grands  yeux 
bleus,  leurs  blonds  anneaux,  leurs  mains  de  neige,  auraient  damné 
un  anachorète;  ces  beautés  qui  avaient  longtemps  comblé  les  désirs 
de  sa  jeunesse;  ces  coupes  où  pétillaient  les  vins  les  plus  ra:es; 
enfin  ce  que  le  luxe  a  de  plus  attrayant:  il  quitta  tout  sans  un 
soupir,  pour  traverser  l'Océan,  parcourir  les  rivages  musulmans  et 
fiancbir  la  ligne  qui  partage  le  globe. 

XII. 

Les  voiles  étaient  gonflées;  la  bri^^e  légère  soufflait  comme  joyeuse 
de  l'emporter  loin  de  la  terre  natale;  bientôt  les  blanehcs  falaises 
s'effacèrent  rapideuieut  à  sa  vue  et  disparurent  duis  la  brunie. 
Alors  peut-être  coneul-il  un  regret  de  la  résolution  qu'il  avait  prise; 
mais  cette  pensée  dormit  silencieuse  dans  son  cœur,  aucune  plainte 
ne  sortit  de  ses  lèvres,  tandis  que  d'autres  autour  de  lui  pleuraient 
et  livraient  aux  vents  insensibles  des  gémissements  indignes  d'un 
homme. 

XIII. 

Mais  au  moment  où  le  soleil  s'enfonçait  dans  la  mer,  il  saisit  sa 
har|ie,  doiil  il  lirait  ))arfois  des  accords  que  nul  ne  lui  avait  en- 
seignés, quand  il  croyait  n  être  écouté  par  aucune  oreille  étrangère. 
Alors  il  promena  ses  doigts  sur  les  cordes  sonores  et  préluda  à  ses 
adieux  au  milieu  du  pâle  crépuscule.  Tandis  que  le  vaisseau  volait 


porté  par  ses  ailes  de  nciec  et  nue  les  rivages  indécis  s'évanouis- 
saient à  sa  vue,  vuici  le  chant  d  adieu  qu'il  jetait  aux  vents  et  aux 
flots: 

1. 
Adieu  !  adieu  !  mon  pays  natal  disparaît  sur  les  vagues  bleues  :  les 
brises  nocturnes  snupnent,  les  vagues  se  brisent  en  rugissant,  et  la 
moiiclle  pousse  ses  cris  sauvages  :  nous  suivons  dans  sa  course  l'C 
soleil  qui  va  se  plonger  dans  la  mer.  Adieu  à  lui  1  adieu  à  loi  aus-i, 
d  ma  patrie  I 

2. 

Dans  peu  d'hearcs  ce  soleil  se  lèvera  pour  enfanter  encore  un 
jour  :  je  s-alucrai  encore  l'Oiéan  et  les  cieux,  mai^  non  la  terre  ma- 
ternelle. .Ma  salle  antique  est  déserte,  et  son  foyer  désolé  :  dos  her- 
bes sauvages  croissenl  dans  les  murailles  et  mes  chiens  hurlent  sur 
le  seuil. 

3. 

«Viens  près  de  moi,  mon  petit  page  I  pourquoi  pleurer  et  te 
plaindre?  Cr  in»-lu  donc  la  fureur  des  vagues  ou  le  souffle  «lu  vent? 
Essuie  les  larmes  :  notre  vaisseau  est  ra|iide  et  bi  n  couslruit  :  à 
peine  mon  meilleur  faucon  a-t-il  un  vol  plus  joyeux. 

4. 

—  Que  le  vent  siffle,  que  la  vague  grossisse,  je  ne  crains  ni  la 
vague  ni  h;  vent;  mais  ne  vous  étonnez  pas  ,  nions  igneur,  de  me 
voir  triste  au  fond  de  lame  ;  car  j  ai  quitté  mon  père,  une  mère 
que  j'aimais,  et  après  eux  je  n'ai  point  d  amis,  si  ce  n'est  vols... 
et  celui  qui  est  là-haut. 

5. 

«  Mon  père  m'a  donné  sa  bénédiction  avec  ferveur;  et  cep  ■u- 
dant  il  n'a  point  fait  entendre  de  plaintes;  mais  ma  mère  va  s^m- 
pirer  amèrenicnt  jusqu'à  mou  retour.  —  .\ssi-z,  assez,  mon  l'etJt 
page!  de  pareilles  larmes  vont  bien  à  tes  yeux  :  si  j  avais  ton  canir 
innocent,  les  miens  ne  seraient  pas  secs. 


—  Viens  près  de  moi ,  mon  fidèle  serviteur  I  pourquoi  donc  eslu 
si  jiâle?  Est-ce  que  lu  crains  l'attaque  des  Français  ou  bien  ce  vent 
te  iloiine-t-il  le  frisson?  -  Croyez-vous  que  je  tremble  pour  ma 
vie?  non  ,  monseigneur;  je  ne  suis  pas  assez  f.iible  pour  cela;  mais 
la  pensée  d'une  femme  absente  peut  faire  pàlir  un  époux. 


«  Ma  femme  et  mes  enfants  demcurenl  près  de  votre  manoir,  le 
long  du  lac  qui  l'entoure  ;  et  quand  mes  |)etits  garçons  deina:ide- 
ront  après  leur  père,  «lue  pourra-'-clle  leur  réponure?  —  Assez, 
assez,  mon  fiilèle  serviteur  :  personne  ne  peut  blâmer  ta  trislcs-;p  ; 
mais  moi,  d'une  humeur  plus  légère,  c'est  en  riant  que  je  m'éloi- 
gne. » 

8. 

Et  qui  voudrait  se  fier  aux  vains  soupirs  d'une  femme  ou  d'une 
maîliesse  ?  un  nouvel  amour  séchera  ces  beaux  yeux  bleus  ipie 
nous  avons  vus  tout  humides.  Je  ne  regrette  pas  plus  les  pl.ii>iiS 
passés  que  je  ne  redoute  les  dangers  présents  :  mon  plus  giuul 
chagrin  est  de  ne  rien  laisser  après  moi  qui  suil  dignedune  larme. 

9. 

El  maintenant  me  voilà  seul  au  monde  sur  la  vaste,  vaste  mer. 
Je  n'ai  à  pleurer  pour  personne,  puisque  personne  ne  soupirera 
pour  moi.  Peut  être  mou  chien  gémira  t-il  «pielque  temps  ju.squ'à 
ce  qu'une  main  étrang  re  l'ait  nourri;  mais  bientôt,  si  je  revenais, 
il  me  déchirerait  à  belles  dents. 

10. 

Vogue  rapidement,  ô  mon  navire;  nous  traverserons  ensemble 
les  plaines  écunianles  :  nimp.irle  dans  quelle  contrée  lu  nie  imr- 
teras.  pourvu  que  lu  ne  me  ramènes  point  dans  la  mienne.  Salut , 
salut  I  vagues  bleuâtres.  Et  quand  j'aurai  perdu  de  vue  l'Océan,  sa- 
lut, déserts  1  salut,  antres  sauvagesl  Et  toi  mon  pays  natal,  adieu  ! 

XIV. 

En  avant I  en  avant!  le  vaisseau  fuit,  la  terre  a  disparu  cl  les 
venlssouftlcnlrndcment  danslabaiede  Biscaïe  iiices^ammenlacitée. 
Quatre  jours  s'écoulent ,  et  le  cinquième  on  signale  la  cote,  ei  celle 
nouvelle  répand  la  joie  dans  tous  les  cœurs.  La  montagne  de  Oiulr.» 
salue  les  naugatonrs  ;  devant  eux  le  Tage  apporte  à  I  O'éan  le  tri- 
but de  ses  finis  dorés.  Les  pilote^  lusitaniens  escalaileut  bientôt  le 
bord,  et  le  navire  glisse  entre  des  rives  fertiles  où  quelques  paysans 
achèvent  la  moisson. 

XV. 

0  Christ  !  c'est  plaisir  de  voir  lout  ce  que  le  ciel  a  fait  pour  celle 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


33 


terre  de  di^licfs!  Qnch  fruits  embaumés  rnuG:i=sent  sur  les  arbresl 
quelles  richesses  se  déploient  sur  les  coteaux  1  ;\lais  l'Iiomine  vient 
ravager  d'iuie  main  impie  tous  ces  dons  de  la  nature,  et  quand  le 
Tout-Puissant  lèvera  son  bras  vengeur  pour  frapper  les  lran~grcs- 
seurs  de  ses  commandements,  ses  foiidn-s  allumées  jiar  une  triple 
vengeance  frapperont  les  hordes  des  Gaules,  ces  armées  de  saute- 
relles, et  purgeront  la  terre  de  ses  plus  cruels  ennemis. 

XYI. 

Au  prenii'T  coup  d'oeil ,  que  les  beautés  Lisbonne  déploie  I  Son 
image  se  réfléchit  tiemlilanle  dans  ce  noble  fleuve  que  les  poêles 
Dien leurs  faisaient  couler  sur  un  sable  d'or,  et  à  la  surface  duquel 
glissent  maintenant  les  carènes  de  mille  puissants  vaisseau.^,  de- 
puis qu  Albion  donne  son  appui  aux  Lusitaniens  :  nation  giinfl'^e 
d'ignorance  et  d'orgueil,  baisant  et  maudissant  à  la  fiis  la  main 
qui  a  lire  lépée  pour  l'arractier  aux  fureurs  de  l'implacable  tjran 
des  Gaules. 

XVIL 

Mais  si  l'on  pénètre  dans  l'intérieur  de  cette  ville  ,  qui  vue  de 
loin  semble  une  habitaiion  célesie,  on  erre  tristement  parmi  une 
foule  d'objets  pénibles  à  voir  pour  l'étranger  :  clianmières  et  palais 
sont  également  malpropres,  et  partout  les  habitants  croupissi'nt 
dans  la  fange  :  de  quelque  rang  qu'il  soit,  nul  ne  s'occupe  de  la 
propreté  de  son  linge  ou  de  son  costume;  et  fussent-ils  atiaquésde 
la  plaie  d  Kgypte  ,  ils  resteraient  sans  s'émouvoir  dans  leurs  hail- 
lons et  leur  crasse. 

XVlll 

Pauvres  et  vils  esclaves  I  nés  cependant  au  sein  de  la  plus  belle 
contrée  I  0  nature  comment  prodigues-tu  tes  merveilles  en  faveur 
de  tels  hommes?  Voi,ez!  Cintra  nous  étale  son  radieux  Eden.  en- 
semble varié  de  montagnes  et  de  vallons.  Quel  pinceau,  quelle 
plume  pourrait  reproduire  la  molié  des  beautés  que  l'œil  contem- 
ple ?  sites  plus  éblouissants  pour  des  regards  mortels  que  les  lieux 
mêmes  décrits  par  le  poète  qui ,  le  premier,  a  ouvert  aux  humains 
étonnés  les  portes  de  riiljsée. 

XIX. 

Rochers  audacieux ,  couronnés  par  un  couvent  suspendu  dans 
l'espace,  lièges  blanchâtres  qui  garnissent  la  pen  le  escarpée,  mous- 
ses des  montagnes  brunies  par  un  ciel  brûlant,  vallées  profondes  dont 
les  arbrisseaux  pleurent  1  absence  du  soleil  ,  mer  sans  ride  dont  le 
tendre  azur  se  iléploie  à  l'horizon,  oranges  dont  l'or  brille  parmi  la 
plus  belle  verdure,  torrents  qui  bondissent  du  haut  des  rocs  dans  les 
vallons;  des  vignes  sur  les  hauteurs,  plus  bas  des  saules  :  tous  ces 
objets  réunis  forment  un  spectacle  imposant  plein  de  magnilicence 
et  de  variété. 

XX. 

Gravissez  lentement  le  sentier  aux  mille  détours,  et  tournez- 
vous  de  temps  en  temps  pour  regarder  derrière  vous  ;  chaque  point 
de  vue  plus  élevé  vous  découvie  de  nouvelles  beautés  :  arrêtez- 
vous  enfin  au  couvent  de  Notre-Darae-des-Douleurs,  où  des  moines 
dévols  montrent  à  létranger  leurs  petites  reliques,  et  lui  racontent 
de  vieilles  légendes  :  ici  des  impies  ont  été  frappés  par  Dieu  même, 
et  là-bas,  voyez  cette  profonde  caverne  oii  Honorius  habita  long- 
temps dans  l'espérance  de  mériter  le  ciel  en  se  faisant  de  ce  monde 
un  enfer. 

XXI. 

En  gravissant  le  rocher,  remarquez,  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gau- 
cbe  du  chemin  ,  ces  croix  grossièremenl  sculptées  :  ne  croyez  pas 
qu'elles  aient  été  placées  là  par  la  tlévoiion  ;  ce  sont  les  monuments 
frat-'iles  d  autant  de  meurtres  :  car  partout  où  une  victime  a  crié  et 
répandu  son  sang  sous  le  couteau  de  l'assassin  ,  une  main  incon- 
nue \ieiit  ériger  une  croix  formée  de  deux  lattes  vermoulues;  et  les 
bosquets  et  les  vallons  en  oflrent  des  milliers  sur  celte  terre  ensan- 
glantée ,  où  la  loi  ne  protège  pds  la  vie  de  l'homme. 

XXIL 

Sur  la  pente  des  collines,  ou  dans  le  fond  des  vallées ,  sont  des 
palais  où  les  rois  faisaient  jadis  leur  demeure  :  aujourd  hui  ces  en- 
ceiules  solitaires  n'ont  plus  pour  habitants  que  quelques  fleurs  sau- 
vages; et  pourtant  on  y  découvre  enC'ire  d«  traces  île  leur  gran- 
deur passée.  Là-bas  s'élèvent  les  tours  du  palais  du  prince  T  c'est 
là  aus.si,  ô  Valhek  (t) ,  le  plus  opulent  des  tils  de  l'Angleterre,  que 
tu  avais  jadis  réalisé  ton  paradis,  oubliant  que  la  richesse  a  beau 
déploser  toute  sa  puissance,  elle  ne  peut  retenir  la  douce  paix  dans 
ses  pièges  voluptueux. 

XXIII. 

C'est  ici  que  tu  deweurais;  sous  la  crête  toujours  superbe  de  celte 

(1 1  ra(/ieA:estmis  ici  pour  M.  William  Ceckford,  anieurdu  conte  orien- 
tal, intitulé  :  Le  calife  Yathek,  et  célèbre  par  ses  richesses  et  sa  iirodi- 
galité. 


raontngne  ,  tu  fiiédiiais  sans  cesse  de  nouveaux  plaisirs  :  mais  au- 
jourd'hui ,  comme  un  séjour  profae.é  ,  ton  magique  palais  est  soli- 
taire comme  toi-même!  Des  plantes  gigantesques  laissent  à  peine  un 
passage  vers  les  salles  désertes  et  les  vastes  portiques  béants  :  nou- 
vel exemple,  pour  une  âme  réfléchie,  de  la  vanilé  des  jouissances 
terrestres,  si  rapidement  balayées  par  les  flots  tumultueux  du 
temps. 

XXIV. 

Voici  le  palais  où  des  chefs  renommés  se  sont  réunis  naguère  (I). 
Oh!  que  sa  vue  est  pénible  aux  regards  d'un  Anglds!  C  est  là  que 
siège,  coin"é  du  bonnet  de  la  fulie  en  guise  de  diadème,  ei  revêtu 
d'une  robe  de  parchemin  ,  un  petit  démon  au  sourire  moqueur  :  il 
porte  suspendus  à  son  côté  un  sceau  et  un  noir  rouleau  où  brillent 
des  armoiries  et  des  noms  connus  dans  la  chevalerie,  et  do  nom- 
breuses signatures  que  le  petit  lutin  montre  du  doigt  en  riant  do 
tout  son  cœur. 

XXV. 

Convention,  tel  est  le  nom  de  ce  nain  diabolique  quia  dupé  tons 
les  chevaliers  rassemblés  dans  le  palais  de  Marialva  :  il  leur  a  enlevé 
leur  cervelle  (si  toutefois  ils  en  avaient  une) ,  et  a  changé  en  deuil 
la  fausse  joie  d'une  nation.  Ici  la  soiiise  a  foulé  aux  pieds  le  pana- 
che du  vainqueur,  et  la  politique  a  regagné  ce  que  les  armes 
avaient  perdu.  Que  les  lauriers  fleurissent  en  vain  pour  des  chefs 
tels  que  les  nôtres!  Oui,  malheur  aux  vainqueurs  ,  et  non  pas  aux 
vaincus  ,  puisque  la  victoire  ,  prise  pour  dupe,  se  laisse  ainsi  ravir 
ses  palmes  I 

XXVI. 

Depuis  ce  belliqueux  congrès  ,  ton  nom  fait  pâlir  la  Bretagne , 
ô  Cintra;  les  ministres,  quand  ils  l'entendent,  frémissent,  et  ils  rou- 
giraient de  honte  s'ils  pouvaient  rougir.  Comment  la  postérité  qiia- 
lifieia-t-elle  un  semblable  traité?  Les  nations  ne  se  railleront  elles 
pas  de  nous  en  voyant  nos  champions  dépouillés  de  leur  gloire  par 
un  ennemi  vaincu  sur  le  champ  de  bataille  ,  et  vainqueur  sur  un 
tapis  vert?  Ridicule  conlraste  que  le  mépris  flétrira  dans  un  long 
avenir  (2). 

XXVII. 

Ainsi  pensait  Harold  tout  en  gravissant  la  montagne,  silencieux 
et  Solitaire  :  le  site  était  magnitlque  ,  et  pourtant  il  avait  hâte  de 
fuir,  [dus  ennemi  du  repos  que  l'hirondelle  dans  lair.  Cependant  il 
s'exerçait  ainsi  à  réfléchir,  car  il  élai!  quelquefois  enclin  à  la  médi- 
lalion';  la  vo  x  de  sa  conscience  lui  disait  tout  bas  qu'il  avait  passé 
misérablement  sa  jeunesse  dans  de-  'iqirices  insensés  :  mais  quand 
il  regardait  la  vérité,  ses  yeux  blessés  s'obscurcissaient. 

XXVIII. 

A  cheval  I  à  cheval  !  il  quitte  ,  il  quitte  pour  jamais  un  séjour  de 
paix,  quelque  doux  qu'il  soit  à  son  âme  :  il  sort  de  son  accès  de  rê- 
verie; mais  ce  n'est  ni  l'amour  ni  les  festins  qui  l'appellent.  11  vole 
toujours  en  avant  sans  savoir  encore  où  il  se  reposera  de  son  pèle- 
rinage; la  scène  changera  bien  des  fuis  autour  de  lui,  avant  que  la 
fatigue  ait  apaisé  sa  soif  de  voyages ,  avant  que  son  cœur  se  soit 
calmé ,  et  que  l'expérience  l'ait  rendu  sage. 

XXIX. 

Cependant  Mafra  l'arrêtera  un  moment.  C'est  là  qu'habitait  la 
malheureuse  reine  des  Lusitaniens  :  l'Kglise  et  la  Cour  y  entremê- 
laient leurs  poni|ies;  on  y  voyait  se  succéder  les  messes  et  les  fes- 
tins, (les  courtisans  et  des  moines,  coni|iagnnns  assez  mal  assorlisi 
Mais  la  Prostituée  de  Babylone  a  construit  dans  ces  lieux  un  élilice 
où  elle  brille  dune  telle  splendeur  que  l'on  oublie  le  sang  qu'elle  a 
versé  ,  et  que  ion  plie  le  genou  devant  celte  magnificence  qui  dé- 
core le  crime. 

XXX. 

Childe-Harold  chemine  à  travers  des  vallons  fertiles,  des  collines 
pitloiesques  (ah  I  que  ne  sont-elles  habitées  par  une  race  d'hommes 
libres!),  parmi  des  sites  délicieux  qui  charmeni  sans  cesse  la  vue. 
Des  hommes  peu  actifs  peuvent  taxer  de  folie  une  pareille  poursuite, 
et  s'étonner  qu'on  abandonne  son  bon  fauteuil  pour  parcourir  les 
longues,  longues  lieues  d'une  route  fatigante  :  n  importe!  l'air  des 
montagnes  est  doux  à  respirer,  on  y  puise  une  vilalité  que  l'inlo- 
lence  ne  connaîtra  jamais. 

XXXI. 

Les  collines  deviennent  plus  rares  et  s  éloignent  à  la  vue;  les  val- 
lées moins  fertiles  ont  plus  d'étendue,  et  enfin  ce  ne  sont  plus  que 

(1)  La  convention  dont  il  s''agit  entre  les  généraux  anglais  et  français 
fut  conclue  à  plus  de  ilix  lieues  de  l'endroit  ofx  ta  place  Byion. 

(2)  On  suit  néanmoins  qne  si  Junol,  dnc  d'.Abrantès,  cerné  et  n'ayant 
que  des  loi'ces  très  iiifériei;ri;s  à  celles  de  l'ennenii.  obtint  des  conditions 
avaiilageuses ,  ce  fut  grâce  à  la  terreur  qu'inspiraient  encore  les  débris 
de  sa  courageuse  armée. 


30 


LES  VEILLtES  LITTÉnAlRES  ILLUSTRÉES. 


d'immcnaps  plaines  qui  sp  pordeni  à  l'horizon.  Aussi  Inin  que  1  flPiI 
pinil  altcindrc  ,  il  vnil  s'élciulrc  sans  On  les  domaines  de  1  {-.spaKne 
où  les  bergeri  font  pallie  ces  troupeaux  dont  la  laine  soyeuse  est  si 
bien  e.uinue  du  romnieree.  Mainlcnanl  il  faul  que  le  hras  des  pas- 
teurs d.fende  leurs  agneaux  :  car  l'I-spaguc  esl  envahie  par  un  en- 
nemi redoulahle,  et  chacun  dnit  défendre  ce  qu'il  possède,  ou  subir 
les  maux  de  la  conquête. 

xxxn. 

Au  lieu  où  se  rencontrent  la  Lusitanie  et  sa  sœur,  que  nenstz- 
vous  qui  marque  la  borne  des  deux  lîlats  rivaux  ?  KsI-ce  le  Tape 
qui  interpose  son  onde  majestueuse  entre  ces  nations  jalouses?  Les 
sombres  Sierras  y  viennent-elles  élever  leurs  rochers  orgueilleux  ? 
Y  voit-on  une  barrii'-re  élevée  par  la  main  des  hommes,  paredie  à 
l'immense  muraille  de  la  Chine?...  Point  de  mur  ni  de  barrière,  point 
de  large  et  profond  cours  d'eau,  pas  de  rochers  escarpés,  point  de 
monlatrnes  sombres  et  allières  comme  celles  qui  séparent  l'Espagne 
de  la  France. 

xxxin. 

Mais  entre  les  deux  royaumes  rivaux  glisse  un  ruisselet  argenté, 
aux  rives  verdoyantes  et  h  peine  distingué  par  un  nom.  Le  berger 
inoccupé  vient  s'y  arrêter,  appuyé  sur  sa  houlette,  et  laisse  son  œil 
indolent  errer  sur  les  flots  qui  murmurent  et  qui  coulent  paisibles 
entre  des  ennemis  acharnés  :  car  ici  tout  paysan  est  lier  comme  le 
plus  noble  duc,  et  le  laboureur  espagnol  sait  quelle  dilTercncc  existe 
entre  lui  et  l'esclave  lusitanien  ,  le  dernier  et  le  plus  liche  des 
hommes. 

XXXIV. 

Avant  d'avoir  laissé  loin  en  arrière  ces  limites  indécises,  Ha- 
rold voit  la  somlire  Guadiaiia,  si  souvent  chantée  dans  les  ancien- 
nes romances,  rouler  devant  lui  avec  un  imposant  murmure  ses  tristes 
el  vastes  ondes.  Autrefois  sur  ses  bords  s'entassèrent  des  légionsde 
Maures  et  de  chevaliers  cliréliens,  brillant  dins  leurs  colles  de  mail- 
les :  ici  les  plus  agiles  s'arrêtèrent;  ifi  tombèrent  les  plus  forts  :  le 
turban  musulman  et  le  cimier  du  chrétien  se  rencontrèrent  roulant 
dans  les  flots  ensanglantés. 

XXXV. 

0  belle  Espagne!  glorieuse  et  romantique  contrée  !  qu'est  devenu 
l'étendard  que  portait  l'élage ,  après  que  le  traître  Julien,  père  de 
l'infortunée  Cava,  eut  appelé  les  bandes  africaines  pour  teindre  du 
sang  des  Goths  les  sources  de  tes  montagnes  ?  Où  sont  ces  banniè- 
res sanglantes  qui  flottaient  sur  les  tôles  de  les  enfants,  enflées  par 
le  souffle  de  la  \ictoire,  et  qui  repoussèrent  enfln  les  envahisseurs 
jusque  sur  leurs  propres  rivages?  Alors  la  (2roi.\  brillait  d'utiesplen- 
deur  empourprée  ;  le  pile  croissant  s'évanouissait  devant  elle,  et 
les  échos  africains  répétaient  les  gémissements  des  matrones  mau- 
resques. 

XXXVL 

Chacun  de  tes  chants  populaires  n'esl-il  pas  plein  de  ces  glorieux 
récils?  Telle  est,  hélas!  la  plus  haute  récompense  du  héros.  Quand 
le  granit  tombe  en  poudre,  et  quand  l'histoiie  se  tait,  la  complainte 
d'uu  paysan  supplée  aux  annales  douteuses.  Orgueil  1  détache  les 
regards  du  ciel  pour  les  abaisser  sur  toi- môme  ,  et  vois  comment  les 
noms  les  plus  puissants  vont  se  réfugier  dans  une  chanson.  Un  livre, 
un  édifice  ,  un  tombeau,  peuvent-ils  te  conserver  ta  grandeur?  et 
oseras-tu  compter  sur  la  sunple  voix  de  la  tradition  quand  la  flat- 
terie ne  parle  plus  pour  toi,  et  quand  l'histoire  le  méconnaît? 

XXXVII. 

Eveillez-vous,  fils  de  l'Espagne,  éveillez-vous I  En  avant I  C'est 
la  chevalerie  ,  voire  ancienne  divinité,  qui  vous  appelle  ;  mais  elle 
n'a  plus  comme  jadis  une  lance  altérée  de  sang  ,  et  sou  panache  de 
poorpre  ne  se  balance  plus  dans  la  nue  :  elle  vole  maintenant  r,ur 
la  fumée  des  détonations  enflammées,  et  rugit  comme  un  tonnerre 
par  la  \mx  des  tubes  d'airain  ;  à  chacun  de  ces  éclats  elle  vous  crie  : 
«  Héveillez-vous!  levez-vous!  »  Dites,  sa  voix  est-elle  donc  plus 
faible  (lu'elle  n'éiait  jadis,  quand  sen  cri  de  guerre  se  faisait  enten- 
dre sur  les  rivages  de  l'Andalousie? 

XXXVIII. 

Silence!  n'entendcz-vous  pas  retentir  le  sol  sous  le  galop  des 
coursiers?  N'est-ce  pas  le  bruil  du  combat  qu'on  entend  dans  la 
plaine?  Ne  voyez-vous  pas  quelles  victimes  tombent  sous  le  glaive 
lumanl?  Courez,  courez  au  secours  de  vos  frères  avant  ([u'ils 
tombent  sous  les  coups  des  tyrans  el  de  leurs  esclaves.  Les  feux 
du  trépas,  les  feux  qui  portent  la  balle  mortelle  bnileul  sur  les  hau- 
leuis  :  chaque  coup  répété  de  roc  eu  roc  annonce  que  des  milliers 
de  »icllines  ont  cessé  de  respirer;  la  mort  chevauche  un  aquilon 
sulfureux;  le  génie  des  batailles  frappe  le  soi  de  son  pied  rouge  de 
sang,  el  les  nations  sentent  le  contre-coup. 


XXXIX. 

Voyez  Ih-basI  le  géant  est  debout  sur  la  monlagne,  étalant  au 
soleil  sa  chevelure  sanglante;  le  foudre  exterminateur  brille  dans 
sa  main  de  feu  ;  son  œil  dévore  louB  le»  objets  sur  lesquels  d  s  ar- 
rête ;  cet  œil,  tanlAt  roulant  datis  son  orbite,  tantôt  se  fixant,  lance 
au  loin  ses  éclairs.  La  destruction  est  couchée  sous  ses  pied-i  il'airain, 
observant  la  marche  du  flé.iu  :  car  ce  matin  trois  puissantes  nations 
se  sont  rencontrées  pour  répandre  devant  son  autel  le  sang,  son 
ofl'rande  favorite. 

XL 

Par  le  ciel!  c'est  un  beau  spectacle,  pour  qui  n'a  là  ni  frère  ni 
ami,  de  voir  se  mêler  toutes  ces  écharpes  couvertes  de  broderies,  et 
toutes  ces  armes  qui  brillent  au  .soled  I  Les  ardents  limiers  de  la 
guerre  onl  quille  leur  chenil  :  ils  allongeiil  leurs  grilTes  el  hurlent 
sur  la  trace  de  leur  proie.  Tous  prei\iieni  part  à  la  cha.sse  ,  mais 
peu  partageront  le  triomphe.  La  mort  emportera  la  plus  b<.-llc  part 
de  la  prise  ,  et  le  carnage  dans  sa  joie  peut  à  peine  compter  le 
nombre  des  victimes. 

XLI. 

Trois  armées  se  réunissent  pour  offrir  ce  sanglant  .sacrifice;  trois 
langages  élèvent  vers  le  ciel  d'étranges  prières;  trois  pompeux 
éb^ndards  flottent  sur  le  pAle  azur  <les  cieux.  On  entend  crier  : 
France  !  Espagne  !  Albion!  Victoire!  L'ennemi,  la  victime  ,  et  un 
allié  qui  combat  jiour  tous  el  toujours  sans  réçompen>e.  se  sont 
donné  rendez  vous  ici,  comme  s'ils  ne  pouvaient  Irouver  la  mort 
dans  leurs  ])ropres  foyers;  ils  viennent  nourrir  les  corbeaux  sur  la 
plaine  de  Talavera,  el  fertiliser  le  champ  que  chacun  d'eux  prétend 
conquérir. 

XLII. 

C'est  là  qu'ils  pourriront ,  insensées  mais  glorieuses  victimes  de 
l'andjition  !  Oui,  l'honneur  décore  le  gazon  qui  couvre  leur  dé- 
pouille! Vain  sophisme!  ne  voyez  en  eux  que  de  tristes  instrumenls, 
des  instrumenls  brisés,  que  la  tyrannie  jelle  autour  d'elle  par  my- 
riades quand  elle  veut  paver  de  cœurs  humains  sa  route  criminelle, 
pour  ailciiidre  quoi?...  un  rêve.  Kn  efTet,  le  joug  des  despotes  est- 
il  accepté  vcjlontairement  quehiue  part?  Est-il  un  seul  coin  de  terre 
qu  ils  puissent  appeler  véritablement  leur  domaine,  sauf  celui  où 
enfin  leurs  os  doivent  tomber  pièce  à  pièce  ? 

XLIII. 

0  Albuera ,  champ  de  gloire  et  de  deuil  I  au  moment  où  noire  pè- 
lerin poussait  sou  coursier  à  travers  la  plaine,  qui  pouvait  prévoir 
que  tu  serais  sitôt  le  théâtre  où  tant  d'ennemis  viendraient  triom- 
pher et  mourir!  Paix  aux  morts!  puissent  la  pa'me  guerrière  et  les 
larmes  des  vainqueurs  être  longtemps  leur  récompense  !  Jusqu'à  ce 
que  d'autres  guerriers  succombent ,  guidés  dans  d'autres  lieux  par 
d'aulres  chefs,  ton  nom,  Albuera,  rassemblera  en  cercle  la  foule 
émerveillée  ;  et  les  chants  du  peuple  te  décerneront  une  gloire  fu- 
gitive. 

XLIV. 

C'est  assez  parler  des  favoris  de  Dellone  :  qu'ils  s'amusent  à  jouer 
des  existences  humaines  et  à  donner  leur  vie  pour  la  gloire  :  celle 
gloire  ne  ranimera  pas  leurs  cendres,  quand  môme  des  milliers  de 
victimes  tomberaient  pour  illustrer  un  Stul  nom.  Rn  vérité,  ce  serait 
dommage  de  leur  refuser  l'objet  de  leur  noble  ambition ,  ces  vail- 
lants mercenaires  qui  affrontent  la  mort  pour  servir  leur  pays,  qu'ils 
eussent  pi.'ut-être  déshonoré  s'ils  avaient  survécu  :  car  ils  auraient 
péri  dans  quelque  sédition  domestique,  ou  daus  une  carrière  plus 
obscure,  ils  se  seraient  livrés  au  brigandage. 

XLV. 

Harold  poursuit  rapidement  sa  route  solitaire  :  il  arrive  aux  lieux 
où  la  fière  Seville  règne  encore  indomptée  :  elle  est  libre  encore, 
celte  proie  convoitée  par  les  envahisseurs.  Hélas!  bientôt  les  pa.* 
farouches  de  la  conquête  auront  souillé  ses  rues  et  marqué  rudenieni 
leur  iiassage  à  travers  ses  palais  élégants.  Heure  fatale!  cest  en 
vain  qu'on  voudrait  lutter  contre  la  ruine  quand  la  Providence  l'en- 
voie établir  quelque  pari  ses  hordes  aCf.imées  ;  sans  cette  loi  funeste, 
Uion  ,  Tyr,  seraient  encore  debout  :  la  vertu  serait  triomphante  elle 
meurtre  abattu. 

XLVI. 

Mais  ignorant  l'arrêt  qui  les  menace,  les ,gévillans  ne  s'occupent 
que  de  fêtes,  de  chants  et  d'orgies;  les  plaisirs  les  plus  étranges 
emploient  tous  leurs  instants  .  et  leur  patriotisme  ïe  saigne  point  des 
blessures  de  la  pairie.  Au  lieu  des  cl^iirons  del*  guerre,  résonne 
l'amoureuse  guilare.  La  Folie  règne  en  despote;  la  Luxure,  aux  yeux 
brillants  de  jeunesse,  fait  sa  ronde  de  minuit,  et  le  Vice,  promenant 
avec  lui  les  crimes  silencieux  den  grandes  capitales,  s'attache  jus- 
qu'au dernier  moment  à  ces  mun  près  de  s'écrouler. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON, 


37 


XLVII. 

Il  n'en  est  point  ainsi  de  Ihonirae  des  ciiamps;  caché  près  de  sa 
tremblanle  compagne,  il  promène  vaguement  un  œil  appesanli  qui 
n'ose  s'aventurer  trop  loin  :  il  craint  de  voir  sa  vigne  dévastée,  flé- 
trie sous  le  souffle  fatal  de  la  guerre.  On  n'entend  plus  le  fandango 
agiter  ses  joyeuses  casiagnettes  sous  les  rayons  amis  de  l'asire  du 
soir.  Monarques,  si  vous  étiez  capables  de  goûter  toutes  les  joies  que 
vous  troublez,  vous  n'iriez  plus  alTronter  les  fatigues  que  coûte  la 
gloire  :  la  voix  triste  et  discordante  du  tambour  se  tairait,  et  l'homme 
trouverait  encore  le  bonheur  ici-bas.  • 

XLvm. 

Que  chante  maintenant  le  mulelier  :  célèhre-l-il  encore  l'amour, 
la  chevalerie,  la  dévoiion,qui  charmaient  autrefois  sa  longue  route, 
tandis  que  les  grelots  de  ses  mules  résonnaient  gaîment  sur  le  che- 
min? Non!  tout  en  courant,  il  répèle  :  "  Viva  el  Rey  Fernando!  »  et 
ne  suspend  son  refrain  que  pour  flétrir  Godoy ,  l'imbécile  roi 
Charles,  et  maudire  le  jour  oîi  une  reine  d'Iïspogne  réchaufl'a  dans 
son  lit  adultère  la  trahison  aux  yeux  sombres  et  aux  traits  teints  de 
sang. 

XLIX. 

Sur  cette  plaine  vasteet  unie  ,  bordée  à  l'horizon  par  des  rochers 
que  couronnent  des  tours  mauresques,  le  fer  des  coursiers  a  déchiré 
et  souillé  le  sein  delà  terre  ,  et  le  gazon  est  noirci  çà  et  là  par  les 
flammes  :  ces  signes  annoncent  que  l'ennemi  a  envahi  l'Andalousie. 
Ici  était  le  camp,  le  feu  de  bivouac,  l'avantgarde;  ici  le  paysan  in- 
trépide a  pris  d'assaut  le  repaire  du  dragon;  il  le  montre  encore 
d'un  air  triomphant ,  et  vous  signale  ces  positions  plusieurs  fois 
prises  et  perdues. 

L. 

Chaque  voyageur  que  vous  rencontrez  sur  la  route  porte  à  son 
chapeau  la  cocarde  rouge,  signe  qui  indique  celui  qu'on  doit  ac- 
cueillir, celui  qu'il  faut  éviter.  Malheur  à  l'iiomme  qui  se  montre  en 
public  sans  ce  gage  de  fidélité  !  le  couteau  est  afiilé,  le  coup  rapide, 
et  Irisie  serait  la  destinée  des  soldais  de  la  Gaule,  si  le  poignard 
perfide,  enveloppé  dans  le  manteau,  pouvait  émousser  le  tranchant 
du  sabre  et  dissiper  la  fumée  du  canon. 

Ll. 

A  chaque  détour  dans  les  Morénas  sombres,  les  hauteurs  sont  ar- 
mées d'une  batterie  meurtrière ,  et  aussi  loin  que  peut  porter  le 
regard  de  1  homme,  il  aperçoit  l'obusier  de  montagne,  les  routes 
coupées,  les  palissades  qui  se  hérissent ,  les  fossés  remplis  d'eau  , 
les  posies  bien  garnis,  la  garde  qui  veille  sans  cesse,  les  magasins 
creusés  dans  le  roc ,  les  chevaux  abrités  sous  un  hangar  de  chaume, 
les  boulets  empilés  en  pyramide,  et  la  mèche  toujours  allumée. 

LU. 

Présages  infaillibles  de  ce  qui  va  suivre  !  mais  l'homme  qui  d'un 
signe  a  renversé  de  leur  trône  des  despotes  plus  faibles  que  lui  s'ar- 
rête avant  de  lever  le  bras,  et  daigne  encore  accorder  un  moment 
de  répit.  Bientôt  ses  légions  balaieront  tous  les  obslacles,  et  l'Occi- 
dent reconnaîtra  le  fléau  du  monde.  Pauvre  Espagne!  qu'il  sera 
triste  pour  toi  le  jour  où  le  vautour  des  Gaules  déploiera  ses  ailes , 
et  où  lu  voudras  compter  en  vain  tes  fils  précipités  en  foule  au  sé- 
jour des  morts. 

LUI. 

Ah!  faut-il  donc  qu'ils  tombent  tous  ,  les  plus  jeunes,  les  plus 
fiers,  les  plus  braves,  pour  assouvir  la  fatale  anibilion  d'un  chef  or- 
gueilleux? N'y  a-t-il  pas  de  choix  entre  l'esclavage  et  la  mort,  entre 
le  triomphe  d'un  brigand  et  la  chute  de  I'Kspagne  ?  La  Providence 
que  l'homme  adore  peut-elle  consacrer  un  pareil  arrêt ,  et  rester 
sourde  aux  plaintes  des  suppliants?  L'héroïsme  d'une  valeur  déses- 
pérée, la  sagesse  des  conseils,  l'ardeur  du  patriote,  l'habilelé  des 
guerriers  consommés  ,  le  feu  de  la  jeunesse  ,  l'intrépidité  de  l'âge 
umr  :  tout  cela  sera-t-il  vain? 

LIV. 

Est-ce  donc  pour  cela,  ô  vierge  d'ibérie ,  que  tu  t'es  levée,  sus- 
pendant aux  branches  des  saules  ta  guitare  muette?  Est-ce  pour 
cela  qu'oubliant  ton  sexe,  tu  as  épousé  l'audace,  chanté  les 
bruyants  hymnes  de  guerre  et  aû'runté  la  bataille?  Celle  qui  sef- 
fra.wiit  autrefois  del  apparence  d'une  rixe,  et  que  le  cri  dune 
chouette  glaçait  de  terreur,  maintenant  sans  trembler  voit  le  scin- 
tillement des  baïonncltes  ennemies,  brave  les  éclairs  du  sabre  et 
foule  ilu  pas  d'une  Minerve  l'arène  sanglante  où  Mars  lui-même  ne 
marche  pas  sans  frémir. 

LV. 

Vous  qui  vous  étonnez  en  apprenant  son  histoire,  oh  !  si  vous 
l'aviez  connue  dans  de  meilleurs  jours,  si  vous  aviez  vu  ses  yeux 


Son  amant  tombe... 
Le  chef  est  tué.  .  elle 
veulent  fuir...  elle  les 
se  retire...  elle  dirige 
apaiser  les  mânes  d'un 
chef?  Voyez  la  jeune 
voyez-la  fondre  avec  r 
main  d'une  femme  au 


plus  noirs  que  le  noir  tissu  de  sa  mantille;  si  vous  aviez  entendu 
ses  joyeuses  chansons  dans  les  réunions  de  ses  compagnes .  con- 
templé les  longs  anneaux  de  sa  clicvelure  défiant  l'art  du  peintre, 
sa  taille  de  fée,  sa  grâce  plus  que  féminine,  vous  auriez  de  la  peine 
à  croire  que  les  remparts  de  Saragosse  l'ont  vue  sourire  en  face  au 
danger  à  la  tète  de  Gorgone,  éclaircir  les  rangs  de  l'ennemi  et  con- 
duire les  guerriers  dans  le  chemin  périlleux  de  la  gloire. 

LVI. 

elle  ne  verse  pas  des  larmes  inopportunes, 
le  remjdace  au  poste  fatal.  Ses  compagnons 
arrête  sur  le  chemin  de  la  honte.  L'ennemi 
une  sortie.  Quelle  femme  saura  comme  elle 
amant?  qui  vengera  aussi  bien  la  chute  d'un 
fille  relever  le  courage  aballu  des  guerriers  I 
age  sur  l'ennemi  dispersé,  fuyant  devant  la 
pied  des  remparts  qu'il  foudroie  1 

LVII. 

Pourtant  les  filles  de  l'Espagne  ne  sont  pas  une  race  d'Amazones  : 
elles  sont  faites  pour  l'amuur  et  ses  plus  doux  enchantements.  SI 
dans  les  combats  elles  rivalisent  quelquefois  avec  les  hommes  et  se 
jettent  au  sein  de  l'horrible  mêlée,  ce  n'est  que  le  débile  courroux 
de  la  colombe  frappant  du  bec  la  main  qui  menace  sou  époux.  i:!a 
douceur  aussi  bien  qu'en  courage  elle  surpasse  les  femmes  des  au- 
tres climats  qui  ne  siivent  que  babiller  ou  touiber  en  faiblesse  ;  son 
âme  est  certes  plus  noble  et  ses  charmes  égalent  peut-être  les  leurs. 

LYlIl. 

Il  doit  être  bien  doux,  ce  menton  gracieux  où  le  doigt  de  l'amour 
a  marqué  une  légère  fossette;  ces  lèvres  qui  s'avancent  comme  pour 
laisser  sortir  une  nichée  de  baisers  disent  à  l'homme  que  pour  les 
mériter  il  doit  se  montrer  brave.  Comme  ce  regard  est  beau  d'une 
sauvage  énergie!  cette  joue  n'a  point  été  flétrie  par  les  rayons  de 
Phébus  :  elle  est  sortie  plus  fraîche  encore  de  ses  baisers  amoureux  I 
Qui  |iourrait,  après  l'avoir  vue,  rechercher  les  pâles  beautés  du 
Nord?  Que  leurs  formes  semblent  pauvres,  frêles,  froides  et  languis- 
santes I 

LIX. 

Climats  que  les  poètes  se  plaisent  à  vanter  I  harems  de  cette  con- 
trée lointaine  où  je  fais  entendre  ces  chants  à  la  gloire  des  beautés 
qu'un  cynique  lui-même  admirerait!  montrez-nous  ces  houris  à  qui 
vous  permettez  à  peine  de  respirer  un  air  libre,  de  peur  que  1  a- 
mour  n'arrive  jusqu'à  elles  sur  le  souffle  du  vent  I  Pouvez-vous  les 
comparer  à  ces  filles  de  l'Espagne  dont  la  regard  est  sombre  et  brd- 
lant  à  la  fois?  C'est  là  que  nous  trouvons  le  paradis  de  votre  pro- 
phète, avec  ses  vierges  célestes  aux  yeux  noirs,  à  l'angéliquo  dou- 
ceur. 

LX. 

0  Parnasse,  je  te  contemple  maintenant,  nonplus  dans  la 
brûlante  vision  d'un  songe,  non  plus  dans  les  fabuleuses  descrip- 
tions des  poètes;  mais  je  vois  tes  sommets  neigeux  dans  leur  sau- 
vage majesté  s'élever  vers  le  ciel  natal.  Qui  s'étonnera  de  ce  que 
j'ose  chanter  en  ta  présence?  Le  plus  humble  des  poètes  pèlerins 
qui  t'ont  visité  se  plaît  à  solliciter  tes  échos  du  bruit  de  ses  accords, 
quoique  sur  tes  cimes  aucune  muse  ne  déploie  aujourd'hui  ses 
ailes. 

LXI. 

Que  de  fois  je  t'ai  vu  dans  mes  rêves  !  car  ignorer  ton  nom  glo- 
rieux, c'est  ignorer  le  plus  divin  privilège  de  l'homme;  et  mainte- 
nant que  tu  es  là  devant  mes  yeux,  c'esiavec  honte,  hélas!  que  je 
t'offre  l'hommage  d'aus>i  faibles  accents.  En  me  rappelant  tes  anti- 
ques adorateurs,  je  tremble  et  ne  puis  que  plier  le  genou.  Je  n'ose 
élever  la  voix  ,  ni  me  livrer  à  un  impuissant  essor  ;  mais  je  te  con- 
temple silencieusement  sous  ton  dais  de  nuages  :  joyeux  de  penser 
qu'enfin  il  m'est  donné  de  te  voir. 

LXII. 

Plus  heureux  que  tant  d'illustres  poètes  enchaînés  par  le  destin 
dans  une  lointaine  patrie,  pourrais-je  contempler  sans  émotion  ces 
sites  con.sacrés  ,  dont  tant  d'autres  ambitionnent  le  spectacle,  quoi- 
qu'ils ne  les  connaissent  pas?  Bien  qu'Apollon  ne  fréquente  plus 
ses  antres  favoris,  et  que  la  résidence  des  muses  soit  maintenant  leur 
tombeau  ,  on  ne  sait  quels  aimables  génies  fréquenient  encore  ces 
lieux,  soupirautdans  la  bise,  habitant  le  silence  des  grottes,  et  glis- 
sant d'un  pied  léger  sur  l'onde  mélodieuse. 

LXIII. 

Bientôt ,  ô  Parnasse  ,  je  dois  revenir  à  toi  ;  mais  au  milieu  de  mes 
chants,  je  mesuis  écarté  de  mon  sujet  pour  te  payer  mon  tribut,  et 
j'ai  oublié  un  instant  le  sol ,  les  enfants  et  les  vierges  de  l'Espa- 


a» 


LES  VKILLfiKS  I.ITTfiltAIMF.S  II.1.1JSTI«I^:KS. 


ptic,  el  RM  doslini  qui  doivent  être  chers  à  loul  cœur  libre  :  j'ai 
Colli  oiililié  pour  le  Faliicr,  non  pouUAIre  sans  vorst-r  une  larme. 
Itlnintrntinl ,  je  rcxicns  sur  mes  pus;  mnis  que  j'<*ni|porl<!  de  les 
«liiiles  rftrnilps  iitif  relique,  un  souvenir;  laissf-nini  cueillir  une 
fr'uille  de  I  arhre  imuinrlcl  de  Daphiié,  et  ne  |iernu'ls  pas  que  IVs- 
poir  dr  celui  qui  tiinplore  semble  aux  yeux  des  hommes  une  im- 
pui8s;iiitc  vantorie. 

LXIV. 

Mais  jamais,  noldc  montagne!  jamais  dans  la  Gn'^ee  jeune  encore, 
In  n'as  vu  soub  les  croupes  géantes  un  plus  tirillant  diœur  de  nyin- 
ptie«;  jamais  Oelplirs,  au  temps  où  ses  prêtresses  inspirées  d  un  fi-u 
plus  que  mortel  rh.inl.iiciit  riijiiinc  p^iliien.  n'a  coiiicmplé  un  es- 
«.lini  de  vicrpi's  plusdi^rnos  d'inspirer  di's  clianU  amoureux  que  ces 
filles  de  l'Andalousie  i-lcvics  dans  la  brûlante  almosphcie  des  ten- 
dres désirs  :  nli  !  que  n'onl-ellrs  sous  leurs  ombiapes  celle  paix 
donl  jouit  encore  la  Grèce,  quoique  la  gluire  ail  déserté  ses  forêts 
de  lauiieis. 

I.XV. 

Seville  peut  i^lre  fière  de  sa  lu-auto,  de  sa  Torcc  ,  de  ses  richcses, 
de  son  renom  d^s  les  plus  anei.  us  jours;  mais  Cadix,  sur  son  loin- 
tain riNage  ,  r -clame  un  plus  doux  quoique  moins  glorieux  éloge. 
O  ^iceI  que  tes  voluptueux  scnlicrs  ont  de  eharniesl  Tant  qu'un 
jeune  sang  fermente  dans  nos  veines,  cominenl  tV'liapper  à  la  puis- 
sanee  de  ton  regard  magique?  Iluire  h  la  lèle  de  chérubin,  lu  nous 
fascines  sans  cesse  ,  et  ta  l'ornrj  "décevante  se  plie  à  tous  les  goùls. 

LXVI. 

Quand  Paplios  snccorril.a  sous  les  eCTorls  du  temps  (vieillard 
mauiiit,  la  reine  de  tous  les  cœurs  doit  céder  aussi  'J3vant  toi),  les 
plaisirs  exilés  clierchèrent  un  elimal  aussi  doux,  et  Vénus,  fidèle  à 
ses  inersiiaïales  .  mais  à  nulle  autre  chose  lidèle  ,  daigna  fixer  son 
séjour  sur  les  crttes  d  Ibérie.  Cadix  ,  ce  fut  dans  tes  blanches  mu- 
railles qu'elle  érigea  son  temple,  sans  toutefois  circonsciire  son 
culte  à  un  seul  lieu,  mais  eu  adoptant  mille  autels  toujours  allumés 
en  son  honneur. 

LXVII. 

Du  malin  jusqu'à  la  nuit,  de  la  nuit  jusqu'à  l'Iieure  où  l'au- 
rore brusquemoiit  éveillée  vient  conlempler  en  rougis-aiil  l'orgie 
de  la  bande  joyeuse,  partout  on  entend  les  chansons,  partout  on 
voit  les  guirlandes  de  roses;  et  d  aimables  propos,  et  des  folies  lou- 
ioiirs  nouvelles  se  suivent  sans  intervalle.  Qu  il  disu  un  long  adieu 
a  des  iilaisirs  tranquilles  celui  (jui  séjourne  dans  ces  murs  :  rien 
n'inienompt  la  haechanale  joyeuse;  mais  à  défaut  de  véritable  piété, 
les  moines  brûlent  de  l'encens  :  l'amour  et  la  dévotion  régnent  en- 
semble ou  dominent  tour-à-lour. 

LXVIII. 

Le  septième  jour  est  venu,  jour  d'un  pieux  repos  :  comment 
V!:onore-i-on  sur  celle  terre  cbréiicnne?  Il  esl  consacré  à  une  fcie 
solennelle.  Ecoulez I  n'entendez-vous  point  rugir  le  monarqoe  des 
foiéls?  Il  brise  les  lances  ;  ses  naseaux  aspirent  le  sang  des  hom- 
mes et  des  cirursiors  leirassés  par  ses  cornes  redoutables  :  l'arène 
encombrée  de  spcclalenrs  répète  ce  cri  :  «  Encore  !  encore!  »  une 
foule  insensée  se  repaît  du  spectacle  d'entrailles  palpitantes  ;  les 
yeux  des  femmes  ne  s'en  détournent  point,  et  ne  feignent  môme 
pas  la  tristesse. 

LXIX. 

Est-ce  donc  là  le  jour  du  Seigneur,  le  jubilé  de  l'homme? 
0  Londres,  que  tu  connais  bien  mieux  le  jour  de  la  prière  :  tes  cita- 
dins endimanchés,  les  artisans  les  mains  propres,  les  apprentis 
gaillards  vont  prendre  leur  portion  hebdomadaire  d'air  re-spirable  ; 
cirrosscs  de  louage  ,  whiskevs,  cabriolets  à  un  cheval ,  modestes 
gigs,  roulent  dans  les  liimnllueux  faubourgs,  et  se  dirigent  vers 
llanipslead  ,  Drenifoid  ou  Harrow,  jusqu'à  ce  que  la  pauvre  rosse 
s'arrête  épuisée  au  milieu  des  quolibets  jaloux  de  la  foule  pé- 
destre. 

LXX. 

Quelques  femmes  enrubannées  voguent  en  bateau  sur  la  Tamise; 
d'autres  préfèrent  comme  plus  sûre  la  r  ulc  coup.e  de  barrières  : 
une  partie  des  promeneurs  gravit  la  colline  de  Ricliemoiid;  danlrcs 
courent  à  Ware,  mais  la  plupart  monlent  jusqu'à  Ilighgale.  Vous 
dirai-je  pourquoi  ,  ombrages  de  la  Boolie  (1)?  C  est  pour  ador.'r  la 
corne  sacrée  nui,  oITerc  par  la  main  du  mystère,  reçoit  les  ser- 
ments redoutables  des  garçons  cl  des  filles,  serments  consacrés  par 
des  libations  et  des  danses  qui  durent  jusqu'au  matin  ^!). 

(I)  Byion  écrivait  ces  st.mccs  à  Tlièbcs  en  Béotie,  où  fut  proposée  la  fa- 
meuse énigme  du  ."Sphinx. 

(2!  Ailii.-iun  à  une  cjiitum.i  riilicnle  que  l'on  observait  autrefois  dans 
los.Til.er..'rs  il.-Itigli-ai.-:  on  (irés,  m.,',  n  ,i  vnY,n,-onrsune  naiie  de  cornes 
sur  les  111  U..S  ils  juctai -m  le  serment  limillon  do  ne  jamais  embrasser 
la  servante  quand  ils  pourraient  embrasser  la  maîtresse  ;   de  ne  point 


LXXI 

Tous  leq  peuple»  ont  leurs  frdies  ;  mnis  telles  ne  «onl  pas  Ici 
tiennes,  f,  belle  Cailix,  qui  le  mires  dan»  le  sombre  azur  de»  eaux! 
Aussilrtl  que  la  cloi'he  matinale  a  sonné  neuf  eonps,  le»  pieux  habi- 
tants ciunntentlci  grains  de  leur  rosaire;  cl  la  Vierpe  (la  seule,  je 
crois,  qu'il  y  ait  dans  le  pays)  a  fori  à  f.iin-  pour  efTacer  d'un  seul 
coup  autant  de  gros  péchés  qu'il  y  a  de  HdMes  qui  rirniJorenl.  Cela 
terminé,  ils  se  rendent  en  foiile  au  cirque  où  grands  et  vieux,  riclics 
et  pauvres  se  montrent  également  avides  du  même  spectiicle. 
• 

LXXII. 

La  lice  est  ouverte;  la  spacieuse  arène  esl  libre  :  des  milliers  de 
speeiaieiirs  l'entourent,  entassés  les  uns  sur  les  autre»  lont.'i>- 1  p^ 
avant  le  premier  signal  de  la  trompette  sonore,  les  curieux  ail.n  Is 
n'y  trouvaient  plus  une  seule  place  On  y  voit  foisonner  Ic^  dons  et 
les  granilei^ses  et  sur  oui  les  dames  !\  l'anllade  meurtrière,  mais  fort 
disposées  à  guérir  les  blessures  qu'elles  ont   faites.  Nul  ne  peut  se 

Plaindre,  comme  le  font  les  poètes  lunatiques,  que  leur  froid  dédain 
ail  condamné  à  mourir  des  traits  cruels  de  l'amour. 

Lxxin. 

Les  murmures  de  rassemblée  ont  cessé.  Montés  sur  de  nobles 
coursiers,  avec  leurs  blancs  panaches,  leurs  éperons  d'or  et  leurs 
lances  légères  on  voit  quatre  cavaliers,  prépares  à  cette  joilie  pé- 
rilleuse s  avancer  dans  le  cirque  en  s'inriinani  devant  les  spec'a- 
teurs:  ils  portent  de  riches  écharpes.  cl  leurs  montures  caraeolent 
avec  grûce.  S'il-  prétendent  briller  dans  ces  jeux  redoutables,  ce  n  est 
que  p<uir  obtenir  les  bru^^anls  applaudissements  de  la  foule  et  1  aima- 
ble sourire  des  dames:  c'est  là  le  seul  prix  de  leurs  exploits  et  ce- 
liii  dont  se  paient  également  les  monarques  et  les  guerriers. 

LXXIV. 

Revêtu  d'un  splendide  costume  et  d'un  manteau  éclatant,  mais 
to'ijoius  à  pied,  le  léger  matador  se  place  au  centre  de  l'arène,  pour 
assaillir  le  roi  des  troupeaux  mugissants;  mais  auparavanl  il  par- 
Court  tout  le  terrain  d'un  pas  aitenlif,  de  peur  que  quelque  ohsiaele 
caché  ne  vienne  eiilraver  son  adresse.  Son  arme  est  un  simple  dard  ; 
il  ne  combat  que  de  loin  :  c'est  tout  ce  que  Ihomme  peut  faire  sans 
l'aide  du  Coursier  fidèle,  trop  souvent,  helas!  condamné  àverser  son 
sang  pour  lui. 

LXXV. 

Le  clairon  a  sonné  trois  fois:  le  signal  est  jeté;  l'antre  s'ouvre, 
et  rallente  silencieu.se  règne  dans  les  rangs  pressés  desspedaieurs. 
Le  puissant  animal  sélanee  d'un  seul  bond  dans  l'arène,  promène 
autour  de  lui  ses  regards  farouches,  bat  du  pied  l'arène  sonore; 
mais  il  ne  s'élance  pas  aveuglément  sur  l'ennemi.  Son  Iront  mena- 
çant .se  tourne  de  colé  et  d'autre,  comme  pour  bien  mesurer  sa  pre-  • 
mière  atlaque,  et  il  bal  ses  fiancs  de  sa  queue  qu'agite  la  fureur:  ses 
yeux  rouges  et  dilatés  roulent  dans  leurs  orbites. 

LXXVl. 

Soudain  il  s'arrête:  son  œil  se  fixe...  Arrière!  jeune  imprudent, 
arrière!  apprête  ta  lance  ;  voici  le  moment  de  périr  ou  de  montrer 
cet  art  par  lequel  il  est  encore  temps  d'arrêter  la  course  furieuse  du 
monstre.  L'agile  coursier  pif  ouete  au  moment  précis' le  taureau 
poursuit  sa  course  écumanl  dr  f.ireiir,  mais  non  sansble>isure:  un 
ruisseau  de  pourpre  coule  de  son  Qanc.  Il  vole,  il  tourne  sur  lui- 
même,  aveuglé  par  la  douleur.  Le  ilard  succède  au  dard  ;  la  lance 
suit  la  lance:  ses  soutTrances  s'exhalent  en  longs  mugissements. 

LXXVIL 

11  revient  sur  ses  pas:  rien  ne  l'elTraie,  ni  les  lances,  ni  les  dards, 
ni  les  bonds  précipités  des  coursiers  baletanis.  Que  peuvent  contre 
lui  l'homme  et  ses  armes  deslruclriees?  Vaines  sont  les  armes  de 
riioinme;  plus  vainc  encore  est  sa  force.  Déj^  un  vaillant  coursier 
n'est  plus  qu  un  cadavre  défi^-uré;  un  autre  (  hideux  speciaele!  ) 
est  tout  éventré,  et  à  travers  son  poitrail  san:;lanl  on  voi  palpiter 
à  nu  les  organes  d'-  la  vie;  quoique  frappé  à  mort,  il  traîne  encore 
ses  membres  afi'aihlis;  chancelant,  mais  luttant  encore,  il  dérobe 
son  maitrc  au  danger. 

LXXVIIL 

Enfin  vaincu,  sanglant,  hors  d'haleine,  furieux,  le  monstre  est 
aux  abois.  Il  se  tient  immobile  au  milieu  de  larène,  entouré  de  ces 
dards  causes  de  ses  ble-sures,  des  débris  des  lances  qui  l'oni  frappé  « 
et  (les  ennemis  qu'il  a  su  mettre  h  'Cs  de  combat.  Maintenant  les  m.v 
tadores  voltigent  a  itourdelui,  agiianl  leur  mantille  rouge  cl  bran- 
dissant le  fer  mortel:  une  fois  encore  il  s'clancc  à  lia* ers  ses  en- 
boire  de  petite  bièrn  quand  ils  auraient  de  la  bière  forto;  et  autres  niai- 
series de  même  force. 


ŒUVRES    COMPLÈTES  DE  LORD  BYllON. 


3'.t 


nemis  avec  la  rapidilé  de  la  fou'ire.  Rage  impuissante!  une  main  ' 
perfiile  lance  le  voile  funesle  qni  couvre  ses  yeux  enflammés  :  loul 
esl  fini  ;  il  va  tomber  sur  le  sable. 

LXXIX. 

A  l'endroit  précis  où  son  cou  robuste  se  réunit  aux  vert^bres, 
l'arnii'  mortelle  s'enfonce  comme  dans  une  paîne.  11  s'arrête,  il 
frémit,  dédaignani  de  reculer  :  il  lombe  lentement  au  milieu  des 
cris  de  triumplie  et  meurt  sans  un  gémissement,  sans  une  convul- 
sion. Un  char  riclienient  décoré  se  présente  :  on  y  place  le  corps  de 
l'animal,  .«pecla'de  bien  doux  aiix  yenx  de  la  foule I  Quatre  cour- 
siers, qui  dédaignent  le  frt-in,  aussi  agiles  que  bien  dressés,  traînent 
ce  pesant  fardeau,  et  leur  vitesse  est  telle  que  l'œil  a  peine  à  les 
suivre. 

LXXX. 

Tels  sont  les  jeux  impitoyables  qui  cbarment  les  vierges,  les  jeunes 
lionuues  de  l'Kspagne.  Habiiué  de  bonne  heure  à  voir  couler  le 
sang,  leur  cœur  se  complaît  dans  la  vengeance,  el  jouit  des  souf- 
frances d'autrui.  Combien  d'inindtiés  privées  troublent  et  ensan- 
glantent chaque  village!  Tandis  que  tous  devraient  se  réunir  en  une 
patriotique  phalange  pour  faire  face  à  l'étranger,  il  n'en  reste  en- 
core c]ue  trop,  hélas!  dans  leurs  pauvres  cabanes,  occupés  à  aigui- 
ser en  secret  contre  un  ami  le  poignard  qui  fera  couler  son  sang 
avec  sa  vie. 

Lxxxr. 

Mais  la  jalousie  ne  règne  plus  en  Espagne  ;  ses  srillcs,  ses  ver- 
rous, la  prudente  duègne,  sa  sentinelle  surannée,  et  tout  ce  qui  ré- 
volte les  âmes  généreuses,  tout  ce  luxe  de  précautions  qu'un  vieil- 
lard amoureux  employait  pour  enchaîner  la  beauté,  tout  cela  est 
tombé  dans  les  ténèbres  de  l'oub  i  avec  le  siècle  qui  vient  de  finir. 
Avant  que  le  vdlcan  de  la  guerre  eijt  vomi  ses  fureurs,  qu'y  avait-il 
de  plus  libre  au  monde  que  la  jeune  Espagnole,  alors  que,  livrant 
aux  zéphyrs  les  longues  iresses  de  sa  chevelure,  elle  bondissait  sur 
la  verie  pelouse,  et  que  la  reine  des  nuits  souriait  à  ses  danses  et  à 
ses  amours? 

LXXXIL 

Oh!  souvent  el  bien  souvent  Harold  avait  aimé  ou  rêvé  qu'il  ai- 
rnail.  puisqu'en  effet  le  bonheur  n  est  qu'un  rêve;  mais  mainlenanl 
son  cœur  capricieux  éiait  insensible,  car  il  n'avait  pas  encore  bu 
au  fleuve  de  loubli,  et  il  savait  depuis  peu  seulement  que  l'amour 
n'a  rien  de  si  doux  que  ses  ailes.  Quelque  beau  ,  jeune  el  charmant 
qui!  paraisse  ,  au  fon  I  même  de  ses  jouissances  les  plus  délicieuses 
on  trouve  une  anieriume  qui  en  corrompt  la  source,  un  poison  qui 
se  répand  sur  leurs  Heurs. 

LXXXIIL 

Cependant  il  n'était  point  insensible  aux  charmes  de  la  beauté  ; 
mais  il  en  recevait  l'impression  qu'en  reçoit  le  sage.  Ce  n'est  pas 
que  la  sagesse  eiit  jamais  jeîé  sur  une  âme  lelle  que  la  sienne  ses 
ebasti'set  imposants  regards  :  mais  ou  la  passion  prend  la  fuite,  ou 
elle  se  consume  et  arrive  au  repos  ;  et  le  vice,  qui  se  creuse  à  lui- 
même  une  lombe  voluptueuse,  avait  déj^  enseveli  el  pour  jamais 
toutes  les  espérances  de  Harold.  Triste  victime  des  plaisirs,  une 
sombre  haine  de  la  vie  avait  écrit  sur  son  front  flétri  la  fatale  sen- 
tence de  Cain. 

LXXX  IV. 

Ppeclateur  insensible,  il  ne  se  mêlait  point  dans  la  foule;  mais 
il  ne  la  regardait  pas  avec  la  haine  du  misanthrope.  11  eût  voulu 
prendre  jiart  à  la  danse  et  aux  chants  ;  mais  comment  sourire 
quand  on  se  sent  plier  sous  son  destin?  Rien  de  ce  qui  s'otîrait  à 
ses  yeux  ne  pouvait  adoucir  sa  tristesse.  Un  jour  pourtant  il  essaya 
de  lutter  contre  le  démon  qui  le  tuait,  et  se  trouvant  assis  tout  rê- 
veur dans  le  boudoir  d'une  jeune  beauté,  il  Ct  entendre  ce  chant 
improvise  adressé  à  des  charmes  non  moins  aimables  que  ceux  qui 
l'avaient  captivé  dans  des  jours  plus  heureux. 

A  INÈS. 

1. 

Ne  souris  pointa  mon  front  soucieux,  hélas!  je  ne  puis  te  rendre 
ton  sourire.  Fasse  pourtant  le  ciel  que  tu  n'aies  jamais  de  larmes  à 
répandre,  h.  répandre  peut-être  en  vain. 


Veux-tu  donc  savoir  quel  malheur  secret  empoisonne  mes  joies  et 
ma  jeunesse?  Pourquoi  chercher  à  connaître  une  douleur  que  toi- 
même  tune  pourrais  adoucir? 

3. 

Ce  n'est  pas  l'amour,  ce  n'est  pas  la  haine,  ce  ne  sont  pas  les 
honneurs  perdus  d'une  vaine  ambition,  qui  me  font  maudire  mon 
sort  présent,  et  fuir  tout  ce  qui  m'était  cher. 


C'est  cet  ennui  fatal  qui  jaillit  pour  moi  de  tout  ce  que  je  vois, 
de  tout  ce  que  j'entends  :  la  beauté  a  cessé  de  me  plaire;  les  yeux 
même  ont  à  peine  un  charme  pour  moi. 


C'est  la  tristesse  sombre,  incessante  que  l'Hébreu  fratricide  por- 
tait partout  avec  lui  :  tristesse  qui  n'ose  jeter  un  regard  au-delà 
dir  tombeau  ,  et  qui  ne  peut  espérer  de  repos  en  deçà. 


Qui  peut  s'exiler  de  lui-même?  X  travers  les  climats  les  plus  éloi- 
gnés, toujours,  toujours  il  me  poursuit,  ce  fléau  de  ma  vie,  ce  démon 
qu'on  appelle  la  Pensée. 

Combien  d'autres  semblent  se  livrer  avec  ravissement  au  plaisir 
el  trouver  des  charmes  dans  tout  ce  que  j'abandonne  !  01;  !  puissent- 
ils  continuer  leurs  rêves  de  bonheur ,  el  ne  jamais  s'éveiller ,  du 
moins  d  un  semblable  réveil. 

8. 

Mon  sort  est  d'errer  à  travers  cent  contrées  ,  toujours  poursuivi 
par  un  fatal  souvenir  ;  el  ma  seule  consolat'on  esl  de  savoir  qu'ar- 
rive ce  qui  voudra,  le  plus  terrible  est  passé... 


Le  plus  (errible!  qu'est-ce  donc?  Ah!  ne  le  demande  pas;  par 
pitié  ne  m'iniernige  plus  :  reprends  ton  sourire,  et  ne  cherche  pas 
à  pénétrer  un  cœur...  dans  lequel  tu  trouverais  l'enfer. 

LXXXV. 

Adieu ,  belle  Cadix  1  oui ,  adieu  pour  longtemps  !  Qui  peut  oublier 
la  vigoureuse  résistance  de  tes  remparts?  Quand  tous  trahissaient 
leur  foi,  toi  seule  restas  fidèle  :  tu  fus  la  première  airrancliie  et  sub- 
juguée la  dernière;  el  si  au  milieu  d'aussi  terribles  scènes,  d'atta- 
ques aussi  rudes,  quelque.'  gouttes  du  sang  espagnol  ontrougi  le 
pavé  de  tes  rues,  ce  fut  celui  d'un  s"'.  traître  (1) ,  victime  d'une 
rixe  qu'il  avait  lauséc  Dans  ton  enceinte  tout  se  munira  noble, 
sauf  la  noblesse  elle-même  ;  personne  ne  baisa  les  chaînes  impo- 
sées par  le  vainqueur,  si  ce  n'est  une  noblesse  dégénérée. 

LXXXVL 

Tels  sont  les  enfants  de  l'Espagne ,  et  que  leur  sort,  hélas  !  est 
bizarre!  Us  combattent  pour  la  liberté,  eux  qui  ne  furent  jamais 
li'  res  ;  un  peuple  sans  roi  soutient  une  monarchie  décrépite  ;  quand 
les  suzerains  ont  fui,  leurs  vassaux  luttent  encore,  fidèles  à  la  tra- 
hisnn  incarnée  C'est  qu'ils  chérissent  cette  terre  qui  ne  leur  a  rien 
dimné  que  la  vie;  c'est  qu'un  juste  orgueil  leur  montre  le  chemin 
de  la  liberté.  Repoussés,  ils  atlaquent  encore  :  «  La  guerre  !  »  s'é- 
crient-ils sans  cesse;  «  la  guerre  même  aux  couteaux!  » 

LXXXVII. 

Vous  qui  désirez  en  apprendre  davantage  sur  l'Espagne  et  ses 
babitanis,  lisez  les  pages  que  l'on  a  écrites  sur  es  luttes  les  plus  san- 
glantes. Tout  ce  que  la  vengeance  la  plus  implacable  peut  inspirer 
contre  un  usurpateur  étranger  a  été  mis  en  œuvre  contre  les  Fran- 
çais ;  depuis  le  brillant  cimeterre  jusqu'au  couteau  caché,  l'Espa- 
gnol s'est  fait  une  arme  de  tout  :  puisse-l-il  sauver  ainsi  sa  sœur  el 
sa  compagne!  puisse-l-il  verser  le  Sring  du  dernier  agresseur! 
puisse  partout  une  pareille  invasion  recevoir  un  châtiment  aussi 
terrible  I 

LXXXVIIL 

Seriez-vous  tenté  d'accorder  une  larme  de  pitié  à  ceux  qui  suc- 
combent? voyez  dans  ces  plaines  désolées  les  traces  de  leurs  rava- 
ges! voyez  leurs  mains  rougies  du  sang  des  femmes!  Alors  vous 
abandonnerez  aux  chiens  leurs  cadavres  privés  de  sépulture;  alors 
vous  laisserez  aux  vautours  ces  restes  que  l'oiseau  de  proie  dédai- 
gnera peut-être.  11  faut  que  leurs  ossements  blanchis,  et  ces  traces 
de  sang  que  rien  ne  pourra  effacer ,  marquent  le  champ  de  bataille 
d'un  signe  hideux  et  durable,  et  fassent  comprendre  à  nos  neveux 
l'horreur  des  scènes  dont  nous  avons  eu  le  spectacle. 

LXXXIX. 

Mais,  hélas!  l'œuvre  terrible  n'est  point  achevée!  De  nouvelles 
légions'descendenl  des  Pyrénées  :  l'avenir  s'obscurcit  encore  ;  l'œu- 
vre terrible  est  à  peine  entamée,  et  nul  œil  mortel  n'en  saurait  voir 
la  fin  Les  nations  subjuguées  ont  les  yeux  fixés  sur  1  Espagne  :  si 
elle  devient  libre,  elle  aû'rauchira  plus  de  pays  que  le  cruel  Pizarre 

(1)  Le  gouverneur  Solano,  assassiné  en  mailSOD  par  la  populace. 


41) 


LKS  VlilLLtKS  LIITtUAIlUiS  ILl-USTKÈES. 


iifri  n  ciirliaiiir  jadis.  F.lranpc  retour  des  choses!  mainlcnaiil  le 
l.cnl.cin-  tic  la  Colombi.;  rt-parc  les  maux  mi'onl  soi.lTeils  les  enruils 
(Ic  Oiiilo  ,  lanilis  que  la  dé\aslalion  el  Ic  carnage  planent  sur  la 
luère-patrie. 

XC. 

Ni  lonl  le  sang  versé  KTalavcra,  ni  tous  les  prodiges  de  valeur 
arconiplis  Ji  Barossa  ,  ni  Albuera  cnCm,  <e  cliarnier  humain  ,  n  ont 
nu  assurer  h  ll'spagnc  la  conniiôle  des  drolls  les  plus  s;»cr.s.  Quand 
donc  verra-t-elle  lolivicr  retlouiir  dans  ses  plaines?  Quand  donc 
ponrra-t-elle  respirer  de  ses  sanKlanIs  labeurs?  Combien  de  jours 
llalarmea  doivent  encore  seflarcr  dans  la  nnil,  avant  que  le  ravis- 
seur abandonne  sa  proie,  cl  que  l'arbre  exolniue  de  la  liberté  s  ac- 
climate sur  ce  sol  qui  l'a- 
dopte. 

XCI. 

El  toi,  6  mon  ami  (1)1... 
puisque  ma  douleur  inu- 
tile s'échappe  de  mon 
cœur  maigre  moi ,  et  se 
môle  h  mes  chants:  si  du 
moins  le  fer  t'avait  abattu 
comme  il  abat  les  héros, 
l'orgueil  pourrait  arrêter 
les  pleurs  de  lamiiié; 
mais  descendre  ainsi  dans 
la  mort,  .sans  exploits, 
sans  lauriers,  oublié  de 
tous,  hormis  ce  cœur  so- 
litaire, et  mêler  ton  ca- 
davre sans  blessure  avec 
tons  ces  morts  célèbres; 
tandis  que  la  gloire  cou- 
ronne tant  de  télés  moins 
dignes!  Qu'as-lu  fait  pour 
n'obtenir  qu'un  trépas  si 
paisible? 

XCII. 

0  le  plus  ancien  de 
mes  amis  et  le  plus  esti- 
mé I  cher  à  un  cœur  qui 
avait  perdu  tant  d'alla- 
chemeiits,  bien  qu'à  ja- 
mais ravi  à  mes  jours  in- 
consolés, ne  refuse  pas  ta 
présence  à  mes  rêves.  Le 
malin  ,  en  m'évcillant  au 
sentiment  de  mes  dou- 
leurs, renouvellera  mes 
larmes  secrètes;  et  mon 
imagination  se  plaira  au- 
tour de  ta  tombe  inno- 
cente, jusqu'au  jour  où 
ma  fièle  dépouille  retour- 
nant à  la  poussière,  laïui 
qui  n'est  plus  et  celui  qui 
pleure  reposeront  ensem- 
ble. 

XCIII. 

Voici  le  premier  chant 
du  pèlerinage  d'Harold. 
Vous  qui  voulez  le  suivre 
plus  loin  ,  vous  trouverez 
de  ses  nouvelles  dans 
d'autres  pages ,  si  celui 

qui   comjiose   ces   rimes  . 

peut  encore  en  griffonner  quelques-unes.  En  serait-ce  cleja  iroi>.... 
Criliquc;  impitoyable,  tais-toi  1...  Patience!  et  l'on  apprendra  ce 
que  vil  notre  pèlerin  dans  d'autres  conliécs  où  sa  dcslince  le  pous- 
sait :  contrées  où  s'élevaient  les  monuments  de  lantiquile  avaiit 
que  la  Grèce  cl  les  arU  des  Grecs  eussent  succombe  sous  la  main 
des  barbares. 


CHANT    11. 

1. 

Descends,  ô  Sagesse,  vierge  céleste  aux  yenx  bleus...  mais,  hélas! 
tu  n  insiiiras  jamais  les  chants  d'un  murlcl.  Minerve!  ici  était  ton 

(I)  JûhQ  Wingfleld.  lié  avec  Bvron  depuis  dix  ans,  et  mort  do  la  fièvro 
à  Coiinbrç. 


A  chaque  détour  dans  les  Morénas  s 
d'une  batterie 


temple,  et  il  v  est  encore  malgré  les  ravages  de  la  guerre,  de  l'in- 
cendie et  du  Icinps  qui  a  fait  disparaître  ton  culte.  Mais  l'acier  cl  la 
namiiie  et  le  lent  travail  des  siècles  sont  moins  destructeurs  que  le 
seeptr-  ledoulable  et  le  règne  funeste  de  ces  hommes  étrangers  \ 
ce  feu  sacré  (prallumc  dans  les  ftmes  civilisées  ton  seul  somenir,  le 
souvenir  i  e  les  enfants  chéris. 

II. 

Fille  des  igesl  auguste  Athènes!  où  sont-ils  tes  hommes  forts? 
où  scmt  tes  grandes  âmes?  Ils  ne  sont  plus  :  ils  n'apparaissent  que 
coinnie  une  lueur  dans  les  rêves  du  passé  :  les  premiers  dans  la 
carrière  de  la  gloire  ,  ils  oui  roni|ui8  la  palme  et  ils  ont  disparu... 

Est-ce  Ih  tout?  servir  de 
thème  h  l'écolier,  nous 
étonner  pendant  une  heu- 
re! Ici  l'on  cherche  vai- 
nement le  glaive  du  guer- 
rier, la  robe  du  philoso- 
phe :  sur  les  ruines  de  les 
tours ,  noircies  par  la  bru- 
me des  sicclts,  on  voit  pas- 
scrrombrepàledclagian- 
deur. 

III. 

Fils  d'un  matin,  lève- 
toi  I  approche,  viens  ici  ; 
mais  n'outrage  pas  cette 
urne  sans  défense;  con- 
temple ces  lieux...  sépul- 
cre d'une  nation ,  séjour 
de  ces  dieux  dont  les  au- 
telssont  éteints.  Cesdieux 
eux-  mêmes  sont  forcés  de 
céder  ;  chaque  religion  a 
son  tour  :  hier  Jniiiler,  au- 
jourd'hui Mahomet  ;  et 
d'autres  croyances  naî- 
tront avec  d'autres  siècles, 
jusqu'à  cequelhommeail 
compris  qu'en  vain  sonen- 
cins  s'élève,  en  vain  ses 
victimes  ex|iirent;  faible 
enfant  du  doute  et  de  la 
mort  ,  dont  l'espérance 
s'appuie  sur  un  roseau. 

IV. 

Lié  à  la  terre ,  il  lève  ses 
yeux  vers  le  ci''l.  N'est-ce 
donc  pas  assez,  malheu- 
reuse créature,  de  savoir 
ce  que  tu  es?  La  vie  esl- 
elle  un  don  si  précieux, 
que  tu  veuilles  exister  en- 
core au-delà  du  tombeau, 
cl  aller  dans  des  régions 
inconnues,  peu  l'iuiporle 
où,  pourvu  que  tu  quittes 
la  terre  pour  te  perdre 
dans  les  cieux  ?  Ne  cesse- 
ras-tu derêxer  des  félici- 
tés ou  des  joies  à  venir? 
Examine  et  pèse  cette 
poussière  avant  qu'elle 
s'envole:  cette  urne  étroi- 
te en  dit  plus  que  des  mil- 


lombies,  les  hauteurs  sont  armées 
meurtrière. 


liois  d  ho  1  êlies. 


V. 


Ou  bien  fouille  sur  le  rivage  solitaire  ce  tertre  élevé  ou  dort  un 
ancien  héros.  Il  tomba,  cl  les  nations  qui  se  sentaient  tomber  avec 
lui  vinrent  gémir  autour  de  son  mausolée.  Mais  maintenant  de  ces 
milliers  d  hommes  attristés,  il  n'en  reste  plus  un  seul  qui  le  pleure; 
nul  gueirier  fidèle  à  .si  mémoire  ne  vient  veiller  dans  ce  heu  ou, 
dai)iès  la  tradition  ,  les  demi-dieux  apparaissaient  aux  mortels.  Au 
milieu  de  ces  débris  épais,  ramasse  ce  crâne  :  est-ce  donc  là  le  temple 
que  peut  habiter  un  dieu?  Lever  même  du  tombeau  fiuil  par  dédai- 
gner sa  cellule  en  ruines. 

Vois  celte  arcade  rompue,  ces  parois  en  ruine,  ces  appartements 
déserts  cl  ces  portiques  défigurés  :  ce  fui  jadis  le  haut  séjour  de 
l'ambition  ,  le  dôme  de  la  pensée,  le  palais  de  l'âme.  A  travers  ces 
orbites  éteintes,  aveuglées,  lu  vois  le  brillant  asile  de  la  sagesse,  de 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


41 


l'espi'il,  de  mille  passions  intrailaliles  :  loiil  ce  qu'ont  jamais  écrit 
les  saints,  les  sapes  ou  les  sopliisics,  pourrait-il  repeupler  celle  tour 
abandonnée,  restaurer  ce  domaine? 

VII. 

Tu  disais  vrai,  Ole  plus  sage  des  Athéniens  :  «Tout ce  que  nous 
savons,  c'est  que  nous  ne'  pouvons  rien  savoir.  »  Pourquoi  reculer 
devant  l'inévitable?  Chacun  a  ses  soulTrances,  mais  les  faibles  gé- 
missent sur  des  maux  imaginaires  enfantés  par  les  rêves  de  leur 
cerveau.  Cherchons  ce  que  le  hasard,  le  destin  nous  indique  comme 
le  premier  des  biens  ;  la  paix  nous  attend  sur  les  rives  de  l'Acliéi'on  : 
là  le  convive  rassasié  n'est  point  forcé  de  guùler  à  de  nouveaux  ban- 
quets ;  le  silence  dresse  la 
couche  d'un  repos  qu'on 
ne  regrette  jamais. 


VIII. 

Si  pourtant  ,  comme 
l'ont  pensé  les  hommes 
les  plus  vertueux,  il  exisli> 
par-delà  le  noir  rivage  un 
rojau'me  des  âmes,  sujet 
de  confusion  pour  la  dor- 
trine  sadducéenne  ,  l'i 
pour  ces  so|ihistes  qui 
s'enorgueillissent  folle- 
ment de  leurs  doutes 
qu'il  serait  doux  d'y  ado- 
rer la  source  do  l'èire,  du 
concert  avec  ceux  qui  ont 
allégé  nos  labeurs  mor 
tels!  d'y  entendre  de  nou- 
veau toutes  ces  voix  quo 
nousredoutionsde  neplii^ 
entendre!  de  conlempli'i 
comme  par  la  vue  mcim 
ces  ombres  ré\érées,  le 
sage  de  la  Baciriane ,  le 
idiilosopbe  de  Samos,  et 
tous  ceux  qui  ont  ensei- 
gné la  verlu. 

IX. 

C'est  laque  je  le  rever- 
rai, toi  dont  l'anùtié  et  la 
vie  s'éteignii'ent  en  mê- 
me temps  (1),  et  qui  m'as 
laissé  ici-bas  pour  aimer 
et  vivre  sans  but.  0  frère 
jumeau  de  mon  cœur,  je 
ne  puis  croire  à  ta  mort, 
quand  l'active  mémoire  te 
peinten  traits  de  feu  dans 
mon  cerveau.  Soit  :  je  rê- 
verai que  nous  pouvons 
nous  réunir  encore,  et  je 
caresserai  celle  vision 
dans  mon  soin  que  tu  as 
laissé  vide.  S'il  survit  en 
nousquelque  chose  de  nos 
jeunes  souvenirs,  que  la- 
venir  soit  ce  qu'il  pour- 
ra... ceseraitassez  debon- 
lieur  pour  moi  que  de  sa- 
voir ton  âme  heureuse. 


Attique.  —  Vue  piise  de  l'Hi  mette. 


les  derniers  resles  de  son  antique  pouvoir,  quel  fut  le  dernier  et  le 
plus  odieux?  Rougis,  ô  Calédnnie!  d'avoir  engendré  un  le!  fds.  .le 
suis  heureux  ,  ô  noble  Angleterre  !  que  cet  homme  ne  t'appar- 
tienne pas  Tes  libres  citoyens  devraient  épargner  ce  qui  fui  libre 
jadis  ;  et  pourtant  on  les  voit  violer  les  sanctuaires  attristés,  et  em- 
porter les  autels  sur  l'Océan  qui  semble  ne  les  recevoir  qu'à  regret. 

XII. 

Ignoble  sujet  de  triomphe  pour  le  moderne  Picte ,   que  d'avoir 
ravi  ce  qu'ont  épargné  le  Turc  et  le  Golh  et  le  temps  lui-même  :  il 
doit  avoir  l'ànie  aussi  stérile  et  aussi  froide,  le  cœur  aussi  dur  que 
les  rochers  de  son  rivtige  natal,  l'homme  qui  a  pu  concevoir  et  exé- 
cuter l'odieux  dessein  de 
dépouiller  la  malheureuse 
Athènes.   Ses  habiianis, 
ES?,^s5JsaBhSSF-:^^;^Sg5afe^  '■'op  faiblcs  pour  défendre 

-      --:--  —:,-^_--   '   -^"ï-      "-        -  ses  ruines  sacrées  ,  ont 

pourtant  compris  lesdou- 
-  ^  leurs  de  la  patrie,  et  dans 
^j^  ce  moment  ils  ont  senti 
jTiif  plus  cruellement  que  ja- 
t~i!l  mais  le  poids  de  leurs 
;ifcii:       chaînes. 


XIII. 

Eli  quoi!  un  Anglais 
osera  -  t  -  il  jamais  dire 
qu'Albion  fut  heureuse 
des  larmes  d'Athènes  ? 
Quoique  ce  soit  eu  Ion 
nom  que  des  esclaves  ont 
déchiré  son  sein,  crains 
de  dévoiler  un  attentat 
qui  ferait  rougir  l'Euroiie. 
Eh  quoi!  la  reine  de  l'O- 
céan ,  la  libre  Bretagne 
se  charge  des  dernières 
dépouilles  d'un  pays  dé- 
vasté! Oui,  celle  qu'i  prête 
un  appui  généreux  à  tant 
de  peuples  qui  bénissent 
son  nom  arrache  d'une 
main  de  harpie  ces  restes 
malheureux  que  le  temps 
a  respectés  ,  et  que  les  ty- 
rans ont  laissés  debout. 

XIV. 

Oil  était  donc  ton  égide, 
6  Pallas-  cette  égide  qui 
sut  arrêter  le  farouche  Ala- 
ric  et  la  dévastation  qu'il 
traînait  avec  lui? Où  était 
le  fils  de  Pelée  que  l'enfer 
ne  put  retenir  dans  ce  jour 
fatal  de  l'invasion  des 
Goths,  et  dont  l'ombre  pa- 
rut à  la  lumière,  armée  de 
sa  lance  redoutable?  Quoi 
donc!  Pluton  ne  pouvait- 
il  encore  une  fuis  laisser 
le  héros  en  liberté  pour 
arracher  sa  proie  à  un  au- 
tre spoliateur  ?  Hélas  I 
Achilleoisifcontinuad  er- 
rer sur  les  bords  du  Styx 


J'aime  à  m'asseoir  sur  celte  pierre  massive,  base  encore  stable  d'une 
colonne  de  marbre;  fils  de  Saturne  ,  ici  était  ta  résidence  favorite 
la  plus  splendide  parmi  tant  de  spleiidides  demeures  :  d'ici  je  cher- 
che à  retrouver  les  vestiges  qui  indiquent  la  grandeur  de  ton  sanc- 
tuaire :  vaine  tentative!  l'œil  même  de  l'imagination  ne  peut  res- 
susciter ce  que  les  efforts  du  temps  ont  détruit.  Ces  orgueilleuses 
colonnes  méritent  certes  plus  qu'un  souvenir  fugitif,  et  pourtant 
auprès  d'elles  le  musulman  s'assied  impassible ,  et  le  Grec  frivole 
passe  en  chantant. 

XI. 

f     Mais  de  tous  les  spoliateurs  de  ce  temple  qui  domine  sur  la  hau- 
teur, ou  Pallas  avait  prolongé  son  séjour,  ne  quittant  qu'à  regret 

(I)  Le  jeune  Eddleslone,  l'ami  de  Byron  à  Harrow.  Voyez  les  Heures  de 


et  ne  vint  plus  sau\  cv  la  cité  de  Minerve 

XV. 

0  belle  Grèce  ,  bien  froid  est  le  cœur  de  l'homme  qui  en  te  con- 
templant ne  sent  pointée  qu'éprouve  un  amant  penché  sur  la  pous- 
sière de  celle  qu'il  aimait;  insensibles  sont  les  yeux  qui  peuvent 
voir  sans  larmes  tes  murs  dégradés,  les  restes  cie  tes  temples  enle- 
vés par  des  mains  anglaises  quand  leur  devoir  eiit  été  plutôt  de  pro- 
téger ces  ruines  immortelles.  Maudite  soitl'hem'e  où  ces  misérables 
quittèrent  leur  île  pour  déchirer  de  nouveau  ton  sein  meurtri,  et 
entraîner  tes  dieux  frissonnants  vers  des  climats  glacés  qui  leur 
font  horreur! 

XVI. 

Mais  où  donc  est  Harold  ?  Ai-je  oublié  de  suivre  sur  les  vagues  ce 
sombre  voyageur?  Il  partit  de  l'Espagne  sans  songer  à  rien  de  tout  ce 
que  les  autres  hommes  regrettent;  aucune  amante  ne  vint  étaler 


42 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


devant  lui  iinn  douleur  de  rommande  ;  aucun  nmi  tie  tendit  la  main 
pour  due  adieu  à  ce  froid  étranger  qui  allait  rlierclior  (i'aulrrs  cli- 
ipats.  Il  l'^t  dur  \r  ru'ur  i|uc  les  cliaruies  de  la  lnvuiti-  ne  |ieuvenl 
rt'lcnir;  mais  llanild  néprouvaii  plu';  c<>  qu  il  piIi  éiuouvé  jadis  :  il 
quitta  sans  un  soupir  ce  théâtre  de  carnage  et  de  criiues. 

XVII. 

Quiconque  a  vcipué  sur  les  mors  bleuâircg  y  a  contemplé  sans 
dniiio  cl  plusieurs  fois  un  niagnifique  spectacle  :  la  plus  nolle,  la 
jihis  fraîche  des  Itrises  airondil  la  blanche  voile,  et  la  vaillante  fré- 
p.Tic  prend  son  essor  :  à  la  droite  du  navipatenr,  les  mftts .  les  clo- 
chers, le  rivage,  s'éloignent;  h  gauche,  l'Océan  se  déploie  dans  sa 
majestueuse  splendeur  :  les  nazies  du  convoi  se  disp'-rsent  comme 
une  troupe  de  cygnes  sau>ages;  et  le  plus  mauvais  voilier  marche 
avec  agilité,  laut  les  vagues  se  briseol  doucemeut  autour  de  chaque 
proue. 
^  XVIII. 

Et  voyei  dans  chaque  navire  tout  un  appareil  mililair«  ;  le  bronze 
poli  des  "canons,  le  filet  tendu  sur  le  tillac,  la  voix  rau<iue  du  com- 
nMndfrucMl,  le  bourdon nctn  nt  de  la  manœuvje  quaml,  sur  un  or- 
dre du  chef,  les  matelots  monleni  garnir  les  agr'S  les  plus  élevés 
du  viiissi'aii.  Kcouiez  l'appel  du  contre-maiire ,  le  cri  joyeux  par 
lescpiels  les  marins  s'excitent  entre  eux  pendant  que  les  cordages 
glissent  enire  leuis  mains.  Vo.vez  le  mid^chipinan  imberbe  qui 
gnssit  sa  voix  d'enfiint  pour  approilver  ou  blâmer  ;  écolier  qui  déjà 
sait  diriger  1  équipage  docile. 

XIX. 

Sur  le  tillac,  propre  et  poli  comme  un  cristal ,  le  lieulenant  de 
quart  se  promène  avec  gravité.  Un  espace  demeure  comme  un  do- 
maine sai  ré  (•ù  le  seul  capitaine  s'avance  majestueusement  :  silen- 
cieux et  craint  de  tous,  il  n  adresse  que  bien  rarement  la  paroleà 
ses  subalternes  s'il  veut  conserver  intacte  cHe  subordination  sé- 
vère, sans  laqurlle  on  ne  peut  co;;'_:ii:érir  ni  triomphe  ni  gloire  : 
mais  les  Anglais  se  soumett^ni  aux  lois  les  plus  dures  quand  elles 
ont  pour  objet  d'ajouter  à  leur  force. 

XX. 

Soufflez,  soufflez  rapidement ,  ô  brises  propices,  jusqu'à  l'heure 
où  le  soleil  agranili  sera  près  d  éteindre  ses  feux  ;  alors  le  niivire  qui 
porte  le  pavillon  amiral  devra  diminuer  ses  voiles  pour  que  les  bA- 
timents  jiaresseux  poissent  le  rejoindre.  Ah  I  retard  mîiudit,  cruelles 
iiHures  d'oisivclél  Gaspiller  pour  d  indolentes  ch;doiipes  une  si 
belle  brise!  que  de  lieues  on  aurait  pu  faire  d'ici  h  la  pointe  du 
jour  !  mais  nous  restons  inactifs  h  contcm|iler  la  mer  paisilde  et  la 
voilo  abaissée  bat  le  long  du  inàt  :  et  cela  pour  attendre  des  soli- 
veaux sans  vie. 

XXI. 

La  lune  s'est  levée  :  par  le  ciel ,  voili  une  belle  nuit.  De  longs 
sillons  de  lumière  s'étenient  au  loin  sur  les  vagues  bondissante*  : 
voii'i  l'heure  où,  sur  le  rivage,  les  jeunes  hommes  soupirent,  où  les 
vierges  ajoutent  foi  à  leurs  sermenis  :  puisse  l'amour  nous  sourire 
aussi  quand  uou«  aurons  ri'g:igné  la  terre!  Cependant  l'archet  d'un 
Arion  liarbare  éveille  la  sauvage  harmonie  si  chère  aux  malelols; 
un  cercle  daudi  eurs  satisfaits  se  forme  autour  de  lui  ,  ou  bien  les 
marins  dansi'nt  gaimcnt  en  suivant  la  mesure  d  un  air  connu, 
aussi  gais  et  insouciants  que  s'ils  étaient  encore  en  liberté  sur  le 
rivage. 

XXII. 

HaroM  aperçoit  les  rocliers  de  la  côte  à  travers  le  détroit  de 
Calpc  :  là  r l'Europe  et  l'Afrique  se  ri'gardent.  La  contrée  des  vierges 
aux  jeux  noirs  et  celle  du  Maure  basané  sont  également  échurécs 
par  l'es  ravnns  de  la  pAlc  Hecate.  Connue  ces  ra.vons  se  jouent  dou- 
ce  nt  sûr  les  ciVcs  de  l'Ivspagne!  aux  f.ibles  clané.s  de  son  dis- 
que décrois-sant,  comme  on  distingue  nettement  le  rocher,  la  colline, 
la  forêt  somltre;  t;indis  qu  en  faee  les  sombres  et  gigantesques 
monUignes  de  la  Mauritanie  projettent  leurs  ombres  noires  depuis 
leur  suuimel  jusqu'à  la  côtel 

XXIII. 

Il  est  nuit  :  c'est  l'heure  où  la  méditation  nous  rappelle  que  nous 
avons  autrefois  aimé,  quoique  notre  amour  suit  fini.  Le  cœur,  por- 
tant le  tieuil  de  ses  aCfeoiions  trompées,  quoique  sans  ami  inainle- 
nant ,  aime  à  rêver  qu  il  eut  un  ami.  Qui  courbe  v<donlaireiuciit  la 
lête  sous  le  fanleau  ues  années,  alors  qu'en  lui  la  jeunesse  survit  à 
ses  jeunes  amours  ei  à  ses  joies?  Ilélas!  quand  deux  âmes  unies  ont  ou- 
blié leur  iendres.«e,  la  mort  n'y  trouve  plus  que  peu  de  chose  à  dé- 
truire. 0  bonheur  de  nos  jeunes  années!  qui  ne  voudrait  pas  rede- 
venir enfant  I 

XXIV. 

Ainsi  penchés  sur  le  bord  du  navire  lavé  par  les  flots,  contem- 
plant l'orbe  de  Diauc  qui  se  reflète  dans  les  vagues,  nous  oublious 


tous  nog  plans  d'e*pérance  cl  d'orgueil ,  cl  nous  revidons  malgré 
nous  vers  les  années  que  noiisavons  laissées  en  arrière.  Il  n'est  point 
d'iuic  assez  abandon  née  où  un  être  aimé,  plus  aimé  qu'elle  ne 
s'aiiie  elle-même,  n'occupe  ou  n'ait  occupé  la  (lensée,  et  ne  vienne 
lui  denuind'.-r  l'homninge  d'une  larme;  éclair  de  douleur  dont 
notre  cœur  attristé  voudrait,  mais  en  vain,  éviter  l'éblouissemenl 
fatal. 

XXV. 

S'asseoir  au  sommet  des  rocs,  rêver  sur  les  flots  ou  au  bord  des 
abîmes,  s'égarer  ,'i  pas  lents  sous  l'ombrace  des  fon^l"!.  recherch -r 
les  êtres  sur  lesquels  ne  s'étend  pas  la  ilominaiion  de  1  hoiome  les 
lieux  où  le  pied  d'un  mortel  a  rarement  ou  n'a  jamais  lais.eé  sa 
trace;  gravir  inaperçu  le  mont  inaccessible  avec  ces  iro  'ppaiix  sau- 
vajrcs  qui  n'ont  pas' besoin  de  bercail  ;  seul  s'incliner  au  dc-Sus  des 
précipices  et  des  cataractes  éciimantes  :  ce  n'est  pas  encore  là  vivre 
dans  la  solitude  ;  ce  n'est  que  converser  avec  la  nature,  lappeler 
à  dérouler  devant  nous  toutes  ses  magniflccucea. 

XX  VL 

Mais  parmi  la  foule,  le  bruit  et  le  contact  des  hommes,  entendre, 
voir,  sentir  ei  posséder;  et  cependant  errer  ç.'i  et  là.  citoyen  fatipué 
du  monde;  et  n'avoir  personne  à  chérir,  personne  qui  nous  ché- 
risse; n'être  entouré  que  de  ces  courtisans  de  la  fortune  qui  fuient 
à  laspect  du  malheur  ;  et  au  milieu  de  tant  d  êtres  qui  nous  flitienl, 
nous  adulent,  nous  harcellent,  n  eu  trouver  pas  un  seul  qui  ail  pour 
nous  une  atVectiou  iniiine.  et  qui ,  si  nous  n'étions  plus,  cesse  au 
moins  de  sourire  ;  oh!  c'est  là  être  seul  ;  voilà  la  véritable  solitude. 

XXVll. 

Plus  heureux  est  le  pieux  ermite  que  le  voyageur  rencontre  dans 
les  déserts  de  l'Alhos,  rêvant  le  soir  sur  les  sommets  gigantesques 
de  la  montagne  d'où  il  conteinple  une  nier  si  bleue  et  des  cieux  si 
purs.  Celui  qui  à  pareille  heure  vii-nl  errer  ilan-;  ces  lieux  consacres, 
reste  longtemps  pensif,  et  s'arrache  lentement  à  ce  spectacle  ma- 
gique; puis  il  soupire,  il  regiellc  que  si.n  sort  ne  soit  point  celui 
de  l'anachorète  de  la  montagne,  et  il  part  eufiu  abborraul  UavanUge 
un  monde  qu  il  avait  presque  oublié. 

XXVIII. 

Pa.ssons  sous  silence  la  longue  route  monolone  el  si  souvent  sil- 
lonnée sur  laquelle  nous  ne  laissons  aucune  trace;  ne  décrivons  ni 
le  calme  ni  la  brise;  ni  les  changements  d'air,  ni  le  vaisseau  qui 
louvoie,  ni  les  caprices  bien  connus  des  éléments  ;  laissons  de  côté 
les  jouissances  et  les  peines  des  marins  confinés  par  les  flots  dans 
leur  citadelle  ailée,  le  temps  bon  ou  mauvais,  favorable  ou  contraire 
selon  que  la  brise  et  les  vagues  s  élèvent  ou  tombent  :  jusqu  à  ce 
maiiii  joyeux  où  tout-à-coup  :  «  Holà  !  terre  I  »  s'écrie-t-on  ;  el  tout 
esl  bien. 

XXIX. 

Mais  n'oublions  pas  de  parler  de  les  îles,  ô  Calypso  !  groupées 
comme  dessœuis  au  milieu  de  l'Océan  :  là  une  rade  sourit  encore 
aux  malelols  faiigués,  quoiiiue  la  helle  déesse  ait  ces<é  depuis  long- 
temps dy  pleurer  un  inlidèle  el  d'aiteiidie  en  vain  du  h^ul  de  s  s 
rochers  c  lui  qui  a  pu  lui  préférer  une  mortelle.  C'est  ici  que  le  Ills 
d'Ulysse  but  londeanière,  précipité  dans  les  flo.s  par  le  sévère  .Men- 
tor :  double  perle  à  déplorer  pour  la  reine  des  nymphes. 

XXX. 

Son  règne  est  fini;  sa  douce  puissance  n'est  plus  :  cependant  , 
t'v  fie  pas,  jeune  imprudent  ;  prends  pardel  une  reine  mortelle  .i 
placé  ici  le  siège  de  sou  dangereux  empire  :  crains  dy  trouver  une 
nouvelle  Calvpso.  Aiui.dile  Florence  i  I  ).  si  ce  ccur  inconslaol  et 
vide  dalTecii'oii  pouvait  se  donner  encore,  il  serait  à  toi;  mais,  vie- 
il •  e  de  tous  les  liens  que  j'ai  formés,  je  n'oserais  otTrir  à  l  )n  au- 
tel lin  indigne  encens,  ni  demander  qu'une  âme  aussi  pure  soufl'rc 
pour  moi. 
'  XXXI. 

Ainsi  pensait  Harold  en  contempl.int  les  yeux  brillanis  de  celte 
belle  :  léclat  de  ce  regard  ne  lui  inspira  d  autre  pensée  qu  une  in- 
nocente a  Iniiralion.  L'amour  se  linl  à  Iccarl  sans  s'éloigner  beau- 
coup :  car  il  savait  que  le  C(i;ur  d'Harold  avait  élé  souvent  conquis 
et  perdu,  mais  il  ne  trouvait  plus  en  lui  son  fervent  adoraieur.  Le 
dieu  enfant  renonça  pour  jamais  à  lui  inspirer  de  nouveih-s  Dam- 
mes,  quand  il  le 'vit  résister  à  cette  dernière  attaque  et  il  Comprit 
qu'il  avait  perdu  pour  jamais  son  ancien  empire. 

XXXII.  ' 

Quelle  ne  dut  pas  êlre  ta  surprise ,  ô  belle  Florence,  en  voyant 

(11  Voyez  dans  les  poésies  diverses  les  deux  pièces  adressées  à  ctlto 
dame  :  «  .\  Florence,  »  el  n  l'Orage  a 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


43 


un  homme  prôl  à  so\ipirei%  disait-on,  pour  Ions  les  olijoN  qu'il  rencon- 
trait, soutenir  nupassible  l'éclal  de  tesn'>;arilsoù  tons  les  autres  ho-r  - 
mes  lisaient  ou  l'aisaienl  semblant  de  lire  leur  espoir,  leur  arrêt,  leur 
châtiment,  leur  hi;  honmiage  que  la  beauté  exige  «le  ses  escl.ives. 
Comment  un  adolescent  qni  semblait  encnre  aussi  novice  p^mvait-il 
ne  pas  eprnuvcr,  ne  pas  feiiidre  au  moins  ces  ardeurs  si  souvent  dé- 
crites, que  les  femmes  peuvent  repousser,  mais  qui  exciteul  bien  ra- 
rement leur  courroux. 

XXXllL 

Elleignorail  que  ce  cœur  qni  lui  semblait  de  marbre,  se  faisant  un 
masque  du  silence  ou  retranché  dans  sim  orgueil,  n  était  |(as  inha- 
bile dans  lart  de  la  séduction;  qu'il  savait  tendre  de  loin  ses  piè- 
ges voluptueux  et  que  s  il  avait  renoncé  il  de  coupables  poursuites, 
c'est  seulement  lorsqu'il  n'avait  plus  rien  trouve  qui  fût  digne  do 
ses  attaques.  Jlais  Harold  dédaigne  aujourd  hui  de  tels  triomphes  , 
et  quand  même  ces  beaux  yeux  bleus  auraient  touché  sonàme,  il 
ne  se  joindrait  pas  à  la  foule  de  leurs  adorateurs. 

XXXIV. 

II  connaît  bien  peu  ,  je  crois,  le  cœur  de  la  femme,  celui  qui  s'i- 
magine que  des  soupirs  peuvent  conquérir  cet  être  inconstant.  Que 
lui  inipcirlent  des  cœurs  alors  qu'elle  est  certaine  de  les  (losséder? 
Rendez  aux  beaux  yeux  de  votre  idole  l'hommage  qu  ils  réclament  : 
mais  ne  soyez  point  trop  humble,  ou  elle  vous  méfirisera  ainsi  que 
voire  aveu  ,  de  quelques  brillantes  méiaphore-  que  vous  l'avez 
revêtu.  Dissimulez  même  votre  tendresse,  si  vous  êtes  sage;  une 
confiance  hardie  est  encore  ce  qni  réussit  le  mieux  aupiès  de  la 
femme  :  sachez  exciter  lour-à-tour  et  calmer  son  dépit,  et  bientôt 
elle  couronnera  tous  vos  vœux. 

XXXV. 

Vérité  bien  ancienne,  démontrée  par  le  temps  et  déplorée  surtout 
de  ceux  qui  en  sont  le  mieux  convaincus:  quand  on  a  obtenu  ce 
que  tons  d''sirent  obtenir,  le  triomphe  vaut  à  peine  ce  qu'il  a  coûté. 
La  perle  de  la  jcune.sse,  la  dégradation  de  1  came,  la  ruine  de  l'hon- 
nenr,  voilà  les  fruits  de  la  passion  satisfaite.  El  si  par  un  cruel 
bienfait,  nos  espérances  sont  flétries  de  bonne  heure,  la  blessure 
s'envenime  et  le  cœur  n'en  guérit  pas,  bien  qu'il  n'ait  plus  d'amour 
et  ne  songe  plus  à  plaire. 

XXXVI. 

En  avanti  pourquoi  ces  digressions  frivoles  au  milieu  de  nos 
chanls?N'avons-nonspas  encore  plus  d'un  rivage  pittoresque  à  cô- 
toyiM?Guidi-s,  non  pai  rimaginalion,  mais  par  la  mélancolie  pensive, 
nous  parcourrons  des  contrées  belles  au-delà  de  tout  ce  que  la  pen- 
sée humaine  peut  inventer  dans  ses  étroites  conceptions,  au-delà  de 
toutes  ces  nouvelles  utopies  qui  enseignent  à  l'homme  ce  qu'il 
pcjurrait,  ou  devrait  être,  si  cette  créature  corrompue  pouvait  jamais 
profiler  d'un  pareil  enseignement. 

XXXVII. 

La  nature  est  encore  la  plus  tendre  les  mères  ;  quoique  toujours 
chan;.'ennf,  son  aspect  n'en  est  pas  moins  doux.  Puissé-jem'abrenver 
toujours  à  sa  mamelle  nue,  enfant  qu'elle  na  jamais  sevré,  bien 
qu'elle  ne  m'ait  point  pro'digné  ses  caresses.  ()h  1  qu'elle  est  beVe 
surtout  dans  son  a-pect  le  plus  sauvage,  et  lorsque  lart  n'a  point 
enc<ire  défiguré  ses  traits.  La  nuit  et  le'jour,  elle  m'a  toujours  souri, 
et  pourtant  je  l'ai  observée  de  plus  près  que  personne,  je  l'ai  scrutée 
de  pins  en  plus  intimement,  et  c'est  dans  ses  rigueurs  que  je  l'ai 
chérie  davantage. 

XXXVIII. 

Terre  d'Albanie  !  patrie  de  cet  Iskander  (I)  dont  l'histoire  charme 
la  jeunesse  et  instruit  le  sage,  pairie  aussi  de  cet  autre  héros  du 
même  nom  (2)  dont  les  exploits  chevaleresques  firent  reculer  tant  de 
fois  les  musulmans  consternés  :  terre  d'Albanie!  permets-m<ii  de  le 
contempler,  rude  nourrice  de  farouches  héros!  La  croix  disparaît; 
les  minarels  s'élèvent  ;  et  le  p.île  croissant  brille  dans  la  vallée,  au 
milieu  des  bois  de  cyprès  qui  entourent  chaque  ville. 

XXXIX. 

Harold  vogue  toujours  ;  il  a  dépassé  l'île  stérile  oiî  la  triste  Pé- 
nélope ne  cessai!  de  contempler  les  vagues;  il  aperçoit  de  loin  le 
rocher  encore  célèbre  aujourd'hui,  dernier  recours  clés  amants' et 
tonil.eau  delà  fille  de  Lesbos.  Brune  Sipho!  tes  vers  immortels 
jD'ont-ils  donc  pu  sauver  ce  cœur  brillant  d'une  éternelle  flamme? 
n'a-l-elle  donc  pu  vivre  celle  qui  dispensait  une  vie  immortelle  -M 
tonlelois  l'immorlalité  est  réservée  aux  chants  de  la  lyre  l'unique 
Edeii  que  connaissent  les  enfants  de  la  terre. 

(1)  Alexandre-le-Grand. 

(2)  Scanderbeg. 


XL. 

Ce  fut  par  un  beau  soir  d'un  automne  de  Gr^ce  que  Childe-HarolJ 
salua  de  loin  le  cap  l.encade,  qu'il  brûlait  de  voir  et  qu'il  ne  quitta 
qu'à  regret.  Souvent  il  parcoui-ut  les  théâtres  d'anciennes  batailles: 
Açtinm,  Lépante  et  le  fatal  Trafalgar;  il  les  vit  sans  émotion;  car, 
né  sans  doute  sons  un  astre  peu  héro'ique,  il  ne  se  plaisaii  point  aux 
récits  de  sanglants  tumniles  ou  de  nobles  combats;  il  méprisait  le 
métier  dégorgeur  mercenaire  et  riait  des  guerrières  rodomontades. 

XLl. 

niais  quand  il  vit  l'étoile  du  soir  briller  au  dessus  du  triste  pro- 
montoire de  Leucade,  quand  il  salua  ce  dernier  recours  d  une  pas- 
sion sans  espoir,  il  sentit  ou  crut  scniir  un  ébranlement  ineonnu  :  et 
comme  le  majeslueux  navire  glissait  lentement  soiis  l'ombre  du  mont 
antique,  il  seinit  h  coutemplerle  mouvement  mélancolique  des  Qots; 
et  bien  que  plongé  dans  sa  rêverie  habiiuelle,  son  regard  paraissait 
plus  calme,  son  front  pâle  était  plus  uni. 

XLII. 

L'Orient  blanchit  :  on  voit  surgir  les  collines  de  la  rude  Albanie 
et  les  rochers  sombres  de  Souli.  Le  sommet  du  Pinde  s'élèv"  au  loin 
dans  les  terres,  à  demi  enveloppé  d'un  voile  de  brouillards,  s  lionne 
de  ruisseaux  blancs  comme  la  neige  et  ciuronné  de  lari:es  bandes 
d'un  pourpre  obscur.  A  mesure  ipie  le<  brouillards  se  dissipent,  on 
aperçoit  sur  les  poules  les  demeures  d  's  h  ibilants  des  moniaunies  • 
c'est  là  que  rode  le  loup,  que  l'aigle  aiguise  son  bec,  que  vivent  des 
oiseaux  de  proie,  des  bêtes  sauvages  ei  des  hommes  plus  sauvages  en- 
core :  là  se  forment  sourdement  ces  tempêtes  qui  troublent  la  der- 
nière saison  de  l'année. 

XLIII. 

Sur  ce  rivage,  Harold  se  sentit  enfin  seul  et  dit  un  long  adieu  aux 
langages  des  chréiiens  :  il  se  voyait  enfin  dans  un  pays  inconnu  que 
tous  admirent  et  que  beaucoup  craignent  de  visiter  :  son  cœur  éiait 
armé  contre  le  desiin  ;  il  avait  peu  de  besoins;  il  ne  cherchait  pas 
les  dangers,  mais  il  n'était  pas  disposé  à  les  fuir.  Un  speciacle  sau- 
vage, mais  toujours  nouveau  !  que  fallait-il  de  plus  pour  ailoucir  les 
faiignesincessantes  de  la  route,  pour  faire  oublier  et  le  souffle  glacial 
de  l'hiver  et  les  chaleurs  dévorantes  de  l'été? 

XLIV. 

Ici  la  croix,  car  on  l'y  rencontre  encore,  quoiqu'en  butte  aux 
cruels  omrages  des  circoncis,  la  croix  a  dépouillé  cetori-'ueil  si  cher 
à  un  clergé  opulent  :  le  pasteur  et  ses  ouailles  sont  confondus  dans 
U!  même  abaissement.  Impure  sunerstitiou,  sous  quelque  appirence 
que  tu  te  déguises,  idole,  saint,  vierge,  pnqjhète,  croissanl  ou  croix, 
quclt|ue  .symbole  que  tu  ad'iptes,  bénéfice  pour  le  sacerdoce,  perte 
pour  l'bumaniié,  qui  pourra  séparer  de  ton  alliage  immondei'or  pur 
de  la  vraie  piété? 

XLV. 

Voilà  le  golfe  d'Arabracie  où  jadis  un  monde  fut  perdu  pourune 
femme,  èlre  charmant  et  inoCfensif.  Ce  fut  dans  cette  baie  tranquille 
que  les  chefs  romains  et  les  monarques  de  l'Asie  amenèrent  leurs  ar- 
mées navales  pour  un  trio  ephe  douteux  et  un  carnage  certain.  Là- 
bas  se  sont  élevés  les  trophées  du  second  des  Césars,  mainienant 
fléuis  comme  les  mains  qui  les  érigèrent.  Anarchistes  couronnés, 
vous  multipliez  les  maux  de  1  humanité!  non  ceries.  Dieu  n'a  pas 
fait  le  globe  pour  qu'il  fût  conquis  ou  perdu  par  de  tels  tyrans. 

XLVI. 

Depuis  les  sombres  barrières  de  cette  con Irée  sauvage  jusqu'au 
ceiiti'e  même  des  valli'es  illyrien nés,  Haiold  franchit  plus  d'un  mont 
escarpé,  traversa  mainte  contrée  à  peine  mentionnée  dans  l'histoire: 
etpourlantrAttiquesirenomméeofl're  pende  vallées  aussi  délicieuses; 
on  y  retrouve  tous  les  charmes  dont  s'enorgueillit  la  beile  Tempe; 
le  Parnasse  lui-m>me,  la  montagne  sainte  et  classique,  ne  peut  ri- 
valiser avec  quelques-uus  des  sites  que  recèlent  ces  sombres  côtes. 

XLVII. 

II  dépassa  lessommets  glacés  du  Pinde,  le  lac  Achérusien,  et  quittant 
lesmurs  delà  premièiecité  du  pays  (1).  il  poussa  plus  loin  son  voyage 
pour  aller  saluer  le  chef  de  1  Albariie  dont  les  ordres  sont  des  1  us  ab- 
solues. Sa  main  sang  anie  gouverne  une  nation  turbulente  et  hardie  : 
et  rependant  çà  et  là  quelques  intrépides  montagnards  bravent  son 
pouvoir,  et  du' haut  de  leurs  rochers  lui  jettent  un  cri  de  défi  :  indé- 
pendance indomptable  qui  ne  cède  enfin  qu  au  pouvoir  de  l'or. 

(1)  Janina,  chef-lieu  des  Etats  du  célèbre  Ali,  pacha  d'Albanie,  qui  ré- 
sidait alors  à  Tebelen  où  il  était  ne. 


u 


LKS  VEILLRFS  LITTRHAIIIKS  ILLDSTHf.KS. 


XLVIII. 

0  monastique  Zilza,  sur  la  olline  ombreuse,  quel  petit  coin  de 
terre  favorisi-  îles  cieux  I  l'artoiil  où  se  perlent  h's  repanis,  en  haut, 
en  lias,  h  l'i'ntdur,  quelles  couleurs  il  arceii-ciel  et  quels  cliarincs 
mapiqu'es  •  Ilochers,  ri\ières,  fnrts,  inunlapncs,  tout  est  réuni  dans 
ce  t.ibli-au,  sur  lequel  un  ciel  du  plus  beau  lilcu  répand  lliarninnie. 
Plus  has  cl  h  distance,  la  voix  mugissante  d'une  cataracte  révèle  le 
lieu  où  elle  se  précipite  entre  des  rues  suspendus  dont  ia  vue  plait 
cl  effraie  à  la  fois. 

XLIX. 

Parmi  les  bois  touffus  qui  couronnent  cette  colline,  colline  qui 
semblerait  imposante,  sans  les  montagnes  voisines  dont  la  chaîne 
s'rli^vc  iDiijours  de  degré  en  degré,  on  voit  briller  les  blanches  mu- 
railles du  nionastèrc.  C'est  là  qu'habite  le  calover.  humble  prèlre 
qui  n'a  rien  de  farouche  et  dont  la  table  est  hospitalière.  Le  voya- 
geur y  est  bien  venu,  el  il  emportera  de  ces  lieux  un  souvenir  du- 
rable, s'il  n'est  point  toul-à-fait  insensible  aux  charmes  de  la 
nature. 

L. 

Au  milieu  des  ardeurs  de  l'été,  qu'il  se  repose  sur  ce  gazon  ;  carie 
gazon  est  frais  sous  ces  arbres  séculaires  :  les  plus  doux  zéphyrs 
agiteront  sur  son  sein  l'éventail  de  leurs  ailes,  et  il  aspirera  la  brise 
mémo  du  ciel.  Lajilaine  est  bien  loin  au-dessous  «le  lui  :  oh  I  pen- 
dant qu'il  le  peut,  qu'il  goûte  ici  une  volupté  pure  ;  ici  ne  pénètrent 
point  les  rayons  dévorants  du  soleil,  portant  la  maladie  avec  eux. 
Qu'ici  le  pèlerin  insoucieux  étende  en  liberté  ses  membres  noncha- 
lants et  laisse  couler  sans  fatigue  le  matin,  le  midi  et  le  soir. 

LI. 

De  gauche  à  droite  s'étendent  les  monts  volcaniques  de  la  Chi- 
mère, ,'imphiiliéAlre  naturel,  sombre  el  grandiose,  qui  semble  s'élar- 
gir à  la  vue;  au-dessous  s'éteud  une  vallée  pour  ainsi  dire  vivante, 
où  les  troupeaux  se  jouent,  les  feuillages  ondulent,  les  rivières  cou- 
lent el  le  |iin  des  montagnes  balance  sa  lèie  dans  les  airs.  Voici  le 
sombre  Acluron,  jadis  consacre  à  la  mort.  O  Pluton  !  si  c'est  l'enfer 
que  j'aperçois  d'ici ,  ferme  les  portes  de  Ion  Elysée  vaincu  :  mon 
ombre  n'eii  réclamera  point  rentrée. 

LU. 

Ni  tours,  ni  remparts  ne  viennent  gâter  ce  charmant  paysage  : 
Janina,  quoique  peu  éloignée,  esl  cachée  par  un  rideau  de  collines; 
ici  les  hommes  sont  peu  nombreux,  les  hameaux  cbélifs  ;  les  chau- 
mières isolées  sont  même  rares  :  mais  le  chevreau  broute  suspendu 
sur  chaque  précipice,  et  le  petit  berger,  couvert  de  la  blanche  capote 
albanaise,  observant  d'un  oir  pensif  son  troupeau  dispersé,  appuie 
ses  formes  grêles  le  long  d'un  rocher  ou  attend  à  l'enlrée  d  une 
grotte  la  fin  d'un  orage  passager. 

LUI. 

0  Dodone!  où  sonl  tes  chênes  séculaires,  ta  source  prophétique  el 
tes  divins  oracl- s?  Quelle  vallée  répète  encore  les  rcponsesdu  maître 
des  Dieux?  Où  sont  les  vestiges  du  temple  de  Jupiter  Tonnant? 

Tout,  tout  est  oublié Kl  l'homme  murmurerait  de  voir  rompre 

les  liens  qui  rattachent  à  une  vie  passagère!  Insensé,  cesse  tes 
plaintes  ;  le  destin  des  dieux  peut  bien  être  le  lien  :  voudrais-tu 
survivre  au  marbre  ou  au  chêne,  el  te  soustraire  à  la  loi  qui  frappe 
les  nations,  les  idiomes,  les  mondes? 

LIV. 

Les  frontières  de  l'Epire  s'éloignent,  et  ses  montagnes  décroissent; 
l'œil,  fatigué  de  mesurer  leur  hauteur,  se  repose  avec  bonheur  sur  la 
vallée  la  plus  unie  que  jamais  le  printemps  ail  revêtue  de  ses  cou- 
leurs verdoyantes.  Même  dans  une  plaine  les  beautés  de  la  nature  ne 
sont  pas  dépourvues  de  grandeur;  car  de  temps  en  temps  une  rivière 
majestueuse  en  coupe  la  monotonie  ;  des  bosquets  s'élèvent  le  long 
de  la  rive  et  leurs  images  se  bercent  dans  le  miroir  de  l'onde  ,  ou  y 
dorment  avec  les  rayons  de  la  lune  à  l'heure  solennelle  de  minuit. 

LY. 

Le  soleil  venait  de  se  coucher  derrière  les  larges  croupes  du  monl 
Tomeril;  non  loin  mugissait  le  large  el  rapide  courant  du  Laos;  les 
ombres  de  la  nuit  devenaient  plus  épaisses,  quand ,  suivant  avec 
précaution  les  détours  de  la  rive  escarpée,  Harold  vit,  comme  des 
méiéores  dans  le  ciel,  briller  les  minarets  de  Tebelen,  dont  les  murs 
dominaient  le  fleuve.  Kn  s'approchaiil  de  la  ville,  il  reconnut  un 
bruit  confus  d'armes  et  de  voix ,  apporté  à  son  oreille  par  la  brise 
qui  suivait  la  longueur  du  vallon. 


LVI. 

Il  nas<»a  devant  la  tour  silencieuse  du  sacr^  harem,  et  pénétrant 
sous  les  vastes  arceaux  de  la  porte,  il  put  voir  la  demeure  du  chef, 
demeure  dans  laquelle  tout  révélait  sa  pui.ssaiice.  Une  pompe  extra- 
ordinaire entourait  le  despote:  la  cour  releiitissail  du  briiil  de  mille 
jiréparatifs  :  esclaves,  eunuques,  soldats,  convives,  smtons  y  atl>>n- 
daieiil  les  ordres  du  maître.  Au-dedans,  c'était  un  (lalais;  aiMleh": 
une  forteresse  :  des  hommes  de  tous  les  climats  s'y  trouvai' 
réunis. 

LVII. 

En  bas,  des  coursiers  richement  caparaçonnés,  préparés  pour  la 
guerre,  cl  de  nombreux  faisceaux  d'armes  étaient  rangés  en  ordre 
le  long  des  murs  de  la  \asle  cour.  Plus  haut,  des  groupes  bizarres 
remplissaient  le  corridor,  cl  de  temps  à  autre  un  cavalier  tarlarc, 
avec  son  haut  bonnet  de  fourrure,  s  élançait  au  galop  de  la  porle 
sonore.  Le  Turc,  le  Grec,  l'Albanais,  le  .Ma'ure,  avec  leurscosluracs 
bigarrés  se  mêlent  et  se  croisent .  tandis  que  les  sons  graves  du 
tambour  de  guerre  annoncent  la  fin  du  jour. 

LVII. 

On  reconnaît  l'Albanais  farouche,  si  beau  avec  son  court  junon 
qui  lui  vient  au  genou,  sa  tète  enveloppée  d'un  chile,  ses  armes  à 
feu  ciselées  el  ses  vêlenicnls  brodés  d'or;  le  iMacédonicn  à  l'écharpe 
de  pourpre;  le  Delhi  avec  son  rcdoiilahle  turban  et  son  cimeterre 
recourbe  ;  le  Grec,  plein  de  vivacité  el  de  souplesse;  le  fils  mutilé 
delà  noire  Nubie  ;  le  Turc  à  la  longue  barbe,  qui  daigne  rarement 
parler,  el  maître  de  tout  ce  qui  l'entoure,  se  croit  trop  puissant  pour 
être  affable. 

LIX. 

Les  uns,  réunis  par  groupes,  sont  étendus  sur  le  pavé  e(  obser- 
vent la  scène  variée  qui  les  entoure;  plus  loin,  quelque  grave  musul- 
man adresse  sa  prière  au  prophète  ;  plusieurs  fument,  d'autres  jouenl; 
ici  l'Albanais  se  promène  fièrement;  là  le  Grec  fait  entendre  ses 
chiK'hotiemenLs  el  son  babil.  Ecoulez I  La  voix  du  muezzin  résonne 
du  haut  du  minaret  de  la  mosquée  et  fait  entendre  l'appel  accou-  , 
liimé  de  chaque  soir  ;  «  Il  n'y  a  pas  d'autre  dieu  que  Dieul...  A  la  ' 
prière!  Dieu  esl  grand!  » 

LX. 

C'était  pendant  la  saison  où  s'observe  le  jeûne  du  ramazan  :  l'ab- 
stinence durait  toute  la  longue  journée,  mais  dès  que  le  tardif  cré- 
puscule avait  disparu,  on  se  livrait  de  nouveau  aux  plaisirs  de  la  table. 
En  un  instant  tout  fut  en  mouvement  dans  le  palais  :  de  nombreux 
diimesiiques  préparèrent  et  servirent  un  repas  abondant  La  galerie' 
était  devenue  silencieuse  el  déserte  :  mais  un  bruit  confus  parlait 
des  appartements  intérieurs,  et  les  pages  et  les  esclaves  sortaient 
et  rentraient  sans  cesse. 

LXI. 

Dans  ces  lieux,  on  n'entend  jamais  une  voix  féminine.  Renfer- 
mées dans  une  enceinte  écartée,  les  femmes  sortent  rarement  et 
toujours  gardées  el  vuilée<  :  elles  doivent  à  un  seul  époux  leur  per- 
soruie  el  leur  cœnr,  el  habituées  à  leur  prison,  elles  n'éprouvent 
même  pas  le  désir  de  la  quitter.  Elles  s'y  trouvent  heureuses  de 
l'amour  d'un  maître  et  des  doux  soins  de  la  maternité  :  soins  d  li- 
cieux,  dont  aucun  autre  sentiment  n'égale  les  charmes!  Chaci.iie 
élève  av'c  d'autant  plus  d'amour  1  enfant  quelle  a  porté;  el  jamais 
elle  ne  pense  à  l'éloigner  de  ce  sein  dont  une  passion  moins  pure 
ne  trouble  point  la  paix. 

LXII. 

Dans  un  kiosque  pavé  de  marbre,  au  centre  duquel  jaillit  une 
eau  vive,  dont  le  murmure  répand  à  l'entour  une  douce  fraicheur, 
sur  une  couche  voluptueuse  qui  invite  au  repos,  est  étendu  Ali, 
homme  éprouvé  par  la  guerre  et  les  souffrances  :  et  pourtant  ce  vi- 
sage vénérable  porte  l'empreinte  d'un  caractère  si  dou.\.que  l'on  n'y 
pourrait  lire  toutes  les  pensées  cruelles  qui  s'agilenl  en  lui,  el  les 
crimes  qui  ont  souillé  son  âme  d'une  tache  incQ'açable. 

LXIII 

Ce  n'est  pas  que  cette  longue  barbe  gri-e  qui  pare  son  visage  ne 
puisse  se  concilir  avec  les  passions  de  la  jeunesse  :  l'amour  soumet 
la  vieillesse  à  ses  lois  •  llaliz  (1)  l'a  déclaré;  le  poèie  de  Téos  (Si  l'a 
souvent  répété  dans  des  vers  qui  portent  le  cachet  du  vrai.  .Mais 
le  crime  sourd  à  la  voix  plaintive  de  la  pitié,  le  crime  odieux  chez 
tous  les  hommes,  mais  surtout  chez  les  vieillards,  un  pareil  crime  1 
l'a  marqué  de  sa  dont  de  tigre.  Le  sang  appelle  le  sang;  el  eeu.x 
qui  ont  commencé  leur  carrière  en  le  faisant  couler,  la  termineront 
par  une  fin  sanglante. 

(1)  PmiMc  persan. 

(2)  Auacréon. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


45 


LXIY. 


Le  pMerin  fatigué  s'arrêta  quelque  temps  en  ce  lieu,  au  milieu  de 
tous  ces  objets  nouveaux  pour  lui.  Mais  bientôt,  lassé  du  faste  mu- 
sulman, il  ne  vil  plus  qu'avec  dégoût  ce  vaste  palais,  séjour  des  ri- 
chesses et  de  la  d>'bauche,  retraite  choisie  par  un  homme  rassasié  de 
sa  propre  grandeur  pour  échapper  au  bruit  des  cités  :  mais  la  paix 
ne  se  trouve  pas  dans  le  sein  d'artificielles  jouissances ,  et  quand  le 
plaisir  et  l'éclat  sont  réunis,  ils  se  détruisent  mutuellement. 

LXV. 

Les  fils  de  l'Albanie  portent  des  cœurs  farouches;  et  pour- 
tant ils  ont  des  vertus  qui  ne  demanderaient  qu'à  être  cultivées. 
Quel  ennemi  les  a  jamais  vus  par  derrière?  Qui  sait  mieux  qu'eux 
endurer  les  fatigues  d'une  campagne.  Leurs  montagnes  ne  sont  pas 
un  asile  plus  sûr  que  leur  fidélité  n'est  inviolable  dans  les  temps 
difficiles.  Si  leur  vengeance  est  mortelle,  leur  amitié  ne  varie  point. 
Aussitôt  que  la  reconnaissance  et  le  devoir  réclameat  leur  sang,  ils 
1  s'élancent  intrépides  sur  les  pas  de  leur  chef. 

!  LXVL 

Harold  les  vit  dans  le  palais  du  pacha  accourant  en  foule  pour 
marcher  au  combat  et  à  la  gloire  :  il  les  revit  encore  plus  tard  lors- 
1  qu'il  tomba  entre  leurs  mains,  poursuivi  momeulanémeiil  par  le 
I  sort.  C'est  dans  ces  heures  de  détresse  que  les  méchants  vous  acca- 
i  blent;  mais  les  Albanais  l'abrilèrent  sous  leur  toit.  Des  ])euples 
j  moins  barbares  l'eussent  moins  bien  accueilli,  et  ses  compatriotes  se 
;  seraient  tenus  à  l'écart.  Combien  peu  de  cœurs  soutiennent  de  pa- 
!  reilles  épreuves  ! 
1  LXVIL 

Un  jour,  en  effet,  des  vents  contraires  poussèrent  son  vaisseau  sur 
les  côtes  escarpées  de  Souli  :  là,  tout  autour  de  lui  n'était  que  iléso- 
lalion  et  ténèbres.  Le  rivage  était  redoutable,  plus  redoutable  était 
encore  lamer;  cependant  les  marins  hésitèrent  quelque  temps,  n'o- 
sant se  confiera  une  terre  où  la  trahison  pouvait  les  attendre.  Enfin, 
ils  se  hasardèrent ,  non  sans  craindre  encore  que  des  peuplades 
également  ennemies  du  Franc  et  du  Turc  ne  renouvelassent  les 
scènes  sanglantes  qui  avaient  déjà  déshonoré  ces  rivages. 

LXVlll. 

'Vaines  terreurs  I  Les  Souliotes  leur  présentent  une  main  amie, 
les  guident  parmi  les  rochers  et  les  perfides  fondrières,  l'his  hu- 
mains que  des  esclaves  civilisés,  quoique  moins  prodigues  de  paroles 
flatteuses,  ils  raniment  la  flamme  du  foyer,  font  sécher  les  vête- 
ments humides  des  naufragés,  remplissent  la  coupe  de  l'hospitalité, 
allument  la  lampe  joyeuse  et  apportent  une  nourriture,  frugale  il 
est  vrai,  mais  la  seule  qu'ils  puissent  donner.  N'est-ce  point  le  véri- 
table précepte  de  l'humanité  :  abriter  la  fatigue,  consoler  l'affliction  ; 
une  pareille  conduite  est  une  leçon  pour  les  heureux  du  monde,  un 
reproche  pour  les  méchants. 

LXIX. 

Lorsqu'Harold  voulut  quitter  ces  montagnes  hospitalières,  il  se 
trouva  que  des  bandes  de  maraudeurs  interceptaient  la  route  et 
portaient  de  tous  côtés  le  fer  et  la  flamme.  Prenant  donc  une  es- 
corte sûre  d'hommes  habitués  à  la  guerre  et  aux  fatigues,  il  franchit 
avec  elle  les  vastes  forets  de  l'Acarnanie,  et  ne  s'en  sépara  que 
quand  il  eut  reconnu  les  blanches  ondes  de  l'Achéloiis,  des  rives  du- 
quel ou  découvre  les  plaines  de  l'Elolie. 

LXX. 

Aux  lieux  où  l'Utraikey  forme  une  anse  arrondie  dans  laquelle 
les  vagues  fatiguées  .se  retirent  pour  s'étaler  calmes  et  brillantes, 
comme  il  est  sombre  vers  minuit,  le  feuillage  de  ces  arbres  qui  cou- 
ronnent la  verte  colline,  et  se  balancent  sur  le  sein  de  la  baie  tran- 
quille, tandis  que  la  brise  occidentale  murmure  doucement  et  baise 
sans  y  marquer  un  pli  la  surface  azurée  des  flots  !  C'est  là  qu'lla- 
rold  reçut  un  accueil  amical  :  il  ne  put  contempler  sans  énioliun  ce 
gracieux  tableau  ,  car  il  trouvait  d'ineffables  joies  dans  le  spectacle 
desnuils. 

LXXI. 

Les  feux  de  nuit  brillaient  sur  le  sable  du  rivage;  le  repas  était 
achevé,  la  coupe  rougie  circulait  rapidement,  et  celui  que  le  hasard 
aurait  amené  en  face  de  ces  groupes,  n'aurait  pu  les  voir  sanséton- 
nement.  Avant  que  l'heure  silencieuse  de  minuit  fût  passée  ,  ils 
fcoinmencèrent  la  danse  du  pays.  Chaque  palikare  déposa  son  sabre  ; 
et  tous,  se  tenant  par  la  main,  se  mirent  à  bondir  en  cadence  en 
hurlant  un  chant  barbare. 

LXXII. 

Childe-Harold  se  tint  à  l'écart,  observant  non   sans  plaisir  les 


ébats  de  la  troupe  joyeuse  ;  car  il  n'était  point  l'ennemi  d'une  joie 
innocente  quoiqu'un  peu  grossière.  Et  en  effet,  ce  n'était  point  un 
spectacle  vulgaire  qu'offraient  ces  danses  barbares  mais  décentes, 
ces  visages  éclairés  par  les  flammes  du  foyer,  ces  gestes  pleins  de 
vivacité,  ces  yeux  noirs  et  brillants,  ces  longues  chevelures  retom- 
bant en  boucles  jusqu'à  la  ceinture  :  tandis  qu'ils  répétaieul  en 
chœur  ces  paroles  moitié  déclamées,  moitié  chaulées  : 


Tambourgi  !  Tambourgi  I  Ton  appel  donne  aux  braves  la  pro- 
messe des  combats  et  l'espoir  du  butin  :  à  tes  sons  guerriers  on  voit 
se  lever  tous  les  enfants  des  montagnes,  le  Chimariote,  l'illyrien  et 
le  Souliote  basané. 

2. 

Oh!  qui  surpasse  en  bravoure  le  Souliote  basané,  revêtu  de  sa  tu- 
nique blanche  comme  la  neige  et  d'une  capote  velue  ?  11  abandonne 
son  troupeau  sauvage  aux  loups  et  aux  vautours,  et  descend  dans 
la  plaine  comme  un  torrent  du  rocher. 


Les  enfants  de  Cliimari,  qui  n'oublient  jamais  l'oulrage  d'un 
frère,  iront-ils  épargner  la  vie  d'un  ennemi  vaincu?  Nos  fidèles  ca- 
rabines se  refuseraient  à  un  pareil  dédain  de  la  vengeance  :  quel  but 
est  plus  beau  que  le  sein  d'un  ennemi? 


La  Macédoine  envoie  ses  fils  invincibles  :  ils  abandonnent  pour 
un  temps  la  chasse  et  leurs  cavernes  :  mais  leurs  écharpes  rouges 
comme  le  sang  seront  plus  rouges  encore  avant  que  le  sabre  rentre 
dans  le  fourreau,  et  que  la  bataille  soit  finie. 


Les  corsaires  de  Parga  qui  habitent  sur  les  vagues,  et  qui  ap- 
prennent aux  pâles  Francs  ce  que  c'est  qu'être  esclaves,  lai-seront 
sur  la  côte  leurs  avirons  et  leurs  longues  galères  pour  conduire  les 
captifs  à  leur  prison . 

6. 

Je  ne  souhaite  pas  les  plaisirs  de  la  richesse  :  mon  sabre  saura 
conquérir  ce  que  le  lâche  doit  acheter;  il  conquerra  la  jeune  fian- 
cée aux  longs  cheveux  flottants,  il  arrachera  les  vierges  du  sein  de 
leur  mère. 

7. 

J'aime  la  beauté  de  la  jeune  vierge  ;  ses  caresses  me  berceront , 
ses  accords  feront  m^'s  délices  :  qu  elle  apporte  sa  lyre  aux  cent 
cordes ,  et  qu'elle  nous  chante  une  chanson  sur  la  défaite  de  son 
père  ! 

8. 

Rappelez-vous  le  moment  où  Prévésa  est  tombée  ;  les  cris  des 
vainqueurs,  les  gémissements  des  vaincus  ;  les  toits  incendiés  par 
nos  mains,  le  butin  partagé,  les  riches  mis  à  mort,  les  belles  que 
nous  sûmes  épargner. 

9. 

Ne  parlons  pas  de  pitié,  ne  parlons  pas  de  crainte  ;  ce=!  mots  doi- 
vent être  inconnus  à  qui  veut  servir  le  vizir;  car  depuis  les  jours  du 
Prophète,  jamais  le  Croissant  n'a  vu  un  chef  aussi  glorieux  qu'Ali- 
Pacha. 

10. 

Le  sombre  Muchtar  son  fils  est  envoyé  sur  le  Danube  :  les  Giaours 
aux  cheveux  blonds  verront  avec  terreur  ses  queues  de  cheval  ; 
quand  ses  Delhis  tout  sanglants  auront  écrase  leurs  bataillons, 
combien  peu  de  Moscovites  reverront  leur  patrie. 

H. 

Selictar!  tire  du  fourreau  le  cimeterre  de  notre  chef:  tambourgi  I 
ton  appel  nous  promet  les  combats.  Et  vous,  montagnes,  qui  nous 
avez  vus  descendre  sur  le  rivage,  nous  reviendrons  vainqueurs,  ou 
ne  reviendrons  plus. 

LXXIIL 

Belle  Grèce!  reste  déplorable  d'une  gloire  qui  n'est  plus!  dispa- 
rue, mais  immortelle;  déchue,  mais  grande  encore  I  qui  mainte- 
nant guidera  tes  enfants  dispersés?  qui  brisera  ce  joug  auquel  ils 
sont  accoutumés?  Ah!  qu'ils  ressemblent  peu,  ces  fils  dégénérés,  à 
ceux  qui  jailis,  volontairement  condamnés  à  une  lutte  sans  espoir, 
attendaient  la  mort  dans  le  défilé  sépulcral  des  froides  Thermopyles  I 
Oh!  qui  pourra  s'inspirer  de  ce  généreux  courage,  et,  s'élançant 
des  rives  de  l'Eurotas,  te  réveiller  dans  ta  tombe? 

LXXIV. 

0  Génie  de  la  liberté  I  lorsque  sur  les  remparts  de  Phylé  tu  étais 


LES  VEILLÉES  LITTÉUAIUES  ILLUSTRÉES. 


avoc  Tlirasvlmle  et  ses  i'nni'ir'cls  complicps,  aiirniii-lii  pu  prévoir 
la  fiiiifsie  (i.'Kliiii''i'i|iiJ  asscimlnil  las  |)|;iin('.s  vcrdoviinle-s  'le  la  cliiTC 
Aili<|Ne?  Ce  ne  mm  plus  (renie  l.vrans  qui  lasscrvisseiit  .  mais  h 
cliaipio  pa's  on  y  renrunire  un  hruial  .ipincsseiir;  «l  \c<  (ils  ne  se 
li'veni  pins;  mais  ils  8e  horncnl  ù  mnu<li:e  vaiiipmcnl  le  j'iun  île.-; 
Turcs  (|ni  les  écrase.  Ils  naissent,  ils  m'>urenl  esclaves;  cl  leur» pa- 
roles, leurs  acles ,  n  ODl  plus  rien  de  Ihumme. 

LXXV. 

Tout  psl  chanR(5  en  cut,  sauf  la  forme  exlf'rleure.  FA  en  obscr- 
raiil  le  fi-u  «pii  (''linci'llc  ilans  leurs  rcfjards.  ijui  ne  cmirail  p  .s  que 
leurs  ciHurs  brrtlenl  eiiciire  de  la  flamme,  ô  Liherlé,  qu'ils  ne  con- 
nai'i'^ciil  plusl  UeaiiCdiip  dcnire  eux  rôvcnl  encore  que  IlifUre  ap- 
priiclit;  qui  lour  rendr  i  l'Iiérilage  de  li-urs  pères  :  ils  soupirenl  après 
les  armes  el  laide  de  lélrangrr  ,  cl  ils  n'uscraitMit  atlroiiler  eux- 
mêmes  la  colère  de  l'eanemi,  ni  effacer  leur  nom  des  funèbres  an- 
nales de  ILIsciava^'e. 

LXXVI. 

Serfs  hdrèdilairesl  ne  savez  vous  donc  pas  que  pour  se  rendre 
libre  il  faut  sui-nième  fra|iper  le  premier  cnup  ?  (^est  à  son  propre 
bras  que  l'homme  peut  devoir  une  pareille  conquête  :  le  Gaulois  ou 
le  .Moscoviie  vous  viendront-ils  affraiicliir?  Non  certes!  A  la  i'i''rilé, 
ils  j)ourront  humilier  vos  fiers  spoliaieurs;  mais  Is  ne  rallumeront 
pas  pour  \oiis  les  aulels  de  la  liberie.  Ombres  îles  liilotes!  triomphez 
de  vos  tyrans I  La  Grèce  pourra  changer  de  maître,  mais  son  elat 
sera  loujouis  le  même  :  ses  jours  de  gloire  sont  passés,  mais  non 
ses  jours  de  honte. 

LXXVII. 

La  cité  que  les  fîls  d'Allah  onl  conquise  sur  les  infidèles  pourra 
de  nouveau  fiire  arrachi^e  par  le  Giaour  des  mains  de  la  race  ollo- 
niane;  les  tours  impénélralilcs  du  séraï  po'irronl  encore  s'ouvrir 
au  Franc  farouche  qui  déjà  les  a  occupées  une  fois;  la  nation  re- 
belle des  Wahabites,  qui  a  osé  dépouiller  la  lomhe  du  [irophèle  de 
lanlde  pieuses  offrandes,  pou rra .■;«  i racer  une  roule  sanglante  vers 
l'Occideiil  :  mais  jamais  la  liberie  ne  visitera  le  sol  maudit  de  la 
Grèce,  el  à  travers  des  s-iècles  d'un  labeur  incessant,  l'esclave  y  suc- 
cédera à  l'esclave. 

LXXVin. 

Voyez  pourtant  leur  gaîié,  à  rapproche  de  ces  temps  de  pénitence 
pendant  lesquels  la  religion  se  prepare  h  délivrer  I  homme  du  poids 
de  ses  fauies  mortelles  par  rabstineiice  du  jour  et  les  veilles  de  la 
nuil;  av;,nl  I  heure  oij  le  repentir  revêt  le  cilice,  quelques  jours  de 
fcle  soni  accordes  h  tous,  p'^ur  que  chacun  puisse  chercher  le  plaisir 
qu'il  préfère,  prendre  avec  le  masque  un  vêlement  aux  brillanles 
coiil-urs,  se  mêler  à  la  danse  et  se  joindre  au  cortège  bouffon  du 
joyeux  carnaval. 

LXXIX. 

VA  quelle  ville  offre  plus  de  joyeux  diverli.ssemenis  que  loi , 
ô  Sianiboul,  jadis  reine  des  plaisirs,  bien  nue  le  turban  déshonore 
aujourd'hui  le  temple  de  Sainte-Sophie  où  la  Grèce  cherche  en  vain 
ses  propres  autels  ihélas!  .^es  malheurs  viennent  toujours  allrisler 
mes  chants)?  Ils  étaient  gais  jadis  ses  méueslrels  ,  car  son  peuple 
était  libre  et  tous  ressemaient  en  commun  la  joie  qu'ils  feignent 
maintenant.  Mes  yeux  n'avaient  jamais  vu  de  sjieclacle,  mes  oreilles 
n'avaient  jamais  entendu  daceords  ,  oareils  à  la  scène  que  je  con- 
templai, aux  sons  qui  éveillèrent  pour  moi  les  échos  du  Bosphore. 

LXXX. 

Un  tumulte  joyeux  relentissaii  sur  le  rivage;  souvent  la  musique 
changeait  d'air;  mais  elle  ne  s'arrêtait  jamais  :  elle  se  mêlail  sans 
cesse  au  briiil  cadencé  des  avirons,  el  an  doux  murmure  des  eaux 
jaillissantes.  L'asire  qui  commande  au  reflux  des  mers  semblait  du 
haut  du  ciel  snurire  à  ces  fêtes,  el  quand  une  brise  passagère  venait 
rider  la  surface  de  l'eau,  un  rayon  plus  brillant  échappé  de  son 
trône  y  peignait  sou  image,  el  "les  vagues  élincelanles  éclairaient 
les  bords  quelles  baigueut. 

LXXXI. 

Les  ca'iqups  eflleuraienl  légèrement  l'écume  des  vagues:  les  filles 
de  la  conirce  dansaient  sur  la  «ve ,  el  jeunes  hommes  el  vierges 
avaient  également  oublié  le  repop  el  le  foyer  paismel  :  des  yeux 
languissants  échanceaieni  des  regards  irrés'isliblcs;  des  mains  fré- 
missanles  répondaient  doucement  ai:x  mains  qui  les  pressaient. 
0  amouri  ô  jeunesse!  que  le  sape  el  le  cyniipie  en  disent  ce  qu  ils 
voudront,  ces  heures  enchaînées  dans  vos  liens  de  roses,  ces  heu- 
res-là seulement  rachètent  dans  la  vie  de  longues  années  de  dou- 
leur. 

LXXXII. 

Mais  au  milieu  de  la  foule  ,  parmi  ces  joyeux  dcguisemenis,  ne 
9«  cachc-l-il  pas  quelques  cœurs  agites  par  une  peine  secrète  qui  se 


Irahil  h  demi  sous  un  visage  conlraini  ?  Pour  eux  le  doux  murmure 
lies  vagues  n'est  qu'un  écho  de  leur-i  doiil  iwreuscs  pens  es;  en 
eux  la  gaf'é  de  lu  foule  n'excite  qu  un  froid  et  farmcho  dédaiu. 
Ooinb  en  cm  rires  bruyants  et  siins  objcl  leur  deviennent  odieux  ! 
Qu'ils  onl  hâte  de  changer  leurs  vêlements  de  fête  contre  un  lugu- 
bre linceul! 

LXXXllI. 

Tel  doit  être  le  Bcnlimcnt  de  tout  véritable  fils  de  la  Grèce,  si  la 
Grèce  peut  encore  s'honorer  d'un  patriote  sincère  :  car  ils  n>?  méri- 
tent pas  ce  nom  «eux  qui  parleni  de  guerre,  tout  en  se  réfugiant 
dans  la  paix  de  resclava(.'e:  qui  regretienl  ce  (pi  ils  onl  perdu,  mais 
qui  oui  encore  un  so  .rire  pour  leurs  tyrans,  ei  qui  m  iiiient  li  fiu- 
cille  servile  el  non  l'épée.  0  Grèce!  ceux  qui  l'aiment  le  moins 
sont  ceux  qui  le  doiveul  le  plus  :  leur  nais.sance,  leur  sang  el  celle 
suite  subline  d  héroïques  ancêtres  qui  fualhoule  maialeaaDl  à  une 
race  dégénérée. 

IXXXIV. 

Quand  renaîtra  l'auslérilé  de  Laeéddmonc  ,  quand  Epaminoi 
reviendra  gouverner  Thèfaes,  quan.i  •  -s  fils  d  Athènes  aiironl  rr 
leurs  cœurs  généreux  .  quand  les  mères  grecques  metironi  au  i 
des  hommes  :  alors  lu  jiourras  revivre,  mais  non  avant.  Milh 
suffisent  à  peine  pour  créer  un  empire  :  une  heure  peut  le  réo 
en  poussière  :  combien  delToris  ne  faudrail-il  pas  pour  renou'. 
la  splendeur  éclipsée,  te  rendre  les  vertus  el  vaincre  le  Temp 
la  Destinée! 

LXXXV. 

El  pourtant  que  tu  es  belle  encore  au  milieu  de  ton  deuil,  ô  pa 
des  dieux  el  des  héros  semblables  aux  dieux  !  Tes  vallées  louj 
vertes,  les  sommets  couronnés  de  neiges  éternelles  montrent  la 
riété  des  dons  que  t'a  prodigués  la  nature  ;  mais  tes  autels,  tes  >■■ 
pies  inclinés  vers  le  sol  et  brisés  par  le  choc  de  la  chai  rue,  se 
lant  avec  lenteur  à  une  terre  héroïque,  n-i  font  que  subir  le  .- 
réservé  au.x  monuments  ouvrages  des  hoirmes  :  loul  s'efface  siie- 
cessivemeut,  sauf  le  souvenir  des  vertus  célébrées  par  le  Génie. 

LXXXVI. 

Cependant  une  colonne  solitaire  encore  debout  semble  gémir 
le  ?orl  de  ses  sœurs,  enfants  de  la  même  carrière,  toules  renver- 
auprès  d'elle;  le  temple  élevé  de  Pallas  orne  encore  le  cap  de  • 
lonna,  et  apparaît  de  loin  sur  les  flots;  el  çà  el  là  on  vnit  ans  i 
lombes  ignorées  à  ilemi  de  quelques  héros.' Leurs  pierres  grisâtres, 
leur  gazon  toujours  vert,  bravent  encore  les  siècles,   luais  non 
l'oubli  :  car  les  étrangers  sont  les  seuls  qui  ne  passent  jias  insou- 
cieux près  d'elles,  el  qui  parfois  s'arrêtent  un  mooieut,  les  re^-..  - 
dent  el  soupirent. 

LXXXVII. 

Et  toujours  pourtant  ton  ciel  est  aussi  bleu,  tes  rochers  sonl 
aussi  sauvages;  les  bocages  sont  frais,  ies  plaines  verdoyantes:  Us 
olives  mûrissent  comme  au  jour  où  Minerve  leur  accordait  un  .s 
rire,  et  l'Hy mette  est  toujours  riche  de  son  miel  doré  :  libre  vm 
geuse  dans  l'air  de  la  montagne,  l'abeille  y  consiruil  gaimen' 
cit.idelle  odorante;  pendant  de  longs,  longs  "étés  les  rayons  d  Ai 
Ion  dorent  les  murailles  et  les  marbres  du  Pentélique.  Les  arlv 
gloire  ,  la  liberté,  passent;  mais  la  nature  est  toujours  belle. 

LXXXVIII. 

Quelque  part  que  se  dirigent  nos  pas,  nous  foulons  une  terre 
saillie  et  consacrée!  Nulle  portion  de  ce  sol  n'offre  un  aspect  vul- 
gaire, mais  lin  inonde  de  merveilles  s'étend  aul.ur  de  nous,  et 
toutes  les  fictions  des  mii.ses  nous  senldent  réali-ées ,  au  point  que 
nos  sens  .«e  lassent  à  contempler  ces  scènes  peu|>lécs  de»  rêves  de 
notre  jeunesse.  Ici  forêts  et  prairies,  collines  et  vallons  bravent  '■- 
même  pouvoir  qui  a  renverse  lant  d  edifices  :  le  temps  a  ébranl.' 
tours  d'Alhéoes,  il  a  respecté  ies  vieux  champs  de  Marathon. 

LXXXIX. 

Dans  celle  plaine  fameuse,  le  soleil,  la  glèbe  sonl  les  mômes:  '■'. 
n'y  a  de  changé  que  l'esclave  qui  la  cultive,  et  le  mallrequi  la  p 
sède.  Il  a  encore  et  les  mêmes  bornes  et  la  même  renommée 
champ  de  bataille  où  les  hordes  persanes  courbèrent  la  tête  pour  la 
preniieie  fois  sous  le  fer  r&loulable  des  Hellènes.  Jour  cher  à  la 
Gloire,  où  .Marathon  devint  un  mot  ma!;ique  qii'on  ne  peut  pronon- 
cer sans  évoquer  aux  regards  de  celui  qui  l'entend  le  camp,  les  ar- 
mées, la  bataille  et  la  victoire! 

XG. 

Ici  fuyait  le  Mède,  jetant  ses  flèches  cl  son  arc  brisé.  Là,  le 
Grec  menaçant  le  poursiii^aii  de  sa  lance  saïK'l.inte.  E.i  haut  les 
nionlagiies;  au  bas  la  c.Me  et  1 1) i:éau  ;  sur  le  front  des  Grecs  la 
mort  ;  dans  les  rangs  des  Perses  la  terreur  el  la  Tuile  :  tel  était  le 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


47 


tableau  qu'offrait  Maratlion...  Que  rcsle-l-il  aiijnuni'lnii?  Quel  tro- 
plii'esgiiale  celle  plaine  saciéequi  ville  sourire  il' la  iib.Tiéel  les 
larmes  de  l'Asie?  Des  urnes  villes,  des  tombeaux  violés,  et  la  pous- 
sière que  le  coursier  d'un  barbare  fait  jaillir  sous  ses  pieds. 

XCL 

Cependant  les  restes  de  ce  passé  splendide  attireront  toujours  les 
pèlerins  pensifs  qui  oublieront  un  moment  leurs  fatigues.  Long- 
temps le  voyageur,  amené  par  le  vent  d  lonie,  saluera  la  brillante 
pairie  des  muses  et  des  héros.  Longtemps,  ô  Grèce,  les  annales  et 
ton  langage  immortel  répanilront  ta  gloire  parmi  la  jeunesse  des 
plus  lointains  climals.  Orgueil  île  l'âge  mùr,  leçon  de  la  jeunesse, 
c'est  loi  que  le  sage  vénère  et  que  le  poète  adoré  quand  Pallas  et  la 
muse  leur  ouvrent  leurs  mystérieux  trésors. 

xcn. 

Le  cœur  du  voyageur  soupire  pour  la  patrie  absente  ,  quand  de 
tendres  liens  laiiacbent  an  foyer  domestique  :  mais  l'homme  isolé 
ici-bas,"  qu'il  reste  errant  dans,^es  lieux,  qu'il  attache  de  longs  re- 
gards sur  cette  lerre  en  hanniinie  avec  Iflil  La  Grèce  n'esl  point  le 
séjour  de  la  gaîté  légère  et  des  plaisirs  du  monde  :  mais  celui  pour 
qui  la  mélancolie  a  des  charmes  peut  en  faire  sa  patrie.  A  peine 
regrettera-l-il  la  terre  natale  quand  il  ira  errer  lentement  sur  les 
coteaux  sacrés  de  Delphes,  et  promener  ses  regards  sur  les  plaines 
qui  ont  vu  mourir  le  Perse  et  1  Hellène. 

XCIIL 

Que  de  pareils  hommes  visitent  cette  terre  sacrée,  qu'ils  traver- 
sent en  paix  ces  magiques  solitudes  :  mais  qu'ils  respectent  ses 
ruines;  qu'une  main  sacrilège  ne  vienne  point  défigurer  nn  tableau 
déjà  trop  efîacé  I  Ce  n'est  puint  pour  une  telle  fin  que  furent  élevi-s 
ces  autels.  Révérez  ces  débris  que  des  nations  ont  révérés  :  et  que 
puisse  ainsi  le  n^m  de  votre  patrie  ne  jamais  recevoir  d  outrage,  et 
puissiez- vous  prospérer  \ous  môme  aux  lieux  où  fleurit  votre  jeu- 
nesse ,  entouré  de  toutes  les  joies  vertueuses  que  peuvent  donner 
J amour  et  la  vie! 

XCIV. 

Pour  toi  qui,  trop  longtemps  peut-être,  viens  de  charmer  tes  loi- 
sirs par  des  chants  sans  gloire,  bientôt  ta  voix  va  se  perdre  parmi 
les  Voix  plus  éclatantes  de  tant  de  ménestrels  que  nos  jours  ont  p  o- 
duits.  Ne  leur  dispute  point  un  laurier  que  le  temps  doit  flétrir.  Une 
pareille  lutte  ne  sied  pointa  un  esprit  qui  dédaigne  également  les 
critiiiues  amères  et  les  éloites  diciés  par  la  partialité  ;  car  ils  sont 
fe!  :cés  depuis  longtemps,  tous  les  cœurs  dont  le  suffrage  l'eût  flatté; 
et  l'on  ne  cherche  plus  à  plaire  quand  on  n'a  plus  rien  à  aimer. 

XCV. 

Et  toi  aussi  lu  n'es  plus,  toi  qui  me  fus  si  chère  et  qui  méritais 
tant  d'amour;  toi  que  la  jeunesse  et  ses  affections  unissaient  à  moi  ; 
qui  fis  pour  moi  ce  que  personne  autre  n  a  fait  et  qi-i  ne  dédaignas 
pas  nn  cœur  indigne  du  tien.  Que  suis-je  maintenant  que  tu  as 
cessé  de  vivre?  Tu  n'es  plus  là  pour  accueillir  au  retour  ce  voya- 
geur à  qui  il  ne  reste  que  le  regret  des  heures  qui  ne  reviendiont 
plus.  Oh!  pourquoi  ce  bonheur  a-t  il  jamais  existé,  ou  pourquoi  n'est- 
il  point  encore  à  venir  ?  Pourquoi  suis-je  revenu  dans  ces  lieux, 
lorsque  de  nouvelles  douleurs  devaieut  m'en  chasser  encore? 

XCVL 

0  femme  toujours  aimante,  toujours  aimable  et  ton'ours  aimée I 
Cnniine  une  douleur  égoïste  s'absorbe  dans  le  passé  et  s'attache  à 
des  pensées  qu'elle  ile\rait  écarter!  Mais  ion  image  est  la  dernière 
que  le  temps  effacera  de  mon  ànie.  Cruel  trépas,  tout  ce  que  tu  p.iu- 
vais  avoir  de  nini,  tu  me  l'as  pris:  une  mère,  un  ami  et  plus  qu'un 
ami  maintenant  ;  pour  personne  tes  traits  ne  se  sont  succède  aussi 
rapid  s  :  accumulant  sur  moi  douleur  après  douleur,  tu  m'as  en- 
levé le  peu  de  consolations  que  la  vie  pouvait  encore  m'offrir. 

XCVIL 

Irai  je  donc  me  jeter  de  nouveau  dans  les  agitations  de  la  foule, 
et  y  chercher  tout  ce  que  dédaigne  un  cœur  paisible?  Irai-je  m'as- 
seoir  aux  banquets  de  l'Orgie,  où  un  rire  faussement  biuyant,  de- 
menti par  le  cœur,  défigure  les  joues  creuses  des  convives",  et  laisse 
après  lui  dans  lame  un  surcroît  d  abattement  et  de  faiblesse?  Là,,  en 
vain  une  gailé  de  commande  veut  bircer  les  traits  à  feindre  le  [ilaisir 
V.0U  à  dissimuler  le  dépit  :  les  sourires  tracent  le  sillon  d'une  larme 
'à  venir,  et  en  relevant  la  lèvre  convulsive,  n'y  peignent  qu'un  se- 
cret dédain. 

XCVIIL 

Quel  est  le  plus  terrible  des  maux  qui  accompagnent  la  vieil- 

,  lesse,  celui  qui  grave  sur  le  fiont  la  ride  la  plus  proloiide?  C'est  de 

voir  effacer  du  livre  de  vie  le  nom  de  tous  les  êtres  que  nous  avons 


aimés,  et  de  se  trouver  seul  sur  la  terre,  comme  j'y  suis  seul  main- 
tenant. Sur  les  mines  de  tant  de  cœurs  brisés ,  de  tant  d'rspéranees 
détruites,  je  m'incline  biiudilement  devam  Celui  qui  cbàiie.  Jours 
inutiles,  ecoulez-vous  rapidement  :  je  vous  verrai  fuir  sans  vous 
compter,  puisque  le  temps  m'a  privé  de  tout  ce  qui  faisait  la  joie 
de  mon  àme  et  a  versé  sur  mes  jeunes  années  tous  les  malheurs  de 
la  vieillesse. 


CHANT    III. 

L 

Tes  traits  ressemblent-ils  à  ceux  de  ta  mère,  ô  ma  belle  enfant  ! 
Ada!  fille  unique  de  ma  maison  et  de  mon  cœur!  Quand,  la  dernière 
fois,  j'ai  vu  tes  jeunes  yeux  d  azur,  ils  souriaient,  et  alors  ,|e  te 
quittai...  non  comme  je  te  quitte  maintenant,  mais  avec  une  espé- 
rance  

Je  me  réveille  en  tressaillant  :  les  vagues  se  gonflent  autour  de 
moi;  les  vents  font  entenilre  leurs  voix  dans  les  airs  :  je  pars.  Où 
nous  allons  ,  je  l'ignore  :  mais  le  temps  n'est  plus  où  en  voyant  s'a- 
baisser les  côtes  d'Augleterre,  mon  regard  était  ému  de  douleur  ou 
de  joie. 

IL 

Encore  une  fois  sur  les  flots  !  Oui,  encore  une  fois!  et  les  vagues 
bondissent  sous  moi  comme  un  coursier  qui  connaît  son  maître. 
Vagues  mugissantes,  salut!  Rapide  S'dl  votre  course,  quelque  part 
qu'elle  me  conduise!  Dût  le  mal  fatigué  trembler  comme  un  roseau, 
dût  la  voile  déchirée  abandonner  ses  ïambe lUX  aux  vents,  il  faut 
que  j'aille  en  avant  ;  car  je  suis  comme  I  herbe  marine  détachée  du 
roc  et  semée  parmi  l'écu  ne  de  l'Océan  :  je  vais  partout  où  me 
poussera  l'effort  des  vagues,  l'haleine  de  la  tempête. 

IIL 

Dans  l'été  de  ma  jeunesse,  j'ai  entrepris  de  chanter  le  pèlerinage 
d'un  exilé  volontaire  fuyant  son  propre  cœur  :  je  reprends  une  his- 
toire que  j'avais  à  peine  entamée,  et  je  remporte  avec  moi,  comme 
le  vent  impétueux  pousse  devant  lui  le  nuage.  J'y  retrouve  la  trace 
de  mes  longues  pensées  et  de  mes  larmes  taries,  qui  n'ont  laissé 
qu'un  désert  sur  leur  passage.  C'est  là  que  mes  années  s'écoulent 
pesamment,  dernière  solitude  de  la  vie,  où  l'on  ne  voit  point  paraî- 
tre une  fleur. 

IV. 

Depuis  mes  jours  de  jeunesse  et  de  passion,  jours  de  plaisirs  ou 
de  douleurs,  mon  cœur  el  ma  harpe  peuvent  avoir  perdu  une  corde  ; 
une  dissonance  en  peut  résulter,  et  peut-être  voudrai-je  en  vain 
chanter  comme  autrefois.  Mais,  quelque  ingrat  que  puisse  être  le 
sujet  de  mes  chants,  je  m'y  attache:  pourvu  qu'ils  bannissi-nt  de  mon 
âme  les  tristes  rêves  d'une  douleur  et  d'une  joie  égustes,  et  qu  ils 
répandent  autour  de  moi  l'oubli,  ils  me  sembleront  délicieux,  quoi- 
que personne  peut-être  ne  soit  de  cet  avis. 

V. 

Celui  qui  dans  ce  monde  de  douleurs  a  vécu  par  ses  actes  plutôt 
que  par  ses  années  et  qui  a  pénétré  les  profondeurs  de  la  vie  au 
point  de  ne  plus  s'étonner  de  rien  ;  de  sorte  que  lamour  et  ses  p  d- 
nes,  la  gloire  ramhition,  la  rivalité  ne  peuvent  jdus  faire  pénétrer 
dans  son  cœur  ce  poignard  acéré  dont  on  souffre  les  blessures  en 
silence  :  celui-là  peut  dire  pourquoi  la  pensée  cherche  un  refuge 
dans  des  caverne»  solitaires  et  se  plaît  néanmoins  à  les  peupler  d  i- 
niages  aériennes,  de  ces  formes  qui  habileut  toujours  jeuues  la  re- 
traite enchantée  de  l'âme. 

VL 

C'est  uniquement  pour  créer  et  pour  jouir  en  créant  d'une  plus 
grand'  intensité  de  vie,  que  nous  donnons  une  forme  à  nos  visions, 
nous  appropriant  à  nous  mêmes,  comme  je  I  éprouve  niainlenant , 
cette  existenceque  nous  inventons.  Que  suis-je,  moi  ?  Rien.  Mais  il 
n'en  est  pas  ainsi  de  toi,  àme  de  ma  [lensée!  Avec  loi,  je  parcours 
la  terre,  invisible  mais  pouvant  tout  observer,  m'associant  à  ton 
esprit,  partageant  ta  céleste  origine,  et  cajiable  encore  de  sentir  en 
toi,  quand  ma  sensibilité  est  éteinte  et  stérile. 

VIL 

Mais  arrêtons  le  désordre  de  ces  pensées  :  j'ai  médité  trop  long- 
temps, je  me  suis  livré  à  des  réflexions  trop  sombres,  et  enfin  j'ai 
senti  mm  cerveau  brûlant,  épuisé  par  ses  propres  efforts,  se  ch.in- 
ger  en  un  véritable  t  iurbillon  de  visions  et  de  flammes  :  c'est  ainsi 
que  n'ayant  point  ap|uis  à  dompter  mon  cœur,  j'ai  vu  s'empoison- 
ner les  sources  de  ma  \ie.  Il  est  trop  tard  aujourd  bui ,  mais  il  me 
reste  encore  assez  de  force  pour  supporter  des  maux  que  le  temps 


48 


LES  VEILLÉES  HTTKRAIIU'.S  ILIl'STP.KKS. 


ne  pcul  guérir,  cl  pour  nie  nourrir  de  fruits  amers  ?ans  accuser  îc 
(leslin. 

Vin. 

lîn  voilh  trop  sur  ce  sujet  :  maintenant  tout  appartient  au  passé, 
et  le  sci-aii  du  mvsltre  est  apposé  sur  le  clinrine  (pii  ni'sl  plus.  Après 
une  longue  absence,  Harold  rcpamit  enfin  :  Harold  dont  le  cœur 
voudrait  ne  plus  rien  sentir,  mais  se  sent  di^cliiré  <lc  blessuns  in- 
Ciinibles  sans  être  mortelles.  Le  temps  néanmoins,  qui  change  tout, 
a  modifié  son  âme  et  ses  traits  :  les  années  dérobent  le  feu  de  l'es- 
prit comme  la  vipneurdcs  membres,  cl  la  coupe  enchantée  de  la  vie 
ne  pétille  que  sur  ses  bords. 

IX. 

n.iroM  avait  trop  avi- 
(Icinenl  épuisé  In  sienne, 
et  an  rmil  il  avait  trouvé 
une  lie  d  iilisinihi!  ;  mais 
il  la  rcmplll  de  nouveau 
h  une  source  plus  pure  et 
sur  un  s(d  consacré,  et  il 
la  cri:',  intarissable.  Il  se 
Irninpait.  Autour  de  lui 
s'enroulait  inusiblement 
une  chaîne  toujours  plus 
serrée  ,  dont  il  sen  lait 
le  fiollcnient  douloureux 
qu(iiiiu'il  ne  pût  laper- 
ccvciir,  dont  le  poids  Tac- 
ciiblait  quoiqu'il  n'en  put 
entendre  le  bruit.  C'était 
une  soulTrance  muette  el 
de  plus  en  plus  péné- 
trante qui  suivail  llarold 
daEis  tous  les  pas  qu'il  es- 
sayait aux  divers  sentiers 
de  la  vie. 

X. 

Armé  d'une  froide  ré- 
serve, il  avait  cru  pouvoir 
sans  danger  renouer  com- 
merce avec  les  hommes. 
Il  croyait  son  âme  telle- 
ment n.\ée  mainicnant, 
tellement  cuirassée  d'in- 
vulnérables réflexions, 
que  si  aucune  joie  n'y 
pouvait  pénétrer,  aucun 
chagrin  non  plus  ne  pou- 
vait l'atteindre.  Il  pouvait 
rester  inaperçu  et  soli- 
taire au  milieu  de  la  foule 
et  y  trouver  des  sujets  de 
inédilalion  ;  comme  sur 
la  lerre  étrangère .  il  en 
av.iii  trouvé  dans  les  mer- 
veilles de  Dieu  cl  de  la 
nature. 

XI. 

Mais  qui  peut  voir  la  •A''- 

rose  épanouie  et  ne  point 
être  tenté  de  la  ciiedlir? 
(Jiù  peut  contempler  avec 
bonheur  la  douceur  et  l'é- 
clat des  joues  de  la  beau- 
té, et  ne  point  sentir  que  le  cœur  ne  vieillit  jamais  tout  entier?  Qui 
peut  Cdulempler  l'étude  de  la  gloire,  perçant  tous  les  nuages  et 
brillant  au  sommet  d'un  rocher,  sans  es.sayer  de  gravir  jusqu'à 
elle?  Harold,  une  fois  lancé  dans  le  torrent ,  se  laissa  entraîner  dans 
sa  course  vertigineuse,  chassant  le  temps  devant  lui,  mais  se  pro- 
posant un  plus  noble  but  qu'aux  jours  de  sa  jeunesse. 

XII. 

Cependant,  il  ne  lui  fallut  pas  longtemps  pour  reconnaître  que  de 
tous  les  hommes  il  éiaii  le  moins  propre  ii  vivre  parmi  la  trou[)e 
humaine,  avec  laquelle  il  n'avait  presque  rien  de  commun.  Il  ne 
savait  point  soumettre  sa  pensée  h  celle  d'aulrui,  quoique  dans  sa 
jeunesse  son  âme  eût  éié  domptée  par  ses  propres  pensées;  mais, 
rebelle  h  toute  inspiration  étrangère,  il  ne  pouvait  consenliràcéder 
un  empire  sur  son  èlreàdes  intelligences  conire  lesquelles  la  sienne 
se  révoliail.  Fier  dans  son  désespnir,  il  cherchait  à  se  créer  uue  vie 
en  lui-même  et  à  respirer  en  dehors  de  l'humanilé. 


XIII. 

Partout  où  s'élèvent  des  montagnes,  lîi  étaient  pour  lui  des  ami»; 
où  roulent  les  Ilots  de  lOcéan,  là  était  sa  natrie;  si  quelque  part 
s'élend  un  ciel  bleu  et  luit  un  beau  suleil,  il  aimait  h  y  porter  ses 
pas  erraiils;  le  désert,  la  fnrèt,  la  caverne,  le  torrent  écuincux , 
étaient  ses  compagnons  :  il  échangeait  avrc  eux  un  langage  plus 
clair  que  relui  desvidumes  écrits  dans  sa  langue  maternelle;  il  au- 
rait dimnés  tous  ceux-ci  pour  une  s^lepage  du  livre  de  la  nature, 
gravée  par  un  rayon  de  soleil  à  la  surface  du  lac. 

XIV. 

Comme  les  sages  de  Chaldée,  il  suivait  dans  les  cieux  la  marche 

des  étoiles,  et  son  imagi- 
nation les  peuplaitd'ètres 
brillants  comme  leurs  ra- 
yons :  ainsi  il  oubliait  la 
terre  et  ses  discordes ,  et 
toutes  les  humaines  fai- 
blesses.  S'il  eût  pu  tou- 
jours maintenir  son  esprit 
dans  ces  hauteurs,  il  eCH 
été  heureux  ;  mais  le  li- 
mon dont  rii'immeesl  pé- 
tri <d)seurcit  la  flamme  im- 
mortelle qui  l'anime  ;  il 
nous  envie  les  clartés  vers 
les(|uelles  nousnousélan- 
çons,  impatients  de  bri- 
ser le  lien  qui  nous  re- 
tient loin  de  ce  ciel  dont 
le  sourire  nous  appelle. 

XV. 

Mais  dans  les  habita- 
tions de  1  homme,  Harold 
se  montrait  inquiet,  fati- 
gué sombre,  hcharge  aux 
autres  comme  à  lui-mê- 
me, abattu  comraeun  fau- 
con sauvage  à  qui  l'on  a 
rogné  les  ailes,  et  qui  ne 
peut  vivre  que  dans  un  air 
sans  limile.-*.  Alors  ses 
transports  revenaient,  et 
en  essayant  de  les  vain- 
cre, de  même  que  l'oi- 
seau captif  frappe  de  sa 
poitrine  et  de  son  bec  les 
barreaux  de  sa  prison , 
ju.squ'à  ce  que  le  sang  ait 
teint  son  plumage, de  mè  • 
me  l'ardeur  de  son  âme 
enchaînée  dévorait  son 
sein  pour  se  frayer  un  pas- 
sage. 

XVI. 
Exilé  volontaire ,  Ha- 
rold va  do  nouveau  errer 
au  loin,  privé  de  tout  res- 
te d'espérance,  mais  avec 
moins  de    tristesse.   Sa- 
chant qu'il  vivait  en  vain, 
que    tout  était  fini  pour 
lui  de  ce  coté  de  la  tom- 
lie,  son  désespoir  s'était 
revêtu  d'un  sourire  farou  ■ 
a  vérité,  mais  qu'il  nésli-eail  de  dissimuler  :  ainsi  sur  un 
naufragé,  les  malelols  |ullent  les  provisions,  et  dans  la  dé- 
de  l'ivrcs-se,  attendent  leur  sort  sur  le  pont  qui  s  enfonce. 

XVII. 

Arrête'  .  tu  foules  la  poussière  d'un  empire I  Ici  sont  enseve- 
lies les  ruines  produites  par  un  tremblement  de  terre.  Aucune  sta- 
tue colossale,  aucune  colonne  chargée  de  trophées  ne  décore-  -elle 
ce  lieu  ?  Non.  .Mais  la  leçon  que  donne  la  simple  vente  n  en  est  que 
plus  frappante.  Que  celt"e  terre  reste  ce  quelle  était,  \oyez  comme 
ictle  pluie  de  sang  a  fait  croître  les  moissons  Lsi-ce  doue  a  tool 
lavaniage  que  tu  as  valu  au  monde  ,  o  toi  la  plus  terrible  et  la  der- 
nière bataille  ;  -ô  victoire  qui  as  créé  des  rois  ? 

XVIII. 

Harold  c.<t  debout  au  milieu  de  ce  charnier  d'oîscmcnls,  le  Ijm- 


clic  à  I 
navire 
menée 


COUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  B... 


19 


beau  de  la  France,  la  plaine  fatale  de  Waterloo.  Comment  une  heure 
a-l-elle  suffi  à  la  fortune  pour  reprendre  les  dons  quelle  avait  fails, 
pour  faire  passer  en  d'autres  mains  la  gloire  inconstante  comme 
elle!  Ici,  l'aigle  prit  dans  les  cieux  sou  dernier  essor;  mais  percé  de 
part  en  part  des  llèches  des  nations  coalisées,  il  laboura  la  plaine  de 
ses  serres  sanglantes,  traînant  encore  après  lui  quelques  anneaux 
brisés  de  la  chaîne  dont  il  avait  chargé  l'univers.  Ce  jour-là  toute 
une  vie  d'amhilion  vit  anéantir  le  fruit  de  ses  travaux. 

XIX. 

Justes  représailles!  La  Gaule  peut  mordre  son  frein,  écumer  sous 
ses  fers...  mais  la  terre  en  est-elle  plus  libre?  Les  nations  n'ont- 
elles  combattu  que  pour 
vaincre  un  seul  homme, 
ou  se  sont-elles  liguées 
pour  enseigner  à  tous  les 
rois  en  quoi  consiste  la 
vraie  souveraineté  ?  Eh 
quoi  !  les  lambeaux  réu- 
nis de  l'esclavage  rede- 
viendront-ils l'idole  d'un 
siècle  de  lumière?  Après 
a\oir  abattu  le  lion  lau- 
dra-t-il  que  nous  rendions 
hommage  au  loup?  fau- 
dra-t-il  baisser  le  regard, 
plier  le  genou  devant  les 
lrônes?lS'on,  non!  éprou- 
vons avant  de  louer. 

XX. 

Et  si  nous  n'en  tirons 
aucun  bien,  que  l'on  ne 
f 'enorgueillisse  plus  de  la 
f  ute  d'un  seul  despote. 
î^n  vain  les  joues  des  é- 
pouses  et  des  mères  ont 
été  sillonnées  de  larmes 
brûlantes  ;  en  vain  la 
fleur  de  l'Europe  a  été 
foulée  sous  les  pieds  d'un 
tyran  avant  qu'elle  pût 
produire  ses  fruits  ;  en 
vain  des  années  de  mort, 
d'appauvrissement,  d'es- 
choage  etde  terreur,  ont 
pesé  sur  nous  ;  en  vain 
le  joug  a  été  brisé  par 
l'accord  unanime  de  plu- 
sieurs millions  d'hom- 
mes ;  ce  qui  ajoute  le 
plus  de  prix  à  la  gloire , 
c'est  le  myrte  qui  cou- 
ronne le  glaive,  comme 
il  couronna  celui  d'Har- 
modius  levé  sur  le  tyran 
i  d'Athènes. 

il 

\  XXI. 

C'était  lanuil  :  l'air  re- 
tentissait du  bnùt  d'une 

'iféte;  1  élite  de  la  beauté 

/et  de  la  chevalerie  était 

,'  réunie  dans  la  capitale  de 

{  la  Belgique,  et  l'éclat  des 

jlamiies  ne  tombait  que 

jsur  de  jolis  fronts  et  de  vaillantes  poitrines.  Mille  cœurs  battaient  i 

[heureux  à  l'unisson,  et  quand  s'élevait  la  voix  voluptueuse  de  l'har- 

)  monie,  de  doux  regards  parlaient  d'amour  aux  regards  qui  leur  ré- 
pondaient, et  tout  était" joyeux  comme  le  carillon  d'une  noce... 
Mais,  silence!  écoulez  :  un  bruit  sourd  retentit  comme  un  glas  fu- 
nèbre. 

XXII. 

N'avez-vous  pas  entendu?...  non  ce  n'était  que  le  vent,  ou  le 
f  bruit  d'un  char  sur  le  pavé  sonore.  Continuons  la  danse  :  que  rien 
n'interrompe  la  joie!  point  de  sommeil  jusqu'au  matin,  quand  la 
jeunesse  ,  le  plaisir  et  la  danse  s'unissent  pour  chasser  les  heures. 
Mais  écoulez!  ce  bruit  sourd  retentit  de  nouveau,  comme  si  les 
nuages  en  répétaient  l'écho.  Il  s'approche  ;  il  devient  plus  distinct 
et  [ilus  terrible  ;  aux  armes  I  aux  armes  I  C'est...  c'est  le  canon  qui 
commence  à  rugir. 


Plnis.  —  Imp.  I.«coua et C,  me  SoufO-t ,  13. 


La  fonlaiire  Caslalle  et  1}  mont  l'arnasse 


XXIII. 

Dans  l'embrasure  d'une  croisée  do  la  vaste  salle  était  assis  l'in- 
fortuné duc  de  Brunswick.  Le  premier,  au  milieu  de  la  fêle,  il 
avait  entendu  ce  son  fatal,  et  il  l'avait  recueilli  avec  l'oreille 
prophétique  de  1  homme  destiné  au  trépas.  Il  annonça  l'approche 
de  la  bataille;  et  un  sourire  d'incrédulité  accueillit  ses  paroles  : 
mais  son  cœur  avait  trop  bien  reconnu  la  voix  redoutable  du 
bronze  qui  avait  étendu  son  père  dans  une  bière  sanglante,  et 
allumé  en  lui-même  une  vengeance  que  le  sang  seul  pouvait 
éteindre:  il  s'élança  sur  le  champ  de  bataille,  et  tomba  en  com- 
ballant  aux  premiers  rangs. 

XXIV. 

On  allait  et  on  venait 
çà  et  là,  en  tumulte  :  des 
pleurs  coulaient;  la  beau- 
té tremblait  d'effroi ,  et 
l'on  voyait  pâlir  des  joues 
qui  une  heure  auparavant 
avaient  rougi  à  l'éloge  de 
leurs  charmes.  Il  y  eut  là 
de  ces  adieux  soudains 
qui  semblent  arracher  à 
de  jeunes  cœurs  tout  ce 
qu'ils  ont  de  vie;  il  y  eut 
des  soupirs  étouffés  qui 
peut-être  devaient  être 
les  derniers.  Qui  pouvait 
dire  s'ils  se  rencontre- 
raient jamais  ces  regards 
qui  s'entendaient  si  bien, 
alors  que  sur  une  nuit  si 
douce  se  lovait  une  si  ter- 
rible aurore. 

XXV. 

Les  guerriers  se  hâtent 
de  monter  à  cheval  :  les 
escadrons  se  forment  ; 
l'artillerie  lance  ses  chars 
bruyants;  tout  se  préci- 
pite ,  chaque  corps  va 
prendre  son  ra'hg  de  ba- 
taille. Et  toujours  au  loin 
on  entend  se  succéder  les 
sourdes  détonations  du 
canon  ;  et  plus  près  le 
tambour  d'alarme  éveille 
les  soldats  avant  que  l'é- 
toile du  matin  ait  brillé. 
Cependant  les  citadins 
s'assemblentmuetsde  ter- 
reur, ou  chuchotent  tout 
bas  et  les  lèvres  pâles  : 
«  C'est  l'ennemi  !  il  ap- 
proche I  il  approche  !  » 

XXVI. 

L'appel  des  Camerons 
fait  retentir  son  harmo- 
nie   sauvage  :    c'est    le 
chant  de  guerre  de  Lo- 
chiel  (ju'enlendirent  sou- 
vent les  collines  d'Albyn, 
ainsi  que  les  Saxons  en- 
nemis. Comme  leur  pibroch  retentit  aigu  et  sauvage  dans  les  ténè- 
bres de  la  nuill  mais  le  même  souffle  qui  enfle  la  cornemuse  rani- 
me dans  le  cœur  de  ces  montagnards  leur  courage  naturel,  réveille 
en  eux  le  souvenir  des  siècles  passés,  et  fait  résonner  à  leurs  oreil- 
les les  noms  glorieux  des  Evan  et  des  Donald. 

XXVII. 

La  forêt  des  Ardennes  balance  sur  leurs  têtes  son  vert  feuillage 
tout  humide  des  larmes  de  la  nuit  :  on  dirait  qu'elle  pleure,  si  la 
natui'C  inanimée  était  capable  de  douleur,  sur  ces  braves  qui  pas- 
sent maintenant  et  qui  ne  reviendront  plus.  Avant  le  soir,  helas  !  ils 
seront  foulés  aux  pieds  comme  le  gazon  sur  lequel  ils  marchent 
n)ainlenant  :  le  gazon  les  couvrira  de  sa  prochaine  verdure  ,  quand 
toute  cette  bouillante  valeur  qui  les  précipite  vers  l'ennemi,  quand 
ces  hautes  espérances  qui  les  animent  pourriront  avec  eux  dans 
une  couche  profonde  et  glacée. 

4 


t.o 


Li.s  vi:ii,i,i';r:s  l.lTTI^nAmES  ii,fAiRTRi':i:s. 


xxviir. 

Hier,  le  milieu  du  jour  les  vil  pleins  de  foi-oe  cl  d'ardeur  ;  le  soir, 
ils  se  miinlraieiit  remplis  il'orguoil  el  di  jnic  an  milieu  d"iin  cercle 
(le  hcaiili's;  iiiinnit  leur  apporta  le  sijiiial  du  mmbal  ;  aujourd'hui , 
!(•  n)alin  les  a  vus  former  leurs  rangs,  et  midi  éclaire  l'appareil  som- 
hie  et  majestueux  de  la  halaillc.  l'n  miape  tonnant  les  enveloppe, 
et  chaque  fois  qu'il  se  déchire  l'arpile  de  la  plaine  est  recouverte 
d'une  argile  humaine  qu'elle-mOme  recouvrira  demain ,  entassant 
dans  une  fosse  sanglante  cavaliers  et  chevaux  ,  amis  et  ennemis, 
amoncelés  et  confondus. 

XXIX. 

Des  lyres  plus  sonores  ont  chanté  leur  gloire  ;  et  pourtant  il  est 
un  nom  que  je  voudrais  choisir  dans  cette  foule  illustre  :  je  le  dois  à 
l'alliance  de  t'amille  qui  m'unissait  à  lui;  je  le  dois  à  son  père  envers 
qui  j'ai  à  expier  des  loris;  et  entiu  des  noms  illustres  consacrent  les 
chanisdu  poète.  Celui-lh  brillait  entre  les  plus  braves;  et  là  où  la 
pluie  de  fer  éclaircissait  le  plus  rapidement  nos  rangs,  où  la  tcm- 
piile  de  la  guerre  rugissait  plus  terrible,  elles  ne  frappèrent  point 
un  sein  plus  noble  que  le  tien ,  ô  jeune  et  brave  Howard  I 

XXX. 

Pour  toi  des  larmes  ont  coulé,  pour  toi  des  cœurs  se  sontbris(^s: 
que  seraient  mes  larmes  cl  mon  cœur  si  j'avais  un  pareil  hrimmngc 
à  t'oflrir?  Mais  ([uand  je  me  trouvai  près  de  l'arbre  qui,  vivant  et 
verdoyant  cncoie,  incline  son  feuillage  sur  la  place  où  tu  reçus  la 
mort,  quand  je  vis  autuur  de  radi  la  plaine  rajeunie  couverte  d'une 
verdure  qui  pronu;t  l'abondance,  et  le  printemps,  reprenant  son 
œuvre  joueuse,  rassembler  sur  ses  ailes  les  oiseaux  exilés,  je  détour- 
nai mes  regards  de  tout  ce  qu'il  ramenait  pour  les  reporter  sur  ce 
qu'il  ne  pouvait  nous  rendre. 

XXXI. 

Je  les  reportai  sur  toi,  sur  tant  de  milliers  de  braves  dont  chacun 
a  hissé  un  vide  elTrajant  dans  une  famille  affligée  pour  qui  l'oubli 
serait  un  don  précieux.  La  trompette  de  l'archange,  et  non  colle  de 
la  renommée,  réveillera  ces  héros  tant  regrettés.  Le  doux  bruit  lie  la 
gloire  peut  calmer  un  moment,  mais  non  éteindre  l'ardeur  des  vains 
regrets,  et  le  nom  que  nous  entendons  honorer  acquiert  de  plus 
puissants  titres  à  nos  larmes. 

XXXII. 

On  pleure,  mais  on  sourit  enfin  ;  et  en  souriant  on  pleure  encore  : 
l'arbre  se  flétrit  longtemps  avant  de  tomber;  le  navire  marche  en- 
core quand  il  a  perdu  son  mal  et  sa  voile  ;  la  poutre  consumée 
tombe  du  toit,  mais  ses  débris  encombrent  longtemps  le  pavé  de  la 
salle  solitaire;  le  mur  en  ruine  reste  debout  quand  ses  créneaux 
minés  par  les  éléments  gisent  autour  de  lui;  la  chaîne  survit  au 
captif  qui  l'a  portée  ;  le  jour  continue  de  s'écouler,  même  quand  les 
nuages  obscurcissent  le  soleil  :  ainsi  le  cœur  peut  se  briser,  mais 
tout  brisé  qu'il  est  il  continue  h  vivre. 

XXXIII. 

Comme  un  miroir  rompu  se  reproduit  dans  chacun  de  ses  frag- 
ments et  enfante  mille  images  au  lieu  d'une,  et  plus  encore  si  on  le 
morcelle  davantage  ;  ainsi  fait  le  cœur  qui  ne  sait  point  oublier,  vi- 
vant dune  existence  fragmentaire,  immobile  et  froide,  ne  sentant 
plus  le  sang  circuler  en  lui ,  soutirant  d'une  douleur  sans  sommeil , 
se  flétrissant  enfin  à  mesure  seulement  que  tout  vieillit  autour  de 
lui,  et  ne  donnant  aucun  signe  visible  de  son  état;  car  ces  choses 
ne  se  disent  pas. 

XXXIV. 

Il  y  a  dans  le  désespoir  même  un  principe  actif,  une  viudité  vé- 
néneuse, racine  vivace  qui  nourrit  toutes  ces  branches  frappées  de 
mort  :  car  ce  ne  serait  rien  de  mourir;  mais  la  vie  elle-même  doit 
apprendre  h  se  repaître  du  fruit  abhorré  de  la  douleur,  semblable  Ji 
ces  pommes  des  rivages  de  la  mer  Morte  qui  n'ofl'rent  que  des  cen- 
dres h  celui  qui  les  goûte.  Si  l'homme  voulait  n'estimer  sa  vie  que 
par  la  quantité  de  ses  jouissances,  et  prendre  chaque  jour  de  bonheur 
pour  une  année,  compterait-il  bien  douze  lustres  ? 

XXXV. 

Le  psalmiste  a  supputé  les  années  de  l'homme  :  et  elles  lui  ont 
paru  assez  nombreuses.  Mais  pour  toi,  si  l'histoire  dit  vrai,  fatal 
Waterloo!  elles  l'étaient  trop  encore,  et  tu  nous  as  même  en\ié 
celte  durée  fugitive.  Des  raillions  d'hommes  rappellent  Ion  souve- 
nir; les  lèvres  de  leurs  enfants  répéteront  ce  qu'ils  ont  appris  d'eux, 
et  diront  :  «  C'csl  à  Waterloo  que  des  nations  coalisées  ont  lire  l'é- 
pée  ;  c'est  là  (jue  nos  ancêtres  ont  eorabattu.  »  Kt  de  celle  grande 
journée,  voilà  tout  ce  qu'aura  épargné  l'oubli. 


XXXVL 

Là  est  tombé  le  plus  extraordinaire  et  non  le  pire  des  liomn. 
esprit  formé  de  contrastes,  s'ap|diquant  avec  une  égale  puissnii 
tantôt  aux  objets  les  plus  élevés  ,  cl  tantôt  aux  pins  petit".  0  i 
qui  fus  evlrênic  en  toute  chose,  si  lu  avais  su  garder  une  h  • 
moyenne,  le  trône  serait  encore  à  loi,  ou  tu  n'y  serais  jamais  m., 
car  c'est  l'audace  qui  t'a  élevé ,  comme  elle  a  causé  la  chute, 
maintenant  encore  tu  songes  à  ressaisir  le  sceptre  impérial;  i 
Ju[iitcr  Tonnant,  tu  voudrais  ébranler  de  nouveau  le  monde. 

XXXVII. 

Vainqueur  de  la  terre,  le  voilà  son  captif  :  elle  tremble  eu'- 
à  ton  souvenir,  et  ton  nom  redoutable  n'a  jamais  plus  retenti  il 
la  pensée  des  hommes  qu'en  ces  jours  où  lu  n'es  plus  rien  qu 
jouet  de  la  renommée.  Klle  le  couriisa  jadis,  se  (il  Ion  esclav 
caressa  ton  humeur  haulainc  jusqu'à  le  persuader  que  lu  éia  .-- 
dieu...  elle  le  persuada  même  aux  nations  stupéfaites,  qui  tecrur^ 
longtemps  ce  que  tu  prétendais  être. 

XXXVIII. 

l'ius  ou  moins  qu'un  homme  ,  dans  la  grandeur  ou  dans  tes 
sastrcs,  tu  affrontes  des  nations  entières  et  lu  fuis  du  chami 
bataille:  tu  fais  du  cou  des  monarques  le  marchepied  de  ton  Ip' 
el  tu  deviens  plus  prompt  à  flécliir  que  L^  dernier  de  tes  solluts 
peux  nnveiscr,  gouverner,  relever  un  eniiiire,  mais  lu  es  iiicap. 
de  modérer  la  moindre  de  les  passions;  habile  à  pénétrer  l'e-, 
des  aulres,  tu  ne  sais  ni  lire  dans  le  tien,  ni  répnmer  ton  am 
désordonné  pour  la  guerre,  ni  coiujirendre  enfin  que  le  Dtsi 
mis  au  défi ,  abandonne  la  plus  brillante  étoile. 

XXXIX. 

Ft  cependant  ton  ftmc  a  supporté  les  revers  avec  cette  pluL^ 
phie  innée  qui  ne  s'apprend  pas,  et  qui,  fruit  de  la  sagesse,  de  ia  (r\^ 
deur  ou  d'un   profond  orgueil,  jette  le  fiel  et  l'aLsinllie  au  cien 
d'un  ennemi.  Quand  la  haine  ameutée  t'entourait  pour  épier  et  r 
1er  ta  faiblesse,  toi  tu  le  pris  à  sourire  :  ton  œil  resta  calme  el 
signé.  Quand  la  fortune  s'enfuit  loin  de  l'enfant  chéri  qu'elle  a 
gâté,  il  soutint  sans  plier  le  poids  des  infortunes  accumulées  sur 
tête. 

XL. 

Plus  sage  alors  qu'au  jour  de  les  grandeurs  ;  car  au  sein  de  > 
les-ci  l'ambilion  t'endurcit,  cl  lu  laissas  trop  paraître  ce  juste  mé 
que  t'inspiraient  les  hommes  el  leurs  pensées  habituelles.  Ce  nii 
était  mérité,  mais  fallait-il  le  porter  toujours  emj/ieiiit  sur  tes  le 
el  sur  ton  front?  fallait  il  humilier  les  au'Mils  dont  lu  étais  obliL- 
te  servir,  au  point  de  les  pousser  à  se  retourner  contre  loi  pour  i 
parer  ta  ruine?  Qu'on  le  perde  ou  qii'on  le  gagne,  c'est  un  li 
objet  d'anibilion  que  ce  monde  :  tu  l'as  bien  éprouvé,  comme  i 
ceux  qui  se  sont  proposé  un  pareil  but. 

XLT. 

Si ,  comme  une  tour  bAlie  î»u  sommet  d'un  roc  escarpé ,  In  avais 
dfi  résister  ou  tomber  seul ,  un  tel  mépris  de  l'homme  aurait  pu 
t'ailer  à  braver  I^^oc  ;  mais  les  intelligences  humaines  formai  ni 
les  degrés  de  ton  Irône,  l'admiration  que  tu  inspirais  était  la  pbis 
sûre  de  tes  armes.  Ton  rôle  était  celui  du  fils  de  Philippe,  pourquoi 
donc  (à^oins  que  tu  n'eusses  jelé  la  pourpre  de  côlé^  te  moquer  de.s  j 
hommes  à  h  manière  de  Diogène?  La  terre  serait  un  tonneau  lr« 
vaste  pour  des  cyniques  couronnés. 

XLII. 

Mais  pour  une  ftme  active,  le  repos  est  l'enfer;  el  voilà  ce  quil 
causa  la  perle.  L'âme  renferme  un  feu  qui  ne  saurait  se  restrein- 
dre à  ses  étroites  limites ,  mais  qui  aspire  sans  cesse  au-delà  du  mi- 
ll.-u  des  justes  désirs  :  une  fois  allumé,  rien  ne  saurait  l'assouvir;' 
il  se  repiiît  d'aventureuses  destinées  et  ne  se  fatigue  que  du  repos 
fièvre  intérieure  fatale  à  tous  ceux  qui  en  ont  été  atteints  un  seul 
instant. 

XLIII. 

Cette  fièvre  fait  les  insensés  qui,  par  leur  contact,  rendent  in- 
sensés les  autres  hommes,  conquérants  et  rois,  fondateurs  de  sectes 
et  de  .systèmes  ,  auxquels  il  faut  ajouter  sophistes,  p. 'êtes  ,  hommc-i 
d'Etal":  êlres  inquiets  el  dangereux  qui  font  vibrer  trop  fortement 
les  secrets  ressorts  de  l'àme .  el  son!  eux-mêmes  les  dupes  de  ceux 
qu'ils  abusent  :  hommes  enviés  et  pouitant  bien  peu  digues  d  envie, 
cl  tourmentés  des  jilus  cruels  aiguillons!  Le  sein  de  l'un  deux,  mis 
à  nu ,  enseignerait  à  l'humanité  ce  que  valent  la  puissance  cl  la 
gloire. 


4 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


SI 


XLIV. 

L'agilatifin  est  leur  élément  :  leur  vie  est  une  tempête  qui  les 
emporte  pour  les  laisser  tomber  enfin  ;  et  pourtant  ils  sont  telieuicnt 
enivres,  tellement  idolâtres  de  la  lulle,  que  s'ils  voyaient  le  calme 
du  crépuscule  succédera  leurs  jours  reni|jlis  de  périls,  ils  se  sen- 
tiraient écrasés  d'ennuis  et  de  tristesse,  et  mourraient  sous  le  poids. 
Semlilables  à  une  flamme  sans  aliment  qui  vacille  et  s'éteint,  ou  à 
l'épée  qui  se  rouille  dans  l'oisiveté  et  s'y  consume  sans  gloire. 

XLV. 

Escaladez  le  sommet  des  montagnes ,  et  vous  trouverez  les  plus 
hauts  pics  enveloppés  des  plus  sombres  brouillards,  de  la  neige  la 
plus  épaisse  :  de  même  celui  qui  dépasse  ou  subjugue  l'humanité, 
assume  sur  lui  toutes  les  haines.  Au-dessus  de  lui  brille  le  soleil  de 
la  gloire  ,  au-dessous  s'étendent  les  terres  et  l'Océan;  mais  autour 
de  lui  il  n'aperçoit  que  des  rocs  glacés,  les  tempêtes  déchaînées  as- 
siègent  de  toutes  parts  sa  tète  nue  :  telle  est  la  récompense  des  tra- 
vaux qui  l'ont  conduit  sur  ces  hauteurs. 

XLVI. 

Loin  de  moi  de  pareilles  pensées  I  Le  monde  de  la  véritable  sa- 
gesse est  dans  ses  propres  créations  ou  dans  les  tiennes,  ô  nature  , 
ô  sainte  mère  I  Combien  de  merveilles  en  effet  n'enfanles-tu  pas  sur 
les  bords  du  Rhin  majestueux.  C'est  là  qu'llarold  contemple  une 
œuvre  divine,  assemblage  de  toutes  les  beautés  :  ondes,  vallons, 
fruits,  feuillages,  rochers,  bois,  champs  cultivés,  montagnes  et 
vignobles.  Çà  et  là  des  castels  abandonnés  semblent  dire  un  mélan- 
colique adieu  du  haut  de  leurs  remparts,  où  la  ruine  grisâtre  s'en- 
toure de  verdure. 

XLVIL 

Semblables  à  ces  esprits  ailiers  qui ,  minés  par  le  malheur,  dédai- 
gnent d'abaisser  leur  fierté  devant  la  foule  qu'ils  méprisent,  ces 
manoirs  sont  là  debout,  habités  seulement  par  le  vent  qui  vient  sif- 
fler à  travers  les  crevasses,  et  s'alliant  tristement  avec  les  nuages.  Il 
fut  un  temps  où  ils  étaient  pleins  de  jeunesse  et  de  fierté  :  des  ban- 
nières flottaient  sur  leurs  murs,  des  batailles  so  livraient  au-dessous; 
mais  les  combattants  sont  ensevelis  dans  leur  sanglant  linceul, 
depuis  longtemps  les  étendards  ne  sont  plus  qu'une  poussière  in- 
forme, et  les  créneaux  ruinés  ne  soutiendront  plus  de  siège. 

XLVIII. 

Sous  ces  créneaux ,  dans  l'enceinte  de  ces  murailles ,  habitait  le 
pouvoir  avec  ses  passions  habituelles.  Des  chefs  de  brigands  tenaient 
orgueilleusement  leur  cour  dans  les  salles  garnies  d'armures,  libres 
d'accomplir  leurs  plus  cruels  caprices,  et  non  moins  fiers  de  ce  pou- 
voir que  des  héros  plus  puissants  et  plus  anciens.  Que  manquait-il 
à  ces  hommes  hors  la  loi  pour  être  de  vrais  conquérants  ?...  Rien 
qu'une  page  de  la  vénale  histoire  qui  leur  eût  donné  le  litre  de 
grands;  un  plus  vaste  théâtre,  un  tombeau  magnifique.  Leur  ambi- 
tion était  tout  aussi  vive ,  leur  bravoure  n'était  pas  moindre. 

XLIX. 

Dans  leurs  luttes  féodales  et  leurs  combats  en  champ  clos,  com- 
bien de  prouesses  dont  le  souvenir  s'est  perdu  I  L'amour  qui ,  pour 
composer  les  armoiries  de  leurs  ecus,  inventâtes  ingénieux  emblèmes 
d'une  tendre  fierté,  l'amour  se  glissait  jusqu'à  ces  cœurs  d'airain  à 
travers  les  mailles  de  leur  armure;  mais  il  n'allumait  en  eux  que 
des  flammes  farouches,  causes  de  combats  et  de  meurtres,  et  plus 
d'une  de  ces  tours,  conquise  pour  la  possession  d'une  beauté  fatale, 
a  vu  les  flots  du  Rhin  rougira  ses  pieds. 

L. 

Mais  toi,  fleuve  abondant  et  superbe,  tes  vagues  bénies  ne  répan- 
dent  que  la  fertilité  sur  tout  ce  qu'elles  arrosent  ;  tes  rives  sont  re- 
vêtues d'une  beauté  qui  serait  éternelle,  si  l'homme  respectait  tou- 
jours ton  ouvrage,  et  si  la  faulx  tranchante  de  la  guerre  ne  venait 
souvent  moissonner  ce  que  tu  promets  de  richesses.  Alors,  ta  vallée 
aux  douces  ondes  offrirait  sur  la  terre  une  image  de  l'Elysée  ;  et 
pour  sembler  telle  à  mes  yeux,  que  lui  manque-t-il  en  effet?...  que 
tes  flots  soient  ceux  du  Léthé. 

LL 

Mille  batailles  ont  ensanglanté  tes  rives,  mais  l'oubli  a  couvert 
la  moitié  de  leur  gloire.  Le  carnage  y  a  entassé  des  monceaux  de 
cada\res  :  les  tombeaux  même  des  guerriers  ne  sont  plus,  et  leurs 
noms  même  ont  disparu.  Chaque  jour  ta  vague  efface  le  sang  de 
la  veille  ;  il  n'en  reste  plus  de  traces  et  l'ans  ton  onde  limpide  le 
soleil  mire  ses  rayons  tremblotants.  Mais  tous  les  flots  réunis,  quel 
que  soit  leur  pouvoir  pour  balayer  tout  vestige,  ne  pourraient  effa- 
cer les  songes  douloureux  d'une  mémoire  assombrie. 


LU. 

Ainsi  pensait  Harold  en  suivant  le  cours  du  fleuve,  lît  pourtant  il 
ne  demeurait  point  insensible  au  charme  qui  éveillait  le  chant 
matinal  de  l'oiseau  joyeux  ,  à  toutes  les  beautés  de  ces  vallons  où 
l'exi!  lui-même  semblerait  doux.  Si  son  front  étnit  sillonné  de  lignes 
austères,  si  une  calraeaustérité  y  avait  pris  la  place  de  sentiments  plus 
vifs  mais  moins  purs;  le  sourire  n'était  pas  toujours  absent  de  ses 
traits  :  à  l'aspect  des  beautés  de  la  nature,  un  rayon  de  bonheur 
venait  les  illuminer  tout-à-coup. 

Lin. 

L'amour  n'élait  pas  non  plus  entièrement  banni  de  son  cœur, 
bien  que  ses  brûlantes  passions  se  fussent  consumées  elles-mêmes. 
C'est  en  vain  que  nous  essaierions  de  regarder  avec  froideur  un  visage 
qui  nous  sourit  ;  le  cœur  ,  dégoûté  de  toutes  les  affections  de  ce 
monde,  se  laisse  pourtant  aller  de  nouveau  sur  la  pente  de  la  ten- 
dresse. C'est  ce  qu'éprouvait  Harold  :  car  il  existait  une  âme  où 
vivait  son  souvenir,  une  âme  sur  laquelle  il  pouvait  s'appuyer  avec 
confiance  et  avec  lacpielle  il  aurait  voulu  confondre  son  âme;  et,  dans 
ses  heures  d'attendrissement,  c'est  sur  cette  pensée  qu'il  aimait  à  se 
reposer. 

LIV. 

Et  il  savait  aimer  (je  ne  sais  pourquoi  dans  un  tel  homme  ce 
trait  semble  étrange),  il  savait  aimer  le  regard  innocent  de  l'en- 
fance, dans  sa  fleur,  et  dans  son  bouton  même  :  quelle  cause  pou- 
vait transformer  ainsi  une  âme  imbue  du  mépris  de  l'bumanité? 
n'importe;  la  chose  était  telle;  et  quoique  la  solitude  soit  peu  fa- 
vorable au  développement  des  affections,  celle-ci  cependant  brillait 
dans  son  cœur  où  toutes  les  autres  s'étaient  éteintes. 

LV. 

Il  était  donc  un  tendre  cœur,  avons-nous  dit,  uni  au  sien  par  des 
nœuds  plus  forts  que  ceux  que  l'Eglise  a  bénis.  Non  consacré  par 
l'hymen,  cet  amour  était  pur,  sans  déguisement,  et  il  avait  résisté, 
il  s'était  affermi  même  à  l'épreuve  d'inimitiés  mortelles  et  de  dan- 
gers redoutables  surtout  aux  yeux  d'une  femme.  Il  était  resté  fer- 
me, et  il  méritait  bien  ce  chant  de  regrets  qu'Harold  fît  entendre 
du  rivage  étranger. 

1. 

Les  rochers  du  château  de  Drachenfels,  sombres  et  majestueux, 
dominent  les  larges  détours  du  Rhin.  A  leurs  pieds  les  vagues  du 
fleuve  s'enflent  ou  s'aplanissent  entre  les  coteaux  couverts  de  pam- 
pre ,  les  collines  ornées  d'arbres  fleuris  et  les  champs  qui  pro- 
mettent de  riches  moissons.  Çà  et  là  des  cités,  avec  leurs  blanches 
murailles,  se  font  remarquer 'au  loin  et  couronnent  ce  tableau  que 
je  contemplerais  avec  un  double  bonheur  si  tu  étais  avec  moi. 


De  jeunes  villageoises  aux  yeux  bleus,  dont  ta  main  nous  offre  les 
fleurs  du  printemps,  embellissent  cet  Eden  de  leur  sourire.  Sur  cha- 
que montagne,  les  châteaux  de  la  féodalité  élèvent  leurs  murs  gri- 
sâtres pai'mi  les  ombrages  verdoyants;  des  rochers  à  la  pente  rapide 
et  les  nobles  débris  d'antiques  arceaux  apparaissent  au-dessus  des 
treilles  de  la  vallée.  Et  sur'ies  bords  du  Rhin  une  seule  chose  man- 
que à  mon  bonheur,  c'est  de  sentir  ta  douce  main  pressée  dans  la 
mienne. 

3. 

Je  t'envoie  les  lis  qui  m'ont  été  offerts,  sachant  bien  que  longtemps 
avant  d'arriver  jusqu'à  toi ,  ils  seront  entièrement  flétris.  Ne  les 
dédaigne  pas  cependant  :  car  je  les  ai  aimés  pensant  que  ton  œil 
pourrait  les  voir.;  qu'ils  formeraient  un  lien  entre  ton  âme  et  la 
mienne,  quand  tu  songerais  que  ces  fleurs  fanées  ont  été  cueillies 
sur  les  bords  du  Rhin  et  offertes  par  mon  cœur  à  ton  cœur. 


Le  fleuve  écumant  traverse  avec  majesté  ces  bords  magiques  dont 
il  fait  le  premier  enchantement  ;  et  chacun  de  ces  mille  détours  ré- 
vèle aux  yeux  de  nouvelles  beautés.  Quel  mortel  ambitieux  ne  borne- 
rait point  ses  désirs  à  couler  ici  ses  jours  dans  de  molles  délices.  Ah  ! 
nul  climat  n'est  aussi  favorisé  de  la  nature,  nul  asile  ne  me  parai- 
trait  aussi  doux  si  tes  yeux,  s'y  promenant  comme  mes  yeux,  ve- 
naient encore  embelHr  les  rives  du  Rhin. 

LVI. 

Près  de  Coblenfz  une  simple  et  humble  pyramide  couronne  un 
tertre  de  vert  gazon.  Sa  base  recouvre  les  cendres  d'un  héros  qui 
fut  notre  ennemi  ;  mais  que  cela  ne  nous  empêche  pas  d'honorer  la 
mémoire  de  Marceau.  Sur  sa  tombe  prématurée,  plus  d'un  farouche 
soldat  versa  des  larmes,  de  grosses  larmes,  déplorant  et  enviant  à  la 


I.FS  VF.II.LÉF.S  LITTI^RAIRICS  ILLUSTRÉES. 


fois  le  destin  de  celui  qui  mourait  pour  la  France,  pour  la  conquClc 
de  Stis  droits. 

LVII. 


Elle  fut  coiiile,  vaillante  et  glorieiisc,  la  carrière  du  jeune  Rt^néral; 
son  deuil  fut  purlé  par  deux  armées,  par  ses  rnmpaf.'niins  cl  ses 
ennemis.  I.'élrnn(:er  qui  sample  en  ce  lien  peut  sans  Imiile  prier 

f>our  le  repos  de  cette Âmi'  intrépide;  car  Marceau  fut  le  rliaïupion  de 
a  lihcrté  ;  il  fut  du  petit  nombre  de  ceux  qui  n'ont  pas  dépassé  la 
mission  qu'elle  contie  à  ses  défenseurs  :  il  garda  la  candeur  do 
son  ûme,  et  c'est  pourquoi  les  hommes  l'ont  pleuré. 

LVIII. 

Plus  loin,  sur  la  hauteur,  parait  lilhrenhreitstcin  :  ses  murs 
déchirés,  tout  noirs  de  l'explosion  de  la  mine,  laissent  encore  voir 
ce  qu'éiait  celte  citadelle  formidable  quand  les  bombes  et  les  bouIcLs 
rebondissaient  impuissants  autour  d'elle.  Tour  chère  à  la  victoire, 
d'où  l'œil  suivait  dans  la  plaine  la  fuite  de  l'ennemi  vaincu  :  mais 
la  paix  a  détruit  ce  que  la  guerre  n'avait  pu  entamer  :  elle  a  ouvert 
aux  pluies  de  l'été  ces  voûtes  orgueilleuses  qui  pendant  des  siècles 
avaient  bravé  la  grêle  des  boulets. 

IIX. 
Adieu  1  beau  (leuve  du  Rhin  :  avec  quelle  peine  le  voyageur  ravi 
s'éloigne  de  tes  bords!  Ton  aspect  convient  également  et  h  deux 
âmes  unies  et  à  la  contemplation  solitaire.  Oh!  si  l'insaliable  vau- 
tour du  regret  pouvait  cesser  de  s'acharner  sur  l'âme  désolée,  ce 
serait  dans  ces  lieux  où  la  nature,  sans  Cire  trop  sombre  ou  trop 
gaie,  sauvage  sans  rudesse,  majestueuse  mais  non  ausière,  est  pour 
les  autres  contrées  de  la  terre  ce  que  l'automne  est  pour  l'année. 

LX. 

Kncorc  une  fois,  adieu  !  Mais  c'est  en  vain,  on  ne  peut  dire  adieu 
h  un  pareil  séjour  :  la  mémoire  prend  l'empreinte  de  toutes  ses 
beautés  et  si  les  yeux  se  détachent  enfin  de  toi,  ô  fleuve  enchanteur! 
c'est  avec  un  dernier  regard  de  gratitude  et  d'amour.  Il  peut  exister 
des  contrées  plus  puissantes,  d'autres  revêtues  de  plus  d'éclat,  mai.s 
aucune  ne  reunit  en  elle  seule,  comme  ces  sites  pittoresques,  la 
beauté,  la  douceur,  et  les  glorieux  souvenirs  des  anciens  jours. 

LXI. 

Ici  l'on  voit  la  grandeur  et  la  simplicité,  une  végétation  luxuriante 
qui  présage  la  fécondité  ,  les  brillants  édifices  des  grandes  villes, 
les  ondes  majestueuses,  le  sombre  précipice  ,  la  forêt  verdoyante, 
les  tours  polliiques  semées  çà  et  l;i ,  les  rocs  sauvages  taillés  en 
tourelles  et  défiant  l'architecture  des  hommes,  et  au  milieu  de  ces 
tableaux  une  population  aux  visages  riants  comme  eux  :  car  ici  les 
bienfails  de  la  nature  semblent  jaillir  des  flots  même  du  fleuve  pour 
se  répandre  sur  tous,  à  côlé  des  empires  écroulés. 

Lxn. 

Mais  tout  cela  est  déjà  bien  loin.  Sur  ma  fête  s'élèvent  les  Alpes 
ce  palais  de  la  nature  ,  dont  les  vastes  murailles  sont  couronnées 
d'une  corniche  de  placiers  perdus  dans  les  nues,  trône  sublime  et 
froid  de  l'éternité  où  se  forme  et  d'où  tombe  l'avalanche,  celle  fou- 
dre de  neige.  Tout  ce  qui  peut  élever  l'esprit  et  l'épouvanter  en 
même  temps  est  réuni  autour  de  ces  sommets  comme  pour  nionlrer 
que  la  terre  peut  s'approcher  du  ciel  et  laisser  l'homme  tout  en  bas 
malgré  son  orgueil. 

LXIII. 

Mais  avant  d'oser  franchir  ces  monis  sans  rivaux ,  il  est  un  lieu 
que  je  ne  puis  passer  sous  silence  :  c'est  Moral,  noble  et  patriotique 
champ  de  bataille,  où  l'homme  peut  contempler  de  funèbres  tro- 
phées sans  rougir  pour  les  vainqueurs.  C'est  ici  que  la  Bourgogne 
abandonna  ses  guerriers  sans  sépulture  :  leurs  ossements  amon- 
celés y  resteront  pemlant  des  siècles  et  feront  eux-mêmes  leur 
monument.  Privés  des  honneurs  de  la  tombe,  leurs  mânes  errent 
sur  les  bords  du  Styx  en  poussant  de  longs  gémissements. 

LXIV. 

Tandis  que  Waterloo  le  dispute  à  la  sanglante  défaite  de  Cannes, 
Moral  et  Slaralhon  seront  deux  noms  jumeaux,  trophées  sans  tache 
d  une  \erilablc  gloire.  L'ambition  ne  guidait  pas  les  vainqueurs  • 
celait  une  noble  armée  de  citoyens,  de  frères,  chami,i..i.s  désin- 
téresses d  unt  cause  qui  n'étaitpoint  celle  d'un  prince  ou  d'une  cour 
corrompue.  Ceux-h\  ne  condamnèrent  aucun  peuple  à  cémir  sous 
des  lois  blasphématoires  et  draconiennes  qui  prnclainei.t  le  droit  di- 
vin des  rois. 

LXV. 
Près  d'un  humble  mur  une  colonne  solilaire  s'élève  grisâtre  an- 
tique Cl  usee  par  la  douleur,  dernier  débris  du  naufrage  des  siècles. 


On  croirait  voir  un  malheureux  que  la  terreur  a  changé  en  pierre 
et  qui,  au  milieu  de  son  éparemenl,  conserve  encore  la  conscience 
de  son  élat.  Ce  monument  est  Ih  debout ,  merveilleux  surtout  par 
sa  conservation,  tandis  qu'un  autre  orgueil  de  l'art  humain,  Aven- 
ticum,  ville  également  antique,  réduite  au  niveau  du  sol,  a  parsemé 
de  débris  ses  anciens  domaines. 

LXVL 

C'est  ici  que  Julia...  Oh  1  béni  soit  à  jamais  ce  doux  nom  )  C'est 
ici  que  Julia  ,  héroïne  de  l'amour  filial ,  avait  consacré  sa  jeunesse 
au  ciel:  snn  cœur,  cédant  h  l'alTection  dont  les  droits  sont  les  plus 
[tuissants  après  ceux  de  la  Divinité,  se  brisa  sur  la  tombe  d'un  père. 
La  justice  a  juré  de  ne  pfiinlse  laisser  attendrir  par  les  larmes,  sans 
quoi  ses  larmes  auraient  obtenu  la  vie  dont  dépendait  la  sienne  : 
le  juge  fut  inexorable  et  elle  mourut  avec  son  père,  ne  pouvant  le 
sauver.  Une  tombe  simple  et  sans  buste  les  renferma  tous  deux 
et  leur  urne  ne  contint  qu'une  âme,  un  cœur,  une  même  cendre. 

Lxvn. 

Vdilh  de.s  actes  dont  la  mémoire  devrait  être  éternelle  et  des  noms 
qui  ne  devraient  pas  mourir  dans  cet  oubli  qui  engloutit  jiisieinent 
les  empires,  les  maîtres  et  les  esclaves,  et  leur  mort  et  leur  naissance. 
Oui,  la  haute  majesté  de  la  vertu  doit  survivre  et  survit  réellement  h 
son  martyre,  et  du  haul  de  son  immortalité,  elle  regarde  le  soleil  face 
h  face  comme  ces  neiges  des  Alpes  éternelles  et  pures  parmi  toutes 
les  choses  d  ici-bas. 

LXYIll.  I 

Le  lac  Léman  me  sourit  avec  son  front  de  cristal,  miroir  profond  ' 
où  les  étoiles  et  les  montagnes  rénéchissent  le  calme  de  leur  aspect, 
leurs  somnicls  élevés  cl  leurs  teintes  variées.  Il  y  a  trop  de  l'homme 
ici  pour  que  je  puisse  contempler  dans  une  disposition  c^invenaWe 

le  grand  spectacle  qui  s'oIVre  h  moi  ;  mais  bientôt  la  solitude  réveil-  j 

lera  dans  mon  âme  des  pensées  cachées,  mais  non  moins  chères  qu'a-  j 

vaut  mon  retour  parmi  le  troupeau  des  hommes  et  dans  leur  triste  I 

bercail.  1 

LXIX.  ' 

Fuir  les  hommes,  ce  n'est  point  les  haïr  :  tout  le  monde  ne  se  \ 
sent  pas  fait  pour  s'agiter  et  travailler  avec  eux.  Ce  n'est  point  leur 
témoigner  un  dédain  morose  que  de  retenir  son  âme  au  fond  de  la 
source,  de  peur  qu'elle  ne  se  consume  dans  celle  foule  brûlante  où 
tout  devient  victime  de  sa  propre  corruption.  Il  ne  faut  point  risquer 
d'avoir  h  nous  repentir  trop  tard  et  longtemps,  après  avoir  usé  nos 
forces  dans  une  lutte  bruyante,  rendant  le  mal  pour  le  mal,  au  milieu 
d'un  monde  hostile  où  toute  force  n'est  que  faiblesse. 

LXX. 

Là,  nous  pouvons  en  un  moment  nous  préparerde  longues  années 
de  repentir;  là,  nousjiouvons  ûélrir  notre  âme  au  point  que  tout 
notre  sang  se  change  en  larmes  et  que  l'avenir  se  revêle  h  nos  yeux 
des  teintes  de  la  nuit.  Pour  ceux  qui  marchent  dans  les  ténèbres,  la 
course  de  la  vie  n'est  qu'une  fuite  sans  espoir.  Sur  l'Océan,  le  pilote 
le  plus  hardi  ne  se  dirige  que  vers  un  port  bien  connu  :  mais  com- 
bien de  naiilonniers  errent  sur  la  merde  l'éternité,  laissent  aller  leur 
barque  au  hasard  et  ne  jetteronl  jamais  l'ancre  1 

LXXL 

Ainsi ,  n'est-il  pas  plus  sage  de  vivre  seul  et  de  ne  s'attacher  à 
la  terre  que  pour  ses  charmes  naturels,  de  vivre  près  des  flois  bleus 
du  Khône  rapide  comme  une  flèche,  ou  près  de  la  limpide  surface  du 
lac  qui  nourrit  lejeune  fleuve  comme  une  mère  corrige  un  bel  enfant 
maussade  ,  éloufTant  ses  pleurs  sous  des  baisers?  N'est-il  pas  plus 
sage  de  passer  ainsi  la  vie,  que  de  nous  mêler  à  la  foule  turbulente 
pour  soufl^rir  ou  faire  soulTVir. 

LXXIL 

Je  ne  vis  pas  renfermé  en  moi-même,  mais  je  m'identifie  avec  ce 
qui  m'enl'uirc  ;  les  hautes  monlagneséveillenlen  moi  un  sentiment; 
mais  le  tumulte  des  cités  m'est  un  supplice.  Je  ne  vois  rien  de  haïs- 
sable dans  le  monde,  sinon  de  former  malgré  soi  un  des  anneaux 
d'une  chaîne  charnelle;  de  se  voir  assigner  un  rang  parmi  des  cré.a- 
lures  de  même  espère  tandis  que  l'âme  pourrait  prendre  son  vol  et 
se  confondre  non  sans  fruit  avec  les  cieux,  la  montagne,  les  étoiles 
ou  les  plaines  agitées  de  l'Océan. 

LXXIIL 

Absorbé  dans  la  création,  c'est  alors  que  je  crois  vivre;  ccdéserl 
d'hommesquejai  traversé,  je  n'y  vois  qu  un  lieu  d'agunieet  de  com- 
bats, un  exil  ou  en  punition  dequelque  faulej'ai  été  envoyé  pouragir 
et  souffrir.  Je  remonte  enfin  et  prends  un  nouvel  essor  :  je  sens 
croître  mes  ailes  ;  déjà  vigoureuses,  quoique  jeunes,  elles  devienuent 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


B3 


capables  de  lutler  contre  les  vents,  que  je  vais  fendre  avec  bonheur, 
dédaignant  ces  liens  d'argile  qui  emprisonnent  notre  cire. 

LXXIV. 

Et  lorsqu'enfin  l'esprit  sera  libre  de  tout  ce  qu'il  abhorre  sous 
cette  funne  déchue,  dépouillé  de  celle  vie  charnelle,  sauf  ce  qui  se 
verra  appelé  à  une  vie  plus  heureuse  sous  la  forme  d'insecles  et  de 
vers  :  lorsque  les  éléments  relourneront  aux  éléments  et  que  la  pous- 
sière ne  sera  plus  que  de  la  poussière,  ne  sentirai-je  pas  alors  tout 
ce  que  j'entrevois  maintenant,  moins  ébloui  peut-êlre,  mais  pénétré 
de  plus  de  chaleur?  Ne  verrai-je  point  la  pensée  dégagée  du  corps, 
et  le  génie  de  chaque  lieu  dont  parfois  je  partage  déjà  l'immortelle 
exisleuce  ? 

LXXV. 

Montagnes,  vagues,  voûte  céleste,  n'êtes-vous  point  une  partie  de 
moi-même  et  de  mon  âme,  comme  je  suis  une  portion  de  votre  être? 
Votre  amour,  la  plus  pure  des  passions,  n'est-il  pas  profondément 
enraciné  dans  mon  cœur  ?  Comparés  à  vous,  tous  les  objets  terrestres 
ne  sont-ils  pas  dignes  de  mépris?  Ne  consentirais-je  pas  à  souffrir 
mille  tourments  avant  d'échanger  de  tels  sentiments  contre  la  dure 
et  mondaine  indifference  de  ceux  dont  les  regards  sont  incessam- 
ment tournés  vers  la  terre  et  dont  la  pensée  ne  s'anime  jamais  d'une 
noble  chaleur.    ' 

LXXVI. 

Mais  je  me  suis  écarté  de  mon  sujet  :  il  faut  revenir  aux  lieux  que 
je  chante.  Que  ceux  qui  se  plaisent  à  rêver  sur  l'urne  funéraire ,  à 
contempler  une  poussière  qui  fut  jadis  une  flamme  ,  s'arrêtent  avec 
moi  devant  la  tombe  d'un  des  enfants  de  ce  pays  dont  je  respire  un  mo- 
ment l'air  pur,  hôte  passager  des  lieux  qui  lui  ont  donné  l'être.  Il 
ambitionna  la  gloire  ;  et  pour  conquérir  et  garder  cette  vaine  idole, 
il  sacrifia  loul  le  reste. 

LXXVll. 

Oui,  c'est  ici  que  Rousseau  commença  une  vie  qui  fll  son  malheur, 
Rousseau,  ce  sophiste  sauvage,  seul  auteur  de  ses  propres  tourments, 
apôtre  de  la  mélancolie,  qui  revêiit  la  passion  d'un  charme  magique 
et  puisa  dans  la  douleur  une  irrésistible  éloquence.  Rousseau  sut 
embellir  jusqu'.à  la  folie  ;  il  répandit  sur  des  acles  et  des  pensées 
coupables  un  céleste  coloris:  son  éloquence  est  un  rayon  de  soleil  , 
éblouissant  les  yeux  et  leur  arrachant  des  larmes. 

LXXYIII. 

Son  amour  était  l'essence  même  de  la  passion  ;  sentir  son  cœur 
embrasé,  consumé  par  une  flamme  céleste,  comme  l'arbre  frappé  de 
la  fondre  :  tel  était  son  amour.  Mais  ce  n'élait  pas  l'adoration  d'une 
femme  vivante,  ou  d'un  fantôme  tel  qu'en  suscitent  nos  songes  :  une 
beauté  idéale  se  confondait  avec  son  existence  ;  tout  insensé  qu'il 
peut  paraître,  ce  sentiment  déborde  de  ses  pages  brûlantes. 

LXXIX. 

11  sut  animer  Julie  de  son  souffle  et  la  revêtit  d'un  charme  roma- 
nesque et  doux.  C'est  lui  qui  sanctifiait  ce  baiser  si  célèbre  que  cha- 
que matin  ses  lèvres  ardentes  du  poète  allaient  cueillir  sur  les  lèvres 
d'une  femme  qui  ne  l'accordait  qu'à  l'amilié  ;  mais  à  ce  doux  contact 
la  flamme  dévorante  de  l'amour  s'emparait  de  son  cerveau  et  de  son 
cœur;  et  tout  son  être,  absorbé  dans  un  soupir,  y  trouvait  l'ineffable 
jouissance  que  ne  donne  pas  aux  êtres  vulgaires  la  possession  com- 
plète de  l'objet  aimé. 

LXXX. 

Sa  vie  fut  une  longue  lutte  contre  des  ennemis  que  lui-même  s'était 
créés  ou  contre  des  amis  qu'il  avait  repoussés.  Car  la  défiance,  s'é- 
tant  fait  de  son  âme  un  sanctuaire  ,  lui  demandait  pour  victimes 
ceux  qu'il  aimait  le  plus  et  qu'il  immolait  avec  une  bizarre  et  aveu- 
gle fureur.  Mais  il  était  en  démence...  Pourquoi?  nul  ne  peut  le 
dire  :  la  science  humaine  n'en  trouvera  peut-êlre  jamais  la  cause  ; 
et  sa  folie,  efl'et  de  la  maladie  ou  du  malheur,  était  arrivée  à  ce  point 
funesle  où  elle  revêt  les  apparences  de  la  raison. 

LXXXI. 

Car  alors  il  était  inspiré,  et  de  sa  retraite  solitaire  comme  jadis  de 
l'antre  mystérieux  de  la  pythonisse,  parlaient  ces  oracles  qui  mirent 
le  monde  en  flammes,  incendie  qui  ne  s'éteignit  qu'après  avoir  dé- 
truit des  empires.  La  France  ne  l'a  pas  oublié ,  la  France,  qui  jus- 
que-là s'était  courbée  sous  une  tyrannie  consacrée  par  les  siècles. 
Tremblante  auparavant  sous  le  joug,  à  la  voix  de  Rousseau  et  de 
ses  disciples,  elle  se  leva  toul-à-coup,  animée  de  cet  excès  de  colère 
qui  succède  à  l'excès  de  la  servilité. 

LXXXU. 

Ce  peuple  s'éleva  un  effroyable  monument  des  débris  des  vieilles 
opinions,  et  des  mille  abus  contemporains  du  monde.  La  France  osa 


déchirer  le  voile,  et  exposer  aux  yeux  de  l'univers  les  secrets  qu'il 
cachait.  Mais  les  novateurs  détruisirent  le  bien  en  même  temps  que 
le  mal,  et  ne  laissèrent  que  des  ruines  avec  lesquelles  on  rebâtit 
bientôt  sur  les  mêmes  fondements,  des  prisons  et  des  trônes,  bientôt 
occupés  comme  auparavant;  car  l' ambition  ne  pense  jamais  qu'à 
elle. 

LXXXIII. 

Mais  cela  ne  saurait  durer,  ni  se  souffrir  longtemps.  Le  genre 
humain  a  senti  sa  force  et  l'a  fait  sentir  à  ses  tyrans.  Les  peuples 
auraient  pu  en  faire  un  meilleur  usage;  mais  enivrés  de  leur  nou- 
velle puissance,  ils  ont  élouffé  la  voix  de  la  pitié  et  se  sont  jetés  les 
uns  sur  les  autres.  Élevés  dans  l'anlrc  ténébreux  de  l'oppression , 
ils  n'avaient  point,  comme  les  petits  de  l'aigle,  grandi  à  la  face  du 
soleil  :  peut-on  s'étonner  qu'ils  se  soient  trompés  de  proie? 

LXXXIV. 

Quelles  blessures  profondes  se  sont  jamais  fermées  sans  laisser  de 
cicatrice  ?  Celles  du  cœur  saignent  le  plus  longtemps,  et  impriment 
de  tristes  stigmates.  Ceux  qu'animent  de  légitimes  espérances  peu- 
vent être  vaincus  :  alors  ils  se  taisent;  mais  ils  ne  se  soumettent 
pas  :  l'implacable  ressentiment  se  tient  immobile  dans  son  repaire  , 
jusqu'au  jour  qui  doit  lui  payer  des  années  d'attente.  Nul  ne  doit 
désespérer  :  il  est  déjà  venu,  il  vient  et  viendra  encore  le  jour  qui 
nous  permettra  de  punir  ou  de  pardonner...  De  ces  deux  pouvoir.s, 
il  en  est  un  que  nous  serons  moins  pressés  d'exercer. 

LXXXV. 

Limpide  et  calme  Léman  I  ton  lac,  qui  contraste  avec  le  monde 
orageux  où  j'ai  vécu,  m'avertit  par  son  silence  d'échanger  les  eaux 
troublées  de  la  terre  pour  une  source  plus  pure.  La  voile  de  cette 
barque  paisible  est  comme  une  aile  silencieuse  sur  laquelle  je  vais 
fuir  le  désespoir.  Il  fut  un  temps  où  j'aimais  les  mugissements  de 
l'Océan  furieux;  mais  ton  doux  murmure  m'attendrit  comme  la  voix 
d'une  sœur  qui  me  reprocherait  d'avoir  trop  recherché  de  sombres 
plaisirs. 

LXXXVI. 

Voici  que  descend  la  nuit  silencieuse;  et  depuis  tes  bords  jusqu'aux 
montagnes,  tous  les  objets  sont  enveloppés  du  crépuscule,  mais  en- 
core distincts;  leurs  contours  s'affaiblissent,  mais  ils  se  détachent 
des  masses,  sauf  le  sombre  Jura  ,  dont  toutes  les  crêtes  se  confon- 
dent en  un  seul  précipice  escarpé.  En  se  rapprochant  du  rivage,  on 
respire  le  vivant  parfum  des  fleurs  qui  viennent  de  naître  :  on  en- 
tend le  bruit  léger  des  gouttes  d  eau  qui  tombent  de  l'aviron  sus- 
pendu, ou  le  chant  aigu  du  grillon  qui  salue  le  retour  de  la  nuit. 

LXXXVII. 

C'est  le  joyeux  musicien  du  soir  :  il  fait  de  sa  vie  une  enfance  et 
la  passe  à  chanter.  Par  intervalles,  un  oiseau  fait  entendre  sa  voix 
du  sein  d'un  buisson ,  puis  il  se  tait.  Je  ne  sais  quel  murmure  sem- 
ble floiler  sur  la  colline;  mais  ce  n'est  qu'une  illusion;  car  la  rosée 
distillée  des  étoiles  épuise  silencieusement  toutes  ses  larmes  d'amour 
pour  imprégner  le  sein  de  la  nature  de  sa  céleste  essence. 

LXXXVIII. 

Etoiles  !  poésie  du  ciel!  Si  nous  cherchons  à  lire  dans  vos  bril- 
lants caractères  les  destinées  des  hommes  et  desempires,  nous  som- 
mes pardonnables  :  c'est  dans  nos  aspirations  vers  tout  ce  qui  est 
grand,  que  nous  osons  franchir  les  bornes  de  notre  sphère  mortelle 
et  nous  croire  quelque  parenté  avec  vous  :  car  vous  êtes  toute  beauté, 
tout  mystère,  et  vous  nous  inspirez  de  loin  tant  d'amour  et  de  res- 
pect, que  la  fortune,  la  gloire,  la  puissance  et  la  vie  ont  pris  une 
étoile  pour  emblème. 

LXXXIX. 

Le  ciel  et  la  terre  sont  plongés  dans  le  repos ,  mais  non  dans  le 
sommeil;  ils  retiennent  leur  haleine  comme  le  mortel  qui  éprouve 
une  émotion  vive;  ils  sont  muets  comme  celui  qu'absorbe  une  pen- 
sée profonde.  Le  ciel  et  la  terre  sont  plongés  dans  le  repos  :  depuis 
le  sublime  cortège  des  étoiles,  jusqu'au  lac  assoupi  et  à  la  rive  mon- 
tagneuse, tout  se  concentre  dans  une  vie  intense  :  il  n'est  pas  un 
rayon,  pas  un  souffle,  pas  une  feuille  qui  n'ait  part  à  celte  existence 
et  qui  ne  communie  par  elle  avec  le  Créateur  et  Conservateur  du 
monde. 

XC. 

Alors  s'éveille  ce  sentiment  de  l'infini,  manifesté  dans  la  solitude , 
là  où  nous  sommes  le  moins  seuls  :  c'est  la  vérité  qui  s'infuse  dans 
tout  notre  être,  et  le  purifie  de  sa  personnalité  ;  c'est  une  vibration, 
âme  et  source  de  la  musique,  qui  ^ous  initie  à  l'éternelle  harmonie; 
c'est  un  charme  pareil  à  celui  de  la  fabuleuse  ceinture  de  Cylhérée 
unissant  toutes  choses  dans  le  lien  de  la  beaulé  :  charme  qui  désar- 
merait le  spectre  même  de  la  mort,  si  ce  spectre  avait  réellement  le 
pouvoir  de  nuire. 


s  4 


Lies  Vi:iLLt;KS  UTTÉISAIIUCS  ILLUSTKÉKS. 


XCI. 

Qu'elle  élait  grande  et  juste  l'idée  des  anciens  Persans,  qui  pla- 
çaient les  autels  de  la  divinité  sur  les  hauteurs  et  les  cimes  des  mon- 
tagnes .  d'iiù  l'on  C(>nlem|)le  au  loin  la  terre,  et  qui  iiriaienl  dans 
des  Icmnlcs  dignes  de  lui,  <lans  des  teinides  sans  murailles,  le  grand 
Esprit  SI  ini|iarfaitcmenl  lionuri'  daus  clcs  sanctuaires  élevés  par  la 
main  des  hommes.  Venez  donc  comparer  vos  colonnes,  vos  voûtes 
i(l(d.AlrPs,  grecques  ou  gothiques,  avec  la  terre  ellcscieux,  ces  tem- 
ples de  la  nature,  et  vous  cesserez  de  circonscrire  la  prière  dansées 
firoiles  enceintes. 

XCII. 

Mais  le  ciel  change  d'aspect....  et  quel  changement!  0  nuit,  ora- 
ges et  ténèhres,  vous  Clos  des  puissances  merveilleuses  et  pourtant 
aimahles  dans  voire  force,  comme  léclair  de  l'œil  noir  de  la  femme. 
Au  loin,  de  roc  en  roc  cl  parmi  les  ahîniesqui  retentissent,  le  ton- 
nerre hotidil  comme  un  élre  vivant.  Cen'esl  point  d'un  nuage  isolé 
que  parlent  les  coups;  mais  chaque  mont.if;ne  a  trouvé  une  voix,  et 
à  travers  son  linceul  de  vapeurs,  le  Jura  repond  aux  Alpes  joyeuses 
qui  rappellent  Liuyammeut. 

XCIII. 

Cependant  la  nuit  règne...  Nuit  glorieuse,  tu  ne  fus  pas  destinée 
au  sommeil  I  Laisse-moi  partager  les  sauvages  et  brillants  plaisirs  ; 
lai.<sc-moi  me  confondre  avec  la  tempùte  et  avec  toi!  Le  lac  en- 
flammé étincelle  comme  une  mer  pliosphori(iue  cl  la  pluie  aux  lar- 
ges goulles  rebondit  sur  la  lerre.  Un  moment  tout  redevient  ténè- 
bres :  puis  la  voix  des  montagnes  se  fait  entendre  bruyante  et  pleine 
d'allégresse,  comme  si  elles  se  réjouissaient  de  la  naissance  d'un 
tremblement  de  lerre. 

XCIV. 

Dans  un  endroit  de  son  cours,  le  Rhône  rapide  s'ouvre  un  che- 
min entre  deux  rochers,  pareils  à  deux  amants  qu'un  profond  res- 
scnlimcnt  a  sépares  et  qui,  le  cœur  brisé,  ne  peuvent  pourtant  se 
réunir,  tant  est  profond  l'abîme  qui  s'est  creuse  enlre  eux.  El  ce- 
pendant, quand  ils  se  sont  nmluellemenl  blessés,  laraour  était  au 
rond  de  la  rage  cruelle  et  tendre  qui  a  llélri  la  fleur  de  leur  vie; 
puis  ils  se  sont  quittés,  et  à  la  longue,  l'amour  lui-même  s'est  éteint, 
leur  laissant  des  années  qui  ne  comptent  que  des  hivers. 

XCV. 

Or,  c'est  dans  l'endroit  où  le  Rhône  rapide  s'ouvre  ce  chemin , 
que  la  tempête  rugit  plus  terrible  :  là  ce  n  est  point  un  orage,  ce 
sont  vingt  ouragans  qui  lulleut  ensemble  et  se  renvoient  le  tonnerre 
de  l'un  à  l'autre,  en  lançant  autour  d'eux  l'éclair  et  la  foudre  :  le  [ilus 
étincelantde  tous  a  dardé  ses  flèches  entre  ces  deux  rocs  disjoiuls, 
connue  s'il  comprenait  que  là  où  la  destruction  a  déjà  fait  un  tel 
vide,  le  feu  du  ciel  doit  dévorer  tout  le  reste. 

XGVI. 

Cieux,  montagnes,  fleuves,  vents,  lac,  éclairs I  vous  méritiez  bien 
qu'au  milieu  delà  nuit,  des  nuages  et  du  tonnerre,  une  Ame  capa- 
ble de  vous  comprendre  veillât  pour  vous  contempler  et  s'inspirer 
de  vous.  Le  roulement  lointain  de  vos  voix  expirantes  est  l'écho  de 
ce  qui  veille  toujours  en  moi...  même  quand  le  corps  se  livre  au 
repos.  Mais  quel  est,  ô  tempêtes,  le  terme  «le  vos  courses?  Etes- vous 
comme  vos  sœurs  qui  grondent  sans  repos  dans  le  cœur  de  l'homme? 
Ou  bien,  semblables  à  l'aigle,  avez-vous  là-baut  un  nid  qui  vous 
attend? 

XCVIl. 

Oh!  si  je  pouvais  maintenant  produira  au-dehors  ce  que  je  sens 
en  moi  de  plus  intime  et  lui  donner  un  corps;  si  je  pouvais  jcler 
mes  pensées  dans  le  moule  d'une  expression,  et  renfermer  tout  ainsi, 
âme,  cœur,  esprit,  passions,  sentiments  forts  ou  faibles,  tout  ce  que 
je  voudrais  avoir  ambitionné  et  tout  ce  que  j'ambitionne  encore, 
lout  ce  que  je  souffre,  connais,  éprouve  sans  en  mourir...  renfer- 
mer tout  cela,  dis-je,  dans  un  seul  mot,  dût  ce  mot  être  la  foudre 
elle-même  :  je  parlerais.  Mais  faute  de  celte  condition  ,  je  vis  et 
meurs  sans  eue  compris,  sans  voix  pour  exprimer  ma  censée,  pa- 
reille à  une  épée  qui  reste  au  fourreau. 

xcvm. 

L'aurore  a  reparu,  humide  de  rosée  :  son  haleine  est  un  parfum 
sesjoues  sont  des  fleurs  :  son  sourire  rhnsse  devant  elles  les  nnarcs 
dont  elle  semble  se  jouer;  g:iie  comme  si  la  terre  ne  conlenait  pas 
un  soid  lombeau,  elle  ramène  le  jour.  L'iiomme  peut  re])renilre  le 
couis  cle  I  existence  commune  :  ei  moi,  sur  les  rivages,  ô  beau  lac  . 
je  puis  trouver  encore  du  temps  et  des  sujets  pour  mes  méditations 
et  je  tte  passerai  point  insoucieux  auprès  des  tableaux  que  lu  m'of- 
fres. 


XCIX. 

Clarens!  aimable  Clarens!  berceau  d'un  véritable  amour,  Ion  air 
est  le  souffle  de  la  pensée,  de  la  jeunesse  cl  de  la  passion  ;  les  arbres 
ont  leur  racine  dans  le  sol  do  l'amour;  w's  couleurs  wreflèlcnl  dans 
les  neiges  de  tes  glaciers,  et  les  rayons  du  soleil  conchanl  s  y  cnilor- 
mcnl  amoureusement  en  les  colorant  d'une  U'inle  de  rose  •  leg  ro- 
chers et  tes  précipices  eux-mêmes  parlent  des  amants  qui  y  cherchè- 
rent un  refuge  contre  les  per.';éculions  do  ce  monde  pcriide,  qui  fait 
naître  dans- les  cœurs  des  espérances,  des  alTeclious,  el  puis  qui 
raille  ensuite  les  sentimcnls  qu'il  a  produits. 


0  Clarens,  tes  sentiers  cnnsenentrempreinle  de  pas  célesle?,  il'S 
pas  immortels  de  l'amour  :  c'est  ici  qu'il  a  placé  son  trône  dont  les 
montagnes  sont  les  degrés.  Sadiviniiéest  une  vie,  une  lumièn' ijui 
pénètrent  partout,  et  non-seulement  parmi  les  monls  sourcilleux  , 
les  anires  el  les  forêts  paisibles  :  mais  l'étincelle  de  son  regar<l  f;iit 
épanouir  la  fleur,  et  son  baleine  la  caresse,  sa  douce  et  chaude  ha- 
leine, plus  puissante  en  môme  temps  que  les  tempêtes  à  leurs  heures 
les  plus  terribles. 

Cl. 

Ici  tout  proclame  sa  puissance  :  il  est  là-haut  dans  l'ombre  de  ces 
noirs  sapins  ;  ici  dans  la  voix  mugissante  des  torrents;  dans  les  pam- 
pres verdoyants  semés  sur  la  pente  insensible  qui  mène  au  rivage  : 
dans  CCS  flols  caressants  qui  viennent  au-devant  de  lui  et  l'adorent 
en  baisant  ses  pieds  avec  un  doux  murmure.  La  forèl  avec  ses  vieux 
arbres  dont  le  ironc  est  blanchi  par  l'igc,  mais  dont  les  feuilles  sont 
jeunes  comme  le  plaisir,  est  encore  à  la  même  place  que  jadis  cl 
ofl're  à  l'amour  et  à  ses  favoris  une  solitude  peuplée; 

CIL 

Oui,  peuplée  d'abeilles  et  d'oiseaux,  peuplée  do  myriades  d'êlres 
aux  formes  féeriques,  aux  couleurs  variées,  qui,  libres  de  toute  con- 
trainte et  pleins  de  vie,  célèbrent  ses  louanges  par  des  sons  plus       , 
doux  queloule  parole,  et  déploient  innoccmmenl  leurs  ailes  joyeuses.       i 
Ici  la  source  jaillissante,  la  cascade  abondante  cl  sonore,  les  ra-      A 
meaux  de  l'arbre  qui  balancent  leur  feuillage,  la  fleur  dans  son        ' 
boulon,  image  frappante  de  la  jeune  beauté,  toutes  ces  œuvres  de 
l'amour  forment  un  mélange  harmonieux  créé  pour  une  fin  unique 
et  grandiose. 

CIIL 

Ici,  l'être  qui  n'a  point  aimé  peut  s'initier  aux  tendres  myslèresel 
faire  de  son  cœur  une  pure  flamme;  celui  qui  les  connail  en  ai- 
mera davantage  :  car  c'est  ici  l'asile  de  l'amour,  c'est  là  qu'il  s'c.-l 
retiré,  loin  des  tourments  de  lavanilé  el  des  dissipations  du  monde; 
car  il  est  dans  sa  nature  de  croître  ou  de  mourir  ;  il  ne  peut  rester 
immuable,  mais  il  doit  décliner  ou  s'accroîlre  jusqu'à  un  bonheur 
immense  qui,  dans  son  éternité,  peut  rivaliser  avec  les  immortelles 
splendeurs. 

crv. 

Ah!  si  Rousseau  a  choisi  ce  coin  de  lerre  pour  le  peupler  de  ten- 
dres affections,  ce  ne  fut  point  parune  simple  supposition  romanes- 
que :  mais  il  reconnut  que  la  passion  ne  pouvait  assigner  un  plus 
digne  séjour  à  ces  êircs  épurés,  enfants  de  l'icuagination.  C  esl 
dans  ces  lieux  que  le  jeune  Amour  dénoua  la  ceinture  de  sa  Psyché, 
les  consacrant  ainsi  par  un  charme  adorable.  Solitude  mystérieuse,  j 
enchantée,  où  les  sons,  les  parfums,  les  couleurs  et  les  formes  char- 
ment à  la  fois  tous  les  sens,  c'est  dans  ton  sein  que  le  Rhône  a  ' 
étendu  sa  couche  et  que  les  Alpes  ont  élevé  leur  trône  I 

CY. 

0  Lausanne  I  el  loi,  Ferneyl  vous  nous  rappelez  des  noms  qui 
onl  rendu  vos  noms  célèbres  :  vous  accueillites  deux  mortels  qui,       i 
par  une  roule  périlleuse,  ont  cherché  el  atteint  une  gloire  immor-       j 
telle.  Intelligences  gigantesques,  ils  voulurent,  comme  jadis  les  Ti-       j 
tans,  entasser  sur  des  doutes  audacieux  des  iiensées  capables  d'al-       ! 
tirer  le  tonnerre  el  le  courroux  du  roi  des  cieux  assiégé  de  nouveaUj 
si  toutefois  l'homme  et  ses  outrages  pouvaient  provoquer  de  ce  côte 
autre  chose  qu'un  sourire, 

CVl. 

L'un  était  toute  légèreté  et  tout  feu.  Inconstant  dans  ses  désire 
comme  un  cnfanl,  mais  doué  de  l'esprit  le  plus  varié  :  tour-à-tour 
gai  ou  grave  ;  inspiré  par  la  sagesse  et  jiar  la  folie  ;  historien,  poète 
cl  philosophe  ;  prolée  de  tous  les  talents  .  il  se  inultipliail  sous  leure 
aspects  divers.  Mais  son  arme  la  plus  terrible  était  le  ridicule,  qui, 
comme  le  vent,  allait  où  le  poussait  son  caprice,  renversant  toiilde- 
vanl  lui,  tantôt  pour  immoler  la  sottise,  tantôt  pour  ébranler  un 
trône. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


SS 


cvn. 

L'autre,  profond  et  réfléchi,  creusant  laborieusement  sa  pensée, 
employa  des  années  à  se  faire  un  trésor  de  sagesse.  Ami  de  la  mé- 
ditalion,  muni  des  ressources  delà  science,  il  sut  donneràsou  arme 
un  tranchant  acéré,  et  employa  de  solennels  sarcasmes  à  saper  des 
dogmes  solennels.  Roi  de  l'ironie,  le  plus  puissant  des  talismans,  il 
suscita  dans  le  cœur  de  ses  ennemis  une  rage,  fille  de  la  crainte, 
et  le  zèle  des  dévots  se  vengea  en  le  condamnant  à  l'enfer  :  réponse 
éloquente  et  qui  résout  tous  les  doutes. 

CVIIL 

Repos  à  leurs  cendresl  S'ils  ont  mérité  un  châtiment,  ils  l'ont 
subi.  11  ne  nous  appartient  pas  de  juger,  de  condamner  encore 
moins.  Un  jour  viendra  où  ces  mystères  seront  révélés  à  tous,  ou 
du  moins  ces  espérances  et  ces  craintes  dormiront  dans  un  même 
sommeil  et  sur  le  même  oreiller,  c'est-h-dire  sur  la  poussière  (cela 
seul  est  certain)  qui  demeurera  comme  notre  trace  ici-bas.  Et  alors, 
cette  poussière  revenant  à  la  vie,  comme  la  foi  nous  l'enseigne,  se 
trouvera  pardonnée  ou  appelée  à  soufiTrir  justement. 

CIX. 

Mais  laissons  là  les  œuvres  des  hommes  pour  lire  de  nouveau  dans 
celles  que  le  Créateur  a  répandues  autour  de  nous  :  terminons  cette 
page  de  rêveries  qui  semble  se  prolonger  sans  fin.  Chaque  nuage 
qui  passe  sur  ma  tête  se  dirige  vers  les  blanches  Alpes  :  je  veux 
escalader  ces  montagnes;  je  veux  observer  tout  ce  que  découvrira  ma 
vue,  pendant  que  mes  pas  s'élèveront  jusqu'à  leur  région  la  plus 
haute  et  la  plus  majestueuse,  là  où  la  terre  force  les  puissances  du 
ciel  à  recevoir  ses  baisers. 

GX. 

Ralie  !  ô  Ralie  !  à  ton  aspect ,  l'âme  s'illumine  soudain  de  la 
lum  ière  des  siècles  qui  ont  brillé  sur  toi,  depuis  le  jour  où  le  fier  Cartha- 
ginois faillit  te  conquérir,  jusqu'àceux  où  un  dernier  reflet  de  gloire 
vint  couronner  tes  héros  et  tes  sages.  Tu  fus  le  trône  et  le  tombeau 
des  empires ,  et  encore  aujourd'hui  c'est  de  Rome  impériale ,  de  la 
cité  aux  sept  collines  ,  que  coule  la  source  éternelle  où  vont  s'a- 
breuver les  âmes  qui  brûlent  de  la  soif  de  connaître. 

CXL 

J'interromps  ici  une  lâche  reprise  sous  de  tristes  auspices.  Sentir 
que  nous  ne  sommes  plus  ce  que  nous  avons  été  ;  juger  que  nous 
ne  sommes  pas  ce  que  nous  devrions  être  ;  armer  noire  cœur  contre 
lui-même  ;  cacher  enfin  avec  une  fière  susceptibilité ,  amour  ,  haine, 
passion,  sentiments,  projets,  chagrin  ou  dévoùment,  en  un  mot 
tout  ce  qui  domine  notre  pensée  :  c'est  là  en  effet  une  rude  tâche 
pour  l'âme.  N'importe  ;  l'épreuve  en  est  faite. 

cxn. 

Quant  à  ces  discours,  enveloppés  de  la  forme  poétique,  ce  n'est 
peut-être  qu'une  ruse  innocente,  qu'un  coloris  jeté  sur  les  scènes  qui 
passent  devant  moi  et  que  jetâche  de  saisir  en  passant  pour  distraire 
un  moment  mon  cœur  ou  celui  des  autres.  La  jeunesse  a  soif  de 
gloire  nnaisjenesuis  plusassez  jeunepour  considérer  le  dédain  ouïe 
sourire  des  hommes  comme  unarrêtdefinitifde  renommée  ou  d'oubli. 
J'ai  vécu  et  je  vivrai  seul  :  que  mon  nom  périsse  ou  surnage. 

CXIH. 

Je  n'ai  point  aimé  le  monde,  elle  monde  ne  m'a  pas  aimé  :  je  n'ai 
point  capté  le  souffle  empesté  de  sa  faveur;  je  n'ai  pointplié  devant 
ses  idoles  un  genou  complaisant  ;je  n'ai  point  stéréotype  le  sourire 
sur  mes  joues  ni  fait  de  ma  voix  l'écho  de  la  flatterie.  Les  hommes 
n'ont  jamais  eu  lieu  de  me  croire  capable  de  pareilles  bassesses  : 
j'ai  vécu  au  milieu  d'eux,  mais  sans  être  un  des  leurs.  Enseveli  dans 
despenséesqui  n'étaient  pas  leurs  pensées,  je  serais  encore  tel  aujour- 
d'hui si  mon  âme  ne  s'élait  domptée  et  modérée  elle-même. 

CXIV. 

Je  n'ai  point  aimé  le  monde,  et  le  monde  ne'm'a  pas  aimé  ;  mais, 
lui  et  moi,  séparons-nous  en  ennemis  loyaux.  Je  crois  encore,  bien 
que  je  n'aie  rien  trouvé  de  pareil,  je  crois  qu'il  est  des  mots  qui 
valent  des  faits,  des  espérances  qui  ne  trompent  pas,  des  vertus 
indulgentes,  incapablesde  tondre  des  piégesà  la  fragilité;  je  crois  aussi 
'  qu'il  est  des  cœurs  qui  compatissent  sincèrement  aux  douleurs  d'au- 
Irul;  qu'un  ou  deux  êtres  ici-bas  sont  presque  ce  qu'ils  paraissent; 
qu'eniiû  la  bouté  n  est  pas  seulement  un  mot,  et  le  bonheur  un  rêve. 

cxv. 

Ma  fille  !  c'est  avec  ton  nom  que  ce  chant  a  commencé  :  ma  fille! 
c'est   par  ton  nom  que  ce   chant  va  finir.  Je  ne  le  vois  pas...   je 


ne  t'enlends  pas;  mais  personne  ne  peut  s'identifier  à  toi  comme  je 
le  fais.  Tu  es  l'amie  vers  laquelle  se  projettent  les  ombres  de  mes 
lointaines  années.  Quoique  tu  ne  doives  jamais  voir  mes  traits,  ma 
voix  viendra  se  mêler  à  tes  rêves  et  arrivera  jusqu'à  ton  cœur,  quand 
le  mien  sera  déjà  glacé.  Un  signe  de  souvenir,  un  accent  d'amour, 
s'élèveront  pour  toi  de  la  tombe  de  ton  père. 

CXVL 

Aider  au  développement  de  ton  esprit ,  épier  l'aube  de  tes  joies 
enfantines  ,  m'asseoir  près  de  toi  pour  te  voir  presque  grandir  sous 
mes  yeux,  te  suivre  quand  tu  saisis  la  connaissance  des  objets,  qui 
tous  sont  encore  pour  toi  des  merveilles  ,  t'asseoir  doucement  sur 
mon  genou  et  imprimer  sur  ta  douce  joue  un  baiser  paternel  :  tout 
cela  sans  doute  ne  m'était  pas  réservé,  et  tout  cela  pourtant  était 
dans  ma  nature...  et  même  maintenant ,  je  ne  sais  ce  qui  se  trouve 
au  fond  de  mon  cœur,  mais  certainement  il  y  reste  quelque  chose  de 
semblable. 

CXVIL 

Ah  I  quand  même  la  sombre  haine  te  serait  enseignée  comme  un 
devoir,  je  sais  que  tu  m'aimerais  encore.  Quand  on  te  cacherait  mou 
nom,  comme  un  charme  qui  porte  la  ruine,  comme  un  titre  anéanti  ; 
quand  même  la  tombe  se  serait  fermée  entre  nous  :  n'importe  ;  je 
sais  que  tu  m'aimerais  encore.  Quand  môme  on  voudrait,  et  pourrait 
extraire  mon  sang  de  tes  veines  ,  ce  serait  en  vain  :  tu  ne  men 
aimerais  pas  moins,  tu  conserverais  ce  sentiment  plus  fortement  que 
la  vie. 

cxYin. 

Enfanl  de  l'amour...  quoique  née  dans  l'amertume  et  nourrie  dans 
les  angoisses  :  tels  furent  les  cléments  dont  se  forma  ton  père  ; 
tels  furent  aussi  les  Uens.  Leur  influence  domine  encore  autour  de 
toi  :  maislefeudeta  vie  sera  plus  tempéré  et  de  plus  hautes  espérances 
te  sont  offertes.  Que  ton  sommeil  soit  doux  dans  ton  berceau!  Du 
sein  des  mers  ,  du  sommet  des  montagnes  où  je  vis  maintenant , 
je  voudrais  t'envoyer  autant  de  bonheur ,  hélas  !  que  tu  aurais  pu 
en  répandre  sur  moi. 


CHANT    IV. 

L 

J'étais  à  Venise  sur  le  pont  des  Soupirs  ,  entre  un  palais  et  une 
prison  :  je  voyais  les  édifices  s'élever  du  sein  des  flots  comme  au 
coup  de  baguette  d'un  magicien.  Autour  de  moidix  siècles  étendent 
leurs  ailes  sombres,  et  une  gloire  mourante  sourit  à  ces  temps  éloi- 
gnés où  tant  de  nations  subjuguées  fixaient  leurs  regards  sur  les 
monuments  de  marbre  du  Lion  ailé  de  Venise  qui  avait  assis  son 
trône  au  milieu  de  ses  cent  îles. 

IL 

On  dirait  la  Cybèle  des  mers,  fraîchement  sortie  de  l'Océan,  avec 
sa  couronne  de  tours  altières,  se  dessinant  dans  un  lointain  aérien, 
et  majestueuse  dans  sa  démarche  comme  la  souveraine  des  eaux  et 
de  leurs  divinilés.Et  tel  était  en  réalité  son  pouvoir  ilesdépouillesdes 
nations  forniaient  la  dot  de  ses  filles,  et  l'inépuisable  Orient  versait 
dans  son  giron  la  pluie  étincelante  de  ses  trésors.  Elle  était  vêtue 
de  pourpre  ;  et  ens'asseyantàses  banquets,  les  monarques  croyaient 
rehausser  leur  dignité. 

III. 

A  Venise.,  les  chants  du  Tasse  n'ont  plus  d'écho,  et  le  gondolier 
rame  maintenant  silencieux  :  les  palais  tombent  en  ruine  sur  le 
rivage ,  et  la  musique  y  charme  rarement  l'oreille.  Ce  luxe  a  fui  , 
mais  la  bçaulc  est  toujours  la  même.  Les  empires  s'écroulent  ,  les 
arts  tombent  en  décadence  ;  mais  la  nature  ne  meurt  pas:elle  n'ou- 
blie pas  combien  Venise  fut  autrefois  chérie,  Venise  le  rendez-vous 
de  tous  les  plaisirs,  le  banquet  du  monde,  le  bal  masqué  de  l'Italie. 

IV. 

Mais  Venise  a  pour  nous  un  charme  plus  puissant  que  sa  renom- 
mée historique,  que  ce  long  cortège  d'illustresombres  qui,  voilées  de 
tristesse,  pleurent  sur  le  sceptre  brisé  de  la  cité  des  doges  :  l'Angle- 
terre y  possèile  un  trophée  qui  ne  périra  point  avec  le  Rialto; 
Shylock,  Othello  et  Pierre  Jaffler  ne  peuvent  être  effacés  parle  temps. 
Quand  toutlereste  aurait  disparu,  ils peupleraienteneore pour  nous 
la  rive  solitaire. 

V. 

Les  créations  de  la  pensée  ne  sont  point  des  corps  d'argile:  immor- 
telles par  essence,  elles  produisent  et  multiplient  en  nous  un  rayon 
plus  brillant,  une  existence  plus  chère  :  ce  que  le  Destin  a  refusé 
à  colle  vie  ^'ro^sièrc  dans  notre  état  de  mortel  esclavage,  ces  enfants 


'M 


LES  VEILLEFS  LITTfilLMUES  ILMISTRI-ES. 


(lu  gi'-iiic  110118  rnpporiciil  :  ils  lianiiisscnt  dahiiril  ili-  iiolrn  Ame  les 
pcnst'c»  (iii'clle  aliliiiiie  ol  ils  cii  preiinciil  in  piiicu  ;  ils  rafialcliis- 
seul  il-  cii'iir  (lunl  li's  picinièrcs  fleurs  se  sont  ciciiilcs  <;l  remplissent 
le  vide  où  ils  eu  font  iiatlre  de  nouvelles. 

VI. 

Lii  est  le  recours  du  jeune  Arc  comme  de  la  vieillesse  :  l'un  y  est 
conduit  par  l'espérance  ;  l'autre  >  clieichc  un  remède  h  lennin.  l.e 
trisle  isolement  a  sansdoulcpeupi(5  de  ses  ciéaiions  bien  des  paf;ts,et 
iieut-flre  est-ce  lui  (jui  me  pousse  h  remnlir  le  papicrqui  est  devant 
Bioi  :  pourtant  il  est  dos  objets  dont  la  réalité  puissante  éclipse  nos 
régions  de  féerie,  des  obicU  dont  les  formes  cl  les  couleurs  surpas- 
Bcnl  en  beauté  notre  ciel 
fanlaslii)iic  cl  les  bizarres 
constellalions  dont  la  mu- 
se se  plait  à  lo  peupler. 


VII. 

J'en  ai  vu  ou  rêvé  do 
somlilables  ;  mais  n'y  pen- 
sons plus.  Ils  sont  venus 
à  moi  sous  les  apparen- 
ces de  la  vérité  et  ont 
disparu  comme  des  son- 
ges ;  et  quoi  qu'ils  aient 
pu  être  d'abord ,  ce  ne 
sont  maintenant  que  des 
rftvcs.  Je  pourrais  les 
remplacer,  si  je  voulais  : 
car  ma  pensée  est  fécon- 
de en  créations  pareilles 
à  celles  que  j'ai  cherchées 
et  que  j'ai  trouvées  quel- 
quefois ■  renonçons-y  é- 
galement.  La  raison,  qui 
se  réveille  en  raoi,  con- 
damne comme  insensées 
ces  illusions  trop  chères  : 
et  d'autres  voix  me  par- 
lent, d'autres  objets  me 
pressent. 

VllI. 

J'ai  .appris  les  langapcs 
des  aiitri'S  peuples  et  j  ai 
cessé  d'être  un  étranger 
linrs  de  mon  pays  natal. 
Quand  un  esprit  sait  être 
lui-même ,  aucun  chan- 
gement ne  l'élonnc  ;  il 
n'est  difficile  ni  de  trou- 
ver ni  lie  se  créer  mémo 
une  patrie  parmi  les  hom- 
mes... ou  même  en  de- 
hors. Et  pourtant  je  suis 
né  dans  un  pays  dont  on 
]ieut  être  lier,  et  non  sans 
raison...  Pourquoi  donc 
ai -je  laissé  dernière  moi 
cette  île,  asile  inviolable 
de  la  sagesse  et  de  la  li- 
berté f  pounjuoi  vais-jc 
chercher  un  autre  foyer 
par-delà  les  mers? 


IX. 

Celle  patrie,  peut-être  l'ai  je  aimée  avec  ardeur,  et  dussé-je  laisser 
ma  cendre  dans  une  terre  étrangère,  |)Cut-élro  imm  e.*|)ril  rcvolora- 
l-il  vers  clic...  si  toulcfois  l'Ame  dégagée  du  curpspeul  se  choisir  un 
sanctuaire.  Je  gardi:  l'espérance  de  vivre  dans  la  mémoire  des  miens, 
de  laisser  un  souvenir  rappelé  dans  ma  laii;.'ui;  natale.  Si  c'esl  aspi- 
rer trop  haut  et  irup  joiji;  sj  nia  remuiiniéi'  doit ,  comme  ma  for- 
tune, croître  rapideiuent,  et  rapidement  se  fléirir; 


besoin.  Les  épinc.i  que  j'ai  rocui'illies  proviennent  de  l'arbre  que 
j'ai  piaillé  :  elle'i  m'ont  iiéehiré,  et  je  saigne  :  je  devais  savoir  quel 
fruit  sortirait  d'une  (elle  semence. 

XI. 

L'Adriatique,  condamnée  au  veuvage,  pleure  son  époux  :  son  ma- 
riage annuel  ne  se  renouvelle  plus,  et  le  Bucentiurc  di'périt  dans  le 
|)ort,  parure  oubliée  des  noces  interrompues.  .Sainl-.Marc  voit  encore 
sou  lion  s'élever  où  il  s'élevait  jadis;  mais  il  n  est  plus  i|u'iine  déri- 
sion d'un  pouvoir  aboli,  sur  celle  place  orgueilleu.se  qui  vil  un  em- 
Çcreur  suppliant  cl  où  les  monarques  contemplaient  d'un  œild'envio 
cnise,.  la  reine  des  Ilots,  la  plus  riche  des  fiancées. 

Xll. 

Où  s'est  humilié  le  mo- 
narque .Souabe  ,  règne 
niainlenant  l'Autrichien  : 
un  empereur  foule  avec 
dédain  le  sol  où  un  em- 
iicrcur  a  plié  le  genou. 
Des  royaumesdevicnnent 
de  simples  provinces,  des 
cités  souveraines  portent 
des  chaînes  retentissan- 
tes. Les  nations  descen- 
dent du  pinacle  de  la  puis- 
sance quand  elles  ont  h 
peine  senti  les  rayons  du 
soleil  de  la  gloire,  et  toul- 
à-coiip  elles  s'écroulent 
comme  l'avalanche  déla- 
chée  du  (lanc  de  la  mon- 
tagne. Oh  !  une  heure 
seulement  de  l'aveugle 
Daiidulo ,  le  chef  ociogé- 
naire,  conquérant  de  Uy- 
zance. 

XIII. 

Sur  le  portail  de  Saint- 
Mare  sont  encore  ses  che- 
vaux de  bronze  dont  les 
harnais  dorés  brillent  au 
soleil  :  mais  la  menace 
<le  Uoria  ne  s'est-elle  pas 
accomplie  ?  les  coursiers 
ne  sont-ils  pas  bridés  ? 
Venise  vaincue  a  vu  finir 
ses  treize  siècles  de  liber- 
lé  :  va-t-elle,  comme  une 
plante  marine,  disparaî- 
tre sous  les  flots  d'où  elle 
est  sortie?  Ah!  mieux 
vaudrait  pour  elle  être 
ensevelie  dans  les  vagues 
et  fuir  dans  les  profon- 
^=^  deurs   de  sa   tombe   ces 

*^  cruels  étrangers  de  qui  sa 

soumi.ssion  achète  un    c- 
pos  sans  honneur. 

hin.  XIV. 

Jeune,  elle  était  bril- 
lante de  gloire,  celait  une 
autre  Tyrl  Le  surnom  de 
ses  enfants  leur  avait  été 
donné  par  la  victoire;  c'étaient  les  Planteurs  de  lion(i).  insigne  qu'ils 
porlèrent  h  travers  le  sang  et  la  (lamme  sur  la  terre  et  la  mer  sub- 
juguées. Kaisant  de  nombreux  esclaves,  elle  sut  se  maintenir  libre 
et  fut  le  boulevart  de  IKurope  contre  la  puis.sance  ollumane  ;  je 
l'en  allesle.  ô  CancMe,  rivale  de  Troie,  et  toi,  golfe  immortel  qui 
vis  la  bataille  de  Lépante  !  Car  ni  le  temps  ni  la  tyrannie  ne  pour- 
ront effacer  ces  deux  noms. 

XV. 


Si  le  sombre  oubli  doit  interdire  à  mon  nom  l'entrée  du  temple 
où  les  nations  honorent  leurs  moris  illuslres,  soit!  que  le  laurier 
décore  une  tôle  plus  digne,  cl  que  l'on  grave  sur  ma  tombe  l'épi- 
tapbe  lacédémonienne  :  «  Sparte  eut  plus  d'un  fils  meilleur  que 
lui.  »  lin  allcndant  je  ne  réclame  pas  de  sympaihie  :  je  n'en  ai  pas 


Pareilles  h  des  statues  de  cristal ,  les  nombreuses  images  des  an- 
ciens doges  sont  réiluites  en  poudre  ;  mais  le  vaste  cl  somptueux 
palais  qui  fut  leur  demeure  parle  encore  de  leur  splendeur  antique  ; 
leur  scepire  brisé,  leur  épee  rongée  par  la  rouille,  sont  sous  l'< 
pieds  de  I  étranger.  Ces  édifices  inhabiles,  ces  jdads  désertes,  es 
visages  insolites,  en  le  rapi>elant  trop  souvent,  o  \ cuise  !  qu'-l  est 

(1)  Piantar  il  f«ne  d'où  Pantalon. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


57 


Ion  osclavage  et  quels  snnt  tes  maîtres,  ont  jeté  sur  ton  cncciulc 
adorable  un  nuage  Je  désolation. 

XVI. 

Quand  Athènes  fut  vaincue  à  Syracuse,  quand  des  milliers  de  ses 
soldais  enchaînés  subirent  le  joug  de  l'esclavage,  ils  durent  leur 
délivrance  à  la  muse  de  l'Attique,  dont  les  chants  leur  servirent 
de  rançon  loin  de  la  terre  natale.  Voyez  !  au  son  de  leur  hymne 
tragique ,  le  char  du  vainqueur  étonné  s'arrête ,  les  rênes  et  le 
glaive  inutile  s'échappent  de  ses  mains  :  il  brise  les  chaînes  des 
captifs  et  leur  dit  de  remercier  le  poète  de  ses  vers  et  de  leur  li- 
berté. 

XVII. 

Ainsi,  ô  Venise,  quand 
même  tu  n'aurais  pas 
d'autres  titres  plus  puis- 
sants ,  quand  même  ta 
glorieuse  histoire  serait 
oubliée,  ainsi  le  culte  que 
tu  rends  à  un  poète  divin 
en  répétant  ses  vers,  ton 
amour  pour  le  Tasse  au- 
rait dû  rompre  les  fers 
dont  les  tyrans  t'ont  char- 
gée. Ton  sort  actuel  est 
un  opprobre  pour  les  na- 
tions et  pour  toi  surtout, 
ô  Albion  I  La  reine  de 
l'Océan  devrait-elle  aban- 
donner les  enfants  de 
l'Océan  ?  Que  la  chute 
de  Venise  te  fasse  penser 
à  la  tienne,  en  dépit  de 
tes  humides  murailles. 

XVIII. 

J'aimai  cette  ville  dés 
mon  enfance  ;  c'était  pour 
mon  cœur  une  cité  ma- 
gique, s'élevant  du  sein 
des  mers  comme  un  pa- 
lais aux  colonnes  liqui- 
des ,  séjour  des  plaisirs , 
rendez-vousdes  richesses: 
Otway,  RadclilTe,  Schil- 
ler, Shakspeare,  avaient 
gravé  son  image  dans 
mon  esprit;  et  quoique  je 
l'aie  trouvée  dans  sa  dé- 
cadence, je  n'ai  pas  ces- 
sé de  l'aimer  :  peut-être 
m'est-elle  plus  chère  en- 
core par  ses  infortunes 
que  si  elle  était  toujours 
l'orgueil ,  la  merveille  et 
le  spectacle  du  monde. 

XIX. 

Je  puis  la  repeupler  à 
l'aide  du  passé...  et  son 
présent  suffit  encore  aux 
yeux,  à  la  pensée,  aux 
mélancoliques  médita  - 
tions  :  c'est  plus  encore 
que  je  ne  cherchais,  que 

je  n'espérais  trouver  dans  ses  murs.  Quelques-uns  des  plus  heureux 
jours  qui  sont  entrés  dans  le  tissu  fragile  de  ma  vie  te  doivent  leurs 
brillantes  couleurs,  ô  Venise  !  S'il  n'était  des  sentiments  que  le  Iciniis 
ne  peut  endormir,  que  les  tortures  ne  peuvent  dissiper,  tous  les 
miens  seraient  maintenant  glacés  et  muets. 

XX. 

Mais  les  plus  hauts  sapins  des  Alpes  ne  croissent  que  sur  les  rocs 
V  les  plus  hauts  et  les  moins  abrités:  leurs  racines  poussent  dans  une 
pierre  stérile  ,  sans  qu'aucune  couche  de  terre  les  soutienne  contre 
le  choc  des  tempêtes;  et  cependant  leur  tronc  s'élance  vers  les  cieux, 
et  brave  les  aquilons  mugissants  ,  tant  ((u'enfln  sa  grandeur  et  ses 
formes  deviennent  digues  des  montagnes  dont  les  blocs  de  sombre 
granit  ont  enfanté  el  nourri  cet  arbre  géant.  Ainsi  peut  vivre  et 
croître  l'àmc. 


Le  pont  des  Soupirs  à  Venise. 


XXI. 

L'existence  peut  se  maintenir,  la  vie  et  la  souffrance  peuvent 
pousser  de  profondes  racines  dans  des  cœurs  nus  et  désolés  :  ie 
chameau  marche  muet  sous  les  plus  lourils  fardeaux  ,  et  le  loup 
meurt  en  silence.  Que  ces  exemples  ne  soient  point  perdus  pour 
nous.  Si  des  êtres  d'une  nature  inférieure  et  sauvage  peuvent 
soulTrir  sans  se  plaindre,  nous  qui  sommes  formés  d'une  argile  jdus 
noble,  sachons  supporter  le  malheur...  ce  n'est  d  ailleurs  que  pour 
un  jour. 

XXII. 

Toute  souffrance  détruit,  ou  est  détruite  par  celui  qu'elle  atteint: 

dans  les  deux  cas,  elle  a 

un  terme.  Quelques-uns, 

ranimés  par  un  nouvel 

_  ^___    _  espoir, retournentau  point 

'"    "      -'  ^^       "  d'où  ils  sont  venus,  se 

proposent  le  même  but  et 
se  remettent  à  filer  la  mê- 
me trame;  d'autres,  abat- 
tus et  courbés,  les  che- 
veux blanchis  ,  le  front 
hâve,  .sont  flétris  avant  le 
temps  et  périssent  avec 
le  roseau  leur  appui  ; 
d'autres  enfin  appellent 
à  eux  la  dévotion ,  le 
travail,  la  guerre,  la  ver- 
tu ou  le  crime,  selon  que 
leur  àme  fut  faite  pour 
s'élever  ou  pour  ramper 

XXIII. 

Maïs  de  ces  douleurs 
comprimées  il  reste  tou- 
jours un  vestige  sembla- 
ble à  la  piql'ire  du  scor- 
pion ,  plaie  à  peine  visi- 
ble mais  toujours  impré- 
gnée d'une  nouvelle  a- 
mertume  ;  les  causes  les 
plus  futiles  peuvent  faire 
retomber  sur  le  cœur  le 
poids  dont  il  eiît  voulu 
s'alléger  pour  toujours  : 
un  bruit,  une  série  de 
sons,  un  soir  d'été  ou  de 
printemps,  une  fleur,  le 
vent,  l'aspect  de  l'Océan, 
tout  enfin  peut  rouvrir 
nos  blessures  en  touchant 
la  chaîne  électrique  qui 
nous  enveloppe  de  ses 
liens  invisibles. 

XXIV. 

Et  nous  ne  savons  ni 
comment  ni  pourquoi  ;  et 
il  nous  est  impossible  de 
remonter  jusqu'au  nuage 
qui  recelait  cet  éclair  de 
l'âme;  mais  nous  sentons 
la  commotion  qui  se  re- 
nouvelle, et  rien  ne  peut 
elîacer  la  noire  et  dou- 
loureuse trace  qu'elle 
laisse  après  elle  :  car  c'est  au  moment  oij  nous  y  pensons  le  moins 
que  des  objets  familiers,  indéterminés,  évoquent  à  notre  vue  les  fan- 
tômes qu'aucun  exorcisme  ne  peut  écarter  :  les  cœurs  froids,  les 
cœurs  infidèles,  el  peut-être  les  morts  aimés,  pleures,  perdus...  trop 
nombreux  encore  malgré  leur  petit  nombre. 

XXV. 

Mais  mon  âme  s'égare  ;  je  la  rappelle  pour  méditer  sur  la  déso- 
lalion  d'un  pays,  ruine  vivante  au  milieu  des  ruines.  Quelle  cher- 
che la  trace  des  empires  déchus ,  des  grandeurs  ensevelies  dans 
cette  contrée  qui  fut  la  plus  puissante  de  toutes  aux  jours  de  son 
antique  domination ,  qui  est  encore  et  qui  sera  éternellement  la 
plus  belle  :  moule  pi'imilif  où  la  main  céleste  de  la  nature  a  jeté  le 
type  des  héros  et  dos  hommes  libres,  de  la  beaulc  el  du  courage... 
des  maîlies  de  la  terre  et  des  mers  : 


5S 


LKS  VEILLEKS  LIITEKAIKES  ILLUSTKEES. 


XXVI. 

R('piililiqiie  do  rois,  citoyens  du  Rome  I...  Kt  itppiiis  cc  tempfi.  i' 
hoMc  llalic.  In  fus  et  lu  va  encore  le  jar^liii  du  inondi',  l;i  pnlne  du 
lionu  daii«  lis  arts  comme  dans  In  n.iluro.  M^nn^  <l.in8  ta  solitude, 
i|u.v  ,1  lil  (le  comparahie  h  loi?  Les  ronces  que  tu  produis  sont 
belies,  el  Ion  sol  inciille  est  plus  riche  que  la  fertilité  des  autres  cli- 
mais.  Ta  chute  est  une  gloire,  et  tes  ruines  sont  parées  d'un  charme 
inelVaçable  et  pur. 

XXVIl. 

La  lune  s'est  levée  :  pourtant  il  n'est  pas  nuit:  le  soleil  qui  descend 
partage  avec  elle  l'empire  des  cieiix  :  un  océan  de  lumu'îre  haifrne 
les  sommels  bleuAlres  des  Alpes  du  l'riuul.  Le  ciel  est  pur  de  tout 
nnat-e  ;  mais  toutes  les  couleurs  .seinldent  s'v  fondre  pour  former  un 
\aste  arc-en-cici  avant  son  centre  à  l'occident  où  le  jour  qui  linit 
rejoint  l'élernilé  du  passé  ;  tandis  (pi'à  l'opposilc  la  douce  image  de 
Diane  (lotie  dans  l'air  azuré,  comme  une  Ile  solitaire,  séjour  des 
bienheureux. 

XXVIIl. 

lue  seule  étoile  brille  au|>rès  d'elle,  et  règne  avec  elle  sur  la 
moitié  du  riaiil  empyrée.  Cependant  l'Océan  lumineux  de  l'Est  sou- 
lè\c  toujours  ses  va'gues  brillantes  et  en  couvre  les  pics  de  la  loin- 
laine  lUiélie  :  le  jour  et  la  nuit  continuent  leur  lutlo  jusqu'au  mo- 
ment où  la  nature  vient  faire  rentier  toutes  choses  dans  lonlrc 
accoutumé.  La  profonde  Urenla  roule  lentement  ses  (lolscolorésdela 
teinle  de  rose  qu'y  réQéchit  le  ciel,  courant  qui  se  mire  dans  un 
autre  courant. 

XXIX. 

L'onde  est  remplie  de  l'image  du  ciel  qui  à  l'horizon  descend 
jusqu'il  la  mer;  et  toutes  les  couleurs  du  firmament,  depuis  le  glo- 
rieux couchant  jusqu'à  la  p^Ue  étoile  qui  se  lève,  y  répètent  leur  ma- 
gique variété...  Cependant  la  scène  change  :  une  ombre  indécise 
jelie  son  manleau  sur  les  montagnes  lointaines  :  le  jour  qui  fuit 
meurt  comme  le  dauphin  ;i  qui,  dil-ou,  chaque  convulsion  donne 
une  couleur  nouvelle  :  la  dernière  est  la  plus  éclatante...  puis  tout 
est  fini...  un  gris  sombre  a  tout  remplacé. 

XXX. 

Dans  Arqua  est  une  tombe,  un  sarcophage  élevé  sur  des  pilastres, 
où  reposent  les  ossements  de  l'amant  de  Laure  :  là  se  rendent  ceux 
qu'ont  charmés  ses  chants  harmonieux,  pèlerins  voués  au  culte  du 
génie.  Ce  poète  naquit  pour  créer  une  langue  et  relever  son  pays 
de  l'obscurité  où  l'avait  plongé  le  joug  stupide  des  barbares.  En  arro- 
sant de  ses  pleurs  harmonieux  l'arbre  où  il  avait  gravé  le  nom  de 
la  dame  de  ses  pensées,  il  s'est  assuré  à  lui-même  l'immortalité. 

XXXI. 

Arqua,  ce  village  des  montagnes,  est  le  lieu  qui  le  vit  mourir  et 
qui  a  recueilli  sa  cendre  :  c'est  là  qu'il  passa  ses  derniers  jours.  Les 
villageois  sont  fiers  (fierté  bien  légitime  et  qu'il  faut  respecter)  de 
montrer  au  voyageur  la  denioure  et  le  monument  du  iioèle  :  simples 
l'un  et  l'autre,'  mais  d'une  noble  simplicité,  plus  en  liarnionie  avec 
ses  chants  que  ne  serait  une  pyramide  érigée  sur  sa  tombe. 

xxxn. 

Ce  doux  et  tranquille  hameau  qu'il  habita  semble  un  séjour  fait 
exprès  pour  les  moriels  pénétrés  du  sentiment  de  leur  fragilité. 
Déçus  dans  leurs  espérances,  ils  trouvent  un  asile  sous  le  frais  om- 
brage d'une  colline  verdoyante,  d'où  ils  peuvent  contempler  dans 
une  perspective  lointaine  les  bruyantes  cités;  mais  c'est  en  vain 
que  l'éclat  des  villes  se  déploie,  il  ne  saurait  plus  tenter  des  cœurs 
désabusés  :  n'y  a-t-il  pas  pour  eux  une  fêle  dans  chaque  rayon  d'un 
beau  soleil. 

xxxin. 

IVun  soleil  qui  leur  montre  les  montagnes,  le  fenillage  et  les 
fleurs,  et  qui  se  réQéchit  dans  le  ruisseau  murmurant,  tandis  que 
les  heures  limpides  comme  l'onde  s'écoulent  dans  une  calme  langueur 
qui  peut  ressemblera  la  paresse,  maisqni  a  pourtant  son  cMé  moral. 
Si  la  société  nous  enseigne  la  vie,  la  solilune  doit  nous  apprendre  à 
mourir.  On  n'y  trouve  point  de  flatteurs;  la  vanité  ne  peut  nous  y 
prêter  son  secours  illusoire  :  l'homme  s'y  trouve  seul  en  face  de 
son  Dieu  : 

XXXIV. 

Peut-être  aussi  en  face  des  démons  ennemis  des  meilleures  pen- 
sées et  choisissant  pour  leur  proie  les  âmes  mélancolinues  qui , 
bizarres  dès  leur  enfance,  ont  toujours  recherchédes  lieux  ae  terreur 
et  do  lénèlircs  :  .se  croyant  prédestinés  à  d'incurables  maux  ,  les 
morlcIs  ainsi  doués  voient  di  sang  dans  le  soleil:  à  leurs  jeuK  la 
terre  est  une  tombe,  la  tombe  un  enfer,  et  l'enfer  lui-même  a  des 
horreurs  sans  bornes. 


Toi,  né  pour  manger,  v 
les  brutes ,  auxquelles  tu 
plus  spleudide  et  une  établ 
front  sillonné  une  auréole 
puis  éblouit  tous  les  yeux 
coterie  de  la  Crusca  ei  de 
incapable  de  sup])orter  des 
cordante  de  son  paj's,  lyre 
des  dents  qu'elles  agacent. 


XXXV. 

()  Fcrrarel  l'herbe  croit  dans  tes  vastes  rues  dont  la  nyméii.. 
n'était  pas  faite  pour  la  solitude  :  on  dirait  que  la  malédiction  nèm! 
sur  le  séjour  de  les  antiques  souverains,  de  cette  même  mainon  d'I^st 
qui  pendant  des  siècles  maintint  sa  domination  dans  tes  murs, 
princes  ipii  selon  leur  caprice  furent  tour-à-lour  les  tyrans  et  les 
protecteurs  des  hommes  qui  ceignaient  le  laurier  du  Dante. 

XXXVI. 

De  C08  princes  le  Ta;se  est  la  gloire  et  la  honte.  Rcoutcz  ses  vers; 
puis,  allez  visiter  sa  cellule  :  voyez  de  quel  prix  T'inpiato  a  payé 
sa  renonmiéc  ;  voyez  quel  séjour  Alphonse  a  offert  à  wjn  poète  !  Le 
misérable  despote  ne  iml  réussir  ;i  faire  plier  le  génie  nu  il  voulait 
éteindre  :  en  vain  il  le  plonge:i  dans  un  enfer  où  il  1  entoura  de 
maniaques;  une  gloire  immortelle  dissi[ia  les  nuages  qui  obscur- 
cissaient son  nom  ; 

XXXVII. 

Et  ce  nom  fera  toujours  verser  des  )ib>urs,  ce  nom  sera  éternel- 
lement honoré,  tandis  que  le  tien,  ô  Alphonse,  pourrirait  dans  l'ou- 
bli et  se  perdrait  dans  l'ignoble  poussière,  dans  l'obscur  né.-inl 
d'où  est  sortie  ton  orgueilleuse  r.ace,  si  tu  ne  formais  dans  la  chaîne 
des  destinées  du  poète  un  anneau  qui  nous  rappelle  la  vulgaire  mé- 
chanceté. 0  prince  I  avec  quel  mejiris  nous  rappelons  main- 
tenant tes  litres  I  comme  ta  splendeur  ducale  s'efface  dans  la  posté- 
rité, toi  qui,  né  dans  une  autre  sphère,  aurais  à  peine  été  le  digne 
esclave  de  celui  que  tu  condamnas  à  soulfrir. 

XXXVIII. 

ivre  méprisé  et  mourir  comme  meurent 
ressemblais,  sauf  que  tu  eus  une  auge 
B  plus  vaste  ;  lui.  portant  autour  de  son 
de  gloire  qui  déjà  brillait  alors,  qui  dc- 
cn  dépit  de  tous  ses  ennemis ,  et  de  la 
ce  Boileau  ,  esprit  envieux  et  mcs(|uin  , 
chants  qui  faisaient  honte  à  la  lyre  dis- 
de  laiton  aux  sons  monotones,  supplice 

XXXIX. 

Paix  à  l'ombre  outragée  de  Torquato  !  pendant  sa  vie  et  après  sa 
mort,  son  deslin  était  de  servir  de  but  aux  traits  emyioisonnés  de  U 
haine,  traits  dunt  aucun  nel'alteignit.  0  vainqueur  de  tous  les  bar- 
des modernes!  chaque  année  renouvelle  par  millions  les  habitants 
de  la  terre  :  mais  combien  de  temps  l'océan  des  générations  devra- 
t-il  rouler  ses  vagues,  sans  que  cette  multitude  réunie  enfante  un 
génie  égal  au  tien  ?  En  coudensant  tous  les  rayons  épars,  on  n'en 
formera  jamais  un  soleil. 

XL. 

Mais  tout  grand  que  tu  es,  tu  as  trouvé  des  rivaux  dans  tes  devan- 
ciers, dans  les  compatriotes,  les  chantres  de  l'Enfer  et  de  la  Che- 
valerie :  le  premier,  père  de  la  poésie  toscane,  chanta  la  Divine  co- 
médie; l'autre,  égal  en  mérite  au  Florentin,  fut  le  Wallcr-Seoll  du 
Midi ,  de  même  que  celui  -ci  peut  être  appelé  1  Ariosle  du  Nord  : 
car  tous  deux  surent  créer  uu  monde  magique,  tous  deux  chantè- 
rent les  dames  ei  I4  guerra  ,  les  aventures  d'amour  et  les  exploits 
chevaleresques. 

XLI. 

Un  jour,  la  foudre  arracha  du  buste  de  l'Arioste  le  laurier  de  fer 
dont  il  était  couronné  ;  et  la  foudre  ne  fut  pas  inique  ,  car  la  véri- 
table couronne  que  tresse  la  Gloire  est  cueillie  sur  le  noble  arbuste 
qui  ne  craint  pas  le  feu  du  ciel,  et  celle  trompeuse  imitation  ne  fai- 
sait que  déparer  le  front  du  poète.  Et  toutefois ,  si  la  superstition 
s'afflige  de  ce  présage,  qu'elle  sache  que  sur  la  terre  la  foudre  sanc- 
tifie tout  ce  qu'elle  touche  ;  et  qu'ainsi  la  tête  du  poète  est  doub! 
ment  consacrée. 

XLII. 

Italie!  Italie  !  tu  as  reçu  le  don  fatal  de  la  beauté,  funèbre  douai.-e, 
source  de  tes  maux  présents  et  passés;  car  la  honte  a  creusé  sur  t'in 
front  charmant  des  sillons  de  douleur,  et  tes  annales  sont  gravée* 
en  caractères  de  flamme.  Plût  au  ciel  que  dans  ta  nudité  tu  possé- 
dasses moins  de  charmes  ou  assez  de  force  pour  proclamer  lo<< 
droits,  et  terrifier,  rejeter  de  ton  sol  les  brigands  qui  viennent  •" 
foule  répandre  ton  sang  et  boire  tes  larmes  de  détresse. 

XLIII. 

Alors,  ou  tu  inspirerais  un  salutaire  effroi;  ou,  moins  désirée, 
tu  coulerais  des  jours  humbles  et  pacifiques  ,  et  l'on  n'aurait  point 
h  déplorer  l'effet  destructeur  de  tes  cliarnies  :  alors  on  ne  verrait 
plus  ces  torrents  d'hommes  que  rien  ne  peut  lasser  sans  cesse  «les- 


ŒUVRES    COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


cendre  des  sommets  des  Alpes  :  des  hordes  de  spoliateurs  de  toutes  ] 
nations  ne  viendraient  plus  sur  les  rives  du  Pô  s'abreuver  à  la  fois 
d'eau  et  de  sang  ;  l'épée  de  l'étranger  ne  serait  plus  ta  seule  et  triste 
défense,  et  tu  ne  te  verrais  pas,  victorieuse  ou  vaincue,  l'esclave  de 
tes  amis  ou  de  tes  ennemis. 

XLIV. 

Dans  les  voyages  de  ma  jeunesse,  j'ai  suivi  la  route  tracée  par  ce 
Romain  (1) ,  l'ami  de  la  plus  haute  intelligence  de  Rome  ,  l'ami  de 
Tullius  :  comme  mon  vaisseau  poussé  par  une  douce  brise  glissait 
sur  la  mer  écumante  et  bleuâtre,  je  vis  devant  moi  Mégare;-  der- 
rière moi  était  Egine,  le  Pirée  à  ma  droite,  et  de  l'autre  côté  Corin- 
the.  Penché  sur  la  proue ,  je  contemplais  toutes  ces  cités  réunies 
dans  la  même  destruction  ,  désolant  spectacle  qui  avait  également 
frappé  la  vue  de  mon  devancier. 

XLV. 

Car  le  temps  n'a  point  relevé  ces  villes  antiques  ;  seulement  sur 
leurs  débris  ont  surgi  des  constructions  barbares  qui  ne  rendent  que 
plus  attendrissants  et  plus  chers  les  derniers  rayons  de  ces  lumières 
à  demi  éteintes  et  les  reliques  mutilées  de  ces  grandeurs  évanouies. 
Le  Romain  a  vu,  dès  son  époque,  ces  tombeaux,  ces  sépulcres  de 
cités  qui  excitent  une  si  douloureuse  admiration  ;  et  sur  une  page 
que  les  siècles  ont  épargnée,  il  nous  a  transmis  la  leçon  morale  qu'il 
a  tirée  de  son  pèlerinage. 

XLVL 

J'ai  devant  moi  celte  page  éloquente ,  et  sur  celle  que  j'écris  je 
dois  ajouter  la  luine  de  sa  propre  patrie  à  la  liste  de  tous  les  Etats 
dont  il  regrettait  le  déclin  et  dont  je  pleure  la  mort.  Tout  ce  qu'oc- 
cupait déjà  la  désolation,  elle  l'occupe  encore;  et  maintenant,  nélas! 
Rouie,  l'impériale  Rome,  courbe  sa  tète  sous  le  même  orage,  dans 
la  même  poussière  et  les  mêmes  ténèbres!  et  nous  passons  devant 
le  squelette  de  son  corps  titanesquc,  débris  d'un  autre  monde, 
dont  les  cendres  sont  encore  chaudes. 

XLVIl. 

Et  cependant,  Italie!  le  bruit  des  injures  qui  te  sont  faites  doit 
retentir  et  retentira  de  rivage  en  rivage  parmi  toutes  les  nations. 
Mère  des  arts  comme  autrefois  de  la  guerre,  ta  main  qui  fut  notre 
appui  est  aujourd'hui  notre  guide.  Mère  de  nos  croyances,  devant 
qui  les  nations  se  sont  agenouillées  pour  obtenir  les  clefs  des  cieux! 
1  Europe,  repentante  de  son  parricide,  saura  te  délivrer,  refouler 
au  loin  les  flots  des  barbares,  et  obtenir  de  toi  son  pardon. 

XLVIII. 

Mais  l'Arno  nous  appelle  vers  les  blanches  murailles  de  l'Athènes 
de  l'Etrurie  :  là  des  palais  féeriques  réclament  et  obtiennent  notre 
tendre  intérêt.  Ceinte  d'un  amphithéâtre  de  collines  ,  Florence  re- 
cueille ses  vins,  ses  blés,  ses  huiles;  et  tenant  en  main  sa  corne 
pleine,  l'Abondance  joyeuse  bondit  auprès  d'elle.  C'est  sur  le  rivage 
arrosé  par  le  riant  Arno  que  sont  nés  le  commerce  et  le  luxe  mo- 
dernes; c'est  là  que  la  science,  sortant  de  son  tombeau,  vit  naître 
pour  elle  un  nouveau  matin. 

XLIX. 

C'est  là  que  Cypris  aime  encore  sous  son  enveloppe  de  marbre 
et  remplit  de  sa  beauté  l'atmosphère  qui  l'entoure  :  en  contem- 
plant ces  formes  plus  suaves  que  l'ambroisie  ,  nous  aspirons  une 
portion  de  son  immortalité;  le  voile  des  cieux  est  soulevé  à  demi  ; 
nous  restons  immobile  sous  le  charme  ;  dans  les  contours  de  ce 
heaii  corps,  dans  les  traits  de  ce  visage  divin,  nous  voyons  ce 
que  peut  produire  le  génie  de  l'homme,  là  où  s'arrête  la  nature;  et 
nous  envions  à  l'antiquité,  enthousiaste  idolâtre,  la  flamme  innée 
qui  a  pu  donner  l'âme  à  une  si  belle  enveloppe. 

L. 

Nous  regardons,  puis  nous  détournons  la  tête  sans  fixer  nos  re- 
gards, éblouis,  enivrés  de  tant  de  beauté  ,  le  cœur  chancelant  sous 
la  plénitude  des  sensations.  Là,  pour  toujours  enchaînes  au  char 
de  l'art  triomphant ,  nous  sommes  ses  captifs  et  ne  pouvons  nous 
éloigner.  Ah!  ce  n'est  pas  le  lieu  de  répéter  de  vains  mots,  des 
termes  scieutifiques,  pitoyable  jargon  du  traliquant  de  marbre  à  l'aide 
duquel  le  pédantisme  fait  sa  dupe  de  la  sottise  :  n'avons-nous  pas 
^es  yeux  ;et  notre  sang,  nos  artères,  notre  cœur,  n'ont-ils  pas  con- 
firmé le  jugement  du  berger  dardanien  ? 

LL 

N'est-ce  pas  sous  cette  forme,  ô  Vénus,  que  tu  te  montras  à 

(1  )  Voyez  la  Inttre  célèbre  de  Servius  .Siilpicius  à  Cicéron  sur  la.mort 
âfiTultin,  lillo  do  l'orateur  romain.  .  ., uj  'tùOiijiu.l 


Paris  ,  ou  à  Anchise  mille  fois  pins  heureux  ?  Ou  bien  est-ce  ainsi 
que ,  dans  tout  l'éclat  de  ta  divinité,  tu  vois  à  tes  pieds  ton  vaincu 
le  dieu  de  la  guerre?  Appuyé  sur  tes  genoux,  ses  regards,  qui  con- 
templent ton  front  comme  un  astre,  se  repaissent  du  divin  incarnat 
de  tes  joues  ;  et  cependant  de  tes  lèvres  comme  d'une  urne,  une 
lave  de  baisers  pleut  sur  ses  paupières,  sur  son  front,  sur  ses  lèvres. 

LIL 

Brijlanls  et  plongés  dans  l'extase  d'un  amour  muet ,  ne  pouvant 
trouver  dans  leur  divinité  même  les  moyens  d'exprimer,  d'accroître 
ce  qu'ils  éprouvent,  les  dieux  deviennent  de  simples  mortels  ;  et  la 
destinée  de  l'homme  compte  des  instants  pareils  aux  plus  brillantes 
heures  de  l'existence  des  dieux.  Mais  le  poids  de  notre  argile  re- 
tombe bientôt  sur  nous...  Soit,  il  nous  est  permis  de  renouveler  de 
pareilles  visions  et  de  produire,  en  nous  inspirant  de  tout  ce  qui 
fut ,  de  tout  ce  qui  pourrait  être  ,  des  créations  rivales  de  ta  statue, 
ô  Cylhérée ,  images  des  dieux  sur  la  terre. 

LIU. 

Je  laisse  à  des  plumes  savantes,  à  l'artiste  el  à  l'amateur  (le  singe 
de  l'artiste) ,  le  soin  de  prouver  comment  ils  comprennent  la  grâce 
de  cette  courbe,  la  volupté  de  ce  méplat  ;  je  leur  laisse  à  décrire  l'in- 
descriptible :  je  craindrais  que  leur  souffle  fétide  ne  vînt  rider  l'onde 
limpide  où  toujours  se  réfléchira  celle  image  :  miroir  fidèle  et  pur 
du  plus  aimable  rêve  qui  descendit  jamais  des  cieux  pour  rayonner 
dans  l'âme  d'un  mortel. 

LIV. 

L'enceinte  sacrée  de  Sanla-Croce  renferme  des  cendres  qui  la 
sanctifient  doublemenl,  et  qui  seraient  à  elles  seules  un  reste  d'im- 
mortalité ,  quand  môme  il  ne  resterait  ici  que  le  souvenir  du  passé, 
et  cette  poussière,  relique  de  génies  sublimes  qui  sont  allés  se  réu- 
nir au  chaos  :  ici  reposent  les  ossements  de  Michel-Ange,  d'Alfiéri 
el  les  tiens,  ô  fils  des  étoiles,  ô  malheureux  Galilée;  ici  la  terre  dont 
fut  formé  Machiavel  est  retournée  à  la  terre. 

LV. 

Voilà  quatre  génies,  qui ,  comme  les  quatre  éléments,  suffiraient 
à  toute  une  création.  ItaUe  I  le  temps  ,  en  déchirant  en  mille  lam- 
beaux ton  manteau  impérial,  refuse  néanmoins  à  toute  autre  contrée 
la  gloire  d'enfanter  des  grands  hommes  du  sein  même  de  ses  ruines. 
Ta  décadence  est  encore  empreinte  d'un  reflet  de  divinité  qui  la 
dore  et  la  rajeunit  de  ses  rayons  :  Canova  n'est-il  pas  aujourd'hui 
ce  que  tes  grands  hommes  étaient  autrefois  ? 

LVL 

Mais  où  reposent  les  trois  enfants  de  l'Etrurie  :  Dante,  Pétrarque 
et  le  barde  de  la  prose,  ce  génie  créateur  qui  écrivit  les  «  Cent  nou- 
velles d'amour?  «  Où  ont-ils  déposé  leurs  ossements?  car  ils  méri- 
taient d'être  distingués  du  vulgaire  dans  la  mort  comme  dans  la  vie. 
Leurs  restes  ont-ils  disparu,  et  les  marbres  de  leur  patrie  n'ont-ils 
rien  à  nous  en  apprendre?  Les  carrières  florentines  n'ont-elles  pu 
fournir  pour  eux  un  seul  buste?  N'out-ils  pas  conûé  leurs  restes 
à  la  terre  qui  leur  donna  le  jour? 

LVIL 

Ingrate  Florence ,  Dante  repose  loin  de  toi  ;  comme  Scipion  ,  il 
est  enseveli  sur  un  rivage  qui  te  reproche  ton  injustice.  Tes  factions, 
dans  leurs  guerres  plus  que  civiles,  ont  proscrit  le  barde  que  les  en- 
fants de  tes  enfants  adoreront  à  jamais  en  l'entourant  vainement  de 
leurs  remords  séculaires.  Quant  au  laurier  que  le  front  de  Pétrar- 
que a  reçu  à  ses  derniers  moments ,  il  avait  crû  sur  un  solétranger 
et  lointain  :  tu  ne  peux  réclamer  ni  sa  vie,  ni  sa  renommée  ,  ni  sa 
tombe  qu'un  des  tiens  a  lâchement  violée. 

Lvin. 

Mais  du  moins  Boccace  a  laissé  sa  cendre  à  sa  patrie  ?  elle  repose 
sans  doute  parmi  celles  de  ses  grands  hommes;  et  des  voix  harmo- 
nieuses et  solennelles  ont  chanté  les  suprêmes  prières  pour  celui 
qui  doua  la  Toscane  de  sa  langue  de  sirène,  cette  poésie  parlée,  cette 
véritable  musique  dont  chaque  intonation  est  une  mélodie?  Non  ; 
l'hyène  du  bigotisme  a  renversé,  a  outragé  sa  tombe;  une  place  lui 
a  même  été  refusée  parmi  les  morts  obscurs  ;  car  on  saurait  qui  est 
là,  el  le  passant  lui  donnerait  un  soupir. 

LIX. 

Leur  cendre  illustre  manque  donc  à  Santa-Crocc;  mais  ils  y  bril- 
lent par  leur  absence  même,  comme  autrefois  dans  le  cortege  de 
César  l'image'  alisenie  de  Brulus  n'en  rappelait  que  mieux  à  Home 
la  mémoire  du  plus  dévoué  de  ses  enfants.  Combien  tu  es  plus  heu- 
reuse, ù  Uavenne  !  Sur  ton  rivage  antique,  dernier  rempart  de  1  em- 
pire croulant,  repose  onlouréo  d'honneurs  la  cendre  de  l'illustre 


CO 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


exilé.  Arqua  aussi  conserve  avec  orgueil  son  trésor  d'harmonieuses 
reli(|iies,  tandi»  i|uc  Florence,  les  jeui  en  pleurs  ,  rcdcmaûdc  en 
vain  les  moris  qu  elle  a  proscriu. 

LX. 
Quimpnrle  celle  nyraniid«de  pierres  prérieuscs,  où  le  porphyre, 
le  jaspi-,  l'agale  el  (les  marbres  de  toutes  couleurs  enchâssent  les 
Dssemcnls  de  ces  princeit  marchands?  I.c  pavé  de  mosaïque  qui  re- 
couvre la  tfte  des  princes  n'a  jamais  été  foulé  d'un  pied  aussi  r.  s- 
ppolueux  que  le  vert  pazmi  dont  la  fraîcheur  est  entretenue  par  la 
rosée,  étincelant.H  la  clarté  des  étoiles,  modeste  monument  de  ces 
morts  dont  les  noms  seuls  sont  des  mausolées  pour  la  muse. 

LXI. 

Aux  bords  de  l'Arno,  dans  ce  palais  consacré  aux  arts  par  un  luxe 
princier  el  où  la  sculpture  rivalise  avec  sa  sœur  la  reine  de  l'arc -en- 
ciel,  on  trouve  encore  bien  des  merveilles  propres  à  flatter  le  couir 
el  lès  yeux...  mais  non  les  miens:  car  j'ai  accoutume  ma  jiensée  h 
embrasser  la  nature  plutôt  au  sein  des  campagnes  que  dans  les  pa- 
ieries de  l'art  :  bien  qu'un  chef-d'œuvre  attire  les  hommages  de 
mon  esprit,  pourtant  j'en  exprime  moins  que  je  n'en  ressens  ; 

LXII. 

Car  mon  imagination  a  d'autres  allures,  et  j'erre  plus  h  mon  aise 
sur  les  bords  du  lac  Trasimène  et  dans  leurs  défilés  funestes  à  la 
témérité  des  Romains.  Là,  j'évoque  le  souvenir  des  ruses  du  chef 
carthaginois,  et  son  adresse  à  engager  l'ennemi  entre  les  monta- 
gnes et  le  rivage.  Je  crois  voir  h  mort  cclaircir  les  rangs  des  Ro- 
mains désespérés  mais  non  abattus  ;  je  crois  voir  les  torrents  gonflés 
par  des  flois  de  sang,  sillonner  la  plaine  brûlante,  semée  au  loin 
(les  débris  des  légions 

LXIII. 

On  dirait  une  foiét  renversée  par  le  vent  des  montagnes;  et  telle 
fut  dans  celle  fatale  journée  la  fureur  du  cond)al.  toile  est  cotte  fré- 
nésie ([ui  ne  laisse  h  l'Iioninic  de  facultés  que  pour  le  carnage,  qu'un 
tremblement  de  terre  eut  lieu  el  ne  fut  point  remarqué  des  eom- 
batlantsl  Nul  ne  senlil  la  nature  troublée  chanceler  sous  ses  pieds 
el  ouvrir  un  tombeau  pour  ceux  à  qui  leur  bouclier  servait  de  lin- 
ceul ;  telle  est  la  haine  qui  absorbe  toutes  les  pensées  de  deux  peu- 
ples armés  l'un  contre  l'autre! 

LXIV. 

La  terre  était  pour  eux  comme  une  barque  au  rapide  roulis  qui 
les  emportait  vers  lélcrnité  :  ils  voyaient  bien  l'Océan  autourd'eux, 
mais  ils  n'avaient  point  le  temps  de  remarquer  les  mouvements  de 
leur  navire;  les  lois  de  la  nature  étant  sus|iendues  en  eux  ,  ils  ne 
ressentaient  rien  de  celle  terreur  qui  régne  partout,  alors  (|ue  les 
montagnes  tremblent  ;  que  les  oiseaux,  fuyant  de  leurs  nids  renver- 
sés, vont  eherrhcr  un  refuge  dans  les  nuages  ;  que  les  troupeaux 
mugissants  s'aballenl  sur  la  plaine  qui  ondule,  et  que  la  terreur  de 
l'homme  ne  trouve  plus  de  voix. 

LXV. 

Bien  différent  est  le  spectacle  que  Trasimfcne  offre  aujourd'hui  : 
le  lac  est  une  plaque  d'argent,  et  la  plaine  n'est  sillonnée  que  par  le 
soc  de  la  charrue;  les  vieux  arbres  s'élèvent  pressés  eonmie  autre- 
fois les  morts,  à  la  place  même  où  ils  ont  planté  leurs  racines:  mais 
un  ruisseau  ,  un  ]ielit  ruisseau  au  lit  étroit ,  à  l'onde  rare  ,  a  pris 
son  nom  du  sang  qui-dans  un  jour  fatal  y  tomba  comme  une  pluie  : 
le  Sanguinelto  indique  le  lieu  où  les  mourants  humectèrent  le  sol 
et  rougirent  les  flots  indignés. 

LXVL 

Mais  loi,  ô  Clitumne,  jamais  onde  plus  douce  que  ton  cristal  mo- 
bile n'invita  la  naïade  à  y  mirer,  .'i  y  baigner  ses  beaux  membres 
nus  ;  tu  arroses  paisiblement  des  rives  herbeuses  où  vient  paître  le 
taureau  blanc  comme  le  lait.  0  le  plus  pur  des  dieux-fleuves,  le 
plus  calme  d'aspect  et  le  plus  limpide,  sans  doute  tes  flols  n'ont 
jamais  été  souillés  par  le  carnage;  les  flols  ont  pu  toujours  servir 
ûe  bain  el  de  miroir  a  la  jeune  beauté. 

LXVU. 

Près  de  ta  rive  fortunée,  sur  la  douce  pente  de  la  colline,  un  tem- 
ple, aux  proportions  sveltes  el  délicates,  s'élève  pour  consacrer  la 
mémoire;  au-dessous  coule  Ion  onde  paisible  :  souvent  on  voit  bon- 
dir à  sa  surlace  le  poisson  à  lécaille  argentée  qui  habite  et  se  joue 
dans  les  profondeurs  des  eaux  cristalhnes,  et  parfois  un  lis  d'eau 
détache  de  sa  lige  fait  voile  et  s'abandonne  aux  vagues  qui  descen- 
dent en  répelant  leur  murmurante  chanson. 


LXVIIl. 

Ne  vous  éloignez  pas  sans  rendre  hommage  au  génie  du  lieu  :  si 
un  plus  doux  zéphyr  vient  caresser  votre  front,  ce  souffle  est  celui 
de  son  haleijic,  si  la  verdure  île  ces  bords  rit  davantage  Ji  vos  yeux, 
si  la  fraîcheur  de  ces  beaux  lieux  rejaillit  jusqu  h  votre  cœur;  .si  ce 
ba|)léme  de  la  nature  efface  pour  un  inomcnl  l'aride  poussière  d'une 
vie  importune;  c'est  à  lui  que  vous  devez  rendre  grâce  de  celte 
suspension  de  vos  ennuis. 

LXIX. 

Jlais  quelles  sont  ces  eaux  qui  mugissent?  De  ses  hauteurs  escar- 
pées le  Velino  .s'élance  dans  le  précipice  qu'il  s'est  creusé.  Imposante 
cataracte!  rapide  comme  la  lumière ,  la  masse  élincelante  écume  et 
bondit  dans  l'abîme  qu'elle  ébranle  :  véritable  enfer  des  eaux,  où  les 
vagues  hurlent  etsifflent  el  bouillonnent  d.ins  d'incessantes  tortures  : 
la  sueur  d'agonie  arraeliée  h  ce  nouveau  l'hlégétlion  volilpe  en  flo- 
cons sur  les  noirs  rochers  qui  couronnent  le  gouffre  de  leur  front 
terrible,  inexorable. 

LXX. 

Voyez-la  monter  en  écume  jusqu'au  ciel ,  d'où  elle  retombe  en 
pluie  continue,  nuage  inlarissable  de  douce  rosée  qui  forme  à  len- 
tour  un  avril  perpétuel  el  y  entrelicnl  un  lapis  d'émeraude.  Comme 
le  gouffre  est  profond!  comme  le  géant  des  eaux  bondit  de  roc  en 
roc!  Pans  son  délire,  il  écrase  les  rochers  qui,  usés  et  fendus  sous 
ses  terribles  pas,  laissent  à  découvcrld'horriblcs  et  béantes  ouvertures: 

LXXI. 

C'est  par  là  que  s'élance  l'énorme  colonne  d'eau  :  on  dirait  la 
Source  d'un  jeune  océan  ,  arrachée  aux  flancs  des  montagnes  par 
l'enfantement  d'un  nouveau  monde;  cl  l'on  croirait  avec  [leine  qu'elle 
va  donner  naissance  à  des  ondes  pacifiques  qui  serpentent  douce- 
ment, avec  de  longs  détours,  à  Iravers  la  vallée.  Tournez  la  tète 
et  voyez-la  s'avancer  comme  une  élernité  qui  va  tout  engloutir  dans 
son  cours;  cataracte  sans  égale,  qui  fascine  l'œil  effrayé  : . 

LXXIl. 

Qu'elle  est  belle  dans  son  horreur  !  Mais  aux  brillante.s  clartés  du 
malin,  Iris,  suspendue  sur  l'abîme,  étend  d'un  bord  à  l'autre  son  arc 
radieux,  au-dessus  de  l'infernal  chaos  des  eaux  :  semblable  .'i  l'Es- 
pérance assise  au  chevet  d'un  mourant,  elle  conserve  ses  riantes 
couleurs.  Tandis  que  tout  est  dévasté  autour  d'elle  par  les  eaux  fu- 
rieuses, rien  ne  peut  ternir  son  éclal.  On  croirait  voir,  au  milieu  de 
celle  scène  de  désolation ,  l'amour  observant  d'un  œil  calme  et  se- 
rein les  transports  de  la  démence. 

Lxxin. 

Me  voici  de  nouveau  parmi  les  lorèlsdcs  Apennins,  Alpes  encore 
enfants,  qui  exciteraient  mon  admiration,  si  mes  regards  n'avaient 
été  frappes  par  l'aspect  plus  imposant  des  Alpes  véritables,  où  le 
|>in  se  balance  sur  des  sommets  plus  e.^carjies,  où  rugit  le  tonnerre 
des  avalanches.  Mais  j'ai  vu  la  Jungfrau  lever  son  front  couvert  de 
neige  el  vierge  de  pas  humains  :  j'ai  vu  de  près  et  de  loin  les  anti- 
ques glaciers  du  Mont-Blanc,  et  j'ai  entendu  retentir  la  foudre  sur 
les  sommets  du  Cliimari,  des  vieux  monts  Acrocérauniens. 

LXXIV. 

J'ai  vu  voler  sur  le  Parnasse  les  aigles  qui  semblaient  les  génies 
du  lieu  prenant  leur  essor  vers  la  gloire,  car  leur  vol  s'e|evait 
à  d'incommensurables  hauteurs.  J  ai  contemplé  l'Ida  avec  les  yeux 
d'un  Troyen.  Enfin  Alho^,  Olympe,  Etna,  Atlas,  ont  diminué  âmes 
regards  l'importance  des  collines  italiques,  à  l'exception  de  la  cime 
solitaire  du  Soracle.qui,  maintenant  dépourvu  de  neige,  a  graml  ji.'- 
soin  de  la  lyre  d'Horace  pour  le  recommander  à  notre  souvenir. 

LXXV. 

Il  s'élève  au  milieu  de  la  plaine  comme  une  vague  qui  vient  du 
large  et  qui  sur  le  point  de  se  briser  reste  un  instant  suspendue. 
Ah!  celui  qui  veut  ici  fouiller  dans  ses  souvenirs  peut  facilement 
orner  ses  ravissements  de  citations  classiques  el  faire  redire  aux 
échos  des  sentences  latines.  Pour  moi  j'ai  trop  abhorre  dans  mon  en- 
fance la  fastidieuse  leçon ,  apprise  mot  par  mot  et  à  contre-cœur 
pour  réciter  ici  les  vers  du  poète  : 

LXXVI. 

Je  ne  puis  répéter  avec  plaisir  rien  de  ce  qui  rappelle  la  potion  ! 
nauséabonde  infligée  chaque  jour  à  ma  mémoire  malade.  Quoique 
le  temps  m'ait  enseigné  à  m-diler  ce  qu'alors  je  ne  faisais  qu'ap- 
prendre ,  néanmoins  limpatience  de  mes  jeunes  années  a  enraciné 
mes  premiers  dégoûts.  Ces  chefs-d'œuvre  ont  p'^-rdu  pour  moi  leur 
fraicheixr  avant  que  mon  esprit  fût  capable  de  savourer  un  charme 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


61 


qu'il  eût  pciit-êlre  recherclié,  ayant  la  liberté  du  choix.  Maintenant, 
je  ne  puis  rendre  îi  mes  goûts  leur  pureté  altérée;  et  ce  qu'alors  je 
haïssais,  je  l'abhorre  aujourd'hui. 

LXXVII. 

Adieu  donc,  Horace,  toi  que  j'ai  tant  détesté,  non  pour  tes  fautes 
certes,  mais  pour  les  miennes  :  c'est  un  supplice  de  saisir  par  l'in- 
telligonce  mais  non  par  le  sentiment  l'élan  de  la  strophe  lyrique  et 
de  comprendre  les  vers  sans  pouvoir  les  aimer.  Et  ponrtant'nul  mo- 
raliste ne  sonde  plus  profondément  notre  chétive  existence,  nul  cri- 
tique ne  nous  enseigne  mieux  les  secrels  de  l'art,  nul  satirique  n'a- 
borde avec  plus  d'enjoûment  les  mystères  de  la  conscience  et  ne 
sait  aussi  bien  toucher  notre  cœur  sans  lui  faire  de  blessure.  Et  ce- 
pendant adieu  :  nous  nous  quittons  sur  la  cime  du  Soracte. 

LXXVllI. 

0  Rome,  ô  ma  patrie,  û  cité  de  l'âme!  c'est  vers  toi  que  doivent 
se  tourner  les  orphelins  du  cœur,  ô  mère  délaissée  des  empires  dé- 
triiils,  afin  d'apprendre  à  renfermer  dans  leur  sein  leurs  chélives 
douleurs.  Que  sont  nos  maux  et  nos  souffrances?  Venez  voir  les 
cyprès,  venez  écouter  la  chouette,  venez  frayer  votre  chemin  parmi 
les  débris  des  trônes  et  des  temples,  vous  dont  les  tourments  sont 
les  malheurs  d'un  jour...  à  vos  pieds  est  un  monde, aussi  fragile  que 
vous-mêmes. 

LXXIX. 

Lavoilîidonc,  laNiobé  desnationsl  Sans  enfants,  sans  couronne, 
sans  voix  pour  exprimer  sa  douleur  :  ses  mains  flétries  tiennent  une 
uine  vide  dont  la  poussière  sacrée  a  été  dispersée  par  les  siècles. 
1  a  tombe  des  Scipions  ne  contient  plus  leurs  cendres  :  les  sépulcres 
même  ont  perdu  leurs  hôtes  héroïques.  Est-ce  toi  qui  coules  encore, 
vieux  Tibre,  à  travers  un  désert  de  marbre?  Ah!  soulève  les  flots 
jaunâtres,  pouren  couvrir  comme  d'un  manteau  la  détresse  de  Rome. 

LXXX. 

LeGolh,  le  chrétien,  le  temps,  la  guerre,  l'onde  et  le  feu  ont 
frappé  tour- à-tour  l'orgueil  de  la  cité  aux  sept  collines;  elle  a  vu  les 
astres  de  sa  gloire  s'éclipser  tour-à-tour  et  les  coursiers  des  rois 
barbares  fouler  la  route  par  oii  le  char  des  triomphateurs  montait 
au  Capitole  :  temples  et  palais  se  sont  écroulés  sans  laisser  de  trace. 
Qni,  dans  ce  chaos  de  ruines,  pourra  reconnaître  un  plan  distinct, 
!  jeter  sur  tous  ces  fragments  confondus  un  pâle  rayon  de  lumière 
et  dire  ;  «  Ici  était...  là  se  trouve...  »  alors  que  partout  régnent  de 
doubles  ténèbres?... 

LXXXI. 

Car  les  ténèbres  du  temps  et  ceux  de  l'Ignorance,  fille  de  la  Nuit, 
ont  enveloppé  et  enveloppent  encore  tout  ce  qui  nous  entoure  :  si 
nous  y  croyons  trouver  un  chemin,  ce  n'est  que  pour  nous  égarer 
davantage.  L'Océan  a  sa  carte  ;  les  astres  ont  la  leur,  et  la  science  les 
déroule  dans  son  large  giron  ;  mais  Rome  est  un  désert  où  nous  ne 
pouvons  nous  diriger  qu'à  l'aide  de  souvenirs  souvent  trompeurs. 
Soudain  nous  ballons  des  mains  en  criant  :  «  Eurêka!  Une  claité 
brille  à  nos  yeux  »...  mais  ce  n'est  qu'un  mirage  trompeur,  qui  s'é- 
lève des  ruines. 

LXXXII. 

Hélas!  où  est-elle  la  cité  superbe?  Hélas!  où  sont  les  trois  cents 
trionqihes?  où  est  ce  jour  qui  vit  le  poignard  de  Brutus  plus  glo- 
rieux que  le  glaive  du  conquérant?  Qu'est  devenue  la  voix  de  Tul- 
lius.  la  lyre  de  Virgile,  le  pinceau  de  Ïile-Live  ?  Ah  !  du  moins  Rome 
revit  dans  les  œuvres  de  ces  grands  hommes;  tout  le  reste...  n'est 
plus.  Malheur  à  celte  terre  !  car  nous  ne  la  verrons  plus  briller  de  l'é- 
clat  dont  elle  était  revêtue,  alors  que  Rome  était  libre. 

LXXXIIl. 

Toi,  au  char  de  qui  la  Fortune  avait  attaché  sa  roue,  victorieux 
Sylla!  toi  qui  commenças  par  soumettre  les  ennemis  de  ton  pays 
avant  d'écouter  le  ressentiment  de  tes  propres  injures,  qui  laissas 
combler  la  mesure  de  tes  griefs  jusqu'à  ce  que  les  aigles  eussent 
plané  sur  l'Asie  abattue;  toi  dont  le  regard  anéantissail  un  sénat- 
toi  qui  fus  Romain  encore,  malgré  tous  tes  vices,  car  lu  déposas 
avec  un  sourire  expiatoire  une  couronne  plus  que  terrestre..... 

LXXXIV. 

V    Le  laurier  du  dictateur! Sylla,  aurais-tu  pu  deviner  à  quel 

'niveau  serait  un  jour  abaisséce  qui  faisait  de  loi  plus  qu'un  mortel? 
pouvais-tu  penser  que  Rome  serait  ainsi  renversée  par  d'autres  que 
par  des  Romains,  elle  qui  s'était  appelée  l'Eternelle  et  qui  ne  dres- 
sait ses  guerriers  que  pour  la  conquête  ;  elle  qui  couvrait  la  terre  de 
son  ombre  immense  et  dont  les  ailes  éployées  touchaient  aux  deux 
extrémités  de  l'horizon  ;  elle  enfin  qu'on  saluait  du  nom  de  Toute- 
Puissante  I 


LXXXV. 

Sylla  fut  le  premier  des  victorieux;  mais  notre  Sylla  ,  Cromwell, 
fut  le  plus  sage  des  usurpateurs  :  lui  aussi  balava  les  sénats,  après 

avoir  taillé  dans  le  trône  un  billot immortel  rebelle!  Voyez  ce 

qu'il  en  coûte  de  crimes  pour  être  maître  un  momenl  et  fameux  dans 
tous  les  siècles!  Mais  de  sa  destinée  surgit  une  grande  leçon  morale: 
le  même  jour  qui  lui  avait  vu  remporter  des  victoires'  le  vit  aussi 
mourir;  plus  heureux  de  rendre  le  dernier  souffle  que  de  conquérir 
des  royaumes! 

LXXXVl. 

Le  troisième  jour  du  neuvième  mois  del'année  (1).  qui  du  pouvoir 
lui  avaitdon  né  tout, sauf  lacouronne.ce  même  jour  le  fit  descendre  pai- 
siblement du  trône  usurpé  par  la  force  et  lecouchadans  la  terre  ma- 
ternelle. La  fortune  n'.-i-t-elle  point  montré  ainsi  que  la  gloire,  la 
puissance  et  tout  ce  que  nous  ambitionnons  le  plus,  ce  que  nous 
nous  acharnons  à  poursuivre  à  travers  tant  de  routes  périlleuses , 
tout  cela  est  à  ses  yeux  moins  enviable  que  la  lombe?  Si  l'homme 
envisageait  ainsi  l'existence,  que  ses  destinées  seraient  différentes! 

LXXXVH. 

Salut,  fatale otatue,  qui  subsistes  encore  dans  ton  austère  et  ma- 
jestueuse nudité,  loi  qui  vis,  au  milieu  du  tumulte  d'un  meurire, 
César  tomber  à  les  pieds  qu'il  baigna  de  sang ,  et  s'envelopper  des 
plis  de  sa  robe  avec,  la  dignité  d'un  mourant  :  victime  immolée 
devant  toi  par  la  rein:",  des  dieux  et  des  hommes,  l'implacable  Ne- 
mesis, n  est  donc  mori  en  effet,  et  toi  aussi.  Pompée'?  et  qu'avez- 
vous  été  tous  deux?  les  vainqueurs  de  rois  sans  nombre  ou  des  ma- 
rionnettes de  théâtre? 

LXXXVHl. 

Et  loi  que  la  foudre  a  frappée,  nourrice  de  Rome,  louve,  dont 
les  mamelles  de  bronze  semblent  encore  verser  le  lait  de  la  victoire 
dans  cette  enceinte  où  lu  es  placée  comme  un  monument  de  l'art 

antique mère  des  sentiments  généreux  que  le  fondateur  de   la 

grande  cité  a  puisés  à  ta  sauvage  mamelle,  toi  qui  fus  sillonnée  par 
les  traits  célestes  du  Jupiter  romain  et  dont  les  membres  sont  encore 

noircis  par  la  foudre n'as-lu  donc  point  oublié  les  doux  soins 

de  mère,  et  veilles-tu  encore  sur  tes  immortels  nourrissons? 

LXXXIX. 

Oui mais  ceux  que  tu  as  nourris  sont  morts  :  ils  ne  sont  plus, 

ces  hommes  defer  :  le  monde  a  bâti  des  cités  avec  les  débris  de  leurs 
sépulcres.  Imitateurs  de  ce  qui  causait  leur  effroi,  les  hommes  ont 
versé  leur  sang;  ils  ont  combattu  et  vaincu,  et  plagiaires  des  Ro- 
mains, ils  ont  marché  de  loin  sur  leurs  traces  :  mais  nul  n'a  élevé  , 
n'était  capable  d'élever  sa  dominaliou  à  la  même  hauteur;  nul,  si 
l'on  excepte  un  homme  orgueilleux  qui  n'est  point  encore  dans  la 
tombe  ;  mais  qui ,  vaincu  par  ses  propres  fautes,  est  aujourd'hui 
l'esclave  de  ses  esclaves 

XC. 

Dupe  d'une  fausse  grandeur,  espèce  de  César  bâtard,  il  a  suivi 
d'un  pas  inégal  son  antique  modèle;  car  l'âme  du  Romain  avait  été 
jelée  dans  un  moule  moins  terrestre;  avec  des  passions  plus  vives, 
et  un  jugement  aussi  froid,  il  était  doué  d'un  immortel  instinct  qui 
rachetait  les  faiblesses  d'un  cœur  tendre  quoiqu'intrépide  :  quel- 
quefois, aux  pieds  de  Cléopâtre,  c'était  Alcide  tenant  la  quenouille; 
et  ensuite  reprenant  sa  radieuse  auréole ,  il  pouvait  dire  : 

XCL 

Je  suis  venu,  j'ai  vu,  j'ai  vaincu!  Mais  l'homme  qui  avait  dressé 
ses  aigles  comme  des  faucons  de  chasse  à  tomber  sur  leur  proie  en 
tête  des  bataillons  français  et  qui  de  fait  les  conduisit  longtemps  à  la 
victoire,  cet  homme  au  cœur  sourd  et  qui  ne  semblait  jamaiss'écouler 
lui-même,  était  singulièrement  organisé  :  il  n'avait  qu'une  fai- 
blesse, la  dernière  de  toutes,  la  vanité.  Son  ambition  était  pleine 

de  coquetterie il  visait à  quoi?  que  voulait-il?  et  pourrait-il 

le  dire  lui-môme? 

xcn. 

n  voulut  être  tout  ou  rien;  et  il  ne  sut  pas  attendre  que  la  tombe 
vînt  enfin  marquer  son  niveau  ;  peu  d'années  l'auraient  mis  à  la  hau- 
teur des  Césars  que  foulent  nos  pas.  C'est  donc  pour  en  venir  là  que 
le  conquérant  élève  ses  arcs-de-triomphe!  C'est  pour  cela  que  le  sang 
et  les  larmes  de  la  terre  ont  si  longten.ps  coulé  et  coulent  encore, 
déluge  universel  où   l'homme  infortune  ne  voit  point  d'arche  de 

salut,  marée  qui  ne  baisseun  momenl  que  pour  refluer  bientôt  ! 

Grand  Dieu  I  que  votre  arc-en-ciel  apparaisse  encore  dans  la  nue! 

(1)  Le  3  septembre,  victoires  de  Dunbar  et  de  Worcester;  mort  de 
Cromwell  en  1658. 


r.o 


LRS  VKILLfiKS  LlTTf'RAIRFS  II.LUSTRtiiKS. 


XCIll. 

Qnol  fruit  rftciicillons-nous  tie  cdle  slnrile  pxistenc;?  Nob  «ens 
sont  linriiés,  noire  raison  friiKili".  nuire  vii<  sniis  diinic:  la  vcrili'  esl 
nnc  p.ili'  caclire  linns  Icsiiliiim-s,  cl  Iniili's  rhoses  soiil  posées  dnns 
la  li.irii|ieiisi;  balance  de  1  iisapn  :  l'opinion  est  nue  puissance  ir- 
rcsisiible,  enveloppant  la  lern;  de  son  voile  h'-nébreux  ;  après  quoi 
le  bien  ut  le  mal  sont  ilc  purs  accidents  ni  les  hommes  tremblent 
ipie  leur  jugement  ne  devienne  trop  assuré,  que  leurs  libres  pensées 
ne  se  changent  en  crimes,  et  qucntin  trop  de  clarté  ne  brille  sur  In 
terre. 

XCIV. 

Kl  c'est  ainsi  qu'ils  vdpèlcnl  dans  une  li\ehe  niiscre,  qu'ils  pour- 
rissent de  nére  en  fds  et  de  siècle  en  siècle,  liers  de  leur  nature  avi- 
lie, et  qu'ils  meurent  enfin  lépriianl  leur  démence  héréditaire  à  une 
race  d'csclaves-nés.  Ceux-là  comballronl  à  leur  tour  pour  le  choix 
des  tjrans;  plutôt  que  de  vivre  libres,  ilss'enlrelueronten  gladiateurs 
dans  la  mCme  arène  couverte  des  cadavres  de  leurs  devanciers; 
ainsi  tombent  les  unes  sur  les  autres  toutes  les  feuilles  d'un  même 
arbre. 

XCV. 

Et  je  ne  parle  pas  des  croyances  de  l'homme  :  elles  reslent  entre 
lui  el  son  créateur.  Je  parle  de  choses  avérées,  reconnues  et  que  l'on 
voit  chaque  jour,  Ji  chaque  heure.  Je  parle  du  double  joug  qui  pèse 
sur  nous  el  des  desseins  avoués  de  la  tyrannie;  je  signale  ledit 
nouveau  des  mailrcsdela  terre,  devenus  les  singes  de  celui  qui  na- 
guère humiliait  les  plus  fiers  el  les  éveillait  en  sursaut  en  secouant 
leurs  trônes  :  homme  glorieusement  immortel,  si  son  bras  puissant 
se  fût  borné  là. 

XCVI. 

Los  tyrans  ne  peuvent-ils  donc  êlre  vaincusquepardes  tyrans,  et 
la  liberté  ne  trouvera-l-cllc'  jamais  un  champion  et  un  fils  pareil  à 
celui  que  la  Colombie  vit  puraîUe  quand  elle-même  naquit  au  jour 
comme  Pallas,  vierge  sans  tache  el  tout  armée?  ou  bien  de  pa- 
reilles Ames  ne  pcuvenl-ellcsse  former  que  dans  la  solilude,  au  .seiu 
des  furôls\ierges,  au  bruit  des  caUiracies  mugissantes,  duns  ces  lieux 
où  la  nature,  bonne  mère,  sourit  à  Washington  enfant  ?  La  lerre 
ne  porie-t-elle  plus  de  tels  germes  dans  son  sein,  et  l'Europe  n'a-t- 
eJlc  pas  de  pareils  rivages? 

xcvn. 

Mais  la  France ,  ivre  de  sang,  a  vomi  le  crime;  el  ses  salurnalcs 
sont  devenues  funestes  à  la  cause  de  la  liberté  :  elles  l'ont  été  el  le 
seront  dans  tous  les  siècles  el  sous  tous  les  climats.  En  elTel ,  les 
jours  sombres  que  nous  avons  traversés  ,  puis  ce  mur  de  diamant 
élevé  par  l'ambition  entre  l'homme  et  ses  espérances  ,  el  enfin  le 
drame  honteux  joué  récemment  sur  la  scène  du  monde,  tout  cela 
sert  de  prélexle  à  l'élernel  esclavage  qui  flétril  l'arbre  de  vie  el 
condamne  l'homme  à  une  seconde  chute  pire  que  la  première. 

xcvni. 

Néanmoins,  à  Liberté,  labannièredéchirée,  mais  encore  flottante, 
s'avance  contre  le  vent ,  pareille  au  nuage  qui  porte  la  foudre.  Ta 
voix  de  cuivre,  aujourd'hui  f.uble  et  mourante  ,  est  encore  la  plus 
puissante  que  les  tempêtes  aient  épargnées  ;  ton  arbre  a  perdu  ses 
fleurs,  el  son  écorce  entamée  par  la  hache  parait  rugueuse  el  flé- 
trie :  mais  le  tronc  reste  debout ,  et  les  semences  sont  plantées 
profondément  même  dans  le  sein  du  Nord;  attendons  :  uû  meilleur 
printemps  nous  donnera  des  fruits  moins  amers. 

XCIX. 

A  Rome,  il  est  une  vieille  tour  ronde  el  d'un  style  sévère  ;  solide 
comme  une  forteresse,  ses  remparts  suffiraient  pour  arrêter  toute 
une  armée.  Elle  s'élève  solitaire  avec  la  moitié  de  ses  créneaux;  et 
le  lierre  qui  la  pare  depuis  dix  mille  ans,  guirlande  de  l'éleniité,  ba- 
lance son  vert  feuillage  sur  les  pierres  les  plus  endommagées  par 
le  temps.  Qu'était-ce  donc  que  celte  forteresse?  Quel  trésor' dan  s  ses 
caveaux  pouvait  êlre  si  bien  renfermé,  si  bien  défondu?...  Le 
tombeau  d'une  femme. 

C. 

Mais  qui  était-elle,  celle  majesté  de  la  mort,  qui  a  pour  tombe  un 
palais?  Etait-elle  chaste  et  belle?  Digne  de  la  couche  d'un  roi 
ou  bien  plus,  de  celle  d'un  Romain  ?  De  quelle  race  de  chefs  et  de 
héros  fut-elle  la  tige  ?  Une  fille  a-t-elle  héril.''  de  sa  beauté  ?  Coninicnt 
a-l-elle  vécu,  aimé,  quitté  la  vie?  Si  on  lui  a  rendu  de  tels  honneurs 
si  on  l'a  placée  dans  celle  spl(>ndide  demeure,  où  des  restes  vulgaires 
n'oseraient  pourrir,  n'est-ce  point  pour  consacrer  la  mémoire  d'une 
destinée  plus  que  mortelle  ? 


CL 


Fut-elle  de  ces  femmes  qui  aiment  leurs  époux  ou  de  celles 


qui 


n'aimcnl  que  les  époux  des  anirMÎ  Car  11  s'en  ost  trouvé  des  ileuv 
genres  inênic  dan»  les  sièclen  les  pins  reculés  :  les  annales  «le 
Rome  nous  l'.ipprennenl.  Eul-elle,  comme  Cornélie,  la  gravité  d'une 
matrone  ou  l'air  léger  de  la  gracieuse  reine d'Kg.vplo  ?  .<c  livra-l-  Ile 
au  plaisir  ou  bien  lui  fit-elle  In  tncrrc  nar  amour  pour  la  vcrlu  ? 
Inelina-l-elle  vers  les  Iciidrcs sentiments  du  cœur  ou,  plus  s.ige,  re- 
poussa-l-cllc  l'amour  comme  un  euaemi?Car  ces  detu  extrêmes  se 
rcnconlrent. 

en. 

Peut-être  mourut-ello  jeune;  pliant  sous  des  maux  pins  lonnN 
que  la  tombe  monunieiit.'de  qui  pèse  sur  sa  cendre  légère.  Un  nna-'c 
s'i'leiidil  sur  ses  charmes,  la  Irisicsse  de  son  œil  noir  vint  prophé- 
tiser [lour  elle  le  sort  que  le  ciel  accorde  h  ses  favoris,  une  mort 
[irécoee;  cl  C(?pendant  le  clianne  d'un  soleil  couchant  se  répandait 
autour  d'elle  ;  une  clarté  maladive,  l'lies|)érus  des  mourants,  colorait 
ses  joues  brùlaulcs  de  la  leiiile  rougeAlre  des  feuilles  d'automne. 

cm. 

Peut-être  aussi  mourut-elle  dans  la  viiilles.se,  survivant  à  ■ 
propres  charmes,  à  ses  parents,  à  ses  enfants.  Les  longues  tréf- 
ile ses  cheveux  blancs  rappelaient  encore  quelque  chose  <rune  au 
époque,  alors  que  Icins  boucles  élégantes  faisaient  son  orgueil  ei 
queses  charmes  excitaient<lans  Rome  l'admiration  et  l'envie...  Mais 
(l'iuniuoi  ces  vaines  conjectures?  .Nous  ne  savons  qu'une  chose  : 
Cœcilia  Melella  esl  morle  l'épouse  du  plus  riche  des  Romains;  cl 
voici  le  monument  de  l'amour  ou  de  l'orgueil  de  son  époux. 

CIV. 

0  splendide  tombeau!  je  ne  sais  pourquoi,  mais  en  restant  ainsi  ' 
près  de  loi,  je  me  figure  que  j'ai  connu  jadis  celle  qui  habile  les  ca-  , 
veaux;  et  le  passé  resurgit  devant  moi  au  son  d'une  hannoniequi  m'est 
familière,  seulement  le  Ion  en  est  changé  et  devient  solennel  comme 
le  prolongement  lointain  du  tonnerre  que  le  vent  apporte  jusqu'à 
nous.  Oui,  je  veux  m'asseoir  au  pied  de  ces  murs  lapis.sés  de  lierre, 
jusqu'à  ce  que  mon  imaginatioo  échauffée  ait  donné  un  corps ,'»  ni  « 
pensées.  Je  veux  évoquer  ces  formes  qui  flollenl  çà  el  là  parmi  I 
débris  d'un  naufrage  immense. 

CV. 

Avec  les  planches  brisées,  éparses  sur  les  rochers,  je  veux  que 
l'csiiérance  me  construise  une  nacelle  pour  afl'ronler  de  nouveau 
les  flots  de  l'Océan  el  les  bruyants  récifs  et  le  mugissement  sans  lin 
qui  assiège  la  grève  solitaire  où  j'ai  vu  périr  tout  ce  que  j'ainiro'; 
Mais,  hélas  !  lors  môme  que  des  débris  épargnés  par  la  tempêi 
pourrais  me  construire  une  grossière  chaloupe,  de  quel  côte  l.i 
rigerais-je  ?  Il  n'est  plus  d'asile,  d'espoir,  d'existence  qui  ait  il.  , 
charmes  pour  moi  :  je  n  aime  que  ce  qui  est  ici.  j 

CVL 

Que  les  vents  hurlent  donc!  leur  voix  sera  désormais  ma  i 
lodie,  et  pendant  la  nuit  les  hiboux  y  viendront  mêler  leurs  cris 
gubres,  commcils  le  font  maiutenantquo  l'ombre  du  soir  commei 
à  s'étendre  sur  la  demeure  des  oiseaux  des  ténèbres.  Ils  se  . 
pondent  les  uns  aux  autres  sur  le  mont  Palatin,  ouvrant  de  lai 
yeux  gris  cl  brillants  et  agitant  leurs  ailes.  En  face  d'un  pareil  i 
numenl,  que  sont  nos  chétives  douleurs?...  Je  ne  saurais  parler 
des  miennes. 

CYII. 

Le  cyprès  et  le  lierre,  la  ronce  et  le  violier,  enlacés  en  ma- 
compactes;  des  amas  de  terre  entassés  sur  ce  qui  fut  autrefois  . 
appartements,  des  arceaux  rompus,  des  colonnes  renversées  , 
tronçons,  des  voûtes  effondrées,  des  fresques  dans  des  soulerr.i 
humides  où  les  hiboux  les  contemplent  comme  ils  regardent  les  • 
jets  dans  la  null;  tout  cela  fait-il  des  temples,  de«  bains  ou  des  i 
lais?  Prononce  qui  pourra;  car  tout  ce  que  la  science  a  pu  dée 
vrir,  c'est  que  ce  sont  des  murailles.  'Voyez  ce  monl  habité  par  1 
empereurs!  ainsi  tombe  la  puissance  humaine. 

CVIIl. 

Telle  est  la  moralité  de  toute  histoire,  éternelle  répéiii 

passé  !  d'abord  la  liberté,  puis  la  gloire  ;  après  la  gloire,  riche- 
vice,  corruption  et  enfin  l)arbarie.  Ainsi  l'histoire,  avec  tous - 
énormes  volumes,   n'a  qu'une  seule  page;  une  page  écrite  surlnui 
dans  les  lieux  où  la  fastueuse  tyrannie  accumula  tous  les  trésors,     J 
toutes  les  délices  des  yeux  et  de  l'oreille,  du  cœur,  de  l'dme  et  du     ] 
langage...  Mais  les  mots  sont  inutiles  :  approchez. 

CTX. 

Venez  admirer  et  vous  enthousiasmer;  venez  sourire  de  mépris 
et  verser  des  pleurs...  car  il  y  a  place  ici  pour  lous  ces  senti- 
mcnls.  Homme,  balancier  suspendu  entre  un  sourire  el  une  larme! 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


«3 


des  siècles  et  des  empires  sont  entassés  pé!e-raèle  dans  cet  étroit 
espace;  cette  montagne,  mainlenant  presque  aplanie,  supportait 
une  pyramide  de  trùues,  et  les  jouets  de  la  gloire  la  couronnaient 
d'un  tel  éclat  que  les  rayons  du  soleil  en  s'y  réfléchissant  semblaient 
doubler  leur  splendeur.  Où  sont  ces  toits  dorés  ?  Où  sont  les  hommes 
qui  osèrent  les  construire  ? 

ex. 

Tullius  fut  moins  éloquent  que  toi,  colonne  sans  nom  dont  la 
base  est  enterrée  !  Où  sont  les  lauriers  qui  couvrirent  le  front  de 
César?  Tressez-moi  une  couronne  avec  le  lierre  qui  tapisse  les  ruines 
de  son  palais.  A  qui  celte  colonne,  cet  arc-de-triom[)lie?  A  Titus,  à 
Trajan.  Non,  c'esl  le  trophée  duTemps.  Arcs-de-triomphe,  colonnes, 
le  temps  change  vos  noms  en  se  jouant  :  et  la  statue  d'un  apôtre 
monte  prendre  la  place  de  l'urne  impériale  ; 

CXI. 

Cette  urne  où  des  cendres  dormaient  à  celle  hauteur  sublime,  en- 
sevelies dans  les  airs,  dans  le  bleu  ciel  de  Rome  et  voisines  des 
étoiles.  L'âme  qui  les  animait  jadis  était  bien  digne  d'un  pareil  sé- 
jour ;  l'âme  de  celui  qui  le  dernier  donna  des  lois  à  la  terre  entière, 
au  monde  romain  ;  car  après  lui  nul  ne  soutint  le  fardeau,  nul  ne 
conserva  ses  conquêtes.  Il  fut  plus  qu'un  Alexandre  :  la  débauche 
elle  meurtre  d'un  ami  ne  souillent  point  sa  mémoire,  son  front 
serein  élait  paré  de  toutes  les  vertus  d'un  monarque;  et  aujourd'hui 
encore  nous  adorons  le  nom  de  Trajan. 

CXII. 

Où  est  la  colline  des  triomphes,  le  haut  lieu  où  Rome  embrassait 
ses  héros?  Où  est  la  roche  Tarpéienne?  ce  digne  but  d'une  carrière 
de  perfulios,  co  promontoire  d'où  le  traître  élait  précipité  pour  gué- 
rir son  ambilion.  Esl-ee  bien  ici  que  les  vainqueurs  suspendaient 
les  dépouilles  opimes?  Oui,  et  là-bas  dans  cette  plaine  dorment 
cadle  ans  de  factions  réduites  au  silence  :  c'est  le  Forum,  qui  a  ré- 
pété tant  de  voix  immortelles,  et  où,  dans  l'air  éloquent,  la  parole 
de  Cicéron  respire  et  brûle  encore. 

CXIII. 

Champ  de  bataille  où  régnèrent  la  liberté,  les  factions,  la  gloire 
et  le  carnage  ;  là  s'exhalèrent  les  passions  d'un  peuple  orgueilleux, 
depuis  la  première  heure  de  cet  empire  encore  dans  son  germe  jus- 
qu  à  celle  où  il  ne  lui  resta  plus  rien  à  conquérir  dans  le  monde 
Mais  longtemps  avant  ce  terme,  la  liberie  sétail  voilé  la  ftice,  et 
l'anarchie  avait  usurpé  ses  attributs,  jusqu'aux  jours  où  tout  soldat 
audacieux  put  fouler  aux  pieds  un  sénat  d'esclaves  tremblants  et 
muets,  ou  acheter  les  voix  vénales  qui  se  prostituaient  à  eux. 

\ 

'  CXIV. 

Détournons  nos  regards  de  fous  ces  tyrans  et  portons-les  vers  le 
dernier  tribun  de  Rome,  vers  toi  qui  voulus  la  racheter  de  ses  tristes 
siècles  de  honte  ;  toi  l'ami  de  Pétrarque,  l'espoir  de  l'Ilalie.  ô 
Rienzi!  le  dernier  des  Romains!  Tant  qu'il  poindra  une  feuille  sur 
le  tronc  flétri  de  l'arbre  de  la  liberté,  qu'on  en  forme  une  guirlande 

§our  ta  tombe;  car  tu  fus  le  champion  du  forum,  le  véritable  chef 
u  peuple,  un  nouveau  Numa,  dont  le  règne,  hélas!  fut  trop  court. 

CXV. 

Egérie  !  douce  création  d'un  cœur  qui,  pour  se  reposer,  n'a  pas 
trouvé  sur  la  terre  d'asile  aussi  beau  que  ton  sein  idéal  ;  quelle  que 
soit  Ion  origine  :  jeune  aurore  aérienne,  nymphe  imaginaire  en- 
fan  lée  par  un  amoureux  désespoir,  ou  peut-êlre  même  beauté  ter- 
resire  qui  reçus  dans  ces  bois  un  hommage  peu  vulgaire,  une  ado- 
ration enthousiaste  :  tu  fus  toujours  une  belle  pensée  revêtue  d'une 
forme  charmante. 

CXVI. 

Les  mousses  de  ta  fontaine  sont  encore  arrosées  par  ton  onde 
élyséenne  :  une  grotte  prolége  la  surface  limpide  que  les  siècles 
n'ont  point  ridée,  et  qui  réfléchit  encore  les  doux  regards  du  o-énie 
du  lieu,  l 'art  des  hommes  a  cessé  de  défigurer  ta  verte  et  sauvage 
rive;  ton  onde  transparente  n'est  plus  condamnée  à  dormir  dans 
une  prison  de  marbre;  elle  jaillit  avec  un  doux  murmure  du  pied  de 
ta  statue  mutilée,  et  serpente  çà  et  là  parmi  la  bruyère  ,  le  lierre  et 
les  plantes  sauvages  qui  rampent  entrelacés  dans  un  désordre  far- 
lastique. 
f  CXVII. 

Les  vertes  collines  sont  émaillées,  parées  de  fleurs  précoces  ;  le 
lézard  aux  yeux  de  feu  se  glisse  sous  le  gazon,  et  les  chants  des' oi- 
seaux de  Télé  saluent  le  promeneur.  Les  fraîches  corolles  de  mille 
plantes,  d'espèces  variées,  semblent  le  conjurer  de  suspendre  sa 
marche,  et  leurs  teintes  diverses  dansent  au  souffle  de  la  brise 
comme  une  vaste  ronde  de  lées.  La  douce  violette,  caressée  par  le 


souffle  du  ciel,  semble  en  réfléchir  l'azur  dans  ses  beaux  v.nix 
bleus. 

CXVIII. 

C'est  ici ,  sous  cet  ombrage  enchanté  ,  que  tu  habitas,  ô  divine 
Egérie!  ici  ton  cœur  céleste  battait  en  reconnaissant  de  loin  les  pas 
d'un  mortel  adoré  ;  minuit  étendait  sur  cotte  mystérieuse  entrevue 
son  dais  étincelant  dont  il  semblait  multiplier  les  étoiles;  tu  t'as- 
seyais auprès  de  Ion  bien-aimé  :  et  qu'arrivait-il  alors?  Cette  grotte 
semble  à  la  vérité  formée  tout  exprès  pour  proléger  les  feux  d'une 
déesse  ;  pour  êlre  le  temple  du  pur  amour...  le  plus  ancien  de  tous 
les  oracles. 

CXIX. 

As-tu  donc  en  effet,  répondant  à  sa  tendresse,  uni  ton  cœur  cé- 
leste à  un  cœur  purement  humain?  As-tu  répondu  par  d'immortels 
transports  à  cet  amour  qui  expire  comme  il  est  né,  dans  un  soupir? 
Ta  puissance  a-t-elle  été  en  effet  jusqu'à  communiquer  cette  por- 
tion de  ton  être,  jusqu'à  donner  la  pureté  du  ciel  aux  joies  de  la 
terre  ;  as-tu  pu  sans  émousser  la  flèche  lui  ôter  son  venin ,  celte  sa- 
tiété qui  flétrit  tout,  et  déraciner  de  l'âme  les  herbes  mortelles  qui 
l'étoufTent  ?  ^ 

cxx. 

Hélas!  la  source  de  nos  jeunes  affections  s'épanche  en  pure  perte, 
ou  n'arrose  qu'une  solitude  stérile  :  il  n'en  sort  qu'un  luxe  funeste 
de  plantes  parasites ,  qu'une  hâtive  ivraie,  amère  au  cœur  biMi  que 
douce  à  la  vue  ;  des  fleurs  dont  l'odeur  malfaisante  exhale  l'ago- 
nie ,  des  arbres  qui  dislillent  le  poison  :  telles  sont  les  plantes  qui 
naissent  dans  le  sentier  de  la  passion  ,  alors  qu'elle  s'élance  par  le 
désert  du  monde,  haletante  et  en  quête  de  quelque  fruit  céleste  in- 
terdit à  nos  désirs. 

cxxi. 

0  Amour!  tu  n'es  point  un  habitant  de  ce  monde  :  séraphin  invi- 
sible, nous  croyons  en  toi,  c'est  une  foi  qui  a  pour  martyrs  tous  les 
cœurs  brisés;  mais  l'œil  humain  ne  t'a  jamais  vu,  ne  te  verra  jamais 
tel  que  tu  dois  être;  l'esprit  de  l'homme  t'a  créé,  comme  il  a  peuplé 
les  cieux  à  l'aide  de  son  imagination  et  de  ses  désirs  :  c'est  à  une 
pure  pensée  qu'il  a  donné  cette  forme  qui  poursuit  l'âme  altérée, 
brûlante,  fatiguée,  torturée  ,  déchirée. 

CXXII. 

L'esprit  languit  du  désir  maladif  d'une  beauté  qui  est  son  propre 
ouvrage;  il  s'éprend  d'une  passion  fiévreuse  pour  ses  propres  créa- 
tions :  où  est  le  type  des  formes  que  le  sculpteur  a  saisies  avec  son 
âme  ?  En  lui  seul.  La  nature  a-t-elle  rien  d'aussi  beau?  Où  sont  les 
charmes  et  les  vertus  que  nous  imaginons  dans  notre  enfance  et 
que  nous  poursuivons  dans  l'âge  mûr?  Paradis  idéal  où  nous  te.i- 
dons  sans  cesse  et  qui  fais  notre  désespoir,  tu  égares  par  trop  d'é- 
clat la  plume  qui  veut  te  décrire,  tu  surcharges  la  peinture  qui  veut 
te  reproduire  dans  ta  fleur. 

CXXIII. 

Aimer,  c'est  un  délire,  c'est  la  démence  du  jeune  âge;  mais  le 
retuède  est  plus  amer  encore  que  le  mal.  Quand  nous  voyons  s'éva- 
nouir l'un  après  l'autre  les  charmes  qui  enveloppaient  nos  idoles  : 
quand  nous  voyons  avec  une  fatale  certitude  que  ni  mérite  ni 
beauté  ne  résident  hors  de  l'idéal  que  l'âme  s'en  était  formé  ;  alors 
cependant  nous  restons  encore  sous  le  charme,  nous  nous  sentons 
entraînés ,  et  après  avoir  semé  le  vent  nous  recueillons  la  tempèle. 
Le  cœur  opiniâtre,  une  fois  qu'il  a  commencé  son  opération  d'alchi- 
miste, se  croit  toujours  voisin  du  trésor  qu'il  convoite  :  d'autant 
plus  riche  qu'il  approche    lus  de  sa  ruine. 

CXXIV. 

Nous  nous  flétrissons  dès  notre  aurore,  sans  cesse  haletants,  dé- 
faillants, malades,  n'atteignant  jamais  notre  but,  ne  pouvant  élan- 
cher  notre  soif;  et  pourtant  jusqu'à  notre  dernière  heure,  sur  le  bord 
même  de  la  tombe ,  nous  nous  laissons  leurrer  par  quelque  doux 
fantôme  pareil  à  tous  ceux  que  nous  avons  suivis.  Mais  il  est  trop 
tard  ;  cl  nous  nous  sentons  maudits  doublement.  Amour,  gloire,  am- 
bition, avarice  ,  tout  est  pareil  ;  tout  est  vain  et  funeste;  autant  de 
météores  également  perfides  sous  des  noms  différents;  la  mort  est 
la  fumée  sombre  dans  laquelle  disparaît  leur  flamme. 

CXXV. 

il  en  est  peu...  il  n'en  est  point  qui  rencontrent  ce  qu'ils  aiment 
ou  ce  qu'ils  eussent  pu  aimer;  souvent,  à  la  vérité,  le  hasard,  un 
contact  fortuit,  l'invincible  besoin  de  s'attacher  à  quelque  chose  ont 
écarté  des  antipathies...  qui  reviendront  bientôt  envenimée.s  [lar 
d'incurables  blessures.  L'Occasion,  cette  déesse  toute  malérielle  , 
qui  flotte  de  méprise  en  méprise,  va  sans  cesse  <iélerrant  de  sa  ba- 
guette crochue ,  et  nous  jetant  à  la  tète  ni>s  maux  à  venir  dont  le 


6k 


LES  VRILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


cliof  réiliiil  nos  espérances  en  poussière...  poussière  que  nous  avons 
•our  foulée. 

rxxvi. 

Noire  vie  csl  une  fausse  nature.  Il  n'est  pas  dans  l'harmonie  iini- 
Tcrscllc,  ce  terrible  dôciel,  slifinialo  incléléliiic  du  pédié.  Nous 
gniiinios  sous  un  arlirc  desIrucliMir.  sous  un  immense  npa»  dont 
1  onihrc  donne  la  niori,  qui  a  pour  racine  la  terre  el  pour  feuillage  le 
ciel.  C'est  de  \h  que  tombe  sur  le  Rcnre  humain  une  pluie  de  cala- 
mités,  la  maladie,  la  mort,  l'osclavape...  tous  les  maux  que  nous 
voyons,  et  plus  cruels  encore  ceux  que  nous  ne  voyons  pas,  bles- 
sures inciiraides  qui  palpitent  dans  1  i\me,  douleurs  toujours  nou- 
velles qui  nous  ronpent  le  cœur. 

CXXVII. 

Toutefois  contemplons  -_--^^__ 

harilimenl    notre    dcsti-  "   _ 

née  :  c'est  un  lâche  aban- 
don que  celui  do  notre 
raison  ,  de  notre  droit  de 
penser,  notre  unique  et 
dernier  refuge.  Ce  droit 
du  moins  je  le  conser- 
verai toujours  :  en  vain 
depuis  le  berceau,  cette 
faculté  divine  est  enchaî- 
née et  torturée,  renfer- 
mée, bAillonnée,  empri- 
sonnée, élevée  dans  l'om- 
bre ,  de  peur  sans  doute 
que  le  jour  de  la  vérité 
ne  vienne  frapper  d'un 
trop  vif  éclat  l'Ame  mal 
préparée  à  tant  de  lu- 
mière ;  malgré  tout ,  le 
rayon  immortel  pénètre 
jusqu'à  nous,  le  temps  et 
la  science  guérissent  no- 
tre cécité. 

CXXVIII. 

Arcades  sur  arcades  I 
On  dirait  que  Itnine,  ras- 
soniblaiit  les  divcis  tro- 
phées de  ses  enfants ,  a 
voulu  faire  un  seul  édi- 
fice de  tous  ses  arcs-de- 
Iriomphc,  et  a  créé  ainsi 
le  Cofisée.  Les  rayons  de 
la  lune  l'éclairenl  comme 
le  llambeauL.  naturel  de 
en  vaste  palais  :  il  n'y  a 
qu'une  clarté  divine  qui 
soil  digne  île  briller  sur 
cette  mine  inépuisable  de 
méditations;  el  le  som- 
bre azur  d'une  nuit  d'I- 
talie... 

CXXIX. 

Ce  firmament  profond 
dont  les  teintes  ont  une  La  fontaine  Egérie. 

voix  et  nous  parlent  des 
choses  divines...  (lotte  au 
dessus  de  ce  vasie  et  su- 
blime monument,  etscm- 

b'e  un  voile  jeté  sur  sa  grandeur.  Oui,  un  sentiment  rcsi>ire  dans 
les  choses  de  la  terre  que  le  temps  a  frappées  ,  cl  sur  lesquelles  il 
a  posé  la  main,  mais  en  y  ébréchaiil  sa  faulx.  Il  a  dans  les  créneaux 
en  ruines  une  puissance  magique  bien  supérieure  h  la  pompe  de 
ces  palais  fastueux  ,  qui  attendent  encore  le  vernis  des  siècles. 

CXXX. 

0 Temps!  loi  nui  embellis  les  morts,  qui  pares  les  ruines,  qui  seul 
peux  adoucir  et  fermer  les  blessures  du  cœur;  ô  lenips!  qui  sais  re- 
dresser les  erreurs  de  nos  jugements  ;  pierre  de  to'.xhe  de  la  vérité, 
de  l'amour;  unique  jihilosophc,  car  tous  les  autres  sont  des  s<qihis- 
Ics  ;  vengeur  dont  la  jusiice  ,  bien  que  différée  ,  «st  toujours  infail- 
lible! j'élève  vers  toi  mes  mains,  mes  yeux,  mon  cœur,  cl  j'implore 
de  loi  une  grâce. 

CXXXI. 

Au  milieu  de  ces  débris  où  lu  l  es  fait  un  autel  et  uu  temple  loul 


plein  d'une  divine  désolation  .  parmi  des  tributs  plus  dignes  de  loi 
l'ose  apporter  le  mien  :  je  folTre  les  mines  de  mes  années  peu  nom- 
brcui^es  encore,  mais  fécondes  en  vicis-titudcs.  Si  jamais  lu  m'as  vii 
trop  superbe,  n'écoule  lias  mes  vieux;  mai»  si  j'ai  supporté  avec 
calme  l.i  fortune  favorable,  réservant  mon  orgueil  pour  l'opposera 
la  haine  qui  ne  m'abattra  jamais  ,  fais  en  sorte  que  je  n'aie  pas  vai- 
nement armé  mon  cœur  de  cet  acier...  Eux  seuls  ne  pleureront-ils 
pas? 

CXXXII. 

Et  loi  dont  la  main  ne  laisse  jamais  pencher  la  balance  des  injus- 
tices humaines  ,  puissante  Nemesis,  toi  qui  appelas  les  furies  du  fond 
dd'aMme,  elleur  commandas  de  hurler  el  desifder  autour  d'Orcsle 

en  punition  de  la  ven- 
geance   dénaturée    qu  il 
avait  exercée,  vengeance 
-  ^^-^^  nui   n'eût  été  que  juste 

de  la  part  d'une  iniiin 
moins  chère,  Némésis, 
c'est  ici  que  fui  ton  [■■••■- 
mier  empire,  c'est  in 
je  viens  l'évoquer  ■; 
poussière.  N'entend-.-  i 
paslavoix  demon  cœur' 
Éveille-loi  :  il  faut  m  c- 
couter. 

CXXXIII. 

Ce  n'est  pas  que  Icsf.iti- 
tes  de  mes  pères  ou  l'S 

miennes  ne  m'aient  y 

être  mérité  la  ble-- 
dont  je  saigne  en  SC' 
et  si  je  n'avais  poin' 
frappé  d'une  main  ii 
le,  peut-être  la  laisse 
je  librement  couler.  ' 
maintenant  la  terr' 
boira  |pas  mon  sang  ;  ^ 
à  toi  que  je  le  cons 
C'est  toi  qal'^  char^ 
(te  la  vengeance  :  1' 
sion  s'en  présenter.i 
si  je  ne  lai  point  e 
chec  moi-même  par 
gard...  n'importe!  Jcd'iis; 
maisluveilleraspourmoi. 


CXXXIV. 

El  si  ma  voix  éclate 
maintenant,  ce  n'est  paii 
que  je  tremble  au  soih 
venir  de  ce  que  j'ai  souf^ 
ferl  :  qu'il  parle .  celo 
qui  m'a  vu  courber 
front,  qui  a  vu  mon 
affaiblie  par  ses  tortur 
Mais  je  veux  que 
page  soit  un  monum" 
pour  ma  mémoire  . 
paroles  que  je  Irai- 
ce  moment  ne  .sedi>| 
seront  pas  aux  vents,  m 
me  quand  je  ne  serai  j! 
que  poussière  :  l'a^ 
accooiplira  les  proj' 
qnes    menaces    de 

vere,  cl  entassera  comme  des  montagnes  sur  les  tètes  désignée; 

poids  de  ma  malédiction. 

CXXXV. 

Celle  malédiction  sera  mon  pardon. ..N'ai-jepas  eu,  je  l'en  pr. 
à  témoin,  ô  Terre  ô  mère  des  hommes,  el  loi  aussi .  6  Ciel!  n 
pas  eu  :i  luller  contre  ma  destinée?  n'ai-je  point  si>ufferl  des  e: 
dé  à  cent  fois  pardonnées?  n'a-t-on  pas  desséché  mon  cerv' 
déeliiré  mon  cœur,  sapé  mes  espérances,  (1-^lri  mon  nom.  jeté 
vents  la  vie  de  ma  vie  ?  et  si  je  n'ai  pas  été  poussé  jusqu'au  d 
poir,  n'est-ce  poinl  uniquement  parce  que  je  n'étais  point  I 
d  une  argile  pareille  à  celle  dans  laquelle  pourrit  l'âme  de  mes  | 
sécuteurs? 

CXXXVI. 

Depuis  les  plus  graves  outrages  jusqu'aux  mesquines  perfi^ 
n'ai-je  pas  vu  ce  dont  sont  capables  des  êtres  à  face  humaine 


1 

i 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


Où 


l'horrible  rugissement  de  la  calomnie  déclarée  ;  là  le  faible  chuchot- 
lement  de  quelques  vils  coquins  et  le  subtil  venin  d'une  coterie  de 
reptiles;  plus  loin  le  regard  significatif  de  ces  Janus  à  double  face, 
habiles  à  mentir  par  leur  silence  même ,  par  un  haussement  d'é- 
paules ou  un  soupir  affecté ,  et  à  communiquer  ainsi  au  cercle  des 
oisifs  une  médisance  muette. 

CXXXVIL 

Mais  j'ai  vécu,  et  je  n'ai  pas  vé-u  en  vain  :  mon  esprit  peut  per- 
dre sa  force  et  mon  sang  sa  chaleur;  mon  corps  peut  succomber 
dans  ses  efforts  même  pour  vaincre  la  douleur;  mais  je  sens  en 
moi  quelque  chose  qui  doit  vaincre  la  lortm'e  et  le  temps  ,  et  qui 
vivra  encore  quand  j'au- 
rai expiré.  Un  sentimeni 
auquel  ils  ne  songent  pas, 
eux,  pareil  au  souvenir 
des  derniers  sons  d'une 
lyre  muette ,  pèsera  sur' 
leurs  âmes  attendries,  é- 
veillant  dans  ces  cœurs 
aujourd'hui  de  marbre  les 
tardifs  remords  de  l'a- 
mour. 

CXXXVIII. 

Le  charme  est  achevé... 
Salut  maintenant,  redou- 
table puissance  !  divinité 
sans  nom,  mais  irrésisti- 
ble, qui  erres  dans  cette 
enceinte  à  l'heure  sombre 
de  minuit,  répandant  au- 
tour de  toi  un  recueille- 
ment bien  différent  de  la 
terreur.  Tu  te  plais  aux 
lieux  où  les  murs  en  rui- 
ne sont  revêtus  de  leurs 
manteaux  de  lierre  ,  et 
cesseènes solennelles  em- 
pruntent de  ta  présence 
un  charme  si  pénétrant 
et  si  profond  que,  nous 
identifiant  avec  le  passé, 
nous  en  devenons  les  in- 
visibles témoins. 

CXXXIX. 

Ces  lieux  ont  jadis  re- 
tenti de  la  rumeur  con- 
fuse des  populations  em- 
pressées, des  murmures 
de  la  pitié  ou  des  accla- 
mations bruyantes  ,  au 
momentoù  l'homme  tom- 
bait immolé  par  la  main 
d'un  frère;  et  immolé, 
pourquoi?  Parce  que  telle 
était  la  loi  du  cirque  san- 
glant et  le  bon  plaisir  de 
César...  Et  pourquoi  pas, 
d'ailleurs  ?  Qu'importe 
que  nous  tombions,  pour 
devenir  la  pâture  des 
vers,  sur  un  champ  de  ba- 
taille ou  dans  l'enceinte 
d'un  cirque  !  ("e  ne  sont 
que  deux  théâtres  différents  où  pourrissent  également  les  principaux 

CXL. 

Je  vois  le  gladiateur  étendu  devant  moi  ;  sa  main  supporte  le  poids 
de  son  corps  :  on  ht  sur  son  mâle  visage  qu'il  accepte  la  mO;t,  mais 
quil  dompte  1  agonie;  sa  têle  penchée  s'affaisse  par  degrés;  une 
large  et  rouge  blessure  laisse  couler  les  dernières  gouttes  de  son 
sang  qui  tombent  lentes,  pesantes,  une  ;i  une,  comme  les  prerniores 
gouttes  d'une  pluie  d'orage.  Déjà  l'arène  tourne  autour  de  lui.,  il 
a  cesse  de  vivre,  avant  que  soit  tue  l'acclamation  inhumaine  qui  sa- 
luait le  miserable  vainqueur. 

CXLL 

Il  1  a  entendue,  mais  il  l'a  dédaignée...  Ses  jeux  étaient  avec  son 
cœur;  et  son  cœur  était  bien  loin.  Il  ne  songeait  plus  à  la  vie,  à  la 
victoire  quil  perdait;  mais  il  croyait  voir  sa  hutte  sauvage  sur  les 

Paiiis.  —  Imp.  Licoi'B  «  C,  ruf  SuufUul.  IC- 


Giafîir  tressaille  en  examinant  son  lils,  car  il  a  vu  dans  ses  yeux 
le  terrible  effet  de  ses  reproches. 


bords  du  Danube  :  là  jouaient  ses  jeunes  enfants,  les  petits  du  Barbare! 
Làétaitleur  mère,  fille  delà  Dacie...  Tandis  que  lui,  leur  père,  égorgé 
pour  les  plaisirs  des  Romains...  Toutes  ces  images  traversaient  sa 
pensée  pendant  que  coulait  son  sang.  Et  sa  mort  restera-t-elle  sans 
vengeance?...  Non,  levez-vous,  fils  du  Nord;  etvenez  assouvirvotre 
rage. 

CXLll. 

Mais  ici  où  le  meurtre  respirait  la  vapeur  du  sang;  ici  où  les  na- 
tions empressées  encombraient  toutes  les  issues,  murmurant  et  mu- 
gissant comme  le  torrent  des  montagnes  qui  jaillit  ou  serpente  sui- 
vant ses  voies;  ici  où  le  blâme  ou  l'éloge  de  la  multitude  romaine 
étaient  des  arrêts  de  vie  ou  de  mort,  jeux  cruels  d'une   populace 

effrénée;  maintenant  ma 
voix  seule  retentit  ;  les 
faibles  rayons  des  étoiles 
tombent  sur  l'aiène  vide, 
sur  les  sièges  brisés ,  sur 
les  murs  qui  s'écroulent 
et  à  travers  ces  galeries 
où  mes  pas  éveillent  un 
écho  bruyant  et  sinistre. 

CXLIII. 

Des  ruines...  et  quelles 
ruines!  On  a  tiré  de  leur 
masse  des  murs,  des  pa- 
lais, des  villes  presque  en- 
tières ;  et  pourtant  en 
passant  à  quelque  distan- 
ce de  l'énorme  squelette, 
vous  vous  demandez  en 
quel  endroit  on  peut  lui 
avoir  ôté  quelque  chose. 
A-t-on  réellement  dé- 
pouillé cette  enceinte,  ou 
i'a-t-on  seulement  dé- 
blayée ?  Mais  quand  on 
approche  de  l'édifice  gi- 
gantesque, la  deslructiou 
se  montre  et  s'étend  au 
regard  :  celte  merveille 
du  monde  ne  supporte 
plus  la  lumière  du  jour 
dont  l'éclat  est  trop  bril- 
lant pour  tout  ce  que  le 
temps  et  l'homme  ont  dé- 
vasté. 

CXLIV. 

Mais  quand  la  lune, 
ayantatteintlaplus  haute 
des  arcades ,  semble  s'y 
reposer  doucement  ; 
quand  les  étoiles  scintil- 
lent à  travers  les  bièclies 
faites  par  le  temps,  quand 
la  brise  nocturne  balance 
doucement  la  forêt  de 
feuillages,  guirlande  dont 
se  parent  les  murs  grisâ- 
tres, ainsi  que  le  premier 
César  portait  une  cou- 
ronne de  lauriers  pour 
cacher  sa  tête  chauve  ; 
quand  une  lumière  serei- 
ne s'y  répand  sans  éclat  : 
alors  les  trépassés  se  lèvent  dans  cette  magique  enceinte  :  des  hé- 
ros oiff  foulé  cette  poussière,  et  c'est  leur  poussière  qu'y  foulent  nos 
pas. 

CXLV. 

«  Tant  que  sera  debout  leColisée,  Rome  sera  debout  ;  quandtom- 
«  bera  le  Colisée,  Rome  tombera,  et  quand  tombera  Rome  le  monde 
«  tombera  avec  elle.  »  Ainsi  s'exprimaient,  en  face  de  ces  majes- 
tueuses murailles,  les  pèlerins  d  Albion,  du  temps  des  Saxons  que 
nous  appelons  anciens;  or,  ces  trois  choses  périssables  se  tiennent 
encore  sur  leurs  fondements  et  sans  décadence  sensible  :  Rouie  et 
ses  ruines  irréparables,  le  monde  enfin,  cette  vaste  caverne...  de 
voleurs  ou  de  ce  qu'on  voudra. 

CXLVL 

Simple,  majestueux,  sévère,  austère,  sublime;  basilique  de  tous 
les  saip's  et  temple  de  tous  les  dieux,  depuis  Jupiler  jusqu'à  Jésus; 


00 


LES  VEILLElilS  LlTTÈUAlllKS  ILLUSTUtliS. 


innniimenl  épnrpni^  fl  omlirlli  pir  le  tpmps;  loi  qui  lèves  un  frnnl 
)inisilili>  (nnilis  qu'niiloiir  <l<i  lui  imit  croiilr  on  cIuiicpHi-,  arc«-<lo- 
Iriomphp  et  riniir*"».  plqiiP  riiomiiip  ko  friiio  Jl  Iravriii  ji-s  ronces  un 
chemin  vers  |p  (<inili<>nii  :  «lilnue  glorieux  I  «lois-lii  (liiri>r  loiijoursT 
L«  raiilx  (In  lernpfei  la  vorpe  de  I.»  Ijrannicso  soiilémiuiss^es  con- 
tre loi.  ("1  «anrluaire  cl  pairie  des  ails  cl  de  la  piété,  Paulliéon  !  or- 
gueil du  Uuiiicl 

CXI. VII. 

Monument  de  ioiirsplus  plorimix  cl  des  arls  les  plus  uoLIcsl  dé- 
f;radé.  mais  parfail  eiicoiu,  dans  loii  onceinio  un  religieux  recucil- 
leii  eril  s.iisil  Ions  les  rœiirs  Tn  oiTiesà  lail  un  nuiilèle;  el  celui 
qui  narconrl  Rome  niiti  iVy  éluilicr  la  Irace  des  Riècles,  voil  hriller 
la  (îloire  h  travers  l'orlie  unique  di-  ta  coupole.  Pour  les  âmes  reli- 
gieuses, voici  des  niitrls  qui  alleinlent  leurs  prières  ;  el  crux  ciiûn 
qui  honorent  le  ({énin  peuvent  reposer  leur  vue  satisfaite  sur  les 
busies  qui  les  entourent. 

•    CXLVIII. 

Mais  vnici  un  cachot  :  sous  sps  voûtes  h  demi  obscures,  qn'aper- 
çois-ji'?  Itien.  ilegardons  encore  :  deux  omlires  se  dessinent  lente- 
ment à  ma  vue...  sans  doule  d.-ux  fantrtmes  de  mon  imap;i- 
naiioM  :  mais  non  :  je  vois  deux  êtres  humains  entiers  el  dis- 
lincis;  un  vieillard,  uqc  femme  jeune  e!  belle,  fraîche  comme  une 
mère  t\ii\  allaite  son  ei\fant  et  dans  les  veines  de  laquelle  le  sang 
s'est  changé  en  nnctar...  que  peut-elle  faire  ici?  pourquoi  ce  cou  dé- 
couvert? ce  sein  blanc  el  nu? 

CXLIX. 

Un  lait  pur  gonfle  ces  deux  sources  de  vie,  oii  en  naissant  nous 
avons  puise  sur  le  crenr  el  dansb;  cœnr  de  la  femme  notre  premier, 
notre  plus  doux  aliment,  aluvs  que  l'épimse,  heureuse  d'èiie  mère, 
«lans  rinoocenl  re^-anl  de  <;oii  nourrisson,  dans  le  pi.'tij«|f  de  ces  lè- 
vres irritées  par  un  léger  ilélai  mais  non  parla  douleur,  .saisit  une  joie 
que  Ihomme  ne  penl  comprendre.  Avec  quel  bonheur  elle  voil  dans 
son  petit  berceau  le  bien-aiiné  semblable  à  un  boulon  qui  s'épanouit 
peu  à  peu...  Mais  quel  sera  le  fruit?...  Nul  ne  le  sait...  Eve  enfanla 
Cain. 

.  CL. 

Ici  c'est  à  la  vieillesse  qu'une  jeune  femme  offre  cet  aliment  pré- 
cieux :  c'est  à  un  père  qu'elle  rend  le  sang  reçu  de  lui  a\ec  la 
vie.  Non,  l'infortuné  ne  mourra  pas,  tant  que  le' feu  de  la  santé  et 
d'un  .saint  amour  entretiendra  dans  ces  veines  pures  et  charnianles 
la  source  qny  a  placée  la  nature,  source  plus  féconde  que  le  Nil 
dont  se  \ante  l'Kgypte.  A  ce  sein  alTeclueux,  bois,  bois  la  vie,  ô 
vieillard  :  Id  ciel  môme  n'a  pas  un  breuvage  aussi  doux. 

CLI. 
La  fable  de  la  voie  lactée  n'a  pas  la  pureté  de  cette  histoire.  On 
dirait  une  conslcllalinu  dont  les  rayoïf.  sont  plus  d.iux  :  et  la  sainle 
n.ilurc  triomphe  bien  plus  dans  ce  renversemenl  de  ses  lois  que 
dans  l'abîme  étoile  oîi  brillent  lousces  mondes  lointains.  01a  plus 
sainte  de»  nourrices!  aucune  goutte  de  celte  pure  liqueur  ne  se  per- 
dra :  toutes  iront  au  cœur  de  Ion  père,  el  rempliront  d'une  noiL- 
velle  vie  la  source  d'oii  elles  pro»iennenl  :  c'est  ainsi  que  nos  âmes 
affraRchies  vont  se  foudre  dans  l'univers. 

CLII. 

Tournons-nous  vers  le  mole  qu'Adrien  a  élevé  dans  les  cieux, 
impérial  pla^-iaire  des  pyramides  de  la  vieille  Euvpte,  copiste  d'une 
dillormite  oolossali!,  qui,  dans  ses  voyages,  s'étaiit  épris  du  Diodôle 
immense  qu'il  avail  contemplé  sur  les  bords  lointains  du  Ml,  a  con- 
damné larl  à  liAlir  pour  des  pcanls  el  a  destiné  celle  dcmrure 
spleodide  à  recevoir  sa  vaniteuse  poussière,  ses  cendres  cbéiives. 
Le  s.iK-e  ne  peut  s'empêcher  de  sour^ede  pitié  en  reconnaissant  un 
si  triste  but  à  une  œuvre  aussi  gigantesque. 

CLIII.  ^ 

Obi  voici  le  dôme...  le  vaste  cl  admirable  dôme,  en-regard  du- 
quel le  célèbre  temple  de  Diane  ne  serait  qu'une  simple  cellule  • 
temple  majestueux  du  Christ  élevé  sur  la  tombe  d'un  martjrl  J'ai 
vu  la  merveille  d'iîpbèse  ;  ses  colonnes  étaient  ép.irscs  dans  le  dé- 
sert, cl  1  b.vène  el  I-  chacal  habitaient  sous  leur  ombre.  J  ai  vu  les 
coupoles  de  Sainte-Sophie  enfler  sous  les  ravons  du  soleil  leurs 
masses  elmcelanlcs;  il  m'a  été  donné  de  pro"n,ener  mes  regards 
uaus  son  saucluaire  alurs  que  l'usurpateur  musulman  y  priait. 

CLIV. 
Mais  loi,  entre  tou.s  l.s  temples  d-  l'anliquilé  et  des  temps  mo- 
dernes, lu  I  élevés  seul  ot  sans  riNal,  o  le  plus  digne  sanctuaire  du 
pKMi  tas  saml,  du  vrai  Uieu!  Depuis  la  ruine  de  Sion.  depuis  que 
le  ToulPuissanl  a  délaisse  son  antique  cilé.   quel  édiflce  Icncslre 


I  cnnsIruKen  rod  honneur  a  nITerl  un  plus  sublime  aspect?  Majesté, 
'   puissance,  );lnirQ,  force,  bcaulé,  tout   est  réuni    dans  celle   arche 
éternelle  du  vrai  culti;. 

CLV. 

Entrez  :  vous  n'êtes  point  accnhlé  de  sa  grandeur;  et  pomquoi* 
le  temple  ne  s'est  pas  relréci  :  mais  votre  .line,  agrandie  parle  gé- 
nie de  ce  lieu,  est  devenue  colossale  ;  elle  ne  se  trouve  à  l'nisc  que 
d.ins  un  sanctuaire  en  rappori  avec  son  immense  espoir  d'immor- 
talité. Ainsi  un  jour  viendra  où,  si  vous  c«  êtes  jugé  digne,  vous  ver- 
rez Dieu  face  îi  face,  comme  vous  voyez  maintenant  ce  sancluaii' 
des  sanctuaires,  cl  sans  êlre  anéanti  par  son  regard. 

CLVL 

Vous  avancez  :  mais  tout  s'agrandit  à  chaque  pas.  comme  il  ar- 
rive qiiand  vous  escaladez  queli|uc  sommet  des  Alpes  qui  va  tou- 
jours s'élevant  dewint  vous  après  vous  avoir  trompé  par  l'éléganeo 
de  ses  proportions  gigantesques.  L'immensilé  s'accroît;  mais  tou- 
jours en  gardant  sa  beauté,  el  en  restant  barmonieiise  dans  toutes 
ses  parlies  :  des  marbres  splendides,  de  (dus  splendid&s  ceiiilnres  ; 
des  autels  où  brûlent  les  lampes  d'or;  el  enfin  ce  ddmu allier,  édi- 
fice aérien  qui  rivalise  a\ee  les  jdns  beaux  monuments  de  la  lerre; 
bien  que  les  fondements  de  ceux-ci  soient  établis  sur  le  sol  forme, 
et  que  les  siens  à  lui  apparlleunenl  h  la  région  des  nuages. 

CLVll. 

Vous  ne  pouvez  lout  voir  ;  il  vous  faut  décomposer  ce  grand  tont, 
pour  conleii)|der  séparément  chooiine  de  ses  parties,  ("omme  les 
côtes  de  l'Océan  oITrcnt  de  nombreuses  baies  qui  appellent  le  re- 
gard, de  même  il  faut  ici  concentrer  votre  allenlion  sur  les  objets 
les  plus  rappi-oebi's  el  maîtriser  votre  pensée,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait 
bien  CiHiipiis  les  éloquentes  proportionsde  l'édifice,  el  qu'elle  puisse 
dérouler  giaduelloiuenl,  fraction  par  fraeiion,  ce  glorieux  tableau 
que,  dès  l'abord,  vous  n'avez  |iu  saisir  dans  son  ensemble. 

CLVIII. 

Ce  n'est  donc  point  un  défaut  de  l'édifice  :  c'est  le  résultat  de  vo- 
tre faiblesse.  Nos  sens  extérieurs  ne  peuvent  rien  apprécier  que  par 
degrés;  et  limpre.ssion  la  plus  intense  ne  corresponil  jamais  à  au- 
cune de  niis  faibles  descriptions.  De  même  ee  resplendissant,  cet 
écrasant  éilifiee  trompe  d'ahoid  notre  vue  éblouie:  celle  firandeur 
des  grandeurs  défie  l'exiguiié  de  notre  nature  :  mais  enfin  ,  nous 
développant  nousinèine,  nous  élevons  peu  à  peu  notre  ûme  au  ni- 
veau de  l'objet  qu'elle  contemple. 

I  CLIX. 

Arrêtez-vous  alors,  et  laissez-vous  pénétrer  par  une  clarté  divine: 
:   il  y  a  dans  un  pareil  spectacle  plus  ipie  la  satisfaction  du  regard 
éiiicrveillé,  plus  «pie  le  lecueillement  inspiré  (larla  sainteté  ilu  lieu, 
;   plus  que  la  simple  admiration  pour  larl  et  les  grands  maîtres  créa- 
'   leurs  d'un  monument  supérieur  à  tout  ce  que  I  antiquité  a  pu  exé- 
cuter ou  même  concevoir.  Ici  la  source  même  du  sublime  deeouvre 
i  ses  profondeurs  :  l'esprit  de  l'homme  peut  pénétrer  à  loisir  dans  ses 
sables  d'or,  et  apprendre  ce  que  peuvent  les  conceptions  du  génie. 

I  CLX. 

I       Allons  au  Vatican  voir  la  douleur  ennoblie  dans  les  tortures  de 

'  Laocoon  :  la  tendresse  d'un  père  cl  l'agonie  d'un  mortel,  réunies  è 

'  la  patience  d'un  dieu.  Inutiles  efl'orls!  c'est  en  vain  que  les  bras  du 

I  vieillard  se  raidissent  contre  les  nœuds  redoublés  cl  l'éireinte  lou- 
Joiiis  plus  pressante  du  dragon  :  la  longue  el  venimeuse  chaîne  rive 

I  autour  de  lui  ses  anneaux  vivants  :  l'énorme  replilc  ajoute  angoisse 

I  sur  angoisse.  ttoufTe  l'un  après  l'autre  les  cris  de  ses  victimes. 

I  CI.XI. 

!  Voyons  aussi  le  dieu  à  l'arc  infaillible ,  le  dieu  de  la  vie  ,  de  la 
!  lumière,  le  soleil  sous  la  forme  humaine.  Son  front  rayonne  dosa 
victoire  :  la  flèche  vient  de  partir,  ardente  de  la  vengeance  d  un 
immortel ,  .ses  yeux  cl  ses  narines  respirent  un  noble  dédain  ;  la 
puissance  el  la  majesté  éclateot  ;i  grands  traits  dans  tout  son  visage, 
el  son  seul  regard  réNèle  un  dieu. 

CLXII. 

ilais  ses  formes  élégantes  semblent  un  rêve  d'amour,  révélé  à 
quelque  nymphe  solitaire,  dont  le  cœur  soupirait  pour  un  immortel 
amant,  et  s'é,::arail  dans  ses  enthousiastes  visions.  Elles  expriment 
tout  ce  que  notre  esprit,  dans  son  vol  le  plus  éloigné  de  la  terre,  a 
jamais  pu  concevoir  d  idéale  biviulé,  alors  que  chacune  de  nos  pen- 
sées était  un  envoyé  céleste,  un  rayon  d'iniinorlalité,  cl  que  toutes, 
rangées  autour  de  nous  comme  un  cercle  d'étoiles,  fiuiâsaient  par 
se  réunir  et  former  un  dieu. 


ŒUVllES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


67 


CLXIII. 

Ah  !  s'il  est  vrai  que  Prométhée  ait  ravi  aux  oieux  le  feu  qui  nous 
atiime,  il  a  bien  acquitté  noire  dette,  l'artiste  dont  le  génie  a  su  revêtir 
d'une  éternelle  perfection  ce  marbre  poétique.  Si  c  est  là  l'ouvrage 
d'une  main  mortelle,  ce  n'est  pas  du  moins  une  conception  bu- 
maine  :  le  temps  lui-même  a  donné  à  ce  marbre  une  consécration 
sainte  ;  il  n'a  point  réduit  en  poussière  une  seule  boucle  de  la  che- 
velure; il  n'a  nulle  part  imprimé  le  cachet  des  siècles  :  il  y  a  laissé 
respirer  toute  la  flamme  avec  laquelle  il  fut  créé. 

CLXIV. 

Mais  où  donc  est-il  le  pèlerin,  héros  de  mon  poème,  celui  dont  le 
nom  soutenait  autrefois  mes  chants?  Il  est  bien  lent,  ce  me  sem- 
ble, et  reste  longtemps  en  arrière...  Il  n'est  plus  !  Nous  avons  répété 
ses  derniers  accents:  son  pèlerinage  est  terminé;  ses  visions  s'éva- 
nouissent :  il  est  lui-même  comme  s'il  n'eût  jamais  été.  S'il  fut  ja- 
mais autre  chose  qu'un  fantôme,  si  l'on  a  pu  le  ranger  parmi  les 
êtres  qui  vivent  et  qui  soufl'rent,  qu'il  n'en  soit  plus  question  :  son 
ombre  disparaît  dans  les  niasses  confuses  de  la  destruction  ; 

CLXV. 

Car  la  destruction  enveloppe  dans  son  redoutable  linceul  les  om- 
bres, les  substances,  la  vie,  tout  ce  qui  est  notre  héritage  ici-bas  :  elle 
étend  sur  le  monde  ce  voile  immense  et  sombre,  à  traveis  lequel  toutes 
choses  semblent  des  spectres,  nuage  qui  s'épaissit  entre  nous  et  tout 
ce  qui  brille,  au  point  que  la  gloire  elle-même  n'est  plus  (ju'uu 
pâle  crépuscule,  une  mélancolique  auréole  qui  poind  à  peine  sur 
la  limite  des  ténèbres  :  lueur  plus  triste  que  la  plus  triste  nuit,  car 
elle  égare  notre  vue. 

CLXVI. 

Elle  nous  fait  contempler  les  profondeurs  de  l'abîme  ,  pour  nous 
enquérir  de  ce  que  nous  deviendrons  quand  notie  forme  passagère 
sera  réduite  à  quelque  chose  de  muins  encore  que  noire  misér.able 
condition  actuelle.  Elle  nous  fait  rêver  de  la  gloire  ;  elle  nous  amène 
à  elfacer  la  poussière  d'un  vain  nom  que  nous  n'entendrons  plus 
jamais.  Mais  jamais  non  plus  ,  ô  pensée  consolante  I  nous  ne  pou- 
vons redevenirce  que  nous  avons  été  !  11  suffit  bleu  en  elTet  d'avoir 
porté  une  fois  ce  fardeau  du  cœur...  de  ce  cœur  dont  la  sueur  est 
au  sang. 

CLXVll. 

Silence!  une  voix  s'élève  de  l'abîme  :  c'est  une  clameur  effrayante 
et  sourde  ;  c'est  le  murmure  lointain  d'une  nation  qui  saigne  d'une 
blessure  profonde  et  incurahle.  Au  milieu  de  la  tempèie  et  des  té- 
nèbres ,  la  terre  gémit  et  s'entr'ouvre  béante;  des  milliers  de  fantô- 
mes volligentsur  legoutTro.  Il  en  est  un  qu'on  dislingue  delà  foule  : 
on  dirait  une  reine,  quoique  son  front  soit  découronné:  elle  est 
pâle  mais  belle ,  et  dans  sa  douleur  de  mère  elle  embrasse  un  en- 
fant et  l'approche  vainement  de  son  sein. 

CLXVlll. 

Fille  des  rois  et  des  héros,  où  es-tu?  Cher  espoir  de  tant  donations, 
as-tu  disparu  de  la  terre?  La  mort  ne  pouvait -elle  fouhlieret  frapper 
quelque  lète  moins  élevée,  moins  chérie?  Au  milieu  d'une  raiit  de 
douleur,  lorsque,  mère  d'un  moment,  ton  cœur  saignait  encore 
pour  ton  fils,  la  mort  est  venue  éteindre  pour  jamais  et  tie  angoisse  : 
avec  loi  s'est  envolé  le  bonheur  présent  des  îles  impériales,  avec  toi 
ont  disparu  les  espérances  dont  elles  s'enivraient. 

CLXIX. 

La  compagne  du  laboureur  devient  mère  sans  danger  pour  sa 
vie  ..  et  toi,  heureuse,  adorée  I...  (Jh  !  ceux  qui  n'ont  point  de  lar- 
mes pour  les  malheurs  des  rois  en  auront  pour  Ion  sort  ;  et  la  liberté 
même,  le  cœur  désolé  ,  cesse  d'accumuler  ses  griefs,  pour  ne  plus 
songer  qu'à  ta  perte  :  car  elle  avait  prié  pour  toi,  et  sur  la  lèle  elle 
voyait  son  arc-en-ciel.  El  toi,  prince  solitaire,  amant  désolé!  ton 
hymen  devait  donc  être  inutile!  époux  d'une  année!  père  d'un 
mort! 

CLXX. 

Ta  parure  nuptiale  n'était  qu'un  vêlement  de  deuil  ;  le  fruit  de  ton 
hymen  n'est  que  cendres  ;  elle  est  couchée  dans  la  poussière,  la 
blonde  héritière  des  îles,  l'amour  de  tant  de  millions  d'hommes! 
Avec  quelle  confiance  nous  remellions  enlie  ses  mains  tout  notre 
avenir  1  et  quoique  cet  avenir  ne  fût  pour  nous  que  la  nuit  de  la 
tombe,  nous  aimions  à  penser  que  nos  enfanis  obéiraient  à  son  fils 
et  béniraient  la  mère  et  sa  postérité  tant  désirée.  Cette  espérance 
était  pour  nous  ce  qu'est  l'étoile  aux  yeux  du  berger...  et  ce  n'était 
qu'un  météore  rapide. 

CLXXI. 

Pleurons  sur  nous-mêmes  et  non  sur  elle,  car  elle  dort  en  paix. 


Le  soufûe  inconstant  de  la  faveur  populaire,  la  langue  des  conseil- 
lers perfides,  ce  fatal  oracle  qui,  depuis  l'origine  des  monarchies,  a  re- 
tenti comme  un  glas  de  mort  aux  oreilles  des  rois,  jusqu'à  ce  que 
les  nations,  poussées  au  désespoir,  courussent  aux  armes  ;  l'élrange 
falalilé  qui  abat  les  puissants  monarques  et,  combattant  leur  omni- 
polence,  jette  dans  le  bassin  opposé  de  la  balance  un  poids  qui  tôt 
ou  tard  les  écrase. 

CLXXII. 

Voilà  peut-être  ce  qu'elle  eût  trouvé  sur  le  trône  :  mais  non,  nos 
cœurs  se  refusent  à  le  croire.  Etsi  jeune,  si  belle,  bonne  sans  effort, 
grande  sans  un  ennemi  ;  tout  à  l'heure  épouse  et  mère...  et  main- 
tenant là!  Que  de  liens  ce  moment  fatal  a  brisés!  Depuis  le  cœup 
de  ton  royal  père  jusqu'à  celui  du  plus  humble  sujet,  tous  sont  unis 
par  la  chaîne  électrique  du  même  désespoir  :  la  commotion  a  été 
pareille  à  un  tremblement  de  terre  ;  elle  a  soudain  Irappé  tout  un 
pays  qui  t'aimait  comme  aucun  autre  n'aurait  pu  t'aimer. 

CLXXIII. 

Salut,  Nemi  I  beau  lac  caché  au  centrede  collines  ombreuses,  tu  te 
ris  des  vents  furieux.  En  vain  ils  déracinent  les  chênes,  chassent 
l'Océan  au-delà  de  ses  limites,  et  lancent  jusqu'aux  cieux  l'écume 
des  vagues,  il  fautqu'ils  respecienl  malgréeux  le  miroir  ovale  de  ton 
onde.  Calme  comme  la  haine  qui  couve  dans  un  cœur,  sa  surface  a 
un  aspect  froid  et  tranquille  que  rien  ne  peut  troubler  ;  ses  eaux 
semblent  se  replier  sur  elles-mêmes,  comme  s'enroule  un  serpent 
endormi. 

CLXXIV. 

Près  delà,  les  ondes  d'Albano,  à  peine  séparées  de  colles  de  Némi, 
brillent  dans  une  autre  vallée  ;  pins  loin  serpente  le  Tibre,  et  le  vaste 
Océan  baigne  ces  rivages  du  Lallum,  théâtre  où  commença  la  guerre 
épiipie  du  Troyen ,  dont  l'étoile  reprit  son  ascendant  et  finit  par 
éclairer  un  empire.  A  droite  est  l'asile  où  Tullius  venait  oublier  le 
bru,\ani  séjour  de  Rome  ;  et  là-bas,  où  ce  rideau  de  monlagnes  in- 
tercepte la  vue,  était  jadis  cette  villa  du  pays  des  Sabins  où  Horace 
aimait  à  goûter  le  repos. 

CLXXV. 

Mais  je  m'oublie...  Mon  pèlerin  est  arrivé  au  terme  de  sa  course; 
lui  et  moi  nous  devons  nous  quitter  :  eh  bien  1  soit;  sa  lâche  et  la 
mienne  sont  presque  achevées:  jetons  néanmoins  sur  la  mer  un 
dernier  regard.  Les  flots  de  la  Méditerranée  viennent  se  briser  à 
nos  pieds,  et  du  sommet  de  la  montagne  d'Albe,  nous  contemplons 
l'ami  de  notre  jeunesse,  cet  océan  dont  nous  avons  vu  les  vagues 
se  dérouler  sous  notre  navire  depuis  les  rocs  de  Calpé  jusqu'aux 
lieux  où  le  sombre  Euxin  baigne  les  Symplégades  azurées. 

CLXX  VI. 

De  longues  années...  longues  quoique  peu  nombreuses,  ont  de- 
puis lors  passé  sur  Harold  et  sur  moi  ;  quelques  soulTrances  et 
quelques  larmes  nous  ont  laissés  tels  à  peu  près  que  nous  étions  au 
déparl.  Ce  n'est  pas  en  vain  lonlefois  que  nous  avons  parcouru 
notre  carrière  mortelle  :  nous  avons  eu  notre  récompense;  et  c'est 
ici  que  nous  l'avons  trouvée;  car  nous  nous  sentons  encore  réjouis 
par  les  doux  rayons  du  soleil,  et  dans  la  terre  et  l'océan  nous  sa- 
vons encore  trouver  des  jouissances  presque  aussi  complètes  que 
s'il  n'existait  pas  d  hommes  au  monde  pour  en  troubler  la  pureté. 

CLXXVII. 

Ob  !  que  ne  puis-je  habiter  le  désert  avec  une  fille  des  génies, 
compagne  de  ma  solitude;  que  ne  puis-je  oublier  eniièiement  le 
genre  liumain,-et,  sans  hair  personne,  n'aimer  au  monde  qu'elle.  0 
vous,  éléments,  dont  la  noble  inspiration  réveille  mon  enthousiasme, 
ne  pouvez-vons  exaucer  mes  désirs?  Est-ce  une  erreur  de  croire 
que  de  pareils  cires  habilent  au  sein  de  la  nature,  quoique  nous 
ayons  rarement  le  bonheur  de  communiquer  avec  eux? 

CLXXVIII. 

Il  est  lin  charme  au  sein  des  bois  non  frayés,  il  est  des  ravisse- 
ments sur  le  rivage  solitaire:  on  trouve  une  société  sans  aucun  im- 
portun sur  les  bords  delà  profonde  mer,  et  dans  le  rugissement  de 
sesvagueson  entend  une  mélodie.  Je  n'en  aime  pas  moins  l'homme, 
mais  je  préfère  la  nature,  à  cause  de  ces  douces  entrevues,  dans 
lesquelles  j'échappe  atout  ce  que  je  puis  être,  à  tout  ce  que  je  fus. 
pour  me  confondre  avec  l'univers  cl  sentir  des  choses  que  je  ne 
pourrai  jamais  exprimer,  mais  que  je  ne  puis  taire  entièrement. 

CLXXI  X. 

Déroule  tes  vagues  d'azur,  profond  et  sombre  Océan...  C'est  en 
vain  que  des  flottes  innonilj  :'.bles  parcourent  tes  plaines;  l'homme 
peut  imprimer  ses  traces  sur  la  terre  en  y  faisant  des  ruines;  mais 
son  pouvoir  s'arrèle  à  ion  rivage.  Toi  seul  fais  les  naufrages  dont  ta 


68 


LK8  VEILLÉES  LITTÊKAIRES  ILLDSTKEKS. 


fiirfacp  est  le  IhéAire,  cl  il  ii'.v  reste  pas  une  (imbrc  des  ravages  ilc 
riiDiiime.  Miif  fa  trace  h  lui  qui  s'y  dessine  un  mnineni  iieiiclanl 
qu'il  s'eiifoncc  connue  une  goutte  de  pluie  dans  labiine,  avec  un 
petit  bouilloiiiiemeiil,  un  cri  éloulTc,  pour  y  dormir  sans  tombeau, 
sans  pompe  funèbre,  sans  cercueil  cl  sans  nom. 

CLXXX. 
Ses  pas  ne  s'impriment  point  dans  les  sentiers;  tes  domaines  ne 
sont  point  sa  proie  :  tu  le  l^vcs  et  tu  le  secoues  loin  de  toi:  ce  lâche 
pouvoir  qu'il  exerce  pour  la  destruction  de  la  terre,  lu  le  dédaignes, 
toi;  leprcoanlsur  ion  sein,  tu  le  lances  en  tcjouant  vers  les  nuages 
aiee  I  écume  de  tes  Ilots,  puis  lu  l'envoies,  tremblanl,  éperdu,  re- 
joindre ses  dieux  de  qui  ses  vaines  espérances  attendaient  un  heu- 
reux retour  <lans  le  port  ou  la  baie;  lu  le  rejettes  enlin  sur  la  plage  : 
qu'il  y  reste  ! 

CLXXXI. 

Ces  arinemi-nis  qui  vont  foudroyer  les  remparts  des  citadelles 
bAlies  sur  le  roc,  qui  épouvantent  les  nations  et  font  tiemblcr  les 
monarques  au  sein  de  leurs  capitales;  ces  leviathans  de  chêne  aux 
gigantesques  (lancs,  en  vertu  ilesquels  l'h'mime  d'argile  qui  les  a 
créés  prend  le  titre  do  roi  de  l'Océan  et  d'arbitre  de  la  guerre:  que 
sont-ils  pour  loi?  d(!  simples  jouets.  Comme  de  légers  flocons  de 
neige,  ils  fondent  dans  l'écume  de  tes  eaux,  et  lu  anéantis  égale- 
meni  l'orgueilleuse  Armada  el  les  dépouilles  de  Trafalgar. 

CLXXXll. 

Sur  les  rivages  sont  des  em|)lrcs  où  lout  est  changé,  excepté  toi. 
L'Assyrie,  la  Grèce,  Komc,  Carthage,  que  sont-elles  devenues  ?  Tes 
flois  battaient  leurs  rem|)arls  au  temps  où  elles  étaient  libres, 
comme  plus  d'un  t^ran  les  a  assiégés  depuis  :  leurs  territoires 
obéissent  à  l'étranger,  sont  i)longésdans  l'esclavage  ou  dans  la  bar- 
barie; leur  décadences  transformé  des  royaumes  en  (Jéserts  arides  ; 
mais  en  toi  rien  ne  change  que  le  caprice  de  tes  vagues.  Le  temps 
ne  grave  pas  une  ride  sur  ton  front  d'azur,  el  tel  que  le  vil  l'au- 
rore delà  création,  tel  nous  te  voyons  aujourd'hui. 

CLXXXIIL 

Glorieux  miroir,  où  la  face  du  Tout-Pui.ssant  se  réllécliit  dans  les 
lempèlcs!  Toujours,  calme  ou  agile,  soulevé  parla  brise,  la  rafile 
ou  l'ouragan;  glacé  vers  le  pôle,  ou  sombre  et  assoupi  sous  un  ciel 
torride,  sans  bornes  et  sans  fin,  tu  es  l'image  sublime  de  rélernité. 
le  Irone  de  l'Invisible.  De  Ion  limon  sont  formés  les  monstres  de 
l'abîme  ;  toute  région  du  ghibe  l'obéit  :  et  tu  marches  terrible,  inson- 
dable et  solitaire. 

CLXXX  IV. 

El  je  t'ai  bien  aimé.  Océan  I  Dans  mes  premiers  jeux,  ma  joie 
était  de  me  sentir  bercé  sur  Ion  sein,  comme  les  bulles  d'air  que  tu 
promènes;  enfant,  je  folâtrais  avec  les  brisants  :  ils  avaient  un 
charme  pour  moi,  el  quand  le  flot  en  montant  les  rendail  plus  re- 
doutables, le  môme  charme  se  mêlait  à  ma  terreur.  Car  j'étais  comme 
un  de  tes  lils;  de  près  ou  de  loin  je  me  confiais  à  tes  vagues,  el  ma 
main  se  posait  sur  Ion  humide  crinière... comme  elle  s'y  pose  ninin- 
lenant. 

CLXXXV. 

Ma  tûche  esl  finie...  mon  chant  a  cessé...  ma  voix  s'est  éteinte 
dans  un  dernier  écho  :  il  est  temps  de  rompre  le  charme  d'un  ré\e 
trop  prolongé.  Je  vais  éteindre  la  torche  qui  chaque  soir  rallumait 
ma  lampe  nocturne. ..et  ce  qui  est  écrit  esl  écrit  ..  Je  voudrais  avoir 
fait  mieux.  Mais  je  ne  suis  plus  ce  que  j'ai  été:  mes  visions  voltigent 
moins  saisissables  devanl  moi.  et  la  flamme  qui  habitait  dans  mon 
esprit  esl  vacillante,  pile  et  alfaiblie. 

CLXXXVL 

Adieu!...  parole  bien  des  fois  prononcée  et  qui  lésera  bien  des 
fois  encore...  parole  qui  prolonge  les  moments  du  départ...  et  ce- 
pendant... Adieu!  0  vous  qui  avez  suivi  le  pèlerin  jusqu'à  la  der- 
nière scène  de  ses  voyages,  si  vous  gardez  dans  voire  mémoire  une 
des  pensccs  qu'il  eut  autrefois,  si  un  seul  souvenir  de  lui  surgit 
dans  votre  âme,  il  n'aura  point  porté  en  vain  les  sandales  et  le 
chaperon  écaillé.  Adieu  !  Que  le  regret,  s'il  en  existe,  soit  pour  lui 
seul...  pour  Vous  la  morale  de  ses  chants  I 


FIN    DE    (:IIILDi;-liAnOLO. 


LA 


FIANCÉE    D'ABYDOS 


CHANT    PREMIER. 


Con  naissez-vous  le  pays  où  croissent  le  cyprès  et  le  myrte,  emblè- 
mes d'amour  et  de  terreur  ,  ce  |iays  où  la  rage  du  vautour,  l'amour  de 
la  tourlerelle.  se  fondent  en  douleur  ou  s'exaltent  jusqu'au  crime? 
Connaissez-vous  le  pays  du  cèdre  el  de  la  vigne  ,  où  les  fleurs  sont 
toujours  épanouies,  les  cieux  toujours  brillants  ,  où  l'aile  légère  du 
zéphyr  ,  au  milieu  des  jardins  de  roses,  s'affaisse  sous  le  poids  des 
parfums,  où  le  citronnier  et  l'olivier  portent  des  fruits  si  beaux,  el 
où  la  voix  du  rossignol  n'est  jamais  muette  ;  où  les  couleurs  de  la 
terre  et  les  nuances  du  firmament .  quoique  différentes  .  rivalisent 
en  beauté  ;  où  un  pourpre  plus  foncé  colore  l'Océan  ,  où  le-:  vierges 
sont  douces  comme  les  roses  qu'elles  tressent  en  guirlandes,  où 
enfin,  excepté  l'esprit  de  l'homme,  toutes  choses  sont  divines?  C'est 
le  climat  de  l'Orient,  c'est  la  terre  du  soleil...  Mais  les  cœurs  et  les 
actions  des  hommes  y  sont  aussi  sombres  que  les  derniers  adicu.v 
de  deux  amants. 

l'- 
Entouré d'esclaves  nombreux,  tous  hardis  et  dévoués,  tous  ar- 
més comme  il  convient  h  des  braves,  el  attentifs  au  moindre  signe 
de  leur  maître,  qu'il  faille  guider  ses  pas  ou  protéger  son  repos,  le 
vieux  Giaflir  esl  assis  sur  son  divan.  Il  semble  profondément  préoc- 
cupé :  à  la  vérité,  le  visage  d'urf  musulman  ne  trahit  guère  ses 
pensées  intérieures,  accoutumé  qu'il  esl  à  tout  dissimuler,  sauf  son 
indomptable  orgueil  :  mais  en  ce  moment  ks  traits  pensifs  de  Giaffir 
sont  moins  discrets  que  de  coutume. 

III. 

«  Qu'on  se  retire  de  celte  salle  !  »  La  suite  a  disparu.  «  .Mainte- 
nant faites  venir  le  chef  de  la  garde  du  harem  !  »  Il  ne  reste  avec 
Giaffir  que  son  fils  unique,  cl  le  Nubien  qui  attend  ses  ordres. 
«  llaroun  ,  aussitôt  que  la  f«uilc  de  ces  esclaves  aura  franchi  le 
seuil  de  la  porte  extérieure  (car  mallieur  à  ceux  qui  auraient  vu 
sans  voile  les  traits  de  ma  Ziileïka),  lu  ir.-is  chercher  ma  fille  dans 
sa  tour  :  en  ce  moment,  son  destin  est  fixé:  cependant  ne  lui  com- 
munique pas  ma  pensée;  c'est  à  moi  seul  de  lui  apprendre  son  rle- 
voir.  —  Pacha,  entendre  c'est  obéir.  »  Un  escla\e  ne  doit  pas  en 
dire  davantage  au  despote,  llaroun  allait  sortir  else  diriger  vers  la 
tour,  niais  le  jeune  Seliiu  rompt  le  silence.  Il  commence  par  s'in- 
cliner profondément;  puis  il  s'exprime  ainsi  d'une  voix  douce  el  les 
yeux  baissés,  en  se  tenant  debout  aux  pieds  du  pacha  ;  car  le  fils 
d'un  musulman  mourrait  avant  d'oser  s'asseoir  en  présence  de 
l'auteur  de  ses  jours  :  «  Père,  avant  de  gronder  ma  sœur  ou  sou 
noir  gardien  ,  sache  que  s'il  y  a  un  coupable,  c'est  moi  seul  :  que 
la  colère  ne  lonibe  donc  que  sur  moi.  La  matinée  était  si  belle' 
la  vieillesse  el  la  fatigue  peuvent  aimer  le  sommeil  ;  mais  moi,  je 
ne  pouvais  dormir.  El  aller  voir  seul  les  plus  beaux  aspects  de  la 
terre  et  de  l'Océan,  sans  personne  pour  repondre  aux  pensées  (jui 
feraient  ballre  mon  cœur,  ce  serait  un  ennui  :  quel  que  soit  d'ail- 
leurs mon  caractère,  je  n'aime  point  la  solitu  le.  J'ai  donc  c»eillé 
Zuleïka  :  vous  savez  que  les  portes  du  b.irem  s'ouvrent  facilement 
pour  moi  ;  et  avant  le  irveil  des  esclaves  qui  la  gardent,  noiH étions 
déjii  sons  les  bosquets  de  cyprès ,  et  nous  nous  eniparious  de  la 
terre,  de  l'Océan  el  descieu.x.  Nous  nousy  sommes  promenés  peut- 
ôlre  trop  longtemps,  oubliant  les  heures  pour  l'histoire  de  .Mejn.mn 
et  de  Leila  (1),  ou  pour  les  vers  du  Persan  sadi  :  jus(iu'au  moment 
où,  entendant  la  Noix  sonore  du  tambour  qui  annonce  l.<n  divan, 
fidèle  à  mon  devoir ,  je  suis  accouru  pour  le  saluer  ;  mais  Zuleïka 
est  encore  au  jardin...  G  père,  nftsois  pas  irrité  ;  rappelle-toi  que 
personne  ne  peul  pénétrer  sous  ces  secrels  ombrages. 

IV. 

—  Fils  d'une  esclave, dit  le  pacha;  né  dune  mère  infidèle!  c'est 
en  vain  que  Ion  père  espérerait  voir  en  loi  ce  qui  promet  un  homme. 
i:h  quoi!  lorsque  ton  bras  d-vrail  bander  lare,  lancer  un  javelot, 
dompter  un  coursier.  Grec  dans  l'âme,  sinon  de  croyance,  tu  vas  rê- 
ver au  murmure  des  eaux,  ou  voir  s'épanouir  les  roses  !  Plût  à  Dieu 

1)  Le  Roméo  et  la  Julielle  de  l'Orienl. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


69 


que  cet  a=tre  dont  tes  regards  frivoles  admirent  tant  l'éclat  voulût 
liien  te  communiquer  une  étincelle  de  sa  flamme!  Toi  qui  verrais 
de  sang-froid  ces  créneaux  s'écrouler  pierre  à  pierre  sous  le  canon 
des  chrétiens,  et  les  vieux  murs  de  Stamboul  tomber  devant  les 
Moscovites  sans  frapper  un  seul  coup  sur  les  chiens  de  Nazareth  ! 
A'a  ;  et  que  ta  main,  plus  débile  que  celle  d'une  femme ,  prenne  la 
quenouille  et  non  l'épée.  Mais  toi.  Haroun  !  rends-toi  près  de  ma 
fille  ;  puis  écoute  :  songe  à  la  propre  tête  :  si  Zule'ika  prend  trop 
souvent  son  vol ,  tu  vois  cet  arc  :  il  a  une  corde.  » 


Pas  un  son  ne  s'échappa  des  lèvres  de  Sélim,  pas  un  du  moins 
qui  arrivât  à  l'oreille  du  vieux  Giaflir;  mais  chacun  des  regards  de 
son  père,  chacune  de  ses  paroles  le  perçait  plus  au  vif  que  n'eût  fait 
l'épée  d'un  chrétien.  «  Fils  d'une  esclave  !...  m'accuser  de  lâcheté  : 
de  pareils  mots  eussent  coûté  cher  à  tout  autre.  Fils  d'une  esclave  ! 
et  qu'est  donc  mon  père?  » 

Ainsi  Sélira  donnait  carrière  à  ses  sombres  pensées;  c'était  plus 
q\ie  de  la  colère  qui  brillait  par  instants  dans  son  regard.  Le  vieux 
Giaffir  regarda  son  fils  et  tressaillit  ;  car  il  avait  lu  dans  ses  yeux 
rim]u'ession  produite  par  ses  reproches,  et  il  y  avait  vu  poindre  la  re- 
bellion :«  Viens  ici .  enfant...  quoi!  pas  de  réponse?  Je  t'observe... 
et  je  te  connais  :  mais  il  est  des  choses  que  tu  n'oseras  jamais  faire. 
Si  la  barbe  était  plus  virile  ,  si  ta  main  avait  plus  d'adresse  et  de 
force,  j'aimerais  à  te  voir  rompre  une  lance,  fût-ce  contre  la 
mienne!  » 

En  laissant  tomber  ces  mots  ironiques,  son  œil  sombre  se  fixa 
sur  celui  de  Sélim,  qui  lui  rendit  regard  pour  regard  d'une  manière 
si  fière  et  si  persistante  que  Giaffir  le  premier  céda  et  se  tourna  de 
côté  ..Pourquoi?  il  lesentil  sans  oser  s'en  rendre  compte  :  «  Je  crains, 
pe  dit-il,  qu'un  jour  cet  enfant  téméraire  ne  me  cause  bien  des  en- 
nuis; je  l'exècre...  mais  son  bras  n'est  guère  redoutable;  et  c'est  à 
peine  si  à  la  chasse  il  peut  vaincre  le  daim  sauvage  ou  la  timide  ga- 
zelle :  bien  loin  d'entrer  dans  l'arène  où  les  hommes  sedisputent  la 
gloire  et  la  vie...  cependant  je  n'aime  ni  ce  regard  ni  cet  accent... 
je  n'aime  point  non  plus  ce  sang  qui  touche  de  si  près  au  mien. 
Ce  sang...  il  ne  m'a  pas  entendu...  il  suffit!  je  l'observerai  doréna- 
vant de  plus  près.  Jl  n'est  pour  moi  qu'un  vil  Arabe  ou  un  chrétien 
demandant  quariier.  Mais  écoulons!...  c'est  la  voix  de  Zule'ika  :  elle 
résonne  à  mon  oreille  comme  l'hymne  des  houris.  Zuleika  est  l'en- 
fant de. mon  choix  :  je  la  chéris  plus  que  je  n'ai  chéri  sa  mère;  car 
d'elle  j'ai  tout  à  espérer  et  rien  à  craindre.  O  ma  Péri  !  tu  es  toujours 
la  bienvenue  près  de  moi.  Tu  es  douce  à  ma  vue  comme  la  fontaine 
du  déseil  aux  lèvres  altérées.  Kt  le  pèlerin  rendu  à  la  vie  ne  peut 
ofl'rir  à  l'autel  de  la  Mecque  des  actions  de  grâces  plus  ferventes  que 
celles  d'un  père  qui  bénit  la  naissance  et  ta  vie  tout  entière.  » 

VL 

Celle  comme  la  première  femme  qui  soit  tombée,  lorsque,  séduile 
une  l'ois  pour  séduire  toujours,  elle  sourit  à  ce  terrible  mais  ai- 
mable serpent,  dont  l'image  s'était  gravée  dans  son  âme éblouis- 
sante comme  ces  visions  trop  inelTables,  hélas!  que  le  sommeil  ac- 
corde à  la  douleur  lorsque,  dans  un  songe  élyséen,  le  cœur  rejoint 
le  cœur  qu'il  aima,  et  voit  revivre  dans  les  cieux  ce  qu'il  a  perdu 
sur  la  terre...  douce  comme  le  souvenir  d'un  amour  que  renferme 
la  tombe...  pure  curame  la  prière  que  l'enfance  exhale  vers  Dieu... 
telle  était  la  fille  du  vimix  chef,  lequel  l'accueillit  avec  des  larmes... 
non  des  larmes  de  douleur. 

Quel  homme  n'a  pas  éprouvé  combien  les  mots  sont  impuissants 
à  peindre  une  seule  éfineelle  des  rayons  de  la  beauté  !  Quel  homme 
n'a  point  senti  dans  l'excès  de  son  ravissement  sa  vue  se  troubler, 
ses  joues  trembler,  son  cœur  défaillir,  et  n'a  point  confessé  ainsi 
la  puissance,  la  majesté  des  attraits  de  la  femme?  Telle  était  Zu- 
leika ;  ainsi  brillait  autour  d'elle  un  charme  indicible  qu'elle  se*iJe 
ne  remarquait  (loint  :  c'était  la  lumière  de  l'amour ,  la  pureté  de  la 
g'àce,  l'inielligence  et  l'harmonie  qui, rayonnaient  dans  tous  ses 
traits  ,  un  cœur  dont  la  tendresse  semblait  fondre  ensemble  toutes 
ces  choses  ;  et  son  regard  ,  ah  !  son  regard  h  lui  seul  était  une  âme. 

Ses  bras  gracieux  paisiblement  croisés  sur  son  sein  naissant  et 
tout  prêts  à  s'ouvrir  au  premier  mot  de  tendresse,  Zuleika  parut... 
et  Giaffir  sentit  sa  résolution  à  demi  ébranlée.  Ce  n'est  pasqueson 
cœur,  quoique  farouche,  eût  une  seule  pensée  contraire  au'ùunheur 
que-rcvait  sa  fille  ;  mais  si  l'afTection  attachait  ce  cœur  à  celui  de  sa 
douce  enfant,  l'anibition  travaillait  de  son  côté  h  briser  les  anneaux 
de  la  chaîne. 

VII. 

<'  Zule'ika  !  ma  tendre  fille  :  ce  jour  t'apprendra  combien  tu  m'es 
chère,  puisque,  malgré  ma  douleur,  je  puis  me  résigner  à  te  perdre, 
en  t'ordonnant  d'aller  vivre  auprès  d'un  autre  :  d'un  autre,  le  plus 
brave  des  guerriers  que  l'on  vît  jamais  combattre  aux  premiers 
rangs.  Nous  autres,  musulmans,  nous  ne  songeons  guère  à  une 
naissance  illustre  ;  néanmoins,  la  race  des  Carasman(l),  inaltérable, 

(1)  Carasman  ou  Kara  Osman  Oglou  fut  le  chef  d'une  des  plus  grandes 


inaltérée,  brille  h  la  tête  des  Timariols,  intrépides  défenseurs  des 
flefs  que  leur  vaillance  a  conquis.  Sache  seulement  que  celui  qui 
prétend  à  ta  main  est  un  parent  du  célèbre  Oglou  :  ne  parlons  pas 
de  son  âge;  je  ne  voudrais  pas  te  donner  un  enfant  pour  époux. 
Tu  auras  un  noble  douaire  ;  et  ma  puissance  unie  à  la  sienne  pourra 
braver  le  firman  de  mort  que  d'autres  accueillent  en  tremblant; 
nous  apprendrons  au  messager  impérial  que!  sort  est  dû  au  porteur 
d'un  pareil  présent.  Tu  connais  la  volonté  de  ton  père,  et  c'est  tout 
ce  qu'une  fille  doit  savoir.  A  moi  de  te  montrer  encore  la  voie  de 
l'obéissance,  à  ton  nouveau  maître  de  l'enseigner  celle  de  l'amour.  » 

VIII. 

Lajeunefilleinclinalatête  en  silence  ;  et  sises  yeux  se  remplirent 
de  larmes,  que  ses  sentiments  comprimés  parvinrent  à  retenir;  si 
ses  joues  se  couvrirent  alternativement  de  pâleur  et  d'une  rou- 
geur ardente,  à  mesure  que  ces  paroles  d'un  père  arrivaient  comme 
des  flèches  à  son  oreille,  que  pouvait-ce  être,  sinon  des  craintes 
virginales?  Si  belle  est  une  larme  dans  les  yeux  de  la  beaulé,  que 
l'amour  regrette  à  demi  de  la  sécher  sous  un  baiser;  si  douce  est  la 
rougeur  de  la  modestie,  que  la  pitié  même  n'en  voudrait  rien  ùter. 
Quelle  que  fût  la  cause  de  son  émotion  ,  son  père  ne  daigna  point 
la  remarquer;  ayant  frappé  trois  fois  dans  ses  mains,  il  demanda 
son  coursier,  déposa  la  chibouque  ornée  de  pierreries,  se  mit  en 
selle  dans  l'appareil  convenable  pour  une  simple  promenade ,  et, 
entouré  de  .Maugrabins,  de  Mamelucks  et  d'intrépides  Dehiis.  il  se 
mit  en  roule  pour  aller  assister  à  l'exercice  du  cimeterre  tranchant 
ou  de  l'inoffensif  d;errid.  Le  Kislar-aga  et  ses  eunuques  noirs  res- 
tèrent seuls  pour  garder  les  portes  massives  du  harem. 

IX. 

Il  tenfuJ  sa  tête  appuyée  sur  sa  main  ;  son  œil  semblait  errer  sur 
les  vagues  d'un  bleu  sombre  ,  qui  glissaient  rapidement  et  dou- 
cement s'enflaient  entre  les  sinueuses  Dardanelles  :  pourtant  il  ne 
voyait  réellement  ni  la  mer,  ni  le  rivage,  ni  même  la  suite  du  pa- 
cha, occupée  à  partager  en  courant,  avec  le  tranchant  du  cimeteire, 
un  feutre  plié  en  double  ;  il  ne  remarquait  pas  les  évolutions  de  la 
fonle  qui  lançait  la  javeline  ;  il  n'entendait  ni  les  cris  sauvages,  ni 
les  bruyants  Allah;  il  ne  songeait  qu'à  la  fille  de  Giaffir. 


Aucune  parole  ne  s'échappait  des  lèvres  de  Sélim  ;  un  seul  soupir 
exprimait  chacune  de  ses  pensées  qui  volaient  vers  Zule'ika  :  et  il 
continuait  à  regarder  par  la  jalousie  d'une  fenêtre ,  pâle,  muet 
et  dans  une  morne  immobilité.  Les  yeux  de  Zuleika  étaient  tournés 
vers  lui  ;  mais  elle  cherchait  vainement  à  deviner  ce  qui  pouvait 
l'occuper  :  sa  douleur  était  égale,  quoique  la  cause  eu  fût  autre. 
Une  flamme  plus  douce  brûlait  dans  le  cœur  de  la  jeune  fille;  et  ce- 
pendant, par  crainte  ou  par  faiblesse,  sans  savoir  pourquoi,  elle 
s'abstenait  de  parler  :  pourtant  il  le  fallait Mais  par  quoi  com- 
mencer? «  11  est  étrange,  pensa-t-clle,  qu'il  se  détourne  obstinément 
«  de  moi  I  ce  n'était  pas  ainsi  que  nous  nous  retrouvions  autrefois; 
«  ce  n'est  pas  ainsi  que  nous  devons  nous  quitter.  »  Trois  fois  d'un 
pas  lent,  elle  fil  le  tour  de  la  chambre  en  épiant  son  regard  toujours 
fixé  devant  lui  :  elle  prit  l'urne  oîi  étai',  renfermé  le  parfum  que  les 
Persans  appellent  alar-gul  (1),  et  en  arrosa  les  lambris  peints  et  le 
pavé  de  marbre  :  les  gouttes  de  l'essence  embaumée  que  la  jeune 
iille  en  se  jouant  fit  tomber  sur  la  veste  brodée  de  Sélim  fuient  un 
appel  inutile  ;  il  les  laissa  couler  inaperçues  sur  son  sein  comme 
s'il  eût  été  de  marbre.  «  Et  quoi  !  toujours  sombre  ?  cela  ne  doit  pas 
être  ainsi.  .  Oh!  mon  Sélim,  qui  es  ordinairement  si  doux,  devaisje 
attendre  cela  de  toi!  «  Elle  aperçut  alors  une  corbeille  pleine  des 
plus  "belles  fleurs  de  l'Orient  «  Il  les  aimait  naguère  :  elles  lui  plai- 
ront peut-être  encore  offertes  par  la  main  de  Zule'ika.  »  A  p^'ine 
avait-elle  formé  celte  enfantine  pensée  que  les  roses  étaient  cueil- 
lies et  enlacées  en  guirlande.  L'instant  suivant  vit  la  jeune  enchan- 
teresse assise  aux  pieds  de  Sélim  et  lui  disant  :  «Celte  rose  est  un 
message  que  m'apporte  Bulbul  (2)  pour  calmer  les  chagrins  de  mon 
frère  :  il  annonce  que  celte  nuit  il  prolongera  sa  douce  chansoa 
pour  l'oreille  de  Sélim;  et  quoique  sa  mélodie  soit  mélancolique,  il 
essaiera  un  mode  plus  propre  à  chasser  les  sombres  pensées. 

XL 

«Et  quoil  dédaigner  mes  pauvres  fleurs?  Oh!  je  suis  bien  mal- 
heureuse !  Rester  ainsi  tout  sombre  devant  moi?  Ne  connais-tu  donc 
point  celle  qui  t'aime  le  plus  au  monde!  Oh  cher,  plus  que  cher 
Sélim,  dis,  est-ce  donc  que  tu  me  bais  ou  me  crains?  Viens,  repose 
la  tête  dans  mon  sein,  et  je  la  calmerai  à  force  de  baisers,  puisque 
les  paroles  et  les  chants  n'y  peuvent  rien,  même  ceux  d'un  rossignol 
de  mon  invention.  Je  n'ignore  pas  que  le  père  est  quelquefois  bien 

familles  de  la  Turquie;  iPétait  gouverneur  de  Magnésie.  Les  Timariots 
possèdent  des  terres  à  charge  de  service  militaire,  et  les  cavaliers  qu'ils 
fournissent  sont  appelés  «paAîs.  Les  dehiis  en  sont  les  éclaireurs. 
(1)  Essence  de  rose.  —  (2)  Le  rossiÊ^nol. 


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LES  VKII.LÉKS  LITTIÎIVMItl.S  ll.l.rSTnftKS 


sombre,  mai»  lui,  je  ne  r.n.ni-;  jamais  roniiu  ainsi  :  il  ne  faimo 
pas,  je  ni!  le  sais  qiip  Irop  ;  mais  as  lu  lionc  (uiblii;  cuniliirn  lu  es 
aim<*  (lo  Ztilcïka*  Oli  !  je  rrois  romprcmlri!?...  le  ptojrl  du  paclia... 
Ce  parent...  re  hev  de  Carasman  est  peut  î^lre  un  de  les  ennemis  : 
s'il  en  esl  ain«i,  ji- jure  par  le  Icmple  de  la  Meeque,  si  les  vœux 
d'imc  femme  peu\ent  Mre  ueruoîllis  d.ins  ce  lemplo  duquel  les  pas 
d'une  lemmc  irapprocheni  jamais;  je  jure  que  sans  Ion  libre  cnn- 
scnlemi'iil  et  mfme  sans  Ion  ordre  cxprts,lc  sultan  lui-môme  n'ob- 
tiendrait pas  ma  main  !  Peii^e<-lu  que  je  puisse  me  séparer  de  loi  el 
taire  deux  paris  de  mon  cœur?  Où  serait  ton  amie  cl  qui  pcrail  mou 
Ruide?  Alor?,  le  dard  mifriel  d'Azrael  (1)  lui-même,  qui  sép.ire  loul 
ici-bas,  réunira  nos  deux  cœurs  dans  un  même  tombeau.  » 

XII. 

A  CCS  paroles  Sélim  renaît,  il  respire,  il  se  meul,  il  relève  la  jeune 
fille  agenouillée  pit-s  de  lui,  el  ses  angoisses  sont  dissipées  :  son  œil 
brillant  exprime  de  nouveau  mille  pensées  qui  dormaient  dans  les 
ténèbres  de  son  cœur.  Comme  un  ruisseau  ,  loiiKlemps  caché  par 
l'ombrage  des  saules  de  ses  bords,  se  révèle  tout-à-coup  el  fuit  bril- 
ler h  la  lumière  le  cristal  de  ses  ondes;  comme  du  noir  nuage  (|ui 
la  retenait  la  Tondre  s'élance  soudain  dans  les  cieux  :  ainsi  l'àiue 
flamboie  dans  ses  yeux  el  se  fait  lourà  travers  ses  longs  cils. 

Le  elic»al  de  bataille  au  sou  de  la  iruuipelle,  le  lion  éveillé  par 
un  limier  imprudent ,  un  t.vran  appelé  à  une  lutte  soudaine  par  la 
pointe  du  poignard  qui  l'u  manque,  ressaisissent  la  vie  avec  une 
énergie  convulsive  :  tel  Sélim  .s'entlanuue  en  écoutant  cette  pro- 
messe, el  trahit  aussitôt  tous  les  sentiments  de  son  cœur.  «  Main- 
tenant tu  es  ii  moi,  pour  toujours  à  moi  ;  à  moi  pour  la  vie  et  par 
delà  peut-être;  maintenant  tu  es.'imcii;  ce  serment  solennel,  pro- 
noncé par  ta  seule  bouche,  nous  enchaîne  tous  deux.  Oui,  tu  as  élé 
aussi  bien  inspirée  que  tendre  :  ce  vœu  a  sauvé  plus  Jkine  têle. 
Mais  point  de  terreur...  la  moindre  boucle  de  (a  coiijfure  Réclame 
de  moi  plus  que  de  la  tendresse  :  pour  tous  les  trésors  ensevelis 
sons  les  voûtes  rt'Islakar  {i).  je  ne  sacrifierais  pas  un  seul  de  ces 
cheveux  qui  couvrent  ton  front.  Ce  matin  des  nuages  ont  été  en- 
tassés sur  moi  ;  une  pinie  de  repnehes  est  tombée  sur  ma  tête,  el 
Giaflir  m'a  presque  traité  de  lAehe  !  Mainlenanij'ai  des  raisouspour 
être  brave,  moi,  le  fils  d'une  esclave  dédaignée...  Ne  frémis  point  ; 
cesonl  ses  paroles...  Moi,  qui  ne  sais  |)oinl  me  vanter,  je  lui  ferai 
connaître  un  cœur  que  ni  sa  colère,  ni  son  bras  même  ne  pourra 
dompler.  Suis-jcson  fils,  Ji  lui?...  Oui,  grAce  à  loi,  je  le  suis  peut- 
être  ou  du  moins  je  le  serai.  Mais  que  le  serment  que  nous  nous 
sommes  fail  reste  maiiitenaiil  secret  cl  entre  nous.  Je  connais  le 
misérable  qui  ose  demander  ta  main  à  Giaflir  sans  consulter  ton 
cœur  :  parmi  tous  les  musselims  (3)  de  celle  contrée,  on  ne  trouve- 
rail  pas  plus  de  richesses  mal  ac(iiiises  ni  une  âme  [dus  vile.  ÎS'ap- 
parlient-il  pas  à  celle  race  dKgripo  (4),  plus  méprisable  que  les 
enfants  d  Israel.  iMais  le  lemps  révélera  le  reste.  Moi  et  les  miens 
nous  nous  chargeons  d'Osnian-bey  ;  car  au  jour  du  péril  je  ne 
manquerai  pas  de  partisans.  Ne  me  crois  pas  tel  que  j'ai  paru  jus- 
qu  ici  :  j'ai  des  armes,  des  amis,  cl  la  vengeance  n'est  pas  loin. 

XIII. 

—  Ne  pas  le  croire  tel  que  tu  as  paru  I  En  effet,  mon  Sélim,  un 
triste  changement  s'est  opéré  en  toi  :  ce  malin  je  t'ai  vu  tendre,  ai- 
mable :  mais  maintenant  lu  semblés  différent  de  toi-même. 'Tu  ne  pou- 
vais ignorer  mon  amour  :  il  n'a  jamais  été  moins  profond ,  il  ne 
peiil  l'être  davantage.  Te  voir,  l'entendre,  rester  près  de  loi,  m.iudire 
la  nuit  sans  en  connaître  la  raison,  si  ce  n'est  que  je  le  vols  .seule- 
menl  le  jour,  vivre  avec  loi  et  avec  toi  mourir  :  telles  sonl  luutes 
mes  espérances.  Baiser  tes  jcues,  les  yeux,  les  lèvres...  comme  cela  .. 
comme  cela  I  mais  non,  c'esl  assez,  car  les  lèvres  sont  de  flamme  : 
Allah!  (luelle  fièvre  brûle  dans  les  veines?  Ivlle  s'est  prcsipie  com- 
muniquée h  moi!  Calmer  tes  souffrances  dans  la  maladie  ou  veiller 
sur  la  sanlé,  partager  les  richesses  en  les  ménageant,  ou  lo  sou- 
rire dans  la  pauvreté,  cl  (lorter  sans  murmure  la  moitié  de  ton  far- 
deau; faire  loul  au  monde  pour  loi,  excepté  de  fermer  tes  veux 
moiiianis,  car  je  ne  vivrai  point  ash-7.  pour  le  lenter  I  Voilà  tout  ce 
h  quoi  mon  ûme  aspire,  puis-je  en  faire  el  peux-tu  en  demander  da- 
vanlagc?  Mais.  Sélim.  il  faul  m'apprendre  pourquoi  nous  avons  be- 
soin de  tant  de  mystère.  Je  n'en  puis  deviner  la  raison;  mais  tu  le 
veux,  ecsi  bien,  l'.eiicndant,  «  des  armes,  des  amis,  dis-tu?  »  Voil.^ 
qui  dépasse  ma  faible  intclligeiiee.  Il  me  semble  que  GialTir  devait 
connaître  le  scrnieni  qoc  je  i  ai  fait  :  m  colère  ne  me  l'aurait  pas  fait 
révoquer,  el  rertainiMoeni  il  m'aurail  laissée  libre,  l'eut-on  trouver 
étrungc  que  je  veuille  (b'meurcr  ce  quo  j  ai  toujours  élé  ?  Depuis  les 
premiers  j.iursdc  son  crilance.Zuliikaa-t-elle  vu, désirera-t-ellejainais 
voir  quelque  autre  que  toi  compagnon  de  sa  retraite  el  de  ses  jeux 
Ces  chères  pensées,  qui  ont  commencé  avec  ma  vie,  ponniuoi  ne  les 

(!U/angc  de  la  mort  —  il  I.a  cipitalo  des  sultans  pri^adamilcs,  selon 
IM  Musulmans.  —  (8)  Musselim.  gouvorncur  lurc.  —  a)  Egripo  uîi  NC- 
greponi,  I  ancienne  Eubée,  dont  les  lubiiants  turcs  sonl  d'une  mùclian- 
celc  proverbiale. 


avouerais-jepliisniainlenant  ?Oiiel  chaupemenlesl-ilsurvcnuqui  w 
f.issc  renier  iiiainlenanl  la  vérité  dans  laquelle  lui  cl  moinousavon^ 
jus(|u'ici  placé  notre  orgueil? .Me  montrer  aux  regardsd'un  étranger! 
noire  loi, notre  croyance, notre  Dieu  le  défi-udenl;  et  jamais  je  n'au- 
rai la  pensée  de  murmurer  contre  la  volonté  du  prophète  :  non,  je 
dois  le  bénir,  puisqu'il  m'a  loul  lais-sé  en  me  laissant  la  présence.  Il 
nie  .scrail  affreux  d'être  donnée  malgré  moi  à  uu  homme  que  je  n'ai 
jamais  vu  :  pourquoi  fcrais-j«  mystère  de  ec  senlimenl?  et  pourquoi 
loi-mémc  m'engages-tu  ;i  le  cacher?  Je  sais  que  l'humeur  sévère 
du  paeha  ne  s'est  jamais  adoucie  à  ton  é/ard  ;  el  11  lui  arrive  si 
souvent  de  s'emporter  pour  rien  :  Allah!  plaise  à  ta  volonté  que  nous 
ne  lui  donnions  jamais  de  motifs  pour  le  faire  !  Mais  je  ne  sais 
pourquoi  ce  mystère  p'-se  sur  mon  cœur  comme  une  faute  grave. 
SI  donc  un  pareil  secret  pouvait  être  coupable,  et  il  nie  paraît 
tel  d'après  mon  trouble  intérieur,  ô  Sélim  !  dis-le-moi  tandis  qu'il 
esl  temps  encore,  el  ne  me  laiss(>  pas  en  proie  h  m?s  craintes.  Ah  ! 
voici  le  cortège  qui  revient  :  mon  père  a  quitté  ses  amusements  gucr- 
riei-s;  je  trenible  maintenant  de  rencontrer  son  regard.  Sélim,  ne 
peux-tu  me  dire  pourquoi  ? 

XIV. 

—  Zulei'ka,  retire-toi  dans  la  lour...  je  vais  rejoindre  Giaflir  :  il 
faut  que  je  m'enlrelicnne  avec  lui  de  firinans,  d'impôts,  de  levées 
d'hommes,  de  politique.  De  terribles  nouvelles  sonl  arrivées  des 
bords  du  Danube  ;  noire  visir  laisse  éclairejr  ses  rangs  axe  une 
longanimité  dont  le  Giaour  doit  lui  savoir  gré  :  mais  le  sulian  a  une 
manière  expédilive  de  récompenser  des  triomphes  aussi  coûteux. 
Ecoute!  quand  ce  soir  le  tambour  aura  appelé  les  soldais  .i  leur  re- 
pas et  au  sommeil,  Sélim  viendra  le  prendre:  nous  nous  glis.seions 
sileiieieuscmcnl  liur.s  du  harem,  afin  de  nous  promener  sur  le  bord 
de  la  mer.  Les  murs  de  nos  jardins  sonl  élevés  :  aucun  im[iortun 
ne  hasardera  de  les  escalader  pour  nous  écouler  ou  troubler  iixlre 
entrevue;  el  si  quelqu'un  le  tentait,  j'ai  une  lame  que  queh|ues-uns 
ont  sentie,  que  de  plus  nombreux  sentiront  encore.  Alors  lu  en  ap- 
preiitlias  plus  sur  Sélim  que  lu  n'en  as  su  ou  pensé  jusqu'ici  :  sois 
connanle.  Zuleika  ;  ne  me  crains  point.  . 

—  Te  craindre,  Sélim  !  jamais  pareil  mol  entre  nous... 

—  Ne  m'arrête  point;  j'ai  la  clef;  el  parmi  lesigardes  d'Haroun, 
les  uns  ont  rcftu  leur  récumpense.  les  autres  1  attendent.  Ce  soir. 
Zuleïka,  lu  apprendras  ce  que  je  suis,  ce  que  je  projette  el  ce  qui 
me  reste  k  craindre.  Non,  je  ne  suis  pas  ce  que  je  parais.  » 


CHANT    IL 

I. 

Les  venis  s'élèvent  sur  la  mer  d'Ilellé,  comme  dans  celte  nuit 
orageuse  oii  l'amour  qui  l'avait  lancé  sur  les  flols  oublia  de  sauver 
le  jeune,  le  beau,  le  brave  Léanilrc,  l'unique  espoir  de  la  vierge  de 
Sestos.  Oh!  quand,  h  l'horizon  lointain,  il  vil  briller  le  ph.irede  la 
tourelle,  en  vain  la  brise  fraîchissante,  et  la  vague  qui  se  brisaitcn 
écumant,  et  les  cris  desoi.seaux  de  mer  lui  disaient  de  re>ter  ;  en  vain 
les  nuages  sur  sa  tête  el  les  llols  .^  ses  pieds,  par  leurs  signes  el  leur 
langage,  lui  eonseillaienl  de  ne  point  braver  le  danger  :  il  ne  vou- 
lut ni  entendre  ni  voir  leurs  menaces  :snn  œil  ne  s'arrêtait  que  sur 
le  flambeau  de  l'amour,  la  seule  étoile  qui  le  saluât  dans  les  cieux; 
.son  oreille  n'entendait  que  le  chant  de  la  belle  prêtresse  :  <<  O  va- 
gues, séparcrez-vous  toujours  deux  amants?»  Ce  récit  est  bien 
vieux;  mais  l'amour  pourrait  encore  donner  assez  de  force  îi  de 
jeunes  cœurs  pour  démontrer  qu'il  est  vrai. 

II. 

Les  vents  s'élèvent  et  les  (lots  d'Ilellé  roulent  sombres  el  gonflés 
sur  la  face  de  l'abîme;  et  les  nmbres  de  la  nuit  en  tombant  vnileni 
ce  champ  de  bataille  où  tant  de  sang  fut  versé  en  v.iin,  re  désert 
qui  remplace  l'empire  du  vieux  l'riam,  ces  lombeaiix,  seuls  restes 
de  sa  grandeur,  les  seuls...  saut  les  rtvcs  iraïuorlels  qui  charmaieni 
le  vieil  aveugle  de  la  rocheuse  Scio. 

UI. 

El  pourlani  (car  ces  lieux,  je  les  ai  visités,  mes  pas  ont  foulé  ce 
rivage  sacré  el  mes  bras  ont  fendu  ces  vagues  tumultueuses'),  [lour- 
taut,  ô  poète  antique,  piiissé-je  y  rêver  et  pleurer  avec  toi,  recon- 
naître encore  ce  ibéAtrc  d'anciens  combats,  croire  que  chaque  mon- 
ticule verdoyant  renferme  les  cendres  d  un  véritable  héros  et  qu'au- 
tour de  celle  scène  lie  merveilles  irréfragables  rugit  lllollcsponl, 
"immense,»  comme  lu  le  vis  autrefois  !  Puis?é-je  garder  h.ngteinps 
ces  croyances'  l'i  "ni  •>"  ciuiii'ionlini  ee  so-ciarle.  pioirrail  douter 
de  loi  f 

\\ . 

La  nuit  est  descendue  sur  les  Ilots  d'Ilellé;  et  elle  ne  s'est  point 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


71 


encore  levée  aux  sommets  de  l'Irla,  celte  lune  qiii  a  brillé  sur  les 
liéi-os  du  prand  poème  :  nul  guerrier  n'accuse  plus  l'éclat  des  pai- 
sibles raj'ons  ;  mais  fies  bergers  reconnaissants  les  bénissent  encore. 
Leurs  troupeaux  paissent  sur  le  tumulus  du  héros  qui  tomba  sous  la 
flèche  du  berper  dardanicn  :  cette  pyramide  imposante  autour  de 
lafiuclle  le  prétendu  fils  de  Jupiter  Ammon  (1)  fit  circuler  sou  char, 
qui  fut  relevée pardes  peuples,  couronnée  par  des  monarques,  n'est 
maintenant  qu'un  insignifiant  monticule  isolé  et  sans  nom!  Au  de- 
dans, que  ton  habiiation  est  étroite!  Au  dehors,  des  étrangers  seuls 
peuvent  articuler  Ion  nom  ■  la  poussière  dure  plus  longtemps  que 
la  [lierre  sculptée  des  tombeaux  :  mais  toi ,  ta  poussière  même  a 
disparu. 

V. 

Tard,  bien  tard  dans  la  nuit,  Diane  réjouira  la  vue  du  berger  et 
dissipera  les  craintes  du  marin;  jusque-là  aucun  phare  sur  la  rive 
escarpée  ne  guiile  la  course  du  navire  qui  s'égare  ;  les  clartés 
éparses  autour  de  la  baie  se  sont  éteintes  l'une  apjès  l'antre  :  <à  cette 
heure  solitaire  la  seule  lampe  qui  brille  encore  est  celle  de  la  tour 
de  Zuleika.  Oui,  voici  encore  de  la  lumière  dans  cet  appartement 
désert  :  sur  l'ottomane  sojeuse  on  voit  les  grains  odcu'anis  du  cha- 
pelet d'ambre  qu'ont  égrené  ses  jolis  doigts;  tout  auprès  (comment 
a-t-elle  pu  oublier  ce  joyau)  est  le  saint  amulette  de  sa  mère,  in- 
crnsié  de  rayonnantes  émeiaudes  et  sur  lequel  sont  gravés  lesver- 
sets  du  Koran  qui  saveot  adoucir  les  angoisses  de  celle  vie  et  con- 
quérir le  bonheur  de  l'aulre;  à  côté  du  chapelet  turc  on  voit  un 
Koran  en  lettres  richement  enluminées  et  quelques  poèmes  que  les 
scribes  persans  ont  transcrits  en  brillanis  caractères;  sur  ces  rou- 
leaux est  couché  le  luth  rarement  muet  comme  aujourd'hui;  enfin, 
autour  de  la  lampe  d'or  ciselé  ,  des  Heurs  s'épanouissent  dans  des 
vases  de  Chine.  Les  riches  étoffes  de  l'Iran,  les  parfums  de  Shiraz, 
tout  ce  qui  charme  l'œil  et  les  sens  est  réuni  dans  cette  somptueuse 
retraite:  etcepeiulanl  il  y  règne  un  air  de  tristesse.  La  Péri,  l'âme 
de  celte  cellule,  que  fuit-elle  absente,  par  une  nuit  si  rude? 

VL 

Enveloppée  dans  un  sombre  manteau  noir,  tel  qu'eu  porlentseuls 
les  plus  nobles  musulmans,  pour  préserver  de  la  brise  un  sein  aussi 
cher  à  Sélim  que  la  lumière  du  ciel,  Zuleika  traverse  d'un  pas  timide 
les  bosquets  du  jardin  :  elle  fjémii  chaque  fois  qu'à  travers  les  clai- 
rières le  veut  fait  entendre  ses  sourds  gémissements.  Enfin,  ar- 
rivée sur  un  terrain  plus  égal,  son  sein  agité  commence  à  battre 
plus  doucement  :  la  vierge  suitson  guide  silencieux,  et  quoique  ses 
terreurs  lui  conseillent  de  retourner  sur  ses  pas,  comment  pourrait- 
elle  quitter  Sélim?  comment  articuler  un  reproche? 

VIL 

Us  arrivent  enfin  à  une  grotte,  taillée  par  la  nature  mais  agrandie 
par  la  main  des  hommes,  où  souvent  elle  aimait  à  faire  résonner 
son  luth  ou  il  repasser  les  préceptes  du  Koran  ;  souvent  encore  dans 
ses  jeunes  rêveries  elle  se  demandait  ce  que  devait  être  le  paradis  : 
«Où  lame  de  la  femme  allait  en  quittant  le  corps,  le  prophète  n'avait 
point  daigné  le  révéler  :  mais  la  demeure  future  de  Sélim  était  biea 
connue,  et  certainement  il  ne  pourrait  su|iporter  le  séjour  d'un  autre 
monde,  quelque  délicieux  qu'il  fût,  sans  celle  qu'il  avail  tant  aimée 
dans  celui-ci.  Quel  être  aussi  tendre  pourrait  habiter  avec  lui?  une 
bouri  pourrait-elle  lui  prodiguer  des  soins  à  moitié  aussi  doux?  » 


Depuis  qu'elle  n'avait  visité  ce  lieu,  il  semblait  y  avoir  quelque 
chose  de  changé  dans  la  giolte  :  pent-êlre  éla't-ce  seulement  la  nuit 
qui  altérait  les  formes  des  ohjels  :  el  en  effet  cette  lampe  d'airain  ne 
jetait  qu'une  clarté  douteuse;  mais  dans  un  coin  ses  regards  tom- 
bèrent sur  des  objets  étranges.  Désarmes  y  éiuienl  en  faisceaux, 
mais  non  des  armes  semblal)lesà  celles  que  le  Dehii  au  front  ceint 
d'un  lurban  porte  dans  la  bataille  :  c'étaient  des  cpées  dont  la  lame 
et  la  garde  avaient  une  forme  étrangère,  et  une  de  ces  lames  était 
rougie...  par  un  crime  peut-être!  carie  sang  se  verse-t-il  sans  crime? 
On  voyait  aussi  sur  la  talileune  coupe  (jui  ne  paraissait  pas  contenir 
le  léger  sorbet.  Que  signifie  tout  cela?  Elle  se  tourne  pour  regarder 
Sélim...  «  Oh!  est-ce  bien  lui?  » 

IX. 

Sa  robe  brillante  avait  disparu  :  sou  front  n'était  plus  couronné 
du  haut  lurlian,  mais  à  sa  place  un  châle  rouge,  légèi'ement  tordu, 
lui  couvrait  les  te  i  pcsiccpoigiuird,  dont  la  garde  était  ornée  d'une 
pelle  qui  aurait  dignement  paré  un  diadème,  ne  brillait  plus  à  sa 
leihlure  garnie  de  pistolets  tout  unis;  nu  sabre  était  attaché  à  son 
baudrier  el  de  ses  épaules  descendait  négligemment  le  manteau 
blanc,  la  légère  capote  dont  les  candiotes  se  couvrent  dans  leurs 
courses  errantes;  en  dessous,  sa  veste  couverte  de  plaques  dorse 

(1)  Alexandre,  avant  son  expijdilion  contre  les  Perses. 


serrait  sur  sa  poitrine  comme  une  cuirasse  :  les  jambières  attachées 
sous  ses  genoux  étaient  revêtues  d'écaillés  d'argent  avec  des  agrafes 
du  même  métal.  Si  l'énergie  du  commandement  n'avait  éclaté  dans 
ses  yeux,  dans  sa  voix,  dans  ses  gestes,  tout  ce  qu'un  œil  peu  at- 
tentif eût  pu  reconnaître  en  lui,  c'eût  été  quelque  jeune  marin  grec. 

X. 

«  Je  t'ai  dit  que  je  n'étais  pas  ce  que  je  semblais  être;  et  tu  vois 
maintenant  que  je  disais  vrai.  J'ai  à  te  conter  des  choses  que  tu 
n'aurais  jamais  pu  imaginer.  Si  leur  vérité  aquelqnechosed'affreiix, 
d'autres  en  porteront  la  peine.  Ce  serait  en  vain  que  je  voudrais 
maintenant  te  cacher  mon  histoire.  Je  ne  veux  jias  te  voir  la 
femme  d'Osman  ;  mais  si  tes  propres  lèvres  ne  m'avaient  point  fait 
connaître  quelle  place  j'occupe  dans  ton  jeune  cœur,  je  ne  [lourrais, 
je  ne  voudrais  point  encore  te  révéler  les  noirs  secrets  du  mien. 
Maintenant,  je  ne  te  parlerai  pas  de  mon  amour  :  c'est  au  temps,  à 
la  vérité,  aux  périls  de  te  le  prouver  :  mais  avant  tout  ..  Oh!  n'ea 
épouse  jamais  un  autre...  Zuleika,  je  ne  suis  pas  ton  frère. 

XI. 

—  Tu  n'espasmon  frère  !...  oh  !  rétracte  cette  parole...  Mon  Dieu! 
suis-je  donc  laissée  seule  sur  la  terre  pour  pleurer...  je  n'ose  pas 
maudire...  pour  pleurer  le  jour  témoin  de  ma  naissance  solitaire? 
Oh!  maintenant  tu  ne  m'aimeras  plus!  j  ai  senti  mon  cœur  défaillir: 
il  |irévoyait  bien  un  malheur.  Mais  non,  tu  verras  toujours  en  moi 
ce  que  tu  y  voyais...  ta  sœur...  ton  amie...  ta  Zuleika!  Peiiï-êlrc 
m'as-tu  amenée  ici  pour  me  tuer  :  si  tu  as  quelque  vengeance  à  exer- 
cer sur  moi,  vois  :je  t'offre  mon  sein  :  frappe!  Plutôrcent  fois  être 
parmi  les  morts  que  vivre  en  ce  monde  et  n'être  plus  rien  pour  toi, 
et  me  trouver  peut-être  l'objet  de  la  haine;  car  maintenant  je  com- 
prends piwj^uoi  Giaffir  s'est  lonjours  moniré  ton  ennemi;  et  moi, 
hélas!  j«  sujg^jja  fille  de  ce  Giaffir  par  qui  lu  as  été  dédaigné,  humilié. 
Si  je  né  suis  pas  la  sœur  et  que  tu  veuilles  épargner  ma  vie,  oh  I 
dis-moi  d'ôlre  ton  esclave. 

XII. 

— Mon  esclave,  Zule'ika!...  c'est  moi  qui  suis  le  tien.  Mais,  clier 
amour,  calme  ce  transport;  ton  sort  est  pour  toujours  attaché  au 
mien  :  je  le  jure  parle  tombeau  de  notre  prophète,  et  puisse  ce  ser- 
ment être  un  baume  pour  les  blessures!  Et  comme  je  tiendrai  ce 
serment  solennel,  qu'ainsi  puissent  les  versets  du  Koran  gravés  sur 
mon  sabre  en  diriger  la  lame  pour  nous  préserver  tous  deux  dans 
les  dangers.  Il  doit  changer,  ce  nom  dans  lequel  ton  rœur  avait  mis 
son  orgueil  ;  mais  apprends  ceci,  ô  nw  Zuleika,  les  liens  de  parenté 
qui  nous  unissaient  sontseulemeut  relâchés  :  ils  ne  sont  pas  rompus, 
quoique  ton  père  soit  mon  plus  mortel  ennemi.  Mon  père  était  pour 
Giaftir  tout  ce  que  Sélim  semblait  jusqu'ici  être  pour  toi  ;  ce  Irèrc 
consomma  le  meurtre  d'un  frère,  mais  il  épargna  du  moins  mon 
enfance,  et  me  berça  d'une  illusion  perfide  que  de  justes  repré- 
sailles doivent  punir.  Il  m'éleva,  non  avec  tendresse,  mais  comme 
Cain  eût  élevé  un  neveu;  il  me  surveilla  comme  on  surveille  un 
lionceau  qui  ronge  sa  chaîne  et  qui  peut  la  briser  un  jour.  Le  sang 
de  mon  père  bout  dans  chacune  do  mes  veines;  mais  pour  l'amour 
que  je  te  porte,  je  ne  songe  imint  mainlenaiit  à  la  vengeance;  seu- 
lement, je  ne  dois  plus  demeurer  ici.  Mais  d'abord,  chère  Zuleika, 
apprends  comment  Giaffir  accomplit  son  forfait. 

XIU. 

«  Commentleurs  dissentiments  devinrent  de  la  haine,  si  ce  fut  l'a- 
mour ou  l'envie  qui  en  fit  deux  ennemis,  jelignore,  et  peu  imporlel 
Entre  des  esprits  ailiers,  les  moindres  marques  de  dédain,  uneseule 
négligence  suffisent  pour  mettre  la  di.scorde.  Abdallah  mon  père 
était  renommé  pour  ses  exploits  gueiriei's,  qui  font  encore  le  sujet 
des  chants  bosniaques,  elles  bordes  rebelle  i  de  Paswan  n'ont  pas 
oublié  combien  sa  présence  dans  leurs  contrées  leur  devenait  fu- 
neste. Tout  ce  que  j'ai  besoin  de  te  raconter  maintenant,  c'est  sa  mort, 
odieux  résultat  de  la  haine  de  Giaftir,  et  la  découverte  que  je  fis  de 
ma  naissance,  découverte  qui  m'a  rendu  libre  du  moins  1 

XIV. 

"Quand  Pasv^'an,  après  avoir  combattu  des  années  d'abord  pour  la 
vie,  puis  pour  le  pouvoir,  eut  pris  dans  les  murs  de  Widdin  une  al- 
titude trop  flère,  les  pachas  se  rallièrent  au  chef  de  l'Eiat  :  les  deux 
frères,  égaux  par  leur  rang,  conunandaient  Chacun  une  troupe  sé- 
parée; ils  livrèrent  au  vent  leurs  queues  de  cheval  el  allèreui  se 
réunir  à  l'armée  rassemblée  dans  les  plaines  de  Sophia  où  ils  dres- 
sèrent leurs  tentes,  chacun  dans  le  poste  qui  lui  fut  assigné  :  précau- 
tion vaine,  hélas!  pour  un  d'eux!  l'ourquoi  prolonger  ces  discours? 
Par  l'ordre  de  Giaffir  un  poison  subtil  comme  son  àine,  préparé  et 
versé  dans  la  coupe  mortelle,  envoya  mon  père  au  ciel.  Au  retour 
d'une  chasse,  fatigué  et  en  proie  à  la  fièvre,  il  s'était  mis  au  bain, 
ne  soupçonnant  guère  que  pour  étanchersa  soif  le  ressentiment  d'uu 
frère  lui  offrirait  un  senihlable  breuvage.  Un  serviteur  gagné  apporta 


LES  VEILLEES  LITTEIUIKKS  ILLUSTHKES. 


10  vnoc  perlidc  il  en  l)iit  une  gorgée  :  il  nVn  fallait  p.is  clnvanlnRC  : 
si  tu  doutais  de  la  vériié  de  ce  récit,  Zulcîka,  interroge  llaroiin. 

XV. 

■  Le  crime  accompli,  et  la  puissancr  do  Paswnn  étant  en  partie 
abattue  ipioicpic  janiaisanéanlic,  Giallirohtinl  le  parlialick  d'Alxlal- 
lali  :  tu  ne  sais  pas  ce  (pic  dans  notre  di\an  la  richesse  peut  faire 

ni(Vnc  pour  un  être  au-dessous  de  riuimanllé Souillé  du  sang 

(le  son  frcre,  Giaftir  se  fit  conférer  tous  les  honneurs  qu'avait  eus 
Alidallah.  11  est  vrai  que,  pour  les  acheter,  il  épuisa  presque  ses  tré- 
sors acquis  par  lo  crime  :  mais  la  hri'che  fut  bientôt  réparée. 
Faut-il  le  dire  comment  ?  Parcours  ces  campagnes  et  demande  au 
misi^rable  paysan  si  ses 
gains  paient  les  sueurs  de 
son  front...  Pourquoi  le 
cruel  usurpateur  m'épar- 
gna; poinquoi  il  me 
nourrit  dans  son  palais  : 
je  l'ignore.  La  honte ,  le 
regret,  le  remords,  la  sé- 
curité qu'inspire  un  en- 
fant di'-hile  ;  en  outre  la 
nécessité  d'adopter  un 
(ils  quand  le  ciel  ne  lui 
on  avait  point  accordé, 
peir*^lre  quelque  intri- 
gue secrète  ou  seulement 
un  caprice  :  voilà  ce  qui 
me  sauva  la  vie...  mais 
cette  vie  ne  fut  point  pai- 
sible ;  il  ne  put  me  ca- 
cher son  humeur  hau- 
taine et  je  ne  pus,  moi,  lui 
pardonner  le  sang  de 
mon  père. 

XVL 

«  Dans  sa  propre  mai- 
son, Giaffir  a  des  enne- 
mis; ceux  qui  partaient 
.son  pain  ne  lui  sont  point 
tous  fidèles.  Si  j'avais 
découvert  ma  naissance 
à  ces  esprits  mécontents, 
ses  jours,  ses  heures  mft- 
me  eussent  été  comptés  : 
il  ne  leur  fallait  qu'un 
cœur  pour  les  conduire, 
une  main  pour  leur  mon- 
trer lo  but  à  frappor.  Mais 
llaroun  seul  connaît  rette 
histoire  dont  le  dénoù- 
nieiit  est  proche.  Il  est 
né  dans  te  serai  d'Abdal- 
lah et  y  a  occupé  le  pos- 
te qu'il  occupe  ici...  il 
a  été  témoin  de  la  mort 
de  mon  père  :  mais  que 
peut  un  esclave  isolé? 
venger  son  maître?  trop 
tard,  hélas!  ou  préserver 
le  fils  d'un  sort  pareil?  Zi,l, 

11  choisit  le  dernier  parti, 
oi  quand  il  vit  le  fier 
Giaflir  heureux  et  triom- 
phant sur  les  ruines  do 
ses  ennemis  subjugués . 

de  ses  amis  trahis,  il  me  prit  par  la  main,  pauvre  orphelin  sans 
appui,  et  me  conduisit  à  sa  porte  ■  ce  no  (ut  pas  en  vain  qu  il  implora 
pour  moi  la  vie.  Ou  sut  dérober  h  tous  le  secret  de  ma  naissance  et 
particulièreincnl  à  moi-même  ;  et  cette  précaution  suffisait  à  la  sû- 
reté de  Giaflir.  Il  abandonnuon  outre,  pour  habiter  cette  cote  d'Asie, 
les  bords  de  Rouniélie  et  nos  lointains  domaines  sur  le  Danube,  n'em- 
menant avec  lui  que  llaroun,  seul  maître  do  son  secret.  Or.  ce  Nu- 
bien a  senti  que  les  secrets  d'un  tyran  ne  sont  que  des  chaînes  dont 
lo  captif  s'affranchit  avec  joie,  et  il  m'a  révélé  toute  cette  ténébreuse 
histoire,  avec  bien  d'autres  détails.  Ainsi,  dans  sa  justice,  Allah  ac- 
corde au  crime  esclaves,  dupes,  complices,  mais  pas  un  ami. 

XVIL 

«  Tout  ceci,  Zuleïka,  peut  être  dur  ii  entendre;  mais  ce  qui  me 
reste  ii  ilire  sera  plus  pénible  encore  :  dussent  mes  paroles  blesser  ton 
âme  délicate,  je  ne  dois  rien  le  cacher.  Je  t'ai  vue  étonnée  en  aper- 


cevant  ce   costume;  mais   je   l'ai   longtemps  porté  et  je  dois   le 

fiorler  longtemps  encore.  Ce  jeune  matelot,  h  qui  tu  a»  «lonné  la 
oi  par  serment,  est  le  chef  dune  de  ces  bandes  de  pirater  qui  ont 
leurs  lois  et  leurs  vies  au  bout  de  leursépécs.  Si  je  te  racontais  se»  ter- 
ribles aventures,  les  joues  en  pAliraient  encore.  Os  armes  quetu  vois 
ici  ont  été  apportées  par  mes  soldats  ;  je»  bras  qui  savent  les  manier  ne 
.sont  pas  loin  ;  celte  coupe  remplie  est  aussi  deslinée  h  ces  grossier» 
compagnons  :  une  fois  <|u'ils  I  ont  vidée,  ils  n'ont  plus  de  remords  : 
noire  prophète  pourra  leur  pardonner,  car  ce  n'est  que  dans  le 
vin  <|u'ils  sont  infidèles. 

XVIIL 

"Que  pouvais-jc  devenir?  Traité  ici  en  pro.scrit.  amené  par  mille 

insultes  à  désirer  une  vie 
errante  .  et  laissé  dans 
l'oisiveté,  car  les  craintes 
de  Giaffir  me  rcfu.saient 
le  coursier  et  la  lance;  et 
pourtant  bien  des  fois... 
combien  de  fois ,  ô  Ma- 
homet! le  despote  m'a 
raillé  en  plein  divan  , 
comme  si  ma  main  ,  par 
faiblesseou  mauvais  vou- 
loir, refusait  la  bride  et 
""le  glaive!  Il  allait  tou- 
jours seul  h  la  guerre, 
et  me  laissait  ici  inactif, 
inconnu, abandonné  aux 
soins  d'Haroun  avec  les 
femmes,  Hétri  ilans  tou- 
tes mes  espérances,  privé 
de  tout  moyen  de  m'illus- 
irer.  tandisque  loi,  chère 
Zulcîka  ,  floni  la  ten- 
dresse continue,  tout  en 
m'amollissant  ,  m'avait 
longl(^ps  consolé ,  lu 
étais  conduite  pour  ta 
sûreté  dans  les  murs  de 
Brous.sa  où  lu  attendais 
l'issue  de  la  bataille,  lla- 
roun ,  voyant  mon  Ame 
accablée  .sous  le  joug  fa- 
tal de  l'inaction  ,  con- 
sentit non  sans  elTroi  à 
mettre  en  liberté  son  cap- 
tif, et  brisa  ma  chaîne 
pour  tout  l'été,  sous  pro- 
^  messe  que  je  reviendrais 

avant  le  jour  où  Giaffir 
devait  remettre  son  com- 
mandement. Oesten  vain 
que  je  voudrais  le  pein- 
dre lenivremenl  de  mon 
cœur,  quand,  pourlapre- 
micrc  fois,  d'un  œil  libre, 
je  pus  contempler  la  ter- 
re ,  l'Océan ,  le  soleil  et 
les  cieux,  comme  si  mon 
âme  les  eût  pénétrés,  et 
que  je  fusse  entré  en 
possession  de  leurs  plus 
^^'  intimes    merveilles.    Un 

seul  mot  peut  le  faire 
comprendre  cesentimont 
surhumain j'étais  li- 
bre !  je  cessai  de  souffrir 
de  ton  absence  :  le  monde,  le  ciel  lui-même  était  à  moi. 

XIX. 

«  L'esquif  d'un  Maure  fidèle  m'emporta  de  cette  terre  d'oisiveté  : 
j'étais  avide  de  voir  cos  îles  riantes,  perles  du  diadème  du  vieil 
Océan.  Je  les  visitai  lour-à-tour.  et  bientôt  je  les  connus  toutes; 
mais  quand  et  comment  je  me  joignis  à  la  troupe  a\ec  laquelle  je 
me  suis  engagé  à  vaincre  ou  à  mourir  ,  il  sera  temps  de  te  le  dire 
quand,  nos  pians  exécutés,  l'histoire  sera  coiuplète. 

XX. 

«  Ce  sont,  il  est  vrai ,  des  hommes  sans  lois ,  aux  formes  gros- 
sières, h  1  humeur  farouche,  de  toute  race,  de  toute  croyance  ;  mais 
une  franchise  oniière  ,  un  bras  toujours  prêt .  une  obéissance  aveu- 
gle; un  cœur  avide  d'entreprises,  inaccessible  à  la  crainte;  l'amitié 
pour  chacun  .  la  fidélité  envers  tous,  la  vengeance  pour  le  traître  : 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


73 


vnilh  ce  qui  en  fait  des  instruments  propres  à  des  desseins  même 
plus  étendus  que  les  miens.  Quelques-uns  aussi  sont  au-dessus  du 
vulgaire;  mais  j'ai  surtout  appelé  à  mes  conseils  un  Franc  plein  de 
prudence.  Parmi  eux  se  trouvent  les  derniers  patriotes  de  la  bande 
de  Lambro  (1),  aspirant  à  de  plus  hautes  deslinées  ,  et  jouissant 
avec  moi  d'une  liberté  anticipée  ;  souvent,  autour  du  feu  de  la  ca- 
verne, je  les  entends  débattre  des  plans  chimériques  pour  lafl'i'an- 
chissement  des  rayas. Qu'ils  soulagent  leur  cœur  en  parlaiitde  cette 
égalité  des  droits  que  l'homme  ne  connaîtra  jamais!  Et  moi  aussi 
j'aime  la  liberté.  Oui ,  je  voudrais  errer  sur  l'Océan ,  comme  le  pa- 
triarche navigateur  ;  ou  mener  sur  la  terre  la  vie  nomade  du  Tartare  : 
une  tente  sur  le  rivage,  une  galère  sur  les  flots  valent  mieux  pour 
moi  que  cités  et  serais.  Que  mon  coursier  ou  ma  voile  m'emportent 
à  (ravers  le  désert  ou  sur 
l'aile  des  vents;  bondis 
où  tu  voudras,  ô  mon  • 
bon  cheval  barbe!  glisse 
à  ton  gré,  ô  ma  proue! 
Mais  toi ,  Zuleika,  sois  l'é- 
toile qui  guide  mes  pas 
erranis;  viens  partager 
et  bénir  ma  nacelle  :  sois 
pour  mon  arche  la  co- 
lombe de  promesse  et 
de  paix  !  ou,  puisqu'un  ^^ 
si  doux  espoir  nous  est  t^ 
refusé  dans  ce  monde  a- 
gité,  sois  l'arc -en -ciel 
d'une  vie  de  tempêtes,  le 
rayon  dusoirdontle sou- 
rire écarte  les  nuages  et 
colore  le  lendemain  de 
rayons  prophétiques  !  Sa- 
crés... comme  l'appel  du 
muezzin  s'adressant  des 
murs  de  la  Mecque  aux 
pèlerins  prosternés...  ca- 
ressants... comme  la  jeu- 
ne mélodie  qui  arrache 
à  l'admiration  muette  une 
larme  furlive...  doux... 
comme  le  chant  natal  à 
l'oreille  de  l'exilé...  ré- 
sonneront les  accents  de 
ta  voix  chérie.  J'ai  pré- 
paré pour  toi  dans  ces  îles 
riantes  une  reliaiie  fleu- 
rie comme  l'Eden  à  sa 
première  heure.  Mille 
glaives,  avec  le  cœur  et 
le  bras  de  Sélim  ,  seront 
là  pour  te  garder,  te  dé- 
fendre ,  te  venger ,  si  tu 
l'ordonnes.  Entouré  de 
ma  bande  fidèle,  ma  Zu- 
leika h  mes  cûlés,  je  cou- 
vrirai ma  (lancée  des  dé- 
pouilles des  nations.  Pour 
dépareilles  jouissances  et 
de  telles  occupations,  on 
oublie  facilement  l'oisive 
langueur  du  harem.  Ce 
n'est  pas  que  je  m'aveu- 
gle sur  ma  destinée  :  je 
vois  partout  d'innombra- 
bles dangers  et  un  seul  a- 
mour.  Mais  uncœurfîdèle 
compensera  bien  et  mes 

travaux  et  les  rigueurs  de  la  fortune,  et  même  la  trahison  de  préten- 
dus amis.  Quil  est  doux  de  songer,  dans  les  heures  les  plus  som- 
bres, qu  abandonné  de  tous,  je  le  trouverai  toujours  la  même.  Sois 
ferme  comme  Selim ,  et  Sélim  sera  tendre  comme  loi.  Pour  calmer 
la  douleur,  pour  partager  la  joie,  confondons  toutes  nos  pensées, 
et  que  rien  ne  nous  sépare.  Une  fois  libre  ,  mon  devoir  est  de  me 
remettre  a  la  tête  de  mes  soldats,  tous  amis  entre  eux,  ennemis  du 
reste  du  monde  :  en  cela  nous  ne  faisons  que  remplir  le  rôle  assigné 
par  k  nature  à  notre  espèce  guerroyante  :  vois!  le  carnage  et  la 
conquête  s'arrêteut-ils  un  moment;  l'homme  a  fait  une  soliiude,  et 
ill  appelle  la  Paix.  Moi,  comme  les  autres,  je  veux  user  de  mon 
adresse  et  de  ma  force;  mais  je  ne  demande  pas  de  terriloire  hors 
de  la  longueur  de  mon  sabre.  Les  tyrans  ne  régnent  qu'en  divisant, 

(1)  Le  Grec  Lambro  Canzani  s'illustra  en  1789  parses  efforts  pour  l'af- 
francbissemeni  de  son  pays  :  abandonné  par  la  R  issie ,  il  se  fit  pirate, 
puis  se  retira  a  Saint-Pétersbourg. 


Il  s'élance  à  l'entrée  de  la  caverne,  et  l'écho  retentit  au  loin  de  la  décharge 
de  son  pistolet. 


en  mettant  en  œuvre  tour-à-tour  la  ruse  ou  la  violence.  Que  celle- 
ci  soit  maintenant  notre  seul  instrument  :  l'autre  viendra  en  son 
temps,  quand  nous  habiterons  les  cités,  ces  geôles  SDCiales,  oi"]  une 
âme  même  lelle  que  la  tienne  pourrait  se  perdre;  car  la  corruption 
entame  un  cœur  que  le  péril  n'avait  point  ébranlé;  et  la  femme, 
plus  encore  que  nous  ,  quand  la  mort,  le  malheur  ,  une  simple  dis- 
gr.ice  a  frappé  celui  qu'elle  aimait,  peut  se  laisser  aller  sur  la  pente 
des  plaisirs  et  déshonorer...  Arrière,  infâmes  soupçons!...  Zuleika 
n'a  rien  de  commun  avec  vous!  Mais  la  vie,  après  tout,  n'est  qu'un 
jeu  de  hasard;  et  ici,  n'ayant  plus  rien  à  gagner,  nous  avons  beau- 
coup à  craindre  :  oui,  à  craindre!...  car  ne  peux-tu  m'êlre  ravie, 
soit  parla  puissance  d'Osman,  soitpar  l'inflexible  volonté  de  Giaffir. 
Cette  crainte  va  disparaître  devant  la  brise  favorable  que  l'amour 

promet  celte  nuit  à  ma 
voile  :  aucun  danger  ne 
peut  atteindre  le  couple 
d'amants  que  son  sourire 
a  béni  :  si  leurs  pas  sont 
errants,  leurs  âmes  sont 
en  repos.  Avec  toi  tout 
travail  me  sera  doux , 
tout  climat  heureux ,  la 
terre  comme  l'Océan  , 
car  notre  inonde  se  ren- 
fermera dans  nos  baisers. 
Que  les  vents  irrités  sif- 
flent sur  le  pont,  et  tes 
bras  enlaceront  plus  é- 
troitement  mon  cou  :  le 
dernier  murmure  de  mes 
lèvres  sera,  non  un  sou- 
pir de  regret  pour  la  vie, 
mais  une  prière  pour  toi. 
La  guerre  des  éléments 
ne  peut  effrayer  l'amour  : 
il  n'a  pas  de  plus  redou- 
table ennemi  que  la  so- 
ciété humaine  :  tel  est  le 
seul  écueil  qui  peut  arrê- 
ter notre  course  :  sur  la 
mer,  des  dangers  d'un 
moment;  dans  les  villes, 
des  années  de  naufrage! 
Mais  loin  de  nous  ces  pen- 
sées qui  se  dressent  com- 
me d  horribles  fantômes! 
L'heure  présente  va  favo- 
riser noire  évasion  ou 
l'empêcher  pour  jamais. 
J'ai  peu  de  mots  à  dire 
pour  terminer  mon  his- 
toire; tu  n'en  as  qu'un  à 
prononcer  pour  nous 
.soustraire  à  nos  enne- 
mis.Oui...  nosennemis... 
Giaflir  cessera-t-il  d'en 
être  un  pour  moi  ;  Os- 
man, qui  veut  nous  sé- 
pai'er,  ne  doit-il  pas  être 
le  tien? 

XXI. 

«  Je  fus  de  refour  au 
temps  fixé  pour  sauver 
la  tête  de  mon  gardien  ; 
peu  surent,  personne  ne 
répéta  que  j'avais  été  er- 
rer d'île  en  île,  et  depuis 
lors,  quoique  je  sois  séparé  de  mes  compagnons,  et  que  je  quitte 
rarement  le    rivage,   ils  n'entreprennent  rien  sans  mon  avis.   Je 
trace  le  plan;  j'adjuge  les  dépouilles  :  il  est  temps  que  je  prenne 
une  part  plus  active  à  ces  travaux.  Mais  le  temps  presse  ;  ma  barque 
est  à  flot ,  et  nous  ne  laissons  derrière  nous  que  la  haine  et  la 
crainte.  Demain  Osman  arrive  avec  sa  suite:  cette  nuit  doit  briser 
ta  chaîne;  et  si  tu  veux  sauver  ce  bey  orgueilleux,  peut-être  même 
celui  qui  t'a  donné  la  vie,  à  l'instant  même  partons,  partons!  Mais 
quoique  tu  te  sois  donnée  à  moi ,  peut-être  voudrais-tu  rétracter  ce 
serinent  spontané;  alors  je  reste  ici...  non  pour  voir  ton  hymen  : 
je  reste  au  péril  de  ma  vie.  » 

XXII. 

Zuleika,  muette  et  immobile,  ressemblait  à  ce  marbre  douloureux 
oîi  une  mère  ,  ayant  perdu  son  dernier  espoir,  est  transformée  en 
pierre;  la  tète,  le  sein,  les  bras  de  la  vierge  élaient  ceux  d'une 
jeune  Niobé.  Mais  avant  que  ses  lèvres  ou  son  regard  eussent  essayé 


71 


LF,S  VKn.LÉLS  LnTÉnMRF.S  ILl.USTni'KS 


«In  répondre,  (^e^ri^r(;  la  pnric  prill^c  du  jnrdin  pnnil  la  lueur  Mn- 
lanin  (I'tinn  Inrrho  :  une  secnndu  billln...  puis  une  aiilre...  cl  une 
aillrc  oncnro.  «  Cli!  fuis...  loi  qui  ii>."<  plus  ninn  frcre...  lui  qui  es 
Won  plus  cMonrcI  »  Au  loin  ,  dans  ions  les  bnsqiicis,  reliiil  la  rnii- 
ppiMre  cl  leriihlc  riarlé  ;  cl  nnn-sciiletnciil  lu  clarlt'  des  Inrcln's.  car 
cliiiqiic  mnin  droite  porte  un  plaivc  nu.  Ils  se  divipcnf.  clierclient  cl 
revionncnl  sur  leurs  pas.  en  prnnienanl  leurs  flandieanx  el  leurs 
lames  éilncelanlcs  :  derrière  Inns  les  n'ilres,  hrandi.'^.sanl  son  cinie- 
lern; ,  le  .^ornlne  Giaflir  cshale  sa  fureur...  Les  voil.'i  près  de  la 
prollo...  Oh!  sesvoilles  seront-elles  le  tombeau  de  Sélim? 

XXIll. 

H  reste  intrc'pidc:  «Le  momenl  est  venu...  il  sera  bientôt  passé... 
nu  baiser,  Znleïka...  c'est  le  dernier!  Pourtant,  mes  hommes  ne 
sont  pas  loin  du  rivape  ;  ils  peuvent  entendre  mon  signal,  voir  bril- 
ler ramoicc...  mais  ils  sont  trop  |ieu  nombreux  :  téméraire  tenta- 
tive !...  n'importe  I  encore  cet  clfort.  » 

V.n  nit^me  temps,  il  s'avanre  à  la  porte  de  la  caverne  :  l'écho  ré- 
pète ;iu  loin  la  bruyante  diionation.  Zuleïka  ne  tressaille  point,  ne 
verse  pas  une  larme  :  le  désespoir  a  glacé  ses  yeux  comme  son 
co'ur.  <i  Ils  ne  m'entendent  pas,  ou  s'ils  rament  vers  nous,  ils  n'ar- 
ri>iiont  que  pour  me  voir  mourir;  car  le  bruit  de  mon  arme  attire 
l'ennemi  de  ce  côté.  Eh  bien!  .sors  de  ton  fourreau,  glaive  de  mon 
père,  tu  n'asjamais  vu  un  combat  moins  égal  I  Adieu  ,. Zuleïka  !... 

tendre   amie,  retire-toi ou  plutôt  reste  dans  l'inlérieur  de  la 

grotte;  tu  y  seras  en  sOirelé,  et  contre  loi  sa  colère  ne  s'exhalera 
qu'en  paroles.  Ne  le  montre  pas,  une  lame  ou  une  balle  égarée 
pourrait  l'atleindre.  Craindrais-tu  pour  ton  père?...  puissé-je  mourir 
si  mes  coups  se  dirigent  vers  loi  :  non.  quoiqu  il  ail  versé  le  poison... 
non ,  quoicpiil  m'ait  traité  de  lâche  !  Mais  leur  présenterai-jc  hum- 
blement ma  poitrine  ?  lui  seul  «era  excepté. 

XXIV.  ^r*\ 

D'nn  hond,  il  s'élance  vers  le  rivage  :  à  ses  pfcffs,e|[  lomBlLIc 
premier  de  la  Ironie  :  ce  n'est  plus  ([u'unc  léle  béante,  un  cor^s 
palpilaiil  :  nn  autre  subit  le  môme  sort.  Mais  itri  essaim  d'ennemis 
enidure  Sélim  :  fraj'pant  à  droite  el  h  gauche  ,  il  se  fraie  un  sen- 
tier et  lioiclie  presque  aux  flots  qui  semblent  venir  à  sa  renconIréP 
La  barque  parait  :  elle  n'est  pas  à  cinq  longueurs  d'aviron  ;  ses  com- 
pagnons rament  avec  une  vigueur  désespérée  :  oh  !  arriveront-ils  à 
temps  pour  le  sauver?  Au  moment  où  le  pied  de  Sélim  est  mouillé 
par  la  première  vague,  ses  soldats  plongent  dans  la  baie  :  leurs  sa- 
bres brillent  à  travers  l'écume  des  flots  ;  malgré  l'onde  qui  les  bai- 
gne, furieux,  infatigables,  ils  nagent  vers  la  rive...  ils  touchent 
er.lin  la  terre!  Ils  arrivent,  mais  ce  n'est  que  pour  accroître  le  car- 
nage ..  déjà  le  sang  de  leur  chef  a  rougi  les  flots. 

XXV. 

Echappé  aux  balles,  effleuré  à  peine  par  l'acier  ,  trahi,  entouré, 
Sélim  avail  gagné  la  limite  où  le  sable  et  les  vagues  se  touchent  ; 
là ,  au  moment  où  son  pied  allait  quitter  la  terre,  où  son  bras  por- 
lail  un  dernier  coup  mortel...  ah!  pourquoi  se  relourne-t-il  ?  pour- 
quoi son  regard  la  cherche-t-il  encore  vaiiiemenlYCe  momenl  d'ar- 
rêt, ce  fatal  coup  d'œil,  ont  scellé  son  trépas  ou  sa  chaîne.  Au  milieu 
<les  péril-:  et  des  douleurs  ,  que  l'espérance  est  donc  lente  à  quitter 
lera'ur  d'un  amant!  Il  tournait  le  dos  aux  vagues  ccumantes  ;  der- 
rière lui,  mais  assez  proches  étaient  ses  compagnons,  quand  toul-à- 
coup  siffla  une  balle.  «  Ainsi  périssent  les  ennemis  de  GiaffirI  » 
Quelle  voix  s'est  fail  entendre'!'  quelle  carabine  a  tonné?  quelle 
main  a  lancé  ce  trait  de  mort  qui  a  retenti  dans  l'air  de  la  nuit,  de 
trop  près  et  trop  bien  ajusté  pour  man(|uer  son  but?  C'est  ta  voix, 
ton  arme  et  ta  main  ,  meurtrier  d'Abdallah!  Ta  haine  a  lentement 
préparé  le  trépasdu  père;  elle  en  finit  plus  vile  avec  le  fils.  Le  sang 
jaillit  de  sa  poitrine  à  larges  el  rapides  bouilhms,  cl  souille  la  blan- 
cheur de  l'écume  marine...  Si  les  lèvres  de  la  victime  essayèrent 
un  faible  génnssement,  il  fut  étoufl'é  par  le  fracas  des  vagues'. 

XXVI. 

Le  matin  chasse  lentement  les  masses  de  nuages  qui  ne  semblent 
point  avoir  été  témoins  d'un  combat  :  aux  cris  (|ui  dans  l'ombre  trou- 
blaient le  repos  de  la  baie  a  succédé  le  silence.  Mais  on  peut  remar- 
quer sur  le  rivage  quelques  vestiges  d'une  lutte;  des  fragments  de 
lames  brisées;  des  traces  de  pas  multipliés,  el  sur  le  .sible  l'em- 
preinte de  plusd'une  main  convulsive;  plus  loin  une  torche  éteinte, 
nn  bateau  désemparé,  et  au  milieu  des  algues  qui  s'accumulent  sur 
la  grè\e,  à  l'endroit  où  elle  penche  vers  l'abîme,  on  voit  une  capote 
blanch"  :  elle  est  déchirée  dans  toute  sa  longueur,  et  marquée  d'une 
tache  d'un  rouge  sombre,  sur  laquelle  la  v.igne  glisse  sans  l'effacer. 
Mais  celui  qui  portait  ce  vêtement ,  où  est-il?  Vous  qui  avez  besoin 
de  pleurer  sur  ses  restes,  .ilIcz  les  chercher  sin-  les  rives  de  Lemnos, 
où  le  courant  dépose  ses  fardeaux,  après  les  avoir  promenés  autour 
du  cap  de  i^igée.  Lh  les  oiseaux  de  mer  poussent  leurs  cris  sauva- 
ges en  volant  au-dessus  de  leur  proie .  que  leurs  becs  affamés  n'o- 
sent attaquer  encore  :  car  sans  cesse  agitée  sur  cet  oreiller  sans 
repos,  la  lèle  se  soulève  bercée  parla  vague;  la  main,  par  ua  mou- 


vement qui  n'est  pas  celui  de  la  vie,  .semble  encore  essayer  nn"!  me- 
nace eu  sélevant  aver  leHoi  el  en  s'abaissant  comme  lui...  Kiqu'itn- 
porle  (pie  ce  cadavre  disparaisse  dans  un  vivant  loinbeaiiT  l/oiseau 
qui  déchirera  celle  forme  inanimée  n'aura  fait  qu'enlever  celle  proie 
h  de  vil»  insectes.  Le  seul  cncur,  les  seuls  yeux  qui  auraient  saigné 
et  pleuré  en  le  voyant  mourir,  qui  aur.iieiil  .souffert  auprès  de  ses 
membres  rassemblés  dans  une  tombe,  qui  se  seraient  aflligi-s  sur  la 
pierre  funéraire  couronnée  d'un  turban  ,  ce  cfcur  s'est  brisé...  ces 
yeux  se  sont  fermés...  oui,  fermés,  même  avant  les  siens! 

XXVII. 

l'rès  des  flots  d'Hellé,  un  chant  de  deuil  se  fait  entendre  .  les  yeux 
des  femmes  sont  humides,  les  joues  des  hommes  sont  piles  Zn- 
leïka !  dernier  rejeton  de  la  race  de  Uiaflir,  l'époux  qu'on  le  desii- 
nail  est  venu  trop  tard  :  il  ne  voit  pas,  il  ne  verra  jamais  tes  traits. 
Les  sons  lointains  du  Wul-wulleb  nlkrrivent-ils  pas  à  son  <prciile  ? 
Les  suivantes  qui  pleurent  sur  le  seuil,  les  voix  cpii  répètent  Ibyinne 
du  destin  enseignée  par  le  Koran,  les  esclaves  qui  attendent  silen- 
cieux et  les  bras  croisés,  les  soupirs  que  l'on  entend  dans  la  salle, 
les  cris  qui  s'élèvent  sur  la  brise  ;  tout  ne  lui  raconte-l  il  pas  l'évé- 
nement fatal?  0  Zuleika,  tu  n'as  point  vu  tomber  ton  Seliinl  Dès 
ce  terrible  moment  où  il  quitta  la  caverne  ,  ton  cœur  se  glaça.  Sé- 
lim était  ton  esjloir,  ta  joie,  ton  amour  et  ton  lout...  el  une  dernière 
pensée  vers  celui  que  lu  ne  pouvais  saÉver,  cette  pensée  te  donna 
la  mort  :  tu  poussas  un  seul  cri.  un  crj&cbirant...  et  tout  fui  tran- 
quille en  loi.  Paix  h  Ion  cœur  brisô^paix  <i  la  tombe  virginale! 
Heureuse  après  tout  de  ne  perdre  de  la  vie  que  ce  qu'elle  a  de  pire  ! 
cette  douleur  si  profonde,  si  terrible,  ét>ifpour  toi  la  première. 
Trois  lois  heureuse  I  de  n'avoir  jamais  àéprouver  ou  à  craindre  les 
tourments  de  l'absence,  la  honte,  l'orgueil  outragé,  le  ressentiment, 
les  remords,  et  ces  angoisses,^lj|s  qu'insensées,  ce  ver  qui  jamais  ne 
dort,  jamais  ne  meurt;  ces  pensées  qui  obscurcissent  le  juur  et  peu- 
plent la  nuit  de  fantômes,  qui  redoutent  l'cdjscnrité  et  fuient  la  lu- 
mière, qui  circulent  autour  du  cœur  pal|diant  et  le  déchirent  sans 
cesse...  Ah  !  que  ne  le  consument-elles  toul-.'i-fait  ! 

Malheur  à  toi,  cruel  et  impruilent  pacha!  en  vain  tu  couvres  la 
tète  de  cendres,  en  vain  tu  prends  le  cilice  de  cette  même  main  qui 
fil  périr  Abdallah  et  Sélim.  Que  celte  mai^arrache  maintenant  ta 
barbe  dans  les  accès  d'un  désespoir  impimlanl  :  l'orgueil  de  ton 
tœur,  la  fiancée  promise  à  la  couche  d'Osman,  celle  que  ton  sult.m 
n'eût  pu  voir  sans  la  demander  pour  épouse,  ta  fille  est  mortel  II 
est  tombé  l'espoir  de  la  vieillesse ,  le  seul  rayon  du  crépuscule  «le 
ta  vie,  des  vagues  d'Ilellé.  El  qui  a  pu  éteindre  ses  rayons?...  le 
sang  que  tu  as  versé.  Ecoule  !  ii  ee  cri  de  loa  désespoir  :  «Ma  fdie. 


w 


où  est-elle?  »  l'écho  répond  :  «  Où  est-elle 

XXVllI. 
Dans  cette  enoeinle  où  des  milliers  de  tombeaux  brillent  sous  le 
sombre  abri  du  cypr?s,  arbre  qui  dans  sa  tristesse  est  plein  de  vie 
el  ne  se  fane  jamais,  quoique  ses  branches  et  ses  feuilles  portent 
l'empreinte  d'une  douleur  élernelle.  comme  la  douleur  d'un  pre- 
mier amour  malheureux...  il  est  un  lieu  toujours  flenii,  même  ilans 
ce  jardin  de  la  niorl  :  une  simple  rose,  douce  et  pâle,  y  répand  son 
éclat  solitaire;  si  blanche  qu'on  la  dirait  plantée  parla  main  du 
désespoir;  si  faible  que  la  moindre  brise  poiu-rait  di.=pcrser  ses  pé- 
tales dans  les  airs.  Mais  vainement  elle  est  louriuentée  par  le  froid 
cl  les  orages;  vainement  des  mains  plus  rudes  que  I  haleine  de  I  hi- 
ver l'arrachent  de  sa  tige  :  le  lendemain  la  voit  refleurir.  Un  génie 
enilive  la  plante  avec  amour  et  l'arrose  de  ses  larmes  célestes;  car 
les  vierges  d'Ilellé  le  savent  bien  ,  cette  fleur  ne  doit  avoir  rien  de 
terrestre  pour  braver  ainsi  le  souffle  flétrissant  des  tempêtes,  cl 
pousser  toujours  un  nouveau  boulon  sans  avoir  l'abri  d'un  berceau, 
pour  n'implorer  ni  les  ondées  du  printemps,  ni  les  rayons  de  lel'v 
Pour  elle  chante  tojl  le  long  des  nuits  un  oiseau  qu'on  ne  pe 
voir,  quoiqu'il  soit  peu  éloigné  :  invisibles  sont  ses  ailes  aérienn' 
mais  douces  comme  la  harpe  d'une  bouri  sont  ses  notes  sympathi- 
ques et  prolongées.  Ce  serait  peut-être  le  bulhul  (t);  mai.-;  quoique 
mélancolique,  la  voix  du  bulbul  na  pas  de  tels  accents;  car  ceux 
qui  les  ont  entendus  ne  peuvent  quitter  celle  enceinte;  ils  errer' 
de  côté  el  d'autre,  cl  pleurent  comme  s'ds  aiinau!nt  en  vain.   I 

pourlanl  si  douces  sont  les  larmes  qu'Us  répandent,  leur  dnul 

est  tellement  exempte  de  crainte,  qu'ils  ne  voient  qu'avec  peine  l.i  i- 
rore  interrompre  ce  charme  mélancolique,  el  qu  ils  voudrai*  n'  lo- 
core  prolonger  leur  veille  et  leurs  larmes  au  son  de  ces  naîls  ei  t.ims- 
sanls  accords.  Mais  (iès  les  premières  rougeurs  du  matin,  lamagii|  i 
mélodie  expire.  Quelques-uns  môme  ,tanl  les  doux  rôves  de  la  j-';i 
ncsse  nous  abusent,  mais  qui  aurait  le  cœur  de  les  blâmer?),  qni'l 
ques-unsont  cru  que  ces  notes  pénétrantes  el  graves  ariicidaient  I 
nom  lie  Zideïka.  C'est  du  faite  des  cyprès  de  sa  tombe  que  résoni 
dans  l'air  ce  mol  aux  syllabes  limpides;  c'est  sur  son  humble  cou- 
che virginale  (pie  la  blanche  rose  a  pris  naissance  On  y  avait  placé 
une  table  de  marbre  :  le  soir  la  vil  posée,  le  matin  ne  la  trouva  plus. 
Ce  n'était  pas  un  bras  mortel  qui  avail  emporté  jusqu'au  rivage  ce 

(I  )  Nom  persan  du  rossignol  :  les  amours  du  bulbul  el  de  la  rose  ont 
été  chantés  par  tes  |ioèt(!s  de  l'Orient. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOllD  BYIION. 


monument  profondément  enfoui  dans  le  sol  ;  car  si  l'on  en  oroit  lus 
léfrenrtps  des  bords  d  Hellé,  on  le  trouva  le  lendemain  sur  la  place 
où  Séljm  était  tombé.  Là  il  est  baifjné  par  les  vagues  bondissantes 
qui  ont  refusé  à  ses  restes  une  sépulture  plus  sainte.  La  nuit,  dit- 
on,  on  y  voit  se  pencher  une  tète  livide  portant  un  turban  ;  et  ce 
marbre  au  bord  de  la  mer  est  appelé  l'Oreiller  du  Pirate.  Au  lieu 
où  on  l'avait  posé  d'abord  fleurit  encore  chaque  matin  la  rosesoli- 
lairc  et  baifinée  de  rosée,  la  rose  pure,  froide  et  paie,  comme  les 
joues  de  la  beauté  qui  accorde  des  larmes  à  ce  Récit  de  douleurs. 

FIN   DE   LA   FIAXCÉE   D'ABÏDOS. 


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Aucun  souffle  ne  brise  la  vague  qui  se  déroule  sous  le  tombeau  du 
chef  athénien  :  la  pierre  sépulcrale,  blanche  sur  le  promontoire, 
salue  la  première  le  nautonnier  à  son  retour  vers  le  l'oyer  domes- 
tique et  domine  de  loiu  sur  celte  terre  que  Théraislocle  sauva  vaine- 
ment. Quand  verra-t-on  revivre  un  héros  tel  que  lui"? 

Beau  climat!  où  chaque  saison  sourit  bienveillante  à  toutes  ces 
îles  fortunées  qui,  vues  des  hauteurs  du  cap  Colonna,  réjouissent  le 
cœur  et  charment  la  .soliluder-jci  l'Océan  ,  sur  ses  joues  marquées 
de  riantes  fossettes,  rcllécliit  les  teintes  des  montagnes  et  prêle  leur 
couleur  aux  vagues  joyeuses  qui  lavent  les  rivages  de  cet  Eden 
oriental.  Kt  si  parfois  une  biise  fugitive  vient  rider  le  bleu  crislal 
des  mers  et  bercer  les  rameaux  des  arbustes  en  fleurs,  qu'il  est  bien- 
venu ce  doux  zéphyr  qui  éveille  tant  de  fraîcheurs  et  de  parfums! 
Ici,   sur   les  rocs  et  dans  les  vallons,  la   rose,  la  sullane  du  rossi- 

■  gnol,  la  fiancée  pour  laquelle  il  remplil  les  airs  de  ses  mille  chan- 
sons, s'épanouit  rougissante  aux  doux  accents  de  son  bien-aimé. 
La  reine  du  chantre  ailé,  la  reine  desjardins,  respectéepar  les  vents 
et  les  frimas,  loin  des  hivers  occidentaux ,  caressée  par  toutes  les 
bri.ses  et  toutes  les  saisons,  en  retour  des  doux  sucs  dont  la  nature 
l'a  nourrie,  lui  rend  l'encens  le  plus  pur  et  offre  au  ciel  qui  lui  sou- 
rit lliommage  de  .sa  reconnaissance,  ses  brillantes  couleurs  et  ses 
soupirs  eiiil)aumés.  Ici  Sont  les  mille  fleurs  de  l'été;  ici  maint  om- 
brage appelle  les  amants...  el  mainte  grotte,  asile  destiné  au  repos, 
n'a  que  des  pirates  pour  holes.  La  barque  des  corsaires,  abritée 
dans  l'anse,  épie  au  passage  une  voile  pacifique,  jusqu'à  l'heure  où 
la  guitare  du  gai  matelot  se  fait  entendre  et  où  brillent  les  premiers 
rayons  de  l'astre  du  soir;  alors,  glissant  sur  ses  avirons  amortis,  à 
l'ombre  des  rochers  de  la  cote,  le  brigand  nocturne  s'élance  sur  sa 
proie  et  change  eu  râles  de  mort  les  joyeuses  chansons.  Etrange  aber- 
ration !  que,  dans  ces  lieux  où  la  nature  s'est  plu  à  créer  un  séjour 
digne  des  dieux,  dans  ce  paradis  où  elle  a  réuni  toutes  ses  grâces  et 
tous  ses  charmes,  l'homme,  épris  de  la  destruction,  vienne  faire  un 
sauvage  désert  et  fouler  sous  son  pied  brutal  ces  douces  plantes  qui 
ne  réclament  même  pas  le  travail  de  ses  mains  pour  embellir  sa  re- 
traite enchantée,  et  qui,  dans  leur  doux  langage,  le  prient  seulement 
de  leur  lais.ser  la  vie.  Oui,  étrange!  que,  dans  un  séjour  de  paix,  les 
passions  viennent  déployer  leurs  orgueilleuses  fureurs,  que  la  dé- 
bauche et  la  rapine  établissent  leur  sombre  domination  sur  les  rui- 
nes de  tant  de  beautés.  On  dirait  que  les  esprits  infernaux  ont  atta- 
qué et  vaincu  lesséraphins.-etque  les  héritiers  de  l'enfer,  libres  enfin, 
viennent  siéger  sur  les  trônes  célestes  :  tellement  ce  théâtre  est  en- 

.  chanteur  et  l'ait  pour  toutes  les  joies  ;  tellement  sont  maudits  les  ty- 
i  rans  qui  le  profanent! 

Si  vous  vous  êtes  penché  sur  la  face  d'un  mort,  avant  qu'un  jour 

i  entier  eût  passé  sur  l'œuvre  du  trépas,  première  et  sombre  journée 

j    du  néant,  la  dernière  du  danger  et  des  craintes,  avant  que  le  doigt 

r  falal  de  la  destruction  eût  effacé  les  lignes  où  survit  la  beauté; 
vous  avez  admiré  sans  doule  celle  douceur  angélique,  ce  repos  plein 
d'e.xiase,  ces  tiaits  fixes  mais  sans  rigidité  qui  dominent  la  placide 
langueur  des  joues.  Hélas  !  sans  cet  œil  irisli'ment  voilé  qui  n  a  plus 
ni  feu,  ni  larme,  ni  sourire,  sans  ce  front  immobile  et  glacé,  où  la 
froide  apathie  de  la  tombe  épouvante  celui  qui  le  contemple,  re- 
doHiantJa  contagion  d'un  sort  dont  il  ne  peut  détacher  sa  pensée. 
Oui,  saiîs  cet  unique  et  infaillible  indice,  pour  un  moment,  pour 
une  heure  d'illusion,  on  pourrait  douler  de  la  puissance  de  la  mort; 

.    topt  il  est  beau,  tant  il  est  calme,  tant  il  est  empreint  d'un  cachet  de 
Ûouceur,  ce  premier  et  dernier  aspect  que  révèle  le  trépas. 
,Tel  est  le  spectacle  qu'offrent  ces  rivages  :  c'est  la  Grèce  ;  mais 
non  la  Grèce  vivante  :  froide  mais  charmante,  belle  dans  la  mort 

•''  même,  elle  nous  fait  tressaillir;  car  l'àiue  n'est  plus  là.  Ses  charmes 
sont  ceux  du  Ircpas,  ces  charmes  qui  ne  s'enfuient  pas  avec  le  der- 
nier soupir;  sa  beauté  a  celle  fleur  funéraire,  celle  teinte  des  portes 
du  tiimbeau,  cette  fugitive  lueur  de  la  pensée  qui  s'envole,  celle  au- 
réole d'or  qui  plane  sur  un  cadavre,  ce  rayon  d'adieu  du  sentiment 
qui  s'éteint  :  étincelle  de  cette  flamme,  peut-être  d'une  céleste  ori- 
gine, qui  éclaire  encore  mais  n'échautle  plus  la  demeure  d'ai'gile 
qu'elle  a  longtemps  chérie. 
Patrie  des  héros  immortels,   loi  dont  les  plaines,  les  montagnes, 


les  cavernes  même  offrirent  un  asile  à  la  liberté,  ou  une  lombc  à  la 
gloire!  Ossuaire  des  vaillants  et  des  forts!  est-il  possible  que  ce  soit 
là  tout  ce  qui  reste  de  toi  ?  Approche,  esclave  vil  el  rampant  ;  dis: 
sont-ce  làlesThermopyles"?  Servile  rejeton  des  hommes  libres,  ces 
eaux  bleues  qui  s'étendent  autour  de  toi,  ce  rivage  qu'elles  baignent, 
nomme-les-moi.  C'est  le  golfe,  ce  sont  les  rochers  deSalamine! 
Lève-toi,  et  reprends  possession  de  ces  lieux  illustrés  par  l'histoire  ; 
dégage  des  cendres  tie  tes  pères  quelques  étincelles  du  feu  qui  les 
animait  :  celui  qui  périra  dans  la  lutte  ajoutera  à  leurs  noms  un 
nom  redoutable  aux  tyrans  et  léguera  à  ses  fils  un  espoir,  une  gloire 
qu'ils  défendront  au  prix  de  la  vie  :  car  la  guerre  de  la  liberté  une 
fois  entamée,  le  fils  y  remplace  son  père  sanglant,  et  après  une  suite 
de  revers  le  triomphe  est  certain.  Sois-en  témoin,  ô  Grèce  ;  ton  his- 
toire immortelle  l'atleste  à  chacune  de  ses  vivantes  pages!  Tandis 
que  les  monarques  ensevelis  dans  de  poudreuses  ténèbres  n'ont 
laissé  qu'une  pyramide  sans  nom,  tes  héros,  quoique  le  temps  ail  ba- 
layé la  colonne  qui  décorait  leur  tombe,  voient  leur  mémoire  con- 
sacrée par  un  monument  plus  grandiose,  les  montagnes  de  leur  pays 
natal  :  c'est  là  que  ta  muse  montre  à  l'élranger  les  tumbeaux  de  ceux 
qui  né  mourront  jamais.  Il  serait  long  et  bien  triste  de  suivre  cha- 
cun de  tes  pas  sur  celte  pente  qui  fa  conduite  de  la  splendeur  à  la 
misère  :  il  suffît  de  rappeler  que  nul  ennemi  du  dehors  n'a  pu  avilir 
ton  âme  jusqu'à  ce  qu'elle  se  fût  avilie  par  elle-même  :  oui,  ce  fut 
cette  dégradation,  ouvrage  de  tes  propres  mains,  'qui  fraya  la  route 
aux  traîtres  et  aux  despotes. 

Que  trouve-t-il  à  raconter,  celui  qui  foule  mainteftant  ton  sol? 
Plus  de  ces  légendes  des  siècles  passés,  plus  de  ces  trails  héro'iques 
qui  élèvent  le  vol  de  la  muse  aussi  haut  que  dans  tes  jours  glorieux, 
alors  que  chez  toi  l'homme  était  digne  de  la  beauté  du  ciel.  Sans 
doute,  tes  vallées  doivent  toujours  nourrir  des  cœurs  magnanimes, 
des  âmes  de  feu  capables  d'inspirer  à  tes  fils  des  actions  sublimes  ; 
mais  ils  rampent  maintenant  du  berceau  à  la  tombe,  esclaves...  que 
dis-je?  serviteurs  des  esclaves,  et  insensibles  à  tout,  si  ce  n'est  aux 
richesses  que  peut  donner  le  crime.  Souillés  de  tous  les  vices  qui  dés- 
honoienl  la  portion  de  l'humanité  la  plus  voisine  de  la  brute,  dé- 
pourvus même  des  qualités  du  sauvage,  n'ayant  point  parmi  eux  un 
seul  cœur  vaillant  el  libre,  on  les  voit  cependant  traîner  de  port  en 
port  leur  astuce  proverbiale  el  leurs  antiques  fraudes.  C'est  là  qu'on 
retrouve  le  Grec  subtil,  encore  renommé  à  ce  titre  età  ce  tilreseul. 
En  vain  la  liberie  ferait  un  appel  à  ces  cœurs  façonnés  à  l'esclavage, 
en  vain  elle  voudrait  relever  ces  lèles  qui  chérissent  leur  joug! 
Mais  c'est  assez  m'appesantir  sur  ce  sujet  douloureux  :  pourtant  elle 
sera  bien  triste  aussi  l'histoire  que  je  vais  raconter,  et  ceux  qui  la 
liront  peuvent  m'en  croire,  quand  je  l'enteudis  moi-même  ce  ne  fut 
pas  sans  larmes. 

A  l'horizon  de  la  mer  bleuâtre,  domine  l'ombre  de  noirs  rochers. 
Le  pêcheur  les  prend  de  loin  pour  la  barque  de  quelque  pirate  des 
îles  ou  de  la  côte  ma'inotc  :  craignant  pour  sa  légère  caique,  il  évite 
l'anse  voisine  qui  lui  paraît  suspecte  :  et  quoique  fatigué  de  son  long 
labeur  et  chargé  à  plein  bord  de  son  humide  proie,  il  manie  lente- 
ment mais  avec  vigueur  ses  avirons  dociles,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  at- 
teint le  refuge  assuré  de  Port-Leone,  où  il  entre  guidé  par  la  douce 
lumière  d'une  belle  nuit  de  l'Orient. 

Quel  est  ce  cavalier  qui  s'avance  comme  la  foudre  sur  son  noir 
coursier  aux  rênes  flottantes,  aux  sabots  rapides?  Le  son  des  fers 
retentissants  éveille  les  échos  des  cavernes  d'alentour  qui  rendent 
bruit  pour  bruit,  éclat  pour  éclat;  l'écume  qui  sillonne  les  flancs  de 
l'animal  ressemble  à  celle  des  vagues  de  l'Océan.  Les  vagues  fati- 
guées se  reposent,  mais  elle  ne  connaît  point  de  repos,  l'âme  du  cava- 
lier; et  quoique  pour  demain  une  tempête  se  prépare,  cette  tempête 
sera  moins  terrible  que  celle  de  ton  cœur,  ù  jeune  Giaour!  Je  ne  te 
connais  pas;  ta  race,  je  la  déteste  :  mais  dans  tes  traits  je  reconnais 
des  indices  que  le  temps  n'effacera  pas,  qu'il  rendra  toujmjrs  plus 
frappants;  ton  front  jeune  et  pâle,  mais  terni,  porte  l'empreinte  de 
farouches  passions  ;  quoique  lu  eusses  les  regards  baissés  vers  la 
terre  quand  tu  as  passé  près  de  moi  comme  un  météore,  j'ai  bien  re- 
marqué ton  œil  fatal,  et  je  te  reconnais  pour  un  de  ces  êtresqu'un 
fils  d'Othman  doit  tuer  ou  dont  il  doit  fuir  le  contact.  Il  courait,  il 
courait,  et  mon  regard  élonné  n'a  pu  s'empêcher  de  suivre  sa  fuite. 
Bien  qu'il  m  ait  apparu  comme  le  démon  de  la  nuil,  pour  s'évanouir 
aussitôt  à  ma  vue,  ma  mémoire  troublée  a  gardé  son  image,  et  long- 
temps mon  oreille  a  retenti  du  terrible  galop  de  son  noir  coursier. 
Ah!  il  pique  encore  sa  monture;  il  s  approche  du  roc  escarpé  qui  se 
projette  sur  les  flots  et  les  couvre  de  sou  ombre  :  il  galope  et  veut 
pivoler  à  la  hâte  :  le  rocher  va  le  délivrer  de  ma  vue  :  car  il  est  im- 
portun pour  l'homme  qui  fuit,  le  regard  fixé  sur  ses  traces,  et  toute 
étoile  lui  paraît  trop  brillante.  11  va  tourner  le  rocher!  mais  avant  de 
disparaître,  il  jette  derrière  lui  un  seul,  un  dernier  regard  .  un  mo- 
ment il  a  retenu  son  coursier,  un  moment  il  a  repris  haleine  en  se 
dressant  sur  ses  élriers...  Pourquoi  regarde-t-il  ainsi  vers  le  bois 
d'oliviers?  Le  croissant  de  la  lune  brille  sur  la  hauteur,  les  lampes 
de  la  mosquée  jellent  encore  une  clarté  tremblante  :  quoique  trop 
éloigné  pour  que  la  détonation  éveille  ici  l'écho,  l'éclair  des  topliaï- 


7B 


LES  VEILLÈRS  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


ques  (Il  aniiiinrc  nil  li'in  lo  zMe  rcli^'icux  des  musulman!).  O  soir 
Mcniiclie  le  (jprnicr  sdloil  du  Rhamar.Hii  ;  oc  soir  ronimcnco  la  fêle 
du  Baïram;  ce  soir...  Mais  qui  cs-lii,  vovapi-ur  h  la  muniuro  élran- 
gc're  cl  au  fnml  farouche?  cl  que  foni  louies  ces  choses  h  loi  cl  aux 
tiens  pour  que  tour-h-tour  lu  t'arriMes  et  Ui  fuies  de  la  sorle.  ? 

Il  s'est  arrflé!  la  terreur  se  peint  sur  ses  traits,  mais  bientiM  l'ex- 
pression de  la  haine  la  rempliiri'.  O  n'est  pas  la  roiiKciir  smidaine 
d'une  colère  fugitive  ;  c'est  la  p;\leur  du  marbre  de  la  tombe,  (|iii  rend 
plus  lugubre  encore  son  nspeci  ténébreux.  Son  front  s'abaisse  ;  son 
œil  se  glace.  Il  lève  un  hr.is  inenarant;  il  agite  sa  main  en  l'air  avec 
un  geste  farouche  :  il  semble  hésiter  un  moment  s'il  doit  retourner 
en  arrière  ou  continuer  sa  cour.se.  Impatient  de  ce  délai,  son  cour- 
sier noir  comme  l'aile  du  corbeau  a  henni  :  alors  la  main  du  cavalier 
s'abaisse  et  saisit  la  poignée  de  .son  épée  :  ce  hennisseinenl  a  inter- 
rompu son  révcsans  sommeil,  comme  on  s'éveille  en  sursaut  au  cri 
de  la  chouette.  L'éperon  a  sillonné  les  flancs  du  cheval.  Eu  avant! 
en  avant!  il  s'agit  delà  vie.  Rai)ide  comme  le  djerrid  dans  l'air,  le 
coursier  Iréniissanl  s'élance  sous  l'aiguillon  qui  le  presse 

Knlin  ,  il  a  doublé  le  rocher,  et  le  rivage  ne  retentit  plus  du  ga- 
lop sonore  ;  on  ne  voit  plus  la  figure  hautaine  du  chrétien  Un  seul 
instant,  il  avait  retenu  les  rênes  de  son  fougueux  coursier  barbe  ; 
un  seul  instant  il  s'était  arrêté,  puis  il  avait  piqué  des  deux,  comme 
s'il  était  poursuivi  par  la  mort  ;  mais  durant  cet  intervalle  si  court, 
des  années  de  souvenirs,  ressurgissant  tout-à-coup  ,  avaient  réuni 
dans  une  seule  goutte  du  fleuve  du  temps  toute  une  vie  de  misère  et 
de  crime.  Pour  un  cœur  en  proie  à  l'amour ,  à  la  haine  ou  à  la 
criiinle,  un  semblable  moment  réunit  tout  un  passé  de  douleurs  : 
que  devait-il  donc  sentir  alors,  relui  qui  était  à  la  fois  accablé  de  ces 
trois  tortures  de  l'âme  '  Cette  pause  pendant  laquelle  il  méditait  sur 
son  destin,  qui  pourrait  en  calculer  la  durée?  Presque  impercep- 
tible dans  le  temps  réel,  c'était  une  éternité  pour  sa  pensée  :  car 
infinie  comme  res;'ace,  la  pensée  fille  de  la  conscience  peut  con- 
tenir en  elle  des  douleurs  sans  nom,  sans  espoir  et  sans  ternie. 

L'heure  est  passée  ;  le  Giaour  a  disparu  ;  a-t-il  fui  ou  succombé? 
Maudite  soit  celte  heure  témoin  de  son  arrivée  et  de  son  départ! 
Fléau  envoyé  pour  les  péchés  d'Hassan,  il  a  changé  un  palais  en 
tombeau  ;  il  est  venu,  il  est  parti  comme  le  Simoun,  ce  messager  de 
mortel  de  soufl'rance,  dont  le  souffle  dévastateur  fait  mourir  jus- 
qu'au cyprès  lui-môme,  jusqu'à  cet  arbre  si  triste  quand  les  autres  ont 
quitté  leur  deuil,  le  seul  qui  pleure  toujours  sur  les  morts. 


Le  coursier  a  disparu  de  l'étable;  on  ne  voit  plus  d'esclaves  dans 
la  demeure  d'Has.san  ;  l'araignée  solitaire  y  file  sa  toile  grisâtre  qui 
s'étend  lentement  sur  les  murs  ;  la  chauve-souris  fait  son  nid  dans 
les  appartements  du  harem  ;  et  le  hib«u  s'est  installé  dans  le  phare 
de  la  cilailelle.  Les  chiens  affamés  et  devenus  sauvages  viennent 
hurler  sur  les  bords  de  la  fontaine  qui  trompe  leur  soif;  car  la  source 
a  fui  de  son  lit  de  marbre  couvert  de  poussière  et  de  ronces.  Qu  il 
était  doux  autrefois  d'y  voir  les  eau.\  joyeuses  s'élancer  en  filets  d'ar- 
gent, se  jouer  en  capricieux  détours  et  combattre  l'aridité  du  midi, 
en  répandant  par  les  airs  une  douce  fraîcheur  et  sur  le  sol  d  à 
l'enloiir  une  verdure  luxuriante.  Qu'il  était  doux,  la  nuit,  quand 
le  ciel  étoile  brillait  .sans  nuages,  de  contempler  les  flots  de  celte 
lumière  liquide  et  d'écouter  son  mélodieux  murmure.  Combien  de 
fois  dans  son  enfance  Hassan  n'a-l-il  pas  joué  sur  les  bords  de  celle 
cascade!  Combien  de  fnissiir  le  sein  dune  mère  cette  harmonie  na- 
t-ellc  pas  bercé  .son  sommeil  !  ("ombieu  de  fois  encore,  aux  jours 
de  sa  jeunesse,  Hassan  n'a-t-iljias  écouté  près  de  cette  fontaine  les 
chants  de  la  beauté  dont  la  mélodie  semblait  prendre  un  nouveau 
charme  en  se  mêlant  à  celle  des  flots!  Mais  sa  vieillesse  ne  viendra 
lias,  à  l'heure  du  crépuscule,  cherclier  le  repos  sur  ces  bords  autre- 
fois chéris  :  la  source  est  tarie...  le  sang  qui  animait  son  cœur  est 
épuisé,  et  nulle  voix  humaine  ne  fera  plus  entendre  ici  aucun  ac- 
cent de  fureur,  de  regret  on  de  joie.  La  dernière  el  triste  mélodie 
qui  .s'est  élevée  sur  l'aile  de  la  brise  était  le  chant  lugubre  des  fu- 
nérailles :  depuis  qu'elle  a  cessé,  tout  est  silencieux.  On  n'cnlend 
d'autre  bruit  que  celui  de  la  jalousie  qui  bat  sous  l'effort  du  vent  : 
que  l'ouragan  mugisse,  que  la  pluie  ruisselle  ;  nulle  main  ne  vient 
la  rattacher.  Dans  les  sables  du  désert,  le  voyageur  .«e  réjouit  de 
trouver  les  moindres  traces  du  passage  des  hommes  :  ainsi  dans  ces 
lieux,  la  voix  même  de  la  douleur  éveillerait  un  écho  consolateur 
qui  semblrrail  nous  dire  :  «  Tous  ne  sont  pas  partis  :  la  vie  est  en- 
core ici.  quoique  dans  un  seul  ôire  plaintif.  »  Car  il  y  a  dans  ce  pa- 
lais bien  des  chambres  dorées  qui  ne  sont  point  faites  pour  la  soli- 
tude :  dans  l'intérieur,  la  ruine  n'a  poursuivi  que  lentement  encore 
son  travail  rongeur  :  ses  efl'orls  se  sont  accumulés  sous  le  portique, 
où  le  fakir  lui-même  ni  le  derviche  errant  ne  s'arrêteront  plus,  car 
l'hospitalité  ne  leur  lend  pas  la  main  :  le  voyageur  fatigué  n'y  vien- 
dra plus  bénir  en  les  partageant  le  pain  et  le  sel,  ces  emblèmes  sa- 
crés. La  richesse  et  la  pauvreté  passeront  également  ici  insoucieuses 
et  non  remarquées;  car  au  sein  de  ces  montagnes,  la  bonté,  la  pitié, 
sont  mortes  avec  Hassan.  Son  toit,  abri  si  fréquenté,  n'est  plus  que 
le  repaire  de  la  désolation  et  de  la  faim.  Les  hôtes  n  ont  plus  d'asile  ; 

(1)  Mousquet  turc. 


les  vassaux  plus  de  travail,  depiis  que  son  lurban  a  été  percé  par  In 
glaive  de  l'infidèle. 

J'entends  des  pas  qui  s'avancent  ;  mais  pa<  une  voix  ne  frappe  mon 
oreille;  le  bruit  est  proche...  j'aperçois  di-s  turbans,  des  yatagans 
dans  leur  fourreau  d'argent  :  à  la  tête  de  la  troupe  est  un  émir  re- 
connaissable  à  la  couleur  verte  cle  s;i  robe;  n  Holà'  qui  es-tu?  — 
Ce  respectueux  salem  le  réponil  que  j'appartiens  à  la  foi  musul- 
mane... Le  fardeau  que  vous  port»z  semble  ré'darni'r  tous  vos  soins, 
et  sans  doute  c'est  un  objet  de  iirix  :  mon  humble  barque  s'olTre 
avec  joie  pour  le  prendre — C'est  uicn  parlé:  démarn'  ton  esquif,  et 
éloignons-nous  de  ce  rivage  silencieux...  Non  ,  ne  dép|.,ie  point  ta 
voile  ;  rame  en  rasant  la  côte  et  jusqu'à  mi-chemin  de  ces  rochers, 
où  l'eau  dans  son  étroit  canal  dort  sombre  el  profonde.  Arrête-loi... 
là...  bien  travaillé!  Notre  course  a  été  rapide;  et  pourtant  c'est  le 
plus  long  voyage,  certes,  qu'une  des.... 

Le  fardeau  plongea  et  s'enfonça  lenlement,  et  la  vague  aupara- 
vant paisible  clapota  jusi|u'au  rivage  Je  suivis  l'objet  du  regard  ; 
il  me  sembla  qu'un  mouvement  étrange  agitait  en  ce  momeiil  l'onde 
troublée...  Ce  n'était  sans  doute  qu'un  rayon  de  lumiêri-  nui  se  jouait 
sur  le  cristal  liquide.  Je  regardai  la  cho.se  qui  s'afl'aibiissail  à  ma 
vue,  comme  un  caillou  qui  diminue  de  volume  en  tomb.uit  au  fond  : 
toujours  de  moins  en  moins  visible ,  ce  ne  fut  bientôt  plus  qu'une 
petite  tache  blanche  qui  brillait  au  fond  des  coux  ;  el  enfin  elle 
disparut  tout-à-fiit.  Kl  le  secret  de  ce  fardeau  alla  dormir  au  fond 
de  i  Océan,  connu  seulement  des  génies  de  l'abiine.  qui,  tremblants 
dans  leurs  grottes  de  corail,  n'osent  même  par  un  murmure  le  ré- 
véler aux  vagues. 


Dans  les  prés  d'émeraudé  de  la  belle  Cachemire,  le  roi  des  papil- 
lons de  l'Orient,  s'élevant  sor  ses  ailes  de  pourpre,  invite  un  enfant 
à  le  poursuivre  :  il  le  conduit  de  fleur  en  fleur  ;  et  après  une  course 
longue  et  fatigante,  tniu-à-coup  l'insecte  ailé  élève  son  essor  et  lais.se 
le  jeune  cliassi-ur  li;iletant  et  désolé  ;  ainsi  la  beauté,  avec  des  cou- 
leurs aussi  brillantes,  des  ailes  aussi  capricieuses,  iriim|ie  une  autre 
enfance  moins  jeune  :  poursuite  pleine  de  vaines  cspér.mces  et  de 
craintes  non  moins  vaines,  que  commence  la  Tilic  et  qui  se  termine 
dans  les  larmes  I  Le  papillon  el  Ife  jeune  fille,  s'ils  se  laissent  saisir, 
ont  à  craindre  des  maux  pareils:  une  vie  de  douleurs,  le  trouble  de 
l'âme,  leur  sont  infligés  par  les  jeux  de  l'enfinl  ou  les  caprices  de 
l'homme  .  le  charmant  jouet  recherché  avec  lant  d'ardeur  a  pe:du 
tout  son  charme  par  la  seule  conquête ,  car  chaque  atteinte  pour 
l'arrêter  a  flétri  ses  plus  délicates  nuances,  el  enlin  sa  beauté,  ses 
couleurs  étant  anéanties,  il  n'a  plus  qu'à  tomber  à  terre  ou  à  s'en- 
vider  seul.  Les  ailes  déchirées,  le  cn-iir  saignant,  où  reposera  la  pau- 
vre victime?  Le  papillon  mutilé  pourra-l-il  encore  voltiger  de  la 
tulipe  à  la  rose?  La  beauté  déiruiti;  en  un  instant  trouvera- l-elle 
encore  le  repos  dans  son  asile  profané  ?  Non  :  des  insectes  plus  heu- 
reux en  passant  près  de  là  n'abaissent  jamais  le  vol  de  leurs  ailes 
sur  celui  qui  meurt  ;  jamais  de  beaux  yeux  n'ont  montré  de  pitié 
pour  une  chute  autre  que  la  leur  •  ils  ont  des  larmes  pour  toutes  les 
peines,  mais  non  pour  celles  d'une  sœur  qui  a  failli. 

L'âme  qui  médite  sur  ses  douleurs  coupables  el  qui  s'irrite  jusqu'à 
la  démence  est  [lareille  au  scorpion  que  le  feu  environne.  Le  ci-rcle 
se  rétrécissant  à  mesure  que  le  brasier  s'anime,  la  flamme  serre  de 
plus  en  plus  prèsleiualheurcux  captif,  jusqu'à  ce  que,  déchire  inté- 
rieurement par  mille  tortures,  il  recoure  à  sa  triste  el  seule  ressource, 
le  dard  qu'il  aiguisait  pour  ses  ennemis;  ce  dard,  dont  jamais  la  bles- 
sure n'a  été  vainc,  et  qui  par  une  seule  soutl'rance  guérit  toutes  les 
autres,  son  désespoir  le  tourne  contre  lui-même.  Ainsi  les  sombres 
pensées  peuvent  être  anéanties  dans  l'â^e  après  avoir  vécu  comme 
le  scorpion  dans  un  cercle  de  feu  ;  ainsi  se  torture  le  cœur  que  le  re-|  ! 
mords  consume,  incapable  de  vivre  sur  la  terre,  exclu  du  ciel  :  au-  ' 
dessus  de  lui  les  ténèbres  .  au-dessous  le  désespoir,  à  lentour  des 
flammes  el  au  dedans  la  mort  ! 

Le  sombre  Hassan  fuit  son  harem;  ses  yeux  ne  s'arrêtent  plus 
sur  les  charmes  de  la  beauté;  la  chasse,  aulrefiis  né-'ligée.  occupe 
aujourd'hui  tous  ses  instants,  et  néanmoins  il  n'éprouve  aucun  des 
plai>irs  du  chasseur.  Hassan  ne  fuyait  p.is  ainsi  .son  harem  lorsque 
Leïla  l'habitait...  Kst-ce  donc  que  Leïla  ne  l'habite  plus?  Le  seul 
Hassan  pourrait  le  dire  Des  bruits  étranges  ont  circulé  dans  la  ville  : 
quelques-uns  disant  qu'elles'cst  enfuie  l>'  dernier  soir  du  Hhamazan,  j 
à  I  heure  où  des  milliers  de  lampes  brillant  sur  chaque  minaret  an- 
nonçaient à  l'immense  Orient  la  fête  du  Boïram.  C'est  alors  qu  elle 
sortit  comme  pour  se  rendre  au  bain  où  Hassan  furieux  la  fil  vaine- 
ment chercher  :  car  elle  avait  échapné  à  la  rage  de  son  maitre  sous 
le  costume  d  un  page  géorgien,  el  à  l'abri  de  ses  alteinies  elle  l'avait 
outragi-  eu  se  livrant  au  perfide  Giaour.  Ha^^saii  avait  déjà  eu  quel- 
ques siiiipçnns,  mais  linlidèle  se  niontraii  si  tendre  el  lui  parai.ssail 
si  belle  qu'il  n'iivail  pas  voulu  croire  à  celle  trah  son  d'une  e.<clavc 
qui  eùl  mérité  la  mort  ;  ce  même  soir  il  s'était  rendu  à  la  masque» 
et  ensuite  à  un  festin  qu  il  donnait  dans  son  kiosque. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


Tel  est  le  compte  que  rendirent  les  esclaves  de  Nubie,  qui  avaient 
fait  assez  ncgligcnimciil  leur  devoir;  mais  d'autres  racontèrent  que 
celle  même  nuit,  à  la  lumière  incertaine  de  la  pâle  Phiiigari,  le 
Giaour  avait  été  vu  puidant  sur  le  rivage  son  coursiei-  d'ébène  dont 
il  faisait  saigner  le  flanc,  mais  seul  et  sans  jeune  fille. 

Il  serait  impossible  de  décrire  le  cbarrae  de  ses  beaux  yeux  noirs  : 
mais  regardez  ceux  de  la  gazelle,  et  vous  en  aurez  une  idée  :  les 
siens  étaient  aussi  grands,  aussi  profonds  et  languissants,  mais  l'àme 
brill:iit  dans  chacune  des  étincelles  qui  jaillissaient  de  dessous  la 
paupière,  brillantes  comme  le  diamant  de  Djemschid.  Oui,  lame! 
et  dût  notre  prophète  assurer  que  ce  corps  magnifique  n'était  qu'une 
argile  animée  par  Allah,  je  soutiendrais  le  contraire,  quand  môme 
je  serais  sur  le  pont  d'AI-Sirat,  qui  tremble  au-dessus  d'une  mer  de 
feu,  regardant  en  face  le  paradis  et  toutes  les  houris  qui  m'appellent. 
Oh  !  en  lisant  dans  les  regards  de  Le'ila  ,  quel  musulman  aurait  pu 
croire  encore  que  la  femme  n'est  qu'une  vile  (loussière,  un  jouet  ma- 
tériel desiiiié  aux  plaisirs  d'un  maître?  Les  muftis  qui  l'auraient 
contemplée  auraient  reconnu  dans  son  regard  une  flamme  immor- 
telle ;  ses  joues  avaient  l'incarnat  toujours  nouveau  de  la  fleur  du 
grenadier;  quand  au  milieu  de  ses  feraiiies,  qu'elle  dominait  toutes, 
elle  dénouait  dans  les  salles  du  harem  sa  chevelure  flexible  comme 
les  tiges  de  l'hyacinthe,  les  tresses  de  sa  coiffure  balayaient  le  marbre 
sur  lequel  ses  pieds  brillaient  plus  blancs  que  la  neige  des  monta- 
gnes avant  qu'elle  ait  quitté  le  nuage  paternel  et  que  le  contact  d3 
la  terre  ait  altéré  sa  pureté.  Comme  le  cygne  glisse  majestueusement 
à  la  suifaee  des  eaux ,  ainsi  se  mouvait  sur  le  sol  cette  fille  de  la 
Circassie,  le  beau  cygne  du  Franguestan.  De  même  que  le  noble 
oiseau,  effarouché  par  les  pas  d'un  étranger  foulant  les  bords  de 
son  humide  domaine,  lève  une  tête  superbe  et  bat  les  vagues  de 
son  aile  orgueilleuse  ;  ainsi  se  dressait  et  plus  blanc  encore  le  cou 
de  la  belle  Leila  ,  ainsi  elle  s'armait  de  sa  beauté  contre  un  regard 
importun  ,  jusqu'à  ce  que  le  présomptueux  eût  baissé  les  yeux  de- 
vant ces  charmes  qu'il  admirait.  Avec  tant  de  grâce  et  de  dignité, 
elle  n'avait  pas  moins  de  tendresse  pour  l'ami  deson  cœur;  mais  cet 
ami...  sombre  Hassan,  quel  était-il?  Hélas  !  ce  nom  ne  t'était  pas  dû. 

Le  sombre  Hassan  s'est  mis  en  voyage  :  vingt  vas.=aux  forment  sa 
suite,  tous  armés,  comme  il  convient  à  des  hommes,  d'une  arquebuse 
et  d'un  yatagan:  le  chef  à  leur  tête,  équipé  en  guerre,  porte  à  son 
côté  le  cimeterre  qu'il  teignit  du  plus  pur  sang  des  Arnautes,  le 
jour  où  ces  rebelles  ayant  osé  lui  disputer  le  passage  du  défilé  de 
Parna,  il  n'en  resta  que  bien  peu  pour  aller  raconter  aux  leurs  ce 
qui  s'était'passé  dans  cette  rencontre.  Les  pistolets  passés  dans  sa 
ceinturesont  ceux  que  portait  autrefois  un  pacha,  et  bien  qu'ils  soient 
enrichis  de  pierreries  et  garnis  d'or,  l'œil  du  brigand  craindrait  de 
s'arrêter  sur  eux.  On  dit  qu'il  va  chercher  une  fiancée  plus  fidèle 
que  celle  qui  a  quitté  sa  couche,  que  cette  perfide  esclave  qui  s'est 
enfuie  de  son  harem...  et  pour  qui?  pour  un  giaour! 

Les  derniers  rayons  du  soleil  s'arrêtent  sur  la  colline  et  brillent 
dans  les  flots  du  ruisseau,  dont  les  eaux  fraîches  et  limpidi's  sont 
bénies  du  montagnard.  Ici  le  marchand  grec  attardé  peut  goûter  ce 
repos  qu'il  chercherait  en  vain  dans  les  villes  où  le  voisinage  de  ses 
maîtres  le  fait  trembler  pour  son  secret  trésor.  Ici  il  peut  dormir  en 
paix,  sans  être  vu  de  personne;  lui  qui  dans  la  foule  est  un  esclave, 
au  désert  il  se  trouve  libre  :  il  y  peut  remplir  d'un  vin  défendu  la 
coupe  qu'un  musulman  ne  doit  pas  vider. 

Un  Tartare  remarquable  par  son  bonnet  jaune  marche  en  tête 
et  se  trouve  à  la  sortie  du  défilé  ;  tandis  que  le  reste  de  la  troupe 
forme  une  longue  file  qui  suit  lentement  les  détours  du  passage.  Au- 
dessus  d'eux  s  élève  la  cime  de  la  montagne  où  les  vautours  aigui- 
sent leur  bec  affamé,  et  peut-être  se  préparera-t-il cette  nuit  pour  eux 
un  repas  qui  les  fera  descendre  de  leur  repaire  avant  les  premiers 
rayons  du  jour.  Sous  les  pieds  des  voyageurs,  une  rivière  tarie  par 
les  rayons  de  l'été  a  laissé  son  lit  à  sec  et  uu,  sauf  quelques  brous- 
sailles qui  pointent  pour  mourir  bientôt.  Aux  deux  côtés  de  la  roule 
on  voit  quelques  fragments  épars  d'un  sombre  granit  que  le  temps 
ou  les  orages  ont  détachés  des  pics  cachés  dans  les  nues:  quel  mor- 
tel a  jamais  vu  à  découvert  le  sommet  du  Liakura? 


montagneux  abri.  Seul  le  sombre  Hassan  dédaigne  de  descendre  de 
son  coursier  et  continue  sa  course  ;  mais  les  coups  de  feu  tirés  en 
tête  lui  démontrent  bientôt  que  les  brigands  se  sont  emparés  de  la 
seule  issue  par  laquelle  leur  proie  pourrait  leur  échapper.  Alors  sa 
barbe  se  hérisse  de  courroux,  et  ses  yeux  lancent  un  éclat  plus  ter- 
rible :  «  Que  leurs  balles  sifflent  de  près  ou  de  loin  ;  j'ai  échappé  à 
des  rencontres  plus  terribles  que  celle-ci.  » 

En  ce  moment  l'ennemi  quitte  les  rochers  qui  le  couvraient  et  or- 
donne aux  voyageurs  de  se  rendre  ;  mais  le  regard  et  la  parole  d'Has 
San  sont  plus  redoutés  des  siens  que  le  glaive  des  assaillants,  per- 
sonne ne  dépose  la  carabine  ou  le  yatagan  et  ne  pousse  le  cri  du 
lâche  :  «Aman!  »  Les  derniers  des  brigands  ont  quitté  leur  em- 
buscade et  tous  réunis  se  rapprochent  de  plus  en  plus;  plusieurs 
sortent  à  cheval  du  bosquet  de  pins.  Quel  est  celui  qui  les  conduit 
tous,  tenant  uneépée  de  forme  étrangère  qui  étincelle  dans  sa  main 
sanglante?  «  C'est  lui  !  c'est  lui!  je  le  reconnais  maintenant  :  je  le 
reconnais  à  son  front  pâle  et  à  ce  regard  funeste  qui  l'aide  dans  ses 
trahisons;  je  lereconnaisà  sa  barbe  noire  comme  le  jais  :  le  costume 
d'un  Arnaute  qu'il  a  revêtu,  apostat  de  sa  vile  croyance,  ne  le  sau- 
vera pas  de  la  mort  :  c'est  lui  !  sois  le  bienvenu  à  toute  heure,  amant 
de  la  perfide  Leïla,  Giaour  trois  fois  maudit!  » 

Quand  un  fleuve  roule  jusqu'à  l'Océan  l'impétueux  torrent  de  ses 
noires  ondes,  souvent  ou  voit  les  vagues  de  la  mer  lui  opposer  une 
force  égale,  et  s'élevant  fièrement  en  colonne  azurée  faire  remonter 
bien  loin  le  courant  parmi  les  flocons  d'écume  et  les  flots  furieux 
qui  s'entrechoquent  tourbillonnant  sous  le  souffle  de  l'hiver  :  d'hu- 
mides éclairs  brillent  à  travers  une  étincelante  fumée;  les  eaux  mu- 
gissent comme  le  tonnerre  et  se  précipitent  avec  une  formidable  vi- 
tesse sur  la  côte  qui  brille  et  s'ébranle  sous  le  choc.  De  même  que 
ces  deux  courants  se  lancent  l'un  contre  l'autre  avec  une  fureur  in- 
sensée ;  ainsi  se  joignent  les  deux  troupes  que  de  mutuelles  injures, 
leur  destin  et  leur  rage  poussent  toutes  deux  en  avant.  Leeliquefis  des 
sabres  qui  se  heurtent  et  s'ébrèchent,  les  détonations  lointaines  ou 
rapprochées  qui  résonnent  à  l'oreille  assourdie,  le  projeclile  mortel 
qui  siffle  dans  l'air,  le  choc  des  combattants,  leurs  cris,  les  gémisse- 
ments des  blessés,  tous  ces  bruits  se  répercutent  le  long  de  la  vallée 
mieux  faite  pour  retentir  des  chants  des  bergers.  Quoique  les  com- 
battants soient  peu  nombreux,  celte  lutte  est  de  celles  dans  lesquelles 
on  n'accorde  ni  ne  demande  la  vie.  Ah!  elle  est  énergique  l'étreinte  de 
deux  jeunes  cœurs  qui  se  prodiguent  de  mutuelles  caresses;  pourtant 
jamais,  pour  s'emparer  de  tout  le  bonheur  que  la  beauté  lui  accorde 
en  soupirant,  jamais  l'amour  n'aura  la  moitié  de  la  fureur  que  mon- 
tre la  haine  dans  le  mortel  embrassement  de  deux  ennemis  achar- 
nés, quand,  se  saisissant  au  milieu  de  la  mêlée,  ils  enlacent  leurs 
bras  dans  une  étreinte  que  rien  ne  pourra  dénouer.  Non!  des  amis 
se  rencontrent  pour  se  séparer  bientôt  ;  l'amour  se  rit  des  nœuds 
qu'il  a  formés;  mais  quand  de  véritables  ennemis  sont  une  fois 
réunis,  ils  le  sont  même  dans  la  mort. 

Son  cimeterre,  brisé  jusqu'à  la  garde,  dégoutte  encore  du  sang 
qu'il  a  répandu;  sa  main,  séparée  du  poignet,  serre  convulsivement 
ce  glaive  qui  a  trahi  son  courage;  son  turban,  fendu  à  l'endroit  le 
plus  épais,  a  roulé  loin  de  lui  ;  sa  robe  flottante  est  hachée  de  coups 
de  sabre  et  rouge  comme  ces  nuages  du  matin,  qui,  rayés  de  lignes 
sombres,  annoncent  une  tempête  pour  la  fin  du  |oui-;  chaque  buis- 
son ensanglanté  porte  un  lambeau  de  son  châle  aux  couleurs  splen- 
dides;  sa  poitrine  est  couverte  d'innombrables  blessures:  enfin,  couché 
sur  le  dos,  la  face  vers  le  ciel,  gît  le  malheureux  Hassan,  tournant  en- 
core vers  l'ennemi  ses  yeux  tout  grands  ouverts,  comme  si  sa  haine 
inextinguible  eût  survécu  à  l'heure  qui  avait  fixé  son  destin.  Sur  lui  se 
penche  son  en  nemi  avec  un  front  aussi  sombre  que  celui  du  cadavre. 

«  Oui.  Leïla  dort  sous  la  vague  ;  mais  lui,  il  aura  une  tombe  san- 
glante :  l'âme  de  Leïla  dirigeait  l'acier  qui  a  percé  le  cœur  de  son 
meurtrier.  Il  a  invoqué  le  prophète  ;  mais  Mahomet  a  été  impuissant 
contre  la  vengeance  du  Giaour  :  il  a  invoqué  Allah,  mais  sa  voix 
n'a  pas  été  écoutée.  Insensé  musulman!  le  ciel  pouvait-il  exaucer  ta 
prière,  toi  qui  as  été  sourd  à  celles  de  Leïla?  J'ai  épié  l'occasion 
propice;  j'ai  fait  alliance  avec  ces  braves  pour  surprendre  le  traître 
à  son  tour  :  ma  rage  est  assouvie;  l'acte  est  consommé,  et  mainte- 
nant je  pars...  mais  je  pars  seul. 


Ils  atteignent  enfin  le  bosquet  de  pins.  «  Bismillah!  Maintenant 
le  péril  est  passé  ;  car  sous  nos  yeux  voici  la  plaine  découverte  et  nous 
.  pourrons  presser  le  pas  de  nos  coursiers.  »  Ainsi  parle  un  des  guides, 
et  au  même  moment  une  balle  siffle  à  ses  oreilles  et  le  Tartare  de 
l'avant-garde  a  mordu  la  poussière.  Prenant  à  peine  le  temps  de  re- 
tenir les  rênes,  les  cavaliers  s'élancent  à  terre  d'un  seul  bond-  mais 
trois  d'entre  eux  ne  se  remettront  jamais  en  selle  :  l'ennemi  qui  les 
a  frappes  est  invisible,  et  c'est  en  vain  que  leur  mort  demande  ven- 
geance (luelqnes-uns,  le  cimeterre  au  poing,  la  carabine  armée, 
s'appuient  sur  le  harnais  de  leurs  chevaux  dont  le  corps  leur  fait  un 
rempart  ;  d'autres  se  réfugient  derrière  les  rochers  les  plus  voisins 
pour  y  attendre  l'attaque;  car  ce  serait  une  vaine  bravade  de  rester 
exposés  aux  coups  d'un  eonemi  qui  n'ose  point  quitter  lui-même  son 


On  entend  tinter  les  sonnettes  des  chameaux  qui  paissant  dans  la 
plaine  :  la  mère  d'Hassan  regarde  à  travers  les  jalousies;  elle  voit  la 
rosée  nocturne  descendre  en  gouttes  élincelanles  sur  le  vert  pâtu- 
rage; elle  voit  les  étoiles  qui  commencent  à  scintiller  :  «  Voici  venir 
le  soir  :  sans  doute  le  cortège  n'est  pas  loin.  »  Elle  ne  peut  rester 
dans  le  pavillon  du  jardin  ;  mais  elle  monte  à  la  plus  haute  tour  et 
s'approche  delà  fenêlre  grillée.  «  Pourquoi  ne  vient-il  pas?  sescour- 
siers  sont  légers  et  ne  craignent  pas  la  chaleur  de  l'été.  Pourquoi  le 
fiancé  n'envoie -t-il  pas  les  présents  qu'il  a  promis?  Son  cœur  est-il 
plus  froid,  ou  son  cheval  barbe  moins  rapide?  Ah!  j'ai  tort  de  lui 
faire  ces  reproches  1  Voici  un  Tartare  qui  a  gagné  le  sommet  des 
montagnes  voisines  et  qui  d'un  pas  prudent  en  descend  la  pente  ; 
maintenant  il  suit  la  vallée  :  il  porte  à  l'arftpn  de  sa  selle  les  pré- 


LES  VEILLÉES  LnTl':UAII!l.S  Il.l.l ISTHMES. 


si'iils  iillciidus.  .  coniniciii  ai -je  accusé  sa  lenteur?  mes  largesses  le 
récinnjicnscroiit  de  son  emiiresseincnl  et  tir  ses  falÏKiics.  » 

l,e  T;irl;ne  iiiel  picil  h  terre  h  la  porte  du  eiiAleau,  mais  il  sem- 
ble avoir  peine  à  se  snulcnir  :  se»  trails  rembrunis  ont  u»  air 
abattu  :  ce  ne  peut  Ctreseulcmenl  de  la  raliguc.  Ses  vftlcmenlssoiit 
lacliés  de  sant;  :  tout  ce  sang  ne  peut  pro\enir  des  (lancs  de  son 
coursier.  Il  lire  de  dessous  son  xi'yiemeiit  le  «aKc  qu'il  apporte..... 
Arif-'i'  de  la  mort  I  c'est  le  turban  d'Hassan  tout  fendu  eu  deux  ;  c'est 
la  calolle  de  fer  brisée...  son  caflaa  rou^e  de  sang.  «  Femme  1  Ion 
Ills  a  épousé  une  terrible  liancée  :  les  meurtriers  m'ont  épargné, 
moi,  nun  par  merci .  mais  pour  l'apporter  ce  don.  l'aix  an  brave 
dont  le  snng  a  coulé I  Jlallieur  au  Giaour:  le  crime  est  de  lui  I  » 


Un  turban  sculpté  dans  la  pierre  la  plus  commune,  une  colonne 
(juc  dominent  d'épais  buissons  de  ronces ,  cl  sur  la(|uelle  ou  peut  h 
peine  lire  aujourd'hui  le  verset  du  Koran  gravé  sur  la  demeure  des 
morts  ;  voilà  ce  oui  indique,  dans  le  délilé  solitaire ,  la  place  iiù 
llai^.san  est  tombe.  Là  dort  un  des  meilleurs  musulmans  que  l'on  vil 
jamais  (léebir  le  genou  à  la  SIecquc  ,  repousser  la  coupe  défendue, 
01,  à  elia(iuc  appel  solennel  du  muex/in  ,  prier  la  face  tourhée  vers 
le  s.iiiil  lond)eau.  Il  tomba  cependant  sous  les  coups  d'un  étranger 
l'i  au  sein  de  sa  terre  natale,  et  mourut  les  armes  à  la  main.  Son 
irépas  est  resté  sans  vengeance ,  du  moins  sans  vengeance  san- 
glante; mais  les  vierges  du  Paradis  s'emiiresscnt  de  l'accrtcillir 
dans  leurs  demeures,  et  les  yeux  noirs  et  brillants  des  liouris  lui 
souriront  à  jamais.  Elles  s'avancent  agitant  leurs  verts  tissus  de 
gaze  el  leurs  baisers  viennent  saluer  le  brave!  Quiconque  tombe 
en  combattant  l'iulidiiie  est  digne  de  l'iminortcl  séjour. 

Mais  toi.  perfide  Giaour,  tu  le  tordras  sous  la  faulx  vengeresse  de 
Moiikir,  el  tu  n'éfbappcras  à  ce  sup|)liee  que  pour  aller  errer  au- 
tour du  tronc  d'Eblès  :  là,  un  fou  inextinguible  entourera,  péné- 
Irera  ton  cœur  ;  et  aucune  oreille  ne  pourrait  entendre,  aucune 
langue  ne  |)cut  exprimer  les  tortures  de  cel  enfer  intérieur.  Mais 
d'abord  ton  cadavre,  arraché  de  la  tombe,  sera  renvojé  sur  la  ferre 
avec  la  ])uis$ance  hideuse  d'un  vampire,  pour  apparaître,  spectre 
horrible,  aux  lieux  de  ta  naissance,  et  l'y  nourrir  du  sang  de  toute 
la  race.  Là,  vers  l'heure  de  minuit,  lu  viendras  boire  la  vie  de  ta  fille, 
lie  la  sœur,  de  ta  femme,  en  déteslant  toi-même  l'horrible  aliment 
dont  tu  dois  gorger  ton  cadavre  vivant  et  livide;  tes  victimes, 
avant  d'expirer,  le  reconnaiiront  dans  le  démon  qui  les  lue  :  elles 
te  maudiront  et  tu  les  maudiras,  en  voyant  les  fleurs  se  flélrir  sur 
leur  lige.  De  tous  les  ôiresqui  doivent  périr  i)ar  tes  crimes,  un  seul, 
le  plus  jeune,  le  plus  aimé  de  tous,  te  bénira  en  te  disant  :  «  Mon 
père!  »  Ce  mol  te  brûlera  le  C(Eur,  cl  pourtant  il  faudra  que  tu 
achèves  la  lâche  ,  que  tu  épies  la  dernière  rougeur  sur  .sa  joue,  la 
dernière  étincelle  dans  ses  yeux,  que  tu  voies  un  dernier  regard 
limpide  se  glacer  dans  sa  prunelle  mourante  :  alors,  d'une  main  .sa- 
crilege, lu  arracheras  celle  blonde  chevelure  :  vivant,  tu  en  portais 
une  boucle,  gage  de  la  plus  tendre  affection;  mais  maintenant,  lu 
la  garderas  avec  loi  comme  un  monument  de  Ion  agonie.  Tes 
dents  grinçantes  et  tes  lèvres  convulsives,  toujours  humectées,  dé- 
goutteront du  plus  pur  sang  de  tous  les  liens.  Alors  va  le  renfermer 
dans  ta  tombe  lugubre  ;  \a  cuver  ta  rage  avec  les  Goules  el  les 
Afriles  qui  reculeront  d'horreur  en  contemplant  un  spectre  encore 
plus  odieux  qu'eux-mêmes. 


«  Comment  nommrz-vous  ce  caloycr  solitaire  ?  Je  pense  avoir 
déjà  vu  ses  traits  dans  ma  terre  natale  :  il  y  a  tien  des  années  que, 
pa.s,eant  sur  un  rivage  désert,  je  l'ai  vu  presser  les  flancs  du  cour- 
sier le  plus  rapiile  qui  jamais  ait  servi  l'impatience  de  son  cavalier. 
Je  n'ai  vu  sa  flfriirc  qu'une  fois  ;  mais  elle  portail  l'empreinte  de  tels 
tournionts  intérieurs ,  que  je  ne  puis  la  meconnaîiro  à  celte  seconde 
rencontre  :  la  même  liistesse  sombre  y  respire  encore  :  il  semble 
que  sur  ce  front  la  mort  a  mis  son  cachet. 

— Il  y  aura  cet  été  six  ans  cju'ila  fait  sa  première  apparition  parmi 
n'os  frères,  et  il  a  voulu  habiter  ici  pour  expier  quelque  noir  for- 
fait ipi'il  n'a  point  révélé.  Mais  on  ne  le  voit  jamais  s'agenouiller 
pour  les  prières  du  soir  ni  devant  le  tribunal  de  |(énitence  :  il  ne 
s'unit  pointa  nous  quand  l'encens  ou  les  cantiques  s  élèvent  vers 
le  cirj  :  iii.iis  il  reste  seul,  méditant  dans  sa  cellule.  Sa  foi  et  sa 
race  mms  scmt  inconnues.  Venu  des  pays  mahomolans,  il  a  débar- 
nué  sur  Uns  cotes  :  il  ne  semble  jias,  toutefois,  appartenir  à  la  race 
(rothman,  cl  ses  traits  annoncent  un  chrétien.  J'inclinerais  à  voir 
en  lui  un  malheureux  renégat,  repentant  de  son  abjuration,  s'il 
n'évitait  point  nos  sainis  autels,  sil  participait  au  pain  et  au  vin 
consacrés.  Il  a  fait  de  grandes  largesses  à  notre  monastère  el  s'esl 
ainsi .issuré  la  faveur  de  l'abbé  :  pour  moi,  si  j'étais  prieur,  je  ne 
soulTrirais  pas  ici  cel  étranger  un  jour  de  plus,  ou  je  le  renferme- 
rais pour  toujours  dans  la  cellule  de  pénitence.  Dans  ses  visions,  il 
parle  soiivoiit  de  jeunes  lilies  ensevelies  dans  la  mer,  de  sabres  qui  se 
lu'iirtenl.d  onncmisen  l"iiile,vd'oulrai,'es  vengés,  dun  musulman  expi- 
ranl.  On  la  vu  s'asseoir  seul  an  soinnu-l  dune  falaise,  el  là  s'imaginer 
qu'une  main  sanglante,  ncmv elli-inent  coupée  el  visible  pour  lui  seul, 
venait  lui  montrer  sa  tombe  et  l'inviter  à  se  jeter  dans  les  floU. 


«'  Le  regard  qui  brille  «ous  son  brun  capuchon  csl  sombre  cl  n'ap- 
partient poinl  a  la  terre  :  son  passé  se  révèle  Irop  clairement  dans 
la  flamme  de  son  œil  dilaté  ;  à  travers  les  changemcnls  de  ses 
nuances  indisiifletes  .  cel  a-il  épouvante  quelquefois  l'élranger  ,  car 
on  y  lit  clairement  l'axccndant  inexplicalde,  mai»  incontesté,  d'un 
esprit  que  rien  ne  domptera  jamais,  l'arc'il  à  l'oiseau  qui  ébranle 
seji ailes  sans  pouvoir  fuir  le  serpent  qui  le  fascine,  on  tremble  dc- 
vaiil  son  regard  ,  mais  on  n'en  peut  rompre  l'insupportable  in- 
fluence. Chacun  de  nos  frères ,  quand  il  le  rcruontre  seul ,  scnl  un 
ed'roi  soudain  cl  un  besoin  de  se  rclircr,  comme  si  ces  yeux  cl  ce 
sourire  amer  répandaient  autour  de  lui  les  terreurs  el  la  trahison. 
C'est  rarement,  d'ailleurs,  qu'il  daigne  sourire,  el  quand  il  le  fait, 
il  semble  80  railler  de  sa  propre  .souffrance,  tant  sa  lèvre  p.Ue  se  re- 
lève ironique  cl  tremblante  1  Mais  bientôt  celle  lèvre  redevient  im- 
midiilo  el  semble  fixée  pour  rélernilé,  comme  si  la  douleur  ou  le 
dédain  lui  défendaient  tonte  nouvelle  faiblesse.  Que  n'en  est  il 
ainsi  I  Ce  riro  sépulcral  ne  saurait  provenir  dune  véritable  gailé. 
Mais  il  serait  plus  triste  encore  de  chercher  à  deviner  quels  senti- 
ments se  siml  peints  autrefois  sur  ce  visage  :  le  temps  n'en  a  pas 
encore  lellemenl  fixé  les  traits  qu  il  n'y  reste  quelques  indices  de 
bien  mêlés  avec  le  reste;  des  nuances  encore  perceptibles  révèlent  une 
(Ime  que  ses  crimes  n'ont  poinl  cnlièremenl  dégradée.  Lu  vulgaire 
n'y  voit  que  la  marquesonibre  d'actes  coupables  el  deleur  justecbi- 
tiiiient;  mais  un  observateur  moins  superficiel  y  reconnaît  une  .Irae 
noble,  une  illuslre  origine:  deux  dons,  hélas  !  qui  ont  été  vains, 
puisque  la  douleur  cl  le  crime  les  ont  souillés;  mais  ils  n'appar- 
tiennent pas  à  des  êtres  vulgaires  et  leur  cachet  inspire  toujours  un 
senlimenl  de  respectueuse  crainte.  Une  chaumière  à  demi  dé- 
truite allire  à  peine  le  regard  du  voyageur  :  mais  la  lour  ballue  par 
les  assauts  cl  la  tempête .  taul  qu'un  seul  de  ses  créneaux  est  en- 
core debout,  attire  et  fixe  l'allenlion  :  ces  arches  couvertes  de 
lierre,  ces  piliers  isolés  parlent  encore  d'une  gloire  passée. 

«Sa  robe  floilante  se  glisse  lentement  le  long  des  colonnes  du 
cloîlrc  :  nous  ne  le  voyons  qu'avec  terreur  conleinplcp  d'un  air 
sombre  nos  pieuses  cérémonies.  Mais  quand  les  hymnes  saints  fonl 
iclcnlir  le  chœur,  quand  les  moines  s'agenouillent,  alors  il  se  re- 
tire :  à  la  liKur  d'une  torche  vacillante,  on  le  voit  deboul  sou»  1" 
porche  où  il  reste  jusqu'à  la  fin  de  l'office,  écoulant  les  prières  m 
n'en  répétant  aucune.  Voyez...  près  de  ce  mur  à  demi  éclaii 
son  capuchon  est  rejeté  en  arrière,  ses  cheveux  noirs  retombent  en 
désordre  sur  son  front  pùle,  auquel  la  Gorgone  semble  avoir  cédé 
ses  plus  terribles  serpents  :  car,  ayant  pris  d'ailleurs  noire  costume, 
il  dédaigne  en  cela  seul  la  règle  du  couvent  et  laisse  aux  boucles  de 
sa  chevelure  cette  longueur  profane.  Son  orgueil  el  non  sa  piélé 
comble  de  riches  présents  un  temple  qui  n'a  jamais  entendu  ses 
prières.  Observez-le  lorsque  le  chœur  élève  vers  le  ciel  sa  puissante 
harmonie  :  toujours  cette  joue  livide,  celle  immobilité  de  marbre, 
celle  alliludc  de  défi  el  de  désespoir!  0  bienheureux  François, 
daigne  l'éloigner  de  ton  sanctuaire,  car  il  est  à  craindre  que  l;i  co- 
lère divine  ne  se  manifeste  ici  par  quelque  signe  épouvantable  Si 
jamais  un  mauvais  ange  a  revêtu  la  figure  humaine,  tel  il  parut  sang 
donlo  :  Par  loules  mes  espcranccs  de  pardon,  un  lel  aspect  n'appar- 
tient ni  à  la  terre  ni  au  ciel.  " 

Les  cœurs  tendres  sont  enclins  à  l'amour,  mais  trop  timides  pour 
accepter  les  douleurs,  pour  faiblir,  pour  braver  le  dé.scspoir.  ils  ne 
se  (lunneul  jamais  à  lui  lout  enliers.  Des  âmes  fortes  peuvent  seules 
ressentir  ces  blessures  que  le  temps  ne  guérit  pas.  Le  métal  grossier 
.sortant  de  la  mine  doit  passer  par  le  feu  avant  d'être  susceptible  de 
poli  :  plongé  dans  la  fournaise,  il  se  fond  el  devient  ductile  sans 
changer  de  nature  :  alors  trempé  pour  les  besoins  ou  les  caprices  de 
l'homme,  il  deviendra  un  instrument  de  salut  ou  de  mort,  une  cui- 
rasse pour  proléger  son  sein,  une  épce  pour  percer  son  ennemi: 
mais  si  l'acier  prend  la  forme  d'un  poignard,  malheur  à  qui  en  ai- 
guise la  pointe!  Ainsi  le  feu  des  passions,  les  séductions  de  la  f'iume 
peuvent  modifier  el  apprivoiser  une  ûme  forte;  celle  âme  en  reçoit 
sa  forme  cl  sa  destination,  elle  demeurera  telle  qu'elle  aura  été  faite, 
cl  avant  de  la  plier  dans  un  autre  sens...  on  la -briserait. 

Lors(]u'après  la  douleur  on  trouve  la  solitude,  le  soulagement  qu'on 
en  éprouve  est  faible:  le  cœur  vide  el  désolé  bénirait  une  angoi--- 
qui  viendrait  l'occuper.  Nos  scnlimenU  veulent  être  partagés  : 
bonheur  même  n'est  que  peine  s'il  faut  en  jouir  seul,  el  le  cœur  c, 
reste  ainsi  dépourvu  de  sympathies  doit  cheiflier  enfin  un  refuge... 
dans  la  haine.  Tels  seraient  les  trépassés  s  ils  sentaient  le  ver  froid 
rampant  sur  leurs  membres,  s'ils  frémissaient  au  contact  de  linsecte 
immonde  qui  \  icnt  les  ronger  pendant  cet  alTreux  somiiieil,  s^iis  pou- 
voir écarter  les  convives  glacés  qui  se  nourrissont  de  liiiir  argile;  lel 
serait  l'oiseau  du  désert  qui  s'ouvre  lui-même  les  eiilrailles  pour 
calmer  la  faim  de  ses  petits,  et  qui  ne  regrette  pas  la  vie  qu'il  fait 
passer  de  ses  veines  dans  les  leurs;  lel  il  serait,  si,  après  avoir  dé- 
chiré ce  sein  maternel,  il  trouvait  son  nid  vide  el  ses  nourrissons 
envolés.  Oui,  les  plus  vives  soufT'ances  que  le  malheureux  puisse  en- 
durer sont  un  ravissemeut  ineffable ,  comparées  u  ce  vide  alTreux, 


ŒUVRES  COMPLÈl'ES  DE  LORD  BYRON. 


à  ce  désert  st(!i'ile  de  l'âme,  à  celle  désolalion  dim  cœur  inoccupé. 
Qui  voudrait  ôire  condamné  à  contempler  un  ciol  sans  nuages  et 
sans  soleil?  Oh!  pliilôt  le  mugissement  délernelics  tempêtes  que 
n'avoir  plus  à  braver  les  vagues.  Mais  se  voir  jelé,  après  le  combat 
.  des  élénienls,  naufragé  solitaire,  sur  une  côte  oll'erte  par  le  hasard, 
dans  la  tristesse  d'un  calme  inaltérable,  au  fond  d'une  haie  silen- 
cieuse, destiné  à  dépérir  lentement  loin  de  tousles  regards...  plutôt 
succomber  sous  la  foudre  que  de  mourir  ainsi  pièce  à  pièce! 

«  Mon  père!  tes  jours  se  sont  écoulés  en  pai.v,  dans  d'innombra- 
bles prières,  conifitées  pourtant  aux  grains  de  Ion  chapelet:  ab- 
soudre les  péchés  des  autres  sans  éprouver  toi-même  un  remords  ou 
un  souci,  sauf  ces  maux  passagers  qui  sont  notre  commun  partage,  tel 
a  été  ton  sort  depuis  tes  jeunes  années,  et  tu  bénis  le  ciel  de  l'avoir 
mis  à  l'abri  de  ces  passions  farouches  et  indomptables  que  tes  péni- 
tenls  sont  venus  te  montrer  et  doutles  crimes  et  les  douleurs  secrètes 
restent  ensevelis  dans  ton  sein  pur  et  miséricordieux.  Quant  à  moi, 
mcsjoui'S,  peu  nombreux,  ont  connu  bien  des  joies,  mais  encore 
plus  de  maux  :  et  pourtant  res  heures  d'amour  et  de  combat  m'ont 
dérobé  à  l'ennui  de  la  vie  Tanlôt  me  liguant  avec  des  amis,  tanlùl 
entouré  d'ennemis,  je  ne  pouvais  souffrir  les  langueui'3  du  repos. 
Rien  ne  me  reste  aujoin-d'hui  à  aimer  ou  haïr,  rien  ne  ranime  plus 
en  moi  ni  l'espoir  ni  l'orgueil,  et  je  voudrais  être  l'insecte  le  plus 
hideux  qui  rampe  sur  les  murs  d'un  cachot  plutôt  que  de  passer  dans 
la  méditation  mes  tristes  et  uniformes  journées.  Et  pourtant  je  sens 
poindre  au-dedans  de  moi  un  désir  du  repos...  mais  d'un  repos  dont 
je  ne  voudrais  pas  avoir  conscience.  Ce  vœu,  mon  sort  doit  bientôt 
l'accomplir;  bientôt  je  dormirai  sans  un  songe  de  ce  que  j  étais,  de 
ce  que  je  voudrais  être  encore,  quelque  criminelle  que  te  paraisse 
mon  existence.  Ma  mémoire  n'est  plus  que  la  tombe  d'un  bonheur 
éteint,  passé  :  tout  mon  espoir  est  de  m'éleindre  de  même,  et  il  eût 
mieux  valu  mourir  avec  lui  que  de  traîner  si  longtemps  une  vie  lan- 
guissanle.  Mon  âme  n'a  point  succombé  sous  ses  peines  cuisantes  et 
sans  tiève  :  elle  n'a  point  chi'rcbé  le  repos  dans  une  tombe  volon- 
taire comme  plus  d'un  insensé  des  temj)s antiques  ou  modernes.  Et 
pourtant  je  n  ai  jamais  craint  la  mort:  elle  meut  été  douce  au  sein 
des  combats,  si  j'avais  cherché  les  dangers  pour  la  gloire  et  non 
pour  l'amour.  (]es  dangers,  je  les  ai  bravés,  non  pour  de  vains  hon- 
neurs :  il  m'est  indifférent  de  perdre  ou  de  gagner  des  lauriers; 
je  les  laisse  aux  amis  de  la  renommée  ou  des  succès  mercenaires  : 
mais  que  l'on  place  encore  devant  moi  un  prix  que  je  juge  digne  de 
mes  efforts,  la  femme  que  j'aime,  l'homme  que  je  hais;  et  pour 
sauver  l'une  ou  tuer  l'autre,  je  me  jetterai  sur  les  pas  du  destin  à 
travers  le  fer  et  la  flamme.  Tu  peux  en  croire  un  homme  prêt  à 
faire  encore...  ce  qu'il  a  fait  déjà.  La  mort  n'est  rien  :  l'audacieux 
la  brave,  le  faible  la  subit,  le  malheureux  l'implore.  Que  ma  vie  re- 
tourne donc  à  celui  qui  me  l'a  donnée  :  puissant  et  heureux,  je  n'ai 
point  fléchi  devant  le  danger...  le  ferai-je  maintenant? 


«J'aimais  cette  femme,  ô  moine;  je  l'adorais.,  mais  ce  sont  là 
des  mots  que  tous  peuvent  répéter...  moi  j'ai  prouvé  mon  amour 
autrement  que  par  des  mots.  11  y  a  une  tache  sur  cette  épée  :  c'est 
du  sang  ;  et  elle  ne  s'effacera  jamais.  Ce  sang  a  élé  versé  pour  elle, 
qui  était  morte  pour  moi;  ce  sang  animait  le  cœur  d'un  homme 
abhorré...  No  frémis  pas...  ne  plie  pas  les  genoux  :  tu  ne  dois  pas 
mettre  un  pareil  acte  au  nombre  de  mes  péchés,  lu  dois  même  m'en 
absoudre  :  cet  homme  était  l'ennemi  de  ta  foi.  Le  nom  seul  de  Na- 
zaréen était  une  absinthe  pour  son  cœur  musulman.  Ingrat  et  in- 
sensé! sans  les  épées  maniées  par  quelques  mains  vigoureuses,  sans 
les  blessures  infligées  par  des  Galiléens,  ce  moyen  assuré  de  ga- 
gner le  ciel  de  Mahomet,  les  houris  impatientes  auraient  encore 
longtemps  h  l'attendre  sur  le  seuil  du  Paradis.  J'aimais  cette  femme... 
l'amour  se  fraie  des  sentiers  par  oii  les  loups  eux-mêmes  craindraient 
de  l'oursuivie  leur  proie:  et  s'il  ne  manque  pas  d'audace,  il  est  rare 
que  la  passion  n'obtienne  point  sa  récompense...  n'importe  comment, 
oîi  et  pourquoi,  je  ne  m'en  inquiétai  jamais:  quelquefois  cependant, 
saisi  d'un  remords,  j'ai  regretté  qu'elle  eût  connu  un  second  amour 
«  Elle  mourut...  Je  n'ose  le  dire  comment;  mais  vois...  cela  est 
écrit  sur  mon  front.  Tu  peux  y  lire  le  crime  et  la  malédiction  de 
Cain  gravés  en  caractères  que  le  temps  n'eU'ace  point  :  toutefois 
avant  de  me  condamner  .  écoule-moi  :  je  ne  suis  pas  l'auteur,  mais 
la  cause  du  crime.  L'autre  lit  seulementce  (jue  j'aurais  fail,  si  ellceùl 
éie  jiilidèle  h  un  second  amant.  Elle  le  trahit ,  et  il  porta  le  coup  ; 
elle  m'aimait ,  et  je  l'ai  vengée.  Quelque  mérité  que  fût  le  sort  de 
V.  celle  femme,  sa  trahison  élait  lidélilé  envers  moi  :  c'est  à  moi 
qu'elle  avait  donné  .son  cœur,  la  seule  chose  que  la  tyrannie  ne 
puisse  enchaîner;  et  moi,  hélas!  venu  trop  tard  pour  la  sauver; 
tout  ca  qui  restait  Ji  faire,  je  le  fis;  je  consolai  son  ombre  en  im- 
molant notre  ennemi.  Ce  dernier  trépas  ne  me  pèse  guère  :  mais 
son  sort,  à  elle,  a  fait  de  moi  un  être  que  tu  dois  prendre  en  hor- 
reur. L'arrêt  du  meurtrier  était  porté...  il  le  savait,  averti  d'avance 
par  la  voix  du  sombre  tahir  (Ij ,  à  l'oreille  duquel  avait  résonné 

(1)  Le  tahir  des  musulmâftis  connaît  l'avenir  par  les  sons  iiui  arrivent 
d'avance  ù,  son  oreille ,  comme  la  détonation  des  mousquets ,  etc.  Cette 


tristement  la  détonation  prophétique  pendant  que  sa  troupe  se  diri- 
geait vers  le  théâtre  du  massacre.  Du  reste,  il  est  mort  dans  le  tu- 
multe de  la  bataille,  quand  on  ne  sent  ni  fatigue  ni  souffrance  :  un 
cri  vers  Mahomet ,  une  prière  à  son  Dieu,  et  ce  fut  tout.  Il  m'avait 
reconnu  et  heurté  dans  la  mêlée...  je  le  contemplai  couché  dans  la 
poussière, eij'assistai  au  départ  de  son  âme:  quoique  percé  commele 
tigre  par  l'épieu  du  chasseur,  il  n'éprouvait  pas  la  moitié  de  ce  que 
j'éprouve  maintenant.  J'épiai,  mais  en  vain  ,  sur  son  visage  les  con- 
vulsions dune  âme  blessée  :  tous  ses  trails  exprimaient  la  fureur, 
aucun  ne  trahissait  un  remords.  Oh  !  que  n'aurait  point  donné  ma 
vengeance  pour  lire  le  désespoir  sur  cette  face  mourante,  pour  y 
voir  ce  tardif  repentir  qui  ne  peut  plus  dépouiller  la  tombe  d'une 
seule  de  ses  terreurs ,  ne  renfermant  ni  consolation  pour  cette  vie, 
ni  salut  dans  l'autre! 

«  Le  sang  est  glacé  chez  les  fils  d'un  climat  froid  :  leur  amour 
est  à  peine  digne  de  ce  nom  :  mais  le  mien  était  ce  torrent  de  lave 
qui  bouillonne  dans  le  sein  enflammé  de  l'Etna.  Je  ne  sais  point 
vanter,  dans  leur  puéril  langage,  les  charmes  féminins  et  les 
chaînes  de  la  beauté  ;  si  des  joues  qui  pâlissent,  des  veines  qui  s'en- 
flamment, des  lèvres  convuisives,  mais  non  gémissantes,  un  cœur 
prêt  à  éclater,  un  cerveau  en  démence;  si  des  actes  d'audace  et 
un  acier  prêt  à  la  vengeance  ;  ce  que  j'ai  senti ,  ce  que  je  sens  en- 
core :  si  tout  cela  révèle  1  amour,  cet  amour  élait  le  mien  ;  et  des 
indices  plus  terribles  encore  révélaient  ma  passion.  Je  ne  savais  ni 
me  plaindre  ni, soupirer;  je  ne  songeais  qu'à  posséder  ou  à  mourir. 
Je  meurs...  mais  j'ai  possédé  :  arrive  ce  qui  pourra  ,  j  ai  connu  le 
bonheur.  Accuserai  je  maintenant  la  destinée  que  j'ai  choine? 
Non...  dépouillé  de  tout,  mais  ne  soufl'rant  que  du  trépas  de  Leila  , 
qu'on  m'offre  de  nouveau  le  plaisir  et  la  peine  ,  je  voudrais  vivre 
pour  aimer  encore.  Je  gémis,  ô  mon  saint  guide,  non  surcelui  qui 
meurt,  mais  sur  celle  qui  est  morte  :  elle  dort  sous  la  vague  er- 
rante... Oh!  que  n'a-l-elle  une  tombe  dans  la  terre  :  ce  cœur  brisé, 
celle  lête  palpitante,  iraient  chercher  et  partager  sa  couche  élioiie. 
Leila  était  une  lumière  vivante  :  dès  que  je  l'eus  aperçue,  elle  de- 
vint une  partie  de  mon  regard,  et  partout  où  se  tournait  ma  vue 
elle  selevciit  devant  moi,  étoile  du  malin  de  tous  mes  souvenirs! 

«  Oui,  l'amour  est  en  effet  une  lumière  des  cieux,  une  étincelle 
de  ce  leu  immortel  que  nous  partageons  avec  les  anges ,  et  qu'un 
Dieu  nous  a  donné  pour  détacher  nos  désirs  de  la  terre.  La  piété 
nous  élève  vers  le  ciel;  mais  le  ciel  lui-même  descend  en  nous 
dans  l'amour;  sentiment  que  la  Divinité  nous  communique  pour 
purifier  notre  être  de  sordides  pensées;  rayon  du  Créateur  ciui 
forme  autour  de  l'âme  une  glorieuse  auréole!  Sans  doute  mon 
amour  était  iraparlait,  comme  tout  ce  que  les  hommes  appellent  à 
tort  de  ce  nom  ;  à  ce  titre,  qualilie-le  de  péché,  de  tout  ce  que  lu 
voudras  :  mais,  avoue-le,  le  sien  n'éiail  pas  coupable.  Leïla  élait 
l'étoile  polaire  de  ma  vie  :  cet  astre  éleint ,  quel  rayon  pouvait  in- 
terrompre ma  nuit?  Oh!  que  ne  peut-elle  luire  encore  pour  me 
guider,  fût-ce  à  la  mort  ou  à  des  maux  plus  terribles!  Pourquoi 
t  étonner  si  ceux  qui  ont  perdu  tant  de  bonheur  dans  le  présent, 
tant  d'espoir  pour  lavenir,  ne  peuvent  porter  paisiblement  leur 
douleur;  si  leur  frénésie  accuse  le  destin;  si  dans  leur  démence  ils 
accomplissent  ces  actes  épouvantables  qui  ne  font  qu'ajouter  le 
crime  à  la  souQ'rance?  Héias!  un  cœur  saignant  d'une  blessure  in- 
térieure n'a  plus  rien  à  redouter  des  atteintes  du  dehors  :  déchu  de 
tout  ce  qu'il  connaît  de  bonheur,  qu'importe  dans  quel  abîme  il 
tombe  I  Vieillard ,  ma  cruauté  égale  à  tes  yeux  celle  du  farouche 
vautour  :  je  lis  l'horreur  sur  ton  front  :  c'est  encore  un  des  châti- 
ments qui  m'étaient  destinés!  Oui,  comme  l'oiseau  de  proie,  j'ai 
iirirqué  par  le  carnage  ma  roule  ici-bas;  mais  la  colombe  m'a  mon- 
tré à  mourir...  sans  connaître  un  second  amour.  C'est  enore  une 
leçon  que  l'homme  doit  prendre  d'êtres  qu'il  ose  mépriser  :  l'oiseau 
qui  chante  parmi  la  bruyère,  le  cygne  qui  nage  sur  le  lac  ne  pren- 
nent qu'une  compagne,  une  seule.  Qu'un  cœur  volage,  inconstant 
comme  les  enfants  dans  leurs  jeux,  raille  ce  qui  ne  sait  point  chan- 
ger :  je  n'envie  point  la  variété  de  ses  plaisirs  et  l'estime  moins  que 
ce  cygne  solitaire;  moins,  bien  moins  encore  que  la  beauté  légère 
qui  ia  cru  et  qu'il  a  trahie.  Celte  honte  du  moins  ne  peut  m'ètre  im- 
putée... Leila,  je  t'ai  donné  toules  mes  pensées,  mes  vertus,  mes  cri- 
mes, mes  richesses,  mes  malheurs,  mon  espoir  dans  les  cieux,  mon 
tout  ici-bas.  La  terre  ne  possède  rien  de  semblable  à  toi  ;  ou  si  cet 
èlre  existe,  pour  moi,  il  existe  en  vain  :  pour  un  monde  entier,  je 
ne  voudrais  pas  regarder  une  femme  qui  le  ressemblerait  el  qui  ne 
serait  pas  toi.  Les  crimes  qui  ont  souillé  ma  jeunesse,  ce  lit  de  mort 
lui-même...  attestent  celte  vérité I  II  est  Irop  tard  pour  loule  auire 
pensée...  Tu  fus,  lu  es  encore  le  rêve  'lélirant  el  chéri  de  mon  cœur! 

«  Et  elle  périt...  et  moi,  je  continuai  de  vivre,  mais  non  comme 
vit  le  reste  de  l'humanité  :  un  serpent  enlaçait  mon  cœur  de  ses  re- 
plis el  son  aiguillon  réveillait  sans  cesse  ma  haine.  IndiÛ'érent  au 
temps,  abhorrant  ions  les  licuv,  je  me  détouriaaas  avec  épouvante 
de  la  face  de  la  nalure;  car  toutes  les  beautés  îj»ji  m'avaient  clianué 
ne  faisaient  plus  qu'éveiller  les  sombres  douleurs  de  mon  âme.  Vous 

faculté  correspond  en  quelque  sorte  à  la  seconde  vue  du  seer  (voyant) 
des  Ecossais. 


80 


LES  VEILLRES  LnTÉHAIItl':S  ILLUSTRÉES. 


savez  Af'ih  loiit  le  rosle .  vous  connaissez  toiilcs  mes  fautes  el  In 
moitié  de  mes  ilouli-iirs.  Mais  ne  me  parlez  plus  de  renenlir;   vous 
\o\ct  que  je  |iarlirai  liii'iitôt  de  ce  monde,  et  quand  môme  j'ajoute- 
rais foi  à  vos  pieux  discoufs,  ce  qui  est  fait,  pouvez-vous  le  défuin-? 
Ne  m'accusez  pas  diiiKratitude  ;  mais  croyez-le  bien,  ma  douleur 
n'est  point  de  celles  qu  un  prftic  peut  guérir.  Il  vous  est  facile  de 
deviner  en  vous-même  l'état  de  mon  âme  ;  mais,  plus  je  vous  inspire 
dcpiiié.  moins  vous  devriez  me  parler  de  ce  sujet.  Quand  vous 
pourrez  rendre  ma  Leila  à  la  vie,  alors  j'implorerai  de  vous  mon 
pardon,  alors  je  plaiderai  ma  cause  devant  ce  haut  tribunal  dont 
f indulgence  s'obtient  en  payant  des  messes.  Allez!  essayez  de  cal- 
mer la  lionne  solitaire,  quand  un  chas-seur  a  enlevé  de  sa  tanière  ses 
Setits  vagissants;  mais  ne  tentez  pas  de  calmer de  railler  mon 
ésespoiri 
«  Dans  de  iilus  jeunes 
années,  à  des  heures  plus 
calmes,  quand  le  cœur 
trouve  ses  délices  às'unir 
avec  un  autre  cœur,  aux 
lieux  où  fleurit  ma  natale 

vallée,  j'avais l'ai-je 

encore? j'avais    un 

ami  !  Vieillard,  je  vous 
charge  de  lui  transmet- 
tre ce  souvenir  de  notre 
jeune  affection  :  je  désire 
qu'il  apprenne  ma  fin  : 
quoique  des  iines  absor- 
bées comme  la  mienne 
dans  une  seule  pensée  ac- 
cordent peu  ik  l'amitié  ab- 
sente ,  j  espère  que  mon 
nom  flétri  lui  est  encore 
cher.  Chose  étrange!  il 
m'a  prédit  mon  sort  et  je 
lui  ai  répondu  par  un  sou- 
rire (en  ce  temps- là,  je 
souriais  encore),  pendant 
que  la  prudence,  me  par- 
lant par  sa  voix,  me  don- 
nait des  avis ([ue  je 

n'écoulais  guère  ;  mais 
maintenant  la  mémoire 
me  répète  tout  bas  ces  dis- 
cours a  peine  compris  au- 
trefois. Dites -lui  que  ses 
prédictions  se  sont  ac- 
complies ,  et  il  frémira 
d'apprendre  ces  nouvel- 
les, et  il  regrettera  d'avoir 
été  prophète.  Dites -lui 
que,  si  au  milieu  d'une 
vie  tristement  agitée,  j'ai 
négligé  les  souvenirs  ides 
jours  dorés  de  notre  jeu- 
nesse ,  néanmoins  ,  à 
l'heure  de  la  souffrance 
et  de  la  mort,  ma  voix 
défaillante  eût  essayé  de 
bénir  sq  mémoire;  mais 
le  ciel  s'indignerait  si  le 
crime  osait  le  prier  pour 
l'innocence.  Je  ne  lui  de- 
mande pas  de  m'épar- 
gner  le  blâme:  son  cœur 
est  trop  grand  pour  ne 
point  respecter  mon  nom; 
et,  d'ailleurs,  qu'ai-je  à 

faire  de  la  renommée*  Je  ne  lui  demande  pas  de  ne  point  me  pleu- 
rer: cette  froide  prière  ressemblerait  au  dédain;  et  les  larmes  viriles 
de  l'amitié  conviennent  bien  au  cercueil  d'un  frère.  Portez-lui  seu- 
lement cet  anneau  qui  fut  autrefois  le  sien,  el  peignez-lui...  ce  que 
vous  voyez  maintenant:  un  corps  flétri,  une  imeen  ruines,  un  dé- 
bris du  naufrage  des  passions,  un  parchemin  effacé,  une  feuille 
dessécliée  qu'emporte  le  vent  de  l'automne  ! 

«  Ne  me  dites  plus  que  c'est  une  vision  mensongère  :  non,  mon 
père,  non  ;  ce  n'était  pas  un  songe,  hélas!  pour  rêver,  il  faut  dormir  : 
je  veillais  et  j'aurais  voulu  pleurer;  mais  je  ne  le  pouvais  pas, 
car  mon  fronlen  feu  s'ébranlait  comme  maintenant  aux  battements 
de  mon  cerveau  .  j  invoquais  une  larme,  une  seule,  comme  un  don 
rare  et  précieux  ;  je  1  ap|)olais  el  je  l'appelle  encore  :  le  dé,sespoir 
est  plus  fort  que  ma  volonté.  Ne  prodiguez  point  en  vain  vos 
prières  ;  le  désespoir  est  plus  puissant  qu'elles  Ce\â  fùl-il  possible, 
je  ue  voudrais  point  être  béni  du  ciel  :  je  ne  demande  point  le  pa- 


I.a  soif  de  ma  vengeance  lîsl  apaisée.  Je  pars,  mais  jo  pars  seul. 


radis;  il  ne  me  faut  que  le  repos.  Tout  à  l'heure,  je  vous  le  dis. 
mon  père,  tout  Jt  l'heure  je  l'ai  vue  :  oui,  elle  était  vivante:  elle 
brillait  dans  son  blanc  linceul,  comme  à  traversée  pAle  nuage  brille 
l'étoile,  cent  fois  moins  belle,  que  je  contemple  comme  je  la  con- 
templais. Je  ne  vois  plus  que  confusément  sa  tremblante  étincelle; 
la  nuit  de  demain  sera  encore  plus  sombre,  el  moi,  avant  que  les 
rayons  de  celle  étoile  aient  disparu,  je  serai  cette  chose  sans  vie  qui 
fait  l'effroi  des  vivants.  Je  m'égare,  mon  père,  car  mon  Ame  se  pré- 
cipite vers  la  lin  de  la  carrière.  Je  l'ai  vue,  moine  I  et  je  me  suis 
levé,  oubliant  toutes  mes  peines...  M'élançant  de  ma  couche,  je  la 

saisis,  je  la  presse  contre  ce  cœur  desespéré,  je  la  presse et 

qu'est-ce  donc  que  je  presse  contre  mon  cœur?  Ce  n'est  point  un 
sein  qui  respire,  ce  n'est  point  un  cœur  qui,  par  ses  battements,  ré- 
pond au  mien.  Et  pour- 
tant. Leïla,  ce  sein  est  le 
tien  !  Ks-tu  donc  telle- 
ment changée,  d  ma  bien- 
aimée ,  qu'en  consolant 
mes  regards,  tu  ne  me 
rendes  pas  mes  embras.«e- 
ments?  Ah!  quelque  gla- 
cés que  soient  tes  char- 
mes ,  n'importe!  je  veux 
serrer  dans  mes  bras  le 
seul  trésor  i)uej  aie  jamais 
désiré.  Hélas  !  c'est  une 
ombre  qu'ils  entourent  el 
ils  se  replient  frémissants 
sur  ma  poitrine  solitaire; 
el,  cependant,  elle  est  en- 
core là,  debout,  en  silen- 
ce ,  et  m'appelant  de  ses 
mains  suppliantes  I  Ce 
sont  les  tresses  de  sa  che- 
velure, ce  sont  ses  yeux 
noirs  et  brillants...  Je  sa- 
vais bien  que  c'était  un 
mensonge...  elle  ne  pou- 
vait pas  mourir!...  Mais 
lui,  il  est  mort.  Je  l'ai  vu 
enterrer  dans  le  défilé,  à 
la  place  même  où  il  est 
tombé.  Il  ne  vient  pas; 
car  il  ne  peut  percer  la 
terre  qui  le  couvre;  loi, 
pourquoi  donc  t'es-tu  ré- 
veillée? On  m'avait  dit 
que  les  vagues  capricieu- 
ses roulaient  sur  tes  traits 
adorés ,  sur  les  formes 
chéries;  on  m'avait  dit... 
c'était  une  odieuse  faus- 
seté !  Je  voudrais  répéter 
cette  histoire  que  ma  lan- 
gue s'y  refuserait  :  si  elle 
est  vraie  pourtant ,  el  si 
tu  quittes  les  grottes  de 
l'Océan  pour  réclamer 
une  tombe  plus  paisible, 
oh  !  pa.s,se  les  doigts  hu- 
mides sur  mon  front ,  et 
il  ne  brûlera  plus,  ou 
pose-les  sur  ce  cœur  dé- 
sespéré :  mais  ombre  ou 
réalité,  quoi  que  tu  puis- 
ses être,  par  pitié  ne  l'en 
va  point,  ou  emporte 
avec  loi  mon  Ame  plus 
loin  que  ne  soufllent  les  vents  el  que  ne  roulent  les  vagues  ! 

«  Je  l'iii  confié  mon  nom  et  mon  hisloire ,  ministre  de  la  péni- 
tence :  ton  oreill.:  a  reçu  le  secret  de  mes  douleurs  ;  je  te  remercie 
de  cette  larme  généreuse  que  tu  m'accordes  et  que  mon  œil  dessé- 
ché n'eût  pu  répandre.  Qu'on  me  couche  parmi  les  morts  les  plus 
humbles ,  el ,  sauf  la  croix  placée  sur  ma  tôle ,  que  ma  tombe  ne  \ 
porte  ni  nom  ni  emblèmes  qui  attirent  l'altention  de  1  étranger  el 
arrêtent  les  pas  du  pèlerin.  » 

li  mourut...  sans  laisser  aucun  indice  qui  pùl  révéler  son  nom  et 
sa  race,  si  ce  n'est  ce  qu'avait  entendu  le  moine  qui  l'avait  a-«sisté  à 
son  lit  de  mort  el  ce  que  son  vœu  lui  défendait  de  dé\ oiler.  Ce  rccit 
morcelé  est  tout  ce  que  nous  savons  sur  la  femme  qu'il  a  chérie, 
sur  l'homme  qu'il  a  tué. 


FIN   DU   GIAODR. 


I 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


SI 


LA 


PROPHÉTIE  DU  DANTE 


(1) 


DEDICACE. 

Aimable  dame  !  Si ,  pour  la  froide  et  brumeuse  patrie  où  je  suis 
né,  mais  oii  je  ne  voudrais  pas  mourir,  j'ose  imiter  le  rhythme  du 
père  des  poètes  d'Italie 
et  copier  grossièrement 
en  caractères  runiques  les 
sublimes  chants  du  Sud, 
la  faute  en  est  h  vous  ; 

sans  doute  je  n'atteindrai  --   ^ 

pas  l'immortelle  harmo-  -# 

nie  du  modèle,  mais  votre  ^^^^ 

cœur  indulgent  me  par- 
donnera. Dans  la  confi- 
ance de  la  beauté  et  de 
la  jeunesse ,  vous  avez 
ordonné  ;  et  pour  vous, 
parler  et  être  obéie  c'est 
une  mèmeeho-e...  .  c  est 
seulement  dans  les(hau- 
des  régions  du  Sud  que 
s'entendent  de  tels  ac- 
cents, quese  montrent  de 
tels  charmes,  "  qu'un  si 
doux  langage  s'exhale 
dune  bouche  si  belle... 
Que  ne  tenterait  point 
celui  qui  vous  a  enten- 
due? 


séontions,  l'exil  et  les  larmes  que  j'ai  versées  sur  loi.  Mes  autres 
maux  ne  m'avaient  point  coulé  de  pleurs  :  car  je  ne  suis  point  de 
nature  à  plier  devant  la  tyrannie  d'une  faction  et  les  rumeurs  de  la 
foule.  Ma  longue,  longue  lutte  a  été  sans  fruit  ;  je  ne  dois  plus  re- 
voir ma  terre  natale,  même  pour  y  mourir,  sauf  loi  sque  l'œil  de  mon 
imagination,  perçant  le  nuage  suspendu  sur  les  Apennins,  me  montre 
cette  Florence  autrefois  si  fière  de  moi  :  et  pourtant  ils  n'ont  pas 
vaincu  l'âme  inflexible  du  vieil  exilé! 

Mais  le  soleil,  quel  que  soit  son  éclat,  se  couche  enfin,  et  la  nuit 
le  remplace  :  je  suis  vieux  d'années,  d'actions,  de  pensées  ;  j'ai  vu  la 
destruction  face  à  face  et  sous  toutes  ses  formes.  Le  monde  m'a  laissé 
pur  comme  il  m'a  trouvé,  et  si  je  n'ai  pas  encore  recueilli  ses  suf- 
frages, du  moins  je  ne  les  ai  point  honteusement  brigués.  L'homme 

outrage  ;  le  temps  ven- 
ge ,  cl  mon  nom  ne  sera 
peut-être  pas  un  monu- 
ment sans  gloire ,  quoi- 
,<^^^^^  que  le  but  de  mon  am- 

Jï^^^K^'  ,  bition  n'ait  point  été  d'a- 


jouler  une  ligne  de  plus 
à  lai 


CHANT  PREMIER. 

Encore  une  fois  rentré 
dans  le  monde  fragile  de 
l'homme!  Je  l'avais  quitté 
depuis  si  longtemps  (|u'il 
était  oublié.  L'humaine 
argile  pèse  de  nouveau 
sur  moi,  trop  vite  ravi  à 
limmortelle  vision  qui 
soulageait  mes  douleurs 
terrestres.  Cette  vision 
m'a  fait  traverser  ce  gouf- 
fre profond  d'oii  l'on  ne 
revient  pas  et  où  j'ai  en- 
tendu les  cris  des  damnés 
sans  espoir  ;  elle  m'a 
montré  ensuite  celte  au- 
tre demeure  moins  dou- 
loureuse d'où  l'homme 
purifié  par  le   feu   peut 

prendre  un  jour  son  es-  Le  Dante, 

sor  pour  se  réunir  \  la 
troupe  des  anges  :  enfin 
elle  m'a  élevé  jusqu'au 
séjour  céleste  où  ma  bril- 
lante Béatrice  a  éclairé 

mon  esprit  de  sa  lumière;  alors  gravissant  d'étoile  en  étoile  jus- 
qu'au trône  du  Tout-Puissant  sans  être  foudroyé  par  sa  gloire,  je 
suis  parvenu  à  la  base  de  l'éternelle  triade,  de  ce  Dieu,  le  premier, 
le  dernier,  le  plus  parfait  des  êtres,  mystérieusement  triple  et  uni- 
que, immense  et  infini,  âme  de  tout  l'univers!  0  Béatrice,  sur  ton 
corps  adoré  pèsent  depuis  longtemps  la  terre  et  le  marbre  froid  ;  pur 
séraphin  de  mon  premier  amour,  de  cet  amour  tellement  inellable 
et  unique,  que  rien  sur  la  terre  ne  peut  plus  toucher  mon  cœur. 
Si  je  ne  l'avais  rencontrée  dans  le  ciel,  mon  âme  eût  continué  d'er- 
rer en  te  cherchant  comme  la  colombe  sortie  de  l'arche  dont  les 
pieds  ne  pouvaient  se  poser  nulle  part  pour  soulager  son  aile  fa- 
tiguée. Oh!  sans  ta  lumière,  mon  paradis  eût  été  incomplet. 

Depuis  que  le  soleil  a  fait  luiiemon  dixième  été,  lu  fus  ma  vie  et 
l'essence  de  ma  pensée  :  je  t'aimais  avant  de  con  naître  le  nom  d'amour, 
et  ton  image  brille  encore  devant  ces  yeux  affaiblis  par  l'âge,  les  per- 

(1)  Composé  en  1819,  à  Ravenne,  près  du  tombeau  du  Dante. 

Pabis.  —  Imp.  Lacoub  et  C*.  rue  SoufOoI,  l£. 


liste  vaniteuse  de  ces 
coureurs  de  renommée 
qui  tendent  leur  voile  au 
souffle  inconstant  de  l'o- 
pinion et  mettent  leur 
honneur  à  prendre  place 
dans  les  chroniques  san- 
glantes du  passé  avec  les 
conquérants  et  tant  d'au- 
tres ennemis  de  la  vertu. 
Ce  que  je  voulais,  c'était 
te  voir  puissante  et  li- 
bre, ô  ma  Florence!  Flo- 
rence !  tu  fus  pour  moi 
comme  celte  Jérusalem 
sur  laquelle  le  Tout-Puis- 
sant pleura  :  Il  Tu  ne  l'as 
pas  voulu  !  1)  mais  si  tu 
avais  écouté  ma  voix,  je 
t'aurais  abritée  sous  mon 
aile  comme  l'oiseau  abri- 
te ses  petits.  Loin  de  là, 
comme  la  couleuvre  sour- 
de et  féroce,  tu  dardas  ton 
venin  contre  le  sein  qui 
te  réchauffait  :  mes  biens 
furent  confisqués  ;  mon 
corps  fui  condamné  aux 
flammes.  Hélas!  celle  ma- 
lédiction de  la  pairie  , 
combien  elle  est  amère  à 
celui  qui  voudrait  mourir 
pour  ses  concitoyens , 
mais  qui  n'a  point  mé- 
rité de  mourir  par  eux, 
et  qui  les  chérit  encore 
même  dans  leur  colère. 
Le  jour  peut  venir  où 
Florence  sera  désabusée  ; 
le  jour  peut  venir  où  elle 
serait  fière  de  posséder 
cette  cendre  qu'aujour- 
d'hui elle  voudrait  jeter 
aux  vents ,  de  transférer 
dans  ses  murs  la  tombe 
de  celui  à  qui  vivant  elle 
refuse  un  asile.  Inutile  re- 
gret !  Que  ma  poussière 
demeure  où  elle  sera  tombée  :  non,  toi  qui  m'as  donné  la  vie,  mais({ui 
dans  ta  fureur  soudaine  m'as  repoussé  loin  de  toi  pour  aller  vivre  où  je 
pourrais,  lu  ne  reprendras  pas  ainsi  possession  de  mes  ossements 
indignés,  parce  que  ta  colère  est  passée  et  que  lu  as  daigné  rétrac- 
ter ton  arrêt;  non,  tu  m'as  refusé  ce  qui  in'ai)parlenait,  mon  toit  : 
tu  n'auras  pas  ce  qui  ne  t'appartient  point,  ma  tombe! 

Trop  longtemps  son  courroux,  s'armant  contre  moi,  a  repoussé 
loin  d'elle  un  fils  prêt  à  verser  son  sang  pour  la  défendre,  un  cœur 
dévoué,  une  âme  d'une  fidélité  éprouvée,  un  homme  qui  a  combattu, 
travaillé,  voyagé  pour  elle,  qui  a  rempli  tous  les  devoirs  d'un  boa 
citoyen,  et  qui,  pour  sa  récompense,  a  vu  le  perfide  ascendant  des 
Guelfes  ériger  en  loi  son  arrêt  de  proscription.  De  pareilles  choses 
ne  s'oublient  pas:  Florence  auparavant  serait  oubliée.  Trop  sai- 
gnante est  la  blessure,  trop  profond  l'outrage  et  trop  prolongée  la 
souffrance  :  mon  pardon  n'aurait  plus  rien  de  grand,  et  un  tardif  re- 
pentir ne  rendrait  pas  l'injustice  moins  criante  :  et  cependant...  je 
sens  mes  entrailles  s'émouvoir  en  sa  faveur;  et  pour  l'amour  de  toi, 

6 


82 


LES  vKii.iftrs  F.iTT»!;n.\mrs  iLi,tisTnii:r.s. 


'■>  mn  Ilonlricc!  il  ni'i'si  p^nililfi  di*  me  vfnpcr  (Viin  \<a\n  i|ue  j'nppn- 
lais  in.i  pairie  ri  ipii  fui  ronsarrû  par  le  i  iHnur  ilc  la  ciMnIrc  :  l'oiniiir 
une  ri'liipic  saiiilt'.  (N'Ic  criulro  prnl^^nin  la  cité  luiiiiii-lil<>.  et  la  Reulc 
iiriic  siidira  pour  sauver  le»  juins  de  Iciiis  mes  ennemis,  (jnnime  le 
\i''ii\  Mariii-^  iIiuim  les  marais  de  Minliinics  el  pninii  Ws  ruines  de 
(!nrllin(.'c.  il  esl  des  moments  ou  mon  cœur  esl  diSvoié  de  II  lesse 
hrùinnie  <lii  resscnlimenl.  m'i  un  Konfre  m'olVie  le  spcctaele  des  dei- 
nii  ros  aiij:oisses  d'un  lilciii'  rnncmi  el  l'ail  laumner  sMr  mon  finnl 
l'espoir  du  Iriuniphe...  p;enilona  ces  pensées,  dernii're  Tnihlessc  cle 
rem  qui.  ayani  lonul^-nips  snuilerl  îles  maux  surhumains,  el  n'étant 
au  fond  que  des  huiiimcs.  no  liouvenl  du  repus  que  sur  rorclller  de 
la  \ent.'eaiirc...  Oli  I  la  \t'npianfe,  ce  monstre  qui  s'endort  piuir 
r6>er  de  .«anj.'.  qui  s'évi  ille  avec  la  soif  sout>>nt  Immiiée  mais  inex- 
linpuilile  d Un  rh.TnKcmcnt  de  rorlunc.  avec  l'espoir  di'  remonter  au 
pouvoir  cl  de  louler  à  son  tour  sous  ses  pieds  ceux  qui  l'onl  écrasée, 
pendant  qu'Até  el  la  Mort  marrhcront  sur  des  fronts  nhaltus  et  des 
léies  r<iupées!...  Grand  Dieu!  éloigne  de  moi  ces  pensées  :  je  remets 
cnlre  les  mains  mes  nombreuses  injures,  etta  verge  puissante  tom- 
bera sur  ceux  qui  m'ont  frappé.  Sois  encore  mon  bouclier,  oomme 
tu  l'as  "-le  dans  les  dangers  ei  les  souffrances,  au  milieu  des  troubles 
des  cités  et  sur  les  cbamps  de  bataille,  dnijs  les  travaux  et  les  fati- 
gues que  j'ai  endurés  pour  l'ingrate  Florence.  J'en  appelle  de  ma 
patrie  à  ioi,àtoi  qucj'aivu  récemment  entouré  ae  tout  l'appareil  de 
la  puissance,  dons  cette  vision  glorieuse  qui  n'avait  élé  accordée 
avani  moi  à  nul  vivant. 

Hélas!  après  ce  sublime  spectacle,  de  (|uel  poids  je  sens  peser  sur 
mon  l'riMit  et  la  terre  el  les  choses  terrestres,  des  passions  cornislvcs, 
des  senliiKenls  tristes  et  vulgaires,  les  angoisses  d'un  cœur  qui  pal- 
pite dans  di>s  tortures  morales,  les  longues  journées,  les  nuits  rUnics 
de  terreurs,  le  souvenir  d'un  demi-siècle  de  sang  cl  de  crimes,  et 
i'altcute  de  quelques  pauvres  années  encore,  années  de  vi'  illesse  et 
de  iléc'iuragemcnl,  années  moins  dures  toutefuis  à  supporter  que  le 
passé,  lin  effet,  j'ai  été  trop  longlemps  abandonné  comme  un  nau- 
fragé sur  le  roc  .solitaire  du  désespoir  pour  suivre  encore  d'un  re- 
gard ranimé  la  barque  fugitive  qui  vient  doubler  cet  affreux 
écueil,  pourélever  la  voix  eu  implorant  une  aide;  car  l'crsonnc  no 
prêterait  l'oreille  il  mes  gémissenicnis...  Je  ne  suis  ni  de  ce  peuple, 
ni  de  ce  siècle;  et  néanmoins  mes  chants  conserveront  le  souvenir 
de  celle  époque  :  pas  une  seule  page  de  ses  turbulentes  annales  n'au- 
rait lixé  les  regards  de  la  postérité,  si  maint  acie  aussi  insigniliint 
que  ses  auteurs  ne  se  trouvait  embaumé  dans  mes  vers.  (Test  le  s.irl 
des  isprils  de  mon  rang  d'être  tourmentés  dans  celle  vie,  de  con- 
sumer leurs  cœurs  cl  leurs  jours  dans  des  luttes  incessantes  et  de 
mourir  dans  lisolement:  mais  alors  on  voit  des  milliers  d  hommes 
entourer  leur  tombe,  des  pèlerins  y  accourent  des  pays  h'intainsoù 
ils  ont  ajipris  le  nom...  di'  celui  qui  n'est  plus  qu'un  nom;  alors  on 
prodigue  ii  un  marbre  insensible  I  hommage  non  écoulé  d  ime  gloire 
<lont  la  mort  ne  peut  jouir.  Ah!  celle  gloire  m'aura  coiilé  cher  : 
mourir  n'est  rien;  mais  me  voir  dessécher  ainsi,  faire  descendre  mon 
àme  de  ses  hautes  régions,  marcher  avec  Ions  ces  petits  hommes 
dans  leur-  étroits  sentiers,  être  un  vulgaire  spectacle  aux  yeux  les 
plus  vulgaires,  vivre  errant,  (juand  les  loups  eux-mêmes  ont' leur  ta- 
nière; me  voir  privé  de  famille,  de  foyer,  de  toutes  ces  choses  qui 
font  le  charme  de  la  société  humaine  cl  allègent  la  douleur;  me 
sentir  isolé  comme  un  uionar([ue  et  n'avoir  ni  puissance  ni  cou- 
ronne: envier  h  la  colombe  cl  sou  nid  cl  ces  ailes  qui  peuvent  la 
porter  aux  lieux  où  les  Apennins  se  mirent  dans  l'Arno Heu- 
reux iiisrau!  il  va  .«e  leposcr  peut-être  sur  les  murs  de  celle  ville 
impKicablc  où  siuil  encore  mes  enfants,  où  vil  celte  femme  fatale  à 
lua  destinée,  leur  mère,  la  froide  compagne  qui  m'apporta  pour  dot 
lu  ruine...  Ah!  voir  el  sentir  tout  cela,  et  savoir  qu'il  n'y  a  point  de 
remède  à  ces  maux,  c'est  iiiic  leçon  bien  amèie.  Mais  encore  je  suis 
libre,  je  n'ai  à  me  reprocher  ni'làcheté  ni  bassesse  :  ils  ont  fait  de 
moi  uu  exilé...  et  non  un  esclave. 


CHANT    II. 

L'esprit  religieux  de.^  anciens  jours  donnait  aux  paroles  un  sens 
qui  passait  dans  les  fails  ;  alors  la  pensée  éelairail  les  ténèbres  de 
1  avenir  et  dévoilait  aux  hommes  la  destinée  des  enfants  de  leurs  en- 
fants, évoquée  de  l'aliinie  des  lcm|ts  h  naître,  de  ce  chaos  dévéne- 
menls  ou  dorment  ébauchées  les  formes  (pii  doivent  devenir  nmr- 
lellcs  :  cet  esprit  que  portaient  en  eux  les  grands  prophètes  il'Isaël. 
je  le  porte  aussi  en  moi.  si  je  doiu  avoir  le  sort  de  (assandre,  si  au 
milieu  du  lumulle  des  luttes  humaines  per-onne  n'entend  colle  voix 
qui  s'élève  du  d.-scri.  ou  si  renicndani  pirsomie  ne  veut  croire  ce 
quelle  annonce,  que  la  faute  en  retombe  sur  eux  et  que  ma  con- 
science .saiisfiite  smt  ma  récoi„pense,  la  seule  que  j'aie  jamais  ron- 
niie  Nas-lH  pas  assez  s  igné,  cl  dois-tu  saigner  eneo.e,  ô  Ha  ie? 
Ah  !  1  avenir  qui  se  découvre  h  moi.  s.uis  une  clarté  sépulcrale,  me 
tait  oublier  mes  propres  inforlums  dans  les  irréparable  malheurs 


L'homme  ne  peut  avoir  (;:ri::ie  patrie,  et  lu  es  encore  la  mienne: 
mes  os  reposerimtdans  Uui  sein  ;  mon  ,1me  vivra  dans  Ion  langige, 
(lui  jailis  s'r-sl  élemlu  comme  la  puissiinri-  romaine  par  loiil  l'dcei- 
dent.  .Maisjesaur.'i  ri/er  un  nouvel  idi.jiiii-  aus.si  noble  <!t  plus  doux, 
également  propin  k  exprimer  l'ardeur  de»  héros  el  le»  soupirs  des 
amanis.  Il  trouvera  de»  soim  appro(.iié<  à  tou»  les  siijat»;  el  Ions 
ses  mois,  brillants  CMmiiie  Ion  ciel,  réaliseront  les  rêves  les  plus 
aiiÉbitieiivi  du  poêle.  Alors  lu  devjendr.''»  le  rossignol  de  I  Europe  : 
auprès  du  tien  tous  les  idiomes  seront  comme  le  ramage  des  oi- 
seaux vulgaires,  el  toute  langue  s'avoueia  barbai  e  en  présence  de 
la  tienne.  Voilîl  ce  (pie  lu  devras  à  ce'iii  (|ii"  tu  as  outragé,  au  barde 
de  l'Ktrurie,  au  proscrit  gibelin.  Malheur!  malheurl  le  voile  d's 
siècles  h  venir  est  déchiré  :  mille  ans  qui  repo-aienl  immobiles, 
eonime  la  soi  face  de  l'Océan  avant  que  les  venis  aient  soufflé  .  s'é- 
lèvent ondulant  d'un  mouvement  triste  el  solennel  et  sortent  ilu 
sein  de  l'élernilé  pour  lloller  devant  mes  regards  :  la  tempête  som- 
meille encore,  les  nuages  gardent  leur  repos,  la  terre  n'a  point  en- 
ei^ire  enfanté  les  fléaux  que  couvent  ses  entrailles,  le  chaos  sangbnt 
n'a  point  encore  la  vie  :  mais  toutes  chose*  se  préparent  pour  Ion 
chAlimenl.  Les  éléments  n'attendent  plus  ()ue  la  voix  (|ui  doit  dire  : 
«  Que  les  ténèbres  soient!  »  el  aussitiM  tu  deviendras  un  tombeau. 

Oui,  superbe  llalic!  tu  senliias  le  tiaiichant  de  l'cpée  :  Italie, 
t()ujoui-s  SI  belle,  qu'en  loi  le  paradis  semble  refleurir  pour  II-  immo 
régénéré  :  faut-il  donc  que  les  lits 'd'Adam  le  perdenl  une  seconde 
fuis?  Italie,  dont  les  cam[iagnes  dorées,  sans  autre  ciiltiirc  que  le* 
rayons  du  soleil,  seraient  dej;i  le  grenier  du  monde  :  loi  dont  le  ciel 
se  parc  d'étoiles  plus  brill  intes,  d'un  azur  plus  foncé;  toi  palais  du 
soleil  et  bcrceiiu  du  grand  Empire  ;  t<dqui  ornas  l'éternelle  cité  des  dé- 
pouilles dis  rois  con(iuises  par  les  hommes  libres:  patrie  des  liénjs, 
temple  des  saints  ;  où  la  gloire  leneslre  d'abord,  puis  celle  des  cieux 
ont  établi  leur  séjour;  loi  dont  toutes  les  imaginations  se  tracent 
d'avance  une  image  que  l'œil  accuse  plus  tard  de  faiblesse .  quand 
il  le  contemple  en  réalité  du  haut  des  neiges,  des  rochers  el  des  fo- 
rêts de  pins  des  Alpes,  ces  forêts  solitaires  dont  le  verdoyant  pana- 
clie  se  balance  au  souffle  de  la  tempête.  Car,  de  \h,  le  voyageur  te 
couve  du  regard  et  appelle  avec  impatience  le  moment  où  il  pourra 
conlempler  de  plus  près  tes  brillanles  campagnes  ;  et  plus  il  avance 
el  plus  il  loschcril,  plus  il  les  chérirait  surtout  si  elles  étaient  libres. 
G  Italie!  tu  es  condamnée  à  subir  la  loi  de  tous  les  oppresseui-s  :  le 
Goth  est  venu...  le  Germain  ,  le  Franc  et  le  Hun  viendront  h  leur 
tour.  Sur  la  colline  impériale,  sur  le  Palatin,  son  troue,  le  génie  de 
la  drslruclion,  déjà  fier  des  exploîTs  accomplis  par  les  anciens  Bar- 
bares, attend  les  nouveaux;  il  contemple  à  ses  pieds  Rome  eonq  .ise 
el  sanglante:  la  vapeur  des  saciilices  humains  infecte  l'air  qui  étiit 
d'un  si  beau  bleu  ;  le  sang  rougil  les  ilds  jaunes  du  'libre  chargé  de 
cadavres  :  le  prêtre  sans  défense,  la  vierge  plus  faible  encore,  mais 
non  moins  sainte,  se  sont  enfuis  avec  des  cris  irefTroi  cl  ont  cessé 
leur  ministère.  Ibères,  Allemands,  Lombards,  tous  ont  saisi  leur 
proie,  el  après  eux  sont  venus  le  loup  el  le  vautour  plus  humains 
peut-ôlrc  :  car  ces  animaux  ne  font  que  dévorer  la  chair  el  h'  ire  le 
sang  des  raorls.  puis  ils  s'éloignent  ;  mais  les  autres,  les  sauvages 
à  face  humaine  essaient  tous  les  genres  de  torture,  et  toujours  in- 
satiables, dévorés  d'une  faim  pareille  h  celle  d'Ilugolin,  ils  cherchent 
encore  de  nouvelles  victimes. 

Neuf  fois  la  lune  se  lè'-era  sur  ce?  horribles  scènes.  L'armée  qui 
suivait' la  b,-*iinièrc  d'un  prince  félon  a  laissé  h  tes  portes  le  cadavre 
de  son  chef:  si  h'  connétable  rebello  eût  vécu,  peut-être  aurais-tu 
éli'  épargnée  :  mais  son  sort  a  décidé  du  tien.  O  Kome  !  toi  qui  loiir-à- 
loi'.r  (le  pou  i  Mas  la  France  ou  le  11  rich  is  de  tes  dépouilles,  depuis  Bren  nus 
jusqu'à  ce  prince  de  Bourbon,  jamais,  jamais  un  drapeau  étranger 
ne  s'approchera  de  les  murs  sans  que  le  Tibre  devienne  un  fleuve 
de  deuil.  Oh!  chaque  fois  que  les  étrangers  franchiront  les  Alpes  el 
le  Po,  écrasez-les,  ii  rochers:  engloulissez-les,  o  flots,  el  que  pas  un 
n'échappe  !  Pour(pioi  donc  sommeiller,  oisives  avalanches,  ou  écra- 
ser le  pèlerin  solitaire?  Kridan  .  )>ourquoi  les  flots  bourbeux  ne 
débordent-ils  que  sur  les  moissons  ?  Chaipie  horde  barbare  ne  t  ofl're- 
l-elle  pas  une  proie  plus  belle''  Le  désert  a  englouti  l'année  de 
Cambysc  dans  son  océan  de  sables  ;  la  mer  a  roulé  dans  ses  flots 
Pharaon  et  ses  milliers  de  soldats:  montagnes  cl  fleuves,  que  ne 
faites-vous  ainsi  ! 

Kl   vous  hommes,  vous  Romains,  qui  n'osez  pas  mourir;  fîî= 
des  vainqueurs  de  ceux  ipii  ont  vaincu  rorgiioilleux  Xcrcès ,  i 
Alpes  sonlelles  plus  faibles  que  les  Thennopyles  ?  Qui  des  Alj 
ou  do  vous  ouvre  un  passage  h  tous  les  envahisseurs,  el  .«ans  m- 
quiéter  leur  marche  les  lais.se  pénétrer  dans  le  cœur  du  p.iys?  i:h 
quoi!  la  nature  elle-même  entrave  le  char  du  vain<pieor  et  re;,  I 
votre  pavs  inexpugnable,  si  jamais  pays  pouvait  l'être  par  lui  sen: 
mais  la  nature  ne  combat  pas  seule: 'elle  aide  le  guerrier  digne  ■, 
sa  naissance,  sur  un  sol  où  les  mères  mettent  au  monde  des  homme- 
elle  ne  fail  rien  pour  des  Ames  sans  énergie  :  des  forteresses  ne  sau- 
raient les  proiéL-er  :  le  Irou  du  pauvre  repiile.  qui  a  conservé  son 
aiguillon  est  jdus  sûr  que  des  murs  de  diamant  non  défendus  |iar 
le  courage.  ICI  du  courage,  vous  en  avei  sans  doute?  Oui,  la  terre 
d'Aiis'iiii'  a  (lescivurs,  des  mai' s,  des  armes,  des  guerriers  à  op- 
poser à  l'oppression  :  mais  tout  cela  esl  vain  tant  que  la  division  y 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


83 


sùnic  le  niallieui'  et  la  faiblesse,  semences  dont  l'élranger  reci;cillei-a 
le  IViiit. 

O  ma  patrie,  ma  belle  pairie  I  si  longtemps  abattue,  si  longtemps  le 
tombeau  des  espérances  de  les  enfants  ,  quand  il  ne  faudrait  que  frap- 
per un  seul  coup  pour  briser  la  chaîne  I...  Ht  cependant  le  vengeur  ne 
vient  pas.  La  discorde  et  le  doute  se  glissent  enlretoiet  tes  véritables 
amis  et  réunissent  leurs  forces  à  celles  qui  combaltent  contre  toi. 
(Jue  faut-il  pour  que  tu  sois  libre  et  que  ta  beauté  brille  de  tout  sou 
éclat?...  Que  les  Alpes  deviennent  infranchissables;  et  nous,  tes 
enfants,  nous  n'avons  pour  cela  qu'une  chose  à  faire...  nous  unir. 


CHANT  in. 

Parmi  celte  niasse  de  fléaux  sans  cesse  renaissants ,  la  pesie  ,  les 
princes  et  l'étraiigei',  vases  de  colère  qui  ne  se  vident  que  pour  se 
remplir  et  s'épancher  de  nouveau,  je  ne  puis  retracer  tout  ce  qui  se 
piesse  devant  mon  prophétique  regard.  La  terre  et  l'Océan  n'offri- 
raient pas  un  espace  assez  grand  i)our  _v  transcrire  de  pareilles  an- 
nales :  et  pourtant  tout  s'accomplira.  Oui,  lout  est  écrit  d'avance, 
mais  non  par  une  main  mortelle,  dans  ces  lieux  où  les  derniers  so- 
leils et  les  d(n'nières  étoiles  prennent  naissance  :  là,  déployée  comme 
une  bannière  h  la  porte  des  cieux  ,  flolte  la  liste  sanglante  de  nos 
injures  dix  fois  séculaires;  l'écho  de  nos  gémissements  perce  à 
travers  les  concerts  di  s  archanges  ;  et  le  sang  de  l'Italie,  de  la  nation 
niarlyre,  ne  s'élèvera  pas  en  vain  vers  les  demeures  éternelles  de 
l'omnipotence  et  de  la  miséricorde.  Comme  une  harpe  dont  les 
conles  résonnent  au  souffle  de  la  brise,  la  voix  de  ses  lamentations, 
dominant  les  chœurs  des  séraphins,  ira  loucher  la  grande  âme  de 
l'univers.  Kl  cependant,  moi,  le  plus  humble  de  tes  enfants,  moi, 
ciéalure  d'argile  que  le  contact  de  l'immortalité  a  rendu  capable  de 
sentiments  plus  purs  et  plus  vrais,  dussent  les  superbes  railler,  les 
tyrans  menacer  et  des  victimes  plus  résignées  ployer  devant  le 
souffle  croissant  de  la  tempête  ,  c'est  à  toi ,  ô  mon  pays  ,  toujours 
chéri  comme  aulrefois,  c'est  h  loi  que  je  consacre  la  lyre  plaintive 
et  le  triste  don  de  prophétie  que  j'ai  reçus  d'eu  haut.  Pardonne,  si 
maintenant  mon  feu  n'a  plus  l'éclat  dont  il  brilla  jadis  pour  loi  ;  je 
n'ai  qu'à  prédire  tes  malheurs  et  puis  à  mourir  :  ne  crois  pas 
qu'apiès  un  tel  spectacle  je  consente  à  \ivre  encore.  Un  pouvoir  in- 
visible me  contraint  à  regarder  et  à  parler,  et  pour  ma  récom- 
pense il  m'accorde  la  mort;  il  faut  que  mon  cœur  s'épanche  sur  loi 
cl  se  brise.  Mais  un  moment  enc'ore,  avant  de  reprendre  la  sombre 
trame  de  les  maux,  je  veux  saisir  au  passage  les  lueurs  plus  douces 
q\ii  peicent  tes  ténèbres,  quelques  étoiles  cl  plus  d'un  brillant  mé- 
tiore  brillent  dans  ta  nuit;  et  sur  la  tombe  s'inclinent  des  marbres 
vivants,  beautés  que  la  mort  ne  peut  flétrir;  de  tes  cendres  enfin 
surgissent  d'immenses  génies,  qui  font  la  gloire  et  I  honneur  de  la 
terre.  Ton  sol  enfantera  toujours  des  sages,  des  esprits  aimables  , 
des  savants,  des  cœurs  magnanimes  et  braves  ,  aussi  naturels  chez 
toi  que  l'éié  sous  to'n  ciel;  vainqueurs  sur  les  rivages  élrangers  et 
sur  les  mers  lointaines,  découvreurs  de  nouveaux  mondes  qui  por- 
teront leurs  noms  :  tu  es  la  seule  que  leurs  bras  ne  puissent  sauver, 
et  toute  la  récompense  est  dans  leur  renommée,  noble  prix  pour 
eux,  mais  non  pour  toi.  Doivent-ils  donc  grandir  sans  cesse,  cl  toi 
rester  toujours  la  même  ? 

Oh  !  plus  illustre  qu'eux  tous  sera  le  mortel et  peuf-èlre,  à 

celle  heure,  est-il  déjà  né...  le  mortel  sauveur  qui  pourra  t'affran- 
chir  et  replacer  sur  ton  front  le  diadème  défiguré,  et  porté  par  de 
modernes  Barbares  ;  il  verra  un  doux  soleil  ramener  ion  aurore,  l'au- 
rore de  les  vertus ,  trop  longtemps  voilée  par  des  nuages  et  d  im- 
pures vapeurs  sorties  de  l'Averne,  vapeur  que  respire  quiconque  est 
avili  par  la  servitude  el  laisse  emprisonner  son  âme.  Néanmoins, 
durant  cette  éclipse  séculaire,  quelques  voix  retentiront,  auxquelles 
la  lerre  prêtera  l'oreille;  des  poètes  suivront,  élargiront  le  sentier 
que  j  ai  tracé  :  ce  ciel  brillant,  qui  sollicite  les  concerts  des  oiseaux, 
leur  inspirera  des  chants  à  la  fois  nobles  et  naturels  :  leurrhylhme 
sera  plein  d'harmonie  :  la  plupart  diront  l'amour  et  (juelques-uns 
la  liberté;  mais  bien  peu  sauront  s'élever  sur  les  ailes  de  l'aigle  et, 
comme  lui,  regarder  la  face  du  soleil,  libres  et  intrépides  coniaae  le 
monarque  des  cieux.  Beaucoup  raseront  de  plus  près  la  lerre  :  com- 
bien  de  phrases  pompeuses  seront  prodiguées  à  quelque petilprincel 
r  combien  do  fois  le  langage,  éloquemnient  imposteur,  attestera -t-il 
l'impudeur  du  génie,  qui,  comme  la  beauté,  peut  oublier  le  respect 
de  lui-même  else  faire  de  la  prostitution  un  devoir!  Quiconque  entre 
convive  dans  le  palais  d'un  tyran  y  resie  esclave;  sa  pensée  est 
conquise,  et  le  premier  jour  qui  fait  un  captif  lui  ravit  la  moitié  de 
sa  lorce  virile  ..  La  casiralion  de  l'unie  amollit  son  courage  :  c'est 
pourquoi  le  barde,  placé  irop  près  du  trône ,  perd  le  souffle  inspi- 
rateur, car  il  doit  se  borner  à  plaire...  0  lâche  servile!  il  faut  polir 
des  vers  pour  caresser  les  goùls  et  charmer  les  loisirs  d'un  royal 
maître,  ne  rien  traiter  trop  longuement,  saul  son  éloge,  et  trouver, 
saisir,  forcer  ou  inventer  des  sujets  qui  lui  plaisent  I  Ainsi  garrotté, 


ainsi  condamné  à  chanter  l'accompagnement  qu'entonne  la  flatlerie, 
il  travaille,  il  s'agile,  craignant  toujours  de  se  tromper.  Redoutant 
qu'une  nolile  pensée,  ange  de  rébellion,  ne  surgisse  dans  son  cer- 
veau, et  que  la  vérilé,  crime  de  haute  trahison,  ne  bégaie  dans  ses 
vers,  il  parle  comme  l'orateur  athénien,  avec  des  cailloux  dans  la 
bouche.  Mais  parmi  les  nombreux  faiseurs  de  sonnets,  ([uelques- 
uns  ne  chanteront  pas  en  vain  :  leur  maître  à  lous  (1)  prendra  place 
à  mes  côtés.  L'amour  fera  son  tourment  ;  mais  ses  larmes  devien- 
dront immortelles;  l'Italie  saluera  en  lui  le  premier  des  poètes  amou- 
reux, et  les  chants  plus  nobles  qu'il  aura  consacrés  à  la  liberie  dé- 
coreront son  front  d'une  aussi  verte  couronne. 

Mais  ])lus  tard  naîtront. sur  les  bords  de  l'Eridan  deux  poètesplus 
grands  encore:  le  monde,  qui  avait  souri  à  leur  prédécesseur, 
les  persécutera  jusqu'au  jour  où  ils  ne  seront  plus  que  cendre  et  re- 
poseront avec  moi. 

La  lyre  du  premier  (2)  enfantera  tout  un  siècle  et  remplira  la 
ter.  e  de  hauls-faits  de  chevalerie  :  son  imaginaiion  sera  un  arc-en- 
ciel  ;  son  feu  poétique  sera  le  feu  célesle,  immortel,  et  sa  pensée 
volera  sur  une  aile  infaligable  :  le  plaisir,  comme  un  papillon  nou- 
vellement captif,  secouera  ses  ailes  brillantes  sur  les  fantaisies  de 
sa  muse,  et  dans  la  transparence  de  ses  beaux  rêves  l'art  deviendra 
une  autre  nature. 

Le  second  (3),  doué  d'un  génie  plus  tendre  et  plus  mélancolique, 
épanchera  toute  son  âme  sur  Jérusalem;  il  chantera  aussi  les  com- 
bats et  dira  le  sang  chrétien  répandu  aux  lieux  où  saigna  le  Christ. 
Sa  noble  harpe,  au  pied  des  saules  du  Jourdain,  fera  revivre  les 
chants  de  Sion.  La  lutte  acharnée,  le  triomphe  des  pieux  guerriers, 
les  efforts  de  1  enfer  pour  détourner  leurs  cœurs  de  cette  grande 
entrepriïe,  etenfin  les  bannières  à  la  croix  rouge  flottant  victorieuses 
aux  lieux  où  la  première  croix  fut  rougie  du  sang  de  celui  qui  mou- 
rut pour  le  salul  dss  hommes  ;  tel  sera  le  sujet  sacré  de  son  poème. 
Sa  jeunesse,  la  faveur  du  prince,  sa  liberté  perdues,  sa  gloire  mèmç 
momentanément  contestée  (car  l'adulation  des  cours  glissera  sur  son 
nom  oublié,  et  appellera  sa  captivité  un  acte  de  bienveillance  des- 
tiné à  le  sauver  de  la  démence  et  de  la  honte)  :  telle  sera  sa  récom- 
pense. Digne  palme,  en  effet,  pour  celui  qui  fut  envoyé  sur  la  lerre 
comme  le  poète  du  Christ  !  Florence  n'a  prononcé  contre  moi  que 
le  bannissement  ou  la  mort;  Ferrare  lui  donnera  un  cachot  et  la 
pitance  des  prisonniers  ;  traitement  plus  cruel  et  moins  mérité;  car, 
moi,  j'avais  blessé  les  factions  en  tâchant  de  les  calmer;  mais  cet 
homme  si  doux,  qui  regarde  la  terre  comme  le  ciel,  avec  les  yeux 
d'un  amant,  et  qui  daigne  embaumer  dans  ses  divines  flatteries 
l'être  le  plus  chélif  qui  fut  jamais  créé  pour  régner,  qu'a-t-il  fait 

pour  s'attirer  un  pareil  châtiment?  Peut-être  a-t-il  aimé? Ah  I 

iamoiu-  malheureux  n'est-il  pas  un  tourment  assez  cruel  sans  le 
faire  descendre  dans  une  tombe  vivante?  Et,  cependant,  il  en  sera 
ainsi  :  lui  el  son  rival,  le  barde  de  la  chevalerie,  consumeront  de  lon- 
gues années  dans  la  pénurie  ella  douleur,  el  mourant  découragés, 
légueront  à  ce  monde,  qui  à  peine  daign.'ra  leur  accorder  une 
larme,  un  héritage  propre  à  enrichir  toute  la  race  à  venir  en  lui  in- 
fusant l'âme  de  deux  véritables  poêles.  En  même  temps  ils  orneront 
leur  patrie  d'une  double  couronne  que  les  siècles  ne  pourront  flé- 
trir. La  Grèce  elle  même  ne  peut  montrer  dans  la  longue  sinte  de 
ses  olympiades  des  noms  pareils  à  ceux-là,  quelque  grand  que  soit 
le  premier  de  ses  poètes...  Et  voilà  donc,  sous  le  soleil,  la  destinée 
de  tels  liommes!  Voilà  le  prix  qu'obtiennent  les  pensées  les  plus 
sublimes ,  une  sensibilité  palpitante,  un  sang  qui  coule  dans  les 
veines  avec  la  rapidité  de  la  foudre,  un  corps  même  réduit  en  àrac 
à  force  de  sentir  ce  qui  est  el  d  imaginer  ce  qui  ileviait  être?  Eh 
quoi!  le  rude  ouragan  dispersera-t-il  toujours  le  brillant  pluujagede 
ces  oiseaux  de  paradis?  Oui,  et  il  en  doit  être  ainsi  ;  car'formés 
d'une  matière  trop  pénélrable,  ils  n'aspirent  qu  à  remonter  vers 
leur  demeure  natale  ;  ils  sentent  bientôt  que  les  brouillards  de  la 
terre  ne  conviennent  pas  à  leur  aile  pure,  et  ils  meurent  ou  s'avi- 
lissent, car  l'âme  succombe  à  une  infection  trop  durable  :  le  déses- 
poir et  les  passions,  implacables  vautours,  suivant  de  près  leur 
vol,  épient  le  moment  de  les  assaillir  et  de  les  déchirer;  et  lors- 
qu'enfin  les  voyageurs  ailés  s'abattent  sous  un  dernier  coup  de  vent, 
alors  vient  le  triomphe  des  oiseaux  de  proie,  alors  ils  fondent  sur 
leurs  victimes  et  s'en  partagent  les  dépouilles.  Quelques-uns  pour- 
tant ont  pu  échapper,  après  avoir  appris  à  soufl'rir;  quelques-uns  ne 
se  sont  jamais  lai  se  abattre  et  ont  su  se  résister  à  eux-mêmes  : 
lâche  diflicile,  la  plus  difficile  de  toutes!  Oui,  il  s'en  est  trouvé,  de 
ces  hommes,  et  si  mon  nom  pouvait  figurer  parmi  les  leurs,  cette 
destinée  austère,  mais  sereine,  me  rendrait  plus  fier  qu'une  destinée 
plus  brillante  et  moins  pure.  Les  sommets  neigeux  des  Aljies  sont 
plus  près  du  ciel  que  le  cratère  sauvage  et  embrasé  d'un  volcan 
qui  projette,  du  fond  du  sombre  abime,  sa  splendeur  empruntée.  La 
montagne  intérieurement  déchirée  laisse  arracher  de  son  sein  brû- 
lant et  torturé  une  flamme  passagère,  elle  brille  pendant  une  nuit 
de  terreurs  :  mais  bientôt  elle  rappelle  ses  feux  dans  leur  enfer 
natal,  dans  l'enfer  éternel  de  ses  entrailles. 


(1)  Pétrarque.  —  (2)  L'Arioste.— (3)  le  Tasse. 


84 


LES  VEILLÉES  LIITÈRAIRES  ILLUSTRÉES. 


CHANT    IV. 

Bcaiiroiip  sont  poètes,  qui  iront  jamais  écrit  leurs  inspirations,  et 
pciit-i^irc  rc  sont  les  nioiljpiirs  .  ils  ont  senti,  ont  aimé  et  sont  morts 
sans  jépiicr  leurs  pensées  à  di's  âmes  vulgaires;  ils  ont  comprimé 
le  Dieu  renfermé  dans  leur  sein  et  sont  allés  rejoindre  lesastres,  non 
couronnés  des  lauriers  de  la  terre,  mais  plus  favorisés  que  ceux  qui 
se  sont  laissé  dégrader  par  le  tumulte  des  passions  et  qui  ont  atta- 
ché h  leur  eloirc  le  souvenir  de  leurs  faiblesses,  vainqueurs  de  haut 
renom,  mais  couverts  de  cicatrices.  Beaucoup  sont  poètes,  sans  en 
porter  le  nom  ■  car  en  quoi  consiste  la  poésie,  sinon  h  puiser  des 
créations  dans  le  sentiment  énergique  du  bien  et  ilu  mal,  à  cher- 
cher une  vie  extérieure  au-dclJi  de  notre  destinée,  et  à  ravir,  nou- 
veaux Prornéihées,  le  feu  du  ciel  pour  le  communiquer  h  de  nou- 
veaux honiiiies?  Trop  tard,  hélas!  nous  trouvons  que  mille  douleurs 
viennent  pa.M'r  ce  présent  :  le  bienfaiteur  est  puni  d'avoir  prodigué 
ses  dons;  et  il  reste  enchaîné  sur  le  rivage  h  son  roc  solitaire  oîi 
des  vautnurs  lui  dévorent  le  cœur.  Soit!  nous  savons soull'rir.  Ainsi 
tous  ceux  dont  linlclligence  toute  puissante  s'affranchit  du  poids 
de  la  matière  ou  l'allégc  et  la  spiritualise,  quelle  que  soil  la  forme 
que  revoient  leurs  créations,  tous  ceux-là  sunt  poètes.  Lo  marbre 
animé  peut  porter  sur  son  front  éloquent  plus  de  poésie  qu'il  n'y 
en  eut  jamais  dans  tous  les  chants,  ceux  d'Homère  exceptés.  Un 
noble  cou|i  de  pinceau  peut  faire  resplendir  une  vie  tout  entière, 
déifier  la  toile  et  lui  imprimer  une  beauté  tellement  surhumaine 
qu'en  llécliissant  le  genou  devanleesdivinesidoleson  neviole  aucun 
commandement  divin;  car  le  ciel  est  !à  transfiguré,  reproduit  dans 
tmilc  sa  giandciir.  lit  (|ue  peut  faire  de  plus  la  poésie?  Elle  peuple 
l'air  de  nos  pensées,  d  êtres  que  nos  pensées  réfléchissent.  Quel'ar- 
lisle  jiartagc  donc  la  palme  du  j)oèle  :  car  il  partage  ses  périls  cl  il 
succombe  décourage  quand  ses  travaux  ne  rencontrent  point  le  suc- 
cès... hélas!  le  désespoir  et  le  génie  se  donnent  trop  souvent  la 
main. 

Dans  les  siècles  que  je  vois  passer  devant  moi,  l'art  reprendra  et 
tiendra  glorieusement  le  sceptre  qu'il  tenait  en  Grèce  aux  jours  mé- 
moiabli's  del'bidiaset  d'Apelles.  Kn  conlenipiant  les  ruines  ,  il  saura 
ressusciter  les  formes  grecques;  par  lui  des  âmes  romaines  revivront 
enfin  dans  des  ouvrages  romains  exécutés  par  des  mains  italiennes; 
et  des  temples  plus  majestueux  que  les  tem|iles  anciens  olTrironl  au 
monde  de  modernes  merveilles.  A  côté  de  l'austère  l'anlhéon  en- 
cnre  debout,  s'élancera  vers  les  cieu.x  un  dôme,  son  image,  ayant 
pour  base  un  temple  qui  surpassera  tous  les  édifices  connus  et  où 
des  représentants  de  tout  le  genre  humain  pourront  se  réunir  en 
foule  pour  prier  :  jamais  une  pareille  enceinte  ne  s'est  ouverte  aux 
regards  des  hommes;  toutes  tes  nations  viendront  déposer  leurs 
péchés  à  celle  porte  colossale  du  ciel.  L'audacieux  architecte  à  qui 
sera  confiée  la  tâche  d'élever  cet  édifice  verra  tous  les  arts  le  saluer 
comme  maître;  soit  que,  sorli  du  marbre  sous  les  coups  de  son 
ciseau,  le  libéraleurdes  Hébreux,  celui  dont  lavoix  tira  Israël  de  l'E- 
gypte, ordonne  aux  vagues  de  s'arrêter;  soit  (pie  sou  pinceau  ré- 
vèle des  teintes  de  l'enfer  les  damnés  assemblés  devant  le  trône  de 
leur  juge,  tels  que  je  les  ai  vus,  tels  que  chacun  doit  les  voir;  soit 
enfin  qu'il  élève  des  temples  d'une  grandeur  inconnue  avant  lui  : 
qui  sera  toujours  la  source  de  ses  grandes  pensées  ?...  moi,  le  Gibe- 
lin ;  moi  qui  ai  traversé  les  trois  royaumes  formant  l'empire  de  l'é- 
lernité. 

Au  milieu  du  cliquetis  des  épées  et  du  choc  des  casques,  le  siècle 
que  j'annonce  n'en  sera  pas  moins  le  siècle  du  beau,  et  pendant  que 
le  malheur  pèsera  sur  les  nations,  le  génie  de  ma  patrie  s'élèvera. 
Cèdre  majestueux  du  désert,  la  beauté  de  son  feuillage  charmera 
tous  les  yeux  :  aussi  odorant  que  beau,  on  le  verra  de  loin  exhaler 
vers  les  cieux  l'encens  qu'il  produit.  Les  rois  suspendront  le  jeu  des 
batailles  et  déroberont  une  heure  au  carnage,  pour  contempler  la 
loiie  ou  la  pierre  :  eux,  les  ennemis  de  toute  beauté  sur  la  terre,  ils 
se  verront  forcésà  sentir,  à  vanter  le  pnuvoirde  cequ'ilsdétruiscnl; 
et  l'art,  trompé  par  sa  reconnaissance,  élèvera  des  monuments  et 
des  trophées  a  ces  tyrans  qui  ne  voient  en  lui  qu'un  jouet  :  il  jiro- 
stitueiases  charnies.i  d'orgueilleux  pontifes  qui  n'emploient  lliomme 
de  génie  que  comme  on  emploie  une  bêle  de  somme,  h  porter  un  far- 
deau, à  servir  un  besoin,  et  ainsi  se  réservent  le  droit  de  vendre  son 
labeur,  de  trafiquer  de  son  âme.  Celui  qui  travaille  pour  les  na- 
tions reste  pauvre  peut-être,  mais  il  est  lilire;  celui  qui  vend  ses 
sueurs  aux  rois  n'est  qu'un  chambellan  doré  qui.  pour  une  liM-éeet 
des  gages,  se  lient  rcspeciueusement  àla  porte  où  il  salue  eu  esclave 
patelin.  O  Régulateur  et  Inspirateur  suprême I  comment  se  fait-il 
que  ceux  dont  le  pouvoir  sur  la  terre  ressemble  le  plus  en  apparence 
à  ton  pouvoir  dans  le  ciel,  empruntent  le  moins  tes  attributs  divins  ;  j 
qu'ils  courbent  sous  leurs  pas  le  dos  humilié  des  nations  et  osent  i 
nous  assurer  que  leurs  droits  sont  les  tiens?  Commentse  fait-il  au  ! 
conlraiie  que  les  vrais  fils  de  la  gloire,  qui  reçoivent  d'en  haut  leurs 
inspirations,  ceux  dont  le  nom  est  le  plus  souvent  dans  la  bouche  | 
des  peuples,  sont  condamnés  à  passer  leurs  jours  dans  la  pénurie  et  I 


la  douleur,  ou  à  n'arriver  h  la  grandeur  que  par  le  chemin  de  la 
honte,  en  cachant  sous  de  brillantes  chaînes  une  flétrissure  pro- 
fonde? Kt  d'un  autre  côté,  si  leur  destinée  les  a  placés  dans  une 
f)osition  plus  haute  ou  si  les  lentatiuns  n'ont  pu  Un  arniclier  à  leur 
lumble  condition,  pourquoi  faut-il  qu'ils  aient  à  soutenir  dans  le 
fond  de  leurs  Ames  une  épreuve  plus  terrible  encore,  la  guerre  inté- 
rieure d'ardentes  et  profondes  passions? 

O  Florence,  quand  ton  cruel  arrêt  fil  raser  ma  demeure,  je 
l'aimais;  mais  la  vengeance  lenfermée  dans  mes  vers,  la  haine  que 
m'inspirent  tes  outrages,  haine  qui  s'accroît  avec  les  années  el  ac- 
cumule mes  malédictiunssiir  ta  tête,  voilii  ce  qui  vivra,  ci-  qui  doit 
survivre  à  tout  ce  que  tu  chéris,  à  ton  orgueil,  h  les  richesses,  «'l  la 
liberté  et  même  au  pouvoir  des  cbéiifs  tyrans  qui  le  gouvernent; 
fléau  qui  est  le  plus  grand  des  maux  d'ici-bas,  car  ce  ne  sont  pas 
les  rois  seuls  qui  savent  opprimer  les  peuples,  et  les  démagogues  ne 
le  cèdent  aux  monarques  les  plus  cruels  que  par  la  courle  durée  de 
leur  domination.  Dans  louteb  les  choses  fatales  qui  foulque  l'homme 
se  hall  lui-même  el  que  les  hommes  se  haïssent  entre  eux,  en  fait 
de  discorde,  de  Llcbeté,  de  cruauté  el  de  tous  les  fruits  qu'a  portés 
l'union  incestueuse  du  "rrepas  avec  la  Corruption  sa  mère,  pour  tout 
ce  qui  constitue  l'oppression  sous  ses  formes  les  plus  hideuses,  le 
chef  d'une  faction  populaire  n'est  que  le  frère  du  sultan  et  le  cruel 
imitateur  du  pire  des  despotes. 

Florence!  mon  Ame  solitaire  a  bien  longtemps  brûlé  du  désir  de 
retourner  vers  loi  en  dépit  de  tes  injuies,  comme  un  [«Tisonnier 
brûle  d'échapper  à  ses  chaînes;  car  l'exil  est  la  plus  triste  di;s  pri- 
sons :  l'exilé  a  peur  cachot  le  monde  entier,  la  plus  forte  des  geô- 
les; les  mers,  les  montagnes,  l'horizon  même,  en  son l  les  barreaux 
el  lui  interdisent  le  seul  petit  coin  de  terre  où,  quel  que  soit  son 
destin,  il  voit  encore  une  patrie,  le  lieu  où  il  est  né,  le  lieu  où  il 
voudrait  mourir...  l'iorence!  quand  cette  ilme  solitaire  ira  rejoindre 
lésâmes  qui  lui  ressemblent,  alors  lu  reconnaîtras  ce  que  je  vaux; 
tu  consacreras  une  urne  vide  el  de  vains  honneurs  à  mes  cendres 
que  tu  ne  posséderas  jamais...  Hélas  I  «  que  t'ai-je  donc  fait,  ô  mon 
peuple  »  (l)  ?  Tu  fus  toujours  rip'oureux  dans  les  arrêts,  mais  ici  lu 
dépasses  les  bornes  ordinaires  de  la  perversité  humaine  ;  car  j'ai  été 
tout  ce  qu'un  citoyen  peut  être;  mon  élévation  fut  lonouvrage:  en 
paix  comme  en  guerre,  je  fustoul  k  loi  :  et  en  retour,  lu  l'es  armée 
contre  moi...  C'en  est  fait  I  sans  doute  je  ne  franchirai  plus  l'éter- 
nelle barrière  élevée  entre  nous;  sans  doute  je  mourrai  dans  l'a- 
bar.don,  coulemplanl  de  l'œil  d'un  prophèle  les  jours  mauvaisqu'il 
m'est  donné  de  voir  d'avance,  et  les  annonçant  à  ceux  qui  ne  ra'é- 
couteront  pas  (il  en  fut  ainsi  dès  les  anciens  temps)  ;  inaisuu  jour 
viendra  où  la  vérité  luira  à  leurs  yeux  parmi  les  larmes  el  leur  fera 
reconnaître  le  prophète  au  tombeau. 


FIN    DE    LA    PBOPUETIK    DU    DANTE. 


HEURES  DE  LOISIR 


(Suite.) 


OSCAR     D  ALVA. 

Comme  la  lampe  céleste,  brillant  dans  l'azur  des  cieux,  éclaire 
doucement  les  rivages  de  Lora  !  les  tours  anti(pies  d'Alva  s'élèvent 
paisibles  vers  la  nue,  et  ne  retentissent  plus  du  bruit  des  armes. 

Mais  souvent  les  rayons  de  l'astre  qui  roule  paimi  les  nuages  - 
sont  réfléchis  sur  les  casques  d'argent  des  guerriers  d'Alva,  et  ui 
vu  leurs  chefs  se  rassembler  à  l'heure  paisible  de  minuit,  couvei  i 
de  leurs  armes  étincelanles. 

Souvent,  sur  ces  rocs  ensanglantés  qui  dominent  les  flots  sombr^ 
de  l'Océan,  la  lune,  jetant  sa  lumière  pAle  dans  les  rangs  qu'éclair 
cissait  la  mort,  a  vu  les  soldats  tomber  et  mourir. 

Alors  bien  des  yeux  affaiblis,  qui  ne  devaient  plus  contempler 
l'astre  éclatant  du  jour,  se  sont  détournés  du  champ  de  bataille  en- 
sanglanté pour  contempler  en  mourant  le  disque  iroid  de  la  rei: 
des  nuits. 

La  noble  race  des  seigneurs  d'Alva  est  éteinte.  Les  tours  de  leur 
domaine  se  montrent  encore  au  loin  ,  parées  du  vernis  des  siècles  ; 

(I)  Premiers  mots  d'une  épllre  latine  du  Dante  au  peuple  florentin. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


85 


mais  ces  guerriers  ne  ponrsuiventpliis  le  daim  dans  les  bois,  ni  l'en- 
iierai  sur  le  champ  de  bataille. 

Mais  qui  fut  le  dernier  des  maîtres  d'Alva,  et  pourquoi  la  mousse 
couvie-t-elle  ses  créneaux?  Les  pas  des  guerriers  ne  réveillent 
plus  l'écho  de  ses  voûtes  qui  ne  répond  qu'au  sifflement  de  la  brise. 

Et  lorsque  l'aquilon  souffle  avec  le  plus  de  violence  on  entend 
le  long  des  galeries  un  son  terrible  qui  ébranle  les  murs  prêts  à 
tomber  en  poussière. 

C'est  l'haleine  de  la  tempête  qui  agite  le  bouclier  du  vaillant 
Oscar  :  mais  sa  bannière  ne  flotte  plus  sur  la  muraille  :  son  panache 
ne  se  balance  plus  sur  sou  casque. 

Angus  avait  béni  le  jour  qui  vit  naître  Oscar.  C'était  son  premier- 
né.  Les  vassaux  \inrent  s'asseoir  autour  du  foyer  du  chieftain  pour 
saluer  gaîment  cette  heureuse  matinée. 

Les  chasseurs  ont  percé  de  leurs  flèches  le  daim  des  forets  :  le  pi- 
broch fait  entendre  ses  sons  aigus,  et  pour  égayer  la  fête  des  mon- 
tagnes, les  airs  guerriers  se  succèdent. 

Un  jour,  s'écriail-on  avec  transport, le  pibroch  annoncera  le  fils 
du  héros,  lorsqu'il  précédera  ses  vassaux  couverts  du  tartan  de  la 
tiibu. 

Une  autre  année  s'écoule  rapidement,  et  Angus  devient  père  d'un 
second  fils.  Le  jour  de  sa  naissance  fut  encore  un  jour  de  fête; 
elle  fut  également  célébrée  par  un  joyeux  banquet. 

Angus  exerce  ses  fils  à  bander  l'arc  et  à  chasser  le  chevreuil  sur 
les  sombres  collines  d'Alva  toujours  balayées  par  les  vents.  Dans 
leurs  courses  rapides  ,  Oscar  et  Allan  devançaient  leurs  agiles  lé- 
vriers. 

A  peine  sortis  de  l'enfance,  ils  sont  déjà  reçus  dans  les  rangs  de 
la  guerre  :  ils  savent  manier  légèrement  la  brillante  claymore  ,  et 
envoyer  au  loin  la  flèche  retentissante. 

Les  cheveux  d'Oscar  étaient  noirs  et  flotlaicnt  en  désordre  au  gré 
delabrise;  mais  la  tête  d'Allan  était  ombragée  dune  chevelure  blonde 
brillante  et  bouclée;  et  son  front  était  pâle  et  pensif. 

O'^car  avait  l'âme  d'un  héros;  la  franchise  rayonnait  dans  son 
gland  œil  noir.  Allan  avait  appris  de  bonne  heure  à  contenir  sa 
pensée  et  à  prodiguer  de  flatteuses  paroles. 

Tous  deux,  oui,  tous  deux  étaient  vaillants,  et  la  lance  saxonne 
s'était  souvent  brisée  sous  leur  épée.  Le  cœur  d'Oscar  était  inacces- 
sible à  la  crainte,  mais  il  connaissait  déjà  les  émotions  de  l'amour. 

Mais  l'âme  d'Allan  démentait  la  beauté  de  son  corps  ;  elle  était 
indigne  d'une  pareille  enveloppe  :  sa  vengeaiice  était  mortelle  et 
frappait  ses  ennemis  comme  la  foudre. 

Des  tours  lointaines  de  Southannon  vint  une  jeune  et  belle  châ- 
telaine; les  terres  de  Kenneth  devaient  former  sa  dot  :  c'était  la  fille 
aux  yeux  bleus  du  riche  Glenalvon. 

Oscar  l'avait  demandée  pour  sa  fiancée,  et  Angus  souriait  aux 
vœux  d'Oscar  :  l'alliance  des  Glenalvon  flattait  l'orgueil  féodal  du 
seigneur  d'Alva. 

Ecoulez  le  son  joyeux  des  cornemuses  !  écoutez  1-3  chant  nuptial  ! 
Les  voix  relenlissent  en  douces  mélodies,  et  se  prolongent  en  chœur. 

Vo.iez  flotter  dansles  salles  du  manoir  d'Alva  les  panaches  rouges 
des  chevaliers.  Les  jeunes  hommes  sont  revêtus  de  leurs  plaids 
aux  couleurs  variées ,  et  chacun  d  eux  marche  sur  les  pas  de  son 
chieftain. 

Ce  n'est  point  la  guerre  qui  réclame  leur  assistance;  car  la  cor- 
nemuse ne  joue  que  les  airs  de  la  paix  :  toute  cette  foule  est  assem- 
blée pour  les  noces  d'Oscar  :  tous  les  chants  invitent  au  plaisir. 

Biais  où  est  Oscar?  certes  il  est  bien  lard.  Est-ce  là  lardent  em- 
pressementd'un  fiancé?  Tous  les  hôtes,  toutes  les  dames  sontréunis: 
il  ne  manque  qu'Oscar  et  son  frère. 

Allan  arrive  enfin  et  prend  place  auprès  de  la  fiancée  :  «  Pour- 
quoi Oscar  ne  vient-il  pas?  demande  Angus;  où  est-il?  »  Son  frère 
répond  :  «  Il  n'est  point  venu  avec  moi  sur  la  clairière. 

«  Peut-être  s'est-il  oublié  dans  son  ardeur  à  poursuivre  le  daim, 
ou  ce  sont  les  flots  de  l'Océan  qui  l'arrêtent...  cependant  la  barque 
d'Oscar  est  rarement  retardée. 

—  Non  ,  non!  s'écrie  le  père  alarmé ,  ce  n'est  ni  la  chasse  ni  la 
mer  qui  retarde  mon  fils  :  voudrait- il  faire  un  tel  affront  à  la  belle 
Mora?  quel  obstacle  pourrait  le  retenir  loin  d'elle  ? 

«  Chevaliers,  courez  à  la  recherche  de  mon  fils!  cherchez  partout! 
Allan,  va  parcourir  avec  eux  tous  les  domaines  d'Alva  :  pars',  je  ne 
veux  point  de  réponse  jusqu'à  ce  que  mon  fils,  mon  Oscar  soit 
trouvé.  » 

Tout  est  en  confusion.  Des  voix  sauvages  font  retentir  le  nom 
d'Oscar  dans  les  \ allées  :  le  nom  d'Oscar  s'élève  sur  la  brise  mur- 
murante jusqu'à  l'heure  où  la  nuit  déploie  ses  ailes  sombres. 

Ce  nom  vient  interrompre  le  silence  des  ténèbres;  mais  c'est  en 
vain  que  l'écho  le  répèle  :  c'est  en  vain  qu  il  résonne  dans  les  brouil- 
lards du  matin.  Oscar  ne  paraît  pas  sur  la  plaine. 

Pendant  trois  jours,  trois  nuits  d'insomnie,  le  seigneur  d'Alva 
fouilla  toutes  les  grottes  des  montagnes;  puis  il  perdit  tout  espoir, 
et  arrachant  ses  cheveux  blancs,  il  s'écria  : 

((  Oscar,  ô  mon  fils!...  Dieu  du  ciel,  rends-moi  l'appui  de  ina 
vieillesse  !  ou  si  je  dois  renoncer  à  le  revoir  ,  livre  son  meurtrier  à 
ma  vengeance. 


«  Oui,  je  ne  puis  en  douter,  les  ossements  de  mon  fils  blanchis-  . 
sent  sur  quelque  roc  désert.  O  Dieu  !  l'unique  grâce  que  je  te  de- f 
mande,  c'est  d'aller  rejoindre  mon  Oscar!  ' 

«  Kt  pourtant,  qui  sait?  peut-être  vit-il  encore  !  Arrière  ,  ô  déses- 
poir !  Calme -toi ,  ô  mon  âme!  peut-être  vit -il  encore!  ô  ma  vois, 
n'accuse  point  la  destinée.  Grand  Dieu!  pardonne-moi  une  prière 
impie! 

«  Jlais  s'il  ne  vit  plus.pour  moi,  je  vais  descendre  oublié  dans  la 
tombe;  l'espoir  de  ma  vieillesse  est  éteint  pour  jamais  :  de  pareilles 
tortures  peuvent-elles  être  méritées  ?  » 

Ainsi  le  malheureux  père  se  livrait  à  sa  douleur.  Mais  à  la  fin  le 
temps,  qui  adoucit  les  maux  les  plus  cruels,  ramena  le  calme  sur 
son  front,  et  sécha  les  larmes  dans  ses  yeux. 

Car  au  fond  du  cœur  un  sentiment  secret  lui  disait  encore  qu'il 
retrouverait  son  fils  :  cette  lueur  d'espoir  naissait  et  mourait  lour- 
à-tour;  et  ainsi  s'écoula  une  longue  et  douloureuse  année. 

Les  jours  se  succédaient  :  l'astre  de  la  lumière  avait  parcouru  de 
nouveau  son  cercle  accoutumé;  Oscar  n'était  pas  revenu  consoler 
la  vue  d'un  père,  et  les  regrets  devenaient  peu  à  peu  moins  amers. 

Car  le  jeune  Allan  lui  restait  encore,  et  c  est  lui  qui  faisait  main- 
tenant toute  la  joie  de  son  père;  et  le  cœur  de  Mora  fut  bientôt 
gagné  ,  car  la  beauté  couronnait  le  front  de  l'enfant  aux  blonds  che- 
veux. 

Elle  se  dit  qu'Oscar  était  dans  la  tombe,  et  qu'AUan  avait  un  vi- 
sage bien  doux  ;  puis  si  Oscar  vivait  encore,  une  autre  femme  avait 
sans  doute  rempli  son  cœur  inconstant. 

Angus  déclara  enfin  que  si  une  seconde  année  s'écoulait  dans  un 
espoir  inutile,  il  mettrait  de  côté  ses  scrupules  paternels,  et  fixerait 
le  jour  des  noces. 

Les  mois  se  succédèrent  lentement,  et  enfin  parut  l'aurore  dési- 
rée. Maintenant  que  cette  année  d'anxiété  est  passée,  le  sourire  se 
joue  sur  les  lèvres  des  amants. 

Ecoulez  le  son  joyeux  des  cornemuses  !  écoutez  le  chant  nuptial! 
Les  voix  retentissent  en  douces  mélodies ,  et  se  prolongent  en 
chœur. 

Les  vassaux  en  habits  de  fête  se  pressent  au  manoir  d'Alva  :  leur 
joie  bruyante  éclate  :  ils  ont  retrouvé  leur  gaîté. 

Mais  quel  est  cet  hôte  dont  le  front  triste  et  sombre  contraste  avec 
la  commune  allégresse  ?  Sous  son  regard,  le  feu  de  l'àlre  brûle  avec 
plus  de  vivacité  et  jette  des  flammes  bleues. 

Sombre  est  le  uianleau  qui  l'entoure  de  ses  plis;  haute  et  rouge 
comme  le  sang  la  plume  de  son  panache.  Sa  voix  est  pareille  au 
mugissement  précurseur  de  la  tempête  ;  mais  son  pas  est  léger  et  ne 
lai.sse  pas  de  traces. 

11  est  minuit.  La  coupe  circule  parmi  les  convives  :  on  porte  gaî- 
ment  la  santé  du  jeune  époux;  les  acclamations  résonnent  sous  les 
voûtes,  et  tous  s'empressent  de  répondre  à  cet  appel. 

Soudain  l'étranger  se  lève ,  la  foule  bruyante  se  tait ,  l'étonne- 
nient  se  peint  dans  les  traits  d'Angus  ,  et  les  tendres  joues  de  Mora 
se  couvrent  de  rougeur. 

«  Vieillard!  >■  s'écrie  l'hôte  inattendu.  «  on  vient  de  répondre  à 
un  toast  ;  tu  vois  que  j'y  ai  fait  honneur,  et  que  j  ai  salué  l'hymen 
de  ton  fils  ;  maintenant  je  réclame  de  toi  la  permission  d'en  propo- 
ser un  autre. 

«  Pendant  qu'ici  tout  est  dans  la  joie,  pendant  que  chacun  bénit 
le  destin  de  ton  Allan,  dis-moi,  n'avais-tu  pas  un  autre  fils?  dis- 
moi  !  pourquoi  Oscar  serait-il  oublié  ? 

—  Hélas!  répond,  les  larmes  aux  yeux,  le  père  infortuné;  ou 
Oscar  s'est  éloigné  de  nous,  ou  il  est  mort:  et  quand  il  disparut, 
mon  vieux  cœur  fut  presque  brisé  de  chagrin. 

«  Trois  fois  la  terre  a  parcouru  sa  course  annuelle  depuis  que  la 
présence  d'Oscar  n'a  réjoui  mes  yeux;  et,  depuis  sa  fuite  ou  sa 
mort,  Allan  est  ma  seule  consolation. 

—  C'est  bien  !  réplique  le  sombre  étranger,  dont  l'œil  farouche 
lance  des  éclairs.  Je  serais  curieux  de  connaître  le  destin  de  ton  fils; 
car  peut-être  ce  héros  n'esl-il  pas  mort. 

«  Si  la  voix  de  ceux  qu'il  chérissait  le  plus  venait  à  l'appeler, 
peut-être  ton  Oscar  reparaîtrait-il  :  il  pourrait  ne  s'être  absenté  que 
momentanément  :  les  feux  de  mai  (i)  peuvent  encore  s'allumer  pour 
lui.  -  ■ 

«  Que  la  coupe  s'emplisse  jusqu'au  bord  d'un  vin  généreux  et 
qu'elle  circule  autour  de  la  table!  Je  veux  que  cliacun  comprenne 
bien  mon  toast  et  v  réponde  ;  je  propose  la  santé  d'Oscar  absent. 

—  De  tout  mon  cœur,  répliqua  le  vieil  Angus  en  remplissant  sa 
coupe.  A  la  santé  de  mon  fils!  qu'il  soit  mort  ou  vivant,  je  ne  re- 
trouverai jamais  son  pareil. 

—  Bravement  dit,  vieillard;  voilà  une  santé  bue  selon  les  règles. 
Mais  ,  pourquoi  Allan  reste-t-il  là  tremhlant  et  immobile?  Allons, 
jeune  homme,  bois  à  la  santé  de  ton  frère,  et  tiens  ta  coupe  d'une 
main  plus  ferme.  »  x       '    v 

La  rougeur  qui  animait  le  visage  d'Allan  fit  place  lout-à-coup  à 

(11  En  Ecosse,  on  atlume  le  1"  mai  de  grands  feux  de  joie  appelés 
Beltane  ou  Beal-tain,  ce  que  certains  antiquaires  traduisent  par  feux 
de  Baal. 


8G 


LBS  VEILLÊKS  LlTTfiRAlUES  ILLUSfRÉIîS. 


In  prtloiir  fl'mi  «pi»  iro  ;  <i  Ift  surtir  da  IrApo»  dé«oulu  d«  son  fW>nt 
•il  piniKi't  pl:ic(''«i>  I't  nipiilo^. 

Ti-nis  fills  il  lr\a  !i.i  niii|ir  On  rail' ;  Irnis  fuis  «os  \!^\ivn  si;  rrfil- 
•*èrrnt  h  on  lom-tiiM'  l«  bofd  :  cur  tiiii*  fuis  il  nviiil  roin'ontir  |i'  rr- 
(taiil  ilo  liMiMiiprr  (|iii  m  llxnit  sur  li-  »ion  nvcc  iinr  nifje  iiiorlcllo. 

«  Ksl-ci'  (liiiio  ainsi  qu'un  fri-m  ncrui-ille  \i:  smivonir  cliiiri  d'un 
frÎTc?  Si  I'alTi-cliiin  se  fail  ciiniialln-  par  de  Iris  !.ii,'ii03,  comment 
dune  se  nianifrsilcril  In  rr.iinlf?» 

IvmmIl'  p.'ir  rironio  de  res  paroles  .  Allan  li;\o  eiilln  la  coupe  cl 
t.iriii':  «rial  ail  rii'l  ipTOsi-ar  fill  ici  pour  parlaper  notre  joji!.  » 
Mi'is  soudain  iiiii»  li-rreur  secrète  s'oinparo  dc  lui,  el  il  laisse  tomber 
le  vaso  bospilalii-r. 

"  Il  l'sl  ici!  il  ciilond  la  voix  de  son  nssa=s(n  !  »  s'i^crio  un  spec- 
tre fionil)rei|tli  apparait  loiil-à-coup.c  Assiissin  !  »  a  répélé  l'écho  des 
voùles,  el  ce  cri  se  nii''le  aii\  nuigisoineiUs  de  la  leinnCle. 

I.rs  llainlieaiix  s'éteimienl  :  les  guerriers  reculent  d'iiurreur,  cî 
rélraiiL'iT  a  disparu  Mais  nu  sein  dc  la  finie  ou  roiiiari|uc  un  fiin- 
lAnie  mMh  d'un  tarlaii  vert,  et  dont  la  taille  grandit  d'une  maniOro 
cU'ravanle. 

Il  pnrio  sur  ses  flancs  un  larjic  liaiidrier;  un  panache  noir  se  ba- 
lance sur  sa  tête  :  mais  sa  p.iilriiie  nue  laisse  voir  de  lar^'es  bles- 
sni-cs  toutes  roiipes  dc  snii^  et  son  u'il  vitrifié  a  l'immobilité  du 
lré|ias. 

Trois  fois  il  sourit  d'un  air  sinistre  en  fléchissant  le  genou  devant 
Angus,  et  irois  fois  il  fronce  le  sourcil  en  regardant  un  guerrier 
éleiidu  |)ar  terre  et  dont  la  foide  s'écarte  avec  horreur. 

Les  i-onlemenls  du  tonnerre  se  répondent  d'un  piMc  à  l'autre  :  la 
foudre  écl  ite  dans  les  cicux  :  et  le  fanl<\ine  disparaît  dans  la  nuit 
orageuse,  emporir-  sur  les  ailes  de  l'ouragan. 

l-nllégresse  a  fui  ;  lo  banquet  est  iiiternimpu.  Qui  .sont  ces  deux 
hiiinraes  étendus  sur  le  pavé  de  la  salle  t  Angus  a  perdu  l'usage  de 
ses  sens  :  cnlio  on  réussit  à  le  rappeler  it  la  vie. 

Mais  pour  Allan  on  appelle  eu  vain  le  médecin,  eu  vain  on  essaie 
d'ouvrir  ses  yeux  h  la  lumière  ;  le  sablier  est  vide  :  il  a  vécu  :  jamais 
Ail. m  ne  se  relèvera. 

lion  est  venu  ce  sombre  étranger?  Qui  étail-ilf  C'est  ce  que  nul 
inririel  ne  peut  dire.  Mais  tous  les  vassaux  out  reconnu  le  faiilOme  : 
c'était  le  spectre  d'Oscar. 

I.e  cadavre  d'Oscar  avait  été  abandonné  sans  sépulture  dans  la 
sombre  valli''e  de  Gleulanar  ;  les  vents  soulevaient  ses  noirs  che- 
veux ;  et  la  flèche  barbelée  d'Allan  était  resiée  dans  son  sein. 

L'ambition  avait  armé  la  main  d  Allan  :  les  dénions  avaient  pi-élé 
des  ailes  h  .«a  flèche  homicide  ;  l'euvic  l'avait  éclairé  de  sa  torche  et 
avait  verse  ses  poisons  dans  son  cieur. 

I.a  flèche  d'Allan  a  volé  ra|iide.  Ce  sang  qui  coulo  à  grands  flils, 
à  (pii  appariieul-il  ?  Le  noir  panache  d  Oscar  est  dans  la  pouss.ère, 
la  llèche  a  bu  son  sang  avec  sa  vie. 

Ln  beauté  do  .Mcra  avait  se  luit  le  cnur  d'.Mlan  ;  son  cœur  blessé 
était  devenu  le  cœur  d  un  trailre.  Hélas!  pourquoi  les  yeux  de  la 
beauté,  qui  rosiiirent  l'aiinjur,  exciteiil-ils  lime  aux  plus  cruels 
forfaits  I 

Ne  voyer-vous  pas  là-bas  c  ;tte  tombe  solitaire ,  abri  dos  restes 
d'un  guerrier?  On  la  dislingue  s\  la  lueur  du  crépuscule  :  c'est  le  lit 
iiuplial  il'.MIaii. 

Ce  lieu  maudit  est  loin  ,  bien  loin  du  noble  moiiiiment  qui  con- 
tient les  cendres  glorieuses  de  sa  famille.  Sur  la  tomb'î  d'Allan,  on 
ne  voit  point  flotter  sa  bannière,  car  il  l'a  souill:^  du  sang  dc  son 
frère. 

Quel  vieux  ménestrel ,  quel  barde  aux  cheveux  blancs  consen- 
tirait ."i  chauler  sur  sa  harpe  les  exploits  d'.MIaii  ?  Los  chants 
sont  la  récompense  dc  la  gloire  :  mais  quelle  voix  peut  célébrer  un 
ineiuiricr  f 

Que  la  harpe  reste  immobile  et  silcncieuas!  Que  la  main  d'au- 
cun ménestrel  ne  vienne  éveiller  ses  accord*  !  La  pensée  du  crime 
paralyserait  sa  main  tremblante  ;  toutes  les  cordes  de  sa  harpe  fi-émi- 
raicnl  jusqu'il  se  briser. 

Aucune  ly''*i.  aucun  chaut  de  gloire  ne  célébrera  son  nom.  L'ir- 
révocable malédiction  d'un  père,  le  dernier  gémissement  de  la  vic- 
time tombée  sous  son  bras  Iratricide  :  voilà  tout  ce  que  l'écho  répète 
sur  sa  tombe. 


A  MARION. 

0  Mai  ion!  pourquoi  C(!  front  pensif?  Quel  déïoill  de  la  vie  s'esi 
emparé  de  loi?  Banni»  cet  air  de  tristesse  :  le  chngiin  ne  sierl  pas 
à  la  beauté.  Certes,  ce  n'est  pas  l'amour  qui  trouble  Ion  repos  •  c  ir 
l'amour  est  inconnu  ii  ton  cnuir.  Il  .«c  montre  dan«  les  fosseiic's  ,|i 
sourire,  dans  une  larme  liiiiid;  et  .sous  une  p.inpicre  volupliie  iv 
mais  il  luit  lom  d  un  froid  sourcil  qtii  se  fronce.  Reprends  donc  t.i 
Mvai-ilé  prem  ère:  quelques-uns  t'aimeioiit,  et  Ions  vont  1  a.lmiici- 
Tant  nu  on  IH  verra  cul  air  glacial,  on  n'nurtt  (wur  toi  que  do 
I  ludilTercnce.  Si  lu  veux  iWor  I  inconslancî  iLs  eœura,  souris  du 
moins  ou  fus  semblaut  do  sourire:  des  \eux  çuuime  l-s  li<"MS  »ic 


sont  pus  dratin^s  h  cacher  leurs  prunelles  «oim  le  volIc  tic  la  rnn- 
traiule;  malgré  loi-in^nie.  ils  lancent  h  la  dérob.''i' de.«  nyon<i  pleins 
l'o  clinnnc.  'Tes  lèvres  ..  mais  ici  ma  mus  ■  mwlcsti»  il  dl  mrt  refuser 
chnsifmeiii  son  aille:  vnil.'i  qu'elle  rou/it.  fiit  la  révérence,  fronce 
le  sourcil...  bref,  elle  craint  qu'un  pareil  sujet  n'enflamme  trop  mon 
style;  cl  la  voilà  qui.  courant  api+s  la  raison  .  ramène  ?i  propos  la 
pnidencc.  Je  me  bornerai  donc  h  dire  (ce  que  je  pen^^e  c  est  une 
aiilre  question  j  (|iie  rr^  lè\res  t\  charmante»  h  \oir  ont  été  faites 
pour  un  meilleur  emploi  que  !'ifoni>'.  Si  mon  conseil  n'est  poid  cn- 
veliqipé  de  formes  gracieuses  ,  Il  est  au  moins  désintéressé  :  je  le 
donne  dans  ces  vers  s  ins  arl  des  conseils  oil  la  naticrie  n'entre  (lour 
rien.  Tu  peux  les  considérer  comme  ceux  d'un  frère;  camion  ca-ur 
s'est  donné  à  d'autres  .  ou  .  imur  mieux  dire  ,  inhabile  à  tromper,  il 
se  partage  entre  une  douzaine  de  beautés.  Adieu.  Marion!  Je  t'en 
conjure,  ne  délaiLne  pas  cet  avis  quelque  déplaisant  qu'il  le  pa- 
raisse ;  el.  pour  ne  pas  t  importuner  davan'aue  de  mes  remontrances, 
j  !  le  dirai  seuleiuèui  quelle  est  notre  opinion,  h  nous  autres  hom- 
mes, sur  le  doux  empire  de  la  f  ■mmc.  t,)uelque  admirati  >n  que  nous 
inspirent  de  beaux  yeux  bleus,  des  lèvres  ros.s ,  les  boucles  d'une 
ondoyante  chevelure,  capricieux  et  incoiislanls  que  nous  sommes, 
tout  cela  ne  suffit  point  pour  nous  fixer.  i:c  n'est  point  être  Irnp  sé- 
vère que  dédire  :  tout  cela  ne  fait  qu'une  jolie  peinture.  Mais  veux- 
tu  connaître  la  chaîne  secrète  ipii  nous  attache  en  esclaves  soumis 
à  voire  char,  qui  nous  courbe  dcNaut  ions  comme  devant  les  reines 
de  la  création?  Celle  chaîne,  en  un  mot,  c'est  la  vliacité  ,  la  vie. 


A    LA    FRUME. 

O  femme!  Icxpérience  devrait  m'avoir  appris  que  le  voir  c'est  t'ai- 
uier;  elle  devrait  m'avoir  appris  aussi  que  tes  plus  fermes  promes- 
ses lie  sont  que  néant  ;  mais  si  lu  parais  devant  moi  dans  lé- 
clal  de  laboaulé,  j'oublie  tout  pour  t' adorer.  O  mémoire!  pre- 
mier de  tous  les  biens  quand  on  espère  et  qu'on  possède  eue  ire: 
don  funeste  au  contraire  pour  tous  les  amaiiLs,  quand  l'espérance 
s'est  envolée,  ([uaud  la  passion  est  éteinte.  Femme!  chère  el  bcl!e 
enchanteresse.  combie:i  une  iime  noiico  est  docile  à  le  c;-oire  ; 
comme  il  bal,  le  cœur  dc  I  adolescent  qui  contemple  pour  la  pre- 
mière fois  ces  yeux  qui  nagent  dans  un  brillant  azur,  ou  qui  lancent 
l'étincelle  de  leur  prunelle  noire,  ou  dont  le  doux  rayon  perce  sous 
des  sourcils  bruii-clair.  Avec  quel  empressemenl  nous  ajoutons  foi 
aux  serments  delà  beauté;  avec  quelle  confiance  nous  accueillons 
ses  promesses.  Insen.sés!  nous  croyons  fermement  que  cela  durera 
sans  fin,  et  en  un  seul  jour  elle  a  changé.  Oui.  ce  mit  sera  élerucl- 
lement  vrai  :  «  Femme ,  les  serments  sont  écrits  sur  le  sable.  » 


Sl'R  DN  liWMEN-  DB  COLLÈGE  (1806). 

Dominant  toute  la  foule  et  entouré  de  ses  pairs,  Magnus  lève  un 
front  lasle  et  sublime  :  assis  dans  son  fauteuil  officiel,  on  dirail  un 
dieu,  pendant  que,  nouveaux  ou  vétérans,  tous  les  élèves Ircmbleol 
au  moindre  signe  de  sa  volonié.  Dans  le  silence  profond  et  sombre 
qui  l'cnloire ,  sa  voix  tonnante  ébranle  le  dôme  sonore,  et  fléh-il  d'Un 
bl;\mo  sévère  les  pauvres  diables  qui  ont  p:\li  sans  succès  sur  les 
problèmes  des  mathématiques. 

Heureux  le  jeune  homme  h  chcv.M  sur  les  axidmes  d'Kuclidc.  ne 
fill-ii  qu'un  ;\nc  en  toiiie  autre  chose  !  heureux  qui.  à  peine  capali' 
d'éi  rire  une  ligne  en  bon  anglais,  scande  des  vers  atliqucsavec  !'■ 
l'aplomb  d'un  érudii  \  Qu'importe  qu'il  ignore  couunenl  ses  pères  ■ 
versé  leur  sang  pendant  nos  discordes  civiles,  ou  dans  ces  jours  j,!.. 
rieux  où  Kdonaid  guidait  contre  ri:cos=c  ses  bataillons  inliv|iid  ■- 
où  Ile  !ri  foulait  à  ses  pieds  lorgucil  de  la  France  !  Il  ne  sail  ce  qu 
c'est  que  la  Grande-l'.harle;  mais  il  connaît  pcrtiucinmeni  la  légis- 
lation Spartiate  ,  et  s'il  n'a  jamais  ouvert  un  Blacksiopc.  il  vous  dira 
quels  éilils  promulgua  l.ycurgne  :  Il  sait  à  peine  le  imiu  du  bardo 
des  rives  de  I  Avon ,  mais  il  vante  en  revanche  la  gloire  impérissa- 
ble du  tbéitlredes  Grecs. 

Tel  est  le  jeune  hoiunie  au  savanl  mérite  duquel  on  destine  les 
honneurs  clas.<fiqiios,  les  médailles,  les  b>iurscs,  el  peul-êlrc  nu'n 
le  prix  de  déclamaliou.  sil  lui  convient  de  pn-tendre  à  une  si  h;i 
récompeus".   .Mais!  hélas!  nul    oraleur  \ulgairc  ne  peut  espci.. 
d'obtenir  la  coupe  d  argent  si  convoitée  jiar  tous.  Non  pas  nue  n  .^ 
maîtres  soient  bien  exigeants  eu  fait  délmpience  :  ils  ne  ilemaii 
dent  pas  le  slile  brillant  de  roralcur  d'Athènes,  ou  le  noble  leu  il 
Tullius.  La  clarté,  la  chaleur,  n'ont  rien  à  faire  céaus;  car  noi; 
but  à  nousn'esl  point  deconvaiucro  Que  d'aulrcs  orateurs  lenient  .: 
plaire  à  leur  auditoire,  nous  parlons  piuir  notre  propre  airtuseuicir 
et  non  pour  émouvoir  la  luule;  une  p.salmoilic  murmurante,  enlu 
la  (Tiaillerie  et  le  ton  gémissant,  voilà  ce  quicomiçul  à  n  ilro  gr.i- 
vité.  Surtout  gardez-vous  d'ajouter  à  la  parole  l'éloqueucc  du  geste  : 


I 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYIION. 


87 


leplusléger  mouvcnirrit  du  corps  ou  dos  bras  scandaliserait  le  doyen; 
i;là  sa  SLiilcloiis  les  gradués,  bondissant  sur  leurs  sièges ,  ne  man- 
queraient pas  de  ridiculiser  ce  qu'ils  ne  sauraient  imiter. 

l'our  obtenir  la  coupe  promise ,  gardez  constamment  la  même 
posture;  ne  levez  point  les  yeux,  ne  vous  arrêtez  jamais  ;  dites  tou- 
jours, n'i'iiporle  quoi,  pourvu  qu'on  ne  puisse  vous  entendre.  Con- 
tinuez votre  débit  sans  reprendre  haleine  ;  qui  parle  le  plus  vile  parle 
le  mieux,  et  entasser  le  plus  de  mots  dans  le  plus  court  espace  de 
temps,  c'est  s'assurer  le  prix  de  la  course  oratoire. 

Les  (ils  de  la  science ,  apfès  avoir  obtenu  des  récompenses  pa- 
reilles, peuvent  goùler  un  indolent  repos  sous  les  doux  ombrages 
de  Granta;  mollement  étendus  parmiles  roseaux  des  rives  du  Cam, 
ils  y  peuvent  dormir  inconnus,  vivre  inhonorés  et  mourir  sans  qu'on 
les  pleure.  Tristes  comme  les  tableaux  qui  décorent  leurs  salles,  ils 
croient  tout  le  savoir  humain  renfermé  dans  l'enceinle  de  leur  col- 
lège. Grossiers  dans  leurs  manières,  esclaves  d'une  solte  étiquette, 
ils  afTectent  de  mépriser  toute  composition  moderne,  et  placent  les 
conimenlaires  de  Bentley,  de  Brunck  et  de  Porson,  beaucoup  au- 
dessus  des  poêles  que  ces  critiques  ont  commentés.  Yains  de  leurs 
honneurs  académiques  ,  lourds  comme  la  bière  dont  ils  s'cnivrerJ, 
insipides  comme  leurs  froids  jeux  de  mots  ,  ennuyeux  comme  leurs 
leçons,  ils  ne  s'émeuvent  (pie  pour  leure  intérêts  ou  ceux  de  IEgli.se 
Courtisans  empressés  du  pouvoir,  ils  s'inclinent  devant  lui  avec  un 
sourre  suppliant,  tant  qu  ils  voient  reluire  de  ce  côlé  les  mitres 
qu  ils  convoitent;  mais  que  dans  un  orage  politique  lliomnie  d'Etat 
soit  renversé,  ils  seuquerront  de  son  successeur  pour  lui  portiir 
leur  hommage.  Tels  sont  les  hommes  commis  à  la  garde  du  trésor 
des  sciences  :  tels  sont  leurs  travaux  et  les  récompenses  qu  ils  am- 
bitionnent. On  peutaflirmer,  en  tout  cas,  que  le  prix  n'excède  guère 
les  efforts  qu'il  a  demandés. 


Celait  après  la  terrible  journée  de  Pultawa.  alors  que  la  fortune 
abandonna  le  roi  de  Suède.  Au  loin  ,  le  sol  était  jonché  des  cada- 
vres d'une  armée  qui  avait  livre  son  dernier  comhal.  La  puissance 
et  la  gloire,  infidèles  comme  les  hommes  dont  elles  sont  les  klnU'n 
étaient  passées  du  côté  du  czai-  triomphant ,  et  les  murs  de  Mnscoj 
n'avaient  plus  rien  à  cramdre...  jusqu  à  ce  jour  du  moins,  plus  som- 
bre et  plus  terrible  ,  juscju'à  cette  année  plus  mémorable  qui  de- 
vaient livrer  au  massacre  et  à  la  honte  d  une  défaite  une  armée 
plus  puissante  et  un  nom  [ilus  illustre  encore  :  naufrage  plus  terri- 
ble, chute  plus  profonde  ;  revers  d'un  homme,  coup  de  foudre  pour 
l'Europe  ! 


Telle  était  la  fortune  de  la  guerre;  Charles,  blessé,  avait  enfin 
appris  à  fuir  :  la  nuit,  le  jour,  il  traversait  les  campagnes  et  les 
fleuves,  lout  couvert  du  sang  de  ses  propres  sujets;  car  des  milliers 
d  biimmes  avaient  péri  pour  favoriser  cette  fuite,  et  pas  une  voix  ne 
s'éiait  élevée  contre  l'insatiable  ambitieux  ,  à  celte  heure  d'humi- 
lialion  oiila  vérilé  n'avait  plus  rien  à  craindre  du  pouvoir.  Le  che- 
val du  roi  avait  été  tué  :  Giela  lui  avait  donné  le  sien,  et  était  allé 
mourir  pr^-onnier  chez  les  Russes.  Cette  seconde  monture  manque 
également  après  plusieurs  lieues  de  vaines  fatigues  supportées  avec, 
courage  ;  el  c'est  dans  la  profondeur  des  foièls.  sous  le  feuillage  tles- 
j  quelles  les  feux  de  bivouac  sont  à  pgine  visibles  ,  tandis  que  ceux 
j  des  ennemis  éclairent  la  plaine  à  l'entour,  c'est  là  qu'un  roi  doit 
1  enfin  étendre  ses  membres  fatigués.  Est-ce  pour  de  tels  laur'ers, 
pour  un  tel  repos,  que  les  nations  doivent  épuiser  leurs  forces  ?  Ac- 
cable parla  doub-ur  elles  fatigues,  on  le  couche  au  pied  d'un  arbre- 
le  sang  de  ses  blessures  est  figé  :  ses  m-mbres  sont  engourdis  ;  là 
nuit  pèse  froide  el  sombre  ;  la  fièvre  qui  agite  son  saiigliii  refuse' un 
,rsBnl  instant  de  ce  sommeil  qui  lui  serait  si  nécessaire.  Au  milieu  de  tout 
cela,  le  monarque  sufiporte  royalement  sa  cluite,  et  dans  ces  extro- 
mitcs  pénibles,  il  fait  de  ses  douleurs  les  va.ssales  de  sa  volonté  :  elles 
restent  silencieuses  et  soumises,  comme  les  nations  l'éiaieut  na- 
guère autour  de  lui. 

III. 

Quelques  chefs  l'accompagnent!...  Hélas!  qu'ils  sont  peu  nom- 
breux, cesdébris  d  une  seule  défuite ,  mais  débris  héroïques  et  fidèles, 


Tristes  et  muets,  tous  s'étendent  par  terre  auprès  du  monarque  et 
de  sa  monture;  car  le  danger  met  au  même  niveau  1  h  immc  et  son 
servileiir  :  tous  ont  les  mènes  besoins.  Parmi  eux ,  Mazeppa  s'a- 
vance et  prépare  sa  couche  sous  un  chêne...  vieux  et  robuste  comme 
lui  :  c'est  l'helmao  de  l'Ukraine,  le  guerrier  calme  et  intrépide. 
Mais  d'abord,  bien  qu'exténué  par  une  longue  course,  le  prince  des 
Kosaks  panse  sou  coursier,  lui  fait  une  litière  de  feuillage,  peigne 
sa  crinière  et  ses  fanons,  desserre  la  sangle,  ôte  la  bride  ;  et  se  ré- 
jouit de  le  voir  bien  man.^er  ;  car  jusqiie-lfi  il  avait  craint  que  son 
coursier  fatigué  ne  refusai  de  brouter  (herbe  humide  de  la  rosée  de 
la  nuit.  Mais  le  noble  animal  était  vaillant  comme  son  maître,  et 
peu  difficile  en  fait  de  vivre  et  de  coucher.  Plein  de  feu  et  docile  à 
la  fois,  il  ne  se  refusait  à  rien.  En  vrai  coursier  tartare,  velu,  airile, 
vigoureux,  il  emportait  son  cavalier  comme  le  vent,  obéissait  à  sa 
voix,  accourait  à  son  appel  elle  reconnaissait  entre  tous  :  fût-il  en- 
touré de  milliers  d'hommes,  par  une  nuit  sans  étoiles,  depuis  le 
coucher  du  soleil  jusqu'à  l'aube,  il  eût  suivi  son  maître  comme  le 
faon  suit  sa  mère. 

IV. 

Ces  devoirs  accomplis,  Mazeppa  étend  sur  la  lerre  son  manteau, 
et  appuie  sa  lance  contre  le  chêne;  il  examine  si  ses  armes  sont 
encore  en  bon  étal  et  n'ont  pas  souffert  de  la  longue  marche  du 
jour  ;  si  le  bassinet  est  encore  garni  de  poudre  ,  et  si  la  pierre  el  les 
re3sor:s  fonclionneul  comme  il  faul;  il  manie  la  garde  et  le  four- 
reau de  son  sabre,  el  regarde  BÎ  le  ceinturon  n'est  point  endom- 
magé. Alors  seulement  le  vieux  guerrier  tire  de  son  bavresac  et  de 
son  bidon  ses  provisions  chélives,  dont  il  oûre  le  loul  ou  partie  éhi 
monarque  et  à  sa  suite,  avec  infiniment  moins  de  cérémonie  que 
u'en  feraient  de^  courtisans  à  un  banquet.  Charles,  en  souriant,  ac- 
cepte du  geste  ce  frugal  repas,  pour  afficher  une  gaiié  qu'il  n'éprouvé 
pasau  fond  ducœur,  et  se  montrer  au  dc,<sus  des  souffrances  et  des  re- 
vers. Alors  il  parle  ainsi  :  «  De  toute  notre  Irouiie,  com  posée  de  gens  au 
cœur  ferme ,  au  bras  vigoureux ,  également  aguerris  aux  e,?c;irmou- 
ches,  iila  march ',  au  métier  de  founageur,  il  n'en  est  pas  de  moins 
bavard  el  de  plus  actif  que  toi,  Jlazeppa  :  depuis  Alexandre  on  n'a 
point  vu  surla  lerre  un  couple  au-^si  bien  assorti  que  toi  et  ton  Bucé- 
phale  ;  toute  la  gloire  de  laScytbie  s'incline  devant  la  tienne,  quand 
il  s'agit  de  franchir  oa  les  plaines  ou  les  flots.  —  Maudite  soit  l'école, 
répondit  Mazeppa  ,  où  j'appris  à  monter  à  cheval  !  —  Eh  !  pourquoi 
donc,  vieil  hetman  ,  reprit  le  monarque,  puisque  les  leçons  tout  si 
bien  profilé?  — <  e  serait  une  longue  histoire,  dit  le  (Cosaque,  et 
nous  avons  encore  bien  des  lieues  à  faire,  et  plus  d'un  coup  à  don- 
ner ç\  el  là,  coiilre  un  ennemi  dix  fois  plus  nombreux,  avant  que 
nos  chevaux  puissent  broutftr  à  leur  ai.se  sur  l'autre  bord  du  rapide 
Borvslhènes;  d'ailleurs,  sire,  vos  membres  doivent  avoir  besoin  de 
repos  :  je  servirai  de  véJelte  à  votre  esi-orte.  —  Je  veux  abstdu 
nient ,  répliqua  le  roi  de  Suède,  que  tu  me  contes  ton  histoire,  et 
peul-silre  eu  obîiendrai-je  le  bienfait  du  sommeil;  car  en  ce  moment 
c'est  en  vain  que  mes  paupières  l'appellent.  —  Eh  bien!  Sire,  dans 
cet  espoir,  mes  souvenirs  vont  se  reporter  à  soixante-dix  ans  d'ici. 

«  .rélais,  je  crois,  dans  mon  vinglième  printemps...  oui,  c'est 
cela...  Casimir  était  roi...  Jean  Casimir...  j'ai  été  son  page  pendant 
six  ans  :  un  savant  monarque  ,  ma  foi  !  et  qui  ne  ressemblait  guère 
à  Votre  Majesté  :  il  ne  faisait  pas  la  guerre,  et  ne  s'inquiétait  pas  de 
conquérir  de  nouveaux  royaumes  pour  les  perdie  bientôt  après  ;  et 
sauf  les  débals  de  la  diète  de  Varsovie ,  son  règne  s'écoula  dans  un 
repos  fort  inconvenant.  Non  qu'il  manquât  de  moyens  de  se  tour- 
menter :  il  aimait  les  muses  et  les  femmes;  et  quelquefois  toutes  ces 
femelles  sont  si  fantasques  qu'il  aurait  voulu  cent  fois  être  à  la 
guerre.  Mais  bientôt  son  courroux  se  calmant,  il  prenait  une  nou- 
velle maîtresse  ou  un  nouveau  livre;  puis  il  donnait  des  fêles  prodi- 
gieuses... Tout  Varsovie  accourait  autour  de  son  palais  pour  con- 
templer sa  cour  splendide,  et  ses  dames,  et  ses  généraux,  et  lair 
princier  de  tout  cela  :  c'était  le  Salomon  de  la  Pologne...  à  ce  que 
disaient  les  poèltîs,  un  seul  excepté,  lequel,  n'ayant  point  de  pen- 
sion ,  fit  une  satire,  et  se  vanta  de  ne  point  savoir  daller.  <;'était 
une  cour  de  jouteurs  el  dbislrioas  oii  chacun  s'essayait  à  rimer  : 
moi-même  j'accouchai  un  jour  de  quelques  vers,  et  mes  odes  étaient 
si.;nées  :  «  Le  dé.sespéré  Thyrsis.  »  11  y  avait  là  un  certain  palatin, 
un  comte  de  haut  et  antique  lignage,  riche  comme  une  mine  de  sel 
ou  d'argent,  et  fier,  vous  pouvez  le  penser,  comme  .s'il  fût  desrendu 
du  ciel  même.  11  était  si  bien  pourvu  de  noblesse  el  déçus,  que  peu 
de  gens  au-dessous  du  trône  pouvaient  lui  disputer  le  pas  ;  et  à  força 
de  couver  des  yeux  ses  trésors,  de  méilitersur  sa  généalogie,  détail 
arrivé  à  une  cerlaine  confusion  d  idées,  produit  d'une  tète  un  peu 
faible,'  et  il  prenait  le  mérite  do  ces  deux  choses  pour  le  sien.  Or, 
sa  femme  n'était  pas  tout-à-foit  de  cette  opinion  :  plus  jeune  que 
i  lui  d3  trente  ans,  son  joug  lui  devenait  de  jour  en  jour  plus  insup- 
■  portable  ;  et  après  beaucoup  de  désirs,  d'espérances  et  de  craintes, 
après  quelques  larmes  d  adieu  à  la  vertu,  une  ou  deux  nuits  agitées, 
certains  coups  d'œil  ji-lés  sur  la  jeunesse  de  Varsovie,  et  des  chan- 
sons et  des  danses,  elle  n'attendait  plus  que  l'occasion  ordinaire, 
un  de  ces  acctdeals  qui  attendrissent  its  beautés  les  plus  froides 


Kft 


LBS  vDiLLÊi^s  LrrTi^:uAiiu-:s  iLi.LSini^.iiS. 


pour  Héooror  le  romlp  <\f  litres  noincaiix  qui,  dit-on  ,  sont  un  pas- 
M'porl  pour  les  cicix  d  dniil ,  chose  étrange,  se  vanlent  rarumciit 
ceux  qui  en  sont  le  mieux  pourvus. 


«  J"('lnis  alors  un  paillard  de  bonne  mine  :  h  soixante-dix  ans,  on 
me  pardonnera  bien  de  dire  que  ,  dans  mes  jeunesnnnées,  il  y  avait 
peu  d  hommes  ou  de  parrons,  vassaux  ou  ehcvalii'rs.  qui  juissent 
me  le  disputer  en  frivoles  açréments;  car  j'avais  la  lorce,  la  jeu- 
nesse, la  palté  ,  un  visage  qui  n'était  pas  celui  (|iie  vous  vo.vc/..  mais 
aussi  gracieux  qu'il  est  maintenant  rude  et  auslcrc  :  car  le  temps, 
les  soucis,  les  combats, 
en  labourant  mon  front 
en  ont  conmic  elTacé  mon 
8me  ;  au  point  que  je 
serais  renie  par  parents 
et  cousins  qui,  m'ayant 
connu  autrefois,  me  ver- 
raient tel  que  je  suis  à 
présent  ;  au  reste ,  ce 
changement  s'est  opéré 
longtemps  avant  que  la 
vieillesse  eût  écrit  son 
nom  sur  mes  traits.  Ma 
force,  mon  courage,  mon 
iotclligcnce  ,  vous  le  .sa- 
vez ,  n'otit  point  décliné 
avec  les  ans,  sans  quoi 
je  ne  serais  p,is  ici  à  celle 
heure,  vous  contant  de 
vieilles  histoires  sous  un 
arbre,  n'ayant  pour  pa- 
villon qu'un  ciel  sans  é- 
toiles.  Mais  poursuivons: 
la  beauté  deTbérésa...  il 
me  -semble  la  voir  passer 
sous  mes  yeux,  entre  moi 
et  cette  toulTe  de  châtai- 
gniers, tant  son  souvenir 
est  encore  vil  et  chaud  ;  et 
pourtant  je  ne  puis  trou- 
ver d'expressions  pour 
vous  dire  comment  elle 
était  faite,  celle  que  j'ai- 
mais tant.  Elle  avait  cet 
œil  asiatique,  fruit  du  mé- 
lange de  la  racf:  des 
Turcs,  si  voisine  de  nous, 
avec  notre  sang  polonais; 
mais  de  cet  œil,  sombre 
comme  le  ciel  sur  nos 
têtes,  il  s'échappait  une 
lumière  tendre  comme  le 
lever  de  la  lune  à  l'heure 
de  minuit  Grands,  noirs, 
nageant  au  milii'u  d'un 
courant  de  clartés  dans 
lesquelles  ils  semblaient 
se  iundre  ,  ces  yeux  é- 
taient  moitié  langueur, 
moitié  tlamme,  mais  tout 
amour,  comme  ceux  des 
martyrs  (jui  se  lèvent 
pleinsde  ravissement  vers 
le  ciel  au  moment  où  ils 
expirent  sur  le  bûcher , 

comme  si  la  mort  était  pour  eux  un  délire.  Son  front  était  pareil 
à  un  lac  par  un  beau  jour  d'été,  tout  transparent  et  pénétré  par 
les  rayons  du  soleil,  quand  les  vagues  n'osent  murmurer  et  que  le 
ciel  se  mire  à  sa  surface.  Ses  joui-s  et  ses  lèvres...  mais  pourquoi 
en  dire  davantage?  je  l'aimais  alors...  je  l'aime  encore  à  pré.<ent  ; 
et  ceux  qui  me  ressemblent  aiment  avec  une  farouche  énergie,  dans 
la  prospérité  comme  dans  le  malheur  :  ils  aiment  jusque  dans  leurs 
fureurs;  au  sein  de  la  vii  illesse,  ils  sont  poursuivis  pari  ombre  vaine 
du  passé...  Tel  sera  Mazeppa  jusqu'au  dernier  jour. 


VI. 

a  Nous  nous  rencontrons...  nos  regards  se  croisent je  la  vois 

?t  je  soupire  :  elle  ne  me  parle  pas,  et  pourtant  elle  répond.  Il  v 
a  des  milliers  d  accents  et  de  signes,  que  nous  entendons,  que 
nous  voyons,  tnais  que  personne  ne  peut  déOuir étincelles 


Nous  glissions  comme  le  vont,  laissant  en  arrière  les  buissons, 
las  arbres  el  les  loups... 


involontaires  de  la  jicnsée  ,  qui  s'échappent  du  cœur  oppressé 
et  forment  un  étrange  langage  au^si  mystérieux  qu'expressif  :  an- 
neaux de  cette  chaîne  brûlante  qui  unit  à  leur  insu  de  jeunes 
CdMirs  et  déjeunes  Ame»;  fil  électrique  qui,  par  une  vertu  secrète, 
sert  de  conducteur  h  une  Qammc  dévorante,  je  la  vis  et  je  sou- 
pirai... et  je  gémis  en  silence  ,  me  tenant,  non  sans  peine,  dans  les 
limites  de  l.i  réserve.  Enfin,  je  lui  fus  présenté,  el  nous  pûmes  nous 
entretenir  de  temps  .'i  autre  sans  eiciler  le  soupçon.  Alors  brillant 
de  mexpliquer.  je  résolus  de  le  faire;  mais  la  voix  faible  et  trem- 
blante expirait  sur  mes  lèvres.  Un  jour" enfin...  Il  est  un  jeu,  passe- 
temps  insignifiant  et  frivole,  avec  lequel  on  trompe  l'ennui  de  la 
journée,  c'est...  j'en  ai  oublié  le  nom...  el  nous  fùnns  runiluils  à  y 
jouer  par  quelque  circonslauce  bizarre  que  je  ne  me  rappelle  plus. 

Je  me  souciais  peu  de  ga- 
gner  ou  de  perdre:  il  me 
suffisait  d'être  près  d'elle, 
d'entendre  et  de  voir  celle 

que  j'aimais  lant Je 

1  observais  comme  une 
sentinelle  'puissent  les 
nôtres  veiller  aussi  bien 
par  celte  nuil  sombre), 
quand  je  crus  voir,  el 
je  ne  me  trompais  pas , 
qu'elle  était  pensive ,  ne 
songeait  nullement  à  son 
jeu  ,  et  demeurait  insen- 
sible h  la  perte  ou  au 
gain  ;  el  cependant  elle 
continuait  à  jouer  pen- 
dant des  heures  entières, 
comme  si  son  désir  l'eill 
enchaînée  à  celle  place, 
mais  dans  un  tout  autre 
but  que  celui  de  la  par- 
tie. Alors  une  pensée  ra- 
pide comme  léclair  tra- 
versa mon  cerveau  :  c'est 
qu'il  y  avait  dans  son  air 
quelque  chose  qui  me  di- 
sait de  ne  pas  désespérer  ; 
el  sur  celle  pensée  les  mots 
sortirent  de  ma  bouche  , 
dans  toute  leur  incohé- 
rence naturelle...  je  de- 
vais être  peu  éloquent; 
cependant  elle  m'écou- 
ta...  C'est  as,sez,  me  dis- 
je ,  qui  écoute  une  pre- 
mière fois  écoutera  une 
seconde  ;  son  co'ur  n'est 
certainement  pas  de  gla- 
ce, et  un  refus  n'est  pas 
irrévocable. 


VII. 


«  J'aimai  et  je  fus  ai- 
mé... On  prétend,  sire, 
que  vous  n'avez  jamais 
connu  ces  douces  faibles- 
ses :  s'il  en  est  ainsi,  jo 
dois  abréger  le  récit  de 
mon  bonheur  cl  de  mes 
souffrances;  il  vous  sem- 
blerait absurde  et  fri\ole: 
mais  tous  les  hommes 
ne  sont  pas  faits  pour  régner,  soit  sur  leurs  passions  seulement,  soit 
comme  vous,  h  la  fois  sur  eux-mêmes  el  surdesnaiinns.  Je  suis,  .ou 
plutôt  je  fus...  prince,  chef  de  plusieurs  milliers  d  hommes:  j'ai  su 
les  conduire  au  plus  fort  du  péril  el  du  carnage:  mais  je  n'ai  jamais 
s^i  exercer  autant  d  empire  sur  moi-même.  En  résumé,  j'aimai  el  je 
fus  aimé;  certainement  c'est  un  heureux  destin  ,  mais  celle  félicilé, 
lorsqu'elle  est  à  .son  comble,  aboutit  au  malheur.  Nous  nous  réunis- 
sions en  secret,  el  l'heure  qui  me  conduisait  dans  ses  bras  était  atten- 
due avec  une  impatience  fiévreuse.  Mes  jours  et  mes  nuits  n'étaient 
rien  :  tout  disparaissait  pour  moi,  excepté  celle  heure  à  laquelle  nia 
mémoire  ne  trouve  rien  h  comparer  dans  le  long  intervalle  qui  sé- 
pare l'enfance  de  la  vieillesse.  Je  donnerais  l'Ukraine  pour  revivre 
de  pareils  inslanls.  pour  être  encore  le  page,  l'heureux  page,  posses- 
seur de  ce  cœur  aimant  el  de  sa  bonne  épée,  el  n'ayant  pour  toutes 
richesses  que  ces  dons  de  la  nature,  la  jeunesse  el  la  santé.  Nous 
nous  réunissions  en  secret  •  el  selon  quelques-uns,  le  secret  double 
le  bonheur.  Je  ne  l'entends  pàs  ainsi  :  jauraisdonne  ma  vie  pour 


CEDVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


89 


pouvoir  seulement  l'appeler  mienne  à  la  face  de  la  terre  et  des 
cieux  ;  car  j'ai  longtemps  souffert  de  ne  la  posséder  que  par  une 
sorte  de  larcin. 

VIII. 

«  Tous  les  yeux  sont  ouverts  sur  deux  amants;  ils  l'étaient  sur 
nous.  Eu  df  telles  occasions  le  Diable  devrait  être  civil...  le  DIalile!... 
j'allais  lui  faire  injure  :  ce  fut  probalilcment  quelque  saint  malen- 
contreux qui,  ne  pouvant  rester  en  repos,  donna  cours  ii  sa  pieuse 
bile.  Quoi  qu'il  en  soit,  par  une  belle  nuit,  des  espions  apostés 
nous  surprirent  et  s'emparèrent  de  nous.  Le  comte  était  pire  qu'en- 
ragé :  je  me  trouvais  sans  armes;  mais  eussé-je  été  couvert  d'acier 
de  pied  en  cap,  que  faire 
«outre  tant  d'ennemis  ? 
La  chose  se  passait  dans 
le  voisinage  de  son  cli<\- 
teau,  bien  loin  des  cités 
et  de  toute  aide,  et  vers 
la  pointe  du  jour.  Je  crus 
bien  que  je  n'en  verrais 
plus  un  second,  et  que 
tous  mesmoments  étaient 
comptés  :  donc  après  une 
prière  adressée  à  la  mère 
du  Sauveur  et  peut-être 
à  une  couple  de  saints, 
je  me  résignai  à  mon  sort. 
On  me  condui.'.it  à  la  por- 
te du  château  :  je  ne  sus 
pas  ce  qu'on  avait  fait  de 
Thérésa,  et  depuis  lors 
nos  destinées  furent  sé- 
parées. Le  fier  palatin  , 
comme  bien  vous  devez 
penser,  n'était  pas  de  bel- 
le humeur;  et,  certes, 
il  avait  ses  raisons  pour 
cela  :  mais  ce  qui  mettait 
le  comble  à  sa  rage,  c'é- 
ta,it  le  désordre  qu'un  pa- 
reil accident  pouvait  met- 
tre dans  la  future  généa- 
logie de  sa  race  ;il  ne  pou- 
vait concevoir  qu'une  pa- 
reille tache  vînt  souiller 
son  écusson  ,  à  lui  qui 
était  de  si  antique  nobles- 
se ;  car  se  croyant  le  pre- 
mier de  tous  les  hommes, 
il  pensait  l'être  aussi  aux 
yeux  des  autres  ,  et  sur- 
tout aux  miens.  Et  pour 
un  page  ,  morbleu!...  si 
c'eût  été  un  roi,  du  moins, 
il  eût  pu  se  résigner  à  la 
chose  :  mais  un  polisson 
de  page...  Je  ne  saurais 
peindre  sa  fureur;  mais 
j'en  sentis  bientôt  les  ef- 
fets. 

IX. 


«  Qu'on  amène  le  che- 
val?» Le  cheval  fut  ame- 
né :  c'était  vraiment  un 
noble  coursier,  un  tar- 

tare  de  l'Ukraine  ,  paraissant  avoir  dans  ses  membres  toute  la 
vilesse  de  la  pensée  ;  mais  sauvage  comme  le  daim  des  forêts  ,  in- 
dompté, et  ne  connaissant  ni  la  bride  ni  léperoii  :  il  avait  été  pris 
la  veille  même.  Hennissant,  la  crinière  hérissée,  résislant  avec 
fureur,  mais  en  vain,  tout  écumantde  terreur  et  de  rage,  l'enfant 
du  désert  est  amené  près  de  moi  ;  des  mains  serviles  s'ei}i]M-tssent 
de  m'attacher  sur  sou  dos  par  les  nœuds  redoublés  dune  cour- 
roie; puis  on  le  K^clie  soudain,  en  l'excitant  d'un  coup  de  fouet: 
En  avant!  en  avant!...  et  nous  voilà  lancés  :  les  torrents  sont  moins 
rapides  et  moins  impétueux. 


«  En  avant!  en  avant!...  Je  ne  respirais  plus  :  je  ne  pus  voir  de 
quel  côté  le  cheval  précipitait  sa  course.  Le  jour  venait  seulement 
de  paraître;  et  il  poursuivait  sa  carrière  écumante  :  en  avant!  en 
avant!...  Le  dernier  son  humain  que  je  pus  entendre,  au  moment 


.  Le  voilà  couché  et  poussant  son  dernier  souffle,  le  regard  vitreux, 
les  membres  encore]fumants  et  immobiles...      ^3    ;>^ 


ou  jetais  emporté  ainsi,  loin  de  mes  ennemis,  fut  le  rire  féroce  de 
ces  lâches  esclaves  qui.  .iprès  quelques  insiants  de  cette  course  dés- 
ordonnée ,  arriva  à  mon  oreille  sur  le  souffle  du  vent.  Saisi  d'une 
rage  soudaine,  je  dégageai  ma  tète  en  bri.sant  le  lien  qui,  à  la  place 
des  rênes,  m'attachait  à  la  crinière  de  l'animal  ;  et  me  redressant  à 
mi-corps,  je  hurlai  une  malédiction  vers  eux.  Mais  parmi  le  bruit 
du  galop  de  mon  coursier,  qui  retentissait  comme  un  tonnerre,  ils 
ne  l'entendirent  pas  ou  n'y  tirent  point  attention.  J'en  suis  fâché!.. . 
car  je  voudrais  au  moins  leur  avoir  rendu  leurs  insultes.  Du  reste, 
ils  l'ont  payé  cher  plus  tard  :  de  tout  ce  château ,  avec  son  por- 
tail, son  pont-levis  et  sa  herse,  il  ne  reste  point  une  pierre,  une 
barre  de  fer  ou  de  bois ,  une  trace  même  de  fossé  ;  dans  tous  les 
champs  qui  en  dépendaient  on  ne  trouverait  pas  une  touffe  d'herbe, 

sauf  celle  qui  pousse  oii 
se  trouvait  le  foyer  de  la 
grande  salle  :  et  l'on  y 
passerait  bien  des  fois  sans 
se  douter  qu'il  y  ait  eu 
jamais  là  un  donjon.  J'ai 
vu  ses  tours  dévorées  par 
la  tlamme,ses  créneaux  se 
^  fendre  avec  un  craque- 

ment ,  et  le  plomb  fondu 
couler  comme  la  pluie 
du  toit  embrasé  et  noirci  : 
l'épaisseur  de  ses  murail- 
les ne  l'a  point  mis  à  l'a- 
bri de  ma  vengeance.  Ahl 
dans  cet  instant  lerrible, 
où  ils  me  lançaient,  com- 
me sur  un  éclair,  versune 
deslruclion  certaine  ,  ils 
ne  se  doutaieut  guère 
qu'un  jourje  reviendrais 
avec  dix  mille  lances  , 
remercier  le  comte  de  son 
incivile  cavalcade.  Ils  me 
jouèrent  un  vilain  tour 
quand  ,  me  liant  sur  les 
flancs  de  leur  coursier  é- 
cumant,  ils  m'abandon- 
nèrent à  sa  course  vaga- 
bonde; mais  ,  enûn  ,  je 
leur  en  ai  rendu  un  qui 
valait  le  leur;  carie  temps 
ni\elle  toutes  choses  ,  et 
pourvu  que  nous  sachions 
atlendre  l'heure,  il  n'est 
pasdepuissance  humaine 
qui  puisse  échapper  aux 
patientes  reclierches  et  à 
la  huigue  persévérance  de 
celui  qui  couve  ses  inju- 
res comme  un  trésor. 


XI. 


«  En  avant!  en  avant! 
nous  volions  sur  les  ailes 
du  vent,  et  nous  laissions 
derrière  nous  toutes  les 
habitations  des  hommes; 
nous  passions  comme  des 
météores  dans  la  nue  , 
quand  la  lumière  boréale 
\ieut  dissiper  la  nuit  en 
faisant  péiiller  ses  traî- 
nées d'étincelles.  Sur  notre  route ,  ni  ville  ni  village...  mais  une 
plaine  stérile  qui  s'élendait  au  loin,  bordée  par  une  noire  forêt;  et 
sauf  quelques  forteresses,  bâties  pourarrètcr  les  invasions  des  Tarta- 
res,  dont  j'enfrevoyaisà  peine  les  créneaux  sur  le  sommetdesmonta- 
gnes  :  aucune  trace  humaine!  Un  an  aujiaravant  une  armée tur(|ue 
avait  passé  par  là  et  sur  le  sol  sanglant  foulé  par  les  chevaux  des 
spahis,  toute  verdure  disparait.  Le  ciel  éiait  sombre, triste  etgrisàtre, 
et  la  brise  rasait  la  terre  avec  des  gémissements  auxqueisj'aurais  ré- 
pondu par  les  miens,  si  notre  coiu'se  n'avait  été  tellement  rapide,  en 
avant!  en  avant!  qu'il  m'était  impossible  de  soupirer  ou  même  de 
prier.  Une  sueur  froide  coulait  de  mon  front  comme  une  pluie  sur 
la  crinière  hérissée  du  cheval  qui,  henni.ssant  toujours  de  rage  et 
de  terreur,  poursuivait  son  vol  rapide.  Quelquefois  je  me  flattais 
qu'il  allait  ralentir  sa  course;  mais  non,  le  poids  de  mon  jeune  corps 
assujéti  sur  ses  reins  était  bien  léger  pour  un  animal  dont  la  colère 
doublait  les  forces  :  ce  n'était  pour  lui  qu'un  aiguillon.  Chaque 
mouvement  que  je  faisais  pour  dégager  de  leurs  liens  mes  membres 


Oft 


LES  VEILl/.h»  I.ITTIsRAII'.ES  ll,l,US1RI>ES. 


onllrs  ol  (IniiloMrnix  niieinTilflil  s.i  fureur  cl  son  rtTnii.  J'o^savai  tin 
fniri!  rnlonilrr'  nm  vnix  .  ellft  élnil  basse  el  faillir,  mais  co  fill  roni- 
iTio  si  J'avais  frnpi'i'  laniriKil  iln  fiiirl  •  fr*'  •  i'i<aiil  ii  iii<'»  npcenls. 
11  sciiililail  cnliMiilrc  i'l'i-lal  sninlaiii  do  la  Iriiinpi'llc.  Ci'iciiilant  W 
saiip  ijiii  siiniLiil  lie  Inns  iiips  iiiiMiilni  •<  luinir-clail  mes  omii'i's  el 
les  ri'5-irrail  eiif  nrc  ;  el  inio  !- <if  plus  liti11aiiUM|iip  l.i  llauiiiic  iiii!-nii; 
<lévorall  inn  gorge  et  ma  longue. 


n  Nous  approchions  ilc  la  fori^l  snuvapc  :  elle  (^lail  si  vaslc  que 
iraucun  pAi^  je  n'en  pus  d^niuvrlr  les  limites.  Çh  el  là  s'élevaient 
(li's  arhivs  antiques  (pu-  n'auraient  pu  faire  plover  les  vents  les  plus 
vii»l"nls  qui  aeeourent  en  hurlant  «les  «léserls  de  la  Sihéri'^  cl  ilê- 
pnliilli'nt  en  pas^ailles  hoi^;  de  lour  feuillage  Mais  ces  arhrcs  étaient 
rares,  et  I  inlervalle  qui  les  séparait  élait  rempli  de  liuissiuis 
je\ines  cl  \erdi>>anls,  dans  loiil  le  luxo  de  leur  pariu'c  annuelle  cl 
non  cneorealleintsparccs  hrisesd'automne  qui,  frappant  de  mort  le 
feuillage  lies  fiii(Vt<  cl  chanpeant  la  eouleiir  des  arbres  en  uii"  rou- 
peur  niorlelle.  les  font  ressembler  h  des  eadavrc^san/lauls  et  étendus 
sur  le  champ  de  bnlaille.  après  qu'une  lonpue  nuit  d  hiver  a  jeté  ses 
frimas  sur  ces  léles  sans  sépulture,  si  froides  etsi  rigiiles,  que  le  bec 
du  enibeau  frapperait  leurs  jnuesjrlacées  sans  les  pcuivoir  entamer. 
(1  élait  un  sanva-'c  désert  loul  couvert  de  broussailles  oti  se  mon- 
Iraienl  lanlôi  un  ehiltaiu'uier,  taiibjl  un  chêne  robuste  ou  un  pin, 
mais  h  une  prande  distance  les  uns  des  autres...  et  fort  heureuse- 
ment pour  moi,  car  mon  sort  eût  été  tout  autre.  Les  broussailles 
pliaient  devant  nous  ?ans  déeliirer  mes  membiesct  j'eus  la  force 
de  supporter  mes  blessures  déjà  ligécs  par  le  froid.  Mes  liens  me 
paranlissaieni  du  danperde  tomber  nous  glis,sions  comme  le  vent 
îi  travers  le  feuillage,  laissant  en  arriére  les  buissons,  les  arbres  et 
les  loups  :  car  la  nuit  j'entendis  ces  animaux  sur  nos  traces,  leur 
troupe  totichail  presque  nos  talons:  ils  avaient  ce  palop  prolongé 
capable  de  (aligner  la  fureur  <les  limiers  et  l'ardeur  du  chasseur.  De 
quidipip  c(Mc  que  se  diripeAl  notre  vol,  ils  nous  suivaient  l<Mijipurs. 
I'M  ils  ne  n(uis  quittèrent  même  pas  au  lever  du  soleil;  car  à  la  lueur 
des  prenu'ers  rayons  du  malin  je  les  aperçus  derrière  nous  h  une 
veipe  dedistanec, suivant  tousles  détoursdu  bois,  de  môme  que  loule 
la  nuit  j  avais  entendu  leurs  pas  furtifs  qui  faisaient  frissoMU'r  le 
feuillage.  Oh!  <|ue  n'aurais-je  pas  donné  pour  avoir  un  épieu  ou  un 
sabre,  afin  ilc  m'élanccr  au  milieu  de  leur  bande,  et  s'il  fallait  |)érir 
ne  périr  au  moins  qu'en  cond)ailantet  après  avoir  immolé  plus  d  un 
ennemi.  Hu  moment  où  ma  numlure  avail  pris  sa  course,  j'avais 
dabiud  désiré  le  but;  mais  maintenant  je  redoutais  qu'elle  ne  fût 
point  assez  forte  ou  assez  apilc.  Vaine  crainte!  sa  nature  sauvape 
lui  avait  donné  toute  la  vigueur  du  chamois  des  montagnes  :  telle 
In  neige  tombe  rapide  lorsque  ses  tourbillons  éblouissants  aveuglent 
el  accablent  le  villageois  Ji  deux  |ias  de  sa  chaumière  dont  il  ne  tra- 
versera plus  le  seuil  ;  tel  le  coursier  infatigable,  indompté,  plus  que 
sauvage,  traverse  les  sentiers  de  la  foi-èt  ;  furieux  comme  un  enfant 
pftié  dont  on  n'a  point  saiisfail  le  caprice,  ou  plus  furieux  encore... 
comme  une  femme  piquée,  qui  veut  en  faire  k  sa  tète. 


XIII. 

n  Nous  avions  franchi  l,i  forêt;  il  était  plus  de  midi,  mais  l'air 
était  placé  quoiqu'on  fût  au  mois  de  juin  :  ou  peul-èlre  le  sanp 
coiilail  plus  froid  dans  mes  veines;  car  des  soulTrances  prolon- 
gées domptent  les  |dus  courageux.  Mailleurs.  je  n'étais  pas  alors 
Ici  que  je  parais  maintenant ,  mais,  inipélucux  comme  un  torrent 
d'hi»er.  je  laissais  éclater  mes  sentimenU  avant  d'en  avoir  pu  moi- 
même  démêler  les  causes.  Livré  ainsi  à  la  rape,  à  la  terreur,  au 
re-senliinenl,  à  toutes  les  tortures  du  froid,  de  la  faim,  de  la  honte 
et  des  reprels!  me  voyant  nu  et  gariolté,  moi  fds  dune  race  d  hom- 
mes qui.iriités  et  foulés  aux  pieds,  se  dressent  comme  le  serpent  h 
sonnettes  prêt  à  percer  son  ennemi!  est-il  étiumant  que  ce  corps 
falii;ué  se  soit  aflai.'.sé  un  moment  sous  le  poids  de  ses  maux?  La 
terre  disparut  sous  moi,  les  nuages  parurent  tourbillonner  h  I  en- 
imu-  :  je  crus  que  je  tombais:  mais  non,  j'étais  atl.iebé  lro|i  solide- 
ment. Moi\  cœur  était  malade;  «non  cerveau  scnllamma  ,  palpita 
un  moment,  puis  je  ne  le  sentis  plus  battre  :  le  ciel  tournait  tou- 
joui s  comme  une  roue  immense;  je  voyais  les  arbres  cliancelcr 
comme  des  hommes  ivres,  et  un  faible  éclair  passa  devant  tnes  veux 
qui  ensuite  ne  \ireitl  plus  rien.  Persiuine  ne  sentira,  plus  que  je  ne 
le  sentis  alors,  tout  ce  qu'éprouve  un  mourant  Accablé  par  lator- 
tiu-e  de  (  elle  cnure  iiifernale,  les  ténèbres  sappesanli<snient  sur 
moi  el  se  di.'-sipaient  tour-ii-iour  :  j'essayais  de  me  réveiller,  mais  je 
ne  pouvais  tirer  nus  sens  de  I  abîme  où  ils  étaient  plonpé.?.  J'étais 
comme  le  naufiapé  qui  a  saisi  une  planche  et  que  chaque  vague 
soulevée!  submerge  à  la  fois  en  le  poussant  vei-s  la  cote  déserte. 
Ma  vie  incertaine  .lait  comme  ces  loeurs  fanlasiinue?  que  l'on  croit 
vnir  p.isser  devant  soi  au  mili  .u  de  la  nuit  et  les  yeux  fermés,  quand 
ia  fièvre  commence  à  s  emparer  du  cerveau.  Cette  sensation  dispa- 


rut sans  grande  doul'Mir.  mais  pour  fiiii-e  place  à  un  '  if- 

freui  que  In  douleur  même.   J  avoue  que  ji>  rrdoui.  r 

une  paredli;  souffranei' au  uvimeol  dti  Irép.is.   et  e.  p p- 

posec|ue  l'homme  doit  encore  soulTrir  ila>anlap"  a»a:it  de  ril.uiiier 
a  la  poussière.  .N'importe  j'ai  plus  d  une  foi»  découvert  hardiui''iit 
mon  front  en  face  de  la  mort,  comme  j':  le  découvre  encore  maiu- 
tciianl. 

XIV. 

"Le  sentiment  me  revint  ;  où  étais-jet  Glacé,  engour«!i,  étourdi, 
pulsation  par  pul.salion.  douleur  par  ilouleur.  la  vie'  reprenait  len- 
tement possession  de  mon  être  ;  puis  vint  une  anpoi-se  ipii  pour  un 
moment  lit  relluer  niuiisinp  épaissi  et  pl.aeê  ;  des  bruits  diseoninnis 
fraïqièrent  mou  oreille  ;  mon  cœur  se  reprit  à  tressaillir;  ma  vue 
revint  quoiipie  ob'^cuie,  comme  si  je  n'eusse  np'-reii  les  idijeis  ipi  à 
travers  un  épais  cristal.  Il  me  semblait  entendre  pri'sde  moi  leliriiil 
des  Ilots  el  j'entrevoyais  le  ciel  pai-s-méd  étoiles...  (^e  n'rst  point  un 
songe  :  le  sauvage  coursier -Iraverse  .'i  la  nape  un  fleuve  plus  SîiU- 
vapc  encore  :  la  rivfère  large  et  brillante  étend  ses  onde»  autour  de 
nous  et  poursuit  au  loin  sou  cours,  nous  sommes  au  milieu  du  cou- 
rant, lullani  Contre  lui  pour  atteindre  un  rivage  inconnu  et  d'^serl. 
L'eau  m'a  tiré  de  mon  profond  engourdissement,  el  son  baptême  n 
rendu  une  (ipueiir  momentanée  à  mes  membres  roidis.  Le  large 
poitrail  de  mon  coursier  afTronle  el  brise  les  vagifs  qui  imiui-'iit 
jusi|u';i  son  cou  et  nous  conlinufuis  d'avancer.  Knfln  nous  attei- 
gnons la  rive  glissante,  port  de  salut  qui  avait  peu  de  prix  pmir 
moi  ;  car  si  en  arrière  tout  élait  sombre  et  redoutable,  en  avant  ce 
n'était  encore  que  ténèbres  cl  terreurs.  i:ombien  d'heures  de  la  nuit 
et  du  jour  ai-je  passées  dans  cette  suspension  de  mes  soulTraiiees.  je 
ne  puis  le  devioer:  ù  peine  sais-jc  si  mon  soufOe  est  encore  du  la  vie. 


«  Le  poil  humide,  la  crinière  ruis,selanie.  le  nas  chancelant  et  les 
flancs  Couverts  de  fumée,  il  lulle  de  toutes  les  forces  qui  lui  restent 
pour  gravir  la  rive  escarpée.  Nous  parvenons  au  sommet  :  une 
plaine  sans  bornes  .se  déroule  à  lra>er.s  les  ténèbres  et  semble  s'é- 
tendre, s'étendit;  toujoun»  davanla.^'C,  el  plus  bùn  que  ne  peut  por- 
ter la  vue,  comme  ces  précipics  que  nous  voyons  dans  nos  rêves  ' 
çà  et  là  quelques  taches  blanehAtres,  ou  quelques  loulTes  d'un  S'iii  ■ 
bre  gazon  se  détachent  eu  masses  confuses  au  moment  où  la  lune 
se  lève  devant  moi.  Mais  dans  la  triste  solitude  on  n'aperçoit  rien 
qui  imiiquc  la  plus  chéli^c  cabane;  aucune  lampe  trembUiflante  ne 
se  révè'e  comme  l'étoile  tie  l'hospiialiié,  aucun  feu  rilet  même  ne 
surgit  dust.d  comme  pour  se  railler  île  mes  douleurs,  tléeci>tion  i|yi 
dans  ce  moment  cill  été  pour  moi  un  bonheur  réel  :  car  même  re- 
connue, je  l'aurais  bénie  eiicoie,  comme  m'apportant  au  milieu  de 
mcssuufTranccs  un  souvenir  de  1  habitation  des  hommes. 


XVL 

«Nous  continuons  d'avancer,  mais  tl'iin  pas  faibleel  lent :1a  sau- 
vage vigueur  tlu  coursier  est  enlin  épuisée  :  fati.^ué.  abattu .  lérume 
sort  de  .-.a  bouche  el  il  .se  iraîne  péniblement,  l'n  enfuit  d''l>ile  pour- 
rait le  conduire  :  mais  moi,  je  ne  puis  profiler  même  de  sa  fai- 
blesse, car  les  liens  me  relienuenl  encore,  el  cuvsé-jc  é-ié  libre, 
peul-êire  la  force  m'eùt-ellc  manqué  à  moi-même.  Je  tentai  encore 
quelques  elTirls  pour  briser  les  liens  qui  m'enchainaient  si  étroilc- 
inenl;  Ct-  fut  en  vain  ;  je  ne  faisais  que  les  resserrer  davantage^  et 
j'abandonnai  bientt'il  celle  inutile  leutative  qui  augmentait  messoul^ 
frnnces.  Noire  course  frénétique  paraissait  terminée,  bien  que  je  n'a- 
pcreusse  nullement  quel  en  avait  été  le  but  :  quelques  traits  de  lu- 
mière annonçaient  le  soleil.  Hélas!  comme  il  venait  lentement.  Il  me 
semblait  que  le  brouillard  grisâtre  du  malin  ne  ferailjama;s  pbiceau 
jour;  que  ce  voile  était  lourd  et  lanlif!  Un  temps  bien  l.ng  s'écoula 
avant  nue  l'astre  du  jour  eill  coloré  l'orient  de  sa  poui  pi  e  s:ingljiitc, 
détrône  les  éloil  s.  eleiut  les  rayons  de  leurs  chars  et  du  haut  de 
son  Irt'ne  eut  rempli  la  terre  de  cette  lumière  qui  n'appartient 
qu'h  lui. 

XVll. 

n  Enfin  le  soleil  se  leva  :  le.?  brumes  s'enroulèrenl  dévoilant  la  sur- 
face de  celte  région  solitaire  q'ii  s'étemlail  tout  autour  de  moi ,  en 
avant  cl  en  arrière.  Que  me  servait-il  ilonc  d'avoir  traversé  pbiine. 
forêt,  rivière?  Ni  hommes,  ni  animaux,  ni  traces  des  pieds  des  qua- 
ilru(ièiles,  ni  empreintes i)e  pas  humains surce  sol  coiiveii  d'une  végé- 
tation .sauvage  et  luxuriante;  ni  indices  de  passage,  ni  Iravaux  coîn- 
mencés;  l'air  même  est  muet;  ni  le  petit  bourdon  nera'^nl  d'un  insecte, 
ni  la  voix  d'un  oiseau  matinal  ne  s'élèvent  de  Iherbe  ou  du  buisson. 
.Ma  mon lurc  fatiguée,  haletante  comme  si  ses  flaues  allaient  se  briser, 
se  traîna  encore  quelques  wersles,  et  toujours  nous  élious...  nous 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


«1 


senablions  être  seuls;  enfin,  tandis  que  nous  cheminions  pénible- 
ment, je  crois  entendre  le  liennissement  d'un  cheval  sortir  d'un 
groupe  de  noirs  sapins.  Est-ce  le  vent  qui  en  açiite  les  branches? 
Non  !  non  !  Une  troupe  de  cavalerie  s'élance  de  la  forêt;  je  la  vois 
venir  :  elle  s'avance  en  nombreux  escadrons!  Je  veux  pousser  un 
cri!  mes  lèvres  sont  sans  voix.  Le'S  coursiers  s'élancent  en  caraco- 
lant fièrement;  mais  oii  sont  les  mains  qui  doivent  tenir  les  rênes? 
Quoi!  mille  chevaux  et  pas  un  seul  cavalier!  Mille  chevaux  ayant 
la  crinière  floltaiile.  la  queue  abandonnée  aux  vents,  de  larges  na- 
seaux que  la  douleur  n'a  jamais  comprimés,  une  bouche  qui  n'a  ja- 
mais saigné  snus  le  mors  ou  la  bride,  un  ongle  que  le  fer  n'a  ja- 
mais entamé  et  des  flancs  non  sillonnés  par  l'éperon  ou  le  fouet; 
mille  chevaux  sauvages ,  libres  comme  les  vagues  qui  se  suivent  sur 
l'Océan,  s'avancent  serrés  et  d'un  pas  retentissant  à  légaldu  ton- 
nerre, comme  s'ils  venaient  au  devant  du  débile  voyageur.  Cette  vue 
ranime  mon  coursier,  il  accélère  un  moment  son  pas  incertairt,  il 
répond  par  un  faible  et  sourd  hennissement  :  puis  il  tombe.  Le  voilà 
couché  tpoussani  son  dernier  souffle,  le  regard  vitreux,  ses  mem- 
bres encore  fumants  et  immobiles;  c'en  est  fait,  sa  première,  sa 
dernière  course  est  Unie.  La  troupe  s'avance  :  ses  frères  du  dé- 
sert contemplent  sa  chute;  ils  me  voient,  spectacle  étrange!  en- 
clrùné  sur  sou  dos  et  tout  couvert  de  sang  :  ils  s'arrêtent...  ils  fré- 
missent... leurs  naseaux  aspirent  l'air  bruyamment  :  ils  galopent 
un  moment  de  côté  et  d'autre,  s'approchent,  se  retirent,  caracolent 
autour  du  mourant;  |iuis  toutà-coup  reculent  en  bondissant,  guidés 
par  un  grand  cheval  noir  dont  les  flancs  velus  n'ont  pas  une  seule 
tache  blanche ,  pas  un  seul  poil  blanc .  et  qui  semble  le  patriarche 
de  la  tribu.  Ils  reniflent,  ils  écuraenl,  ils  hennissent,  ils  s'écartent, 
puis,  ayant  aperçu  l'œil  d'un  homme,  par  un  mouvement  instinctif, 
ils  reprennent  leur  galop  vers  la  forêt.  Ainsi  je  me  trouve  aban- 
donné à  mon  désespoir,  garrotté  sur  le  cadavre  du  malheureux  cour- 
sier dont  les  membres  inanimés  sont  étendus  sous  moi ,  ne  sentant 
plus  du  moins  l'inaccoutumé  fardeau  dont  je  n'ai  pu  le  débarrasser 
en  me  délivrant  moi-même.  Nous  voilà  couchés  tous  deux,  le  mou- 
rant et  le  moi  t.  Je  n'espérais  guère  alors  qu'un  autre  jour  se  lève- 
rait sur  ma  tête  inabritée  et  sans  défense. 

«Je  restai  ainsi  depuis  l'aube  jusqu'au  crépuscule,  Si^ntant  doulou- 
leusement  le  poids  des  heures,  et  conservant  toul  juste  assez  de  vie 
pour  voir  descendre  sur  moi  mon  dernier  sommeil  :  j'étais  arrivé  à 
celle  certitude  de  désespoir  qui  nous  réconcilie  enfin  avec  ce  qui 
autrefois  nous  semblait  le  pire  et  le  dernier  des  maux  à  craindre. 
C'est  là  l'inévitable,  c'est  même  un  véritable  bienfait  qui,  pour  venir 
un  peu  tôt,  n'en  est  pas  plus  à  dédaigner.  Et  pourtant  nous  semblons 
le  craindre  et  l'éviter  avec  autant  de  soin  que  si  c'était  un  simple 
picge  auquel  la  prudence  peut  échapper.  Sou\ent  on  nous  voit 
désirer,  implorer  même  ce  dénoûment  final,  quelquefois  môme 
nous  le  devançons  eu  aiguisant  contre  nous  notre  propre  épée  ;  et 
cependant  c'est  un  sombre  et  afl'reux  remède  à  des  maux  même  in- 
tolérables, un  remède  qui  ne  plaît  sous  aucune  forme.  Et  néan- 
moins, chose  bizarre!  les  enfants  du  plaisir,  ceux  qui  ont  abusé  au- 
delà  de  toute  mesure  de  la  beauté ,  des  festins ,  du  vin  et  des  ri- 
cliesses,  ceux-là  meurent  calmes,  plus  calmes  souvent  que  celui 
qui  pour  tout  héritage  a  recueilli  la  misère.  Car,  après  avoir  par- 
couru tour-à-tour  tout  ce  que  la  terre  offre  de  séduisant  et  de  neuf, 
il  ne  reste  rien  à  espérer,  rien  à  regretter;  peut-être  même  rien  à 
craindre  ,  sauf  l'avenir,  que  les  hommes  n'envisagent  pas  précisé- 
ment selon  leurs  mérites,  mais  plutôt  selon  la  force  de  leurs  nerfs. 
Au  contraire,  le  malheureux  espère  toujours  que  ses  maux  vont 
linir,  et  le  trépas,  qu'il  devrait  accueillir  comme  un  ami,  se  jirésente 
à  son  intelligence  égarée  comme  venant  lui  ravir  la  récompense  ga- 
gnée, les  fruits  de  son  paradis.  Demain  lui  aiirait  tout  donné,  aurait 
payé  ses  souffrances  et  racheté  sa  chute  ;  demain  aurait  été  le  pre- 
mier des  jours  non  déplorés  ou  .maudits,  un  jour  long  et  brillant, 
le  premier  d'une  série  d'années  qu'il  entrevoit  radieuses  à  travers 
ses  pleurs  ;  demain  il  aurait  pu  commander,  briller,  punir  ou  par- 
donner... Faut-il  qu'une  si  belle  aurore  ne  se  lève  que  sur  sa  tombe? 


XVUI. 

«Le  soleil  s'abaissait  vers  l'horizon,  etj'étais  toujours  attaché  à  ce 
cadavre  froid  et  roidi  :  je  crus  que  nous  mêlerions  là  nos  pous- 
sières; et  au  fond  nul  espoir  de  salut  ne  se  montrant,  mes  yeux  ob- 
scurcis avaient  besoin  du  trépas.  Je  jetai  un  dernier  regard  vers  les 
cieux,  et  là  entre  le  soleil  et  moi  je  vis  voler  le  corbeau  impatient 
qui,  pour  commencer  sou  re|ias,  attendait  à  regret  que  les  deux  vic- 
times fussent  mortes.  11  s'envolait  et  se  posait  à  terre  ;  puis  il  re- 
prenait son  vol,  et  à  chaque  fois  il  s'approchait  davantage  ;  je  sui- 
vais à  la  lueur  du  crépuscule  chaque  mouvement  de  ses  ailes,  et  un 
instant  il  se  trouva  si  près  de  moi  que  j'aurais  pu  le  tuer  si  j'en  avais 
eu  la  force  :  mais  uu  léger  mouvement  de  ia  ra;iin,un  faible  coup 
qui  etflema  le  sable,  un  bruit  convulsif  arraché  avec  peine  de  mon 
gosier  et  méritant  à  peine  le  nom  de  voix,  cela  suffit  pour  l'écar- 
ter... Je  n'en  sais  pas  davantage. . .  mon  dernier  rêve  me  présente 
je  ne  sais  quelle  étoile  diviue  qui  attira  dans  le  lointain  ma  vue  af- 


faiblie et  dont  les  rayons  errants  me  parurent  osciller  devant  moi  : 
j'ai  ensuite  le  souvenir  de  l'expression  froide  et  sombre,  vertigineuse 
mais  intense,  du  retour  de  mes  sens  :  puis,  ils  s'affaissent  de  nou- 
veau dans  la  mort;  ensuite  viennent  un  souffle  léger,  un  vague 
frisson,  un  court  moment  d'arrêt  ;  une  défaillance  glaciale  fige  le 
sangdemon  cœur;  des  étincelles  traversent  imui  cerveau...  un  san- 
glot, une  palpitation,  un  élancement  de  douleur,  un  soupir....  et 
plus  rien. 

XIX. 

«Je  m'éveille...  oùsuis-je?...  Est-ce  un  visage  humain  quiscpenclie 
sur  moi?  est-ce  un  toit  qui  m'abrite?  mes  membres  reiioseol  ils 
sur  un  lit?  suis-je  dans  une  chambre?  sonl-ce  des  yeux  mortels, 
ces  yeux  brillants  qui  me  regardent  d'un  air  si  doux?  ..  Je  refermai 
les  miens,  hésitant  à  croire  que  je  fusse  sorti  da  mon  évanouisse- 
ment. Une  jeune  fille  àlataillehauteetdégagée,  aux  longs  cheveux, 
était  assise  près  du  mur  de  la  chaumière  et  veillait  sur  moi;  l'étin- 
celle de  son  regard  fut  la  première  sensation  que  je  saisis  avec  le 
retour  de  ma  pensée  :  car  de  temps  en  temps  son  œil  noir,  naif  et 
brillant,  s'arrêtait  sur  moi  avec  une  expression  de  sollicitude  et  de 
pitié  ;  je  l'observai,  je  l'observai  encore  et  je  me  convainquis  enfin 
que  ce  ne  pouvait  être  une  vision...  mais  que  j'étais  bien  vivant  et 
n'avais  plus  à  craindre  de  servir  de  festin  aux  vautours  Quand  la 
vierge  de  l'Ukraine  vit  que  le  sceau  fatal  se  levait  enfin  de  mes  pau- 
pières appesanties,  elle  sourit...  et  moi,  j'essayai  de  parler,  mais  je 
ne  pus...  et  en  m'approchant  elle  me  fit  signe,  un  doigt  sur  ses  lè- 
vres,de  ne  pas  tenter  de  rompre  lesilence  jusqu'à  ce  que  mes  forces 
fussent  revenues;  alors  elle  posa  sa  main  sur  la  mienne,  elle  releva 
l'oreiller  sous  ma  tête  ;  puis  se  glissant  sur  la  pointe  des  pieds,  elle 
ouvrit  doucementia  porte  et  dit  quelques  mots  à  voix  b;»sse...  jamais 
je  n'entendis  de  voix  aussi  douce!  il  y  avait  une  musique  même 
dans  la  légèreté  de  ses  pas  :  mais  les  per.sonnes  qu'elle  avait  a[ipe- 
lées  dormaient  sans  doute,  et  elle  sortit;  mais  avant  de  oisparaiire, 
elle  jeta  encore  un  regard  sur  moi  :  elle  me  fit  un  autre  signepour 
m'indiquer  que  je  n'avais  rien  à  craindre,  qu'on  ne  s'éloignait  pas, 
que  tout  était  à  mes  ordres  et  qu  elle-même  ne  tarderait  pas  à  reve- 
nir. Dès  qu'elle  fut  sortie,  il  me  sembla  que  je  soufl'rais  d'être  seul. 


XX, 

«  Elle  revint  avec  son  père  et  sa  mère...  mais  (^u'ai-je  besoin  d'en 
dire  plus?...  je  ne  vous  fatiguerai  pas  du  long  récit  de  ce  qui  m'ar- 
riva  une  fois  devenu  l'hôte  des  Cosaques.  Ils  m'avaient  trouvé  pres- 
que mort  dans  la  plaine,  m'avaient  porté  dans  la  hutte  la  plus 
proche  et  m'avaient  rappelé  à  la  vie...  moi  destiné  à  régner  un  j uur 
sur  eux.  Ainsi  l'insensé,  qui,  pour  assouvir  sa  rage,  avait  voulu  ratfi- 
ner  mon  supplice,  ne  m  avait  chassé  dans  la  forêt  sauvage,  seul, 
euchaîné.  nu  et  saignant,  qv.e  pour  me  faire  passer  du  désert  à  un 
trône...  Quel  mortel  peut  deviner  son  sort?...  Nul  ne  doit  se  décou- 
rager, nul  ne  doit  désespérer!  Demain  le  Borysthènes  peut  voir  nos 
coursiers  paître  tranquillement  sur  son  rivage  turc...  et  jamais  je 
n'ai  salué  avec  tant  de  plaisir  un  fleuve  que  je  ne  saluerai  celui-là 
quand  il  nous  aura  mis  en  siireté.  Camarades,  bonne  nuit!  » 

L'hetraan  s'étendit  à  l'abri  du  chêne,  sur  le  lit  de  feuilles  qu'il 
avait  préparé,  couche  qui  n'était  ni  rude  ni  insolite  pour  lui  :  car  il 
dormait  n'importe  où,  n'importe  à  quelle  h  ure;  et  le  sommeil  ferma 
bientôt  ses  yeux.  Si  vous  vous  étonnez,  lecteur,  que  Charles  ait  oublié 
de  le  remercier  de  son  histoire,  lui,  Mazeppa,  ne  s'en  étonna  point... 
le  roi  dormait  depuis  une  heure. 


FIN   DE   MAZEPPA. 


HEURES  DE   LOISIR 


(Suîlc.) 


LOCHNAGARR. 

Loin  de  moi ,  riants  paysages ,  jardins  de  roses  ! 
de  la  richesse  erreut  dans' vos  bosquets.  Reiidez-moj 


que  les  favoris 
les  rochers  sur 


92 


I,RS  VEILLÏÎKS  LITTEK AIRES  ILLDSTRÏÎES. 


lesquels  <lorl  la  neipe  :  leur  silenre  est  cher  à  la  llliorli^  el  h  l'ammir. 
Cnlodimie.  jaiiiic  tes  niDnlagiies,  qu(>i(|ii<-  ieiir^lilaiies  soininels  scr- 
\eiil  de  tlit'AIre  h  la  lutte  des  éli^menls.  Bien  que  les  rnlaracles  ccu- 
inautes  V  leniplaccnt  les  sources  paisihics,  mon  co'ur  regrcUe  la 
valli^e  (lii  ponihrc  l,oclina(tarr. 

Ali  '  c'est  là  qu'ont  erré  mes  pas  d'enfant;  la  toqnc  des  monla- 
pnarils  rou>rail  ma  \^\c;  un  plaid  était  mon  manteau,  cl  dans  mes 
courses  de  chaque  jour  h  travers  les  clairières  des  forMs  <le  pins, 
ma  mciiioire  évoquait  les  rliefs  des  anciens  jours.  Je  ne  revenais 
point  h  mon  fover,  avant  qut  l'éclat  du  jour  eill  fait  place  aux 
ravons  brillants  île  l'étoile  polaire  ;  car  mon  imagination  s  Qnivrail 
des  traditions  que  me  racontaient  les  enfants  du  Loclinagarr. 

Ombres  des  trépassés!  n'ai-je  point  entendu  vos  voix  s'élever  sur 
l'haleine  orageuse  du  vent  du  soir.  Sans  doute  Iflme  d'un  héros  se 
réjouit  en  traversant  montée  sur  la  brise  son  vallon  natal  des  High- 
lands. Les  vapeurs  de  l'orage  s'amas-sent  sur  les  flancs  du  Lochna- 
parr ,  et  l'hiver  les  parcourt  sur  son  char  de  glace.  Ces  nuages  eo- 
veloppenl  les  ombres  de  mes  pères  qui  habitent  les  tempêtes  du 
sombre  Lochiiaparr. 

Guerriers  aussi  braves  que  malheureux  (1),  nulle  vision  prophé- 
tique ne  vint  elle  vous  annoncer  que  la  fortune  abandonnait  votre 
caiise?Ah  !  si  vous  fûtes  destinés  d'avance  à  tomber  à  Culloden  ,  la 
victoire  n'a  pas  eu  l^  s'enorgueillir  de  votre  trépas.  Mais  vous  fûtes 
heureux  de  l'asile  que  vous  ofTiait  le  sein  de  la  terre  :  vous  reposez 
avec  ceux  de  votre  clan  dans  les  grottes  de  Dracmar;  accompagné 
par  les  sons  les  plus  graves  de  la  cornemuse ,  le  pibroch  redit  vos 
exploits  aux  échos  du  sombre  Lochnagarr. 

Les  ans  ont  marché  ,  Lochnagarr,  de[iuis  que  je  l'ai  quitté;  des 
années  pourront  s'écouler  encore  .  avant  que  je  foule  de  nouveau 
lespcnies  :  la  nature  t'a  refusé  la  verdure  et  les  fleurs;  et  pourtant 
tu  m'es  plus  cher  que  les  plaines  d'Albion.  Angleterre  ,  tes  beautés 
sont  trop  calmes,  trop  amies  du  lover  domestique  pour  l'homme  qui 
erra  au  loin  dans  les  montagnes.  Oh  !  rien  ne  vaut  les  rochers  ma- 
jestueux et  sauvages ,  les  sommets  ailiers  et  menaçants  du  sombre 
Lochnagarr. 


A  UN  AMI 

sen  LA  COQUETTERIE  DE  SA  UAITItESSE  (1806). 

Ami,  pourquoi  gémir  de  ses  dédains?  pourquoi  te  désespérer? 
Essaie  pendant  des  mois  entiers,  si  tu  veux,  ce  que  peuvent  les 
soupirs;  mais  ,  crois-moi  ,  jamais  soupirs  n'ont  triomphé  d'une  co- 
quette. 

Veux-tu  l'amener  h  comprendre  l'amour,  feins  quelque  temps 
d'être  volage.  Peut-être  dab^rd  montrera-l-elle  de  l'humeur;  mais 
laisse-la  y  songer;  liientùt  elle  te  sourira,  et  la  réconciliation  sera 
scellée  sur  les  lèvres  de  la  coquette. 

Car  telles  sont  les  allures  de  ces  belles  capricieuses;  elles  consi- 
dèrent les  hommages  comme  une  delte  qu'on  leur  paie;  mais  un 
oubli  momentané  produit  bientôt  son  efl'el  el  abaisse  la  plus  fière 
coquette 

Cache  tes  souffrances,  relâche  la  chaîne  et  montre-loi  fatigué  de 
ses  hauteurs.  Quand  lu  reviendras  en  soupirant  auprès  d'elle  ,  tu 
n'auras  plus  à  craindre  de  refus;  elle  sera  toute  h  toi,  la  charmante 
coquette. 

Si  enfin,  par  un  faux  amour-propre,  elle  persiste  à  se  moquer  de 
tes  maux,  oublie  tout-à-fait  la  jeune  capricieuse,  porte  tes  homma- 
ges ailleurs  ,  où  l'on  part.ngera  tes  feux  en  riant  avec  toi  de  la  petite 
coquette. 

l'ourmoi,  j'en  adore  une  vingtaine,  tout  au  moins,  et  je  les  chéris 
lendreinent  ;  mais  quoique  mon  cœur  soit  esclave  de  leurs  charmes, 
je  les  abandonnerais  toutes,  si  elles  agi.ssaienl  comme  ton  imper- 
tinente coquette. 

l'Ius  de  langueurs,  adopte  mon  avis,  et  brise  d'un  effort  ses  débiles 
filets;  chasse  le  désespoir,  et  n'hésite  plus  un  moment  h  fuir  ta  dan 
gereuse  coquelte. 

Quitte- la,  mon  ami  ;  sache  dégager  ton  cœur  avant  qu'il  soit 
tout-h-fait  englué  dans  ses  [.iéges.  N'attends  pas  que  ton  Ame  pro- 
fondément blessée  s'indigne  à  la  lin  et  maudisse  la  coquette. 


Pardonnez-moi ,  mon  ami ,  si  mes  vers  vous  ont  blessé  ;  pardon- 
nez-moi, je  vous  le  demande  mille  fois.  Par  amitié,  j'ai  voulu  gué- 
rir vos  chagrins;  mais  je  n'entreprendrai  plus  pareille  tâche,  je 
vous  le  jure. 

Puisque  votre  belle  mailiesse  a  récompensé  votre  flamme,  je  ne 
peux  plus  blâmer  votre  passion;  e'ie  est  toute  divine  maintenant, 
et  je  m'incline  devant  l'autel  de  votre  ci-devanl  coquette. 

(1)  Allusion  aux  Gordons,  ancêtres  m.itemels  du  poète. 


Néanmoins,  je  l'avoue ,  en  lisinl  vos  ver»,  je  ne  pouvais  rlcvjner 
tous  ses  mérites  :  vous  me  sembliez  malheureux  ,  el  j'ai  plaint  la 
triste  victime  rl'une  beauté  ."-i  cruelle. 

Puisque  les  baiiiers  embaumée  de  votre  enchanleresuc  excitent  en 
vous  de  tels  ravis.>.cmenlR;  puisque,  <lites-vous,  vous  oiihllcz  le  inonde 
entier  quand  vos  lèvres  ont  rencontré  les  siennes,  mes  conseils  ne 
sont  plus  de  saison. 

Moi ,  selon  vous,  je  suis  un  volage,  et  je  n'entends  rien  .H  l'amour. 
Vous  ave/,  raison  ,  je  suis  as,se7.  peu  enclin  à  la  constance  :  si  j'ai 
bonne  mémoire,  j'ai  aimé  bon  nombre  de  fols  ;  mais  convenez  auMÏ 
que  le  changement  a  bien  son  charme. 

Je  ne  veux  point,  pour  me  plier  au  caprice  d'une  belle,  suivre  en 
amour  les  règles  du  roman;  bien  qu'un  sourire  me  charme,  un 
moment  de  mauvaise  humeur  ne  m'epouvanle  pas.  et  ne  me  pous- 
sera jamais  au  désespoir. 

Tant  que  mon  .sang  coulera  aussi  chaud,  je  ne  me  corrigerai  pa« 
et  n'irai  point  à  lécole  du  platonisme;  ce  dont  je  suis  certain,  c-'=' 
que  si  ma  p.ission  s'épurail  à  ce  point,  une  maîtresse  comme  ; 
vôtre  me  Iraiterail  de  sot. 

Si  je  dédaignais  toutes  les  femmes  pour  une  seule  dont  l'ini  '. 
devrait  remplir  tout  mon  cœur,  et  qui  accaparerait  toutes  mes  pi' 
férences  et  tous  mes  soupirs,  quelle  insulte  neferais-je  pas  Ji  loiii 
sexe  ! 

Adieu  donc,  mon  ami.  Votre  passion  .  je  ne  le  cache  pas,  me  y 
rail  .loiit-à-fail  absurde  :  l'amour  que  vous  jireehez  est  ert^ectn' 
ment  un  amour  pur  et  abstrait  ;  car  il  ne  consiste  que  dans  le  mol. 


LA  Firrio.N. 

Mère  des  rêves  dorés,  muse  de  la  Fiction,  riante  souveraine  des 
joies  enfantines,  toi  qui  conduis  la  danse  aérienne  d'un  long  cor- 
lége  de  vierges  el  de  garçons  :  enfin  m  affianchis.sant  de  ta  magie, 
je  brise  les  liens  de  mon  jeune  âge ,  mon  pied  ne  foulera  plus  Ion 
cercle  mystique  :  je  quitte  tes  domaines  pour  ceux  de  la  réalité. 

El  pourtant  il  est  dur  de  renoncer  h  ces  songes,  hôtes  d'une  âme 
naive,  dans  lesquels  la  moindre  beauté  rustique  semble  une  déesse 
dont  les  yeux  lancent  des  rayons  immortels,  où  l'imagination  règne 
sur  un  empire  sans  limites,  où  tous  les  objets  se  teignenl  de  cou- 
leurs eliangeanles  où  les  jeunes  filles  cessent  d'être  vaines,  où  W^ 
sourires  clr  la  femme  sont  sincères. 

Faut-il  donc  avouer  que  tu  n'es  qu'un  nom?  faut-il  descendre  i]o 
ton  palais  de  nuages?  ne  plus  trouver  un  sylphe  dans  chaque  mir- 
telle,  lin  Pylade   dans  chaque  ami?  mais  toiit-à-coiip  abandonii''i 
Ion  empire  éthéré  aux  groupes  confus  des  lutins,  enfants  de  la  f 
lie.  confc.vser  que  la  femme  est  aussi  trompeuse  que  belle  el  que 
amis  sont  véritablement  dévoués...  à  leurs  intérêts. 

Je  le  déc'are  à  ma  honte,  l'ai  subi  ton  joug  :  mais  je  me  rcpens 
et  ton  règne  est  fini.  Je  n'obéis  plus  i"!  les  lois,  je  ne  m'élève  plus 
sur  des  ailes  imaginaires.  Tendre  folie,  que  d'aimer  un  œil  brillant 
et  d'y  lire  la  sincérité;  de  croire  aux  soupirs  dun  cœur  inconslatii 
et  de  s  attendrir  à  ses  larmes  I 

0  Fiction  I  maintenant  fatigné  de  mensonges,  je  fuis  loin  de  •  : 
cour   inconstante  où  ilominent  l'affectation  et  la  sensiblerie  :  le 
larmes  imbéciles  ne  savent  couler  que  pour  les  maux   que  tu  en 
fautes  el  elles  se  détournent  des  soutTrances  réelles  pour  bâtir  dans 
les  brouillards  ton  temple  fantastique. 

Va-l'en  rejoindre  la  sombre  Sympathie,  couronnée  de  cyprès  et 
vêtue  de  deuil,  qui  mêle  â  les  soupirs  ses  soupirs  sans  motifs,  dont 
le  cœur  saigne  pour  tous  les  cœurs  du  monde.  Evoque  ton  cha'iir  de 
dryades  pour  pleurer  un  berger  à  jamais  perdu,  lequel,  .lyant  brûlé 
naguère  de  ton  feu  banal,  désormais  ne  s'incline  plus  devant  ton 
trône. 

O  tendres  nymphes  dont  les  larmes  sjnt  prêtes  à  couler  en  toute 
oecision.  dont  les  cœurs  se  gonflent  d'imaginaires  terreurs,  s'em- 
brasent <l  une  flamme  et  d'un  délire  égalcràenl  imaginaires  :  diles, 
pleurerez-vous  mon  nom  absent,  le  nom  d'un  apostat  qui  renie 
voire  aimable  secte?  Un  jeune  poète  a  droit  de  vous  demander  un 
hymne  de  regrets. 

Adieu,  sensibles  créatures!  adieu  pour  longtemps!  l'heure  mar- 
quée p.ir  le  destin  approche  :  d'ici  j'aperçois  le  gouffre  où  vousallez 
di>paraître  sans  laisser  de  regrets;  je  vois  le  lac  ténébreux  de  l'ou- 
bli, agile  de  tempêtes  que  vous  ne  pouvez  maîtriser  :  c'est  là  que 
vous  et  votre  aimable  reine,  vous  allez,  hélas  I  vous  eogloulir  tous  > 
ensemble. 


A   UN  CBITIQUE   BIEN^'EILLANT. 

La  bonne  foi  me  fait  un  devoir  de  louer  vos  vers  qui  soni  à  la  fois 
d'un  ceii.seur  et  d  un  ami.  Vos  reproches  énergiques  mais  bien  mé- 
rités m'arrachent  mon  approbation,  à  moi  dont  l'imprudence  .se  les 
est  atiirés.  Pour  tous  ces  défauts  qui  gâtent  mes  vers,  j'implore  de 
vous  mon  pardon  :  dois-j  ^  l'implorer  en   vain?  Le  sage  s'écarie 


ŒUVKES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


93 


quelquefois  des  voies  de  la  sagesse;  dès  lors  rnmmeiit  un  jeune 
cœur  poun-ail-il  réprimer  ses  inspirations  naturelles?  Les  préceptes 
de  la  prudence  répriment,  sans  pouvoir  les  dompter,  les  ardentes 
émotions  d'une  <àme  qui  déborde.  Quand  ledélire  amoureux  s'empare 
d'un  cœur  brûlant,  l'étiquette  le  suit  de  loin  et  d'un  pas  boi- 
teux. Vainement  la  vieille  radoteuse  accélère  sa  démarche  de  prude, 
elle  est  bieutôtvaincuedanscette  chasse  delà  pensée.  Jeunes  et  vieux 
ont  porté  les  rhaînes  de  l'amour  :  que  ceux  qui  n'en  ont  jamais  senti 
le  poids  désapprouvent  mes  chansons;  que  ceux  dont  l'âme  dédaigne 
ce  joug  charmant  accablent  de  leurs  cen.sures  une  victime  résignée. 
Pour  moi,  je  hais,  je  déteste  une  poésie  énervée  et  glaciale,  per- 
pétuel écho  de  la  foule  des  rimeurs  dont  les  vers  laborieux  coulent 
avec  une  grelotante  monotonie  pour  peindre  une  passion  que  l'au- 
teur n'a  jamais  connue.  Mon  Helicon  sans  art,  c'est  la  jeunesse,,. 
ma  lyre,  c'est  le  cœur;  ma  muse,  la  simple  vérité;  loin  de  moi  de 
«  corrompre  une  âme  virginale.  »  Une  pareille  crainte  suffira  tou-' 
jours  pour  me  retenir.  La  jeune  fille  dont  le  cœur  pudique  est  dé- 
pourvu d'artifice,  dont  les  désirs  na'ifs  se  montrent  dans  un  modeste 
sourire,  dont  l'œil  baissé  n'aura  jamais  d'œillade  lascive;  forte  de 
sa  vertu,  mais  non  sévère;  celle  enfin  qu'embellit  une  grâce  natu- 
relle, celle-là  mes  vers  ne  sauraient  la  corrompre.  Mais  cette  nym- 
phe dont  le  cœur  est  tourmenté  de  précoces  désirs  et  de  coupables 
flammes,  point  n'est  besoin  de  tendre  de  pièges  pour  enhcer  son 
cœur  :  elle  serait  tombée,  n'eùt-elle  jamais  rien  lu  au  monde.  Pour 
moi,  je  ne  songe  qu'à  plaire  à  ces  âmes  d'élite,  qui,  fidèles  au  sen- 
timent et  à  la  nature,  épargneront  ma  muse  adolescente  et  ne  trai- 
teront pas  sans  pitié  les  légères  effusions  d'un  cœur  inexpérimenté. 
Ce  n'est  point  à  la  foule  stupide  que  je  demanderai  la  gloire  :  ses 
factices  lauriers  n'ont  point  d'attrait  pour  moi,  A  peine  accepte- 
rais-je  ses  applaudissements  les  plus  chaleureux  :  et  je  méprise  éga- 
lement ses  sarcasmes  et  ses  censures. 


L  ABIiAVE   DE  NEWSTEAD. 


O  Newstead  '  séjour  naguère  resplendissant  et  tombant  si  vite  en 
ruines!  sanctuaire  de  la  foil  orgueil  du  repentir  d'un  Henri  (1)  ; 
saint  mausolée  de  guerriers,  de  moines  et  de  chùielaines  dont  les 
ombres  mélancoliques  se  glissent  parmi  tes  ruines. 

Salut!  monument  plus  respectable  dans  la  chute  que  lant  d'édi- 
fices modernes  dans  leur  m;igniflcence  intacte:  les  voûtes  de  tes 
salles  s'élèvent  dans  un  sombre  et  majestueux  orgueil  et  semblent 
défier  les  ravages  du  temps. 

Les  serfs,  revêtus  de  leurs  cottes  de  mailles  et  dociles  à  la  voix  de 
leurs  seigneurs,  n'y  sont  jamais  venus,  phalange  formidable,  de- 
mander la  croix  rouge,  ou  s'asseoir  gaîment  autour  de'  la  table 
hospitalière  du  chef  pour  qu'ils  forment  une  immortelle  armée  : 

S'il  en  eût  été  ainsi,  l'imagination  inspiratrice  pourrait,  par  sa 
magie,  me  retracer  leurs  exploits  dans  la  suite  des  âges,  évoquer 
devant  moi  tous  ces  jeunes  héros,  pèlerins  volontaires  qui  se  con- 
damnèrent à  mourir  sous  le  ciel  de  la  Judée, 

Mais  ce  n'est  pas  de  ton  enceinte,  vénérable  édifice,  que  parlait 
le  guerrier  :  son  domaine  leodal  était  situé  dans  d'autres  contrées. 
Ici  la  conscience,  en  s'éloignant  de  la  vaine  pompe  du  siècle,  venait 
chercher  un  remède  à  ses  blessures. 

Oui,  dans  tes  sombres  cellules  et  sous  les  ombrages  épais,  le 
moine  abjurait  un  monde  qu'il  ne  pouvait  plus  revoir  :  le  crime 
souillé  de  sang  y  trouvait  le  calme  dans  le  repentir,  ou  l'innocence 
un  asile  contre  l'oppression. 

Un  monarque  te  fit  naître  du  sein  de  ces  solitudes  où  erraient 
autrefois  les  outlaws  du  Sherwood,  et  les  divers  crimes  engendrés  par 
la  superstition  viennent  s'y  abriter  sous  le  capuchon  du  prêtre. 

Aux  lieux  où  maintenant  le  gazon  exhale  une  rosée  de  vapeurs, 
humide  linceul  jeté  sur  l'argile  des  morts,  les  moines  vénérés  crois- 
saient en  sainteté  et  leu&  pieuses  voix  ne  s'élevaient  que  pour  prier. 

Où  maintenant  la  cWRive-souris  déploie  ses  ailes  vacillantes  aus- 
sitôt que  le  crépuscule  étend  une  ombre  douteuse  ;  alors  le  chœur 
retentissait  du  chant  des  vêpres  ou  des  prières  matinales  adressées  à 
Marie. 

Les  années  font  place  aux  années  et  les  siècles  aux  siècles;  les 
abbés  succèdent  aux  abbés,  et  là  charte  de  la  religion  est  leur  bou- 
f  clier  protecteur  jusqu'au  jour  où  un  monarque  sacrilège  prononce 
leur  arrêt. 

Un  pieux  Henri  éleva  ce  gothique  édifice  et  en  fit  un  asile  de  dé- 
votion et  de  paix  :  un  autre  Henri  relire  ce  don  bienfaisant  et  im- 
pose silence  aux  saints  échos  de  la  prière. 

Menace*,  supplications,  tout  est  inutile:  il  chasse  les  religieux  de 
leur  paisible  retraite  ;  il  les  condamne  à  errer  parmi  un  monde  mé- 

(l)  Henri  II  fonda  cette  abbaye,  en  expiation  du  meurtre  de  Thomas 
Becket,  archevêque  de  Cantorbéry,  en  1170;  et  ce  ne  fut  que  sous 
Henri  'V'ill  que  ce  domaine  sécularisé  pasâa  dans  la  famille  des  Byrou. 


chant ,  sans  espoir ,  sans  amis ,  sans  foyer  ,  n'ayant  que  leur  Dieu 
pour  refuge. 

Ecoutez  1  les  voûtes  sonores  de  la  salle  retentissent  des  accords, 
nouveaux  pourelles,  d'une  musique  belliqueuse!  emblèmes  du  pou- 
voir impérieux  d'un  guerrier,  les  hautes  bannières  armoriées  flot- 
tent dans  cette  enceinte. 

La  voix  lointaine  deâ  sentinelles  qu'on  relève,  la  joie  bruyante 
des  festins,  le  cliquetis  des  armesqu'on  répare,  lessons  éclatants  de 
la  trompette  et  les  sourds  roulements  du  tambour,  se  mêlent  trop 
souvent  au  cri  d'alarme. 

Jadis  abbaye,  aujourd'hui  forteresse  royale,  entourée  d'insolents 
rebelles,  tes  remparts  menaçants  se  hérissent  de  redoutables  engins 
et  vomissent  le  trépas  au  milieu  d'une  pluie  de  soufre  enflammée. 

Vaine  défense  !  le  perfide  assiégeant,  souvent  r.'poussé,  triomphe 
de  la  valeur  par  la  ruse.  D'innombrables  ennemis  accablent  le  su- 
jet fidèle,  et  l'étendard  de  la  rébellion  flotte  au-dessus  des  murs. 

Le  redoutable  liaron  ne  tombe  pourtant  point  sans  vengeance  : 
le  sang  des  traîtres  a  rougi  la  plaine.  Invaincu,  sa  main  brandit  en- 
core le  glaive  ;  et  des  jours  de  gloire  lui  sont  encore  réservés. 

Alors  le  guerrier  eût  voulu  mourir  sur  les  lauriers  cueillis  par  sa 
main,  et  s'étendre  dans  une  tombe  volontaire;  mais  le  génie  pro- 
tecteur de  Charles  accourut  sauver  l'ami,  l'espoir  du  malheureux 
monarque. 

Tremblant  de  son  danger,  il  sut  l'arracher  à  un  combat  inégal, 
pour  aller  sur  d'autres  champs  de  bataille  repousser  le  torrent  enva- 
hisseur. Sa  vie  était  réservée  pour  de  plus  nobles  combats  :  il  devait 
guider  les  rangs  au  milieu  desquels  tomba  Falkland,  le  plus  accom- 
pli des  mortels. 

Malheureux  édifice,  maintenant  abandonné  à  un  pillage  effréné! 
les  gémissements  des  mourants,  l'odeur  du  sang  des  victimes,  s'élè- 
vent de  ton  enceinte,  encens  bien  diflérent  de  celui  que  tu  envoyais 
autrefois  vers  les  cieux. 

Les  cadavres  hideux,  pâles,  infects  des  brigands  souillent  tes  sa- 
crés parvis;  sur  les  restes  des  hommes  et  des  chevaux  entassés 
pêle-mêle,  monceau  de  pourriture,  les  spoliateurs  se  fraient  un 
chemin. 

Les  tombeaux,  recouverts  autrefois  d'herbes  épaisses  et  soupirant 
à  la  brise,  dévastés  maintenant,  rendent  à  la  lumière  les  dépouilles 
qui  leur  étaient  confiées  :  le  repos  des  morts  même  n'échappe  point 
à  la  rapacité  des  pillards  qui  cherchent  l'or  enfoui  avec  eux. 

La  harpe  se  lait;  lessons  belliqueux  ont  cessé  de  retentir,  caria 
main  du  ménestrel  est  glacée  dans  la  mort  :  elle  ne  fait  plus  vibrer 
la  corde  frémissante  pour  chanter  les  lauriers  et  la  gloire. 

Enfin  les  meurtriers,  gorgés  de  butin,  rassasiés  de  carnage,  se  sont 
retirés  :  le  bruit  du  combat  a  cessé  :  le  silence  reprend  son  em- 
pire formidable ,  et  l'Horreur  à  l'aspect  sombre  garde  la  porte 
massive. 

C'est  là  que  la  Désolation  tient  sa  redoutable  cour  :  quels  hé- 
raulls  proclament  son  règne  fatal?  Des  oiseaux  de  funeste  au- 
gure prennent  leur  vol  à  l'heure  sombre  du  soir,  et  leurs  ciis  lugu- 
bres célèbrent  les  vigiles  dans  le  sanctuaire  désolé. 

Bientôt  cependant  les  rayons  vivifiants  d'une  nouvelle  aurore 
chassent  du  ciel  de  l'Angleterre  les  nuages  de  lanarchie  :  le  farou- 
che usurpateur  retourne  dans  l'enfer  d'où  il  est  sorti,  et  la  nature 
applaudit  à  la  mort  du  tyran. 

Elle  salue  par  des  tempêtes  les  gémissements  de  son  agonie  : 
l'ouragan  répond  à  ses  derniers  et  pénibles  soupirs  :  la  terre  trem- 
ble au  moment  où  elle  reçoit  ses  os  :  ce  n'est  qu'à  regret  qu'elle 
accepte  cette  hideuse  offrande. 

Le  légitime  souverain  reprend  le  gouvernail,  et  guide  sur  des 
mers  plus  calmes  le  vaisseau  de  l'Etat.  L'espérance  sourit  à  un 
règne  pacifique,  et  cicatrise  les  blessures  saignantes  des  haines  fa- 
tiguées. 

0  Newstead  !  les  sombres  usurpateurs  de  tes  retraites  s'éloignent 
avec  des  cris  discordants  de  leurs  nids  dévastés  :  le  maître  revient 
prendre  possession  de  ses  domaines,  et  l'absence  en  relève  pour  lui 
le  charme. 

Les  vassaux  réunis  dans  ton  enceinte  hospitalière  célèbrent  dans 
un  banquet  joyeux  le  retour  de  leur  maître  :  la  culture  revient 
embellir  la  riante  vallée  :  elles  mères,  tout  à  l'heure  désolées,  ont 
cessé  leurs  chants  de  deuil. 

Desmilliersde  voix  joyeuses  sont  répétées  par  l'écho  mélodieux;  les 
arbres  se  revêtent  d'un  plus  riche  feuillage.  Ecoutez  I  le  cor  fait  en- 
tendre ses  accents  prolongés,  et  le  cri  du  chasseur  reste  suspendu 
sur  l'aile  de  la  brise. 

La  vallée  tremble  au  loin  sous  les  pieds  des  chevaux  :  que  de 
craintes,  que  d'espérances  accompagnent  la  chasse I  Le  cerf  mou- 
rant a  cherché  un  refuge  dans  les  flots  du  lac,  et  des  cris  triom- 
phants annoncent  que  sa  course  est  finie. 

Heureux  jours!  trop  heureux  pour  être  durables!  Tels  étaient  les 
plaisirs  innocents  de  nos  simples  aïeux.  Point  de  ces  vices  qui  sé- 
duisent par  leur  éclat!  mille  joyeuses  occupations,  et  de  bien  rares 
soucis  1 

Chez  une  telle  race,  les  fils  succèdentaux pères.  En  vain  le  temps 
poursuit  son  cours,  en  vain  la  mort  brandit  sa  faulx.  Un  autre  chef 


04 


LES  VKII.LlînS  I.ITTI=:ilAinKS  III  IJSlIil'KS. 


vient  monloi'  In  rniiraiRi-  éi-iiiii.int.  une  autre  finile  de  va<aAuxpnur- 
(mil  II»  rcif  I'll' s  il  liali-iiii> 

()  N(!xvslpaJ  I  «|iii'  Ion  nsperl  Ml  Irislomonl  rlinnci'l  Ti'S  «rrpaiu 
lé/anirs  nnnnnppiit  Ips  pronr^'f  IrrilH  île  la  iloslriicllnn.  Un  t'nraul, 
le  il'Tnier  rrjcinn  il  iiiio  nnblii  riuf,  ilmninc  anjcnril'liui  sur  les 
tours.  imMrs  ii  s  rrronlci-. 

Il  ronlomplo  les  vieux  rpin|mrls,  in.iintcn.inl  Rolitnir»!);  le»  fa- 
vp.iiix  on  «liirnient  'ps  dpfiinls  «le»  Apos  fioiliinx  ;  tes  rloilies  ipje 
lijivci'scnt  les  pluies  de  l'iiivi-i'  :  il  los  conleinpli' ,  cl  il  no  peut  ro- 
Iciiir  M's  larnips..  .. 

Mois  non  dp»  Inrnics  île  rcprell  une  |>ionso  alTerlion  k»  fait  «eulc 
conjiT.  l,'orpui>il,  1 1  spprancp  cl  l'amour  lui  dcl'endcnt  l'oubli  et 
u!lnnicnt  d.ins<!iin  soin  une  pénéreusc  nrilcur. 

Kl  cependant  il  prcfrro  ton  séjour  aux  drtincs  dorc9 ,  aux  bril- 
laiiis  i-alotis  ilo  la  prandeiir  vaniteuse  :  il  se  plail  à  error  parmi  les 
liiinbi's  liiimides  et  moussues,  et  il  n'a  pas  un  murmura  ponlrc  les 
oirèls  du  (Ipsiin. 

Ppiil-plre  Ion  solpil.  sorlaiil  du  nuapp,  doil-il  brillor  encore,  et 
I  illuTiiiner  (les  rayons  diî  son  midi  :  pcut-êlrc  les  In-urci;  splendides 
do  ton  passii  doivent-elles  resurpir  dans  un  avenir  forliinc. 


Vons  me  conseillez  de  fréquenter  le  monde  :  c'est  un  avis  dont 
je  ne  pins  nn-oonnaîtro  la  sapessc  ,  mais  la  retraite  convient  à  mou 
liiiniiMii- :  je  lie  m-u\  point  in'abaisser  à  nn  coulait  que  je  iiu'pnse. 

Si  le  sénat  ou  les  camps  réclamaient  mes  elTorls,  l'ambilion  me 
)ioussciait  peiii-èlre  à  me  produire,  quand  ladolescence  et  ses  an- 
nées (lé|)re!ives  seront  passées  pour  moi,  peu!  être  essaicrai-je  de 
nil'  inonlrrrdipiie  de  ma  naissance. 

Le  l'eu  qui  brille  aux  cavernes  de  ITîtna  bouillonne  invisible 
dans  ses  mvslérieuscs  reirailes...  Mais  eiilin  il  se  révèle  immense, 
éiM.nvanlablo;  aucun  torrent  ne  peut  léleindre,  aucune  limite  le 
coiilenir. 

Ainsi  le  désir  de  la  gloire  vit  caché  dans  mon  cœur,  et  me  con- 
seille de  ne  vivre  que  pour  les  applaudissements  de  la  postérité.  .Si, 
comiiie  le  phénix,  je  pouvais  m'éleversur  l'ailedelallammc,  comme 
lui,  je  nie  mettrais  au  bi'ielier. 

Oh!  pour  la  vie  d  un  Fox  on  la  mort  d'un  Clialam,  que  de  cen- 
sures, de  périls,  de  soiifl'rances  ne  braverais-jc  pas!  Leur  vie  ne 
s'esi  p:is  li'riiiinéo  quand  ils  ont  rendu  le  dernier  souffle,  et  leur 
gloire  illumine  I  obscurité  de  leur  tombeau. 

Mais  pourquoi  me  m'Ieraisje  à  l'immense  troupeau  des  esclaves 
de  la  mode?  l'ourquoi  irais-je  flaller  ceuxqui  la  gouvernent  el  ram- 
pn-  siius  ses  lois?  Pounpio;  m'incliner  devanl  l'orgueil  ou  applau- 
dir labsiiids!?  Pourquoi  elicrcher  le  bonheur  dans  1  amitié  des  sols. 

J'ai  poilté  les  douceurs  et  les  amcrlumes  de  l'amour;  j'ai  cru  de 
bwnnc  heure  à  l'amitié.  L^s  |>rndenles  matrones  ont  désap|)rouvé 
iiirs  llamnies,  cl  j'ai  trouvé  qu'un  ami  peut  nrometire  cl  Irahir. 

Quest  pour  moi  la  riche-se?  elle  peut  s'évanouir  en  un  instant 
dev.int  le  triomphe  des  Ivrans,  devanl  un  caprice  do  la  fortune. 
Ou'csi-ee  pour  moi  qu'un  litre?....  le  fiinlôme  de  la  puissance.  Que 
nie  lail  la  iiinde?...  je  n'ambilionne  (pie  la  gloire. 

1,  imposture  esl  étrangère  h  mon  Ame  :  je  ne  sais  point  farder  la 
vérilé  ;  pourquoi  donc  irai-je  me  soumettre  ii  un  contrôle  odieux? 
Pourquoi  sacrifier  aux  folies  du  monde  les  jours  de  ma  jeunesse. 


SlIB    VS    ROhisiE    INTITULÉ    :     LA    DESTINKE    COMMUNE. 

Monigomcry,  lu  dis  vrai  :  la  commune  destinée  des  morlels  est 
dans  les  llols  du  Lélhé  .  qiiclques  hommes  cependant  ne  sont  ja- 
mais oubliés  ;(jiip|ipips  hommes  vivront  au-delk  du  tombeau. 

Oiiaïul  un  hcriH  i.'ou\onir  ii'  lliu  cl  le  rclliix  des  balaillcs.  sou- 
vpiil  on  ignore  le  Vu-xi  de  sa  naissance;  mais  nul  n'ignore  sa  gloire 
niiliiairc  qui  brille  au  loin  comme  un  météore. 

^■cs^oll's  el  ses  douleurs,  ses  pldsirs  ou  ses  peines  échapperont 
lioiii  éirc  à  la  plume  de  l'Iiisloiie;  mais  des  nations  encore  c'k  naître 
entendronl  répélcrson  nom  immortel. 

Le  corps  périssable  du  patriote  et  du  poète  partagera  la  tombe 
commune  de  t.nis  les  hommes;  leur  gloire  ne  dormira  pas  de 
même;  elle  i estera  debout  sur  les  ruines  mêmes  des  empires. 

L éclat  des  yeux  de  la  beauté  prendra  lépouvantabl"  fnilé  du 
trépas  :  tout  ce  nu  il  y  a  de  beau,  de  vaillant,  de  bon  doit  mourir  et 
descendre  dans  le  sépulcre  béant. 

.Vais  des  regards  i-loqucnis  revivent  el  brillent  encore  dans  les 
vers  il  un  amant;  la  Laure  de  Péuarque  est  vivante  encore  ■  elle 
mourut  uni-  fois,  mais  elle  ne  mourra  plus. 

Les  saisons  se  suiveni  el  disparaissent  :  le  temps  poursuit  son  vol 
inriliL-able.  mais  les  lauriers  de  la  renommée  ne  .se  fanent  jamiis  • 
ilstleiirissent  r.ifraiehis  par  un  printemps  élernel.  ' 

Tous,  tous  doivent  dormir  dans  un  lugubre  repos,  au  fond  de  la 


tombe  silencieuse:  vieux  et  jeunes,  aiiiiict  ennemis,  toui  se  con- 
sumeront de  niAme  et  pourriront  d.ins  le  linceul. 

Le  marbre  vieillit  et  dure  un  loup esp.icudi'tempi^; mais illinil  par 
Inmbi'r  inulile  débris,  en  proie  aux  cou,o»  iinpilny ailles  do  la  des- 
Iriiclion  :  de-  plus  orgucilloiix  édilices,  il  ne  reste  plus  qu'une 
ruine  iuforino. 

Onaiid  les  chcfM'd'reuvre  de  la  sculpture  disparai««ent  ainsi,  qui 
pi!Ut  donc  échapper  h  l'oubli*...  la  seule  renommée  do  ceux  dont 
le»  vertu»  incrilenl  celte  brillante  récoinponse. 

Ne  dis  doue  plus  que  la  commune  desiinéc  de  Ions  eat  dans  loa 
flots  du  Léthé.  lin  petit  nombre  d'hommea  ne  seront  jamais  oubliés, 
et  briseront  les  chaînes  du  tombeau. 


LE    BANDEVU   DE   VELOURS   (<80C]. 

Ce  bandeau  qui  retenait  les  blonds  cheveux,  il  est  h  moi,  douce 
enfant,  'l'cndre  gage  de  ton  amour,  je  dois  lo  garder  avec  un  soin 
assidu  el  jaloux,  comme  on  conserve  les  reliques  d'un  habiiaiit  des 
cioux. 

Je  veux  le  porter  près  de  mon  cœur  ;  doux  lien  qui  enchaînera 
mon  Ame  h  la  tienne,  il  ne  me  quittera  jamais,  et,  dans  la  tombe,  il 
mêlera  sa  poussière  h  mu  poussière  . 

La  rosée  que  je  cueille  sur  tes  lèvres  m'est  moins  chère  encore 
que  ce  don  :  elle,  je  ne  l'aspire  qu'un  instant ,  je  n'y  puise  qu'une 
félicité  passagère  . 

Lui,  il  me  rappe'lera  toutes  les  scènes  de  mon  jeune  Age;  mêjuo 
quand  noire  vie  penchera  vers  son  déclin  :  et  le  feuillage  de  I  a- 
monr  pourra  reverdir,  rafraîchi  par  le  souvenir. 

0  petite  boucle  de  cheveux  dorés,  qui  formais  des  anneaux  si 
gracieux  sur  une  tèlc  adorée!  pour  un  monde  loul  enlicr,  je  ne 
voudrais  pas  te  perdre  ; 

(Juoiquc  des  milliers  d'autres  boucles  .semblables  h  loi  ornent  le 
front  poli  où  naguère  tu  brillais ,  comme  le  rayon  ([ni  dore  une 
malinec  slns  nuage  sous  le  ciel  brûlant  de  la  iJoïonible. 


LAMOl'R    ET    l'amitié    (1806'. 

Pourquoi  mon  cœur  inquiet  gémirait-il  de  la  fuite  de  ma  jeu- 
nesse? Des  jours  de  honlu'ur  me  snni  encore  ré-servés  :  l'alTeclirm 
n'est  pas  morte.  Quand  je  repasse  dans  ma  mémoire  les  années  de 
mon  :idolcscence ,  une  éternelle  \érilé  ,  que  j'y  trouve  gravée  (iro- 
fonlériicnl .  me  procure  une  consolation  célesle.  Douces  bribes, 
porlez-li  dans  ces  lieux  où  pour  la  première  fois  mon  cœur  liallit 
K  l'unisson  d'un  autre  cœur  :  «  L'amili-.  c'est  lani  lur  sans  aile.s.  ■ 

Dans  le  cours  de  mes  années  peu  nombreuses,  mais  apilpcs.  quels 
instants  m'ont  apparlcnu?  Tanlilt  ils  élaienl  h  demi  obscurcis  pir 
des  nuages  de  larmes;  taniôt  ils  s'écltpraienl  rie  rayons  divins. 
Quel  pie  avenir  qui  me  soil  rése  vé.  mon  Ame,  enivrée  du  passé, 
s'attache  avec  délices  à  une  pensée  unique.  Amilié,  elle  est  à  loi  toi;» 
enlièrc:  elle  vauf  k  elle  seule  un  monde  de  félicite,  celle  pen- 
qui  me  dit  :  «  L'amilié  .  c'est  l'amour  sans  ailes,  u 

l.k.  où  ces  ifs  balancent  légèrement  leurs  rameaux  nu  souffle  de 
la  brise,  s'élève  une  tombe  simple  et  rarement  visitée,  monument 
de  la  commune  destinée.  A  l'entour  jouent  les  écoliers  insouciants 
jusqu'au  momcnl  où  la  triste  cloche  du  .«tudienx  séjour  annonça 
la  lin  des  jeux  enfantins.  Ahl  partout  où  se  portent  mes  pas.  mes 
larmes  silencieuses  ne  le  prouvent  que  trop  :  «  L'amilié,  c'est  l'a- 
mour sans  ailes.  » 

Amour,  de\anl  les  brillants  autels  .  j'ai  prononcé  mes  premiers 
vœux;  mes  espérances,  mes  rève-s.  mon  cœur,  étaient  à  toi  :  mai* 
tout  cela  maintenant  est  usé.  flétri;  car  tes  ailes  sont  comme  le 
veni,  et  ne  laissent  aucune  trace  derrière  elles,  sauf,  bêlas!  lai- 
guillou  df  la  jalousie.  Laisse-moi ,  laisse-moi,  démon  perlide,  tu  no 
présideras  pas  aux  jours  qui  m'attendent ,  à  moins  que  tu  ne  sois 
dépouillé  de  tes  ailes. 

Séjour  de  ma  jeunesse  ;  ta  tour  aperçue  de  loin  me  rappelle  bien 
des  jours  de  bonheur;  je  sens  se  rallumer  en  moi  mon  premier 
feu....  et  je  me  crois  redevenu  enfant.  Ton  bo.squet  d  ormeaux  .  la 
colline  verdoyanle.  les  moindres  sentiers  sont  pour  moi  pleins 
d'attraits,  les  fleurs  m'apporleni  un  double  parfum,  el  dans  un 
joyeux  enirctien  chacun  des  amis  de  mon  enfance  semble  me  dire  : 
«  L'amilié.  c'est  l'amour  sans  ailes  I  » 

Cher  Clare,  pourquoi  pleurer?  reliens  les  larmes  :  l'affection  peut 
dormir  queli|iic  temps;  mais,  sois  eu  sur.  elle  se  rév.'illc.  Pense 
donc,  ami.  la  première  fois  que  nous  nous  reverrons,  cette  entrevue 
longtemps  désirée  combien  elle  sera  douce  I  celte  espérance  fait  battre 
mou  ctL'iir  Tant  (piede  jeunes  cœurs  savenl  aimer  ainsi,  l'absence, 
o  mon  ami,  ne  fait  que  nous  dire  ;  «  L'amilié,  c'est  l'amour  sans 
ailes!  » 

Une  fuis,  une  seule  fois  trompé,  me  snis-je  lamenté  sur  mou 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


95 


erreur?  Non.  Alfiniiclii  d'un  lien  lyranniqiie,  je  sus  mépriser  un 
nialheiireiix.  Je  me  loiirnai  vers  ceux  que  mon  enfance  avail  coti- 
nns,  à  l'àme  chalenreuse  ,  aux  senlinienls  sincères,  altachcs  à  mon 
cœur  par  des  cordes  sympalliiques  ;  et  jusqu'à  ce  que  ces  cordes 
vivantes  soient  l)risées,  c'est  pour  ceux-là  t^euiement  que  je  ferai 
vibrer  dans  'non  sein  les  accords  de  l'amilié,  cet  amour  sans  ailes. 

Rares  élus!  à  vous  mon  âme  et  ma  vie,  mes  souvenir.';  et  mes  espé- 
rances: votre  mérite  vous  assure  une  atTeclion  duralile  et  lihrcdans 
son  cours.  (Jue  l'Adulation  aux  trails  séduisants,  à  la  langue  miel- 
leuse, fille  de  l'Imposture  et  de  la  Crainte,  se  contente  d'assiéger  les 
rois  :  pour  nous  ,  mes  amis  ,  au  milieu  de  la  joie  qui  nous  enivre 
comme  des  pièges  qui  nous  menacent,  nous  n'ouljlierons  jamais  que 
«  l'amitié,  c'est  l'amour  sans  ailes.  * 

Des  fictions,  des  rêves  inspirent  le  poète  qui  aborde  l'épopée  :  que 
l'amitié  et  la  sincérité  soient  tna  récompense  :  je  ne  veux  pas  d'au- 
tre palme.  Si  les  lauriers  de  la  gloire  ne  croissent  qu'au  sein  du 
mensonge,  que  l'enchanteresse  fuie  loin  de  moi,  car  c'est  mon 
cœur  et  non  mon  imagination  qui  parle  dans  mes  chants.  Jeune  et 
naïf,je  ne  sais  point  feindre,  et  je  répèle  ce  rustique,  mais  sincère 
refrain  :  «  L'amilié,  c'est  l'amour  sans  ailes!  » 


LA 


L 

1.6.1  années  sont  bien  longues...  Elles  pèsent  à  la  fibre  irritable 
do  reniant  de  la  lyre;  elles  étouffent  son  vol  d'aigle,  ces  longues 
anué(>s  d'diitrages.'de  calomnies  et  d'injustices.  J'ai  subi  une  accu- 
sation de  démence,  une  prison  solitaire,  la  soif  d'air  et  de  lumière, 
cancer  qui  dévore  l'àme  ulcérée;  une  grille  abhorrée  qui,  inlci'cep- 
tant  les  rayons  du  soleil,  laisse  monter  au  cerveau,  par  la  prunelle 
convulsive,  une  sensation  hiùlante  de  pesanteur  et  de  tristesse.  J'ai 
vu  enfin  la  capliviié  toute  nue  se  tenir  debout  sur  le  seuil  de  cette 
porte  qui  ne  s'ouvre  jamais  tout  entière  et  n'admet  rien  à  travers 
l'étroit  guichet,  rien  que  ces  aliments  sans  saveur  qui  m'ont  paru 
dune  si  inlolérable  amertume,  jusqu'à  ce  que  je  fusse  habitué  à 
prendre  ma  nourriture  comme  une  bête  de  proie,  trisle  elseul,  couché 
dans  ce  caveau  qui  est  mon  repaire  et  peut-être  ma  tombe.  Toutes 
ces  choses  m'ont  ruiné,  me  ruineront  encore,  mais  je  dois  les  sup- 
porter. Je  ne  cède  poinl  au  désespoir,  car  j'ai  lutté  contre  l'agonie 
même  :  je  me  suis  fait  des  ailes  qui  m'ont  emporté  hors  de  l'étroite 
enceinte  de  mon  donjon;  j'ai  alîrauchi  le  Saint-Sépulcre,  j'ai  vécu 
au  milieu  des  hommes  et  .des  objels  divins,  et  mon  génie  planant 
sur  la  Palestine  a  chanté  la  guerre  sacrée  entreprise  pour  le  Dieu 
qui  habita  la  terre  et  qui  est  aux  cieux,  pour  ce  Dieu  qui  a  daigné 
fortifier  mon  àme  et  mon  corps.  Afin  de  mériler  mon  pardon  par 
mes  soufi'rances,  j'ai  eraplojé  ma  captivité  à  célébrer  la  conquête 
qui  a  délivré  le  sanctuaire  de  Solyme. 


IL 

Mais  celle  lâche  est  terminée...  Il  est  achevé  ce  travail  plein  de 
charmes...  0  lidèle  ami  qui  m'as  soutenu  pendant  de  longues  an- 

'  nées,  si  ton  dernier  feuillet  est  humide  de  mes  larmes,  sache  que 
mes  malheurs  ne  m'en  ont  arraché  aucune.  Mais  toi,  ô  ma  jeune 
création  !  6  l'enfant  de  mon  àme,  loi  qui  venais  autour  de  moi  le 
jouer  et  siuirire,  et  dont  le  doux  aspect  m'arrachait  ;i  la  pensée  de 
mes  maux,  toi  aussi  tu  m'as  quitté...  et  la  consolation  ma  q-ùtté 
avec  toi  :  et  c'est  pourquoi  je  jileuie,  c'est  pourquoi  mou  cœur  saigne, 

^  roseau  déjà  brisé  qui  reçoit  un  dernier  coup.  Après  loi,  que  me  res- 
tera-l-il"?...  car  j'ai  encore  des  douleurs  à  endurer...  et  comment? 
Je  ne  sais...  mais  il  est  en  mon  esprit  une  vigueur  innée  qui  sera 
mon  appui.  Je  ne  me  suis  pas  laissé  abattre,  parce  que  je  n'avais 
rien  à  me  reprocher.  Us  m'ont  appelé  insensé...  et  pourquoi? 
0  Léanore!  n'est-ce  pas  à  loi  de  répondre?  Oui,  mon  cœur  devait 
être  en  délire  pour  élever  ses  vœux  jusqu'à  toi  ;  mais  au  moins  celle 
folie  ne  Icnaii  p{iint  à  mon  intelligence  :  je  comprenais  ma  faute  et 
si  je  subis  ma  peine  t^ans  fléchir,  ce  n'est  pas  que  je  la  res?ento  moins. 
Tu  étais  belle,  et  je  n'étais  pas  aveugle  :  tel  est  le  crime  qui  me  sé- 
pare de  l'humanité:  mais  qu'ils  poursuivent,  qu  ilsmetorlurenl  à  leur 


gré;  mon  cœur  peut  encore  mnliiplier  ton  image.  L'amour  heureux 
se  perd  par  la  saliélé  :  les  malheureux  sont  les  amants  fidrli's  :  leur 
destinée  est  de  voir  s'éteindre  tous  leurs  senlimenls,  sauf  un  seul, 
et  toutes  leurs  passions  s'absorber  dans  une  passion  unique,  comme 
les  fleuves  courent  se  confondre  dans  l'Océan;  océan,  chez  eux, 
sans  bornes  et  sans  rivages. 

III. 

Sur  ma  tête,  écoutez  1  écoutez  les  cris  prolongés  et  frénétiques  de 
ceux  dont  le  corps  et  l'àme  sont  également  captifs.  Ecoutez  les  coups 
de  fouet  et  les  hurlements  qui  redoublent,  et  les  blasphèmes  articulés 
à  demi.  Ici  se  trouvent  des  horanit'S  infectés  d'un  mal  pire  que  la  dé- 
mence, des  hommes  qui  se  plaisent  à  tourmenter  des  âmes  déjà  trop 
souffrantes,  à  obscurcir  par  des  tortures  inutiles  le  peu  de  lumière  qui 
leur  reste  encore  :  car  le  bonheur  du  tyran  est  dans  l'excès  des  tour- 
ments qu'il  inflige.  Je  me  trouve  à  la  fois  entouré  de  ces  bourreaux 
et  de  leurs  victimes;  c'est  au  milieu  de  pareils  bruits,  au  milieu  de 
pareils  spectacles  que  j'ai  vécu  ces  longues  années,  que  peut-èire  je 
terminerai  ma  vie  :  eh  bien  !  soit...  alors  du  moins,  je  reposerai. 


IV. 

J'ai  été  patient,  je  dois  l'être  encore;  ma  mémoire  a  perdu  la 
moitié  des  trésors  que  Je  voulais  en  elfacer  :  mais  les  souvenirs 
me  reviennent...  Oh!  que  ne  puis-je  oublier  comme  on  m'oublie. 
Faut-i!  donc  pardonner  à  ceux  qui  m'ont  imposé  pour  demeure  cet 
bôpilal  de  tous  les  maux.,  où  le  rire  n'est  poinl  une  joie,  ni  la  pensée 
un  jugement,  ni  la  parole  un  langage,  ui  l'homme  enfin  une  fraelion 
de  Ihumanilé;  où  les  injures  répondent  aux  malédielinns,  les  cris 
aux  coups;  où  chaque  victime  est  toilurée  dans  un  enfer  distinct? 
Car  ici  nous  sommes  nombreux,  mais  séparés  entre  nous  par  un  mur 
qui  renvoie  en  écho  tous  les  balbulieraents  de  la  démence.  Tous 
enlendent,  mais  nul  n'écoute  la  voix  de  son  voisin...  Nul,  sauf  un 
seul,  le  plus  malheureux  de  tous,  celid  qui  ne  mériiait  pas  d'avoir 
de  pareils  compagnons  et  d'être  confiné  ainsi  entre  des  malades  et 
des  insensés.  Faut-il  pardonner  à  ceux  qui  m'ont  enchaîné  ici,  qui 
m'ont  avili  dans  l'opinion  des  hommes,  en  me  privant  de  l'usage  de 
mon  intelligence,  flétrissant  ma  vie  au  point  le  plus  glorieux  de  ma 
carrière,  et  marquant  d'un  fer  chaud  toutes  mes  pensées  comme 
dangereuses  et  fatales?  Ces  tortures,  ne  les  leur  intligerai-je  point 
à  mon  lour,  ne  \;uv  enseignerai-je  pas  ce  que  c'est  que  1  angoisse 
qu'on  étouU'e,  l'etïort  intérieur  du  calme  qu'on  s'impose  et  le  froid 
désespoir  qui  coniremine  les  progrès  du  stoïcisme?  Non...  je  suis 
irop  fier  encore  pour  me  venger  :  j'ai  pardonné  les  insultes  des 
princes,  et  je  saurai  mourir.  Oui,  soeur  de  mon  suuveraiu,  je  veux 
arracher  de  mon  sein  toute  amerlume  :  qu'a-t-elle  alîaire  uù  tu  ha- 
bites? 'fou  frère  est  plein  de  haine...  je  ne  la  puis  concevoir.  Tu 
n'as  poinl  de  pitié  :  je  ne  puis  rien  qu'aimer. 


Vois  un  amour  qui  ne  sait  pas  désespérer,  mais  qui  ayant  résisté 
à  tout  est  encore  la  meilleure  part  de  moi-même.  Il  habite  dans  le 
fond  de  ce  cœur  silencieux  et  fermé  à  tous,  comme  l'éclair  habite 
dans  son  nuage,  comprimé  dans  son  noir  et  flottant  linceul,  jus- 
qu'au moment  où,  sous  un  choc  soudain,  la  flèche  éthcrée  prend 
son  vol.  Ainsi  ton  nom  me  frappe,  et  la  pensée  vivante  s'allume  dans 
tout  mon  être,  et  pour  un  moment  les  objels  flottent  autour  de  moi 
tels  qu'ils  furent  jadis...  mais  tout  se  dissipe...  et  je  me  letrouve  le 
même.  Et  pourtant  cet  amour  ne  fut  poinl  couvé  par  l'ambition  :  je 
connaissais  ton  rang  et  le  mien,  ei  je  savais  qu'une  princesse  n'est 
point  faite  pour  s'allier  à  un  poète.  Cet  amour  ne  se  trahit  ni  par  un 
mot  ni  par  un  soupir  ;  il  se  suffisait  à  lui-même;  il  était  sa  propre 
récompense:  et  s'il  s'est  révélé  dans  mes  yeux,  hélas!  ils  ont  été 
assez  punis  par  le  silence  des  liens;  et  pourtant  je  ne  me  suis  ja- 
mais plaint  de  ce  silence.  Tu  étais  pour  moi  une  relique  sainte  dans 
sa  châsse  de  crislal,  que  l'on  doit  adorer  à  distance  en  baisant 
humblement  le  sol  qu  elle  consacre  :  non  parce  que  tu  étais  née 
princesse ,  mais  parce  que  l'amour  t'avait  revêtue  de  gloire  et  avait 
imprimé  à  tes  traits  une  beauté  qui  me  frappait  de  terreur...'  Oh!  non 
pas  de  terreur,  mais  de  respect,  comme  celle  d'un  habilant  des  cieux. 
Kt  dans  Ion  adorable  sévérité,  il  y  avait  quelque  chose  qui  surpas- 
saittouledouceur.  Jenesaisconmient...  ton  génie  dominaltle  mien... 
mon  éloile  était  sans  rayons  devant  loi.  Si  l'on  pouvait  accuser  de 
présomplion  un  pareil  amour  qui  n'avait  poinl  de  but  ,  cette  dou- 
loureuse fatalité  m'a  coûté  cher.  .Mais  lu  ne  m'en  es  que  plus  chère, 
et  sans  toi,  je  serais  digne  de  celte  cellule  qui  maintenant  est  pour 
moi  un  outrage.  Ce  même  amour  qui  m'a  imposé  ma  chaîne  l'allège 
de  la  moitié  de  son  poids  ;  et  quoique  le  reste  soit  encore  bien  lourd, 
il  me  donne  la  force  nécessaire  pour  supporter  ce  fardeau,  pour 
élever  vers  loi  un  cœur  où  lu  règnes  sans  partage  et  pour  dompter 
une  nature  souffrante. 


or. 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


VI. 

Qu'y  a-t-il  Ih  qui  doive  étonner?...  Depuis  ma  naissance,  mon 
Anic  s  psl  enivrée  d'ninuiir  :  l'amour  «i'kI  ■«'■p.indu  auioiirdo  inoijet 
s'esl  confcn'lu  avec  toul  co  que  je  voyais  sur  la  Ici-rc.  De  tous  ^ 
Cires  inanimés  je  faisais  nies  idolrs;  parmi  lea  (leurs  sauvages  ctsO- 
lilaires  qiii  croi.«senl  au  pied  des  rochei'S,  je  nie  créais  un  parailis  ;  et 
là,  couclii"  sous  l'onibraj-'e   flollanl  des  arbres,  je  pmloni-'eais  mes 
rfAes  sans  compter  les  heures  :  cependant  on  nie  grondait  pour  mes' 
courses  vagabondes  ;  et  les  prudents  vieillards,  en  nie  voyant,  se- 
i;ouaient  leurs  listes  blanchies,  et  disaient  que  de  tels  éléments  font 
un  homme  nialhi-ureux,  qu'une  enfance  indisciplinée   aboutit   au 
malheur  et  (pu-  des  châ- 
timents corporels  pour- 
raient seuls  me  corriger. 
Et  alors  on  me  frappait, 
et  je  ne  pleurais  pas,  mais 
je  maudissais  mes  tyrans 
dans  mon  cœur,  et  je  re- 
gagnais mes  retraites  ché- 
ries poury  pleurer  seul  et 
y  retrouver  ces  rêves  quî 
n'enfantait  point  le  som- 
meil, lit  avec  le  propres 
des  années,  mon  fline  ha- 
letante   se  remplit  d'un 
mélange  confus  de  sen- 
tiinenls  à  la  fois  doux  et 
pénibles  :  mun  cœur  tout 
entiers  exhalaiten  un  dé- 
sir unique,  mais  indéfini, 
changeant,  jusqu'au  jour       -.s 
on  je  trouvai  l'objet  de  ce 
désir...  et  cet  objet  c'était 
toi.  Alors  je  perdis  mon 
existence   qui   s'absorba 
tout  entière  dans  la  tien- 
ne: le  monde  disparut  de- 
vant mes  yeux .  et  pour 
moi  tu  anéantis  la  terre. 


VIL 

Jeme  plaisais  danslaso- 
litude...  mais  je  ne  m'at- 
ten<laisguère  à  passerune 
portion  quelconque  de  ma 
vie  séparé  de  la  société  de 
inessemblabicset  n'ayant 
de  communication  qu'a- 
vec des  insensés  et  leurs 
tyrans...  Si  j'eusse  été  or- 
ganisé comme  eux,  de- 
puis longtemps  mon  ttme 
comme  la  leur  eût  parta- 
gé la  corruption  de  son 
tombeau.  Mais  quelqu'un 
m'a-l-il  vu  dans  les  fu- 
reurs de  la  démence  ? 
quelqu'un  m'a-t-il  enten- 
du délirer?  l'put-èircilans  Le  1 
nos  cellules  sontfrons- 
nous  plus  que  le  marin 
naufragé  sur  le  rivage  dé- 
sert. Le  monde  entier 
s'ouvre  devant  lui  :  tout 

mon  univers  se  renfermeen  ce  lieu,  double  h  peine  de  l'espacequ'on 
doit  accorder  à  mon  cercueil.  En  mourant  le  naufragé  peut  du  moins 
lever  les  yeux  [lour  adresser  an  ciel  un  dernier  rejiroche...  les  miens 
ne  se  lèveront  i)as  en  haut  pour  laccnscr,  liien  que  la  voûte  de 
mon  cachot  soit  comme  un  nuage  entre  le  ciel  et  moi. 


Vin. 

Quelquefois  pourtant,  je  sens  mon  intelligence  qui  décline;  mais 
c'est  un  déclin  dont  jai  conscience,.,  je  vois  briller  dans  ma  prison 
des  lueurs  inaccoiituinées;  un  étrange  démon  me  tourmente  et  m'in- 
fliire  mille  petites  douleurs, millevexationslmpi-rcepiiblps  à  l'homme 
sain  et  libre:  mais  trop  sensibles,  hélas!  pour  moi  qui  ai  si  long- 
temps soutVert  et  des  tristesses  do  cœur  et  du  manque  d'espace  et 
de  tout  ce  que  l'on  peut  supporter  ou  qui  doit  avilir.  Je  croyais  n'a- 
voir d'ennemi  que  1  homme  ;  mais  il  se  peut  que  des  esprits  soient 


ligues  avec  lut...  Toute  la  terre  m'abandonne...  le  ciel  m'oublie... 
[leul-ètrc  «n  l'absence  de  toute  protection  les  génies  du  mal  essaie- 
ront-ils sur  niui  leur  pouvoir;  peut-être  prévaudront-ils  sur  une 
pauvre  créature  U8<''c  par  la  souffrance.  Oh  I  pourquoi  mon  flme  est- 
cUe  éprouvée  comme  l'acier  dans  la  fournaise  avant  de  subir  la 
trempe?...  Parce  que  j'ai  aimé  ;  parce  que  j  ai  aimé  ce  que  nul  ne 
pout  ait  voir  sans  l'aimer,  à  moins  d'être  plus  ou  moins  qu'un  mor- 
tel, d'être  plus  ou  moins  que  moi. 


IX 

fut  un  temps  où  mes  sensations  étaient  vives...  ce  temps  n'est 
plus  :  mes  cicatrices  se 
sont  durcies,  et  s'il  en  eût 
été  autrement,  je  me  se- 
rais brisé  le  crâne  contre 
ces  barreaux  quand  je 
voyais  le  soleil  y  jeter  un 
rayon  comme  pour  se 
railler  de  mes  soulfran- 
ces.  Si  je  supporte,  si  j'ai 
supporté  tant  de  maux  et 
bien  d'autres  qu'aucune 
parole  ne  peut  exprimer, 
c'est  que  je  n'ai  pas  voulu 
sanctionnerpar  mon  sui- 
cide le  stupide  mensonge 
qui  a  servi  de  prétexte 
pour  m'enfermer  ici  ;  je 
n'ai  point  voulu  que  le  fer 
chaud  de  l'infamie  mar- 
quât ma  mémoire  de  ce 
mot  terrible  :  «  Démen- 
ce I  »  c'est  que  je  n'ai 
point  voulu  appeler  la  pi- 
tié sur  mon  nom  Qétri  et 
sceller  moi-même  la  sen- 
tence prononcée  par  mes 
ennemis.  Non  pas  I...  ce 
nom  sera  immortel!...  je 
fais  de  ma  prison  actuel- 
le un  temple  que  les  na- 
tions viendront  visiter  en 
songeant  à  moi.O  Ferra- 
re  !  quand  tu  auras  cessé 
d'être  la  demeure  de  tes 
ducs  souverains,  quand 
on  verra  crouler  pierre 
à  pierre  tes  palais  au  fo- 
yer infréquente,  alors  le 
laurier  du  poète  sera  la 
seule  couronne,  le  cachot 
du  poète  sera  ton  édifice 
le  plus  renommé,  tandis 
que  l'œil  de  l'étranger  s'é- 
.  tonnera  de  l'abandon  de 
tes  murailles!  Et  toi,  ô 
Léonore,  toi  qui  rougis 
d'avoir  un  amant  tel  que 
moi,  toi  qui  n'aurais  pu 
apprendre  sans  honte  que 
.g  d'autres  que  des  monar- 

ques pussent  te  trouver 
belle,  eb  bien  !  va  dire  à 
ton  frère  que  ce  cœur  in- 
dompté par  les  ans ,  le 
chagrin,  la  fatigue...  et 
peut-être  aussi  par  une  faible  atteinte  du  mal  qui  m'était  imputé 
(car  1  âme  résiste  difiicilement  .'i  la  longue  infection  d'une  tanière 
comme  celle-ci,  nu  l'abime  lui  communique  s;i  corruption  native)... 
va  dire  à  ton  frère  que  ce  cœur  n'a  cessé  de  t'adorer...  Ajoute  ceci  : 
Quand  l'homme  aura  abandonné,  oublié  dans  une  froide  solitude, 
les  tours  et  les  créneaux  qui  maintenant  protègent  la  joie  de  ses 
banquets,  de  ses  danses,  de  ses  orgies;  alors  ce  cachot,  oui.  ce  ca- 
chot sera  un  lieu  consacré.  .Mais  toi,  quand  se  sera  éteint  cet  éclat 
magiipie  dont  l'eniourent  le  rang  et  la  beauté,  tu  partageras  le  lau- 
rier qui  ombragera  ma  tombe.   Nulle  puissance  ne   pourra  séparer 
nos  deux  noms  dans  la  mort,  comme  rien  dans  la  vie  na  pu  t  arra- 
cher de  mon  cœur.  Oui,  Léonore,  ce  sera  notre  destin  d'être  uuis 
pour  toujours...  mais  trop  tard! 

FIN   DE    LA   LAMENTATION  DU   TASSK. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOKD  BYRON. 


97 


L'ILE 


CHRISTIAN   ET   SES  COMPAGNONS. 


CHANT    PREMIER. 

1. 

Le  quart  du  matin  était  arrivé  :  le  vaisseau  poursuivait  gracieu- 
sement son  humide  car- 
rière :  comme  une  im- 
mense charrue,  la  proue 
traçait  son  majestueux 
sillon  à  travers  les  vagues 
jaillissantes.  En  face  ,  le 
monde  des  eaux  se  dé- 
roulait dans  son  immen- 
sité; derrière,  étaient  se- 
mées les  nombreuses  îles 
de  la  mer  du  Sud.  La  nuit 
paisible ,  commençant  à 
se  diaprer  de  nuages  lu- 
mineux, marquait  l'heure 
qui  sépare  les  ténèbres  de 
l'aurore.  Les  dauphins, 
sentantl'approcheaujour 
et  empresses  d'en  saisir 
les  premiers  rayons,  bon- 
dissaient sur  les  flots.  Les 
étoiles  commençaient  à 
pâlir  devant  de  plus  lar- 
ges clartés,  et  cessaient 
d'abaisser  sur  l'Océan 
leurs  prunelles  scintillan- 
tes. La  voile,  naguère  ob- 
scurcie, reprenait  sa  pre- 
mière blancheur,  et  une 
brise  rafraîcliissante  ef- 
fleurait les  eaux....  Enfin 
l'Océan,  en  revêtant  une 
teinte  de  pourpre,  annon- 
ce l'approche  du  soleil  ; 
mais  avan  t  quel'astre  sur- 
gisse... il  va  se  passer 
quelque  chose. 


11. 

Le  chef  vaillant  dort 
dans  sa  cabine  ,  se  fiant 
sur  ceux  qui  sont  chargés 
de  veiller  :  ses  songes  lui 
retracent  les  rivages  ai- 
més de  la  vieille  Angle- 
terre, ses  travaux  récom- 
pensés et  ses  dangers  fi- 
nis :  son  nom  s'ajoute  à 
la  liste  glorieuse  de  ceux 
qui  ont  tenté  d'atteindre 
le  pôle  couronné  de  tem- 
pêtes. Le  plus  pénible  est 
passé,  et  tout  semble  lui 
répondre  du  reste  :  pour- 
quoi ne  dormirait-il  pas  en  sûreté  ?  Hélas  !  le  pont  est  foulé  par  des 
pieds  mdociles,  et  des  mainsaudacieuses  tendent  às'emparer  du  gou- 
vernail. De  jeunes  cœurs  soupirent  après  une  de  ces  îles  énuato- 
nales  ou  l'on  trouve  sans  cesse  et  les  sourires  de  l'été  et  les  sourires 
de  la  femme  :  ce  sont  des  hommes  sans  patrie,  qui,  après  une  trop 
longue  absence,  n'ont  point  retrouvé  le  toit  natal  ou  l'ont  trouvé 
change,  et  qui,  devenus  h  demi  sauvages,  préfèrent  une  grotte  et  une 
douce  compagne  à  l'inconstante  demeurequiflottesur  les  values  Les 
fruits  délicieux  que  le  sol  produit  sans  culture  ,  le  bois  sans  autre 
sentier  que  celui  qu'on  y  trace  ;  des  champs  sur  lesquels  l'abondance 
semble  verser  à  plaisir  sa  corne  toujours  pleine  ;  le  sol  n'appartenant 
à  personne  et  possédé  en  commun  ;ce  désir,  que  les  siècles  n'ont  pu 
étouffer  dans  l'homme,  de  n'avoir  de  maître  que  sa  volonté  ;  la  terre 

Pàbii.  —  Imo.  LtcouK  SI  c;  rue  Soutlul,  15. 


Une  île  où  cliaque  cabane  invitait  l'étranger. 


n'ayant  d'autre  or  que  les  trésors  non  vendus  qu'elle  étale  à  sa 
surface,  que  la  clarté  du  soleil  et  ses  brillants  produits  ;  la  liberté 
qui,  de  la  moindre  caverne,  peut  se  faire  une  demeure  ;  cet  immense 
jardin  où  tous  peuvent  se  promener,  oti  la  nature  traite  tous  les 
hommes  comme  ses  enfants  et  se  complaît  au  spectacle  de  leur 
sauvage  félicité  ;  ces  coquillages,  ces  fruits,  les  seules  richesses  qu'ils 
connaissent;  leurs  canots  si  peu  aventureux,  leurs  chasses  lointaines 
et  leurs  pêches  sur  la  vague  écumante  ;  leur  étonnement  même  à 
la  vue  d'une  face  européenne...  voilà  le  spectacle  dont  ces  étrangers 
brillent  de  jouir  de  nouveau  :  spectacle  qu'ils  achèteront  bien  cherl 


UI. 

Eveille-toi,  brave  Blighl  l'ennemi  est  à  ta  porte  :  éveille-toi  I  Hé- 
las I  il  est  trop  tard  I  les  mutins  ont  fièrement  pris  place  à  la  porte 
de  ta  cabine  et  ont  proclamé  le  règne  de  la  rage  et  de  la  terreur. 

Tes  membres  sont  garrot- 
tés ;  la  pointe  de  la  ba'ion- 
nelte  est  sur  ta  poitrine; 
ces  hommes,  qui  trem- 
blaient naguère  à  ta  voix , 
te  déclarent  leur  prison- 
nier :  ils  te  traînent  sur 
le  lillac,  où  désormais  le 
gouvernail  et  la  voile  n'o- 
béiront plus  à  ton  com- 
mandement. Un  instinct 
sauvage  essaie  de  déguiser 
sous  une  feinte  colère 
l'audacieuse  désobéissan- 
ce :  cette  colère  éclate  au- 
tour de  toi ,  et  ceux  qui 
redoutent  encore  le  chef 
qu'ils  sacrifient  ont  peine 
à  en  croire  leurs  yeux; 
car  l'homme  ne  peut  ja- 
mais étouffer  entièrement 
le  cri  de  sa  conscience , 
à  moins  de  s'enivrer  jus- 
qu'à la  rage. 

IV. 

En  vain ,  non  décon- 
certé par  l'aspect  de  la 
mort,  tu  fais  ,  au  péril  de 
ta  vie ,  appel  à  ceux  qui 
sont  restes  fidèles  :  ilssont 
en  petit  nombre,  et  vain- 
cus par  la  terreur,  ils  ac- 
ceptent tacitement  tous 
ces  actes  auxquels  les  plus 
exaltésapplaudissent.  En 
vain  tu  leur  demandes 
leurs  motifs  :  un  blasphè- 
me, des  menaces  sont 
toute  leurréponse.  L'épée 
brille  à  tes  yeux,  la  poin- 
te des  ba'ionneltes  se  rap- 
proche de  ta  gorge;  les 
mousquets  son  t  dirigés  sur 
ta  poitrine  par  des  mains 
qui  ne  craindront  pas  d'a- 
chever. Tu  les  en  défies 
en  t'écriant  :  «Feu  f  »  Mais 
ceux  qui  n'ont  point  de  pi- 
tié savent  encore  admi- 
rer :  un  reste  secret  de 
leur  ancien  respect  a  sur- 
vécu au  sentiment  du  de- 
voir. Ils  ne  veulent  point 

tremper  leurs  armes  dans  le  sang  ;  mais  ils  t'abandonnent  à  la 

merci  des  flots. 


«  La  chaloupe  en  mer!»  s'éci  ie  alors  le  chef,  et  qui  osera  répondre: 
«  Non  !  »  car  la  révolte  n'écoute  rien  dans  ce  premier  moment 
d'ivresse,  dans  les  saturnales  de  son  pouvoir  inespéré.  La  chaloupe 
est  mise  à  l'eau  avec  tout  l'empressement  de  la  haine  ;  et  bientôt, 
ô  Bligh!  il  n'y  aura  plus  entre  toi  et  la  mort  que  son  plancher  fra- 
gile :  elle  contient  seulement  assez  de  provisions  pour  te  permet- 
tre de  contempler  ce  trépas  que  leurs  mains  te  refusent  :  assez 
d'eau  et  de  pain  pour  une  agonie  de  quelques  jours.  Néanmoins  on 


n^ 


LKS  VKILLCES  UTlfCUAIIlKS  ILLUSTREES. 


>  iijiilllc' nisiiili-  q:irli)iii  •iciii(l,l;.'i's,         [ 

liv.-ors  (les  .iiKaliouli's  Jc  TOccaii 

dog  iiiallicurciix  ijui  in'.  I'cuvi'iil  il 

au^  (lois.  Un  y  juiiileiinii  la  boussnii'  iiii.ll 

esclave  du  pule,  wtle  diiic  de  la  nu\igalioo. 


VI. 


'ulc,  ccUo  lii'iiiLiluiilo 


Alors,  le  clicf  quî  s'csl  élu  lui-infme  juge  h  propos  d'amorlir  la 
prcmiôre  impres-sinn  d'un  parcil  crime  et  de  ranimer  le  cimrace  de 
.••IS  coinplices.  «  Holà!  le  },'rand  i)Q«i  !  »  seeric-l-:l  ;  car  il  rcdonlc 
(jue  la  fureur  u'érlioue  .sur  les  bas-fond.s  du  bon  sens.  Ue  l'caude- 
viepour  les  héros  !  dil  uu  jour  Burkc.  uUTraut  ù  la  gloire  épique  un 
humide  rlicmin.  Nus  héros  de  nouvelle  date  furent  de  cet  a.\i»;  ils 
vidèrent  la  roupe  en  criant  :  «  Iluzznl  vive  0-Taïli!  »  Cri  étrange 
dans  la  bouche  des  rebelles.  Quel  charme  en  efTel ,  ces  farouches 
enfants  des  mers,  chassés  par  tous  les  vcnls  du  ciel .  quel  charme 
peuvent-ils  trouver  dans  l'ile  i)aisible  et  dans  ce  sol  ïi  doux ,  ces 
cœurs  amis,  ces  plaisirs  sans  travail,  ces  prévenances  inspirées  par 
la  feule  nature,  ces  richesses  que  n'amasse  pas  l'avarice,  ces  amours 
non  achelc.s  ?  Et  niainlenanl,  est-ce  donc  en  décrétant  le  malheur 
d'aulrui  qu'ils  peuvent  se  préjiarer  à  obtenir  ce  qu'implore  en  vain 
la  douce  vertu,  le  repos?  Hélas I  telle  est  noire  nature  :  nous  ten- 
dons tous  au  raème  but  par  des  sentiers  différents:  les  facultés  na- 
turelles, la  naissance,  le  pavs,  le  nom,  la  fortune,  le  lempéi anient, 
l'extérieur  même,  ont  plus  d  influence  sur  noire  argile  flexible  que 
tout  ce  qui  est  en  dehors  de  notre  petite  sphère,  lit  pourtant,  une 
faible  Miix  se  fail  entendre  en  nous  à  travers  le  silence  de  la  cupi- 
dilé  ou  le  fracas  de  la  gloire  ;  oui ,  ijuelque  croyance  qui  nous  soit 
enseignée,  uuelquc  sol  que  nous  ayons  foule,  la  conscience  de 
l'homme  est  l'oracle  de  Dieu. 

Vil. 

La  chaloupe  porte  à  peine  le  petit  nombre  de  ceux  qui  partagent 
le  destin  du  chef,  Iriste  mais  fidèle  équipage  :  pourtant  (luelques- 
iins  sont  restés  malgré  eux  sur  le  pont  de  l'orfiueilleux  navire, 
moralement  naufrage.  ...  et  ceux-lh  voient  d'un  oeil  de  com- 
passion le  sort  du  capitaine;  pendant  que  d'autres,  insiillant  .nux 
maux  qui  lui  sont  réservés,  rient  de  sa  voile  pygmée,  do  sa  lianjne 
si  fragile  et  si  chargée.  Le  nautile,  enfant  des  mers,  liniiieiiv  pilote 
d'un  canot  coquille,  ce  féerique  ondin  de  l'Océan  a  une  eniharea- 
lion  plus  solide  et  de  plus  libres  allures.  Lui,  quand  la  Ironibe  aux 
ailes  de  flamme  balaie  la  face  des  eaux,  il  est  en  sûreté  :  son  port 
est  au  fond  de  l'abîme  ;  il  survit  triomphant  aux  armadas  des  hom- 
mes qui  font  trembler  le  monde  et  succombent  au  premier  efl^ort 
du  vent. 

VIII. 

Quand  tout  fut  prêt,  quand  la  troujie  fidèle  eut  quitté  ce  navire 
soumis  à  la  rébellion  ,  un  matelot,  moins  endurci  que  ses  compa- 
gnons, laissa  voir  cette  vaine  pitié  qui  ne  fait  qu'irriter  le  malheur:  son 
regard  chercha  son  ancien  chef  et  lui  exprima  par  un  muet  lanjiage 
sa  coinpassion  et  son  repentir;  puis  il  porta  une  liqueur  bienfaisante 
h  ses  lèvres  altérées  et  brûlantes.  Mais  on  le  surprit,  on  le  remplaça 
par  uu  autre  gardien,  et  anémie  commisération  ne  vint  plus  se  mêler 
à  la  révolte.  Alors  s'avança  l'audacieux  jeune  homme  qui  récompen- 
sait laU'ecliou  du  chef  en  Coiisommantsa  ruine  ;  et  montrant  la  frêle 
embarcation  ,  il  s'écria  :  «  Parte/  sur-le-champ!  le  moimlre  délai , 
c'est  la  mort  !  »  Kt  pourtant ,  en  ce  moment  même ,  il  ne  put  étouffer 
tous  ses  sentiments:  un  mot  suffit  pour  éveiller  en  lui  le  remords 
d'un  forfait  à  demi  consomme,  et  l'émotion  qu'il  dérobait  aux 
regards  de  ses  complices  se  révéla  facilement  ;i  son  chef.  Quand 
Bligii,  d'un  ton  sévère,  lui  demanda  où  était  la  reconnaissance 
due  pour  l'affection  qu'on  lui  avait  témoignée ,  où  était  l'es- 
poir qu'il  avait  conçu  de  voir  sfiii  nom  célèbre  et  d'ajouter  un  nou- 
veau lustre  au^  mille  gloires  de  l'Angleterre,  ses  lèvres  convulsives 
rompirent  le  charme  qui  les  scellait,  et  il  s'écria  :  «  C'est  vrai  !  c'est 
vrai  !  Je  suis  en  enferl  en  enfer  I  »  Ce  fut  lout  ;  mais,  poussant  son 
chef  vers  la  barque ,  il  lobandouna  dans  cette  arche  fragile.  Ahl 
que  de  choses  dans  ce  farouche  adieu  ! 


I.\. 

En  ce  moment  le  soleil  des  mers  arctiques  élevait  son  larije  dt^^- 
([ue  au-dessus  de.-;  vagues.  Tantôt  la  biiscse  laLsuil.  tantôt  elle  miir- 
iiiurait  du  food  de  st<n  aiitrc;  se  jouant  comme  sur  une  harpe  colien- 
ne,  fou  aile  capricieuse  lanlùl  fai.>;ait  résonner  les  cordes  de  l'Océan, 
tantôt  les  effleurait  .'i  peine.  En  ramant  Icnl^iiient  et  sans  esp.iir, 
les  marins  de  rcîauif  abandonné  dirigeaient  leur  roule  iMiiiiblc  vers 


Mais  mon  but  n'est  point  d"  raconter  l'hisloire  lamentable  des  tic- 
limes  de  la  trahison,  leiu^  cmstanls  périls ,  leurs  rares  smilage- 
nienls,  leurs  jours  de  dangers  d  leurs  nuits  de  fatigue?,  leur  iiiAlc 
courage  ,  même  (piand  ce  ruurn^'e  parai^ail  inutile  ;  la  famine  les 
minant  sourdement  et  rendant  le  squelelte  d'un  fils  méconnaissable 
même  à  sa  mère  ;  les  maux  contre  lesquels  leurs  chétives  provisions 
étaient  plus  insuftisaotcs  encore  cl  qui  f.iisaienl  oublier  les  s.puf- 
fianees  mêmes  de  h  (i\m  ;  les  airilalions  cl  lf>s  torpeurs  de  l'Océan, 
tantôt  menaçant  de  les  engloutir,  tantôt  oiqxisanl  à  leurs  avirons 
paresseux  îles  vagues  immobiles  ;  t'tncessanle  fièvre  d'une  soif  dé- 
vorante qui  recueillait,  comme  l'onde  d'une  source  pure,  la  pluie 
épanchée  des  nuages  sUrtlea  membres  ans,  qgi  trouvait  un  délice 
à  élancher  les  froides  averses  dune  nuit  orageuse,  qui  lordail  la 
voile  humide  pour  en  exprimer  une  goutte  et  liuroectcr  les  rcssorLs 
desséches  de  la  vie;  le  s:iuvage  ennemi  auquel  on  n'échappait  qu'en" 
redemandant  à  la  mer  un  asile  moins  inhospitalier  :  et  enfin  ,  ces 
spectres  décharnés ,  déi'obés  au  trépas .  pour  faire  le  plus  affreux 
récit  de  dangers  qui,  dans  les  annales  de  l'Océan,  ail  jamais  excit' 
la  terreur  de  l'homme  et  les  larmes  de  la  femme. 


X. 

Nous  les  abandonnons  à  leur  sort,  qui  ne  resta  cependant  pas 
ignoré  ni  sans  vengeance.  La  justice  réclame  ses  droits  :  la  di'ici- 
piine  outratîée  prend  en  main  leur  cause,  et  toutes  les  marines  res- 
sentant celle  injure  s'élèvent  contre  la  violation  de  leurs  c>)mmune3 
lois.  Nous  allons  suivre  la  fuile  des  révoltés,  à  qui  une  vengeance 
tardive  n'inspire  pas  d'effroi.  Ils  fendent  les  vagues  :  ils  vont  au 
loin!  au  loin!  au  loin!  Leurs  yeux  vont  saluer  de  nouveau  lu  baie 
chérie  ;  de  nouveau  ces  heureux  rivages,  où  ne  règne  aucune  loi, 
vont  accueillir  ces  hommes  hors  la  loi  qu'ils  ont  vus  naguère.  La 
nature  et  la  divinité  de  la  n&lure.  la  femme,  les  appellent  sur  ee:i 
bords  où  ils  n'entendront  de  reproches  que  ceux  de  leur  consciem-e; 
où  tousse  parlagCMl  les  biens  de  la  terre,  sans  .se  les  disputer  ja- 
mais, et  où  le  pain  kii-méme  se  recueille  comme  un  fruit.  Là  per- 
sonne ne  se  vdil  Contester  la  possession  des  champs,  des  bois  et  de» 
eaux  :  l'Age  sans  or.  cette  époque  où  l'or  ne  trouble  les  t(f\es  d  au- 
cun mortel,  règne  dans  ces  beaux  lieux,  ou  plulôtily  régiiajusqii'au 
jour  où  l'Europe  vint  enseignera  leurs  habitants  une  meilleure  vie, 
leur  communiqua  ses  coutumes  et  corrigea  les  leurs,  mais  surtout 
légua  Ses  vices  h  leurs  descendants.  Ne  son;,'eon8  plus  îi  celai 
Voyons-les  tels  qu'ils  étaient,  faisant  le  bien  avec  la  nature,  ou  se 
trompant  avec  elle.  «  lluzza!  Vive  0-Taïti  !  o  tel  est  le  cri  des  mate- 
lots, pendant  que  le  brave  vaisseau  poursuit  sa  course  majestueuse. 
La  brise  s'élève  ;  devant  son  souffle  grandissant,  la  voile  naguère 
flottante  étend  ses  arceaux  ;  les  flots  boiiill. muent  plus  rapides  dans 
le  sillage  de  la  carène  hardie  qui  les  fend  sans  effort.  Ainsi  le  navire 
Argo  labourait  les  vagues  de  l'Euxin  encore  vierge;  mais  les  navi- 
gateurs de  la  Grèce  tournaient  encore  leurs  yeux  vers  la  patrie 

ceux  ipii  moiitcnl  ce  navire  rebelle  ont  renié  la  leur;  ils  la  fuient 
comme  le  corbeau  fuyait  l'arche;  et,  cependant,  ils  ont  l'espoir  de 
partager  le  nid  de  la  colombe  et  de  retremper  aux  feux  de  l'amour 
leurs  cœurs  endurcis. 


CHANT    II. 


1. 

Qu'ils  étaient  doux  les  chants  de  Toubonaï,  à  l'heure  où  le  soleil 
d'été  descend  dans  la  baie  de  corail  ! 

"  Venez  !  disaient  les  jeunes  tilles,  venez  errer  sous  les  plus  beaux 
ombrages  de  l'Ile;  venez  entendre  le  gazouillement  des  oiseaux.  Le 
ramier  roucoulera  dans  les  profondeurs  de  la  forêt  comme  la  v.iix 
de  nos  dieux  ;  nous  cueillerons  les  fleurs  qui  croissent  sur  les  tom- 
beaux; car  elles  s'épanouissent  surtout  où  repose  la  tète  i!ii  iruer- 
rier  ;  nous  nous  assiérons  pour  jouir  du  crépuscnle  :  nous  verr.ins  la 
douce  lune  briller  h  travers  le  feuillage  des  arbres,  et  couchés  sous 
leur  ombre,  nous  écouterons  avec  un  mélancolique  (daisir  leniuriiiure 
|)laiiitif  de  leurs  rameaux.  Ou  bien  nous  gravirons  la  falai.ie  et  nous 
vciTons  les  vagues  lutter  follement  contre  les  gigantesques  rocher» 
lîu  large  qui  les  refoulent  en  colonnes  écuineuses.  Que  tontes  i-es 
choses  «ont  belles!  heureux  ceux  qui  peuvent  se  dérober  aux  fati- 
gues et  au  luimillc  de  la  lie  potrr  contempler  des  scènes  où  il  n'y  a 
de  lutter  que  celles  de  fOcéan.  Et  lui-mémo,  il  est  amoureux  à  ce» 
heures,  ce  craiid  lac  dazor.  et  il  abaisse  sa  crinière  hérissée  sons  les 


les  marins  île  1  cîquil  abandonne  dirigeaient  leur  roule  jwrnblc  vers 
une  eôlo  que  l'on  voyait  poindïe  comme  un  nu.igc  au-4lc*iub  de 
1  Ocean.  La  ch;iloiipe  et  le  vai'^scau  ne  doi\eMi  plus  s.-  ici-.uilrcT. 


n  Oui,  ■nous  cueillerons  la  fleur  du  tnmb;>ttu   puis  nous  fcron»  «n 
i  banquet  ]i.'ueil  à  celui  des  esprits  dans  leurs  bocages  de  délices;  puis 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BY  RON. 


9d 


nous  nagerons  joyeusement  dans  les  vagnes  boniliss.mles  ;  enfin, 
nous  éiendrons  sur  llicrbe  molle  nos  membres  lunnides  et  brillants 
et  nous  les  parrumorons d'une  buile  embaumée;  nous  tresserons  les 
guirlandes  cueillies  sur  la  demeure  des  morts,  et  nous  parerons  nos 
tètes  des  fleurs  nées  de  la  cendre  des  braves.  Mais  voici  venir  la 
nuit  :  le  signal  du  soir  nous  rappelle  :  le  «on  des  nattes  agitées  re- 
tentit au  bout  du  cbemin.  Tout  à  1  beure  les  torches  de  la  danse 
jetteront  leurs  élincelanles  clartés  sur  la  pelouse  des  fêtes  et  nous 
rappelleront  la  mémoire  de  ces  jours  heureux  et  brillants,  avant  que 
Fidji  eut  embouché  la  conque  de  la  guerre,  avant  que  des  canots 
chargés  d'ennemis  fussent  venus  envahir  nos  rivages.  Ilélas!  par 
eux  la  fleur  des  jeunes  hommes  verse  son  sang  ;  par  eux  nos  champs 
se  couvrent  d'herbes  sauvages;  par  eux  on  ignore  ou  l'on  oublie  le 
bonheur  ravissant  d'errer  seuls  avec  la  lune  et  l'amour.  Eh  bien! 
soit  !  ils  nous  ont  appris  à  manier  la  massue,  à  couvrir  la  campagne 
d'une  jiluie  de  flèches  :  qu'ils  recueillent  la  moisson  qu'ils  ont  se- 
mée! Mais  cette  nuit,  réjouissons-nous;  nous  parlons  demain.  Frap- 
pez la  nipsure  de  la  danse!  remplissez  les  coupes  jusqu'au  bord I 
épuisons-les  jusqu'à  la  dernière  goutte!  demain  nous  pouvons  mou- 
rir. Couvrons  nos  corps  de  nos  vêtements  d'été;  attachons  à  nos 
ceintures  le  blanc  vappa;  que  nos  fronts,  comme  celui  du  printemps, 
se  couronnent  d'épaisses  guirlandes,  et  que,  sur  notre  cou,  brillent 
en  colliers  les  graines  du  houni  :  leur  vive  couleur  contraste  avec 
le  sombre  éclat  de  nos  brunes  poitrines. 


lU. 

«  Maintenant,  la  danse  est  terminée...  pourtant  reste  encore  !  ar- 
rête! ne  dépouille  passivité  le  souriie  amical.  Demain  nous  par- 
tons; mais  ce  n'est  pas  celte  nuit...  celle  nuit  appartient  au  cœur. 
Apprêtez  encore  ces  guiilandes  après  lesquelles  nous  soupirons  dou- 
cement, jeunes  enchanteresses  de  l'aimable  Likou  •  que  vos  formes 
sont  ravissantes!  comme  tous  les  sens  rendent  hommage  à  vos 
beautés  pleines  de  douceur,  mais  puissantes,  comme  ces  fleurs  qui, 
du  sommet  de  nos  rochers,  envoient  leurs  parfums  bien  loin  sur 
1  Océan!...  Nous  aussi,  nous  visiterons  Likou..  mais...  ô  mon 
cœur!  que  dis-je...  demain  nous  partons!  » 


IV 

Tels  étaient  les  chants,  telle  était  l'harmonie  qui  s'élevait  sur  ces 
bords,  avant  que  les  hrises  y  eussent  poussé  les  enlanis  de  l'Eu- 
rope. Les  habitants  avaient  leurs  vices,  il  est  vrai,  ceu.'c  qu'enfante 
la  nature  :  leurs  défauts  appartenaient  à  la  barbarie;  et  nuns,  nous 
avons  à  la  fois  ,  ce  que  la  civilisation  a  de  sordide,  mêlé  avec  toule 
la  sauvage  férocité,  stigmate  de  la  chute  de  l'homme.  Qui  n'a  point 
vu  le  règne  de  l'hypocrisie,  oîi  les  prières  d'Abel  s'allient  aux  actes 
de  Cain?  11  suffit  d'ouvrir  sa  fenêtre  pour  voir  l'ancien  monde  plus 

dégrade  que  le  nouveau et  ce  dernier  lui-même  ne  mérite  plus 

un  pareil  nom ,  sauf  dans  ces  régions  où  la  Colombie  nourrit  deu.x. 
géants  jumeaux,  enfants  de  la  liberté,  dans  ces  régions  où  le  Chim- 
borazo  promène  ses  regards  de  Titan  sur  l'air,  la  terre  et  les  flots, 
sans  y  apercevoir  un  esclave. 

V. 

Ainsi  se  perpétuait  la  tradition ,  quand  la  gloire  des  morts  ne  re- 
vivait que  dans  des  chansons,  quand  la  gloire  ne  laissait  d'autre 
trace  après  elle  que  le  charme  presque  divin  de  ces  accords.  Alors 
point  d'annales  pour  convaincre  le  sceptique  :  l'histoire  à  son  pre- 
mier Age  n'a  d'autre  langage  que  l'harmonie;  tel  Achille  enfiint, 
tenant  en  main  la  lyre  du  Centaure,  apprenait  à  surpasser  son 
père.  En  eU'et,  les  simples  stances  d'une  antique  ballade,  réson- 
nant du  haut  d'un  roc,  se  mêlant  au  bruit  des  vagues,  ou  au  mur- 
mure des  ruisseaux,  et  réveillant  les  échos  de  la  montagne,  ont 
plus  de  pouvoir  sur  des  cœurs  sincères  et  faciles  à  émouvoir  que 
tous  les  trophées  des  favoris  de  la  guerre  et  de  la  fortune.  Elles 
sont  pleines  d'attrait,  tandis  que  les  hiéroglyphes  no  sont  qu'un 
sujet  d'études  pour  le  sage,  de  rêveries  pour  l'erudit  ;  elles  savent 
plaire,  tandis  que  les  volumes  de  l'histoire  n'offrent  au  lecteur 
qu'une  fatigue.  La  ballade  est  le  premier,  le  plus  frais  rejeton  qui 
soit  éclossur  lesoldu  sentiment.  Tel  était  le  chant  sauvage  (car  c'est 
aux  sauvages  que  plait  surtout  le  chant)  dont  les  hommes  du  ISord 
s'inspiraient  dans  leurs  solitudes ,  quand  ils  vinrent  visiter  et  con- 
It  quérir  le  reste  de  l'Europe;  tel  est  encore  celui  qui  existe  partout 
où  nul  ennemi  n'est  venu  civiliser  ou  détruire  :  il  touche  le  cœur; 
et  que  peuvent  faire  de  plus  tous  les  raffinements  de  notre  poésie"? 


VL 

Or,  les  suaves  accords  de  cette  mélodie  naturelle  interrompaient 
le  voluptueux  silence  des  airs,  une  douce  sieste  d'été,  une  journée 
tropicale  de  Toubonai.  C'était  l'heure  où  toute  fleur  s'est  épanouie, 


où  l'atmosphère  est  embaumée  :  un  premier  souffle  commençait  à 
bercer  le  palmier,  une  brise  encore  muette  soulevait  doucement  les 
flots  et  rafraîchissait  la  grotte  où  la  belle  chanteuse  était  assise  à 
côté  dn  jeune  étranger  qui  lui  avait  enseigné  les  joies  fatales  de 
l'amour...  Oui,  fatales;  car  elles  sont  toutes  puissantes  sur  les 
cœurs,  et  sur  ceux  d'abord  qui  ne  savent  pas  que  l'on  peut  cesser 
d'aimer,  sur  ceux  qui,  consumés  par  leur  nouvelle  flamme,  se  ré- 
jouissent comme  des  martyrs  sur  leur  bûcher  funéraire,  tellement 
absorbes  par  l'extase  que  la  vie  n'offre  point  de  ravissements  com- 
parables à  ceux  d'une  telle  mort  :  et  ils  meurent,  en  effet;  ils  vont 
se  confondre  dans  cette  existence  supérieure  que  tous  nos  rêves 
nous  offrent  comme  un  torrent  d'éternel  amour. 


VIL 

Dans  cette  grotte  était  assise  l'aimable  fille  du  désert,  déjà  femme 
par  le  développement  de  ses  formes,  quoiqu'enfant  par. les  années, 
si  l'on  en  juge  du  moins  d'après  les  idées  de  nos  froids  climats  ,  où 
rien  ne  mùril  rapidement,  si  ce  n'est  le  crime.  Vierge  dans  un 
monde  vierge,  et  comme  lui,  naïve  et  pure;  belle,  aimante,  pré- 
coce; noire  comme  la  nuit la  nuit  avec  toutes  ses  étoiles,  ou 

comme  une  grotte  sombre  qui  brille  de  tous  ses  cristaux;  des  yeux  tout 

langage   et  tout   enchantement;   un   corps celui  d'Aphrodite 

portée  dans  sa  conque  à  la  surface  de  l'abime,  entourée  d'un  essaim 
d'Araouis;  voluptueuse  comme  l'approche  du  sommeil,  et  cepen- 
dant pleine  de  vie  ,  car  une  ardente  rongeur  perçait  ses  joues  bru- 
nies par  les  feux  du  tropique  ,  et  remplaçait  la  parole;  un  sang 
émané  d'un  brûlant  soleil  colorait  son  cou  et  son  sein,  et  répan- 
dait à  travers  sa  peau  brune  une  teinte  lumineuse,  pareille  à  celle 
du  corail  qui  rougit  sous  la  vague  sombre,  et  attire  le  plongeur  vers 
ses  grottes  empourprées.  Telle  était  cette  fille  des  mers  du  Sud  ; 
douée  de  toute  l'énergie  de  leurs  vagues,  elle  portait,  comme  uu 
esquif,  la  félicité  de  ceux  qu'elle  aimait,  et  ne  trouvait  de  douleurs 
que  dans  l'amoindrissement  de  leurs  joies.  Son  cœur  audiieieux  et 
brûlant,  mais  sincère,  ne  connaissait  de  bonheur  que  le  bonheur 
qu'il  donnait;  son  espoir  ne  s'appuyait  jamais  sur  l'expérience, 
cette  froide  pierre  de  touche,  dont  la  triste  influence  décolore  tout: 
elle  ne  craignait  pas  le  mal ,  car  elle  ne  le  connaissait  pas ,  ou  ce 
qu'elle  en  connaissait  était  bien  vite...  trop  vite  oublié.  Les  sou- 
rires et  les  larmes  avaient  passé  sur  elle,  comme  de  légères  brises 
passent  sur  un  lac  en  ridant  un  moment  leur  miroir,  mais  sans 
jamais  le  briser  ;  car  les  profondeurs  de  ses  cavernes,  les  sources  des 
montagnes  renouvellent  sans  cesse  l'éclat  de  cette  surface  paisible; 
à  moins  qu'un  ébranlement  volcanique  ne  vienne  déraciner  la 
source,  refouler  les  ondes  dans  l'abîme  ,  et  faire  de  ces  eaux  vives 

une  masse  inerte  ,  l'équivoque  désert  du  marécage  fangeux Tel 

sera  donc  le  destin  de  la  jeune  sauvage?...  Ah!  les  vicissitudes 
éternelles  frappent  l'humanité  jjIus  rapidement  encore  qu'elles  ne 
frappent  le  reste  delà  nature  :  l'homme  en  tombant,  ne  fait  que 
subir  le  sort  réservé  aux  mondes;  mais,  s'il  fut  juste  ,  son  esprit 
planera  sur  les  débris  de  l'univers. 


VIIL 

Et  lui,  quel  est-il?...  un  enfant  du  Nord  ,  un  jeune  homme  aux 
yeux  bleus  ,  né  dans  des  îles  plus  connues,  mais  non  moins  sau- 
vages ;  c'est  le  blond  (ils  des  Hébrides,  où  mugissent  les  flols  tour- 
billonnants du  Pentland;  agité  dans  son  berceau  par  les  vents  im- 
pétueux, enfant  de  la  tempête  par  le  corps  et  par  lame,  en  ouvrant 
ses  jeunes  yeux  sur  les  ondes  écumantes  de  l'Océan  ,  il  avait  dès  ce 
moment  regardé  l'abîme  comme  sa  patrie  :  il  avait  vu  en  lui  le 
géant  confident  de  ses  pensées  vagabondes,  le  compagnon  de  ses 
promenades  solitaires  parmi  les  rochers ,  le  seul  mentor  de  sa  jeu- 
nesse Jeune  insouciant,  il  laissait  errer  sa  barque  au  hasard,  jouet 
des  flots  et  de  l'air,  et  s'abandonnait  volontiers  au  caprice  du  sort. 
Nourri  des  légendes  de  la  terre  maternelle,  prompt  à  croire  au  bon- 
heur, mais  non  moins  ferme  à  souffrir,  il  avait  tout  éprouvé,  sauf  le 
désespoir.  Sous  le  ciel  de  l'Arabie,  il  eût  été  le  nomade  le  plus  hardi 
de  ses  sables  dévorants  ;  il  eût  bravé  la  soif  avec  la  constance  d'Is- 
maël  porté  par  son  navire  du  désert.  Sur  les  côtes  du  Chili,  c'eût  été 
le  plus  fier  des  caciques;  dans  les  montagnes  del'Hellade,  un  Grec 
toujours  en  révolte;  sous  une  tente,  un  Taraerlan  :  mais  élevé  pour 
le  trône,  il  eût  été  sans  doute  un  mauvais  roi.  En  eU'et,  la  même 
iimequi  serait  capable  de  se  frayer  une  ruute  vers  le  pouvoir,  si  elle 
y  est  placée  d'abord,  ne  trouve  plus  d'aliment  qu'en  elle-même; 
il  ne  lui  reste  plus  qu'à  retourner  en  arrière,  et  à  se  lancer  dans  les 
douleurs  pour  y  chercher  le  plaisir.  Du  même  génie  qui  fit  un 
Néron,  la  honte  de  Rome,  une  situation  plus  humble  et  l'éducation 
du  cœur  ont  formé  son  glorieux  homonyme,  éclatant  contraste  (1)1 
Mais  laissons-lui  ses  vices,  admettons  qu'il  ne  les  tenait  que  de  lui- 
même,  sans  un  trône  pour  théâtre,  qu'ils  eussent  été  petits! 

(1)  Le  consul  Néron,  vainqueur  d'Asdrubat  et  d'Annih-ii. 


100 


LKS  VEILLÉES  LITTKKAIKKS  ILLUSTREES. 


IX. 

Vous  souriez,  lecteur  :  pour  ceux  qui  examinent  toute  chose  avec 
un  regiird  prévenu,  ces  comparaisons  peuvent  si'nil)lor  amliiticuses, 
lattaclii'i's  au  nom  inconnu  liun  ôtre  qui  n'eut  rien  h  ilomi^lcr  avec 
la  ploiri".  ni  avec  Rome  ,  le  ('lilli,  l'Ilelladc  ou  l'Arabie.  Vous  sou- 
rie/! Kli  bien  cela  vaut  mieux  ijue  de  soupirer.  El  pourtant  il  eût 
pu  fin'  tout  cela  :  c'était  vraiment  un  luunuie.  un  de  ces  esjirils  qui 
iiliiin'Mt  au  dessus  de  tous,  et  qu'on  voit  toujours  à  lavant-garde, 
ijéros  patriote  ou  chef  despotique,  faisant  la  gloire  ou  le  deuil  d'une 
nation,  né  sous  des  auspices  qui  élèvent  ou  abaissent  au-dcift  du 
lout  ce  qu'on  ose  entrevoir.  Mais  ce  sont  là  de  pures  rêveries  :  ici 
qu'était-il  en  rralilé?  tin  adolescent  dans  sa  fleur  ,  un  njalclol  rc- 
Kdlé,  Torquil  aux  blonds  cheveux,  libre  comme  l'Océan,  l'époux 
de  la  jeune  lille  de  Toubonaï. 


Assis  auprf's  de  Neuha ,  il  contemplait  les  Ilots. ..  Neuha,  qui, 
parmi  les  vierges  de  l'île ,  brillait  comme  l'héliotrope  au  milieu  des 
liumblos  fleurs;  d'une  haute  naissance  (prétention  qui  va  faire 
sourire  l'ami  de  la  science  héraldique,  demandant  h  voir  les  armoi- 
ries do  ces  îles  ignorées)...  Klle  descendait  d'une  race  antique 
d'hommes  vadlaiils  et  libres,  chevaliers  nus  d'une  nobles.se  sauvage, 
dont  les  tombi-s  de  gazon  s'élèvent  le  long  de  la  mer  :  et  la  tienne, 
Achille  !...  je  l'ai  vue.,  la  tienne  n'est  rien  de  plus.  Un  jour,  les 
étrangers  arrivèrent  dans  de  vastes  canots,  ceints  de  foudres  en- 
flaiiiMiéos,  et  couronnés  d'arbres  gigantesques  ])Uis  hauts  que  des 
palmiers,  qui.  par  un  temps  calme,  semblaient  enracinés  dans 
l'abîme;  mais  dès  que  les  vents  s'éveillaient,  on  les  vojait  déployer 
des  ailes  larges  Cimime  les  nuages  qui  fuient  h  l'horizon  ;  ils  prome- 
naient au  loin  leur  puissance,  et  devant  ces  cités  flottantes,  les 
vagues  elles-mêmes  semblaient  moins  libres.  Neuha,  prenant  la  pa- 
gaie, darda  son  agile  pirogue  à  travers  les  ondes,  comme  le  renne 
s'éhince  parmi  les  neiges.  Effleurant  la  cime  blanchi.ssaiite  des  bri- 
sants, légère  comme  une  néréide  sur  sa  conque  flottante,  elle  vient 
contempler  et  admirer  de  près  la  gigantesque  carène  ,  élevant  de 
vagues  en  vagues  sa  nijisse  qui  pèse  sur  elles.  L'ancre  fut  jetée;  le 
navire  resta  immobile  le  long  du  rivage  ,  comme  un  gros  lion  en- 
dormi au  soleil,  pendant  qu'autour  de  lui,  essaim  d'abeilles  mur- 
murant dans  sa  crinière,  voltigeaient  d'innombrables  pirogues. 


XI. 

L'homme  blanc  débarqua!...  qu'esl-il  besoin  d'en  dire  davantage? 
I,e  nouveau  monde  tendit  à  l'ancien  sa  main  basanée  :  ils  étaient 
l'un  h  l'autre  une  merveille,  et  le  lien  de  l'admiration  se  changea 
bientôt  en  une  sympathie  plus  étroite  et  plus  chaleureuse.  Sur  cette 
terre  du  soleil,  atTectoeux  tut  l'accueil  des  pères,  plus  tendre  encore 
fut  celui  de  leurs  biles.  L'uuion  se  resserra  •  les  fils  des  tempêtes 
trouvèrent  mille  beauiés  dans  ces  vierges  basanées  ;  celles-ci,  de 
leur  côté,  .admirèrent  l'éclat  d'un  teint  plus  clair,  dont  la  blancheur 
devait  paraitre  extrême  dans  un  climat  où  la  neige  est  inconnue. 
La  chasse,  les  proinenadis,  la  liberté  d'errer  au  hasard  ;  dans  cha- 
que cabane  un  foyer,  une  famille  pour  l'étranger;  le  tilet  tendu 
dans  la  mer  ;  le  canot  agile  lancé  dans  les  détours  de  cet  archipel, 
ciel  d'azur  semé  d'îles  brillantes  comme  des  étoiles  ;  le  doux  som- 
meil acheté  par  des  travaux  qui  n'étaient  que  des  jeux  ;  le  palmier, 
la  plus  majestueuse  des  Dryades,  portant  dans  son  sein  Bacchus 
enfant,  vigne  surmontée  d'un  pampre  qui  rivalise  en  hauteur  avec 
l'aire  de  I  aigle;  le  banquet  animé  par  le  jus  de  la  cava  ;  l'igname 
savoureuse,  le  cocotier  qui  oflre  à  la  fois  la  coupe,  le  lait  et  le  fruit; 
l'arbre  h  pain  ([ui,  sans  que  la  charrue  ait  sillonné  la  plaine,  ofl're  à 
l'hoinme  ses  moissons,  et  dans  des  bosquets  inachetés  prépare  sans 
le  secours  d'une  fournaise  ses  gâteaux  de  pure  farine  :  marché  gra- 
tuit où  vient  se  pourvoir  chaque  convive,  et  grâce  auquel  nulle  di- 
letle  n'est  à  craindre...  Tous  ces  attraits,  joints  aux  délices  des 
•,ners  et  des  bois,  aux  douces  joies  de  ces  solitudes  peuplées  par 
i'amour,  avaient  apprivoisé  la  rudesse  de  ces  hommes  errants ,  leur 
avaient  inspiré  une  douce  sympathie  pour  des  êtres  qui,  moins  sa- 
vants peut-être,  élaicntcertainemenl  plus  heureux  :  tous  ces  attraits 
agissaient  où  avait  échoué  la  discipline,  et  parvenaient  à  civiliser 
les  fils  de  la  civilisation. 

XII. 

Des  nombreux  couples  fi^rlunés  qui  s'étaient  unis,  Neuha  et  Tor- 
quil ne  formaient  pas  le  miiins  beau  :  enfants  de  deux  îles,  quoique 
bien  éloignées  entre  elles,  nés  tous  deux  sous  l'étoile  des  mers,  tous 
deux  élevés  en  face  des  spectacles  d'une  nature  primitive ,  dont  le 
souvenir  nous  est  toujours  cher,  en  déi)it  de  tout  ce  qui  peut  s'in- 
terposer   entre  nous  et    ces  sympaihios  d'enfance  Celui  qui   eut 


pour  |)reiiiier  spectacle  lescimea  bleues  des  montagnes  dlîco.sse  nt 
peut  s'empêcher  de  voir  avec  amour  le  moindre  pic  d'azur  qui  s'élève 
a  l'horizon  ;  dans  chaque  rocher,  il  salue  les  traits  familiers  d'un 
ami,  et  son  imagination  embrasse  pieusement  les  sommets  des  hau- 
teurs. J'ai  longtemps  erré  dans  des  contrées  autres  que  mon  pays 
natal;  j'ai  adoré  les  Alpes,  aimé  les  Apennins,  révéré  le  Parnasse 
et  contemplé  l'Ida  et  l'Olympe,  ces  monts  d-;  Jupiter,  qui  dominent 
l  'Océan  de  leurs  cimes  escarpées;  mais  ce  n'étaient  ni  leurs  trésors 
d'antiques  souvenirs,  ni  leurs  beautés  naturelles  qui  me  plongeaient 
dans  une  extase  muette  :  les  ravissements  de  l'enfant  avaient  sur- 
vécu au  jeune  ûge  ;  s'il  contemplait  Troie  ,  c'était  du  Loilinagarr 
autant  que  de  l'Ida  ;  les  souvenirs  celtiques  se  mêlaient  ;i  ceux  du 
mont  Phrygien ,  et  les  torrents  des  Highlands  avec  la  source  limpide 
de  Casialie.  Pardonne-moi ,  ombre  d'Homère,  gloire  chère  à  l'uni- 
vers! Pardonne-moi,  ô  Pliébus  ,  celte  erreur  de  mon  imagination  : 
par  les  spectacles  naturels  que  j'ai  chéris  autrefois .  la  nature  du 
nord  me  préparait  à  révérer  les  scènes  sublimes  que  vous  avez 
sanctifiées. 

XIII. 

L'amour,  qui  fait  toutes  choses  sympathiques  et  belles,  la  jeu- 
nesse qui  change  l'atmosphère  en  un  vaste  arc-en-ciel,  les  périls 
passés  qui  disposent  rh(jmme  à  goûter  comme  des  plaisirs  ces  mo- 
ments de  repos  pendant  lesquels  il  cesse  de  détruire,  l'attrait  mu- 
tuel de  la  beauté  qui  frappe  les  cœurs  les  plus  farouches ,  comme 
l'éclair  frappe  l'acier  :  voilà  ce  qui  absorba  dans  une  Ame  commune 
le  jeune  homme  et  la  jeune  fille  ,  lui  h  demi  sauvage,  elle  sauvage 
loiit-à-fait.  Pour  lui ,  la  voix  tonnante  des  combats  cessa  d'enivrer 
son  cœur  de  sombres  délices;  le  repos  ne  lui  causa  plus  cette  impa- 
tience fébrile  de  l'aigle  dans  son  aire  ,  quand  le  bec  aigu  et  le  re- 
gard perçant  du  roi  des  cieux  cherchent  partout  une  proie  :  son 
cœur  amolli  était  dans  cette  voluptueuse  situation,  à  la  fois  céleste 
et  énervante,  qui  ne  confère  point  de  lauriers  à  l'urne  du  héros  :  car 
ses  palmes  se  flétrissent  toutes  les  fois  qu'il  songe  à  une  autre  pas- 
sion qu'à  celle  du  sang;  et  néanmoins  quand  ses  cendres  reposent 
dans  leur  étroit  asile,  l'ombrage  du  myrte  ne  leur  est-il  pas  aussi 
doux  que  celui  du  laurier?  Si  César  n'avait  jamais  connu  que  les 
I   baisers  de  (^léopàtre  ,  Home  fût  restée  libre,  et  le  monde  n'eût  pas 
!   été  à  lui.  Et  qu'ont  fait  pour  la  terre  la  gloire  et  les  exploits  de  César? 
I  Notre  honte  lui  est  due  en  partie;  car  le  sanglant  cachet  de  sa  gloire 
déguise  la  rouille  des  chaines  que  les  tyrans  nous  imposent.  En 
!  vain  l'honneur,  la  nature,  la  raison  ,  la  liberté  commandent  à  des 
I   millions  d'hommes  de  se  lever  et  de  faire  ce  que  Brutus  a  fait  seul, 
I  de  chasser  des  rameaux  élevés  où  ils  perchent  depuis  si  longtemps 
I  ces  oiseaux  moqueurs  qui  veulent  imiter  la  voix  du  despotisme.  Nous 
nous  laissons  toujours  décimer  par  ces  chats  huants  mangeurs  de 
souris;  nous  prenons  pour  des  faucons  ces  ignobles  volatiles  :  tan- 
'  dis  que  le  mot  Liberté  (leurs  terreurs  nous  le  disent  de  reste)  suffirait 
pour  dissiper  tous  ces  épouvantails. 


XIV. 

Absorbée  dans  un  tendre  oubli  de  la  vie,  Neuha ,  la  na'ive  insu- 
laire ,  était  tout  entière  à  son  rôle  d'épouse  :  aucune  préoccupation 
mondaine  ne  venait  la  distraire  de  son  amour;  aucune  coterie  ne 
pouvait  tourner  en  ridicule  sa  nouvelle  et  pa.ssagère  passion  ;  la 
foule  des  fats  babillards  ne  voltigeait  point  autour  d  elle,  expri'jaant 
son  admiration  bruyante,  ouchuchotlant  d  adultères  paroles  propres 
à  flétrir  sa  vertu,  sa  gloire  et  son  bonheur.  Laissant  sa  foi  et  ses  sen- 
timents à  nu  comme  sa  beauté  ,  elle  était  comme  l'arc-  en  -ciel  au 
milieu  de  l'orage;  car  l'arc- en-ciel,  tout  en  modifiant  sans  ces>e  la 
brillante  variété  de  ses  couleurs .  déploie  constamment  la  même 
courbe  dans  les  cieux  :  quelles  que  soient  les  dimensions  de  son 
arc,  la  mobilité  de  ses  teintes,  c'est  toujouis  le  même  messager  d'a- 
mour qui  dissipe  les  nuages. 

XV. 

Dans  cette  grotte  du  rivage  battue  parles  flois,  les  deux  amants 
avaient  (passé  le  brûlant  midi  des  tropiques  Les  heures  ne  leurétaient 
point  longues...  ils  ne  mesuraient  jamais  le  temps,  et  n'étaient  pas 
informés  de  sa  fuite  par  le  son  funèbre  de  la  cloche  qui  distribue  à 
l'homme  civilisé  sa  portion  quotidienne,  et  le  jwursuil  partout  des 
avertissements  railleurs  de  sa  langue  de  fer.  Que  leur  importait 
l'avenir  ou  le  passé?  Le  présent  les  tenait  sous  son  joug.  Leur  .sa- 
blier était  l'arène  du  rivage  ,  et  la  marée  voyait  leurs  moments  s'é- 
couler comme  ses  lames  paisibles  ;  leur  horloge  était  le  soleil  du 
haut  de  sa  tour  immense.  Qu'avaient-ils  besoin  de  noter  le  cours  du 
temps,  eux  dont  chaque  journée  ne  formait  qu'une  seule  heure? 
Le  rossignol ,  leur  seule  cloche  du  soir  ,  chanta  doucement  à  la  rose 
les  adieux  du  jour  :  le  disque  élargi  du  soleil  s'enr.noa  sous  l'ho- 
rizon, mais  sans  la  lenteur  qu'il  alTecte  dans  nos  climats  du  nord, 
où  il  semble  se  fondre  mollement  au  sein  des  ondes.  Là,  dans  toute 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


101 


sa  vigueur  et  tout  snn  éclat,  eomme  s'il  voulait  quitter  h  jamais  l'u- 
nivers et  laisser  la  terre  privée  de  ses  feux,  il  plonge  d'un  seul  bond 
son  fronl  rouge  d.ins  le  sein  des  vagues,  comme  un  héros  qui  s'é- 
lance dans  la  tombe.  Puis,  les  deux  amants  se  levèrent;  ils  cher- 
chèrent d'abord  la  clarté  dans  les  cieux,  puis  ils  la  retrouvèrent  dans 
des  yeux  adorés,  tous  deux  s'élonnant  qu'un  soleil  d'élé  fût  si  court, 
et  se  demandant  si  en  effet  la  journée  était  finie. 


XVI. 

El  que  la  chose  ne  semble  pas  étrange  :  l'enthousiaste  ne  vit  pas 
sur  la  lerre  ;  il  habite  dans  sa  propre  extase  ;  les  jour.'*  et  les  mondes 
passent  inaperçue  près  de  lui ,  et  son  âme  est  dans  les  cieux  avant 
que  sa  cendre  soit  rendue  à  la  terre  L'amour  a-t-il  moins  de  puis- 
sance ?  Non;  lui  aussi,  il  trace  glorieusement  son  sentier  vers  Dieu, 
ou  s'attache  à  tout  ce  que  nous  connaissons  du  ciel  ici-bas,  à  cet 
autre  nous-même,  supérieur  à  nous,  dont  la  joie  ou  la  douleur  est 
la  nôtre  ,  plus  nue  la  nôtre  ;  flamme  qui  absorbe  lout,  qui,  allumée 
par  une  autre  flamme,  se  confond  avec  celle-ci  dans  un  même  éclat; 
bijcher  sacré  mais  funèbre,  où,  comme  les  bramines,  des  cœurs  ai- 
mants prennent  place  avec  un  sourire.  Combien  de  fois  n'oublions- 
nous  pas  le  temps  qui  s'écoule,  lorsque  dans  la  solitude  nous  admi- 
rons le  trône  immense  de  la  nature,  ses  forêts,  ses  déserts,  ses  eaux, 
langage  sublime  qui  répond  à  notre  esprit!  Ces  étoiles,  ces  monta- 
gnes, ne  sont-ce  pas  des  êlres  vivants?  Les  vagues  n'ont-elles  pas 
leur  âme  ?  Ces  cavernes  humides  ne  joignent-elles  aucun  sentiment 
à  leurs  larmes  silencieuses?...  Oh!  la  nature  nous  attire  et  nous 
embrasse  de  toutes  parts;  elle  brise  avant  l'heure  ce  fardeau  ,  cette 
enveloppe  d'argile,  et  plonge  noire  <àme  dans  les  flots  de  son  im- 
mensité. Dépouillons  donc  cette  individualité  qui  nous  charme  et 
nous  trompe...  Qui  peut  songer  à  son  être  en  contemplant  lés  cieux? 
ttmème,  en  regardant  plus  bas,  quel jeunecœurnonejicore  éprouvé 
par  les  rudes  leçons  de  l'expérience  a  pu  jamais,  en  face  d'un  pareil 
spectacle,  .songer  Si  la  bussesse  de  ses  semblables  ou  à  la  sienne? 
Toute  la  nature  est  son  empire,  et  l'amour  est  son  trône. 


XVIL 

Neuha  se  leva  donc,  et  Torquil  se  leva  comme  elle  ;  l'heure  du 
crépuscule  descendit,  mélancolique  et  douce  ,  sur  leur  berceau  de 
rochers  dont  les  cristaux  humides  s'allumant  l'un  après  l'autre  re- 
flétèrent la  naissante  clarté  des  étoiles.  Le  jeune  couple,  pénétré  du 
calme  de  la  nature,  se  dirigea  lentement  vers  une  cabane  bâtie  sous 
un  palmier  :  tour-à-tour  ils  étaient  souriants  et  silencieux,  comme 
l'amour  (l'amour  immatériel)...  quand  son  front  est  serein.  L'Océan 
doucement  bercé  faisait  à  peine  entendre  un  bruit  plus  fort  que  cette 
douce  voix  qui  murmure  au  fond  du  coquillage,  quand  cet  enfant 
des  mers,  éloigné  du  sein  maternel,  crie  sans  jamais  dormir,  exha- 
lant en  vain  sa  faible  plainte,  et  appelant  la  large  mamelle  de  la 
vague  sa  nourrice.  Les  bois  assombris  inclinaient  leurs  rameaux 
comme  pour  s'endormir  ;  l'oiseau  des  tropiques  rapprochait  son  vol 
circulaire  des  rochers  où  il  bâtit  son  nid  ,  et  le  bleu  firmament  s'é- 
tendait autour  des  deux  amants  comme  un  lac  de  paix  offert  à  la 
piété  pour  étancher  sa  soif. 

XVIIL 

Mais  écoutez  !  quelle  est  cette  voix  qui  résonne  parmi  les  pal- 
miers et  les  platanes?  Ce  n'est  pas  celle  qu'un  amant  désire  d'en- 
tendre à  une  telle  heure  et  au  milieu  du  silence  universel  ;  ce  n'est 
point  le  souffle  expirant  de  la  brise  du  soir  qui  vient  caresser  les 
sommets  de  la  colline,  faisant  vibrer  les  cordes  de  la  nature,  les  ro- 
chers et  les  bois  ,  les  plus  anciennes  de  toutes  les  lyies  et  les  plus 
harmonieuses,  à  qui  l'écho  seit  de  chœur.  Ce  n'est  pas  non  plus  un 
bruyant  cri  de  guerre  qui  vient  briser  le  charme  de  ces  lieux,  ce 
n'est  point  le  monologue  du  hibou,  l'ermite  emplumé,  l'anachorète 
aux  larges  prunelles  pleines  d'un  feu  sombre,  qui  exhale  les  pen- 
sées de  son  âme  solitaire,  et  qui  adresse  son  hymne  lugubre,  à  la 
nuit.  C'est  ce  long  sifflement  familier  aux  marins,  le  plus  perçant 
qui  soit  jamais  sorti  du  gosier  d'un  oiseau  de  mer.  Un  moment  de 
silence  succède,  puis  une  voix  rauque  :  «  Holà!  Torquil!  mon  gar- 
çon! comment  se  porte-t-on  par  ici?  Ohé!  Irère,  ohé!  — Qui  m'ap- 
pelle? s'écrie  Torquil  en  regardant  du  côté  d'où  vient  la  voix.  — 
jf-     C'est  moi  !  »  Il  ne  reçut  pas  d  autre  réponse. 


XIX. 

Mais  en  ce  moment  un  parfum  exhalé  de  la  même  bouche  vint  se 
mêler  à  la  brise  embaumée  du  sud,  et  annonça  le  nouvel  arrivant  : 
ce  n'était  pas  l'odeur  qui  s'élève  d'une  couche  de  violettes,  mais 
celle  qui,  sortant  d'une  courte  pipe ,  plane  comme  un  nuage  sur  les 
vapeurs  du  grog  et  de  l'aie.  Cette  pipe  avait  déjà  répandu  ses  par- 


fums sous  l'une  et  l'autre  zone;  partout  où  circulent  les  vents  et  où 
s'enflent  les  vagues,  depuis  Plymouth  jusqu'au  pôle,  elle  avait  op- 
posé ses  vapeurs  au  souffle  de  la  tempête,  et  au  milieu  de  la  fureur 
des  vagues  et  de  l'inconstance  des  cieux,  sa  fumée  s'était  élevée 
comme  un  perpétuel  sacrifice  offert  à  Eole.  Et  qui  était  le  porteur  de 
cette  pipe?...  Je  puis  me  tromper;  mais,  selon  moi,  c'était  un  ma- 
telot ou  un  philosophe.  Plante  merveilleuse,  qui,  du  couchant  àl'au- 
rore,  charmes  les  fatigues  du  marin  ou  le  repos  du  Turc;  qui,  sur 
l'ottomane  du  musulman,  partages  l'emploi  de  ses  heures,  et  rivalises 
avec  l'opium  et  ses  femmes;  toi  qui,  régnant  dans  toute  ta  magni- 
ficence à  Stamboul,  brilles  peut-être  avec  moins  d'éclat,  mais  n'ea 
es  pas  moins  chérie  à  Wapping  ou  dans  le  Strand  ;  tabac  divin  dans 
la  houka,  glorieux  dans  la  pipe  garnie  d'un  bout  d'ambre  d'un  jaune 
doré,  dans  la  pipe  bien  faite,  riche  et  longtemps  fumée;  comme  tant 
d'autres  beautés  (jui  nous  charment,  c'est  en  grande  toilette  surtout 
que  tes  attraits  éblouissent,  mais  tes  véritables  amants  admirent 
encore  plus  tes  appas  quand  ils  s'offrent  dans  leur  nudité...  Qu'on 
m'apporte  un  cigarre  I 

XX. 

A  travers  les  ombres  voisines  de  la  forêt,  une  figure  humaine  ap- 
paraît tout-iVcoup  dans  la  solitude.  Un  matelot  se  présente  vêtu 
d'une  manière  burlesque,  sauvage  mascarade,  pareille  à  celle  qui 
semble  sortir  de  la  mer,  quand  le  navire  franchit  la  ligne  et  que  les 
matelots,  imitant  le  cortège  de  Neptune,  célèbrent  sur  le  pont  leurs 
grossières  saturnales  :  on  dirait  alors  que  le  dieu  de  l'Océan  se  plaît 
à  voir  son  nom  invoqué  de  nouveau  par  ses  véritables  enfants,  bien 
que  ce  soit  d'une  manière  dérisoire  et  dansdes  jeux  bizarres  que  n'ont 
jamais  connus  ses  Cyclades  natales  ;  on  dirait  que  le  vieil  époux 
d  Amphitrite  s'empresse  de  quitter  un  moment  sa  demeure  pour  res- 
saisir un  reflet  de  son  ancien  pouvoir.  La  jaquette  de  marin,  bien 
que  toute  en  guenilles,  l'inséparable  pipe  qui  jamais  ne  fut  allumée 
à  demi,  son  air  de  gaillard  d'avant,  sa  démarche  balancée  imitant 
le  roulis  de  son  cher  navire,  tout  dans  le  nouvel  arrivant  annonce 
son  anciejine  profession.  Mais  d'autre  part  un  reste  de  mouchoir 
était  noué  autour  de  sa  tête,  mais  peu  serré  et  sans  art;  et  son  pan- 
talon (trop  vite  déchiré,  hélas!  car  les  bois  même  les  plus  délicieux 
ont  toujours  leurs  épines),  son  pantalon,  dis-je,  ou  pour  parler 
comme  les  prudes  anglaises,  ses  inexprimables  étaient  remplacées 
par  un  étrange  tissu,  une  espèce  de  natte,  dont  était  fait  également 
son  chapeau.  Ses  pieds  et  son  cou  nus,  sa  figure  brûlée  par  le  so- 
leil, annonçaient  à  la  fois  le  matelot  et  le  sauvage.  Quanta  sesarmes, 
elles  appartenaient  exclusivement  et  à  sa  profession  et  à  celle  Eu- 
rope à  qui  deux  mondes  rendent  grâces  de  leur  civilisation  :  un 
mousquet  était  suspendu  à  ses  larges  épaules,  brunes  comme  le  dos 
d'un  sanglier  et  un  peu  voûtées  par  l'habitude  de  loger  dans  l'en- 
trepont; plus  bas  pendait  un  coutelas  dépourvu  de  son  fourreau  qui 
avait  été  usé  ou  jjerdu  ;  dans  son  ceinturon  était  passée  une  paire 
de  pistolets,  couple  matrimonial  (métaphore  qui  n'est  pas  une  plai- 
santerie :  si  lune  de  ces  armes  était  sujette  à  râler,  l'autre  partait 
d'elle-même)  ;  enfin  une  baïonnette,  un  peu  plus  chargée  de  rouille 
qu'au  sortir  du  coffre  de  l'armurier,  complétait  1  équipement  hété- 
roclite avec  lequel  il  se  montrait  dans  l'ombre  du  soir. 


XXL 

«  Comment  te  portes-tu  toi-même,  Ben  Bunting,  répliqua  Torquil 
quand  notre  nouvelle  connaissance  fut  tout-à-fail  en  vue;  y  a-t-il 
du  nouveau?  —  Eh  !  eh  !  reprit  Ben  ;  rien  de  neuf,  mais  force  nou- 
velles :  une  voile  de  mauvais. augure  est  en  vue.  —  Une  voile! 
comment  cela  ?  As-tu  pu  seulement  distinguer  ce  que  c'était?  je  n'ai 
pas  aperçu  sur  la  mer  un  seul  lambeau  de  toile.  —  Possible,  dit 
Ben,  delà  baie  où  tu  te  tiens;  mais  moi,  du  promontoire  où  j'étais 
de  quart,  j'ai  aperçu  le  vaisseau  à  mi-corps;  car  le  vent  est  léger  et 
la  lame  n'est  point  haute  — Quand  le  soleil  s'est  couché,  oùélait-il? 
avait-il  jeté  l'ancre?  —  Non  :  il  a  continué  de  porter  sur  nous  jus- 
qu'à ce  que  le  vent  fût  tombé  tout-à-fait.  —  Quel  pavillon?  —  Je 
n'avais  pas  de  lunette;  mais  mille  sabords!  d'un  bout  du  pont  à 
l'autre,  ce  navire  m'a  paru  quelque  engin  du  diable.  —  Armé?  — 
Je  le  crois,  et  envoyé  à  la  recherche...  il  est  bien  temps  ,  me 
scmble-t-il,  de  virer  de  bord.  —  Virer  de  bord?  n'importe  qui 
vienne  nous  donner  la  chasse,  nous  ne  fuirons  pas  :  ce  serait  une 
lâcheté  :  nous  mourrons  en  braves  dans  nos  quartiers.  —  Soit! 
soit!  cela  esl  égal  à  Ben.  —  Christian  est-il  informé  de  tout  cela? 
—  Oui  :  il  a  rassemblé  tout  notre  monde.  On  s'occupe  à  fourbir  les 
armes;  nous  avons  aussi  quelques  canons  que  nous  avons  flam- 
bés. On  te  demande.  — Rien  de  plus  juste;  et  lors  même  qu'il  en 
serait  autrement,  je  ne  suis  pas  homme  à  laisser  des  camarades 
dans  l'embarras.  Ma  pauvre  Neuha  !  faut-il  que  le  destin  ne  se  con- 
tente pas  de  me  poursuivre,  et  qu'il  enveloppe  dans  ma  ruine  une 
amanle  si  tendre  et  Si  fidèle  ?  Mais  quoi  qu'il  arrive,  Neuha  !  ne  fais 
pas  de  moi  un  lâche  :  nous  n'avons  pas  même  le  temps  de  verser 


102 


Lies  VKiLLEiis  LnrÉKAiitiLh  ii.i.i;siiii:;KS. 


line  I.irmo.  Jp  siiish  loi.  (|iifl  (|iii'  imissoi'^lrc  iiinii  sorl!  —  I'cul  liicii, 
lilt  ll<;n,  Ic8  larmcD  sonl  noiincs  pour  ûm  snldttU  dc  marine.  » 


CIIVNT    III, 


I. 

I.p  rnmhat  avnil  pcssô  :  on  no  vovnil  plus  resplendir  res  éclairs 
(|iii  lirillpiit  dans  I'fiinlire  aii  niomenloi'i  le  cnnnn  domic  des  ailes  h 
In  niorl  :  les  vapeurs  siiiriirciisC!<,  en  sYlevanl ,  avaient  quitli^  la 
term  et  ne  souillaient  plus  ipie  le  ciel;  le;  mnfrisscmcnt  sonore  des 
ilc'charffes  d'arlillerie,  nux'iuelles  l'éclio  répondait  coui)  ixtur  coup 
nvnc  une  horrible  rÙRularilé,  s'élail  lu  cl  laissait  les  vallées  à  leur 
niélancoli(|iie  silence.  La  lullc  était  terminée  ;  le  sort  avait  désifçné 
lesvaiiHMis;  les  rebelles  étaient  écrasés,  ilispi'rsés  ou  prisonniers,  et 
CCS  derniers  ])ouvaienl  porter  cnvio  aux  morts.  Iticn  peu,  bien  peu 
avaient  éoiiappé,  et  on  leur  fai.sait  lacliasse  dans  toutes  les  parties 
(le  cette  île  (luilsavaient  préférée  à  leur  |iajs  natal.  11  n'y  avait  plus 
poiu'  eux  d'asile  sur  la  terre  ,  depuis  qu'ils  avaient  ri  nié  la  contrée 
qui  les  avait  vus  naître.  Traijués  comme  dos  bèlcs  féroces,  comme 
elles  ils  cherchaient  un  refuge  dans  le  désert,  ainsi  qu'un  enfant 
court  au  giron  maternel',  mais  c'est  en  vain  que  les  loups  et  les  lions 
s'enfuient  dans  leurs  lanières,  et  plus  vuiuemcut  l'iioinnic  so  (latte 
fl'échapper  à  l'homme. 

II. 

Un  roc  se  projette  au  loin  sur  la  côlc;  et  pendant  In  tempête,  il 
est  baigné  des  tlols  de  l'Océan  dont  il  brave  les  fureurs  :  en  vain, 
comme  le  guerrier  qui  monte  le  premier  h  l'assaut,  la  vague  escnlade 
sa  cime  gigantesque;  elle  en  est  soudain  |)réci|>ilée  et  retombe  sur 
la  mulMlutlc  agitée  ipii  derrière  elle  combat-  sous  les  bannières  du 
vent.  Mais  aujourd'hui  la  merest  caliue,  et  c'est  so.is  l'abri  du  rocher 
que  ce  sont  retirés  les  faibles  débris  do  la  troupe  vaincue  :  épuisés 
par  la  perle  de  leur  sang,  dévores  par  la  soif,  ils  ont  toujours  les 
armes  à  la  main,  et  conservent  (pielquc  chose  dc  leur  fierté  et  de 
leur  résolution  ;  comme  des  hommes  habitués  à  méditer  sur  les  coups 
du  sort,  et  à  lutter  contre  la  mauvaise  fortune  au  lieu  de  s'en  éton- 
ner. Leur  destin  actuel ,  ils  l'avaient  prévu  ;  et  s'ils  avaient  fait  un 
coup  d'audace,  ce  n'était  point  sans  en  connaître  les  résultats. 
Néanmoins,  un  faible  espoir  leur  avait  dit  que  peut-être,  sous  (lar- 
doiinerleur  révolte,  on  oublierait  ou  négligerait  de  les  poursuivre; 
que  même  si  l'on  envoyait  après  eux,  Icin-  retraite  lointaine  jiourrail 
échapper  aux  recherches  parmi  cette  multitude  d'Iles  dispersées  sur 
un  vaste  océan  :  ces  illusions  leur  avaient  dissimulé  ec  que  niain- 
icnanl  ils  voyaient  et  sentaient  durement ,  la  puisj^ance  vengcreissc 
di's  lois  de  leur  patrie.  Leur  île  verdoyante,  ce  paradis  gagné  par 
un  crime,  ne  iiouvait  [jIus  abriter  leurs  vertus  ou  leurs  vices  :  ce 
>pi  ils  pouvaient  avoir  de  bons  sentiments  était  refoulé  au  fond  de 
leurs  cœurs,  pour  ne  plus  laisser  surgir  que  la  conscience  do  leurs 
fautes.  Proscrits  jusque  dans  leur  seconde  patrie,  il  ne  leur  restait 
plus  de  recours  ;  en  vain  le  monde  semblait  ouvert  «levant  eux  , 
toutes  les  issues  étaient  fermées.  Lours  nouveaux  alliés  avaient  com--- 
battu  et  versé  leur  sang  avec  eux  ;  mais  que  pouvaient  la  massue  et 
la  pique,  fussent-elles  maniées  par  le  bras  d'un  Hercule,  contre  ce 
8ulfnrcu\  sortilège,  contre  la  magie  de  ce  tonnerre  qui  frappe  le 
guerrier  avant  qu'il  puisse  faire  usage  do  sa  force,  cl,  fléau  pesti- 
Icnlicl,  détruit  à  la  fois  et  les  braves  et  la  bravoure  lunnaine?  Kux- 
mônies ,  malgré  l'inégalité  do  la  lullc,  ils  a\aicnl  fait  tout  ce  (tue 
l'on  peut  tenter  contre  le  nombre;  mais  quoicpie  le  choix  semble 
naturel  entre  la  mort  et  l'esclavage,  In  Grèce  n'a  pu  se  vanter  que 
d'un  seul  combat  «es  Therniopyles,  jusqu';»  ce  join-  où,  ayant  forgé 
en  plaive  le  naélal  de  ses  chaînes,  nous  la  voyons  qui  ose  mourir 
pour  revivre. 

m. 

A  l'abri  de  ce  rocher  se  sont  réfugiés  les  quelques  vaincus,  sem- 
blables aux  derniers  restes  d'un  troupeau  de  daims  ;  leurs  yeux  sont 
pleins  d'une  ardeur  fébrile,  leur  contenance  est  abattue  ,  et  pour- 
tant on  voit  encore  sur  leur  bois  les  traces  du  sang  du  chasseur.  Un 
pclit  ruisseau  de.'cendait  en  cascade  de  la  hauteur  et  se  fi-ayait  à 
>;rand'pcine  un  chemin  vers  la  mer.  Son  cristal,  bondissant  de  roc 
en  roc,  se  jouait  aux  rayons  du  soleil  :  malgré  le  voisinage  dc  l'O- 
i-éan  amer  et  sauvage,  son  onde  pure,  douce  et  fraîche  comme  I  in- 
noreiicc,  mais  moins  exposée  qu'elle,  faisait  reluire  au-dessus  de 
l'abîme  son  éclat  argenté,  comme  on  voit  briller  au  sommet  d'un 
r.  c  escarpé  l'œil  du  chamois  timide  :  et  bien  1  liii,  au-dcss  lUS  ,  les 
vagues  de  l'Océan,  giganiesqucs  comine  les  Alpes,  soulcvai.Mil  cl 
abai$s:iienl  leurs  sonimels  azurés.  L^s  ni  i!henreu\  se  pré.-i[)iièr,>!il 


vers  celle  source  limpide  :  lon.s  leurs  scntiincnlâ  «'abuorbèrent  dans 
celui  de  l.-i  soif  nalurelle,  comme  loul-ù-l'heurc  il»  s'alisoibaient 
dans  la  soif  de  la  vengeance;  ils  burent  comme  des  honunes  qui 
liiii\enl  pour  la  dernière  fois,  et  se  débarrasseront  diî  leur»  arme» 
pour  se  baÎKiicr  dans  celle  bienfaisanlo  rosée,  rafraîchir  leurs 
gosiers  desi-séchés ,  et  l;»vcr  le  sang  de  leurs  blessures  qui  peut- 
être  ne  devaient  avoir  que  des  chaînes  pour  bandages.  Alors  ,  leur 
soif  éinnrhéc  ,  ils  promenèrent  autour  d'eux  un  regard  douloureux, 
comme  s'il  s'élnnnuient  d  être  encore  vivant»  et  libres:  mai»  Ions 
restèrent  silencieux  :  chacun  chercha  le  regard  de  son  voisin , 
comme  pour  lui  demander  <lcs  paroles  que  ses  lèvres  Ini  refusaient  ; 
car  il  semblait  que  leurs  voix  se  fussent  cleintes  avec  leurs  espé- 
rances. 

IV. 

Sond)ro  et  un  peu  à  l'écart  se  tenait  Christian  ,  les  hns  croisés 
sur  la  poitrine.  L'expresi^ion  ardente,  intrépide,  insoucieu.se,  icpan- 
due  naguère  sur  son  visage,  avait  fait  place  à  une  Icinle  liuduct 
nioiidiee  :  ses  cheveux  d'un  brun  clair ,  qui  naguère  se  pliaient  eu 
boucler  gracieuses,  maintenant  se  hérissaient  sur  son  front  comma 
des  vipères  irritées.  Immobile  comme  une  statue  ,  comprinianl  ses 
lèvres  au  point  d'étoulTer  le  souffle  <le  sa  poitrine  ,  Il  était  appuyé 
contre  le  rocher,  d'un  air  menaçant,  mais  en  silence;  et  sauf  un 
léger  bntlement  de  son  |iied  dont  le  talon  creusait  do  temps  eu 
tçm|is  le  sable,  il  semblait  changé  en  statue.  Quelques  pas  plus  loin, 
Toripiit  appuyait  sa  tête  sur  une  saillie  du  roc  :  il  était  également 
silencieux,  mais  son  sang  coulait...  non  d'une  blessure  mortelle... 
la  plus  cruelle  était  au  dedans.  Son  front  était  pâle,  ses  yeux 
bleus  presque  éteints,  cl  des  gouttes  de  .sang  qui  souillaient  ses  che- 
veux blonds  témoignaient  que  son  a^'ais^eml■nt  ne  venait  pas  du 
désespoM-,  mais  d'une  naluie  épuisée.  Auprès  de  lui  était  un  autre 
marin,  rude  comme  un  ours  des  (orêls ,  inais  plein  de  ralTi.'clion 
il'un  frère  :  c'était  Ben  Bunting,  qui  se  mil  h  laver,  élaneher  et  ban- 
der la  blessure  de  Torquil  ;  puis  il  alluma  tranquillement  sa  pipe,  ce 
trophée  ([ui  avait  survécu  à  cent  combats,  ce  phare  qui  avait  réjoui 
son  CQ'ur  pendant  des  milliers  de  nuils.  Le  quatrième  et  derni'-r 
membre  de  ce  groupe  de  fugitifs  se  promenait  cîi  et  15;  puis  il  s'ar- 
rêtail ,  se  baissait  pour  ramasser  un  caillou  ,  et  le  laissait  tomber... 
ensuite  il  courait  d'un  pas  précipité  ,  puis  il  s'arrêtait  souilain  ..  il 
jetait  un  regard  sur  ses  compagnons ,  sifllait  la  moitié  d'un  air  et 
s'interrompait...  enfin  il  reccuiimeucail  tout  ce  manégo  avec  un 
mélange  d'insouciance  cl  de  trouble.  Voilà  une  bien  longue  descrip- 
tion pour  rendre  compte  dc  ce  qui  se  passa  en  moins  de  cin((  nii- 
niiles  :  inais  aussi  quelles  minutes!  De  pareils  (oomcutssont  dans  la 
vie  liumaine  autant  d'iinmorlalilés. 


linfin  Jack  Skyscrape,  homme  doué  dc  la  mobilité  du  mercure  el 
dc  la  légèreté  d'un  évenlail,  plus  brave  que  ferme,  plus  disposé  à 
lenter  un  coup  d'audace  cl  à  mourir  qu'à  luller  contre  le  désespoir, 
s'écria  :  «  God  damn!  »  syllabes  énergiques  qui  constituent  le  fond 
dc  l'éloquence  anglaise,  ce  qu'est  «  Allah  !  »  pour  les  Turcs,  ce  qu'é- 
tait pour  les  Ilomains  l'exclamalion  païenne  «  Proh  Jupiter!  »  car 
c'est  ainsi  que  tons  les  peuples  donnent  issue  à  leurs  premières  im- 
pressions, sorle  d'écho  qui  répond  à  I  embarras.  Jack  en  cirel  était 
embarrassé  :  jamais  héros  ne  le  fut  davantage  :  et  ne  sachant  que 
dire,  il  jura.  Il  ne  jura  pas  en  vain  ,  car  ce  son,  familier  à  l'oreille 
de  Ben  Bunting,  le  lira  dc  la  profonde  extase  où  le  plongeait  sa 
pipe  :  il  lôta  dc  sa  bouche,  cl  prit  un  air  capable;  mais  il  se  con- 
tenta clc  terminer  le  juremont  commencé  en  complétant  la  phrase, 
péroraison  qu'il  est  inutile  de  répéter. 


Mais  Christian,  homme  d'une  autre  trempe,  ressemblait  dans  sa 
morne  immobilité  à  un  volcan  éleint  ;  silencieux,  sombre  el  farou- 
che :  l'empreinte  d'une  colère  encore  fumante  était  sur  sa  face  voi- 
lée d'un  nuago.  lînfin,  relevant  son  front  obscurci,  il  jeta  un  regard 
sur  Torquil,  languissant  et  penché  à  quelques  i>asde  lui.  «  En  som- 
mes-nous donc  là  !  malheureux  enfant!  cl  faut-il  que  loi,  loi  aussi, 
lu  lombes  victime  de  ma  démence  !  "  Il  dit  et  s'avança  vers  le  jeune 
marin  encore  couvert  du  sang  de  sa  blessure,  el  lui  prit  ja  main 
avec  éinolion,  mais  sans  la  presser  el  comme  s'il  eiît  reculé  devant 
lidée  d  une  caresse.  Il  s'informa  de  s(m  état,  et  apprenant  que  la 
blessure  était  plus  légère  qu'il  n'avait  craint,  un  éclair  de  conten- 
tement éclaircil  son  front,  autant  du  moins  qu'un  pareil  moment 
pouvait  le  pcrmetlre.  «  Oui,  reprit -il ,  nous  sommes  pris  dans  le 
piège  ,  mais  non  comme  dos  làcties  ou  comme  une  proie  vulgaire  : 
ils  ont  aclielé  chèrement  leur  victoire;  ils  l'achcleront  chèrement 
encore...  moi ,  il  faut  que  je  succombe  :  mais  vous ,  amis  ,  aure»> 
vous  la  foi-fc  d'échnpper?  Ce  se.'nit  une  consolation  pour  moi  que 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


103 


vous  pussiez  me  survivre  :  notre  bande  est  réduite  ;i  un  trop  petit 
nombre  pour  pouvoir  combattre.  Oh!  que  n'avons-nous  un  seul 
canot,  ne  fût-ce  qu'une  coquille  ,  ponr  vous  transporter  dans  un 
lieu  où  habile  l'espérance!  Quant  à  moi,  mon  sort  est  ce  que  j'ai 
voulu  :  mort  ou  vivant,  je  serai  libre  et  sans  peur.  » 


VU. 

Comme  il  parlait  encore,  à  la  tête  du  promontoire  élevé  et  gri- 
sâtre qui  dominait  les  flots  ,  on  vit  poindre  sur  l'Océan  une  tache 
noire  :  elle  s'avançait  comme  l'ombre  d'une  mouette  qui  prend  son 
vol  ;  elle  s'avançait...  et  voyez!  une  seconde  tache  la  suit...  TantiM 
visibles,  tantôt  cachées,  suivant  les  creux  et  les  collines  de  l'Océan  , 
elles  s'approchent  de  plus  en  plus  ;  tant  cju'enfin  on  reconnaît  deux 
canots ,  puis  les  visages  amis  de  ceux  qui  les  montent.  Les  pagaies 
effleurent  la  lame,  rapides  comme  des  ailes  et  voltigeant  à  travers 
l'écume  :  tantôt  les  pirogues  sont  perchées  sur  la  corniche  croulante 
des  vagues,  tantôt  elles  plongent  dans  l'abîme  retentissant  :  ici 
l'onde  amoncelle  les  unes  sur  les  autres  ses  nappes  larges  et  bouil- 
lonnantes ,  \h  elle  lancé  en  l'air  ses  larges  flocons  ,  réduits  en  une 
neige  poudreuse.  Enfin,  les  deux  barques,  rasant  les  lames  et  le 
ressac,  viennent  aborder  au  rocher,  comme  deux  petits  oiseaux  qui 
par  an  ciel  orageux  regagnent  le  rivage.  L'art  qui  les  guide  paraît 
la  nature  même,  tant  ils  connaissent  bien  les  flots,  ces  enfants  de  la 
mer,  habitués  à  se  jouer  avec  elle. 


YlII. 

Et  quelle  est  cette  jeune  fille  qui,  la  première,  s'élance  sur  le  ri- 
vage, comme  une  néréide  sortant  de  sa  conque,  cette  jeune  fille  au 
teint  basané,  mais  luisant,  aux  yeux  limpides  comme  la  rosée,  bril- 
lants d'amour,  d'espoir  et  de  constance  ?  C'est  Neuha...  la  tendre, 
la  fidèle,  l'adorée  Neuha...  Sou  cœur  s'épanche  comme  un  torrent 
dans  le  cœur  de  Torquil  :  elle  sourit,  elle  pleure  ,  elle  l'embrasse 
étroitement,  et  plus  étroitement  encore,  comme  pour  s'assurer  que 
c'est  bien  lui  qu'elle  presse  :  elle  tressaille  à  l'aspect  de  sa  blessure 
toute  saignante,  et  après  s'être  assurée  du  peu  de  profondeur  de  la 
plaie,  elle  sourit  et  pleure  encore.  Neuha  est  la  fille  d'un  guerrier; 
elle  peut  supporter  de  pareils  spectacles,  s'émouvoir,  s'affliger;  dé- 
sespérer, jamais.  Son  amantvit  :  nul  ennemi,  nulle  crainte  ne  saurait 
étouffer  l'ivresse  de  ce  moment  de  délices;  la  joie  brille  dans  ses 
larmes;  la  joie  anime  chaque  pulsation  de  ce  cœur,  si  violemment 
agité  qu'on  l'entend  presque  battre  :  le  paradis  respire  dans  l'haleine 
de  cette  fille  de  la  nature,  enivrée  des  plus  doux  sentiments  que  lui 
donna  sa  mère. 

IX. 

Les  farouches  marins,  témoins  de  cette  entrevue,  ne  purent  com- 
prnier  leur  émotion  :  qui  le  pourrait  en  présence  de  la  touchante 
réunion  de  deux  cœiu's  bien  épris?  Christian  lui-même,  en  con- 
templant la  jeune  insulaire  et  son  amant,  ne  versa  point  une  larme, 
il  est  vrai,  mais  il  sentit  une  secrète  joie  se  mêler  à  ces  amères  pen- 
.sées  qu'amènent  des  souvenirs  sans  espoir,  quand  tout  a  disparu... 
tout,  jusqu'au  dernier  rayon  de  l'are-en-ciel.  «  Et  tout  cela  pour  moi 
seul!  )i  s'écria-t-il,  et  il  se  détourna  un  moment;  puis  il  regarda  le 
jeune  couple,  comme  dans  sa  tanière  une  lionne  regarde  ses  lion- 
ceaux; enfin,  il  retomba  dans  ses  moi'ues  méditations,  comme  un 
homme  désormais  indifférent  h.  sa  destinée. 


niais  il  fui  court,  l'intervalle  laissé  Ji  leurs  pensées  tristes  ou 
joyeuses  :  sur  les  flots  qui  baignent  le  promontoire  ,  on  entendit  le 
clapotement  des  avirons  ennemis...  hélas!  pourquoi  ce  bruit  est-il 
si  terrible?  C'est  que  tout  à  l'entour  semhle  ligué  contre  eux,  tout 
hors  la  jeune  fille  de  Toubona'i.  A  peine  a-t-elle  apei-çu  dans  la 
baie  les  chaloupes  armées  qui  s'avancent  en  bâte  pour' achever  la 
ruine  des  révoltés,  qu'elle  fait  un  signe  aux  insulaires  qui  sont  restés 
à  la  côte  :  aussitôt  ils  lancent  leurs  légères  pirogues  sur  lesquelles 
s'embarquent  leurs  hôtes;  Christian  et  ses  deux  hommes  sont  olacés 
dans  l'une;  mais  elle  ne  veut  pas  se  séparer  de  Torquil,  et  elle  le 
garde  dans  la  sienne...  Au  large!  au  large!  Ils  franchissent  les  bri- 
sants ,  sillonnent  la  baie,  et  se  dirigent  vers  un  groupe  dîlots  où 
l'oiseau  de  mer  suspend  son  nid,  où  le  phoque  établit  son  repaire 
baigné  par  la  vague.  Leurs  pagaies  rasent  le  bleu  sommet  des  flots  : 
rapide  est  leur  fuite ,  rapide  aussi  la  marche  de  leurs  impitoyables 
persécuteurs.  Ceux-ci  gagnent  un  moment  de  vitesse  ,  puis  ils  res- 
tent un  peu  en  arrière;  enfin  ils  s'avancent  de  nouveau,  et  la  pour- 
suite est  toujours  menaçante.  ïout-à-coup  les  deux  pirogues  se  sé- 
parent et  suivent  deux 'directions  différentes  pour  rendre  la  chasse 
plus  difficile...  Vite!  vile!  de  chaque  coup  de  pagaie  dépend  la  vie, 


et  pour  Neuha  plus  que  la  vie,  plus  que  toutes  les  existences  pos- 
sibles: car  l'amour  est  embarqué  sur  la  fragile  n.accllc,  et  son  souffle 
la  pousse  vers  une  retraite  sûre...  Ce  refuge  d'un  côté,  l'ennemi  de 
l'autre  sont  également  proches.  .  encore,  encore  un  moment...  Vole, 
arche  légère,  volel 


CHANT  IV. 


Blanc  comme  une  blanche  voile  sur  une  mer  obscure,  quand  une 
moitié  de  l'horizon  est  nébuleuse  et  l'autre  sereine;  blanc  comme 
cette  voile  suspendue  entre  la  vague  sombre  et  le  ciel;  tel  est  le  der- 
nier rayon  d'espérance  qui  sourit  à  l'homme  dans  un  extrême  pé- 
ril. L'ancre  a  cédé;  mais  la  voile  de  neige  fixe  encore  nos  regards 
h  travers  la  plus  rude  bourrasque  :  bien  que  chaque  vague  qu'elle 
franchit  j'éloigne  davantage  de  nous,  le  cœur  ne  cesse  de  la  suivre. 

II. 

Non  loin  de  Toubona'i,  un  noir  rocher  s'élève  du  milieu  de  la  mer, 
asile  des  oiseaux  marins,  désert  pour  l'homme  ;  là,  le  phoque  informe 
vient  s'abriter  du  vent,  et  dort  engourdi  dans  sa  sombre  caverne  ou 
folâtre  lourdement  aux  rayons  du  soleil.  Si  quelque  pirogue  passe 
près  de  là,  l'écho  ne  lui  apporte  que  le  cri  perçant  de  la  mouette, 
ce  pêcheur  ailé  de  la  solitude  qui  élève  sur  le  roc  nu  ses  petits  encore 
sans  plumes.  Une  ligue  étroite  de  sables  jaunes  forme  d'un  côté  une 
sorte  de  plage  où  la  jeune  tortue,  ayant  brisé  son  œuf,  se  traîne  eri 
rampant  vers  les  flots  maternels,  nourrisson  du  jour,  cclose  d'uii 
rayon  du  soleil  et  que  la  lumière  créatrice  a  couvé  pour  l'Océan.  Le 
reste  de  l'ilôt  n'est  qu'un  noir  précipice,  un  de  ces  lieux  qui  n'olïrent 
au  marin  naufragé  qu'un  asile  de  désespoir,  propre  à  faire  regretter 
le  tillac  englouti,  à  faire  envier  le  destin  de  ceux  qui  ont  disparu. 
Telle  est  la  lugubre  retraite  que  Neuha  choisit  pour  soustraire  soti 
amant  à  la  poursuite  ennemie  :  mais  tous  les  secrets  n'en  sont  pas 
révélés,  elle  y  connaît  un  trésor  caché  à  tous  les  yeux. 


IIL 

Près  de  là,  avant  la  séparation  des  pirogues,  les  rameurs  de  l'esquif 
qui  portait  Torquil  étaient  passés  par  l'ordre  de  Neulia  dans  celui  de 
Christian  afin  d'en  accélérer  la  marche.  Christian  aurait  voulu  s'y  op- 
poser ;  mais  lajeunefille,  souriant  avec  calme  et  montrant  du  doigt  l'île 
rocheuse  :«  Fuyez  et  soyez  heureux  !  »  avait-elle  dit,  ajoutant  qu'elle  se 
chargeait  seule  du  salùt  de  Tortpul.  Les  trois  marins  partirent  donc 
avec  cet  accroissement  d'équipage  ;  la  pirogue  s'élança  rapide  comme 
une  étoile  qui  file  et  laissa  bien  loin  derrière  elle  ceux  qui  la  pour- 
suivaient. Alors  les  ennemis  se  dirigèrent  droit  vers  le  roc  qu'allaient 
atteindre  Torquil  et  Neuha.  Les  deux  amants  redoublèrent  d'efi'orts; 
le  bras  de  la  jeune  femme,  bien  que  délicat,  était  adroit  et  robuste  : 
accoutumé  à  lutter  contre  la  mer,  il  le  cédait  à  peine  à  la  mâle  vi- 
gueur de  Torquil.  Bientôt  il  n'y  eut  plus  que  la  longueur  même  de 
lu  pirogue  entre  elle  et  ce  roc  escarpé,  inexorable,  n'ayant  à  sa  base 
,  que  des  eaux  sans  fond.  A  une  distance  à  peine  cent  fois  plus  grande 
I  était  lennemi:  après  leur  fragile  canot,  quel  pouvait  être  leur  refuge? 
!  Un  demi-reproche  dans  le  regard  de  Torquil  semblait  le  demander 
I  et  dire  :  «  Neuha  ne  ra'a-t-elle  amené  ici  que  pour  mourir?  Dois-j_e 
I  trouver  ici  un  refuge  ou  une  tombe,  et  cet  énorme  rocher  n'est-il 
I  point  un  monument  funèbre  élevé  au  sein  des  mers?» 


IV. 

Après  qu'ils  se  sont  reposés  un  moment  sur  leurs  rames ,  Neuha 
sclève, et  montrant  l'ennemi  qui  approche:  «Torquil,  s'écrie-t-elle, suis- 
moi, suis-moi  sanscrainte!»Et  sur  cesmots.elleplongedanslesprofon- 
deurs  de  l'Océan.  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre... le  danger  était  là: 
les  chaînes  sous  ses  yeux  :  la  menace  à  sesoreilles. Les  Anglais  faisaient 
force  de  rames  :  en  s'approchant  ils  le  sommaient  de  se  rendre  et 
l'appelaient  par  le  nom  qu'il  avait  renié.  Il  s'élance  à  son  tour  la 
tête  la  première.  Il  était  nageur  dès  l'enfance  et  c'est  dans  son  habi- 
lité que  reposait  maintenant  tout  son  espoir.  Mais  où  se  diriger  et 
comment?  Il  avait  plongé  et  ne  reparaissait  plus.  L'équipage  de  la 
chaloupe  regardait  étonné  les  flots  et  le  rivage  :  nul  moyen  d'aborder 
au  précipice  escarpé,  rude  et  glissant  comme  une  montagne  de  glace. 
Us  attendirent  pendant  quelque  temps  pourvoir  s'il  reviendrait  à  I3 
surface,  mais  pas  même  une  bulle  d'eau  ne  remonta  de  l'abîme  :  la 
vague  continuait  son  cours,  et  depuis  que  les  deux  amants  avaient 
plongé,  pas  un  nouveau  pli  à  sa  surface  n'indiquait  leur  passage  : 


\uï 


LKS  VKILLEKS  LillliKAlKES  ILLUSTREES. 


lin  loprr  lourliillmt  srlail  fnrtiK^,  iinc  Ii'-prre  l'ciimc  avail  lilaïu-lii  sur 
l'endroil  qui  semblnil  leur  dernière  ilenn'iirc  .  blanc  sepiilcn'  «le  ce 
roupie  qm  ne  devait  point  avoir  de  marbre  funéraire.  La  pirogue 
tranquille  qu'on  voyait  se  balancer  sur  les  flots,  lugubre  comme  un 
héritier  :  voilà  tout  ce  qui  parlait  encore  de  ïorquil  cl  de  son  amante  ; 
et  sans  ce  vestige  unique,  touic  celte  scène  aurait  pu  paraître  la  vi- 
sion évanouie  du  rêve  d'un  marin.  Ils  restèrent  quelque  temps  sur  ja 
place  et  continuèrent  en  vain  leurs  recherches;  puis  eiilin  ils  sé- 
liiipnèrenl:  une  terreur  superstitieuse  leur  défcnilaut  de  rester.  Oui'l- 
ques-uns  prétendirent  queTorquil  n'avait  pas  plongé  dans  les  nois, 
mais  qu'il  s'était  évanoui  comme  la  flamme  funéraire  (|ni  brille  sur 
les  tombeaux  ;  d'autres  assurèrent  qu'il  y  avait  en  lui  quelque  chi.se 
de  surnaturel  et  que  sa  taille  était  plus  qu  humaine:  tous  enfin  .s'ac- 
cordèrent <\  dire  que  son 
visage  et  ses  jeux  por- 
taient la  sombre  teinte  de 
l'éternité.     Néanmoins , 
tout  en  ramant  pour  s'é- 
loigner de  recueil,  ilss'ar- 
rétaient  autour  de  chaque 
touffe  d'herbes  marines, 
espérant  y  trouver  quel- 
que vestigede  leur  proie. .. 
mais  non  ,  Torquil  s'était 
dissipé  sous   leurs  veux 
comme  l'écume  des  flots. 


l'Ile  le  guida,  car  tout  était  trnébri's  au  premier  moment ,  ju-^ciu'."»  ce 
qu'on  put  perccioir  un  faible  jour  pénéirani  par  les  fentes  supéri^'u- 
res.  (^)mmc  dans  la  nef  crépuscul.iire  de  quelque  viedie  caihéirale 
les  monuments  poudreux  semblent  s-  refuser  k  la  lumière,  ainsi  dans 
cet  asile  sous-marin,  la  caverne  empruntait  à  son  propre  aspect  la 
moitié  de  ses  ténèbres. 

VII. 

La  jeune  sauvage  tira  de  son  sein  une  torche  de  sapin,  soigneu- 
scmeut  enveloppée  dans  une  pagne  de  gnalou  ,  le  tout  recouvert 
d'une  feuille  de  latanier,  afin  de  mettre  à  l'abri  de  Ihumidiié  péné- 
trante l'étincelle  cachée  dans  le  bois  résineux.  Ce  manteau  avait  main- 
tenu la  torche  en  étal  de 
prendre  feu  ;  ensuite, dans 
un  repli  de  la  même  feuil- 
le, elle  prit  un  caillou  , 
quelques  rameaux  dessé- 
chés, de  la  lame  du  cou- 
teau de  Torquil  elle  fit 
jaillirunc  étincelle,  allu- 
ma sa  torche  et  la  grotte 
futéclairée.  Ëlleétait  vas- 
te et  haute  et  présentait 
une  voûte  gothique  de 
formation  primitive  ;  l'ar- 
chitecte de  la  nature  en 
avait  élevé  les  arceaux  ; 
un  tremblement  de  terre 
avait  peut-être  posé  l'ar- 
chitrave; les  contreforts 
pouvaient  s'être  détachés 
du  sein  de  quelqi>?  mon- 
tagne à  l'époque  où  les 
pôles  avaient  fléchi  et  où 
l'onde  était  tout  l'uni- 
vers.... peut-être  aussi  le 
feu,  qui  envahissait  la 
terre  lorsque  le  globe 
entier  fumait  encore  sur 
son  bûcher  funèbre,  avait- 
il  solidifié  tout  I  édifice. 
Les  clefs  de  voûte  ornées 
de  sculptures,  les  bas- 
cotés,  la  nef,  tout  se  trou- 
vait évidé  par  la  main  de 
la  nuit  dans  les  flancs  de 
cette  caverne  qui  était  son 
domaine.  Une  imagina- 
tion complaisante  eût  pu 
voir  grimacer  en  l'air  des 
figures  fantastiques,  et 
s'arrêter  sur  une  mitre, 
un  autel ,  un  crucifix  : 
car  en  se  jouant  dans  l'ar- 
rangement de  mille  sta- 
lactites ,  la  nature  s'était 
b&li  une  chapelle  sous  les 
mers. 

Vin. 

Alors  Neuha  prit  son 
Torquil  par  la  main  ,  et , 
agitant  sous  les  voûtes  sa 
torche  allumée,  elle  lui 
fit  visiter  tous  les  coins, 
tous  les   secieis  détours 
fumière,  brillant  comme  un  acier  inaltéra-  '  de  leur  noirvelle  habitation.  Ce  n'est  pas  tout  :  elle  avait  préparé 
aussi  habile  h  pénétrer  les  profondeurs  où      d'avance  tous  les  moyens  d'adoucir  l'existence  qu  elle  devait  pare- 
il,  l'enfant  des  mers  du  Nord  ,  suivait  ioy-      ger  avec  sou  amant  :  une  natte  pour  le  repos;  pour  le  vêlement  des 
pagnes  de  frais  gnalou;  de  l'huile  de  bois  de  santal  pour  combat- 
tre l'humidité  ;  pour  provisions  la  noix  de  coco  ,  1  igname,  le  fruit 
de  l'arbre  h  pain,  pour  dresser  la  table  la  large  feuille  du  lalanier 
étendue  sur  le  sol.  ou  récaillc  de  la  tortue  dont  la  chair  fournissait 
le  festin.  Ils  avaient  encore  la  gourde  pleine  d  une  eau  récemment 
puisée  à  la  source;  la  banane  mûre  cueillie  sur  la  colline  exposée 
au  soleil  ;  un  amas  de  branches  de  pin  pour  entretenir  une  clarté 
perpétuelle  :  tandis  qu'elle-même,  belle  comme  la  nuil,  répandrait 
sur  Ions  les  objets  le  charme  de  sa  présence  et  parerait  de  sa  séré- 
nité ce  pelil  monde  souterrain.  Depuis  que  la  voile  de  letranger  s'é- 
tait approclice  de  1  île,  elle  avait  prévu  que  la  force  ou  la  fuite  pour- 
raient ne  point  protéger  son  amant,  et  dans  celle  caverne  elle  avait 
préparé  un  refuge  à  Torquil  contre  la  vengeance  de  ses  compa- 
triotes. Chaque  matin  elle  avaitdirigé  vers  le  rocher  sa  pirogue  légère 


V. 

Or ,  on  était-il  le  pèle- 
rin de  l'abime,  suivant 
les  traces  de  sa  néréide  ? 
Les  larmes  des  amants 
étaient-elles  taries  pour 
toujours;  ou,  reçus  dans 
des  grottes  dé  corail 
avaient-ils  obtenu  la  vie 
de  la  pitié  ides  vagues? 
Habitaient-ils  parmi  les 
mystérieux  souverains  de 
rÔcéan,  faisant  résonner 
avec  les  tritons  la  conque 
fanlasliqueT  iS'euha  irait- 
elle,  avec  les  sirènes,  dé- 
nouer sur  l'Océan  les  tres- 
ses de  sa  chevelure  et  les 
abandonner  aux  flots, 
comme  auparavant  elles 
les  livrait  à  la  brise?  Ou 
bien  avaient-ils  péri  tous 
deux ,  et  dormaient-ils  en 
silence  dans  le  gouffre  où 
ils  s'étaient  si  hardiment 
jetés? 

VI. 

Neuha  avait  plongé 
dans  l'abîme  ,  et  Torquil 
l'avait  suivie.  La  jeune 
insulaire  nageait  au  sein 
de  l'onde  natale  comme 
dans  son  propre  élément, 
tant  il  y  avait  de  grâce  , 
d'élan  et  d'aisance  dans 
ses  mouvements  :  ses 
pieds  agiles  laissaient  a- 
près  eux  un  sillon  de 
ble  aux  flots.  Presque 
habite  la  perle,  Torquil , 

eusement  et  sans  peine  son  liquide  chemin.  Neuha  le  guidait  tou 
jours  sousles  eaux....  un  moment,  elle  s'enfonça  plus  avant  enco- 
re.... puis  elle  remonta....  enfin,  étendant  les  bras,  essuyant  l'eau 
dont  ruisselait  sa  chevelure,  elle  fil  entendre  un  rire  joyeux  dont 
le  son  fut  répété  par  les  rochers. Ils  étaient  arrivés  au  cenlie  d  une 
région  terrestre,  où  l'on  eût  cherché  en  vain  des  arbres,  des  cam- 
pagnes et  des  cicux.  Autour  d'eux  s  arrondissait  une  spacieuse  ca- 
verne, dont  l'entrée  unique  était  sous  la  vague  discrète,  porlique 
inaperçu  du  soleil,  si  ce  n'est  à  travers  le  voile  verdAlre  des  flots, 
par  an  de  ces  jours  de  fête  de  l'Océan  où,  tout  transparent  de  lu 
mièic,  il  favorise  les  ébats  de  ses  hôtes  écailleux.  Avec  sa  chevelure, 
la  jeune  fille  essuya  les  yeux  de  Torquil  ébloui  par  l'onde  amère. 
et  battit  des  mains  de  joie  en  voyant  sa  surprise  ;  puis  elle  le  guida 
vers  une  saillie  du  roc  qui  formait  comme  la  grotte  d'un  triton... 


sonilire,  à  l'écart,  Chrislian  restait  les  bras  croisés  sur  son  sein. 


CEOVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


(05 


chargée  de  tous  les  fruits  dorés  de  l'île  ;  chaque  soir  elle  y  avait  ap- 
porté tout  ce  qui  pouvait  égayer  ou  embellir  ce  tenifjje  de  cristal  :  et 
maintenant  elle  étalait  en  souriant  tous  ses  petits  trésors,  et  elle  se 
trouvait  la  plus  heureuse  des  filles  de  ces  îles  amoureuses. 


IX. 

Il  la  regardait  avec  une  tendresse  reconnaissante;  et  elle,  elle  pres- 
sait surson  sein  brûlant  cet  amant  qu'elle  avait  sauvé.  Enfin,  tout  en 
continuant  ces  douces  caresses,  elle  lui  raconta  un  vieux  conte  d'a- 
mour... car  l'amour  est  bien  vieux  ,  vieux  comme  l'éternité;  mais 
sans  jamais  s'user,  il  crée  tous  les  êtres  nés  ou  à  naître.  «  Un  jeune 
«  chef,  lui  dit-elle  ,  il  y 
«  avait  de  cela  mille  lu- 
«  nés  ,  en  plongeant  au 
«  pied  du  roc  pour  pren- 
«  dre  des  tortues  et  pour- 
«  suivant  sa  proie  dans  les 
«  profondeursdel'Océan, 
«  était  sorti  de  l'eau  dans 
«  cette  même  ca  verne  au 
«  milieu  de  laquelle  ils 
«  se  trouvaient  ;  ensuite, 
«  pendant  une  guerre 
«  domestique  acharnée , 
«  il  avait  caché  dans  cette 
«  retraite  une  fille  de  ces 
«  îles,  une  ennemie  ado- 
«  rée,  née  d'un  père  en- 
«  nemi  de  sa  tribu  et  dont 
«  on  n'avait  épargné  la^ 
«  vie  que  pour  en  faire 
«  une  esclave.  Cependant 
«  la  tempête  de  la  guerre 
«  s'étant  apaisée,  il  avait 
o  assemblé  le  peuple  de 
«  son  île  près  du  lieu  oîi 
«  les  eaux  étendent  leur 
«  rideau  vert  et  sombre 
«  devant  l'issue  du  ro- 
«  cher  ,   puis  plongeant 

«  dans  la  mer sans 

«  doute ,  il  avait  disparu 
«  pourtoujoursISescom- 
«  pagnons  stupéfaits,  im- 
«  mobiles  dans  leurs  pi- 
«  rogues  ,  avaient  pensé 
«  que  le  jeune  chef  était 
«  en  démence  ou  qu'il 
«  était  devenu  la  proie  dû 
n  glauque  requin;  pleins 
«  de  tristesse,  ils  avaient 
«  fait  en  ramant  le  tour 
«  du  rocher  baigné  par 
«  la  mer,  puis  ils  s'étaient 
«  reposés  sur  leurs  pa- 
«  gaies  sans  pouvoir  re- 
«  venir  de  leur  épouvan- 
o  te. Tout-à-coup  on  avait 
«  vu  s'élever  du  sein  des 
«  vagues,  toute  brillante 
«  de  fraîcheur,  une  dées- 
«  se...  telle  du  moins  elle 
«  leur  avait  semblé  dans 
«  leur  étonnement  ;  et 
«  avec  elle  avait  reparu 
«  leur  compagnon,  glo- 

«  rieux  et  fier  de  sa  fiancée  la  nymphe  des  mers.  Enfin  quand  le 
«  mystère  leur  eut  été  expliqué  ,  les  insulaires  avaient  ramené 
«  l'heureux  couple  au  son  de  leurs  conques  et  de  leurs  chants 
«  joyeux  dans  l'île  où  ils  avaient  trouvé  une  vie  fortunée  et  une 
«  mort  paisible...  Et  pourquoi,  termina-t-elle ,  n'en  serail-il  pas  de 
«  même  de  Torquil  et  de  sa  Neuha?  »  Quelles  brillantes  et  secètes 
caresses,  dans  cet  asile  secret,  suivirent  un  pareil  récit I  Là  pour 
eux  tout  était  amour,  bien  qu'ils  fussent  ensevelis  au  sein  d'une 
tombe  plus  profonde  que  celle  où  Abeilard,  après  avoir  reposé  vingt 
ans  dans  la  mort ,  ouvrit  les  bras  pour  recevoir  le  corps  d'Héloise 
descendu  au  caveau  nuptial,  et  pressa  sur  son  cœur  ranimé  les  res- 
tes qui  se  ranimaient  comme  lui...  Pour  Neuha  et  Torquil,  en  vain 
au  dehors  les  vagues  murmuraient  autour  de  leur  couche  :  ils  ne 
s'occupaient  pas  plus  de  ce  mugissement  que  s'ils  eussent  été  privés 
de  vie  :  au  dedans  leurs  cœurs  formaient  leur  seule  harmonie,  c'é- 
taient les  murmures  de  l'amour  entrecoupés  de  soupirs,  ses  soupirs 
entrecoupés  de  murmures. 


Ao-diissns  d'eux  s'agita  queli|ue  temps  l'iiile  hiiir.ide  des  ois 


X. 

Et  ces  hommes ,  auteurs  et  victimes  de  la  catastrophe  qui  exilait 
les  amants  dans  les  profondeurs  de  ce  rocher,  où  étaient-ils?...  Ils 
faisaient  force  de  rames  pour  sauver  leur  vie;  ils  demandaient  au 
ciel  l'asile  que  leur  refusaient  les  hommes.  Us  avaient  pris  une  autre 
direction....  mais  où  s'arrêter?  La  vague  qui  les  portait  porterait 
partout  l'ennemi,  qui,  frustré  dans  sa  première  poursuite,  s'était  re- 
mis avec  une  nouvelle  ardeur  sur  les  traces  de  Christian.  Impatients 
de  rage,  comme  des  vautours  à  qui  une  première  proie  a  échappé, 
les  marins  redoublèrent  d'eCfoits.  Ils  gagnèrent  de  vitesse  les  fugitifs 

dont  tout  l'espoir  reposait 
dansquelqueslérileécueil 
ou  quelque  baie  secrète  : 
car  il  ne  restait  plus  d'au- 
tre choix  ni  d'autre  chan- 
ce de  salut;  et  ils  se  diri- 
gèrent droit  sur  le  pre- 
mier rocher  qui  frappa 
leur  vue  afin  de  sentir  en- 
core une  fois  la  terre  sous 
leurs  pieds,  et  de  se  ren- 
dre en  victimes  résignées 
ou  de  mourir  l'épée  à  la 
main.  Ils  renvoyèrent  les 
naturels  et  leur  canot  : 
ceux-ci  offraient  de  com- 
battre pour  eux  jusqu'à  la 
fin  ,  malgré  1  infériorité 
du  nombre;  mais  Chris- 
tian exigea  qu'ils  rega- 
gnassent leur  île,  sans 
faire  un  sacrifice  inutile; 
en  effet  que  pourraient  les 
arcs  et  les  épieux  des  sau- 
vages contre  les  armes 
quelesEuropéensallaient 
employer? 

XI. 


Débarquéssur  une  grè- 
ve étroite  et  aride  qui  ne 
portait  guère  d'autres  tra- 
ces que  celles  de  la  natu- 
re, ils  préparèrent  leurs 
armes  ,  avec  ce  regard 
sombre,  farouche  et  ré- 
solu de  l'homme  réduit  à 
l'extrémité,  quand  il  a  dit 
adieu  à  l'espérance  ,  et 
qu'il  ne  lui  reste  même 
pluscellede  lagloirepour 
embellir  sa  lutte  contre 
la  mort  ou  l'esclavage... 
Ainsi  ils  étaient  là  de- 
bout, nos  trois  combat- 
tants, comme  les  trois 
cents  qui  rougirent  les 
Thermopyles  d'un  sang  à 
jamaisconsacré.  Mais,  hé- 
las I  quel  sort  différent  I 
C'estla  cause  qui  fait  tout, 
qui  flétrit  ou  sanctifie  le 
courage  vaincu.  Ceux-ci 
ne  voyaient  pas  sur  leur 


tête  une  gloire  immense,  éternelle,  briller  dans  les  nuages  du 
trépas  en  les  appelant  à  elle;  nulle  patrie  reconnaissante  ne  vien- 
dra, souriante  à  travers  ses  larmes,  entonner  sur  leur  tombe  un 
hymne  continué  par  les  siècles;  les  yeux  des  nations  ne  se  fixe- 
ront point  sur  leur  monument,  nul  héros  ne  le  leur  enviera.  Avec 
quelque  b  avoure  que  leur  sang  fût  versé,  leur  vie  était  un  op- 
probre, leur  épitaplie  serait  la  liste  de  leurs  crimes.  Et  cela,  ils  le 
savaient,  ils  le  sentaient,  tous,  ou  au  moins  und'eux,  celui  qui  avait 
soulevé  ses  compagnons  et  qui  les  avait  perdus.  Cet  homme,  né  peut- 
être  pour  une  vie  meilleure,  avait  joue  son  existence  sur  un  coup 
longtemps  incertain  :  mais  maintenant  le  dernier  dé  allait  être  jeté 
et  toutes  les  chances  paraissaient  annoncersa  ruine:  et  quelle  ruine  I 
Cependant  il  faisait  encore  face  à  l'ennemi;  immobile  comme  le  roc 
sur  lequel  il  avait  pris  position,  sombre  comme  le  nuage  qui  inter- 
cepte le  soleil,  il  abaissait  son  arme  et  mettait  enjoué. 


I  Of) 


LliS  VliiLLÉliS  LIITEUAHŒS  ILLUSTRÉES. 


XII. 

Li  olialotipe  npprocliait  ;  elle  élail  bien  artni'c,  cl  l'équipaRC  6lail 
résolu  h  liiiitccqiicle  ilevoir  rotniuanderall,  aussi  insoucieux  du  daii- 
pci-  ipio  le  vent  peut  l'i^lre  deHrcuilIcs  qu'il  balaie  devant  lui.  Nul  ne 
ri'parilail  ou  arrière.  Kl  [louriant  pcut-<\lrc  auraicnl-ila  mieux  aimi'' 
innnlior  contre  un  cniioini  do  leur  ua.>s  que;  conlro  un  cimpalrinle; 
p'!ul-élie  se  disaient-ils  que  ce  nialhcureux,  >ii'.limo  de  sa  désoboia- 
saiice,  s'il  n'était  plus  Anglais,  avait  appartenu  àrAnpIeterrn.  Ils  le 
somment  de  se  rendre...  point  do  réponse.  Les  armes  s'apprêtent. 
rllcB  brillent  au  soleil  :  nouvelle  sommation...  même  silence.  Une 
foi»  oncoro,  et  dune  voix  plus  élevée,  ils  lui  offrent  quartier  :  les 
échos  seuls,  rebondissant  dans  les  rochers,  répondent  par  des  sons 
«lonl  le  dernier  .semble  un  adieu  qui  expire.  Alors  rélincellc  jailli!, 
laflamiiio  d'une  décliarfie  reluit;  la  fumée  s'élève  entre  les  tireurs 
et  leur  but  ;  cependant  le  roc  péiillc  au  clioc  des  balles,  (|ui  frappent 
en  vain  cl  tombent  amorties.  A  pré.sonl  elle  va  venir,  la  seule  ré- 
pon.w  que  puissent  faire  des  hommes  (jui  ont  perdu  lout  espoir  sur 
la  lorrcei  dans  le  ciel.  Après  leur  première  et  bruyante  décharge,  les 
Siddals  qui  se  sont  encore  approchés  enlendcnt  la  voix  de  Clirislian 
qui  coMiinando  :  a  Mainlenant,  feu  1  »  et  avant  ([ue  le  dernier  mot 
ail  expiré  dans  l'écho,  deux  des  agresseurs  sont  tombés.  Le  reste  de 
la  lioiiiie  s'('laiice  sur  le  rocher  :  furieux  d'une  résistance  insensée, 
ils  rlédaignent  tout  autre  moyen  d'allaquc  et  veulent  en  venir  aux 
mains  de  près.  Riais  la  pente  est  escarpée  et  n'olfre  aucun  sentier  : 
chaque  degré  qu'ils  doivent  inonler  est  comme  un  bastion  opposé  à 
leur  rage  ;  tandis  quo,  placés  sur  les  points  les  moins  accessibles  que 
l'ieil  expérimenlé  de  Christian  a  reconnus  aussitôt^  les  trois  rebelles 
entretiennent  un  feu  continu,  du  haut  dos  pics  ou  les  aigles  con- 
Rlriiiraient  leur  aire.  Chacun  de  leurs  coups  porte,  et  les  assaillants 
tombent  parmi  les  rochers  où  ils  s'écrasent  comme  des  vers.  Mais 
assez  d'anlres  survivent;  montant  toujours  de  roc  en  roc  et  se  divi- 
sant de  roté  et  d'autre,  ils  parviennent  enfin  à  cerner  les  rebelles  et 
h  dominer  leurs  positions.  Alors,  voyant  l'ennemi  Iroji  loin  encore 
piiiir  s'emparer  d'eux,  mais  assez  près  pour  les  exteiininer,  les  trois 
dé.scspérés  s'aperçoivent  que  leur  sort  ne  tient  plus  qu'à  un  fil, 
coiiiiiie  celui  du  requin  qui  a  mordu  l'hameçon.  Ils  tinrent  cepen- 
d;int  jusqu'au  bout;  et  quand  un  d'eux  était  frappé,  aucun  gémisse- 
ment ne  l'apprenait. 'i  l'ennemi.  Christian  mourut  le  dernier  :  il  avait 
reçu  deux  blessures,  et  ses  adversaires  lui  olîrirent  encore  quartier 
quand  ils  virent  couler  son  sang  :  troji  tard  pour  lui  sauver  la  vie, 
mais  à  temps  encore  pour  qu'uneraain  d'homme,  quoique  la  main 
d'un  ennemi,  pût  lui  fermer  les  yeux.  Une  de  ses  jambes  était  bri- 
sée, et  il  se  traînait  le  long  du  précipice  comme  un  faucon  trop 
jeune  arraché  de  son  nid.  La  voix  qui  lui  offrait  merci  parut  le  ra- 
nimer ou  éveiller  en  lui  quelque  resscnlimenl  qu'il  exprima  par  un 
faible  geste  :11  lit  un  signe  à  l'homme  le  ]dus  avancé  qui  vint  à  lui; 
inais  quand  ils  furent  proches  l'un  do  l'autre,  il  releva  son  arme... 
il  avait  employé  sa  dernière  halle,  mais  il  arracha  un  des  boulons 
de  sa  veste,  le  lit  glisserdans  le  tube,  mit  en  joue,  tira  et  eut  encore 
un  sourire  en  voyant  tomber  son  ennemi.  Alors  comme  un  serpent, 
il  rassembla  ses  membres  blessés  cl  fatigués  et  se  glissa  jusqu'au 
bord  de  l'abîme  profond  comme  son  désespoir  :  là,  il  jeta  un  regard 
en  arrièrC;  agita  une  main  en  lair,  frappa  d'un  dernier  geste  de 
rage  la  terre  qu'il  quittait,  ot  se  précipita...  Son  corps  arriva  brisé 
comme  un  verre  sur  la  plate-forme  rocheuse  cpii  régnait  au  bas  de 
la  falaise  :  il  n'en  restait  (lu'une  iiutsse  sanglante  dont  (|uelqucs  lam- 
beaux à  peine  conservaient  l'apparence  humaine  ou  pouvaient  ser- 
lir  de  pâture  aux  vers  et  aux  oiseaux  du  rivage  :  un  crâne  couvert 
do  cheveux  blond,  souillés  de  sang  et  entrcméli's  de  ronces;  quel- 
ques débris  de  ses  armes  qu'il  avait  serrées  avec  force  jusqu'au  der- 
nier moment  et  tant  qu'il  avait  pu  les  tenir;  ces  fragments  brillaient 
encore,  mais  semés  çh et  Ih  loin  (h  lui...  ils  devaient  se  rouiller  à  la 
rosée  et  à  l'écume  des  mers.   H  ne  reslail  que  cela...  sauf  une  vie 

déplorablement  employée et  une  ànio Qui  pourrait  dire  ce 

ipi'elle  devint?  Il  ne  nous  appartient  pas  déjuger  les  morts;  et  ceux 
qui  les  condamnent  .'i  l'enfer  sont  enx-mèmcs  sur  la  roule  qui  y 
«•onduit,  à  moins  qua  ces  jiarllsans  des  peines  éternelles  Dieu  ne 
pardonne  un  iuauval«  cœur,  en  considération  d'une  cervelle  pire 
encore. 

XIII. 

L'expédition  était  terminée.  On  en  avait  tini  avec  tous  :  les  uns 
captifs,  les  antres  tues,  nn  seul  ilisp;uu.  Le  petit  nombre  des  mal- 
heureux qui  avaient  survécu  au  combat  dans  l'ile  se  trouvaient  en- 
chaînés sur  le  pont  du  navire  dont  naguère  ils  formaient  avec  hon- 
neur le  vaillant  équipage  :  mais  nul  ne  restait  de  l'affaire  des  ro- 
chers. Us  étaient  couchés,  les  membres  crispés,  au  lieu  même  où 
ils  étaient  tombés,  et  l'oiseau  des  mers  agitait  au-dessus  d'eux  son 
aile  humide  :  son  vol  tournoyait  plus  proche  à  chaque  fois  qu  il  ve- 
nait du  rivage,  et  ses  cris  avides  et  sauvages  retentissaient  au  loin, 
liais  [ilus  bas  la  vague  éternelle  se  soulevait  et  retombait  calme,  in- 


soucieuse, indifféronlo  :  an  loin  h  sa  smTîtci»,  loa  dauphins  prenaient 
leui*»  l'diat.s  et  le  poisson  volant  s'élançnit  do  l'onde  |iu'ir  briller  au 
soleil.  ju.s(|u'Ji  ce  que,  l'aile  desséchée,  il  ntoiubAl  non  do  biiMi  haut 
dans  la  nier,  pour  y  reprendre  I  humidité  néccwairo  à  un  ttecund 
essor. 

XIV. 

C'était  le  malin;  Neuha,  dès  l'aube  du  jour,  s'était  glissée  Ji  la 
nage  hors  de  la  grotte  pour  épier  le  premier  rayon  du  soleil  et  voir 
si  aucune  cmbnrcaiioii  n'approchait  de  la  retraite  uinphibic  où  re- 
posait encore  son  époux.  Hllc  aperçut  une  voile  abandonnée  aux 
vents  :1a  toile  frémissait,  se  gonflait  et  enfin  prenait  tonte  sa  cour- 
bure sous  la  brise  fralehissanic.  Le  sein  de  la  jeune  fille  fui  soudain 
o|)pressée  d'une  vague  terreur  ;  son  cœur  battit  plus  fort  et  plus  vite, 
tant  que  la  direction  du  navire  lui  parut  incorloine.  Mais  non,  il 
ne  s'approch.Tit  pas  :  comme  une  légère  vapeur,  il  dccroitsail  rapi- 
domcMl  dans  le  lointain  ;  il  sorl:iil  de  la  baie.  liUe  regardait  toujours  ; 
elle  essuyait  ses  yeux  quo  baignait  l'onde  amure  pour  mieux  jouir 
d'un  spectacle  qui  lui  semblait  l'arc-en-ciel.  Le  navire  loiiit.iin, 
voguant  h  l'horizon,  diminuait,  se  réduisait  à  une  simple  tache... 
enfin  il  disparut.  Plus  rien  que  l'Océan!  plus  rien  quo  do  la  joie  ( 
Klle  plonge  de  nouveau  vers  la  caverne  pour  réveiller  son  époux  : 
elle  lui  dit  le  départ  dont  elle  vient  d'être  témoin,  et  tout  ce  qu'elle 
espère  et  lout  ce  qu'un  amour  heureux  peut  augurer  de  l'avenir  ou 
rappeler  du  passé.  Enfin  elle  sorl  de  nouveau  avec  Torqiiil  qui  niaiD- 
lenanl  peut  suivre  librement  sa  néréide  bondissant  sur  la  vaste  mer. 
Ils  font  à  la  nage  le  tour  du  roc. et  atteignent  une  petite  cavité  où 
est  caché  le  canot  que  Neiiha  a  laissé  aller  à  la  dérive  cl  sans  rames 
sur  les  flots,  ce  même  soir  où  les  étrangers  le»  ont  poursuivis  du  ri- 
vage jusqu'au  pied  du  rocher  :  mais  (juand  ceux-ci  se  furent  rclj 
rés,  elle  avait  cliorché  sa  pirogue,  l'avait  reprise  et  l'avait  placée  où 
ils  la  retrouvent  mainlenant.  Jamais  barque  ne  porta  plus  d'aïuoui 
et  de  joie  que  cette  arche  légère  n'en  reçut  alors  dans  ses  flancs. 


XV. 

Les  bords  do  leur  Ile  chérie  s'élèvent  de  nouveau  devant  leurs 
yeux,  et  ces  bords  ne  sont  plus  souillés  par  une  présence  ho.slile; 
plus  de  sévère  navire,  prison  flottante,  se  balançant  sur  la  lioulc. 
Tout  est  espoir;  tout  est  bonheur  domestique.  Mille  pirogues  s'élau- 
cenl  dans  la  baie  cl  nu  son  des  conques  marines  leur  forment  un 
cortège  :  les  chefs,  entourés  de  tout  le  peuple,  descendent  au  rivage 
et  accueillent  Torquil  comme  un  fils  qui  leur  est  rendu.  Les  femmes 
en  foule  entourent  et  pressent  Neuba  :  elles  l'embrassent,  cl  Neuba 
leur  rend  leurs  caresses;  elles  veulent  savoir  jusqu'où  on  les  a 
poursuivis  et  comment  ils  ont  échappé.  Tout  leur  est  conte  :  et  alor.= 
de  nouvelles  acclamations  percent  les  cieux  ;  et  de  cette  heure  une 
tradition  nouvelle  donne  au  sanctuaire  des  amants  un  nouveau 
nom  :  on  l'appelle  «  la  Grotte  de  Keulia.  »  Cent  feux  dejoie,  bril- 
lant au  loin  du  sommet  des  montagnes,  éolaircnt  les  plaisirs  de  celle 
belle  nuit,  la  fêle  de  l'hôts  rendu  après  tant  de  périls  à  la  paix  et  au 
bonhoiii-  :  nuit  suivie  deces  heureuses  journées  que  l'on  ne  goùleqqe 
dans  un  monde  encore  enfant  I 


FIN  DF,  Lll.n. 


HEURES   DE   LOISIR 


(Suilo.) 


A  EDWARD  NOEL  LONG. 

Cher  Edward,  dans  celle  retraite  solitaire,  où  tout  sommeille  au- 
tour de  moi ,  les  jo'irs  heureux  dont  nous  avons  joui  viennent  se 
presenter  rajeunis  aux  regards  de  mon  imagination.  Ainsi,  quand 
la  Icmpôte  se  prépare,  quand  de  sombres  nuagos  obscurcissent  le 
jour,  si  toui-à-eoup  le  ciel  prend  un  aspect  moins  trislOi  je  r-alue  le 
brillant  arc  en  Ciel,  fign.d  de  la  paix,  devant  lequel  s'apaisent  les 
orages.  Ah  I  quoi  que  le  présent  nous  apporte  de  douleurs,  je  me 


CKUVKES  COMl'LÈTES  DE  LOUD  IJYRON. 


107 


fiRure  que  ecs  jouis  de  fclicilft  peuvent  renaître;  ou  si,  dans  un  mu-  i 
nient  do  mélancolie,  (luclque  crainte  envieuse  vient  se  glisser  dans  ' 
mon  âme,  réprimer  les  douces  rêveries  qui  renflamment  et 
interrompre  mes  songes  dorés,  je  domple  bientôt  C(!  monstre  per- 
fide et  m'abandonne  de  nouveau  à  l'illusion  chérie.  Je  le  sais,  nous 
n'irons  plus  dans  la  vallée  de  Granla  prêter  l'oreille  aux  leçons  des 
pédants;  Ida  ne  nous  verra  plus  dans  ses  bosquets  poursuivre 
comme  autrefois  nos  visions  enchantées;  la  jeunesse  s'est  envolée 
sur  ses  ailes  de  rose,  et  l'àgc  vii'il  réclame  ses  drolls  sévères.  Ce- 
pendant les  années  ne  délruiront  pas  toutes  nos  espérances  ;  elles 
nous  réservent  encore  quelques  heures  d'une  félicite  paisible. 

Oui,  je  l'espère,  le  temps  en  déployant  ses  vastes  ailes ,  fera  tom- 
ber sur  nous  quelques  gouttes  de  rosée  printanière  :  mais  si  sa  fanl.K 
doit  moisonner  les  fleurs  de  ces  bosquets  magiques  où  la  riante 
jeunesse  se  plaît  tant  k  errer,  où  les  cœurs  s'enflamment  de  précoces 
ravissements;  si  la  vieillesse  grondeuse,  avec  sa  froide  prudence, 
vient  réprimer  les  cQ'usions  de  l'âme,  glacer  les  larmes  dans  les 
jeux  de  la  pitié  ,  étouffer  les  soupirs  de  la  sympathie  ,  fermer  noire 
oreille  aux  gémissements  de  l'infortune,  et  reporter  toutes  nos  affec- 
tions sur  nous  seuls  :  oh!  que  mon  cœur  ne  l'apprenne  jamais 
cette  fatale  sagesse;  qu'il  garde  son  imprudente  confiance;  qu'il 
continue  à  mépriser  la  froide  censure  ,  et  qu'il  ne  devienne  jamais 
insensible  aux  maux  d'autrui!  Oui,  tel  que  lu  m'as  connu  dans  ces 
jours  auxquels  nous  aimons  à  reporter  nos  souvenirs  ,  tel  puissé-je 
me  montrer  toujours ,  avec  ma  sauvage  indépendance  ,  et  ce  cœur 
toujours  enfant I 

Bien  qu'absorbé  maintenant  par  de  fantastiques  visions  ,  mon 
cœur  est  toujours  le  même  pour  toi.  Souvent  j'ai  eu  des  malheurs 
à  pleurer,  et  mon  ancienne  gaîté  s'est  refroidie.  Mais  loin  de  moi , 
heures  de  noires  tristesses,  tous  mes  chagrins  sont  finis  :  j'en  jure 
par  les  joies  qu'a  connues  mon  jeune  âge,  je  ne  veux  plus  que 
votre  ombre  se  projette  sur  ma  vie.  Ainsi  quand  la  fureur  de  l'ou- 
ragan a  cessé;  quand  les  aquilons,  rentrés  dans  leurs  cavernes,  y 
concentrent  leurs  sourds  mugissements,  nous  oublions  leur  rage,  et, 
bercés  par  les  zéphyrs,  nous  nous  laissons  aller  au  repos. 

Souvent  ma  jeune  muse  monta  sa  lyre  sur  les  tons  voluptueux 
de  l'amour;  mais  aujourd'hui ,  n'ayant  aucun  sujet  à  chanter  ,  ses 
modulations  ne  sont  plus  que  de  vagues  soupirs.  Les  nymphes  qui 
me  charmaient,  hélas!  ont  disparu  ;  Emma  est  épouse  et  Coralie  est 
mère;  Caroline  soupire  dans  la  solitude  ,  IHarie  s'est  donnée  à  un 
autre,  et  les  yeux  de  Cora,  si  longtemps  arrêtés  sur  les  miens,  ne 
peuvent  plus  y  rappeler  l'amour.  Et,  en  effet,  cher  Edward,  il  était 
temps  de  faire  retraite  ,  car  les  yeux  de  Gora  était  disposés  à  s'ar- 
rêter sur  tout  le  monde  :  je  sais  bien  que  le  soleil  dispense  k  tous 
ses  rayons  bienfaisants ,  et  que  le  regard  de  la  beauté  e.<t  un  véri- 
table soleil  ;  mais  quant  k  ce  dernier,  je  pense  qu'il  ne  doit  luire  que 
pour  un  seul  homme. 

C'est  ainsi  que  mes  anciennes  flammes  se  sont  éleinles,  et  que 
maintenant  l'amour  n'est  pour  moi  qu'un  nom.  Quand  un  feu  est 
sur  le  point  de  tomber,  le  souffle,  qui  toutk  l'heure  ravivait  sa 
flamme,  ne  fait  plus  qu'accélérer  sa  fin  en  dispersant  dans  la  nuit 
ses  dernières  étincelles  ;  il  en  est  ainsi  du  feu  d'une  passion  (maint 
jouvenceau,  mainte  jeune  fille,  peuvent  se  le  rappeler)  alors  que  son 
ardeur  expire,  et  qu'elle  s'éteint  sous  ses  cendres  mourantes. 

Mais  maintenant,  cher  Edward,  il  est  minuit  :  des  nuages  obscur- 
cissent la  lune  qui  nous  annonce  la  pluie,  et  dontje  ne  passerai  pas 
en  revue  les  beautés  décrites  par  tous  les  rimailleurs.  Pourquoi,  en 
effet,  suivrais-je  le  sentier  que  tant  de  pas  ont  foulé  avant  moi'?  Tou- 
tefois, je  te  dirai  ceci  .  avant  que  la  lampe  argentée  des  nuits  ait  ac- 
compli trois  fois  ses  phases  accoutumées ,  et  trois  fois  parcouru  sa 
route  lumineuse,  j'espère,  ami  bien  cher,  que  nous  verrons  ensem- 
ble son  disque  éclairer  la  retraite  paisible  et  chérie  qui  autrefois 
abritait  notre  jeunesse.  Alors  nous  nous  mêlerons  à  la  troupe 
joyeuse  des  amis  de  notre  enfance  ;  mille  récils  de  nos  anciens  jours 
donneront  des  ailes  aux  heures  riantes;  nos  âmes  s'épancheront 
en  douces  paroles,  sainte  rosée  de  l'intelligence,  jusqu'à  l'heure  où 
le  croissant  de  la  lune  pâlissante  ne  sera  plus  qu'à  peine  visible  à 
travers  les  brouillards  du  matin. 


A   UNE   DAME    (*). 

Ah!  si  ma  vie  eût  élé  jointe  k  la  tienne,  comme  jadis  ce  portrait 
scmblaîl  me  le  promettre,  toutes  ces  folies  qu'on  me  reproci.e  ne 
m'auraient  point  tenté;  car  rien  alors  n'eût  pu  troubler  la  puix  de 
mon  cœur. 

C'est  à  toi  que  je  dois  les  fautes  de  ma  jeunesse  et  les  reproches 
des  sages  et  des  vieillards  :  ils  connaissent  mes  torts;  mais  ils  ne 
savent  pas  que  le  tien  fut  de  briser  les  liens  de  notre  amour. 

Jadis  mon  âme  élait  pure  comme  la  tienne,  et  capable  d'étouffer 
foules  les  folles  ardeurs  qui  s'élevaient  en  elle  :  mais  maintenant  je 


(')  Miss  Mary  Chaworth,  alors  niislrcss  îituslers. 


ne  suis  plus  soutenu  par  tes  promesses;  elles  appartiennent  k  un 
autre. 

Je  pourrais  détruire  son  repos  et  troubler  le  bonheur  qui  l'at- 
tend... Non  ,  que  mon  rival  puisse  sourire  dans  sa  félicité!  pour 
l'amour  sacré  que  je  te  porte,  je  ne  saurais  le ha'ir. 

Ah  !  puisque  la  beauté  d'ange  m'est  ravie  ,  mon  cœur  ne  peut  se 
donner  k  aucune  aulre  :  mais  ce  qu  il  espérait  de  toi  seule,  hélas! 
il  essaie  do  le  trouver  en  plusieurs. 

Adieu  donc,  décevante  jeune  fille!  les  regrets  seraient  impuis- 
sants, inutiles;  ni  le  souvenir  ni  l'espoir  ne  peuvent  plus  rien  pour 
moi  :  mais  l'orgueil  pourra  m'apprendre  k  l'oublier. 

Et  pourtant  ce  gaspillage  insensé  de  mes  années,  ce  cercle  mo- 
notone de  tristes  voluptés ,  ces  amours  inconstants  ,  cet  effroi  jeté 
au  cœur  des  matrones  ,  ces  vers  insouciants  à  de  nouvelles  maî- 
tresses ; 

Si  tu  m'eusses  appartenu,  rien  de  tout  cela  n'eût  été  :  ce  visage 
dévasté  par  une  débauche  précoce,  au  lieu  d'être  enflammé  par  "la 
flèvre  des  passions  ,  se  fût  animé  des  teintes  pures  du  bonheur  do- 
mestique. 

Oui ,  jadis  le  spectacle  des  champs  m'était  doux  ;  car  c'était  k  toi 
que  la  nature  semblait  sourire;  jadis,  mon  cœur  abhorrait  liin- 
posturc,  car  alors  il  ne  battait  que  pour  toi. 

Mais  maintenant,  je  recherche  d'autres  jouissances  :  me  livrer  k 
mes  pensées,  ce  serait  jeter  mon  âme  dans  la  démence  :  au  sein  des 
folles  réunions  et  d'un  tumulte  où  tout  est  vide,  je  parviens  k 
dompter  la  moitié  de  ma  trislesse. 

Eh  bien  !  là  encore ,  en  dépit  de  tous  mes  efl'orls ,  une  pensée 
unique  se  glisse  dans  mon  âme...  et  les  démons  auraient  pitié  de 
ce  queje  souffre  quand  je  me  dis  que  tu  es  perdue  pour  moi...  perdue 
k  tout  jamais  ! 


PRIERE     DE     LA    NATURE. 

Père  de  la  lumière,  roi  tout-puissant  des  cieux  !  entends  tu  les 
accents  de  mon  désespoir?  Des  crimes  tels  que  ceux  de  l'homme 
peuvent-ils  jamais  être  pardonnes?  Le  vice  peut-il  s'expier  par  des 
prières? 

Père  de  la  lumière  ,  c'est  vers  toi  que  j'élève  ma  voix  !  lu  vois 
combien  mon  âme  est  sombre;  toi  k  qui  n'échappe  pas  la  chute  du 
passereau,  éloigne  de  moi  la  mort  du  péché. 

Je  n'adopte  point  d'autel,  je  ne  reconnais  point  de  secte;  oh  I 
montre-moi  le  sentier  de  la  vérité.  Je  crois  à  ta  redoutable  omni- 
potence :  pardonne,  en  les  redressant,  les  écarts  de  ma  jeunesse. 

Que  de  faux  dévols  t'élôvent  un  temple  lugubre;  que  la  super- 
sliiion  salue  l'orgueilleux  édifice;  que  des  prêtres,  pour  étendre 
leur  ténébreux  empire  ,  inventent  des  légendes  et  de  mystérieuses 
cérémonies  ! 

Eh  quoi  !  l'homme  prétendrait  circonscrire  la  puissance  de  son 
créateur  dans  des  dômes  gothiques  de  pierres  vermoulues?  Ton 
temple  est  la  face  du  jour  ;  la  terre,  l'Océan  et  les  cieux  forment  ton 
trône  immense. 

L'homme  osera-t-il  condamner  sa  race  aux  feux  infernaux ,  à 
moins  qu'elle  ne  se  rachète  par  les  vaines  pompes  des  cérémonies? 
Osera-t-il  prétendre  que  pour  la  chute  d'un  seul ,  nous  serons  tous 
enveloppés  dans  un  commun  naufrage? 

Chacun,  pour  son  compte,  se  flattera-t-il  d'atteindre  le  ciel,  tandis 
qu'il  condamnera  son  frère  k  la  destruction  ,  parce  que  celui-ci 
nourrit  d'autres  espérances  ou  professe  de  moins  rigoureuses  doc- 
trines? 

Quelques  hommes,  en  vertu  de  dogmes  qu'ils  ne  sauraient  dé- 
montrer, peuvent-ils  nous  destiner  k  un  bonlieur  ou  à  des  tour- 
ments imaginaires?  Comment  des  reptiles  grouillant  sur  le  sol  con- 
naîtraient-ils les  desseins  du  souverain  créateur? 

Quoi!  ceux  qui  ne  vivent  que  pour  eux  seuls,  qui  se  plongent 
chaque  jourdans  un  océan  de  crimes,  ceux-là  pourraient  expier  leurs 
forfaits  par  la  foi,  et  vivre  heureux  par-delk  les  siècles!  * 

Père  I  je  ne  m'attache  aux  lois  d'aucun  prophète.  Les  tiennes  se 
manifestent  dans  les  œuvres  de  la  nature.  Je  m'avoue  corrompu  et 
faible.  Pourtant  je  te  prierai  ;  car  tu  m'écouleras. 

Toi ,  qui  guides  l'étoile  errante  k  travers  les  royaumes  sans  che- 
mins de  l'espace  élhéré  ;  qui  apaises  la  guerre  des  éléments,  et  dont 
je  vois  la  main  empreinte  d'un  pôle  k  l'autre! 

Toi  qui,  dans  ta  sagesse,  m'as  placé  ici  bas,  et  qui  peux  m'en  reti- 
rer quand  ilte  plaira:  ah!  tant  que  mes  pieds  fouleront  ce  globe 
terrestre,  étends  sur  moi  ton  bras  protecteur  I 

C'est  vers  loi,  mon  Dieu,  c'est  vers  toi  que  ma  voix  s'élève!  quoi- 
qu'il m'advienne  en  bien  ou  en  mal,  que  ta  volonté  m'élève  ou 
m'abaisse,  je  me  confie  k  ton  aide. 

Lorsque  ma  poussière  sera  retournée  k  la  poussière,  si  mon  âme 
s'envole  sur  des  ailes  éthérées,  comme  elle  adorera  ton  glorieux  nom , 
ton  nom  qui  inspirera  les  chants  de  sa  faible  voix  I 

Mais  si  ce  souffle  fugitif  doit  partager  avec  l'argile  le  repos  éternel 
de  la  tombe,  tant  que  mon  cœur  pourra  battre,  j'élèverai  "«s-s  toi 


108 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


ma  p^i^^e,  fufw^-jp  ensiiili»  rnndamnA  \  ne  pas  quitter  la  dcmeiiro 
des  innris. 

J'élève  vers  toi  mon  humble  chant ,  reconnaissant  de  toutes  les 
miséricordes  passées  et  espérant,  6  mon  Dieu,  que  cette  vie  errante 
doit  cnHn  revoler  vers  toi. 


SOUVENIR  (1806). 

C"cn  est  fait!  un  rftve  m'a  tout  révélé:  l'espérance  ne  doit  plus 
embellir  mon  avenir  de  ses  ravons.  Ils  ont  été  rapides  les  jours  de 
ma  félicité;  glacée  par  le  souffle  glacé  de  l'iiiforlune,  l'aurore  do 
ma  vie  est  voilée  d'un  nuage.  Amour,  espoir,  bonheur,  adieu!  que 
ne  puis-je  ajouter  :  f>  souvenirs,  adieu! 


L'AGE   DE   BRONZE  <". 


Le  «bon  vieux  temps  n'estplus...»  Tousles  temps sonlbons,  quand 
ils  sont  vieux.  Le  présent  pourrait  l'être  s'il  voulait  :  il  s'est  fait 
de  grandes  choses,  il  s'en  fait  encore  ,  et  pour  (lu'il  s'en  fasse  de 
plus  grandes  les  mortels  n'ont  guère  qu'à  vouloir  ;  un  espace  jilu.s 
vaste,  un  champ  plus  libre  s'ofTic  à  ceux  qui  veulent  jouer  leur  jeu 
h  la  face  du  ciel.  Je  ne  sais  si  les  anges  pleurent  ;  mais  les  hommes 
ont  assez  pleuré...  pour  arriver  où?  à  pleurer  encore. 


II. 

Tout  a  été  mis  au  jour...  le  bien  comme  le  mal.  Lecteur,  rapjiellc- 
toi  que,  dans  son  enfance,  Pitt  élail  tout,  ou  sinon  tout,  du  moins  si 
puisiiant  qu'il  s'en  fallait  peu  que  Fox,  son  rival ,  nel  e  piîl  pour  un 
grand  homme.  Oui  ,  nous  avons  vu  les  géants,  les  Titans  intellec- 
tuels se  mesurer  face  à  face...  l'Athos  et  l'Ida,  entre  lesquels  un 
océan  d'éloquence  coulait  impétueux  comme  les  vagues  profondes 
de  la  mer  d'Kgée  entre  la  rive  hellénique  et  celle  de  la  Phrjgie. 
Mais  où  sont-ils,  les  terribles  rivaux?  (juelqucs  pieds  de  la  terre 
sépulcrale  séparent  leurs  linceuls.  0  pacificateur  et  puissant  tom- 
beau (\i\'\  fais  taire  tous  les  bruits  1  Ocean  calme  et  sans  orages  qui 
t'étends  sur  le  monde!  «  La  poussière  retourne  à  la  poussière  :  » 
vieille  histoire  dont  on  ne  sait  encore  que  la  moitié  :  le  temps  ne 
lui  fite  rien  de  ses  terreurs;  le  ver  continue  à  rouler  ses  froids  an- 
neaux; la  tombe  conserve  sa  forme,  variée  au-dessus,  mais  uni- 
forme au  fond  ;  l'urne  a  beau  être  brillante  ,  les  cendres  ne  le  son 
pas  :  bien  que  la  momie  de  Cléopâtrc  traverse  ces  mêmes  mers  où 
celte  reine  tit  perdre  à  Antoine  1  empire  du  monde;  bien  que  l'urne 
il  Alexandre  soit  donnée  en  speclaele  à  ces  mêmes  rivages  qu'il 
(ileurait  de  ne  pouvoir  conquérir  quoiqu'ils  fussent  inconnus...  Uh  ! 
qu'ils  paraissent  vains,  plus  atroces  encore  que  vains,  après  quel- 
ques siècles,  ces  désirs,  ces  pleurs  du  roi  de  Macédoine!  11  pleurait 
de  n  avoir  plus  de  mondes  à  conquérir;  et  la  moilié  de  celui-ci  ne 
Connaît  pas  son  nom  ou  ne  sait  de  lui  que  sa  mort,  sa  naissance  et 
les  ruines  qu'il  a  faites;  et  la  Grèce,  sa  patrie,  est  tout  ruines  ,  sans 
avoir  la  paix  des  ruines.  Il  pleurait  de  n'avoir  plus  de  mondes  à 
conquérir ,  lui  qui  ne  comprenait  même  pas  la  forme  de  ce  globe 
qu'il  brûlait  d'asservir,  qui  ignorait  môme  l'existence  de  cette  île  du 
Nord,  aujourd'hui  si  active,  qui  possède  son  urne,  et  ne  connut  pas 
son  trêne  (î). 

III. 

Mais  où  est-il,  le  héros  moderne ,  certes  bien  plus  puissant,  qui, 
sans  être  né  roi,  nouveau  Sésostris,  attela  des  monarques  à  son  char? 
Hélas!  à  peine  délivrés  du  harnais  et  de  la  bride,  ces  pauvres  hères 
croient  avoir  des  ailes;  ils  dédaignent  la  fange  où  ils  rampaient 
naguère,  enchaînés  à  la  pompe  impériale  du  grand  capitaine  !  Oui, 

(1)  Dans  l'original  le  second  titre  de  cette  satire  politique  est  en  latin  : 
Carmen  seculare  et  annus  haud  mirabilis,  Chanl  séculaire  el  année  non 
admirable.  Elle  a  été  composée  k  Gènes  en  18Î3. 

(2)  Les  Anglais  croient  pnsséder  au  musée  britannique  le  sarcophage 
du  roi  de  Macédoine  pris  par  eux  k  Alexandrie,  en  180Î.  1 


où  est-il ,  le  champion  et  l'enfant  pftié  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
grand  el  de  )ilus  petit,  de  saire  ou  d'insensé  T  qui  jouait  aux  em- 
pires, avait  pour  enjeu  des  Irônes.  pour  tapis  l'univers,  et  pour  dés 
des  ossements  humains?  Voyez  là-bas,  dans  cette  lie  solitaire,  le 
grand  résultat  de  tous  ces  efforts;  ei,  selon  l'impulsion  de  votre  na- 
ture ,  pleirez  ou  souriez.  Pleurez  de  voir  la  rage  de  l'aigle  allier 
réduite  à  ronger  les  barreaux  de  sa  rage  étroite  ;  souriez  en  vovant 
le  dompteur  des  naiions  quereller  chaque  jour  sur  des  misères",  se 
lamenter  à  son  dlncr  sur  des  plats  retranchés  ou  des  vins  réduits, 
s  occuper  enfin  de  mesquines  discussions  sur  de  mesquins  objets. 
ICst  ce  là  l'homme  qui  chAtiait  ou  hébergeait  les  rois?  Voyez  la 
balance  de  sa  fortune  dépendre  du  rapport  d  un  chirurgien  ou  des 
baïaii-nes  <run  lonl!  In  biisie  qui  n'arrive  pas,  un  livre  refusé, 
troubleront  le  sommeil  de  celui  qui  tint  si  souvent  le  monde  éveillé! 
Est-ce  là  celui  qui  abattait  l'orgueil  des  puissants,  maintenant  es- 
clave de  la  moindre  contrariété,  du  moindre  ennui,  d'un  ignoble 
geijlier,  d'un  espion  qui  l'ob.serve  .  d'un  badaud  étranger  qui  l'a- 
borde son  carnet  de  notes  à  la  main?  Plongé  dans  un  cachot,  il  { 
eût  été  grand  encore;  mais  quoi  de  plus  bas,  de  plus  mesquin  que 
celte  situation  mitoyenne  entre  une  jirison  et  un  palais,  celte  si- 
tuation dont  si  peu  d'hommes  peuvent  comprendre  les  goiilTrances  ! 
«  Ses  plaintes  sont.sans  fondement...  Mylord  pré.sente  son  mémoire  : 
les  aliments  et  le  vin  ont  été  fournis  suivant  l'ordonnonce  :  son 
mal  est  imaginaire...  jamais  il  n'y  eut  un  climat  moins  homicide; 
en  douter  serait  un  crime.  »  L'opiniâtre  chirurgien  qui  défend  la 
cause  du  captif  a  perdu  sa  place,  mais  il  a  gagné  l'estime  publique. 
Mais  enfin  .souriez  :  bien  que  les  tortures  de  son  cerveau  el  de  son 
cœur  dédaignent  et  défient  les  tardifs  secours  de  l'art  ;  bien  qu'il  n'ait 
à  son  lit  de  mort  qu'un  petit  nombre  dainis  dévoués,  et  l'image  de 
ce  bel  enfant  que  son  père  ne  doit  plus  embrasser;  bien  qu'elle 
semble  même  chanceler,  cette  haute  intelligence  qui  gouverna  si 
longiemps,  et  qui  gouverne  encore  le  monde  :  souriez,  car  l'aigle 
captif  a  brisé  sa  chaîne,  et  des  mondes  plus  élevés  que  celui-ci  de- 
viennent sa  conquête. 

IV. 

Ah  I  si  son  âme,  dans  ses  sublimes  demeures,  conserve  encore  un 
souvenir  confus  de  son  règne  splendide ,  comme  il  doit  .«ourire 
lui-même,  quand  il  regarde  ici-bas,  de  voir  ce  peu  qu'il  était  et 
qu'il  a  voulu  être!  En  vain  sa  renommée  s'est  étendue  plus  loin  que 
son  ambition  presque  sans  bornes;  en  vain,  le  premier  en  gloire 
comme  en  malheurs  ,  il  goûta  toutes  les  jouissances  el  toutes  les 
amertumes  du  pouvoir;  en  vain  les  rois  joyeux  d'avoir  échappé  à 
leurs  chaînes  essuient  de  singer  leur  tyran  :  comme  il  doit  sourire 
en  contemplant  ce  tombeau  solitaire,"  le  plus  éclatant  des  phares  1 
qui  dominent  l'Océan!  Un  geôlier,  fidèle  jusqu'au  dernier  moment 
à  ses  ignobles  fonctions,  le  crut  à  peine  suffisamment  enfermé  sous 
le  plomb  du  cercueil ,  et  ne  permit  pas  même  qu'une  seule  ligue, 
inscrite  sur  le  couvercle  ,  indiquât  la  naissance  el  la  mort  de 
celui  qu'il  renfermait  :  n'importe!  ce  nom  sanctifiera  cette  île  au- 
paravant obscure,  talisman  pour  tous,  sauf  pour  celui  qui  le  portait; 
les  Hottes  poussées  vers  ces  bords  par  la  brise  orienlaleentendront  le 
dernier  mousse  le  saluer  du  haut  du  mal  ;  quand  après  des  siècles 
la  colonne  triomphale  de  France  ne  s'élèvera  plus  comme  celle  de  . 
Pompée  qu'au  sein  d'un  désert,  l'île  rocheuse  qui  possédera  ou 
aura  possédé  sa  cendre  ,  couronnera  l'Allanliquc  comme  un  buste 
du  héros,  et  la  puissante  nature  fait  plus  pour  honorer  ses  restes 
qu'une  mesquine  envie  ne  lui  a  refusé.  .Mais  que  lui  fait  tout  cela? 
L'appât  de  la  gloire  peut-il  toucher  l'esprit  aIVranchi  ou  la  cendre 
captive?  Il  ne  s'inquiète  guère  comment  est  faite  .sa  tombe;  s'il 
durt,  peu  lui  importe,  et  encore  moins  s'il  veille.  Son  ombre,  con- 
naissant bien  maintenant  la  valeur  des  choses  ,  doit  voir  du  même 
œil  et  le  caveau  grossier  de  1  île  solitaire  où  ses  cendres  reposent , 
el  la  dernière  demeure  qu'elles  auraient  pu  avoir  dans  le  Panthéon 
de  Home  ou  dans  celui  que  la  France  a  élevé  à  l'image  du  premier. 
Il  n'a  nul  besoin  de  cela;  mais  la  France,  elle,  sentira  le  besoin  de 
celle  dernière  et  faible  consolation  :  son  honneur,  .«a  renommée,  sa 
foi,  réclament  les  ossemenls  du  grand  homme  pour  les  élever  su 
une  pyramide  de  trônes,  afin  que,  portés  à  lavant-garde  en  un 
jour  de  bataille,  ils  soient,  comme  ceux  de  Diiguesclin,  le  talisman 
delà  victoire.  Quoiqu'on  fasse,  un  jour  viendra  peut-être  où  snn 
mon  battra  la  charge,  comme  le  tambour  fail  de  la  peau  de  Ziska. 


V. 

Ociel!  dont  son  pouvoir  n'était  qu'un  reflet;  6  terre  !  dont  il  fut 
un  des  plus  nobles  habitants  ;  aulreîle  dont  le  nom  \ivradans  l'a- 
venir ,  et  qui  vis  l'aiglon  tout  nu  briser  sa  coquille!  —  Alpes  qui 
le  viles  planer  dès  son  premier  essor,  vainqueur  dans  cent  baiailles! 
—  Kl  loi  Ruine,  qui  as  vu  dépasser  les  exploits  de  tes  Césars...  (hélas! 
pourquoi  frapchil-il  aussi  le  Rubicon...  le  Rubicon  des  droils  de 
l'homme  enfin  réveillé...  pour  se  mêler  au  troupeau  des  monarques 
vulgaires?]'—  Egypte,  qui  vis  tes  Pharaons  oubliés  ,  après  un  long 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


109 


repos,  sortir  de  leurs  tombes  antiques  et  tressaillir  au  fond  des  pyra- 
mides au  bruit  du  tonnerre  d'un  nouveau  Cjfnibvse  ;  tandis  que  les 
noires  ombres  de  quarante  siècles  ,  debout  comme  des  géants  sur 
les  bords  fameux  du  Nil  ou  au  sommet  élevé  des  pyramides,  con- 
templaient étonnées  le  désert  peuplé  de  bataillons  vomis  par  l'en- 
fer, s'entrechoquant  avec  fracas  et  semant  le  sable  aride  de  leurs 
cadavres  pour  engraisser  celle  terre  inculte I  — Espagne!  qui,  pour 
un  moment  oublieuse  de  ton  Cid ,  vis  ses  étendards  flotter  sur 
Madrid'  —  Autriche!  qui  vis  ta  capitale  deux  fois  prise  par  lui,  et 
deux  fois  épargnée,  et  qui  le  trahis  au  jour  de  sa  défaite  I  —  El  vous, 
enfants  de  Frédéric...  Frédérics,  de  nom  seulement...  qui  mentez  à 
votre  origine  et  avez  tout  hérité  de  votre  aïeul,  tout  excepté  sa  gloire; 
qui,  écrasés  à  léna,  rampants  à  Berlin,  êtes  tombés  les  premiers,  et 
ne  vous  êtes  relevés  que  pour  suivre  votre  vainqueur  1  —  Toi  qui 
fus  la  patrie  de  Kosciusko  ,  et  qui  te  souviens  encore  de  la  dette  de 
sang  contractée  envers  toi  par  (Jatlierine,  dette  qui  n'est  pas  payée; 
Pologne!  sur  qui  passa  l'ange  exterminateur,  en  te  laissant,  comme 
il  t'avait  trouvée  ,  déserte  et  inculte,  oubliant  tes  injures  non  répa- 
rées, tes  peuples  partagés,  ton  nom  éteint,  tes  aspiratons  vers  la 
liberté,  les  larmes  que  tu  as  versées  par  torrents,  ce  nom  même  qui 
blesse  si  rudement  l'oreille  du  tyran"  «  Kosciusko!  »  Pologne!  en 
avant  I  en  avant!  la  guerre  a  soif  du  sang  des  serfs  et  de  leur  czar; 
les  minarets  de  Moscou  ,  de  la  cité  à  demi  barbare ,  brillent  encore 
au  soleil ,  mais  c'est  un  soleil  qui  s'éteint!  —  Moscou!  limite  de  la 
longue  carrière  du  héros,  toi  que  le  farouche  roi  de  Suède  ne  put 
voir,  bien  qu'il  en  versât  des  larmes  qui  se  glaçaient  dans  ses  yeux  ; 
toi  qu'il  a  vue,  lui,  mais  dansquel  état?,.,  avec  tes  tours  et  tes  palais 
enveloppés  dans  un  vaste  incendie!  Pour  cet  incendie,  le  soldat 
prêta  sa  mèche  enflammée  .  le  paysan  le  chaume  de  sa  cabane  ,  le 
négociant  ses  marchandises,  le  prince  son  palais...  et  Moscou  ne 
fut  plus!  0  le  plus  sublime  des  volcans,  devant  ta  flamme  ,  celle  de 
l'Etna  pâlit;  l'inextinguible  Hécla  s'efface;  le  Vésuve  n'est  plus 
qu'un  spectacle  vulgaire  et  usé  devant  lequel  s'extasient  les  tou- 
ristes :  tu  t'élèves  seul  et  sans  rival  jusqu'à  ce  feu  à  venir  où  doivent 
s'abîmer  tous  les  empires  de  la  terre. 

Et  toi,  antagoniste  du  feu!  indomptable  et  rude  puissance  qui 
donnas  aux  conquérants  des  leçons  dont  ils  n'ont  point  profité!... 
ton  aile  de  glace  s'étendit  sur  l'ennemi  chancelant,  et  pour  chaque 
flocon  de  ta  neige,  il  tomba  un  héros  ;  sous  les  coups  stupéfiants  de 
ton  bec  et  de  tes  serres  silencieuses,  des  bataillons  e^pirèrent  à  la 
fuis  en  une  seule  palpitation  d'agonie!  En  vain  la  Seine  cherchera 
sur  ses  rives  ses  milliers  de  braves  si  brillants  et  si  gais  !  en  vain  la 
France  rappellera  sesjeunes  hommes  sous  l'abri  de  ses  treilles;  leur 
sang  coule  à  flols  plus  pressés  que  ses  vins  :  ou  plutôt  il  reste  sta- 
gnant dans  cette  glace  humaine,  dansées  momies  congelées  qui 
couvrent  les  plaines  du  pôle.  En  vain  le  soleil  brûlant  de  l'Italie  vou- 
drait réveiller  ses  fils  engourdis  par  le  froid  :  ils  ne  connaissent 
plus  ses  rayons.  De  tous  les  trophées  de  cette  guerre,  que  verra-t-on 
re\enir?...  Le  char  fracassé  du  conquérant  dont  le  cœur  seul  est 
resté  intact.  Mais  le  cor  de  Roland  résonne  de  nouveau,  et  ce  n'est 
pas  en  vain.  Lutzen,  oil  tomba  Gustave  au  milieu  de  son  triomphe, 
voit  le  Corse  vainqueur,  mais,  hélas!  ne  le  voit  pas  mourir  :  Dresde 
voit  encore  trois  despotes  fuir  devant  leur  maître,  leur  maître 
comme  il  le  fut  si  longtemps.  Mais  ici  la  fortune  épuisée  l'aban- 
donne, et  la  trahison  de  Leipsig  a  vaincu  l'invincible  :  le  chacal 
saxon  abandonne  le  lion  .  pour  servir  de  guide  à  l'ours,  au  loup  et 
au  renard;  et  le  monarque  des  forêts  retourne  désespéré  à  sa  la- 
nière où  il  ne  trouve  pas  un  abri! 

C'est  vous  tous  que  j'invoque  ,  vous  tous  et  chacun  de  vous!  — 
Et  toi,  ô  France!  qui  vis  tes  belles  campagnes  ravagées  comme  un 
sol  ennemi ,  et  disputées  pied  à  pied,  jusqu'au  jour  où  la  trahison  , 
toujours  son  seul  vainqueur,  vit  des  sommets  de  Montmartre  Paris 
subjugué!  —  Et  toi,  île  d'Elbe,  qui.  du  haut  de  les  falaises,  vois 
l'Elrurie  te  sourire,  toi  l'asile  momentané  de  son  orgueil,  jusqu'au 
moment  où,  rappelé  par  une  gloire  pleine  de  dangers,  il  vint  re- 
trouver cette  fiancée  qui  le  pleurait  encore!  —  0  France!  recon- 
quise en  une  seule  marche,  par  une  route  qui  n'était  qu'une  longue 
suite  d'arcs-de-triomphe!  —  0  sanglant  Waterloo,  la  plus  inutile 
des  batailles!  qui  prouve  que  les  êtres  les  jjIus  slupides  peuvent 
avoiraussi  leurs  succès,  victoire  obtenue  moitié  |)ar  imbécillité  moitié 
par  trahison!  —  0  triste  Sainte-Hélène,  avec  ton  lâche  geôlier  !  — 
Ecoutez  tous,  écoutez  Promélhée  qui,  du  haut  de  son  rocher,  fait 
appel  à  la  terre,  à  l'air,  à  l'Océan,  à  tout  ce  qui  a  senti ,  à  tout  ce 
qui  sent  encore  sa  puissance  et  sa  gloire,  à  tout  ce  qui  doit  en- 
tendre un  nom  éternel  comme  le  cercle  des  années  :  il  leur 
donne  une  leçon  bien  des  fois  et  bien  vainement  répétée  :  «  Ap- 
prenez à  ne  pointcommettre  d'injustice!  «L'n  seul,  pas  dans  la  route 
du  droit  eut  fait  de  cet  homme  le  Washington  du  monde;  un  seul 
dans  l'autre  roule  a  livré  sa  renommée  incertaine  à  tous  les  vents 
du  ciel;  roseau  dans  les  mains  de  la  fortune,  verge  qui  flagellait 
les  rois;  Moloch  ou  demi-dieu;  César  pour  son  pays,  Annibal  pour 
l'Europe,  sans  avoir  conservé  leur  dignité  dans  sa  chute.  El,  cepen- 
dant, la  vanité  elle-même  aurait  pu  lui  indiiuer  un  chemin  plus 
sûr  pour  arriver  à  la  gloire,  en  lui  faisant  remarquer  dans  ces  an- 
nales de  l'humanité  (enseignement  trop  souvent  inutile)  dix  mille 


conquérants  contre  un  seul  véritable  sage.  Tandis  que  la  pacifique 
mémoire  de  Francklin  s'élève  jusqu'au  ciel,  en  calmant  la  foudre 
qu'il  en  sut  arracher,  ou  en  faisant  jaillir  de  la  terre  éleclrisée  la 
liberté  et  la  paix  de  sa  patrie;  tandis  que  Washington  laisse  son 
nom  comme  un  mot  d'ordre  qui  se  répétera  tant  que  l'air  aura  en- 
core un  écho;  tandis  que  l'Espagnol  lui-même,  oubliant  sa  soif  d'or 
et  de  sang,  oublie  Pizarro  pour  acclamer  Bolivar  ;  hélas!  pourquoi 
faut-il  que  ces  mêmes  vagues  atlantiques  qui  ont  baigné  les  rivages 
d'une  terre  libre,  servent  de  ceinture  à  la  tombe  d'un  tyran...  qui 
fut  le  roi  des  rois  et  néanmoins  l'esclave  des  esclaves,  qui  brisa 
les  fers  de  plusieurs  millions  d'hommes  pour  renouer  ensuite  ces 
mêmes  chaînes  que  son  bras  avait  rompues  ;  qui,  enfin,  foula  iiux 
pieds  les  droits  de  l'Europe  et  les  siens  mêmes  pour  rester  suspendu 
entre  une  prison  et  un  trône. 

VI. 

Mais  tout  n'est  pas  perdu  :  l'étincelle  s'est  réveillée  sous  la  cen- 
dre... Voyez!  rH;spagnol  basané  retrouve  son  antique  ardeur;  la 
même  énergie  qui  tint  les  Maures  en  échec  pendant  huit  siècles,  oii 
le  sang  coula  des  deux  côtés  tour-à-lour,  cette  sublime  énergie  a 
reparu...  et  dans  quels  lieux'?  sous  ce  ciel  occidental  où  le  nom 
d'Espagne  était  naguère  synonyme  du  mol  crime,  où  flottèrent  les 
drapeaux  de  Cortès  et  de  Pizarrè  :  le  Nouveau-Monde  a  voulu  mé- 
riter son  nom.  C'est  le  vieux  souffle,  aspiré  par  de  jeunes  seins 
pour  ranimer  les  âmes  dans  la  chair  dégradée,  le  même  souffle  qui 

repoussa  les  Perses  des  rivages  où  était  la  Grèce où  elle  était? 

Non,  la  Grèce  existe  encore.  Une  cause  commune  fait  battre  des 
myriades  de  cœurs  comme  dans  une  seule  poitrine,  esclaves  de 
l'Orient  ou  ilotes  de  l'Occident.  Déroulé  sur  les  Andes  ou  surl'Alhos, 
le  même  étendard  flotte  sur  les  deux  mondes;  l'Athénien  porte  en- 
core l'épée  d  Harmodius;  le  guerrier  du  Chili  abjure  une  domina- 
tion étrangère;  le  Spartiate  sent  qu'il  est  redevenu  Grec;  la  jeune 
liberté  décore  le  panache  des  Caciques  ;  le  conciliabule  des  despotes, 
cerné  sur  l'un  et  l'autre  rivage,  essaie  vainement  de  fuir  devant 
l'Atlantique  soulevé  ;  la  marée  redoutable  s'avance  à  travers  le  dé- 
troit de  Calpé,  effleure  les  côtes  de  cette  France,  maintenant  à 
moitié  asservie,  inonde  de  ses  flols  le  berceau  de  la  vieille  E.^pagne 
et  réunit  presque  l'Ausonie  à  son  vaste  Océan  :  mais  repoussé  de 
ce  côté,  non  pour  toujours,  il  vient  se  précipiter  dans  les  flots 
d'Egée,  se  rappelant  la  journée  de  Salamine.  Là,  s'élèvent  des  va- 
gues que  ne  peuvent  apaiser  les  victoires  des  tyrans.  Les  Grecs,  livrés 
à  leurs  propres  forces,  et  dans  les  plus  rudes  extrémités,  aban- 
donnés, trahis  par  ces  chrétiens  qui  leur  doivent  leur  foi;  leurs 
terres  désolées,  leurs  îles  livrées  au  pillage,  les  discordes  et  les  dé- 
lections encouragées,  les  secours  éludés  quoique  promis,  les  délais 
sans  cesse  ajoutés  aux  délais  dans  l'espoir  de  rendre  la  proie  plus 
facile...  voilà  1  histoire  de  cette  malheureuse  nation,  qui  peut  s'en 
prendre  de  ses  souffrances  à  de  faux  amis  plus  qu'à  ses  ennemis 
acharnés.  Mais  soit!  les  Grecs  seuls  auront  afTranchi  la  Grèce,  et 
le  Barbare,  cachant  son  avidité  sous  un  masque  pacifique,  n'aura 
rien  à  réclamer  dans  la  victoire.  Comment,  en  etTet,  l'autocrate, 
roi  d'un  peuple  d'esclaves,  pourrail-il  afl'ranchir  des  nations?  Plutôt 
encore  servir  le  fier  musulman  que  de  grossir  les  hordes  pillardes 
du  Cosaque;  plutôt  travailler  pour  des  maîtres  que  de  veiller  ser- 
vilement, esclave  des  esclaves,  à  la  porte  d'un  Russe...  classés  par 
troupeaux,  capital  humain,  propriété  vivante  n'ayant  d'autre  droit 
que  son  servage,  distribués  par  milliers  de  têtes,  et  donnés  comme 
présent  au  premier  favori  du  czar,  sorte  de  propriétaire  qui  ne 
goûte  jamais  le  sommeil  sans  rêver  aux  déserts  de  la  Sibérie  ;  ah  I 
mieux  vaut  pour  les  Grecs  succomber  à  leur  désespoir;  mieux  vaut 
conduire  le  chameau  que  d'être  dévorés  par  l'ours. 


VIL 

Mais  cette  aurore  qui  brille  de  nouveau,  ce  n'est  pas  seulement 
sur  ces  terres  antiques  où  la  liberté  est  contemporaine  du  temps,  ce 
n'est  pas  seulement  sur  ce  pays  lointain  des  Incas  dont  l'origine  se 
perd  dans  la  nuit  des  siècles  :  l'illustre  et  romantique  Espagne  la 
voit  se  lever  aussi  et  rejette  encore  de  son  sol  le  perfide  envahis- 
seur. Aujourd'hui,  ses  plaines  ne  servent  plus  de  champ  clos  à  la 
légion  romaine  et  à  la  horde  punique  ;  le  Vandale  et  le  Visigoth 
également  abhorrés  ne  souillent  plus  ses  campagnes,  et  le  vieux 
Pelage  ne  réunit  plus  au  sein  de  ses  montagnes  les  belliqueux  an- 
cêtres dont  dix  siècles  ont  consacré  la  gloire.  Cette  semence  a  porté 
ses  fruits,  comme  le  Maure  se  le  rappelle  en  soupirant  sur  son  ri- 
vage sombre.  Longtemps  dans  les  refrains  du  villageois  et  les  vers 
du  poète  a  vécu  la  mémoire  des  Abencérages  et  des  Zegris  ,  de  ces 
vainqueurs  captifs  à  leur  tour  et  refoulés  dans  l'empire  barbare  d'où 

ils  étaient  venus.  Mais  ces  hommes  ne  sont  plus leur  culte,  leur 

glaive,  leur  empire,  ont  disparu  :  pourtant  ils  ont  laissé  après  eux 
des  ennemis  du  christianisme  encore  plus  acharnés  qu'eux  :  un 
monarque  bigot  et  des  prêtres  bourreaux;  l'inquisilion  et  ses  bû- 
chers, le"  rouge  auto-da-fé  alimenté  de  cadavres  humains,  tandis 


no 


l.nS  VFILI.F.KS  LITTKRAIRHS  ILLl'STllfiK.^. 


c|iic  le  Molorli  ralli<>lii|ii(\  ralmc  dans  sa  criiaiiti';,  repail  rc»  jeiix 
ini'Xiiialilcsilc  ci'lli-  Imrriljlof^le  d'aguiiic.  Uii  souverain  viulciil  on 
faible,  oil  t'>iir-à  Icnir  I'tiii  ol  laulrc  ol  nuMnu  lnii.<s  Jeux  à  la  fois; 
I  (iiK'iiil  SI!  faisant  un  litre  ilc  la  paresse,  une  nniilcs^e  depuis  lonf,'- 
lenips  licV'éïK'rc'o;  lliidulKu  d(5(,'ra(ii',  cl  lo  pajsan  moins  vil,  mais  ' 
|)his  liiiiuilic  ;  un  rojaniiie  di'|H'u^dé,  une  uuirine  autrefois  k'"- 
liciisi'.  inais  avant  oublié  son  nictier;  une  armée,  iailis  invinciMe, 
auii'iird'hui  d&orpanisée:  les  forces  ddù  sortaient  les  lames  de  To- 
lède entièreuicnl oisives;  les rii'liessijs dos  iinys  luintainsaflluaiit  sur 
tous  les  livages  de  ri'^uroiii'.  luirmis  renx  de  In  nation  qui  jadis  les  a 
eonquises  nu  prix  de  son  sani<;  lalaiit:iieméuie  qui  pouvait  lutter  avec 
relie  des  Honioins  et(|iH'  les  nations  cm  naissaient  comnic  leur  propre 
idiome,  né>.'lipée  uu  tomhée  dans  IHiildi  :  telle  était  Th'siiatine.  Mais 
telle  on  ne  la  voit  plus,  telle  on  ne  la  reverra  jamais,  (.es  cnvalii.*- 
.«eurs,  les  plus  dangereux  de  tous,  ear  ils  étaient  sortis  du  sol  natal, 
ces  envaliisseurs  ont  senti  et  sentent  cliaquejource  que  peut  lecou- 
rage  maintenant  rcireuipc  do  Numance  et  de  la  Vieille  Caslillc. 
Deiiout!  debout'  toréador  intrépide!  le  taureau  de  l'Iialoris  renou- 
velle ses  luugissumciils  :  ;i  cheval,  nobles  hidalgosl  qu'on  entende 
ce  vieu.v  cri  :  «  Sain!  Jacques  el  les  remparts  du  l'CspagncI  »  Oui, 
failes-liii  un  rempart  de  vos  pnilriiios  armées  ;  montrez  de  nouveau 
la  barrière  qui  sut  arrêter  Napoléon,  la  guerre  exterminatrice,  la 
plaine  déserte ,  les  rues  n'ayant  d'habitants  que  les  cadavres,  la 
sauvage  sierra  garnie  de  défenseurs  jilus  sauvages  encore,  guerril- 
leros  à  l'aile  de  vautour,  toujours  prêts  h  fondre  des  summcls  sur 
Iciir  proie;  les  murs  de  Saragusse,  si  puissante  dans  son  désespoir 
et  sa  chule,  l'homme  sentant  grandir  son  courage  el  la  vierge  ma- 
niant l'épée  avec  plus  de  bravoure  qu'une  amazone,  le  couteau  d'A- 
ragon,l'acier  de  Tolède,  la  lance  fameuse  de  la  chevaleresque  Cas- 
tille,  la  carabine  inévitable  du  Catalan,  les  coursiers  d'avant-garde 
de  l'Andalousie;  la  torche  (jui  saura  faire  de  .Madrid  un  SIoscou,  et, 
dans  tous  les  cœurs,  l'intrépidité  du  Cid!...  ce  qui  fui,  ce  qui  sera, 
ce  qui  est.  En  avant  donc,  ô  France  I  et  viens  conquérir,  non  l'iis- 
pagne,  mais  la  propre  liberté. 

VIII. 

Mais,  que  vois-je?  un  congrès!  Quoi  I  une  assemblée  pareille  à 
celle  qui  sous  ce  nom  sacré  aiVranchit  l'Atlanticjue...  Pouvons-nous 
en  attendre  autant  pour  noire  Europe  dégénérée?  A  ce  nom  levez- 
vous  comme  l'ombre  de  Samuel  sous  les  yeux  de  Saùl .  prophètes 
de  la  jeune  liberté,  évoqués  des  climats  lès  plus  lointain.;  ;  parais, 
Henry  (1),  Demosthenes  des  forêts,  dont  le  tonnerre  fait  trembler  le 
Philippe  de  l'Océan;  parais,  ombre  énergique  de  l'raneklin,  montre- 
toi  revêtue  de  ces  éclairs  que  lu  sus  désarmer;  et  loi,  Washington, 
dompteur  de  tyrans;  éveillez-vous  :  faites- nous  rougir  de  nos 
vieilles  chaînes  ou  enseignez-nous  ."i  les  briser.  Mais  quels  hommes 
composent  ce  sénat  d'élus  destinés  Ji  rendre  la  liberie  aux  peujjles? 
(^ucls  hommes  ont  rcssuscilé  ce  nom  con.sacré,  appliqué  jusqu'ici  à 
(les  assemblées  dont  le  but  était  le  bonheur  du  genre  Immain?... 
C'est  la  Sainte-Alliance,  qui  prétend  que  trois  sont  touti  Irinilé  ter- 
leslre  iniitanteelle  descieux  comme  Icsiiige  imite  1  homme!  Pieuse 
unité I  formée  dans  un  but  unique...  celui  de  faire  de  trois  imbé- 
ciles un  Napoléon.  Comment  donc!  mais  les  dieux  des  Egyptiens 
étaient  lout-h-fail  rationnels  si  on  les  compare  à  ceux-ci  :  leurs 
chiens  et  leurs  Itœul's  savaient  se  tenir  à  leur  place,  et,  tranquilles 
dans  leur  chenil  ou  lenrétable,  ils  ne  s'inquiétaient  de  rien,  pourvu 
qu'ils  fussent  bien  nourris;  mais  ceux-ci,  ayant  plus  grand  appétit, 
demandent  encore  quelque  chose  d'aulrc  :  il  leur  faut  le  pouvoir 
d'aboyer  et  de  mordre,  de  jouer  des  cornes  et  d'évenirer.  Ah! 
combien  les  grenouilles  du  vieil  Esope  élaienl  plus  heureuses  que 
nous  :  nos  soliveaux,  à  nous,  sont  vivants,  el,  s'agilant  malicieuse- 
ment eii  et  là;  ils  écrasent  des  nations  entières  sous  leur  stupidc 
poids  :  car  tous  ont  anxieusement  à  cœur  d'épargner  toute  besogne 
à  la  grue  révolutionnaire. 

IX. 

Trois  fois  heureuse  Vérone!  depuis  que  la  monarchique  trinilé 
fait  luire  sur  loi  sa  sainte  présence;  fière  d'un  tel  honneur,  ta  per- 
fide ingratitude  oublie  la  tombe  vantée  de  tous  les  Capulels;  lu  ou- 
blies les  Scallgors...  Qu'élail-ce  en  elTet  que  ton  Can  Grande  (2)  ou 
grand  chien  ;je  me  hasarde  h  traduire  le  nom)  auprès  de  ces  roquets 
sublimes?  Tu  oublies  aussi  ton  poète  Catulle  dont  les  vieux  lauriers 
font  place  h  des  liuriers  nouveaux  (3);  ton  amphithéAlre  oij  s'assi- 
rent les  Itomains,  l'exil  de  Dante  protégé  par  les  remparts,  et  cet 
heureux  vieillard  dont  nous  parle  Claudien,  pour  qui  le  monde  était 

(1)  Celui  qui,  en  1765,  osa  dire  en  plein  p.uiement  :  «  César  tul 
Rrulus;  Charles  I"  son  Cromwell;  el  Georges  lit  (inlcrruplion 
C.oorgcs  III  fera  bien  de  profiter  de  leur  cxcniplc.  » 

(î)  Cane  I  delta  Scala,  surnomme  le  grand  ])odestat  de  Vérone  el  pro- 
tecteur (lu  Dante,  morl  en  1329. 

(3)  Hippolifle  Pinderaonlc,  poète  bucoli.iuc  moiierne,  est  né  k  Vérone. 


ut  son 

') 


rcnlormé  dan*  les  miift,  et  qui  ne  connaissait  pas  mi'^mc  les  cim- 
pagnos  d'à  Icnlour  (  oh  !  puissent  les  holes  ruynux  que  l.i;r  in 
ceinte  contient  uiijourd  liui  l'imiler  sous  ro  rapport,  et  nr>, 
sorlirl).  .  Oui,  pou.sst;/.  des  viiatl  f.iilci  des  inscripliiuis'  . 
houleux  inonunieiilH  pour  dire  à  la  t>  ran  nie  que  lu  monde 
son  joug  avec  bonheur!  KncoMd)rcz  le  Ihejlirn  dans  votre  ■ 
siasine  monarchique  :   la  comédie   n  est  p.Ls  sur  In  scène  . 
lacle  est  riche  en  rubans  <!l  en   décorations.  O  patiente   ll,i..    . 
peux  le  contempler  à  travers  les  barreaux  de  ton  carhol  :  bam  <!■ 
mains,  on  le  le  jierinel  ;  pour  cela  ilu  moins  les  mains  enchalni' 
siémi  ene.,i.'  libres. 


Spectacle  magnifique  I  vojez  ce  petit  maître  de  czar,  arbitre  il' 
valses  et  de  la  guerre ,  conVoilant  les  applaudissements  comme  ;, 
convoite  un  royaume,  et  aussi  jiroprc  à  eocpielcr  (|u'ii  gouvernei  : 
Apollon  (^almouk  avec  l'esprit  d'un  Cosaque,  ayanl  des  inspira- 
tions généreuses  toutes  les  fois  que  la  gelée  ne  vient  pas  les  dureii 
un  moment  dilalées  par  uu  dégel  libéral .  mais  glacées  de  neuve..  . 
par  la  première  matinée  un  peu  froide  ;  ri'avant  aucune  répugnati' 
coniru  la  vraie  liberté,  si  ce  n'est  parce  quelle  rendrait  les  nalioi- 
libres.  Obi  qu<ï  l'impérial  dandy  parle  bien  des  douceurs  de  la  pai\  ' 
Connue  il  aU'ranchirail  volontiers  la  Grèce...  si  les  tîrecs  voulauMii 
seulement  se  faire  ses  esclaves!  Avec  quelle  générosité  il  rend  anv 
Polonais  leur  diète,  pour  ordonner  aussilAl  l'i  la  lurbulenlc  Pologi 
de  se  tenir  tranquille!  Avec  quelle  bonté  il  s'empresserait  d'envoy 
sa  douce  Ukraine  el  ses  aimables  Cosaques  faire  la  leçon  à  ri'>ii,i- 
gnel  avec  quelle  complaisance  il  montrerait  à  la  lièVe  Madrid  sa 
charmante  el  impériale  personne,  si  longtemps  inconnue  au  Midi  : 
faveiu'  qui  ne  coule  pas  cher,  le  monde  lésait,  qu'on  ail  les  Kusscs 
pour  auiis  ou  pour  ennemis!  Poursuis,  homonyme  de  l'illustre 
fils  de  Philippe  :  La  Harpe,  ion  Arislole.  te  fait  signe  d'av.incc-r  ;  ce 
que  fut  autrefois  la  Scylhie  ]pour  le  roi  de  Macédoine  .  puissent  les 
ravages  del'lbérie  l'être  pour  toi  et  les  tiens  !  Cependant  !  o  ei-devanl 
jeune  homme,  rajipelle-loi  le  destin  de  ton  grand  devancier  sur  les 
rives  du  Pruth  :  tu  as  pour  l'aider,  si  pareille  chose  l'arrivait,  bien 
des  vieilles  femmes,  mais  pas  une  Catherine.  L  Espagne  aussi  a  des 
rochers,  des  lleuvcs,  des  défilés  ..  l'ours  peut  tomber  dans  les  pièges 
du  lion.  Les  plaines  brûlantes  de  .Xérès  ont  élé  fatales  aux  tjoths  : 
crois-tu  que  ceux  qui  ont  vaincu  Napoléon  posent  les  armes  devant 
loi  ?  Tu  feras  mieux  ,  crois-moi ,  de  regagner  tes  déserts ,  de  trans- 
former les  sabres  en  socs  de  charrue,  de  raser  cl  décrasser  les  H  i- 
kirs,  de  délivrer  les  Etats  du  servage  cl  du  knout,  au  lieu  de  sui\  i 
eu  aveugle  celle  route  fatale  el  d'infester  de  tes  sordides  lésions  ilc^ 
pays  dont  le  ciel  el  les  lois  sont  également  purs.  L'Espagne  u  a 
|ias  besoin  d'engrais;  le  sol  y  est  fertile,  mais  il  ne  nourrit  point 
l'ennemi  :  ses  vautours  ont  élé  repus  naguère;  voudrais-tu  leur 
fournir  une  nouvelle  proie?  Uélas!  ton  rôle  ne  sérail  point  celui 
de  conquérant,  mais  de  pourvoyeur.  Je  suis  Diogène,  et  le  llusse  et 
le  llun  se  licnncnt  devant  mon  soleil  et  celui  de  bien  des  millions 
d'hommes;  mais  si  je  n'étais  Diogène,  j'aimerais  mieux  être  un  ver 
rampant  qu'un  pareil  Alexandre!  Soit  esclave  qui  voudra,  le  cyni- 
que restera  libre  :  les  parois  de  son  tonneau  sont  plus  solides  que 
les  remparts  de  Sinopc  :  il  continuera  de  porter  sa  lanterne  aux 
visage  des  rois  pour  chercher  parmi  eux  un  honnête  homme. 


Et  que  fait  la  France,  celle  prolifique  pairie  du  ncc-plus-ullrn  dc9 
ullras  el  de  leur  bande  mercen.iire?Que  fuit-elle  avec  ses  chambres 
bruyantes  et  sa  tribune  que  l'orateur  doit  escalader  avant  de  pr 
noncerun  mot,  el  où.  dès  qu'il  a  pu  dire  ce  mol,  il  s'eiilend  rép  ■ 
dre  en  écho  :  «  Vous  avez  menli!  »  Nos  communes  britannique» 
daignent  quelquefois  dire  :  <■  Ecoulez!  »  un  .sénat  gaulois  a  plus 
de  langues  que  d'oreilles.  Benjamin  Constant  lui-même,  leur  uni- 
que niailredaus  l.i  lultc  parlemenlaire,  n  un  duel  le  lendemain  piun- 
justifier  sou  discoui-s  de  la  veille  :  mais  la  chose  coule  peu  h  de  vé- 
ritables Français,  ipii  aiment  mieux  se  battre  que  découler,  fût-ce 
en  fnccde  leur  père.  (,)u'esi-ce  que  présenter  sa  poitrine  à  une  balle, 
en  comparaison  du  sup[dice  d'écouler  un  long  discours  sans  inter- 
rompre? Celte habilude.  il  est  vrai,  ne  régnait  pas  dans  l'ancienne 
Rome,  quand  Cicéron  y  lançait  les  foudie?  de  sa  voix  ;  mais  Demo- 
sthenes semble  avoir  sanctionné  la  mélhodo  française  en  disant  (jue 
rélo(|uencc  «  c'est  l'action  !  l'action  !  » 


XII. 

Mais  où  est  le  grand  monarque  ?  a-t-ll  bien  dîné?  ou  gérait-il  en- 
core sous  le  poids  douloureux  de  I  indigestion  f  Les  pâtés  révolu- 
lionnair.  s  se  sont-ils  soulevés  el  ont-ils  changé  en  prison  l'impé- 
rial estomac  ?  Des  mouvements  alarmants  ont-ils  agile  les  troupes, 
ou  bien  aucun  mouvement  n'a-t-il  suivi  des  soupes  assaisonnées 


OEOVftES  COMPLETES  DE  LOUD  BYRON. 


HI 


parla  trahison?  Des  cuisiniers  carbonari  aiirateni-ils  servi  de  fa- 
tales carlionades?  nu  les  prescriptions  cruelles  de  la  Faculté  ont- 
elles  défendu  la  réplélion?  Alil  je  lis  dans  (es  regards  abattus  la 
traliisou  que  la  France  exerce  par  la  main  de  ses  cuisiniers!  Digne 
et  clas.-iqiie  Louis!  ah  t  qu'il  est  peu  désirable,  diras-tu,  de  jouer  le 
rôle  de  Désiré!  Fallail-il  quitter  le  vert  séjour  du  paisible  Hartwell,  une 
laide  d'Apiciusetlesodes  d'Horace,  pour  venir  gouverner  un  peuple 
qui  ne  veut  pas  être  gouverné ,  et  préfère  les  verges  à  un  sermon  ? 
Ali!  ton  caractère  et  tes  goûts  ne  te  destinaient  pas  au  trône  ;  lu  es 
beaucoup  niieuï  placé  à  table,  doux  épicurien,  hôte  bienveillant  ou 
bon  convive,  causant  de  littérature  et  sachant  par  cœur  la  moitié 
He  l'Art  poétique  et  tout  l'Art  culinaire  ;  toujours  homme  d'éruJi- 
lion,  hornnie  d'esprit  parfois,  humain  quand  la  digestion  le  permet; 
mais  peu  fait  pour  gouverner  un  pays  libre  ou  esclave  ;  la  goutte 
était  pour  toi  un  martyre  assez  grand. 


xm. 

Ne  consacrerai-jc  j)as  une  phrase  à  la  noble  Albion  "?  ne  lui  paie- 
rai-je  point  le  tribut  de  louange  que  lui  doit  tout  vrai  Brelon  ?  «Les 
arts...  les  armes...  Georges...  la  gloire...  les  îles...  l'heureuse  Bre- 
tagne... le  sourire  de  la  Richesse  et  de  la  Liberté...  ces  blanches  fa- 
laises qui  ont  tenu  l'invasion  en  respect...  les  sujets  satisfaits  ,  tous 
à  l'épreuve  'e  l'impôt...  le  fier  Wellington  avec  son  bec  d'aigle,  ce 
iiez,  ce  crochet  auquel  est  suspendu  l'univers...  et  Waterloo...  et... 
(chut!  pas  un  mot  encore  sur  le  commerce  et  la  dette)...  et  le  ja- 
mais... assez...  regretté CasUereagh,  qui  deson  canif,  l'aulrejour,  a 
coupé  le  cou  à  une  oie  (1)...  et  les  pilotes  qui  ont  maîtrise  cette  tem- 
pête enorm*?...  (mais  gardons- nous,  même  pour  la  rime  ,de  nommer  la 
réforme)  :  n  ce  sont  là  des  sujets  qu'on  a  chantés  bien  souvent  jus- 
qu'à cejour,  et  ilme  semble  superflu  de  les  chanter  de  nouveau  :  on 
les  trouve  dans  tant  de  livres  qu'il  n'est  pas  du  tout  nécessaire  qu'on 
les  trouve  encore  ici.  Mais  il  est  un  fait  que  l'on  peut  célébrer  avec 
raison,  et  qui  plus  est  en  observant  la  rime.  C'est  ce  que  ton  génie 
lend  possible,  ô  Canning!  toi  qui,  élevé  pour  faire  un  homme 
d  Klat,  étais  né  d'abord  homme  il'esprit,  et  qui  jamais,  même  dans 
celte  slupide  chambre,  n'as  pu  abaisser  ton  essor  poétique  jusqu'à 
la  platitude  de  ia  prose  :  notre  dernier,  notre  meilleur,  notre  seul 
oraleur,  je  puis  maintenant  te  louer...  les  tories  n'en  font  pas  da- 
vanlage;que  dis-je?ils  n'en  font  pas  autant...  ilsle  détestent,  Can- 
ning !  parce  que  ton  génie  les  épouvante  encore  plus  qu'il  ne  les 
soutient.  Les  limiers  se  rassembleront  à  la  voix  du  chasseur ,  et  la 
meule  docile  suivra  partout  ses  pas;  mais  ne  prends  pas  pour  des 
marques  d'affection  leurs  abois  et  leurs  clameurs  :  c'est  une  menace 
pour  le  gibier,  et  non  un  éloge  à  ton  adresse  ;  bien  moins  sûrs  que 
la  meule  ;i  quatre  pieds,  ces  bipèdes  vont  rélrogradersur  la  première 
piste  douteuse.  La  sangle  de  In  selle  n'est  pas  encore  bien  aflermie, 
i  le  royal  étalon  n'a  pas  le  pied  très  sûr  ;  le  vieux  cheval  blanc  est 
lourd ,  sujet  à  broncher  cl  à  se  cabrer ,  et  de  temps  en  temps  l'il- 
lustre monture  se  vautre  dans  la  boue  avec  son  cavalier  ;  mais  pour- 
quoi s'en  étonner  ?  bon  sang  ne  peut  mentir. 


XIV. 

Mais  la  propriété  rurale!  hélas!  quelle  langue  ou  quelle  plume 
pourra  déplorer  le  sort  de  nos  gentilshommes  sans  campagne,  les 
derniers  à  faire  cesser  le  cri  des  combats,  les  premiers  à  faire  de  la 
paix  une  maladie?  Pourquoi  étaient-ils  faits  ces  patriotes  de  vil- 
lage?... pourchasser,  voler  et  faire  hausser  les  céréales.  Mais  le 
blé  doit  tomber  comme  toutes  choses  mortelles,  les  rois,  les  con- 
quérants et  surtout  les  prix  du  marché.  Faut-il  donc  que  vous  tom- 
biez vous-mêmes  à  chaque  épi  de  blé  qui  tombe?  Pourquoi,  s'il  en 
est  ainsi,  avcz-vous  combattu  le  pouvoir  de  Bonaparte?  C'était  là 
voire  grand  Triplolème;  son  ambition  ne  détruisait  que  des  royau- 
mes et  mainlcnait  les  prix  de  vos  denrées  :  à  la  grande  salisfaclion 
de  tout  propriétaire,  il  pratiquait  en  grand  l'alchimie  agraire,  la 
hausse  des  fermages.  Pourquoi  faut-il  que  le  tyran  ail  succombé  de- 
vant les  Tartares,  et  qu'il  ait  réduit  l'orge  à  des  prix  aussi  bas? 

,  Pùunjuoi  l'avoir  enchaîné  dans  celte  île  solitaire?  L'homme  vous 
servait  bien  mieux  sur  son  trône.  A  la  vérité,  il  gaspillait  sans  me- 
sure l'or  et  le  sang;  mais  que  vous  faisait  cela?  là  France  en  portait 
le  blâme  ;  mais  le  pain  était  cher,  le  fermier  pouvait  payer  sa  rente, 
et  au  jour  de  l'adjudication  l'acre  de  terre  se  louait  à  bon  prix.  Vais 
où  est  maintenant  l'excellente  aie  qui  se  buvait  en  signant  la  quit- 

tlance?  où  est  le  tenancier  fier  de  sa  bourse  bien  garnie,  et  connu 
pour  n'èlre  jamais  en  relard?  la  ferme  qui  n'était  jamais  sans  fer-" 
mier  ;  le  marais  accaparé  pour  le  transformer  en  terre  productive; 
l'espoir  impatient  de  l'expiration  des  baux  où  l'on  pouvait  doubler 
les  loyers?...  0  malheurs  de  la  paix!  En  vain  Ton  adjuge  des  prix 
pour  e.\ciler  le  zèle  du  cullivaleur  ;  en  vain  les  communes  volent  un 

(1)  Le  suicide  de  Castlereagh,  lord  Londonderry,  au  mois  d'aoùl  1S2-?, 
fit  place  dans  le  cabinet  à  Canning,  qui  prépara  la  réforme. 


bill  palriolique  ;  l'intérêt  territorial  (vous  comprendriez  mieux  si  je 
disais  lintérèttoul  court)...  l'intérêt  égoisle  des  propriétaires  ruraux 
gémit  de  comté  en  comté  :  on  redoute  que  l'abondance  ne  vienne 
atteindre  le  pauvre.  Relevez-vous  donc,  relevez-vous,  ô  renies!  éle- 
vez vos  prix  pour  que  le  ndnistère  ne  perde  pas  cent  voLx,  et  qu'un 
patrioiisme  délicat  et  susceptible  à  l'excès  ne  fasse  pas  descendre  le 
pain  au  niveau  du  cours  :  car,  hélas!  les  pains  et  les  poissons,  si 
recherchés  autrefois,  ont  disparu...  le  four  est  clos,  l'Océan  est  à 
sec  ;  et  de  tous  les  millions  dépensés  il  ne  reste  rien  que  la  néces- 
sité d'être  modérés  et  contents.  Ceux  qui  ne  le  sont  pas  ont  eu  leur  | 
lour...  et  chacun  tire  son  lot  de  l'urne  impartiale  du  sort;  mainte-  ' 
nant,que  leur  vertu  trouve  en  elle-même  sa  récompense,  et  qu'ils  se 
contentent  des  biens  qu'ils  ont  préparés!  "Voyez  la  foule  de  ces  Cin- 
cinnatus  sans  gloire ,  fermiers  à  la  guerre,  dictateurs  dans  la  ferme  ; 
leur  soc  de  charrue  était  l'épée  dans  des  mains  mercenaires;  leurs 
champs  s'engraissaient  du  sang  versé  sur  d'autres  rivages  :  tran- 
quilles dans  leurs  granges,  ces  laboureurs  de  la  Sabine  envoyaient 
leurs  frères  combattre  au  dehors...  pourquoi?  pour  les  fermages! 
Année  sur  année,  ils  votaient  cent  pour  cent  d'augmentation  aux 
articles  du  budget,  c'est-à-dire  notre  sang,  nos  sueurs,  des  mil- 
lions arrachés  avec  des  larmes...  pourquoi?  pour  les  fermages.  Ils 
hurlaient,  dînaient,  buvaient,  juraient  de  mourir  pour  l'Angle- 
terre... pourquoi  vivre  alors?...  pour  leurs  fermages.  La  paix  a  fait 
des  mécontents  de  tous  ces  patriotes  de  la  hausse.  La  guerre,  c'était 
la  rente.  Commenl  concilier  avec  leur  amour  pour  la  patrie  tous  les 
millions  dépensés  en  pure  perte?...  en  tenant  compte  de  la  rente. 
Et  ne  restitueront-ils  pas  tous  les  millions  avancéi  û  l'Etat?  Non  : 
que  tout  périsse  ,  pourvu  que  les  fermages  se  relèvent  !  Pour  eux, 
bonheur,  malheur,  sanlé,  richesse,  joie  ou  déplaisir,  l'existence,  son 
but  et  sa  fin,  religion  enfin,  tout  se  résume  dans  ce  mot  ;  la  rente  ! 
Tu  vendis  ton  droit  d'aînesse,  Esaii,  pour  un  plat  de  lentilles;  tu 
aurais  dû  obtenir  davantage  ou  être  moins  gourmand;  maintenant 
que  tu  as  avalé  ta  portion,  toute  réclamation  est  inutile  :  Israël  dé- 
clare le  marché  valable.  Tel  a  été,  propriétaires  ,  votre  appétit  pour 
la  guerre;  et  tout  gorgés  de  sang,  vous  criez  pour  uneégialignure  i 
Eh  quoi!  voudriez-vous  étendre  jusqu'aux  ecus  le  tremblement  da 
terre  qui  vous  afflige ,  et  parce  que  la  propriété  territoriale  s'écroule, 
entraîner  dans  sa  ruinele  papier  consolidé  ?  Pour  que  les  formages  se 
relèvent,  faut-il  que  la  banque  et  la  nation  (lérissent,  et  que  l'on 
fonde  à  la  Bourse  un  hôpital  des  enfants  trouvés?  Voyez,  au  milieu 
des  angoisses  de  la  religion  ,  notre  mère  l'Eglise  pleurer,  nouvelle 
Ntobé,  sur  les  dîmes,  ses  enfants.  Les  prélats  s'en  vont  où  sont 
allés  les  saints;  et  les  orgueilleux  cumuls  se  réduisent  à  l'unité.  L'E- 
glise ,  l'Etat,  les  factions  luttent  dans  les  ténèbres,  ballottés  par  le 
déluge  dans  leui-  arclie  commune.  Dépouillée  de  ses  évoques,  de  ses 
banques,  de  ses  dividendes,  une  autre  Babel  s'élève...  mais  la  Grande- 
Bretagne  touche  à  sa  fin.  Et  pourquoi?  pour  assouvir  d'égoisles  be- 
soins et  soutenir  le  fragile  édifice  de  ces  fourmis  agricoles.  «Va  voir 
les  fourmis,  paresseux,  et  que  leur  exemple  te  rende  sage;  »  ad- 
mire leur  patience  dans  tous  les  sacrifices ,  jusqu'au  jour  où  une 
leçon  a  élé  donnée  à  leur  orgueil,  pour  prix  de  tant  d'exactions  et 
de  tant  d'homicides  :  admire  leur  juslice  qui  voudrait  refuser  Je 
paiement  de  la  dette  nationale...  mais  cette  dette,  qui  donc  l'a  élevée 
si  haut  ? 

XV. 

Tournons  maintenant  notre  voile  vers  ces  rocs  inconstants,  ces 
nouvelles  Symplégades...  les  fonds  publies  aujourd'hui  chancelants, 
la  Bourse,  où  Midas  pourrait  voir  son  désir  satisfait  en  papier  réel  ou 
en  or  imaginaire.  Ce  magique  palais  d'Alcine  étale  plus  de  richesses 
que  la  Grande-Bretagne  n'en  eut  jamais  à  perdre,  tousles  atomes 
deson  sol  fussent- ils  de  l'or  pur,  et  tousses  cailloux  fussent-ils  sem- 
blables à  ceux  des  bords  du  Pactole.  Là  joue  la  fortune  en  personne  : 
la  rumeur  publique  tient  les  dés,  et  le  monde  iremble  à  chaque  ia- 
slant  d'apprendre  la  chute  d'un  courtier.  Que  l'Angleterre  est  riche! 
non  pas  à  la  vérité  en  mines  de  métaux  précieux,  en  paix  ou  abon- 
dance, en  Wés,  huiles  ou  vins  :  ce  n'est  pas  une  terre  de  Chanaan, 
Couverte  de  miel  et  de  lait;  elle  n'a  pas  non  plus  force  argent  comp- 
tant, si  ce  n'est  en  sides  ou  talents  de  papier;  mais  ne  fermons  pas 
non  plus  les  yeux  à  l'évidence,  jamais  terre  cln-étienne  ne  fut  si 
riche  en  juifs.  Sous  le  bon  roi  Jean ,  ils  se  laissaient  arracher  leurs 
dents;  et  niaintenant,  ô  rois,  ils  vous  arrachent  lout  doucement  les 
vôtres;  ils  soumettent  à  leur  contrôle  les  Etals,  les  événements,  les 
rois,  et  font  circuler  un  emprunt  de  l'indus  au  pôle.  Trois  frères, 
un  banquier,  un  courtier,  un  baron,  volent  au  secours  des  illustres 
banqueroutiers  (|ui  réclament  leur  aile.  Et  ils  ne  s'en  tiennent  pas 
aux  rois  :  la  Colombie  voit  de  nouvelles  s|)éculalions  suivre  chacun 
de  ses  succès  ;  et  Israël,  devenu  philanthrope,  daigne  tirer  un  mo- 
deste intérêt  de  l'Espagne  épuisée.  La  Russie  ne  marche  pas  non 
plus  sans  l'appui  de  la  race  d'Abraham;  c'est  l'or  cl  aou  le  fer  qui 
prépare  les  triomphes  des  i;onq«6i-ant8.  Deu*  juifs,  deux  rejetons 
du  peuple  choisi,  trouvent  dans  ^tpp^  pays  la  terre  promise;  deux 
juifs  maintiennent  les  Romains  sousle  j'oiig  el  ;ij)puieut  le  Hun 
maudit,  plus  brutal  maintenant  que  jamais  :  deux  juifs...  mais  non 


413 


LES  VEI1>LÉES  LinÉUAIllLS  ILLUSTRÉES. 


doii.i  samaritains diriKCiil  If  monde  avec  tout  res(iril  de  leur 

scclc.  ()iip  Iftirfaitle  Ixinhciir  de  la  terre?  Un  cnnprt-s  est  jeurnoii- 
vello  Jf^riisalcm.  et  des  litres  de  l)arnns  et  des  ordres  rlievalcrcsqucs 
forment  l'appAi  i|ui  les  y  attire...  0 saint  Aliraliam!  (|uedis-tii  quand 
lu  vois  tes  descendants  se  mêler  aver  ces  pourceaux  couronnés, 
)e.-:(iucls  ne  craclient  pas  sur  leurs  casaques  juives,  mais  les  hono- 
rent comme  faisant  partie  du  corlé(;e?  Hue  dis-tu  quand  tu  les  vois 
encore,  dans  cette  Venise  où  vécut  Shylock ,  couper  leur  livre  de 
cbair  près  du  cœur  des  nations? 

XVI. 

Ctranpe  spectacle  que  ce  congrès  I  il  semble  destiné  à  réunir  toutes 
les  incohérences,  tousles 
contrastes.  Je  ne  parle 
pas  ici  des  souverains... 
ils  se  ressemblent  tous, 
comme  des  pièces  frap- 
pées au  même  coin  ;  mais 
tes  banquistes,  qui  font 
jouer  les  marionnettes  et 
tirent  les  ficelles,  offrent 
cent  fois  plus  de  variété 
que  CCS  lourds  monar- 
ques. Juifs,  auteurs,  gé- 
néraux ,  charlatans  ,  in- 
triguent aux  jeux  de 
l'Kurope  émerveillée  de 
leurs  vastes  desseins.  I.à, 
Mellernich  ,  le  premier 
parasite  du  pouvoir,  ca- 
jole tout  le  monde  ;  là 
Wellington  oublie  la 
guerre;  là,  Chatcaubriant 
ajoulede  nouveauxcbanis 
à  ses  Martyrs  ;  là,  le  Grec 
subtil  intrigue  pour  le 
slupideTartare;  là.  Mont- 
morency, l'ennemi  juré 
des  chartes,  devient  lout- 
à-coup  un  diplomate  de 
force  à  fournir  des  arti- 
cles au  Journal  des  Dé- 
bats; selon  lui,  la  guerre 
est  certaine...  mais  pas 
si  certaine  encore  que 
sa  démission  insérée  le 
même  jour  au  Moniteur. 
Hélasl  comment  le  cabi- 
net des  Tuileries  a-t-il 
pu  commettre  une  pareille 
erreur?  La  paix  vaut-elle 
un  ministre  ultra'  il  tom- 
be peut-être  pour  se  rele- 
ver «  presque  aussi  vile 
qu'il  a  conquis  l'Espa- 
gue  (i).  » 


xvn. 


Assez  sur  ce  sujet!.,. 
Un  spectacle  plus  pénible  L'Age  de  Bronie. 

appelle  le  regard  de  la 
muse  qui  s'efforce  en 
vain  de  détourner  les 
yeux.  La  fille  et  l'épouse 

d'un  empereur .  l'impériale  victime  offerte  en  sacrifice  à  l'or- 
gueil •.  la  mère  de  cet  enfant,  espoir  du  héros,  jeune  Asiya- 
nax  de  la  moderne  Troie;  l'ombre  pâle  de  la  plus  haute  sou- 
veraine que  la  terre  ait  iamais  vue  ou  puisse  jamais  voir ,  la 
voilà  qui  voltige  parmi  les  fantômes  du  jour,  objet  de  pitié, 
débris  d'un  grand  naufrage.  0  cruelle  ironie  !  L'Autriche  ne 
pouvait-elle  épargner  sa  fille?  Que  fait  IN  la  veuve  de  Frairce? 
ba  place  était  près  des  vagues  de  Sainte-Hélène;  son  seul  trône 
est  dans  la  tombe  de  Napoléon.  Mais  non  ,  elle  veut  encore 
tenir  sa  cour  en  miniature,  escortée  de  son  formidable  cham- 
bellan ,  de  cet  Argus  belliqueux  dont  les  yeux,  sans  être  au 
nombre  de  cent  (î) ,  la  surveillent  au  milieu  de  ces  pompes  misé- 

(1)  Vers  de  Pope  appliqué  à  lord  Peterboroug. 

{%)  Le  comle  de  Neipperg,  chambellan  d«  Marie-Louise,  et  bientôt  son 
digue  époux,  était  borgne. 


râbles.  Si  elle  ne  partage  plus ,  si  elle  ne  partagea  que  de  nom 
un  sceptre  plus  beau  que  celui  de  Charlemagne  ,  et  s'étendant  de 
Moscou  jusqu'aux  mer»  du  Midi,  elle  gouverne  du  moins  le  pastoral 
empire  du  fromage  où  Parme  voit  le  voyageur  accourir  pour  noter 
les  costumes  de  cette  cour  d'emprunt.  Klle  s'avance  :  les  nations  la 
Contemplent  et  safflit'ent;  et  Vérone  la  voit  dépouillée  de  tousse» 
rayons,  avant  même  que  les  cendres  de  son  époux  aient  eu  le  temps 
de  refroidir  dans  un  sol  inhospitalier...  (si  toutefois  ces  cendres  re- 
doutables peuvent  jamais  être  froides...  mais  non  ,  l'étincelle  s'y 
ranimera,  et  elles  briseront  leur  cercueil).  Elle  s'avance...  l'Andro- 
maque...  non  celle  de  Racine  ou  d'Homère...  Voyez  1  elle  s'appuie 
sur  le  bras  de  Pyrrhus I  ouil  ce  bras  droit,  rouge  encore  du  sang 
de  Waterloo,  quia  brisé  le  sceptre  de  son  époux,  ce  tiras  est  offert 

et  .iccepté  !  Une  escla- 
ve ferait-elle  plus...  ou 
moins?...  El  lui ,  dan* 
sa  tombe  récente)...  Les 
yeux  ,  les  joues  de  cette 
femme  ne  trahissent  au- 
cune lutte  intérieure  , 
et  l'ex  -  impératrice  est 
devenue  ex-épousel  Tant 
il  y  a  de  respect  dans  le 
cœur  des  rois  pour  les 
plus  sacres  liens  de  l'hu- 
manité I  Ahl  pourquoi 
épargneraient-ils  les  af- 
fections des  hommes, 
quand  les  leurs  ne  sont 
rien  à  leurs  propres 
yeuxT 


XVUJ. 


Mais  ,  fatigué  de  folies 
étrangères ,  je  reviens  au 

Says  natal  et  me  contente 
'avoir  esquis.sé  ce  grou- 
pe... le  tableau  viendra 
plus  tard.  Ma  muse  était 
sur  le  point  de  pleurer; 
mais  avant  qu  une  larme 
tùl  tombée,  elle  a  vu  sir 
William  Curtis,  en  jupe 
écossaise  ,  entouré  des 
chefs  de  tous  les  clans 
des  Highlands  qui  vien- 
nent saluer  leur  frère, 
Vich  lan  l'aldermanl 
Guildhall  (1)  devient  ga- 
ëlique ,  et  ses  échos  ré- 
pètent des  acclamations 
en  langue  erse  :  tout  le 
conseil  de  Londres  pous- 
se le  cri  de  «  Claymore  la 
En  voyant  le  tartan  de  la 
fière  Albyn  ceindre  com- 
me un  baudrier  l'énor- 
me aloyau  d'un  Celte  de 
la  Cité,  ma  muse  éclata 
d'un  rire  tellement  im- 
modéré, que  je  m'éveil- 
lai... et ,  ma  foil  ce  n'é- 
tait pas  un  rêve. 

C'est  ici,  lecteur,  que 
nous  nous  arrêterons...  et  si  l'on  ne  trouve  rien  de  mal  dans  ce 
premier  carmen ,  peut-être  en  aurez-vous  un  second. 


(1)  Maison  municipale  à  Londres. 


FIN   DE   L'AGB   de   BBONZB. 


-^»^g®^t«3- 


ŒUVUES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYKON. 


113 


LE 


PRISONNIER  DE  CHILLON 


Nulle  pari  lu  n'es  plus 


SONNET. 

Souffle  (éternel  de  rSme  indépenilanle 
liriilanle  qu'au  sein  des 
cacliols,  ô  Liberté  I  car 
là  lu  habites  dans  le  cœur , 
le  cœur  que  Ion  seul  a- 
niour  peut  captiver:  et 
quand  tes  fils  sont  plon- 
gés dans  les  fers...  dans  _^ 
les  fers  et  dans  la  téné- 
breuse horreur  d'un  ca-  ^ 
veau  humide,  leur  mar-  jgy 
tyre  prépare  le  Iriomphe  ^" 
de  leur  patrie  :  c'est  de  là 
qu'une  glorieuse  indé- 
pendance prend  son  vol 
sur  l'aile  de  tous  les  vents. 
Cliillon  !  ta  prison  est  dé- 
sormais un  sanctuaire  ; 
son  Irisie  pa\é  est  ua 
aulel....  car  il  a  été  ioulé 
par  Bunnivard,  et  ses  pas 
vont  laissé  leur  empi'ei nie 
comme  dans  un  champ. 
Que  personne  ne  fasse 
disparaître  ces  traces  : 
c'est  un  appel  contre  les 
tyrans  porte  devant  Dieu. 


1. 

Mes  cheveux  grison- 
nent, mais  ce  n'est  point 
ra>uvi-e  des  années;  ils 
M  ont  pas  non  plus  blan- 
chi en  une  nuit  comme 
il  est  arrivé  à  quehjues 
hommes  par  l'etrel  d'une 
tfi-reur  soudaine.  Mes 
membres  sont  courbés, 
mais  non  sous  le  puids 
du  ttavail;  ils  se  sont 
rouilles  dans  un  ignoble 
re[ios  ;  car  ils  ont  élé  la 
pi  nie  d'un  cachot ,  et  j'ai 
parlagé  le  sort  de  ceux  à 
qui  l'on  a  ravi .  inlerdil, 
comme  un  fruit  défend ii, 
la  jouissance  de  la  terre 
et  de  l'air.  Mais  ce  fut 
pour  la  foi  de  mon  père 
que  je  subis  ces  chaînes 
et  recherchai  la  mort  : 
mon  jière  mourut  sur  le 
chevalet  eu  refusant  d'a- 
bandonner sa  ci^-,yanee, 

cl,  pour  la  même  cause,  ses  enfants  ont  habile  les  tcnèlire? 
d'un  cachot.  Nous  élions  sept....  il  n'en  reste  plus  qu'un;  sx 
jeunes  hommes  et  un  vieillard  ont  fini  comme  ils  avaient  com- 
mencé, fiers  de  succombera  la  rage  des  persécuteurs.  L'un  sur  le  bû- 
cher, deux  autres  surleschamps  de  bataille  ontscellé  leur  croyance 
de  leur  sang  et  sont  morts  comme  était  mort  leur  père,  pour  le 
Dieu  que  leurs  ennemis  bla.sphémaient  :  trois  ont  été  jetés  dans  les 
cachots,  et  je  suis  le  dernier  débris  de  ce  naufrage. 

(1)  François  de  Bonnivard,  seigneur  de  Lunes,  né,  en  149B,  et  bénéfi- 
ci.iiredu  prienvé  de  St-'Victor,  aux  (lorles  de  Genève,  défendit  los.liljr- 
té=  de  cette  ville  contre  le  duc  de  Savoie.  Livré  à  ce  prince  en  1519,  il  l'ut 
eui|iri<onné  pendant  deux  ans  à  Grolée.  Mis  en  liberté,  il  l'ut  repris  en 
IS.'.O,  et  enfermé  au  château  de  Chillon  jusqu'en  1536.  DAlivré  alors  par 
les  Oernois  qui  s'emparèrent  du  pays  de  Vnud,  il  eut  le  lionlicur  de 
retrouver  Genfive  libre  ;  il  y  créa  des  institutions  utiles  et  mourut 
en  1570.  I.e  poèine  de  Byion  fut  composé  i^  Oiichy,  près  de  Lauzaïuie,  en 
juin'S!6. 


IL 

On  voit  sepl  piliers  de  structure  gothique  ,  dans  les  vieu.x  et  pro- 
fonds cacbcds  de  C.hillou  ,  sept  colonnbs  massives  et  grisâtres  qu'é- 
claire faiblement  une  lumière  captive,  un  rayon  du  soleil  qui  s'est 
trompé  de  route  et,  tombant  à  travers  les  feules  et  les  crevasses  de 
l'épaisse  muraille,  est  resté  croupissant  sur  le  pavé  humide  comme 
le  météore  à  la  surface  d'un  marais.  Or,  à  chaque  pilier,  on  voit  un 
anneau  et  à  chaque  anneau  une  chaîne  :  ce  fer  est  un  métal  cor- 
rosif, car  ses  dents  ont  laissé  sur  mes  membres  des  marques  qui  ne 
s'effaceront  plus,  jusqu'à  ce  que  j'aie  enfin  qi«itté  ce  jour  nouveau 
pour  moi,  et  douloureux  îi  des  yeux  qui  n'ont  point  vu  ce  beau  so- 
leil pendantdesannées... 
je  n  en  puis  dire  le  nom- 
bre, car  j'ai  cessé  ce  long 
et  pénible  compte  quand 

le  dernier  de  mes  frères 

tomba   et  mourut,    moi 
-^  resté  gisant  à  coté  de  lui. 


IIL 

Chacun  de  nous  avai, 
été  enchaîné  à  un  pilier 
et  nous  étions  trois  .. 
mais  seul  à  seul,  dans 
l'impossîiilité  de  faire  un 
seul  pas,  et  d'apercevoir 
mutuellement  nos  traits, 
si  ce  n'est  à  cette  clarté 
pâle  et  livide  qui  nous 
rendait  méconnaissables 
l'un  pour  l'autre. 

Ainsi  réunis...  etpour- 
tanlséparés  ,  les  mains 
chargées  de  fers  et  le  cœur 
plein  de  tristesse,  nous 
trouvions  encore  quel- 
que douceur,  privés  des 
plus  purs  éléments  de 
l'exislence  terrestre,  à 
pouvoir  converser  entre 
nous,  à  nous  conforler 
l'un  l'autre  |iar  quelque 
vieille  légende  ,  quelque 
chaut  héroïque  d'autre- 
fois où  nous  puisions  un 
relour  d'espérance;  mais 
à  la  longue  celle  ressour- 
ce même  languit  :  nos 
voix  priren  t  u n  ton  lamen- 
table comme  un  écho  des 
voûtes  du  cachot;  de 
pleines  et  sonores  qu'el- 
les étaient  autrefois,  elles 
devinrent  discordantes; 
ce  pouvait  èlre  une  illu- 
sion ,  mais  pour  moi  je  ne 
les  reconnaissais  plus 


Léman  baigne  les  murs  de  CUi 
de  profi 


on,  les  ondes  coulent  à  mille  pieds  |V^ 

ndeur. 

J'étais  l'ainè  des  Irois, 
et  mon  devoir  était  de 
raffermir ,  de  consoler  les 
autres  :  j'y  fis  de  mon  mieux  ,  deux  ne  restèrent  pas  en  arrière. 
Le  plus  jeune  ,  que  mon  père  chérissait ,  parce  qu'il  avait  les  trails 
de  noire  mère,  avec  ses  yeux  bleus  comme  le  ciel...  c'est  pour  lui 
suvtout  que  mon  âme  souffrait!  et,  en  vérité,  c'était  poignant  de 
voir  pareil  oiseau  dans  pareil  nid;  car  il  était  aussi  beau  que  le 
jour  (et  autrefois  le  jour  était  beau  à  mes  yeux  comme  à  ceux  des 
jeunes  aigles  en  liberté)  ;  aussi  beau  qu'un  de  ces  jours  du  pôle  qui 
embrasse  toute  la  durée  d'un  élé  sans  sommeil  et  sans  nuit .  enfant 
du  soleil  éclos  dans  sa  couche  de  neige.  U  en  avait  la  purelé  et  l'é- 
clat :  doué  d'une  aimable  gaîlé,  il  n'avait  de  larmes  que  pour  les 
maux  d'aulrui ,  et  alors  elles  coulaient  abondantes  comme  le  ruis- 
seau des  montagnes,  à  moins  qu'il  ne  fût  en  état  de  soulager  les 
souffrances  dont  il  ne  pouvait  supporter  la  vue. 

V. 

L'autre  avail  nue  àmo  non  moins  pure,  mais  la  iialure  l'avait  fait 

8 


in 


I.RS  VKII.LKlîîî  UTTÉnAIRliS  ILI.USTIlfCI-g. 


|i«piii'  los  conihiils  :  rolni-lc   dn   cnrps  ,  soil  ciuiMCi'    cùl    bravi'   In 

monde  ciiliir  iiiiiii-  c»niio  lui  :   il  <  Inil  l\ill  pour  iirir  avec  joli* 

I'll  roinl);il(anl  ;m  piciiiliT  ranj;....  Minis  non  pour  l,iii(;uir  ihiiis  les 
rhaliies.  I.r'  rli(piells  tie  ses  fers  nliallit  m  force  ilftiiie  :  je  le  \i< 
snlTnlsser  en  silence...  pcul-ftire  en  fiit-il  nulaiit  di' nioi  ;  mais  jc 
faisais  ions  iiie^  ell'nrls  pour  laninierei-s  restes  dune  lainillc  elnVie. 
Mon  fri>reélail  un  chasseur  des  monla^nesanseindesquclleR  il  avait 
poursuivi  li'  daim  et  le  loup  ;  pour  lui,  ce  carlinl  ilait  un  poulTre,  e( 
(le-;  eliaiiies  h  se»  pieds  loi  semlilaieiil  le  dernier  cli-s  maux. 


VI 

Au  pied  des  murs  de  Chillun  ,  les  llols  imnienses  du  lac  Lc'man 
s'enfiincent  à  uni-  profoiuleur  de  mille  pieds  •  c  est  ce  qu'a  mesuré 
la  sonde  du  haul  des  Idanes  créncauv  ipie  l'onde  environne  Vapucs 
et  iniiraillcs  enloureiil  ce  lieu  d'un  doiihle  rempart,  el  en  font  un 
vivant  loinheau.  Notre  souihre  eaveau  était  plus  i  as  (jne  la  surface 
du  lac,  dont  jnur  et  nuit  nous  enleiidious  clapoter  les  flots  :  i|  bat- 
lait  snns  cesse  autour  de  nos  lentes,  cl  souvent  en  hiver,  quand  les 
vents  inipélneu.\  se  jouaient  libres  el  heureux  dans  le  ciel,  j'ai  senti 
l'éciirne  de  londe  pénélicr  h  travers  les  barreauv;  et  alors  le  roc 
Ininu^ine  s'ébranlait  :  je  le  sentais  remuer  sans  m  émouvoir  luoi- 
iiiAmc  .  car  j'aurais  souri  à  une  mort  tjui  ertt  brise  mes  fers. 


Vil. 

J'ai  dii  (|uc  fè  moins  jeune  de  mes  frères  languissait,  et  que  son 
cœur  puissant  .se  laissait  ahaltre  :  bieiilùl  il  refusa  loiil'-  nomriliire, 
non  parce  que  nos  alimenls  élaient  gC','*sl'er? ,  <-ar  noils  étions  ac- 
coutumés à  la  vie  «lu  cliasseur  ,  et  <;"''lail  )à  le  nioiiidif-  do  nos 
soucis  •  au  lait  de  la  clièvrc  des  iiioiilagncs  on  avail  .sulHiilué 
l'eau  des  fossés:  notre  |)ain  était  celui  que  les  larme;  d>'s  prisiii- 
niers  ont  mouillé  rendant  des  siècle^  ,  d.-puis  que  rii'omo"  a  osé 
enfermer  son  semblable  comme  une  bêle  f.irouplie  ilaiisiiiic  r;ir;e  ijç 
fer.  Mais  que  nous  importait  à  nous  i>u  à  lui?  Ij-  n'élaii  [loinl  ce 
régime  qui  afl'aiblissail  ses  fticmbrçs  et  sofi  cœur.  L'3nie  demon' 
fr^^e  était  de  celles  que  glacerait  le  séjour  iiiîmc  d  un  palais.  >aii.s  l;i 
facilité  de  parcourir  les  flancs  escarpés  J'Ia  monta-nc  ri  d'.v  i«-' 
pirer  un  air  libre,  itlais  pourquoi  ne  poinl  le  dire  toiu  de  siiiiç^. 
Il  niourul;  je  le  vis  ,  et  iic  pus  souteijif  sa  léto .  ni  lUIrindre  ^a 
main  monrante  ..  ni  même  sa  main  Kl.ici5e  par  la  iiiort...  malgré 
tous  mes  clVoris,  mes  cITcnts  désespérés  pour  briser  ou  ronger  iTiçs 
fers.  Il  mourut...  alors  les  geûlieis  délarlièrcnl  sa  eliaiiie  el  crcù- 
s(;rcnt  pour  lui  une  fosse  profonde  dans  le  sol  glacé  dr  nidri' prison. 
JCn  vain  ,  je  les  priai ,  je  les  suppliai  en  grâce  de  mettre  son  l'orps 
périssable  dans  un  lien  où  brilljt  le  jour.,,  sans  doute  ,  c'était  une 
pensée  absurde;  mais  elle  s  empara  d'elle-inCnie  de  nion  cerveau, 
et  II  me  semblait  que,  même  dans  là  inorl.cc  cour  né  libre  ne  sau- 
rait reposer  au  fond  d'un  cachol.  J'aurais  pu  m'epartjner  des  êiip- 
plicalions  inutiles  :  ils  ne  me  répondiri'iit  que  par  un  sourire  gla- 
cial, et  le  mirent  dans  la  lo.sse  préparé  :  :  un  sol  plat  et  sans  gazon 
.s'étendit  sur  l'être  que  j'avais  tahriju'i";  sa  chaftiç  vide  rç^tà  siis- 
pendue  au-dessus,  digne  monumedt'd'un  pSVC'^  ïfiÇUr'.re- 


VIII, 

Mais  l'aulre,  le  favori,  la  llenr  de  noiie  maison,  le  plu$  ijijné  dç- 
)iiiissa  naissance.  I  image  de  sa  mère  par  la  beauté  des  Irafts;  f'é'ri- 
laiil  rliéi  i  de  toute  la  famille,  la  suprême  pensée  d'un  père  marlv  r,  ma 
ilernicir  sollicitude  .'i  moi-même,  el  le  seul  être  pour  lequel  j  essayais 
de  retenir  ma  vie,  alin  que  la  sienne  lut  moins  malheureuse,  et 
ipi'll  put  voir  le  jour  de  la  liberté;  lui  aussi,  qui  jusque-là  avait  con- 
servé sa  gatlé  naturelle  ou  l'avait  ranimée  par  ses  eQ'oris  inlérieiirs... 
lui  aussi  fut  frappé,  et  de  jour  en  jour  se  flétrit  comme  une  fleur  sur 
sa  tige.  O  Dieu!  c'est  nu  terrible  spectacle  que  de  voir  l'Ame  hu- 
maine prendre  son  essor,  sous  quelque  face,  de  quelque  manière 
que  ce  soit  :  je  l'ai  vue  sortir  avec  des  Ilots  de  sang  ;  je  l'ai  vue,  sur 
les  vagues  de  l'Océan,  lutter  cont-^e  une  .sull'ocalion  convulsive;  j'ai 
Ml,  sur  sa  couche  pâle  et  sépulcrale,  le  crime  en  proie  à  la  terreur 
•■t  an  délire  :  celaient  d'affreuses  choses.  Ici,  rien  de  semblable  :  wi 
trépas  lent  et  sur.  Il  s'éteignit,  toujours  calme  el  serein,  accuellant 
.ivn-  douceur  le  dépérissement  et  la  faiblesse,  n'avant  pas  une 
larme,  mais  tendre,  dévoué  ,  et  ne  s'al'tligeaiit  iine  pour  ceux  ipi'il 
laissait  après  lui.  Sa  joue  conservait  une  fraîcheur  qui  semblait  un 
ileineiili  donné  h  la  niorl,  eidonl  les  teintes  s'effacèrenl  doucement 
comme  un  arc-en-ciel  (pii  s'éteini  :  ses  .veux  brillaient  encore  de 
r-ille  lumièie  transparente  qui  semblait  illuminer  le  noir  cachol  .. 
Il  pas  un  mot  de  ninrmnre,..  pas  un  regret  de  son  deslin  préma- 
turé... quelques  souvriurs  de  leinps  plu.4  licureux...  qnehpies  mots 
d'esp  iir  pour  me  relève,-  nioi-mêiMe;  car  je  restais  plongé  <lans  un 
moniesilence.  absorbé  parcelle  p^'rle  la  plusiloulourense  de  toutes! 
Enfin   les  >oupirs  qu'il  essayail  de  retenir,  syinplomes  de  l'agonie 


de  la  nature,  devinrent  plu.s  InnI.s  ,  plim  nre^*  el  ■>'airai|p|irenl 
peu  à  peu.  J'écoulai,  mais  jc  n'enlendis  plus  lii-ii..  j  appelai  ..  cor 
mes  crainles  m'avaient  reinlu  insensé.  Je  savai;  qu'il  ne  reliait  nul 
espoir  ;  mais  ma  terreur  ne  pouvait  écouler  de  pareilles  rai-ons 
J'appelai  et  crus  untcndiu  un  son...  li'uii  élan  vigoureuv  .  je  loi'-;ii 
ma  chaîne  cl  m'élançai  vers  lui...  Il  n'y  éiall  p!i:'  V  ■  ■;  r 

rer  dans  éetfc  tioiré'ifiic'einie  où  je  devais  viv  i-  ! 

un  air  humide,  chargé  de  mes  malédieliims,  I  i  I 

venait  d'être  rompu,  le  dernier,  le  seul,  le  plnsrini  len  ipn  ;  m  me 
ri'Ienir  loin  du  rivage  élernel ,  et  nie  rattacher  encore  a  ma  famille 
détruite.  De  mes  deux  frères.  Inn  était  srpiis  la  terre.  I  antre  dessus... 
Ions  deux  morts!  Je  saisis  celle  main  immobile  ;  liclas!  la  niienm- 
était  aussi  froide  qu'elle.  Je  n'avais  plus  la  force  de  m'éloigiuT  on 
de  fane  le  nioindrc  mouvenic-nt  ;  mais  je  senlai»  que  je  vivais  i-n- 
core...  sentiment  de  désespior  quand  nous  savons  en  même  lemi'- 
qiie  tout  ce  que  nous  aimons  ne  nous  sera  jamais  n-ndii.  Je  ne  sai- 
jionrquoi  je  ne  ])us  mourir  :  je  n'avais  plus  nulle  espérance  terres- 
Ire...  mai»  j'avais  encore  la  foi,  el  elle  me  défendait  une  mort 
égoïste. 

IN, 

Ce  qui  in'arriva  cnsuile  dans  ce  sé|our,  je  ne  le  sais  pas  bien... 
jc  ne  l'ai  jamais  su...  Je  perdis  il.ilioid  l'impression  de  I9  lumière 
el  de  laii  ,'ei  bientôt  fidle  de<  lénébies  aussi.  Je  n'avais  ni  pensée 
ni  senlfinent  ..  rien...  Parmi  ces  iiicnes,  j  étais  comme  uiie  pierre 
nioi-nièiiie  ;  et,  à  peine  doué  de  la  conscience  de  mon  evisiencc.  j' 
restais  inerte  comme  le  roclier  sléiile  au  milieu  du  brouillard:  U)o> 
autour  de  moi  était  froid ,  pîSli'  el  gris;'ilre  :  ce  n'élait.pas  la  unit , 
ce  n'élail  pas  le  Jour;  ce  n'était  même  pins  le  crépuscule  du  ca- 
chot, si  odieux  à  m'a  vue  l'alignéy  ;  c'était  un  vide  absurbanl  tout 
l'espace;  une  immobilité  saiiV  lieu  dé'terminé.  Il  n'y  avait  |iour 
moi  ni  «iloiles,  ni  terre,  ni  temps,  ni  arrêt,  ni  chan^-ement,  ni  vertu, 
ni  crime.',  .'inai.s  lii'si'ien.e  im  :..iil.  ei ,  en  moi.  une  vé;.-élatioii 
muellê   qui  il'ë.l^it   i  i;   un  océan  d  inactivité  sla- 

giKiiiic.  ijcéati 't'^néii'  lencieux.  immobile! 


Une  lueur  pénétra  ilans  mon  in^çHipence...  c'était  le  gazoïiille- 
me'nl  d'fiii  otseaii  ;'il 's?' 'f(ir,  p'ui^' recommença  :  c'élail  le  (diaiit 
le'pTus  doux' qii'o'n  \ià\  elUeiidré, 'Ç|  mon  oreille  en  fut  recon- 
II Hissante  ;  elproiiieii.aiit  iiies}Cli:v  aiiloiir  deiiioi  avec  une  douce  su r- 
prisi',  daiisi'e  inoiiiciit.  je  ti'  rcrMiiliils  |dus  les  indices  de  mon  élal 
mi-;ér,ible.  Mais,  p  ;i  ii'niblesdcL-rés.mes  sensalions  re- 

moiiièreiii  sur  Imii  muées  :  je  vis  les  murs  du  cachol 

se  clore   élroiteiiie;  I  nioi  comme  auparavant  ;  je  vis  la 

lueur  Ircmliloltinlcs.)  ^liis  r  i;oiiinie  autrefois  ;  pourtant,  sur  le  boni 
«te  1.1  crevasse  jiar  où  elle  airivail,  le  |ietii  oiseau  était  aussi  joyeux  . 
aussi  laiiiilier,  l't  niéine  plus  que  s'il  ei'il  été  perché  suriin  arbre  :  un 
cliarmanl  oiseau  aux  aili-s  ,i7uiées ,  dont  le  chant  disait  un  millier 
de  choses  el  senililail  les  dire  toutes  pour  moi  !  je  n'avais  jamais  vu 
son  pareil:  je  ne  le  verrai  «le  ma  vie.  Il  semblait  avoir  comme  moi 
besoin  «l'un  coiiip.iu'non  :  mais  il  était  loin  de  paraître  aussi  triste  : 
il  venait  5  l'i'nliee  «le  mon  c'*iclioi  pour  m'aimer.  mainlenani  que 
nul  ne  vivait  plus  (mur  me  rendre  mon  amour,  cl,  en  réjouis.saiii 
mes  sens,  il  mnvail  rapindéau  sentiment  et  à  la  pensée.  Jc  ne  sais 
si  jiisqiie-lh  ce  jvinvie  piMil  être  avait  vécu  en  liberté,  ou  s'il  s'élaii 
échapp  '  '  1'  iiii  se  poser  sur  la  mienne  :  mais  jeconnaiss-ns 

trop  I'  II-,  cher  oisi'au  .    pour  vouloir  le  retenir.   .Mai- 

peul-èi  .1  du  paradis  avait-il  pris  celte  forme  ail<!-«-  poin 

me  visiter:  e:ii  ,  |.  ciel  me  pardonne  celte  [Wiisée*.  ipil  me  fil  îi  la 
«fois  pleurer  et  sourire!...  car  je  me  suis  souvent  ligure  que  ce  pou- 
vait être  l'âme  «le  mon  frère  d- scendue  vers  moi  pour  nie  eonsiler. 
ImiIiii  ,  il  s'envida.  et  alors  je  reconnus  bien  que  e'éiail  un  être 
mortel  ;  car  mon  frère  ne  se  sérail  pas  enfui  de  la  sorte.  «•!  ne  m'au- 
rait pas  laissé  doublement  seul...  seul  comme  le  cadavre  il.iiis  son 
linceul...  seul  comme  un  nuage  s(dilaire.  par  un  beau  jour  de  soleil 
tandis  que  tout  le  reste  du  liini:iiiicnl  est  serein  el  pur:  soih-  de 
menace  suspendue  dans  l'atmosphère,  menace  étrange  «pimd  le 
ciel  est  bleu  et  la  terre  joyeuse. 


XI. 

Un    changemenl    marqué   eut   bientôt   lien   dans  mon  simI  :  mes 

gardiens  devinrent  eomnalissanis  :  je  ne  .«ais  quelle  considération 

les   avait   adoucis  ,  car   ils  élaient  blasés  siir  le  specl.icle  d 'ssoiil- 

frances.  lîref.  il  en  était  ainsi...  on  ne  railacha  pas  les  ,inne:iiix  «le 

macliaîne  brisée,  et  ce  fui  pour  moi  un  commenei-inenl  de  liberii- 

I   que  de  pouvoir  parcourir  ma  cellule  d'un  bout  à  laiilre,  d'un  ci'io' 

I   à  l'aulre  colé  ,  en  travers  même  .  enfin  de  m'y  promener  «lans  tons 

i   les  sens:  je  faisais  le  four  de  tous  les  iiiliei-s  un  ii  un.  en  revenan! 

j  ensuite  au  poiil  d'où  j'étais  parti  .  évitant  «euleniciil  avec  soin  «le 


OIÎUVKRS    C.OMIM  IVIKS  UK  LOMD  BYUON. 


115 


iiia|c,lii-r  siii'  la  (omlio  du  iiip?  frères  dont  aueune  clévalioii  du  sol 
iiiiuli'iiiail  la  ]i\.\cc  :  rai',  si  je  ^ia|ierfçV''\is  que  pgr  mrsarde  mes 
paspiistciil  liinlané  leiii'  humble  sépullure,  ma  respiration  dévouait 
péiiililo,  oppressée,  ma  vue  s'obscurcissait  el  je  senlais  mon  cœur 
défaillir. 

XII. 

Jo  creusai  de?  degrés  dans  le  mur.  non  pour  essavcr  de  m'é- 
cliappor ,  car  cette  enç^ift(e  reiileniiail  tous  ceiix  qui,  sous,  une 
foi  nie  luimaine,  m'avaipni  aimé;  eÇ  désormais  (a  terre  enti^fye  né 
pouvait  être  pour  moi  qu'une  plus  vasie  prison  :  je  n'avais  ni  en- 
fant, (li  i!("re  ni  paicnis.  ni  compagnqn  de  misère.  (Test  avec  [ilai- 
sir  que  J  Pinisai;rai-  r.'ilc  idée;  car  s'il  m  ■  l'ùt  resté  (luelqu'uu  au 
nionde.  y  peiis'/r  niiu'il  reo'Ui  i'>}'-  iiai?  j'étais  çurieu^  d'aUeindre  à 
nui  l'eiiélrç  grjliée,  pour  rçposeV  encore  sqi'  Iç  somrnej  des'  monta- 
gnes un  l'çgai'd  de  paix  d'an;iour. 


XIII 

.le  les  vis...  elles  étaient  les  mêmes,  elles  n'étaient  pas  changéf.s 
eoimuc  je  devais  l'êtrq  ;  je  vis  sur  leurs  sonimeis  les  neiges  .sécu- 
laires .  à  K'ur.s  [lieds  lé  \asli'  lu;  et  les  ll.jls  Id'eiis  du  lUicuié  ipn's'j 
jiiitent  rapides;  jeiilendis  li',-<  luiriMls  bondir  el  mugir  dans  leurs 
lits  de  roi  bers  ,  et  parmi  1rs  liuis.MUis  qu'ils  brisent;  j  aperçus  les 
blaur|ie<  nuUMilles  de  la  ville  lointaine,  et  les  voiles  |,'liis  bl.'niebes 
qui  de-eeiiil.iieiii  avec  le  courant  :  puis  il  y  avail  une  pelile  île  verte 
(|Ui  souriait  en  laee  di;  moi.  la  seule  que  je  pusse  déeoii\  lir  -,  une  petite 
lie  verte  qui  ne  |i:ir,ii-s;iii  iia^jiliis  :;randei|uela  surraeeib' nnin  cacliol; 
mais  on  y  vov.iil  s/'|i'\er  1 1  oi<  lie,iii\  :u  lires,  el  mu  elle  la  brise  des 

montagnes  ]ii< n.nl  -m  Emilie,  et  près  délie  la  vague  roulait,  et 

sur  son  sol  croissaient  déjeunes  Heurs  an\  dniiees  leinles.  à  l'iia- 
leine  emliaumée.  Les  poissons  nageaieni  le  Ioml'  i!es  ninrsdu  cbà- 
leau  ,  et  tous  paraissaient  bien  joveiix;  l'aigle  seb'vail  sur  Taijui- 
lon  iiaissc(Dt  :  il  me  semble  que  jamais  je  ne  l'.ivais  vn  prendre  un 
v(d  aussi  rapide...  el  à  celle  pensée  de  nouvelles  larmes  remplirent 
mes  yeux  :  je  nie  sentis  troublé  et  regrettai  presque  d'avoir  ipiillé 
ma  chaîne.  Quand  je  redescendis,  robscnr.(té  de  ma  sombre  de- 
niciire  tnmbasur  moi  connue  un  poids  insupportable  ;c  était  comme 
une  tombe  nnuvellemeiil  creusée  qui  se  ferme  sur  un  être  chéri  que 
imus  voulions  sauver...  el  pourtant  mes  regards  trop  vivement 
trappes  avaient  presque  besoin  de  ce  repos. 


XIV 

11  s'écoula  des  mois ,  des  années  ou  des  jours  :  je  ne  sais ,  car  je 
lieu  lins  pas. compte:  ej  je  n'avais  aucun  espoir  il^  Yçvoir  lij  lii- 
nieio  et  de  çortir  de  mou  triste  tombeau.  Enfin  .  on  vint  me  mettre 
en  lilierté  :  je  ne  demaml.ii  pas  pourquoi .  je  no  m'oceupai  pas  du 
lien  nu  l'on  allait  nie  conduire.  Après  un  si  long  temps,  il  m'était 
indilïérenl  d'être  libre  ou  captif  :  je  m'étai-  habitué  à  eliérir  mon 
lié  espoir.  Lors  dope  que  ces  hommes  parurent,  et  me  dégagèrent 
de  mes  liens,  ces  massives  murailles  étaient  devenues  pour  moi  une 
sorte  d'ermitage...  j'en  avais  fait  ma  propriété  :  et  il  nie  semble  pres- 
que qu  ils  étaient  venus  mg  chasser  d'une  seconde  pairie.  J'avais 
lait  amitié  avec  les  araignées,  et  je  les  étudiais  dans  leur  mdno- 
imie  travail  :  j'aimais  à  voir  les  souris  jouer  au  clair  de  la  lime  :  et 
pourquoi  aurais-je  éié  moins  sensible  que  ccsanimau.x  aux  bienfaits 
de  la  nature  ?  N'ous  habitions  le  même  séjour,  et  moi,  leur  monarque 
à  tous,  j'avais  sur  eux  droit  de  vie  et  de  mort;  et  pourtant  ,  chose 
élrangç!  nous  avions  aiipn's  à  vivre  tous  en  pai.x.  Mes  cluiînes  et 
moi  nous  étions  devenus  amis  ,  tant  I  habitude  contrihuç  à  nous 
faire  ce  que  nous  sommes!  Donc,  ce  fut  en  soupirant  que  je  repris 
iiu'i  liberté. 

FIN   DU    PRISONNIER    DE    ClIILLON. 


HEURES   DE   LOISIR 


;Siiile.j 


Au  COMTE  DE  CLARK. 


Ami  I 
fa  Ills  III 


le  ma  jeunesse!  lorsque  nous  errions  ensemble,  coupled  en- 
i';  l'un  h  l'autre  par  l'amitié  la  plus  pure,  le  bonheur  qui 


donnait  des  ailes  à  ces  heures  rosées  était  de  ceux  que  le  eiel  laisse 
raroineiit  iieM'emjr'e  sur  les  moriids. 

Le  sni'venir  seul  de  cette  félièité  m'est  plus  cher  que  toutes  les 
joies  ipiej  ai  connues  loin  devons,  .l'éprouve  iiiie  peiné,  sans  doute, 
mais  une  iieine'bièri  douce,  à  me  rappeler  ces  joui's  et  ces  heures 
du  passé,  et  à'soupirér  encore  :  adieu'! 

.Ma  mémoire  pensive  plane  avec  délices  sur  ces  scènes  dont  nous 
ne  jouirons  plus,  mais  que  nous  regre-itons  toujours.  La  mesure  de 
notre  jeunesse  est  comblée  :  le  rêve  du  soir  de  la  vie  esl  iiii  r^ve 
tris|e  et  sombre,  et  quand  nous  revcrrons-nous?  Ah!  peut-être 
jamais.  '   ■ 

Comme  l'on  voit  deux  fleuves  partir  d'une  source  commun  : 
passa'gère  union  !  bientôt,  oubliant  lei'ir'origine,  chacun  d'eux  va  sj 
fra.v  er  en  murmurant  un  cours  séparé ,  et  ce  n'est  que  dans  l'Océan 
qu'ils  se  rejoignent.       '         '  '' 

Ainsi  nos  deux  existences,  mêlées  rie  biens  et  do  maux,  s'écou- 
lent ra|iprochées  quoique  ((istinçtes,  hélas!  et  ne  se  confondent 
pjjis  comme  à  leur  origine  :  iour-à'-tour  le'iiles  ou  rapides,  troubles 
ou  liai'içparenles ,  jusqu'à  ce  que  se  présente  le  goulfre  sans  fond, 
là  tuorl  qui  les  engloutira'  toutes  deux. 

Nos  deux  àuics,  cher  ami,  qui  n'avaient  autrefois  qu'un  vœu, 
qu'une  peiisée ,  suivent  maintenant  deux  roules 'liU'érentes.  Dédai- 
gnant les  humbles  plaisirs  des  champs  ,  la  tlestiiié'o  vous  appelle  à 
vivre  au  sein  du  faste  des  cours,  à  niilleV  dans  les  annales  df  la 
mode. 

La  mienne  est  de  perdre  mon  tcmiis  au  milieu  des  amours  ou 
d'exhaler  nies  rêveries  en  rimes  dépourvues  de  raison  ;'  car  les  cri- 
tiques roj.it  proclamé  ,  la  raison  ne  se  trouve  pas  chez  un  poète 
amoureux  à  ipii  il  reste  à  peine  une  seule  pensée  nette. 

Ce  pauvre  Liltle  ce  barde  tendre  cl  mélodieux  ,  dont  les  chants 
avaient  acquis  un  certain  renom  en  interprétant  les  leçons  de  l'a- 
mour, a  dû  trouver  monstrneusemeni  dur  (pie  d'impitoyables  cri- 
tiques l'accusassent  d'être  sans  esjirit  comme  sans  moralité. 

Mais  tant  que  tu  sauras  plaire  à  la  beauté,  harmonieux  favori  des 
neuf  sœurs,  ne  le  plains  pas  de  Ion  lot.  On  lira  encore  les  vers  dé- 
licieux, alors  que  le  bras  de  la  persécution  sera  llélii,  et  que  tes 
censeurs  seront  oubliés.  ' 

Toulefois  ,  je  dois  m'incliner  devant  ces  hommes  éminenls  dont 
la  féiùle  impitoyable  chi'Uie  les  mauvais  vers  et  ceiix'qiii  lis  écri- 
vent ;el,  quoique  je  puisse  être  moi  même  la' prrtcliairie  viciimo 
qu'immoleront  leurs  sarcasmes,  franchement,  je  no  les  appellerai 
pas  eu  duel  pour  cela. 

Peut-être  ne  feront-ils  pas  mal  de  briser  la  lyre  discordante  d'un 
débutant  aussi  jeune  :  celui  qui  se  jetto  dans  la  route  du  mal  ,'i 
dix-neuf  ans  sera  vers  la  trentaine,  je  le  crains  bien  .  un  pécheur 
incorrigible. 

.Maintenant ,  mon  cher  Clare,  je  reviens  à  vous:  el  vraiment .  je 
vous  dois  des  excuses  :  daignez  les  accepter,  .le  le  confesse,  ami. 
mon  imagination,  dans  son  essor  inégal,  v'oltige  tantôt  à  droite  et 
tantôt  à  gauche  :  mahiuse  aime  trop  les  digressions. 

Je  disais  donc,  je  crois,  que  votre  destin  serait  d'ajouter  un  astre 
à  ce  brillant  firmament  qui  enloure  la  rovauié.  Puisse  la  faveur  du 
trône  se  fixer  sur  vous  :  s'il  venait  à  être  occupé  par  un  noble  mo- 
narque capable  d'apprécier  le  raérilc,  cette  faveur  ne  vous  manque- 
rr.it  pas. 

Mais  puisque  les  périls  abondent  dans  les  cours,  où  de  subtils 
rivaux  brillent  h.  l'envi  l'un  de  l'autre,  puissent  tous  16s  saints  vous 
préserver  de  leurs  pièges,  et  pui's'siez-vous  n'accorder  jamais  votre 
amitié  et  votre  amour,  que  chacun' s'empressera  de  briguer,  qu'à 
des  âmes  dignes  de  la  vôti-e! 

Puissiez-vous'ne  pas  dévier  un  instant  de  la  ligne  droite  et  sûre 
de  la  vérité  :  que  la  voix  du'plaisir  ne'  vous  séduise  jariiaisl  pnis- 
siez-vous  ne  marcher  que  sur  des  roses,  n'avoir  d'autres  sourires 
que  des  sourires  d'aniour  ,  d'autres  larmes  que  des  larmes  de  joie  ! 

Oh!  si  vous  voulez  que  le  bonheur  embellisse  toutes  vos  années, 
tous  vos  jours  à  venir  ,  et  que  la  vertu  couronne  viitrè  front,  soyez 
toujours  ce  que  vous  fûtes  longtemps,  sans  tache  ciminié  je  vous  ai 
connu;  soyez  toujours  ce  que  vous  êtes  maintenant.  ' 

lilt  moi,  quoiqu'une  légère  part  d'éloges  qui  viendrait  consoler 
mon  vieil  âge,  me  fût  doublement  chère;  en  appelant  toutes  les 
bénédictions  du  ciel  sur  votre  nom  bien  aimé,  je  renoncerais  volon- 
tiers à  la  gloire  du  poète  pour  celle_  du  prophète. 


LE   JEUNE   M0NTAGN.\Rn. 

Quand  j'errais,  jeune  montagnard,  sur  la  sombre  bruyère  ;  quand 
je  gravissais,  ô  neigeux  Morveu,  tes  cimes  eH'ai|ir>es.  pour  contem- 
phrà  mes  pieds  le  torrent  qui  tonne  ou  les  v.qienis  ipie  la  tempête 
assemble  dans  la  vallée,  étranger  il  ta  science,  ignorant  la  crainte, 
sauvage  comme  les  rochers  ausiîin  desquels  se  di'veloppait  moii  en- 
fance, aucune  pensée,  sauf  une  seule,  n'occupait  encore  mon  cœur. 
Ai-je  besoin  de  v;ous  Ujre",  ô  ma  douce  Mary,  que  cette  pe'pséé  ^e  di- 
rigeait lout  enliéfe  vers  vpus  ? 


m: 


LES  VKILLÉK8  LITlf'KMKKS  ILLUSTRÉES. 


Poiirlnnt  ce  ni-  poiiv.iil  Mrf  do  l'amour,  car  j'en  iijnorais  jiisqu'nii 
nom  :  qiit'lk-  pasj-inti  peut  vivre  dans  le  nvm  d'iin  l'nfaiil  ?  Kl 
nt^anmnins  j'éprouve  oiioore  la  m(^mc  (émotion  quo  je  ressentais 
ailolfsceiil  dans  celle  rocheuse  soliludc.  Avec  celle  seule  imape  cni- 
prriiite  dans  mou  cœur,  j'aimais  ces  froides  n'-pions  el  n'en  d<5sirais 
point  d'aulrcs.  J'avais  peu  de  besoins,  car  tous  mes  désirs  étaient 
c<pnil)lés;  et  toutes  mes  pensées  étaient  pures;  car,  ô  ma  douce 
War.v  ,  mon  Ame  était  avec  vous. 

Je  me  levais  avec  l'aurore;  ayant  mon  chien  pour  pnidc  .  je  hon- 
ilissais  de  hauteurs  en  hauteurs;  ma  poitrine  luttait  contre  les 
lliiis  rapides  de  la  Dee  ou  j'écoutais  dans  le  lointain  le  chant  de 
I  Iliphiander.  Le  soir,  je  reposais  sur  ra?.  couche  de  bruyère,  et  dans 
mes  rêves  aucune  autre  ima_i,'c  que  la  vôlrc  ne  se  présentait  h  ma 
vue;  o  ma  douce  Mary,  mes  prières  s'élevaient  ferventes  vers  le 
ciel,  car  elles  commençaient  toujours  par  a|>peler  ses  bénédictions 
sur  vous. 

J'ai  laissé  ma  froide  patrie;  mes  illusions  ont  disparu;  ces  monla- 
(Tties  soi;t  niaintenanl  loin  de  moi,  et  ma  jeunesse  n'est  plus  :  le 
dernier  de  ma  race,  je  dois  nie  flétrir  dans  l'isolement,  et  ne  trouver 
de  joie  que  dans  les  souvenirs  du  passé.  Ah  I  la  grandeur,  en  éle- 
vant ma  destinée  ,  l'a  rendue  plus  amôre.  Scènes  de  mon  enfance, 
coniliicn  vous  m'étiez  plus  chères  ;  si  mes  espérances  ont  été  dé- 
nies, elles  ne  sont  point  oubliées;  et  si  mon  cœur  a  été  glacé,  ô 
ma  douce  Mary,  il  est  encore  avec  vous. 

(.)uand  je  vois  une  colline  sombre  lever  son  front  vers  le  ciel ,  je 
pense  aux  rochers  (|ui  couronnent  le  mont  Colbleen  ;  quand  je  vois 
II,'  IcMilie  a/.ur  d'un  u'il  amoureux,  je  songe  aux  doux  yeux  qui  em- 
bellissaient pour  moi  ces  lieux  sauvages;  quaml  je  vois  floller  quel- 
ques boucles  légères  dont  la  couleur  res,semble  à  celle  des  cheveux 
de  Mai-y,  je  me  rapelle  ces  longs  anneaux  d'or  ondoyantssur  votre 
cou,  trésors  de  la  beauié,  et  alors,  ô  ma  douce  Mary,  je  songe  à 
vous. 

Cependant,  il  luira  peut-être  le  jour  oij  les  montagnes  s'élève - 
ronl  encore  devant  moi  avec  leur  manteau  de  neige  :  mais  quand 
leur  front  m'apparaitra  sans  aucun  cliangcmeni.  tel  que  je  le  vis 
jadis,  Mary  sera-telle  encore  là  pour  maccueillir?...  Oli ,  non! 
adieu  donc,  collines  où  fut  éle\ée  mon  enfance!  Fraîches  ondes  de 
la  Dee,  adiçu!  Nul  toit  ne  m'abrilcia  dans  la  forêt  :  ô  ma  douce 
Mury,  quel  asile  pourrait  me  plaire  sans  vous. 


Oh!  que  ne  suis-je,  insoucieux  enfant,  dans  ma  caverne  des  mon- 
tagnes, ou  errant  à  travers  la  soliiude  sombre,  ou  bondissant  sur  la 
vague  bleuAire.  Le  luxe  embarrassant  de  l'orgueil  saxon  ne  con- 
vient pasà  l'Ame  libre  qui  aime  les  flancs  escar|iés  des  montagnes  el 
les  rochers  d'où  se  précipite  le  torrent. 

Fortunel  reprends  ces  fertiles  domaines,  reprends  ce  nom  pom- 
peux el  sonore  I  Je  hais  le  contact  des  mains  serviies;  je  hais  les 
esclaves  qui  rampent  autour  du  maître.  Ueporte-moi  au  milieu  des 
rochers  que  j'aime,  et  dont  les  échos  répètent  les  cris  sauvages  de 
rOcéaii  ;  jene  demande  qu'une  chose,  c'est  de  pouvoir  errer  encore 
dans  les  lieux  lamiliers  à  ma  jeunesse. 

l'eu  nombreuses  sont  mes  années,  et  pourtant  je  sens  que  le 
monde  el  moi  nous  n'élions  pas  fi>its  l'un  pour  l'autre.  Ah  I  pour- 
(pidi  il  épaisses  ténèbres  caebcnt-elles  à  l'homme  l'heure  où  il  doit 
cesser  dêlre?  J'eus  une  seule  fois  un  rêve  magnifique,  scène  fan- 
taslique  de  bonheur  :  ô  vérité,  pourquoi  ton  odieuse  lumière  est-elle 
venue  me  réveiller  et  me  rendre  h  un  monde  tel  que  celui-ci  ? 

J  ai  aimé  ,  ceux  (pie  j'aimais  ne  .sont  plus;  j'ai  eu  des  amis,  les 
amis  de  ma  jeunesse  ont  disparu.  Oh!  que  le  cœur  est  Irisicdans 
l'isolement,  ((uand  il  a  perdu  toutes  ses  espérances  d'autrefois  !  \  la 
vérité  quelques  joyeux  compagnons,  la  coupe  en  main,  dissipent  un 
peu  le  senlimeul  de  nos  maux  ;  mais  si  le  plaisir  ranime  lAme 
dans  un  moment  de  folie,  le  cœur...  le  cœur  est  toujouis  soli- 
taire. 

Qu'elles  son!  tristes  h  entendre  toutes  les  voix  de  ceux  que  le  nng 
et  le  hasard,  le  pouvoir  et  la  richesse  ont  réunis,  sans  qu  Ils  fussent 
amis  plus  qu'ennemis,  autour  du  feslin  hospitalier!  Oh  '  rendez-moi 
quelques  amis  fidèles,  jeunes  comme  ils  étaient  et  sympathii^ant  tou- 
jours a\ec  moi;  el  je  quitterai,  (lour  eux,  ces  réunions  nocturnes 
où  le  bruit  s'appelle  la  joie. 

O  femme!  être  enchanieur  !  femme,  mon  espoir,  ma  consolalion, 
mon  tout!  que  mon  cœur  doit  être  glacé  maintenant,  puisque  même 
tes  sourires  ont  peine.'i  l'échaiitTer!  J'abandonnerais  sans  un  sou()ir 
ce  théftire  brujaiit  de  splendides  suuIVrances,  pour  trouver  quelque  ' 
part  ce  calme  conlenteuient  que  la  vertu  connaît  ou  ipii  se  peint 
en  elle. 

Je  fuirais  volontiers  les  habitations  des  hommes...  des  hommes 
que  je  voudrais  éviter,  mais  que  je  ne  hais  point.  Il  me  faut  le  sé- 
jour de  l'obscure  vallée  :  ses  ténèbres  conviennent  à  mon  ànie  as- 
sombrie. Oh!  que  n'ai-je  les  ailes  qui  reportent  la  tourterelle  vers 


son  nid!  je  prendrais  m')n  essor  vers  la  roule  des  cieux  :  je  quitte 
rais  ce  monde,  et  je  trouverais  la  paix. 


I.B  ciMirTibRR  DK  lunnow  '1807). 

I  ieii  cher  à  mon  enfance,  arbres  dont  les  branches  vieillies  sou- 
piieiit  agitées  par  la  brise  qui  rafraîchit  un  ciel  sans  nuage!  le  viens 
seul  médiler  sur  cette  verte  pelouse  que  j'ai  si  souvent  foulée  a>ee 
ccuv  que  j'aimais,  et  qui  maintenant,  dispersés  au  loin,  regrelleiit 
peut-être  comme  moi  le  bonheur  qu'ils  ont  connu  hi.  Kn  siiiiant 
les  déiours  du  sentier  de  la  colline,  mes  yeux  l'admirent,  nmn  citnr 
te  chérit  encore,  ormeau  vénérable,  qui  m'as  vu  tant  de  fois,  couché 
sous  ton  ombrage ,  oublier  dans  mes  rêveries  l'heure  du  crépus- 
cule. J'étends  encore  là  niesmemlires  fatigués,  mais,  hélas!  où  sont 
les  pensées  qui  remplissaient  alors  mon  ;\me.  Tes  rameaux,  gémis- 
sant au  souffle  de  la  brise ,  semblent  inviter  le  cœur  à  évoquer 
l'ombre  du  pa.ssé  :  doucement  balancés  sur  ma  têie,  ils  murmurent 
ces  mots  :  «  Pendant  que  tu  le  peux,  dis-nous  un  long  el  dernier 
adieu!  n 

Lorsque  le  .sort  viendra  enfin  glacer  ce  cœur  plein  du  feu  de  la 
fièvre,  quand  il  viendra  calmer,  endormir  mes  inqoiétudes  et  mes 
passions,  souvent  j'ai  pensé  que  ce  serait  un  adMiicis.semciit  à  ma 
dernière  heure  (si  rien  peut  adoucir  ce  moment  où  la  vie  abdique  sa 
puissance)  de  savoir  qu'un  humble  tombeau,  une  étroite  cellule  abri- 
terait ce  cœur  dans  ces  mêmes  lieux  qui  lui  furent  si  cher»;  avec 
celte  espérance  sacrée,   il  «erait,   me  semble-t-il ,  plus  doux  de 

mourir Ainsi  je  reposerais  aux  lieux  où  ont  longtemps  erré 

toutes  mes  pensées;  je  dormirais  là  où  toutes  mes  espérances  ont 
pris  leur  essor  ;  berceau  de  mes  premiers  ans,  tu  serais  mon  dernier 
lit  de  repos!  étendu  pour  toujours  sous  cet  ombrage  prolecteur, 
ayant  pour  abri  ce  gazon,  Ihéairc  des  jeux  de  mon  enfance,  en- 
touré de  ce  sol  qui  m'était  cher,  me  confondant  avec  la  terre  qu'ont 
foulée  mes  pas,  béni  parles  voix  qui,  enfant,  ont  charmé  mon  oreille, 
pleuré  par  le  peu  d'amis  qu'ici  mon  Ame  avait  choisis,  regretté  par 
ceux  doni  les  jeunes  années  se  lièrent  aux  miennes,  et  oublié  de 
tout  le  reste  du  monde I 


A   GEORGES,    COMTE    DEI.AWAnR. 

Oh  oui  !  je  l'avouerai,  nous  étions  chers  l'un  à  l'autre;  les  amitii's 
de  l'enfance,  quoique  fugitives,  sont  sincères.  La  tendresse  que  vous 
aviez  pour  moi  était  celle  d'un  f:ère,  el  moi  je  vous  rendais  une 
alîection  pareille. 

Mais  l'amitié,  ce  doux  sentiment,  change  quelquefois  d'objet  ; 
une  longue  affection  s'éteint  en  un  moment  :  comme  l'amour, 
l'amitié  vole  sur  des  ailes  rapides;  mais  elle  ne  brûle  pas  comme  lui 
d'un  feu  inexiinguible. 

Bien  souvent  Ida  nous  vit  errer  ensemble  sur  sesciMeaux,  et  notre 
jeunesse  fut  heureuse  ,  je  l'avoue  :  car  au  printemps  de  la  vie.  que 
le  ciel  est  serein  !  mais  les  rudes  tempêtes  de  l'Iiiver  s'amassent 
maintenant. 

La  mémoire  ne  s'unira  plus  à  l'amitié  pour  nous  retracer  les  dé- 
lices de  notre  enfance  :  quand  le  sein  se  cuirasse  d'orgueil,  le  cœur 
ne  se  laisse  plus  émouvoir,  el  cc.qui  ne  serait  que  justice  lui  paraît 
une  honte. 

Cependant,  cher  George  (car  je  dois  vous  estimer  .  et  je  n'adres- 
serai jamais  de  reproches  au  petit  nombre  de  ceux  que  j'aime), 
l'occasion  perdue  peut  se  retrouver  :  le  repentir  peut  effacer  un 
vœu  imprudent. 

Je  ne  me  plaindrai  pas,  el  maigri'  le  refroidi-sement  de  notre 
afl'ection,  nul  rcs.sentiiiient  corrosif  ne  vivra  en  moi.  Une  simple 
réflexion  rassure  mon  cœur  :  tous  deux  nous  pouvons  avoir  tort, 
et  tous  deux  nous  devons  pardonner. 

Vous  saviez  que  si  le  danger  l'exigeait,  mou  Ame.  mon  creur,  mi 
vie.  étaient  à  vous;  vous  saviez  que  tout  dévoué  à  l'amour  el  à  la- 
miiié,  le  temps  el  l'absence  ne  m'avaient  point  changé. 

Vous  saviez....  mais  à  quoi  bon  ces  vains  retours  sur  le  passé? 
le  lien  qui  nous  unissait  est  rompu.  Un  jour,  mais  Ir.q)  lard,  vous 
vous  lais.screz  émouvoir  iiar  un  lendrfe  souvenir,  et  vous  regretterez 
l'ami  que  vous  a\ez  perdu. 

Pour  le  moment,  nous  nous  séparons...  Je  me  plais  à  espérer  que 
ce  n'est  pas  pour  toujours;  car  le  temps  et  les  regrets  vous  ramè- 
neront à  moi.  l'Jirorcons-nous  tous  deux  d'oublier  la  cause  de  notre 
désaccord  ;  je  ne  dernande  pas  de  réparation,  mais  j'allends  des  jours 
semblables  au  passé. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOKD  BYllON. 


H7 


BEPPO 


HISTOini;      VENITIENNE, 


I. 

Tout  le  inonde  sait,  ou  du  moins  doit  savoii-,  que,  dans  les  pays 
cntlioliques,  pendant  les  quelques  semaines  qui  préi  t'dent  le  Manli- 
Gras,  la  population  se  donne  du  plaisir  tant  qu'elle  peut.  Pour  aclie- 
tci'  le  repentir  avant  de  se  faire  dévot,  chacun,  sans  distinction  de 
rang  ou  de  condition,  appelle  à  son  aide  les  violons,  la  bonne 
rliùre,  la  danse,  le  vin  ,  les  niasipies,  et  d'autres  choses  qui  ne  coù- 
lint  que  la  peine  de  les  deniandci-. 

II. 

Dès  que  la  nuit  a  couvert  le  ciel  de  son  manteau  sombre  (et  plus 
sombre  il  est,  mieux  cela  vaut),  commence  l'heure,  moins  ai;réablo 
aux  époux  qu'aux  amants,  où  la  pruderie  jelle  de  côté  ses  chaînes: 
!a  Gaité  légère  se  hausse  sur  la  pointe  des  pieds,  badinant  avec 
tcMis  les  amants  qui  lassiégent;  ce  ne  sont  partout  que  chansons  et 
rcfiains,  cris  et  murmures,  guitares  et  insirumenls  de  toute  sorte. 

111 

11  y  a  des  costumes  splendides,  mais  fantastiques,  des  masques  de 
tous  les  lemps  et  de  toutes  les  nations,  turcs  et  juifs,  arlequins  et 
clowns  aux  évolutions  fantastiques  ,  grecs,  romains,  américains  et 
hindous.  Chacun  peut  prendre  le  \ètcment  qu'il  préfère,  hormis 
l'habit  ecclésiislique.  car,  dans  ces  contrées,  il  n'est  point  permis 
(le  ridiculiser  le  clergé  :  ainsi,  gare  à  vous,  libres  penseurs,  je  vous 
en  pre\iens. 

IV. 

Mieux  vaudrait  vous  promener  avec  une  ceinture  de  ronces  en 
guise  d'habit  et  de  culottes,  que  de  porter  une  seule  nippe  irrévé- 
rencieuse envers  les  moines  :  vinssiez-vous  ensuite  jurer  que  ce  n'é- 
tait qu  une  plaisanterie,  on  vous  euveif  ait  cuire  au  brasier  de  l'enfer: 
il  n'est  fds  de  bonne  mère  qui  n'allisàt  pour  vous  les  feux  du  Phlé- 
gélhon;  nul  prêtre  qui  voulilt  dire  une  messe  pour  ralentir  l'ébul- 
lition  de  la  chaudière  oîi  l'on  fera  bouillir  vos  os,  à  moins  pourtant 
qu'on  ne  le  pa^àt  double. 

V. 

liais  à  cette  exception  près,  vous  pouvez  porter  tout  ce  (jui! 
vous  plaira  sous  forme  de  pourpoint,  de  capuce  ou  de  manteau,  tels 
([uc  vous  pourriez  les  choisir  dans  Monmouth-street,  ou  à  la  foire 
aux  chiffons,  soit  dans  un  but  sérieux  ,  soit  par  boufronne:ie  ;  et 
l'on  trouve  même  en  Italie  des  lieux  semblables;  seulement  leur 
nom  est  plus  joli  et  se  prononce  avec  un  accent  plus  doux  ;  car  si 
j'en  excepte Covenl-Garden  (1),  je  ne  connais  point  en  Angleterre  de 
place  publique  qui  s'appelle  «  Piazza.  » 

VI. 

Celte  époque  de  réjouissances  se  norameCarnaval,  mot  qui  signifie 
«  Adieu  k  la  chair.  »  Et  ce  nom  répond  à  la  chose  :  car  pendant 
tout  le  carême  on  vit  de  poisson  frais  ou  salé.  Mais  pourquoi  l'on 
jirélude  au  carême  avec  tant  de  gaîlc,  c'est  plus  que  je  n'en  saurais 
dire  :  h  moins  que  ce  ne  soit  comme  nous  trinquons  avec  nos  amis 
avant  de  les  quitter,  et  juste  au  départ  de  la  diligence  ou  du  pa- 
quebot. 

VU. 

Et  ainsi  ils  disent  adieu  aux  plats  de  viande,  aux  mets  substan- 
tiels, aux  ragoûts  bien  épicés,  et  se  nourrissent  pendant  quarante; 
jours  de  poissons  mal  apprêtés,  n'ajaiU  point  de  sauces  pour  les 
assaisonner  :  ce  qui  fait  pousser  bien  des  «  pouah  !  »  bien  des  «  fi  !  » 
et  proférer  bien  des  jurons  (qu'il  ne  conviendrait  pas  à  ma  muse  de 
répéter)  parmi  les  voyageurs  accoutumés  dès  l'enfance  à  manger 
leur  saumon  au  moins  avec  la  saumure  d'anchois. 


(1)  Théâtre  où  se  jonc  l'oi-éra  italien. 


VIII.  ^ 

C'est  pourquoi  je  prend-s  humblement  la  liberté  d'adresser  cette 
recommandation  aux  amateurs  de  sauces  au  poisson  :  envoyez  votre 
cuisinier,  votre  femme  ou  votre  ami  faire  un  tour  dans  le  Strand, 
et  acheter  en  gros  (pour  vous  l'expédier  par  la  voie  la  plus  sûre  si 
vous  êtes  déjà  en  route)  une  provision  de  ketchup,  soy,  vinaigre  du 
Chili  et  sauce  de  Harvey ,  sans  quoi ,  de  par  Dieu  !  vous  risquez  de 
mourir  de  faim  pendant  le  carême;- 

ir  IX. 

C'est-à-dite  si  vous  êtes  de  la  religion  romaine,  et  qu'étant  à 
Rome,  vou^'ouliez  vous  conformer  au  proverbe  et  vivre  comme  les 
Romains...  car  nul  étranger  n'est  obligé  de  faire  maigre  :  mais  .si 
vous  êtes  protestant ,  ou  malade  ,  ou  femme ,  e(  que  vous  préfériez 
diner  en  pêcheur  "avec  un  ragoût  gras  ..  dînez  et  vous  serez  damné! 
Je  n'ai  point  l  intention  d'être  impoli  ;  mais  telle  est  la  pénalité  , 
pour  ne  rien  dire  de  pire. 

X. 

De  tons  les  lieux  où  le  carnaval  était  le  plus  gai  au  temps  jadis , 
par  les  danses,  les  chants,  les  sérénades,  les  bals,  les  masques  ,  les 
pantomimes,  les  intrigues,  et  mille  attraits  encore  que  je  ne  puis  et 
ne  pourrai  jamais  énumérer,  Venise  était  la  cité  qui  portait  le  mieux 
le  grelot;  et  au  moment  où  je  place  mon  récit,  cette  fille  des  mers 
était  dans  toute  sa  gloire. 

XI. 

Elles  sont  au  fait  bien  jolies,  ces  Vénitiennes  avec  leurs  yeux 
noirs  ,  leurs  sourcils  arqués,  reproduisant  cette  expression  char- 
mante que  les  anciens  artistes  ont  copiée  des  Grecs,  et  que  les  mo- 
dernes imitent  si  mal  ;  et  lorsqu'on  les  voit  appuyées  sur  leur  bal- 
con, on  les  prendrait  pour  des  Vénus  du  Titien  (la  meilleure  est  à 
Florence...  allez  la  visiter  si  vous  voulez),  ou  pour  quelques  figures 
du  Giorgione  qui  sont  sorties  de  leur  cadre  ; 

XII. 

Car  les  teintes  de  ce  maître  sont  dune  vérité  et  d'une  beauté  su- 
prêmes ,  et  si  vous  visitez  le  palais  Manfrini ,  je  vous  recommande 
son  œuvre  :  quel  que  soit  le  mérite  des  autres  ,  celle-ci  l'emporte 
à  mon  goût  sur  tout  le  reste  de  la  galerie  :  peut-être  sera-ce  égale- 
ment le  vôtre  ,  et  c'est  pour  cela  que  je  m'arrête  sur  ce  sujet  :  ce 
n'est  (|u'un  portrait  de  sa  femme,  de  son  fils  et  du  peintre  lui- 
même;  mais  quelle  femme!  lamour  doué  de  la  vie  humaine; 

Xlil. 

L'amour  plein  de  vie  et  dans  tout  son  développement;  non  l'amour 
idéal,  ni  la  beauté  idéale  non  plus,  laquelle  n'est  qu'un  beau  nom  ; 
mais  quelque  chose  de  mieux  encore  et  de  si  réel  que  tel  devait  être 
en  effet  le  ravissant  modèle  :  c'est  un  objet  qu'on  achèterait,  qu'on 
mendierait,  ou  qu'on  volerait,  si  le  vol  était  possible,  outre  la  honte 
qui  retient  :  la  figure  vous  rapjielle,  souvenir  qui  n'est  pas  sans  tris- 
tesse, une  figure  que  vous  avez  vue,  mais  que  vous  ne  reverrez  plus; 

XIV. 

Un  de  C'S  fantômes  qui  pa.ssent  près  de  nous  quand,  jeunes  en- 
core, nous  fixons  nos  regards  sur  tous  les  visages  de  femme.  Hélas  ! 
les  charmes  qui  nous  appai'aissent  un  moment  glissant  dans  l'es- 
pace, la  grâce  suave,  la  jeunesse,  la  fraîcheur,  la  beauté  etl'altrait, 
nous  en  revêtons  des  êtres  sans  nom,  astres  dont  nous  ignorons, 
dont  nous  ignorerons  à  jamais  la  position  et  le  cours,  comme  cette 
pléiade  perdue  qu'on  n'aperçoit  plus  à  fhorizon. 

XV. 

Je  disais  donc  que  les  Vénitiennes  ressemblent  à  un  portrait  du 
Giorgione,  et  tel  est  en  effet  leur  aspect .  surtout  quand  on  les  voit 
à  leur  balcon  (car  la  beauté  gagne  quelquefois  à  être  vue  de  loin), 
alors  que ,  comme  les  héroïnes  de  Goldoni,  elles  regardent  à  travers 
la  jalousie  ou  par-dessus  la  balustrade  ;  enfin  ,  pour  dire  la  vérité, 
elles  sont  eu  général  1res  jolies,  et  aiment  un  peu  à  le  laisser  voir  : 
ce  qui  est  vraiment  grand  dommage. 

XVI. 

Car  les  regards  amènent  des  œillades,  les  œillades  des  soupii.s, 
les  soupirs  des  désirs,  ceux-ci  des  paroles,  et  enfin  les  paroles  une 
lettre,  qui  vole  sur  les  ailes  de  certains  mercures  aux  talons  légers 
adonnés  à  cp  méti^'r,  parce  qu'ils  n'en  connaissent  pas  de  meilleur  : 


U8 


Li;s  VKiiiftis  1,11  imAim.s  lUjiMni^xs. 


I'Inlois  Dieii  sail  loiil  lfni.il«(ui  peul  arriver  qunnd  luiiiuiir  lieilciix 
jfiiiir^  fiens  il'iini?  iik^mu'  cliatne  :  il-s coupables  rmilnz-voiis,  lacoii- 
i:lif  ailiilièri! ,  les  cnlèvoments  ,  el  les  \U'iix  ,  les  lôles  cl  les  ctciirs 
'|iie  r>'ii  luise! 

\MI 

>li.il>(:>peaic,  ilaiis  .•<«  hfxliMiiwiia.  a  H'|U'sriili'  Ira  Iq vta  <le  ce 

\u\\>  c"miiie  |rÈs  bellei!.  mais  Mispoi:lcs  à  ICiiilriiil  de  ljiii[iiieiir,:,el 
iiijjrili'naiil  enriin-,  île  Vi'iii^i-  à  Voi'iue,  les  cliu.-^os  sont  probalde- 
iiiriil  ce  quelles  ('laieiil  :  Imiiiirsque  (!c|iuis  ce  lemps  ou  n'a  jamais 
i-Hiiiiu  un  mari  ijue  le  Sdupçnn  ail  cfillammé  au  point  d'éloiilTiT  une 
li'Mime  de  vingt  ans  au  plus  .   parce  qu'elle  avait  un  cavalur'  ser- 

Will. 

Leur  jalousie,  si  Icuilelois  ils.-^onl  jaloux,  est  assez,  aeiiiniiiiodaiile 
à  l'PUt  pieiidre  :  ils  ne  re,s^elllblelil  ;.'iièie  ù  ce  (Ikible  d Ollicllo  au 
leinl  couleur  de  suie  qui  éloiilTe  les  leinmes  dans  un  lil  de  |diinies, 
mais  pluli'il  à  ces  joyeux  ronipaLMiiuis  (iLii,  talif;ués  du  jou^  Qjalri- 
Mii'iiial.  ne  se  Imirmenieiit  plus  la  lète  à  propos  de  leur  femme, 
niais  en  prennent  une  autre  ou  celle  d'un  autre. 

XIX. 

Vlles-vous  jamaiii  une  gondole?  Dans  le  douté,  je  vais  vOus  èrt 
faire  l'exacte  deseiiptUln  :  e'e'sl  mie  longue  bdt-quc- couverte.  a.ssez 
roiHinune  dans  cette  ville,  recourbée  h  la  proue,  lé^'f-iemciil  mais 
sididemeiil  construite,  cl  inanœuvrée  par  déUx  ranitîili-s  qil'oli  ap- 
pelle «  ^-ondolicrs;  »  on  la  voit  glisser  toute  noire  sur  les  eaux,  ab- 
solument comme  un  cercueil  posé  dans  un  bateau,  et  nul  ne  peul 
découvrir  ce  qu'on  j  dit  ou  ce  qu'on  y  fait. 

XX. 

Les  gondoles  remontent  ou  descendent  les  longs  canau.x  et  pas- 
sent so  s  le  Rialto  nuitet  jour,  vile  ou  lentement  :  autour  des  tliéi- 
Ires.  leur  noiri'  Ironpe  allehd  les  passagers  sous  sa  livrée  lugubre  ; 
mais  il  s'en  faut  grandement  ((u'elles  soient  destinées  à  des  œuvres 
(le  lrislcs.se  ;  elles  portent  souvent  beaucoup  de  gaîlé,  comme  les 
carrosses  de  deuil  au  retour  des  funérailles. 

XXI. 

Mais  j'arrive  h  mon  liistoire.  C'était  ilj  u  (|uelques  années,  trente 
ou  quarante,  plus  iki  moins;  le  carnaval  était  dans  tout  son  éclat, 
avec  toute  espèce  de  bbutïonneries  et  de  Iravestissemenis.  Une  cer- 
taine liante  alla  voir  les  inascarades  ;  j'ignore  son  nom  véiilable  et 
ne  saurais  le  deviner  :  nous  I  appellerons  donc  Lama,  s'il  vous 
plaît,  parce  que  c'est  un  nom  qui  s'arrange  faeilemcnl  dans  mes 
vers. 

XXll. 

Elle  n'était  ni  vieille  ni  jeune,  ni  à  cette  époque  de  la  vie  que  cer- 
taines gens  appellent  «  un  certain  Age,  »  et  qui  de  tous  les  àpeS  me 
pirait  le  plus  incertain;  car  je  n'ai  jamais  pu.  par  prière.  promes.ses 
on  la'incs  .  obtenir  de  (pti  que  ce  fi'il  qu'il  vouli"it  bieu  nommer  ,  dé- 
linir  |iar  paroles  ou  écrit  la  période  précise  que  désigné  ce  mot... 
se  ipii  sans  contredit  est  tout-à-l'ail  absurde. 

XXIII. 

Làura  était  dans  toute  sa  fraîcheur  :  elle  avait  mis  le  temps  à 
profit,  cl  le  lemps  en  récompense  lavait  traitée  avec  ménagement; 
de  sorte  qu  en  toilette  on  lui  trouvait  très  bonne  mine  partout  oiielle 
se  préscnl.iil  :  une  jolie  femme  est  toujours  un  liôle  bien  accueilli  , 
et  !e  dépit  avait  rarement  plissé  le  front  de  Laura  :  elle  n'avait  que 
des  sourires,  et  ses  beaux  veux  noirs  semblaient  remercier  les  hom- 
mes de  ce  qu'ils  voulaient  bien  l'admirer. 

XXIV. 

Klle  était  liiariée  :  chose  fort  convenable;  car  dans  les  pa\s  catho- 
liques on  se  fait  une  loi  de  ix'giu-der  avec  indulgence  les  pèiits  faux 
pas  d'une  dame  en  puissance  de  mari .  tandis  que  s'il  arrive  à  une 
leiine  lille  de  faire  quelque  folie  lit  moins  que  dans  la  période  vou- 
lue un  bon  mariage  n'intervienne  pour  apaiser  le  scandale  ,  je  ne 
vois  pas  commeni  elle  peut  s'en  tirer,  à  moins  qu'elle  ne  s'arrange  de 
manière  h  tenir  la  chose  secrète. 

XXV. 

Sot  mari  naviguait  sur  l'Adriatique,  et  quelquefois  même  visitait 
des  mers  plus  lointaines;  et  quand  à  son  lelour  il  se  Irouvait  en 
i|uaraniaine   {exeelleiUe  précaution  contre  toute  sorte  de  maladie 

ronta^'ieuse  .  m.idame  inijniail  de  temps  en  lemps  à  l'aitiqoe  de  son 


logis,  d'où  elle  pouvait  voir  facilement  le  vaisseau.  Celait  un  mar- 
chand qui  faisait  de  grandes  aiïaires  ijvec  Alep  ;  son  nom  éUil 
Joseph  .  et  Camilièrement  Beppo. 

Il  étail  basané  comme  un  Espagmd  .  bri'ilé  par  le  soleil  dan»  ses 
voyaires,  mais  d'unç  ^It^ill^  avaiitugi'iijc  ;, et  quoiqu'il  semblil  avoir 
pris  un  bain  dans  une  cuve  dr<tnniieur.  c'était  un  homme  plein  de 
sens  et  de  vigin-ur;  jamais  ineilleur  m.irin  ne  garnit  les  veri,'iie* 
d'un  navire.  Quant  à  sa  femme.  qu(^|uc  ses  manières  ne  fu^senl 
point  Ires  rigi<les  ,  elle  pas.«ait  pour  avoir  des  principes,  au  point 
d'être  presque  réputée  invincible. 

.\x?n. 

,Mai$  il  >  avait  jdusieurs  jiunéefi  que  les  époux  ue  s' étaient  vus  ; 
(jitclques  perfouneKCruyaienlquc  lu  v<usseiiu<le  Beppos'ctail  perdu, 
d'autres,  qu'il  s'était  endetté  de  quelqiic  m.'inière,  et  qu'il  ne  se  prc.^- 
sail.pjis  de  n  venir  au  p.iys  ;  entin  plusieurs  idliMienl  de  parier, 
ceux-ci  pour,  ceux-là  contre  svn  retour  ;  car  la  [duport  des  homines, 
jiisqu'à  ce  que  la  perld  les  :ùt  rendus  saget^,  aiuenl  quo  leur  opi- 
nion soit  appuyée  d'une  gageure. 

.XXVIII. 

U.u  disait  uue  leur  dernière  séparation  avail  été  furl.piMhéliquc, 
cùmhic  de  telles  scènes  le  ivonl  frécpieminent  ou  iloivenl  l'être;  cl 
un  iiressentiinent  .(ûchcpx  leur  disait  qu'ils  ne  î-e  revtrraiciilplus. 
sorte  d'impitîssion  à  moitié  morbide.  ;i  moitié  poi''tique.  dont  j'ai  vu 
deux  ou  trois  exei;iples.  ("est  ainsi  ipje  lleppolaiT^sa  Irislemeut  aj{e- 
nouillce  sur  le  rivage  celle  Ariadne  de  l'Adriatique. 

XXIX. 

Laure  attendit  longtemps  et  versa  quelques  larmes  :  elle  fut  même 
tentée  de  prendre  le  deuil,  eomme  elle,  en  avait  le  droit,  lîlle  avait 
perdu  presipie  entièrement  l'appétit ,  et  ue  pQUvait  dormir  la  nuit 
dans  sa  couche  sidilairc  '  au  moindre  bruit  des  fenêtres  et  des  ja- 
lousies, elle  croyait  entendre  un  voleur  ou  un  espfil  :  c'est  pourquoi 
elle  crut  prudent  de  se  pourvoir  d'un  vice-mari,  comme  protecteur 
spécialement. 

XXX. 

En  attendant  que  Iteppo  revint  de  su  lojigue  croisière  et  rendit 
la  joie  à  son  ca-ur  lidèlc,  elle  choisit  que  ne  choisiront  pas  les  fem- 
mes si  seulement  on  f.iit  mine  de  s'opposer  ;i  leur  choix  ?.  elle 
choisit  un  di;  ces  hommes  dont  certaines  femmes  ralTolenl,  loul  en 
disant  d'eux  beaucoup  de  mal...  un  peljl  inajlre,  signal/!  comme  lel 
par  la  voix  pnhliquç,  uu  comte  réunissant,  disait-on  .  les  avantages 
de  la  fortune  à  ceux  du  raug ,  et  très  libéral ,  surtout  dans  ses 
plaisirs. 

X.\XI.  j 

Kt  puis  e'éiaii  un  comie  .  et  puis  il  connaissait. la  n\usique  et  la 
danse  .  b"  violon,  le  franchis  et  le  toscan,  et  ce  dernier  talent, a  son 
prix,  veuillez  l'e  croire,  c.ii-  peu  dll.ilien.s  parlent  le  pur  <llalecle 
derKtrnrie.  Il  était  bon  erili([ûe  en  f.tit 'd'opéra,  connaissait  tous  li-s 
raUlnemenls  du  brodcipiin  et  du  cotlidriie,  et  jamai^  auditoire  véni- 
tien n'aurait  subi  un  chanl.  une  scène,  un  air,  dès  qu'il  avail  crié  : 
«  seccatiird  »  [\]' 

X.WII 

Son  <.  Bravo  !  «  était  décisif,  et  ce  bruit  llaltmir  était  attendu  par 
r.\cadémie  musjcale  dans  un  silence  respectueux  :  rorcheslie  trem- 
blait quand  il  promenait  aul<uir  <lc  lui  son  regard,  dans  la  crainte 
(|il'il  ne  jaisîl  ;iii  vol  quelque  fausse  note  :  le  ripu'r  mcii  lieux  d'eli 
pritiia  dona  biilait  violemnienl .  tant  elle  redoulail  le  len  ibie  arrêt 
des's  ((  Bah  I  'i  Le  so|u-ano.  la  basse  e!  le  contralt<i  même  eussent 
voulu  le  saVoir  à  cinq  brasses  sous  lé  Ri.Mio. 

xxxiii. 

Il  palronisail  les  iiiifirorisalort,  fel  lui-même  était  de  force  h  im-     • 
proviser  quelques  stances  ;  il  ^louvait  rimer  quebiiies  veis.  chan"  ■■ 
uiiecliiiiisoii.  couler,  ilhl'histoiic,  achetei- des  tableaux,  et  ne  •\i\>'- 
pas  trop  mal  piiilr  un  ilàliCjn.  quoiiiue  sut-  ce  jioint  1  liali.'cède  <■ 
tainemeht  la  p.ilme  à  la.Fra.n'cé.  Brcf^  c'était  un  cavalier  uçcoinph 
et  ilpassnit  pour  un  bér(>b,  uiCmcaux  yreux  de  son  valet  de  cliamlii'- 

XXXIV. 

l'ui?  il  était  fidèle  autant  qu'amoureux  .  à  loi    point  qu'aucune 
I    ^eiinluiu  '  chose  'iiiuiy-us-',  Oétestable! 


(HlUvuks  co.mim.ktks  [)K  loud  hykon. 


119 


fiMiiinu  iniJûique  le  sexe  soil  un  jicu  sujet  à  jeter  les  hauls  cns)_  ne 
l'uiivoit  se  plainiire  que  jamais  il  eût  mis  de  jolies  âmes  qn-  peine  • 
Sun  coeur  était  tie  ceux  qu'on  aime  le  plus,  île  ciie  pour  recevoir 
une  imi)ie?sion ,  de  marbre  pour  la  garder.  Celait  un  amani  de  la 
lionne  \ieille  école,  devenant  plus  constant  à  mesure  qu'il  devenait 
[dus  ftoid. 

XXXV. 

Nul  ne  s  étonnera  qu'avec  de  tels  avantages,  liait  tourne  une 
li'lc  de  femme,  quelque  sage  et  posée  qu'elle  fût...  vu  surtout  le  peu 
il  rspoirqui  restait  du  retour  de  Beppo  :  car  aux  yeux  de  la  loi  il  ne 
Vidait  guère  mieux  que  mort,  n'ayant  envoyé  ni  lettres  ni  nouvelles, 
et  n'ayant  point  donné  la  moindre  marque  de  souvenir;  et  Laure 
attendait  depuis  plusieurs  années;  et  au  fait,  si  un  homme  ne  nous 
fait  point  connaître  qu'il  est  en  vie,  il  est  mort  ou  doit  l'être. 

XXX  VI. 

U'ailleui-s ,  en  deçà  des  Alpes  (quoique,  Dieu  le  sait,  ce  soil  un 
hieii  gros  péché),  chaque  femme,  on  peut  le  dire,  a  le  droit  (l'avoir 
deux  hommes;  je  ne  saurais  dire  qui  en  a  introduit  la  coutume, 
mais  les  cavalieri  serventi  sont  chose  commune,  et  personne  ne  lés 
remaïque  ni  ne  s'en  inquièle;  c'est  ce  qu'on  peut  appeler,  pour  ne 
lien  dire  de  trop  fort,  un  second  mariage  qui  tempère  le  premier. 

xxxvli. 

Le  mot  en  usage  était  autrefois  cicisbfo  ;  mais  l'expression  est  de- 
venue indécente  et  vulgaire;  les  Espagnols  donnent  à  ce  person- 
na.ire  le  nom  de  corUjo,  car  le  même  usage  existe  en  Espagne,  quoi- 
ipii'  récemment  établi  :  bref,  il  s'élend  du  Pô  jusqu'au  Tage  ,  'et 
I  eul-èlre  tiaversera-t-il  la  mer.  Mais  le  ciel  préserve  de  telles. Jjra- 
liipics  notre  vieille  Angleterre!  que  deviendraient  les  divorces  et 
les  dommages-intérêts'? 

XXXVllL 

Je  pense  toutefois,  avec  le  respect  dû  à  japarlie  encore  libre  du 
beau  sexe,  que  les,  femmes  mariées  moriiehl  1;1  pi'érércnee.  soit  dans 
l'e  ,tôle-îi-lête  ;  soit  dans  la  convci'.-ali'iii  li.iicrale...  et  eel;i  soil  dit 

san^  hucune  apjdication  spéciali' J    rAii:;l'li.Mre  .   à  la  KraiK i  ù 

toute  autre  nalion...  car  les  dame-  l•..lllKli^^el||  le  inonde;  '■lies  se 
meitent  à  leur  aise,  et,  y  couservaul  leur  naturel,  elles  plaisent  iia- 
turellemeut,  ^ 

xxkix. 

11  est  bien  vrai  que  votre  jeiil\e^.ifti|l;  iraicne  çoiîliiie^  uil  bôijtoji, 
est  lout-à-fait  charmante;  mai^ell'e  esl  lîriiî'd'è  et  |ai'iche 'au  premier 
.ibord  :  lellement  alarmée  qu'elle  eu  .levieiil  alai  iiuinie  ;  ricanaiit 
et  j'pugissani  h  chaque  mot:  moili''  imperiioenle  .  inoitié  boudeuse, 
et  j'èiànl  un  regard  à  sa  maman  de  peur  qu'il  \V\  ait  quelque  elio.se 
à  redire  en  vous,  en  elle,  en  ce'ei .  eii  cela  ;  la  chambre  des  enfanis 
se  nnmlre  encore  dans  tout  ce  quelle  dit  ou  fait.  .  et  en  outre,  elle 
sent  toujours  la  tartine  de  beurre. 


Quoi  qu'il  en  soit ,  cavalier'  seruente  est  l'ç  ferme  en  usage  dans 
la  bonne  société,  pour  exprimer  cet  esclave  surnuméraire  qui  se 
lient  toujours  aussi  près  de  sa  dame  qu'une  parlie  de  son  vêlement, 
et  n'obéit  à  d'autre  loi  qu'à  sa  parole.  Son  emploi  n'est  pas  une  si- 
nécure, comme  vous  l'avez  sans  doute  deviné.  11  va  eltereher  le 
carrosse,  les  domesliiiues,  la  gondole,  et  il  porte  l'éventail,  le  man- 
chon, les  gants  et  le  cbiile. 


Avec  toutes  ces  habitudes  pécheresses,  je  dois  l'avouer ,  lllalie 
est  pour  moi  un  charmant  séjour  :  car  j'aime  à  voir  le  soleil  briller 
tous  les  jours,  et  les  vignes,  sans  être  clouées  au  mur,  couiir  en 
festons  d'arbre  en  arbre,  comme  dans  le  décor  d'une  pièce  de 
Ihcàlio  (jui  attire  la  foule,  quand  le  premier  acie  se  termine  par  une 
danse  au  milieu  des  vignobles  du  midi  de  la  France. 

XLll. 

J'aime,  par  un  soird  automne,  que  l'on  puisse  sortir  achevai  sans 
lecoinmander  au  groorâque  le  manteau  soit  roulé  deriière  la  selle, 
parce  que  le  tem|is  n'est  pas  des  plus  sûrs  ;  je  sais  aus~i  que  sur  ma 
route,  si  je  me  laisse  allirer  dans  quelque  allée  aux  verts  détours  , 
je  n'y  serai  arrêté  que  par  des  voitures  chargées  tt  loules  rouge>  de 
raisins  :  en  Angleterre,  ce  serait  du  fumier,  de  la  boue,  des  rési- 
dus de  brasseries. 

\LI11. 

J  aime  aussi  les  becligues  à  mon  diner;  j'aime  à  voir  le  coucher 


du  .soleil,  avec  l'assurance  qu'il  se  lèvei-a  le  lendemain  ayant  tout  le 
ciel  à  lui,  et  non  en  jetant  h  travers  les  brouillards  du  malin  un 
rvgard  faible  et  clignotant,  coninie  lœil  terne  de  l'ivrogne  qui 
pleure  l'orgie  de  la  veille  ;  que  la  journée  sera  belle  qt  sans  nuage, 
et  que  je  ne  serai  point  réduit  à  cette  sorte  de  chandelle  à  deux  lîards 
qui  jette  sa  lueur  au  milieu  des  fumées  de  Londres,  chaudière  tou- 
jours bouillante. 

XLIV. 

Jaime  la  langue  de  l'Italie,  ce  doux  bâtard  du  latin  ,  qui  fond 
comme  les  baisers  d'une  bouche  de  l'emuie,  qui  frissonne  romrtie  si 
on  l'écrivait  sur  du  satin,  avec  ses  ssllabe-  qui  respirent  la  douceur 
du  Midi,  et  ses  articulations  li(iui.les  qui  glissent  avec  tant  de  faci+llé 
que  l'accent  le  plus  sonore  n'y  peut  blesser  l'oreille;  tandis  que  nos 
langues  du  Nord,  toutes  rudes,  aspirées  et  gutturales,  semblent  ton 
jours  réduites  à  siffler,  à  cracher,  à  vomir. 

XLV. 

1^  ]'.aiuieaussiles  femmes  de  l'Italie  (pardonnez-moi  ce  goût  bizarre), 
depuis  la  paysanne  aux  joues  fraîches  et  bronzées  ,  dont  les  grands 
VeUi  noirs  vous  envoient  en  passant  une  volée  de  regards  remplis 
do  tant  de  choses,  jusqu'à  la  grande  dame,  au  front  mélancolique, 
m  lëVtV^,plus  clair,  au  regard  vague  et  humide;  ayant  le  cœur  sur 
16^  Ifevl'ès,  l'àme  dans  les  yeux  ,  douce  comme  le  climat,  radieuse 
cômnie  lès  cieux. 

XLVI. 

Eve  de  celte  terre,  qui  est  encore  le  paradis!  beauté  italienne! 
n'as-lu  pas  inspiré  Raphaël  qui  mourut  dans  les  embrassemenls  et 
qui  ,  dans  h-s  œuvres  que  nous  légua  son  pinceau  ,  réalise  tout  ce 
que  nous  savons  du  ciel,  tout  ce  ipie  nous  pouvons  en  atlendre'?... 
■Coiriiueiit  la  pairole  humaine,  enflammée  même  par  l'enlhousiasme 
de  la  lyrç^,  pùùi+ait-elle  décrire  la  gloire  passée  pu  présente,  quand 
siir  loin  sol  Cah'(iva  crée  encore  de  nouvelles  beautés. 

XLVII. 

«  Ai'4'leieiT'e!  ivec  tous  tes  défauts,  je  t'aime  encore!  »  disais-jeà 
'Calais,  et  je  ne  l'âl  point  oublié,  J  aime  i»  parler,  à  écrire  suivant  ma 
guise;  j'aille  le  gi:'uneri|i-nienl,(non  pas  celui  qui  existe)  ;  j'aime  la 
Rbei-té  de  là  ^ii-e|5e  et  de  la  plume;  j'aime  Vhabeas  corpus  (quand 
nous  en  jouis solis)  ;  j'aii^e  les  débats  du  parlement ,  surtout  quand 
ils  ne  se  prolongent  pas  ImJ)  lard. 

J'aime  les  iiupôls,  jiourMi  q'ii'il.s  ne  se  multiplient  pas;  j'aime  un 
feu  de  chari)on  de  lerre,  ijiiand  il  n'esl  pas  trop  coûleux  ;  j'aime  le 
boef-steak  aulaiil  qu'où  peiil  l'âiiiier,  el  je  prends  vcilonliers  un 
pot  de  bière;  j  aime  noire  ieiapéraUire ,  ipiand  elle  n'est  point  trop 
pluvieuse,  ce  ([ui  signilie  que  je  l'aime  deux  mois  dans  l'année.  Et 
qu'ainsi  Dieu  sauve  le  i-égenl,  l'Eglise  el  le  roi!  ce  qui  signifie  que 
j'aime  l6và  et  toute  chose. 

XLIX. 

Notre  ârliiée  pernuiiiente  et  nos  marins  licenciés,  la  taxe  des  pau- 
vres, la  réforine  ,  la  dette  nationale  et  mes  propres  dettes,  nos  pe- 
tites émeutes  tout  juste  pour  montrer  que  nous  sommes  un  pçuple 
libre,  nos  banqueroutes  si  légères  dans  la  gazelle,  notre  climat  si 
nébuleux  et  nos  femmes  si  froides  :  je  puis  pardonner,  oublier  tout 
cela,  el  vénérer  d'ailleurs  uns  réeeuts  triomphes,  tout  en  regret- 
lanl  néanmoins  que  nous  les  devions  aux  tcuies. 


.Mais  revenons  à  mou  histoire  de  Laura...  car  je  mapereois  que 
la  digression  est  un  péché,  qui,  peu  à  peu  .  m'est  fort  à  charge  ,  et , 
par  conséquent,  pourrait  égalemenl  déplaire  au  lecleiir...  à  cet  in- 
dulgent lecteur  qui  peut  devenir  plus  dilflcile,  el  qui ,  sans  égard 
pour  les  habiludes  de  l'auteur,  manifestera  tôt  ou  tard  la  volonté 
formelle  de  savoir  où  il  veut  en  venir:  position  critique  elembàrras- 
sanle  pour  un  poète  ! 

Ll. 

l)h  I  que  n'ai-je  l'arl  d'écrire  laeilenu'ul  des  choses  faciles  à  lire! 
qu3  ne  puis-je  escalader  le  Parnasse  <u'i  siègent  les  muses  diclanl 
ces'jolis  poèmes  à  qui  le  succès  n'a  jamais  manqué!  avec  quel  em- 
pressement je  publierais,  pour  enchanter  le  inonde,  un  conte  grée, 
syrien  ou  assyrien ,  et  vous  MMidrais,  mêlés  avec  le  sentimenla- 
lisrae  occidental,  quelques  échaulillons  du  plus  bel  orienlalisme. 

LU. 

.Mais  je  SUIS  un  de  ces  homiiiis  qui  n  ont  pas  de  nom.  un  ilandy 


I.KS  VKII.LflKS  LU  I  IHAllll'.S  ILMJSTHÈICS. 


manqué  revcnnnl  <lc  hpji  voyaKCs;  quand  j'ai  besoin  d'une  rime  |M)iir 
;icci-i>clier  mon  \cis  (|iii  m'éclinppe  ,  jp  prciidH  In  p|•c^^l^re  que  im- 
fmirnil  le  lexii|i""  'le  Walker  ;  on  si  je  tie  puis  la  trouver  de  eclle 
manière,  jeu  ni^'ls  une  plus  ninnvaiDC.  moins  snueienx  que  je  no. 
ilevrnis  des  >élilles  de  la  critique  ;  je  serais  mi^me  Icnlé  de  descendre 
.'i  la  prose,  mais  les  vers  sont  plus  h  la  mode.. .  et  en  voilà  I 

LUI. 

Le  conile  et  Umra  lirrntlem-  arrangement,  et,  cunimi'  on  le  voit 
quoIqucfois.cetarranRenK'nl  dura  sans cneonibre  pendant  nnedcmi- 
dnu/.aine  d'années,  (le  niîst  pas  iiu'lls   n'eussent  aussi  leurs  petits 
démêlés,  res  bouffées  de  jalou>ie  ([ui  n'amènent  jamais  île  inpiure  : 
en  p:ireille  situation,  il  est 
bien  peu  d'amants,  sans 
doute,  depuis  les  pérlieurs 
debaut  para(,'ejns(|nfi  la 
eanaille .  (|iii   n'aient  eu 
res  bonriasi|ues   bmieu- 
ses. 

I.IV. 

Mais,  tout  compté,  c'é- 
tait un  bcureux  couple, 
aussi  beuii'ux  qu'on  pi'iit 
I  être  par  un  amnur  illé- 
^'itiine  ;  le  cavalier  it.iil 
tendie.  la  dame  était  bel- 
le; leiu's  chaînes  étaient 
si  légères,  que  nul  ne  so 
t'tlt  donne  la  jieine  deles 
briser.  Le  monde  les  re- 
gardait duo  wil  iiiihil 
gent;  seulement  lus  dé- 
vots souhaitaient  que  le 
diable  les  emportât.  .  il 
ne  lesemporta  point  ;  car 
bien  souvent  il  attend  el 
laisse  les  vieux  pécheurs 
servir  d'appftl  aux  jeunes. 

LV. 

Mais  ils  étaient  jeunes  : 
oh!  sans  la  jeunesse,  que 
.serait  l'amour  1  sans  l'a- 
mour, (pie  serait  la  jeu- 
nesse! la  jeunesse  don- 
ne h  l'amour  joie  et  dmi- 
ccur,  force  et  vérité,  eu-ur 
et  àme.  tous  les  diins(pii 
scmblenlvcnii  d'en  liant  ; 
mais  avec  les  années,  il 
lanmiit  il  ilevient  déplai- 
sant. L'amour  est  <Im  pe- 
tit nombre  de  ces  choses 
que  le  temps  n'améliore 
|ias  :  ce  qui  cxpliiiue 
peut  -  être  pourquoi  les 
vieillards  sont  toujours  si 
maleiicontrcii.semcnt  ja- 
loux. 

LVI. 

C'était  au  carnaval  , 
comme  je  l'ai  dit  (pielque 
treille  -  six  stances  plus 
liant  :  Laura  lit  donc  les 
ap|)ièls   ((ne   vous  faites  (piand   vous  vous  p''oposez  d'aller  an   bal 

masqné  de  nioiisieur  Itnehni,  suit  i oic  spectateur,  soit  pniir  ,\  jouer 

un  role;  la  seule  difl'ércuce,  c'e>t  qu'ici,  ncnis  .nous  six  semaines  de 
li^'urcs  de  carton. 

LVll. 

Lama  .  en  tciilcile.  était .  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  aussi  jolie 
femme  ipi'on  puisse  lèlre,  fraiche  comnie  l'ange  peint  sur  rensei- 
gne d'une  nouvelle  auberge,  ou  comme  le  frontispice  d'un  nouveau 
miKjdzinc  contenant  toutes  les  modes  du  mois  dernier,  colorié  et  av  ec 
une  feuille  de  papier  de  soie  entre  la  gravure  et  le  titre ,  de  peur 
ipie  sous  la  presse  les  parties  du  discours  ne  maculent  les  parties 
du  costume. 

LVIII. 

Ils  se  renilirent  au  Uidoltu...  c'est  une  salle  où  l'on  va  danser, 
Fouper,  et  danser  encijie;  le  mot  pripies'Maii  peut  élie  bal  masqué. 


Laura  éOait  encore  fraîche  ul  avait  tiré  le  meitli'ur  parti  du  l^mps 


mais  cela  ni-  fait  rien  h  mon  histoire.  C'est  »ur  une  prlite  echelle 
quelque  ehn«e  de  «emblibleh  notre  Vnuxliall ,  nanfqu'nn  n'v  peut 
être  inciimmndé  par  In  (diiie.  La  e'lmpnirnin  était  •  mêlée,  i.  ex|ire*- 
sion  que  l'on  emploie  pour'«lirc:  elle  ne  méritait  pa»  votre  attention. 

Ll\. 

Rn  effet,  par  «  comiiapnie  mêlée»  on  entend  qu'à  lexceplion  cle 
vous,  devosamis  et  d'une  cinquantaine  d'antres  personnes,  quevou» 
pouvez  saluer  sans  prendre  vos  airs  de  réserve,  le  reste  n'est  (lu'un 
ramas  de  gens  de  bas  ùtaf-e  ,  I'eenme  des  lieux  publics,  où  il»  af- 
frontent Iftcheioent  le  fashionable  mépri»  de  quelque  cent  persoiine» 
bien  nées  qui  sajipellent  «  le  monde;  »  je  ne  sais  trop  pourquoi, 

bien  que  j'aie  vécu  par- 
mi elle.s. 

LX. 

C'est  ainsi  que  la  chose 
se  passe  en  Angleterre  ou 
du  moins  qu'elle  se  pas- 
sait sous  la  dynastie  des 
Dandies,  h  laquelle  a  peut- 
être  Kucc<''dé  quelque  au- 
tre classed  iuiitateursque 
l'on  imite...  Hélas!  com- 
me ils  déelinenl  vite  et 
.sans  letour,  les  démago- 
gues de  la  mode  :  tout  est 
fragile  ici-bas  :  comme 
l'empire  du  monde  peut 
se  perdre  aisément  par 
l'aniour,  par  la  guerre  el 
(juehiucfois  par  une  sim- 
ple g  lée  ' 

LXl. 

Napoléon  fut  écrasé  par 
le  ïliur  septentrional  qui 
assomma  l'armée  fran- 
eaise  avec  son  marteau 
de  glace  ;  il  .se  vit  arrêté 
par  les  élinienU,  comme 
un  baleinier,  ou  comme 
un  novice  qui  trébuche 
à  travers  les  difficultés  de 
sa  grammaire  française. 
Certes,  le  conquérant  au- 
rait dû  se  délier  des  chan- 
ces de  la  guerre,  etipjant 
à  la  fortune...  maisje  n'o- 
se la  maudire  ,  car  plus 
je  médite  sur  l'intinite  des 
eimibinaisons  possibles, 
plus  je  me  sens  contraint 
fi  croire  à  sa  divinité. 

LXII. 

Elle  gouverne  le  pré- 
sent,  le  passé  et  tout  ce 
qui  sera;  elle  nous  distri- 
bue le  bonheur  à  la  lote- 
rie, en  amour  et  en  ma- 
riage.  Je  ne  peux  dire 
qu'elle  ait  fait  beaucoup 
pour  moi  :   non  que  je 
veuille  déprécier  ses  fa- 
veurs :  elle  et  moi  nous 
n'avons  point  clos  nos  comptes,  et  il  faudra  voir  coninieut  elle  me 
dédomniai.'era  de.s  mésaventures  passées:  en  attendant,  je   n  im- 
porlnneiai  [dus  la  déesse,    si  ce  n  esl  pour  la  rc-mercicr  ipiand  elle 
m'au'a  enrichi. 

Lxm. 

Pour  revenir...  pour  revenir  encore...  Le  diable  emporte  I  hi-- 
loire!  elle  me  plisse  toujours  entre  les  doigts,  parce  qu'il  faudrait  l.i 
ployer  aux  eap-ic.s  de  la  stance,  et  cesl  ce  qui  la  fait  rester  en 
arrière.  Ce  rhvthme  une  fois  entame,  je  ne  puis  le  briser  à  volonté, 
maisje  dois,  "cimime  ceux  qui  (•hanteul  en  public,  suivre  le  ton  .t 
la  mesure.  Ah!  si  je  parviens  à  conduire  ce  inctre-ci  jusqu'au  bout, 
j'en  prendrai  un  autre  la  première  fois  quejc  serai  de  loisir. 

LXIV. 

Ils  se  rendirent  au  Ridolto...  C  est  un  cndn'ii  où  je  me   pin|p  ?,- 


ŒUVUliS  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


121 


;1'allei'  moi-môme  demain,  uiiiiiucmcnl  pour  faire  quelque  divcision 
à  mes  pensées  ;  car  je  suis  un  peu  mélancolique,  et  je  récréerai  mes 
Psprils  eu  devinant  quelle  espèce  de  visage  peut  se  trouver  sons 
chaque  masque;  et  comme  ma  tristesse  est  de  celles  qui  parfois  ra- 
rentisseni  le  pas,  je  ferai  naître  ou  je  trouverai  quelque  chose  qui 
la  retienne  une  demi-heure  eu  arrière. 


LXV. 

Laura  traverse  la  foule  joyeuse,  le  sourire  dans  les  yeux  et  l'en- 
joiuiient  sur  les  lèvres  :  elle  chuoholie  avec  les  uns,  parle  aux  au- 
tres tout  haut  ;  à  ceux-ci  elle  fait  une  révérence,  à  ceux-là  un 
simple  salut.  Elle  se  plaint  de  la  chaleur,  et  aussitôt  son  adorateur 
apporte  une  limonade  : 
elle  y  goûte;  puis,  pro- 
menant un  regard  aulouï 

d'elle,  elle  blâmeel  plaint  -  -  ^- 

à  la  fois  ses  plus  chères 
amies  d'être  si  ridicuU:- 
ment  accoutrées. 

LXYl. 

L'une  a  de  fausses 
Iresses:  une  autre  est  trop 
fardée;  une  troisième... 
où  a-t-elle  acheté  cet  ef- 
froyable turban?  une 
quatrième  est  si  pâle 
qu'on  peutcraindre  qu'el- 
le ne  se  trouve  mal;  une 
cinquième  à  l'air  com- 
mun ,  gauche  et  campa- 
gnard; la  soie  blanche  de 
la  sixième  a  une  teinte 
jaune  ;  pour  la  septième, 
cette  mousseline  si  claire 
lui  portera  malheur;  et 
voilà  qu'une  huitième 
paraît  ;  «  Je  n'en  veux 
pas  voir  davantage,  de 
peur  que,  comme  les  rois 
de  Banquii,  elles  n'arri- 
vent à  la  vingtaine,  » 

LXVll, 

Pendant  qu'elle  regar- 
dait ainsi  les  autres  ,  on 
lui  rendait  de  tous  côtés 
la  pareille  :  elle  écoulait 
les  éliiges  que  les  hom- 
mes chuchotaient  autoMi- 
d'elle,  et  elle  résolut  de 
ne  pas  bouger  qu'ils 
n'eussent  fini  :  les  fem- 
mes seules  s'étonnaient 
qu'à  son  âge  elle  eut  en- 
core tant  d'adorateurs... 
mais  les  hommes  sont  si 
dépravés  que  ces  créa- 
tures au  front  d'airain 
sont  toujours  de  leur 
goût! 

LXVIII, 


LXX. 


Monsieur,  dit  le  Turc,  ce  n'est  pas  du  tout  une  niépri 


Pour  ma  pnri,  je  n'ai 
jamais  [lu  comprendre  la  méchanceté  des  femmes..,  mais  je  ne 
veux  pas  discuter  ici  une  chose  qui  est  le  scandale  du  pays  :  seu- 
lement je  ne  vois  pas  poui(|uoi  il  en  sei'ait  "toujours  ainsi;  et  si 
je'  portais  seulement  une  robe  noire  et  un  rabbat,  pour  èlre  au- 
torisé à  déclamer  à  ma  guise,  je  prêcherais  tant  sur  ce  sujet  ([ue 
Wilberforce  et  Romilly  citeraient  mon  homélie  dans  leurs  ])ro- 
chains  discours. 

LXLX. 

Pendant  que  Laura  regardait  et  se  laissait  regarder,  souriant  et 
caquetant,  sans  savoir  pourquoi  ni  comment;  pendant  que  ses 
amies  ol)<ervaienl,  en  grillant  d'envie,  ses  airs  de  triomphe  et  tout  le 
reste,  et  que  les  cavalieis  élégamment  \ètus  défilaient  devant  elle, 
s'inclinaient  en  passant  et  mêlaient  un  moment  leur  babil  au  sien  : 
un  homme,  f)lus  que  tous  les  autres,  tenait  ses  regards  fixés  sur 
elle  avec  une  étrange  persévérance. 


C'était  un  Turc  couleur  d'acajou  :  Laura  le  vit  et  en  fut  d'abord 
tout  heureuse ,  car  les  Turcs  sont  renommés  pour  leur  philogynie. 
bien  quils  usent  tristement  du  beau  sexe:  on  dit  qu'ils  traitent  une 
pauvre  femme  comme  un  chien  ,  après  l'avoir  achetée  comme  un 
bidet  :  ils  en  ont  un  grand  nombre,  bien  qu'ils  ne  les  laissent  ja- 
mais voir  ;  quatre  femmes  légitimes  et  des  concubines  ad  libitum. 

LXXl. 

Ils  les  eiifermcnt  ,  les  voilent  et  les  gardent,  meure  pemlant  le 

jour  :  à  peine  peuvent- 
elles  voir  les  hommes  de 
leur  famille  :  en  sorte 
qu'elles  ne  passent  point 
le  temps  aussi  gaîment 
qu'on  le  suppose  parmi 
les  nations  du  Nord;  en 
outre,  cette  réclusion 
doit  pâlir  leur  teint ,  et 
comme  les  Turcs  abhor- 
rent de  longues  conver- 
.salions,  leurs  jours  doi- 
vent se  passer  à  ne  rien 
faire,  à  se  baigner,  à  soi- 
gner les  enfants,  à  l'aire 
l'amour   et    à  s'habiller. 

LXXIL 

Ellesncsavent  pasiire, 
et.  par  conséquent,  ne  se 
mêlent  pas  de  critique 
littéraire;  elles  ne  savent 
pas  écrire,  et,  par  consé- 
quent, ne  prennent  ja- 
mais le  rôle  de  muses  : 
elles  ne  tombent  jamais 
dans  les  jeux  de  mots  et 
l'éplgramme  ,  et  n'ont  ni 
romans,  ni  sermons,  ni 
pièces  de  théâtre,  ni  re- 
vues... Le  savoir  ferait 
bien  vile  un  beau  schis- 
me au  harem  I  mais  heu- 
reusement ces  beautés 
ne  sont  pas  le  moins  du 
monde  bas-bleus  :  nul 
pédant  à  la  mode  ne  s'em- 
presse de  venir  leur 
montrer  «  un  passage 
charmant  dans  le  nou- 
veau poème.   I) 

LXXllI. 

1  à,   point  de  vieux  et 
obstiné  rimeur  qui,  ayant 
toute  sa  vie  péché  à  la 
gloire    pour     n'attraper 
jamaisqu'un  pauvre  gou- 
jon,   n'en  continue   pas 
moins   à  faire  un    grand 
bruitde  sa  pêche  ,  et  reste 
ce  qu'il  était   le  triton  du 
fretin ,  le  sublime  de  la 
iocrilé  ,  le  fou  de  sens  rassis,  l'écho  de-l'écho,  le  pédagogue 
femmes  heaux-esprils  et  des  bardes  en  herbe,,,  et,  pour  tout 
nu  sot  ,... 

LXXIV. 

Débitant  fièrement  ses  oracles  eu  ]ihrases  pompeuses;  laissant 
tomber  un  (loii  approbateur,  qui  n'est  nullement  boit  en  droit,  bour- 
donnant comme  les  mouches  autour  de  toute  clarté  nouvelle  ,  le 
plus  bleu  de  tons  les  |iapillons  bleus,  vous  fatiguant  de  son  blâme, 
vous  torturant  de  ses  éloges  ,  avalant  tout  cru  le  peu  d'encens  qu  il 
peut  recueillir  ,  traduisant  des  langues  qu'il  ne  sait  pas  même  lire, 
et  suant  des  pièces  si  médiocres  que  de  mauvaises  seraient  meil- 
leures, 

LXXV. 

Tout  le  monde  déleste  un  auteur  qui  est  toujours  auteur,  un  de 
ces  homines  à  la  calotte  de  fou  barbouillée  d'encre,  si  inquic'.s,  si 


méd 
des 
dire 


122 


LES  VEILLÈks  LITltUAlUKS  ILLUSIllEks. 


Iiahilcs,  si  siisccplible.s  et  si  jaloux:  h  qui  l'on  ne  sait  que  dirp  et 
dont  DM  ne  suit  que  penser;  ballbri  d'iu(.'iieil  (pie  l'on  sithII  Iculé  de 
gonfler  à  laide  d'une  paire  defoullli^is  :  lu  Hour  des  f^^l>^  les  plus 
cniiuu'ux,  est  encure  prcïïiVable  à  ecs  rognures  de  papier,  ?i  ce» 
uiuucMures  mal  éteintes  de  la  lampe  nocturne. 

LXXVi. 

Nous  en  voyons  plusieurs  de  cette  espèce...  et  nous  en  voyons 
d'niilres,  hommes  du  monde,  et  sachant  y  vivre  en  hommes:  Scott. 
U";:ers ,  Moore  et  tous  ces  confr^res  d'élite,  qui  peiisenl  encore  à 
autre  cluisc  qu'i»  leur  plume;  mais  pour  ces  eiiTaiil^dc  in^re  ^otlise, 
qui  vdudr.iii'nt  Mrc  f,'''i>s  d'esprit  et  ne  savent  pas  être  gens  comme 
il  r.'iul  .  je  les  l.iisse  h  leur  table  fi  thé  qiiulidieune,  à  leur  coterie 
musquée  el  à  la  dame  de  lettres  qui  les  gouverne. 

LXXVIl. 

Les  pauvres  chères  musulmanes  dont  je  parle  n'ont  aucun  de  chs 
hoiimies  inslruclifs  et  a^'réables ,  et  l'un  d'eux  leur  paraîtrait  une 
invention  nouvelle  aussi  incoiimic  (|ue  des  cloches  dans  un  tiiinaret 
turc  :  je  pense  qu  il  ne  serait  peut-t''lie  pas  mal  à  propos  (bien  que 
les  projets  les  mieux  semés  produisent  quclqui-fois  une  niàriviiise 
récolte)  d'envjiver  un  auteur  comme  inifiàipivnaire  pour  bVêcIji^if 
dans  ces  pays-là  l'usage  que  font  les  chi'éttens  des  dix  parties  du 
discours. 

LXXVlll. 

Point  de  cliimiste  pour  leur  l'évélpr  )çï  |â|i  nul  cours  de  mïtâ- 
pli\.-ique;  point  de  caliiiiels  de  lecture  qili  riijiicnildent  les  romans 
reli^'ieiix  .  les  ronti's  moraux  .  les  phiiilurcs  dis  Inœurs  du  jour; 
nulle  exiiosition  ivlinuelle  de  tali|eiuv;  on  iiç  lés  vol!  point  sur 
leurs  toils  oUservcr  les  astres,  el  enfih,  Dlëii  Éiiil  liJ'ilél  elles  ne  font 
pas  de  nialhémaliques. 


LX 


xxi^. 


nous  laisse  doublement  sérieux 


Pourquoi  j  en  rends  grAce  il  Dieil  ?  pèt^jiîlji.'Jl'/è  !,Hn  doil  {!roiié,4Ûb 
j'ai  pour  cela  mes  raisons,  et  eoill'llic  jii'i'it^lrr  Hlos  ii'oiil  lïcii  d'e 
bien  afiréable  ,  je  les  parde  poul-  Inc.-  iih'innii''-^  iliui  jiciii-.ii  en 
proFc;  ic  crains  bien  d'avoir  liii  çeiKiin  pencliaiit  ;t  la  sulire,  el 
pourlaiil  il  me  semblé  qu'en  avaii'çaijl  cij  age^o;!. 'devient  plus  en- 
Clin  h  rire  qu'il  frnoidcr,  bien, que  le  Hire  ,  alis'silol  qu'il  est  paâs'é, 


LXXXIV. 

Je  ne  rapporterai  pa.^  le  nom  de  celle  aurore,  el  c'epcndanl  je  Jç 
|)ourrais  sans  indiscrétion ,  car  çlle  n'était  nen  pour. moi,  que  celle 
admirable  inveulinn  dont  le  breviït  app.irtient  h  Dieu,  une  Icinulc 
charmante,  cet  objet  que  nous  aiiçuns  Ions  it  voir  :  mais  il  nest  naît 
de  lion  piiùi  de  citer  des  noms  propres,  l'ourlant  si  \nus  iVs  ilési- 
r.ux  de  découvrir  cette  l^clle,  itHe/.  au  prorjiain  bal  de  Londres  ou 
de  l'arjs,  vpus  y  remarquerez  encore  son  visage  effarant  tous  les 
autres  par  sa  fraîcheur. 

LXXXV 

Laura ,  sachant  bien  qu'il  ne  lui  conviendrait  pas  du  tout  de 
s'exposer  à  la  clarté  du  jour,  après  avoir  pas.sé  sept  heures  au  bal 
jiu  milieu  de  iruis  mille  iiersunnes .  jugea  qu  il  était  temps  de  tirer 
sa  révérence.  Le  cuime  l,i\cqo,mpagnait  en  portant  »on  ch:Me  .  el  ils 
étaient  sur  le  poiril  de. quitter  )â  salle;  mais,  ô  disgnlre  !  ces  mau- 
dits gondoliers  s'étaient  mis  juste  à  la  place  où  ils  h'auraient  point 
dû  se  trouver. 

LXXXVI. 

lin  cela  .  ils  ressemblent  i  nos  cochers,  et  la  cause  qui  les  îcarte 

est  éxdcleinent  la  même....  rcncombrement  de  la  foule  ■  ils  se  pou-- 

senl,  ils  se  heurtent  avec  des  bja!<ph?iues  à  disloquer  la  mArhoii. 

pt  un   lorrenl  d'c  clabauderiés  que  rien    ne    saurait   inlerroinpi' 

;  Chez  nouç,  les  gentlemen    de  Bow  -street  maintiennent  I  ordre ,  ••' 

I   ici  On£  si^lalinelle   est  ii  deuxjias  de  la  porte      niais,  malgré  toiil 

i  cçlâ,  U  s'échange  d'â'i)i,)es  deux  pa,vs,  en  pàreUle  ôçca.sion,  deS  ju- 

:  ro,nii_  el  (les  propos  tfelibment  révoltants  qu'on  né  peut  m  les  sup- 

j   poH'éJ-  tli  les  redire. 

LXXXVll. 

I  ^Le.cbiîilc  et  l.ï'i'âf'â  irblivi^renl  enlin  leur  gondole  et  regagnèreni 
1   leur  dcmrMi!  mi'i  sur  L'onde  silencieuse ,  s'entreteiiaul  d'- 

toùli  -  le-  il  l'i^'e  ,  des  dausrurs  el  des  dun.seuses  et  >{■■ 

léor  lolKil  ■•  ilii  peu  lie  médisance  pai-dis-iis  le. mai- 

I  chc.  l.)'''j.i  I.i  1j.iii[u.   .  ,iii|iiiicliail  de  l'escalier  de  leur  palais;  Laui.i 

était  as>i-o  piv.-  ili;  smi  ailur.ileur,  quand  tuut-à-coup  elle  frémit... 

le  iniisiilinan  élail  là  devant  elle. 

^  LXXXVIII. 


LXXX. 

0  innocence  el  gaîlé  !  heureux  iilelaiipe  d'e.iy  et  de  làil!  boissoi. 
de  plus  heureux  jours!  Dans  ce  Iri-le  silr),'  do  |Véi-hé  d  de'carnage. 
I  homme  souillé  d'abominations  iiéi:liichi;  plus  >a  soifaiic  on  liréti- 
vage  aus.sl  pur.  N'imporle!  jt;  vous  aime  el  je  M'uw.mschaiiier.dli  I 
qui  iimis  pMidia  le  vieux  Saluriie  el  .son  règii.  de  siicle.  candi!... 
lin  allendanl,  je  bois  à  votre  retour  un  bon  verre  déàu-de-vie. 

LX^CXi. 

Le  Turc  de  notre  Lama  lehall  l<inj(iui-S  les  yèfi'x  iJxèS  sut  elle  , 
moins  à  la  façon  miisiilmano  on  .à  I.i  iii.i,|.'  cliréricQne  (jui  si  tjiblé 
dire  :  «  Madame,  je  vous  lai-  '  ii .  ri  (iiht  qu'il  iii'e 

plaira  de   vous  coulem|ilcr .  de  vou.s   leliir  cri 

place.  "Si  l'on  pouvait  euiiii.  ..i  u:.  .,  ..ii;^.  en  la  regaidanl  . 
Lauiii  eùl  clé  comiuisc  :  iniis  elle  n'elail  lias  femme  à  céder  ainsi, 
elle  avait  suulemi  trop  hoiglcnips  cl  trop  bravement  le  feu  de  len- 
iiemi  pour  baisser  pavillon  devant  le  regard  tout-à-fait  exliaordi- 
iiaire  de  cet  clrangcr. 

LXXXII. 

Le  matin  était  sur  le  point  de  paraître,  et  à  cétlë  heure-là,  je 
(■•mseillc  aux  dames,  qui  ont  pa-.sé  la  nuit  à  la  danse  ou  h  tout  au- 
tre ex  reice,  de  faire  leuis  |ir.  paralifs  de  retraite,  et  de  qiiiller  la 
s.ille  di;  [lal  avant  le  lever  do  snjiil,  parce  qu'au  moment  où  s'elei- 
irni'ul  les  lampes  cl  les  boii.^i  -  il  est  à  eraiiidre  cpie  l'éclat  du  jour 
ne  fasse  paraître  leurs  joués  un  peu  pAles. 

LXX.\III. 

■"  **' L''J  ri."?*''.*  i'.cs'^i'ls  el  des  fêles,  el  pour  (luelque  sotte  raison  j  v 
suis  '  hi^Foi:*  resie  jusqu'à  la  lin  ;  et  alors  (j'es|ière  que  ce  n'est  pas 
lin  crime)  j'observais  quelle  était  la  femme  qui  traversait  le  plus 
liemciisement  celle  épreuve  criliqiie  :  or.  bien  que  jeu  aie  vu  des 
milliers  dans  la  fleur  de  làgé,  cbarmanles  alors  et  qui  peuvent 
I  iMre  encore  aujourd  liui  :  ie  n'en  ai  jamais  rencmlré  qu'une  seule 
di.nl  I  -•clal  pouvait  (aprî-s  la  daiise  el  quand  les  étoiles  avaient  dis- 
I  arii'  resisler  aux  ravons  du  malin. 


.,i'(  Monsieur,  dit  le  eoiille  dull  ni'r  sévère,  votre  présence  inal-     I 
içriduc  ilansee  lieu  m  oldipcàvnus  demander  quelques  explications?      « 
l'eùl-êlie  II  esl  ee  que  rclfet  il  une  inejiiise  :  je  I  espère,  du  moio- 
'el  ;  ilôlli' coiipe'r  ciiiir.l  ,à    ttiUl   enmplinient.  Je  lesjiere  dans    n.li 
itiçiprc  iiiteièl   Voas  liie  çottiplencz  sans  doute,  ou  je  me  ferai  coin 
jiiTiU)j;é. —  .Monsieur,  répdhiail  le  Turc,  ce  n'est  point  du  tout  un  • 
lii'éptise  : 


Li^kxix. 


,.  J  Lette  dame  esl^iji^  feipitic.  il.Ju^ez  de  l'étonnement  de  la  dane- 
elle  changea  rie  coiilcnr.  nno  -.ms  r.Lison  ;  mais  là  où  une  Anglai- 


évanmiirail    les  llalieili, 
se  reeiimiiialider  un 
.sens  à  pi.Mi  |ircs  .iii  ' 

de  CÇÎ-r,  de  selÀ,  de 
eiiuimé  d'ilsage  en  , 


si  loin  :  elles  se  borneni 
puis  elles  repreiiuenl  linii- 
■  •   .j.o  l'pargnc  beaucoup  de  corne 
jetées  à  la  ligure  et  du  lacets  coupés, 


.\C. 


Klle  dit...  (|ue  pouvait-elle  dire  ■?  pas  un  mot:  mais  le  comte,  loiil- 
à'fait  calmé  parce  qu'il  venait  il'enlendre.  invita  poliment  létr.in- 
ger  à  entrer  :  "  Nous  serons  heaiieoup  mieux  à  la  maison  .  dit-il . 
pour  causer  de  tout  cela;  ne  umis  rendons  pas  riilicules  pur  une 
scène  el  une  esclandre  en  public  :  tout  ce  que  nous  y  gagnerions 
serait  de  faire  bêaucou|i  rire  et  plaisanter  de  notre  alfaire.  » 

XCI. 

Ils  entrent  et  se  font  servir  le  calé...  Le  café  parait,  boi.sson  qoi 
plaît  égalemeni  aux  'fores  et  aux  chrétiens,  quoii|ue  la  manière  di- 
te préjiarer  ne  soit  pas  la  même.  Alors  Laura,  qui  a  repris  ses  es 
prits  el  retrmivé  la  parole,  s'éCrie  :«  Heppo!  quel  est  voire  imm 
jiaien?  Dieu  me  bénisse!  votre  barbe  est  d'une  étonnanle  longueoi  ' 
Kl  colnmenl  se  fait-il  que  vous  soyez  resté  si  longtemps  abseni?  \' 
coinpreiicz-loijs  pas  combien  c'était  mal  de  votre  part* 

XCII. 

«  Ete.s-vous  réellement  el  vérit.iblenienl  turc'?  Avez-vous  éjxjusé 
d'autres  femmes'  lisl-il  vrai  que  les  musulmans  mangent  avec  leui> 


OEbVUES  COMPLÈTES  DE  LÔKD  bVRÔPÎ. 


(loif-'ls  en  fîiiisede  fmii-chctiçi?  Ahl  sijr  ma  parole,  vmlâje  plus  joli 
l'hàle  que  j'aie  jamais  vu!  vous  me  le  donnerez,  ii;esl-ee, pas  ?  On 
ilil  que  vous  ne  mangez  pas  de  jjoic.  Mais  cuiunenl  nvez-vous  tmt 
pendanllaiil  danin'es  pou''...  Pieu  me  Ijéuiss''!  nun.  jr  n"ai  ym^i^ 
vu  un  homme  j'àunir  à  ce  point"?  Auriez-vous  une  maladie  de  loie"? 

XClll. 

«  lieppol  celte  barbe  ue  vous  va  pas  :  elle  Sera  coupée  avàril  que 
vous  avez  vieilli  d'un  jour  :   pourquoi  vous  arrangez-voiis  ainsi? 

Oh  !  j'oubliais...  niles-nmi ,  ne  trouvez-vQu^s  pas  que  le  climal  ici 
est  pins  t'roiil  ■?  QurI  air  vous  avez!  vous  ne  sortirez  (la-s  d'ici  clans 
ee,  bizarre  ciislume  .:  quelqu'uii  pourrait  vous  r'econuaîtie  et  aller 
cotiior  votre  histoirç'.  Comme  vos  cheveux  sont  coupés  court!  sei- 
gneur! comme  ils  ont  grisonné  !  » 

XGIV. 

Que  répondit  Beppo  à  toutes  ces  questions"?  c'est  plus  que  je 
n'en  sais.  Il  avait  été  jeté  sur  les  bords  oii  fut  Tigie  et  où  il  n'y  a 
pins  rien  aujourd'hui;  comme  de  raison,  il  avait  été  fait  esclave,  et 
avait  rei'u  la  liaslonnade  pour  salaire;  puis  un  jour. quelque  bande 
de  piialcs  ajant  pris  terre  dans  la  baie  voisine,  il  s'était  joint  à  ces 
coquins,  avait  prospéré  et  était  devenu  un  renégat  d'assez  mauvais 
renom. 

xcv 

Mais  il  s'était  enrichi  et  avec  la  richesse  lui  était  revenu  un  si  vif 
'd¥sir  de  revoir  sa  patrie,  qu'il  regardacomine  un  devoir  d'y  rentrer, 
èi  de  ne  point  pa>ser  toute  sa  vie  à  écunier  les  mers.  Avec  le  lemps, 
il  se  trouvait  l'aligné  de  son  i'^olement,  comme  Robinson  Crusoe  : 
c'est  pourquoi  .  il  loua  un  navire  venant  d' Espagne  et  allant  à 
Coif)ii  :  une  belle  polacre  ayant  douze  hommes  d'équipage  et 
chargée  de  tabac, 

XCVI. 

II  s'embarqua  donc  avec  toutes  ses  richesses,  acquises  .Dieu  sait 
comme,  et  gagna  le  large  :  l'entreprise  était  téméraire,  et  sa  peau 
tie  laissait  pas  de  courir  de  grands  risques  ;  mais  la  Providence,  dit- 
il,  I  avait  protégé...  pour  ma  part,  je  ne  m  expliquerai  pomt  à  ce 
sujet  de  peur  de  n'être  point  d'accord  avec  lui...  Bref,  le  iTavire  fut 
équipé,  mit  à  la  voile,  et  fit  route  heureusement,  hormis  trois  jours 
de  calme  à  la  hauteur  du  cap  deBone. 

XCVll. 

Arrivé  .'i  Corfou ,  il  transborda  sur  un  autre  navire  ses  bagages, 
SCS  fonds  et  sa  personne,  et  se  donlia  pour  un  marchand  turc  fai7 
sant  le  commerce  de  difl'erentes  marchandises...  je  iie  me  rappelle 
plus  lesquelles  Ou"i  qu'il  en  soil ,  il  se  tira  d'affaire  par  cette  rusé  , 
car  il  y  allait  de  ^a  tète,  et  parvint  ainsi  jusqu'à  Venise  afin  d'v  re- 
piendre  sa  fembie,  sa  religion ,  sa  maison  et  son  nom  de  chrétien. 

XCYIII. 

I^n  effet,  sa  femme  le  reçut  ;  le  patriarche  le  rebaptisa  (observons 
eu  passant  qu'il  lit  un  cadeau  à  l'église);  il  mit  pour  cela  de  coté 
les  vélenienls  qui  le  rendaient  méconnaissable  ,  et  emprunta  pour 
un  jour  ou  deux  les  culottes  du  comte.  Ses  amis  ne  l'en  estimèrent 
(]Mr  davantage  après  sa  longue  absence,  surtout  quand  ils  virent  qu'il 
aN.iit  rapporté  de  quoi  leur  offrir  d'excellents  diners  qu'il  égayait 
eu  leur  faisant  de  bons  contes....  dont  je  ne  crois  pas  la  moitié. 

XCIX. 

Quelques  Iribulaliuns  qu  il  eût  souffertes  dans  sa  jeunesse,  il  s'en 
.lédommageait  siii  ses  vieux  jours  en  jjomssaiu  de  son  opulence  et 
du  plaisir  de  i'aconler.  Bien  que  parfiis  Laura  le  lit  enrager,  on 
m  assure  que  le  cnml''  et  lui  furent  toujours  b(uis  auiis  .Ma.  plume 
'csl  arrivée  a  là  lin  d'une  page,  et  celle-ci  tenuineo,  le  récit  doit  se 
irrniiner  aussi;  il  serait  à  désirer  qu'il  but  fini  plus  tôt  :  mais  une 
le  s  commencés,  les  récils  s'allougent,  on  ne  sait  coinm  ut. 


FIN    DE    BEPPO. 


LES 


BARDES    ANGLAIS 


CRITIQDES    ÉCOSSAIS. 


Eh  quoi!  condamné  à  tout  entendre  !  l'enroué  Fitz  Gerald  brail- 
lera dans  une  salle  de  taverne  ses  coupleis  discordants;  et  moi  je 
me  tairai,  de  peur  que  les  revues  écossaises  ne  me  traitent  de  rimail- 
leur et  r\e  dénoncent  ina  muse!  JSon!  non  1  j'écrirai  à  tort  ou. à 
raison  ;  les  sots  me  fourniront  le  sujet,  et  la  satire  inspirera  mes 
vers  ! 

Noble  don  de  la  nature!  ma  bonne  plume  d'oie,  esclave  obéissante 
de  ma  pensée ,  arrachée  à  l'aile  maternelle  pour  devenir  uh  puis- 
sant instrument  dans  la  main  de  bien  petits  homines!  0  plume! 
qui  facilites  si  bien  la  parturition  d'un  cerveau  en  travail,  Jrros 
de  vers  ou  de  prose;  toi  qui,  en  dépit  de  l'inconstance  des  femmes 
et  des  sarcasmes  de  la  critique ,  fais  la  consolaiion  d'un  amant 
et  la  gloire  d'un  auteur,  que  de  beaux  esprits,  que  de  poètes  tu  sers 
chaque  jour!  Combien  est  fréquent  Ion  emploi,  et  petite  ta  gloire! 
Tes  sœurs  se  trouvent  condamnées,  après  tous  leurs  travaux,  à  un 
complet  oubli,  avec  les  pages  qu'elles  ont  tracées!  Mais  toi,  du 
moins,  plume  chérie,  que  j'ai  déposée  naguère  et  que  je  reprends 
avei:  ardeur,  noire  tâche  terminée,  tu  seras  libre  comme  celle  de  Cid- 
Slamel-Béiiengeli  ;  si  d'autres  te  méprisent ,  moi  je  veux  te  choyer. 
Prenons  donc  aujourd'hui  notre  essor:  ce  n'est  point  un  sujet  re- 
battu, une  vision  orientale ^  un  rêve  extravagant  qui  m'inspire; 
notre  route  ,  bien  que  hérissée  d'épines,  est  distinctement  tracée; 
que  nos  vers  soient  coulants  ;  que  notre  chant  soit  facile. 

.Vujûuril'hui ,  le  vice  triomphant  commande  en  souverain,  obéi 
des  hommes  qui  ne  savent  obéir  à  rien  d'autre;  les  méchants  et  les 
sols  se  liguent  pourdominer,  etpèseut  leur  jusiice  dans  des  balances 
d'or;  et  cependant  les  plu?  hardis  redoutent  encore  la  risée  publi- 
que :  la  crainte  de  la  honte  est  la  seule  qui  leur  reste;  ils  pèchent 
avec  plus  de  mystère,  tenus  en  bride  par  la  satire,  et  tremblent  de- 
vant le  ridicule,  sinon  devant  la  loi. 

Telle  est  la  puissance  de  l'esprit  caustique  et  railleur;  mais  les 
tlèclies  de  la  satire  ne  sont  [loint  mon  partage  :  pour  châtier  les  ini- 
quités de  notre  siècle,  il  faut  une  arme  plus  acérée,  une  main  plus 
puissante.  Néanuioins,  il  e.st  des  folies  dont  la  chasse  m'est  permise. 
Qu'un  rie  avec  moi;  je  ue  dcniaude  pas  d'.uitre  gloire.  Le  signal  a 
retenti  ;  mon  gibier,  ce  sont  les  écrivailleurs.  Au  galop,  mon  Pé- 
gase! gare  à  vous  tous,  poèmes  grands  et  petits,  odes,  épopées, 
élégies  I  Et  moi  aussi,  je  puis  comme  un  autre  barbouiller  du  papier; 
il  m'arriva  même  un  jour  de  répandre  par  la  ville  un  déluge  de 
vers  ,  vraie  boutade  d'écolier  indigne  il'éloge  ou  de  blâme  ;  je  me  fls 
imprimer...  de  plus  grands  enfants  que  moi  on  font  autant.  11  est 
doux  devoir  son  nom  en  lettres  moulées;  un  livre  est  toujours  un 
livre,  bien  qu'il  n'y  ait  rien  dedans.  Ce  n'est  pas  qu'un  nom  titré 
doive  sauver  d'un  oubli  commun  le  livre  et  l'écrivain  :  Lambe  en 
sait  quelque  chose,  lui  dont  la  farce  bàlarde  a  été  sifflée  maigre  le 
nom  patricien  de  son  auteur.  N'importe!  George  continue  d'ecru'e, 
bien  ipi'll  cache  son  nom  aux  yeux  du  public.  Autorisé  par  ce  grand 
exemple,  je  suis  la  même  voie  ;  seulement  je  fais  moi-même  ma 
revue  ;  et ,  sans  recourir  au  grand  Jeffrey  ,  comme  lui  je  me  cou  • 
stitue  de  ma  propre  autorité  souverain  arbitre  en  poésie. 

Pour  tous  les  métiers,  excepté  celui  de  censeur,  il  faut  un  appren- 
tissage :  les  critiques  sont  faits  d'avance.  Sachez  par  cœur  les  plai- 
santeries rebattues  de  Miller;  ayez  tout  juste  autant  de  science  qu  il 
en  faut  pour  citer  à  tort  et  à  travers,  un  esprit  bien  dressé  à  dé- 
couvrir des  fautes,  ou  à  eu  inventer  au  besoin,  une  certaine  dispo- 
sitioii  au  calembourg,  que  vous  appcller  z  selattique;  puis  allez 
trouver  .lelfrev ,  et  soyez  surtout  discret  il  paie  juste  dix  livres  ster- 
ling la  fetiille'  Ne  craignez  pas  le  mens  n^e   d  aiguisera  vos  traits; 


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LKS  VEILLEES  LITTfiUAIIlES  ILLUSTIŒES. 


ne  recule/,  pas  ticvaiil  le  blasplième ,  cela  ]ia5$cra  poiii-  de  Tespril  ; 
abjure?,  loule  scusibi'ih'.  <•!  substituuz-y  la  pluiMtuleriu.  Vous  voilà 
devenu  un  rrilique  roniplel  :  haï,  mais  adule. 

Mais  nous,  poêle.',  nous  snumctirons  nous  h  une  lellc  juridiction? 
Non  ,  reries,  (iliercheï  des  roses  en  décembre  ,  di-  la  place  en  juin, 
dcmaiulez  de  la  conslaiiee  au  vent,  croyez  aux  piouiesses  d'une 
fcinnie  ou  aux  èloKCs  d'une  épilaphe,  plutôt  que  d  aj'Hili'r  loi  au  lan  - 
gage  d  un  critique  cluipriu,  ou  de  vous  laisser  égarirr  par  le  ca-ur 
perfide  deJelVre.v,  ou  la  tt^le  béoliennede  l.ainbe.  Tant  que,  soumis 
au  jiiug  de  ces  Ixrans  ind)eibes  et  siins  mission,  de  ces  usurpateurs 
dti  sceptre  du  goùl ,  les  auteurs  courberont  humblement  la  tùte  ,  et 
recevront  leurs  arrêts  comme  articles  de  foi;  tant  (|ue  la  criti(|ue 
sera  confiée  h  de  telles  mains,  ce  serait  un  j)cclié  que  de  l'épar- 
gner. De  tels  censeurs  méritent-ils  des  ménagements?  Néanmoins 
nos  modernes  génies  se  suivent  tous  de  si  |)iès,  poètes  «t  criti- 
ques se  ressemblent  tellement,  qu'on  ne  sait  quel  choix  faire  parmi 
eux. 

Ou  me  demandera  peut-être  pourquoi  je  m'engaçe  dans  une  car- 
rière que  l'ope  et  Gilford  ont  illustrée  avant  moi.  Mes  vers  vont 
vous  repondre.  «  Arrêtez,  »  me  crie  un  ami  -^a  ce  vers  est  négligé  ; 
celui-ci ,  celui-là  et  cet  autre  encore  me  semblent  incorrects.  — 
b'b  bien,  qu'en  conclurez-voiis?  l'ope  a  fait  la  même  faute,  ainsi 
([ue  l'insouciant  Dr^d-  n.  —  Oui ,  mais  Pje  ne  l'a  pas  commise.  — 
llelle  autorité!  Que  m'importe!  mieux  vaut  errer  avec  l'ope  qu'ex- 
celler avec  Vye.  » 

Avant  nos  jours  dégénérés,  il  fut  un  temps  où  .  au  lieu  de  grâces 
mensongères,  l'esprit  et  le  bon  sens  s'alliaient  h  la  poésie.  C'est 
alors  que,  dans  cette  île  heureuse,  la  voix  de  Pojie  charmait  toutes 
les  Ames,  et  voyait  le  succès  couronner  ses  elforts;  car  il  aspirait  à 
I  approbation  d'une  nulijn  polie,  et  relevait  la  gloire  du  pavsen 
même  temps  que  la  sienne.  Le  grand  Dryden  faisait  couler  les  flots 
de  sa  muse  avec  moins  de  douceur  peut-être,  maisa\ec  plus  de  force. 
.Mors  aussi  Congrève  égayait  le  scène,  Otway  nous  arrachait  des 
larmes;  car  l'accent  de  la  nature  allait  encore  à  l'Ame  d'un  audi- 
toire anglais.  Mais  pourquoi  rappeler  ces  noms  ou  de  plus  illusties 
encore,  quand  la  i)lace  de  ces  grands  hommes  est  si  étrangement 
occupée?  Jetez  maintenant  les  yeux  autour  de  vous  ;  feuilletez  cet 
iiinas  de  pages  frivoles;  contemplez  les  ouvrages  qui  charment  no- 
tie  é|ioque.  11  est  toutefois  une  vérité  que  la  satire  elle  même  doit 
rcronnailre:  on  ne  peiitse  plaindre  qu'il  y  ait  parmi  nous  disette  de 
poètes.  Leurs  a  uvres  font  gémir  la  presse  l't  fatiguent  des  milliers 
de  bras  :  les  épopées  de  Soulhey  l'ont  craquer  sous  leur  poid*  les 
rayims  des  bibliothèques,  et  les  poésies  lyriques  de  l.iltle  brillent 
en  in-douze  satinés.  «  Rien  de  nouveau  sous  le  soleil.  »  dit  l'Kcclé- 
siasie  ;  et  pourtant  nous  courons  d'innovations  en  innovations. 
Que  de  merveilles  diver.ses  nous  allèchent  en  passant!  La  vaccine, 
le  magnétisme,  le  galvanisme  et  le  gaz  apparaissent  successivement, 
au  grand  ébahissemenl  du  vulgaire;  puis  la  bulle  de  savon  crève. 
Que  restc-l-il?  du  vent!  Nous  voyons  aussi  s'élever  de  nouvelles 
écoles  poétiques  où  le  plus  ennuyeux  réclame  la  palme.  La  ligue  de 
ces  pseudo-bardes  fait  pour  quelque  temps  taire  la  voi.x  du 
goiit.  Maint  club  campagnard  plie  le  genou  devaiii  Baal  ,  et  détrô- 
nant le  génie  légitime,  élève  un  temple  et  une  idole  de  sa  laçon, 
ipieUpie  veau  de  plomb,  peu  importe  lequel,  depuis  l'ambilieux  Sou- 
lliey  ju.squ'au  rampant  Stolt. 

Voyez!  la  légion  écrivassière ,  fractionnée  en  groupes  divers,  dé- 
lilc  (levant  nous.  Chacun,  impatient  d'attirer  l'attention,  pique 
de  l'éperon  son  Pégase  efllanqué  :  la  rime  et  les  vers  blancs  mar- 
chent Cole  à  côte  Voyez  s'amonceler  sonnets  sur  sonnets,  odes  sur 
odes.  Les  histoires  de  revenants.se  coudoient  sur  la  route;  les  vers  s'a- 
vancent à  pas  démesurés  ,  caria  sottise  se  coniplaîtaux  plus  bizarres 
elTels  de  rhythme  :  amie  d'un  fatras  étrange  et  mystérieux,  elle  ad- 
mire toute  poésie  qu'elle  ne  peut  comprendre.  C'est  ainsi  que  le  Lai 
du  dernier  ménestrel  (puisse-t-ilêtrc  en  réalité  ledernier  !  )  fait  cnten- 
ilre  au  souffle  de  la  brise  ses  tristes  géiiii>sements  sur  des  harpes  à 
demi-tendues,  pendant  que  les  es[>rits  de  la  montagne  bavardent a\  ec 
ceux  de  la  rivière;  des  nains  farfadets  de  la  race  de  Gilpin  Horner 
égarent  dans  les  bois  de  jeunes  seigneurs  écossais,  en  sautillant 
devant  eux  à  chaque  pas,  Dieu  .sait  à  (luelle.  hauteur!  et  font  peur 
aux  petits  enfants;  tandis  que  dans  leur  cellule  magique  des  dames 
de  haut  parage  font  défense  de  lire  à  des  chevaliers  qui  ne  savent 
pas  épeler.  dépêchent  un  courrier  au  tombeau  d'un  sorcier,  et  font 
la  guerre  aux  honnêtes  gens  pour  protéger  un  bandit. 

Voyez  ensuite  s'avancer  gravement,  sur  son  cheval  de  p.uade, 
l'orgueilleux  Marmion  au  cimier  d'or,  tantôt  faussaire,  lautôi  héros, 
également  propre  à  décorer  un  gibet  ou  un  champ  de  balaille  . 
.'•iiigulier  mélange  de  grandeur  et  de  ba.sscsse.  Timagines-iu  donc, 
ô  ^eott,  dans  la  folle  arrogance,  faire  agréer  au  public  une  œuvre 
aii;-,M  insipide?  C'est  en  vain  que  Murray  se  ligue  avec  Miller  pour 
leiriluier  ta  muse  à  rai^oll  dune  denii-couruniie  par  vers.  Non! 
quand  les  tils  d'Apollon  s'abaissent  à  traliquer  de  leur  plume,  leurs 
paiiiies  sont  desséchées,  leurs  jeunes  lauriers  sont  lléi' is.  Qu'ils  ab- 


diquent le  titre  sacré  de  poète,  ceux  qui  tourmentent  leur  cerveau 
pour  un  vil  fialaire,  cl  non  pour  la  gloire.  PuiMent-ilii  travailler  en 
vain  pour  Mammon  et  contempler  avec  douleur  l'or  qu  ils  n'ont 
pu  gagner!  Que  ce  soit  I,*!  leur  partage  !  une  telle  soit  la  jn-le  ré- 
roinpensc  de  la  niusc  qui  se  prostitue,  du  barde  mercenaire!  l^t  sur 
ce,  nous  disons  «  bonne  nuit  h  Marmion.  » 

Voilà  les  œuvres  qui  réclament  aujourd'hui  nos  applaudissement»; 
Voilà  les  poètes  devant  le.'^quels  h  musc  doit  s'incliner;  c'est  à  eux 
que  Milloii;  Dryden.  l'ope,  relégués  dans  un  commun  oubli,  cèdeul 
leurs  palmes  sacrées. 

Alors  que  la  muse  était  jeune  encore  ,  quand  Homère  faisait  ré- 
sonner .«a  lyre  ,  quand  Virgile  chantait ,  il  fut  un  temps  où  ,  pour 
produire  une  épopée ,  dix  siècles  sufli'^aicnt  à  peine  ;  aussi  de  quelles 
acclamations  d'amour  et  de  respect  les  peuples  saluaient-ils  à  son 
aurore  l'ouvrage  de  chacun  de  ces  bardes  Immortels,  unique  mer- 
veille de  mille  années!  Des  empires  ont  disparu  de  la  surface  de  la 
terre  ,  des  langues  ont  expiré,  avec  le-;  nations  qui  le«  parlaient . 
sans  avoir  obtenu  la  gloire  d'un  de  ces  cliants  immortels  où  revit 
tout  un  idiome  éteint.  H  n'en  sera  point  ainsi  de  nous.  Nos  poi-tes . 
malgré  leur  intériorité,  ne  se  contentent  pas  d'appliquer  à  un  grand 
ouvrage  le  travail  d'une  vie  entière;  voyez  d'un  vol  d'aigle  s'élever 
dans  les  cieux  Southey,  le  marchand  de  ball.ides.  Que  Camoéns, 
Millon,  le  Tasse,  bais.sent  jiavillon  devant  ce  génie  céraleur,  qui, 
chaque  année,  fait  entrer  en  campagne  une  armée  de  poèmes. 

Voyez  au  premier  rang  s'avancer  Jeanne  d'Arc,  le  fléau  de  l'An- 
gleterre et  la  gloire  de  la  France,  raéchain.Tient  brûlée  comme  sor- 
cière par  le  cruel  Bedford  :  voyez  son  image  entourée  d'une  au 
réole  de  gloire  ;  elle  a  brisé  ses  fers ,  sa  prison  s'e.-l^ouverte,  et  cette 
vierge  phénix  rLiiaît  de  ses  cendres.  Voici  venir  ensuite  le  terrible 
Thalaba,  sauvage  et  merveilleux  enfant  de  I  Arabie,  redoutable  des- 
tructeur de  Domdaniel,  chevalier  quia  plus  exti-iminé  de  ma- 
giciens enragés  que  le  monde  n'en  a  jamais  cou  nu.  Héros  immortel! 
rival  du  l'etit-Poncet,  règne  àjalnaissur^es  déhrisde  Icsennemisabal- 
lus!  La  poésie  s'enfuit  elfrayée  à  ton  aspect ,  et  proclame  que  1 1  fus 
avec  raison  condamné  à  être  le  dernier  de  ta  race!  Oh!  que  les  gé- 
nies triomphants  ont  bien  fait  de  l'enlever  de  ce  bas-monde,  illus- 
tre vainqueur  du  sens  commun  ! 

J'afierçois  maintenant  le  dernier  et  le  plus  grand  des  héros  de 
Southey';  .Madoc.  caeiquc  à  Mexico,  et  prince  au  pays  de  Galles; 
comme  tous  les  voyageurs,  il  nous  conte  d'étranges  liistoiics,  plus 
vieilles  que  celles  de  Maudeville  .  et  pas  tout -à -fait  aussi  vraies. 
0  Southey  !  Southey  !  mets  un  terme  à  la  fécondité  de  ta  muse!  En 
tout  l'excès  est  un  défaut;  ô  le  plus  robu.-te  des  poètes,  par  pitié, 
épargne-nous I  Un  quatrième  poème,  hélas!  c'en  serait  trop.  Mais 
si,  en  dépit  de  tout  ce  qu'on  peut  te  dire,  tu  persistes  à  te  frayer 
vers  le  Parnasse  un  pénible  chemin  ;  si.  dans  tes  ballades  inciviles, 
tu  continues  ;i  dévouer  les  vieilles  femine-:au  diable.  Dieu  garde  de 
tes  sinistres  desseins  les  enfants  qui  sont  encore  à  naître  !  Dieu  te 
remette  dans  la  bonne  voie,  Southey,  et  tes  lecteurs  aussi! 

Onvoit  venir  ensuite  le  disciple  ennuyeux  d'une  eiinuyeu.seécole, 
le  bénin  apostat  de  toute  règle  poétique,  le  sûnple  Wordsworth,  qui 
se  tljille  de  créer  des  chants  aussi  doux  qu'un  soir  de  mai,  son  mois 
favori;  qui  conseille  à  son  ami  «  de  laisser  15  le  travail  et  la  peine, 
et  de  quitter  ses  livres,  de  peur  de  devenir  double!  »  qui ,  par  le 
précepte  et  l'exemple,  l'ait  voir  que  rien  ne  doit  distinguer  les  vers 
de  la  prose  ;  car  une  prose  insensée  fait  les  délices  des  poétiques 
Ames,  et  les  contes  de  la  mère  lOie  suflisamment  riniés  contien- 
nent l'essence  du  vrai  sublime.  Ainsi  .  lorsipiil  nous  raconte  l'his- 
toire de  Betty  Foy,  la  mère  idiote  d'un  «  enfant  idiot,  »  nigaud  lu- 
natique qui"  a  perdu  son  chemin,  et  ,  de  même  que  le  poète, 
confond  la  nuit  et  le  jour;  il  appuie  tellement  sur  tout  le  pilhéti- 
qiie  d'un  tel  caractère  ,  et  décrit  iliaque  aventure  d'une  manière  si 
touchante,  que  tous  ceux  i|ui  voient  «  1  idiot  dans  sa  gloire  »  pren- 
nent le  conteur  |iour  le  héros  du  conte. 

Te  passerai-je  sous  silenee  aimable  Coleridge,  cher  à  Iode  hour- 
soufflée  et  à  la  stnqdie  ambitieuse  ?Bieii  que  tu  te  plai.<ess..rtout  aux 
sujets  innocents,  I  obscurité  est  loujoui-s  la  bien  venue  chez  toi.  Si 
parfois  l'inspiration  refuse  son  aide  à  celui  qui  adojitc  ut'.e  sorcière 
pour  sa  muse,  nul  ne  saurait  surpasser  en  poésie  le  barde  ipii 
prend  un  Ane  pour  sujet  d'élégie.  Le  sujet  s'adapti-  si  merveilleose- 
ment  à  l'esprit  de  l'auteur,  que  dans  ses  rimes  ou  croit  entendre 
braire  le  poète-lauréat  de  la  gent  aux  longues  oreilles.  ■ 

0  Lewis!  merveilleux  magicien  ,  moine  ou  poète,  n'ini.iorle!  toi 
qui  voudrais  faire  du  Parnasse  un  cimetière  !  Le  cyprè  en  place 
lie  laurier  compose  la  couronne;  tu  as  pour  muse  un  revenant,  et 
Apollon  t'a  institue  son  fossoyeur!  Soit  que  lu  viennes  l'asseoir  sur 
d'antiques  tombeaux  salué  par  la  voix  sépulcrale  des  spectres;  soit 
que  la  plume  nous  trace  ces  chastes  tableaux  qui  plaisent  tant  aux 
femmes  de  notre  Age  pudibond,  salut!  de  ton  cerveau  infernal  s'élan- 
cent des  troupes  hideuses  de  fantômes  couveris  dî  leur  suaire;  à 
ton  commandement  on  voit  a''courir  en  foule  «des femmes  grima- 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DK  LOUD  BYRON. 


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u  cailles,  avec  les  rois  ()u  feu,  de  l'eau  et  des  nuages;  »  puis  une 
(Iiiantité  de  «  petits  hommes  gris  ,  de  sauvages  rliasscurs,  »  êtres 
lizarres  sur  lesquels  tu  règnes  avec  ton  rival  Wallcr-Scott.  Salut 
pour  la  seconde  fois!  Pi  dos  contes  tels  que  les  tiens  rencontrent 
des  admirateurs,  c'est  une  maladie  que  saint  Luc  seul  peut  guérir; 
Satan  Ini-niême  n'oserait  cohabiter  avec  toi,  et  ton  cerveau  lui  pa- 
raîtrait un  enfer  plus  profond  que  le  sien. 

Mais  quel  est  ce  poète  qui  s'avance  d'un  air  si  tendre,  environné 
d'un  chœur  déjeunes  filles  toutes  remplies  d'un  feu  qui  n'est  pas 
celui  de  Vesta?  Les  yeux  brillants,  la  joue  enflammée,  il  fait  retentir 
d  impudiques  accords,  et  les  dames  l'écoulent  en  silence!  C'est 
Little!  le  Catulle  de  son  époque,  aussi  doux  dans  ses  chants, 
mais  aussi  |ieu  sévère  que  son  modèle!  La  muse,  qui  condamne  à 
regret,  doit  pourtant  être  juste  ,  et  ne  peut  faire  grâce  au  chantre 
mélodieux  des  voluplés.  La  muse  veut  qu'une  flaïunie  pnre  brûle 
sur  ses  autels  :  elle  repousse  avec  dégoût  un  encens  plus  gros- 
sier; néanmoins,  indulgente  à  la  jeunesse,  après  ce  châtiment,  elle 
se  borne  à  lui  dire  :  «  Corrige  tes  vers,  va,  et  ne  pèche  plus  !  » 

PoiM'  loi,  traducteur  aux  vers  declinquant,clinquautque  lu  prètesà 
Ion  modèle,  Strangford  l'Hibernien,  aux  yeux  d'azur,  à  la  chevelure 
tirant  sur  le  roux,  toi  dont  les  chants  plaintifs  sont  admirés  de  nos 
nii^s  malades  d'amour,  toutes  pâmées  d'attendrissement  sur  ces 
riens  harmonieux,  apprends,  si  tu  le  peux,  à  reproduire  le  sens  de 
tiin  auteur,  et  îi  ne  plus  vendre  les  sonnets  sous  un  nom  d'emprunt. 
Crois-lu  donc  prendre  rang  au  Parnasse  en  habillant  de  dentelles  le 
grave  Camoëns?  0  Strangford,  reviens  à  un  golàt  plus  sain,  comme 
à  une  morale  plus  pure.  Sois  chaleureux,  mais  décent;  amoureux, 
mais  cliasle;  quitte  la  harpe  d'emprunt,  et  ne  fais  plus  du  barde 
lusitanien  le  copiste  de  INIoore. 

Mais,  holà!  ma  plume,  arrêtons-nous  un  moment!  quel  est  cet 
ouviage?  C'est  la  dernière  production  d'Hayley,  la  dernière  et  la 
)iire...  jusqu'à  la  prochaine  cependant  :  soit  qu'avec  d'insipides  ti- 
rades il  fabrique  des  drames  ,  soit  qu'il  tourmente  les  morts  de  ses 
éloges  cnii  leur  l'ont  un  purgatoire  ;  jeune  ou  vieux,  il  a  toujours  le 
même  style,  uniformément  faible  et  terre-à-terre.  Voici  d'abord  le 
«  Tj'iiunphe  du  Sangfroid,  »  qui  a  failli  me  faire  perdre  le  mien, 
puis  le  «  Triomphe  de  la  Musique.  )>  Ceux  qui  l'ont  lu  peuvent  af- 
tirmer  que  la  pauvre  musique  n'y  triomphe  guère. 

Moraves ,  levez-vous!  décernez  une  digne  récompense  à  la  dé- 
votion et  à  l'ennui...  Ecoutez!  le  poète  du  dimanche,  le  sépulcral 
Grahame,  exhale  ses  sublimes  accents  en  prose  barbare,  n'aspirant 
même  pas  à  la  rime.  11  met  en  vers  blancs  l'évangile  de  saint  Luc  , 
jiille  audacieusement  le  Pentateuque,  et,  sans  le  moindre  scrupule, 
falsifie  les  Prophètes,  et  dévalise  les  Psaumes. 

Salut,  ô  Sympathie!  ta  douce  puissance  évoque  devant  moi  mille 
souvenirs  aux  mille  faces,  et  me  montre  ,  courbé  sous  ses  soixante 
années  de  lamentations,  le  prince  des  tristes  faiseurs  de  sonnets.  Et 
n'es-tu  pas  en  effet  leur  prince,  harmonieux  Bowles,  le  premier,  le 
grand  oracle  des  âmes  Irndres  ,  soit  que  tu  chantes  avec  la  même 
facilité  de  douleur  la  chute  d'un  empire  ou  celle  d'une  feuille  ,  soit 
ipie  la  muse  nous  répète  d'un  ton  lamentable  les  sons  joyeux  des 
cloches  d'Oxford,  et,  toujours  s'amouracbant  des  cloches  et  clu- 
cliers,  trouve  un  ami  dans  chaque  tintement  du  carillon  d'Ostende? 
Oil!  combien  tu  serais  [dus  conséquent  avec  toi-même  si  tu  ornais 
de  grelots  le  chapeau  de  ta  muse!  Hélicieux  Bowles!  toujours  bé- 
nissant ou  béni,  chacun  aime  tes  vers;  mais  les  enfants  surtout  en 
lont  grand  cas.  Il  faut  te  v(dr,  l'associant  à  la  poésie  morale  de 
Little,  caresser  les  penchants  des  cœurs  amoureux.  .\vec  loi,  la 
petite  fille  verse  de  douces  larmes  dans  sa  chambre  d'enfant  ;  mais 
à  treize  ans  ,  jeune  miss  ,  elle  échappe  à  la  molle  influence;  elle 
quitte  le  pauvre  Bowles  pour  les  chants  plus  vifs  de  Little.  D'autres 
l'ois,  dédaignant  de  circonscrire  aux  sentiments  tendres  les  nobles 
sons  d'une  harpe  telle  que  la  tienne,  tu  fais  «  retentir  des  accents 
plus  élevés,  n  accents  que  personne  n'entendit,  que  personne  n'en- 
tendra jamais.  Dans  tes  vers  sont  enregistrées,  chapitre  par  chapi- 
tre, toutes  les  découvertes  maritimes,  à  partir  du  jour  où  l'arche 
vermoulue  s'arrêta  dans  la  vase,  depuis  le  capitaine  Noé  jusqu'au 
capitaine  Cook.  Ce  n'est  pas  tout  :  le  poète  fait  une  halle,  soupire 
un  louchant  épisode,  et  nous  raconte  gravement  (écoutez,  ô  belles 
demoiselles!)  comment  Madère  trembla  pour  un  premier  baiser. 
Bowles!  retiens  cet  avis  :  continue  à  faire  des  sonnets;  eux,  du 
moins,  ils  se  vendent.  Mais  si  quelque  nouveau  caprice  ou  quelque 
large  salaire  sollicite  la  pauvre  cervelle  et  le  met  la  plume  à  la 
main  ;  s'il  est  un  poêle  qui ,  naguère  l'effroi  des  sols,  est  descendu 
dans  la  tombe  et  n'a  plus  que  des  droits  à  lous  les  hommages;  si 
l'ope  ,  dont  la  gloire  et  le  génie  ont  triomphé  du  plus  habile  des  cri- 
liiiues,  doit  lutter  encore  contre  le  pire  de  lous  ,  tente  l'aventure  ; 
relève  la  moindre  faute,  la  plus  légère  imperfection  :  le  premier 
des  poètes  n'était ,  après  toul ,  qu'un  homme.  Fouille  les  vieux  fu- 
miers pour  y  trou\er  des  perles;  que'lousles  scandales  d'un  siècle 
qui  n'est  plus  se  peicbent  sur  ta  plume  et  \olligent  sur  ton  papier; 
atïecte  une  candeur  que  tu  n'as  pas;  donne  à  l'envie  le  manteau 


d'un  zèle  sincère;  écris  comme  si  l'âme  du  critique  Saint-.Iobn  l'in- 
spirait, et  fais  par  haine  ce  que  le  pamphlétaire  Mallet  fit  pour  de 
l'argent.  Oh  !  si  lu  avais  pu  extravaguer  ou  rimailler  avec  eux  , 
ameuté  avec  ses  ennemis  autour  du  lion  vivant,  au  lieu  de  lui  don- 
ner après  sa  mort  le  coup  de  pied  de  l'âne  ,  une  récompense  fût 
venue  s'ajouter  à  tes  gains  glorieux,  et  l'eût  pour  ta  peine  attaché 
au  pilori  de  la  Diinciade 

Encore  une  épopée!  El  qui  donc  vient  de  nouveau  infliger  ses 
vers  blancs  aux  enfants  des  liommes?  Le  Béotien  Collle ,  l'orgueil 
de  la  riche  Bristol,  importe  chez  nous  de  vieilles  histoires  de  la  côte 
cambrienne,  et  envoie  toute  chaude  sa  marchandise  au  marché! 
Quarante  mille  vers!  vingt-cinq  chants!  voilà  du  poisson   frais  du 

Permesse!  Qui  achète?  il  n'est  pas  cher Ma  foi,  ce  ne  sera  pas 

moi.  Qu'ils  doivent  être  plais  les  vers  de  ces  mangeurs  de  soupe  à 
la  tortue,  tout  bouffis  de  sa  graisse  verdâtre  !  Si  le  commerce  remplit 
la  bourse,  en  revanche  il  rétrécit  le  cerveau,  et  .\mos  Cottle  f:iit  en 
vain  résonner  sa  lyre.  Voyez  en  lui  un  exemple  des  infortunes 
qu'entraîne  le  luôlièr  d'auteur  ;  le  voilà  condamné  à  faire  les  livres 
qu'il  vendait  aulrefois.  0  Amos  Collle!...  (Par  Phébus  I  quel  nom 
pour  remplir  la  trompette  de  la  renommée!)  0  Amos  Collle!  songe 
donc  au  peu  de  profits  que  rendent  une  plume  et  de  l'encre!  Qui 
voudra  désormais  acheter  ce  papier  que  gâtent  les  rêves  poétiques  ? 
O  plume  détournée  de  son  véritable  usage  !  ô  papier  niai  employé  I 
Si  Collle  n'avait  point  quitté  son  comptoir  et  son  pupitre  commer- 
cial ,  ou  si ,  né  pour  d'utiles  travaux  ,  on  lui  avait  appris  à  faire  le 
papier  qu'il  gâche  aujourd'hui ,  à  labourer,  à  bêcher,  à  manier  la 
rame  d'un  bras  vigoureux,  il  n'aurait  point  chanté  le  paysdeGalles, 
et,  moi,  je  n'aurais  pas  eu  à  parler  de  lui; 

Tel  Sisyphe  roule  sur  le  précipice  infernal  son  énorme  rocher 
sans  pouvoir  goûter  le  sommeil  ;  tel,  sur  la  colline,  ambrosiaque  Ri- 
chmond, l'ennuyeux  Maurice  charrie  le  granit  de  ses  lourdes  pages, 
monument  des  fatigues  de  son  esprit,  pétrifications  d'uri  cerveau  la- 
borieux ,  qui,  avant  d'atteindre  le  sommet,  reiombenl  pesamment 
dans  la  plaine. 

Mais  je  vois  errer  dans  la  vallée  le  mélancolique  Alcée  I  sa  lyre 
est  brisée,  sa  joue  empreinte  d'une  calme  pâleur;  ses  espérances, 
jadis  si  belles  ,  auraient  pu  fleurir  un  jour:  le  vent  du  nord  les  a 
desséchées.  Le  souffle  de  la  Calédonie  a  flétri  ses  boutons  dans  leur 
fleur.  Que  Sheffield  pleure  sur  tant  d'œuvres  perdues,  mais  que 
nulle  main  téméraire  ne  trouble  leur  précoce  sommeil  ! 

Dites-moi  cependant  :  pourquoi  le  poète  alKliqiierail-il  ainsi  ses 
litres  à  la  faveur  des  muses?  Devra-t-d  donc  se  laisser  loujours 
etïrayer  par  les  hurlements  confus  dé  ces  loups  d'Ecosse  qui  rôdent 
dans  l'ombre,  lâche  engeance,  qui,  par  un  instinct  infernal,  déchire 
comme  une  proie  tout  ce  qui  se  rencontre  sur  son  jiassage?  Vieux 
ou  jeune,  vivant  ou  mort ,  nul  n'est  épargné;  tout  sert  d'alimeni  à 
ces  harpies.  Pourquoi  leurs  céder  sans  combat  ?  Pourquoi  lâche- 
ment reculer  devant  leurs  gritl'es?  pourquoi  ne  pas  refouler  jusque 
sous  les  murs  d'Edimbourg  ces  bêles  sanguinaires? 

Salut  à  l'immortel  Jeffrey!  l'Angleterre  eut  jadis  la  gloire  d'avoir 
un  juge  à  peu  près  du  même  nom.  Egalement  miséricordieuses  et 
justes,  leurs  âmes  se  ressemblent  complètement,  et  il  est  des  gens 
qui  croient  que  Satan  a  lâché  sa  proie  et  a  permis  au  vieux  juge 
royaliste  de  revenir  au  monde  pour  condamner  des  écriis  comme 
autrefois  il  condamnait  les  hommes.  Le  moderne  a  la  main  moins 
puissante,  mais  le  cœur  aussi  noir,  et  sa  voix  est  tout  aussi  prompte 
a  ordonner  la  torture.  Elève  du  barreau,  il  n'a  retenu  de  sa  science 
légale  qu'une  certaine  aptitude  à  relever  les  vétilles;  instruit  depuis 
à  l'école  du  libéralisme,  il  s'est  mis  à  railler  les  partis  politiques, 
bien  qu'il  soil  lui-même  l'instrument  d'un  parti.  11  sait  que  si  un 
jour  ses  patrons  retournent  au  poste  qu'ils  ont  perdu ,  les  pages 
qu'il  a  griffonnées  seront  dignement  récompensées,  et  feront  mon- 
ter sur  le  trône  du  jugement  ce  nouveau  Daniel.  Ombre  deJelTiies, 
nourris  celle  pieuse  espérance,  présente  une  corde  à  cet  autre  toi- 
même  en  lui  disant  :  «  Héritier  de  mes  vertus,  ô  mon  digne  émule, 
habile  à  condamner  comme  à  ca'oinnier  le  genre  humain  ,  reçois 
celte  corde  que  je  t'ai  soigneusement  réservée  ;  tiens-la  entre  les 
mains  lorsque  tu  rendras  les  arrêts,  et  qu'elle  serve  un  jour  à  le 
pendre  1  » 

Salut  au  grand  Jeffrey!  que  le  ciel  le  fasse  longtemps  briller  sur 
les  rives  fertiles  de  Fife!  qu'il  protège  ses  jours  sacrés  dans  ses  com- 
bats à  venir,  puisque  parfois  nos  auteurs  en  appellent  au  jugement 
de  Dieu.  Vous  souvient-il  de  ce  jour  historique,  de  celte  rencon- 
tre glorieuse,  et  qui  faillit  être  fatale,  alors  que  l'œil  de  Jeffrey  en- 
visagea le  pistolet  sans  balle  de  Little  ,  pendant  qu'à  deux  pas  de  là 
les  myrmidons  de  Bow-streel  pouû'aient  de  rire  ?  0  jour  désastreux  ! 
le  château  de  Dunedin  trembla  jusque  dans  ses  fondements;  les 
ondes  sympathiques  du  Forth  roulèrent  toutes  noires  ;  les  oura- 
gans du  nord  firent  entendre  de  sourds  murmures;  la  Tweed  enfla 
la  moitié  de  ses  flots  pour  former  une  larme,  l'autre  moitié  pour- 
suivit tranquillement  son  cours;  le  mont  escarpé  d'Arthur  s'agita 
sur  sa  base,  et  la  sombre  Tolboolh  changea  presque  de  place.  Cette 


12fi 


LES  VRIf.LÊB3  LirrÈ!UlKe'§  ILLUSTRÉES 


noire  prison  ponlil  alors...  car  on  de  tels  niomonls  la  pii-rrc  peut  ' 
(•priiiiMT  les  (■lu.iliiiiis  «le  riiiiiiiii.q,  v\\i'  slmiIi)  (picllp  iilliiil  Hra  pii- 
M'odt'  |inis<(;scli:iriiiossi  Jv'flVov  iiirnir'nil  aillciiis ipic  (l,|iissfiç  liras, 
lùilin  ,  il.iMs  o-\W  nialiiii'O  iç^loiit'aMo  ,  i-on  grenier  |pali;riiel ,  cç 
seijLièini^  (.'liigc^  qui  l'ava  l  vn  ^aUrc,  soyrii^jla  loiil  -à-ooiip  .j:\  h  ce 
liniil  la  pAle  Diincilin  Irçssnillil.  Tnc  in'ig'ç  ijc  papier  lijanc  coum'!) 
Iiiiiies  1rs  mes  d'à  i'eiiloiir  ;  dl's  nii-si-atix  d'èpi'rc  niniltron'f  dans  ia 
C.Mioiif.'alc  :  noir  emldrino  ili-  la  rnndr'iir  de  Jt-lTrov  rDinm'e  lelil.iiir 
pacifiipK'  Vclail  do  son  coiirai;!'.  coniiiio  rt-s  doux  roiili'iirs  riHinios 
rnrnii'ii(  remlilôinc  do  In  cdii'^Ianoo  de  son  esprit.  Mais  la  décsso 
piiiliTirioL'dc  laOalrdoiiic  plana  sur  locliaiiip  do  halaillo  ot  lo  .sauva 
(II'  la  colore  de  .Voure;  elle  enleva  lo  plomb  vonirciir  dont  los  pis- 
tolets étaient  chargés,  et  le  remit  dans  la  tiMe  de  .<i>n  favori:  cctlv 
liMe,  par  «ne  allraclion  loule  inat.'nt'li<pio.  le  recul  conime  autrefoi!* 
Hanae  la  pluie  d'or,  et  le  grossier  métal  vint  acci'oilre  une  mii\e  <li'jh 
riche  par  elle-même.  «  Mon  fds.  »  sécria-lolle,  n  frarde-loi  désor- 
mais de  la  soif  du  sanp;  laisse  Ih  lo  pistolet  et  reprends  la  plume  ; 
préside  à  l.i  polilimio  el  à  Ta  poésie;  sois  l'orfineil  de  Ion  pays  el  le 
guide  de  la  ("irande-Brelapne,  car  ausM  longtemps  ipie  les  lils  in- 
sensés d'Albi'in  se  souniellronl  h  les  arrêts,  el  que  lo  goût  écossais 
sera  l'arliilre  du  génie  anglais,  tu  régneras  paisiMeinenl.  et  nul 
n'osera  prendre  ton  nom  en  vain.  V'iie  trou])e  choisie  t'aidera  dans 
l'exécution  do  les  projets  el  te  proclamera  chef  du  clan  de  la  crili- 
ipie.  Au  premier  rang  dé  la  |ilinlangc  nourrie  d'avoine  ap|iaraltra 
ee  Tliane  voyageur.  lAtliéiiiOn  Aberdeen.  Herbert  brandira  le  mar- 
leaii  de  Tlior .  cl  parfois,  en  retour,  tu  loueras  ses  vers  ralioieuT. 
Tes  pages  amèrcs  recevront  aussi  le  Iribnl  de  l'élégant  Petit  et 
d'Ilallam  ,  renommé  pour  le  grec.  Scott  consentira  peut-être  à  te 
prêt -r  son  nom  cl  son  irilluénce  .  el  le  ménrisable  Pillans  dilVamora 
ses  amis  dans  ton  recueil,  pendant  que  l'inlorluué  disciple  de  Tlialie. 
Lanibe,  comme  un  diable  siiné,  siKlera  à  son  tour  comme  un  diable. 
\}uc  ton  nom  soit  célèbre.  Ion  empire  illimité!  Les  baii([uels  de 
loid  Holland  récompensenuii  los  travaux,  el  la  Grande  lirelagne  , 
reconnaissante,  ne  manquera  pas  d'offrii;  le  tribut  de  ses  éloges  aux 
niereenaiies  du  nid)lo  lord,  .l'ai  un  avis  |)dni'lant  à  te  donner  ; 
avant  que  Ion  proebain  numéro  prenne  son  essor,  en  déployant  ses 
ailes  bleues  el  safranées,  prends  garde  que  le  maladroit  lirongliam 
ne  fasse  lort  Ji  la  vente,  ne  change  le  bœuf  en  galette  davoiiie  ,  cl 
le  ehou-neur  en  chou.  »  A  cesniots,  ladéessceu  jupon  court  donna 
un  baiser  à  son  (ils,  el  disparut  dans  un  de  ces  oura^'ans  pluvieux 
qu'en  Hcosse  on  appelle  brouillards. 

l'ro^pirc  done,.lcfrrey  !  toi  le  plus  éveillé  de  la  bande  qu'engraisse 
ri'.eosse  avec  son  orge  fermenté  I  Les  pros|)érilés  qui  attendent  tout 
vér  ilable  lîeos'Sais  sont  doubléps  dans  Ion  glorieux  partage,  l'our  toi 
Duncdiii  recueille  ses  parluins  du  soir,  qu'elle  répand  ensuite  sur 
tes  pages  candides.  La  couleiu-  él  l'odeur  adhèrent  au  volume  : 
l'une  enibcaume  les  pages,  l'autre  dore  la  couverture. 

Illiisire  Holland!  ce  sérail  vraiment  mal  à  moi  de  parler  de  tes 
stipendiés,  el  lie  l'oublier  lui-même,  Holland,  el  ton  aide-ile-camp 
Henri  l'clty  ,  piqueurdela  meule,  liieu  bénisse  les  banquets  dllol- 
land-lioiise  ,  où  les  lieossais  ont  leur  couvert  mis,  oil  les  critiques 
l'ont  bombance!  Puisse  toute  la  lillérature  atTamée  dîner  longtetups 
sons  ce  toit  liospilalier ,  à  l'abri  des  créaiieiers!  Voyez  l'honnête 
llallam  qniller  la  fourelielle  pour  la  plume,  lédiger  un  article  sur 
l'ouM-age  de  Sa  Seigneurie,  et,  reconnaissant  des  bons  morceaux 
qui  sont  sur  son  assielte  ,  déclarer  ipie  sou  liôlc  sait  tout  au  moins 
Iraduire!  lîdimbourg  ,  contemple  avec  joie  les  enfants!  Ils  écrivent 
pour  manger.  Mais,  de  peur  qn'écliaulTésparlejusinaceoulumi"  de  la 
grappe,  iiuelf|iie  pensée  trop  chaleureuse  ne  leur  échappe  ei  n'aille 
f.iire  iiionler  lerouge  au  front  des  belles  lectrices,  nixladv  se  charge 
du  soin  d  écrémer  les  articles,  leur  communique  d'un  sou  file  .«a 
inireié  d'Ame,  corrige  les  fautes,  el  y  met  la  lime  el  le  rabot. 

Passons  au  drame.  —  Quelle  confusion  !  quels  singuliers  tableaux 
appellent  nos  regards  ébahis!  Des  calembourgs.  un  prince  qu'on 
renlerme  dans  un  lonneaii,  les  absnrdiiés  de  Dibdin  .  voilà  ee  qui 
salisl'ail  pleinemeiil  le  public.  Heureusement  que  la  rosciomanie  »sl 
pnssre  de  mode,  et  qu'on  ne  demande  plus  des  enCanls  pour  acteurs. 
Mais  il  quoi  serviront  les  vains  elVorls  que  les  comédiens  font  pour 
nous  plaire,  tant  que  de  pffreilles  pièces  serorl  tolérées  par  la  cri- 
liipie  anglaise,  tant  qu'on  permelli'a  à  Heynolds  d'exhaler  sm*  la 
scene  ses  jurons  grossiers,  el  de  confondre  le  sj^ns  commun  avec 
les  lieux  communs,  tant  que  lé  «  Monde  »  de  Kimny  ennuiera  les 
loges  et  endormira  le  parterre,  cl  qu''une  pièce  île  neaumont  tra- 
vestie eu  Caraclacus  nous  offrira  une  Iragcdie  complète  h  laquelle 
il  ne  manipie  que  les  paroles'?  Qui  ne  gémirait  de  voir  celle  ilégra- 
dalion  de  noire  tlu'àlrc  tant  vanté?  Uh  quoi  !  avons- nous  perdu 
tout  3culiment  de  honte?  le  talent  a-til  disparu?  n'avons-nous 
parmi  nous  aucun  poète  ?  Hveille-toi,  George  l^olmàn  I  f.undier- 
iaud.  éveille-loi!  sonnez  la  cloche  d'alarme!  Tailes  trembler  la  sot- 
tise! Il  Sheridan!  si  quelque  chose  encore  peut  émouvoir  la 
plume,  que  la  comédie  remoule  sur  son  trône!  Abandonne  les  ab- 
surdilis  de  1  école  germanique  ;  biisse  aux  .so(s  le  soin  de  traduire 
l'izarre  ;  lègue  h  ton  siècle  un  dernier  moniimenl  de  Ion  génie! 


donne-nous  un  drame  classiquy,  el  réforme  noire  sc^ne!  r.iands 
dic'ix  !  la  sollisc  lèvera  la  iJ'lcsur  ces  pl.inehés  nue  Garrick  a  foidécs, 
que  siddoiiBTouIç  çncnre' la  farce  y  étalera  son  hlasqiic  lioulTon, 
cl  floiK  e.irlicià  ses  héros  d.ins  \in  baril!  Lés  régissêiirK  nous  don- 
iierojil  i|.  s  ni'uveiulés  tirées  de  Cherry,  SlefliiUrlon  cl  ma  mère 
lOie,'  pemlanl  mie  shaksiH'.Én'.  fM'vvay",  M'^ssingrrs  moisiront  ou- 
bliés sur  T'élai.ig'é',' iiiï  pourriront  dàiis'les  bibliothèques!  fUi  '  avec 
quelle  pompe  I.  s  journaux  pVoclaifieiil  les  candidats  à  la  palme scé- 
niquel  Kl)  vain  Lç^^is  fail  apparai>r<;  -son  hideux  cortège  dç  fanlù- 
mes,  le  prix  ii  en  est  pas  moins  |i;ni;ii;é  eptre  Skidiiiigloli  cl  ma 
mère  l'Oiç  Kl ,  de  fail ,  le  granU  Skeltiiigt<iu  a  droii  à  'nos  éloges, 
lui  ipii  esi  égalenienl  renommé  pour  ses  habi'is  sans  banques  çl  ses 
drames  s;ins  plan;  qui  ne  bprne  pas  l'essor  de  soq  génie  à  n^m- 
plir  le  cadre  du  d^eoraleur  ,  mais  qui ,  san?  t'çnilorniir.  p iius>e  jus- 
iju'à  cinq  ncies  Içs  facéties  de  sa  ■<  Hclle  au  boi«d<irin,Tnl.  "O'i  grand 
eloiinemeiit  du  pauvre  Joliii  Itoll.  qi".  loul  éV.ilii .  se  d''manile'cc 
que  iliablç  lyut  cela  peut  signilier.  Mais  quejjjucs  mains  gagéçj 
s egipiessanl  (Japplau^ir,  plulOl  quQ  de  spniiflçtlleq.  Joh'n'IJiill  tes 
imite. 

Ah!  pouvons-nous,  sansgérnir,  nous  rappclei  cçqu'é(aicnl  nos 
jH'ri's?  lirçlons  dégénérés!  avez-vous  perdu  toute  honte,  oy  bien, 
iliilulgeiils  jpsquà  là  niaiserie,  craignez-vous  d'exprimer'  votre 
blaiiu!','  J>'os  lorijs  ont  bien  raison  de  suivre  allentiveiiient  l,i  moin- 
dre grimace  du  vi.sage  d  un  Nalili ,  de  sourire  ,nix  bouffons  ilaliens 
el  d'a^ore.r  Iç-j  triivcslissements  de  t-atalani,  puisque  notre  propre 
lliéd|ry  ne  nous  dppnc  en  fa\|  d'c§pril  qùç  4^S  CftlQW^ouf^^'  ''"  '■"' 
dv  gaîlé  quç  ilçf^  çom^r-sion?. 

Soit  !  que  l'Ausonie,  experte  dans  l'art  d'adoucir  les  mœui-sen  b's 
corrompaiil,  réfiahdc  sur  là  capitale  ses  folies  exotiques;  que  des 
prostituées  mariées  se  pâment  h  contempler  Iieshàyés,  et  benibsent 
d'avance  lout  ce  que  seç  Ibrmes  leur  promettent;  que  Ga.vlon  bon- 
disse sous  les  regards  ravis  des  niarqpisen  ehfverx  blancs  el  dçsjuçs 
jouvenceaux  ;  que  de  nobles  libertins  H'gaidenl  piiouelier  la  s^- 
Miillanle  l'resie  dont  le  beau  corps  dédaigne  d  iniiiiles  miles; 
i|u  .\ngiolini  découvre  son  sem  de  neige,  balance  sou  bi.i.s  blanc  el 
tende  son  pied  ueviblc;  que  Ciillini  cajencç  sçsebiiiits  ainoureu);, 
allopge  son  cou  charmant  ç|  ravissç  la  foule  alleniive.  X'aiguiscz 
pas  voire  tuilx  .  uieinbrcs  de  la  société  pour  la  supiuessioii  du 
vice,  saillis  réformateurs  aiix  serupules  siilÇulièreiu^iil  raflinés,  qui, 
|)our  le  salut  <le  nos  Ames  pécheresses,  faites  défense  aux  l)rocs  de 
s'emplir  le  dimanche,  aux  barbiers  de  riSser;  qui  voulez  que  la 
bière  moisisse  dans  les  tonneaux,  et  que  le.s  hommes  fassent  peur 
aux  petits  enfants,  par  respect  pour  le  saint  jour. 

Saluons  dans  Argylç-Room  le  palais  de  la  sottise  el  du  vice' 
Voyez-vous  ce  magiiiîique  édilice,  sanctuaire  de  la  mode,  qui  tnivre 
ses"  larges  portiques  à  la  fouL'  bigarrée  ?  C'esl  là  qu'il  tient  sa  cour,  le 
Pétrone  de  l'époque.  l'arbitre  souverain  des  plaisirs  el  de  la  scène. 
Là.  l'cunuqui'  stipendié,  le  ehu-iir  des  nyni|ihes  d'Ilespérie,  le 
liilh  langoureux  ,  la  lyre  libertine  ,  les  chanis  italiens,  les  (las  fran- 
çais, l'orgie  nocliirnc.  la  danse  aux  mille  détours,  le  sounre  de  la 
beauté  el  les  Inmées  du  vin  ,  tout  s'unit  à  l'envi  pour  chamn-r  des 
fais,  des  imliéeiles,  des  joueurs,  des  fripons  et  des  lords.  Là,  chacun 
suit  SCS  goi'ils;  de  par  Comus,  tout  est  permis  :  vous  avez  le  cham- 
jiagne,  les  dés,  la  musique,  ou  même  la  femme  du  voi-iii.'('ommer- 
çanls  alTatiiés.  ne  venez  pas  nous  parler  de  votre  misère.  Les  n)i- 
giions  de  la  forluno  se  chaulTent  au  soleil  de  l'abondance:  ils  ne 
coiinaissenl  la  pauvreté  qu'en  masque ,  lorsque  (Jans  une  soirée  quel- 
que Ane  lilré  sedéguiseen  mendiant  el  revêt  les  baillons  que  portait 
sou  grand-[ière.  La  parade  terminé",  le  rideau  baissé,  l'auditoire  à 
son  tour  oeeupc  là  scène.  Ici,  c'est  le  corléie  des  douairière,s  qui 
font  le  tour  de  la  salle  :  là  ,  ce  sont  leurs  fillfs  qui ,  vêtues  à  la  lé- 
gère .  bondissent' aux  accords  d'une  valse  lascive.  Les  premières  s'a- 
vancent en  longues'filcsd'un  paS  majestueux  I  les  autres  étalent  aux 
re'gards  dos  metnbres  agites  et  dégagés:  cellps-là,  pour  allécln'r  les 
robustes  enfàns  de  ritlhernic  ,  reparent  à  force  d'arl  les  onirapes 
des  ans;  celles-ci  volent  d'une  aile  rapide  à  la  chasse  «tes  maris,  el 
laissent  à  la  nuit  nuptiale  peu  de  secrets  h  révéler. 

O  Iriq»  séduisant  séjour  d'infamieel  de  moHç.sse!  où.  nç  songeant 
qu'à  plaire,  la  jeune  lille  peut  lûchor  in  bride  à  ses  tmlaisj^^s,  çi 
I  amant  donner  ou  recevoir  des  leçons  de  plaisir  1  Là.  le  jeune  offi- 
cier, à  peine  revenu  d'Espagne,  mêle  les  cartes  ou  manie  le  ceruei 
sonore:  le  jeu  est  f.iil;  le  sort  a  prononcé  mille  livres  pour  1  •  coup 
suivant  I  Si,  furieux  de  vos  perle?,  l'existence  v^us  est  à  ehargç  . 
le  pistolcl  cum  plaisant  est  là  tout  prêt  à  voms  eu  délivrer,  e} ,  ce 
qu'il  y  a  de  |dus  consolant  encore,  voire  fennue  trouvera  deux  con- 
solateurs pour  un.  Digne  fin  dune  vie  coinmeneée  dans  la  foljf  cl 
terminée  dans  la  honte  :  n'avoir  autour  de  votre  lit  de  ijjorl  que 
des  domesliques  pour  panser  vos  bles.sures  saignanles  el  reciiçillir 
voti-e  dernier  soupir  ;  calomnié  par  l'iniposture  oublié  de  lous,  vic- 
time honteuse  dune  querelle  d  ivfoiine  :  vivre  comme.  Clodius  .  et 
mourir  comme  l'alkland  ! 

Sainte  Vérité!  fais  apparaître  parmi  nous  un  poète  de  génie  ,  et 


œilVHi:S  CO.VIPLETKS  Dl>:  LOlîD  BVHON. 


127 


qiiftP.T  main  vftn.ïfircsse  ilélivre  le  pays  de  ce  floaii  !  Mni-nir^nie ,  Ip 
moins  snire  d'une  loule  insensée,  qui  en  sais  loul  jnsie  assez  pour 
discerner  le  bien  et  choisir  le  mal;  maître  de  me^  aciions  ,'i  un  âge 
on  la  raison  n'a  pas  son  bouclier,  et  obligé  de  mo  frayer  un  passage 
à  travers  l'innombrable  phalange  des  passions;  moi,  qiji  ai  par- 
couru tonr-à-tonr  tous  les  sentiers  fleuris  du  plaisir,  cl  qui  dans  tons 
me  suis  égaré;  eh  bien!  moi-même,  je  me  sens  obligé  d'élever  la 
voix;  moi-même,  je  comprends  combien  de  telles  scènes  sont  fii- 
'fiesles  à  la  chose  publique  I  Je  sais  que  plus  d'un  ami  va  me  repren- 
dre et  me  dire  :  «  Fou  que  tu  es,  (|ui  le  mêles  de  blâmer  les  autres, 
vaux-tu  mieux  qu'eux?  »  Tous  les  mauvais  sujets,  mes  rivaux,  vont 
.sourire  et  s'émerveiller  de  m'enleiidre  prêcher  la  morale.  N'im- 
porte! lorsqu'un  .poè'e  vertueux  fera  entendre  les  chants  d'une 
muse  chaste  et  pure,  alors  je  me  tairai  ou  n'élèver:ii  la  voix  que 
pour  lui  décerner  le  tribut  de  mes  louanges,  ilu.ssé-je  être  moi- 
même  atteint  par  son  fouet  vertueux. 

Quant  au  menu  fretin  qui  foisonne,  depuis  le  stupide  Hafiz 
jusqu'au  simples  Bowles,  pourquoi  irons-nous  chercher  ces  gcns- 
l.'i  dans  leurs  obscures  demeures' de  Saint-Gilles  ou  même  dans 
le  square  opulent  de  Bond -Street,  puisqn'enfin  il  est  des  fas- 
hionables qui  ne  craignent  pas  de  se  faire  bari)Oiiilleurs  de  papier? 
Si  des  noms  aristocratiques  couvrent  des  poésies  innocentes,  pru- 
demment condimnées  à  fuir  le  regard  du  public,  quel  mal  y  a-t-il 
à  cela?  Kn  dé|)it  dé  tousles  nabots"  Je  la  critiqué,  permis  à  T...  de  se 
lire  ses  stances  à  lui-môme  ,  à  .Miles  Andrews  de  s'essayer  dans  lé 
couplet,  et  (Je  (àcherde  survivre  dans  ses  prologues  à  la  moildeses 
di-anies.  11  y  a  dés  lords  poètes;  cela  arrive  quelquefois  ,  et  dans  un 
noble  pair  c'est  un  riiérite  que  de  savoir  écrire.  Cependant  si  de  nos 
jours  le  goût  èl  la  l'aison  faisaient  loi,  qui  voudrait  .  pour  obtenir 
leurs  litres,  assumer  la  responsabilité  de  leurs  vers!  Roscommon  ! 
Sheffield  !  depuis  que  vous  n'èles  plus  ,  les  lauriers  ne  couronnent 
plus  de  nobles  têtes.  Nulle  muse  ne  daigne  encourager  de  son  sou- 
rire les  paralytiques  inspirations  deCilrlisle.  On  pardonne  au  jeurie 
écolier  ses  chants  précoces,  pourvu  que  celle  manie  lui  passe 
prumpteincnt;  mais  quelle  imlulgence  peut-ou  avoii'  pour  les  vers 
incessants  d'un  vieillard  dont  la  poésie  devient  plus  détestable  ,^ 
mesure  que  ses  cheveux  blanchissent?  A  nuels  honneurs  hétéro- 
gènes aspire  le  niddc  pair,  à  la  fois  homme  d  Etat,  rpnailleur.  petit- 
iriailre  et  paniphlélaire!  ennuyeux  dans  sa  jeunesse ,  radoteur 
dans  ses  vieux  jours,  ses  drames  >à  eux  seuls  auraient  sulfi  pour 
achever  notre  scène  sur  son  déclin;  beurensemenl  que  le-,  régis- 
.seurs  se  sont  écriés  à  temps  :  «  C'est  assez!  »  Maintenant,  que  Sa 
Seigneurie  en  appelle  de  ce  jugement,  et  qu'une  peau  de  veau 
vienne  habiller  des  œuvres  qui  en  sont  si  dignes! 

Quanta  vous,  bardes  au  cerveau  de  plomb,  qui  gagnez  votre  pain 
quotidien  ;i  giitTc)nner ,  je  ne  vous  fais  point  la  guerre  ;  la  main  pe- 
sante de  (iiiVoid  a  écrasé  impitoyablement  votre  bande  nombreuse, 
nécbaigez  contre  tous  les  t.ilents  votre  rage  vénale  :  le  besoin  est 
voire  excuse .  et  la  pitié  vous  protège.  Bardes  nialbenreux  .  ([u'at- 
lend  un  commun  oubli ,  reposez  en  paix  ,  c'est  tout  ce  que  vous 
méritez.  Une  de  ces  redoutables  réputations  telles  qu'en  a  fait  la 
liunciadc  pourrait  seule  faire  vivre  vos  vers  l'espace  d'un  matin; 
mais  non  ,  que  vos  travaux  inapefçus  reposent  en  paix  auprès  de 
noms  plus  illustres!  Loin  de  moi  la  pensée  désobligeante  de  repro- 
cher à  la  charmante  Rosa  sa  prose  burlesque  ,  elle  dont  les  vers, 
fidèles  échos  de  son  esprit,  renferment  toujours  un  sens  qui  échappe 
à  l'intelligence  étonnée.  Bien  que  les  portes  imitateurs  de  la  Crusça 
ne  remplissent  plus  nos  journaux  de  leurs  productions,  néanmoins 
quelques  traînards  tiraillent  encore  sur  les  flancs  des  colonnes; 
derniers  débris  de  celte  armée  de  hurleurs  que  Bell  commandait, 
Jlathildè  criaille  encore,  Haiiz  glapit ,  et  les  métaphores  de  Merry 
reparaissent  accidées  à  l'énigmatique  signature  0.  P.  Q. 

S'il  arrive  qu'un  jeune  gaillard  éveillé,  habitant  d'une  échoppe, 
se  mette  à  manier  une  pFume  moins  effilée  que  son  alêne,  déserte 
son  établi,  laisse  là  ses  souliers  ,  renonce  à  saint  Crépin,  et  s'institue 
le  savetier  des  muses;  voyez  comme  le  vulgaire  ouvre  de  grands 
yeux  !  comme  lafoule  app  audit!  comme lesdames s'arrachent  le  vo- 
lume! que  déloges  les  lettrés  lui  dispensent  !  Quelque  mauvais  plai- 
sant se  permet-il  d'en  rire;  c'est  méchanceté  pure;  le  public  n'est- 
il  pas  le  meilleur  des  juges?  Il  faut  qu'il  y  ait  du  génie  dans  des 
vers  admirés  des  beaux  esprits;  et  Cape!  LoITt  les  déclare  sublimes. 
Ecoulez  d(me,  ô  vous  tous,  heureux  enfants  de  méti'ers  désormais 
superflus!  quittez  la  charrue,  laissez  la  bêche  inutile  !  Ne  savez  vous 
pas  que  Burns,  Bloomfield,  ont  renoncé  aux  travaux  d'uneconditiou 
servile,  lutté  coiitr.e  l'orage  et  triomphé  du  destin?  Pourquoi  donc 
n'en  serait  il  plus  ainsi?  si  Pbébus  a  daigné  te  sourire,  ô  Bloomfield  ! 
pourquoi  ne  sourirait-il  pas  aussi  à  l'ami  Nathan?  La  méironianic 
et  non  la  muse  s'est  emparée  de  lui;  ce  n'est  pas  l'inspiration,  mais 
un  esprit  malade  qui  lui  met  la  plume  à  la  main  ;  et  maintenant  si 
l'on  jiorle  un  villageois  à  sa  dirnière  demeure,  si  l'on  enclôt  une 
prairie,  il  se  croit  obligé  île  composer  une  ode  pour  célébrer  l'évé- 
iieiinnl  l'2!i  bien  !  puisqu'une  civilisation  toujours  crois>anteélèveles 
es|irils  des  enfanls  de  Ja  Grande-Bretagne,   (|ue  la  poé.sie  prenne 


son  e.ssor.  qu'elle  pénètre  le  pays  tout  entier.  ITime  du  campagnard 
comme  celle  de  l'artisan  !  Continuez,  mélodieux  saveiiers,  à  U'ius 
envirer  de  vos  accords!  faites  à  la  fois  une  chanson  et  une  pan- 
toulle  ;  la  beauté  achètera  vos  (vuvies;  on  sera  ontenl  de  \  os  son- 
nets, sans  doute:  «le  vos  souliers,  peut  êlre.  Puissent  les  lisserands 
exceller  dans  la  poésie  pindariiiue,  et  les  tailleurs  produire  des 
poèmes  plus  longs  que  leui's  mémoires!  P.uissent  les  dandies  récom- 
jienser  poneluelbinenl  leur  muse,  e,(  payeir  leiu's  poèmçs.----  comnip 
ils  paient  leurs  babils. 

Et  mainlenautque  j'aiollort  àcetto  foule  illustre  le  Iribulque  je  lui 
devais,  je  reviens  h  toi ,  ô'i^énie  qu'on  oub(ie!' Lève-toi!  Can.ipbell, 
donne  carrière  à  tes  talents!  Qui ,  plus  que  toi,  chantre  de  l'Espé- 
rance, peut  prétendre  à  la  paline?  Et  toi,  harmonieux  Rogers, 
qui  célébras  les Souveiiir.s',  réveille'-toi  enfin!  viens;  que  ce  doux  sujet 
t'inspire  :  fais  remonter  Apollon  sur  son  troue  vacant;  revendique 

I  liniineur  de  ta  patrie  etle  lien  !...  Quoi  donc!  la  poésie  abandonnée 
doit-elle  continuer  à  pleurer  sur  la  tombe  où  dori  avec  ses' der- 
nières espérances  la  cendre  pieuse  de  Cowper?  Faut-il  qu'elle  ne  se 
détourne  de  ce(le  froide  bière  qui;  pour  couronner  de  gazon  la  terre 
qui  couvre  Burns,  son  rustique  ménestrel?  Non,  bien  <(ue  le  mé- 
pris s'attache  à  la  race  bâtarde  qui  rime  par  manie  ou  par  besotn  , 
il  est  néanmoins,  il  est  des  poètes  véritables,  dont  nous  pouvons 
êlre  fiers,  qui,  sans  altecler  la  passion  ,  savent  nous  éniouvo  r.  qui 
sentent  comme  ils.  écrivent,  et  n'éçiivent  que  ce  qu'ils  sentent  :  lé- 
moin  Giffiird,  Solheh.v,  Màc-Neil. 

«Pourquoi  dors-tu,  Gifînrd  ?  n  lui  de  i  andait-nn  en  vain,  na- 
guère. «  Pourquoi  dors-tu,  Gifford?  »  lui  demanderai-je  de  nou- 
veau ;  n  Ne  trouves-tu  nulle  part  de  foliesà  extirper?  n'y  a-t-il  |dusde 
sots  dont  le  dos  demandé  à  êlre  fustigé?  plui?  d'erreurs  qui  appel- 
lent les  châtiments  de  la  satire?  le  vicfe  gigantesque  ne  monlre-^t-il 
pas  sa  face  dans<;haqiie  rue?  Quoi!  pairs  et' jirinces  marcheront 
dans  le  sentier  de  toutes  les  aboihinaiions,  et  ils  échapperont  à  la 
vengeance  de  la  muse  comme  à  celle  des  lois?  Leur  coupable  éclat 
ne  doit-il  pas  luire  dans  tout  l'avenir  comme  un  pluire  placé  sur  les 
écueilsdu  crime?  Lève-toi,  o  Gifford!  acquitté  tes  promesses,  Cor- 
rige les  méchants,  ou  du  moins  fais-les  Vougii' !  » 

Infortuné  While!  ta  vie  était  dans  son  printemps  et  ta  jeune 
muse  essa\ait  à  peine  son  aile  joyeuse,  quand  la  mort  vint  briser 
celle  lyre  naissante,  qui  aurait  fait  entendre  des  chants  immortels. 
Oh!  quel  noble  coeur  nous  avons  perdu,  lorsque  la  Science  causa 
elle-même  la  ruine  de  sou  enfant  chéri!  Oui,  elle  le  lais,-a  l'absor- 
ber trop  ardemment  dans  tes  travaux  favoris.  Elle  sema,  et  la  mort 
vint  recueillir.  Ton  propre  génie  te  porta  le  coup  fatal.  Ainsi  l'aigle 
blessé,  éjendu  sur  la  plaine  pour  ne  plus  s'élever  au  milieu  des 
nuages,  reconnaît  sa  propre  plume  sur  la  flèche  fatale  :  lui-même  a 
fourni  des  ailes  au  dard  qui  tremble  dans  son  flanc. 

Quelques  hommes,  dans  ce  siècle  éclairé,  prétendent  que  la  gloire 
du  poète  ne  vit  que  do  brillants  mensonges;  que  l'invenli  m,  les 
ailes  toujours  étendues,  peut  seule  soutenir  le  vol  du  barde  moderne. 

II  est  vrai  que  tous  ceux  qui  riment,  et  même  tous  eeux-t]ui  écri- 
vent, ont  horrCLir  du  commun,  cet  antipode  du  génie;  néanmoins, 
lien  esta  qui  la  vérité  prête  seule  ses  nobles  flammes,  habile  à  or- 
ner les  vers  qu'elle-même  à  dictés.  C'est  ce  que  prouve  Ci'abbe  en 
n'écrivant  que' pour  la  vertu,  Crabbe.  le  peintre  de  la  nature,  aussi 
sévère  que  parfait. 

C'est  ici  que  Shee  doit  trouver  sa  place;  lui  qui  manie  la  plume 
et  le  pinceau  avec  la  même  grâce.  Le  poète  se  reconuait  dans  les 
travaux  de  l'artiste  :  il  sait-tour-à-tour  animer  la  toile  par  une  tou- 
che magique,  ou  nous  charmer  par  des  vers  faciles  et  harmonieux; 
et  un  double  laii'rier  lui  est  réservé. 

Heureux  le  mortel  qui  peut  s'approcher  des  retraites  où  naquirent 
les  muses,  dont  les  pasontfoulé,  dont  les  yeuxoni  contemplé  la  pa- 
trie des  poêles  et  desgnc'Tiers,  celte  terre  d'AcluVie  qui  fut  le  berceau 
de  la  gloire,  et  sur  laquelle  la  gloire  plane  encore!  .Mais  doublement 
heureux  celui  dont  le  cœur  ressent  une  poble  sympathie  pour  ces 
classiquçs  rivages  ;  qui,  déchirant  le  voile  des  siècles,  jette  sur  leurs 
débris  clés  regards  de  poète  1  Wright,  tu  eus  le  double  privilège  de 
voir  et  de  chanter  celte  terre  d  immortalité,  et  ce  ne  fut  point  sous 
l'inspiration  d'une  muse  vulgaire  que  tu  saluas  I  antique  séjour  des 
dieux  e(  des  héros  semblables  aux  dieux. 

Et  von?,  couple  de  poètes  amis!  qui  avez  produit  au  jour  ces  per- 
les trop  longtemps  soustraites  aux  modernes  regards,  qui  avez 
réuni  vos  efforts  pour  tresser  cette  guirlande  où  les  fleurs  de  l'At- 
tique  exhalent  leurs  suaves  odeurs,  et  qui' avez  embaumé' 'votre  lan- 
gue natale  de  ces  parfums  rajeunis;  ipie  des  bardés  q'ui  ont  su  se 
pénétrer  si  noblement  de  l'esprit  glorieux  do  la  muse  grecque  ces- 
sent de  faire  entendre  des  sons  empruntés;  qu'ils  ne  ,se  contentent 
plus  d'être  des  échos  harmonieux,  et;  déposant  la  lyre  hellénique, 
qu'ils  fassent  résonner  celle  du  nord! 

A  ccnx-là  ou  à  leurs  égaux  revient  l'honneur  de  rétablir  les  lois 
violées  delà  muse;  mais  qu'ils  se  gardent  d'imiter  le  pompeux  ca« 


12« 


LES  VKILLÈRS  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


lillon  ilii  llnsMiic  naiwiii.  ce  majcsliiciix  n)attrc  îles  );r.iii<l8  vers 
iiisiiriiiliaiils,  (Imil  les  cvniliiilcs  dorées,  plus  oriiôcs  qiin  soiiori's, 
l'Iai'iiiirMl  tla^.'lll''|•c  <i  l'œil,  mais,  falipiiaiciit  l'orpillc  ;  apivs  n\oir 
(l'alidiil  i'cli|>s('  |iar  Irui' l'clal  la  l> lu  iiiodi'stc.  usées  iiiaiiilenaiil. 
elles  iiiiiiilri'iil  le  enivre  (|iii  les  euinnose;  uemlanl  (|iie  loiil  le  iim- 
liile  eni-iéire  île  sylphes  vollipeaiils  cvnqiies  par  leur  bniil  s'éva- 
puiv  en  l'oMiparaisuns  creuses  et  en  sons  vides  de  sens.  Fuyez  un 
lel  mnili'le;  que  son  rlini|uant  incure  avec  lui  :  un  faux  éelal  .illiie. 
mais  ne  tarde  pas  h  li!'  sser  la  vue. 

N'allez  pas  descendre,  toutefois,  jusqu'à  la  simplicité  vulpaire  de 
Wordsworlli.  le  pins  infime  des  poètes  rampants,  lui  dont  la  poésie, 
puéril  bavardaRC,  est  vantée  par  l.anih  et  par  Lloyd  comme  une  liar 
niDnie  délicieuse-  sachez  pluliM..  ..  —  Mais,  arrête,  ô  ma  muse!  et 
n'essaie  pas  de  donner  des  leçons  qui  passent  de  beaucoup  ton  hum- 
ble portée.  Le  génie  i|u'un  vrai  poète  a  reçu  en  naissant  lui  mon- 
trera le  sentier  qu'il  doit  suivre  et  qui  conduit  aux  cieux. 

\<'A  loi  aussi,  Seoll,  abandonne  à  de  fcrossieis  ménestrels  le  sau- 
vage récit  île  querelles  (il)scures;  (|ue  (l'aulres,  pour  de  l'argent, 
fassent  de  maigres  vers!  Le  génie  trouve  en  lui-même  ses  inspira- 
dons  !  (Jue  Southey  chante,  bien  que  sa  muse  féconde  accouche 
chaque  printemps  avec  trop  de  régularité;  que  l'ami  Coleridge  en- 
durme  avec  ses  vers  les  enfants  au  berceau  ;  que  Lewis,  ce  fabricant 
(le  spectres,  soit  satisfait  quand  il  a  elïrayé  les  galeries;  que  Moore 
exhale  encore  ses  voluptueux  soupirs,  que  Strangford  pille  Moore, 
cl  jure  qu'il  nous  donne  les  ehanis  du  Camocns;  que  Ma)  ley  débile 
ses  vers  boiteux;  que  Montgomery  exiravagiie;  que  le  pieux  Gra- 
haine  psalmodie  ses  stupides  aniienncs;  que  Bowles  continue  à 
pcdir  ses  sonnets,  qu'il  pleure  et  se  lamente  en  quatorze  vers;  que 
."^tolt,  l'arlisle,  .Matliildeet  toute  la  colerie  de  Grub-street  et  de  Gros - 
venor-Place  barbouillent  du  papier,  jusqu'à  ce  que  la  mort  nous  ait 
délivrés  de  leurs  vers,  ou  que  le  sens  commun  ait  repris  son  empire. 
.Miiis  toi,  dont  les  talenls  n'ont  pas  besoin  qu'on  les  loue,  laisse 
d  ignobles  chants  à  de  plus  humbles  bardes  :  la  voix  de  ton  pays, 
la  voix  (les  neuf  sœurs  appellent  une  harpe  sacrée;  cette  harpe  c'est 
la  tienne.  Dis-moi,  les  annales  de  la  Calédonie  ne  t'offrent-elles  pas 
de  plus  glorieux  exploits  à  chanler  que  les  combats  obscurs  d'une 
Iribu  de  pillards  dont  les  prouesses  les  plus  nobles  font  rougir  l'bu- 
nianiié,  ([ue  les  acies  pervers  d'un  Marmion,  dignes  tout  au  plus  de 
figurer  dans  l'histoire  de  Kobin-llood,  le  proscrit  de  Shervood? 
Noble  ICcosse,  revendique  avec  orgueil  ton  poète  !  que  tes  suffrages 
soient  sa  première  et  sa  plus  belle  récompense!  Mais  ce  n'est  pas 
seulcmeiU  dans  ton  estime  que  doit  vivre  sou  nom  :  que  le  monde 
entier  soit  le  lliéàlre  de  sa  renommée;  que  ses  chants  soient  connus 
encore  quand  Albion  ne  sera  plus;  (ju'ils  raconient  ce  qu'elle  fi'it, 
transmettent  aux  siècles  à  venir  le  souvenir  de  sa  grandeur  éclipsée, 
et  fassent  survivre  sa  gloire  à  sa  puissance! 

Mais,  où  aboutiront  les  téméraires  espérances  du  poète?  que  lui 
sert  de  vouloir  coïKiuérir  des  siècles,  et  lutter  conire  le  temps?  Des 
èr(S  nouvelles  déploient  leurs  ailes;  de  nouvelles  nalions apparais- 
sent, et  leurs  acclamations  retenlissenl  pour  de  nouveaux  vain- 
queurs; après  quelques  générations  évanouies,  celles  qui  leur  suc- 
cèdent oubUcnt  et  le  poète  et  .'^e>  chants.  Aujourd'hui  même,  c'est  à 
p  'ine  si  des  poètes  aimés  naguère  peuvent  revendiquer  la  mention 
p.i.ss:igère  d  un  nom  presque  oublié!  Le  son  le  plus  éclatant  de  la 
troinpelle  de  la  renommée ,  après  séire  ((uelque  temps  prolongé, 
expire  enfin  dans  l'écho  assoupi. 

Granta,  la  vieille  Cambridge,  fera-t-elle  un  appel  à  ses  enfants  en 
robi!  noirC;  experts  dans  les  sciences  et  plus  encore  dans  l'art  du 
caleiuboiMg?  De  tels  disciples  seront-ils  accueillis  parla  muse? 
Non!  elle  s'enfuit  à  leur  aspect,  et  l'éclat  des  prix  universitaires 
n'est  pas  capable  de  là  tenter,  quoiqu'il  se  trouve  des  imprimeurs 
pour  déshonorer  leurs  presses  en  reproduisant  les  poésies  de  lloare, 
ou  l'épopée  en  vers  blancs  de  Hoyie  (non  pas  celui  dont  le  livre, 
prolégé  par  des  joueurs  de  whist,  n'a  pas  besoin  du  génie  poétique 
pour  se  faire  lire).  Vous  qui  aspirez  aux  honneurs  de  Granta,  mon- 
tez son  régase;  c'est  un  coursier  aux  longues  oreilles,  digne  re- 
jeton lie  son  antique  mère,  dont  le  triste  Perme.sse  n'est  que  l'onde 
dormante  du  Cam.  t;'e«t  là  que  Clarke  fait  pour  plaire  de  pileux  ef- 
forts, oubliant  que  de  méchantes  stances  ne  mènent  pas  aux  degrés 
univi'rsilaircs.BoulTonàgages,  se  donnant  les  aii"S  de  satirique,  grif- 
fonneur  mensuel  de  niaises  plaisanteries,  manœuvre  condamné  à 
fourbir  des  mensimges  pour  les  revues,  il  consacre  à  la  calomnie  son 
c>|iiii  liie  I  digne  d'un  lel  métier,  car  il  est  lui-même  une  satire 
vivante  de  Ihiuuanité.  O  noir  asile  d'une  race  vandale!  tout  à  la 
.  fois  l'orgueil  et  la  Imnte  de  la  science!  séjour  tellement  étranger  à 
Phébnsque  ta  renommée  ne  peut  rien  gagnejaiK  vers  de  Hodgson, 
ni  rien  perdre  à  ceux  de  .'■on  pitoyable  rival  !  Mais  la  muse  se  plait 
aux  lieux  où  la  belle  Isis  roule  son  onde  limpide; sur  ses  vertes  rives 
l'olymnic  a  tressé  une  guirlande  plus  verte  encore  pour  en  cou- 
ruiiner  les  bardes  qui  fréq'ientent  son  classique  bocage.  Là.  Richard 
donne  l'essor  à  ses  poéiiqnes  inspirations,  et  révèle  aux  modernes 
Bretons  la  gloire  de  leurs  aiicêl»ts. 


Pour  moi  qui,  poêle  cans  mission,  oiofé  répétera  mon  pays  ce  que 
ses  enlanls  nr  savent  que  trop  ,  c'est  le  seul  soin  de  son  hoiinein 
qui  m'a  lait  braver  la  phalange  des  sots  de  noire  Age.  Ton  uolil- 
nom  ne  doit  perdre  aucun  de  ses  vrais  litres  de  gloire,  ô  terre  de  i 
liberie,  ipie  chérissent  également  les  muses!  Albion.  (|iie  l'on  ain 
rait  à  voir  tes  poètes,  émules  de  la  ifloire.  se  rendre  plu»  dignes  • 
loi!  r.e  que  furent  Athènes  pour  la  seienee.  Home  pour  le  ponvoji. 
Tyran  midi  de  ses  prospérilés,  belle   Allinn.  lu  pouvais  l'être.  .11- 
bilre  de   la  terre,  reine  puissante  de  l'Deé.in.   Mais  Rome  est  d'- 
chue.  Athènes  u  semé  la  plaine  de  .ses  débris,  le  mole  orgucdhMu  d'- 
Tyr  est  enseveli  sous  les  ondes;  de   même  nos  yeux  peuvent  smr 
s'écrouler  la  puissance  affaiblie,  et  tomber  le  boulevari  du  inond" 
.Mais  arrêtons-nous;  redouions  le  destin  de  (^assaudre:  craignons  : 
voir  accomp'ir  des  prédictions  méprisées.  Un  vol  moins  haut  C" 
vient  à  ma  muse  ;  elle  se  contentera  d'engager  les  poèli.'s  à  se  lai 
un  nom  inmiorlel.  C'.mme  le  lien. 

.Malbeurense  Bretagne!  que  Dien  éclaire  ceux  qui  legouvernei 
oracles  du  sénat  et  risée  du  peuple!  I'"aiil-il  donc  (tue  les  oraleni - 
conlinuent  à  semer  des  fleurs  de  rhélorique  en  ralisence  du  seii~ 
commun?  Faut-il  que  les  collègues  de  Canning  le  délestent,  paie- 
qu'il  a  triq)  d'esprit,  et  que  Portland,  cette  espèce  de  vieille  femme, 
continue  (l'occuper  la  place  de  Pitt? 

Reçois  mes  adieux!  Déjà  s'enfle  la  voile  qui  doit  me  transporter     , 
loin  (le  loi  :  bientôt  mes  yeux  verront  la  côte  africaine,  le  pronion-   . 
loiré  de    Calpé  ,  et  les    minarets  de  Stamboul  ;  de  là  ,  j'irai   poricr 
mes  pas  dans  la  patrie  de  la  beauté,  aux  lieux  où  s'élève  le  Caue  1 
inee  son  manteau  de  rochers  et  sa  couronne  de  neige.  Mais,  m 
reviens  à  toi,  un  fol  amour  du  publicilé  n'ira  pas  soustraire  à  mu:. 
porlefeiiille  mon  journal  de  voy.ige.  Que  des  fats  revenus  de  loin  se     j 
hâtent  d'imprimer,  et  enlèvent  à  Carr  la  [)almc  du  ridicule;  qu'.\-     1 
berdeen  et  Elgin  poursuivent  l'ombre  de  la  gloire  dans  les  cabinets 
des  faiseurs  de  collections;  qu'ils  sacrifient  inutilement  des  milliers 
de  livr.  s  sterling  à  de  prétendus  Phidias,  à  des  monuments  défi- 
gurés, à  des  anli(pies  mutilés,  et  fassent  de  leur  salon  te  marché  gé- 
néral des  informes  débris  de  l'art.  Je  laisse  aux  amateurs  le  soin  de 
nous  parler  des  tours  dardaniennes;  j'abandonne  la  lopii'_'raphie(le 
Troie  à  l'expédilif  Gell,  el  consens  volontiers  à  ne  plus  fatiguer  les 
oreilles  du  [mblic,  du  moins  de  ma  prose.  i 

iMifin,  j'ai  paisiblement  fourni  ma  carrière,  préparé  à  faire  face 
aux  ressentiments,  cuirassé  contre  la  crainte  égoïste.  Ces  rimes,  je 
les  ai  toujours  reconnues  comme  miennes  :  ma  vnix,  sans  avoir  trop 
importuné  le  public,  n'est  cependant  pas  toiil-â-falt  nouvelle  pour  • 
lui;  elle  s'est  d(''jà  fait  entendre  une  fois,  quoique  moins  h:\ulequ°au- 
jourdhui;et  si  mon  premier  livre  ne  portait  pas  mon  nom,  du 
inoins  je  ne  l'ai  jamais  désavoué;  maintenant  je  déchire  le  voile. 
Lancez  la  meule,  votre  proie  fst  devant  vous;  rien  ne  l  intimide,  ni 
les  cris  bruyants  partis  de  Melbourne-House,  ni  la  colère  de  l.ambe. 
ni  le  ressentiment  féndnin  de  la  noble  Holland,  ni  Jeffrey  et  son 
pistolet  inoffensif,  ni  la  r.nge  d'IIallam.  ni  les  fils  basanés  de  Dune- 
din.  ni  ses  revues  couleur  de  .safran.  Nos  héros  écossais  passeront, 
grâce  à  moi,  un  rude  quart-dheure  ;  ils  sentiront  qu'ils  sont  fails 
(le  matière  penetrable;  et  bien  que  je  n'aie  pas  la  pretention  de  sor- 
tir du  combat  sans  une  égratignure,  mon  vainqueur  paiera  cher 
sa  première  victoire.  Il  fut  un  temps  où  aucune  parole  dure  ne 
tombait  de  mes  lèvres,  aujourd'hui  imbibées  de  l'amerlume  de  la 
noix  de  galle;  où,  en  dépit  de  Ions  les  sots  el  de  toutes  lessollises 
du  monde,  l'être  le  plus  vil  et  le  plus  rampant  n'eût  jamais  provo- 
qué l'expression  de  mon  mépris;  mais,  depuis  ma  jeunesse,  je  suis 
bien  changé;  devenu  impitoyable,  j'ai  appris  à  penser  par  mm- 
même  el  à  dire  rudement  la  vérité,  à  me  moquer  des  décision-^ 
magisirales  du  critique  et  à  le  rompre  sur  la  roue  qu'il  medesiinaii. 
à  briser  la  férule  qu'un  écrivailleur  voudrait  me  faire  baiser,  cl  à 
rester  indifférent  aux  applaudissements  comme  aux  sifflets  des  cours 
el  de  la  foule.  Bien  plus,  affrontant  le  ressentiment  de  tous  mes  ri- 
vaux, je  me  sens  en  étal  d'étendre  à  mes  pieds  un  sot  rimailleur,  el 
arme  de  pied  en  cap,  je  puis  jeter  le  gant  au  maraudeur  écossais 
comme  au  fat  d  Albion.  . 

Voilà  ce  que  j'ai  osé  :  si  mon  vers  imprudent  a  calomnié  celle   i 
époque  sans  laelie,  c'est  ce  que  d'autres  pourront  dire,  c'est  ce  que 
peut  niainlenaiit  déclarer  le  public ,  qui  ne  sait  guère  être  indul- 
genl.  mais  (|ui  raremenl  se  montre  injuste. 


FIN  nr.s  BARiu:s  wc.i.MS. 


-estj^S-a^CtJe-B-- 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


129 


PARISI NA 


(1) 


I. 

C'est  l'heure  où  le  rossignol,  caché  sous  la  feuillée,  fait  entendre 
ses  [lus  hrilianles  chansons;  c'est  1  heure  où  les  amants  soupirent 
tout  has  des  serme  II  Is  dont 
chaque  mol  est  si  d  )ux; 
où  le  souffle  delahriseet 
le  murmure del'onde  voi- 
sine forment  un  concert 
délicieux  à  l'oreille  du 
rêveur  solitaire.  La  rosée 
a  rafraîclii  les  fleurs  ;  les 
étoiles  ont  paru  au  firma- 
ment, et  sur  la  vague  est 
un  azur  plus  foncé,  sur 
le  feuillage  un  vert  plus 
somhre,  au  ciel  ce  mé- 
lange de  tcnèhres  et  de 
lumière,  omijie  suave  , 
opaque  clarté  qui  suit  le 
déclin  du  jour,  alors  que 
le  créjiuscule  s'évanouit 
sous  les  rayons  de  la 
lune. 

IL 


Mais  ce  n'est  pas  pour 
écouler  le  bruit  de  la  cas- 
cade que  Parisiua  quitte 
ses  appartements  ;  ce 
n  est  pas  pour  contera 
pler  les  célestes  clartés 
qu'elle  va  dans  l'omhre 
delanuil,etsielles'assied 
dans  les  bosquets  du  pa- 
lais d'iîste  ,  ce  n'est  pas 
pour  respirer  le  parfum 
des  fleurs  épanouies... 
elle  écoute,  mais  vient- 
elle  épier  le  chant  du  ros- 
signol?... non,  son  oreille 
allênd  des  accents  plus 
cbcrs.  Des  pas  font  fris- 
sonnerl'épais  feuillage... 
sa  joue  pâlit,  et  les  bat- 
tementsdeson  cœurs'ac- 
célèreut  ;  le  murmure 
d'une  diuce  voix  ar.nvc 
vers  elle  à  travers  les  ra- 
meaux frémissants,  et  la 
rougeur  revien  t  à  sa  joue, 
et  son  sein  se  soulève  : 
un   moment  encore,    et 

ils  seront   réunis ce 

moment  est  passé  :  l'a- 
mant est  aux  pieds  de 
sa  bien  aimée. 


Mais  elle  dort  encore,  ignorant  que  le  nombre  de  ses  jours  vient  d'être  compti^' 


m. 

Et  maintenant  que  leur  importe  le  monde  et  le  temps,  et  les 
événements  qui  s'y  succèdent?  Les  êtres  vivants,  la  terre  et  les 
cieux  nesOnt  rien  à  leurs  yeux  ni  devant  leur  pensée.  Aussi  insen- 
sibles que  les  morts  eux-mêmes  à  loui  ce  qui  est  autour  d'eux,  au- 
dessus  et  au-dessous,  comme  si  tout  le  reste  avait  disparu,  ils  ne 
resiiirent  que  l'un  pour  l'autre  Leurs  soupirs  même  sont  pleins 
dune  joie  si  pmfoiule,  que  si  elle  ne  dimiuiiaii.  cette  démence  du 
bonheur  deviendrait  la  mort.  Le  crime,  le  péiil!  peuveut-ils  y  son- 
ger dans  le  tumulte  de  ce  rêve  de  tendresse?  Qui  a  pu  ressènlir  à 
ce  point  l'empire  de  la  passion  et  craindre  ou  hésiter  en  de  pareils 

[1)  L'histoire  tragique  qui  fait  le  sujet  de  ce  poème  est  arrivée  à  Fer- 
rare  en  l'an  1405, sous  le  marquis  d'Esté  Nicolas  III,  que  le  poète  appelle 
.\20.  Byron  le  composa  à  Londres  dans  l'hiver  de  18i5  à  1816. 

■'*»'•■  —  inili.  Ucoii,  ti  C".  fut  Soulilol,  ll>. 


momenis,  ou  même  se  rendre  compte  de  leur  peu  de  durée?...  Mais 
quoi  ?...  déjà  ils  sont  passés  1  hélas  I  nous  nous  réveillons  avant  de 
sa\oir  que  de  pareih  rêves  ne  reviendront  plus. 


IV. 

Ils  s'éloignent  lentement  et  à  regret  de  ce  lieu  témoin  de  leurs 
coniiables  joies;  et  malgré  l'espoir  et  la  promesse  de  se  revoir,  ils 
s'affligent  comme  si  celte  séparation  était  la  dernière.  Les  soupirs  ré- 
pplés.  lesliingsembrassemenls...  la  lèvre  qui  ne  voudrait  pins  se  dé- 
tacher pendant  que  le  ciel  reflète  ses  claries  sur  les  traits  de  l'arisina, 
ce  ciel  qui,  elle  le  craint,  ne  lui  pardonnera  jamais;  comme  si  cha- 
que étoile,  témoin  silen- 
cieux, avaitvu  de  là-haut 
sa  faiblesse...  les  soupirs 
répétés,  les  longs embias-  ■ 
sements  les  rciiennent 
enchaînés  à  celle  fatale 
place.  Mais  le  moment  est 
venu  •  il  faut  se  séparer, 
le  cœur  douloureusement 
oppressé,  avec  ce  frisson 
profond  et  glacé  qui  suit 
de  près  le  crime. 


V. 

Et  llngo  a  regagné  sou 
lit  solitaire  où  II  peut  ca- 
resser librement  ses  adul- 
tères pensées  :  mais  elle, 
il  lui  faut  reposer  sa  tête 
coupable  près  du  cœur 
confiant  d'un  époux  Ce- 
pendant une  agitation  fé- 
brile semble  Iro'ibler  son 
sommeil,  eldessongestu- 
multueux  enflamment  sa 
joue  :  (laiisson  insomnie, 
elle  muimure  un  nom 
qu'elle  n'oseiail  pionon- 
Cfi-  à  la  clarté  du  jour  ; 
elle  presse  son  époux 
contre  ce  cœur  qui  bat 
pour  un  absent.  Pour  lui, 
séveillant  à  celle  dou<'e 
étreinte,  il  prend  ces  sou- 
pirs d'un  rêve,  ces  brû- 
lant es  caresses  pour  celles 
qui  répondaient  naguère 
Ji  ses  tran>poits,  et  heu- 
reux à  cette  pensée  ,  il 
pleure  de  tendresse  sur 
celle  qui  l'adore  jusque 
dans  son  sommeil. 


VI. 

Il  presse  sur  son  cœur 
son  épouse  endormie  et 
prête  l'oreille  à  ses  pa- 
roles   entrecoupées   ;   il 
entend...     Ponr(iiioi    le 
prince  Azoa-tillressailli, 
comme  s'il  entendait  la 
voix  de  l'archange?  Ah!  il  peut  tressaillir  :  jamais  arrêt  plus  re- 
doutable ne  tonnera  .sur  sa  tombe  quand  il  s'éveillera  pour  ne  plus 
s'endormir  et  pour  comparaître  devant  le  trône  de  l'Kiernel.  Oui , 
il  le  peut  :  son  repos  ici-bas  est  détruit  pour  toujours  par  ce  qu'il 
vient  d'entendre.  Le  nom  qu'elle  murmure  en  dormant  révèle  son 
crime  et  le  déshonneur  d'Azo.    Et  quel  e<t-il  ce  nom  qui    relenlit 
sur  cette  couche  ,  terrible  comme  la  vague  iirilée  quand  elle  roule 
vers  recueil  la  planche  de  salut  et  brise  sur  la  pointe  des  récifs  le 
naufragé  qui  ne  reparaîtra  plus?  car  tel  est  le  choc  que  reçoit  en  ce 
moment  l'âme  du  malheureux  époux.  Oui,  quel  est  ce  nom?  C'est 
celui   d'Hugo...    de  son...    Certes,    il    ne  leiit jamais  .'soupçonne! 
Iiu}.'0...  lui.^  le  fils  d  une  femme  qu'il  aima...  le  gage  d'une  liaison 
coupable,  le  fruit  d  une  faute    de  ses  jeunes  années  ,  alors  qu'il 
trahit  la  confiance  de  Bianca,  la  pauvre  jeune  fille  ijui  avait  cru  à 
ses  serments,  et  dont  il  n'avait  point  voulu  faire  son  épouse 


i:o 


LES  VEILLÈKS  LITTERAIRES  ILLUSIlUiKS. 


Vil. 

Am  pnri.i  la  ninm  à  son  poipnard;  mais  il  le  rpjf-tadans  \o  foiir- 
rcati  avant  ilCiiawiir  'nis  Inpninlcà  nii..  Qiifli)nfiii(liu'n('  (|n'clli!  fùl 
(le  \i\ic.  il  ne  piil  pc  rcsouilre  îi  iinincili'r  un  i^lrc  si  licaii...  Non. 
lion'  pas  h  (lu  moins...  soiiriaiile...  ciuloiinii'.  .  IliiMi  plus   :   il  ru; 

toiilnl    pas  la  ((^voilier;  mais  il  fixa  sur  ftll i  r('?ai-.l...  Ali'  >i 

clli'  l'ill  ^orlie  (le  son  an<-anii<semeiil .  ce  n-paril  uilt  siiKl  pom  1  v 
ic|.|(iii^'(>r  ol  placer  Ions  ses  sens.  De  prosses  poulies  d'une  sueur 
Il  ouïe  eonlaienisiir  le  front  du  prince,  el  lirillaient  h  la  clarté  de  la 
lampe.  Ivie  ne  p.irle  plus;  mais  elle  continue  de  dormir...  tandis 
que,  dans  la  pensée  de  son  juge,  ses  jours  soiit  comptés. 

Vlli. 

Le  lendemain  Azo  inlerropc  :  il  reçoit  de  tous  ceux  qui  l'entou- 
rent les  preuves  qu'il  redoute  encore  de  trouver;  il  constate  le 
eriiiiedes  siens,  la  douleur  île  sa  vie  cnlii'-re  :  les  suivantes  de  la 
princesse  .  longtemps  de  er>iiiiiience  avec  elle,  clierclient  h  sauver 
li'iirs  jours,  et  lejeit'iil  sur  elle  le  crime  ,  la  hunte  et  le  cliAtiment  : 
il  n'est  plus  temps  de  rien  cacher;  elles  font  connatlic  les  moin- 
dres délails  qui  coiilirnient  la  vérité  de  leur  récit,  el  bientôt  le  cœur 
el  l'oreille  d'Azo,  tortures  par  ces  révélations,  n'ont  rien  de  plus  à 
subir. 

IX. 

Il  n'était  point  homme  à  soufirir  les  délais  :  dans  la  grande  salle 
du  palais,  le  chef  de  laniique  maison  d'Kste  est  assis  sur  .son  trône 
de  justice  :  ses  noliles  el  ses  pardes  l'enlourenl,  et  devant  lui  sont 
les  deux  coupables,  tous  ileuK  jeunes...  el  elle  la  plus  belle  des 

l'emiiies.  Lui,  n'a  plus  son  cpée,  el  ses  mains  sont  eiicliainées 

O  (Christ!  l'ani-il  qu'un  tils  paraisse  en  cet  étal  devant  smi  père! 
Oui,  llupo  doit  se  présenter  ainsi  devant  I  auteur  de  ^es  jours, 
écouler  la  sentence  que  prononcera  sa  bouche  irritéi',  el  prêter 
loi  eille  au  récit  de  sa  lionie  !  El  néanmoins  il  ne  paraît  pas  accablé, 
quoique  jusque-là  sa  voix  soit  restée  muette. 


Tranquille,  pAle,  silencieuse  ,  Parisina  attend  son  arrêt.  Que  son 
sort  est  cluiiiL-é!  Toui-à-l  heure  encore  le.vpression  de  ton  repaid 
ré|ian(lait  la  joie  dans  la  salle  brillante  on  les  plus  nobles  seigneurs 
étaient  fiers  de  la  servir;  où  les  plus  belles  s'eirorçaienl  d'imiter  sa 
doucii  voix,  son  cbarnianl  maintien,  et  à  reproduire  dans  leur  port 
el  leurs  manières  les  grâces  de  leur  reine.  Alors  si  cet  oeil  eût  vci-.-.é 
une  seule  larme,  mille  guerriers  se  seraient  élancés  ,  mille  épées 
seraient  sorties  du  l'oiirreau  pour  venger  sa  querelle.  Slaiiilenant 
qu'esl-elle  desenne"?  qu'est  dmenu  le  monde  a  sou  égard?  l'eut- 
ellc  encore  commander,  et  qui  voudra  lui  oliéir?  Tous  maintenant, 
silencieux  et  comme  indifférents,  les  yeux  baissés,  le  front  sombre, 
l'air  glacial,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  cachent  à  peine  l'ex- 
pression de  leur  mejiris  :  tels  se  montrent  se^  i  hevaliers,  ses  dames, 
la  cuur  entii're  :  el  lui,  le  chevalier  de  son  choix,  lui  dont  la  lauce 
en  arrèl  n  eût  attendu  qu'un  ordre  de  ses  yeux,  lui  qui .  libre  un 
seul  moment  .  serait  mort  ou  l'auiail  délivrée,  il  est  là,  enchaiiié 
auprès  d'elle  :  il  ne  voit  pas  les  jeux  gonflés  et  humides  de  réponse 
de  son  père  pleurant  pour  son  am.jiit  plus  encore  (juc  pour  elle- 
même;  il  ne  voit  pas  ces  paupières...  où  des  veines  d'un  violet  ten- 
dre erranl  sous  la  iieipe  la  plus  pure  ap|ielaient  naguère  le  baiser... 
il  ne  les  voit  pas,  brûlant  d'un  éclat  livide,  comprimer  plutôt  que 
voiler  des  regards  appesantis  ,  immobiles,  dans  lesquels  la  douleur 
accumule  larme  après  larme. 

XI. 

I'"i  lui  aussi ,  il  pleurerait  sur  elle ,  s'il  ne  se  sentait  observé 
de  toutes  p.iris  :  sa  douleur,  s'il  en  éprouvait,  parais.sail  dormir 
au  dedans  de  lui  ;  son  front  sombre  se  tenait  levé.  Quelle  que 
lût  l'arfliction  qui  déchirait  son  âme,  il  ne  voulait  point  sliiimilier 
devant  la  foule;  el  pourtant  il  n'osait  tourner  les  yeii.x  vers  la  com- 
pagne de  ses  malheurs.  Kn  se  représentant  les  heures  du  passé, 
son  crime,  snn  ainuur ,  ses  fers,  la  vengeance  d'un  père,  la  haine 

des  gens  de  bien  ,  son  destin  ici-bas  et  ailleurs et  son  destin  h 

elle!...  oh!  Il  n'osait  jeter  un  regard  sur  ce  front  que  la  mort  sem- 
blait avoir  frappé;  car  il  craignait  que  son  cœur,  se  révoltant  en 
lui,  ne  le  forçât  de  dévoiler  ses  remords  pour  tous  les  maux  qu'il 
avait  faits. 

Xll. 

Azo  prit  la  parole  :  «  Hier  encore  une  épouse  et  un  fils  faisaient 
mon  orgueil  :  le  malin  a  dissipé  ce  rêve;  avant  la  fin  du  jour,  je 


n'aurai  plus  ni  l'un  ni  l'autre.  Je  dois  languir  sidii.iire  :  eh  bien  I 
Soit  :  il  n'est  point  un  hanme  qui  .  h  ma  place  ,  ne  fasse  ce  ipie  je 
fais.  Tous  ces  liens  sont  bri-és.  non  par  moi.  il  n'importe'  l-  cliftli- 
meiit  oM  iirét.  llupo  ,  an  pn'-lre  l'aUi-nd  :  et  enouilK  la  juste  rému- 
néralion  ne  ton  crime,  llor»  d  ici  !  adresse  au  elcl  tçs  prières  .ivnnt 
que  b's  étoiles  du  soir  aieni  paru  :  vois  si  tu  peux  encore  obtenir  rie 
lui  Ion  pardon:  sa  miséricorde  est  grande.  Mais  ici-bas.  ||  n'csl 
point  d(!  lieu  sur  la  terre  où  toi  et  moi  nous  piii-isions  respirer  en- 
semble, ne  fût-ce  qu'une  heure.  Adieu  donc!  je  ne  le  verrai  pas 
mourir.  .  Mais  loi,  être  fragile!  tu  terras  tomber  sa  tète...  Hors  d'ici! 
je  ne  puis  achever  :  va,  femme  au  co-iir  dissolu  :  ce  n'csl  pas  ma 
n)ain  ,  c'est  la  tienne  qui  va  répaniire  son  sang.  Vu,  et  si  tu  peux 
survivre  h  ce  spectacle,  jouis  de  la  vie  que  je  le  laisse,  ■> 


XIII. 

Alors  le  sombre  Azo  se  voila  la  face  ;  car  les  veines  se  gonflaient  j 
et  balUiieiit  sur  son  front ,  comme  si  rne  bouillante  miuéc  île  8<ing 
eût  afflué  et  reflne  ilans  son  cerveau  ;  Il  resta  donc  quelque  li-mpg  I 
la  tèic  baissée,  sa  main  liemblanle  posée  devant  ses  veux  pour 
cacher  ses  Impressions  à  la  foule,  l'.ependaut  llupo  lève  ses  bras 
chargés  de  fers,  et  [trie  son  père  de  l'écouter  un  niooient  :  Azo  sans 
répondre  ne  repousse  pas  sa  demande. 

«  'l'u  ne  dois  pas  penser  que  je  craigne  la  mort...  car  lu  m'as  vu 
à  ton  côté,  tout  rouge  de  carnage,  chevaucher  k  travers  la  hjlaiilc; 
lu  le  sais,  elle  ne  fut  pas  oisive  entre  mes  mains,  celte  é|i>'e  que  les 
esclaves  viennent  de  m'arracherbruialement.  et  elle  a  verse  pour  la 
cause  plus  de  sang  que  ta  hache  n'en  fera  couler.  Tu  m'as  donné 
la  vie;  tu  jieux  la  reprendre  :  c'est  un  don  pour  lequel  je  ne  te  dois 
rien.  D'ailleurs,  je  n'ai  point  oublié  les  injures  de  ma  mère,  son 
amour  méprisé  et  son  nom  fléiri,  et  Ihéiita^ie  de  honte  légué  à  son 
enfant  :  mais  elle  est  dans  ce  tonibeau  où  ion  fils,  ton  rival,  va 
bientôt  la  rejoindre.  .Sun  cœur  brisé,  ma  tète  sé(iari'e  du  tronc, 
viendront  parmi  les  morts  témoigner  pour  toi ,  et  dire  cumbi-n  lu 
fus  lidèlc  amant,  pèie  tendre.  Je  t'ai  outragé,  il  est  vr.ii  ;  mais  ce 
l'ut  ouirage  pour  outrage  :  cette  femme  que  lu  appelle.^  ton  épouse, 
seconde  victime  do  ton  orgueil,  lu  sais  qu'elle  me  fut  longtemps 
destinée.  Tu  vis,  tu  convoitas  ses  charmes,  et  pour  prouver  que  je 
ne  pouvais  aspirer  jusqu  à  elle,  tu  alléguas  Ion  propre  crime,  ma 
naissance  :  j'étais,  moi,  un  époux  indigne  de  sa  couche,  pourquoi  ? 
parce  que  je  ne  poiitrais  réclamer  les  dioiis  d'un  bi'iitier  l.'piiiiue, 
ni  m'asseoir  par  droit  de  naissaiiie  sur  le  trône  de  la  maison  d  ICsie. 
Et  pourtant,  si  j'avais  encore  quelques  éiisà  vivre,  mon  nom,  cou- 
vert d  une  gloire  qui  n'appartiendrait  qu'a  lui ,  pourmil  éclipser  ce 
nom  si  superbe.  J'eus  une  épée...  j'ai  un  cœur  capable  ilc  coiuiué-  I 
rir  un  cimier  aussi  noble  que  tous  ceux  qui  jamais  s'étalèrent  sur  les 
tètes  couronnées  de  tes  aieux.  Les  plus  brillants  éperons  de  rhe- 
valier  ne  sont  pas  toujours  poriés  par  ceux  dont  la  naissance  est 
la  plus  haute;  el  les  miens  ont  souvent  lancé  mon  coursier  en  ..vaut 
des  chefs  cl  des  princes  les  plus  fiers  ,  alors  que  je  chargeais  1  en- 
nemi à  ce  cri  triomphant  .  «  Lste  el  vicloircl  »  Je  n'essaierai  point 
de  palhei'  un  crime  ;  je  ne  te  supplierai  pas  pour  racheter  quelques 
jours,  quelques  heures  rapides  qui,  après  tout,  pas.seronl  au.ssi  bi.  n 
sur  ma  cendre  sans  être  comptés  :  un  délire  comme  celui  de  mon 
pa-sé  ne  pouvait  être  durable;  il  ne  la  pas  été.  Quoique  ma  nais- 
sance et  mon  nom  ne  fussent  pas  irréprochables,  cl  que  ton  aris- 
tocr.itiquc  orgueil  dédaignât  <l  abriter  une  existence  telle  que  la 
mienne,  cependant  on  peut  trouver  sur  ma  face  quelques  traits  qui 
rappellent  ceux  de  mon  père,  el  quant  à  mon  âme...  c  esi  la  tienne. 
De  toi ,  je  liens  ce  cœur  indomptable;  de  loi...  eh  bieni  qui  le  tail 
tressaillir?...  detoi ,  la  vigueur  de  mon  bras,  la  naiume  de  mon  cei^ 
veau...  Tu  ne  m'as  pi'inl  seulement  ilonné  la  vie,  mais  tout  ce  qui 
pouvait  faire  de  moi  un  autre  toi-même.  Vois  l'ouvrage  de  ton  cou- 
pable amour  :  il  t'a  puni  en  le  donnant  un  fils  trop  semblable  <'i  l<ii! 
Slon  âme  n'est  point  celle  d  un  bâtard  :  comme  la  tienne,  elle  abliorre 
toute  espèce  de  tyrannie  :  et  quant  au  souffle  que  je  respire,  ce 
don  passager  que  lu  vas  reprendre  si  vite,  je  n'en  ai  jamais  fait  plus 
de  cas  que  lu  ii  en  faisais  de  la  propre  vie  quand,  le  casque  au 
front,  côte  à  côte  ,  nous  afl'ronlious  la  bataille,  el  faisions  vider  nos 
coursiers  par  dessus  les  calavres.  Le  passé  n  est  rien,  el  bientôt 
l'avenir  doit  rejoindre  le  passé;  toutefois,  je  voudrais  fcire  mort  en 
un  de  ces  instants  :  car,  bien  que  lu  aies  causé  le  malheur  de  ma 
mère,  bien  ipie  lu  m'aies  ravi  la  fiancee  qui  m'était  de.slincc,  je  sens 
que  lu  es  encore  mon  père;  et  quelque  dur  et  cruel  que  soit  ion. 
arrêt  ,  je  ne  puis  le  trouver  injuste,  même  venant  de  loi.  Né  dans  le 
péché,  mort  dans  l'infamie,  ma  vie  doit  finir  comme  elle  a  com- 
mencé :  le  fils  a  failli,  comme  avait  failli  le  père,  el  dans  un  seul  tu 
punis  tous  les  deux.  Devant  les  hommes,  mon  crime  peut  sembler 
le  plus  grand  ;  mais  que  Dieu  juge  entre  nuusl  » 


Il  dit:  el  en  croisant  ses  bras,  il  fil  résonner  les  fers  dont  ils 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


131 


élaient  chargés;  et  parmi  tons  les  cliers  rangés  autour  de  la  salle, 
il  n'en  fut  pas  un  qui  ne  sentit  ses  oreilles  blessées  du  cliquetis  de 
ces  lugubres  chaîne?.  Mais  bientôt  tous  les  regards  se  reportèrent 
sur  cette  fai.ile  beauté,  sur  la  triste  Parisina.^.  Pouvait- elb;  bien 
écouler  ainsi  la  condamnation  de  son  amant!  Elle  était  là,  disions- 
nous,  pâle  et  immobile,  elle,  la  cause  vivante  de;  la  perle  d'Hugo  : 
ses  MMix  tixis,  mais  tout  ouverts,  égarés,  ne  sétaienl  pas  détournés 
une  seule  fuis;  pas  une  seule  fois  ses  paupières  charnianles  n'a- 
vaient voilé  ses  regards;  mais  autour  de  leurs  prunelles  d'azur  le 
cercle  blanc  s'agrandissait  sans  cesse...  Elle  était  l;i ,  le  regard  vi- 
treux comme  si  le  sang  se  fûl  glacé  dans  ses  veines.  .Mais  d'instant 
en  instant  une  grosse  l.irnie.  lentement  amassée,  glissait  de  ses 
blanches  paupières  le  long  de  leurs  franges  somlnes  ;  spectacle 
qu'on  ne  peut  décrire!  Ceux  qui  la  virent, s'étonnèrent  que  de  pa- 
reilles larmes  pussent  tomberd'unœil  humain,  l'allé  essaya  déparier  : 
la  paride  imparfaite  s'arrêia  dans  sa  gorge  enflammée,  et  pourtant 
il  semblait  que,  dans  ce  gémissei.ent  sourd  ,  tout  son  cœur  eût  fait 
effort  pour  sortir.  On  n'entendit  plus  rien...  elle  es.saja  encore  ,  et 
sa  v('ii\  éclata  soudain  eu  un  cri  prolongé  ;  puis  elle' tomba  sur  le 
sol  cnrame  une  pierre,  une  statue  renversée  de  sa  base,  comme  un 
objet  qui  n'a  jamais  eu  vie...  image  digne  du  tombeau  de  l'épouse 
d'Azo...  mais  bien  diflerente  delà  femme  coupable  et  pleine  d'une 
existence  exubérante,  poussée  au  crime  par  chacune  de  ses  passions 
comme  par  un  aiguillon  irrésistible,  mais  incapable  de  supporter  son 
désesiioir  et  la  révélation  de  ses  fautes.  Pourtant  elle  vivail  encore... 
et  trop  vile  on  la  fil  revenir  de  cet  évanouissement  semblable  à  la 
mort.  Mais  sa  raison  ne  revint  pas...  tous  ses  sens  avaient  été  pro- 
fondément agités  par  de  violeiiles  secousses  ;  comme  un  arc  détendu 
par  la  [duie  ne  lance  qu'au  hasard  des  flèches  toujours  déviées,  les 
libres  délicates  de  son  cerveau  n'envoyaient  plus  que  des  pensées 
eiranles  et  sans  suite.  Pour  elle,  plus  île  passé  ;, l'avenir  n'était  que 
ténèbies  semées  d'horribles  lueurs  pareilles  à  ces  éclairs  qui,  une 
nuii  d'orage,  tombent  de  temps  en  lempssur  le  sentier  désert.  Frap- 
pée de  lerrrur,  elle  sentait  qu'un  acte  coupable  pesait  sur  son  âme, 
fardeau  lourd  et  glacé;  elle  sentait  qu'il  y  avait  là  du  crime  et  de  la 
honie;  (pie  quelquun  devait  mourir.  .  mais  qui?Elle  l'avait  oublié. 
Etait-elle  encore  vivante?  était-ce  bien  la  terre  qu'elle  avait  sous 
ses  pieds,  le  ciel  sur  sa  tète,  les  hommes  autour  d'elle;  ou 
bien  éiaient-ce  des  démons  qui  la  regardaient  avec  des  yeux  mena- 
çants, elle  qui  ne  rencontrait  naguère  que  des  regards  et  des  sou- 
rires sympathiques?  Tout  était  vague  et  confus  dansson  esprit,  chaos 
discord  d'espérances  et  de  craintes  insensées.  Partagée  entre  le  rire 
et  les  pleurs,  et  poussant  ces  deux  sentiments  jusqu'au  délire  ,  elle 
se  déballait  dans  un  rêve  convulsif  :  oh!  c'est  vainement  qu'elle 
tentera  de  se  réveiller.- 

XV. 

Les  cloches  du  couvent,  se  balançant  dans  la  vieille  tour,  font  en- 
tendre un  lent  et  monotone  tintement,  qui  retentit  douloureuse- 
ment dans  les  cœurs.  Ecoulez  cet  hymne  religieux.  .  celui  qu'on 
entonne  jiour  les  morts  ou  pour  ceux  qui  le  seront  bientôt,  ("est 
pour  une  âme  qui  va  prendre  son  vol  que  ce  chant  funèbre  s'élève  , 
et  que  la  cloche  sonne  :  un  homme  touche  au  terme  de  sa  vie  mor- 
telle ;  il  est  agenouillé  aux  pieds  d'un  moine  ,  sur  la  terre  nue  et 
froide...  Chose  douloureuse  à  dire  et  déchirante  à  voir,  le  billot  est 
devant  lui,  les  gardes  l'entourent;  le  bourreau  est  là,  lu-êt  à  fraper, 
le  bras  nu  pour  que  le  coup  soit  prompt  et  sûr.  Il  examine  le  tran- 
chant de  la  hache  qu'il  a  aiguisée  tout  exprès.  Et  cependant  la  foule 
silencieuse  se  rassemble  en  un  cercle  pour  voir  un  fils  mourir  par 
l'ordre  de  son  père. 

XVL 

C'est  une  heure  pleine  de  charmes  que  celle  qui  précède  le  cou- 
cher du  soleil  :  dans  l'appareil  de  ses  plus  beaux  rayons,  elle  .semble 
se  railler  de  la  tragédie  qui  se  prépare.  Les  feux  dii  soir  tombent  en 
plein  sur  la  lèle  dévouée  d'Hugo,  pendant  qu'il  fait  au  moine  sa 
dernière  confe.-sion  ,  et  qu'a\ec  une  sainte  contri:ion.  il  déplore  le 
crime  qui  l'a  fait  condanmer  et  reçoit,  humblement  prosterné,  l'ab- 
solution qui  elTace  de  mortelles  souillures.  Un  rayon  glisse  sur 
cette  tète  inclinée  et  pensive,  sur  ces  cheveu.t  châtains  dont  les 
boucles  couvrent  en  partie  son  cou  nu;  mais  ce  rayon  brille  encore 
plus  sur  la  hache  qui,  placée  près  de  lui,  y  répond  par  un  vif  mais 
lugubre  reflet.  Oh  I  que  cette  heure  suprême  estamère  !  elle  a  pour 
les  plus  insensibles  un  frisson  de  terreur  :  le  crime  est  odieux  ;  l'ar- 
rêt est  juste  ;  et  pourtant  le  supplice  fait  frémir. 


XVIL 

Il  a  dit  et  terminé  ses  dernières  prières,  le  fils  traître  à  son  père , 
l'amant  audacieux  :  son  rosaire  est  achevé  ,  ses  péchés  avoués  ,  ses 
heures  touchent  à  leur  dernière  minute...  déjà  on  la  dépouillé  de 
son  manteau  :  ou  va  couper  sa  brune  chevelure  aux  brillants  an- 


neaux... C'est  fait  :  elle  est  tombée  sous  le  ciseau.  Le  vêlement  qu'il 
portail.  .  l'écliarpe  que  Parisina  lui  a  donnée...  ne  doivent  pas  le 
parer  dans  la  tombe.  Il  faut  qu'il  les  quitte,  et  qu'un  mouchoir  lui 
bande  les  yeux  :  mais  non...  sa  fierté  repousse  ce  dernier  outrage. 
Ses  sentiments,  Jusque  là  comprimés  sous  l'expression  d'un  profond 
dédain  ,  se  réveillent  à  demi  au  moment  où  la  main  du  bourreau 
s'avance  pour  couvrir  ces  yeux,  comme  s'ils  étaient  incapahles  de 
regarder  la  mort  en  face!  «  Non...  à  toi  tout  mon  sang  coupable  • 
mes  mains  sont  enchaînées...  mais  je  veux  mourir  avec  les  yeux 

au  moins  libres Frappe!  »  El  en  parlant  ainsi,  il  po.se  sa  tète 

sur  le  billot;  et  au  moment  même  où  il  prononce  ce  de, nier  mot  : 
«Frappe!  »  l'acier  brille  et  s'abat...  h  tête  roule  ..  et  le  tronc 
béant,  déligui'é  et  palpitant  encore,  roule  dans  la  poussière  qui  boit 
la  pluie  de  sang  sortie  de  toutes  ses  veines.  Ses  yeux  et  ses  lèvres 
roulent  et  s'agitent  un  moment  d'une  manière  convulsive,  puis  se 
fixent  pour  jamais.  Il  est  mort ,  comme  doit  mourir  l'homme  qui  a 
fiiilli ,  sans  ostentation  ,  sans  vaine  parade;  il  s'est  agenouillé  et  a 
prié  humblement  sans  dédaigner  l'assistance  d'un  prêtre,  sans  déses- 
pérer de  l'indulgence  divine.  Agenouillé  devant  le  prieur,  s  m  cœur 
s'était  dépouillé  de  tout  sentiaient  terrestre  :  son  père  courroucé... 
son  amante  même,  qu'éiaienl-ils  pour  lui  dans  un  pareil  moment? 
Ni  reproche  ,  ni  désespoir  ..  pas  une  pensée  qui  ne  fût  pour  le  ciel , 
pas  un  mot  qui  ne  fût  nne  prière...  sauf  le  peu  de  paroles  qui  lui 
échappèrent,  quand,  présentant  sa  tête  h  la  hache  du  bourreau,  il 
réclama  le  droit  de  voir  venir  la  mort,  seuls  adieux  qu'il  laissa  aux 
témoins  de  sou  supplice. 

XYIIl. 

Silencieux  comme  ces  lèvres  ipie  la  mort  venait  de  fermer,  tous 
les  .spectaleurs  retinrent  leur  souffle  ;  mais  un  frisson  électrique,  se 
communiquant  d'homme  à  homme,  parcourut  la  foule  jusqu'aux 
rangs  les  plus  reculés,  au  moment  où  la  hache  meurtrière  descendit 
sur  celui  dont  la  \  ie  et  l'amour  avaient  une  telle  fin.  Il  y  eut  un 
murmui-8,  celui  des  soupirs  que  chacun  étouffait  dans  sa  poitrine; 
mais  nul  autre  bruit  ne  se  fit  entendre  avec  celui  delà  hache,  qui 
résonna  lugubrement  et  avec  force  en  frappant  s  ir  le  billot...  nul 
autre  bruit,  sauf  un  seul...  Quel  est  ce  cri  décliiran'  qui  fend  l'air, 
ce  cri  sauvage,  insensé,  pareil  à  celui  dune  mère  qui  voit. un  coup 
soudain  lui  enlever  son  enfant?  Ces  accents  montent  vers  le  ciel, 
comme  ceux  d'une  âme  en  proie  à  d'éternels  tourments.  C'est  d'une 
des  fenêtres  à  jalousies  du  palais  d  Azo  qu'est  partie  cette  voix  ef- 
frayante; et  tous  les  regards  se  sont  portés  de  ce  côté  :  mais  on  ne 
voit,  on  n'entend  plus  rien.  C'était  un  cri  de  femme,  et  jamais  le 
désespoir  n'en  poiiSj^a  de  plus  terrible,  et  ceux  qui  l'entendirent 
souhaitèrent  par  pitié  que  ce  fût  le  dernier. 


XIX. 

Hug'i  n'est  plus  ,  et  depuis  ce  jour  Parisina  n'a  plus  reparu  dans 
le  palais  ni  dans  les  jardins  :  son  nom  ,  comme  si  elle  n'avait  jamais 
existé ,  est  banni  de  louies  le-i  bouches,  pareil  à  ces  mois  que  s'in- 
terdit la  décence.  Personne  n'entendit  jamais  le  prince  Azo  men- 
tionner son- épouse  ou  son  fils;  nul  tombeau,  nulle  inscription  ne 
consacra  leur  mémoire  :  on  ne  les  inhuma  pas  en  terre  sainte,  c'est 
du  moins  ce  dont  on  est  certain  quant  au  chevalier  mis  à  mort.  Mais 
le  destin  de  Parisina  est  resté  caché,  comme  la  poussière  d'un  mort 
sous  les  planches  du  cercîeil.  Alla-t-elle  haLiler  un  couvent  et  se 
frayer  une  roule  pénible  vers  le  ciel ,  par  des  années  de  pénitence 
et  de  remords,  par  la  discipline,  le  jeûne  et  les  nuits  sans  sommeil' 
ou  bien  mourut-elle  par  le  poison  ou  le  poignard  en  puniliou  de 
son  audacieuse  et  criminelle  passion?  ou  enfin  ,  succombant  à  de 
moins  longues  tortures .  le  coup  soudain  qu'elle  vit  porter  par  le 
bourreau  Irancha-t-il  sa  vie  avec  celle  de  sou  amant ,  et  la  pitié  du 
ciel  permit-elle  qu'avec  son  cœur  brisé  se  brisât  son  exi<lenee?  Nul 
ne  le  sut,  et  nul  ne  pourra  jamais  le  savoir  :  mais  quelle  quait  été 
sa  fin  ici-bas,  sa  vie  se  termina  comme  la  vie  commence  toujours... 
dans  la  douleur. 

XX. 

Azo  trouva  une  autre  épouse,  et  de  braves  fils  grandirent  à  ses 
côtés  ;  mais  nul  beau  et  vaillant  comme  celui  que  dévorait  la  tombe  : 
s'ils  le  furent ,  il  ne  laissa  tomber  sur  leur  mérite  que  des  regards 
froids  et  disiraits  ,  ou  ne  le  reconnut  qu'avec  un  soupir  étouffé. 
Mais  jamais  une  larme  n'humecta  sa  joue;  jamais  un  sourire  n'é- 
gaya son  front  :  el  sur  ce  front  large  cl  puissant  se  gravèrent  les 
rides  de  la  pensée,  ces  sillons  que  le  soc  brûlant  de  la  rioubur  creuse 
prématurément ,  ces  cicatrices  île  l'âme  mutilée  que  les  guerres  de 
l'âme  laissent  après  elles.  Pour  lui  plus  de  joie  ou  de  douleur  :  rien 
ici-bas  que  des  nuits  sans  sommeil,  des  jours  insupportables,  une 
âme  morte  au  blâme  ou  à  la  louange  ,  un  cœur  qui  se  fuyait  lui- 
même,  ne  voulant  pas  fléchir  et  ne  pouvant  oublier;  un  cœur  livré 
aux  pensées  ,  aux  émotions  les  plus  intenses  au  moment  même  où 


l.>2 


LES  VEILLKKS  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


il  t^cmhlnil  le  plus  calme  et  le  plus  ripidc.  La  rcIc'C  la  plus  forle  ne 
diiml  le  (Ic'ive  qu'.i  sa  suiface;  l'onde  ?e  conserve  loujmirs  au- 
dessous  vhe  et  coiiranie  ,  et  ne  poiiiTall  cesser  de  l'être.  Ainsi  ce 
cœur.  SOILS  une  couche  de  clnce.  (^la'i  loujiiiirsn<s;iilli  pardespcns<^es 
que  la  nature  y  avait  enracini''es  Iron  pr<ir'>ndément  po'ir  qu'il  put 
les  bannir  Cdinuie  il  haunissail  les  làriucs.  Lorsque.  Taisant  ('IToit 
sur  nous-m?n!CS.  nius  arrivions  au  passade  ces  eaux  vives  du  cœur, 
nous  ne  les  tarissons  i)as  pcuir  cela;  ces  larmes  refoulées  relnur- 
iioiii  h  leursiiurce.  et  Ih.  dans  un  cristal  plus  pur,  dans  un  111  plus 
profond,  elles  demeurent  inaperçues,  non  épanchées,  mais  jamais 
pUicées,  et  mieux  .senties  audedans  quand  elles  se  révèlent  le  moins. 
Agile  inléiieurement  par  des  retours  de  tendresse  pnur  ceux  qu'il 
avait  fait  périr,  impiiissant  îi  eomlder  le  vide  solilaire  qui  faisait  son 
tninmcul  .  n'espérant  pas  les  relrouvcFdans  ce  séjour  oîi  les  âmes 
s'iiiiissenl  pour  parlagcr  une  félicité  éternelle,  sûr  en  lui-même  qu'il 
n'avait  Tdt  que  porter  un  jiisie  arrêt,  qu'eux-mêmes  aviiient  fail 
leur  iiKillieur,  Azo  n'en  eut  pas  moins  une  vieillesse  miséralde. 
Quand  quelques  branches  sont  pourries,  si  on  les  élapue  liahile- 
meui,  on  peut  rendre  h  l'arlire  toute  sa  vigueur,  et  le  reste  du 
feudiape  peut  re\erdir,  refleurir  duns  sa  fraîcheur  el  sa  liberie  : 
mais  quand  la  foudre  en  furie  aécra-é,  incendié  tous  les  rameaux 
à  la  fuis,  le  Ironc  massif  n'e<l  plus  lui-même  qu'une  ruine,  el  jamais 
On  u'y  voit  poindre  une  feuille. 


PIN   OB   PARISINA. 


POESIES   DIVERSES. 


l'adieu  (1807). 


une  larme  de  tes  yeux  allciîdris  H).  Nos  âmes  étaient  de  niveau  'i 
la  dilTéience  de  nos  deglinées  élait  oubliée  dans  ce  inomcnl  si  doux 
que  l'orgueil  ose  en  faire  un  sujet  de  n-proche! 

Tout   iiiaiutenant ,   tout  est   Ir'sle   el  sombre.  Nul  sourire  d  un 
amour  décevant  ne  peut  ranim'T  dans  mes  veines  leur  chaleur  n'- 
coulumée,  ni  me  rendre  les  pulsations  delà  vie  :  l'espérance  nii^ni'' 
dune  ploire  h  venir,  les  couronnes  imapinaires  dont  elle  ornei.u' 
ma  lêle  ne  peuvent  réveiller  mon  épuisement  el  ma  lanpucur.  \\>' 
une  carrière  bien  courte  et  sansplnire.  je  vais  cacher  ma  face  d   . 
la  poussière,  et  me  mêler  à  la  foule  des  morts. 
0  ploire  I  qui  fus  la  divinité  de  mon  cœur,  heureux  celui  h  qui  i  i 
I  daipnes  soiirirel   Kmbrasé  par  les  feux,  iljpeul  bravir  b-s  dat'I- 
émoiissés  de  la  mort;  mais  moi,  le  spectre  affreux  me  fait  signi-   '■■ 
1  quitter  la  terre  en  laissant  un  nom  ipnoré.  une  nais.sance  que  p 
sonne  n'a  remarquée  .  une  vie  qui  nest  qu  un  drame  courl  el  m 
I  paire.  Confondu  dans  la  foule,  je  vois  toutes  mes  espérances  s  • 
velop|)er  dans  un  linceul ,  ma  destinée  s'engloutir  dans  les  flol.- 
Lélhé. 
1       Quand  ie  dormirai  oublié  sous  le  sol, au  seindc  l'arpilcqueje  t  > 
i   lais  naguère  ilans  mes  jeux  enfaniins.  pour  toute  uiaiq  le  de  piii'- 
:   la  couche  élroile  où  reposera  ma  télc  n'obtiendra  qu£  les  poui'i> 
I  d'eau  versées  par  le  ciel  noclurne  ou  la  nue  orageuse.  Les  yeux 
j   il'aucun  mortel  ne  viendront  humecter  d'une  larme  la  noire  pierre 
j  luinulaire  marquée  d'un  nom  inconnu. 

Oublie  donc  ce  monde,  fi  mon  âme  inquiète  ;  tourne  tes  penséei 
vers  le  ciel  :  c'est  là  que  bientôt  lu  dois  diriper  ton  vol,  si  les  er- 
reurs obtiennent  leur  pardon.  Kiranpère  aux  vaines  dévotions  el 
aux  rêveries  des  sectaires,  pro-terne-tui  devant  le  trône  du  Toul- 
Puis.sant  :  adresse-lui  les  humbles  prières.  Miséricordieux  et  juste, 
il  ne  rejettera  pas  un  (ils  de  la  poussière,  le  plus  chélif  objet  de  sa 
sollicitude. 

Père  de  la  lumière,  c'est  toi  que  j'implore  I  mon  âme  est  remplie 
de  ténèbres  :  loi  qui  vois  même  la  cliule  «lu  passereau ,  délourne 
de  moi  la  mort  ilu  péché.  Toi  qui  guides  l'étoile  erranie,  qui  calmes 
la  guerre  des  éléments,  qui  aspour  man'eau  le  firmament  immense, 
daigne  me  (lardonner  mes  pensées,  mes  paroles,  toutes  mes  fautes; 
et  puisque  je  dois  cesser  de  vivre,  apprends -moi  à  mourir. 


A   UNE   JEUNE    FILLE   TROP   VAINB. 


Adieu,  colline  où  les  joies  de  l'enfance  m'ont  couronné  de  roses, 
où  la  science  appelle  l'ccolier  paresseux  pour  lui  dispenser  ses  tré- 
sors; ad  eu  ,  amis  ou  ennemis  de  mon  jeune  âge  ,  compagnons  de 
mes  premiers  plaisirs,  de  mes  preonères  peines,  nous  ne  parcourrons 
plus  ensi'uible  les  senliers  de  l'Ida  :  bii-nlôl  je  descendrai  dans  la 
sombre  demeure  où  l'on  dort  du  sommeil  éternel,. dans  une  nuit 
sans  malin. 

Adieu,  vénérables  el  royalos  demeures,  tours  qui  vous  élevez  dans 
la  vallée  de  Granta,  où  régnent  l'éludecn  robe  noire  et  la  pâle  mé- 
lancolie. Joveux  camarades  de  mes  plaisirs,  habitants  du  classique 
séjour  qui  domine  les  rives  verdoyantes  du  i-'am.  recevez  mosailieux 
ptndaiil  que  la  mémoire  me  reste  encore  ;  car  bientôt,  immolés  sur 
l'aulel  de  l'oubli,  ces  souvenirs  s'iffaceiont. 

Adieu,  montasnes  de  la  contrée  qui  a  vu  prandir  mes  jeunes 
ans,  où  le  L'^clinai-'arr,  avec  ses  neiges  sublimes,  élève  son  front 
géant  Pourquoi,  régions  du  nord,  mou  enfance  alla-t-elle  s'égarer 
loin  de  vous  parmi  les  eufanls  do  l'orgueil?  Pounpici  ai-je  échangé 
con iro  les  demeures  de  l'homme  du  sud  ma  caverne  des  Highlands, 
les  Sombres  brujôres  de  .Marr  et  b'S  flots  limjiides  de  la  Dee? 

Manoir  de  mes  pères,  adieu  pour  loiiglempsl...  mais  pourquoi  le 
dim  adieu  ?  L'écho  de  les  voûtes  répélera  mou  glas  do  mort  ;  tes 
tours  contempleront  ma  tombe.  La  voix  défaillante  qui  a  chanté  ta 
ruine  el  ta  gloire  passée  ne  peu!  plus  faire  entendre  ses  naïfs  ac- 
cents :  mais  la  lyre  a  gardé  ses  cordes  .  et  quelquefi.is  le  souille  de 
la  brise  y  éveillera  les  sons  mourants  de  1  éoliiMine  harmonie. 

Campagnes  qui  entourez  la  rustique  chauu:ière,  pindant  que  je 
respire  encore,  adieu  I  vous  n  êtes  point  oubliées,  el  votre  souvenir 
m  est  cher.  Uivière  qui  m'as  vu  souvent,  pendant  les  ardeurs  du 
midi,  ni'élancer  de  ton  rivage  el  fendre  d'un  bras  jeune  el  a.i;ilc  tes 
ondes  fiémissanles,  les  flols  ne  baigneront  plus  ces  membres  au- 
jourd'hui sans  activité  el  sans  force. 

Dois-je  oublier  ici  le  lieu  le  plus  cher  à  mon  cœur?  D-^s  rochers 
se  dres-cnt,  des  fleuves  coulent  entre  moi  et  ce  séjour  que  1  amour 
a  sanctit'.é  pour  moi;  et  pourtant,  o  Mary  !  ta  beauté  m'apparait 
dans  tout  soji  éclat ,  comme  naguère  dans  ces  rêves  enchanteurs 
que  faisait  naiire  Ion  sourire.  Jusqu  au  moment  où  les  lentes  dou- 
leurs qui  me  consument  abandonneront  leur  proie  à  la  mort,  ton 
iniafie  ne  saurait  sell'accr  de  mou  Ame. 

i:i  loi ,  tendre  ami,  dont  la  dnucc  afl'eclion  fait  vibrer  encore  les 
fibres  de  mon  cœur,  combien  loii  amitié  était  au-dessus  de  ce  que 
la  parole  peut  exprimer!  Je  porte  encore  dans  mon  sein  celle  pierre 
consacrée,  gage  de  la  tendresse  la  plus  pure,  que  mouilla  naguère 


Jeune  imprudente!  pourquoi  révéler  ce  qui  ne  fut  dit  que  pour 
ton  oreille?  pourquoi  détruire  ainsi  ton  propre  repos  et  le  creu.scr 
une  source  de  larmes? 

Oh!  lu  pleureras,  indiscrète  enfant,  pendant  que  souriront  en 
secret  lesennemisjaloux  ;  tu  pleureras  d'avoir  lépclé ces pandes légè- 
res, que  l'on  ne  t'avait  dites  que  pour  te  perdre. 

Fille  vaiiiel  les  lours  dafUiclion  sont  proches  si  lu  crois  aux 
propos  d'imberbes  étourdis.  Oh!  fuis  les  pièges  de  la  tentation: 
crains  d'être  la  proie  d'un  corrupteur  habile. 

Tu  vas  donc  répéter,  avec  un  orgueil  dcnfant,  les  discours  que 
de  jeunes  hommes  tiennent  pour  te  tromper?  ah!  ion  repos  ,  les 
espérances ,  ta  vie.  tout  est  perdu  si  lu  as  le  malheur  de  les  croire. 

Pendant  qu'au  milieu  de  tes  C'impagnes  lu  répèii'S  ces  doux  en- 
tretiens ,  ne  rcmarques-lu  pas  S'ir  leurs  lèvres  ces  sourires  ironi- 
ques que  la  duplicité  voudrait  en  vain  dissimuler? 

Couvre  de  pareilles  choses  du  voile  du  silence,  et  n  appelle  pas 
sur  loi  les  regards  du  public  :  quelle  vierge  modeste  peut  sans  rougir 
répéter  les  adulations  d  un  fal? 

Un  écolier  lui-même  se  rira  de  celle  qui  redit  à  tout  propos  les 
compliments  qu'on  lui  fait,  el  qui ,  voulant  bien  croire  que  le  ciel 
est  dans  ses  jeux  .  est  trop  aveugle  cependant  pour  démêler  l'Im- 
posiure. 

Car  celle  qui  prend  plaisir  à  révéler  tous  ces  riens  amoureux  doit 
croire  loiil  ce  qu'on  lui  «M  et  tout  ce  qu'on  lui  écrit,  tout  ce  que 
sa  vanité  l'empêche  de  cacher. 

Change  donc  de  rouie,  si  tu  mets  quelque  prix  à  l'empire  de  la 
beauté  :  ce  n'est  pas  la  jalousie  qui  me  fait  parler.  Celle  que  la  na- 
ture lit  si  vaine,  je  puis  eu  avoir  pitié,  mais  je  ne  saurais  l'aimer. 


ANNA. 

0  Anna!  vous  avez  été  bien  coupable  envers  moi  :j'ai  cru  qu'au- 
cune expiation  ne  pourrai!  dé.samier  ma  colère  :  mais  la  f.-minecst 
créée  pour  nous  dominer  coiiiuie  pour  nous  tromper...  je  vous  ai 
revue,  cl  je  vous  ai  presque  pardonné. 

J'avais  juré  que  vous  n'occuperiez  plus  ma  pensée,  et  pourtant 
un  seul  jour  de  séparation  me  parut  long.  Quand  uous  nous  ren- 


[1)  Voyei,  dans  les  Heures  de  loisir,  la  Cornaline. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


133 


conirftmes,  je  résolus  de  vous  observer...  votre  sourire  me  démon- 
tra bii-nint  que  tniii  smipçon  ferait  injuste. 

.l'avais  jiiié,  diins  inon'preniier  transport ,  d'avoir  pour  vous  dé- 
sormiiis  leplusfioid  iiK^pris.  Je  vous  revis,  mou  courroux  se  ciiangea 
en  adniiralioii,  et  mainienaiit  tout  mon  désir,  tout  mon  espoir  est 
de  recon(|U('rir  votre  cœur. 

Ccuiire  une  bcaulé  panille  à  la  vôtre  ,  toute  lutte  est  vaine  !  c'est 
pourquoi  je  m  liuniilie  de\ant  vous  en  sollicitant  mon  pardon...  et 
j)our  terminer  d'un  seul  mut  ces  inutiles  querelles,  Iraliissez-raoi, 
duaije,  ma  douce  Anna,  quand  je  cesserai  de  vous  adorer. 


A   LA   IlEHE. 

Oh!  ne  dites  point,  douce  Anna,  que,  par  un  décret  du  destin, 
le  cœur  qui  vous  .idnre  devait  clif relier  i'i  biiser  ses  liens.  C'eût  été 
pour  moi  un  drcrct  terrible  que  celui  qui  m'eût  pour  toujours  en- 
levé h  I  .imonr  et  n  la  lieauté. 

'\''otre  f.oideur  fille  charmante,  telle  est  la  destinée  qui  seule 
m'ordonna  d'imposer  silence  h  ma  tendre  admiration  ;  ce  fut  elle  qui 
détruisit  tnut  mon  espoir  et  tous  mes  vœux,  jusqu'au  jour  oii  un 
sourire  mi'  tendit  à  mon  ravissement. 

Comme  dans  une  fiuêt,  le  cliêne  et  le  lierre  entrelacés  doivent 
braver  la  fureur  des  leinpê  es  ,  ainsi  ma  vie  ei  mon  amour  ont  été 
destinns  p;n'  la  nature  à  fleurir  également  ou  à  liuir  ensemble. 

Ne  dites  donc  pas,  douce  Anna,  que,  par  un  décret  du  destin, 
votre  amant  devait  vous  dire  un  éternel  adieu;  tant  que  le  destin 
permetiia  encore  à  ce  cœur  de  battre,  mon  âme  et  ma  vie  seront 
absorbées  en  vous. 


L  EVENTAIL. 

Dans  un  cœur  encore  sen.sible  comme  il  le  fut  autrefois,  cet  éven- 
tail eût  pu  rallumer  la  flamme;  mais  aujourd  Inii  ce  cœur  ne  peut 
s'ailendrir,  parce  qu  il  n'est  plus  le  même. 

Lorsqu'un  feu  esi  prêt  à  s'éteindre,  ce  qui  en  redoublait  l'activité, 
ce  qui  le  faisait  biûler  avec  plus  d'éclat,  ne  fait  queu  dissiper  les 
dern  ères  olincelles. 

Plus  d'un  jouvenceau,  plus  d'une  jeune  fille  en  a  mémoire;  il  eu 
est  ainsi  des  feux  de  l'amour,  alors  que  toute  espérance  meurt  et 
que  disparaît  la  dernière  lueur  expirante. 

Le  brasier  réel,  quuiqu  il  n'y  reste  plus  une  étincelle,  une  main 
soigneuse  peut  le  rallumer.  Hélas  I  bien  différent  est  l'autre  :  nul  n'a 
la  puissance  de  lui  rendre  ni  lumière  .  ni  chaleur. 

Ou  si  par  hasard  relid-ci  se  réveille,  si  la  flamme  n'en  est  jias 
étoutTée  pour  toumurs,  c'est  sur  un  autre  objet  (ainsi  l'ordonne  la 
capricieuse  destinée)  qu'il  répand  sa  première  chaleur. 


ADIEUX    A    LA    MUSE. 

Divinité  qui  régnas  sur  les  premiers  jours  de  mon  adolescence, 
jeune  enfant  rie  l'iraaginalicn,  il  est  temps  de  nous  séparer  :  que 
la  biise  emporte  done  ce  chant  qui  sera  le  dernier,  celle  effusion  de 
mon  cœur,  la  jdus  tiède  qui  s'en  soit  échappre. 

Ce  cœur,  insensible  maintenant  à  l'enthousiasme,  imposera 
silence  à  tes  accents  désordonnés  et  ne  te  demandera  plus  de  chanls  ; 
les  sentiments  de  ma  preiidère  jeunesse,  qui  avaient  soutenu  ton 
essor,  se  sont  envolés  au  bin  sur  les  ailes  de  lapalhie. 

Quehpie  simples  que  fussent  les  sujets  qui  inspiraient  ma  lyre 
inhabile,  ces  sujets  mêmes  ont  disparu  pour  toujours;  les  yeux  qui 
faisaient  naître  mes  rêves  ont  cessé  de  briller  :  mes  visions  se  sont 
enviilées,  Inlas!  pour  ne  plus  revenir! 

Ouand  on  a  épuisé  le  nectar  qui  riait  dans  la  coupe,  tout  effort 
serait  inii  ile  pour  pr(donger  la  joie  du  festin!  Quau'l  elle  est  froiile, 
celle  beauté  (|ui  vivait  dans  mou  àme,  parquelle  magie  l'imagination 
poin-railelle  prolonger  mes  chants? 

Dans  leur  sidilude ,  mes  lèvres  peuvent-elles  parler  d'amour,  et 
de  baisers  et  de  sourires  auxquels  il  lein-  faut  diie  adieu  ?  Peuvent- 
elles  s'entretenir  avec  délices  des  heures  qui  se  sont  envolées?  Oh! 
non  ;  car  ces  heures  ne  peuvent  revenir. 

Peuvent-elles  parlerdcs  amis  pour  qui  seuls  je  voulais  vivre?  Ah  l 
ssnsdoute,  l'ainitéennoblirait  meschants!  mais  comment  trou  vera  is- 
je  pour  les  leur  envoyer  ilcs  accents  sympathiques,  lorsque  je  puisa 
peine  espérerde  les  revoir? 

Puis  je  chanter  les  grandes  actions  de  mes  pères  en  élevant  les 
Bons  de  ma  lyre  à  la  hauteur  de  leur  gloire  ?  Pour  de  telles  renom- 


mées, combien  ma  voix  estfaib'e!  En  présence  d'héroïques  exploits, 
que  mon  ardeur  poétique  paraîtrait  ticde  ! 

Non!  mes  doigts  ne  demandinuit  point  de  nouveaux  accords  à 
ma  lyre  :  qu'elle  réponde  delle-Tuênie  au  souifle  qui  la  sollicite... 
tout  se  lait  ;  co,ssons  de  vains  efforts.  Ceux  qui  l'ont  entemlue  me 
pardonneront  le  passé,  sachant  que  ses  murmures  ont  vibré  pour 
la  dernière  fois. 

Son  errante  et  irrégulière  mélodie  sera  bienlôt  oubliée,  mainte- 
nanl  que  j'ai  dit  adieu  à  mes  premières  amiiiés,  à  mes  premières 
amours!  Oh!  mille  fois  bénie  ei'il  été  ma  destinée,  mille  fois  heu- 
reux mon  partage,  si  mon  premier  chant  d'amour,  qui  était  le  plus 
tendre,  eût  aussi  été  le  dernier! 

Adieu,  ma  jeune  muse,  puisque  maintenant  nous  ne  devons  plus 
nous  revoir;  si  nos  ciianls  ont  été  faibles,  du  moins  ils  ont  été  peu 
nombreux  :  espéronsque  cesquehpies  vers  pourrontparaîlre  doux  .. 
ces  vers  qui  mettent  le  sceau  à  noire  adieu  éternel. 


LE  CHÊNE  DE  NEWSTEAD  (1). 

Jeune  arbre,  quand  mes  mains  t'cmt  planté,  j  espérais  que  les 
jours  seraient  plus  nombreux  que  les  miens,  qui-  tim  épais  feuillage 
s'étendrait  au  loin  à  l'entour,  et  que  le  lierre  couvrirait  ton  tronc 
de  son  manteau. 

Tel  était  mon  espoir,  quand,  aux  jours  de  mon  enfance,  je  te 
voyais  avec  orgueil  cmître  sur  le  sol  où  ont  vécu  mes  pères.  Ils  sont 
passés  ces  jours,  et  j'arrose  ta  lige  de  mes  larmes  :  les  ronces  qui 
l'entourent  ne  peuvent  me  cacher  ton  déclin. 

Je  t'ai  quitté,  6  mon  chêne  !  et  depuis  celle  heure  fatale  un  étran- 
ger a  vécu  dans  le  manoir  de  mes  aïeux  ;  tant  que  je  n'aurai  point 
l'âge  d'homme,  je  ne  pourrai  rien  ici  :  tout  y  dépend  de  celui  dont 
la  nésligence  a  failli  causer  la  mort. 

Oh  !  tu  étais  bien  fort  I  maintenant  même  il  suffirait  de  quelques 
soins  pour  raviver  ta  jeune  tête  ,  et  cicatriser  doucement  les  bles- 
sures :  mais  tu  n'étais  point  destiné  à  trouver  ici  de  l'affection... 
que  pouvait  sentir  pour  toi  un  étranger? 

Ne  t'incline  point  ainsi,  ô  mon  chêne  ;  relève  un  moment  la  tête  : 
avant  que  notre  globe  ailcirculé  deux  fois  autour  de  l'astre  glorieux 
qui  nous  éclaire,  mon  adolescence  aura  complété  ses  années  d'é- 
preuve, et,  sous  la  main  de  ton  maître,  tu  reprendras  les  verdoyants 
sourires. 

Vis  donc,  ô  mon  chêne;  lève  ton  front  comme  une  four  au-des- 
sus des  herbes  parasites  qui  entravent  la  croissance  et  hâtent  ton 
déclin  ;  car  tu  as  encore  au  cœur  des  germes  de  jeunesse  et  de  vie , 
et  les  rameaux  peuvent  encore  se  développer  dans  toute  leur 
beauté. 

Oui!  lu  vivras  pour  des  années  de  maturilé ,  et  quand  je  serai 
couché  dans  les  caveaux  de  la  mort,  lu  braveras  les  outrages  ilu 
temps  et  le  souffle  glacé  des  hivers,  et  pendant  des  siècles  les  rayons 
du  jour  brilleroul  dans  ton  feuillage. 

Pendant  des  siècles  tes  rameaux  se  balanceront  doucement  sur 
le  cercueil  de  ton  maître  qu'ils  couvriront  comme  une  lente  ;  et  pen- 
dant qu'ainsi  ton  feuillage  abritera  gracieusement  sa  tombe,  un 
successeur  de  ses  droits  s'étendra  sous  ton  ombre. 

Quand,  entouré  de  ses  enfants,  il  vi-itera  ce  lieu,  il  leur  dira 
tout  bas  de  marcher  doucement.  Ohl  sans  doute,  je  vivrai  toujours 
dans  leur  mémoire  :  le  souvenir  consacre  la  cendre  des  morts. 

«  C'est  ici ,  diront-ils,  que  ,  tout  brillant  de  vie  et  de  santé,  il  est 
venu  exhaler  les  simples  chants  de  sa  jeunesse;  et  c'est  ici  qu'il 
doit  dormir,  jusqu'au  jour  où  le  temps  se  perdra  dans  l'élernilé.  » 


VISITE  A  HAnnow. 

Ici,  les  yeux  de  l'étranger  trouvaient  naguère  quelques  souvenirs 
tracés  en  simples  caractères  :  ce  n'étaient  que  peu  de  mots...  et  pour- 
tant la  main  du  Kessenlimenl  a  voulu  les  fiire  disparaître. 

Elle  y  fit  de  profondes  incisions  :  mais  cela  ne  suffit  point  pour 
les  effacer...  les  caraclères  étaient  encore  si  visibles  qu'un  jour  lA- 
milié  ,  étant  de  retour  ,  y  jeta  les  yeux,  et  que  soudain  les  mots 
furent  reconnus  par  la  Memoiie  charmée. 

Le  Repentir  les  rélahlit  dans  leur  premier  état;  le  Pardon  y  joi- 
giiil  son  doux  aveu  et  1  inscription  reparut  si  belle  que  l'Amitié  se 
persuada  que  celait  toujours  la  môme. 

Il  en  sérail  encore  ainsi  :  mais,  hélas!  malgré  tons  les  efforts  de 
l'Espérance  et  les  larmes  de  l'Amitié,  l'Orgueil  accourut,  etlin- 
scriplion  disparut  pour  toujours. 

(I)  Cet  arbre  fut 'planté  parByron  en  1798.  Le  colonel  'WiHman.  pro- 
priétaire actuel  du  dumiiine,  en  a  pris  soin,  et  on  le  monlre  encore  aux 
étrangers,  comme  le  mûrier  de  Shakspeare,  et  le  saule  de  Pope. 


131 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTHÉES. 


4    M(  N   FILS   (<). 

Celte  blonde  chevelure ,  ces  beaux  jeux  biens,  lirilinnis  comme 
cPux  tic  ta  inÈrc  ;  ces  lèvres  roses,  ce  sourire  i|iii  se  joue  dans  leurs 
fofsellcs  et  qui  ravit  le  cœur,  tout  cela  me  ra|)|jclle  un  bonliuiir  qui 
n'e-l  jdus,  et  louclie  le  cieur  de  ton  père,  A  mon  Ills  I 

El  tn  balbuiie^dëjà  le  nom  de  Ion  père  I  Ali ,  William  I  que  ce 
nom  ne  t°apparlicnt-il  également,  ei  nncun  remords...  mais  écar- 
tons ci's   Irisles  souvenirs .Ma  sollicitude   tassurora   le  repos; 

1  onriire  de  la  mère  sourira  joyeuse,  et  me  pardonnera  lont  le  passé, 
A  mon  fils  ! 

Le  vnzon  a  recouvert  son  hund)le  tombeau  ,  el  lu  .is  pressé  le 
sein  d'une  éirangèn;  :  le  mépris  du  monde  poul  insullcr  ù  la  nais- 
sance, el  l'accorde  à  peine  un  nom  ici-bas;  mais  il  e<t  un  espoir 

que  le   monde  ne  peut  détruire le  cœur  d'un  père  est  à  toi,  ô 

mon  tils  I 

Kli  quoi  !   parce  que  le  monde  est  insensible  et  barbare,  irai-je 

fouler  aux  pieds  les  drolls  «s.nerés  de  la  nature?  Non  ,  non dût 

leur  morale  me  hlilmer  ,  je  te  salue .  cher  cnfanl  de  l'amour,  beau 

chérubin  ,  page  di^  jeunesse  et  de  bonheur un  père  protège  tcm 

berceau,  ô  mon  lilsl 

Oh  !  avant  ipie  lAge  ail  ridé  mes  traits,  avant  que  le  sablier  de 
ma  \'v  se  soit  vi.lé  ;i  moilié,  qu'il  me  sera  doux  cJc  reconnaître  tout 
h  la  fois  en  lui  un  frère  el  un  enfmt  ;  el  <le  consacrer  le  déclin  de 
mes  ans  <\  m'acquillcr  de  ce  (jui  l'est  dû  ,  ô  mon  lils! 

lonl  jeune  et  im|U'ndent  qu'est  Ion  père  ,  cela  ne  diminue  point 
son  affcclion  pour  loi  ;  et  lors  même  que  lu  lui  serais  moins  cher, 
lanl  que  l'image  d'Hélène  sera  vivanleen  loi,  cec  eur,  palpitant  au 
souvenir  de  sa  felicilé  passée,  n'en  abandonnera  jamais  le  gage, 
ô  mou  fils  ! 


LE 


SIÈGE  DE  CORINTHE 


En  l'an  de  grâce  mil  huit  cent  dix  (1),  nous  formions  unejoyeusc 
compagnie,  clievauchant  par  terre  ou  voguant  sur  l'Océan.  Oh! 
nous  savions  égayer  le  chemin  :  traversant  les  rivières  h  gué,  gra- 
vi>sant  les  hautes  collines,  nous  ne  donnions  pas  un  jour  de  repos 
à  nos  montures;  qu'une  caverne  ou  un  hangar  nous  servit  da^ile, 
nous  trouvions  un  profond  sommeil  sur  la  coiiclio  la  plus  nue;  en- 
veloppés dans  une  grossière  eapoie  dt;  matelot,  sur  le  plan>'her  plus 
ruiii!  encore  de  notre  barque  agile,  ou  éleudus  sur  la  grève,  et 
n'ayant  pour  oreillers  que  les  selles  de  nos  chevaux,  nous  nous  ré- 
veillions le  malin  frais  et  dispos.  Libres  dans  nos  pensées  et  dans 
nos  paroles,  nous  avions  la  sanlé,  nous  avions  l'espérance;  les  fa- 
tigues et  les  conlr.iriétés  des  voyages,  mais  jamais  de  chagrin.  Nous 
avions  p.armi  nous  des  gens  de  loule  langue,  de  toute  religion; 
quelques-uns  disaient  leur  chapelel  :  les  uns  tenaient  îi  la  .Mo.squée, 
d  autres  à  l'iîglise,  et  d'aulres  encore,  si  je  ne  me  trompe,  ne  te- 
naient à  rien  du  lout.  Kiii  somme,  on  eùl  longtemps  cherché  par 
tout  le  monde  sans  trouver  une  réunion  plus  mélangée  el  plus 
joyeuse. 

Mais  quelques-uns  sont  morts  ,  d'aulres  ont  disparu  ;  ceux-lh  sont 
dispersés  el  solitaires;  ceux-ci  ont  rejoint  les  révoltés  sur  les  collines 
qui  dominent  les  \allées  de  l'Epire,  lieux  où  la  liberté  réunit  en- 
core ses  ilélenseurs  et  \enge  dans  le  sang  les  maux  de  l'oppression  ; 
d'aulres  encore  sont  dans  des  contrées  lointaines;  les  moins  niim- 
breux  enfin  ont  revu  leur  pairie  où  ils  mènent  une  vie  inquiète  et 
agiiéc;  mais  jamais,  ô  jamais  nous  ne  pourrons  nous  réunir  pour 
nous  réjouir  et  vovager  ensemble  I 

Ces  rudes  journées  se  sont  rapidement  et  gaimcnl  passées;  et 

(1)  Il  ne  par.ilt  p.is  que  Byron  ait  jamais  eu  de  fils  naturel  :  celte  pièce 
de  vers  repos»?  donc  sur  une  liy|ioUiése,  ou  bien  le  poète  s'y  est  ideniilié 
avec  les  sentiments  d'un  tiers. 

(t)  Ce  poème  lut  tcrit  à  la  Un  de  I81&  et  put>lié  à  Londres  en  janvier 

isia. 


niainlenant  que  mes  jours  s'écoulent  lenis  el  monoNmes,  mes  pen- 
sées, ruinmc  le»  hirondelles,  ra.seiil  la  surficc  ries  mers,  el,  voyageur 
ailé  el  vagabond,  lu'emjinrtent  de  nouveau  à  travers  les  cieiix  et  les 
campagnes.  Voilà  ce  qui  fail  que  nia  musc  s'éveille  el  que  souvent, 
trop  souvent,  j'invite  le  pelil.  nombre  de  ceux  qui  peuvent  souffrir 
mes  chants  à  me  suivre  dans  mes  courses  loinlaincs.  Ktran.'T, 
veux-tu  m'accompagner  maintenant  cl  l'asseoir  avec  moi  au  sommet 
de  l'Acro-Corinlhe? 

L 

Bien  des  années,  bien  des  siècles  ont  passé  sm  Cr)rinlhe,  avec 
le  soulHe  de  la  tempête  et  de  la  guene  ;  el  pourtant  elle  reste  encore 
debout ,  forteresse  des  d^'riiiers  d  fcMiseui-s  de  la  liberie.  La  fureur 
des  ouragans,  le  choc  des  trembh-menls  de  l  Tre.  ont  laissé  intact 
Son  roe  chenu,  clef  d  iim-  contrée  qui,  Inute  drchiie  qu'elle  est, 
étale  encore  sa  fierté  du  haut  de  cette  collioe;  limite  placée  entre 
deux  mers  qui,  roulant  de  chaipie  côlé  leurs  (lots  courroucés,  comme 
si  elles  voulaient  se  rencontrer  el  se  ciunbattrc.  garrèli-nt  poiiriaot 
à  ses  pieds  el  y  déposent  leur  colère.  Mais  si  tout  le  .sang  versé  sous 
ses  remparts,  depuis  le  jour  où  Timoléon  fil  couler  celui  d'un  frère, 
jusqu'au  jour  qui  éclaira  la  déroule  du  lyran  de  la  l'erse,  si  tout  ce 
sang  pouvait  jaillir  toul-à-conp  de  la  (erre  qui  s'en  est  abreuvée, 
celle  mer,  empourprée,  aurait  bientôt  fran'lii  1  inulile  barrière  de 
l'isthme;  ou  bien  si  Ion  pouvait  réunir  les  ossements  de  tous  ceux 
qui  y  furent  immolés,  cette  pyramide  sélè»erail  sous  ce  ciel  trani)- 
]iai'ent  plus  iuiposaute  que  l'Acropole  mèiuf,  bien  que  celle-ci  sem- 
ble caresser  les  nuages  de  son  front  couronné  de  tours. 


11. 

Sur  les  sombres  sommets  du  Cilhérou  brille  Icclat  de  deux  fois 
dix  mille  lances;  el  plus  bas,  dans  toute  1  étendue  de  la  plaine  de 
lisllime,  de  l'une  à  l'autre  mer,  les  tentes  sont  dres-sées,  le  croissanl 
brille  sur  les  lignes  gU'Trières  des  musulmans.  Là  s'avancent  hs 
noirs  escadrons  des  spahis,  sous  le  commandement  des  pachas  bar- 
bus; aussi  loin  que  la  vue  peut  s  étendre,  la  plage  est  convene  de 
cohortes  en  turban;  là  s'agenouille  le  chameau  de  l'Arabe;  ici  le 
Tarlare  fait  caracoler  son  coursier;  le  Turcoman  a  quitté  ses  trou- 
peaux pour  ceindre  le  cimeterre;  le  tonnerre  de  l'artillerie  fait  taire 
le  mugissement  des  flois.  La  tranchée  se  creuse  ;  le  souffle  du  canon 
donne  di^s  ailes  au  globe  uiorlel  qui  vole  au  loin  eu  sifllanl.  el  va 
arracher  des  fragiuenis  du  mur  qui  s'écroule  sous  le  jioids  du  boulet. 
De  leur  côlé,  les  défenseurs  du  reuipari  répondent  par  un  feu  ra- 
pide el  rcdoulable  aux  sonimaiions  des  infidèles  :  les  cieui  se  voi- 
lent de  fumée,  et  la  plaine  est  obscurcie  d'un  nuage  de  poussière. 


IlL 

Mais  celui  qui  se  tient  le  plus  près  des  murs  et  en  presse  la  chute 
avec  le  plus  d'ardeur,  plus  versé  dans  la  science  funeste  de  la  guerre 
que  ne  le  sont  ordinairement  les  fils  d'dthinaii,  el  d'un  courage 
aus^i  fier  que  le  fut  jamais  un  chef  triomphant  sur  le  champ  du  car- 
nage ;  celui  cpion  voit  é|)eronner  sou  coursier  écumani  de  ran^  en 
rang  el  d  exploits  en  exploils.  repoussant  les  sorties  des  assi-'-gos  et 
ralliant  les  musulmans  en  fuite;  celui  qui,  en  face  dune  batieiie 
bien  défendue  <  t  jusque-là  imprenable,  met  vivement  pied  à  terre 
pour  rendre  une  nou\elle  vigueur  aux  soldais  dont  l'ardeur  se  ra- 
lenlil;  le  premier,  le  plus  intrépide  des  guerriers  dont  s'enorgueillit 
larmce  du  sult.in  de  Stamboul,  soit  qti'il  conduise  ses  soldais  à  l'en- 
nemi, qu'il  ajuste  le  tube  uieurlrier.  qu'il  metle  sa  lance  en  arrêt  ou 
lasse  décrire  un  cercle  à  son  formidable  cimeterre...  celui-là,  c'est 
Alp,  le  renégat  de  l'Adriatique. 


IV. 

11  est  né  à  Venise,  d'une  famille  illustre,  et  s'est  d"abord  montré 
digne  de  ses  pères:  mais  maintenant  exilé  de  sa  patrie,  il  dirige 
contre  ses  concitoyens  ces  armes  dont  ils  lui  ont  enseigné  l'u.sage.  el 
son  front  rasé  a  ceinl  le  turban.  Après  mille  vicissitudes.  Corinthc, 
comme  le  reste  de  la  Grèce,  était  passée  sous  I«fs  lois  de  Venise;  et 
là,  devant  ses  remparts,  dans  les  rangs  des  ennciiiis  de  Venise  el 
de  la  Grèce.  Alp  combattait  avec  tout:  l'ardeur  d'iin  fervent  rtéo- 
phylc  qui  seul  bouillonner  dans  sm  cœur  le  souvenir  .le  mille  on- 
irages.  l'iuir  lui .  sa  jialrie  avail  cessé  de  mériter  ce  titre  don!  elle 
se  glo,  iliait  autrefois,  ce  titre  de  ■<  Venise  la  libre  :  »  et  dans  le  palais 
de  Sainl-.Marc,  des  délateurs  anonymes  avaient  confié  p'ndani  la 
nuit,  à  la  Gueule  de  lion,  une  accusation  contre  lui  qu  il  n'avait  pu 
repousser  :  il  avait  eu  le  temps  de  sauver  sa  vie  par  la  fuite .  pour 
en  passer  le  reste  dans  les  combats,  moniranl  à  son  pays  quel 
homme  il  a\ait  perdu,  abaissant  la  croix  devant  le  croiseaal  et  ne 
cherchant  plus  que  la  vengeance  ou  la  mort. 


OEDVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


135 


V. 

Coiimourgi...  ce  guerrier  dont  la  fin  orna  le  triomphe  d'Eugène, 
alors  que  sur  la  plaine  sanglante  de  Cailowiiz,  le  dernier  et  le  plus 
redoutable  des  vaincus,  il  mourut  sans  regretter  la  vie,  mais  en 
maudissant  la  victoire  des  chrétiens  :  Couraourgi....  hélus  !  la  ghiire 
de  oe  dernier  conquérant  de  la  Grècene  doit  elle  pas  durer,  jusqu'à 
ce  que  des  mains  chrétiennes  aient  rendu  aux  Giec,-  la  libi'Yté  que 
\cnise  leur  avait  donnée  auparavant?  Un  siècle  s'est  écoulé  jusqu'à 
nous  depuis  qu'il  a  rétabli  la  domination  musulmane,  et  alors  il 
commandait  l'armée  musulmane,  et  avait  confi''  le  commanilement 
de  son  avant-gaide  au  renégat  Alp ,  qui  justifiait  celle  confiance 
par  pins  dune  ciié  mise  de  niveau  avec  le  sol,  et  qui,  par  plus  d'un 
exploit  s mglant,  avait  prouvé  combien  il  était  affermi  dans  sa  nou- 
velle croyance. 

VI. 

Les  remparts  commencent  à  faiblir  ;  l'artillerie  les  foudroie  sans 
ndàche  :  une  iduie  incessante  de  boulets  va  des  batteries  aux  cré- 
neaux; les  couleuvriurs  écliaulVées  résimnenl  comme  autantde  ton- 
n«nes;  çà  et  là  un  édifice  craque,  endjrasé  par  l'explosion  de  la 
bonibe,  et  an  moment  où  il  s'écroule  sous  le  souffle  volcanique  du 
projectile  qui  éclate,  la  flamme  s'en  échappe  en  colon n es  roiiffeâlres 
qui  se  tordent  dans  1  air,  où,  dispersée  en  innombrables  météores, 
va  élrindre  dans  les  cieux  ses  terrestres  étoiles  :  les  nuages  de  fumée 
viennent  s'ajouter  aux  brouillards  du  ciel  déjà  sombre  et  l'ormenl 
une  immense  atmosphère  sulfure'jse,  impénétrable  aux  rayons  du 
soleil. 

VII. 

Mais  ce  n'est  point  seulement  une  vengeance  longtettjps  différée 
qui  anime  .Mip  le  renégat,  lorsqu'il  appreiul  froidement  aux  giier- 
liois  nuisulnians  à  s'ouvrir  la  brèche  promise  à  leurcourMge  :  dans 
ces  murs  est  renfermée  uiic  jeune  fille;  et  .son  es[)oirestde  la  conqué- 
rir sa  us  le  consent  ement  d  un  père  inexorable,  qui  déjà  la  lui  a  refusée, 
alors  qu'Alp,  snus  son  nom  chrétien,  aspirait  à  sa  main  virginale. 
En  ries  lemps  plus  heureux,  quand  sou  âme  s'ouvrait  à  la  joie,  (luand 
le  reproche  de  trahison  ne  posait  point  sur  lui,  il  éiait  le  plus  gai 
d -s  jeunes  gens  que  le  carnaval  eût  vu  briller  dans  les  gcnidoles  ou  à 
la  ■laiise  ;  il  avait  donné  les  plus  douces  sérénades  qui  jamais  eus- 
sent retenti  à  minuit  sur  les  flots  de  l'Adriatique  pour  charmer  les 
beautés  de  l'Italie. 

Vin. 

Et  beaucoup  pensèrent  que  le  cœur  de  la  belle  Francesca  s'était 
rendu  ;  car  dep\iis  ce  temps  sa  main,  recherchée  par  de  nombreux 
admirateurs,  n'avait  été  accordée  à  aucun,  et  demeurait  libre  des 
cliaines  de  I  Iiglise;  et  quand  les  flots  de  rAdriali(pie  eurent  porté 
le  jeune  Laneiotio  aux  bords  musulmans,  la  vierge  devint  pen- 
sive et  pâle,  ei  ses  lèvres  perdirent  leur  sourire  accoutumé;  on  la 
vit  plus  souvent  au  confessionnal,  n;oius  aux  bals  et  aux  fêles  :  ou 
si  elle  parai.-sait  aux  réunions,  ses  yeux  bai,ssés  dédaignaient  d'y  suli- 
ju^ruer  les  cœurs  :  ses  regards  étaient  distraits,  sa  parure  moins 
brillante;  sa  voix  n'égayait  plus  les  chaus  ns;  ses  pas,  quoique  lé- 
gers encore,  glissaient  moins  rapides  parmi  ces  couples  heureux  (pii 
voyaient  à  regret  1  aurore  interrompre  leurs  danses. 


IX. 

iMinotti  avait  été  envoyé  par  l'Etat  pour  défendre  le  territoire  que 
les  généraux  de  Venise  avaient  enlevé  aux  musulmans,  à  l'époque 
où  .Sobieski  abaissa  l'orgueil  du  croissant  sous  les  murs  de  Bude  et 
aux  bords  du  Danube,  lerritoire  qui  s'éiendait  depuis  le  golfe  de 
Patras  jusqu'au  détroit  de  lEubée.  Investi  des  pouvoirs  du  doge,  il 
était  venu  en  établir  le  siège  dans  les  remparts  de  Corinlhe,  alors 
que  la  paix,  longtemps  exilée  de  la  Grèce,  semblait  kii  sourire  de 
nouveau,  et  avant  queja  perfidie  eut  viole  une  trêve  qui  l'avait  af- 
franchie du  joug  infidèle.  Sou  aimable  fille  lavait  accompagné;  et 
jamais  beauté  plus  ravissante  n  avait  paru  sur  ce  rivage,  depuis  le 
temps  on  l'épouse  de  Méuélas,  abandonnant  son  prince  et  sa  patrie, 
apprit  à  la  terre  quels  désastres  un  amour  illégitime  peut  entraîner 
à  sa  suite. 

X. 

Le  mur  est  en  ruines  :  la  brèche  est  ouverte  ;  demain,  aux  pre- 
miers rayons  du  jour,  lassant  redoutable  se  fraier.i  un  chemin  à  tra- 
vers ces  niasses  disjointes.  Tous  les  postes  sont  assignés  d  avance; 
en  tite,  se  place  une  avant-garde  délite  de  Tariares  et  de  musul- 


mans; espoir  de  l'armée,  appelés  à  tort  «  les  enfants  perdus,  »  mé- 
prisant jusqu'à  la  pensée  de  la  mort^  ils  s'ouvrent  un  pas^^age  à 
coups  de  cimeterre,  ou  paveiii  de  leurs  cadavres  la  roule  par  la- 
quelle monteront  les  braves  qui  les  suivent,  prenant  pour  marche- 
pied le  dernier  qui  tombe. 

XL 

Il  est  minuit  :  le  disque  entier  de  la  lune  répand  sa  froide  clarté 
sur  le  front  sombre  des  montagnes;  la  mer  roule  ses  flots  bleus; 
les  cieux,  également  bleus,  s'éieiident  comme  un  autre  océan  sus- 
pendu là-haut,  tout  parsemé  de  ces  îles  de  lumière  (pu  rayonnent 
d'un  éclat  si  na'if  et  si  pur.  Ah!  quel  homme,  après  les  avoir  con- 
templées peut,  sans  un  soupir  de  regret,  rebaisser  les  yeux  vers  la 
terre,  et  ne  point  désirer  des  ailes  pour  prendre  son  vol,  et  s'aller 
confondre  dans  leurs  éternelles  clartés?  Les  vagues  des  deux  mers 
repo.sent  calmes  et  transparentes;  à  peine  leur  sommet  écumeux 
ébranle-t-.l  les  cailloux  delà  plage,  et  leur  murmure  est  doux  comme 
celui  du  ruisseau.  Les  vents  se  reposent  mollement  assijupis  sur  les 
vagues  ;  les  bannières  pendent  et  s'enroulent  lentement  le  long  de 
leurs  hampes,  au  sommet  desquelles  brille  le  croissant.  Rien  n  in- 
terrompt le  profond  silence,  si  ce  n'est  la  voix  de  la  sentinelle  ré- 
pétant son  signal,  le  coursier  qui  hennit  et  f.issonne,  et  1  écho  de 
la  montagne  qui  répond  à  ces  bruits.  Mais  le  vaste  murmure  de 
cette  armée  barbare  s'étendit  d'une  côte  à  l'aulre.  comme  le  fié- 
rnissement  du  feuillage,  quand  on  ou'it  la  voix  du  muezzin  reten- 
tir au  milieu  des  airs  pour  appeler  à  la  prière  de  minuit  :  il  s'é- 
leva sur  la  plaine  ce  chant  cadencé  et  plaiuiif,  comme  le  cliaut  de 
quelque  esprit  de  la  solitude  :  il  y  avait  dans  son  harmonie  quelque 
chose  de  tristement  doux,  comme  celle  des  cordes  d'une  harpe  ef- 
fleurées par  le  vent,  qui  en  tire  de  longs  accords  déponr.us  de 
rhvilime,  que  l'art  humain  ne  pourrait  reproduire.  Les  assiégés 
crurent,  du  sein  de  leurs  remparts,  enlendre  un  cri  prophétique' 
leur  annoncer  leur  défaite;  ils  en  recevaient  je  ne  sais  quelle  im- 
pression lugubre  et  terrible,  frisson  inexplicable  et  subit  qui  com- 
prime un  instant  les  mouvements  du  cœur,  pour  le  lai-ser  battre 
bientôt  plus  rapide,  comme  honteux  de  cet  étrange  sentiment  par 
lequel  il  s'est  laisse  mailriscr.  Tel  est  encore  le  tressaillement  que 
produit  en  nous  le  glas  d'une  cloche  funèbre,  n'annonçàt-il  que  la 
mon  d'un  inconnu. 

XII. 

La  lente  d'AI|)  est  dressée  sur  le  rivage  :  les  bruits  ont  expiré  ;  la 
prière  est  dite.  iJéjà  les  sentinelles  sont  posées,  la  ronde  de  nuit  est 
terminée,  tous  les  ordres  sont  donnés  et  accomplis  :  encore  une 
nuit  d'anxiété,  et  demain  la  vengeance  et  laraour  peuvent  payer 
toutes  ses  douleurs,  en  le  dédommageant  môme  d'un  si  long  retard. 
Il  ne  lui  reste  plus  que  quelques  heures,  et  il  a  besoin  de  repos 
pour  retrouver  les  forces  nécessaires  à  tant  de  sanglants  exploits  : 
mais  les  pensées  se  pressentMans  son  âme  comme  des  vagues  agi- 
tées. Il  est  seul  au  milieu  de  celle  armée;  lui  seul  n'est  point  en- 
flammé de  ce  fanatisme  iiiipalient  d'arborer  le  croissant  au-dessus  de 
la  croix  et  faisant  bon  marché  de  la  vie,  puisque  le  paradis  l'at- 
tend avec  l'amour  immortel  de  ses  hoiiris.  Il  ne  sent  pas  non  plus 
celle  brûlante  exaltation  d'i  patriote  qui  prodigue  son  sang  et  brave 
les  fatigues  pour  défendre  le  sol  natal.  11  est  seul,  renégat  armé 
contre  un  pays  qu'il  a  Irahi  ;  il  est  seul  au  milieu  de  sa  li  Oipe,  sans 
pouvoir  compter  sur  un  cœur  ou  sur  un  bras  fidèle  :  ou  le  suit, 
parce  qu'il  est  brave,  parce  qu'il  peut  conquérir  et  distribuer  un 
riche  butin  ;  on  lui  obéil,  car  il  sait  plier  et  gouverner  les  volonlés 
du  vulgaire  :  mais  son  origine  chrétienne  lui  est  toujours  reprochée 
comme  une  sorte  de  crime.  On  lui  envie  jusqu'à  celte  gloire  par- 
jure qu'il  a  conquise  sous  un  nom  musulman  ;  et  ou  u  a  pas  oublié 
que  ce  chef,  aujourdhui  redouté  de  leiinemi,  fut  aulrefois  un  Na- 
zaréen redoutable  [lour  le  croissant.  i;es  vulg  ures  soldais  ne  savent 
pas  jusqu'où  peut  descendre  l'orgueil  d'un  cœur  qui  a  vu  ses  sen- 
limeuis  iléçus  et  fléiris;  ils  ne  savent  pas  de  ((uelle  haine  peut  brû- 
ler une  âme  qui  a  dépouillé  sa  douceur  naturelle  [lour  nu  farouche 
endurcissement,,  ni  ce  que  peut  réellement  le  zèle  faux  et  fatal 
de  ceux  auquols  la  vengeance  seule  a  dicté  une  erovance  irouvelle. 
Il  les  gouverne....  on  peut  gouverner  les  pires  îles  hommes,  quand 
on  ose  toujours  marcher  devant  eux  :  tel  esl  l'empire  du  lion  sur 
le  chacal  :  celui-ci  indiipie  la  proie;  le  roi  des  forêts  l'immole;  puis 
la  cobue  glapissante  accourt  se  gorger  des  débris  de  la  victoire. 


XIII. 

Alp  sent  sa  tête  qui  brûle  d'une  ardeur  fébrile,  son  cœur  qui  bat 
avec  une  rapidité  convulsive;  en  vain,  pour  appeler  le  repos,  il  se 
reloiiine  sur  sa  couclie;  dès  qu'il  sommeille,  un  bruit  intérieur,  un 
iressaillement  soudain  le  réveille  avec  un  poids  sur  le  cœur.  Le  tur- 
ban eerase  son  front  brùlanl ,  la  cotte  de  mailles  pèse  comme  du 
plomb  sur  sa  poitrine,  et  pourtant  il  a  souvent  et  luugl^uips  dormi 


13fl 


LES  VEILLEES  LITTERAIKRS  ILLUSTREES. 


idtil  armé  wins  rnuHiP  ni  pavillnn  :  la  Irrre  nufi  clail  plus  rinro  que 
son  lil  (le  golilal;  un  cirl  inrli^nicnl  (''lait  moins  pinprc  an  smiiiihoiI 
que  I  alin  qu'il  a  aujotinl  liui  II  ne  peut  ili)rmir  ;  il  no  poni  allondir 
lo  jour  (lan-i  sa  Icnic  :  il  sort  cl  va  se  pi-nmencr  le  lonp  du  livapo 
où  (les  niilliiTS  (l'Iiommes  dnrmenl  palsihiemeni  sur  la  pi?-ve.  Ils 
n'uni  rien  p<nir  appn\er  leur  Itle;  leurs  pi^rils  sont  plusprands, 
plus  ruiles  leurs  falignes.  et  ils  dorincnl!  l'onripioi  rionc.  lui.  ne  dnr- 
mirail-il  pas  roinme  le  dernier  denire  eux?  Ils  r^'vent  non  de  ter- 
reur, mais  ilu  butin  qu'ils  espi'-reni  ;  et  ficmlant  (|uc  tous  ces  hom- 
mes poùlent  une  nuit  de  sommeil,  leur  dprni^^e  nuit  peul-i^lre,  lui, 
tout  seul,  il  prom^-iie  su  hasard  sa  veille  douloureuse  et  porte  envie 
k  eeux  qu'il  contemple. 


XIV. 

Cependant,  il  sent  son 
Ame  un  peu  soulagée 
par  la  fraîcheur  de  la 
nuit.  L'air  silencieux, 
froid  mais  calme,  baigne 
son  froni  d'un  baume 
éiliéré.  Derrière  lui  est 
le  camp...  sous  ses  .veux 
le  golfe  de  Lépante  étale 
ses  baies  nombreuses  et 
sesreplissinueux  ;  et  plus 
h:  ut  sont  les  sommets 
couverts  de  neij-'e  «les 
montagnes  de  Delphes, 
neige  immuable  ,  éter- 
nelle, la  même  qui.  res- 
pectée par  des  milliers 
d'étés,  brilla  t<Mijours  sur 
ces  rochers,  le  long  du 
golfeet  sousce  beau  ciel  : 
elle  ne  se  fond  pas  comme 
1  homme  sous  l'elîort  du 
temps.  Le  Ijran  et  l'es- 
clave disparaissent  et  ne 
peuvent  reslcraux  rayons 
du  soleil  ;  mais  ce  \oile 
blanc,  que  le  vo.vagcur 
salue  sur  le  sommet  des 
montagnes,  ce  voile  si 
léger,  si  fragile,  pendant 
que  la  tour  s  écroule,  que 
larbre  est  déraciné  par 
l'ouragan,  il  continue  à 
briller  sur  ses  rocheuses 
citadelles  la  nei;;e  prend 
la  firme  des  pics  qu'elle 
recouvre  et  atteint  la  hau- 
teur des  nuages:  on  di- 
rait un  drap  mortuaire 
jeté  là  par  la  l.ibei  té  alors 
qu'elle  s'exila  de  sa  terre 
chérie,  planant  pour  la 
dernière  fois  sur  les  lieux 
oij  Son  génie  avait  parlé 
par  la  voix  des  poètes  : 
a  chaque  pas  elle  con- 
templait des  campagnes 
dévastées,  des  autels  en 
ruines,  et  en  montrant 
à  des  cœurs  découragés 
ces  glorieux  monuments 
du  passé,  elle  essavait  de 

les  rappeler  à  son  culte  :  in  utiles  efforts  !  Il  faut  attendre  pie  de  meil- 
leurs jours  aient  lui  et  qu'il  se  soit  levé  de  nouveau  ce  soleil  non 

encore  oublié,  qui  éclaira  la  fuite  desl'erses  etvilsourirele  Spartiate 

expirant. 

XV. 

lin  dépit  de  sa  trahison  et  de  ses  crimes,  Alp  est  de  ceux  qui  n'ont 
point  oublié  ces  glorieux  temps,  et  pendant  qii  il  erre  aiu'^i  dans  la 
nuit,  pendant  que,  méditant  .sur  le  présent  et  le  passé,  il  évoque  le 
souvenir  lies  morts  glorieux  qui  ont  verse  ici  même  leur  sang  pour 
une  meilleure  cause,  il  sent  combien  elle  sera  \aine  et  souillée  la 
gloire  du  chrétien  parjure  qui,  l'épée  à  la  main,  conduit  une  horde 
en  turban  et  ilirige  nue  attaque  dont  le  succès  serait  un  crime.  Tels 
néiaient  [las  ces  héros  auxquels  son  imagination  rend  la  vie,  ces 
guerriers  dont  la  cendre  dort  autour  de  lui:  leurs  phalanges  coni- 
batlireot  sur  cette  mémp  plaine,  dont  les  boulevards  n'étaient  pas 


alors  Inutiles.  Ils  tombèrent  martyr»,  mais  mirlyr»  immortels:  et 
maintenant  la  liri«e  même  sendile  soujiirer  leurs  nom»,  les  i'.iu\  le 
replient  d.ins  leur  imirmiire;  les  bois  sont  penph'-s  de  1 -ur  renom- 
mée; lacfdnnne  solitaire,  muette  et  grisftire.  réclame  a>ec  l-iir  samtc 
poussière  nn  dndt  de  jiarenle;  leurs  ombres  voltigent  autour  de  la 
moiilagnc  obscure,  leur  mémoire  brille  dan»  l'onde  limpide  des 
sources;  le  plus  humble  ruisseau,  le  plus  puis.»an_t  fleuve  rouleront 
h  jamais  avec  leurs  onde-"  la  renommée  de  ces  héms.  Kn  dépit  du 
joug  qui  pèse  sur  elle,  c'est  h  eux  et  à  leur  gloire  que  cette  terre  ap- 
partient encore  son  nom  est  encore  un  mot  d'ordre  qui  réveille  le 
monde  Onand  l'homme  veut  accomplir  une  action  virile,  il  se  tourne  ' 
vers  la  Grèce:  prenant  .«on  souvenir  pour  sanction,  il  s'apprêlf»  à 
marcher  sur  la  tête  des  tyrans;  et  c'est  après  lavoir  contemplée 

qu'il   court  à  la  mort  on 
à  la  liberté. 


x\n. 

Alp  continue  à  rêver 
silencieux  sur  la  plage  , 
jouissant  de  la  fraîcheur 
de  la  nuit.  Elle  n'a  ni 
flux  ni  reflux  cette  mer 
intérieure,  qui  roule  éter- 
nellement, toojours  la 
même;  et  les  plus  terri- 
bles de  ses  vagues,  dans 
leur  fureur  la  plus  sau- 
vage, empièteni  .'i  peine 
d'une  verge  sur  la  limite 
de  la  terre  ;  la  lune  im- 
puissante les  voit  s'agiter 
librement  sansse soucier 
de  son  cours  :  calmes  ou 
turbulentes ,  au  large  ou 
dans  la  baie,  elle  n'a  au- 
cun empire  sur  leurs 
mouvements.  Le  rocher, 
découvert  jusqu'à  sa  hase 
et  respecte  par  les  flots, 
plane  sur  la  lame  mugis- 
sante qui  ne  vient  pas  le 
toucher  :  et  l'on  aperçoit 
au  bas  de  la  plage  une 
frange  d'écume  sur  une 
même  ligne  marquée  de- 
puisdessièeles  :  un  étroit 
ruban  de  sable  jaune  la 
sépare  du  vert  gazon  qui 
couvre  la  partie  plus  re- 
culée ilu  rivage. 

lin  te  promenant  le 
long  de  la  grève,  Alp  s'é- 
tait approché  à  portée  de 
carabine  des  remparts 
assiégés  :  mais  les  chré- 
tiens ne  l'avaient  point 
aperçu  ;  sans  cela  com- 
ment aurait-il  pu  échap- 
per à  I  ur  feu?  Des  traî- 
tres s'étaient  ils  glissés 
parmi  eux  I  ou  l.'urs  bras 
s'étaient-ils  engourdis , 
leurs  cœurs  glacés?  Jft 
l'ignore  :  mais  sur  leurs 
murailles  on  ne  vil  bril- 
ler aucune  amorce  ;  on 
n'entendit  pas  une  balle  siffler,  quoiqu'il  se  tint  sous  le  feu  du  bas- 
tion qui  flanquait  la  pmte  du  rivage,  et  qu'il  pùi  entendre  la  v<dx  delà 
sentinelle  et  |>resi|ue  dislinguerles  paroles  d'humeur  cpii  lui  échap- 
paient, en  se  pionienantdelongeu  large  d'un  pasrés:ulier  surle  pavé 
sonore.  Il  vil  au  pied  des  murailles  des  chiens  décharnés  faire  aux 
dépens  des  morts  leur  hideux  festin  et  se  gorger  en  grognant  dudebris 
des  carcasses  et  des  membres.  Trop  occupés  pour  aboyer  après  lui, 
comme  on  délache  l'enveloppe  d'une  ligue  mijre,  ils  avaient  enlevé 
la  peau  du  ciAne  'l'un  Tartaie  et  il  entendait  crier  leurs  crocs  sur  le 
crancqniéch.-ippaii  h  leurs  mâchoires  fatiguées. Rongeanlno  chalam- 
meni  bs  os  des  niorts.à  peine  pou  aient-ils  se  soûle»  ersur  le  tlieâtre 
de  leur  ban'iiiei  tant,  pour  se  dédoniinager  d'un  longjeùne,  ilsavaienl 
bien  protilé  de  la  pâture  que  leur  avail  préparée  la  bataille.  Alp  re- 
connut aux  turbans  qui  avaient  roulé  sur  le  sable  que  Ih  étaient 
les  cadavres  des  plus  braves  de  sa  troupe.  Les  clid  es  de  leur  coif- 
fure étaient  verts  et  cramoisis;  chaque  têie  n'avait  qu'une  longue 
mèchede  cheveux,  tout  le  reste  était  rasé  et  nu  :  les  crânes  étaient 


C'est  Alp!  le  renégat  de  rAdriatir,ue. 


ŒUVRES  COIVIPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


137 


entre  les  dents  des  cliiens  saiivaîres.  et  des  fragmenis  de  la  chevelure 
s"iMil;iÇaiPiil  autour  de  leurs  mâriioiies.  Jlais  tout  près  du  ri\ai;c, 
au  hoiil  du  goU'e,  un  vautour  bailail  des  ailes  pour  é.'iulcr  un  loup 
accouru  des  luontngnes  et  que  la  présence  dos  cliiens  empêchait 
deprendie  sa  part  de  la  curée  humaine  :  toutefois,  il  s'était  emparé 
d'un  quartier  Je  cheval  que  les  oiseaux  de  proie  becquetaient  sur 
les  sables  de  la  haie. 

XVII. 

AIp  détourna  la  vue  de  cet  horrible  spectacle  :  jamais,  au  milieu 
des  combats,  sa  fermeté  n'avait  été  ébranlée  :  mais  il  supportait  la 
vue  d'un  guerrier  expirant  baigné  dans  les  flols  de  son  sang  encore 
chaud,  dévoré  par  la  soif 
de  l'agonie  et  se  débat- 
lanteu  vain  contre  le  tré- 
pas, plus  aisément  qu'il 
ne  pouvaitconlemplerces 
morts  pour  qui  toute  dou- 
leur a  cessé  et  qui  n'of- 
frent déjà  plus  qu'une 
masse  putride.  Sous  quel- 
que face  que  se  présejite 
la  mort,  il  y  a  dans  l'heure 
du  péril  je  ne  sais  quoi 
qui  eialte  l'orgueil;  car 
la  renommée  est  là  pour 
publier  les  noms  de  ceux 
qui  succombent,  et  les 
regards  de  l'honneur  con- 
templent vos  exploiîs; 
mais  quand  tout  est  fini, 
il  v  a  quelque  chose  d'hu- 
miliint  pour  l'homme  à 
fouler  encore  le  champ 
de  bataille  longtemps 
piétiné  eijonché  de  morts 
privés  d&  sépulture,  à 
voir  les  vers  de  la  terre, 
les  oiseaux  de  lair,  les 
bètes  des  forêts  y  accou- 
rir de  toutes  parts  :  re 
■gardant  I  homme  comme 
leur  proie  ,  et  se  réjouis- 
sant de  son  trépas. 


XVIII. 

Non  loin  de  là  sont  les 
ruines  d'un  temple  cons- 
truit par  des  mains  dès 
longiempsoubliées;  deux 
ou  trois  colonnes,  et  de 
nombreux  fragments  de 
marbre  et  de  granit  que 
le  gazon  recouvre  !  Sois 
maudit,  Ct  temps!  Tu  n  é- 
jiargneras  pas  plus  les 
choses  à  venir  que  tu  n'as 
épargné  les  autres  :  sois 
maudit!  tu  ne  laisses  ja- 
mais subsister  du  passé 
que  ce  qu'il  en  faut  pour 
faire  déplorer  ce  qui  fut  et 
ce  qui  sera.  Ce  que  nous 
avons  vu,  nos  filsle  ver- 
ront :  débris  des  choses 
qui  ont  disparu,  fragments  de  pierie ,  dresses  par  des  créatures 
d'argile. 

XIX. 

Il  s'assit  sur  la  base  d'une  colonne,  en  passant  sa  main  sur  son 
front  ;  son  attitude  pencliee  éla;'  cei'.e  d'un  homme  plongé  dans 
une  pnfonde  rè\eiie;  sa  tête  retombait  sur  sa  poitrine  biùlante, 
agitée,  o|»pressée;  elscs  doiglsfrappaientconvulsivement son  front, 
comme  on  voit  la  main  errer  sur  le  clavier  d  ivoire  avant  qu  elle 
ail  saisi  les  cordes  du  ton  qu'elle  en  vent  tirer  11-était  là,  dans  sa 
morne  tristesse,  quand  tout  à-coup  il  enlt  inlil  soupirer  le  vent  de  la 
nuu.  Etait-ce  bien  le  \ent  qui,  soufflant  ;  traders  les  l'entes  de  quel- 
que rocher,  exhalai!  ce  gémissement  doux  et  plaintif.  11  leva  la  (été. 
Il  regarda  la  mer...  elle  était  unie  comini  une  glace;  il  regarda  les 
longues  herbes.,  pas  une  feuille  ne  ren  uait.  D'oii  pouvait-ii  donc 
"enir  ce  bruil  si  doux?  Il  regarda  les  bannières  :  leurs  longs  plis  re- 


II  étiiit  assez  robuste  pour  le  disputer  aux  plus  jeunes  guerriers. 


tombaient  immobiles  :  immobiles  encore  étaient  les  feuilles  sur  les 
hauteurs  du  Cithéion  ;  et  pas  un  souffle  n'arrivait  jusipi'à  sa  joue  : 
que  voulait  dire  le  léger  bruil  qu'il  avait  entendu...  Toul-à-coup,  en 
se  tournant  vers  la  gauche...  ses  yeux  ne  le  trompent-ils  pas?  là 
est  assise  une  femme  jeune  et  brillante  de  beauté! 


XX. 

II  tressaille,  plus  efTrayé  que  si  un  ennemi  en  armes  était  près  de 
lui.  «  IJieu  de  mes  pères!  que  vois  je?  qui  es-tu?  et  que  viens-tu 
faire  si  près  d'un  camp?  »  Sa  main  tremblante  se  refuse  à  tracer  le 
signe  du  chrétien,  le  signe  d'une  foi  qu'd  n'a  plus  :  il  allait  y  recou- 
rir dans  relie  heure  d'é- 
piiuvante  :  mais  sa  con- 
science lui  en  Ole  la  force. 
Il  regarde,  il  voit  :  il  re- 
connaît ce  visage  si  beau, 
celle  taille  si  gracieu-e  ; 
c'est  Francesca  qui  est  près 
de  lui  ;  la  ^ierge  qui  au- 
rait pu  ôtie  sa  fiancée! 
Les  couleurs  de  la  rose 
sont  encore  sur  ses  joues, 
mêlées  àdesteinlesmoins 
vives  :  mais  où  est  le 
charme  mobile  de  ses 
douces  lèvres  :  il  a  dis- 
paru, ce  sourire  qui  en 
vivifiait  l'incarnat.  Le  cal- 
me océan  qui  s'étend  là- 
bas  a  moins  d'azur  que 
ses  yeux  ;  mais  ils  sont 
immobiles  comme  ses 
froides  vagues,  et  leur 
regard,  quoique  brillant, 
est  glacé.  Une  robe  légè- 
re presse  sa  taille  et  laisse 
h  découvert  son  sein  é- 
blouissant  :  à  travers  les 
flots  de  sa  noire  cheve- 
lure, qui  tombe  fioltante 
sur  ses  épaules,  ou  aper- 
çoit ses  bras  nus  ,  blancs 
et  arrondis  :  et  avant  de 
répondre,  elle  lève  sa 
main  vers  le  ciel  :  hélas  ! 
une  main  si  pâle  et  si 
Iransparenle  qu'on  ejjt 
pu  voir  la  lune  briller  à 
ti^avers. 

XXI. 

«  Je  viens  ,  du  lieu  de 
mon  re[ios,  trouver  celui 
que  j'aime    le  plus    au 
monde,  afin   que  je  sois 
heureuse  et  qu  il  soit  bé- 
ni. J'ai  passé  à  travers  les 
gardes  :  j  ai  Iranchi   les 
portes,   les   remparts  :  à 
travers  les   ennemis    et 
tousles  obsiacles,  je  suis 
arrivée  sans  crainte  jus- 
qu'à loi.  On  dit  que  le 
lion  se'  détourne  et  s'en- 
fuit à  l'aspnct  d'une  vierge 
firre  de  sa  pureté;  le  Tout-Pui=sant,  qui  protège  ainsi  I  innocence 
coiitre  le  lyran  des  lorêls,  a  étendu  sur  moi  sa  bonté  et  m'a  déro- 
bée de  même  aux  mains  des  infidèles.  Je  viens...  et  si  je  viens  en 
vain,  jamais,  oh!  jamais,  nous  ne  nous  reverrons!  Tu  as  commis 
un  horrible  forfait  en  abandonnant  la  croyance  de  les  pères;  mais 
foule  aux  \  ieds  le  turban,  fais  le  signe  de  la  croix  ,  et  sois  à  moi  pour 
loujours  :  elVace  de  ton  cœur  une  noire  souillure,  et  demain  nous 
serons  unis  pour  ne  plus  nous  quitter. 

—  Et  où  dresser  notre  couche  nuptiale?  au  milieu  des  mourants 
et  des  morts?  Car  demain  nous  livions  au  meurtre  et  à  la  llamme 
et  les  chrétiens  el  leur  autels.  Demain  au  lever  de  1  aurore,  j'en  ai 
fait  le  serment,  nul  ne  sera  épargné,  hors  toi  el  les  l  eus  ;  mais  loi, 
je  te  transporterai  dans  un  séjour  de  délices,  où  nos  mains  seront 
unies  et  où  nous  oublierons  nos  douleurs.  Là  tu  seras  mon  épouse, 
après  que  j  aurai  abaissé  1  orgueil  de  Venise,  après  que  ses  ûls  ali- 
horrés  auront  senti  la  pesanteur  de  ce  bras  qu  ils  voulaient  avilir; 


lia 


LBS  VEILLEES  LITTERAIRES  ILLDSTHÊFS. 


a|iri'>s  c|iic  j'.Mir.ii  cliAlii'  iivoc  un  fouet  fie  scorpions  ceux  que  le  vice 
cl  IViwieonI  riiil-"  im's  pniii'inis. 

Kill"  por-a  tiiii'  m.iin  sur  la  sienne i|uuiquo  la  pression  fûl  16- 

p^rl•.  ollt-  pnrla  un  frissun  jmsiju'Ji  la  innellc  île  si's  us,  fc-laça  son  eiKur 
cl  le  rcniiii  iuiiiioMIc.  yiicl(|oe  faible  (luefiil  celte  main  si  lunrlelli'- 
nieni  fniide,  il  lui  élnil  impossible  iles'en  ilé^nKcr;  jamais  I  ('-Ireiiilc 
ilun  iilijel  si  cher  n'avait  porté  ilans  ses  vt-ines  ce  scntitiicnl  île  ler- 
ri'ur,  ear  il  senlil  tout  son  sanR  se  placer  sous  ces  beaux  iloiirts 
bla  ics,  nilnccset  oflili's.  I, 'ardeur  fu'vreuse  tie  son  fninl  disparut, 
siPM  cœur  devint  frolil  et  itrunobile  comme  un  marbre,  lorsuue  por- 
t  II  t  les  veux  sur  ce  visape  bien  aimi^  il  le  vit  sidiTTcnl  di!cei|u'il 
la\aiiconiiu  :  |lus  pâl<'encorei|Meblanc...  il  n'élailplus  illuminépar 
c"  rayon  de  rinli'Iliperici"  qui  jadis  eu  animait  loiis  li's  trails ,  comme 
di's  vapni>s  qui  i-iinccllcnl  smu<  un  beau  soleil  :  ses  b;vres  avaient  le 
calme,  l'iminobililo  de  la  iiiorl;  les  parole*  eu  sortaient  sans  êlre 
poussées  paraucun  souffle;  nulle  respiration  ne  soulevait  son  sein, 
ei  le  sanp  ne  semblait  plus  jiailre  dans  ses  veines.  Bien  que  ses  yeux 
fussent  brillanis,  loui-s  paupii'rrs  étaient  fixes  et  leur  repard  était 
éirang",  inaltérable,  conwne  celui  des  élres  dont  le  sommeil  est  s^ans 
repos  et  qui  se  p^om^nent  dans  un  rêve  iiiqui''l  :  ou  eut  dit  un  de 
CCS  personnapcs  d'une  lapissciic,  lugubrement  apilée  par  le  souffle 
<l<>  la  bise,  dans  une  soiree  d  lii>er,  ipiand  la  lampe  mourante  ne 
jolie  plus  qu'une  tremblanle  clarté  .  formes  inanimées,  mais  otTiant 
lappareiicc  de  la  vie.  et  par  (tria  même  terribles  à  voir,  qui.  dans 
ro|)sctirilé,  semblent  prêtes  h  descendre  des  sombres  murallle.s  où 
elles  .se  tiennent  mcnaçanles.  balancées  ei  et  là  et  ballotées  par  le 
souffle  qui  .npile  les  plis  de  1  étolTe. 

"  Si  lu  ne  cèdes  pour  l'amour  de  moi,  que  ce  .soit  du  moins  pour 
l'amour  du  ciel.  Je  te  le  dis  encore...  arracbe  ce  turban  de  lou  fronl 
infidèle  et  jure  d  épargner  les  enfants  de  cette  pairie  que  lu  outra- 
ges, sinon  tu  es  perdu  pour  jamais,  et  tu  ne  verras  plus...  je  ne  dis 
pxs  la  lerre  :  elle  n'est  plus  rien  pour  nous...  mais  le  ciel  cl  moi- 
même.  Si  tu  m'accordes  ma  demande,  bien  que  tu  aies  un  soil  fu- 
neste h  subir,  ce  moment  terrible  peut  elfaeer  h  demi  ton  forfait,  el 
les  pories  de  la  miséricorde  peuvent  s'ouvrir  pour  loi.  mais  si  lu 
ditTcres  un  moment  de  plus,  lu  subiras  la  malédlclion  de  Celui  que 
tu  as  renié;  lève  encore  un  reganl  vers  leeicl,  et  vois,  si  lu  persistes, 
son  amour  se  fermer  h  jamais  pour  loi.  Tu  aperçois  nu  léger  nii.ige 
auprès  de  la  lune...  Il  niarebe  et  bientôt  il  laiira  dépa.ssée.  Lors- 
<|ue  ce  voile  de  vapeurs  aura  cessé  de  nous  dér  iber  le  disipie  bril- 
lant, si  ton  cœur  ne  s'est  pas  cbangé  en  loi  môme,  alors  Dieu  el  les 
liornmes  seront  vengés;  leriiblesera  ton  destin,  plus  terrible  encore 
ton  immorlalitc  de  douleurs   »  • 

-Mp  leva  les  yeux  ;  il  vil  dans  le  ciel  le  signe  indiqué;  mais  son 
cœur  était  gonflé,  égaré  par  un  profond  el  indomptable  orgueil  : 
Cille  faMle  p.nssion,  la  preniière  qui  eût  domine  eu  lui,  roulait  comme 
un  lorrent  sur  tous  ses  autres  seiiliiuenis.  Lui.  demander  merci  1  lui. 
se  laisser  troubler  par  les  discours  insensés  dune  jeune  fi'le  tiniiile  I 
lui,  que  Venise  outragea,  jurer  d'épargner  ses  enfants,  dévoués  à 
la  tombe  !  Non  !  dût  ce  nuage,  plus  terrible  que  le  tonnerre,  être 
dcsiiiié  à  le  londroyer...  Non  I  qu'il  éclate  ! 

Sans  répondre  un  mot,  il  fixe  sur  le  nu.igc  un  regard  allenlif:  il 
observe  sa  marcbe...  le  nuage  est  passé;  le  disque  entier  de  la  lune 
brille  à  son  regard,  cl  il.ilit  :  «  Qu-'l  que  Soit  mon  destin,  je  ne  sais 
point  changer...  Il  est  trop  tant!  Dans  l'orage,  le  roseau  plie  el 
tri-mldc,  puis  il  se  relève  :  I  arbre  rompt.  Ce  que  Venise  m'a  fait , 
je  dois  l'èlrc,  son  ennemi  en  tout,  sauf  dans  l  amour  que  j  ai  pom 
toi;  mais  tu  es  en  sùrclé.  Oli  !  fuis  avec  moil  »  l'ii  parlant  ainsi,  il 
se  retourne;  mais  elle  n  esl  plus  là  I  rien  auprès  de  lui ,  sauf  la  co- 
lonne de  marbre.  Scsl-elle  enfoncée  dans  le  sol  ou  évanouie  dans 
l'air?  Il  ne  sait;  il  n'a  rien  vu...  mais  rien  auprès  de  lui  ! 


XXII. 

La  nuit  s'est  éc^iulée,  et  le  soleil  resplendit  comme  pour  un  jour 
de  fête.  Le  matin  se  dégage  léger  et  brillant  deson  manteau  gri- 
filre.  et  midi  luira  sur  une  cbaude  journée.  Entendez-vous  la  liom- 
pelte  et  le  tambour  el  les  .sons  lugubres  du  clairon  des  barbares,  le 
fiémisseinenl  des  bannières  qui  s'agitent  eu  rejoignant  les  batail- 
lons, le  liennissemenl  des  coursiers  et  le  bruissement  de  la  multi- 
tude ;  le  cliipiclis  de  l'acier  et  les  cris  :  «  .Vux  armes  '  aux  armes  '  " 
Les  queues  de  cheval  sont  dressées  en  l'air,  el  l'épée  sort  du  four- 
reau :  les  rangs  se  foriiient  et  n'aitendent  plus  que  le  signal,  'l'ar- 
larcs,  spaliis,  l'urcomans ,  abitlez  vos  tentes,  el  marche/,  à  l'avanl- 
garde;  montez  à  cheval  et  donnez  de  I  éperon  ;  battez  la  plaine  afin 
de  couper  toute  retraite  aux  fuyards  qui  .sortiront  de  la  place,  cl  que. 
jeune  ou  vieux,  aucun  clnéiien  ne  puisse  s'échapper,  pendant  que 
l'infanterie, s'avançanl  en  masses,  teindra  de  sang  la  brèche  où  elle 
se  lera  passage.  Les  coursiers  sont  bridés  et  hennissent  sous  la  main 
qui  tient  les  rênes,  leurs  léles  rccouibées  sur  le  poitrail ,  leurs  cri- 
nières flottant  au  vent,  et  leurs  mors  tout  blancs  d  écume  Les  lances 
sont  en  arrêt,  les  mèches  allumées,  les  canons  pointés,  toui  prèisà 
tonner  et  à  renvei-ser  les  miirailb's  déjh  cnlaniées.  Les  janissaires 
forment  leurs  phalanges.  Alp  est  à  leur  tète;  son  bras  est  uu  coinuie 


'  la  lame  <lc  son   cimeleire;  le  kbnn  et  les  pnclias  sont  imis  h  letir 
posle,  et  le  vi^jr,  en  peis mm;,  est  .'i  la  lèle  de  l'armée,  yuand  li 
couleiivrine  donnera  le  bigii;il,  en  avant!  que  penonne  m-  rc 
vivant  dans  l'.oriiillie...  pas  un  nrèlrc  à  ses  aulcU.  pas  un  chef  di' 
ses  palais,  un  foyer  dans  ses  ueiiieures,  une  pierre  sur  spu  om' 
Dieu  el  le  prophète!  Allez  I  que  ce  cri  redoulabic  moule  j  i-i     ■   x 
cieiix.  «1  La  bréclie  est  la  qui  nous  offre  un  passage:  leséchi  1      -   n' 
piétés;  vos  mains  tiennent  la  poii;née  de  vos  sabres  :  qui  poui  i  ' 
Vous  arrèler?  Celui  qui ,  le  premi>-r.  abattra  la  Croix  roui.'e,vei 
combler  ses  plus  cliers  désirs  ;  qu'il  demunde,  il  obiendral  ■  An 
parle  Coumourgl.  I  indomptable  vjsir,  on  lui  répond  en  brandis.sani 
les  sabres  et  les  lances;  et  mille  voix  foot  eniciidre  les  crus  d'une 
joie  belliqueuse.  .  Siieiice  I...  Atlcntiou  au  signal  !  ..  Feu  ! 


\XII1. 

Tels  ries  loups  se  précipilenl  en  aveugles  sur  un  buffle  :  le  puis- 
sant animal  mugit  avec  fureur;  ses  yeux  jeltenl  des  flammes  .  mal- 
heur au  premier  qui  ose  afl'riinter  sa  rage!  .-es  sabots  redoulaM 
le  peliis.senl  sur  le  sol;  ses  cornes  cn.sauglantécs  le  f)nl  voler  'l.i 
les  airs  :  tels  les  musulmans  savanecnt  contre  le  rempart,  cl  aiiu. 
sont  repousses  les  premiers  assaillants.  Lelioulel  bri^c  les  cuir.isscs 
Comme  le  verre,  traverse  les  poitrines  qu'elles  recoinrcnl  el  disperse 
les  membres  des  guerriers  sur  le  sol  qu'il  laboure  prorunih'nicnl; 
des  rangs  euliers  sont  Couchés  sur  la  plaine  couime  l'herbe  de  la 
prairie  sur  la  fin  du  jour,  quand  le  faucheur  a  lenuiué  sa  liehe  : 
tant  le  carnage  est  terrible  parmi  les  premiers  qui  se  prcsenlunl  sur 
la  brèche. 

XXIV. 

Quand  [es  hautes  marées  assiégoni  les  rochers  du  rivage .  on  le- 
voit  eu  détacher  d'énormes  fragmenis  sapés  par  icur  ati.iqiies  i  i 
cissaiiles,  jusqu'à  ce  que  ces  masses  blanchdlies  s  écroulent  .n 

le  fracîi-s  du  l lerre.  ou  avec  lebriiilipie  produisent  dans  b-s  ^  •■ 

Ions  des  .\lpes  les  neigeuses  avalanches  :  ainsi  b-sd-'fens^ursde  C»- 
rinthe  .  épuis's  el  poussés  à  bout .  fiai^^seul  par  snccombfr  aux  as- 
sauts continus  el  répétés  de  la  miiliiiude  des  musulmans.  Ils  se  rent 
leurs  rangs  devant  l'armée  des  infidèles  cl  tombent  par  masses,  fer 
coiilre  fer.  pied  contre  pied.  Sur  le  champ  de  bataille,  la  luorl  seule 
est  muette;  les  coups  de  Iranehant  ou  de  pointe,  les  détonatiuus 
des  mousquets,  les  piières  des  vaincus,  les  cris  de  Irioniplie  des 
vainqueurs  se  mMent  aux  iléeharges  de  l'artillerie.  Les  villes  loin- 
taines qui  enleiidenl  ce  bruit  se  demandint  quel  peut  être  le  sort 
de  la  ba.aille,  si  la  victoire  est  de  leur  côté  ou  de  celui  des  enne- 
niis,  el  si  elles  doivent  pleurer  ou  se  réjouir  en  écoulaui  c-tie  vojx 
de  la  deslruciion,qui  rugit  à  travers  les  collines  et  rcnpiil  leurs  échos 
de  sous  lerriblcs  et  inaccoutumés.  Ce  jour-là,  on  lenlcndii  de  Sa- 
lauiine  et  de  Mégare,  ut  même,  assure-t-on,  de  la  rade  du  Pirée. 


XXV. 

Depuis  la  pointe  jDsqu'à  la  garde,  les  épées  et  les  sabres  sont  rou- 
gis de  sanj;;  mais  Li  ville  est  prise  et  le  pillage  commence  :  c'est  la 
seconde  ph.ise  du  carnage.  Des  cris  plus  perçants  s'élèvent  des  mai- 
sons sacc.igées:  eniendez-voBs  les  pas  d.-s  fuyards  clapoter  d.ms  les 
rues  où  ils  glissent  dans  le  sang?  Ç.'i  et  là,  aux  endroits  où  s  offre 
une  position  favoraM.'.  des  groupes  de  dix  ou  dinize  hommes  ilcses- 
pérés,  s'aiTêtenl.  fout  face  en  arrière,  et,  adossés  à  une  inuiaille. 
arrêtent  l'ennemi  ou  meurent  eu  combattant. 

Parmi  eux  on  remarc^ue  uu  vi. 'illard...  ses  cheveux  ont  blanchi, 

mais  son  bras  de  vétéran  a  encore  loiilc  .sa  fon-e  :  il  a  vaillamment 

soutenu  le  poids  de  la  journé.',  el  les  cadavres  forment  un  ilemi- 

ccrcle  autour  de  lui;  ageune   blessure  ne  l'a  encore  atlcint.  et  lout 

en  reculanl.  il  cunlinue  de  coiub.iltre  et  ne  se  lai.s.s<>  pas  entourer. 

Sous  sou  Corselet  brillant ,  d'anciens  combats  ont  lai>sé  plus  d'une 

cicatrice;   mais  toutes  les  blessures  qu'on  pourrait  lrou\ersur  son 

j  Corps  sont  d'une  d.itc  antérieure,  l'eu  déjeunes  guerriers  pourraient 

I   lutter  contre  le  bras  de  fer  du  vieillard;  el  les  ennemis  auxquels  il 

I  lient  tête  h  lui  seul  sont  plus  nombreux  que  les  cheveux  djà  écl.iir- 

cis  de  sa  tête  argentée  Son  sabre  se  promène  de  droite  el  de  gauche. 

I  A  la  suite  de  ce  jour,  plus  d  une  mère  otloiuane  pleurera  des  fils  qui 

I   n'élaicnl  pas  nés  encore  quand,  pour  la  première  fois,  il  trempa  son 

!  glaive  dans  le  sang  infidèle;  alors,  il  n  avait  pas  vingt  ans.  Il  eiîl 

'  pu  êlre  le  père  de  tous  ceux  qui,  dans  ce  dernier  combat,  tombèrent 

'  sous  SCS  coups;  car,  avant  perdu  lui-même  un  fiis.  sa  rage  semblait 

s'attacher  à  faire  autant  qu'il  pouvait  d'ennemis  aini.;és  comme  lui  ; 

et  depuis  le  jour  où,  au  cunibal  des  Dardanelles,  ce  fils  unj<|ue  avait 

perdu  la  vie,  le  bras  terrible  du  père  avait  immolé  à  ses  mdiiesplus 

qu'une  hécatombe  humaine.  Si  les  ombres  de  ceux  qui  nssoni  plus 

]ieuvenl  clie  apaisées  par  le  carnage,  louibre  de  ratrorle  puise  ré- 

Iouir  de  moins  de  victimes  que  celle  du  lils  de  .Minolii .  mort  d<ius 
es  lieux  où  l'Asie  se  sépare  de  l'Europe.  Il  fut  inhume  sur  ce  ritage 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BY  RON. 


130 


où,  plusieurs  inille  ans  aupai-avant,  des  milliers  de  guerriers  ont 
Iruuvé  leur  tombeau.  Que  resle-t-il  deux  pour  nous  dire  où  ils  re- 
posent et  comment  ils  ont  succombé?  Pas  même  une  pierre  sur  le 
j  gazon  de  leur  fosse;  pas  un  ossement  dans  leur  tombe;  mais  ils  vi- 
vent dans  des  chants  qui  donnent  l'immorlalilé. 


XXYL 

Ecoutez  ces  cris  d'Allah  !  voici  venir  une  troupe  des  musulmans 
les  plus  braves:  celui  qui  marche  à  leur  ti^te  a  le  bras  nu,  et  les 
coups  lie  ce  bras  nerveux  sont  rapide?,  impitoyables  ;  découvert  jus- 
qu'à l'épaule,  il  montre  la  route  du  carnage;  c'est  par  là  que  ce 
chof  se  dislingue  dans  les  conibals.  D'autres  suerriers  offrent  à  l'en- 
nemi lapjial  d'une  plus  riche  dépouille;  maint  cimeterre  a  une  plus 
riihe  poignée,  mais  aucun  n'a  une  lame  plus  souvent  rougie. 
D'autres  ont  le  frout  ceint  d  un  turban  plus  splendide...  Alp  ne  se 
fait  reconnaître  qu'à  son  bras  blanc  et  nu  :  regardez  au  plus  fort 
dfi  la  mêlée  et  vous  l'y  verrez;  sur  ce  rivage,  nulle  bannière  n'est 
plus  ra[)prochée  de  l'ennemi  que  la  sienne  ;  nul  étendard  dans  toute 
l'armée  musulmane  n'est  plus  volontiers  snivi  par  les  Dehlls.  11 
resplendit  comme  une  étoile  tombée  des  cieux.  Où  apparaît  ce  bras 
terrible,  les  plus  braves  combattent  ou  cimibattaient  tout  h  Iheure; 
lii,  les  lAclies  demandent  inutilement  quartier  au  Tartare  impitoyable; 
là,  le  bénis  meurt  en  silence  sans  daigner  pou.^ser  un  géinissciiient, 
ou  bien  il  se  soulève  sur  le  sol  ensanglanté,  et  rassemble  le  peu  de 
force  qui  lui  reste  pour  Immoler  l'ennemi  couché  près  de  lui  et 
comme  lui  mourant. 

xxvu. 

Le  vieillard  est  toujours  debout  et  intrépide,  et  devant  lui  Alp 
se  trouve  un  moment  arrêté.  «  Rends-loi,  Minotli  :  reçois  la  vie  et 
sauve  celle  de  ta  fdie.  —  Jamais,  renégat,  jamais  ;  quand  la  vie  que 
tu  m'otl'res  devrait  être  éternelle.  —  Krancescal...  ô  ma  fiancée!... 
doil-elleaussi  périr  victime  de  ton  orgueil  ? —  Elle  est  en  sùielé.  — 
Où  est-elle?  où  est-elle?  —  Dans  les  cieux ,  qui  sont  fermés  à  ton 
ànie  pai-jure...  loin  de  toi,  et  pure  de  toute  tache.  »  Un  sourire  fa- 
rouche erre  sur  les  lèvres  de  Minotli  quand  il  voit  Alp  chanceler  à 
ses  paroles,  comme  si  un  coup  mortel  l'eût  frappé.  «ODieu!  et  quand 
est-elle  morte? —  La  nuit  dernière...  El  je  ne  pleure  point  le  départ 
de  son  âme  :  ainsi  aucun  rejetun  de  ma  noble  race  ne  sera  l'esclave 
de  Mahomet  et  le  lien...  Avance  donc,  traître!  »  Ce  défi  est  vain  : 
Alp  est  déjà  avec  les  morts.  Pendant  que  les  paroles  de  Minotli  pé- 
nétraient dans  son  cœur,  plus  veuieresses  que  n'eût  été  la  puinie 
"de  son  glaive,  s  il  lui  eût  donné  le  temps  de  frapper  ,  du  portail 
d  une  église  voisine,  longtemps  di'fcndue  par  un  petit  nombre  de 
braves  qui  tentaient  une  résistance  désespérée,  une  balle  est  partie 
qui  a  étendu  Alp  sur  le  carreau.  Avant  que  personne  ait  pu  voir  la 
bles>ure  ouverte  dans  le  crâne  de  l'intidôle,  il  tourne  sur  lui-même 
et  il  tombe  pour  ne  plusse  relever  :  au  moment  de  sa  chute,  une 
flamme,  un  éclair  passe  devant  ses  yeux,  et  à  cette  lueur  succèdent 
d'élcinelles  ténèbres  qui  se  répandent  dans  son  cerveau  encore 
palpitant  :  d  ne  lui  reste  de  vie  qu'un  léger  frémissement  qui  par- 
court tous  ses  membres.  Ses  compagnons  le  retournent  et  le  met- 
tent sur  le  dos:  sa  poitrine  et  son  Iront  sont  .souillés  de  poussière  et 
de  sang,  et  de  ses  lèvres  sort,  déjà  épaissi,  le  liquide  qui  tout  à 
l'heure  circulait  au  plus  profond  de  ses  veines  :  mais  son  pouls  n'a 
plus  un  battement;  pas  un  sanglot  d'agonie  ne  sort  de  sa  gorge; 
pas  un  mot,  un  soupir,  un  râle,  n'annoncent  son  dernier  instant. 
Avant  même  que  sa  pensée  pût  prier,  il  a  passé,  sans  un  moment 
de  répit,  sans  espoir  dans  la  miséricorde  divine,  et  restant  jusqu;iu 
bout...  un  renégal. 

XXVUI. 

Amis  et  ennemis  poussent  un  cri  terrible  :  les  uns  de  fureur,  et 
les  autres  de  joie  ;  puis  ils  recommencent  le  combat  :  les  glaives  se 
heurtent,  les  lances  sont  dardées  en  avant  ;  les  coups  de  taille  et  de 
pointe  s'échangent  et  renversent  les  guerriers  dans  la  poussière. 
De  rue  en  rue  .  pas  à  pas,  Minotli  dispute  à  l'ennemi  la  dernière 
portion  qui  lui  reste  de  tous  les  pays  soumis  à  son  commandement  : 
les  débris  de  sa  troupe  vaillante  1  aident  de  leurs  bras  et  de  leur 
courage.  On  (eut  encore  tenir  dans  l'église  d  où  est  parti  le  coup 
providentiel  qui.  en  renversant  X\\<,  a  vengé  à  demi  la  chute  de 
Corinlhe  :  c'est  là  qu'ils  se  retirent  d'un  pas  lent,  en  laissant  der- 
rière eux  une  trace  de  sang,  faisant  toujours  lace  à  l'ennemi ,  et 
échangeant  avec  lui  des  coups  mortels.  Ainsi  le  chef  et  ses  com- 
pagnons se  joignent  aux  derniers  défenseurs  du  temple  :  à  l'abri  du 
massif  édilice,  ils  pourront  respirer  un  moment. 


XXIX. 

Oui,  un  moment  bien  court!  Les  guerriers  en  turban,  dont  la 


foule  et  la  fureur  s'accroissent  sans  cesse,  con'inuent  de  s'avancer 
avec  tant  de  force  et  d'ardeur  qiij  leur  nombre  même  leur  interdit 
la  retraite.  Une  seule  rue  fort  étroite  conduit  au  lieu  où  se  défen- 
dent encore  les  chrétiens,  et  si  les  plus  avancés  cèdent  à  la  frayeur, 
c'est  on  vain  qu'ils  tenteraient  de  fuir  à  travers  celte  épaisse  co- 
lonne :  il  faut  combattre  on  mourir.  Us  meurent;  maisavanl  que 
leurs  yeux  soient  fermés,  des  vengeurs  s'élèvent  sur  leurs  cadavres; 
de  nouveaux  comhattanls  viennent  furieux  remplir  les  rangs  éclair- 
cis  où  ils  tombent  à  leur  tour.  Hélas!  les  bras  des  chrôllens  com- 
mencent à  se  fatiguer  et  à  faiblir  en  face  de  ces  attaques  .'•ans  cesse 
renouvelées  :  les  Ottomans  sont  arrivés  à  la  porte;  sa  masse  d  ai- 
rain résis  e  encore,  et  toujours,  de  toutes  les  moindres  fenl^'s  par- 
tent des  balles  meurtrières,  de  toutes  les  fenêtres  en  débris  sortent 
des  décharges  de  la  flamme  sulfureuse.  Mais  le  portail  chancelle  et 
plie,  1  airain  cède,  les  gonds  crient...  la  porte  s'ébranle,  elle 
tombe...  et  tout  est  fini  :  Coriuthe  ne  peut  plus  résister;  Corinlhe 
est  perdue  I 

XXX. 

Sombre ,  farouche  et  resté  seul,  Minotli  est  debout  sur  les  marches 
de  l'autel  :  au-dessus  de  lui  brille  l'image  de  la  madone,  embellie 
déteintes  célestes,  les  yeux  pleins  de  lumière  et  d'amour  .  placée 
au-dessus  de  l'autel  sacré  .  elle  doit  fixer  sur  les  choses  divines  les 
pensées  des  fidèles  agenouillés  qui  la  voient,  l'Enl'ant-Dieu  .sur  ses 
genoux,  sourire  doucement  k  leurs  prières  comme  pour  les  cnvo.ver 
vers  le  ciel.  Aujourd  hui,  elle  sourit  encore;  elle  sourit  à  travers  le 
carnage  qui  souille  la  sainte  nef.  Minotli  lève  vers  elle  ses  regards 
affaiblis  par  les  ans;  il  fallen  soupirant  le  signe  de  la  croix,  et  prend 
une  torche  qui  brûlait  devant  l'autel.  Alors  il  reste  immobile  et  si- 
lencieux ,  tandis  que  les  musulmans  entrent  et  s'avancent  le  fer  et 
la  Qamme  à  la  main. 

XXXI. 

Les  caveaux  que  recouvrait  le  pavé  de  mosa'ique  renfermaient 
les  morts  des  siècles  passés  ;  leurs  noms  étaient  gravés  sur  la  dalle  : 
mais  maintenant  le  sang  empêche  de  les  lire  :  les  armoiries  sculp- 
tées ,  les  couleurs  bizarres  des  difl'érents  marbres  veint^s,  tout  cela 
est  taché .  reluisant  de  sang ,  parsemé  de  tronçons  d'épées  et  de 
cimiers  rompus.  Sous  ce  pavé  couvert  de  cadavres,  d  autres  morts 
reposent  glacés  dans  leurs  cercueils  rangés  en  longues  lignes  :  à  la 
pâle  clarté  qui  perce  à  travers  une  grille  sombre,  ceux-ci  se  mon- 
trent réunis  dans  leur  majesté  sombre.  Mais  la  guerre  a  (lénélré 
dans  leurs  ténébreuses  retraites ,  et  sous  les  voûtes  sépulcrales , 
auprès  de  ces  morls  décharnés,  elle  a  entassé  ses  trésors  de  soufre 
et  de  salpêtre.  C'est  là  que,  pendant  un  long  siège,  les  chiéliens 
ont  établi  leur  magasin  principal;  une  trainee  de  pondre  récem- 
ment préparée  y  communique  :  dernière  el  fatale  ressource  que 
Minotli  s  est  réservée  contre  un  ennemi  désormais  irrésistible. 


XXXIl. 

Les  musulmans  avancent;  peu  de  chrétiens  combattent  encore,  et 
ils  combattent  en  vain  :  faute  d'ennemis  viianls  et  jiour  assouvir 
la  Suif  de  vent,'eance  qui  s'est  éveillée  en  eux,  ces  barbares  vain- 
queurs percent  de  coups  les  cadavres,  tranchent  des  têtes  sans  vie  , 
renversent  les  statues  de  leurs  niclies.  dépouillent  les  chapelles  de 
leurs  riches  offrandes,  et  leurs  profanes  mains  se  disputent  les  vases 
d'argent  (pie  les  saints  ont  consacrés.  Ils  s'avancent  vers  laulel 
principal  quel  éblouissant  spectacle  il  offre  aux  yeux!  sur  la  table 
on  voit  encore  la  .«ainte  coupe  d'or  :  massive  et  profonde,  elle  biille 
aux  yeux  des  spoliateurs  comme  un  prix  splendide  de  leur  violoirç  ; 
ce  matin  même  elle  a  contenu  le  vin  consacré  changé  par  le  (Mirist 
en  son  divin  sang  ,  et  ses  adorateurs  l'ont  bu  au  point  du  jour 

pour  sanctifier  leurs  âmes  avant  d'aller  au  combat quelques 

gouttes  restent  encore  au  fond  du  calice.  Puis,  autour  de  lauiel, 
brillent  douze  lampes  massives,  splendide  ornement  fait  du  métal 
le  plus  pur  :  celte  dépouille .  c'est  la  dernière  et  la  plus  riche  de 
toutes. 

XXXIII. 

Ils  approchent  ;  déjà  le  premier  d^  la  bande  étend  la  main  pour 
saisir  ce  trésor,  quand  le  vieux  Minotli  baisse  sa  torche,  l'approche 
de  1  inflammable  traînée...  L'explosion  a  tonné!  Tours,  caveaux, 
autels,  trésors,  cadavres  musulmans  ou  chrétiens,  tout  ce  qiiircste 
ou  vivant  ou  mort  est  lancé  dans  les  airs  avec  le  temple  en  débris, 
el  tout  se  confond  dans  un  all'reux  mugissement  !  La  ville  eu  ruines, 
les  remparts  renversés,  les  vagues  un  moment  refouh'es  vers  la 
pleine  mer,  les  collines  voisines  qui,  sans  être  déchirées  ,  s'ébran- 
lent comme  par  un  tremblement  de  terre:  mille  objets  informes 
emportés  vers  le  ciel  dans  un  tourbillon  de  flinime  et  de  lumée  par 
le  souffle  de  l'explosion tout  annonce  au  loin  la  fin  de  la  lutte 


uo 


LES  VKIl.LÊES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRflES. 


nrhnrndi'  qui  trop  Ion(;lemps  a  Hi^tnlf  cp  rivngp.  Tout  ce  qui  vivait 
ici-lins  fomlile  prrmlic  son  vol  vpi-g  It-s  riciix  ;  ri  (piaiiil  loul  ic- 
fonilio,  ilo«  puorrif  rs  ilo  luiule  Inillir ,  consmiK's  pl  niiioiiiilris  par  la 
(lammp.  iH'  "-uni  iilii"  <)  lo  do  clii'lifR  ino'CPiuix  do  cliailxm  qui  jnii- 
clii'iit  In  piniiip.  Les  cendres  rouvrent  In  terre  comme  une  pluie; 
quelques  d'hiis  Inimains  tombent  il  ns  le  i;<>\{>:  ipii ,  en  I  s  rece- 
lant ,  deî'sine  mille  cercles  h  sa  surface  ;  d'autres  n'arrivent  que 
jusqu  au  rivage,  ou  sont  (lis|iersi;s  au  loin  sur  loul  l'istliine.  (Chré- 
tiens ou  musulmans,  nue  sonl-ils?  Que  leurs  uièies  le  disent ,  si 
elles  peuvent  les  voir!  olil  loi-si|u'ils  donnaient  dans  leurs  berceaux, 
et  que  cbaquR  mère  conleiuphiii  en  souriant  le  doux  sommeil  de  son 
nourrisson,  elle  i^tait  loin  de  (lenser  qu'un  jour  ces  membres  déli- 
cats seraient  si  cniellcment  déchirés.  O'Iles  qui  les  ont  mis  au  jour 
ne  pourraient  mainienant  les  reconnaître  :  ce  rapiile  moment  n'a 
laissé  aucune  trace  des  formes  et  de  la  face  humaines,  si  ce  n  est 
quelque  ossemenl  ou  un  crine  brisé.  Sur  la  plage  sont  aussi  re- 
lomhées  cl  di'pe  sees  au  loin  des  solives  enllamiuées;  des  pierres 
se  sont  enfoncées  profondément  dans  la  terre,  et  mille  débris  fu- 
mants et  noircis  gisent  de  tous  colés. 

Tous  hs  ô'res  vivants  qui  entendirent  cet  épouvantable  choc  dis- 
parurent de  la  contrée  :  les  oiseaux  des  boiss'envolèrent  ;  les  chiens 
Siiiivaves  s'enfuirent  en  hurlant  ei  laissant  les  morts  sans  sépuliure; 
les  rhameaux  quittèrent  leur  gardien  ;  le  hœuf  qui  labouiiiit  dans 
les  champs  brisa  son  joug,  le  coursier  plus  rapproché  île  la  ville 
s'rlaiiça  dans  la  plaine;  en  rompant  et  la  sangle  et  la  bride;  la  gre- 
nouille dans  .«es  marais  fit  entendre  un  coassement  plus  plein  et 
nlus  discord  ;  les  loups  hurlèrent  sur  la  colline  caverneuse  ,  dont 
lécho  répétait  encore  le  tonnerre  de  lexidosion;  la  troupe  des 
chacals  se  réunit  pour  glapir  cl  faire  entendre  au  loin  ce  cri  plaintif 
pareil  à  la  fois  au  vagissement  d'un  enfant  et  à  la  plainte  du  chien 
que  l'on  frappe;  les  ailes  subiicmenl  étendues  et  les  plumes  héris- 
sées, l'aigle  quitta  son  aire  pour  se  rapprocher  du  soleil  :  h  la  vue 
du  nuage  qui  s  épaississait  au-dessous  de  lui  et  des  flots  de  fumée 
infecte  qui  venaient  l'assaillir ,  il  éleva  son  vol  en  poussant  de 
grands  cris. 

Ain.si  Ciirinthe  fut  perdue  et  conquise. 


FIN  DC  SIEGE  DE  COBUV'TIIE. 


POESIES  DIVERSES. 


(Snile.) 


ADiEn  (1808). 

Adieu I  si  le  l'iol  entend  une  prière  fervenie  pour  le  bonheur 
d'aiilriii  ,  la  mienne  ne  se  prrdra  pas  enlièremenl  dans  les  airs  : 
mais  elle  ira  porter  ton  nom  par-del.i  le  firmament.  Que  servirait  de 
parler,  de  pleurer,  de  gémir  :  oh  '  des  larmes  de  sang,  arrachées  des 
yeux  du  coupable  qui  expire,  diraient  à  peine  toutes  les  douleurs 
renfermées  dans  ce  mol  :  adieu...  adeu! 

Mes  lèvres  sont  muettes,  mes  jeux  sont  secs;  mais  dans  mon  sein 
et  dans  mon  cerveau  s'éveillent  des  tourments  qui  ne  CPS.seront 
point,  une  pensée  qui  ne  dormira  plus.  Mon  âme  ne  daipne  pas. 
n  ose  pas  se  plaimlre,  malgré  la  révoUe  intestine  de  la  douleur  et 

delà  p.is^ion.  Je  sais (;uc  nous  avons  aimé  en  vain;  je  sens 

toutes  les  douleurs  de  ce  mot  :  adieu...  adieu! 


LE   TniiPAS. 

Urillant  soit  le  séjour  de  ton  âme!  nulle  autre  plus  adorable  ne 
brisa  ses  chaînes  moi  telles  pour  briller  dans  les  sphères  des  bien- 
heureux. 

Ici-bas.  tu  atteignais  presque  à  celle  divinité  que  lu  vas  posséder 
pour  toujours;  et  nous  pouvons  calmer  noire  douleur  en  songeant 
que  Ion  Dieu  est  avec  loi. 

Qu'il  te  soit  léger,  le  gazon  de  ta  tombe!  que  ea  verdure  brille 


de  lérlnt  de  l'émcraudc  :  il  ne  doit  pis  y  avoir  une  ombre  de  tris- 
tesse dans  re  qui  nous  rappi'lle  Ion  souvenir. 

Qiip.  (le  jeunes  Heun»  et  un  arbre  toujours  vert  croisspnl  fW  le 
sol  où  lu  re|ioses  :  mais  qu'on  n'v  voie  ni  l'if  ni  le  cyprès:  pour- 
quoi porleriuns-uous  le  deuil  des  bienheureux t 


Quand  nous  nous  sommes  quilles,  dans  le  silence  et  dans  les  lar- 
mes, le  cœur.'i  demi  brise,  pour  ne  nous  retrouver  de  longtemps,  la 
joue  devint  pAle  cl  froide,  plus  froids  encore  te- Itaisers  :  Irislcs  mo- 
mcnls  qui  présageaient  la  tristesse  des  inomenis  Ji  venir. 

La  rosée  du  matin  (Jccendit  glacée  sur  mon  front...  je  re«.senlit 
comme  un  averlissemenl  île  ce  que  j'éprouve  a  ijonrd  hui.  Tu  a« 
rompu  Ions  tes  serments,  et  légère  esi  ta  renommée:  j  entends  pro- 
noncer Ion  nom,  et  j'en  parlage  la  honte. 

Ils  le  nomment  devant  moi,  et  c  est  un  glas  de  mort  qui  relentil 
à  mon  oreille  :  lout-h-coup  je  me  sens  Ireesaillir...  Oh!  pourquoi  me 
fus-tu  si  chère?  Ils  ne  savent  pas  que  je  t'ai  connue,  ceux  qui  te 
connaissent  trop  bien...  Oh!  longtemps,  longtemps  ion  souvenir 
me  suivra,  plus  amer  que  je  ne  puis  dire. 

Nous  nous  .sommes  vus  en  secret...  Je  gémis  en  silence  de  voir 
que  ton  cœur  ait  pu  oublier,  Ion  âme  trahir.  Si  jamais  je  le  revois, 
après  de  longues  années,  comment  pourrai-je  l'accueillir?  ..  Oans 
le  silence  et  les  larmes. 


A  UN  JEUNE  AMI. 

Peu  d'années  se  sont  écoulées  depuis  que  vous  et  moi  nous  fûmes 
deux  amis,  du  moins  de  nom  ;  et  la  joueuse  sincérité  de  I  enlance 
a.ssura  la  longue  durée  de  ce  sentiment. 

Mais  aujourd'hui,  comme  moi,  vous  savez  trop  qu'il  faut  souvent 
peu  de  chose  pour  aliéner  un  cœur;  et  qu'après  avoir  beaucoup 
aimé,  souvent  on  croit  ne  pas  avoir  aimé  du  tout. 

Telle  est  1  inconsiance  de  noire  esprit,  telle  est  la  fragilité  de  nos 
premières  atTeclions  ,  qu'il  suffira  d'un  mois,  peut-être  d'un  jour, 
pour  vous  faire  changer  de  nouveau. 

S'il  en  est  ainsi ,  ce  n'est  pas  moi  qui  déplorerai  jamais  la  perle 
d'un  tel  cœur  :  la  ruite  en  est,  non  point  à  vous,  mais  à  la  nature 
qui  vous  a  créé  si  léger. 

Comm»  les  flots  capricieux  de  I  Océan  ,  les  sentiments  humains 
ont  leur  flux  ei  leur  reflux;  qui  voudrait  se  fier  à  une  âme  que  trou-' 
blent  toujours  d'orageuses  liassions? 

Qu'im|iorte  qu'élevés  ensemble,  les  jours  de  notre  enfance  aient 
élé  des  joure  de  bonheur!  le  printemps  de  ma  vie  s'est  écoulé  ra- 
pidement ;  et  vous  aussi  vous  avez  ces.sé  d  être  un  enf.inl. 

Au  moment  où  nous  prenons  conL'é  de  la  jeuncs.se  pour  nous 
faire  les  esclaves  d'un  monde  hvporrile  cl  jaloux,  nous  disons  a  la 
vérilé  un  long  adieu  :  car  ce  monde  corrompt  I  âme  la  plus  nob'o. 

Joyeux  âge  où  l'âme  en  tout  est  intrépide,  si  ce  n'est  dans  le 
mensonge  ,  où  la  pensée,  se  manifestant  avant  la  parole  ,  étincelle 
dans  un  leil  calme  cl  ]ilacide  I 

Il  n'en  est  plusainsid  ins  des  années  plus  mûr;  l'homme  dès  lors 
n'est  qu  un  instrument  :  l'intérêt  domine  ses  esp'-rances  et  ses 
craintes;  sa  haine  et  son  amour  sont  asservis  ii  des  règles. 

Enfin  nous  apprenons  à  marier  nos  vices  aux  vices  des  in.senscs 
qui  nous  ressemblent,  et  c  est  à  ceu.\-là.  h  eux  seuls,  que  nous  pro- 
siiiiions  le  nom  d'amis. 

Telle  est  la  commune  de-stinée  de  l'homme  :  pouvons-nous  donc 
échapfier  à  la  sotiise  universelle?  dépend-il  de  nous  de  renverser 
l'état  des  choses,  et  de   ne  pas  èire  ce  que  ch.icun  est  à  son  tour  ? 

Non!  pour  moi ,  dans  toutes  les  phases  de  ma  vie,  mon  destin 
s'est  montré  tellement  sombre,  j  ai  tanl  de  raisons  de  haïr  et  le 
monde  et  les  hommes  ,  que  je  me  soucie  peu  du  moment  où  je  quit- 
terai la  scène. 

Mais  vous,  esprit  incons'anl  et  léger,  vous  brillerez  pour  vous 
éelipser  bientôt,  comme  1  insccle  qui  étincelle  dans  I  ombre,  mais 
qui  ne  peut  soutenir  1  éc  al  du  jour. 

Hélas  !  dans  ces  lieux  que  hante  la  folie .  où  se  rencontrent  princes 
et  fiarasites  (car  sous  les  lambris  des  rois,  les  victs  toujours  bien- 
venus se  choieiil  mutiiellcinent). 

On  vous  voit  chaque  soir  ajouter  un  papillon  de  plus  au  tour- 
billon de  la  foule,  et  votre  cœur  frivole  se  trouve  heureux  d'applau- 
dir à  la  vanité,  de  courtiser  l'orgueil.  •• 

Là,  vous  vol  igez  de  belle  eu  belle,  souriant  et  emprssé,  comme 
ces  mouches  qui ,  dans  un  brillant  parterre  ,  souillent  toutes  les 
fleurs  q  l'elles  (.'oùient  à  peine. 

Mais  quelle  nymphe  ,  d  tes-moi,  fera  cas  d'une  flamme  qui,  sem- 
blable aox  lueurs  vaporeuses  d  un  marais,  fou  follet  de  l'amour,  va 
et  vipQi  d  une  beauté  à  l'aulreT 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  lORD  BYKON. 


141 


Quel  jeune  cnrapagnoii .  éprouvât-il  même  pour  vous  un  senti- 
ment aflectiieux  ,  o^cia  1  aflicher  hauleraent  et  rabais-er  son  niâle 
orfîueil  jusqu'à  une  amitié  que  le  premier  sot  venu  peut  partager 
avec  lui  ? 

Arrêiez,  pendant  qu'il  en  est  temps  encore:  n'allez  plus  jouer  parmi 
la  foule  un  rôle  aussi  frivole  ;  arrachez-vous  à  ctte  exisience  sans 
but  ;  sovez  quelque  chose,  tout  ce  que  vous  voudrez...  mais  ne  sojez 
pas  un  fut. 


SUR   UNE    COUPE    FORMÉE    d'uN   CRANE  HUMAIN. 

Ne  recule  point ne  crois  pas  que  l'esprit  ait  quille  cette  de- 
meure :  vois  en  moi  la  seule  tête,  qui,  au  rebours  d'une  cervelle 
humaine,  ne  donne  essor  qu'à  la  joie. 

J  ai  vécu,  aimé  et  bu  comme  toi  :  mort,  j'ai  laissé  les  autres  os 
en  terre:  vide-moi  sans  crainte  :  tu  ne  me  fais  point  injure;  les 
bai~ers  du  ver  des  inmbeaux   sont  plus  tristes  que  les  liens. 

Mieux  vaut  renfermer  le  jus  pétillant  de  la  trappe;  mieux  vaut 
être  la  coupe  oij  s'abreuvent  les  dieux,  que  d'offrir  la  pâture  à  cette 
immonde  et  rampante  vermine. 

Que  ce  vase,  où  peut-être  quelque  esprit  a  brillé  jailis,  brille  lui- 
même  aujourd'hui  pour  aller  celui  des  autres  :  hélas!  quand  une 
tête  a  perdu  la  cervelle,  peut-on  mieux  la  remplacer  ijue  par  du  vin  ? 

lipuise  donc  la  coupe  tant  que  tu  le  peux  ;  quand  loi  et  les  tiens 
vous  serez  partis,  peut-être  vos  successeurs  vous  arraeheronl-ils 
aus^^i  à  la  terre,  pour  chanter  et  s'ébattre  autour  de  vos  reliiiues. 

Et  pourquoi  mm?...  si,  pendant  le  court  espace  de  la  vie.  ce  qui 
sort  d'une  lêle  d  homme  peut  produire  lanl  de  maux,  n'est-ce  pas 
un  sort  assez  beau  pour  elle  d'être  dérobée  aux  vers  et  à  la  cor- 
ruption pour  servir  enlin  à  quelque  chose. 


ÉPOUSB   ET   MÈRE    (180S). 

Eh  bien!  tu  es  heureuse,  et  je  sens  que  je  devrais  l'être  aussi;  car 
ton  bonheur  est,  comme  autrefois,  ce  qui  réchaud'e  mon  âme. 

Ton  époux  est  heureux....  et  il  y  a  pour  mui  quelque  clrnse  de  pé- 
nible dans  le  spectacle  de  sa  félicité,  mais  cela  doit  passer....  Oh  ! 
combien  mon  cœur  le  haïrait  s  il  ne  t'aimait  pas  1 

La  dernière  f.  is  que  j'ai  vu  ton  enfant  chéri,  j'ai  cru  que  mon 
cœur  jaloux  allait  se  briser;  mais  quand  sa  bouche  innocente  m'a 
souri,  je  1  ai  embrassé  à  cause  de  sa  mère. 

Je  l'ai  embrassé,  et  j'ai  étouffé  mes  soupirs  en  voyant  en  lui  les 
tra  Is  paieinels  ;  mais  il  avait  les  yeux  de  sa  mère,  et  ceux-là  étaient 
tout  à  l'amour  et  à  moi. 

Adieu  Mary  I  d  faut  que  je  m'éloigne  !  Tant  que  lu  seras  heu- 
reuse, je  ne  me  plaindrai  pas;  mais  je  ne  puis  rester  aux  lieux  où 
tu  es  :  bientôt  mon  cœur  serait  encore  à  toi. 

Je  croyais  que  le  temps,  (jue  la  fierté  avaient  éteint  une  flamme 
adolescente,  el  il  a  fallu  que  je  fusse  assis  à  ton  côté  pour  recon- 
naître que,  sauf  l'espérance,  mon  cœur  était  toujours  le  même. 

lit  pourtant  j'étais  calme  :  j'ai  connu  un  temps  où  mou  sein  eût 
tressailli  devant  lun  regard  ;  mais  en  ce  moment  trembler  ce  serait 
êlie  coupable.  Nous  nous  vîmes,  et  pas  une  fibre  en  moi  ne  fut 
agitée. 

Je  vis  tes  yeux  se  fixer  sur  les  miens;  et  ils  n'y  découvrirent  au- 
cun iriiuble;  lu  ne  pus  y  lire  qu'un  seul  sentiment,  la  sombre  tran- 
quillité du  désespoir. 

l'arioiisl  partons'  Ma  mémoire  ne  doit  plus  évoquer  ce  rêve  de 
ma  jiMinesse.  Oh  I  qui  me  donnera  les  flots  fabuleux  du  Lélhé? 
Cœur  insensé,  il  faut  te  taire  ou  mourir! 


SUR   LA   TOMBE    D  UN   TERRE-NEUVE. 

Quand  un  orgueilleux  enfant  des  hommes  est  rendu  à  la  terre, 
inconnu  à  la  gloire,  mais  élevé  par  sa  naissance,  l'art  du  sculpteur 
s'épuise  en  témoignages  d'une  pompi-use  douleur;  des  urnes  cise- 
lées nous  apiueiuienl  quelles  cendres  elles  renferment.  Lorsque  tout 
est  fini,  on  lit  sur  sa  tombe,  non  ce  qu  il  l'ut,  mais  ce  qu'il  aur  it  dû 
être.  Quant  au  pauvre  chien,  notre  ami  le  plus  lidèle,  le  premier  à 
nous  Souhaiter  la  bienvenue,  le  premier  à  nous  défendre,  le  chien 
dont  la  sincère  atVection  appartient  tout  entière  à  son  maître;  qui 
liavaiMf,  combat,  vit  et  respire  pour  lui  seul  ;  il  meurt  inhonoré, 
ses  méiiles  sont  oubliés,  et  on  lui  refuse  dans  le  ciel  lame  qu'il 
maiiifesiait  si  bien  sur  la  terre  Cependant  l'hoinme.  insecte  orgueil- 
leux, espère  le  pardon,  el  réclame  un  ciel  exclusivement  à  lui.  0 
homme!  faible  créature  dun  jour,  avili  par  l'oppression  ou  cor- 
rompu par  le  pouvoir,  vile  masse  de  poussière  animée,  quiconque 


te  connaît  doit  le  quitter  avec  dégoût!  Ton  amour  n'est  qn'impudi- 
cité  ;  ton  amitié,  qu'imposture;  tun  sourire  hypocrisie  el  les  paroles 
mensonge.  Vil  parla  nature,  n  ayant  de  nolde  que  ton  [lom,  il 
n'est  pas  d'animal  susceptible  d'affection  devant  qui  tu  ne  doives 
r  ugir.  Vous  qui  rencontrez  par  hasard  ce  modeste  tombeau,  passez 
votre  chemin  ;  lêlre  qu'il  honore  n'est  pas  de  ceux  qui  obtiendraient 
vos  regrets.  Ces  pierres  couvrent  les  restes  d'un  ami,  je  n'en  a 
connu  qu'un  de  Qdèle....  et  c'est  ici  qu'il  repose. 

Newstead,  30  novembre  1S08. 


REGRETS   (1808). 

L'homme,  exilé  des  bocages  de  l'Eden,  .s'arrêta  un  moment  avant 
de  franchir  le  seuil;  tout  ce  qu'il  voyait  lui  rappelait  le  souvenir 
du  passé  et  lui  faisait  maudire  sa  future  destinée. 

Mais,  après  avoir  erré  dans  de  lointains  climats,  il  apprit  à  porter 
son  farde  u  de  douleur:  el  tout  en  donnant  un  soupir  à  d  ancii-ns 
jours,  il  trouva  un  soulagement  dans  l'activité  de  sa  nouvelle  exis- 
tence. 

C'est  ainsi,  madame,  qu'il  en  sera  de  moi,  et  je  ne  dois  plus  voir 
vos  charmes;  car  en  restant  près  de  vous,  je  soupire  après  tout  ce 
que  j'ai  connu  naguère. 

Le  plus  sage  est  de  fuir,  afin  d'échapper  aux  pièges  de  la  lenta- 
tion  :  je  ne  puis  contempler  mon  paradis  sans  désirer  de  l'habiter 
encore. 


Pourquoi  me  rappeler,  me  rappeler  ces  heures  si  chères,  main- 
tenant évanouies,  où  mon  âme  tout  entière  se  donnait  à  toi  ;  heures 
qui  ne  seront  o  d)liéesque  lorsque  le  temps  aura  énervé  nos  facultés 
vitales,  et  que  toi  el  moi  nous  aurons  cessé  d'être. 

Puis-je  oublier....  penx-lu  oublier,  toi  iiiême,  comment  Ion  cœur 
accélérait  ses  battements  quand  ma  main  se  jouait  dans  1  or  de  ta 
chevelure  1  Oh  !  sur  mon  âme,  je  te  vois  encore,  avec  les  yeux  lan- 
guissants, ton  beau  sein  doucement  agité,  el  tes  lèvres  qui,  dans 
leur  silence,  respiraient  l'amour! 

Ainsi  appuyée  sur  ma  poitrine ,  les  yeux  me  lançaient  un  doux 
regard,  qui  réprimait  à  demi  et  enflammait  les  désirs;  et  nous  nous 
rapprochions  encore,  encore,  et,  nos  lèvres  biûlantes  venant  à  se 
rencontrer,  nous  nous  sentions  mourir  dans  un  baiser. 

Et  alors  ces  yeux  pensifs  se  fermaient  ;  et  les  paupières,  en  se 
cherchant  l'une  l'autre,  voilaient  leurs  globes  d  azur,  pendant  que 
tes  longs  cils,  projetant  leur  ombre  sur  tes  joues  vermeilles,  sem- 
blaient le  plumage  d'un  corbeau  déployé  -nr  la  neige. 

Je  rêvais  la  nuit  dernière  que  notre  amour  était  revenu;  et  s'il 
faut  être  franc,  ce  rêve,  bien  qu'illusoire,  était  plus  doux  que  si, 
dans  mes  caprices,  j'eusse  brûlé  pour  d  autres  cœurs,  pour  des  yeux 
qui  ne  brilleront  jamais  comme  les  tiens,  dans  l'enivrante  réalité 
du  bonheur. 

Ne  nie  rappelle  donc  plus,  ne  me  rappelle  plus  ces  heures  qui, 
pour  jamais  disparues,  peuvent  encore  inspirer  de  doux  rêves,  jus- 
qu'à ce  que  toi  et  moi  nous  soyons  oubliés,  et  insensibles  comme  la 
pierre  funèbre  annonçant  que  nous  ne  serons  plus. 


Il  fut  un  temps....  qu'ai  je  besoin  de  le  désigner?  nous  n'en  sau- 
rions perdre  la  mémoire....  11  fut  un  temps  où  nous  sentions  l'un 
pour  l'autre  ce  que  j'ai  continué  à  sentir  pour  toi. 

El  depuis  ce  jour  où,  pour  la  première  fois,  la  bouche  confessa 
un  amoui  égal  au  mien,  quoique  bien  des  douleurs  aient  déchiré  ce 
cœur,  douleurs  que  le  lien  a  ignorées  el  n'a  pu  ressentir... 

Aucune,  aucune  n'a  pénétré  si  avant  que  celle  pensée  :  tout  cet 
amour  s  est  envolé,  fugitif  comme  ses  baisers  sans  foi;  mais  fugitif 
dans  Ion  âme  seulement. 

El  cependant  mon  cœur  a  éprouvé  quelque  consolation  lorsque, 
naguère  encore,  j  ai  cnlendu  ta  bouche,  avec  un  accent  qu'autrefois 
je  cioyais  sincère,  rappeler  le  souvenir  du  passé. 

Oui  I  femme  adorée  el  pourtant  cruelle,  dusses-lu  ne  plus  m'aimer 
jamais,  il  m'est  doux  el  plus  que  doux  de  voir  que  le  souvenir  de  cet 
amour  te  reste. 

Oui,  c'est  pour  moi  une  pensée  enivrante,  et  mon  âme  désormais 
cessera  de  ge.nir.  Sois  mainlenaut  ce  que  tu  voudras,  sois  ce  que 
tu  Voudras  dans  l'avenir,  tu  as  été  complètement ,  uniquement  à 
moi. 


112 


LES  VEILLÉES  LIITÉlumES  ILLUSJIlÉES. 


Tu  nie  pleiirorn»  liitiio  (|naiiil  ]<■  ne  «erni  plus!  Douce  lieauti', 
rrilis-iiioi  ds  mois  rliiirmnnls.  Totiiefois,  s'il  t'en  coule  de  les  re- 
ilirc,  Inis-loi  :  jamais  je  ne  vc)uilr:ils  l'affliger. 

Mi»n  ni'ur  est  brisi-  el  mon  rsiioir  l'ieinl  ,  mon  sang  coule  froiil 
dans  mes  veines  ;  fel  quand  j'aurai  cesse  de  vivre  ,  loi  seule  viendras 
gi'iiiir  au  lieu  de  mmi  repos 

ICI  pciiirlanl  il  me  spjiilile  qu'un  rayon  de  paix  brille  h  travers  le 
iiua(;e  (le  ma  dmilcur;  el  la  pensée  que  ton  cu'ur  a  sympalliisé  avec 
le  mien  siis|  end  un  niomeiil  mes  soi:fl°rancei:. 

Oil!  bénies  ^oIlmiI  les  larmes!  elles  sfinl  pii^i-ieuses  el  doublement 
chiresà  celui  diml  le<  jeux  ne  pi'n\rnl  plus  en  i(''|iandre. 

Finiiiie  adulée.  Il  fui  un  temps  où  mon  cœur  éluil  clialeureux  et 
tendre  comme  le  tien;  inuis  la  branlé  elle  uiéoie  a  cessé  de  charnier 
un  niallicuiciix  né  pour  souffrir. 

El  puuriani  lu  me  pleun-ras  quand  je  ne  serai  plus  !  Douce  beauté, 
redis-moi  ces  mois  cliariiianls.  Toulelois,  s'il  l'eu  coule  de  les  redire, 
tais-loi  :  jamais  je  oe  voudrais  l'uflliger. 


LES 


BAS-BLEUS 


ECLOGUES  LITTERAIRES. 


PREMIERE  EGLOGUE. 

Londres,  devant  la  porte  d'un  cours  public. 
TRACY  aborde  INKEL. 

Inkei..  Vous  arrivez  Iroptard. 

TnACT.  Kslce  donc  fini  ? 

Inkel.  Non  ;  el  ce  ne  sera  pas  fini  dans  une  heure  :  mais  les  bancs 
rcsscmblenl  à  un  parlene  ,  tant  ils  sont  bien  garnis  de  la  fleur  de 
nos  beautés,  qui  en  ont  fait  une  mode.l^omme  on  dit  les  beaux-arls, 
nous  appellerons  la  lirllp  passion  celle  manie  de  science  dont  le 
grand  inonde  s'est  tout  jéeemnienl  épris,  el  qui  a  fait  de  tous  nos 
hommes  comme  il  faul  des  lecteurs  enrages. 

Tracv.  Je  ne  le  sais  que  Irop;  car  j'ai  mis  à  boui  ma  propre  pa- 
tience .  en  in'éludiant  à  bien  étudier  toutes  vos  publiculums  nou- 
velles. J'ai  lu  Vamp  et  Scamp  ;  Soulhey,  Wordsworth  et  compagnie, 
et  toiil  leur  diable  de 

Inkki..  Arrêtez,  mun  bon  ami,  savez  vous  bien  à  qui  vous  parlez? 

Tracv.  ParfaitemenI ,  mon  cher;  vous  êtes  connu  dans  Pater 
nnxii-r  llnw.  Vous  êtes  un  auleur.  un  poète. 

l.NKF.L.  El  vousimat-'inez-vous  que  je  puisse  de  sang  froid  eiitcn- 
(lie  décrier  les  muses? 

TnAcv.  E\cusez-moi  :  je  n'ai  pas  eu  l'inleniion  d'offenser  les 
neuf  sieiii?:  quoique  ,  à  vrai  dire  .  le  nombre  de  ceu.t  qui  préten- 
dent,"i  leur-  faveurs....  Mais  lai.-sons-là  re  sujet  :  je  sors  tout  chaud 

de  la  lii>uiique  d  un  libraire contre  celle  d'un  pAlissier.  en  sorte 

que  ,  si  je  ne  trouve  pas  sur  les  ravons  du  bibliopole  le  livre  que 
je  cherche,  je  n'ai  qu'à  faire  deux  pas  pour  me  rendre  chez  le  voi- 
sin ;  car  vous  savez  que  tous  les  auteurs  se  Iriuvent  dans  l'un  ou 
1  autre  lieu.  Or,  je  viens  de  parcourir  une  eriiiqiie  charmante,  tel- 
lement saupoudrée  d  esprit,  lellenienl  aspergée  de  grec!  volreami.  . 
vous  savez...  y  est  si  joliment  flagelle,  que,  pour  me  servir  de 
l'expression  des  |)iéiisles ,  c'est  on  ne  peut  plus  «  rafraîchissant,  a 
Un  mol  admirable  ! 

iNKKL.  C  e>l  vrai  ;  il  a  quelque  chose  de  si  doux  el  de  si  pur  I 
peul-êlrcs'en  serl-on  un  peu  trop  souvent  ;  les  journaux  eux-mêmes 
oni  fini  par  l'adopter,...  mais  u  importe.  Vous  dites  donc  qu'ils  ont 
houspille  notre  ami! 

Tracv.  lis  ne  lui  ont  pas  laissé  un  lambeau,  pas  une  guenille  de 
sa  répuialion  présente  ou  passée,  qui,  diseni-ils,  e.sl  une  honte  pour 
le  siècle  et  la  nation. 


I.NKi;i,.  Je  suis  fâeliC  dapprendre  [.aredle  chose  ,  car  vous  savci 
que  1  amitié...  Ce  paiivn!  ami!  Mais  je  prévoyais  que  ci'l.i  Uni- 
rait ainsi.  Noire  amitié  est  telle  que  je  ne  veux  rien  lire  de  ce  qui 
pourrait  la  bli-s.'ii-r.  N'auriez-votis  pas  ,  par  hasard  ,  la  revue  dans 
votre  poche? 

Tracv.  Non;  je  lai  laissée  Ih-bas  environnée  d'une  dou/aine 
d'auteurs  ou  amateurs  'j'en  suis  désolé,  vraiment,  pui.^qu'il  s'agit 
d'un  ami)  ;  ils  étaient  l.'i  se  dispu'stanl  el  se  démen.tnl  comme  autant 
de  liiiins,  et  brûlant  d'impatience  de  voir  la  suite  de  tout  ceci, 

Inkkl.  Allons  les  re;oindre. 

TBAcy.  Quoi  donc!  n'allcz-vous  p.is  rentrer  au  cours? 

I.NKKi,,  La  salle  est  ciiconibrée;  un  spccire  ne  irouyerait  pas  a 
s'y  pl.icer.   D'ailleurs,  notre  ami  Scamp  est  aujourd'hui  si  absurde  .. 

Tracv.  Comment  poiivez-vous  le  «avoir  a>ant  de  lavoir  enendu? 

Inkei,.  J'en  ai  entendu  tout  autant  qu'il  m'en  faut;  et,  li  vous 
parler  franchement,  ma  retraite  a  eu  p'ur  motif  ses  absurdités,  non 
mous  que  la  chaleur. 

Tracv.  Je  n'aurai  donc  pas  perdu  grand'chosc? 

Inkel.  l'erdul...  un  fatras  pareil!  j'aimerais  mieux  inoculer  îi 
ma  femme  la  bave  d'un  chien  enragé  que  de  lui  faire  entendre  ileux 
heures  durant  le  galimatias  dont  il  nous  inonde,  pompé  ave<^  lant 

d'efl'oit,  dégorgé  avec  tant  de  peine,  que Venez,  ne  me  faites 

point  parler  mal  du  prochain. 

Tracy.  Moi  !  vous  aire  parler! 

Inkel.  Oui,  vous!  je  n'ai  rien  ditjusqu'auraomentoù  vousra'avez 
forcé,  en  disant  la  vérité 

Tracv.  De  parler  mal  !  est-ce  là  votre  déduction? 

I.NKEt.  En  menant  ce  Scamp  à  sa  juste  valeur,  je  suis  rexemjile, 
je  ne  le  donne  pas.  Ce  gaillard-là  n'est  qu'un  imbécUe,  un  impos- 
teur, un  niais. 

Tracy.  Et  la  foule  d'aujourd'hui  prouve  qu'un  imbécile  en  pro- 
duit beaucoup  d'autres.  Mais,  nous  deux,  nous  serons  sages. 

Inkel.  Alors,  je  vous  en  prie,  relirons-nous. 

Tracy.  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  mais 

Inkel,  Pour  vous  atiirer  dans  celte  serre-chaude,  il  faul  qu'il  y 
ail  pour  vous  un  objet  d'attraction  plus  vif  que  Scamp  et  la  harpe 
juive  (ju  il  appelle  sa  lyre. 

Tbacy.  C'est  vrai,  je  l'avoue  :  une  beauté  charmante. 

Inkel    Une  demoiselle? 

Tracv.  Miss  LilasI 

Inkel.  Le  bas-bleu?  l'hérilière? 

Tracy.  L'ange! 

Inkel.  Le  diable!  Eh!  mon  cher!  tirez-vous  de  ce  mauvais  pas 
aussi  vile  que  vous  pourrez.  Vous,  épouser  missLilas!  ce  serait  vous 
perdre  :  C  est  un  poète,  un  chimiste,  un  matbémalieien. 

Tbacv.  C'est  un  caractère  d'ange. 

I.NKEL.  Oui,  d'angle,..  Si  vous  lépousez,  vous  ne  larderez  pas  à 
en  venir  aux  gros  mots.  Je  vous  dis,  mon  cher,  que  c"est  un  bas- 
bleu  ,  aussi  bleu  que  l'éther  des  cieux. 

tracv.  Est-ce  là  un  motif  pour  que  nous  ne  puissions  nous  en- 
tendre? 

INKEL.  Hum!  je  puisdire  n'avoir  jamaisvu  la  concorde  résulterd  un 
tiy menée  avec  la  science,  l^  dame  est  si  inslruile  en  toute  chose, 
el  si  empressée  à  pénétrer  tout  ce  qui  se  rattache  aux  objets  scien- 
tifiques, que... 

Tracy.  Quoi? 

Inkel.  Je  ferais  peul-êlre  aussi  bien  de  me  laire;  mais  cinq  cents 
personnes  vous  diront  que  vous  avez  tort. 

Tracv.  Vous  oubliez  que  lady  Lilas  est  riche  comme  une  juive. 

Inkel.  Est-ce  la  demoiselle  ou  les  ecus  de  la  maman  que  vous 
avez  en  vue? 

Tbacy.  Mon  cher,  je  serai  franc  avec  vous...  je  poursuis  les  deux 
objets  à  la  fois.  La  demoiselle  est  une  fort  belle  fille. 

Inkel,  Et  vous  ne  vous  .sentez  aucune  répugnance  pour  la  suc- 
cession de  son  excellente  mère  ,  qui ,  je  vous  en  avertis,  m'a  t"Ut 
l'air  de  vouloir  vivre  pour  le  moins  autant  que  vous. 

Tracv.  Qu'elle  vi\e,  el  aussi  longtemps  qu'il  lui  plaira:  je  ne 
demande  que  le  cœur  el  la  main  de  sa  fille. 

Inkel,  Son  cœur  est  dans  son  encrier;  sa  main  ne  sait  tenir 
qu'une  jdume. 

Tracv.  A  (propos pourriez-vous  me  composer  quelques  cou- 
plets de  temps  à  autre? 

Inktl,  Dans  quel  bul? 

Tracv.  Vous  savez  .  mon  cher  ami ,  qu'en  prose  j'ai ,  à  loul  pren- 
dre, un  talent  fort  honiiêle  ;  mais  en  vers 

Inkel-  Vous  êtes  terriblement  dur,  il  faut  l'avouer. 

Tracv. J'en  conviens;  et  cependant,  au  temps  où  nous  vivons,  il 
n'y  apasdappàlplus  certain  pour  gagner  le  cœur  des  bclle.s,  qu'ijne 
stance  ou  deux  ;  el,  comme  je  suis  peu  au  courant  de  la  chose,  auriez- 
vous  la  boulé  de  m'en  fournir  quelques-unes? 

Inkkl.  Sous  votre  nom  ? 

Tracv.  Sous  mon  nom.  Je  les  recopierai  el  les  lui  glisserai  dans 
la  main  pas  plus  lard  qu'au  prochain  raoul 

Inkel,  Vos  aHViires  siint-elles  donc  tellement  avancées  que  vuus 
puissiez  vous  hasarder  jusque-là? 


ŒUVRES  COIMPLÈTES  DE  LORD  BYRON 


li3 


Tracy.  Comment  donc!  me  ci'ojcz-vous  subjugué  par  les  yeux 
d'un  bas-blt'u  au  pniiil  de  n'oser  lui  dire  en  vers  ce  que  je  lui  ai  dit 
eu  prose,  pour  le  moins  aussi  sublime? 

l.NKtL.  Aussi  sublime  !  s'il  en  est  ainsi,  vous  n'avez  nul  besoin 
de  ma  muse. 

Thacy.  Mais  considérez,  mon  cher  Inkel,  qu'il  s'agit  d'un  bas- 
bleu. 

I.NKF-L.  Aussi  sublime!  monsieur  Tracy,  je  n'ai  plus  rien  à  vous 

dire,  'l'cncz-vous-en  à  la  prose aussi  sublime!  ^lais...!  je  v.ous 

souhaite  le  bon  soir. 

Tracy.  Arrêtez,  mon  cher  ami;   songez  donc j'ai  tort,  je 

l'avoue;  mais,  je  vous  en  prie,  faites-moi  les  couplets. 

Inkel.   Aussi  sublime! 

TtiACY.  L'expression  m'est  échappée. 

Inkel.  Cela  se  peut,  monsieur  Tracy;  mais  cela  dénote  un  bien 
manv:,is  goùl. 

TnAcv.  Je  le  confesse,  je  le  sais,  je  le  reconnais...  que  faut-il 
vous  (lire  de  plus"? 

Inkel.  Je  \ou~  coinprends.  Vous  dépréciez  mes  lalçnts  par  d'in- 
sidieuses attaques ,  jusqu'au  moment  oii  vous  croyez  pouvoir  les 
faire  servir  à  voire  avantage. 

Tracv.  lit  n'est-ce  pas  là  une  preuve  que  j'en  Itiiscas  ? 

Inkkl.  J'avoue  qu'en  eCTel  cela  change  I  état  de  la  question. 

Tracy.  Je  sais  ce  que  je  fais  ;  et  vous  qui  n'êtes  pas  moins  homme 
du  monde  que  poète,  vous  n'aïuez  pas  de  peine  à  comiiremlre  que 
"je  n'ai  jamais  pu  avoir  l'inlenlion  d'offenser  par  mes  paroles  un 
génie  tel  que  vous,  et  d  ailleurs  un  ami. 

Inkel.  ^ans  doute  :  je  vous  ai  fait  comprendre  ce  ((ui  est  dû  h 
un  homme...  Mais,  venez,  donnons-nous  une  poignée  de  main. 

Tracy.  Vous  saviez,  et  vous  savez,  mon  cher  ami,  avec  quel  em- 
pressement j  achète  tout  ce  que  vous  publiez. 

Inkel.'  C'est  l'all'aiie  de  mon  libraire  ;  je  me  soucie  fort  peu  de  la 
vente:  et  ,  en  cfTet,  les  meilleurs  poèmes  commencent  toujours  par 
faire  peu  d'argent  ;  témoin  ^es  épopées  du  Renégat ,  les  drames  de 
Botlicrliy,  et  moi-même,  mon  grand  poème  romanti(|iie... 

Tracy.  A  eu  le  succès  qu'il  méritait  :  j'en  ai  lu  l'éloge  dans  la 
Revue  des  vieilles  filles. 

Inkel.  Quelle  revue? 

Tracy.  C'est  le  journal  de  Trévoux  de  l'Angleterre,  œuvre  ecclé- 
siaslique  des  jésuites  de  chez  nous.  Ne  lavez-vous  jamais  vue? 

Inkel.  C'est  un  plaisir  que  j'ai  encore  à  me  procurer 

Tracy.  En  ce  cas,  dépêcliez-vous. 

Inkel.  Pourquoi  ? 

Tracy.  J'ai  entendu  dire  que  l'autre  jour  ce  journal  a  failli  rendre 
l'âme. 

I.nkel.  Bon  !  signe  qu'il  ne  manque  pas  tout- à-fait  d'esprit. 

TiiAcY.  Certainement.  Serez- vous  au  raout  de  la  comtesse  de 
Fiddiecome? 

I.nkel.  J'ai  une  invitation  et  je  m'y  rendrai;  mais  pour  le  mo- 
ment, aussitôt  qu'il  plaira  à  l'ami  Scamp  de  descendre  de  la  kine 
(oil  il  va  sans  doute  clierclier  son  esprit  égaré),  aussitôt  qu  il  don- 
nera du  répit  à  sa  manie  professorale,  je  suis  engagé  chez  lady  Blue- 
bottle, pour  y  prendre  ma  part  d'un  soujier  froid  et  d'une  conversa- 
tion instructive:  c  est  une  sorte  de  réunion  dont  Scamp  est  l'objet, 
les  jours  où  a  lieu  son  cours  :  là ,  on  lui  sert  de  la  langue  froide  et 
des  louanges  à  discrétion.  J'avoue,  pour  ma  part,  que  celle  réunion 
n'a  rien  de  désagréable.  Voulez-vous  y  venir'  Miss  l.ilas  y  sera. 

Tracy.  Voilà  un  métal  attractif 
Inkel.  Oui  certes...  pour  la  poclie. 

Tracy.  Vous  devriez  encourager  ma  passion  ,  au  lieu  de  la  rail- 
ler, .'iiais allons;  car  d'après  le  bruit  que  j'entends... 

Inkel.  Vous  avez  rai.son  ;  partons  avant  qu'on  ne  vienne  ici,  si 
nous  ne  voulons  que  ces  dames  nous  tiennent  une  heure  à  leur  au- 
dience, exposés  à  l'interrogaloiie  et  au  contre-interrogatoire  de  toute 
la  troupe  des  bas-bleus.  Diable!  les  voilà  qui  arrivent;  je  reconnais 
le  vieux  Bolherby,  à  sa  voix  de  faux-bourdon,  à  sa  manière  de  par- 
ler ex  cnf/iecyrrf.  Oui!  c'est  lui-même.  Pauvre  Scamp!  hâte-toi  de 
venir  rejoindre  tes  amis;  sinon  il  te  paiera  de  ta  propre  monnaie. 
Tracy.  Il  n'y  a  rien  là  que  de  juste;  ce  sera  leçon  pour  leçon. 
Inkel.  t;'est  évident.  .Mais  au  nom  du  ciel!  éloignons-nous,  si 
nous  voulons  éviter  ce  fléau.  Venez,  venez  1  je  pars. 

(Inkel  sort.) 

Tracy.  Vous  avez  raison,  je  vous  suis;  tout  à  l'heure,  je  pou.'rai 

^  dire  :  «  Sic  me  serravit  AjmIIo  !  »  Nous  allons  avoir  toute  la  bande  à 

nos  trousses,  bas-bleus,  dandys,  douairières  ,  scribes  en  sous-ordre, 

tous  accourant  en  foule  chez  "lady   Bluebottle  pour  humecter  d'un 

verre  de  madère  leurs  gosiers  délicats. 

(Tracy  sort.) 


EGLOGUE  SECONDE. 
Un  appartement  chez  lady  Bluebottle.  —  Une  table  servie. 

Sir  Richard  Bluebottle  seul.  Jainais  homme  fut  il  plus  mal  ma- 
rié? Imbécile  de  m'ê'rc  tant  pressé!  Voilà  ma  vie  sens  dessus-des- 
sous et  mon  repos  détruit.  Mesjours,  qui  s'écoulaiiïiit  natruèie  dans 
un  néanl  si  doux  ,  sont  maintenant  occupés  pendant  les  douzo  heu- 
res du  cadran.  Que  dis-je,  douze  heures  !...  des  vingt  quatre  Inures; 
en  est-il  une  seule  ipieje  puisse  dire  à  moi?  Au  milieu  de  ce  tour- 
billon de  promenades  en  voilure,  de  visites,  de  danses,  de  dîneis.de 
celle  manie  d'apprendre,  d'enseigner,  d'écrivailler.  de  brill :r  dans 
les  sciences  et  les  arts,  du  diable  si  je  puis  me  distinguer  de  ma 
femme;  car,  bien  que  nous  soyons  deux,  je  ne  sais  comment  elle 
s'y  prend,  mais  elle  a  soin  en  loulc  chose  de  montrer  que  nous  ne 
faisons  qu'un.  Mais  ce  qui  me  désespère  encore  plus  que  les 
mémoires  à  régler  chaque  semaine  (quoique  ce  point-là  me  soit  très 
douloureux),  c'est  cette  bande  nomnrense  ,  railleuse,  m''disaule, 
déerivassiers,  de  beaux-esprits,  (te  professeurs,  blancs,  noirs,  bleus, 
qui  prennent  ma  maison  pour  une  auberge,  et  y  font  bombance  à 
mes  dépens...  car  il  paraît  qu'ici  c  est  l'hôte  qui  paie  la  carie...  Nul 
agrément!  nul  loisir!  nulle  considération  pour  ce  que  je  souffre, 
rien  qu'à  entendre  unsot  jargon  qui  m'élourdit  la  cervelle,  un  labil 
superficiel,  pillé  dans  les  revues  par  1  insipide  coterie  des  bas  bleus, 
ramassis  de  gens  qoi  ne  savent  même  pas...  Mais,  chut,  les  voici; 
plût  à  Dieu  que  je  fusse  sourd!. Cela  n'étant  pas,  je  serai  muet. 
Entrent  :  LADV  bluedottli:  .   miss  lil,\s,  lady    bluemont, 

messieurs  botherby,  i\kl:l,  tu.\cy,  miss  mazauim;,  et 

AUTRES,  avec  LE  PROFESSEUR  SCAMP,  ETC.,  ETC. 

LADY  BLUEBOTTLE.  .\h!  honjour,  sir  Richard  :  je  VOUS  amèuc  quel- 
ques amis. 

Sir  Richard,  à  part  et  après  avoir  salué.  Si  ce  sont  des  amis,  ce 
sont  les  premiers. 

Lady  Bluebottle.  Mais  la  collation  est  prête.  Veuillez  vous  as- 
seoir sans  cérémonie.  M.  Scamp,  vous  êtes  fatigué  ;  mettez-vous  près 
de  moi.  [Tout  le  monde  prend  place.) 

Sir  Richard,  à  part.  S'il  accepte,  c'est  alors  que  ses  fatigues  vont 
commencer. 

Lady  Bluebottle.  M.  Tracy,.,  lady  Bluemont,...  miss  Lilas,  as- 
seyez-vous, je  vous  prie;  et  vous  aussi,  monsieur  Bolherby. 

"Botherby.  .Madame,  j'obéis. 

Lady  Bluebottle.  Monsieur  Inkel ,  j'ai  à  vous  gronder  :  vous 
n'étiez  pas  au  cours. 

Inkel.  Excusez-moi,  j'y  étais;  mais  la  chaleur  m'a  forcé  de  sortir 
au  plus  bel  endroit,  hélas!  et  au  moment  où 

Lady  Bluebottle.  U  est  vrai  qu'on  étoulfait  ;  mais  vous  avez 
perdu  une  bien  belle  séance. 

BoTHERBY.  La  meilleur  des  dix. 

Tracy.  Comment  pouvez-vous  le  savoir?  il  doit  y  en  avoir  en- 
core deux. 

Botherby.  Parce  que  je  défie  d'aller  au-delà  des  merveilleux  ap- 
plaudisse'iienls  d'aujourd'hui.  La  salle  en  était  ébranlée. 

Inkel.  6h!  si  c'est  à  ce  signe  qu'il  faut  s'en  rappoi'ier  ,  j'accorde 
que  notre  ami  Scamp  vient  d'atteindre  aujourd'hui  son  apogée. 
Miss  Lilas,  permettez-moi  de  vous  servir une  aile? 

Miss  Lilas.  Je  ne  prendrai  rien  de  plus,  monsieur;  je  vous  re- 
mercie. Qui  fera  le  cours,  le  printemps  prochain? 

Botiierby.  Dick  Dunder. 

Jnkel.  C'est  à-dire,  s'il  vit  encore  à  celte  époque. 

Miss  Lilas.  Et  pourquoi  ne  vivrait-il  pas? 

Inkel.  l'ar  l'unique  raison  qu'il  n'est  qu'un  sot.  Lady  Bluemont, 
un  verre  de  Madère? 

Lady  Bluemont.  Volontiers. 

Inkel.  Comment  va  notre  ami  Wordsworth  ,  ce  trésor  dos  monts 
de  Windermere?  Reste-t-il  fidèle  à  ses  lacs,  comme  les  sangsues 
qu'il  chante  avec  ceux  qui  les  pèchent,  ainsi  qu'Homère  chantait 
les  héros  et  les  rois? 
■    Ladv  Bluebottle.  Il  vient  d'obtenir  un  emploi. 

Inkel.  De  laquais? 
•  Lady  Bluemont.  Fi  donc!  ne  profanez  pas  de  vos  sarcasmes  un 
nom  aussi  poétique. 

Inkel.  J'ai  parlé  sans  mauvaise  intention  ;  seulement,  je  plaignais 
son  maître;  certes,  le  poète  des  colporteurs  peut,  sans  déroger, 
porter  une  nouvelle  livrée;  d'aolanl  plus  que  ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  qu'il  a  retourné  ses  croyances  et  son  habit. 

Lady  Bluemont.  Fi  donc!  vous  dis  je;  si  par  hasard  sir  Geoigo 
vous  entendait.... 

Lady  Bluebottle.  Ne  faites  pas  attention  à  ce  que  dit  notre  ami 
Inkel  ;  nous  savons  tous,  ma  chère,  que  c'est  sa  manière  de  parler. 

Sir  Richard.  Mais  cet  emploi? 

Inkel.  C'est  peut-èlre  comme  celui  de  notre  ami  Scamp,  un  em- 
ploi de  professeur. 


I4i 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRIÏES. 


Lapv  Di.ukdottlr.  Pardonnez-moi...  il  est  employé  au  limbrc.  Il 

IlM  iiiiiniiK'  roll  oleur. 

Tn  (.V   Cdlli'i'icur. 

Sir  KiciiAan.  Comment? 

Miss  Lilas.  yuolT 

iNkKL.  Je  pcnKerni  souvent  à  lui  en  achetant  un  chapeau  neuf , 
c'est  \ti  qui?  pa  altront  ses  œuvres  (t). 

I  ADV  Ùlukmgnt.  Monsieur,  elles  onl  pénétré  jusqu'au  Gange. 

Inkkl.  Je  n'irai  pas  les  cherclicr  si  loin.  — Je  puis  les  avoir  chez 
Gr.^ll^•e  (î). 

Ladv   Hi.iii:botti.e    Oh!  ii  ! 

Miss  I.ii.as    C'est  Irès  mal. 

Laiiv  Iilukmdnt.  Vous  êtes  trop  méchant. 

Botiikubv.  Très  hien! 

Ladv  Hi.ukmont.  Comment,  très  bien? 

Ladv  ULUiiDOTTLE.  Il  n  y  attache  aucun  sens,  e'est  sa  manière  de 
pari  IT. 

I.Anv  Hi.uEuoNT.  Il  devient  impoli. 

Ladv  liLi'KBOTTLK.  Il  n'y  attache  aucun  sens,  demandez-le  lui 

pllllnl. 

Ladv  Ri.uf.mont.  Dites-moi,  je  vous  prie,  monsieur,  avez-vous 
voulu  (lire  ce  que  vous  ,ivez  dit? 

Inkel.  N'y  faites  pas  attention  :  on  sait  que  ce  qu'il  pense  n'a 
jamais  rien  de  commun  avec  ce  qu'il  dit. 

BoTiiEBOV.  Monsieur  ? 

Inkel.  Contentez-vous  ,  je  vous  prie  ,  de  ce  genre  de  louange; 
c'est  dans  votre  intérêt  que  j'ai  parle. 

Dotheudt.  En  toute  humilité ,  vous  m'obligerez  de  me  laisser  ce 
soin. 

Inkel.  Ce  serait  votre  perte.  Tant  que  vous  vivrez ,  mon  cher 
Botherby,  ne  vous  défendez  jamais  vous-même,  non  plus  que  vos 
ouvrages:  chargez-en  un  ami.  A  propos...  votre  pièce  est-elle  reçue 
à  la  fin? 

noTiiEBDV.  A  la  fin  ? 

Inkkl.  C'est  que,  voyez-vous?  je  croyais,...  c'est-à dire,...  des 
bruiis  de  foyer  donnaient  à  entendre...  vous  savez  que  le  goût  des 
acteurs  est  comme  ci,  comme  ça. 

lioTiiKiiBV.  Monsieur,  le  foyer  est  dans  l'enchantement,  ainsi 
que  11-  comité. 

Inkkl.  Oui  certes,  vos  pièces  excitent  toujours  «  la  pitié  et  la 
peur;.)  comme  disaient  les  Grecs  :  «  C'est  un  purgatif  pour  l'es- 
prit ;  ..  je  doute  que  vous  laissiez  après  vous  quelqu'un  qui  vous 
égale. 

BoTiiERBY.  J'ai  écrit  le  prologue,  et  me  proposais  de  vous  deman- 
der pour  l'épilogue  un  ragoût  assaisonné  h  votre  manière. 

Inkkl.  Il  sera  toujours  temps  d'y  penser  quand  on  jouera  la  pièce. 
Les  rôles  sont  ils  distiibués? 

BoTMEBBY.  Les  acteuis  aa  les  di.sputent,  comme  c'est  l'habitude 
dans  ce  plus  lilijtieux  de  tous  les  arts. 

Ladv  Bluebottle.  Nous  nous  rendrons  tous  ensemble  à  la  pre- 
mière représentai  ion. 

Tbacv.  Kt  NOUS  avez  promis  l'épilogue,  Inkel. 

Inkkl.  Pas  lout-h-fail.  Cependant,  pour  soulager  notre  ami  Bo- 
therby, je  ferai  ce  que  je  pourrai,  quoique  je  sache  que  j'aurai  dou- 
ble peine. 

Tracy    Pourquoi  cela? 

Inkel.  Pour  ne  |)as  rester  trop  au-dessous  de  ce  qui  précède. 

Boterby.  Sous  ce  rapport ,  je  suis  heureux  de  pouvoir  dire  que 
j'ai  I  esprit  tranquille.  M.  Inkel,  le  rôle  que  vous  remplissez  sur  la 
scène  liitéraire... 

Inkel.  Lai.«sez  là  mon  rôle;  occupez-vous  de  ceux  de  votre  pièce; 
c'est  là  voire  affaire,  à  vous. 

Ladv  Bluemont.  Vous  êtes,  je  pense,  monsieur,  auteur  de  poésies 
fugitives? 

Inkel.  Oui,  madame;  et  quelquefois  aussi  lecteur  Irè.s  fugitif: 
par  eseinple,  il  est  rare  que  je  me  |)ose  sur  Wordsworth  ou  son 
ami  S"Ullicysans  prendre  aussitôt  ma  voléel 

Ladï  Bluemont.  Monsieur,  vous  avez  le  goût  trop  vulgaire  ;  mais 
le  temps  et  la  postérité  rcndronl  justice  à  ecs  grands  Immines,  et 
reprorhrront  à  notre  siècle  sa  rigueur   xcessive. 

Inkkl.  Je  ne  m'y  oppose  aucunement,  pourvu  que  je  ne  sois  pas 
du  nombre  de  ceux  qu'atteindra  ré[)idcmie. 

Ladï  Ulukbotïle.  Vous  doutez  peut-être  qu'ils  puissent  jamais 
prendre? 

Inkel.  Pas  du  tout;  au  contraire.  Les  l.nkistes ,  en  fait  de  pensions 
et  de  pl.ices,  ont  déjà  pris  et  continueront  à  prendre...  tout  ce  qu'ils 
pourront,  depuis  un  denier  j'isquà  une  guiiiée.  Mais  laissoui,  je 
vous  prii-,  ce  pcnihle  sujet. 

Ladv  Blukmo.vt.  N  importe,  monsieur;  le  temps  marche. 

Inkel.  Scamp  1  ne  scu.ez-vous  pas  votre  bi.e  s'émouvoir  ?  que 
dites-vous  à  cela? 

(1)  En  Angleterre,  le  timbre  lég.il  s'applique  à  une  foule  d'objets  d'in- 
dustrie. Ills  que  les  (.hapeaux.  etc. 
(8)  Célèbre  pâtissier  et  fruitier  dans  Piccadilly. 


Scamp.  Ils  ont  du  mérite,  je  l'avoue:  Mulement  leur  système  reste 
inconnu  par  le  seul  fait  de  son  absurdité. 
Inkkl   Pounjuoi  donc  ne  pas  le  dévoiler  dans  l'une  de  vos  leçons? 
Scamp.  Ce  n'est  qu'aux  temps  passés  que  s'étenilent  mes  attribu- 
tions. 

Ladv  Blokbottle.  Allons,  trêve  daigreurl....  La  joie  de  mon 
cu.'iir  est  de  voir  le  triomphe  de  la  nature  sur  tout  ce  qui  tient  à 
l'art  :  sauvage  nature!  grand  Shakespeare! 
Hotiiebby.  Kl  à  bas  Ari>^tote  ! 

Lady  Bluemont.  Sir  Ceorgo  pense  exactement  comme  lady  Blue- 
bnltlo;  ft  mylord  .Soixante-quatorze  (l),  qui  protège  notre  cher 
barde,  et  qui  lui  a  fait  avoir  sa  place ,  professe  la  plus  grande  estime 
pour  le  poète  qui  ,  chantant  les  colporteurs  et  les  unes,  a  trouvé  le 
moyen  de  se  passer  du  l'arna^se. 

Thacy.  El  vous,  Scamp? 

Scamp.  J'avoue  que  je  suis  embarrassé. 

Inkel.  Ne  vous  adressez  pas  à  Scamp  ,  qui  n'est  déjà  que  trop 
fatigué  d'écoles  anciennes,  d'écoles  nouvelles,  d'écoles  de  tout 
genre  et  même  de  ce  qui  n'est  d'aucune  école. 

Tracy.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  qu'il  faut  que  les  uns  ou  les 
autres  soient  des  imbéciles  :  je  voudrais  bien  savoir  qui. 

Inkel.  Et  moi  je  ne  serais  pas  fdché  de  savoir  qui  ne  l'est  pas;  cela 
nous  épargnerait  bien  des  recherches. 

Lady  Bluebottle.  Laissons  les  épigrammes!  que  rien  ne  vienne 
entraver  cet  «  épanouissement  de  notre  raison,  cet  essor  de  l'âme.  ■   . 
0  mon  cher  Botherby!  sympathisons I  j'éprouve  maintenant  Ufi  tel 
ravissement,  t^ue  je  suis  prêle  à  m'envolcr,  tant  je  me  sens  élastique 
et  légère légère! 

Inkel.  Tracy,  ouvrez  la  fenêtre. 

Tracv.  Je  lui  souhaite  beaucoup  de  plaisir. 

Bothëbbv.  Au  nom  du  ciel,  mylady  Bluebottle,  ne  comprimez  pas 
celte  douce  émotion,  qu'il  nous  est  si  rarement  donne  d'i-proiiver  sur 
la  terre.  Lai.ssez-lui  un  libre  cours;  c'est  une  impulsion  qui  élève 
nos  esprits  au-dessus  des  choses  terrestres;  c'est  le  plus  sublime 
de  tous  les  dons;  c'est  pour  lui  que  le  malheureux  Prométhée  fut 
enchaîné  sur  son  roc.  C'est  la  source  di;  toute  émotion  ,  la  véritable 
origine  de  la  sensibilité  :  vision  du  ciel  sur  la  terre  ;  gaz  de  l'Âme; 
facullé  de  sai-^ir  les  ombres  au  passage  et  d'en  faire  des  8ubstance<: 
en  un  mot,  quelque  chose  de  divin. 

Inkkl.  Vous  verseraije  du  vin  ,  mon  ami? 

Botiii^rbv.  Je  vous  remercie;  je  ne  prendrai  plus  rien  dici  au 
dîner. 

Inkel.  A  propos....  dînez-vous  aujourd'hui  chez  sir  Humphry  * 

Tbacy.  Dites  plutôt  chez  le  duc  Humphry;  c'est  plus  dans"  \os 
haliitudes. 

Inkel.  Cela  pouvait  être  autrefois  ;  mais,  maintenant,  nous  au- 
tres éci  ivains,  nous  adoptons  pour  hôte  le  clievalier  de  préfi'renee  au 
duc.  La  vérité  est  qu'aujourd  liiii  un  auteur  se  met  tout-à-fait  à  son 
aise,  et  (snn  éditeur  excepté)  dine  avec  qui  bon  lui  semble.  Mais  il 
est  près  de  cinq  heures,  et  il  faut  que  j'aille  au  p.irc. 

Tracy.  J'y  ferai  uiitouravec  vousjusipia  la  nuit;  et  vous.  Scamp? 

Scamp.  Excusez-moi  :  il  faut  que  je  prépare  mes  notes  pour  ma 
leçon  delà  semaine  prochaine. 

Inkel.  C'est  juste.  Il  faut  qu'il  prenne  garde  de  ne  pas  citer  au 
hasard  en  consiillant  les  «  li.vtiaiis  élégants  »  {)). 

Ladv  IIluebottle.  I-^Ii  bien!  levons  la  séance;  mais  n'oubliez  p.i- 
que  miss  Diddle  nous  a  incités  à  souper. 

Inkel.  Et  puis,  à  deux  heures  du  matin,  nous  nous  réunissons 
tous  encore  pour  nous  réconforter  de  science  ,  de  sandwiches  et  de 
champagne. 

Tracy.  ICt  d'excellente  salade  de  homard! 

Botiierbv.  Je  fais  grand  cas  du  souper;  car  c'est  là  que  nos  sen- 
timents coulent  naturellement...  c'est  alors  que  nous  sentons... 

Inkkl.  Bien  de  plus  certain  ;  le  sentiment  est  alors  indnbitable- 
mcnl  plus  actif  :  je  souhaiterais  qu'il  en  fût  de  môme  de  la  digestion. 

Ladv  Bluebottle.  Bah  I  ne  faites  pas  attention  à  cela  ;  une  minute 
de  sentiment  vaut Dieu  sait  quoi. 

Inkkl.  Il  vaut  la  peine  qu'un  le  cache,  pour  lui-même  ou  pour  ses     ' 
suites.  ..  Mais  voiei  votre  carro.sse. 

Sir  Richard  à  part.  Je  souhaiterais  que  tous  ces  gens-là  fussent 
au  diable  ,  et  mon  mariage  aussi  I 

(Tous  sortent.) 

(îl  Le  comte  de  Lonsdale  qni,  pendant  la  guerre  d'Amérique,  offrit  i     . 
son  pavs  un  navire  de  74  armé  et  équipé. 

(1)  Recueil  qui  est  en  Angleterre  ce  que  sont  en  France  les  leçons  de  lit- 
teriiiure  de  M.  Noel,  c'est-.t-dire  un  ramassis  de  fragmeuis  poétique» 
trop  connus. 

FIN    DES    bas-bleus. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD   BYRON. 


\k6 


MÉLODIES    HÉBRAÏQUES. 


LA    FEMME. 

Elle  marche  dans  sa  beauté,  pareille  à  la  nuit  des  climats  sans 
nuages  et  descieux  étoiles  :  tout  ce  qu'ont  de  plus  suave  la  luruière 
et  lombre  se  réunit  dans 
son  aspect  et  dans  ses 
jeux ,  baignée  de  ces 
molles  et  tendres  clartés 
que  le  ciel  refuse  à  la 
splendeur  du  jour. 

Une  ombre  de  plus,  un 
rayon  de  moins ,  et  elle 
disparaîtrait  à  moiiié, 
cette  grâce  ineiTable  qui 
ondoie  dans  les  boucles 
de  sa  noiie  chevelure 
ou  éclaire  doucement  ses 
traits,  ses  traits  sur  les- 
quels se  joue  la  pensée 
sereine  et  suave,  annon- 
çant combien  cette  de- 
meure est  pure,  combien 
elle  lui  est  chère. 

Et  sur  celte  joue,  et 
sur  ce  front  si  doux,  si 
calme  et  si  éloquent  à  la 
fois,  ce  sourire  qui  sé- 
duit, ces  teintes  animées, 
racontent  des  jours  pas- 
sés dans  la  vertu ,  une 
âme  en  paix  avec  tous, 
un  cœur  plein  d  un  amour 
innocent. 


La  harpe  du  roi-pro- 
phète ,  du  chef  des  na- 
tions, du  bien  aimé  des 
deux,  celle  harpe  que  tu 
avais  sanctifiée  par  tes 
pleurs,  ô  Musique!  à  qui 
tu  avais  donné  des  tons 
puisés  dans  ton  âme ,  toi 
qui  es  l'âme  par  excel- 
lence :  c'est  maintenant 
qu'il  faut  pleurer  sur  el- 
le, car  ses  cordes  sont 
brisées!  Elle  adoucissait 
les  hommes  au  cœur  d'ai- 
rain ,  elle  leur  inspirait 
des  vertus  qui  n'étaient 
pas  .en  eux  :  point  d'o- 
reille si  insensible,  point 

d'âme  si  froide,  qui  ne   s'émût,  ne  s'enflammât  îi  ses  accords. 
La  harpe  de  David  était  devenue  plus  puissante  que  son  trône! 

Elle  disait  les  triomphes  de  notre  roi  ;  elle  portait  vers  notre  Dieu 
les  hommages  dus  à  sa  gloire;  à  ses  accords  nos  vallées  étaient  ré- 
jouies, les  cèdres  s'inclinaient,  les  monts  tressaillaient;  ses  sons 
montaient  vers  le  ciel,  où  ils  avaient  leur  demeure.  Depuis,  on  a 
cessé  de  l'entendre  sur  la  terre;  mais,  excitée  par  la  Piété  et  l'A- 
mour, l'âme  s'éveille  et  prend  l'essor,  écoutant  des  accents  qui  sem- 
blent venir  du  ciel,  et  bercée  par  des  rêves  que  la  clarté  du  jour  ne 
peut  interrompre. 


Et  les  flammes  de  tes  ruines  épouvantèrent  le  dernier  regard 
que  Je  fixais  sur  toi. 


y  ont  encore  leur  douceur  et  non  leurs  larmes...  comme  on  salue- 
rait avec  transport  ces  sphères  toutes  n(uivelles!  comme  il  serait 
doux  de  mourir  à  l'heure  même,  de  prendre  son  essor  loin  de 
la  terre  et  de  voir  toute  crainte  s'absorber  dans  ta  lumière  ,  ô 
éternité! 

Il  en  doit  être  ainsi  :  ce  n"est  pas  pour  lui-même  que  l'homnie 
tremble  au  bord  d»  la  tombe,  et  que,  s'efl'orçant  de  franchir  Tabi- 
me,  il  s'attache  aux  derniers  liens  de  l'existence.  Ah!  croyons  que 
dans  cet  avenir  le  cœur  retrouvera  les  cœurs  qu'il  aimait,  qu  ils  s'a- 
breuveront ensemble  aux  sources  immortelles,  âmes  éternellement 
unies  dans  une  seule  âme! 


LA    GAZELLE. 

La  fauve  gazelle  peut 
bondir  avec  joie  sur  les 
collines  de  Juda  ,  et  s'a- 
breuver à  tous  les  clairs 
ruisseaux  qui  arrosent  le 
.saint  territoire  :  elle  peut 
déployer  son  agilité  aé- 
rienne, et  promener  au- 
tour d'elle  son  regard 
étincelant  de  fierté  et  de 
joie. 

Ici  Juda  vit  autrefois 
des  pas  aussi  agiles,  des 
yeux  aussi  brillants  ;  ces 
lieux  témoins  d'un  bon- 
heur qui  n'est  plus,  il  les 
a  vus  peuplés  de  plus 
belles  créatures.  Les  cè- 
dres se  balancent  sur  le 
Liban;  mais  les  vierges 
de  Juda,  plus  majes- 
tueuses encore,  où  sont- 
elles? 

Les  palmiers  qui  om- 
bragent ces  plaines  sont 
plus  heureux  que  la  race 
di.spersée  d'Israël  :  une 
fols  en  racines,  ils  demeu- 
rent dans  leur  grâce  so- 
litaire :  ils  ne  peuvent 
quitter  le  lieu  de  leui- 
naissance ,  ils  ne  sau- 
raient vivre  dans  un  au- 
tre sol. 

Mais  nous,  il  nous  faut 
errer,  flétris  par  le  mal- 
heur, et  mourir  sur  la 
terre  étrangère;  et  là  où 
sont  les  cendres  de  nos 
pères,  les  nôtres  ne  re- 
poseront jamais  :  il  ne 
reste  plus  une  pierre  de 
notre  temple,  et  la  Déri- 
sion s'est  assise  sur  le 
trône  de  Solyme. 


Si,  dans  ce  monde  élevé  par-delà  les  limites  du  nôtre,  l'amonr 
survit  encore  ,  si  le  cœur  y  répond  encore  à  l'affection  ,  si  les  yeux 


PLEl'RF.Z  ! 

Ohl  pleurez  sur  ceux  qui  pleurent  au  bord  des  fleuves  de  Daby- 
lone,  sur  ceux  dont  les  autels  sont  en  ruines,  dont  la  patrie  n'est 
plus  qu'un  songe  :  pleurez  sur  la  harpe  brisée  de  Juda  ;  pleurez... 
Où  habitait  leur  Dieu  habitent  ceux  qui  n'ont  point  de  Dieu. 

Dans  quelle  source  Israî^l  lavera-t-il  ses  pieds  saignants?  quand 
Sion  reprendra-t-elle  ses  chants  pleins  de  douceur?  quand  la 
mélodie  de  Juda  réjouira-t-elle  les  creurs  qui  battaient  à  sa  voix 
céleste. 

Tribus  aux  pieds  errants,  aux  poitrines  fatiguées,  comment  vous 
envoler  vers  un  lieu  de  re|)os  ?  Le  ramier  a  son  nid ,  le  renard  son 
terrier,  l'homme  sa  pairie...  Israël  n'a  que  le  tombeau. 


no 


LKS  VKILLÏ-KS  LITïRKAIRKS  ILLOSTKfiKS. 


Li:S  RlVliS  [>ll  JOIKDAIN. 

Sur  les  rives  du  Joiinlaiii  orrciil  les  chameaux  de  l'Arabe;  sur 
les  rolliiicsde  Sion  vii-nnciil  prier  les  adorateurs  des  faux  dieux  : 
I  (itjoraleiir  île  llaal  s'ineline  sur  les  soininels  de  ^iiiaï...  et  là.  .  là 
iiii^me...  ô  Dieu  !  lu  laisses  doiinir  la  fondre! 

Là  ,  où  ton  doipl  <?cilvil  sur  les  lahles  do  pierre;  où  vint  liriller, 
aux  re^nrds  de  ton  peuple,  (ou  ombre,  l'ombre  de  la  ploirc  enve- 
lupj'ée  dans  son  inanleau  de  feu...  ear  loi-mi^ine...  nul  vivant  ne 
peut  le  voir  sans  mourir! 

Oil!  fais  «^tineeler  Ion  repard  dans  les  feux  de  l'éclair;  airaclic 
la  lance  de  la  iii.iin  lieinblaiilc  de  l'oppresseur.  Coiiihirn  de  temps 
encore  les  ijrans  foulernniils  la  terre  qui  lapnarlieutf  Combien 
de  temps,  ô  Mieu  !  ton  temple  reslera-t-il  saiisacluraleure. 


LA    FILLE   DE   JEPIITË. 

Puisque  notre  pays,  notre  Dieu...  ô  mon  père!  démflhdenl  que  la 
fille  expire  ;  puisque  la  victoire  a  été  achelée  par  ton  Vœu,  frappe  ce 
sein  que  je  dévoile  pour  toi. 

La  voix  do  mon  deuil  s'est  tue,  les  niontaghcB  tts  me  voient  plus 
errer  sur  leurs  pentes  :  immolée  par  la  molli  que  joime ,  le  coup 
sera  pour  moi  sans  douleur. 

Et  n'en  doute  pas,  ô  mon  père!  le  sang  de  ta  fille  est  aussi  pur 
que  la  bénédiclion  que  j'implore  avant  de  le  répandre,  que  la  der- 
nière pensée  qui  me  console  ici-bas. 

Ferme  l'oreille  aux  lamenlalions  des  vierges  de  Soljrme;  sois  In- 
flexible comme  juge  et  comme  héros!  J'ai  gagné  polir  tni  la  grande 
bataille;  mon  père  et  mon  pays  sont  libres. 

Quand  ce  sang  que  tu  m'as  donné  aura  Jailli  ilc  mes  veines, 
quand  la  voix  que  tu  aimais  sera  muellc,  que  tnoii  souvenir  soil  en- 
core ton  orgueil,  et  n'oublie  pas  que  j'ai  8oiiH  en  mourant  I 


0  beauté  ravie  dans  ta  fleur,  un  lourd  tombeau  ne  pèsera  paitil 
sur  loi;  mais  sur  ton  tertre  de  gazon  fleuriront  des  roses,  les  pre- 
mières de  l'année,  et  le  sauvage  cyprès  y  balancera,  y  jeliera  sort 
ombre  douce  et  mélancolique. 

Et  souvent,  sur  les  flots  bleus  de  celte  onde  murmurante,  la  dou- 
leur viendra  pencher  sa  lêle  affaiblie  ;  nourrissant  sa  i)ensée  de 
longues  rêveries ,  elle  ne  quittera  ce  lieu  qu'à  regret  cl  y  marchera 
sans  bruit,  pauvre  insensée,  comme  si  le  bruit  de  ses  pas  pouvait 
troubler  les  morts. 

—  Aseez!  nous  savons  que  toutes  larmes  sont  vaincs,  que  la 
mort  n'entend  pas  nos  plaintes,  nes'inquiète  pas  de  nos  douleurs. — 
Cela  mnis  empèchera-t-il  de  nous  plaindre  ?  le  regret  en  pleurera- 
l-il  moins?  Et  loi-mème...  toi ,  qui  me  conseilles  d'oublier,  ton  vi- 
.sage  est  pûle  et  les  yeux  sont  humides. 


Mon  Aine  est  sombre...  Oh!  h;\tc-toi  de  faire  résonner  la  harpe 
ipie  je  puis  encore  entendre;  que  tes  doigts  gracieux  sollicitent  le 
loucliaiil  miiiinure  qui  caressera  mon  oreille.  S'il  reste  au  fond  de 
mon  cfi-nrijuclque  espérance  chérie,  le  charme  de  les  accords  la  fera 
resurgir;  si  mes  yeux  ont  encore  une  larme,  elle  couler.a ,  et  ne 
brûlera  plus  mon  cerveau. 

Mais  que  la  mélodie  soit  na'ive  et  grave,  que  tes  premiers  accents 
ne  respirent  point  la  gailé  :  ne  l'onblie  pas,  musicien  :  il  faut  que  je 
jdeure  ,  ou  ce  cœur  gros  de  Irislesse  va  éclater;  car  il  a  éié  abreuvé 
de  douleur,  el  depuis  loiigieinps  il  soulTre  dans  le  silence  et  1  insom- 
nie, l.e  moment  est  arrivé  où  il  doit  connaître  le  comble  de  la  souf- 
france ei  se  briser  d'un  seul  coup...  ou  céder  au  charme  de  l'har- 
monie. 


LA  LABME  LT  Li:   MilRIllE. 

Je  te  vis  pUtir<>r  :  iihe  Jffo«iP  larme  apt»4rBl  btilltlnle  »or  mn  œil 
d'azur,  et  il  me  sembla  voir  sur  une  Nioletle  une  goutte  de  rosée.  Je 
te  vis  sourire  :  auprès  de  toi  le  sapliir  perdrait  son  éclat  :  il  ne 
saurait  égaler  ces  vivants  rayons  qui  remplirent  ton  regard. 

Comme  les  nuages  reçoivent  du  soleil  une  teinte  harmonieuse  el 
profonde,  que  l'ombre  dii  soir  qui  s'avance  peut  à  peine  cfTaecr  des 
eieux;  ainxi  les  sourires  communiquent  leur  joio  pure  à  lesprii  le 
plus  sombre  :  leurs  clartés  laissent  après  elle  un  reflet  qui  eoniinuo 
d'éclairer  le  cœur. 


LA    MORT   DU    HEROS. 

Tes  jours  sont  finis,  la  renommée  commence  :  les  rhants  de  la 
patrie  racontent  les  triomphes  du  fils  de  son  choix,  le  sang  versé 
jiar  son  épéc ,  les  exploits  accomplis,  les  victoires  remportées,  la 
liberté  rétablie. 

Tu  es  tombé,  mais  tant  que  nous  serons  libres,  tu  ne  connaîtras  pa« 
la  mort  :  le  sang  géhéreux  qui  est  sorti  de  ton  sein  dédaigna  d'a- 
brenver  la  terre  :  qu'il  circule  dans  nos  veines,  que  ton  souffle  suit 
le  mitre. 

Ton  nom,  quand  nous  chareerons  l'ennemi,  sera  noire  cri  d-' 
guerre;  ta  mort,  le  sujet  des  elianls  que  nos  vierges  eiilunneroni 
en  chœur!  Des  larmes  seraient  une  Insulte  à  ta  gloire  :  nous  ne  le 
pleurerons  pas. 


CHANT  DE  GUERRE. 

Chefs  et  guerriers I  si  la  flèche  ou  l'épée  me  frappent  quand  ji' 
guide  au  combat  l'armée  du  Seigneur,  que  mon  cadavre,  le  cadavre' 
(l'un  roi,  n'arrèle  point  votre  marche  :  ensevelissez  votre  glaive  dan 
le  sein  des  enfants  de  Gatli. 

Toi  qui  portes  mon  arc  et  mon  bouclier ,  si  lu  vois  les  soldats  de 
Saiil  reculer  devant  l'ennemi,  étends-moi  aussitôt  tout  sanglant  à 
tes  pieds  I  je  subirai  le  destin  qu'ils  n'osent  affronter. 

Adieu  h  mes  autres  entanls,  mais  ne  nous  séparons  pas.  hérilici 
de  mon  Irdhe,  ills  de  ttioii  Cœurt  brillant  est  le  diadème,  infinie  la 
puissance,  ou  tligtlc  d'un  roi  la  mort  qui  nous  attend  aujourd'hui. 


SAtL  A  ENDOS. 

<i  toi  dotllieftéhchantefflênls  peuvent  évoquer  les morls,  ordonne 
il  l'obinre  dli  prophèle  d'apparaître  devant  moi.  —  Samuel ,  lève  la 
lAle  hors  du  tombeau!  0  roi,  regarde  le  spectre  qui  sait  l'avenir,  n 

La  terre  s'entrouvrit  :  il  était  debout  au  milieu  d'un  niLige  de  va- 
peurs ;  la  lumière  s'écartait  de  son  linceul  el  changeai!  d'*  ii-inle. 
l,a  mort  était  empreinte  dans  ses  yeux  lixes  el  vitreux  ;  sa  main  rLiil 
flétrie  et  ses  veines  desséchées;  les  os  de  ses  pie  Is,  amincis  el  dé- 
charnés, brillaient  d'une  effrayante  blancheur.  De  ces  lèvres  im- 
mobiles ,  de  ce  sein  que  n'agitait  aucune  respiration  ,  il  sortit  une 
voix  ,  creuse  comme  le  vent  qui  parcourt  un  souterrain.  Saiil,  à 
celle  vue,  tomba  sur  le  sol  comme  tombe  toul-à-coup  lechèneren- 
vcrsé  par  la  foudre. 

«  Pourquoi  trouble-t-on  mon  sommeil  ?  Quel  est  celui  qui  évoque 
les  morts?  Est-ce  toi.  ô  roi?  Regarde  :  mes  membres  sont  glaces, 
épuisés  de  sang;  tels  seront  demain  les  tiens  quand  lu  seras  (irès  de 
moi  ;  avant  la  fin  de  ce  jour  qui  va  n.iîire ,  tel  lu  .seras,  tel  sera  ton 
fils.  Adieu!  mais  seulement  pour  un  jour,  puis  nous  mêlerons  nos 
poussières.  Toi  et  le  premier  de  la  race,  vous  resterez  gisants  sur  la 
lerre  et  percés  des  flèches  d'un  grand  nombre  d'ares  :  el  le  glaive 
qui  est  h  Ion  cAlé,  la  main  le  dirigera  contre  ton  cœur.  Sans  cou- 
ronne, sans  vie,  sanslèle,  tomberont  le  fils  et  le  père,  la  maison  de 
Saul. 


TOIT  EST  VAXITE. 

Gloire,  sagesse  ,  amour,  puissance  étaient  mon  partage;  je  bril- 
lais de  santé  ,  de  jeunesse  :  les  vins  les  plus  exquis  rougissaient  m.i 


ŒUVRES  COMPLÈIES  DE  lORD  BVivON. 


1t7 


Coupe,  d'aimables  enchaiileresses  me  pi'oiligiiaicnt  leiir-;  baisers  : 
les  yeux  de  labeautéétaienlle  soleil  qui  réchauffait  mon  cœur,  et  je 
sentais  mon  ;\me  se  remplir  de  volupté  :  tout  ce  que  la  terre  peut 
donner  de  royale  splendeur,  tout  ce  qu'un  mortel  en  pei.it  désirer, 
je  l'avais. 

Je  fouille  dans  ma  mémoire,  pour  compter  les  jours  que  je  pour- 
rais consentir  à  revivre,  au  prit  de  tout  ce  que 'celte  vie  et  celle  terre 
ont  de  plus  séduisant.  Nul  jour  ne  s'est  levé,  nulle  heure  ne  s'est 
écoulée,  d'un  plaisir  sans  amertume  ;  et  nul  joyau  ne  parait  ma 
puissance,  qui  ne  fût  douloureux  autant  que  brillant. 

L'art  et  les  paroles  magiques  peuvent  rendre  inoffensif  le  serpent 
des  campagnes;  mais  crf  serpent  qui  s'enlace  autour  du  cœur,  oh  ! 
qui  pourrait  le  charmer!  Il  n'écoule  point  la  voix  de  la  sagesse, 
celle  harmonie  ne  l'attire  point;  mais  son  dard  perce  incessam- 
ment l'Ame  condamnée  à  l'endurer. 


Quand  un  froid  fatal  saisit  celte  argile  souffrante,  dites-moi  : 
où  va  l'âme  immortelle?  Elle  ne  peut  mourir,  elle  ne  peut  rester; 
mais  elle  laisse  derrière  elle  son  obscure  poussière.  Alors,  dégagée 
du  corps,  suit-elle  pas  à  pas  dans  les  cieux  la  roule  de  chaque  pla- 
Pièle?  ou  bien  remplil-elle  à  la  fois  tous  les  domaines  de  l'espace, 
œil  universel  à  qui  tout  se  découvre? 

Eternelle,  inaltérable,  infinie,  pensée  invisible,  mais  voyant  tout, 
ellesait  pénétrer,  elle  sait  rappeler  à  sa  pensée  tout  ce  que  renferment 
la  terre  et  les  cieux.  Tous  ces  faibles  vestiges  du  passé  que  la  mé- 
moire garde  si  obscurs,  l'âme  les  embrasse  d'un  vaste  coup  d'oeil,  et 
tout  ce  qui  fut  lui  apparaît  à  la  fois. 

Avant  l'époque  où  la  création  a  peuplé  la  terre ,  son  regard  re- 
monte à  travers  le  chaos,  et.  pénétrant  aux  lioUx  où  le.  ciel  le  plus 
lointain  a  pris  naissance,  elle  le  suit  dans  tous  ses  développements. 
Evoquant  tout  ce  que  l'avenir  doit  créer  ou  détruire,  sa  vue  s'étend 
sur  tout  ce  qui  sera.  Les  soleils  s'éteignent,  les  mondes  s'écroulent; 
l'âme  reste  immuable  dans  son  éternité. 

Au-de?sus  de  l'amour  ,  de  l'espoir  ,  de  la  haine  ou  de  la  crainte  , 
elle  vit  pure  et  sans  passion  :  un  siècle  fuit  pour  elle  comme  une 
année  de  la  terre;  ses  années  n'ont  que  la  durée  d'un  moment. 
Toujours,  toujours,  sur  toutes  choses,  à  travers  toutes  choses  ,  vole 
sa  pensée  sans  avoir  besoin  d'ailes  :  objet  innommable,  éternel , 
ayant  oublié  ce  que  c'est  que  mourir. 


LA    VISION   DE    BALTHAZ.\n. 

Le  roi  était  sur  son  trône;  les  satrapes  remplissaient  la  salle. 
Mille  lampes  brillantes  éclairaient  le  splendide  festin;  raille  coupes 
d'or ,  que  Juda  considérait  comme  sacrées  (  les  vases  de  Jéhovah  !  ), 
contenaient  le  vin  du  Gentil  qui  n'a  pas  de  Dieu. 

A  celle  heure,  dans  celte  salle,  les  doigts  d'une  main  se  montrè- 
rent tout-à-coup  sur  le  mur,  où  ils  écrivaient  comme  sur  le  sable  : 
c'élaient  des  doigts  d'homme  ;  et  la  main  isolée  parcourait  les  carac- 
tères et  les  traçait  comme  une  baguette. 

Le  monarque  aperçut  ce  prodige  :  il  tressaillit  et  fil  cesser  les  ré- 
jouissances :  sa  face  devint  toute  pâle,  et  tremblante  sa  voix  : 
<i  Qu'on  fasse  venir  les  hommes  de  science,  les  plus  sages  de  la 
terre,  et  qu'ils  expliquent  ces  mots  effrayants  qui  troublent  noire 
royale  joie.  » 

Les  devins  de  la  Chaldée  étaient  en  renom  ;  mais  ici  tout  leur  art 
échoua,  et  les  lettres  inconnues  restèrent  inexplii[uées  et  toujours 
terribles.  Les  vieillards  de  Babylone  sont  sages  et  profonds  ;  mais  ici 
leur  prudence  fut  inutile  :  ils  regardèrent...  et  n'en  surent  pas  da- 
vantage. 

Un  captif  dans  le  pays,  un  étranger,  un  jeune  homme  entendit 
les  ordres  du  roi ,  et  comprit  le  sens  de  l'inscription  mystérieuse. 
Tout  autour  les  lampes  brillaient;  la  prophétie  était  devant  ses 
yeux  ;  il  la  lut  cette  nuit-là...  le  lendemain  prouva  qu'elle  était  vraie. 

"  La  tombe  de  Balthazar  est  prèle  ;  son  royaume  a  passé  ;  pesé  dans 
In  b:iiance,  il  a  été  trouvé  léger.  Le  linceul  sera  son  manteau  royal, 
la  pierre  funèbre  son  dais.  Le  Mède  est  à  ses  portes,  le  Persan  sur 
:  on  Irnue.    » 


Soleil  de  l'insomnie!  asire  mélancolique,  dont  le  tremblant  et 
lointain  rayon  brille  à  travers  les  larmes,  et  rend  visibles  les  t'''nè- 
bres  qu'il  ne  peut  dissiper  ,  comme  tu  ressembles  au  bonheur  dont 
on  a  le  souvenir! 

Ainsi  luit  le  passé,  celte  clarté  des  anciens  jours  dont  les  rayons 
impuissants  brillent  sans  échaulTer;  nocturne  flambeau  que  conlem- 
|de  la  douleur  qui  veille;  lueurdistincte,  mais  lointaine...  claire,  mais 
froide...  oh!  bien  froide. 


Avec  un  cœur  faux,  comme  tu  le  penses,  je  n'aurais  pas  eu  be- 
soin d'errer  loin  de  la  Galilée;  il  suffisait  d'abjurer  ma  croyance 
pour  effacer  la  malédiction  qui  est,  dis-tu,  le  (î^^ne  de  ma  race. 

Si  le  méchant  ne  triomphe  jamais,  alors  Dieu  est  avec  toi!  Si 
l'esclave  est  seul  sujet  au  péché,  tu  es  aussi  pur  que  libre  !  Si  l'exilé 
i  sur  la  terre  est  proscrit  là-haut,  vis  dans  ta  foi;  je  veux   mourir 
dans  la  mienne. 

Pour  celte  foi ,  j'ai  perdu  plus  que  tu  ne  peux  me  donner;  il  Ife 
sait  bien,  ce  Dieu  qui  permet  que  tu  prospères.  11  tient  dans  saniain 
mon  cœur  et  mon  espérance  ;  et  tu  as  dans  la  tienne  ma  pairie  et 
ma  vie  que  j'abandonne  pour  le  servir. 


REGRETS    D  HERODE. 

0  Mariamne  !  il  saigne  maintenant  pour  toi,  le  cœur  qui  fit  verser 
ton  sang:  le  ressentiment  se  perd  dans  la  douleur,  et  le  remords 
succède  à  la  rage.  0  IMariamne,  où  es-tu  ?  Tu  ne  peux  entendre  mon 
amère  défense  :  ah  1  si  tu  le  pouvais...  tu  me  pardonnerais  mainle- 
tenant,  dût  le  ciel  rester  sourd  à  ma  prière. 

Ainsi  elle  est  morte?...  ont-ils  donc  osé  obéir  à  la  frénésie 
d'un  maître  jaloux?  Ma  colère  n'a  fait  que  me  condamner  au  déses- 
poir :  le  glaive  qui  l'a  frappée  se  balance  sur  ma  lèle.  Mais  tu  n'es 
plus  qu'un  froid  cadavre,  ô  victime  adorée  1  et  c'est  vainement  que 
mon  sombre  cœur  soupire  après  celle  qui  plane  là-haui,  soliiaire, 
en  me  laissant  une  vie  qui  ne  vaut  pas  la  peine  de  la  défi-ndre. 

Elle  n'est  plus,  celle  qui  partagea  mon  diadème;  elle  est  morte, 
emportant  mon  bonheur  dans  sa  tombe;  j'ai  arraché  de  la  lige  de 
,luda  cette  fleur  dont  le  calice  ne  s'épanouissait  que  pour  moi. 
A  moi  le  crime,  à  moi  l'enfer ,  celte  éternelle  désolation  du  cœur: 
oh  !  je  les  ai  trop  bien  méritées,  ces  tortures  qui  toujours  consument 
sans  jamais  se  consumer  elles-mêmes. 


LE  DERNIER  JOUR  DE  SOLYSIE. 

De  la  dernière  colline  qui  découvre  ton  temple,  jadis  sacré,  je  le 
contemplai,  ô  Sion!  quand  tu  tombas  au  pouvoir  de  Rome  :  c'était 
ton  dernier  soleil  qui  se  couchait ,  et  les  flammes  de  ton  bûcher  se 
réfléchirent  dans  le  dernier  regard  que  je  fixai  sur  les  murailles. 

Je  cherchai  des  yeux  ton  temple  .je  cherchai  mon  pauvre  toit,  et 
un  moment  j'oubfiai  mon  prochain  esclavage;  je  n'aperçus  que  le 
feu  lugubre  qui  dévorait  ton  sanctuaire ,  et  je  reportai  mes  regards 
sur  mes  bras  enchaînés,  qui  minterd  saient  la  vengeance. 

Que  de  fois  cette  hauteur,  d'où  je  contemplais  un  si  triste  spec- 
tacle, avait  réfléchi  loi  derniers  rayons  du  soleil,  tandis  que  moi, 
debout  à  son  sonimel,  je  regardais  la  lumière  descendre  le  long  de 
la  montagne  élincelanle  qui  dominait  le  saint  temple. 

Et  maintenant,  je  me  trouvais  encore  sur  celte  même  colline; 
mais  je  ne  remarquais  pas  les  lueurs  mourantes  du  crépuscule  :  ohl 
que  n'ai-je  vu  briller  à  sa  place  la  clarté  des  éclairs,  et  la  foudre 
éclater  sur  la  tète  du  vainqueur! 

Mais  les  Dieux  du  payen  ne  profaneront  jamais  le  sanctuaire  que 
Jéhovah  n'a  point  dédai'gnépour  sontrône;  et  toul  dispersé,  tout  dé- 
daigné qu'est  ton  peuple,  ton  culte,  ô  Père,  sera  toujours  son  seul 
culte. 


14S 


Mis  VEILLKES  LITTKIUIHKS  ILLUSTKÉES. 


l'i-i'-s  clés  npuvcs  lie  l<nl>)ionc,  nous  nous  sommes  iissis  fil  nous 
avons  nli'uré,  nous  rappelant  rn  jour  où  l'ennemi,  rouge  de  car- 
nage. Ill  sa  proie  desJmuU  lieux  de  Solyme,  ce  jour  où  vous,  nilps 
(le  Sion,  désolies  et  tout  en  pleurs,  vousfùlcsan  l<iin  dispersées. 

IVndant  que  nous  regardions  trisleincnl  le  Meuve  qui  coulait  en 
lilii'ili"  à  nos  pieds,  nos  vaiiiquem-s  nous  ont  douiaiidé  des  chants. 
.Mais  non,  jamais  l'étranger  n'oblicuilra  ce  triomphe?  ipie  celle 
main  soit  sécliée  pour  toujours,  avant  qu'elle  fasse  résonner  ma 
li.ii'pe  pour  l'ennemi  de  mon  Dieu. 

Cette  h.Trpefst  suspendue  au  saule.  0  Jérusalem!  comme  toi  elle 
devrait  Mre  iihre  ;  et  c'est  le  seul  gage  de  toi  que  m'ait  laissé  le  jour 
qui  a  éteint  ta  gloire  :  non,  jamais  je  ne  mêlerai  ses  accords  ,^  la 
voix  du  spoliateur. 


SKNNACIIKHIB. 

L'Assyrien  s'est  rué  sur  nous,  comme  le  loup  sur  un  troupeau  ; 
ses  cohortes  éliucelaient  de  poupre  et  d'or,  et  leurs  lances  brillaient 
comme  les  étoiles  dans  la  mer,  lorsque,  la  nuit,  ses  vagues  d'azur 
si  déroulent  sur  les  riva;,'es  de  Galilée. 

Nombreux  coimne  les  feuilles  des  forêts  quand  l'été  déploie  sa 
verdure,  ses  soldais  parurent  au  coucher  du  soleil  avec  leurs  lloi- 
lanles  bannières  ;  comme  les  feuilles  îles  forêts  lors(|u'a  soNlTlé 
l'automne,  le  lendemain,  ces  soldats  étaient  morts  et  couchés  ç?i  et 
là  sur  la  terre. 

if  Car  l'ange  de  la  mort  déploya  ses  ailes  sur  la  brise,  et,  en  pas- 
sani,  il  souilla  sur  la  lace  de  lénnemi  ;  el  les  yeux  des  guerriers  en- 
dormis turent  éteints  et  glacés,  et  leurs  cœurs  battirent  encore  une 
fois,  puis  ;se.lurenl  pour  jamais. 

lît  là  était  gisant  le  coursier,  avec  ses  naseaux  grand  ouverts; 
mais  ils  n'étaient  plus  soulevés  par  le  souille  de  son  orgueil;  et 
rcciime  de  son  agonie  blanchissait  le  gazon,  froide  comme  le  grésil 
sur  le  rocher  batlu  des  vague-*. 

I"-t  là  était  gisant  le  cavalier,  la  face  pâle  et  décomposée,  la  rosée 
sur  son  front  et  la  rouille  sur  sa  cuirasse;  et  les  tentes  étaient  toutes 
silencieuses,  les  bannières  abandonnées,  les  lances  couchées  par 
terre,  les  clairons  muets. 

I"i  les  veuves  d'Assur  poussent  de  grands  cris  de  deuil,  et  dans  le 
icmplc  (le  ftaal  hjs  idoles  sont  brisées;  et  la  puissance  des  Gentils, 
sans  avoir  été  frappée  par  le  glaive,  s'est  fondue  comme  la  neige, 
sous  le  regard  du  Seigneur. 


I.A    VISION    DE    JOB 

Un  e=prii  pa'sa  devant  moi  :  je  contemplai  sans  voile  la  face  de 
l'Immortel.  Un  profond  sommeil  était  descendu  sur  tous  les  yeux  : 
les  miens  seuls  étaient  ouverts.  Kt  il  était  là,  devant  moi,  sans 
forme...  mais  ofTrant  une  apparence  divine.  Le  long  de  mes  os,  la 
chair  effrayée  ircssaillit;  mes  cheveux  Immides  ie  dressèrent  sur 
miiii  front,  et  il  parla  ainsi  : 

"  L  homme  est-il  plus  juste  que  Dieu?  L'homme  est-il  plus  pur 
que  celui  (jui  ne  juge  pas  les  séraphins  eux-mêmes  infaillibles? 
Crraliires  d'argile,  chétifs  habitants  de  la  poussière  I  un  vil  insecte 
vous  survit  :  ètes-vous  plus  justes  que  l'insecte!  Choses  d'un  jour! 
vous  l'ios  lléiries  avant  la  nuit,  inattentives  et  .aveugles  aux  rayons 
■Je  la  sagesse  inutilement  prodigués  !  » 


I.A  VALLEE. 

Dans  la  vallée  des  eaux,  nous  avons  pleuré  sur  le  jour  où  l'armée 
de  l'étranger  fil  de  Sion  sa  proie,  et  nos  lêtcs  étaient  tristement 
inclinées  sur  nos  poitrines,  el  nos  cœurs  étaient  gros  du  désir  do  la 
patrie  lointaine. 

le  ehant  qu'ils  nous  ont  demandé  en  vain....  il  est  resté  dans  n.is 
Ames,  ciimme  le  vent  qui  meurt  sur  la  colline.  Ils  nous  ont  dit  de 
pieiulre  nos  harpes....  mais  ils  verseront  la  dernière  goutte  de  noire 


sang ,  avant  que  notre   main  leur  enseigne  un  seul  des  airs  que 
nous  savons. 

i'.ea  harpes,  avec  leurs  cordes  brisées,  sont  suspendues  au  Irisle 
feuillage  du  saide:  mortes  et  muettes,  elles  seront  comme  les  feuilles 
mortes  de  l'arbre.  Nos  mains  peuveni  être  chargées  de  fns  ..  niiii-; 
nos  larmes  sont  libres  :  elles  ne  couleront  que  pour  noire  Dieu  ci 
notre  gloire...  et  pour  loi.  (">  SionI  pour  loi  I 


t.  P.SPKRANTR    ET    LE    SOrVESin. 

• 
Ils  disent  que  le  bonheur  c'est  l'espérance;   mais  le  vcrilablc 
amour  attache  un  grand  prix  au  pasisé,  et  la  mémoire  réveille  le* 
pensées  qui  nous  sont  chères  :  éclo.ses  les  premières,  elles  .sont  les 
dernières  à  se  flétrir. 

Kt  tout  ce  que  la  mémoire  aime  le  plus,  c'est  ce  que  l'espérance  a 
caressé  longtemps  :  et  tout  ce  qu'adora  et  perdit  l'espérance  s'est  ab- 
sorbé dans  la  mémoire. 

Hélas!  tout  cela  n'est  qu'illusion  :  l'avenir  nous8é<luit  de  loin  : 
nous  ne  pouvons  plus  être  ce  que  nous  regrettons  et  n'osons  penser 
à  ce  que  nous  sommes. 


FIN    DES    UICLOninS    IIEBRAÏOI'ES. 


POÉSIES   DIVERSES 


[Suite. ) 


LE  DÉPART  (1809). 

C'en  est  fait!  la  blanche  voile  se  déruule  tremblante,  et  sur  le 
m;M  penché  la  fraîche  brise  la  gonfle  en  sifllanl.  Kl  moi,  il  faut  que 
je  (|iiitle  le  rivage...  Pourquoi?  parce  qu'il  n'est  ici  qu'une  seule 
femme  que  je  puisse  aimer. 

Mais  si  je  pouvais  redevenir  ce  que  je  fus,  revoir  les  jours  que  j'a? 
vus  ;  si  je  pouvais  reposer  ma  tôle  sur  le  sein  qui  jadis  a  partagé  mes 
vœux  lesplusaidenls,  je  n'irais  pas  chercher  un  autre  climat,  parce 
qu'ici  est  la  seule  femme  que  je  puisse  aimer. 

Il  y  a  longtemps  que  je  ne  le-;  ai  revus,  ces  yeux  qui  faisaient 
ma  joie  ou  ma  peine  ;  et  c'est  en  vain  que  j'ai  tenté  de  n'y  plus  pen- 
ser; j'ai  beau  fuir  la  terre  d  jUbion  ,  ici  esl  la  seule  femme  que  je 
pui.sse  aimer. 

Gomme  la  tourterelle  solitaire  qui  a  perdu  sa  compagne,  je  sens 
mon  c(Bur  di^solé;  je  regarde  autour  de  moi,  et  nulle  part  ma  vue 
ne  rencontre  un  sourire  all'eclueux,  un  visage  ami!  Au  milieu  même 
de  la  foule,  je  suis  isolé  ,  car  je  n'y  vois  poinl  la  seule  femme  que  je 
puisse  aimer. 

Je  franchirai  donc  la  blanche  écume  des  flots;  j'irai  demander  une 
patrie  à  l'étranger.  Jusqu'à  ce  que  j'aie  oublié  une  beauté  parjure, 
nulle  part  je  ne  trouverai  le  repos;  jamais  je  ne  pourrai  secouer 
le  joug  de  mes  sombres  pensées  :  toujours  elles  se  reporteront  vers 
la  seule  femme  que  je  puisse  aimer. 

L'êlrc  le  plus  chétif ,  le  plus  malheureux  .  trouve  un  foyer  hospi- 
talier où  la  douce  amitié  et  l'amour,  plus  doux  encore,  viennent  sou- 
rire à  .sa  joie  ou  svmpathiser  avec  sa  douleur;  mais  d'ami  ou  de  mai- 
tresse,  je  n'en  aï  point,  car  il  n'est  qu'un  seul  être  que  je  puisse 
aimer. 

Je  pars;  mais  n'importe  où  je  me  réfugie,  nul  ne  s'attendrira 
sur  moi  ,  nul  cœur  ami  ne  m'olTrira  la  plus  petite  place  ;  et  toi- 
même ,  lui  qui  as  flétri  toutes  raj||^spi'-rances,  tu  ne  me  donneras 
pas  un  soupir,  loi,  la  seule  f'inme  que  je  puisse  aimer. 

Penser  sans  cesse  aux  jours  qui  ne  sont  plus  ,  à  ce  que  nous  som- 
mes, à  ce  que  nous  avons  été ,  c'en  serait  assez  pour  accabler  un 
e(cur  plus  fiible;  mais  le  mien  a  résisté  au  eboc  ;  pourtant  il  bat, 
comme  il  h.ittait  naguère,  pmu-  la  seule  femme  qu'il  puisse  aimer. 

Quel  est  l'objet  dun  si  tendre  ami.ur?  C'est  un  secret  que  des 


ŒUVKKS  COMPLÈTES     DE  LOKD  BYKON. 


149 


veux  Milgilircs  iic  sauraient  pénétrer.  Quelle  cause  est  venue  briser 
ci'tic  jeuiic  ulJ'ecUon?  Tu  le  sais  mieux  que  persunne;  mais  il  est 
peu  d'homiiies  sous  ie  soleil  qui  soient  constants  comme  moi,  et 
qui  ne  voient  sur  la  terre  qu'une  seule  femme  qu'ils  puissent  aimer. 

J'ai  essayé  des  fers  d'une  autre  maîtresse,  dont  la  beauté  peut- 
èlre  éi-'alaitla  tienne:  je  me  suis  efforcé  de  l'aimer  aulant .  mais  je 
ne  sais  quel  charme  insurmontable  disait  à  mon  cœur  encore  sai- 
linaut  :  «Non  !  une  autre  esi  la  seule  que  tu  puisses  aimer.  » 

11  me  serait  doux  d'attacher  eiicore  sur  loi  un  long  regard  et  de 
te  liénir  dans  mon  dernier  adieu  ;  mais  je  ne  veux  pas  que  tu  pleures 
pendant  que  je  vais  errer  sur  les  flots.  Patrie,  espérance,  jeunesse, 
l'ai  tout  perdu!  pourtant  j'aime  encore  la  seule  femme  que  je  puisse 
aimer. 


LE    PAQUEBOT   (juln    1809). 

Vivat,  ami!  vivat!  nous  partons;  l'embargo  est  enfin  levé!  un 
\ent  favorable  enfle  les  voiles;  déjà  le  signal  est  donné.  Entendez- 
\ous  le  canon  du  départ?  Les  clameurs  des  femmes,  les  jurements 
des  matelots,  tout  nous  dit  que  le  moment  est  venu.  Un  drôle 
vient  nous  visiter  delà  part  de  la  douane;  les  malles  sont  ouveiles, 
les  caisses  sont  brisées  :  pas  un  trou  de  souris  qui  ne  soit  fouillé, 
au  milieu  du  brouhaha,  avant  qu'il  mette  à  la  voile,  le  beau  pa- 
quebot de  Lisbonne. 

Nos  bateliers  détachent  les  amarres;  toutes  le ï  mains  ont  saisi 
la  rame  ;  on  descend  les  bagages  du  quai  ;  impatients ,  nous  nous 
éloignons  du  rivage.  «  Prenez  garde,  cette  caisse  contient  des  li- 
queurs!... Arrêtez  le  bateau...  je  me  trouve  mal!...  Oh,  mon 
iJieu  !  ..  Vous  vous  trouvez  mal.  madame?  Par  ma  foi,  ce  sera  bien 
pis  quand  vous  aurez  été  une  heure  à  bord!  »  Ainsi  vocifèrent  tous 
ensemble,  hommes,  femmes,  dames,  messieurs,  valets,  matelots; 
tous  s'agitent,  confondus  pôle-mèle,  entassés  comme  des  harengs; 
tel  est  le  bruit  et  le  tintamarre  qui  régnent  autour  de  nous  jusqu  à 
ce  que  nous  arrivions  à  bord  du  paquebot  de  Lisbonne. 

Nous  y  voici  maintenant.  Le  bravo  Kidd  est  notre  capitaine  et 
commande  l'équipage;  les  passagers  se  blottissentdansleurslils.  les 
uns  pour  ronfler,  les  autres  pour  vomir!  «  (!)omment  diable!  vous 
appelez  cela  une  cabine  ,  mais  c'est  à  peine  si  elle  a  trois  pieds  car- 
rés; on  n'y  fourrerait  pas  la  reine  des  pygmées.  Qui  diable  pourrait 
vivrelà-dedans?  — Qui,  monsieur?  bien  des  gens.  J'aieu  à  bord  de 
mon  vaisseau  jusqu'à  vingt  nobles  gentilshommes  à  la  fois!  — 
Vraiment?  Comme  vous  entassez  votre  monde!  Flùt  à  Dieu  (pie 
vos  nobles  gentilshommes  fussent  encore  ici!  j'aurais  évité  la  cha- 
leur e,t  le  vacarme  de  votre  excellent  navire,  le  paquebot  de  Lis- 
bonne. » 

"  Fletcher!  Murray!  Robert!  où  êtes-vous?»  Ah!  les  voilà  éten- 
dus sur  le  pont  comme  dessouehes!  «Donnez-moi  la  main  pour  des- 
cendre, joyeuxmatelot!  —Non,  voilà  le  bout  de  câble  pour  les  jiassa- 
gers  et  les  chiens...  »  Hobhouse  arlicule  d'eÛVoyables  jurements  en 
tombant  dans  les  écoutiUes;  il  vomit  à  la  fois  son  déjeuner  et  ses 
vers,  et  nous  envoie  à  tous  les  diables.  «  Voilà  une  stance  sur  la 
maison  de  Bragance.  Donnez-moi... — Une  rime?  —  Non!  une 
tasse  d'eau  chaude.  — Que  diable  avez-vous  donc?  —  Miséricorde! 
je  vais  rendre  mes  poumons,  je  ne  survivrai  pas  à  notre  arrivée  sur 
ee  brutal  paquebot  de  Lisbonne.  » 

Enfin,  nous  voilà  en  route  pour  la  Turquie!  Dieu  sait  quand  nous 
reviendrons.  Un  mauvais  vent,  une  noire  tempête,  peuvent  nous  en- 
voyer au  fond  de  l'abime.  Mais  comme  la  vie  n'est  tout  au  plus 
qu'une  mauvaise  plaisanterie  (tous  les  philosophes  en  conviennent), 
ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  rire  ;  riez  donc  comme  je  fais 
maintenant.  Malade  ou  bien  portant,  en  mer  ou  à  terre,  riez  de 
toutes  choses,  petiles  ou  grandes;  boire  et  rire,  qui  diable  en  de- 
manderait davantage?  Donnez-nous  du  vin  I  on  n'eu  saurait  man- 
quer, même  à  bord  du  paquebot  de  Lisbonne. 


Remplissez  ma  coupe!  jamais  je  n'ai  senti  comme  aujourd'hui 
celle  ardeur  qui  porte  la  joie  jusqu'au  fond  de  l'àme.  Buvons  !  Dans 
le  cercle  varié  de  la  vie  ,  la  coupe  pétillante  est  la  seule  chose  au 
fond  de  laquelle  on  ne  trouve  pas  de  déception? 

.l'ai  lour-à-tour  essayé  de  toutes  les  jouissances;  je  me  suis  en- 
flammé an  rayon  d'un  bel  œil  noir  :  j'ai  aimé!...  qui  n'en  a  fail  au- 
lant?... Mais  qui  affirmera  que  le  bonheur  ait  existé  en  lui  en  même 
temps  que  la  passion? 

Aux  jours  de  la  jeunesse ,  alors  que  le  cœur ,  dans  son  printemps , 
lève  d  éternelles  alfeelions,  j'ai  eu  des  amis!...  Qui  n'en  a  pas?... 
.Aluis  quelle  bouche  pourra  dire  qu'un  ami  est  aussi  fidèle  que  toi,  6 
jus  vermeil  de  la  vigne! 

Le  conir  d'une  maîircssc.  un  eiifaiil  peut  vous  k  ravir;   l'aniilié 


disparaît  comme  un  rayon  d'avril.  Toi,  tu  ne  peux  changer;  lu 
vieillis...  Qui  ne  vieillit  pas?...  Mais  combien  il  est  peu  d'êtres  ici-bas 
dont  le  mérite,  comme  le  tien,  s'accroisse  avec  l'âge? 

Quand  l'amour  nous  comble  de  ses  faveurs,  si  un  rival  s'incline 
devant  notre  idole  terrestre,  aussilôt  nous  voilà  jaloux...  Qui  ne  l'est 
pas?...  Ovin!  tes  plaisirs  sont  exempts  d'envie;  plus  nous  som- 
mes nombreux  à  te  savourer,  plus  grande  est  notre  joie. 

Quand  nous  avons  passé  la  saison  de  la  vaine  jeunesse,  c'est  à  la 
coupe  enfin  que  nous  avons  recours.  Alors  nous  trouvons...  n'esl-il 
pas  vrai  ?.  .  que,  selon  le  vieil  adage,  la  vérité  n'est  que  dans  le  vin. 

Quand  la  boîte  de  Pandore  fut  ouverte  sur  la  terre,  et  laissa  échap- 
per tous  les 'maux,  il  y  resta  l'espérance  ..  c'est  vrai...  mais  au  fond 
de  notre  coupe  nous  trouvons  mieux  que  cela  ;  que  vaut  l'espérance 
au  prix  de  l'assurance  du  bonheur? 

Vive  à  jamais  la  vigne!  quand  l'été  aura  fui,  notre  vieux  nectar 
réjouira  nos  cœurs.  A  la  vérité,  nous  mourrons!...  Qui  ne  meurt 
pas?...  Mais  que  nos  péchés  nous  soient  pardonnes  ;  et  dans  le  ciel, 
Hébé  ne  sera  pas  oisive. 


LÀ 


VISION  DU  JUGEMENT 


1. 

Saint  Pierre  était  assis  à  la  porte  du  ciel  :  ses  clefs  étaient  rouil- 
lées,  et  la  serrure  s'ouvrait  avec  peine,  tant  il  avait  eu  peu  à  fa're 
depuis  quelque  temps;  non  que  la  place  fût  occupée,  beaucoup  son 
fallait;  mais  depuis  l'ère  française  de  quatre-vingt-huit,  les  diables 
avaient  agi  des  jdeds,  des  mains,  et  avaient  vigoureusement  pesé  sur 
le  câble,  comme  disent  les  matelots...  ce  qui  avait  entraîné  la  plu- 
part des  âmes  dans  la  mauvaise  voie. 

II. 

Tous  les  anges  détonnaient  et  s'étaient  enroués  à  force  déchan- 
ter, n'ayant  presque  rien  d'aulre  à  faire,  si  ce  n'est  de  renionlerle 
soleil  et  la  lune,  de  ramener  dans  son  orbite  quelque  jeune  éloile 
vagabonde,  quelque  comète  caracolant  comme  un  jeune  poulain 
dans  le  bleu  de  l'éther,  et  brisant  une  planète  d'un  coup  de  sa  queue, 
comme  parfois'une  baleine  folâtre  fait  chavirer  les  chaloupes. 

m. 

Les  anges  gardiens  avaient  regagné  leur  paradis  ,  reconnaissant 
leur  impuissance  ici  bas.  On  ne  s'occupait  plus  là-haut  des  af- 
faires terresires  ,  si  ce  n'est  dans  le  noir  bureau  de  l'ange  juge 
d'instruction  qui,  voyant  se  multiplier  d'une  manière  effrayanie  les 
faits  coupables  ou  calomnieux,  avait  dépouillé  ses  deux  ailes  de  toutes 
leurs  plumes  et  se  trouvait  cependant  arriéré  dans  ses  procès-ver- 
baux. 

IV. 

Depuis  quelques  années  la  besogne  s'éiait  accrue  tellement  qu'il 
s'était  vu  forcé,  bien  à  regret  sans  doute  (absolument  comme  ces 
autres  chérubins,  nos  terrestres  ministres),  de  chercher  autour  de 
lui  des  collaborateurs,  et  de  réclamer  l'assistance  de  ses  pairs,  si 
l'on  ne  voulait  pas  qu'il  succombâtsous  le  faix  toujours  croissant  de 

(Il  En  1821,  M.  Southey,  poète-lauréat  rie  la  cour  de  Saint-James,  ayant 
publié  sous  ce  titre  une  apothéose  ridicule  du  roi  Georges  III ,  lord  Byrou 
entreprit  aussitôt  la.contre-pnrtie  de  cet  ouvrage,  qu'il  lit  par;iitre  sous  le 
pseudonyme  transparent  de  Quevedo  Hedivicus.  Son  biil  étidt  à  la  foi.^  de 
servirses  opinions  pûliliqups,  et  de  punir  lesailaques  que.  dans  sa  préface, 
le  poète  courtisan,  jadis  libéral,  avait  lancées  contre  ccqu'il  app^flait  !'eco/e 
salanique.  désignant  assez  clairement  par  là  la  tendance  du  pucine  .io  l'il- 
lustre pair.  Une  longue  polémique  s'ensiiivit  eiilre  les  deux  écrivains;  et 
l'on  trouvera  dans  leô  deux  premiers  chanis  de  don  Ju.i,n  les  piélmies 
de  cette  campagne  littéraire,  qui  se  termina,  couirac  de  juste,  aux  dépens 
rie  celui  que  Byron  appelait  le  renégat  —  Georges  III,  appelé  au  trône  eu 
1760,  déclaré  en  démence  en  1788,  céda  dès  lois  le  pouvoir  à  sonlils  avec 
le  tilre  de  régetil,  et  mourut  le  29  janvier  1S!0. 


rio 


LES  VEILLÉES  LITTËRAIKES  ILLUSTREES. 


scis  l'ûquifiiloii'cs.Six  niigi's  et  douze  sniiils  lui  ruroiil  adjoints  comme 
secrélaircf. 


C'iUall  un  fort  juli  bureau,  du  moins  pour  le  ciel  ;  et  copcndaiil 
on  n'.v  manquait  pus  de  besogne,  tant  clinquc  jour  voyait  rouler 
du  r'Ii.'ii's  do  (?onquuranl$  et  remettre  de  royaumes  à  neuf;  pus  de 
jouriii'e  (pii  nV'fjorpoAl  ses  six  oi;  sept  mille  liommcs!...  Oh  !  k  la 
tin,  quand  le  massacre  de  Waterloo  vint  couronner  rœu\re,  les  di- 
vins employés  jetîirenl  leur  pluuie  de  dégoût...  tant  culte  page  était 
souillée  de  sang  et  de  poussiiùre. 

VI. 

Ceci  soit  dit  eu  passant,  car  il  ne  m'appartient  piLS  d'enregislrcr 
des  faits  dont  les  anges  ont  horreur.  Le  diable  lui-nii^ine  en  celte 
circonstance  maudit  son  ouvrage,  étant  par  trop  repu  de  l'infernale 
orgie  :  bien  qnc3  lui-même  eût  aiguisé  Ions  les  glaives  ,  il  eu  eut 
presqu'assez  pour  éteindre  s^a  soif  innée  du  mal..._  lit  ici  nous  de- 
vons consigner  la  seule  pensée  méritoire  de  Satan  :  c'est  (piil  fait 
retomber  également  la  responsabilité  sur  les  deux  capitaines. 


Passons  par-dessus  quelques  années  d  une  paix  hypocrite,  pen- 
dant les([uelles  la  terre  n'a  pas  ^lé  mieux  |icupléc,  l'enfer  l'a  été 
conmie  de  coutume,  et  le  ciel  ne  s'est  pas  rernidi  du  tout  :  ce  sont 
les  années  du  bail  des  tyrans,  acle  qui  n'a  rioii  de  nouveau  (pie 
les  noms  qui  l'ont  signé.  Ce  bail  doit  Unir  un  jour  :  en  atlcn- 
dant,  les  susdits  tyrans  se  inuUiplient  avec  8C|)t  Itlesi  et  dix  cornes 
toutes  en  nu  seul  rang,  comme  la  béte  annoncée  par  saint  Jean  : 
mais  nos  botes  à  nous  ont  la  léle  moins  formidable  que  les  cornes. 

VU). 

En  l'an  premier  du  second  réveil  de  la  liberté,  mourulGeorgesIlI, 
lequel,  sans  être  un  tyran  lui-même,  fut  le  bouclier  des  tyrans,  jus- 
qu'an  jour  où  tous  ses  sens  éteints  ne  lui  laissèrent  plus  ni  le  soleil 
de  l'àme.ni  le  soleil  extérieur.  Jamais  meilleur  fermier  ne  secoua  la 
rosée  de  ses  prairies;  jamais  plus  mauvais  loi  ne  perdit  un  royaume  1 
Il  mourut,  maislaissani  ses  sujets  après  lui,  la  moitié  ausâi  tous  que 
lui  et  tout  le  reste  non  moins  aveugles. 

IX. 

11  mourut...  Sa  mort  n'eut  pas  un  grand  retentissement  sur  la 
terre;  ses  funérailles  eurent  quebpie  éclat  :  il  y  eut  du  velours,  des 
dorures  cl  du  bronze  à  profusion  ;  mais  on  n'y  Nil  pas  grand'chose 
qui  ressemblât  à  des  larmes...  sauf  celles  qu'y  versa  1  hypoeiisic, 
car  celles-là  s'achètent  à  juste  prix  :  il  y  eut  aussi  U4i«  dos«  conve- 
nable d'élégies également  achetées;  avec   accompagnement  de 

torches,  de  manteaux  de  deuil,  de  bannières,  de  hérauts  d'armes  et 
tous  les  débris  des  vieux  us  gothiques. 

X. 

C'était  un  grand  mélodrame  sépulcral.  Enlre  tous  les  imbé- 
ciles dont  le  troupeau  vint  grossir  le  cortège,  ou  simplement  le  voir 
)iasser,  un  seul  se  souciait-il  du  mort?  Tout  l'inléièl  était  concen- 
tré dans  la  jwrnpe  funèbre;  tout  Je  deuil  dans  les  étofl'es  noires, 
l'as  une  pensée  qui  perçAt  au-delà  ilu  poole  mortuaire;  et  quand 
on  déposa  le  cercueil  n;agnifique  dans  le  cavwiu  funéraire,  cette 
pourriture  de  (piatre-vingts  ans,  renfermée  dans  l'or,  parut  unedé- 
rision  de  1  enfer. 

XI. 

Mélf/.  donc  ce  corpsà  la  i)Oussièrel  II  redeviendrait  plus  proinpfe- 
Micnt  ce  qu'il  doit  être  un  jour,  si  vous  abandonniez  ses  éléments 
tool  smils  à  la  lutte  qui  doit  leur  frayer  un  cliomin  pour  retourner 
à  la  terre  ,  au  feu  ,  h  lair  :  tous  ces  baumes  factices  corrompent 
ce  qu'a  fait  la  nature,  en  le  créant  nu  comme  l'argile  vulgaire  de  ces 

millions  d'hommes  qu'on  ne  transforme  pas  en  momies lit.  au 

bout  du  compte  .  toutes  ces  drogues  ne  font  (pie  prolong'T  Id'uvre 
(le  la  destruction. 

xn. 

Il  est  mort el  la  surface  de  la  terre  en  a  fini  avec  lui;  il  est 

iuliumé;  sauf 'e  mémoire  des  pompes  funèbr(\s  el  les  hiéroglyphes 
du  style  lapidaire,  le  monde  est  clos  pour  lui,  à  moins  qu'il' n'ait 
lai^sé  un  testament  à  ralleniaiide  li;  mais  (luel  est  le  procureur 
qui  Nicndia  lc_ demander  à  son  lils.son  lilscn  qui  revivcnl  toutes  ses 

(I)  Gr>or(;i>s  lit  l'Iail  ,iccii>(?  li'iivoiidiiiiiil  iiii  l.-sl.ini'iil  ili    .l'i  |.(v 
Oeorgcf  1I|  .M  rV?|  i  relie  ani?oiloli'  >|ii.>  nvi'U  tiil  i.  i  .illu.'-i  ■: 


roy.ilcs  ipialités,  hormis  cetle  \erlu  de  inénapc,  vertu  exliémcmenl 
raio,  la  lidéliléà  une  femme  laide  et  incchanle  ? 

XIII. 

«  Dieu  sauve  le  roi  I  »  C'est  une  grande  économie  à  Dieu  de  ne 
pas  prodiguer  les  rois  sur  la  terre;  inaix  s  il  lui  plait  d'être  p.Lrciiiiu- 
Jiieux  à  cet  égard,  qui  pourrait  aller  à  rencontre':'  Je  ne  suis  pa.s  de 
ceux  (pil  disent  ipi'il  faudrait  eu  damner  le  plus  grand  nombiv  pos- 
sible :  peut-être  inèiiic  suis-je  le  seul  qui  ail  conçu  le  fuibic  espoir  de 
iliminuer  les  maiu  à  venir,  en  limitant  prudeiiimcnt  rélcruelle  et 
brûlante  juridiction  de  l'eufer. 

XIV. 

Je  sais  qu'une  pareille  proposition  n'est  nullement  ]iopulaire, 
(pi'-'llc  est  blas|diéniatoire  :  (|u'on  peut  être  damné  pour  avoirsouliailé 
que  iieisoiiiie  ne  le  soit.  Je  connais  mon  catéchisme  :  je  sais  que 
nous  sommes  baignés  dans  les  plus  saines  doctrines,  au  point  d'en 
être  submergés  lout-à-fait  ;  je  .sais  que  l'Kglise  d'Angleterre  est  la 
seule  qui  ne  soit  point  tombée  dans  l'abomination,  et(|uelesqiielquc 
deux  cents  autres  églises  ont  pris  une  route  diablcineiit  uiauvaise. 

XV. 

Dieu  nous  .soit  en  aide  à  tous  ;  Dieu  me  soit  en  aide  à  moi  !  Je 
suis.  Dieu  le  sait,  aussi  abandon  né  que  le  diable  peut  le  désirer,  et  il 
n'est  pas  plus  difficile  de  me  damner,  qu'il  ne  l'est  d  amener  à  terre 
le  poisson  qui  a  mordu  depuis  longtemps,  ou  de  conduire  lagnrau 
à  la  boucherie;  non  pourlajit  que  je  me  croie  digne  de  cette  iioWe  el 
immortelle  casserole  où  doit  frire  presque  toute  notre  race,  née  pour 
mourir. 

XVI. 

Donc  saint  Pierre  était  assis  à  la  porle  du  ciel  el  s'endormait  sur 
ses  clefs,  quand  loul-à-coup  il  se  fit  un  bruit  terrible  qu'il  n'avait 
pas  entendu  depuis  longtemps...  un  bruit  semblable  au  sifflement 
du  vent,  des  eaux  et  de  la  flamme,  en  un  mot,  un  mugisseinent  tel 
qu'en  peuvent  pousser  dos  êtres  giganlosiiues  et  qui  aurait  arra- 
ché une  exclawiation  à  tout  autre  qu'à  un  saint;  mais  lui,  ayant 
d'abord  tressailli, -cligna  de  l'œil  et  se  contenta  de  dire  :  «  Knci>re 
une  étoile  qui  lile,  sans  doute  !  » 

XVII. 

Mais  avant  qu'il  fût  assoupi  de  nouveau,  l'aile  droite  d'un  (^lérn- 
biii  vint  lui  frapjier  les  yeux  ;  sur  qooi  saint  Pierre  ayant  bâillé  el 
s'étant  gratté  le  nez  :«  Itienheureux  portier,  lui  dit  lance.  lo\e-|..i, 
je  te  prie  !  »  Kl  en  parlant  ainsi  il  d-ploya  des  ailes  magnifiques  qui 
brillaient  de  célestesconleui's,  comme  .sur  la  lorre  brille  la  qii  ue  d'un 
paon.  Le  saint  répondit  :  n  Kh  bien  !  de  quoi  s'agit-il  ?  Lucifer  est-il 
de  retour  pour  faire  tout  ce  tapage  ?  » 

XYIII. 

—  Non,  répondit  le  chérubin  :  maisGeorges  le  Iroisième  est  mori  ' 

—  Et  qu'est-ce  (pie  Georges  le  Iroisième .  flil  rniK'iIre  ?  Quel  Geoi 
ges?  el  le  tioisièine  de  quoi  •?  —  Le  rr>i  d'Angleterre  .  reprit  l'arig.'. 

—  Fort  bien'  Il  ne  trouvera  pas  ici  beaucoii)!  de  rois  pour  le  cou 
(lover  dans  les  rues;  mais  a-l-il  encore  sa  tête  sur  les  épaules?  r.ii 
le  ilernier  ipie  nous  avons  \  ii  venir  a  eu  ici  quelque  ilirficulté,  et  il 
ne  fût  jamais  entré  dans  le  séjour  de  la  grâce,  «  il  ne  nous  eût  jeté 
sa  tête  il  la  figure. 

XIX. 

«  C'était,  si  je  merapellebicn,  un  roide  France.  Celle  tête,  qui  n'a 
vait  pu  conserver  sa  couronne  terrestre,  osa  bien  ,  à  ma  face,  pré 
tendre  à  une  couronne  de  martyr...  ni  plus  ni  moins  que  la  mienne. 
Si  j'avais  eu  là  mon  épée,  comme  au  temps  où  je  coupais  des  oreil- 
les, je  l'aurais  abattu  (l'un  coup;  mais  n'ayant  que  mes  clefs  au  lieu 
de  mon  glaive,  je  me  bornai  à  faire  rouler  par  terre  sa  tête  qu'il  te- 
nait à  la  main. 

XN. 

((  Aiissit('it,  il  jota  des  cris  si  affreux  .  (pie  Ions  les  siiiuts  accouru 
rent  et  le  firent  entrer  en  |iaradi$.  Là,  il  o>l  assis  C'ite  à  ci'ite  prés  de 
saint  Paul...  qui  n'est  après  tout  qu'un  parvenu  !  La  peau  de  saint 
Barthélémy,  dont  cel  i-ci  s'est  fait  dans  le  ciel  un  capuehon.  cl  qui 
a  racheté  tons  ses  péchés  terrestres  en  le  faisant  martyr,  na  pas  cié 
|dus  utile  à  son  maître  que  ne  le  fut  au  sien  celte  Nide  et  stupidc 
caboche. 

XXi 


•   M  lis  s  il  eùl  saidé  -a 


siti  |e^  ép.iiilos    l'atTaire  eût  pris  une 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYUON. 


131 


tout  autre  tounnire  :  la  sympathie  parait  avoir  agi  sur  les  saints 
comme  un  cncluuilemont:  et  c'est  ainsi  quo  le  ciel  a  replacé  cette  tête 
imbécile  sur  le  troue  qui  la  portait.  Tout  cela  peut  être  tort  bien  :  il 
païaît  que  c'est  ici  la  coutume  d'annuler  tout  ce  qui  s'est  fait  de  bon 
sur  la  terre.  » 

XXII. 

L'ange  répondit  :  «  Pierre,  ne  faites  pas  la  mone  ;  le  roi  qui  nous 
arrivea  la  tèteà  saplnce,  et  le  reste  aussi;  mais  cette  tète  n'a  jamais 
trop  su  ce  qu'elle  faisait...  C'était  une  marionnette  que  des  filsd'ar- 
chal  mettaient  en  mouvement,  et  on  le  jugera  sans  doute  comme 
tous  les  autres.  Ce  n'est  point  notre  affaire,  à  vous  et  à  moi,  de 
nous  inquiéter  de  ces  choses  :  occupons-nous  de  notre  emploi  et 
faisons  ce  qu'on  nous  ordonne.  » 

XXIII. 

Pendant  qu'ils  causaient  de  la  sorte,  la  caravane  des  anges  arrivait 
avec  la  rapidité  d'un  ouragan  ,  fendant  l'espace ,  comme  le  cygne 
fend  le  cristal  d'une  onde  argentée  (soit  le  Gange,  le  Nil  ou  l'Indus, 
la  Tamise  ou  la  Tweed).  Au  milieu  d'eux  était  un  vieillard,  a^ec  sa 
vieille  âme  ,  tons  deux  complètement  aveugles.  Ils  firent  halte  de- 
vant la  porte,  et  placèrent  sur  un  trône  de  nuages  le  voyageur,  en- 
veloppé dans  son  linceul. 

XXIV. 

Mais  à  l'arrière-garde  de  cette  brillante  phalange,  un  esprit  bien 
différent  d'aspect  se  balançait  sur  ses  ailes,  comme  ces  nuages  por- 
teurs de  la  foudre  qui  planent  sur  une  côte  aride  et  féconde  ep  nau- 
frages. Son  front  ressemblait  ù  la  mer  secouée  par  la  tempête  ;  dos 
pensées  profondes,  insondables,  gravaient  un  éternel  courroux  sur 
ses  traits  immortels,  et,  en  se  promenant  autour  de  lui,  son  regard 
assombrissait  l'espace. 

XXV. 

En  s'approchant,  il  jeta  sur  cette  porte,  que  le  péché  et  Itii  ne 
franchiront  jamais ,  un  coup  d'œil  tellement  empreint  d'une  haine 
surnalniclle,  que  saint  Pierre  eût  bien  voulu  ne  pas  se  trou\er  de- 
hors ;  il  fit  sonner  ses  clefs  ù  grand  bruit  et  sua  dans  son  aposloli- 
(pie  peau  :  comme  de  juste  ,  sa  transpiration  n'était  que  du  divin 
iciior  ou  toute  autre  liqueur  éthérée. 

XXVI. 

Les  archanges  eux-mêmes  se  serrèrent  les  uns  contre  les  autres, 
comme  des  oiseaux  quand  plane  le  faucon  ;  ils  sentirent  la  pour  les 
gagner  jusqu'au  bout  de  leurs  ]duraes,el  ils  formèrent  un  corcle[ia- 
reil  au  bau(lrier  d'Orion, autour  du  pauvre  vieux  bonhomme  qui  sa- 
vait à  peine  où  ses  guides  le  menaient,  bien  qu'ils  Irailasseni  avec 
égard  les  mânes  royaux  ;  car  nous  savons,  par  bons  et  sûrs  rensei- 
gnements, que  tous  losanges  sont  tories. 

XXVII. 

Comme  les  choses  en  étaient  là,  soudain  la  porte  s'ouvrit,  et  l'é- 
clat de  ses  gonds  flamboyants  jeta  dans  lespace  une  immense 
flamme  de  teintes  variées,  qui  s'étendit  même  jusqu'à  notre  imper- 
ceptible planète,  et  couronna  son  ])ûle  nord  des  franges  d'une 
nouvelle  aurore  boréale,  la  même  que  l'écpiipage  du  capitaine  l'arry 
aperçut  dans  le  détroit  de  Melville,  où  il  était  entouré  i)ar  les 
glacés. 

XXVIII. 

Et  de  la  porte  ouverte  sortit  tout  radieux  un  être  de  lumière,  un 
être  puissant  et  beau  ,  couronné  de  gloire,  comme  la  bannière  qui 

flotte  victorieuse  après  un  combat  dont  le   monde  a  été  le  prix 

Mes  tristes  comparaisons  a  ondent  naturellement  en  images  ter- 
restres; car  ici-basune  nuit  matérielle  obscurcit  nos  plus  [lures  eon- 
ce|itions  ;  Jeanne  Soulbcote  et  ce  fou  de  Robert  Soulliey  sont  seuls 
exceptés  de  la  règle. 

XXl.X. 

Cette  figure  était  l'archange  Michel  ;  tout  le  monde  sait  comment 
sont  faits  les  angeset  lesarchang(  s,  puisqu'il  n'est  guèry  décrivail- 
leurs  qui  n'en  aient  au  moins  un  à  mettre  eu  scène,  depuis  le  roi  des 
démons  jusqu'au  prince  des  milices  célestes;  on  en  voit  aussi  dans 
maint  tableau  d'église,  bien  que,  je  dois  l'avouer,  ceux  ci  no  ré- 
pondent }?uère  à  1  idée  que  nous  nous  faisons  des  espri.^  immortels; 
mais  je  laisse  aux  connaisseuis  le  soin  d'expliquer  les  vertus  et 
qualités  des  véritables  anges. 

XXX. 

Michel ,  au  vol  immense  ,  s'avança  dans  si  gloire  et  sa  farce  , 
noble  ouvrage  de  celui  d'où  dérive  toute  force  et  toute  gloire;  ayant 


franchi  le  portail,  il  .s'arrêta  ;  devant  lui  les  saints  au  front  chenu 
et  les  jeunes  chérubins  (quand  je  dis  jeunes,  cela  s'applique  à  leur 
mine  et  non  à  leurs  années;  et  je  ne  voudr.iis  nullement  dire  qu'ils 
no  fussent  pas  plus  vieux  que  saint  Pierre  ,  mais  seulement  qu'ils 
avaient  l'air  un  peu  plus  avenant); 

XXXI. 

Chérubins  et  bienheureux  s'inclinèrent  devant  le  puissant  ar- 
change, la  première  des  angéliques  essences,  dont  l'aspect  était  celui 
d'un  dieu  ;  mais  lui,  il  n'avaitjamais  nourri  d'orgueil  ;  tout  grand, 
tout  élevé  qu'il  était,  jamais  il  n'eut  de  pensée  que  pour  le  service 
de  son  créateur  :  Slichel  savait  qu'il  n'était  que  le  vice-roi  des 
deux. 

XXXII. 

Michel  et  l'esprit  silencieux  et  sombre  s'abordèrent  ..  Ils  se  con- 
naissaient mutuellement  eu  bien  comme  en  mal  :  telle  était  leur 
puissance  qu'aucun  d'eux  ne  pouvait  oublier  son  ami  d'autrefois, 
son  futur  ennemi  ;  et  pourtant  on  lisait  dans  Inn's  yeux  un  nobie, 
iunnortel  et  magnanime  regret,  comme  si  le  destin  ,  plus  que  leur 
volonté,  avait  donné  à  leur  lutte  l'éternité  pour  terme  et  les  sphères 
pour  champ  clos. 

XXXIII. 

Mais  ici  ils  se  trouvaient  sur  un  terrain  neutre  :  nous  savons  par 
Je  livre  de  Job  qu'il  est  permis  à  Satan  de  faire  trois  fois  l'an,  plus 
ou  moins  ,  sa  visite  au  palais  des  cioux;  et  que  les  enfants  de  Dieu, 
comme  ceux  do  la  poussière,  sont  tenus  de  lui  faire  C)iu]ia^ni:^  : 
nous  pourrions  démontrer,  d'après  le  même  livre,  avec  (pndle  poli- 
tesse est  conduite  la  conversation  entre  les  puissances  du  bien  et 
du  mal...  mais  cela  nous  mènerait  trop  loin. 

XXXIV. 

,  D'ailleurs  ceci  n'est  point  un  traité  de  théologie,  où  l'on  ait  .'i 
examiner  ,  les  textes  hébreux  ou  arabes  à  la  main  .  si  l'histoire  de 
Job  est  une  allégorie  ou  un  fait;  je  ne  fais  qu'une  simple  narration  ; 
c'est  pourquoi  je  choisis  çà  et  là  les  faits  qui  peuvent  le  mieux  écar- 
ter tout  soupçon  d'imposture.  Tout  ce  que  cet  ouvi'age  contient  est 
littéralement  vrai,  et  aussi  authentique  que  le  fut  jamais  une  vision. 

XXXV. 

Donc  les  deux  esprits  se  trouvaient  sur  un  terrain  neutre  devant 
la  porte  du  ciel.  On  peut  comparer  au  seuil  d'un  palais  oriental  ce 
lieu  où  se  débat  le  grand  procès  <le  la  mort  et  d'où  les  âmes  sont 
expédiées  vers  l'un  ou  l'autre  monde  ;  c'est  pourquoi  .Michel  et  son 
anlagoniste  prirent  un  air  fort  civil  :  bien  quelles  ne  se  donnassent 
point  le  baiser  de  paix ,  son  altesse  de  ténèbres  et  son  altesse  de 
lumière  échangèrent  un  regard  très  courtois. 


L'archange  salua,  non  comme  un  de  nos  modernes  dandies, 
mais  à  l'orientale  et  en  s'inolinaut  gracieusement,  appuyant  une 
main  radieuse  sur  l'endroit  où  ch'^z  les  honnêtes  gens  on  suppose 
qu'est  la  pLice  du  cœur.  11  semblait  avoir  affaire  à  un  égal  qu'il 
traitait  avec  bienveillanee  ,  mais  sans  servilité.  Pour  Satan,  il  ac- 
cueillit son  ancien  ami  avec  plus  de  hauteur,  comme  ferait  un  vieux 
Castillan  aussi  pauvre  que  nobis,  à  l'égard  d'un  riche  citadin  éclos 
comme  un  champignon. 

xxxvir. 

11  .se  contenta  d'incliner  légèrement  son  front  infernal  :  puis  le 
relevant  aussitôt ,  il  parut  se  préparer  à  revendiquer  sun  droit,  à 
tort  ou  à  raison,  en  établissant  que  le  roi  Georges  ne  devait  en  au- 
cune façon  être  exempté  du  supplice  èieinel ,  pas  plus  que  tant 
d'autres'rois  que  l'histoire  mentionne,  lesquels  étaient  doués  de 
plus  de  sens  et  de  cœur,  et  qui  depuis  longtemps  ont  pavé  l'enfer 
de  leurs  bonnes  intentions. 

XXXVllI. 

Michel  commença  :  «  Quels  droits  peux-t,i  l'aire  valoir  sur  cet 
homme  ,  maintenant  mort  et  amené  devant  le  Seigneur?  quel  mal 
a-l-il  fait  depuis  le  commencement  de  sa  carrière  mortelle  pour  ap- 
puyer tes  prétentions  sur  lui?  Parle;  et  si  ta  réclamation  ost  juste, 
fais  ta  volonté  :  si,  d.ins  le  cours  de  sa  vie  terrestre,  il  a  grande- 
ment failli  à  .«es  devoirs  comme  roi  et  comme  homme,  prouve-le  et 
il  est  à  toi;  sinon  qu'il  entre. 

XXXIX. 

—  Michel,  répondit  le  Prince  de  l'air,  sur  le  seuil  même  de  celui 
quo  lu  sers,  je  viens  réclamer  mon  sujet  ;  je  démontre  ai  qu'ayant 


1.r2 


LES  VEILLÉES  LITItUAlKHS  ILLUSTKKES. 


rii-  niuii  atloralcur  dans  la  chair ,  il  doil  l'èlre  en  cspril ,  quelque 
iiitérôl  que  lu  lui  porics ,  ainsi  que  h.'  liens,  sous  |iiclu\le  que  ni 
le  vin  ni  la  luxure  n'ont  clé  ses  faiblsssfts;  ear  sur  le  irône,  com- 
mandant h  des  millions  d'hommes,  il  a  tout  fciit  i)uur  me  servir. 

XL. 

«  lU'garde  noire  terre,  ou  plutôt  la  mienne  :  jadis  rlle  apparlr- 
nail  (lavanlaKe  h  ton  maître  ;  mais  je  ne  m'enorgueillis  |ias  de  la 
conquête  de  celte  pauvre  planète;  hélas!  celui  ijue  lu  sers  ne  doit 
pasm'en\icr  mon  lot  :avceioules  ces  myriades  de  mondes  brillanis 
qui  circulent  autour  de  lui  et  ladcu-enl ,  il  aurait  pu  oublier  celte 
chéiive  création  d  Aires  misérables  :  selon  moi,  peu  deulre  eux 
racrilent  d'èlre  damnés, 
à  rexception  de  leurs 
rois. 

XU. 

«  Ceux-ci  même,  je 
ne  les  réclame  que  com- 
me unesorle  de  redevan- 
ce pour  établir  mon  droit 
de  suzeraineté  :  et  lors 
même  que  je  voudrais 
m'oecuper  des  autres,  ce 
sérail,  vous  le  savez,  un 
soin  superllu  :  \  ii  leur  dé- 
pravation, l'enfer  n'a  rien 
de  mieux  à  faire  que  de 
les  abandonner  à  eux- 
mêmes  :  tel  est  l'élat  de 
démence  et  de  crime  où 
les  plonge  une  maléilic- 
tiou  innée,  que  le  riel  ne 
peut  les  rendre  meilleurs, 
ni  moi  les  rendre  pires. 

XLIl. 

«  Regarde  la  terre,  di- 
sai^s-jc  et  dis-je  encore  : 
à  1  époque  où  ce  vieux 
aveugle,  insensé,  débile, 
cliélif  et  pauvre  vermis- 
seau ,  commença  de  ré- 
gner dans  la  (leur  el  lé- 
clat  de  sa  jeunesse,  le 
monde  et  liM  étaient  lout 
autres  qu'aujourd'hui  : 
une  grande  portion  delà 
leire  et  loule  l'étendue 
de  l'Océan  le  reconnais- 
saient pour  roi;  à  travers 
plus  (l'une  lenipèle,  ses 
lies  avaient  surnagé  sur 
labime  du  leiupsicar  les 
m;\  os  veriiis  _v  avaient 
établi  leur  séjour. 


XLllI. 


id)tiiit  le 
quille 


«  Jeune  ,  il 
scpplre;  il  ne 
i|ue  vicu.x  :  voyz  dans 
quel  clal  il  a  trouvé  sou 
i\i.\aume  ,  dans  quel  élal 
il  l'a  laissé,  lise/,  les  an- 
nales   de   son    règne... 

vovcz-le d'abord  conlianl  le  gouvernail  à  un  favori  ;  voyez  croître  dans 
soil  cœur  la  soif  de  l'or,  ce  vice  «lu  ineudi.uii .  qui  ne  domine  jamais  que 
sur  les  cu'urs  les  plus  vils;  et  quant  au  reste  ,  jetez  les  yeux  sur 
l'Amérique  el  sur  la  Kraiice. 

XLIV. 

(I  A  la  vérité  ,  du  commencement  à  la  fin,  il  ne  fut  qu'un  instru- 
ment ;déjà  j'ai  sous  la  m;iin  tous  ceux  qui  l'oul  mis  en  œuvre)  ;  mais 
comme  iiistrunienl  il  faut  qu'il  soil  brûlé.  Dans  tous  les  siècles  pas- 
sés ,  depuis  que  le  genre  humain  a  subi  le  joug  des  monarques, 
dans  toutes  les  sanglantes  annales  du  crime  el  du  carnage,  cher- 
elicz  le  plus  mauvais  élève  qu  ait  produit  lécole  des  Césars,  el  cilez- 
iimi  lin  lègi.e  [dus  inondé  de  sang,  plus  encombré  de  cadavres. 


L'ombre  s"avan(,<i,  ligure  grande,  mince,  avec  des  cheveux  gri> 


peuples  comme  les  iniliviilus  ,  ses  sujets  (!ii:iimiî  les  étrangers,  dès 
(pi'ils  proféraient  le  mot  de  liberté,  oui  trouvé  d.ins  Georges  III 
leur  premier  adversaire.  Quel  est  le  roi  dont  le  règne  fui  souillé 
d'aillant  de  calamités  publiques  cl  privées?  J'accorde  sa  continence 
el  sa  sobriété  :  j'accorde  ces  vertus  neutres  qui  manquent  à  la  plu- 
part des  monarques  ; 

XLVl. 

(I  Je  sais  qu'il  fut  époux  eonslant,  as.sez  bon  père,  maître  sup- 
portable. Tout  cela  est  beaucoup,  particulièrement  sur  un  Irone, 
de  môme  que  la  tempérance  est  (dus  méritoire  à  la  table  d'Apirius 
qu'au  souper  d'un  anachorète.  Je  lui  concède  tout  ce  que  les  plus 
bieuvcillauts  peuvent  luiconcéder  :  mais  tout  cela  était  bien  pourini, 

non  pour  ces  millions 
d'hommes  qui  trouvèrent 
toujours  en  lui  un  di- 
gne soutien  de  l'oppres 
sien. 

XLVII. 

«  Le  Nouveau-Monde 
secoua  son  joug;  l'ancien 
hémisphère  gémit  encore 
sous  le  [)oids  des  maux 
(|ue  lui  ellessiensont  pré- 
parés s'ils  ne  les  ont  ac- 
complis :  il  laisse  sur  plus 
d'un  Irdiie  des  héritiers 
de  ses  vices  sans  aucu- 
ne de  ces  vertus  timides 
qui  ont  parlé  pour  lui. 
{lu'ils  tremblent .  ces  fai- 
néants qui  dorment ,  ou 
ces  despotes  qui  veillent 
sur  les  trônes  delà  lerre, 
ayan  loublié  une  leçouqui 
leur  sera  don  née  de  nou- 
veau! 

XLVin. 

«  Cinq  millions  de  chré- 
tiens primitifs,  profes- 
sant la  foi  qui  fail  votre 
grandeur  sur  la  terre,  à 
vous  autres  habitants  du 
ciel,  imploraient  unepor- 
lion  lie  ce  vaste  tout  qu'ils 
possédaient  autrefois...  la 
liberté  d  adorer,  non  pas 
seuli'ineiil  Votre  Sei- 
gneur, mais  vous.. Michel, 
el  vous  aussi .  saint  l'icr- 
rc  !  Il  faut  que  vos  àiucs 
soient  bien  froides,  si  vous 
n  abhorrez  pas  celui  qui 
ne  voulut  jamais  accor- 
der aux  catholiques  les 
privilèges  d'un  |ienple 
chrétien. 

XLIX. 

Il  Jemetriunpc!  il  leur 
pcrmil  de  prier  Dieu;  mais 
il  leur  rcfu.sa  ce  qui  en 
élail  la  Conséquence,  une 
loi  qui  les  aurait  placés 
surlc  même  pied  que  ceux 
qui  ne  révèrent  pas  les 
saints.  »  Surces  mol*,  saint  Pierre  iressaillii  sur  son  siège,  se  leva  cl 
s'écria:  «  Vous  pouvez  emmener  le  prévenu    avant  que  j'ouvre  les  por- 
tes du  paradis  à  ce  mécréant ,  tant  que  je  serai  portier ,  puisse  je 
être  damné  moi-même. 


«  Surma  parole  !  j'aimerais  mieux  échanger  mes  fonctions  coude 
celles  de  Cerbère ,  lesquelles  certes  ne  .sont  point  une  sinécure,  que 
de  voir  ce  roval  fmalique,  cet  échappé  de  Uedlam,  vagabonder  dans 
les  champs  azurés  du  ciel!  —  Oui,  Pierre!  répliqua  Satiin  :  vous 
avez  raison  do  ressentir  les  injures  faites  à  vos  partisans ,  et  pour 
potf" que  vous  soyez  disposé  à  1  échange  en  question,  je  lâcherai 
d  einbauclier  noire  Cerbère  pour  votre  paradis.  " 

Ll. 


<i  Toujours  il  a  l'ail  la  guerre  à  la  lilicrlé  el  aux  hommes  libres  :  les  ,       Ici  .Michel  s'interposa  ;  «  Brave  saint  !  dil-il ,  et  vous  ,  diable,  pa- 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYKON. 


loJ 


si  vite  ,  je  vous  prie  :  vous  dépassez  tous  deux  les  bornes  de  la  dis- 
crétion. Saint  l'ierre  ,  vous  êtes  ordinairement  plus  civil  :  Salan  ! 
excusez  la  clmlcur  de  se.s  expressions,  et  le  tort  qu'il  a  de  s'abaisser 
au  niveau  du  vulgaire  :  les  saints  eux-uiônies  s'oublient  queltiLifois 
en  face  d'un  tribunal.  Avez-vous  quelque  chose  de  plus  à  dire?  — 
Non.  —  Alors,  je  vous  prierai  de  faire  comparoir  vos  témoins.  » 

LU. 

Aussitôt  Satan  se  tourna  et  fit  un  signe  de  sa  main  basanée  ;  l'é- 
'ectricité  de  son  geste  se  communiqua  aux  nuages  plus  rapidement 
que  nous  ne  pouvons  le  concevoir,  quoique  souvent  il  nous  arrive 
de  voir  Salan  dans  nos  propres  cieux  :  le  tonnerre  infernal  ébranla 
les  mers  etles  continents 
dans  chacune  des  jilanè- 
tes ,    et  les  batteries  de 
l'enfer  déchargèrent  toute 

cetleartilleriedontMillon  .^sa 

a  parlé  comme  d'une  des 
plus  sublimes  inventions 
du  roi  des  ténèbres. 

Lin. 

C'était  un  signal  pour 
ces  âmes  reprouvées  dont 
la  funeste  puissance  s'é- 
tend au-delà  des  limites 
des  mondes  passés,  pré- 
sents ou  à  venir  :  aucun 
poste  spécial  ne  leur  est 
assigné  par  les  contrôles 
de  l'enfer;  elles  peuvent 
errer  librement  paitout 
où  leur  goût  et  leurs  af- 
faires les  entraînent,  p^ir- 
tout  oùelles  trouvent  une 
proie...  ce  qui  ne  les  em- 
pêche pasd'êtredamnées. 

LIV. 

Elles  sont  flères,  com- 
me on  peut  le  croire, 
d  un  pareil  privilége.-cest 
une  sorte  d'ordre  de  che- 
valerie, uneclefde  cham- 
bellan attachée  au  bas  de 
leurs  reins,  ou  comme 
une  entrée  de  faveur  par 
1  escalier  dérobé,  ou  enfin 
tout  autre  privilège  ma- 
çonnique de  ce  genre. 
J'emprunte  mes  compa- 
raisons à  la  poussière  , 
n'étant  que  poussière 
moi-même.  Que  les  es- 
prits dont  je  parle  ne 
s'ofl'ensent  pas  de  la  bas- 
sesse de  ces  similitudes  : 
nous  savons  que  leurs 
fonctions  sont  bleu  au- 
dessus  do  tout  cela. 


11  l'oninicnça  à  lire  lesjtrois  premiers  vers  de  son  poème. 


d'une  demi-couronne  :  il  m'est  arrivé  quelquefois  sur  la  mer  Egée 
d'en  voir  autant  dans  le  ciel  avant  une  bourrasque.  Le  point  s  ap- 
procha, et  en  grossissant  prit  une  autre  forme  :  on  eût  dit  un  navire 
aérien  qui  voguait  et  gouvernait  ou  était  gouverné  (je  ne  sais  quelle 
est  la  tournure  grammaticale  convenable  à  cette  dernière  phrase, 
qui  fait  bégayer  ma  stance. ..    ' 

LVllL 

Mais  prenez  celle  que  vous  voudrez').  Et  enfin  ce  navire  devint 
une  nuée;  et  c'élaiten  efTet...  une  nuée  de  témoins.  Mais  quelle 
nuée  !  jamais  armée  de  sauterelles  ne  parut  sur  la  terre  aussi  nora- 
breuseque  cette  armée  d'esprits  :  leurs  myriades  obscurcissaient  l'es- 
pace ;  leurs  cris  bruyants  et  divers  étaient  pareils  à  ceux  desoiessau- 

vages  (si  l'on  peut  com- 
parer des  nations  à  des 
oies)  ;  et  c'était  bien  là 
que  l'on  pouvait  dire  : 
«  L'enfer  est  déchaîné.  » 


LIX. 

Là  le  gros  John  Bull 
exhalait  un  énergique  ju- 
ron et  fulminait  ses  dam- 
nations accoutumées  : 
plus  loin  Paddy  baragoui- 
nait son  «  Jésus  !  »  — 
«Que  voulez-vous?  »  di- 
sait l'Ecossais  flegmati- 
que ;  l'ombre  française 
blasphémait  en  certains 
termes  que  je  ne  puis 
transcrire ,  mais  que  le 
premier  cocher  venu  vous 
répétera;  enfin  du  sein 
de  ce  vacarme,  on  en- 
tendait la  voix  de  Jona- 
than (1)  qui  disait  :  «  Je 
crois  que  notre  président 
\a  se  mettre  en  guerre.  » 

LX. 

Il  y  avait  en  outre  des 
l'^spagnols,  des  Hollan- 
dais ,  des  Danois  ;  enfin 
c'était  une  cohue  uni- 
verselle d'ombres,  de  tous 
lesclimals.depuisO-Taiti 
jusqu'aux  plaines  de  Sa- 
lisbury ,  de  toutes  pro- 
fessions, de  tout  âge  et 
de  tous  métiers ,  prêtes 
à  témoigner  sous  serment 
contre  le  règne  de  ce  bon 
l'oi,  aussi  hostiles  à  son 
égard  qu'au  jeu  de  cartes 
les  trèfles  le  sont  aux  pi- 
ques; toutes  appelées  à 
ce  grand  procès  criminel, 
pour  voir  si  les  rois  ne 
peuvent  pas  être  damnés 
comme  vous  et  moi. 


LV. 

Quand  l'innnense   si- 
gnal eut  couru  du  ciel  à 

1  enfer,  distance  environ  dix  raillions  de  fois  plus  grande  que  celle 
qui  sépare  la  terie  du  soleil.  Or,  on  suppute,  à  une  seconde  près, 
le  temps  que  reste  en  route  chacun  des  rayons  qui ,  trois  fois 
1  an  ,  (piand  l'été  n'est  point  trop  sévère  ,  disperse  les  brouil- 
lards de  Londres  et  dore  les  girouettes,  ces  obscurs  fanaux  de  la 
grande  ville; 

LVL 

Donc,  je  puis  dire  le  tem[isdecetrajet...ce  fut  une  demi-minute. 
Je  sais  que  les  rayons  du  soled  sont  plus  lents  à  faire  leur  paquet 
elà  se  mettre  en  route;  mais  leur  télégraphie  est  moins  perfection- 
née et  ils  ne  pourraient  jouter  contre  les  courriers  de  Salan  reve- 
nant chez  eux  à  toute  vitesse.  Il  faudrait  jikisieurs  années  à  chaque 
rayon  du  soleil  pour  faire  .ce  qui,  au  diable,  ne  demande  qu'uu 
instant. 

LVIl. 

A  l'extrémité  de  l'espace  apparut  une  petite  tache  de  la  grandeur 


LXL 

Quand  Michel  aperçut 
cette  multitude  ,  il  devint 
d'abord  aussi  pâle  que  peuvent' l'être  les  anges  ;  puis  son  visage 
prit  toutes  les  couleurs  ,  semblable  à  un  crépuscule  d'Italie,  à  une 
queue  de  paon,  ou  à  la  lumière  du  soleil  couchant  qui  traverse  la 
rosace  gothicpie  d'une  vieille  abbaye,  ou  à  une  truite  encore  fraî- 
che, ou  à  l'éclair  brillant  à  l'horizon  pendant  la  nuit,  ou  à  l'humide 
arc-en-ciel,  ou  à  une  grande  rovue  de  trente  régiments  habillés 
de  rouge,  de  \ert  el  do  bleu. 

LXII. 

Alors  il  adressa  la  parole  à  Satan  :  «  Comment  donc...  mon  hou 
vieil  ami,  car  je  vous  considère  toujours  comme  tel;  bien  que  la 
dill'érence  des  partis  nous  oblige  a  nous  tenir   sur   la  réserve  et 
i   même  à  nouscumbattre.  je  n'ai  jamais  vu  en  vous  un  enjierai  per- 
sonnel; notre  dissidence  est  toute  politique,  et   quoi  qu'il  puisse 

(li  Jonathan,   l'.^mériciiin;  comme  John  Bull ,  l'Anglais,  et  Pad.hj , 
l'Irlaiia.i  s. 


ir.'i 


LKS  VKILLÉKS  1,11  iliUAIHKS  ll.LUSrUÙCS. 


.'iilvciiir  lii'lias,  \ous  eimnaifisez  I  csliinu  que  jc  vous  porlo  cl  i|ui 
iiiu  fail  iTpiL'llor  les  errouj's  duiiii  lusquclles  il  ^ous  arrive  de 
loinber... 

LXIII. 

<i  (;ommniit  done,  men  cher  Lucifer,  avez-vous  pu  prendre  aussi 
mill  n-  (|ue  je  vous  ai  dil  de  I'nppel  de  mis  l'inoiiis?  Mon  inlenlion 
n'a  pas  été  de  vous  faire  animer  ici  la  moitié  de  la  terre  et  de  l'en- 
fi'r:  loiil  cela  est  superllu,  pnisqn  il  sufiitdt!  la  déposition  véridi(|ue 
lie  deux  témoins  prolics  et  lionntites:  nous  perdons  notre  Icuips... 
i|iio  dis-je?  notre  éleniité,  entre  l'accusation  et  la  défense  :  et  si 
iiiiiis  vouloDs  entendre  l'une  et  l'autre,  nous  allons  mettre  notre 
niimortalilé  au  supplice.  » 

LXIV. 

Satan  répondit:  «  La  chose  m'est  indifférente  au  point  de  vue 
personnel  :  je  puis  me  procurer  cinquante  Ames  préférables  à  celle- 
ci  avec  beaucoup  moins  do  peine  que  nous  n'en  avons  déjh  pris;  si 
j'iii  traité  avec  vous  la  (piestion  (|ui  concerne  sa  défunte  majesté 
d'Aiifrlelerro,  c'est  seu!en)cnt  pour  la  forme  :  vous  en  pouvez  dis- 
poser :  Dieu  sait  quo  j'ai  là-lias  autant  de  nMs  qu'il  m'en  faut.  » 

LXV. 

Ainsi  parla  le  démon,  traité  naguère  de  multiface  par  le  mulli- 
graplic  Souille).  «  Kn  ce  cas  nous  appellerons  une  couple  de  per- 
sonnes parmi  les  myriades  rangées  autour  de  nous,  el  nous  nous 
dispenserons  d'entendre  le  reste,  rejirit  Michel.  U"'  «ura  le  privi- 
lège de  parler  le  premier  ?  Il  y  a  de  c|uoi  choisir...  Qui  appclleroii.s- 
noiis  ?  1)  I'll  Salan  ré|iondil  :  «  Il  n'en  manque  pas;  mais  vous  pou- 
vez choi.sir  John  Wilkes   tout  comme  un  autre.  » 

LXVI. 

Aussitôt  on  vit  sortir  de  la  foule  un  esprit  à  l'aspect  original,  l'air 
gai,  l'œil  éveillé,  revùlu  d  un  costume  tout-à-(ail  suranné;  cardans 
l'autre  monde  on  garde  longtemps  les  modes  de  celui-ci  :  Ions  les 
coslumis,  à  partir  d  Adam,  s'y  trouvent  réunis,  bons  ou  mauvais, 
iltpuis  la  feuille  de  liguier  de  notre  mère  Ivre  jusqu'au  jupon  mo- 
derne qui  ne  couvre  guère  plus. 

LXVU. 

Le  fanlûmc  promena  ses  regards  sur  la  foule  assemblée  cl  s'é- 
cria :  «  .Mes  amis  de  toutes  les  sphères,  nous  risquons  un  rhume  au 
milieu  de  ces  nuages;  c'est  pourquoi  dépêchons  notre  affaire,  l'our- 
quoi  celle  convocation  générale?  Si  ces  geos  que  je  vois  révolus  d'un 
.suaire  sont  de  francs  tenanciers,  si  leurs  cris  ont  pour  objet  une 
rieclion,  vous  avez  en  moi  un  candidat  qui  n'a  jamais  retourné  son 
habit;  saint  l'ierre,  puis-je  compter  sur  votre  voix? 

LXVIIL 

—  Monsieur,  répliqua  Michel,  vous  vous  méprenez  fort  :  les 
choses  dont  vous  parlez  a|)partiCMnenl  à  une  vie  antérieure;  celles 
qui  nous  occu|)enl  ici  ont  un  caractèic  plus  auguste  Vous  voyez  un 
tribunal  formé  pour  juger  les  rois;  mainlenaul  vous  devez  être  au 
l'ail.  — Alorsjesuppo.se,  dit  VVilkes,  que  ces  messieui's  qui  ont  des 
ailes  sont  des  chérubins;  el  celle  àiiie  que  j'aperçois  là-bas  res- 
semble terriblement  à  Georges  111,  seulement  elle  me  paraît  un  peu 
plus  vieille...  Dieu  me  pardonnel  esl-il  donc  aveugle? 

LXIX. 

—  Conune  vous  voyez;  et  son  sort  dépend  de  ses  actes,  répond 
l'ange.  Si  vous  avez  quelque  accusation  à  porter  contre  lui.  la 
tombe  iMMinet  au  jilus  humble  mendiant  de  se  lever  en  témoignage 
en  face  des  tètes  les  plus  su[ierl)es.  —  Il  y  a  des  gens,  dit  Wilkes, 
qui,  pour  jirendre  cette  liberté,  nallendeiil  pas  que  leur  adversaire 
au  ic\èiu  son  manteau  de  plcmb...  el  pour  mon  compte,  je  lui  ai 
dit  ma  pensée  à  la  face  du  solei!. 

LXX. 

—  Ui''péliz  donc,  un  peu  au-dessus  du  soleil,  ce  que  vous  avez 
à  lui  re|irnr|ier,  répond  l'archange.  — Quoi  donc!  répliqua  l'es- 
prit,  maiiiteiianl  que  nos  vieu\  comptes  sont  réglés  ,  iiai-je  dé- 
poser contre  lui?  iNon,  ma  loi.  D'ailleurs  sur  la  lin  jc  l'ai  battu  com- 
lilétcinent,  lui.  fcs  lords  el  ses  communes  :  je  ne  veux  pas  réveiller 
dans  le  oicl  nos  anciennes  querelles,  vu  que  sa  conduite  n'a  rien  eu 
que  de  très  naturel  chez  un  prince. 

LXXL 

V  Sans  doute  il  était  à  la  fois  slupide  et  mécliaul  d'cqiprinicr  un 


pauvre  diable  cuuinie  moi,  qui  n'avais  pas  un  sou  vaillant:  mais  lu 
lilàmcen  doit  retomber  bien  moins  sur  lui  que  sur  Bute  ci  (irafion, 
et  jc  ne  voudrais  pas  le  voir  puni  mainlenant  pour  lc.s  f.iules  de 
deux  hommes  qui  sont  damnés  <lepuis  longlein|is,  et  qui  ligurent 
encore  mainlenant  eu  enfer  :  p mr  inui  jc  lui  ai  pardonné,  cl  je 
vote  pour  que  daus  le  ciel  iljouis.se  de  llnljin.s  curfius 

LXXll 

—  Wilkcs,dil  le  diable,  je  voi(8  comprends  ;  ïous  étiez  déjà  cour- 
tisan à  demi  quand  la  mort  est  venue  vous  surprendre,  et  vous  pa- 
raissez croire  qu'il  n'y  aurait  nas  de  mal  îi  le  devenir  tout-,'i-fait 
a|irès  avoir  passé  la  barque  à  Cliaiou;  vous  oubliez  que  le  règne  de 
Georges  est  f\\\\  :  ([uoi  qu'il  advienne,  il  ne  sera  plus  souverain  : 
vous  avez  jicrdu  vos  peines,  car  tout  au  plus  sera-t-il  votre  voisin. 

LXXIII. 

CI  Au  reste,  j'ai  su  à  (uioi  m'en  tenir  du  jour  oii  je  vous  ai  vu, 
avec  votre  air  goguenard,  rôder  cl  chuchoter  autour  de  la  broche  où 
Déliai,  qui  était  de  service,  arrosait  William  l'itt,  son  élè^e,  ave  la 
graisse  de  l''ox  ;  je  l'ai  su,  cl  je  me  suis  dil  :  Ce  gaillard-là,  jus- 
que dans  l'enfer,  médite  de  mauvais  tours  :  jc  le  ferai  bûil'onner... 
conformément  h  l'un  de  ses  propres  bills. 

LXXIY. 

«  Appelez  Junius  »  (1)  !  A  ce  nom  un  esprit  sortit  de  la  foule 
cl  il  se  manifesta  une  curiosité  générale;  en  .sorte  que  les  ombres 
elles-mêmes  cessèrent  de  se  mouvoir  a.  leur  aise,  eu  glissant  à  tra- 
vers les  airs,  mais  elles  se  trouvèrent  toutes  pressées,  entassées 
(bien  inutilcmeul  comme  on  verra)  ,  se  comprimant  mutuellement 
des  mains  et  des  genoux  comme  des  vessies  gonflées  de  venl.  ou, 
ce  qui  csl  plus  triste  encore,  comme  le  venire  d'un  homme  qui  a 
la  coli(iue. 

LXXV. 

L'ombre  s'avance...  figure  grande,  mince,  avec  des  cheveux  gris, 
el  qui  semblait  n'avoir  été  déjà  qu'une  ombre  sur  la  terre  :  ses 
mouvements  ciaienl  prompts,  son  air  annonçait  la  vigueur,  mais 
rien  n'indiquait  son  origine  ou  sa  naissance  ;  tantôt  elle  se  rape- 
liss.iit,  laniùl  elle  grandissait  de  nouveau,  prenant  un  instant  l'air 
de  la  tristesse,  et  le  moment  d'après  celui  d'une  joie  sauvage  :  «jais 
si  vous  examiniez  ses  traits,  ils  changeaient  à  chaque  instant,  sans 
s'arrêter  jamais  en  une  expression  fixe. 

LXXVl. 

Plus  les  autres  spectres  l'examinaient  altenliveuicnl,  moins  ils 
pouvaient  rccunnatlrc  à  qui  avait  appartenu  celte  figure  :  le  diable 
lui-même  semblait  embarrassé  de  citîe  énigme.  Dans  cet  être  in- 
connu, tout  changeait  comme  un  songe,  tantôt  dans  un  :cns,  tantôt 
dans  l'aulre  ;  plusieurs  ersonnes  dans  la  foule  juraient  qu'elles  le 
connaissaient  parfaitement  :  celui-ci  anirmait  par  .serment  que  c'é- 
tait son  père,  à  quoi  celui-là  répondait  que  pour  sur  c'était  Is  frère 
du  cousin  de  sa  mere. 

LXXVll. 

Un  autre  prétendait  que  c'était  un  duc  ou  un  chevalier,  un  ora- 
teur célèbre,  un  légiste  ou  un  prêtre,  un  nabab  ou  un  accoucbeur. 
Mais  le  mystérieux  persoonage  changeait  ds  physionomie  au  moins 
aussi  Souvent  que  les  observateurs  changeaienl  d'hypothèse.  Bien 
qu  il  fût  là,  expose  en  plein  à  tous  les  regards,  l'embarras  ne  faisai! 
que  s'accroître.  C'était  une  complète  fantasmagorie,  tant  l'objet  était 
volatil  et  diiphane. 

LXXYIII. 

A  peine  venait-on  de  déclarer  que  c'était  un  tel;  prc»/o.' il  se 
trouvait  être  un  «utre,  et  à  peine  ce  changement  était-il  eirectué 
qu'il  variait  encore;  il  pass;iit  si  raiddemcnl  d'un  aspect  à  un  a  tre 
que  sa  mère  elle-même,  si  toutefois  il  en  avail  une,  n'eût  pu  re- 
connaître son  fils;  tant  qu'à  la  fin  on  se  fatiguait,  au  lieu  de  se  di- 
vertir, en  cherchant  à  pénétrer  ce  masque  de  fer  épislolaire. 

LXXIX. 

Kn  effet,  il  lui  arrivait  quelquefois,  comme  à  Cerbère,  d'être  «  trnis 
messieurs  à  la  fois,  »  ainsi  que  s'exprime  ingénieusement  l'excel- 
lente mistriss  Malaprop  (2);  et  linstanl  d  après  vous  auriez  pu 
croire  qu'il  n'en  était  pas  même  un  seul.  Tantôt  de  nombreux 

I    l.cs  Mires  de  Junius,  pamphlet  poitlique  anonyme,  qui  fut  altribu 
à  une  fmile  ,;  "écrivains  et  liomnies  d'Èl.ii,  ii.inii:  l".s<'|iii>ls  les  conjeclur.s 
les  plos  proljablos  se  sont  arrêtées  sur  sir  l'Iiilip  Fr.iiicis,  mort  en  I8|s. 
(il  Porsonna^-e  do  \'6cot«  de  la  mi'dUaii'e,  conn'Mlie  Jo  Sliêriil^n. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


15  j 


rayons  lui  forniaiciU  une  auréole;  tantôt  une  épaisse  vapeur,  pa- 
reille aux  brouillards  de  Londres,  le  dérobait  à  la  vue.  Selon  l'ima- 
pinaiion  des  gens,  c'était  Bnrke,  c'était  Tooke,  cl  très  souvent  il 
passait  pour  sir  Pbilip  Francis. 

LXXX. 

J'ai  aussi  mon  hypothèse elle  m'appartient  exclusivement;  je 

ne  1  ai  jamais  mise  au  jour  jusqu'à  présent,  de  peur  de  faire  tort  à 
quelqii'un  de  ceux  qui  entourent  le  trône,  il  un  ministre  ou  à  un 
pair  surqui  pourrait  retomber  le  blâme  ;  c'est...  ô  public  bénévole, 
lirètez  l'oreille  !...  c'est  que  l'être  appelé  jusqu'ici  Junius  n'était  réel- 
lement,, véritablement  personne. 

LXXXI. 

Je  ne  vois  pas  pourquoi  des  lettres  ne  pourraient  être  écrites  sans 
main,  puisque  nonsen  voyons  tous  lesjours  qnis'écrivent  sans  tète: 
et  nous  savons  aussi  que  cette  dernière  condition  n'est  nullement 
indispensable  pour  faire  des  livres.  En  vérité,  tant  qu'onlie  se  sera 
pas  accordé  sur  celui  à  qui  revient  l'honneur  de  cet  ouvrage,  cette 
question  sera  comme  celle  du  Niger;  et  ruuivers,mvslifié,  ne  pourra 
guère  affirmer  que  le  fleuve  ait  une  ernbouchupe  et  le  livre  un  au- 
teur. '    -  .    . 

LXXXII. 

«  Qui  cs-tu  et  qu'es-tu?  dit  l'archange.  —  A  cet  égard,  tu  peux 
consulier  la  première  page  du  volume,  répondit  cette  superbe  ombre 
d'une  ombre  :  après  avuir  su  gardei-  mon  secret  pendant  un  demi- 
siècle,  je  n'ai  guère  envie  de  le  révéler  maintenant.  —As-tu,  pour- 
suivit Slichel ,  quelque  chose  à  reprocher  au  roi  Georges,  quelque 
fait  à  produire  contre  lui?  «Junius  répondit:  «  Vous  ferez  mieux  de 
lui  demander  sa  réponse  à  ma  lettre... 

LXXXIII. 

«  Les  accusations  que  j'ai  consignées  après  mûre  information 
survivront  au  bronze  dg  son  épilaphe  et  de  sa  tombe.  —Mais  ne  le 
reproches-tu  pas,  dit  Michel,  quelque  exagération ,  quelque  allega- 
tion qui ,  fausse,  décida-ait  ton  arrêt,  et  véritable,  le  sien?  Tu'as 
ete  souvent  trop  amer,  n'est-ce  pas  ,  dans  l'emportement  de  ta  co- 
lère? —  Ma colère!  s'écria  le  fantôme  d'un  ton  sombre;  j'aimais  ma 
patrie  et  je  haïssais  cet  homme. 

LXXXIV. 

«  Ce  que  j'ai  écrit,  je  l'ai  écrit  :  que  la  responsabilité  tombe  sur 
ma  tète  ou  sur  la  sienne!  «  Ainsi  parla  le  vieux  pamphlétaire  qui 
|)renait  pour  devise:  «  Nominis  umbra;  »  et  en  même  temps  il  se 
dissipa  en  céleste  fumée.  Alors  Satan  dit  à  Michel  :  «  N'oublie  pas 
d'appeler  Georges  Washington,  John  Horne-Tooke  et  Fraidvlin.  ■) 
Mais  en  ce  moment  on  entendit  crier  :  «  Place!  place!  »  sans  qu'un 
.=eul  spectre  bougeât. 

LXXXV. 

Enfin,  à  force  de  pousser,  de  jouer  des  coudes,  et  avec  l'aide  des 
chérubins  chargés  de  ce  service,  le  diable  Asmodée  se  fit  jour  jus- 
qu'au tribunal  :  son  voyage  semblait  lui  avoir  coûté  quelque  peine. 
Quand  il  eut  jelé  bas  le  fardeau  qu'il  portait,  «  Qu'est-ce  ci?  s'écria 
Michel  ;  comment  donc?  mais  ce  n'est  pas  une  ombre!  —  Je  le  sais, 
dit  Asmodée;  mais  c'en  sera  bientôt  une  si  vous  me  laissez  laire. 

LXXX  VI. 

«  Diable  soit  du  Renégat  !  11  est  tellement  lourd  que  je  me  suis 
foulé  1  aile  gauche.  Il  semblait  avoir  quebiu'un  de  ses  ouvrages 
pendu  à  son  cou.  Mais  au  fait  !  en  planant  sur  les  précipices  du 
Skiddaw  (où  il  pleuvait  comme  de  coutume) ,  je  vis,  bien  loin  au- 
dessous  demoi,  briller  un  bout  de  chandelle....  in'abattant  aussitôt, 
je  surpris  ce  drôle  rédigeant  un  libelle  qui  outrageait  l'histoire  noii 
moins  que  la  sainte  Bible 

LXXXVII. 

«  La  première  est  l'écriture  du  diable  et  l'autre  est  la  vôtre,  pion 
bon  Michel  ;  vous  comprenez  que  l'affaire  nous  concerne  tous  cga- 
l  lement.  Je  l'ai  happé  tel  que  vous  le  voyez  là  et  l'ai  apporté  ici  pour 
y  être  jugé  sommairement.  J'ai  été  peu't-èlre  dix  minutes  en  l'air... 
un  quart  d'heure  tout  au  plui  :  je  gagerais  que  sa  femme  est  encore 
à  prendre  son  thé.  » 

LXXXVIII. 

Ici  Salan  prit  la  parole  :  «  Je  connais  cet  homme  depuis  long- 
temps, c!it-il,  et  ce  n'est  pas  d'hier  que  je  l'attends  ici  ;  on  Irouve- 
^  liiit  ililficilemcnt  un  drôle  plus  stupide  et  en  même  temps  plus  vain 
diiiis  sa  l'ciile  sphère:  mais  certes,  mon  cher  ^ismodée,  ce  n'était 


pas  la  peine  d'occuper  vos  ailes  à  convoyer  pareille  marchandise,  le 
jiauvre  malheureux  fût  venu  nous  trouver  de  lui-même,  sans  nous 
donner  l'embarras  du  transport. 

LXXXIX. 

«Mais  puisque  le  voilà,  voyons  ce  qu'il  a  fait.  —  Ce  qu'il  a  fait! 
s'écrie  Asmodée;  il  anticipe  sur  la  besoîne  qui  nous  occupe  main- 
tenant, et  grilVonne  comme  s'il  était  secrétaire  général  du  bureau  des 
destinées.  Quand  un  àne  do  cette  espèce  prend  la  parole,  comme 
celui  de  Balaam,  qui  peut  prévoir  jusqu'où  il  portera  l'impudence. 
—  Ecoutons,  dit  Michel ,  ce  qu'il  peut  avoir  à  nous  dire;  vous  sa- 
vez que  nous  sommes  tenus  d'en  agir  ainsi  dans  tous  les  cas.  » 

XC. 

Aussitôt  le  barde,  joyeux  de  trouver  un  auditoire,  ce  qui  lui  ar- 
rivait rarement  sur  la  terre ,  se  mit  à  tousser,  moucher,  cracher, 
pour  donner  ù  sa  voix  celte  intonation  lugubre  et  solennelle  ,  trop 
bien  connue  des  malheureux  auditeurs  que  les  poètes  tiennent  sous 
leur  coupe  quand  une  fois  ils  ont  lâché  la  boude  à  leurs  vers  ;  mais 
il  se  sentit  arrêté  tout  court  par  son  premier  hexamètre,  qui  ne  put 
faire  aller  un  seul  de  ses  pieds  goutteux. 

XCI. 

Et  avant  que  pour  éperonner  ses  dactyles  chancelants,  il  eût  pu 
entonner  une  manière  de  récitatif,  on  entendit  un  long  murmure 
d'elTroi  circuler  dans  les  rangs  des  chérubins  et  des  séraphins;  Mi- 
chel s'empressa  de  se  lever,  avant  d'avoir  pu  saisir  un  mot  de  tous 
ces  vers  si  longuement  écbafaudés,  et  s'écria  :  «  Pour  l'amour  de 

Dieu  1  l'ami,  arrêtez  !  Il  vaudrait  mieux...  .Van  di.  non  homines 

Vous  connaissez  le  passage  entiei'x  (1). 

XCII. 

Ce  fut  alors  un  tumulte  général  parmi  la  foule  qui  paraissait  dé- 
tester cordialement  toute  espèce  de  vers;  comme  de  raison,  les  an- 
ges avaient  du  chant  par-dessus  la  tête  lorsqu'ils  étaient  de  service; 
et  les  ombres  de  la  dernière  génération  en  avaient  trop  entendu  de 
leur  vivant  et  tout  récemment  encore,  pour  rechercher  l'occasion 
d'en  ou'ir  davantage.  Le  monarque,  qui  était  resté  muet  jusque-là, 
s'écria  tont-à-coup«  :  Quoi  donc!  quoi  donc!  Pye(2)  est-il  de  retour? 
Je  n'en  veux  plusl...  je  n'en  veux  plus!  » 

XCIII. 

La  confusion  redouble;  une  toux  universelle  ébranle  les  cieux, 
comme  dans  un  débat  parlementaire,  alors  que  Castlereagh  a  parlé 
trop  longtemps  (il  en  était  ainsi  du  moins  avant  qu'il  fût  ministre 
d'Etat  :  mainlenant  les  esclaves  lécoutent).  Quelques-uns  crient  : 
«  A  la  porte!  à  la  porte!  »  comme  dans  les  petits  tbéâlres;  si  bien 
que,  poussé  à  bout,  le  poète  supplie  saint  Pierre,  comme  étant  lui- 
même  écrivain,  d'intervenir  au  moins  en  faveur  de  sa  prose. 

XCIV. 

Le  drôle  n'avait  pas  trop  mauvaise  mine  :  son  visage  tenait  beau- 
coup du  vautour;  un  nez  crochu  et  un  œil  de  faucon  donnaient  un 
air  piquant  et  une  sorte  de  grâce  trancbaiile  à  une  physionomie 
dont  l'ensemble,  quoiqu'un  peu  trop  grave,  n'était  pas  à  beaucoup 
près  aussi  laid  que  sou  principal  vice  :  mais  celui-là  était  absolu- 
ment incurable  :  c'était  une  véritable  raonomanie  de  suicide  par  la 
poésie. 

XCV. 

Alors  Michel  souffla  dans  sa  trompette,  et  fit  taire  le  bruit  par  un 
bruit  encore  plus  grand,  comme  la  chose  se  fidt  quelquefois  sur  la 
terre  :  hormis  quelques  murmures  qui  interrompront  çà  et  là  le  res- 
pectueux silence,  peu  de  voix  essaieront  de  s'élever  encore  après 
avoir  été  entièrement  dominées.  Le  poète  put  donc  enfin  plaider 
sa  mauvaise  cause,  de  l'air  d'un  homme  fort  content  de  lui-même. 

XCVI. 

Il  dit...  (je  ne  donne  que  le  sommaire)...  il  dit  qu'en  écrivant  il 
n'avait  point  mauvaise  intention  :  c'était  sa  mauie  de  traiter  ainsi 
tous  les  sujets;  c'était  ainsi  d'ailleurs  qu'il  gagnait  son  pain  en 
ayant  soin  de  le  beurrer  des  deux  côtés;  ce  serait  abuser  des  mo- 

(1)  On  peut  se  contenter,  dit  Horace,  d'être  un  juri'iconsulte,  un  avocat 
!   passable....  mais  les  poètes!  Ni  les  hommes,  ni  les  dieux...  ne  leur  peiv 

mettent  la  médiocrité. 

(2)  Poète  lauréat,  prédécesseur  de  SouUiey;  il  niuunit  on  1813  ,  et  ses 
odes  et  son  épopi^e  d'Alfred  sont  oubliées  depuis  longleni|«. 


156 


LES  VEILLEES  LÏTTÊHAIIIES  ILLUSTllÊES. 


mpnis  Hr  l'asseiiilili'i'  (il  se  flailnil  beaucoup)  que  <!<•  nommer  si»s 
oii\ rapes,  dont  In  >im|ili'  éiuiiiitTalii)i\  einpliiierail  (dus  d  un  jour.  Il 
ii'fii  rjlcrail  i|uc'  li's  plus  rcinarqualilus  :  o  Wal  Tjler...  Uietiliciui.  . 
Wali-rloo.  ■> 

t  XCVll. 

Il  avait  orrit  l'élops  d'un  réKieiiie;  il  avait  écrit  l'éloge  de  tous  les 
rois  du  monde;  il  avait  é(;rit  lartçemenl,  alioiidaiumcnt  p(uir  les  r«- 
pul).i>|u>>s .  puis  contre  ces  mt^mcs  républiques,  avec  plus  d'anxr- 
iuiiiiM|u>'  jamais:  il  s'était  fait  un  jour  I  apùtre  de  la  u  l'antisocratie,» 
s,\sii'[nc  plus  ingénieux  que  moral  :  puis  il  était  devenu  ardent 
anti-Jui'obin,  avant  retourné  sun  habit,  et  prêt  à  retourner  sa  peau. 

XCVIll. 

Il  avait,  dans  ses  poèmes,  déclamé  contre  les  batailles,  puis  il  en 
avait  célébré  la  gloire;  il  avait  parlé  de  la  critique  des  journaux 
eommi"  d'un  «  métier  inipiluvablc  »:  puisiléiail  devenu  lui-nirme  le 
plus  vil  et  le  plus  rampant  des  critiques...  Nourri,  payé  et  protégé 
j)ar  ccux-lii  même  qui  avaient  attaqué  sa  muse  et  sa  moralité  :  il 
avait  écrit  des  vers  blancs  et  de  la  prose  plus  blanche  encore,  et 
beaucoup  plus  de  l'un  et  de  l'autre  que  personne  ne  saurait  croire. 

XCIX. 

Il  avak  écrit  l.i  vie  de  Wesicv Ici ,  se  tournant  vers  Satan  : 

n  Monsieur,  dif-il,  je  suis  prêt  h  écrire  la  vôtre  :  deux  volumes  in-8», 
élégamment  reliés,  avec  notes  et  préface,  tout  ce  qoi  all'''cliele  pieux 
acIit'IiMir  :  et  il  n'v  a  point  à  douter  du  succès,  car  je  suis  en  po- 
sition de  choisir  moi-même  mes  critiques  :  fournissez-moi  donc  les 
documents  jiécessaircs,  aûn  que  je  puisse  vous  ajouter  h.  la  liste  de 
mes  siiinls.  » 


Satan  s'inclina  et  garda  le  silence.  «  Rh  bien  !  si  par  une  louable 
modestie  vous  refusez  mes  offres,  qu'en  dit  Miclifl  ?  Il  est  peu  de 
ini-moires  qu'on  puisse  rendre  plus  divins.  Ma  plume  pout  se  prêter 
il  tout  :  elle  n'est  plus  tout-à-fait  neuve,  mais  elle  vous  rcmlrail 
brillant  comme  votre  Irompeltc.  l'our  le  dire  en  passant,  la  mienne 
est  d'un  airain  plus  dur  et  a  autant  de  son  quo  la  votre. 

CI. 

n  Mais  à  propos  de  trompette,  voilà  ma  Vision!  Vous  allez  être 
juges;  oui.  vous  tous  :  mon  jugement  guidera  le  vôtre,  et  ma  sa- 
gesse va  décider  (pii  doit  entrer  au  ciel  ou  tomber  en  enfer.  Je 
règle  toutes  ces  choses  par  intuition,  présent,  jiassé  ou  avenir;  ciel, 
enfer  et  tout  le  reste.  Comme  .\lphonse,  ce  savant  monarque,  je  me 
.sens  capable,  quand  je  vois  double,  d'épargner  à  la  Divinité  bien 
des  embarras.  » 

Cil. 

Il  cessa  de  parler  et  lira  de  sa  poche  un  manuscrit.  Tout  ce  que 
]iurent  lui  dire  les  diables,  les  saints  et  les  anges  fut  inutile  :  rien 
n'arrêta  le  torrent  :  il  lut  donc  les  trois  premiers  vers;  mais  au 
(|iialrii'me,  toute  l'armée  spirituelle  avait  disparu,  exhalant  une  va-, 
riété  infinie  de  parfums,  les  uns  d'ambrois'e,  les  autres  de  soufre  : 
tout  avait  fui  avec  la  rapidité  de  l'éclair  devant  ses  «  mélodieux 
accords.  » 

cm. 

Ces  grands  vers  héroïques  opérèrent  comme  un  charme  ;  les  anges 
se  bouchèrent  les  oreilles  et  déployèrent  leurs  ailes:  les  diables  as- 
sourdis se  sauvèrent  en  hurlant  dans  l'enfer  ;  les  onibres,  en  grom- 
melant, s'enfuirent  vers  leurs  domaines  (car  on  ne  sait  pas  encore 
bien  préci-cMienl  en  quel  lieu  elles  habitent,  et  je  laisse  à  chacun 
son  opiiiiiin  sur  ces  matières);  Michel  voulut  recourir  à  sa  tmin- 
pciie...  mais,  hélas!  ses  dents  étaient  agacées,  et  il  ne  put  souiller 
dans  1  inslrument. 

CIV. 

Saint  l'ierre,  connu  depuis  longtemps  pour  un  saint  un  peu  vif, 
leva  ses  clefs,  etau  cinquième  vers  ilahattit  d'un  coup  le  poète,  qui 
alla  tomber  dans  son  lac,  comme  un  nouveau  Phaéton,  mais  beau- 
coup l'Ius  à  son  aise,  car  il  ne  s  y  noya  pas  ;  une  autre  trame  avait 
été  tilée  par  les  Destinées  pour  la  couronne  finale  du  lauréat;  on 
la  lui  appliquera  le  jour  où  la  réforme  triuinpheia  en  .\nglelerre  ou 
ailleurs. 

CV. 

D'abord,  il  alla  au  fond  ..  comme  ses  ouvrages;  mais  bientôt  il 
revint  sur  l'eau...  comme  cela  lui  arrive  toujours;  car,  par  sa  cor- 
viipiicin  même,  toute  chose  corrompue  devient  h'gère  comme  le  liége, 
ligèie  comme  le  sylphe,  conine  le  leu  follet  qui  voltige  à  la  surface 
d  lin  iiiaiais.  Muinlcnaut  sans  doute,  réfiigii-  dans  sa  tanière,  triste 


coiiinic  un  livre  en  iinyciix  fiir  le.s  rayons  dune  biJdinthêqiip.  il  m*'- 
ilite  débarbouiller  quelque  Vie  ou  quelipie  Vision  ;  carie  diable  s'est 
f.'iit  puritain. 

CVI. 

Quant  au  rc^tc,  pour  en  venir  h  la  conrlusion  de  ce  songe  \éii- 
diquc,  j'ai  perdu  le  télescope  qui  garantis<:iit  ma  vue  de  toute  illu- 
.sion,  et  me  révélait  tout  ce  que  j'ai  révélé  U  mon  tour.  Toute-  qu« 
je  visdepliis,  à  travers  laconfiision  du  dernier  m  ment,  ccsl  qiie  le 
roi  Georges  tout  seul  i>arvcnait  à  se  fauliler  dan-  !••  eli-j  ;  etquan  I  le 
tumulte  fut  entièrement  apaisé,  je  le  laissai  méditant  sur  le  centième 
psaume. 

FIN    DE   ;.A    VIblO.X    1)1    JUGLMEHT. 


POESIES   DIVERSES. 


(Suile.) 


STANCES. 

L'enchantement  est  rompu:  le  charme  est  envolé!  telle  est  la 
fièvre  capricieuse  de  la  vie  :  nous  sourions  comme  des  insensés, 
quand  nous  devrions  gémir;  le  délire  est  encore  la  plus  douce  des 
tromperies  qui  nous  assiègent. 

Chaque  intervalle  lucide  de  la  pen.sée  ramène  les  maux  que  la 
Nature  a  écrits  elle-même  sur  notre  Inre  de  vie;  et  quiconque  agit 
en  sage  doit  vivre  comme  sont  morts  les  saints,  en  martyr. 


SESTos  ET  ABVDus  (mai   1809]. 

Si  Léandre,  chaque  nuit,  pendant  le  sombre  et  froid  décembre, 
traversait  tes  fiols.  ô  large  Hellespont  (quelle  jeune  fille  n'en  con- 
naît point  Ihisloire?)... 

SI,  pendant  que  mugissait  la  tempête  hibernale,  il  na-.-eait  v 
son  amante.  sai«  se  lais.scr  arrêter  par  aucune  crainte,  et  si  le  ■•• 
ranl  était  aussi  violent  qu'aujourd'hui,  ô  Vénus!  que  je  plains  les  dt     , 
amants! 

Pour  moi,  enfant  chétif  et  dégénéré  des  âges  modernes,  quoicpie 
j'aie  fail  ce  trajet  dans  le  doux  mois  de  mai,  j'ai  peine  à  délenilie 
mes  membres  humides,  etje  croisavoir  accompli  un  difficile  exploji. 

Mais  selon  l'incertaine  chronique,  quand  Léandre  traversait  le 
rapide  courant  pour  trouver  une  amante...  et  quelle  douce  récoin- 
(lense!  il  était  animé  par  l'auiour  :  moi  je  n'avais  pour  but  que  la 
gloire. 

Il  serait  difiicile  de  dire  lequel  de  nous  réussit  :  pauvres  mortels, 
les  dieux  se  jouent  ainsi  de  nous!  il  perdit  ses  efforts;  moi,  j'en 
fus  pour  ma  bravade  :  il  se  noya,  cl  j'attrapai  la  fièvre. 


CH.VNT   GREC. 

Vierge  d'Athènes,  avant  que  nous  nous  quittions,  rends-moi.    ' 
rends-moi  mon  cieur!  ou  puisijuece  cœur  a  quitté  iiioii  sein.  f:,u 
le  maintenant  et  prends  aussi  le  reste  :  écoute  mes  va-ux  avant  ({ul  j 
te  quitte  :  Zot-  mou  aas  agapOii]  ! 

Par  ces  boucles  de  ta  flollante  chevelure,  abandonnées  à  tous  les 
vents  de  lamer  d'Egée  :  par  ces  cils  dont  la  frange  de  jais  caresse 
amoureusement  la  fleur  de  les  joues  ;  par  ces  yeux  vifs  comme  ceux    ' 
de  la  gazelle  :  /Cui'  muii  xas  aqnpo'. 

Par  ces  lèvres  que  je  brûle  tlefllfurer.  par  celte  taille  que  presse 
ta  ceinture  .  par  ces  fleurs  qui  le  di-cnt  ce  ipie  les  paroles  ne  pour- 
raicnl  exprimer  aussi  bien,  par  toutes  les  joies  et  les  peines  .le 
rauiuur  :  Xov  mou  sas  agapô! 

il)  Ma  vie,  |e  l'aime. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


i57 


Vierge  d'Athi'iies ,  je  pars  :  pense  à  moi ,  douce  fille  ,  quand  lu  te 
verras  seule.  Quoique  je  coure  Ji  Slamboul  ,  Alliènes  irarilera  mon 
cœur  et  mou  âme.  Et  jamais  je  ne  cesserai  de  t'aimer,  non!  Zvf 
mou  sas  ngapô  ! 


sun  UN   ALBUM. 

Sur  la  froide  pierre  d'un  tombeau  un  nom  arrête  les  yeux  du  pas- 
sant: ainsi  quand  tu  jetteras  les  yenx  sur  cette  page,  puisse  le  mien 
fixer  ton  regard  et  ta  pensée  ! 

Et  chaque  fois  que  lu  viendrasàlire  ce  nom,  pense  à  moi,  comme 
on  pense  aux  morts  ;  et  dis-toi  que  mon  cœur  est  là,  inhumé  tout 
entier. 


A  FLORENCE  (Malte,  4809). 

Quand  je  quittai  la  rive,  la  rive  lointaine  où  je  suis  né,  j'aurais 
eu  peine  à  croire,  madame,  qu'un  jour  viendrait  où  je  pleurerais 
encore  en  quittant  un  antre  rivage. 

Et  pourtant,  ici.  lians  celte  île  stérile  où  s'affaisse  la  nature  épui- 
sée, où  vous  êtes  la  seule  qu'on  voie  sourire  ,  c'est  avec  effroi  que 
j'envisage  l'instant  du  départ. 

Quoique  loin  des  falaises  escarpées  d'Albion  et  séparé  d'elles  par 
le  bleuâtre  Océan ,  encore  quelques  saisons  écoulées  ,  et  peut-être 
je  reverrai  ses  rochers. 

Mais  n'importe  où  m'entraîne  ma  course  vagabonde;  que  j'erre 
sous  des  climats  brûlants,  que  je  parcoure  les  mers,  ou  que  le  temps 
me  rende    à  ma  patrie,  mes  yeux  ne  se  fixeront  plus  sur  vous  : 

Sur  vous  qui  réunissez  tous  les  charmes  capables  d'émouvoir  les 
cœurs  les  plus  indifférents;  qu'on  ne  peut  voir  sans  admiration 
et...  pardonnez-moi  ce  mot...  sans  amour. 

Pardonnez-le  à  celui  qui  ne  pourra  plus  désormais  vous  offenser 
en  le  prononçant;  et  si  je  ne  dois  pas  prétendre  à  posséder 
votre  cœur,  croyez-moi  ce  que  je  suis  eu    effet,  votre  ami. 

Et  quel  est  le  froid  mortel  qui, aprèsvousavoir  vue, aimablevoya- 
geusel  ne  sentirait  pas  comme  je  sens,  et  ne  serait  pas  jm^ir  vous 
ce  que  tout  homme  doit  être...  l'ami  de  la  beauté  malheureuse? 

Qui  pourrait  jamais  croire  que  celte  tête  charmante  a  traversé 
tant  de  routes  périlleuses,  a  bravé  la  tempête  ;\  l'aile  meurtrière,  ei 
s'est  dérobée  à  la  vengeance  d'un  tyran? 

0  madame,  quand  je  verrai  les  murs  où  s'élevait  autrefois  la 
libre  Byzance,  et  où  maintenant  Stamboul  étale  ses  palais  orientaux, 
siège  de  la  tyrannie  musulmane; 

Quelque  importance  qu'ail  cette  cité  glorieuse  dans  les  annales  du 
monde,  elle  aura  devant  mes  yeux  un  litre  plus  cher,  comme  vous 
ayant  donné  le  jour. 

Et  s'il  faut  maintenant  que  je  vous  dise  adieu,  quand  mes  yeux 
verront  ce  merveilleux  tableau,  il  me  sera  doux,  ne  pouvant  vivre 
où  vous  êtes,  de  vivre  où  vous  avez  vécu. 


PE.VDANT  UN  ORAGE. 

Il  est  humide  et  glacé,  le  vent  des  nuits,  au  milieu  des  monlagnes 
du  Pinde  ;  et  la  nue  irritée  fait  pleuvoir  sur  nos  lôles  la  vengeance 
du  ciel. 

Nos  guides  nous  ont  quilles;  nul  espoir  ne  reste,  et  d'éblouis- 
sants éclairs  ne  nous  montrent  que  les  rochers  qui  interceplent 
notre  marche,  ou  le  torrent  écumeux  dont  ils  dorent  les  flots. 

N'est-ce  pas  une  cabane  que  je  viens  d'apercevoirà  lalueurdela 
foudre?...  Oh!  que  cet  abri  s'ofl'rirait  à  propos!  Mais  non,  ce  n'est 
qu'un  tombeau  musulman. 

A  travers  le  bruit  de  la  cascade  mugissante,  j'entends  une  voix 
qui  crie-  c'est  la  voix  de  mon  compatriote  fatigué,  qui  invoque  par 
[   son  nom  noire  lointaine  Angleterre. 

;  Un  coup  de  fusil!  vient-il  d'un  ennemi  ou  d'un  ami?...  Encore 
un!  c'est  pour  annoncer  au  paysan  des  monlagnes  que  des  voya- 
geurs l'invitent  à  descendre  pour  les  conduire  à  sa  demeure. 
'  Oh  !  qui  oserait,  par  une  nuit  semblable,  s'aventurer  dans  la  soli- 
tude? Au  milieu  des  mugissements  du  tonnerre,  qui  pourrait  en- 
tendre notre  signal  de  détresse? 
t  El  qui,  entendant  nos  cris,  voudra  quitter  son  repos  pour 
leiiier  une  marche  périlleuse?  Ne  croira-t-il  pas,  dans  ces  cla- 
meurs nocturnes,  reconnaître  les  signaux  des  brigands  en  cam- 
pagne? 

Les  nuages  crèvent;  le  ciel  est  sillonné  de  flammes  :  scène  im- 
posanle  et  terrible!  forage  accroît  sa  violence;  pourtant  en  un  pa- 
reil instant,  une  pensée  aie  pouvoir  d'échauffer  encore  mon  sein. 

Pendant  que  j'erre  ainsi  à  travers  les  rochers  et  les  bois,  pendant 


que  les  cléments  épuisent  sur  moi  leur  fur'^i.c,  chère  Florence,  où 
es-tu? 

Tu  n'es  plus  sur  les  flots...  non...  ton  navire  est  depuis  trop 
longtemps  en  route.  Oh!  que  l'orage,  dont  les  torrents  m'inondent, 
ne  courbe  d'aulre  lêle  que  la  mienne! 

Le  rapide  sirocco  soufflait  fortement  la  dernière  fois  que  j'ai 
pressé  tes  lèvres  ;  et  depuis  ce  jour,  il  a  sans  cesse  soulevé  autour 
de  ton  brave  vaisseau  les  vagues  écumeuses! 

Certes  maintenant,  tu  es  eu  sûreté;  tu  as  atteint  depuis  long- 
temps les  rivages  d'Espagne;  je  m'affligerais  de  jienser  que  tes 
charmes  peuvent  être  exposés  aux  fureurs  d'une  pareille  tempête. 

El  tanais  que  ton  image  m'est  présente  au  milieu  du  péril  et  des 
ténèbres,  telle  que  je  te  vis  dans  ces  heures  de  plaisir  dont  la  musi- 
que et  la  gaîté  hâtaient  la  fuite 

Peut-être  que  toi-même,  dans  les  blanches  murailles  de  Cadix, 
si  toutefois  Cadix  est  libre  encore,  à  travers  tes  jalousies,  tu  regardes 
la  mer  bleuâtre  ! 

Et  alors  ta  pensée,  se  reportant  vers  ces  îles  de  Calypso  (1),  qu'un 
doux  passé  t'a  rendues  chères,  à  les  autres  amis  ,  tu  donnes  raille 
sourires,  et  à  moi  un  soupir  seulement. 

En  ce  moment,  le  cercle  de  tes  admirateurs  observe  la  pâleur  de 
ton  visage;  il  épie  dans  les  yeux  une  larme  à  demi  formée ,  un  fu- 
gitif éclair  de  gracieuse  mélancolie... 

.Mais  aussitôt  tu  souris  de  nouveau;  tu  te  dérobes  en  rougissant 
aux  railleries  d'un  fat,  n'osant  avouerque  tu  as  pensé  un  seul  in- 
stant à  celui  qui  ne  cesse  de  penser  à  toi. 

Hélas!  sourires  ou  soupirs  ne  peuvent  rien  pour  deux  cn-urs  sé- 
parés et  gémi.ssant  de  l'être;  et  pourtant,  h.  travers  monts  et  mers, 
mon  âme  éplorée  cherche  à  rejoindre  la  tienne. 


LE    GOLFE   D  AMRRACIE. 

Du  haut  d'un  ciel  sans  nuage,  la  lune  verse  sa  lumière  argentée 
sur  le  golfe  d'Aciium,  sur  ces  flots  où,  pour  une  reine  égyptienne, 
l'ancien  monde  lut  conquis  et  perdu. 

Et  maintenant  ,  mes  regards  se  promènent  sur  ces  ondes  d'azur, 
où  tant  de  Romains  ont  trouvé  un  tombeau,  où  un  soldat  ambiiieux 
abandonna  sa  couronne  vacillante  pour  suivre  une  femme. 

Florence!  tu  es  belle  et  je  suis  jeune,  et  mou  amour  pour  loi 
égale  tous  les  amours  chantés  par  les  poètes,  depuis  que  la  lyre 
d  Orphée  arracha  Eurydice  aux  enfers  ! 

Charmante  Florence  ,  c'était  un  heureux  temps  que  celui  où  l'on 
risquait  un  monde  contre  deux  beaux  yeux  !  Si  la  poésie  avait  à  sa 
disposition  des  mondes  au  lieu  de  rimes ,  tes  charmes  pourraient 
susciter  de  nouveaux  Antoiues. 

Quoique  le  destin  ne  permette  plus  que  de  pareilles  parties  se 
jouent,  néanmoins,  j'en  jure  par  les  yeux  et  les  boucles  de  ta  che- 
velure, si  je  ne  puis  perdre  un  monde  pour  toi,  je  ne  voudrais  pas 
te  perdre  pour  un  monde. 


sous    UN  PORTRAIT. 

Cher  objet  d'une  tendresse  déçue!  si  tout  me  sépare  aujourd'hui 
de  1  amour  et  de  toi,  pour  me  faire  paraître  le  désespoir  moins  amer, 
il  me  reste  ton  image  et  mes  larmes.  On  dit  que  le  temps  peut  user 
la  douleur;  mais  je  sais  que  cela  ne  saurait  être  vrai,  car  la  mort 
de  mes  espérances  a  rendu  mes  souvenirs  immortels. 


INSCRIPTION. 

Lecteur  bénévole,  ris  ou  pleure,  comme  il  te  plaira  ;  ci-gît  Harold. 
—  Mais  où  donc  est  son  épilaphe?  —  Si  tu  ne  cherches  que  cela, 
tu  peux  aller  à  Westminster  :  là  tu  en  verras  mille  qui  peuvent 
servir  pour  Harold  aussi  bien  que  pour  toi. 


LE    DEPART. 

Beauté  chérie,  le  baiser  que  ta  bouche  a  déposé  sur  la  mienne  y 
restera  jusqu'à  ce  que  de  plus  heureux  jours  me  permellenl  de  le 
rendre  intact  à  tes  lèvres. 

Le  tendre  regard  que  tu  fais  rayonner  en  cet  instant  peut  lire  dans 

il)  Les  îles  Ioniennes. 


1S8 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  iLLUSTRRftS. 


nîès  yoii\  lin  nmniirf'ft.nl  nu  lion;  Iw  plonrs  qui  mnuiiinnt  la  pau- 
pière, ce  n'csl  pas  mon  inronsiaiicc  qui  les  fail  oiiuiiT. 

Je  ne  le  (Iciiiaiiilc  pas  un  gape  qui  puisse  me  consoier  loin  ''c  lous 
les  re(:anls;  un  souxeiilr  de  loi  n'csl  pas  nécesKiire  au  cœur  ilonl 
loules  les  pensées  l'apparlienncnl. 

Je  n'jiuiaipas  I) 'soin  ilV-erire,  pour  le  peindre  l"élal(lc  mon  Ame, 
ma  pliiinc  sérail  trop  fail)lel  Que  pourraient  d'inutiles  paroles ,  à 
moins  (pic  le  eu'ur  ne  sût  parier! 

La  nuit,  le  lour,  dans  l'une  et  l'aulre  fortune,  ee  cœur,  désormais 
encliatné,  gardera  l'amour  qu'il  doitcaclier,elterc({rctlera  en  silence. 


MALTB. 

Adieu,  l'Iaisirs  de  LaValcIle!  Adieu,  sirocco,  soleil  et  sueurs! 
Adieu,  palais  dont  j'ai  rarement  franelil  le  seuil  !  Adieu,  maisons  où 
j'ai  en  leeonrajîe  de  pénélrer!  Adieu,  maudites  nies  en  faeon  d'es- 
ealier,  qu'on  ne  gravit  qu'en  juranl!  Adieu,  iu^(;ociants  aux  fré- 
(|uenlcs  faillites  !  Adieu,  canaille  toujours  moqueuse!  Adieu,  pa- 
(pii'l)Ols...  (lui  n'appnriez  point  de  lettres!  Adieu,  imbéciles...  qui 
singez  réléj-'ancel  Adieu,  qnaianlaine  maudite  qui  m'as  donné  la 
lièvre  et  le  spleen  !  Adieu,  théillre  où  l'on  hAllle  !  Adieu,  danseurs 
de  Sim  ICxeellenre!  .\dien,  pauvre  l'icrre... -qui,  sans  qu'il  y  eût  de 
ta  faute,  ne  pus  jamais  apprendre  îi  valser  à  un  colonel  !  Adieu  , 
femmes  pétries  de  gr.Ace  !  Adieu,  liabils  rouges  et  faces  plus  rouges 
encore!  Adieu  aux  airs  importants  de  quiconque  sc  pavane  en  uni- 
forme! Je  vais...  Dieu  sait  quand  et  iiourquoi...  revoir  des  villes  en- 
fumées, des  eicux  nuageux, desclinses (à  dire  vrai)  tout  aussi  laides... 
mais  d'une  laideur  dilïérenle. 

.\dieu  h  tout  cela;  mais  je  ne  vous  dis  pas  adieu  ,  à  vous  ,  fils 
Iriompliants  (le  la  plaine  azurée!  car  l'un  et  l'autre  rivage  de  l'A- 
driatique, les  moris  glorieuses,  les  flottes  anéanties,  la  nuit  avec  ses 
hais  et  ses  sourires,  le  jour  avec  ses  gais  repas-  vous  pioclament 
vainqueurs  en  plaisirs  eomme  en  guerre  !  Pardonnez  au  babillage 
de  ma  muse,  cl  acceptez  mes  vers...  je  les  donne  gratis. 

Venons-en  maintenant  à  notre  bonne  hAlcssc,  à  mistriss  Fraser. 
Vous  croyez  sans  doute  que  je  vais  chanter  ses  louanges  ;  et ,  en 
rfTel,  si  j'avais  la  vanité  de  croire  que  mon  éloge  vaut  une  goutte 

d'encre,  un  vers ou  deux ne  me  coilteraicnt  guère,  d'autant 

plus  qu  ici  il  n'y  a  pas  Ji  daller.  Mais  elle  se  conlentcra  de  briller 
dans  des  éloges"  préférables  aux  miens,  avec  un  air  enjoué,  un  cœur 
sincère,  et  l'aisance  du  bon  Ion  sans  son  art  factice.  Ses  heures 
peuvent  couler  gaîment  sans  l'aide  de  mes  rimes  insignifiantes. 

lît  maintenant,  ô  Alallc  !  petile  serré  cluuide  militaire,  puisque  lu 
nous  liens  encore  dans  tes  murs,  je  ne  te  dirai  rien  d'impoli,  je  ne 
t'enverrai  pas  à  Ions  les  diables;  mais  ,  mctiant  la  lêlc  Ji  l'embra- 
sure de  ma  casemate,  je  demanderai  fi  quoi  bon  un  semblable  lieu? 
Puis,  rentrant  dans  mon  trnu  solitaire,  je  recommence  h  grill'onner, 
ou  j'ouvre  un  livre ,  ou  bien  je  profite  du  moment  pour  prendre 
une  médecine  (deux  cuillerées  par  heure  selon  l'ordonnance).  Je 

])rél'èie  mon  bonnet  de  nuit  h  un  castor,  et  remercie  les  dieux 

d'avoir  attrapé  la  fièvre. 


FRAGMENT  (1811). 

Inforliine  Divesl  dans  un  momenifalal,  lu  fus  assez  insensé  pour 
méconn;iîlre  la  voix  delà  nature!  .Naguère  favori  de  la  Fortune,  tu 
n'éprouves  plus  mainlenani  que  ses  rigueurs;  le  vase  de  courroux 
s'est  brisé  sur  ta  lèle  orgueilleuse.  Le  premier  en  lalenl.  en  génie, 
en  richesse,  comme  il  se  leva  brillani,  ton  beau  malin!  .Mais  la  soif 
d'un  crime,  cl  dun  crime  sans  nom  ,  est  venue  le  visiter,  et  voilà 
que  le  midi  de  ta  vie  doit  s'écouler  dans  le  mépris  et  dans  la  solitude 
forcée,  le  pire  de  tous  les  supplices  ! 


«  Bannis  le  noir  chagrin  !  »  me  dis-tu.  ICIi  bien  !  que  telle  soit  la 
devise  dans  tes  joyeux  ebals!  et  peut  être  aussi  la  mienne,  dans  ces 
nuits  hachiiuies,  au  sein  de  ces  orgiaques  délices  par  lesquelles  les 
enfants  du  uésespoir  bercent  leur  cœur  attristé  et  «  baniii$seiit  le 
chagrin.  »  Mais  à  l'heure  matinale,  quand  la  réflexion  arrive,  quand 
le  présent,  le  passé,  l'avenir,  s'assombrissent,  quand  je  vois  loul  ce 
que  j'aimai  ou  changé  ou....  oh!  ne  vient  point  olfiir  celle  amère 
ironie  coiiime  un  remède  aux  maux  de  celui  dont  toutes  les  pen- 
sées.... Mais  Inissim's-lii  ce  sujet....  Tu  sais  que  je  ne  suis  pas  ce 
que  j'étais.  Mais  avant  lout ,  si  lu  veux  occuper  une  place  dans  un 
cœur  qui  ne  fut  jamais  froid,  par  loul  ce  que  les  hommes  révèrent, 
par  tout  ce  qui  est  cher  .^  ton  Ame.  par  les  joies  ici-bas,  les  espé- 


rances I.H-hnut,  parle-moi...  parle-moi  de  (oui  autre  chose  que  d'a- 
mour. 

Il  serait  trop  long  de  racnnlor ,  il  n*(  Inutile  d'ctilcndre  I  hisudrc 
d'un  homme  qui  dédaigne  les  larmes  ;  et  rarement  rll»^  prtiirrti 
émouvoir  <les  CdHirs  moins  éprouvés.  M.iis  le  mien  a  soiilfert  plus 
(|ue  la  patience  d'un  philoxophe  ne  pourrait  |>cindre.  J  ai  vu  ma 
liancéc  devenir  la  lianeée  d'un  autre...  Je  lai  viieas.<ise  à  rùlé  d'un 
époux,  j'ai  vu  renfnnt  qu'elle  lui  avait  donné  sourire  rominc  w 
mère  et  moi  nous  avons  .souri  l'un  à  l'aiilre,  .un  j^urs  de  la  jfune.n.se, 
tendre  et  pure  alors  eomme  eel  enfant...  J'ai  vu  l<»s  yeux  de  celle 
femme  me  demander  avec  une  froide  indilTérenrc  <i|  j'éprouvais 
quelque  douleur  secrète....  J'ai  su  jouer  mon  n'ile.  et  mon  ri.sage 
a  démenti  mon  cœur:  je  lui  ai  rendu  son  rrgard  (.dncinl....  cl 
cependant  je  me  sentais  encore  l'esclave  de  cette  fcmine...  rnOii 
j'ai  embra.ssé,  comme  sans  dessein  .  cet  enfant,  qui  eut  ilû  l'-lre  le 
mien,  et  les  caresses  <|ue  je  lui  prodiguais  montraient  assez  ipie  le 
temps  n'avait  rien  ehall^é  <\  mou  amour. 

Mais  n'en  parlons  plus...  je  ue  veui  plus  gémir,  et  ne  fuirai  plus 
vers  les  rivages  de  l'Orient;  la  société  des  liomiiies  convient  à  un 
cerveau  préoccupé  :  je  veux  de  nouveau  me  réfugier  dans  le  monde. 
Mais  si  quelque  jour,  quand  sera  fané  le  printemps  de  r.\ng!clerre, 
lu  entends  parler  d'un  homme  donl  les  sombres  forfait.'!  rivali«eni 
avec  les  jilus  hidcu.x  de  l'époque,  d'un  homme  sur  qui  ne  peuvent 
rien  la  pilié  ni  l'amour,  ni  resjioir  de  la  gloire,  ni  les  louanges  des 
gens  de  bien  ;  qui,  dans  l'orgueil  de  sa  farouche  ambition,  ne  recu- 
lera peutèlre  pas  devant  le  sang;  d'un  homme  que  l'histoire  ran- 
gera un  jour  parmi  les  plus  redoiilables  anarchistes  du  siècle 

reconnais   alors  cet  homme...  réflécliis,  et  Voyant  l'effet  ,  n'oublie 
pas  la  cause. 

■ihbaye  deWetfstead,  Il  octobrr  1S||. 


A  THYRZA  (1811)  (!'. 

Sans  une  pierre  qui  indique  le  lieu  de  la  fépiillure  cl  dise  ce  «ine 
la  vérité  avouerait,  oubliée  de  tous,  sauf  peut-être  de  moi,  hélas  ! 
où  onl-ils  déposé  la  cendre  ? 

Séparé  de  toi  par  les  mers  et  do  nombreux  rivages,  je  l'ai  aimée 
en  vain;  mon  passé,  mon  avenir,  se  reportaient  vers  toi,  et  tendaient 
à  nous  réunir....  Non,  jamais,  jamais  plus. 

Si  le  sort  l'avait  permis...  une  parole,  un  regard  me  disant  douce- 
ment :  «  Nous  nous  quittons  anus,  »  auraient  fait  supporter  h  mon 
ûiiie  avec  moins  de  douleur  la  délivrance  de  la  tienne. 

Puisque  la  mort  te  préparai!  une  agonie  douce  et  sans  souffrances, 
n'as-tu  donc  pas  regrette  lab.sence  de  celui  que  lu  ne  verras  plus, 
qui  le  portait  cl  te  porte  encore  dans  son  cceur? 

Oh!  qui  eût  mieux  veillé  près  de  toi?  qui  plus  pieasemeni  ■ 
observé  ton  regard  pilissanl,  dans  ce  moment  terrible  qui  pre^  ^ 
lamorl,  alors  que  la  tristesse  étouffe  ses  gémissements  jusqu.i 
que  tout  soit  fini? 

Mais  du  moment  où  tu  aurais  élé  affranchie  des  maux  de  ce 
monde,  les  larmes  de  ma  tendresse,  sc  faisant  un  passage,  eussent 
coulé  en  abondance....  comme  elles  coulent  maintenant. 

l'U  comment  ne  picurcrais-je  pas,  quand  je  me  rappelle  combien  ■ 
de  fois,  avant  mon  absence  passagère  ,  dans  ces  toui°s  aujourd'hui  j 
désertes  pour  moi  ,  nous  avons  confondu  nos  témoignages  d'al-  I 
fection  ?  { 

A  nous  alors  le  regard  aperçu  de  nous  seuls  ;  le  sourire  que  nul  ' 
autre  ne  comprenait  ;  le  langaie  h  demi  articulé  de  deux    cœurs 
amis;  l'étreinte  de  deux  mains  frémissantes! 

A  nous  le  baiser  innocent  cl  pur  qui  commandait  à  l'amour  de 
réprimer  tout  désir  plus  brûlant  :  car  tes  yeux  annonçaient  une 
Ame  si  chasle,  que  la  passion  cUc-méme  eût  rougi  d'cndemandcr 
davantage  ! 

Kl  cet  accent  qui  me  rappelait  h  la  joie,  quand,  bien  dilTérenl  de 
toi  ,  je  me  sentais  dispose  à  la  tristesse  !  et  ces  chants  que  la  voix  j 
rendait  célestes,  mais  qui  dans  toute  autre  bouche  me  sont  indiffé-if| 
rents!  W 

Le  gage  d'amour  que  nous  portions,  je  le  porte  encore  ;  mais  où 
est  le  lien?...  Hélas!  où  es-tu  toi-mémc  ?  l,e  malheur  a  souvent 
pesé  sur  moi,  mais  c'est  la  première  fois  que  je  ploie  sous  le  faix. 

Tu  as  bien  fait  de  partir  au  printemps  de  la  vie,  lue  laissant  vider 
seul  la  coupe  des  douleurs.  Si  dans  la  tombe  il  n'est  que  lo  repos,, 
je  ne  désire  pas  te  revoir  sur  la  terre. 

.Mais  si  dans  un  monde  meilleur  les  vertus  ont  un  séjour  pluS  " 
digne  d'elles,  fais-moi  part  d'une  portion  de  ta  félicité  pour  mar-  ' 
racher  î\  mes  angoisses  ici-bas. 

Apprends-moi....  ô  leçon  que  je  ne  devais  pas  sitôt  recevoir  de 
toi!...  apprends-moi  la  résignation,  soit  pour  pardonner,  soit  pour 

(t)  Celle  pièce  et  les  qnatre  suivantes  sont  consacrées  à  une  li«auté  qui 
est  restée  incoaniie  :  fcnsoinlile  de  ces  poésies  cl  do  quelques  .mires  qol 
portent  la  même  dale  l'si  livr'  .iiix  conjectures  du  l-'Clenr. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


150 


(I(^iiiandcr  le  pardon.  Il  élait  si  pur,  cet  amour  que  tu  avais  pour  moi 
sur  la  terre,  que   j'espère  quelquefois  le  retrouver  dans  le  ciel. 


Encore  un  effort,  et  je  suis  délivré  des  tourments  qui  déchirent 
mon  coHir  ;  encore  un  dernier  et  long  soupir  à  l'amour  et  îi  loi,  puis 
jeme  jetle  de  nouveau  dans  le  tourbillon  de  la  vie.  11  me  plaît 
maintenant  do  me  mêler  h  une  société  autrefois  sans  cliarme  pour 
moi  :  après  avoir  vu  s'envoler  toutes  mes  joies  d'ici-bas,  quels  cha- 
grins peuvent  m'affecler  désormais? 

Apportez-moi  donc  du  vin  ,  servez  le  banquet;  l'homme  ne  fut 
pas  créé  pour  vivre  seul.  Je  veux  être  encore  l'être  léger,  frivole, 
qui  sourit  à  tout  le  monde  et  ne  pleure  avec  personne.  Il  n'en  était 
pas  ainsi  dans  des  jours  plus  cliers,  il  n'en'eùt  jamais  été  ainsi:  mais 
lu  as  pris  ton  vol  loin  de  moi ,  et  tu  m'as  laissé  ici-bas  solitaire  ; 
tu  n'es  plus  qu'un  néant,  et  tout  est  néant  pour  moi. 

Mais  vainement  ma  lyre  affecte  un  ton  léger;  le  sou''ire  que  la 
douleur  veut  feindre  fait  un  ironique  contraste  avec  ce(|u'il  recouvre: 
on  dirait  des  roses  sur  un  sépulcre.  En  vain  de  joyeux  compagnons 
de  table,  la  coupe  à  la  main,  écartent  un  moment  le  sentiment  de 
mes  maux;  en  vain  le  plaisir  enflamme  une  ivresse  insensée,  le 
cœur...  le  cœur  est  toujours  .solitaire! 

Combien  de  fois,  dans  la  solitude  d'une  belle  nuit,  je  me  suis 
plu  à  contempler  l'azur  du  firmament!  car  je  pensais  qu'à  cette 
heure  la  même  lumière  céleste  se  réfléchissait  dans  son  œil  pensif  ! 
Souvent  à  l'heurede  minuit,  sur  les  flotsdela  mer  Egée,  j'ai  dit  à 
l'astre  :  «  En  ce  moment  Thyrza  te  regarde.  »  —  Hélas  !  les  rayons 
de  la  lune  éclairaient  la  tombe  de  Thyrza! 

Enchaîné  par  la  fièvre  sur  un  lit  sans  sommeil ,  alors  qu'un  feu 
brûlant  coulait  dans  mes  veines,  «  Ce  qui  me  console,  »  disais- 
je,  «  c'est  que  Thyrza  ignore  mes  souffrances.  "  Pour  l'esclave  usé 
par  les  ans,  la  liberté  est  un  don  inutile;  c'est  en  vain  que  la  na- 
ture compatissante  m'a  rappelé  à  la  vie,  puisque  Thyrza  ne  vit 
plus! 

Gage  reçu  de  Thyrza  dans  des  jours  meilleurs,  à  l'aurore  de  ma 
vie  et  de  mon  amour!  combien  lu  es  changea  mes  yeux!  com- 
bien le  temps  t'a  coloré  des  teintes  de  la  douleur!  Le  cœur  qui  s'est 
donné  avec  toi  a  cessé  de  battre...  Ah!  que  n'en  est-il  de  même  du 
mien  !  Froid  comme  peuvent  l'être  les  morts,  il  sent  encore,  il  souffre 
au  sein  de  sa  torpeur. 

Don  d'amertume  et  de  délice,  gage  douloureux  et  cher  à  mon 
âme!  oh  !  garde  mon  amour  pur  de  toute  atteinte,  ou  brise  ce  cœur 
contre  lequel  je  te  presse  !  Les  années  tempèrent  l'amour,  elles  ne 
réteignent  pas;  il  devient  plus  saint  encore  quand  l'espérance  s'est 
envolée!  Oh!  queso'ntdes  milliers  d'affeclions  vivantes  en  regard 
de  celle  qui  ne  peut  se  détacher  des  morts! 


EUTHANASIA  (1). 

Quand  le  temps  amènera  ce  sommeil  sans  rêves  qui  berce  les  ha- 
bitants de  la  tombe  ,  Dieu  de  l'Oubli,  puissent  tes  ailes  languissantes 
flotter  doucement  sur  mon  lit  de  mort! 

Point  damis  ou  d'héritiers  pour  pleurer  ou  hftter  de  leurs  vœux 
mon  dernier  soupir;point  de  lemme,  les  cheveux épars,  qui  éprouve 
ou  simule  une  douleur  de  circonstance  ! 
_  Que  je  descende  silencieux  dans  la  tombe,  sans  l'accompagnement 
d'un  deuil  officieux  :  je  ne  veux  pas  interrompre  un  seul  instant  de 
joie,  ni  causer  un  seul  mouvement  d'inquiétude  à  l'amitié. 

L'amour  seul ,  si  toutefois  l'amour  dans  un  pareil  moment  était 
capable  d'un  magnanime  effort  pour  étouffer  d'inutiles  soupirs,  l'a- 
mour pourrait  une  dernière  fois  signaler  son  triomphe  dans  celle 
qui  survit  et  dans  celui  qui  meurt. 

Il  me  serait  doux,  ma  Psyché,  de  contempler  jusqu'au  dernier 
inslaiit  tes  traits  toujours  sereins  ;  oubliant  alors  les  convulsions 
déjà  éteintes  de  l'agonie,  la  douleur  elle-même  pourrait  le  sourire. 
Mais  ce  vœu  est  inutile  ;  le  cœur  de  la  beaiJé  se  rétrécit  pour 
nous  à  mesure  que  s'amoindrit  notre  souffle  ;  et  ces  larmes  que  la 
femme  répand  à  volonté  nous  trompent  dans  la  vie  et  nous  éner- 
vent au  moment  de  la  mort. 
Qu'elle  soit  donc  solitaire,  cette  heure  suprême  qui   m'attend  ; 
r    qu  elle  passe  sans  un  regret,  sans  un  gémissement.  En  effet,  pour  des 
\     milliers  d'hommes,  la  mort  a  été  douce  ,  la  douleur  passagère  ou 
I     même  nulle. 

I         —  Oui,  mais  mourir,  et  aller,  hélas  !...  —  Eh  bien  !  aller  où  tous 
sont  ailes,  où  tous  iront  un  jour  !  redevenir  ce  rien  que  j'étais  avant 
;     de  naître  à  la  vie  et  à  la  douleur  vivante  ! 

,1)  Motg-recqui  signifie  mon  heureuse. 


Comptez  les  heures  de  joie  que  vous  avez  connues;  com|iiez  les 
jours  exempts  de  souffrance  :  quelque  chose  que  vousayez  été,  vous 
verrez  qu'il  vaut  mieux  ne  pas  être. 


Tais-toi  !  tais-toi ,  ô  chanson  qui  m'affliges  I  Ces  sons  naguère 
pour  moi  pleins  de  charmes,  qu'ils  cessent,  ou  je  fuis  de  ces  lieux, 
car  je  n'ose  plus  les  entendre.  Ils  me  rappellent  des  jours  plus  bril- 
lants; mais  faites  taire  cette  harmonie,  car  maintenant,  hélas!  je 
ne  puis  ni  ne  dois  arrêter  ma  pensée  sur  ce  que  je  suis,  sur  ce  que 
je  fus. 

La  voix  qui  rendait  si  doux  ces  accords  est  éteinte  désormais,  et 
leur  charme  est  envolé  ;  maintenant  leurs  sons  les  plus  suaves  me 
semblent  un  chant  de  deuil  entonné  pour  les  morts.  Oui,  Thyrza! 
oui,  ils  me  parlent  de  loi,  cendre  adorée,  puisque  tu  n'es  plus  que 
cendre;  et  tout  ce  qu'ils  avaient  autrefois  d'harmonie  est  pire  qu'une 
discordance  à  mon  coeur. 

Tiiut  s'est  tù...  mais  à  mon  oreille  la  vibration  résonne  encore  ; 
j'entends  une  voix  que  je  ne  voudrais  pas  entendre,  une  voix  qui 
devrait  être  muette  :  mais  souvent  elle  vient  faire  tressaillir  mon 
âme  incertaine.  Celle  douce  mélodie  me  suit  jusque  dans  mon  som- 
meil :  je  m'éveille  et  je  l'écoute  encore,  bien  que  mon  rêve  soit  dis- 
sipé. _    . 

Douce  Thyrza  !  dans  ma  veille  comme  dans  mon  sommeil,  lu  n'es 
plus  maintenant  qu'un  rêve  enchanteur;  une  étoile  qui,  après  s'être 
réfléchie  tremblante  sur  les  flots,  a  dérobé  à  nos  yeux  son  gracieux 
rayon.  Mais  le  voyageur  engagé  dans  le  sombre  sentier  de  la  vie, 
alors  que  le  ciel  s'est  voilé  dans  son  courroux,  regrettera  longtemps 
le  rayon  évanoui  qui  répandait  la  gaîté  sur  son  chemin. 


A  LA  PRINCESSE  CHABLOTTE   (1812). 

Pleure,  fille  des  rois!  pleure  la  honte  d'un  monarque  et  la  déca- 
dence d'un  royaume  !  heureuse  si  chacune  de  les  larmes  pouvait  effa- 
cer Un  des  crimes  de  Ion  père 

Pleure...  car  les  larmes  sont  celles  de  la  vertu  ;  elles  seront  pro- 
pices à  ces  îles  souffrantes  ;  puisse  chacune  d'elles  être  payée  un 
jour  par  un  sourire  du  peuple  ! 


LA  CHAINE  ET  LE  LUTH. 

La  chaîne  que  je  te  donnai  était  belle,  le  luth  que  j'y  joignis  avait 
des  sons  harmonieux;  le  cœur  qui  offrit  ces  deux  gages  était  sin- 
cère, et  ne  méritait  pas  le  sort  qu'il  a  éprouvé. 

A  ces  dons  un  charme  secret  était  attaché  pour  me  faire  connaî- 
tre ta  fidélité  en  mon  absence,  et  ils  ont  bien  rempli  leur  devoir... 
Hélas!  ils  n'ont  pu  l'apprendre  le  tien. 

La  chaîne  était  formée  d'anneaux  solides,  mais  qui  ne  devaient 
pas  résister  au  contact  d'une  main  étrangère;  le  luth  devait  rester 
mélodieux  jusqu'au  moment  où  tu  le  trouverais  lel  aux  mains  d'un 
autre. 

Un  autre  a  détaché  de  ton  cou  cette  chaîne  tombée  en  morceaux 
sous  sa  main;  un  autre  a  entendu  ce  luth  lui  refuser  ses  sons  :  que 
celui-là  remonte  les  cordes  et  réunisse  les  anneaux. 

Quand  lu  changeas,  ils  changèrent  aussi;  la  chaîne  est  brisée,  le 
lutli  est  muet,  tout  est  fini...  Adieu  à  eux  et  à  toi...  adieu  au  cœur 
faux,  à  la  chaîne  fragile,  au  luth  silencieux  ! 


SUR  LE  POÈME  DE  ROGERS   ;   LES  PLAISIRS  DE   LA  MEMOIRE. 

Absent  ou  présent,  mon  ami ,  un  charme  magique  s'attache  à  toi; 
c'est  ce  que  peuvent  certifier  tous  ceux  qui,  comme  moi,  jouissent 
tour-à-tour  de  ton  entretien  et  de  la  lecture  de  tes  chants. 

Mais  quand  viendra  l'heure  redoutée,  toujom-s  trop  hàlive  pour 
l'amitié;  quand  la  Mémoire,  pensive  surlat.jmbe  de  son  poète,  pleu- 
rera la  perte  de  ce  qu'il  y  avait  en  toi  de  mortel; 

Avec  quel  amour  elle  reconnaîtra  l'hommage  offert  par  toi  sur 
ses  autels  :  dans  les  siècles  à  venir,  elle  unira  pour  jamais  son  nom 
au  lien. 


ICO 


LES  VRILLÉES  LITT<:KAIKES  ILLUSTHÊBS. 


ODE    A    VENISE. 


I. 

0  Yenisei  Venisf  I  quand  les  palnis  de  marbre  seront  de  niveau 
avec  lesflols,  ou  iMilonilra  le  rri  des  nalicms  sur  les  mini's  deles  j 
[lalais,  c;  une  triaiide  lauiiMilation  sur  les  riva(;es  do  la  ukt  a^'ilre. 
Si  moi,  pèli'rlu  <lu  Nord,  je  pleun:  sur   la  ruirii; ,  i|ue   le  doivent  j 
ilnne  les  eufanls?..   Tiuil ,  cxeepti'-  des  larmes!  et  puurlaut  ils  se 
eouliMilchl  de  murmurer  dans  leur  suintneil.  Quel  eonlrasle  avec 
Iturs  jii'-res  !  Ils  sont  Ji  eux  ee  que  le  verdi'ilre  liuion  délaissé  par  la  I 
mer  (•>!  à  la  vague  impétueuse  qui  sépare  le  maielul  de  sou  navire,   i 
Les  vovez-vous  ramper  comme  des  crabes  dans  leurs  ruelles  hAlies  j 
sur  pilotis!  O  douleur!  faut-il  que  tant  de  saisons  n'aient  pu  mûrir  ; 
qu'une  moisson  pareille!  De  treize  siècles  do  richesse  et  de  gloire, 
il  m»  reste  que  (le  la  poussière  et  des  larmes;  tous  les  monuments 
que  rencou;re  l'étranger,  églises,  palais,  colonnes,  le  saluent  d'un 
air  de  deuil;  le  l.ic.n  lui-uiême  semble  doniplé,  et  le  bruit rauqiie du 
laniboiu-  des  Barbares  frappe  elia'|uejourrecbo  de  sesdissonnanccs 
monolones  :  écbo  qui  jadis,  au  lieu  de  celle  voix  des  tyrans,  sur  ces 
vagues  doucement  ondulenses  ,  berçant  au  clair  de  lune  leur  nuée 
de  gondoles,  ne  répétait  que  d'harmonieux  conceris,  que  le  mur- 
mureemprcssé  d'une  foule  de  joyeuses  créatures  dont  le  plus  grand 
[léché  élyil  un  cœur  qui  ballail  trop  vile ,  une  exubérance  de  bon- 
lieur.   L'Age  seul,  hélas!  peut  détourner  le  cours  de  ce  torrent  de 
donees  scnsalions,  de  voluptés  luxuriantes,  qui  circule  avec  le  sang! 
Mais  ces  aimables  légèretés  valent  mieux  que  les  sombres  erreurs  , 
deuil  des  nations  dans  leur  dernière  décrépitude,  alors  que  le  vice 
u)arclie  .'i  découvert  en  étalant  ses  plaies  hideuses;  que  la  gaîlé 
de*  ieni  déuicnce  et  sourit  en  égorgeant  ;  que  l'espérance  n'est  qu'un 
délai  trompeur,  éclair  de  vie  qui  luit  au  malade  un  instant  avant  la  , 
mort.  A  cette  heure  en  elTel,  la  faiblesse,  dernier  et  mortel  refuge  de 
la  soulTr.Ttiee,  l'insensibilité  physique,  triste  commencemi-ut  de  celte 
lutte  froide  et  vacillante  où  la  mort  doit  triompher,  se  glissent  dans 
loul  le  corps,  veine  .'i  veine,  pulsation  par  pulsation.  El  toutefois  la 
chair  accablée  de  tortures  trouve  un  soulagement  dans  cet  état  de 
lorpeur.  et  jirend  pour  la  liberté  le  silence  de  ses  chaînes...  cl  voilà 
le  nioiibond  qui  parle  encore  de  vivre .  cl  de  .ses  esprits  renais- 
sants...  bien  qu'il  se  seule  encore  un  peu  faible...  et  de  l'air  pur 
qu'il  ira  bientôt  respirer.  Mais,  lout  en  parlant,  il  ne  voit  pas  que 
l'haleine  lui  manque,  que  ses  doigts  amaigris  ne  sentent  plus  ce. 
qu'ils  louchent.  Cependant  un  nuage  s'étend  sur  sa  vue  ;  l'appar-  ' 
tement  tourne  devant  ses  yeux  éblouis;  des  ombres  fantastiques, 
qu'il  s'efforce  en  vain  de  saisir,  voltigent  et  brillent  autour  de  lui,   j 
jusqu'à  ce  qu'enfin  sa  voix  étouffée  expire  dans  un  dernier  rAle  : 

alors,  lout  n'est  nius  que  glace  et  ténèbres la  terre  redevient  j 

pour  nous  ce  qu'elle  était  un  moment  avant  notre  naissance.  j 


n. 

Point  d'espoir  pour  les  nations  I...  Parcourez  1rs  annales  de  plii- 
.sieuis  milliers  d'années  :  les  vicissitudes  journalières,  lo  flux  et  le 
reflux  clés  siècles  qui  se  suivent,  le  retour  éternel  du  passé  dans  le 
présent;  loul  cela  ne  nous  a  rien  ou  presque  rien  ajipris  :  nous 
continuons  à  nous  appuyer  sur  des  roseaux  (]ui  se  brisent  sous  notre 
poids;  nous  épuisons  nos  forces  à  frapper  dans  le  vide  :  car  c'est 
noire  propre  nature  qui  nous  met  à  bas  :  ils  nous  valent  certes 
bien  ,  ces  animaux  que  nous  immolons  à  toute  heure  en  hécatombe 
pour  alimenter  nos  festins;  il  faut  qu'ils  aillent  où  les  mène  leur 
conducteur...  c'est-.'i-dire  à  la  mort.  Et  vous,  hommes  qui,  pour  la 
cause  des  rois,  versez  votre  sang  comme  de  l'eau  ,  qu'<uit-ils  donné 
eu  retour  à  vos  enfants?  Un  héritage  de  servitude  el  de  malheur, 
un  aveugle  esclavage,  avec  des  coups  pour  salaire.  F,h  quoi!  n'est- il 
pasenciire  assez  fumant  de  sueurs  el  de  travail,  le  soc  de  la  charrue 
sur  lequel  un  arrêt  injuste  vousconilamne  à  Ircluieher,  tiers  de  don- 
ner celte  preuve  de  \olre  rulélité  de  sujets,  baisant  la  main  qui  vous 
conduit  à  d'éj)uisants  labeurs,  et  vous  gloriliaul  de  fouler  les  sil- 
lons engraisses  par  vous.  Oh  !  qu'une  source  bien  différente  a  pro- 
duit loul  ee  que  vos  pères  vous  oui  lais.sé,  tout  ce  que  le  temps  \ous 
a  légué  de  lil)re  et  l'iiisloire  de  sublime!  Vous  voyez  el  lisez  ;  vous 
admirez  el  soupirez,  el  pourtant  vous  vous  lais.sez  accabler,  immo- 
ler! sauf  un  petit  nombre  d'esprits,  qui  ne  se  sont  point  laissé 
ébranler  dans  leurs  convictions  par  les  crimes  soudains  accomplis 
au  bruit  des  bastilles  foudroyées,  quand  tous  sont  égarés  par  la  soif 
des  eaux  délicieuses  qui  jaillisseul  de  la  source  de  la  liberie;  quand 


la  foule ,  rendue  furieuse  p.'-r  des  siècles  d'ari<lité  .  se  rue  à  grnniL-s 
cri»,  fallftl-il  pasfier  sur  des  e.idavres,  pour  saigir  la  coupe  qu'on  lui 
présente  :  car  dans  celle  roiipe  les  peuples  boironl  I  oiildi  d  une 
cliaine  pesante  el  dnuliuireuse,  sons  laquelle  ils  onl  été  longtemps 
alleles  piuu-  labourer  le  sable...  ou  si  leurs  labeurs  onl  fait  croître  le 
grain  dipré  ,  ce  n'a  pas  été  pour  eux,  courbés  qu'ils  étaient  sous  le 
joug;  et  leurs  palais  endurcis  n'ont  ruminé  que  Iherbe  (Je  la  dou- 
leur. Oui,  ce  petit  nombre  d'esprits  jusles.  en  dépit  de  quelque»  lor- 
fails  qu  ils  abhorrent ,  nonl  point  confondu  avec  leur  cause  sacrée 
ces  éearis  passagers  des  lois  de  la  nalure,  qui .  pareils  h  la  pesie  el 
aux  tremblements  de  terre  .  frappent  momentanément ,  el  p.i.ssent, 
laissant  à  la  terre  le  soin  de  réparera  l'aide  de  (pielques  saisons, 
de  quelques  clés,  le  dommage  (iroduil ,  el  d'tuif.inter  encore  des 
villes  el  des  générations  d'hommes,  toutes  également  belles,  parce 
que  toutes  seront  également  libres...  car,  ô  tyrannie!  pas  un  seul 
bouton  n'y  fleurira  pour  loi. 

m. 

_  Gloire  ,  puissance,  liberlél  divine  Iriade!  oh  !  comme,  aux  jours 
d'autrefois,  vous  planiez  majestueusement  sur  ces  tours!  Alors  Ve- 
nise excitait  l'envie  des  nations  :  une  ligue  formée  des  plus  puissantes 
mu  vaincreson  génie,  mais  non  l'éteindre...  Tous  s'inlércs-sèrenl 
a  sa  destinée  :  les  monarques,  admis  à  ses  banquets,  connurent  cl 
chérir(|nt  leur  noble  h.Messe ,  et  ne  la  purent  haïr  après  l'avoir 
.ibaissée.  Les  multitudes  sentirent  conime  les  rois,  car  depuis  des 
siècles  elle  était  l'objet  du  culte  des  voyageurs  de  tous  le«  pays  :  ses 
erreurs  même  avaient  un  charme,  el  "n'étaient  que  les  fdles'de  l'a- 
mour ;  elle  ne  s'abreuvait  point  de  sang,  elle  ne  s'engrai.ssait  point 
de  cadavres,  mais  elle  portait  la  joie  partout  où  s'étendaient  ses 
conqnéles  inolTensives  :  car  ses  armes  avaient  fait  triompher  la  croix 
qui  sancliliall  ses  bannières  prolectrices,  sans  ces.se  inlerpos«'es 
entre  la  terre  el  l'infidèle  croissant  ;  et  si  l'on  vil  ce  fatal  emblème 
pAlir  et  décroître  ,  1  Kurope  le  doit  à  la  cité  qu'elle  a  chargée  de 
chaînes...  N'entendez-vous  pas  le  bruit  de  ces  fers,  o  vous  qui  vous 
parez  du  nom  de  liberté,  du  aux  luîtes  glorieuses  de  la  reine  des 
mers?  Hélas!  elle  partage  avec  vous  une  douleur  commune,  et, 
flétrie  du  litre  de  royaume ,  sous  la  domination  d'un  vainqueur,  elle 
a  pu  apprendre  ce  que  tous  savent...  el  nous.  Anglais  .  plus  que 
per.sonne sous  quels  termes  dorés  les  lyrans  abusent  des  nations. 


IV. 

Le  nom  de  République  a  été  effacé  des  trois  quarts  de  ce  malheu- 
reux globe;  Venise  est  écrasée;  la  Hollande  daigne  reconnaître  un 
sceptre,  el  endurer  la  pompe  royale;  si  le  Suisse,  libre  encore, 
narcouri  ses  montagnes  indépendantes,  ce  n'est  que  pour  un  leinps 
bien  court  :  car  de|)uis  peu  la  tyrannie  est  devenue  habile  :  elle 
choisit  ses  moments  pour  étoufl'er  sous  son  pied  les  dernières  étin- 
celles qui  couvent  dans  nos  cendres.  Il  est,  par-delà  l'Océan,  un 
grand  pays  où  une  population  vigoureuse  est  nourrie  dans  le  culte 
de  la  liberté,  pour  laquelle  ses  pères  ont  combattu,  afin  de  lui 
léguer  cet  héritage  du  cœur  el  de  la  main,  celte  distinction  glo- 
rieuse entre  le  reste  des  nations,  lesquelles  s'inclinent  à  un  signe 
du  monar(|ue,  comme  si  le  sceptre  slupide  était  une  baguette  ma- 
gique, donnant  la  s.-ience  incarnée.  Seul,  ce  grand  peuple  lèse 
d'un  air  de  défi,  sur  les  flots  loinlains  de  l'Allanlique,  un  front  libre 
el  fier,  indompté  el  sublime  !  11  a  montré  à  ses  aines,  nouveaux 
Ksaiis,  que  le  pavillon  orgueilleux  qui  flotte  en  signe  de  défen.sc  sur 
le  dernier  des  rochers  d'Albion  peut  s'abaisser  devantdes  bras  vail- 
lants, qui  croient  acheter  leurs  droits  bon   marché  en  les  payant 

avec  du  sang Oui,  mieux  vaut  celle  (leslinée!  dût  le  sang"  des 

hommes  couler  comme  un  fleuve;  qu'il  coule,  qu'il  déborde,  plutôt 
(lue  de  ramper  lAclicmenl  dans  nos  veines,  à  travers  mille  canaux 
oisifs,  chargé  d'eniraves  comme  ces  eaux  que  compriment  les  di- 
gues et  les  écluses,  et  pareil  dans  ses  mouvements  à  un  malade  qui 

se  lève  endormi ,  f.iit  trois  pas  et  tombe Plul(M  que  de  croupir 

dans  nos  marais ,  mieux  vaut  reposer  où  les  Spartiates  immolés 
sont  libres  encore  ,  dans  leur  glorieux  o.ssuaire  des  Therraopyles... 
Mieux  vaut  aussi  franchir  l'abtine  des  mers,  tracer  un  sillon  de  plus 
dans  l'Océan,  ajouter  une  Ame  à  celles  qui  animaient  nus  pères,  el 
un  homme  libre  à  ton  peuple,  ô  indépendante  Amérique! 


FIN   nE   L  onE    A   VENISE. 


-£Sft^ia^s*^ï 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


161 


DON    JUAN 


DEDICACE    (11 


Bob  (2)Southeyl  vous  êtes  poète...  poèle-lauréat  et  représentant 
toute  la  race  des  fils  d'A- 
pollon ,   bien    que   vous 
vous  sovez  fait  torv  en 

dernier  ressort mais 

c'est  là  un  cas  fort  ordi- 
naire. Voyons  mon  épi- 
que renégat;  que  faites- 
vous  maintenant"?  êles- 
vous  avec  les  lakistes , 
gens  en  place  ou  hors  de 
place?  nid  d'harmonieux 
chanteurs,  pareils,  selon 
moi,  aux  deux  douzaines 
de  merles  dans  un  pâté... 

II. 

«  Lequel  pâté  étant  ou- 
vert, ils  se  mirent  tous  à 
chanter  (IT y  a  du  bon 
dans  cette  vieille  chanson 
et  dans  la  nouvelle  simi- 
litude que  j'en  tire)  :  fort 
joli  plat  à  servir  devant 
le  Roi!  »  et  devant  le 
Régent  aussi,  grand  ama- 
teur de  semblables  mor- 
ceaux... Et  ne  voilà-t-il 
pas  Coleridge  qui  prend 
au.ssi  l'essor,  mais  com- 
me un  autour  empêtré 
dans  son  capuchon  :  il 
nous  fait  un  cours  de  mé- 
taphysique... je  voudrais 
bien  qu'il  pût  nous  expli- 
quer son  explication. 

ni. 

Vous  savez ,  Bob  ,  que 
vous  êtes  passablement 
audacieux,  dans  votre  dé- 
pit de  ne  pouvoir  primer 
tous  les  gazouilleurs  d'à- 
l'enlour  et  rester  le  seul 
merle  du  pâté  ;  c'est  pour- 
quoi vous  teniez  l'impos- 
sible, pour  retomber  bien- 
tôt épuisé  comme  le  pois- 

sonvolantquis'abatmou-  " 

rant  sur  le  pont  d'un  na- 
vire: vous  voulez  prendre 
trop  haut  votre  vol  et  vo- 
tre aile  desséchée  ne  pou- 
vant vous  soutenir,  vous 
tombez  à  plat,  mon  cher  Bob. 

IV. 

Quant  à  'Wordsworth  ,  dans  une  «  Excursion  u  assez  longue  (in- 
quarto  de  cinq  cents  pages  ,  je  crois) ,  il  nous  a  donné  un  écliantil- 

(1)  Ce  poème  fut  composé  de  1818  à  1823,  à  Venise,  Ravenne,  Piso  et 
Gcnes.  Sur  la  couverture  du  premier  chant  se  trouvait  cette  stance,  dont 
rien  n  nidique  la  place  : 

«  Plût  ail  ciel  que  je  fusse  poussière  aussi  bien  que  je  suis  un  compooé 
de  sang,  dos,  de  moelle,  de  passions  et  de  sentiments...  car  alors  le  passé 
serait  passe  sans  retour;  et  quant  à  l'avenir  (  mai.5  j'écris  ceci  en  trébu- 
chant, ayant  bu  aujourd'hui  avec  excès,  si  bien  qu'il  me  semble  avoir  les 
pieds  au  plafond),  l'avenir,  disais-je,  c'est  une  affaire  sérieuse...  et  ainsi  .. 
pour  I  amour  de  Dieu...  donnez-moi  du  vin  de  llocheim,  avec  de  l'eau 
de  Seitz!  » 

(2)  Bob,  forme  familière  du  prénom  Robert  en  anglai.5. 


Ion  de  l'immense  développement  de  son  nouveau  système,  bien 
fait  pour  embarrasser  les  sages  :  c'est  de  la  poésie...  il  l'affirme  du 
moins,  et  il  faut  bien  l'en  croire  quand  la  canicule  fait  rage...  mais 
celui  qui  y  comprendra  un  mol ,  je  le  déclare  capable  d'ajouter  un 
étage  à  la  tour  de  Babel. 

V. 

Fort  bien  ,  messieurs  ,  à  force  de  vous  isoler  de  la  bonne  com- 
pagnie, vous  vous  êtes  fait  h  Keswick  un  petit  cénacle,  et  là  il  s'est 
opéré  entre  vos  intelligences  une  fusion  d'où  est  résultée  celte 
croyance  très  logique  que  la  poésie  tresse  pour  vous  seuls  ses  cou- 
ronnes :  il  y  a  dans  une  pareille  idée  quelque  chose  de  si  étroit 
qu'on  souhaiterait  de  vous  voir  changer  vos  lacs  contre  l'Océan. 

VI. 

Je  ne  voudrais  pas  m'a- 
baissera une  pareille  mes 
quinerie,  ni  marquer  mon 
amour- propre  au  coin 
d'un  si  triste  égo'isme, 
dùt-il  m'en  revenir  toute 
la  gloire  que  vous  a  rap- 
portée votre  conversion; 
car  l'or  n'est  pas  votre 
seule  récompense.  Vous 
avez  louché  votre  salaire, 
soit;  mais  est-ce  pour 
cela  que  vous  avez  tra- 
vaillé? Wordsworth  oc- 
cupe un  emploi  dans  la 
douane  ..  Il  faut  avouer 
que  vous  êtes  de  grands 
misérables mais  poè- 
tes néanmoins  ,  et  dû- 
ment assis  sur  l'immor- 
telle colline. 

VII. 

Sur  vos  fronts  le  lau- 
rier cache  l'impudence... 
et  peut-être  aussi  quel- 
que vertueuse  rougeur... 
gardez-le  ■  je  n'envie  ni 
son  feuillage  ni  ses 
fruits.,  et  quant  à  la 
gloire  que  vous  voudriez 
accaparer  ici  -  bas,  le 
champ  est  ouvert  à  qui- 
conque brûle  du  feu  sa- 
cré: Scott,  Rogers,  Camp- 
bell ,  Moore  et  Crabbe 
lutteront  contre  vous  en 
face  de  la  postérité. 

VIII. 

Pour   moi   que   guide 

une   muse  pédestre ,   je 

ne  vous  attaquerai   pas 

uan.  sur    voire    cheval    ailé. 

Puisse  la  destinée  vous 
accorder  la  renommée 
que  vous  ambitionnez, 
et  le  talent  qui  vous  man- 
que :  rappelez-vous  qu'un 
,  .  poète  ne  perd  rien  de  son 

mérite  en  accordant  à  ses  frères  la  part  qui  leur  revient,  et  que  se 
plaindre  de  l'injustice  du  présent  n'est  pas  un  moyen  assuré  de 
conquérir  les  éloges  de  l'avenir. 

IX. 

Celui  qui  lègue  ses  lauriers  à  la  postérité  (laquelle  s'empresse  ra- 
rement (le  revendiquer  ce  brillant  héritage)  n'en  a  point  géné- 
ralement une  abondante  moisson  en  réserve,  et  le  tort  qui  lui  est 
fait  à  cet  égard  ne  git  que  dans  sa  propre  assertion.  Si  l'on  voit  de 
temps  en   ternps  quelque  glorieux  phénomène  surgir  comme  un 

Titan  de  l'océan  de  l'oubli,  la  plupart  des  appelants  vont Dieu 

sait  où  ,  et  Dieu  seul  peut  le  savoir. 

X. 

Si  dans  les  jours  néfastes,  Milton,  poursuivi  par  des  langues  per- 

II 


<C2 


l.lfS  VKll.l.KI'S   Ml  rf.HAHU'.S  ILLIWIUKF' 


(Idcs  en  nii.o1MI  mi  l<-"'P'=  I'"'""  !<•  vcnrr;  si  Ir  tomv^  en  rlTH,  rn 
eraiiH  vonp'm-,  ;.  cl.-.,o„.'-  h  IVX(^crnlion  l.-s  i..>rs*^c.M.M,rs  .hi  pran.l 
PoMo  etniil  rtcfoii  """«  l'éqniviilcnt  <l<!  sublime;  r  csl  que  lui , 
ilnni  «csrimnls.  il  na  pas  vendu  son  Amr- an  inonsmiK.-.  qji  il  n  n 
nns  mi'*  -i»»  laloul  an  scrvico  <lii  erimr-  ;  (luniin's  avoir  flftin  IP  pfrc. 
Il  iVa  |).is  (Miccnsi-  le  liM  ,  ol  (incnliii  il  .-si  innrl  coiiime  il  a  vocii, 
I'cnncini  «les  tyrans. 

M. 

All  '  «i  le  vieil  aveiielo  .  snrl.inl  >le  sa  loiiilic.  iionvenu  Samiiol. 
vKiKMl  plarfr  In  sans  de^  nns  par  ses  i>ni[.lM-lies  ;  (in  s'il  pouvait 
revivre  lilanelii  par  I  iV"  <"'  !•?  mallienr,  avi>.-  ses  veux  sons  re(;:ii( 
el  «estillrssans  cii-nr.  épuisé,  pftic,  indipenl...  eiover.-vnns  (pi  il 
ndoicrailunsnllan.lui;  croycz-vous  qu'il  plieiail  devant  im  Castle- 
reagh,  un  eunuque  iiilollecluel  ?  I 

Ml. 

Seeli'i-al  nu  erenr  pincé,  au  douwienx  visage,  anx  inaiiièios  pale- 
lines!  il  a  trempé  dans  ic  sanp  dc  l'Irlande  ses  mains  jennes  et 
<lélie,iles:  puis  sa  soif  de  carnape  voulant  un  pins  vasie  llicAln;.  il 
esi  venu  s'abreuver  sur  nos  livapes.  Vulpaire  iiislriinient  de  la 
l\raiiiiie,  ilatoul  juste  assez  de  talent  pour  faire  durer  la  ehaliie  que 
rt'aulres  ont  rivée,  et  p<  ur  présenter  le  poison  préparé  par  d'aulrcs 
mains. 

Mil. 

Comme  orateur,  c'est  un  l'alras  si  inelTableinenl .  si  véiilable- 
mentsliipide,  que  ses  plusprossicrs  flalleuis  mèine  n'osent  le  louer, 
vl  que  ses  ennemis,  c'est  •^•(lil■e  Ions  les  pinples ,  ne  daipucnl  même 
r>:\<  en  rire,  l'as  une  élincelle  ne  jaillit,  l'ùlce  forluilemcnt,  de  celle 
meule  d'ixlon  qui  tourne  el  lonrne  sans  cesse,  offrant  au  monde 
l'exemple  dc  tortures  sans  lin,  et  le  spécimen  du  mouvement  pcr- 
pélucl. 

MV. 

GAclieiir,  même  dans  son  dépoùlanl  métier,  il  a  beau  ravauder, 
rapelasscr,  il  laisse  loujours  (pielque  trou  dont  ses  maîtres  s'cpon- 
vanlenl  :  ce  sont  des  Klals  à  mettre  sous  lejoiig,  des  pensées  ii 
r(ni)p:inier,  une  conspiration  ou  un  congiès  à  oiiraniser.  A  lui  de 
l'orpi'r  des  menottes  à  tout  le  penre  humain,  rétamer  l'esclavage,  te- 
iiullre  les  vieilles  cbaincs  îi  neuf,  et  mériter  pour  salaire  la  haine 
de  Dieu  et  des  liomme.=. 

W. 

S'il  faut  juger  du  corps  p?r  rintelligence  ,  énervé  jusqu'à  la 
moelle  de  ses  os.  ret  Pire  neuiie  n'a  qiir  deux  buis,  servir  el  asser- 
vir :  car  il  s'imapinc  que  la  rliaine  qu  il  porte  pent  convenir  à  des 
bommes.  NouvelKnlropc  dune  foule  de  maîlres.  aveugle  au  nié- 
rile  comme  .Ma  liberté,  à  la  science  et  h  l'esprit;  ne  craignant  nen, 
parce  que  la  craiule  est  encore  un  sentimeni  :  son  courage  même 
est  stagnant  comme  un  vice. 

XVI. 

Dc  quel  côté  me  tourner  pour  ne  point  voir  sa  tyrannie  (cor  il 
i:c  MU-  l.i  l'eia  jamais  sentir)?...  llalic  I  Ion  âme  romaine,  on  mo- 
nieiil  réveillée,  fléchit  sons  le  mensonge  que  celte  machine  d'iilat 
a  soufllé  sur  toil  ah!  le  bruit  de  les  chaims  el  les  réeenle<  blessu- 
res de  l'Irlande  trouveront  une  vuix.  une  langue,  et  parloiont  plus 
haul  (pie  moi.  Grâce  îi  cet  homme.  l'Iîiiiope  a  encore  des  esclaves, 
des  alliés,  des  rois,  des  armées,  et  Soulhey  iiour  chanter  le  tout  en 
vers  détestables. 

XVII. 

Sur  ce  ,  baronnet-lauréat,  je  le  dédie  ce  poème  simple  el  sans  art. 
Si  je  ne  prêche  i)oinl  en  vers  adnlatcuis,  c'est  que,  vois-lu '?  j'ai 
gardé  mon  uniforme  bleu  cl  jaune  (I);  mon  éilue.aion  politique  est 
••:ic..re  h  faire:  el  puis  l'aposiasie  esl  lellement  à  la  innde  (pi'il  y  a 
qu-lqne  honneur  à  entreprendre  celle  lA<bc  herculéenne  di'  con- 
server sa  loi  :  n'esl-il  pas  vrai,  mon  tory,  mon  ullra-renégat ? 


(ilIViNT    PREMIKII. 

1. 

J'ar  besoin  d'un  héros ,  besoin  peu  commun  dans  un  temps  oii 
chaque  année,  chaque  mois,  en  produit  un  nou\eau  ,  lequel  sub- 
siste jusqu'au  niomenl  où  ses  réclames  ayant  encoinbié  les  gazelles, 
Je  siècle  s'aperçoit  que  ce  n'est  pas  l;i  le  vérilable  héros.  Ces  gens- 

{V  Conteurs  de  Fox  et  ries  vvighs  à  colto  épn.^iip. 


lîi  ne  font  pas  mon  ;JTiir  ■  ;  je  prendrai  donc  notre  ancien  ami  d  i> 
Juan.  Nous  l'avouB  Ions  vu,  dans  la  pantomime,  cnviiyé  an  ili  il'l'- 
un  peu  avant  son  tempH. 

M. 

Vernon,  Cumbi'rland  le  bniirlier.  Wolfe.  llavsKe  .  le  prince  Pe, 
dinanil,  Granhy.  llnrgoyne,  Kepprl.  Ilovve'l  .  soil  en  bien,  ro:I  •■ 
mal,  ont  fail  jiailer  d'eux  tour-à-luur  ,  et  oui  servi  d'ciis<'i;^ii 
comme  aujourd'hui  Widlinplon  :  ils  délilenl  l'un  aprc*  I  auli 
comme  les  rois  de  It.inqun,  lous  enfants  de  la  gloire,  «  les  mi 
marcassins  d'une  même  laie,  "  comme  dit  Shakespeare.  La  Fran  ■ 
aussi  a  eu  Honaparle  et  Duuiouriez,  doDl  le  souvenir  est  consiijii' 
dans  le  Moniteur  el  autres  journaux. 

III. 

Barnave,  Brissot,  Cond'iicel.  Mirabeau.  Pélion,  Cloolz,  Danton, 
.Marat ,  La  l'ayctle,  ont  été  célèbres  parmi  les  rrançai.i,  personne 
n'en  ignore":  il  en  est  d'autri'S  encori!  dont  le  souvenir  n'esl  pas 
élciiil  :  .loubert .  llcielie,  Marceau,  l.annes.  Desaix ,  Moieau  fi),  el 
lantdaiilres  mililaires,  très  remarqnabbs  dans  leur  temps ,  mais 
(hrnt  \c<  luHns  sarr.inpent  mal  dans  mes  \ers. 

IV. 

Pour  la  Grande-Bretagne.  Nelson  fut  longlcnips  le  dieu  dc  II 
guerre  :  il  devrait  lôlre  encore,  mais  le  courant  a  change  :  on  ne 
parle  plus  de  Trafalgar,  paisihiemeni  inhumé  avec  son  héros.  Miiiii- 
tenanl  l'armée  seule  esl  populaire,  ce  (]ui  ne  fail  pas  le  coinp'e  ilcs 
marins  :  d'ailleurs  le  prince,  dans  .«a  prédileciioii  pour  le  sorviee 
de  terre,  a  oublié  les  Duncan,  les  Nelson,  les  llowe  cl  les  Jervis. 


De  braves  guerriers  ont  vécu  avant  Agamemnon ,  el  depuis  ce 
roi  des  rois  on  en  a  vu  de  très  vaillanis  el  de  très  sapes  ,  qni  loi 
ressemblaient  beaucoup,  fans  être  identiquement  les  mêmes.  .Mais 
ils  n'onl  brillé  dans  les  \ers  d'aucun  poêle,  el  c'est  pourquoi  ils  sont 
oubliés...  Je  ne  fais  rie  procès  îi  per.sonnc,  mais  je  ne  trouve  pas  un 
héros  dans  le  siècle  present  qui  puisse  convenir  à  mon  poème  (je 
veux  dire  à  celui  que  j'entame);  donc  ,  comme  je  l'ai  dit,  je  pren- 
drai mon  ami  don  Juan. 

VI. 

La  plupart  des  poètes  épiques  se  jettent  tout  d'abord  in  médias 
res  (Horace  fait  de  ce  précepte  le  grand  chemin  <le  l'épopée  :  puis 
quand  cela  h'ur  convienl,  le  héros  raeonlc  les  événemcnis  qui 
ont  précédé  :  il  fait  ce  lécil  en  manière  d'épisode,  apris  diner, 
commodément  assis  auprès  dc  sa  maîtresse,  dans  quelque  cliarmant 
.«(•jour,  tel  rpi'iin  palais,  un  jardin  ,  If  paradis,  ou  une  grotle  qui 
sert  de  vide-bouleille  à  l'heureux  couple. 

VII. 

C'est  la  méthode  en  usage,  mais  ce  n'esl  nas  la  mienne.  J'aime  h 
commencer  par  le  commencement  :  la  regu'ariié  de  m<in  plan 
m'inlenlil  comme  une  fau'c  capilalc  truilc  divagation,  el  <Iùi  m<in 
premier  .vers  me  coûter  une  heure,  je  débuterai  par  vous  diieqiiel- 
(|ui;  choSe  du  père  de  don  Juan,  ei  même  île  --a  w!-"'.  si  ri'i.i  ni' 
vous  déplaît  pas. 

VIII. 

11  était  né  à  Seville,  agréable  cilé,  célèbre  par  ses  oranges  et  ses 
femmes.  (Jui  n"a  pas  vu  Seville  esl  bien  à  plaindre  :  le  (irovcrbc  le 
(lil .  et  je  suis  Imit-à-fait  de  son  avis;  de.  toutes  les  villes  d  l-Npa- 

gne.  il  n'en  est  point  de  pins  jolie,  si  ce  n'esl  peut-être  Cadix 

mais  nous  verrons  biiMiir'il  celle-ci.  Les  parenis  de  don  Joati  lia- 
I    liilaienl  sur  le  bord  du   fleuve,    du  noble  (leuve  appelé  b."  liiiadal- 
qiiivir. 

IX. 

Son  père  avait   nom  José...  don  José,  comme  de  juste,  véritable 

(I)  L'amiinl  Vernon  se  distingua  à  la  prise  de  Porto-Bcllo,  el  inonrul 
en  17.17.— I.c  duc  de  Cumb'.Tland,  second  ills  de  Georges  II.  di-lit  le  *he- 
valicr  à  Ciilloijf-n.  en  17*6  —  Wolle  fui  tué  en  prenant  Qnrlv  r,  .mi  ITS9. 
—  I.'.iniiral  llavvkp  di'truisit  à  Ilnjsl  la  llollr"  franç.iise,  i|iii«p  piV-p irait  \ 
envahir  la  (jramle-Brelagne;  il  mounit  enl7SI.  —  Kcuiiiinnrt,  duc  de 
Rrunswick,  cliaA<a  les  Fraii^Mis  de  la  Hcs.se  en  i'iH*.  —  l.e  marquis  de 
Granhy  S'  ^lijnala  contre  l.  s  Muaris  en  1745.  —  !,e  pi'-nêral  Bnrpoyiie 
prit  Tieonileniga  en  Auiéiipic,  mais  hit  forcé  d>>  se  rendre  au  général 
G.ilCj  el  à  Lalayetle.  —  L'amiral  K  p|M^I  coinhatlil  la  flotte  franc  rise  à 
Us^aml,  en  177»,  aven  iio  scccè.s  coiilesté.  —  Lord  Howe  ballit  la  llotle 
française  l'  l"jnin  1791. 

(S)  Il  fallait  iiiic  noie  p>)ur  illuslrer  les  noms  d.>s  grands  hommes  an~ 
plais:  les  nôtres  n'ont  pas  besoin  de  ce  .recours. 


OliUVHiiS  COMPLÈTF.S  DR  LORD  lîYUON. 


10] 


liiilulgo,  sans  une  iroulle  d-  sang  juif  ou  mauresque  dans  les  veines: 
il  faisidt  i-emonU'l- son  origine  aussi  haut  que  les  (dus  fioliiiquesde 
Ions  le«  nobles  d  Espagne." .laniais  meilleur  cavalier  n'avail  ent'our- 
f:li6  un  cheval ,  ou,  y  étant  monlé,  n'avait  quitté  la  selle  :  ce  José 
donc  engendra  notre  héros,  lequel  engendra...  mais  ceci  viendra 
en  son  temps...  Eh  bien  donc,  pour  revenir... 


Sa  mère  était  une  femme  très  instruite  ,  versée  dans  toutes  les 
branches  de  toutes  les  sciences  connues...  ou  qui  ont  un  nom  dans 

les  langues  chrétiennes Ses  vertus  n'étaient  comparables  qu'à 

son  esprit  :  si  bien  qu'à  se  voir  ainsi  surpassés  par  elle  dans  leur 
propre  spécialité,  les  plus  habiles  étaient  luiniiliés.  et  les  meilleurs 
même  ne  pouvaient  étouffer  un  secret  mouvement  de  jalousie. 

XI. 

Sa  mémoire  était  une  véritable  mine  :  elle  savait  par  cœur  tout 
Calderon,  et  la  plupart  des  œnvies  de  Lopez  de  Véga,  en  sorte  que 
si  quelque  acteur  venait  à  oublier  son  rôle,  elle  pouvait  lui  servir 
de  souffleur  :  la  mnémolechnie  élait  pour  elle  une  science  inutile  : 
elle  eut  obligé  Feuaigle  à  l'ermei'  boutique  :  car  jamais  il  n'eût  pu 
créer  une  mémoire  pan'ille  à  celle  de  dona  Inez. 

Ml. 

Son  étude  favorite  était  les  matliémaiiques:  sa  vertu  la  plus 
haute,  la  magnanimité;  son  es|irit  (car  elle  visait  quelquefois  à 
lespiit)  élait  le  pur  sel  atliquc;  ses  propos  sérieux  étaient  sublimes 
jusipTà  l'obscurité.  Bref,  en  toute  cliose,  j'oserai  dire  que  c'était  iin 
prodige...  Son  costume  du  malin. était  do  basin;  le  soir  elle  portait 
de  la  soie  ,  en  été  de  la  mousseline  ou  d'autres  étolfes  qu'il  serait 
oiseux  d'énumérer. 

XIII. 

lîllesavail  le  lalin...  c'est-à-dire  l'oraison  dominicale,  et  le  grec... 
c'est-à-dire  l'alpliahet,  j'en  jiounais  presque  répondre.  lîlle  avait 
lu  par-ci  par-là  quelques  romans  français,  ipioiqu'elle  ne  parlât  pas 
cette  langue  très  purement;  quant  à  son  idiome  maleinel,  elle  ne 
s'en  élait  guère  occupée,  et  c'est  ce  qui  rendait  sa  conversation  un 
l]eu  di  ffieile  à  suivre.  Toutes  ses  pensées  étaient  des  théorèmes,  et  leur 
expression  des  problèmes  :  elle  semblait  penser  que  le  mystère  leur 
donnerait  du  relief. 

XIV. 

Ayant  du  goût  pour  l'anglais  et  l'hébreu,  elle  prétendait  trouver 
de  1  analogie  entre  ces  deux  langues  :  elle  le  prouvait  par  je  ne  sais 
quelles  citations  des  livres  sacrés  :  maisje  laisse  le  soin  d'apprécier 
ces  preuves  à  cen.x  qui  les  ont  vues.  H  esl  toutefois  une  observation 
que  je  lui  ai  entendu  faire  et  qui  peut  avoir  du  bon  (chacun  d'ail- 
leurs peut  avoir  sur  ce  point  l'opinion  qu'il  lui  plaira).  «Chose 
étrange!  disait-elle,  le  mot  hébreu  qui  signifie  .jie  suis  (\)  esl  fré- 
quemment employé  en  anglais  comme  sujet  du  verbe  damner.  » 

XV. 

11  est  des  femmes  qui  ne  font  usage  que  de  leur  langue  ;  pour  elle, 
son  aspect  seul  élail  une  leçon  acadéniiiiue  ;  chacun  de  ses  yeux  un 
sermon  et  son  front  une  homélie.  Elle  trouvait  en  elle-même  nu  di- 
reclcur  expert  sur  tous  les  cas,  comme  le  très  regretté  sir  Samuel 
■  Koriijlly,  ce  commentaleur  de  nos  hds,  ce  redresseur  du  gouverne- 
ment,  dont  le  suicide  fut  presque  une  anomalie,  ou  du  moins  un 
trisie  exemple  de  plus  {tour  démontrer  que  «  tout  est  vanité.»  (Le 
jury  a  rendu  un  verdict  qui  attribuait  cette  mort  à  la  démence.) 

XVI. 

Bref,  c'élait  une  arithmétique  aud)ulanle  ;  on  eût  cru  voir  marcher 
7  les  nouvelles  de  miss  Hdgeworth  sorties  de  leur  reliure,  ou  les  livres 
de  mistriss  Trimmer  sur  l'éducation,  ou  enfin  «l'épouse  de  Cœlebs»  (i) 
à  la  recherche  d'un  amant.  O'élait  la  morale  elle-même  eu  per- 
sonne, et  l'envie  tu  pouvait  trouver  en  elle  la  plus  petite  tache  à 
reprendre  :  elle  laissait  aux  autres  femmes  les  travers  de  son  sexe  ; 
car  elle  n'en  avait  pas  un  seul....  et  c'est  là  le  pire  de  tous. 

XVII. 

Oh  !  elle  élail  parfaite  au-delà  de  toute  comparaison  ...  parmi  les 

modernes  saintes,  et  tellement  au-dessus  des  tentations  du  malin 

'      esprit  ijue  son  ange  gardien  avait  abandonné  uu  poste  inutile.  Ses 

(1)  îManvaisJeu  de  mots  fondé  sur  le  nom  bibllipie  de  la  divinilê  -.je  suis 
r.-liii  riui  suis,  el  sur  le  juron  ixi^giais  god  damn! 
■  i]  Uonian  péd.uilesquemont  moral  ile  nii-;^  llanmli  Mnre. 


moindres  mouvements  élni''Ut  .itissi  prrris  qu^  ceux  ds  la  meiileurc 
pièce  d  horlogerie  sortie  des  ateliers  d'Harrisou.  Rien  sir  la  terre  ne 
pouvait  la  surpasser  en  vertus,  sauf  «  ton  huile  incomparable,  »  ô 


Macassar  ! 


XVIII. 


Elle  élait  parfaite;  mais,  hélas  1  la  perfection  paraît  in=ipide  dans 
ce  monde  pervers,  où  nos  premiers  parents  apprirent  à  s'embrasser 
après  leur  exil  de  ce  paradis,  séjour  de  paix,  d'innocence  et  de  féli- 
cilô  (je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'ils  faisaient  de  leurs  douze  heures 
par  jour  ).  C'est  pourquoi  don  José,  en  vrai  fils  d'Eve,  allait  eueillant 
divers  fruits  çà  et  là,  sans  la  permission  de  sa  moitié. 

XIX. 

C'élait  un  earaclère  insouciant,  peu  amoureux  delà  scierice  et 
des  savants,  aimant  à  courir  partout  où  il  lui  plaisait,  .sans  se  sou- 
cier de  ce  qu'en  dirait  sa  femme.  Le  monde,  prenant  toujours  un 
malin  plaisir  ai.ix  dissensions  d'un  royaume  ou  d'un  ménage,  disait 
tout  bas  qu'il  avait  une  maîtresse  :  quelques-uns  lui  en  donnaient 
deux  ;  mais  il  n'en  faut  qu'une  pour  mettre  la  discorde  au  logis. 

XX. 

Or ,  dona  Inez ,  en  femme  de  mérite,  avait  une  haute  opinion 
d'elle-même  :  à  femme  négligée  il  faut  la  patience  d'un  saint.  Et  à 
la  véi'ilé  Inez  élait  une  sainte  par  sa  moralité;  mais  elle  avait  uu 
diable  de  caractère  :  elle  mêlait  ])arfois  des  fictions  aux  réalités,  et 
ne  laissait  échapper  aucune  occasion  de  prendre  son  seigneur  et 
maître  en  délaut. 

XXI. 

La  those  n'était  pas  difficile  avec  un  homme  souvent  en  faute  et 
ne  se  tenant  jamais  sur  ses  gardes;  et  même  les  plus  circonspects 
ont  beau  faire,  ils  ont  des  moments,  des  heures,  (les  jours  d'un  tel 
abandon  qu'on  pourrait  les  assommer  d'un  coup  dôvenlail;  et  les 
dames  frappent  quelquefois  horriblement  fort;  Icvenlail  se  trans- 
forme en  poignard  dans  leurs  mains,  sans  qu'on  sache  trop  ni  com- 
ment, ni  jiourquoi. 

XXII. 

Il  est  fâcheux  que  les  jeunes  savantes  se  marient  toujours  avec 
des  hommes  sans  éducation,  ou  des  messieurs  qui,  bien  nés  et  bien 
élevés,  se  fatiguent  aisément  d'une  conversation  scientifique  :  je  ne 
puis  en  dire  davaidage  sur  ce  sujet,  étant  un  homme  tout  rond,  un 
célibataire  ;  mais....  vous  qui  avez  épousé  des  beautés  inlelleetuelles, 
dites-le-nous  franchement,  toutes  ces  dames  ne  sont-elles  point  par- 
venues à  porteries  culottes? 

XXIII. 

Don  José  et  sa  femme  étaient  souvent  en  querelle.  Pourquoi? 
c'est  ce  que  personne  ne  pouvait  dovinei'.  quoique  bien  des  gens 
cliercliassent  à  le  savoir.  (Je  n'était  ni  leur  affaire  ni  la  mienne; 
j'abhor're  la  curiosité  ...  un  vice  si  bas  !  Mais  s'il  est  une  chose  où 
j'excelle,  c'est  l'art  d'arranger  les  affaires  de  tous  mes  amis,  n'ayant 
point,  pour  ma  part,  de  soucis  domestiques. 

XXIV. 

Un  jour  donc  je  crus  devoir  intervenir,  et  ce  dans  les  meilleures 
intentions  du  monde  ;  mais  ils  m'a;cucillirenl  fort  mal;  je  crois  que 
tous  les  deux  avaient  le  diable  au  corps;  car  à  partir  de  ce  moment 
je  ne  pus  trouver  ni  le  mari  ni  la  femme  au  logis,  quoique  leur 
portier  m'ait  avoué  depuis....  mais  n'importe  !  Cequ'd  y  eut  de  pire 
dans  cette  affaire,  c'est  que  le  petit  Juan,  du  haut  de  lescalier, 
m'arrosa  un  jour  à  l'improvisle  d'un  seau  d'eaux  ménagères. 

XXV. 

C'élait  uu  peiit  frisé,  franc  vaurien,  véritable  singe  malfaisant  dès 
sa  naissance  :  ses  pareuls  n'étaient  d'accord  que  sur  un  seid  point, 
à  savoir  de  gâtera  ([ui  mieux  mieux  ce  turbulent  marmouset  .  Au 
lieu  de  se  disputer,  ils  auraient  mieux  fait  d'envoyer  ce  petit  tyran  à 
l'école  ou  de  le  fouetter  d'importance  à  la  maison,  pour  lui  appren- 
dre à  se  mieux  comporter. 

XXVI. 

Don  José  el  dona  Inez  menaient  depuis  quelque  temps  une  vie 
assez  malheureuse,  chacun  d'eux  appelant  non  le  divorce,  mais  la 
mort  de  sou  conjoint  :  cependant  ils  s'id)servaient  en  (ace  du  monde; 
leur  conduite  était  celle  de  gens  bien  élevés,  et  ils  ne  donnaientau- 
i;un  signe  extérieur  de  divisions  domeajiqucs  ;  mais  enfin,  le  feu. 
longtemps  étoulVé.  écl  da,  el  leur  mésintelligence  devint  uu  fail  in- 
conleslable. 


IGI 


LKS  VEILLÈKS  LITTÈHAIRES  ILLUSTRRES. 


XXVII. 

Cnr  ]ncT.  I'll  venir  .ijiothicaircs  ol  médecins,  cl  s'cffori'a  de  prouver 
que  smi  rlirr  mari  l'Iait  foii  ;  mais  cnmiiie  il  avail  ifi's  inlervallcs 
liiciilcs.  elle  (li'cida  ensuile  qu'il  ii'iilail  que  iDécliaiit.  (Jopemlaiil  . 
i|ii:iii(l  cm  lui  demanda  du  soiilenir  son  dire,  elle  ne  pul  duniicr 
anciiiie  explication,  sauf  que  ses  devoirs  envers  Dieu  et  les  homines 
avaient  dicté  sa  conduite....  et  le  tout  parut  fort  étrange. 

XXVIII. 

Kllc  tenait  un  journal  où  elle  inscrivait  toutes  les  faulcs  de  son 
mari  :  elle  ouviii  nitîine  certaines  cassettes  c«n tenant  des  livres  et 
dos  lettres,  dont  on  pouvait  tirer  parti  dans  l'occasion.  Du  reste, 
elle  avail  pour  elle  tout  Seville,  sans  compter  sa  bonne  vieille  grand'- 
niôre.  laquelle  radotait.  Les  léinoins  qu'elle  avait  invoqués  se  firent 
publicisles.  avocats,  inquisiteurs  cl  ju^'cs,  les  uns  pour  leur  plaisir, 
d'autres  pour  satisfaire  de  vieilles  rancunes. 

XXIX. 

Kl  puis  celle  femme,  la  meilleure  et  la  plus  douce  des  femmes, 
supportait  avec  lanl  de  séiénilé  les  chagrins  de  son  épou.\!  Comme 
res  matrones  de  Sparle  qui,  j.idis,  voyaient  tuer  leurs  maris,  et  pre- 
naient la  noble  résolution  de  ne  plus  parler  il'eux  du  resle  de  la 
vie....  elle  entendait  sans  s'émouvoir  toutes  les  calomnies  qui  s'é- 
levaient conlre  lui;  elle  contemplait  son  agonie  avec  un  calme  si 
sublime  que  de  toutes  parts  on  s'écriait  :  «Quelle  magnanimité!» 

XXX. 

Sans  contredit,  cette  patience  de  nos  amis  d'autrefois,  quand  le 
inonde  nous  condamne,  montre  de  la  philosophie;  ensuite  il  est  as- 
sez agréable  de  .s'entendre  appeler  m.igndiiiine,  surtout  quand  par 
surcroît  on  arri>.e  à  ses  lins.  Une  telle  conduiie  ne  rentre  nulleinenl 
dans  ce  que  les  légistes  appellent  :  ma/iis  animus;  certes,  la  ven- 
goanoe  exercée  personnellement  n'csl  pas  une  vertu:  mais  est-ce 
ma  faute  ,à  moi,  si  d'autres  \qus  blessent? 

XXXI. 

Kt  si  nosdissenlimenl$  réveillent  de  vieilles  rumeurs,  avec  l'aide 
de  deux  ou  trois  mensonges  qu'on  y  ajoute,  le  blâme  n'en  doit 
eerles  rolomber  ni  sur  moi  ni  sur  tout  autre....  Ces  choses  étaient 
de  notoriété  traditionnelle.  D'ailbnirs,  celle  résurrection  fait  ressor- 
tir notre  i;|iiire  par  le  contraste,  et  c'est  justement  ce  que  nous  vou- 
lions tous:  puis  la  science  en  profite....  les  scandales  morts  sont 
d'excellents  sujets  h  disséqui'r. 

XXXII. 

l'ne  réconciliation  avait  été  tentée  par  leurs  amis,  et  ensuite  par 
leurs  parents  :  et  tous  n'avaient  fait  qu'empirer  les  alTaires  '  il  serait 
diriirile  de  dire  h  qui,  en  pareil'e  occasion,  il  vaut  mieux  avoir  re- 
cours; je  ne  saurais  dire  grand'ch^ise  en  faveur  dos  amis,  ni  des  pa- 
rents non  plus).  Les  gens  de  loi  firent  de  leur  mieux  pour  ubleuir 
ledivoice;  mais  à  peine  avait-on  pa^é  (quelques  frais  de  part  et 
d'autre,  i|uaud  mallieurcusemenl  don  José  mourut. 

XXXIII. 


Il  mourut,  et  ce  fut  un  malheur,  car  d'après  ce  que  j'ai  pu  re- 
cueillir des  juristes  les  plus  experts  dans  cette  partie  de  la  legisla- 
tion !  bien  que  leur  langage  soit  toujours  obscur  et  circonspcet) , 
celli'  mort  vint  gAler  une  cause  charmante.  Ce  fut  aussi  une  perte 
considérable  pour  la  sensibilité  publique,  qui,  en  cette  occasion, 
s'était  maiiil'eslée  d'une  manière  remarquable. 


XXXIV. 

.Mais,  hélas  !  il  mourut,  et  il  cniporla  dans  sa  tombe  les  sensations 
du  public  et  les  honoraires  des  gens  do  loi  :  sa  maison  fut  vendue, 
ses  domestiques  congédiés;  un  Juif  prit  l'une  de  ses  maîtresses,  un 
prêtre  lautre....  du  moins  on  l'assure.  J'ai  consulté  les  médee'ns 
sur  sa  maladie.  D'après  eux.  il  mourut  d'une  lièvre  leiile  qu  ils  .ip- 
pelleiit  tierce,  et  laissa  une  veuve  qui  avait  bien  quelque  chose  à  se 
reprocher. 

XXXV. 

l'.cpendant  José  éiait  un  galant  homme  ;  je  puis  le  dire,  car  je  l'ai 
bien  cou  nu  :c'eslpourquoi  je  lie  reviendraiplussur  ses  faiblesses,, Innt 
la  liste  est  ,'i  peu  près  épuisée.  Si  de  temps  à  autre  ses  passions  dé- 
passèrent certaines  limites,  et  furent  moins  paisibles  que  celles  de 


Niima  (surnommé  Pompilius).  c'est  qu'il  avait  été  mal  éle\é  et  qu'il 
était  né  bilieux. 

XXXVI. 

Quels  que  fussent  ses  mérilCR  ou  ses  torts  ,  I'mforlnne  avait  bien 
.souffert.  Avouons-le,  puisque  cela  ne  peut  plus  à  urésent  réjouir  ses 
ennemis,  ce  fut  pour  lui  une  cruelle  épiciive  que  (le  se  trouver  seul, 
•assis  à  son  foyer  désert,  entouré  des  débris  de  ses  pénates  mutilés  . 
on  n'avait  laissé  à  sa  sensibilité  ou  à  son  orgueil  d'autre  choix  que 
la  mort  ou  un  ridicule  procès....  il  prit  le  parti  de  mourir. 

XXXVII. 

Don  José  étant  décédé  intestat,  Juan  se  vil  l'unique  lieniier  de 
maisons  et  de  terres  que.  pendant  une  longue  minorité,  des  mains 
capables  sauraient  bien  inoltre  à  profil.  Inez  fut  la  .seule  tutrice  de 
.son  fils,  ce  qui  était  juste  Cl  Conforme  au  vœu  de  la  nature;  un  fil> 
uniipie  confié  aux  soins  d'une  mère  veuve  est  toujours  parfaitement 
élevé. 

XXXVIII. 

La  plus  sage  de  toutes  les  femmes,  et  de  tontes  le?  veuves  aussi, 
résolut  de  faire  de  Juan  un  véritable  prodige  ,  digne  de  la  plus 
haute  naissance  (son  père  élail  de  Castille  et  .sa  mère  d'Aragon  )  : 
elle  vo  lut  qu'il  devînt  un  chevalier  accompli,  en  casque  noire 
seigneur  le  roi  se  mît  en  guerre  de  nouveau.  Il  apprit  donc  ;i  monter 
h  cheval ,  à  manier  l'épée  et  les  armes  à  feu,  et  tout  ce  qu'il  laiil 
enfin  pour  escalader  une   forteresse ou  un  couveul  de  uonucs 


Mais  ce  à  quoi  dona  Inez  visait  par-dcssiis  tout,  ce  dont  elle  s'as- 
surait par  elle-inÔMie  chaque  jour,  eu  présence  des  savants  profes- 
seurs qu'elle  payait  pour  lui ,  c'est  que  son  éducation  fût  slriclement 
morale,  b^lle  surveillait  toutes  ses  études,  dont  l'objet  lui  était  préa- 
lablement soumis  Arts,  sciences,  rien  ne  devait  rester  étranger  îi 
(Ion  Juan  :  l'histoire  naturelle  était  seule  exceptée. 

XI.. 

Les  langues,  et  en  particulier  les  langues  mortes;  les  sciences,  et 
surtout  les  sciences  abstraites;  les  arts,  ou  du  moins  ceux  qui  pa- 
raissent les  plus  étrangers  à  toute  application  usuelle  :  tels  furent 
pour  lui  les  objels  d'une  élude  assidue  ei  profonde;  maison  eut 
grand  soin  d'écarter  toute  lecture  un  peu  libie.  loin  ce  qui  pomait 
faire  allusion  à  la  propagation  de  l'espèce  :  tant  on  craignait  la 
contagion  du  vice  ! 

XLI. 

Ce  qui  devenait  quelquefois  embarrassant  dans  ses  éiuiles  cla.ssi- 
ques .  c'élaieut'lcs  impudiques  amours  de  ces  dieux  et  de  ces  déesses 
qui  firent  tant  de  bruit  dans  les  premiers  Ages  du  monde,  cl  ne 
portèrent  jamais  ni  pantalons  ni  corsets  ;  ses  révérends  profes,seurs 
essuyaient  parfois  de  vertes  réprimandes,  et  se  donnaient  au  diable 
pour  justifier  l'Enéide,  l'Iliade  ou  l'Odyssée  ;  car  dona  Inez  redou- 
tait la  luvlhologie. 

XLII. 

I 

Ovide  esl  un  mauvais  sujet ,  comme  le  prouve  la  moitié  de  ses      I 

poèiucs;  la  morale  dAnacréon   est  encore  pire;  on  trouverait  h 

peine  dans  C.aliille  un  seul  passage  il ''cent  ;  je  ne  crois  pas  (pie  l'ode 

(le  Saplio  soit  d'un  fort  bon  exemple,  bien  que  Longin  prétende  que 

dans  aucun  autre  hymne  le  subliiiic  ne  s'élève  sur  de  plus  larges      i 

ailes  :  mais  les  chanis  de  Virgile  sont  p.n-s,  à  l'exception  de  celte     * 

horrible  églogac  qui  coin uience  ainsi      l'urmosum  pastor  Corydutt. 

XLIII. 

L'irréligieux  Lucrèce  offre  une   nourriture  trop  forle   pniir  de      j 
jeunes  esiomacs.  Certes.  Ju\énal  avait  un  but  louable;  mais  je  ne      j 
puis  m'empècher  (le  croiie  qu'il  eût  tort  dans  ses  vers  de  poiis-ser  la 
franchise  jusqu'à  la  grossièreté.  Enfin,  quelle  personne  bien  éievéc 
peut  .se  plaire  aux  épigrammcs  nauséabondes  de  Martial  ? 

XI.IV. 

Ces  épigramines,  Juan  les  lut(hnsla  meilleure  édilion  expurgée 
par  des  savanis  habiles.  Ces  censeurs  écartent  judicieusement  du 
regard  de  l'écolier  les  endroits  les  plus  incoiiveuauts  ;  mais  crai- 
gnant de  trop  défigurer  le  poète  par  ces  omissions ,  cl  déploranl 
la  mulilalion  qu  ils  lui  font  subir,  ils  ont  soin  de  réunir  tous  les 
vers  supprimés  dans  un  appendice  (pii  tient  lieu  d'un  index. 

XLV. 
Là .  au  lieu  do  les  voir  épar|ii!lés  dins  les  pages  du  livre,'  nous 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


165 


1rs  irouvons  placés  sous  une  seule  coupe  :  ils  se  présentent  rangés 
en  hel  ordre  de  bataille  aux  regards  de  la  jeunesse  ingénue,  espoir 
de  1  avenir,  jusqu'à  ce  qu'un  éditeur  moins  rigide  se  décide  à  les 
renvoyer  dans  leurs  niches  respectives,  au  Heu  de  les  laisser  en  face 
l'un  de  l'autre,  comme  des  statue»  du  Dieu  des  jardins  ,  et  d'un  air 
plus  indécent  encore. 

XlVï. 

En  outre,  le  missel  (un  missel  dt  famille)  était  orné  comme  le 
sont  souvent  les  vieux  livres  de  messe,  et  illustré  de  tontes  sortes  de 
dessins  grotesques.  Comment  ceux  qui  voyaient  toutes  ces  ligures 
se  caressant  sur  la  marge  pouvaient-ds  fixer  leurs  regards  sur  le 
texte  et  s'absorber  dans  la  prière,  c'est  ce  que  je  ne  saurais  dire... 
Mais  la  mère  de  don  Juan  garda  ce  livre  pour  elle,  et  en  donna  un 
autre  h  son  fils. 

XLVII. 

Il  lisait  des  sermons,  on  lui  en  faisait  aussi  :  on  lui  mettait  entre 
les  mains  des  homélies,  des  vies  de  tous  les  saints.  Aguerri  à  la  lec- 
ture de  Jérôme  et  de  Chrysostônie,  de  pareilles  études  ne  lui  étaient 
point  pénibles  :  mais  quant  aux  moyens  d'acquérir  la  foi  ou  de  la 
conserver,  aucun  de  ces  auteurs  n'est  comparable  à  saint  Augustin 
qui,  dans  ses  délicieuses  Confessions,  fait  envier  au  lecteur  les  pé- 
chés du  maître. 

XLvm. 

Ce  livre  aussi  était  interdit  au  petit  Juan...  Je  dois  convenir  que 
sa  maman  n'avait  pas  tort...  en  supposant  qu-'une  pareille  éducation 
soit  la  bonne.  Elle  le  perdait  à  peine  un  instant  de  vue  ;  ses  femmes 
de  chambre  étaient  toutes  vieilles,  et  chaque  fois  qu'elle  en  prenait 
une  nouvelle  ,  on  pouvait  être  assuré  d'avance  que  ce  serait  un 
épnuvantail  :  c'est  une  précaution  qu  elle  prenait  du  vivant  même 
de  son  mari...  et  Je  la  recommande  à  toutes  les  femmes. 

XLIX. 

Le  jeune  Juan  croissait  en  grâce  et  an  sainteté  :  à  six  ans  c'était 
un  charmant  enfant  ;  à  onze,  il  promettait  d'avoir  la  plus  jolie  figure 
qui  fut  jamais  donnée  à  l'homme.  Il  étudiait  assidûment,  faisait  de 
constants  progrès  ,  et  paraissait  lancé  dans  la  vraie  roule  du  ciel  ; 
car  la  moitié  de  ses  journées  se  passait  à  l'église  ,  et  le  reste  entre 
ses  maîtres,  son  confesseur  et  sa  mèie. 

L. 

A  six  ans,  disais-je,  c'était  un  charmant  enfant;  à  douze,  un  hel 
adolescent  du  caractère  le  plus  paisible  ;  dans  ses  premières  an- 
nées, son  humeur  avait  été  un  peu  difficile,  mais  on  avait  travaillé 
à  dompter  son  naturel  fougueux,  et  ces  cITorts  n'avaient  point  été 
inutiles  :  du  moins,  on  pouvait  s'en  flatter,  et  toute  la  joie  de  .sa 
mère  était  de  proclamer  combien  son  jeune  philosuphe  était  déjà 
sage-,  tranquille  et  studieux. 

LI. 

J'avais  des  doutes  à  cet  égard,  peut  être  en  ai -je  encore  ;  mais  je 
ne  veux  point  devancer  l'ordre  des  faits.  J'ai  très  bien  connu  son 
père  ;  je  sais  un  peu  juger  les  caractères...  mais  il  serait  injuste  de 
conclure  du  père  au  fils,  soit  en  bien,  soit  en  mal.  Sa  femme  cl  lui 
formaient  uncouple  mal  assorti...  mais  j'abhorre  la  médisance...  je 
proteste  contre  toute  parole  malveillante,  même  eu  plaisanterie. 

LU. 

Pour  moi ,  je  ne  dis  rien...  rien...  mais  j'ajoute  seulement...  et 
j'ai  mes  raisons  pour  cela...  (|ue  si  j'avais  un  fils  unique  à  élever 
(et  Dieu  soit  loué  de  ce  que  je  n'en  ai  pas) ,  ce  n'est  pas  avec  dona 
Inez  que  je  l'enfermerais  pour  n'apprendre  que  son  catéchisme. 
Non,  non... je  l'enverrais  de  bonne  heure  au  collège;  carc'est  là  que 
j'ai  appris  ce  que  je  sais. 

LUI. 

Là  on  apprend...  ce  n'est  pa.sponr  m'en  faire  gloire...  je  passerai 
donc  là-de.ssus,  aussi  bien  que  sur  le  grec  que  j'ai  oublié  depuis  : 
je  disais  donc  que  c  est  là...  mais  verbum  sat  :  il  me  semble  que  j'y 
ai  puisé  ,  comme  tout  le  monde,  la  connaissance  de  certaines  cho- 
ses., n'importe  lesquelles.  Je  n'ai  jamais  été  marié...  mais  je  pense, 
je  suis  sûr  qu'on  doit  élever  ses  fils  d'une  tout  autre  manière. 

LIV. 

Le  jeune  Juan  était  entré  dans  sa  seizième  année  :  grand,  beau, 
un  peu  fluet,  mais  bien  pris,  vif  comme  un  page,  bien  qu'un  peu 
moins  espiègle,  tout  le  monde,  excepté  sa  mère,  le  regardait  pres- 
que comme  un  homme;  mais  s'il  ai'rivaità  quelqu'un  de  le  diie  en 
sa  présence,  elle  entrait  en  fureur  et  se  mordait  les  lèvres  'sans  quoi 


elle  aurait  poussé  des  cris)  ;  car  la  précocité  était  à  ses  yeux  le  vice 
le  plus  atroce. 

LV. 

l'armi  ses  nombreuses  connaissances,  Routes  choisies  pour  leur 
sagesse  et  leur  dévotion,  on  comptait  doua  Julia.  Dire  que  Julia  était 
belle,  ce  ne  serait  donner  qu  une  faible  idée  de  tous  les  charmes 
qui  lui  étaient  naturels  comme  le  parfum  à  la  fieur,  le  sel  à  l'O- 
céan, à  Vénus  sa  ceinture  ,  à  Cupidon  son  arc  (mais  cette  dernière 
comparaison  est  banale  et  stnpide). 

LVI. 

Le  noir  éclat  de  sou  œil  oriental  s'accordait  avec  son  origine 
mauresque  (car  11  faut  le  dire  eu  passant,  son  sang  n'était  pas  pur 
espagnol,  ce  qui  en  Espagne,  vous  le  savez,  n'est  guère  moins 
qu'un  péché).  Quand  tomba  l'orgueilleuse  Grenade,  quand  Boahdil 
pleura  d'être  contraint  à  la  fuite,  parmi  les  ancêtres  de  dona  Julia, 
les  uns  passèrent  en  Afrique,  d'autres  restèrent  en  Espagne  :  sa 
Irisa'icule  prit  ce  dernier  parti. 

LVll. 

Elle  épousa  un  hidalgo,  dont  j'ai  oublié  la  généalogie,  et  qui 
transmit  à  sa  postérité  un  sang  moins  noble  qu'il  n'aurait  dû  :  ses 
ancêtres  auraient  maudit  une  pareille  alliance .  car  ils  étaient  si 
pointilleux  sur  cet  article,  qu'ils  vivaient  tout-à-fait  en  famille,  épou- 
sant leurs  cousines  ..  et  au  besoin  leurs  tantesel  leurs  nièces  :  cou- 
tume pernicieuse  qui  détériore  l'espèce,  si  elle  la  multiplie. 

LVIII. 

Ce  croisement  infidèle  renouvela  la  race  ,  gâta  la  noblesse  du 
sang,  mais  améliora  beaucoup  la  chair;  car,  de  la  souche  la  plus  ra- 
bougrie qu'on  connût  dans  la  vieille  Espagne,  il  sortit  une  branche 
brillante  de  fraîcheur  et  de  beauté  :  les  garçons  ne  furent  plu?  na- 
bots, les  filles  ne  furent  plus  laides  ;  mais  je  dois  rapporter  un  bruit 
qui  courut,  quoique  j'eusse  bien  envie  de  le  taire  :  on  dit  que  la 
grand'maman  de  Julia  ilonna  à  son  mari  plus  d'enfants  de  l'amour 
que  d'héritiers  légilimes. 

LIX. 

Ouoi  qu'il  en  soit,  la  race  ne  cessa  point  de  s'améliorer  de  géné- 
ration en  génération  .  tant  qu'elle  se  résuma  enfin  en  un  seul  fils, 
lequel  lais.sa  une  fille  unique  :  on  doit  avoir  deviné  que  celle-ci 
n'est  autre  que  Julia,  (lent  j'aurai  beaucoup  à  parler;  elle  était  ma 
riée  ,  oharmante.  chaste,  ei  avait  vingt-trois  ans. 

LX. 

Ses  yeux  (jesui^^  fou  des  beaux  yeux)  étaient  grands  et  noirs.  Ils 
voilaient  à  demi  leur  flamme  tant  qu'elle  gardait  le  silence,  mais 
dès  qu'elle  ouvrait  la  bouche,  à  travers  leur  douce  retenue  flam- 
boyait une  expression  non  de  colère,  mais  de  fierté,  et  plus  encore 
d'amour  ;  il  s'y  montrait  un  sentiment  qui  n'était  pas  le  désir,  mais 
qui  eùl  pu  devenir  tel,  si  son  âme  ne  l'eût  combattu  et  réprimé 
aussitôt. 

LXI. 

Sa  chevelure  brillante  se  bouclait  autour  d'un  front  blanc  et  poli 
où  rayonnait  l'intelligence;  la  courbe  de  ses  sourcils  était  celle  de 
l'arc-en  ciel;  sur  sajou??  empourprée  de  l'éclat  de  la  jeunesse  mon- 
taient parfois  de  transparentes  lueurs,  comme  si  l'éclair  eût  couru 
dans  se?  veines.  En  somme,  elle  avait  un  air  et  un  éclat  peu  com- 
muns; sa  taille  était  haute...  je  déleste  les  femmes  trapues. 

LXIl. 

Elle  était  mariée  depuis  quehiues  années  à  un  honiuie  d'une  cin- 
quantaine d'année-i  ;  ces  maris-là  foisonnent  ;  el  |>ourlant,  selon 
moi,  au  lieu  d'un  mari  de  cet  âge,  il  serait  mieux  d  en  avoir  deux 
de  vingt-cinq  ans,  surtout  dans  les  pays  voisins  du  soleil;  et  main- 
tenant que  j'y  pense,  mi  vien  in  mente ,  les  femmes  de  la  vertu  la 
plus  sauvage  préfèrent  un  époux  qui  n'a  pas  la  trentaine. 

LXIll. 

Chose  triste,  je  l'avoue  !  mais  toute  la  faute  en  est  à  ce  soleil  in- 
décent qui  ne  peutlai.sser  en  repos  notre  pauvre  argile,  mais  qui  la 
chauffe,  la  rôtli,  la  brûle,  si  bien  que,  nonubstantjeûnes  et  prières, 
la  chair  est  fragile  et  1  âme  court  à  sa  perte  :  ce  que  les  hnmmes 
appellent  galanterie  et  le  ciel  adultère  est  beaucoup  plus  commun 
dans  les  pays  chauds. 

'  LXIV. 

Heureux  les  peuples  du  Nord,  de  ces  contrées  morales  par  excel- 


I  fui 


LI'S  VIvILLKlîS  l.irri;it.MllKS  II.I.USntfiKS. 


Icncc,  où  lout  rsl  vcrlii,  oii  I'liivor  envoie  le  pérhi  loiil  tin  grdoHcr 
Ù  la  porlo  ci'  fill  I.I  m'i^'i'.  nii  In  suit,  qui  mil  saiiil  Aiiloiiie  h  la  rai- 
son, ;  nil  nil  jiii\  csliiiu-  III  \alour  (rune  fciiiinc.  ni  lixanl  coiiimu 
il  lui  pliill  I  uiiii-iiiU'  iiii|iusi-c  au  galant .  lequel  d'unlinnire  paie  un 
Imn  prix,  parci:  qtii'c'esPuu  vice  cuinni>'ii.'ial  d  suji-l  a'i  laiif. 


L'époux  (le  Julia  si'ap[iL'lail  All'ongu  :  c'i-lait  un  liuiuine  de  bonne 
niini!  pour  son  Age,  qui  n'était  ni  aimé  ni  déloslé  de  sa  roinnn^  ;  ils 
xivaieiil  oiisciiililc,  cuniniu  tant  d'untifs,  supporlaiil  d'un  rnininiin 
aiTiiiil  li'iiis  laibli'-i  réoipnKpies,  cl  n'élanl  préciséiiiciil  ni  un  ni 
deux.  Cependant  Alfonso  était  jaloux,  quiiiqiic  sans  le  laisser  voir  : 
car  la  Jalousie  n'aime  pas  les  regards  du  monde. 

I.WI. 

Iulia(je  n'ai  jamais  su  jiourquoi)  était  avec  doua  liiez  sur  le  iiied 
de  la  jiliis  grni.de  intimité:  il  n'j  avait  pas  grande  .sympalliic  dans 
Iciiis  goùls,  car  Julia  n'avait  de  .sa  vie  louché  une  plume  :  cerlaiii''s 
gens  disent  lnul  lias  mais,  à  coup  sur,  c'csI'Uli  mensonge,  car  la 
iiiédisanee  clierehe  partout  des  motifs  intéressés)...  ils  disent  donc 
iprinez,  avant  le  mariage  de  don  All'uusu,  avait  oublié  avec  lui  sa 
prudente  retenue. 

LXVII. 

lia  ajoutent  (|u'a,vaul  continué  cette  liaison  qui  ,  avec  le  temps, 
elait  devenue  beaucoup  |)lus  chasiR .  lue/,  avait  pris  en  alTectinn  la 
l'cmnie  de  son  ancien  amant  ;  et  cerlaiiiement  c'était  ce  i|u  elle  avait 
do  mieux  ii  faire.  La  protection  dune  personni-  aussi  sage  était 
llalicii'-c  pnur  <luna  Jiilla.  et  en  même  temps  c'était  un  compliment 
adressé  au  bon  gonl  d'Alfonso;  et  si  *lle  ne  pi-uvail  (qui  le  peut  ') 
taire  taire  loutà-fait  la  médisance,  au  moins  elle  lui  douiiait  ainsi 
beaucoup  moins  de  prise. 

LXVIII. 

Je  lie  saurais  dire  si  Julia  lut  mise  au  lait  par  des  étrangers,  ou 
si  elle  découvrit  la  chose  par  ses  propres  veux;  mais  nul  ne  sut 
qu'elle  fût  iiisiiuite,  ou  du  moins  elle  n.'eii  laissa  jamais  rie u  aper- 
cevoir, l'eut-élre  restât  elle  dans  l'ignorance,  peut- cMrc  .v  fut -elle 
indifférente  dès  l'abord  ,  ou  le  devint-elle  avec  le  len-ps.  je  ne  sais 
vraiment  qu'en  penser  et  iiucn  dire,  tant  elle  garda  bien  sou  secret. 

L\l.\. 

Klle  vojait  Juan,  et  comme  c'était  un  bel  enfant ,  souvent  elle  le 
caressait...  il  n'y  avait  là  rien  que  de  très  naturel,  et  la  chose  put 
paraiire  innocenle  lois(pi'clle  avait  vingt  ans  et  lui  treize;  ma(s 
quand  il  eneul.^cize  el  elle  vingt-trois,  il  n'est  pas  aussi  cei  tain  ip»; 
leur  inimité  m'eût  lait  sourire  :  ce  petit  nombre  d'<-nnées  amène 
de  iirodigieux  changements,  particulièrement  chez  les  jieuples  brûlés 
ilu  soleil. 

LXX. 

Certes,  ils  n'étaient  plus  les  mêmes,  i|uelle  qu'en  fût  la  cause  :  la 
dame  était  dcvcmie  réservée,  le  jeune  homme  timide;  ils  s'abor- 
dai'ut  les  veux  bai.ssés,  la  bouche  presque  muelle.  el  leurs  regards 
jicignaieiit  un  grand  embarras;  à  coup  sûr,  bien  des  gens  ne  dou- 
teront pasqiie  dona  Julia  ne  connût  fort  bien  la  raison  de  tout  ceci  : 
mais,  pour  don  Juan  ,  il  ne  s'en  doutait  pas  plus  qu'on  ne  peut  se 
faire,  sans  lavoir  vu,  une  idée  de  l'Océan. 

LXXI. 

Toutefois,  la  froideur  même  de  Julia  avail  encore  quelcjne  chose 
de  iendre._  et  ce  n'élait  (luavee  un  doux  tiemblemeni  (pie  sa  [lelile 
iiiaiii  se  ilégageait  de  celle  du  jeune  homme,  lui  lais.-aiil  pour  .-idicu 
une  pression  pénétianle,  mais  si  suave  cl  si  légère,  oh!  si  légère, 
ipie  celait  à  peine  une  réililé  :  mais  janiais  bagiielle  magique  ma- 
niée a\ee  tout  l'art  d  Armiili!  n'opéra  un  changemrnt  pareil  à  celui 
que  produisait  sur  le  cœur  de  Juan  cet  alloucliemeiit  fugil.f. 

LXXll. 

lùi  l'aliordant ,  elle  ne  souriait  plus,  il  est  vrai.  niaLs  sou  visage 
expriiiiait  une  trislesse  plus  douce  que  son  sourire.  Si  son  ca'iir 
Couvait  des  pensées  plus  profondes,  elle  ne  les  avouait  pas,  mais 
elles  lui  devenaient  plus  clières  par  la  contrainle  niAine  qui  les  re- 
foulait dans  son  cœur  biùlaiil.  L'innocence  elle-même  a  maint  ar- 
tifice; elle  n'ose  pas  se  lier  l\  la  franchi.=e  ,  el  l'nmour  enseigne  1  hy- 
jiocrisie  à  la  jeunesse. 

LXXIll. 

Mais  la  passion  a  beau  dissimuler,  elle  se  révèle  par  son  mystère 
mCme,  comme  le  rid  le  plus  noir  présage  la  plus  terrible  Icuipêlc  : 


I  uM  IransporiK  se  Iraliisseiil  d.in»  lu  rc^nrd  vainement  éliidié.  cl 
]  souH  quel(|ue  aspect  (|u'ell(*  se  pié-enle,  p'e*!  lotijours  la  mi^iin' 
I   liyiponrlsie.   La  froirti-tir  ou    la  bouderie,  el  même  le  dédain  nu  la 

haine  ,   sont  des  masques  qu'elle  prend  fréquemment  el  loiijour» 

trop  lard. 

I.XXh 

Kl  puis  c  étaient  des  soupirs  d  aillant  pin-  pioioiids  ipi  ils  .-i nçni 
comprimés,  des  reg.-fl-ds  h  la  dérobée  cpie  le  larein  rendait  plus  iloux. 
une  rougeur  brûlante  sans  molif  de  noigir.  un  Iremlileiieni  (piaiiil 
on  s'aborilait.  une  .igilalion  inquiète  quand  on  «'était  cpiilti'^t:  petit» 
preludes  de  la  possession  .  inséparables  dune  passion  naissante,  et 
qui  prouvent  combien  l'ainour  esl  embarrassé  quand  il  s'embarque 
avec  un  novice. 

l.XXV. 

Le  cœur  de  la  pauvre  Julia  était  diiis  un  élal  étrange,  :  elle  seiilit 
qu'il  allait  lui  échapper,  et  résolut  de  faire  un  noble  eff.irt  jio'ir  elle- 
même  el  pour  son  ejioux,  pour  son  honneur,  sa  lierté.  sa  religion 
et  sa  vertu  Sa  résolution  fut  pleine  de  grandeur,  ei  eût  presque  fait 
irembler  un  Tarquin  :  elle  implora  l'appui  de  la  vierge  Marie  comnie 
étant  la  plus  compétente  à  juger  un  cas  féminin. 

LXXVI. 

Klle  jura  de  ne  plus  revoir  Juan  ,  et  le  lendemain  elle  lit  une 
visite  h  sa  mère.  Idle  portail  un  regard  d'aticiile  vers  la  porie  du 
salon  :  enfin  celte  porte  s'ouvrit .  et  par  la  grâce  de  la  sainte 
Vierge,  ce  ne  lut  point  Juan  qui  entra.  Julia  en  fut  reconnaissaiile, 
el  pourtant  un  peu  fAehée...  La  porte  s'ouvre  de  nouveau...  ce  ne 
peut  être  un  autre...  celle  fois  c'est  bien  lui...  Non!  Je  crains  bien 
que  ce  soir-là  la  Vierge  n'ait  point  eu  sa  part  de  prières. 

LXXVll. 

lùifin,  elle  se  dil  qu'une  femme  vertueuse  doit  faire  face  ii  la  ten- 
tation pour  la  vaincre,  que  la  fuite  est  une  lAcheté ,  et  qu'aucun 
bomme  ne  fera  jamais  le  moindre  effet  sur  son  cœur;  c'est-à-dire 
qn'idle  n'éprouvera  rien  au-delà  de  celle  vulgaire  préférence ,  do 
cette  affeelioii  purement  fraternelle  (|ue  nous  accoraons  dans  l'oc- 
casion aux  gens  jilus  faits  que  d'autres  pour  plaire. 

LXXVlll. 

lit  vint-elle  par  hasard...  qui  sait  ■?  le  diable  est  si  lin...  vint-elle 
"à  découvrir  ipic  tout  n'est  pas  en  elle  comme  il  doit  être,  cl  que,  si 
elle  était  libre,  tel  ou  tel  amant  pourrait  lui  plaire,  eh  bien!  une 
femme  vertueuse  peut  réprimer  de  telles  pensées  .  el  s'en  trouver 
meilleure  ipiand  elle  les  a  vaincues,  et  si  1  hointiie  la  sollicite,  elle 
en  est  quitte  pour  refuser  :  c'est  un  essai  que  je  recommande  aux 
jeunes  dames. 

LXXIX. 

Kt  |iuis  n'y  a-l-il  pas  ce  que  l'on  nomme  l'amour  divin,  brillant 
et  iiutnaculé.  pur  et  sans  inelan;.'e;  amour  ((ui  est  regai-dé  comme 
une  vertu  par  les  anges  et  par  les  matrones  non  moins  infail  ililcs 
que  les  anges,  amour  plaloniquc.  prfait,  «  pareil  à  celui  que  j  é. 
prouve.  »  se  disait  Julia.  Kt  à  coup  sûr,  elle  le  pensait,  et  c  est 
aussi  la  pensée  que  j'aur.iis  voulu  lui  voir,  si  j'avais  été  lobjet  d" 
ses  célestes  rêveries. 

LXW 

Un  tel  amour  esl  innocent,  et  peut  cxisler  sans  danger  entre 
jeunes  gens.  On  peut  donner  nu  baiser  d'abord  sur  la  main  .  puis 
sur  les  lèvres.  Pour  moi .  je  suis  coiii|déiemeiit  étranger  à  tout  cela, 
mais  j'ai  entendu  dire  que  ces  libertés  f.irment  I  extrême  liniile  de 
toiii  ce  qu'un  pareil  amour  peut  se  permelire  :  allez  ati-d"l.'i .  c'est 
un  crime:  mais  ce  n'est  pas  ma  faute...  je  vous  avertis  d  avai 

LXXXI. 

L'amour  donc,  mais  l'ainoiir  contenu  dans  les  liiniles  du  dcvoii , 
telle  fut  I  innocente  détermination  adoptée  par  Julia  en  faveur  de 
don  Juaii  :  sans  doule  .  pensa  t-elle,  ce  puissant  mobile  poirra 
tournera  l'avantage  du  jeune  homme:  guidé  parla  llammc  eihérc'! 
d'un  aulel  Irop  |iur  pour  que  jamais  s'en  obscurcisse  l'p'l.il.  ipiellc 
douce  persuasion^aiiront  les  leçons  de  l'amour  et  duni-  feiiimc 
adorée  pour  lui  apprendre...  je  ne  sais  trop  quoi,  et  Julia  ne  le 
savait  pas  davantage. 

LXXXII 

Aniini'e  de  celle  pure  résolution,  prologée  par  une  armure  à  toute 
cprcine,  la  pureté  de  son  Ame,  sure  désormais  de  sa  force  et  con- 
vaincue que  son  honneur  était  un  roc,  une  digue  iusurmonlable,  à 
dater  do  ce  moment  elle  se  dispensa,  ou  ne  peut  plus  sat'cuicnl,  de 


OKUVREà  COMPLÈTES  Dîi  LOUI)  liYUON. 


IG7 


liiiitc  incommoiie  coiiti-ainlc.  Mais  Julia  élait-cllc  à  la  liaiileui'  de 
CL'llo  lùclie,  c'est  ce  que  la  suite  doit  nous  appiciulie. 

LXXXlll. 

Son  plan  lui  semblait  à  la  fuis  innocent  el  d'oxoculion  facile  ;  as- 
surément, avec  un  jeune  earçon  de  seize  ans,  la  médisance  nepnu- 
vnil  t.'iioi-e  li-oiiver  à  mordre,  ou  si  elle  l'essayait,  Julia,  ennvainone 
d;'  la  pui'clé  de  .ses  intcnlions,  ne  laissi'-rait  point  Irnuliler  In  jiaix 
de  son  cœur  :  une  eonsejence  tranquille  porte  en  tout  la  séréniié. 
On  a  vu  en  eO'et  des  cliréliens  se  brûler  les  uns  les  autres,  persua- 
dés que  les  apôtres  auraient  agi  comme  eux. 

LXXXIV. 

Et  si,  dans  l'intervalle,  son  mari  venait  à  mourir...  mais  que  le 
ciel  écarte  loin  d'elle  une  pareille  pensée,  même  en  rêve  (et  sur 
ce  elle  soupirait)!...  jamais  elle  ne  survivrait  à  cetle  perte  si  com- 

nuiiii^  pourtant mais  enfin  s\ippnsé  que  ce  moment  arrivât 

simple  supposition  inter  nos  (je  devrais  dire  entre  nous .  car  Julia 
pensait  en  français  pour  le  moment;  mais  ia  rime  ne  vaudrait 
rien). 

LXXXV. 

En  posant  donc  celte  pure  hypothèse,  Juan,  ayant  alors  atteint 
l'âge  d'homme,  serait  un  parti  sorfable  pour  une  veuve  de  condi- 
tion :  fût  ce  dans  sept  ans,  il  ne  serait  point  encore  trop  lard  ;  jus- 
que-là, pour  conlinuer  la  même  ligure,  le  mal.  après  tout,  ne  serait 
pas  bien  grand,  car  il  apprendi'ait  les  rudiments  de  l'amour,  je  >cux 
parler  de  cet  amour  séraphique  que  Ion  fait  lii-liaut. 

I.XXXVI. 

Subit  |iour,lulia.  Passons  à  Juan  :  parivre  polit  !  il  ne  comprenait 
rien  h  .son  clat,  et  n'en  pouvait  deviner  la  cause.  Impétueux  dans 
ses  sentiments  comme  la  Médée  d'Ovide  .  il  s'émerveillait  de  ceux 
qui  surgissaient  en  lui  tout-à-coup  ;  mais  il  était  loin  de  nenser  que 
ce  fût  une  chose  toute  naturelle  .  n'ayant  rien  en  soi  d'alarmant,  et 
susceptible,  avec  un  peu  de  patience,'  do  devenir  charmante. 

LXXXVH. 

Silencieux  et  pensif,  inquiet  et  rêveur,  abandonnant  la  raai.sou 
pour  le  silence  des  bois,  tourmenté  d'une  seei'ète  blessure,  sa  dou- 
leur, comme  tontes  les  douleurs  profondes,  se  plongeait  dans  la  su- 
liiudo.  El  moi  aussi  j'aime  la  .solitude,  ou  approchant;  mais  euien- 
dons-nous  bien,  je  veux  la  .solitude  d'un  sultan,  non  celle  d'un 
crniile,  et  pour  groUe  il  me. faut  un  harem. 

LXXXVIll. 

Amour!  ton  rtnnx  tr.nnspnrt  chastement  se  marie 
n^nis  le  (It'siTl  des  tiois  à  la  sécurité  : 
C'est  là  t'heirreiix  empiro  nù  toute  âme  ravie 
Vient  le  proclamer  Dieu  par  sa  félicité! 

I.e  poète  que  je  cite  (1)  n'écrit  pas  mal  :  j'en  excepte  pourlnnl 
cet  liymen  du  transport  avec  la  sécurité,  lesquels  se  trouvent  mariés 
dans  une  phrase  assez  obscure. 

r.xxxix. 

L'anteur  a  voulu  sans  doute  exprimer  une  vérité  qu'accepte  le 
bon  sens  général ,  une  chose  dont  cliacnn  a  pu  ou  pourra  faire 
I  expéiiiMice  personnelle  :  à  savoir  que  personne  n'aime  à  être  dé- 
l'angé  à  table  ou  dans  ses  amours.  .  je  ri'en  dirai  pas  plus  sur  le 
nariage  et  In  tran'^port.  choses  connues  depuis  longtemps  ;  mais  , 
quant  à  la  sécurité,  je  la  prierai  seulement  de  tirer  le  verrou. 

XC. 

Le  paiivro  Juan  errait  au  bord  des  ruisseaux  cristallins,  rc\ant 
de.s  choses  que  la  parole  ne  peut  exprimer.  11  s'étendait  enfin  dans 
un  de  ces  asiles  feuillus  oij  le  liéije  déploie  ses  sauvages  rameaux. 
C'est  là  que  les  poêles  trouvent  des  matériaux  pour  leurs  livres; 
c'est  là  aussi  que  parfois  nous  les  lisons,  pourvu  que  hnr  plan  et  leur 
slvle  nous  conviiuinent,  et  qu'ils  veuillent  bien  être  un  peu  plus  in- 
telligibles que  Wordsworth. 

XCI. 

Il  (Juan  et  non  Wordsworth!  ..  il  continua  de  vivre  dans  cette 
communion  exclusive  avec  son  âme  Hère,  jusqu'à  ce  que,  dans  celte 
abstraction  profonde,  son  cieia- hautain  eùl  modifie  eu  partie  le  mal 

(1)  Campbell,  Gerlrudf  de  \\  yumiiit/,  ctiant  U. 


qui  le  dévorait  :  il  s'y  prit  du  mieux  possible  à  l'égard  de  senli- 
menls  qu'il  ne  piuivait  réprimer  :  sans  en  avoir  la  conscience,  il 
imita  Coleridge,  et  se  fit  niétaphysirion. 

XCll. 

11  médita  sur  lui-même  et  sur  le  monde,  sur  l'homme,  cetclon- 
nant  lu-oblème.  et  sur  les  éioile? ,  se  deniandani  comment  diable 
tout  cela  s'était  produit;  ])uis  il  pensa  au\  ti'endilemenls  de  teirc. 
à  la  guerre,  au  circuit  de  la  lune,  aux  ballons,  à  tous  les  obstacles 
qui  nous  dérobent  une  complète  connaissance  de  1  csi)ace  illimité... 
et  enfin  il  en  vint  à  penser  aux  beaux  yeux  de  dona  Julia. 

XCUl. 

Dans  de  telles  contemplations,  la  vraie  sagesse  peut  reconnaître 
des  désirs  sublimes,  des  aspirations  saintes  ,  innées  chez  quelques 
hom'iies  .  mais  apprises  par  la  plupart  des  autres  qui  s'imposent  ce 
tourment  sans  trop  savoir  poiu'qnoi.  Il  élait  étrange  qu'une  tête 
aussi  jeune  s'inquiétât  des  mouvements  des  cieux  :  si  vous  voye;; 
en  cela  l'ouvrage  de  la  philosophie,  je  ne  puis  m'enipèclier  de  i)enser 
que  la  puberté  y  aidait  beaucoup. 

XCIV. 

11  méditait  sur  les  feuilles,  sur  les  fleurs,  el  entendait  une  voix 
dans  toutes  les  brises;  |)uis  il  pensait  aux  nymphes  des  boisât  aux 
bos(|uels  éternels  oii  ces  déesses  descendaient  jusqu'au  conniicrce 
des  hommes  :  il  se  trompait  de  roule,  il  imbliait  l'iieure;  et  quand 
il  regardait  à  sa  montre,  il  s'étonnait  que  leTemps,  stu-  ses  vieilles 
ailes,  eût  pu  s'enfuir  si  vite...  il  s'apercevait  aussi  qu'il  avait  man- 
qué le  dîner. 

XCV. 

Parfois  il  jetait  les  yeux  sur  son  livr>',  Boscan  ou  Garcilasso 

comme  le  feuillet  soulèvé^ar  le  vent  sous  l'œil  qui  le  parcourt,  sur 
les  pages  mystérieuses  son  âme  flottait  agiléepar  sa  pnqire  poésie  : 
elle  semblait  un  de  ces  esprits  sur  lesquels  les  magiciens  ont  jeté 
un  charme  el  qii'ils  livrent  aux  brises  de  l'air,  si  nous  eu  croyons 
les  contes  de  vieille  fem'me. 

XCVI. 

C'est  ainsi  (ju'il  coulait  ses  heures  solitaires,  éprouvant  un  vide, 
mais  ne  sachant  ce  qui  lui  manepiail;  ni  ses  rêveries  bri'ilautes,  ni 
les  chants  îles  poêles  ne  pouvaient  lui  donner  ce  que  demandait  sou 
âme  haletante  :  un  sein  où  il  jji'it  reposer  sa  tète  et  entendre  les 
batieuieuts  d'un  cœifr  amoureux  et...  plusieurs  autres  choses  en- 
core, que  j'oublie  ou  que  je  n'ai  pas  besoin  de  mentionner. 

xi;vii. 

Ces  promenades  solitaires,  ces  rêveries  prolongées,  ne  pouvaient 
échapper  à  la  tendre  Julia  :  elle  comprit  que  Juan  n'était  pas  dans 
son  et.it  naturel.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant ,  c'est  que  dona 
Inez  n'importuna  point  son  fils  de  questions  ni  de  cmijeclures  :  ne 
voyait-elle  rien,  ne  voulait-elle  lieu  voir,  ou  comme  il  arrive  à  tant 
de"gens  habiles,  ne  pouvait-elle  rien  ilécouvrii'"? 

XCVUI. 

La  chose  peut  paraître  étrange  ,  et  pourtant  il  n'est  rien  de  plus 
ordinaire  ;  par  exemple  ,  les  maris  dont  les  nioiliés  osent  outrepasser 
ksdroits  écrits  de  la  femme  el  enfreindre  le...  quel  est  donc  In  com- 
mandement qu'elles  violent  (j'en  ai  oublié  le  chilfie,  el  je  pens^ 
qu'im  ne  doit  jamais  citer  au  hasard,  de  peur  de  méprise)?  Je  disais 
donc  que  lorsque  ces  messieurs  sont  jaloux,  ils  tombent  toujours 
dans  quelque  bévue  que  leurs  femmes  ont  soin  de  révéler. 

XCIX. 

Un  mari  véritable  est  toujours  soupçonneux  ,  ce  qui  nenipèche 
pas  ses  soupçons  de  touiber  toujours  à  faux  :  ou  il  est  jaloux  d'un 
homme  qui  ne  pense  guère  à  la  chose  ,  ou  il  prèle  aveugléirieiil  les 
mains  à  sa  i)rn|u-e  disgiâce,  en  recevant  cho/.  lui  (pielqiie  ami  dau- 
l.iut  plus  cher  qu'il  est  plus  perfide.  Ce  dernier  cas  est  presque  in- 
faillible; el  ipiand  l'épon.sc  el  l'ami  ont  pris  tout-à-fail  leur  volée, 
c'est  de  leur  perver.dié  que  la  dupe  s'étonne,  et  non  de  sa  sottise. 


Les  pai'ciils  aussi  ont  parfois  la  vue  courte  ;  leurs  ,\cnx  de  lynx 
n'apcrçoiuMil  jamais  ce  que  le  monde  voit  avec  une  joie  m.digne,  à 
savoir  quelle  é>t  la  niaîtresso  de  tel  jeune  l.érilier.  quel  est  l'amant 
de  miss  Fantiy;  mais  enfin  une  inalheureuscescupade  vieiil  anéanlif 


ir.s 


LKs  vi;iLii:i:s  iittiviuiuks  iliaisihiks. 


Ici.lan  (In  vingt  ami.'cs,  cl  toul  est  liiii  :  l(i  mere  sc  «Ir^solc,  le  pÎTC 
jure  cl  sc  demande  poiiiquoi  diable  il  a  procréé  des  liuritiers. 

CI. 

Mais  Inez  avail  tant  de  solliciludc  pour  son  fds,  sa  vue  élail  si 
porspiciKi-,  qu'en  celle  occasion  foire  nous  esl  de  lui  supposer  des 
molils  tout  parlicidiors  pour  abandonner  d(in  Juan  a  celle  len- 
lalion  nouxelle.  Quel  élail  ce  niotifï  je  ne  le  dira,  point  pour 
le  inomcnl:  peut  iMie  voulait-elle  couipl-'lcr  1  éducation  «le  d(Mi 
Juan;  peut-être  ouvrir  les  jeux  de  don  Alfonso,  trop  cpris  du 
uiérite  de  sa  femme. 

Cil. 

Un  jour,  un  jour  d'é- 
lé l'été  esl  véritable- 
ment une  saison  bien 
dangereuse,  comme  aussi 
le  printemps  vers  les  der- 
niers jours  de  mai;  le  so- 
leil ,  sans  nul  doute  ,  en 
est  la  cause  prédominan- 
te ;  mais  quoi  qu'il  en 
soit,  on  peut  dire,  sans 
crainte  de  trabir  la  vérité, 
qu'il  est  des  mois  où  la 
nalure  s'égaie  davanta- 
ge.... mars  a  ses  lièvres; 
mai  peut  bien  avoir  ses 
njniplies. 

cm. 

C'était  donc  un  jour 
d'été...  le  six  juin...  j'ai- 
me à  donner  le?  dates 
précises,  ;i  indiquer  non- 
seulement  le  siècle  ot 
l'année,  mais  encore  le 
mois;  ce  sont  des  sortes 
de  relais  où  les  destins 
changent  de  chevaux,  en 
faisant  clianger  de  Ion  à 
l'histoire,  pour  reprendre 
ensuite  leur  galop  à  Ira- 
vers  empires  et  royau- 
mes, ne  laissant  guère 
d'autres  traces  que  la 
chronologie  et  les  lettres 
de  change  que  la  théolo- 
gie tire  sur  1  élernité. 


CIV. 

C'était  le  six  juin,  vers 
six  heures  et  demie,  sept 
heures Julia  était  as- 
sise dans  un  bosquet , 
gracieux  comme  le  plus 
gracieux  bosquet  qui  ja- 
mais abrita  les  bouris , 
dans  ce  paradis  païen  dé- 
crit par  Maliomel  et  par 
Anacréon  Moore....  Moo- 
re, à  qui  furent  donnés 
la  lyre  et  le  laurier,  et 
Ions  les  trophées  de  la 
nuise  triomphante....  il  les 
lipgleiiips  ! 


mrj-^:^^. 


Je  ne  sais  trop  ce  ipie  Don  Juan  en  pensa  ;  mais  ce  qu'il  lit, 
vous  l'auriez  lait  comme  lui. 


a  bien  gagnés,   puisse-t-il  les  garder 
CV. 


charme  il  séduilsl  Kn  face  du  précipice  inimcnse  qui  sHiiviait  de- 
vant clic,  immense  élail  aussi  sa  foi  dans  sa  propre  innocence. 

CVll. 

lîlle  pensait  h  sa  force  cl  à  la  jeunesse  de  don  Juan  ,  à  ce  qu'il  y 
a  de  ridicule  dans  une  excessive  pruderie,  au  triomphe  de  la  verlu 
et  de  la  foi  conjugale;  puis  elle  se  rappelait  les  cinquante  ans  de 
don  Alfonso  :  plùl  au  ciel  que  celte  deriiiCre  pensée  ne  lui  fût  pas 
venue,  car  c'est  un  chilïre  qui  plaît  à  peu  de  monde,  il  dans  Ions  les 
climats  ou  glacés  ou  brûlants,  il  sonne  mal  en  amour,  quoiipiil 
puisse  être  plus  agréable  en  linances. 

CYIII. 

Si  quelqu'un  vous  dit  : 
<i  Je  vous  ai  répété  cin- 
quante fois,  »  on  sc  pré- 
pare k  vous  faire  un  re- 
proche, et  souvent  le  re- 
proche même  suit  ces  pa- 
roles. Si  un  poète  dit  : 
«  J'ai  composé  cinquante 
vers,  »  il  vous  menace 
presque  de  vous  le<i  réci- 
ter, ("est  par  bandes  de 
cinquante  que  les  voleurs 
commellent  leurs  crimes. 
11  est  bien  vrai  qu'à  cin- 
quante ans  on  trouve  ra- 
rement amour  pour  a- 
moiir,  mais  il  est  égale- 
ment vrai  que  pour  cin- 
quante louis  on  peul  ache- 
ler  beaucoup  d'amour 
tout  fail. 

CIX. 

Julia  était  une  femme 
d'honneur,  verlueuse,  fi- 
dèle ,  et,  de  plus,  elle  ai- 
mait don  Alfonso  :  elle  fit 
intérieurement  tous  les 
serments  qu'on  adresse 
d'ici  bas  aux  pui'^sances 
d'en  haut,  et  jura  de  ne 
jamais  profaner  l'anneau 
qu'elle  portait,  et  de  ne 
paslaisser  poindre  en  elle 
le  moindre  désircon  traire 
h  la  sagesse ,  et  tout  en 
méditant  ces  résolutions, 
et  bien  d'autres  encore, 
elle  avait  une  de  sesmains 
négligemment  posée  sur 
celle  de  Juan....  pure  mé- 
prise !  elle  croyait  ne  tou- 
cher que  la  sienne  pro- 
pre. 

ex. 

Sansypensernon  plus, 
elle  appuya  sa  tôle  sur 
l'antre    main   du    jeune 
homme,  qui  jouait  avec 
les  boucles  de  ses  che- 
veux ;  elle  avait  l'air  dis- 
trait d'une  personne  qui 
lutte  contre  des  pensées  qu'elle  ne  peut  comprimer.  Certes ,  c'était 
fort  imprudent  à  la  mère  de  Juan  de  laisser  en  tête-à-tête  ce  couple 
trop  charmant,  elle  qui ,  pendant  tant  d'années,  avait  si  bien  sur- 
veillé son  fils....  Ma  mère,  j'en  suis  sûr,  n'en  eût  pas  fail  autant. 

CXI. 

Insensiblement  la  main  qui  tenait  la  main  de  don'Juan  répondit 
I  à  la  pre.ssion  de  celle-ci,  d'une  manière  douce,  mais  appreciable  , 
!  comme  pour  lui  dire:  «Retenez-moi.  s'il  vous  plail. '«  Toutefois, 
nul  doule  que  la  seule  intention  ne  lui  de  presser  ses  doigts  d  une 
I  pure  et  platonique  élreinte;  elle  eût  reculé  avec  effroi,  comme  de- 
I  vaut  un  crapaud  ou  un  aspic,  si  la  {pensée  lui  fût  venue  qii  elle  pou- 
vait éveiller  un  senliment  dangereux  pour  une  épouse  prudente. 


Elle  était  assise,  mais  non  seule;  j'ignore  comment  cette  entre- 
vue avait  été  amenée,  et  quand  même  je  le  saurais,  je  ne  le  dirais 
pas.  ..  en  loulc  circonstance,  il  faut  être  discret,  l'eu  importe  d'ail- 
leurs conuiicnt  et  pourquoi  la  chose  était  arrivée;  mais  enfin  Julia 
cl  Juan  étaient  là  face  à  face....  Quand  doux  jolies  figures  sont 
ainsi  en  présence ,  il  serait  prudent  de  fermer  les  yeux  ;  mais  c'est 
bien  difficile. 

CVI. 

Qu'elle  était  belle!  L'agilalion  de  son  cœur  colorait  vivement  sa 

joue,  cl  pourtant  elle  ne  se  croyait  point  coupable.  0  amour  !  mys-  I  CXII. 

lérieuse  puissance,  lu  fortifies 'le  faible  et  tu  abats  le  fort   Combien  '       '  ■    -,  r  ...• 

elle  esl  habile  à  se  tromper  elle-même,  la  sagesse  de  ceux  que  ton  .      Je  ne  sais  ce  que  don  Juan  en  pensa,  mais  il  lit  ce  que  vous  au- 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD   BYRON. 


169 


riez  fait  ;  ses  jeunes  lèvres  remercièrent  cette  main  par  un  baiser 
reconnaissant;  puis,  rougissant  de  son  bonlienr  même,  il  s'écarta 
comme  désespéré,  semblant  craindre  d'avoir  mal  agi  ;  l'amour  est  si 
timide  à  sa  naissance  1  Julia  rougit,  mais  non  de  colère  :  elle  essaya 
de  parler,  mais  elle  s'arrêta,  craignant  que  la  faiblesse  de  sa  voix  ne 
la  trahit. 

CXIII. 

Le  soleil  disparut  et  la  lune  se  leva  blomlissante  :  la  lune  est  dan- 
gereuse en  diable;  ceux  qui  l'ont  appelée  chaste  se  sont  trop 
l)res>'és,  ce  me  semble,  d'arrêter  leur  nomenclature.  Le  plus  long 
jour  de  l'année,  le  21  juin  lui-même,  ne  voit  pas  accomplir  la  moitié 
des  actes  pervers  qu'éclaire,  en  trois  heures,  la  lune  avec  son  doux 
sourire.. .  et  pourtan  t  quel 
air  modeste  elle  conser- 
ve I 

CXIV. 

11  y  a,  dans  cette  heure 
du  soir,  un  dangereux  si- 
lence, un  calme  qui  en- 
gage l'âme  à  s'ouvrir  tout 
entière,  et  ne  lui  laisse 
aucun  empire  sur  elle- 
même.  Cette  lumière  ar- 
gentée qui  sanctifie  l'ar- 
bre et  la  tourelle,  qui  ré- 
pand sur  tout  le  paysage 
une  beauté  et  une  dou- 
ceur intimes,  pénètre  en 
même  temps  jusqu'au 
cœur,  où  elle  jette  une 
langueur  amoureuse  qui 
n'est  pas  le  repos. 

cxv. 

E  IJulia  était  assise  près 
de  Juan,  à  demi  enlacée 
par  son  bras  brûlant,  et 
repoussant  à  demi  ce  bras 
qui  tremblait  comme  le 
sein  qu'il  pressait  :  et  cer- 
tes, elle  ne  croyait  pas 
encore  qu'il  y  eût  à  cela 
le  moindre  mal.  car  il  lui 
eût  été  facile  de  dégager 
sa  taille  de  cette  étrein- 
te.... puis  au  fond,  rette 
situation  avait  son  char- 
me. Alors....  Dieu  sait  ce 
qui  s'en  suivit  !....  Je  ne 
puis  aller  plus  loin;  et  je 
suis  presque  fâché  d'avoir 
commencé. 

cxvr. 

0  Platon  !  Platon  !  avec 
les  maudites  rêveries  et 
l'empire  imaginaire  que 
ton  système  suppose  h 
l'homme  sur  son  cœur  in- 
domptable, lu  as  frayé  la 
route  à  plus  d'immoralité 
que  tonte  la  longue  li- 
gnée des   poèle>  et  dijs 

romanciers Tu    n'es 

qu'un  imbécile,  un  charlatan,  un  fat....  et,  de  ton  vivant  même, 
tu  nageais  entre  deux  eaux. 

CXVIL 

Et  la  voix  de  Julia  se  perdit  ou  ne  s'exhala  plus  qu'en  soupirs, 
insquau  moment  ou  il  fut  trop  tard  pour  parler  raison.  Alors  les 
larmes  débordèrent  de  ses  yeux  charmants  :  plût  au  ciel  qu'elle  eût 
moms  de  motifs  d'en  répandre  !  mais,  hélas!  qui  peut  aimer  et  rester 
sage  ?  Non  qu'aucun  remords  ne  fût  venu  combattre  la  tentation  : 
elle  avait  lutté  faiblement,  et  elle  se  repeniait  beaucoup,  et  en  mur- 
murant bien  Las  :  «Je  ne  couseniirai  jamais!...»  elle  avait  con- 
senti. 

CXVIIJ. 

On  dit  que  Xercès  offrit  une  récompense  à  qui  pourrait  lui  in- 
venter un  nouveau  plaisir.  A  mon  avis,  sa  majesté  demandait  ]h 
une  chose  fort  difficile,  et  qui  lui  airait  coûté  des  trésors.  Pour  moi. 


poète  aux  goûts  fort  modestes,  il  me  suffit  d'un  peu  d'amour  (c'est 
ma  manière  de  passer  le  temps)  ;  je  ne  demande  pas  de  nouveaux 
plaisirs,  car  les  anciens  me  suffi.sent  amplement,  pourvu  qu'ils 
durent. 

CXIX. 

0  Plaisir!  tu  es  en  vérité  une  douce  chose,  bien  que  nous  sovons 
sûrs  d'être  damnés  à  cause  de  toi.  A  chaque  printemps,  je  prends  la 
résoljtion  de  me  refermer  avant  la  fin  de  l'année  ;  mais,  je  ne  sais 
comment  cela  se  fait,  mon  vœu  de  chasteté  a  bientôt  pris  son  vol. 
Pourtant,  j'en  suis  certain  ,  on  pourrait  l'observer  religieusement: 
j'en  suis  triste  et  honteux,  et  je  compte,  l'hiver  prochain,  être  en- 
tièrement corrigé. 

CXX. 

Ici  machastemusedoil  ' 
prendre  une  petiie  liber-  '. 
té...  Ne  jetez  pas  les  hauts 
cris ,  lecteur  plus  chaste 
encore....  elle  sera  bien 
sage  ensuite  et  d'ailleurs, 
il  n'y  a  point  ici  à  se 
scandaliser  :  cette  liberté 
n'est  qu'une  licence  poé- 
tique, une  petite  irrégu- 
larité dans  le  plan  demon 
ouvrage  ;  et  comme  je  fais 
grand  cas  d'Aristote  et  de 
ses  règles.,  il  est  juste  que 
je  lui  demande  pardon 
quand  il  m'arrivede  fail- 
lir quelque  peu. 

CXXL 

Cette  licence  consiste  à 
prier  le  lecteur  de  ne  pas 
perdre  de  vue  Julia  et  don 
.luan  ;  mais  depuis  le  six 
juin  (époque  fatale,  à  par- 
tir de  laquelle  tout  l'art 
du  poète  échouerait  faute 
de  matière  ') ,  depuis  ce 
jour,  dis -je,  il  voudra 
bien  supposer  que  plu- 
sieurs mois  se  sont  écou- 
lés. Prenons  que  nous 
sommes  en  novembre  ; 
mais  je  ne  sais  pas  le 

jour cette   date  est 

moins  certaine  que  les 
autres. 

CXXIL 

Nous  y  reviendrons 

Il  est  doux,  à  minuit,  sur 
les  flots  bleus  de  l'Adria- 
tique argentée  par  la  lu- 
ne, d'entendre  les  chants 
et  le  bruit  des  avirons  du 
gondolier,  adoucis  par  la 
distance  et  planant  au- 
dessus  des  eaux  ;  il  est 
doux  de  voir  se  lever  l'é- 
toile du  soir  ;  il  est  doux 
d'entendre  la  brise  iioc-, 
turne  se  glisser  de  leuille 
en  feuille;  il  est  doux  de 

contempler  larc-en-ciel  qui,  basé  sur  l'Océan  ,  semble  mesurer  la 

rondeur  des  cieux. 

CXXIII. 

Il  est  doux  d'entendre  les  aboiements  du  chien  fidèle  saluer  avec 
empressement  notre  approche  du  logis;  il  est  doux  de  savoir  que 
des  yeux  chér's  remarqueront  notre  arrivée  et  brilleront  de  joie;  il 
est  doux  d'être  réveillé  par  l'alouette  ou  bercé  par  la  chute  des 
eaux;  il  y  a  de  la  douceur  dans  le  bourdonnement  des  abeilles,  la 
voix  des  jeunes  filles,  le  chant  des  oiseaux,  les  balbutiemenis  et  les 
premiers  mois  de  l'enfance. 

CXXIV. 

Douce  est  la  vendange,  quand  les  grappes  pleuvent  en  désordre  et 
avec  une  profusion  chère  à  Bacchus,  sur  le  sol  humide  de  leur  jus 
pourpré;  douce  et  joyeuse  est  la  champêtre  promenade  qui  nous  dé- 
robe au  fracas  de  la  ville;  douce  à  l'œil  de  l'avare  est  la  vue  de  ses 


Mais  Juan  quittait  plus  d'un  objet  chéri 


170 


LBS  VEILLÉES  MMKnAinKS  ILLUSIHÉKS. 


iiintirc-iiix  dor;  douce  rsl  nil  fcriii-  d'un  père  la  nni'smicr  d"iin  pre-  cc  monde  .iiihliiiii;,  lo  plaisir  soit  un  pi^rhé  el  quelquefois  t  Anic  l'- 
iiiier  etifMiil;  durée  est  l,i  M^nfioanee...  suilnul  ;iux  feuiiucs,  une  péehi^  un  plaisir.  Peu  de  iiiorl<ls  sjivenl  le  bul  v.'m  lequel  ilsiMni- 
ville  ù  piller  aux  suidais,  la  pari  de  prise  aux  nuirins.  eli.'ni.  niniRipicceiioit  la  (riiiiii',  la  (mis'sauee,  l'amour  ou  In  ricliessc 

les  Rentiers  sonl  ernlmrraHsex  e(  courus,  cl.  arrivé  uu  boni  de  lacar- 
CXXV.  rière,  ou  uieurl,  cooiiue  vous  wave/....  el  alors  .. 


Doux  est  un  héritage,  et  suriniil  relui  qu'nuièiic  le  dc^eès  inattendu  | 
ilcquelqu''  Meillcdouairit-rcou  d'un  oncle  a.vnni  coniplélésasoixante- 
dixii'Uie  minée,  après  uoii!!  avoir  fait  attendre  linp  lon).'lempR ,  îi 
iioiiK  aiities  jeunes  eens.  de-<  litres,  des  i'eu«  <iii  une  maison  de  eaui- 
papii""  car  ces  vieilles  pens  seinhient  toujours  prôlsh  rendre  l'Aïuc, 
mais  il8  luil  un  corps  si  solirlo,  que  l'hériiier  voit  s  uniculer  autour 
de  lui  tous  les  Israélites  porteurs  de  ses  lettresde  change  après  décès. 

CXWI. 

Il  est  doux  <U  ^'agner  ses  lauriers,  n'importe  coiniuent,  par  la 
jduiueou  par  l'épéo;  une  réconciliation  est  douce,  et  quelquefois  aussi 
une  querelle,  surtout  quaml  elle  nous  débarrasse  d  un  ami  impor- 
tun :  le  vin  \\cu\  est  doux  eu  bouteilles  cl  l'aie  en  tonneau.  Il  nous 
est  doux  do  prendre,  coiilrr  le  monde  cnlier,  la  défen-^e  d'un  être 
sans  appui,  et  plus  doux  encore  de  revoir  l'asile  de  notre  enfance, 
que  l'un  n'oublie  jamais,  bien  qu'on  y  soit  oublie. 


cxxvn. 

Mais  pins  doux  que  ceci,  que  cela,  que  toute  chose  au  monde,  esl 
un  premier  amour,  une  première  passion...  Seul,  il  survit  à  tout, 
comme  dans  l'esprit  d'Adam  le  souvenir  de  sa  chute  :  le  fruit  de 
l'arbre  <le  la  science  a  été  cueilli;  tout  est  connu,  cl  la  vie  n'a  plus 
rien  qui  niérile  un  souvenir,  rien  qui  approche  de  ce  péché  divin, 
(pie  la  fable  a  sans  doute  di'signé  sous  le  sjmbole  du  crime  iospar- 
donnable  de  l'roniéthée  ravissant  pour  nous  le  feu  céleste. 

CXXVllI. 

L'homme,  étrange  animal,  fait  un  usage  étrange  de  sa  nature  et 
des  arts  auxipiels  il  est  pnipre  :  il. aime  surtout  à  montrer  ses  ta- 
leiils  par  quelque  invention  nouvelle.  Nous  vivons  dans  un  siècle 
où  toutes  les  idées  lii/.arres  ont  le  champ  libre,  oii  toutes  les  inven- 
tions trouvent  leurs  chalands.  Commencez  d'abord  par  la  vérité,  et, 
si  vous  y  perdez  vos  peines,  l'imposture  vous  oUre  un  débouché  cer- 
tain. 

GXXIX. 

Combien  n'avons- nous  nas  vu  de  découvertes  contradictoires 
(.signes  certains  du  génie  et  d'une  bourse  vide)  :  l'un  invente  des  nez 
artilieicls,  un  antre  la  guillotine;  cehii-ci  vous  brise  les  os,  celui-là 
les  remet  en  Jdaee;  mais  il  faut  avouer  qu'un  salutaire  contre-poids 
aux  fusées  à  la  Congrève  se  trouve  dans  la  vaccine,  laquelle,  pour 
paver  le  tribut  qu'on  doit  à  une  vieille  maladie,  en  emprunte  aux 
vaches  une  toute  nouvelle, 

CXXX. 

On  a  fait  avec  des  pommes  de  terre  du  pain  à  peu  près  passable. 
I.e  galvanisme  a  fait  grimacer  (pielques  cadavres;  mais  il  n'a  pas 
aussi  bien  lonclionné  que  le  premier  appareil  de  la  Société  huma- 
nitaire, au  moyen  duquel  les  .i;ens  sont  désasphy.xics  gratis.  Combien 
de  nouvelles  et  merveilleuses  machines  ont  rccVmm.'iit  remplacé  les 
(ileuses!  On  dit  que  nous  avons  été  débarra^-sés  naguère  de  la  pe- 
tite-vérole, et  peut-être  l'ainée  va-t-elle  disparaître  à  son  tour. 

CXXXl. 

Celle-ci.  on  le  sait,  vient  de  rAmériijue,  où  suis  doute  elle  re- 
t' urmu-a  :  la  population  sy  muliiplie  à  tel  point  ipi'il  est  bien  temps 
de  l'arrêter,  comme  en  Europe,  i)ar  la  guerre,  la  peste,  la  famine  ou 
tout  autre  nioven  qui  puisse  y  répandre  la  civilisation  :  ces  fléaux  v 
seront-ils  plus  terribles  que  le  prétendu  fnal  américain  ne  l'a  été  chez 
nous? 

CXXXII. 

Nous  sommes  au  siècle  des  inventions  brevetées  pour  la  destruc- 
tion lies  corps  cl  le  salut  des  dînes,  toutes  propagées  avec  les  meil- 
leures inleniions.  Nous  avons  la  lampe  de  sûreté  do  sir  Humphry 
Davy,  M  l'aide  de  laquelle  on  jieul  exploiter  sans  danger  les  mines 

de  charbon pourvu  qu'on  observe  les  précautions  indiipiéos  par 

l'invenlenr.  Les  voyages  à  Tombouctoii  el  les  expéditions  aux  poles 
seuil  encore  des  mo.vens  d  être  utile  à  Ibumanilé.  qui  valent  pcul- 
éirc  bien  le  massacre  de  Waierloo. 

CXXXIll. 

Llioiiime  esl  un  phénomène,  un  être  incompréhensible,  nierveil- 
eux  au  delh  de  toute  merveille;  c  csl  pourtant  dommage  que.  dans 


CXXXIV. 

Eh  bien  I  alor.".  quoi  T.,,  Je  n'en  sais  rii-u.  ni  vous  non  plus;  ain?i. 
bonne  nnil.  Revenons  à  notre  bi-iloire.  C  él.iM  au  mois  de  iiii\ombrr 
lorsque  déjîi  leg  beaux  joiirss.uit  raies,  que  P's  monta^m-s  cummen- 
cent  f»  blanchir  k  l'horizon  et  inctieni  un  rapocliMii  de  neitre  par- 
dessus leur  manteau  d  azur;  que  la  mer  bouillonne  autour  lies  pro- 
montoires, que  la  vague  brnvanle  se  brise  contre  le  rocher,  et  que  le 
soleil,  en  astre  sage  et  rangé,  se  couche  ii  cinq  heure«. 

cxxxv. 

il  faisait,  comme  disent  les  walchuien,  une  nuit  de  brouillards; 
point  de  lune,  point  d'étoiles  :  le  vent  ne  se  fai.sail  entendre  que  par 
soudaines  boulVées;  maint  foyer  brillait  encore,  ei  le  bois  amoncelé 
y  brûlait  en  pétillant  sous  les  yeux  de  la  famille  assemblée.  Il  y  a 
dans  cell"  clarté  quelque  chose  d'aussi  gai  qu'un  ciel  d'été  .^ans 
nuage  :  j'aime  fort  pour  ma  part  le  («iiii  du  feu,  les  grillons  el  ce 
qui  s'ensuit  :  une  salade  de  homar.l,  le  champagne  et  la  causerie. 

CXXXVI. 

Il  élait  minuit...  dona  Julia  se  trouvait  au  lit  et  dormait,  du  moins 
c'est  probable...  quand  tout-Ji-coup  elle  entend  ii  sa  porte  un  bruit 
h  é\eilli'r  les  morts,  s'ils  n'étaient  tous  déjà  réveillé<,  comme  b  s  li- 
vres nous  l'apprennent,  en  ajoutant  qu'ils  le  seront  encore  au  moins 
une  fuis...  I.a  porte  était  fermée  au  verrou  :  un  poing  y  frappait  vi- 
vement et  une  voix  criait  :  «  .Madame!  madame!...  sill...  sill!  « 

CXXXYll. 

«  Au  nom  du  ciel,  madame..,  madame...  voici  mon  maître,  a<ec 

la  moitié  de  la  ville  à  ses  trousses Vit-on  jamais  pareille  eala- 

slrophe!  ce  n'est  point  ma  faille  ..  je  faisais  bonne  frarde...  Alerte! 
lirez  le  verrou  un  peu  plus  vile...  ils  montent  l'escalier;  en  un  clm 

d'œil  ils  seront  ici  :  peut-être  trouvera-t-il  moyen  de  fuir sans 

doute,  !a  fouOtre  n'est  pas  Icllemenl  haute!...  «  • 

CXXXVllI. 

Cejendant  don  Alfonso  élait  arrivé  avec,  des  torches,  des  amis  el 
un  trrand  nombre  de  doinestiipics  :  la  plupart  de  ces  gens-Ui  étaient 
depuis  longtemps  ntariés,  el  par  conséipieiit  ne  se  faisaient  pas  grand 
scrupule  de  troubler  le  sommeil  d  une  femme  perverse,  qui  osait  en 
crebeite  charger  d'un  Irisle  ornement  le  front  de  sim  mari  :  les 
exemples  de  celle  nature  sonl  contagieux  ;  si  l'on  n'en  punissait  une, 
toutes  les  autres  en  feraient  autant, 

CXXXIX. 

Je  ne  saurais  dire  comment  ni  pourquoi  le  soupçon  élait  entré 
dans  la  téle  de  don  Alfonso;  mais  pour  un  cavalier  de  sa  conditiiui. 
il  était  de  très  mauvais  goùl  de  venir  ainsi,  sans  un  mot  d'averlis- 
semenl,  P'iiir  audience  autour  du  lit  de  sa  femme,  convoquant  de~ 
laquais  armés  de  pistolets  el  dépées  pour  démonlrel-  qu'il  élait...  e  ■ 
qu'il  redoutait  le  plus  d'être. 

CXL. 

Pauvre  dona  Julia!  réveillée  comme  en  sm-saut  'remarquez  bien  !.. 

je  ne  dis  point  qu'elle  ne  donnait  pas^,  elle  se  mit  h  jeter  des  cris. 

a  bâiller,  à  pleurer.  Sa  suivante  Aulonia.  qui  néiait  pas  novice,  ^^e 
j  hi\la  de  jeter  les  couvertures  liii  lit  en  un  monceau,  comme  si  elle 
j  venait  d'en  sortir  elle-même  :  je  ne  puis  dire  pounpioi  elle  niellait 
I  tant  d'importance  à  prouver  que  sa  maîtresse  n'avait  pas  couché 
j  seule. 
j  CXLI. 

Julia  la  maîtresse,  el  Aulonia  la  sui\anle.  avaient  l'air  de  deux 
pauvres  innocentes  créatures  qui,  ayant  peur  des  revenants  el  enc  iv 
jdus  des  voleur-',  avaient  pen>^é  que  deux  femmes  imposeraÏMil  .h  un 
homme,  el  en  eonsé(|uence  s"étai''nl  e  uiehées  iloiiceftient  cole.'i  eôie 
pendant  labseneo  du  mari,  jusqu'.i  l'heure  où  I  infidèle  reviendrait 
en  disant  ;  «  Ma  chère,  je  suis  le  premier  qui  aie  quille  la  partie.  » 

CXLII. 

Enfin.  Julia  retrouva  la  voix,  et  s'écria  :  «  .\u  nom  du  ciel,  don 
Alfonso,  que  me  voulez-vous"?  quelle  folie  vuis  prend?  Oh!  que  ne 
suis-je  morie  plutôt  que  d'être  la  proie  d'un  'elu'.onstre!  ^^ue  signifie 


(H^OVIUiS  COMIMÈIES  DE  LOUD  lîVllON. 


ni 


celte  \iiileiice  au  milieu  ilc  la  nuit?  Est-ce  un  cas  d'ivrognerie  ou 
un  accès  iriuiiiieur?  Osez-vous  bi'.-n  me  soupçonner,  moi,  que  la 
seule  pensée  dnne  faute  tuerait?  Allons,  fouillez  ma  chambre!  — 
C'est  ce  ([ue  je  vais  faire!  »  répondit  Alfonso. 

CXLIIi. 

Il  chercha,  ils  cherchèrent;  ils  visitèrent  tout  :  cabinet,  garde- 
robe,  armoires,  embrasures  de  fenêtre;  et  ils  trouvèrent  beaucou|) 
(II'  linge,  de  dentelles,  grand  nombre  de  paires  de  bas,  de  pantoc.fles, 
dr  brosses,  de  peignes,  enfin  un  assortiment  complet  de  tout  ce  qui 
sert  aux  belles  dames  pour  entretenir  leur  beauté  et  la  propreté  de 
leur  corps  :  ils  piquèrent  de  la  pointe  de  leurs  épées  les  tapisseries 
et  les  rideaux,  et  blessèrent  quelques  volets  et  plusieurs  tablettes. 

CXLIV. 

Us  cherchèrent  sous  le  lit,  et  y  trouvèrent...  n'importe  quoi...  ce 
n'était  pas  ce  qu'ils  voulaient.  Us  ouvrirent  les  croisées,  pour  voir 
si  le  sol  ne  portail  pas  des  empreintes  de  pas;  mais  cet  examen  ne 
leiu'  apprit  rien,  et  alors  ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres  :  chose 
étrange,  oubli  que  je  ne  puis  m'expli(|ner,  de  tous  ces  chercheurs, 
pas  un  ne  s'avisa  de  jeter  un  coup  d'œil  dans  le  lit,  aussi  bien  que 
dessous. 

CXLV. 

Durant  ces  perquisitions,  la  langue  de  Julia  n'était  point  endor- 
mie. «  Oui,  cherchez,  et  cherchez  encore,  criait-elle;  accumulez  in- 
sulte sur  insulte,  outrage  sur  outrage!  Est-ce  donc  pour  cela  que 
mes  parents  m'ont  mariée,  pour  cela  que  j'ai  si  longtemps  SDull'ert 
à  mes  côtés,  sans  me  plaindre,  un  époux  tel  qu'Alfonso;  maisje  ne 
l'endurerai  plus  désormais,  et  je  ne  resterai  point  dans  ce  logis,  s'il 
y  a  encore  en  Espagne  des  lois  et  des  hommes  de  loi. 

CXLVl. 

..  ■'  «  Non,  don  Alfonso!  vous  n'êtes  plus  mon  mari,  si  jamais  vous 
avez  mérité  ce  nom.  Est-ce  là  une  conduite,  à  votre  âge.  .  car  vous 
avez  la  soixantaine...  cinquante  ou  soixante,  c'est  toujours  la  même 
chose...  est-il  sage  et  convenable  de  venir  sans  raison  élever  des 
griefs  contre  l'honneur  dune  femme  vertueuse?  Ingrat,  parjure, 
barbare  don  Alfonso!  comment  avez-vous  pti  croire  que  votre  épouse 
subirait  un  pareil  traitement?  \ 

CXLVII. 

Il  Est-ce  pour  cela  que  j'ai  dédaigné  d'user  des  privilèges  de  mon 
sexe?  que  j'ai  choisi  un  confesseur  tellement  vieux  et  sourd,  que 
nulle  autre  ne  l'eût  supporté?  Ah!  jamais  il  n'a  eu  de  motifs  pour 
mp  réprimander,  et  mon  innocence  l'étonnait  tellement,  ipjil  a  tou- 
jours douté  que  je  fusse  mariée...  Ah  !  saiut  père,  quel  chagrin  pour 
V  ous  que  l'accusation  dont  on  m'accable  ! 

CXLVllI.  • 

«  Est-ce  pour  cela  que  je  n'ai  point  voulu  me  choisir  un  Corlejo 
parmi  la  jeunesse  du  Seville?  poin-  cela  que  je  n'allais  presque  nulle 
part,  si  ce  n'est  aux  combats  de  taureau.x,  à  la  messe,  au  spectacle, 
aux  réunions  et  aux  bals?  Est-ce  pour  cela  que,  sans  examiner  ce 
qu'étaient  mes  adorateurs,  je  les  ai  tous  éconduits...  au  point  d  cire 
impolie  à  leur^égard,  et  de  forcer  le  général  comte  O'Reilly  (ij,  qui 
a  pris  Alger,  à  déclarer  partout  que  j'en  ai  mal  usé  avec  lui? 

CXLIX. 

«  Le  musico  Cazzani  ij'a-t-il  pas  ,  six  mois  durant,  chanté  vaine- 
ment à  la  porte  de  mon  creur?  ton  com|iatriote,  le  comte  Corniani, 
ne  m'a-t-il  pas  proclamée  la  seule  femme  verluei^se  de  l'Espagne? 
N'ai-jc  pas  eiicnrc  à  citer  un  grand  nombre  de  Ru.sses  et  d  Anglais: 
le  comte  Sirongstiogauoir  que  j'ai  désolé,  cl  lurd  .Mount-cidl'ee- 
Uouse,  ce  pair  irlandais  qui,  l'an  dernier,  s'est  tué  pour  l'amour  de 

moi à  i'orce  de  boire. 

CL. 

•  «  N'ai-je  |ias  en  ;i  mes  pieds  deux  évèiiues,  le  ducd'lcbar  et  don 

'      Fernand  iNuuez?  Est-ce  ainsi  que  l'on  traite  une  femme  fidèle  ?  Quel 

quartier  de  la  lune  avons-nous  donc?  Quelle  modération  vous  ciii- 

péclie  do  me  battre?  je  vous  en  sais  gré  :  l'occasion  est  si  belle 

Oh  !  le  vaillant  homme  !  avec  vos  épees  nues  et  vos  pistolets  armés, 
dites-moi ,  ne  faites-vous  pas  belle  ligure  ? 

9  (!',  Dona  Julia  se  trompe  :  le  comte  O'Reilly  ne  pril  pas  .■\lger;  mais 
.\lger  l'aillii  le  prendre.  l,ui,  son  armée  et  ?a  tlotte  se  retirèrent  avec  de 
granaes  perles  el  fort  peu  de  glojre,  en  1773.  .\lger  brava  Charles-Quint, 
1  ouis  XIV,  les  AngUi::  et  les  Hollandais  :  il  était  reserve  à  la  frauoe  mo- 
derne Uo  délruiic  'co  nid  de  pirates. 


CLL 

^  «  C'était  donc  là  le  molif  de  ce  départ  si  prompt,  sous  prétexlis 
d'affaires  indispensables  avec  voire  procureur,  ce  roi  des  drôles,  qn^ 
je  vois  là  tout  déconcerté  et  intimement  convaincu  de  sa.solti.sc? 
Quoique  je  vous  méprise  tous  deux ,  il  est  à  mes  yeux  le  plus  c  'ii- 
pable  •  sa  conduite  est  sans  excuse,  car  certes  il  n'a  été  guidé  que 
par  l'appàl  d'un  vil  salaire,  et  non  par  l'intérêt  ([u'il  porte  à  vous 
ou  à  moi. 

CLIl. 

«  S'il  est  venu  ici  pour  dresser  un  procè.5-verbal,au  nom  du  ciel! 
qu'il  procède  à  sa  besogne.  Vous  avez  mis  l'apiiartement  dans  un  bel 
étatl...  .  Voilà  une  plume  et  de  l'encre  à  votre  disposition  ,  mon- 
sieur :  prenez  bonne  note  de  toutes  choses:  je  ne  veux  pas  que  vous 

soyez  payé  pour  rien mais,  comme  ma  femme  de  chambre  est 

à  moitié  nue,  faites  sortir  vos  espions,  je  vous  prie.  —  Oh!  s'écria 
Autouia  en  sanglotant,  je  leur  arracherais  les  yeux  à  tous! 

CLIII. 

— Voilà  le  cabinet,  voilà  la  toilette,  voilà  l'anlichambre...  fouillez 
du  haut  en  bas  :  voici  le  sophaetle  grand  fauteuil, et  la  cheminée... 
re'raile  propice-aux  galants.  J'ai  besoin  de  dormir:  vous  m'obligerez 
donc  do  ne  plus  faire  de  bruil,  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  découvert 
la  cachette  mystérieuse  de  ce  trésor  insaisissable...  et  quand  vous 
l'aurez  trouvé,  vous  me  procurerez  à  mon  tour  le  plaisir  de  le  voir. 

CUV. 

«  Et  maintenant,  hidalgo!  que  vous  avez  jeté  le  soupçon  sur  moi. 
et  l'alarme  dans  tout  le(|uarlier,  soyez  assez  bon  pour  me  dire  ipiel 
est  l'homme  que  vous  elierchez.  Comment  le  nommez-vous?  quel 

est  son  rang?   qu'on  me   le   montre j'espère  qu'il  est  jeune  el 

gentil?...  est-il  de  bel|^  taille?  Uites-le-moi...  et  soyez  assuré  que 
puisque  vous  avez  ainsi  terni  mon  honneur,  du  moins  ce  n'aura  pas 
été  en  vain. 

CLV. 

«  Du  moins,  il  n'a  peut-ôlie  pas  soixante  ans  :  à  cet  âge,  il  ser 
trop  vieux  pour  être  tué  el  pour  exciter  les  craintes  jalouses  d'un 

époux  qui  est  lui  même  si  jeune Anlonia  !  donnez-moi  un  verre 

d'eau...  J'ai  vérilahlement  honte  de  mes  larmes  :  elles  sont  indignes 
de  la  fille  de  mon  père.  Et  loi,  ma  mère ,  ah  !  tu  étais  loin  de  prévoir, 
en  me  donnant  le  jour,  que  je  tomberais  au  pouvoir  d'un  tel 
monstre. 

CLVL 

«  Peut-être  est-ce  d'Antoniaque  vous  êtes  jaloux  :  vous  avez  vu 
qu'elle  dormait  à  mon  côté  quand  vous  avez  fait  irruption  avec  voire 

bande.  Regardez  où  vous  voudrez nous  n'avons  rien  à  cacher, 

monsieur  ;  seulement  une  autre  fois  vous  nous  préviendrez,  je  l'es- 
père, ou  par  décence,  vous  attendrez  un  moment  à  la  poi-te ,  afin 
que  nous  nous  mettions  en  état  de  recevoir  une  si  nombreuse  et  si 
Upnne  compagnie. 

CLVIL 

«  lit  maintenant ,  monsieur,  j'ai  fini ,  el  je  n'ajoute  plus  rien  ;  le 
peu  que  j'ai  dit  montrera  qu'un  cœur  innocent  peulgémir  ensilence 
sur  des  loris  qu'il  a  honte  de  dévoiler.  Je  vous  livre  à  voire  con- 
science :  elle  vous  demandera  un  jour  ;  ourquoi  vous  m'avez  traitée 
ainsi.  Dieu  veuille  que  vous  ne  ressentiez  pas  alors  le  plusamerdes 
chagrins!...  Anlonia!  où  est  mon  mouchoir  de  poche?  « 

CLVUI. 

Elle  dit,  et  se  rejette  sur  son  oreiller:  elle  est  pâle,  ses  yeux  noirs 
brillent  à  travers  les  larmes,  comme  un  ciel  d'éclairs  et  de  pluie;  ses 
longs  cheveux,  retonil/anl  en  voile,  ombragent  la  blancheur  de  ses 
joues  :  leurs  boucles  noires  voudraient  en  vain  c;icher  ses  épaules 
éblouissantes  dont  elle  font  ressortir  la  neige  ;  ses  lèvres  charinanii  s 
sont  enlr'ouvertes  et  le  battement  de  son  cœur  se  faitentendie  plus 
haut  que  son  baleine. 

CLIX. 

Le  seuor  don  Altonso  reslail  tout  confus  :  Anlonia  marchait  çà  el 
là  dans  la  cli  inibre  eu  désordre,  et  le  nez  en  l'air,  jetait  des  regards 
de  colère  sur  son  maître  et  ses  nivrmidons,  ]iarmi  lesquels  il  n'\  en 
avait  aucun  qui  s  amusât ,  le  procureur  cxceplé.  Celui-ci ,  nouvel 
Achate,  lidèb-  jusqu'à  la  mort ,  pourvu  qu'il  y,  eût  maille  à  pariir, 
ne  s'inquiiHait  guère  du  reste  ,  sachant  que  la  décision  appartien- 
drait aux  tribunaux. 

CLX. 

Les  narines  au  venl ,  il  restait  immobile  ,  ses  petits  joux  suivaient 


172 


LKS  VKII.LtKS  l.ll  ll.l■.AIIll.^  II.M  M  ItKKS. 


Ions  les  niinivciiiciilsd'Antonia.  el  loule  son  allitude  éliiil  pleine  île 
sonpeon.  Il  avail  |mmi  ilr  SDiiei  des  réputations  ;  poiirv  n  (iii'iini-  pour- 
silile'iiu  une  arlimi  |ii^l  <^trc  intentée,  la  Jeunesse  I'l  la  beauté  nu  lu 
tuneliaieni  (.'ui'ie,  el  il  n'ajoutait  jamais  foi  aux  diMu'-pilions,  à  moins 
quelles  ne  fussent  appuyées  par  des  témoins  compélenls...  vrais 
ou  faux. 

CIAI. 

Cependant  don  Alfonso  se  tenait'I.\  les  ^eux  baissés  ,  et  h  diie 
vrai ,  il  faisait  une  sotie  lignre  :  apri's  avoir  fouillé  dans  tous  les 
roins  .  après  avoir  traité  une  jeune  femme  avee  la  dernière  rism-ur, 
i|  na»ait  rien  gauné,  siufles  repioehes  qu'il  s'adressait  h  lui-inènie, 
par-dessus  tous  les  trails  que  sa  nioilié  avait  fail  tomber  sur  lui  avec 
tant  de  v^gnenr  pendant  une  demi  beure  entière,  rapides,  lourds el 
pressés  comme  une  pluie  dorage. 

CLXIl. 

Il  balbutia  d'abord  une  excuse  ii  lai|uelle  on  ne  répondit  que  par 
des  larmes,  des  sanglots  el  tous  les  préludes  ordinaires  d'une  atlaque 
de  nerfs,  à  savoir  des  tressaillements,  des  paipilalions,  des  bâille- 
menis  el  antres  sjuiplômes,  au  choix  du  sujet.  Alfonso  regarda  sa 
femme,  el  celle  de  Job  lui  revint  en  mémoire;  il  vil  aussi  en  per- 
speclive  les  parents  de  ladame ,  el  alors  il  s'cH'orea  de  recueillir  toute 
sa  i)alience. 

CLXIIl. 

il  allait  parler  ou  plutôt  bégayer;  inaisia  prudente  Aiiloiiia, avant 
que  le  marleau  fût  tombé  su:'  l'enclume,  l'interrompit  par  un  :  «  Je 
vous  en  prie ,  monsieur  :  quittez  la  chambre  et  ne  dites  pas  un  mol 
de  plus ,  si  vous  ne  voulez  faire  mourir  ma  maîtresse.  —  Qite  le  diable 
la  confonde  1  »  marm<illadon  Alfonso;  mais  il  en  resta  l.î  :  le  temps 
des  paroles  était  passé.  Après  avoir  jeté  un  ou  deux  regards  de  tra- 
vers, il  fil,  sans  trop  savoir  pourquoi ,  ce  qui  lui  élail  ordoimé. 

r.LXIV.         • 

Avee  lui  sortit  la  lorce  armée  :  le  procureur  s'éloigna  le  dernier, 
en  niatiilcslaiit  sa  répugnance,  els'arrôlant  à  la  porte  aussi  loiig- 
lemps  ipi'Antonia  voulut  bien  l'y  laisser...  11  n'était  pas  peu  con- 
irarié  de  celte  étrange  et  inexplicable  lacune  dans  les  faits  de  la  cause, 
faits  qui,  tout  h  l'heure  encore,  avaient  un  air  assez  équivoque. 
Pendant  qu'il  ruminait  le  cas ,  la  porte  se  ferma  brusquement  sur  sa 
face  procédurière. 

CI.XV. 

A  peine  eut-on  mis  le  verrou  que...  ô  lion  le  lô  péché  f  ô  douleur! 
(')  femmes,  comment  pouvez-vous  agir  ainsi  et  conserver  votrebonne 
renommée  ,  à  moins  qu'on  ne  soit  aveugle  en  ce  inonde  et  dans 
l'autre?  Hien  cependant  n'est  plusjirécieux  qu'une  réputation  sans 
tache!  Mais  continuons  ,  car  j'ai  encore  beaucoupàdire.  Voussaurez 
donc,  et  c'est  avec  une  profonde  répugnanccnue  je  dois  vous  le  dé- 
clarer, vous  saurez  que  le  jeune  Juan  à  moitié  étouffé  sortit  tout-à- 
conp  du  lit. 

CLXVI. 

On  l'avait  caché...  je  ne  prétends  pasdire  comment  el  je  ne  saurais 
décrire  parlaiienienl  l'endroit...  Souple,  fluet  el  facile  à  pelotonner, 
il  pouvait  certes  tenir  dans  un  étroit  espace,  rond  ou  carré;  mais  je 
ne  le  plaindrais  pas,  lors  même  qu'il  aurait  été  suffoqué  par  cecou- 
ple  cliarmani;  certes  il  valait  mieux  mourir  ain.si  que  d'être  noyé, 
comme  cet  ivrogne  de  Clarence,  dans  un  tonneau  de  malvoisie.' 

CI.XVII. 

Je  ne  le  plaindrais  pas,  en  second  lieu,  parce  qu'il  n'avait  que 
faire  de  conimeltre  un  péché  réprouvé  par  le  ciel,  puni  par  les  lois 
humaines.  Celait  du  reste  commencer  de  bonne  heure:  mais  à  seize 
ans  la  conscience  est  plus  élastique  qu',*!  soixante,  alors  que  réca- 
pitulant nos  vieille.^  dettes,  el  faisant  le  compte  du  mal,  nous  trouvons 
en  faveur  du  diable  une  diabolique  balance. 

CLXVlll. 

Je  ne  sais  comment  vous  peindre  la  position  du  jeune  séducteur. 
Il  est  éciil  dans  les  annales  hébraicpies  ([ue  les  médecins,  laissant 
l,"i  pilules  el  potions ,  orcbjiinèrenl  au  vieux  roi  David,  dont  le  sang 
riiulait  trop  lentemcni .  lapplicalion  d'une  belle  jeiine  fille  en  guise 
di'  vésicaloire  ;  cl  l'on  assure  que  le  remède  produisit  les  plus  heu- 
reux effets;  peut-être  fut-il  appliiiuc  d'une  manière  différenle  dans 
les  deux  cas,  car  David  lui  dut  la  vie  et  Juan  faillit  en  mourir. 

CI.XIX. 
Que  faire?  Alfonso  va  revenir  sur  ses  pas  aussitôt  qu'il  aura  con- 


gédié .sa  sotte  coin|ingnie.  Aiitonia  fil  appel  h  toutes  ses  facii|ié<  in- 
ventives, mais  elle  ne  put  trouver  le  moindre  expédient...  ComiuiimiI 
donc  pari-r  celte  nouvelle  attai|iie?  Puis  bieiilAt  le  jour  ailnit  pa- 
raître. La  suivante  était  aux  abois;  la  inailressc  ne  soufllail  pas  le 
mol ,  mais  ses  lèvres  piles  s'imprimaient  sur  les  joues  de  son  amant. 

CLXX 

_  Ses  lèvres  à  lui  allèrent  au-devant  de  celles  de  Julia;  ses  mainp 
s'occupèrent  h  rassembler  les  boucles  de  ses  cheveux  épars  :  en  ce 
moment  même,  ils  ne  pouvaient  commander  à  leur  p.-fi'^ion  et  ou- 
bliaient à  demi  leur  positim  désespérée.  La  patience  d  Anlnnia  n'y 
put  tenir  davantage  :  »  Allons  ,  alloiiR  ,  dit  elle  tout  bas  mais  d  un 
ton  irrité;  nous  n'avons  pas  le  temps  de  badiner...  il  faut  que  j'en- 
ferme ce  joli  monsieur  dans  le  cabinet. 

CLXXI. 

«  Veuillez  garder  vos  folies  pour  une  nuit  plus  tranquille...  Qui 
peut  avoir  mis  le  maître  dans  cette  humeur?  qu'en  adviendra-t-il*... 
je  suis  dans  une  frayeur  !...  cepeiit  drôle  a  le  diable  au  corps ei  rien 
de  mieux...  Voyons,  est-ce  le  moment  de  rire?  tout  ceci  est-il  une 
plaisanterie?  ignorez. vous  que  cela  pourrait  bien  finir  par  du  sang? 
Vous  iierdrez  la  vie,  moi ,  ma  place;  ma  mîiîtresse...  lout;  cl  cela 
pour  ce  visage  de  fille  ! 

CLXXII. 

«Kncore,sic'était  lin  vigoureuxcavalier  de  vingt-cinq  ù  treille  ans... 
fallons!  dépêchez-vous;. ..mais,  pouriin  enfant,  se  donner  tant  d'etn- 
barras!  lin  vérité,  madame,  je  m'étonne  de  votre  choix  i  allons, 
ntonsieur,  entrez  donc)...  Le  maître  ne  doit  pas  être  loin.  Bien!  à 
présent  au  moins ,  le  voilJi  sous  clef,  el  pourvu  que  nous  ayons  jus- 
qu'au malin  pour  nous  concerter...  (Juan,  il  ne  f-iut  pas  vous  en- 
dormir, vojcz-vous!)  » 

CLXXIll. 

Don  Alfonso,  en  entrant  dans  la  chambre,  seul  celle  fois,  in- 
terrompit la  harangue  de  la  fidèle  camériste  :  comme  elle  faisait 
mine  de  rester,  il  lui  enjoignit  de  sortir,  et  elle  obéit  non  sans  peine  ; 
après  tout,  pour  le,  moment,  il  n'y  avail  plus  de  remède,  et  sa  pré- 
sence ne  pouvail  être  bonne  h  rien.  Ayant  donc  jelé*ur  les  deux 
époux  un  long  et  oblique  regard,  elle  moucha  la  chandelle,  fit  une 
révérence  et  sortit. 

CLXXIV. 

Après  un  instant  de  silence,  Alfonso  entama  une  bizarre  apologie 
de  sa  conduite  :  «  Son  inlenlion  n'était  pas  de  se  justifier...  il  avait 
«  éié  fort  incivil,  pour  ne  rien  dire  de  plus;  mais  il  avait  eu ,  pour 
«  agir  ainsi,  des  raisons  suflisintcs  dont  il  ne  spécifia  pas  une 
u  seule...  »  En  somme,  son  discours  élail  un  fort  bel  échantillon  de 
ce  genre  de  rhétorique  que  les  savants  appellent  Coq-à-l'âne. 

CLXXV. 

Julia  ne  dit  rien  ,  quoiqu'elle  eût  une  réponse  toujours  prêle,  au 
moyen  de  laquelle  une  femme  qui  connaît  le  faible  de  .-on  mari  peut 
en  "un  instant  changer  le  jeu  :  il  suffit  pour  cela  il;  quelipies  mots 
placés  h  propos  qui,  ne  fussent-ils  qu'une  pure  invention,  ont  pour 
elfet  sinon  de  clore  la  discussion,  du  moins  de  la  calmer.  Ce  moyen 
consiste  à  rétorquer  fermement  laccusalion,  et  pour  un  amaul  qu'un 
soupçonne,  reprocher  trois  maîtresses. 

CLXXVl. 

Jiilia,  eu  etl'el,  avait  beau  champ  ;  car  les  amours  d'Alfonso  avec 
Inez  n  étaient  point  un  mystère  :  peut-être  le  sentiment  de  sa  lauie 
la  troublait-il...  mais  cela  ne  se  peut  ;  on  sait  qu'une  femme  ne  maii- 

3ue  jamais    d'excuses...  peul-êlre  son  silence  venait-il  seulement 
'un  scrupule  de  délicatesse: elle  craignait  de  blesser  l'oreille  de  don 
Juan,  qui  avait  fort  à  cœur  la  réputation  de  sa  mère. 

CLXXVIl. 

U  pouvait  y  avoir  encore  un  autre  motif,  et  cela  en  ferait  deux  ; 
Alibnso  n'avait  rien  dil  qui  pût  s'appliquer  à  don  Juan  :  il  avait 
parlé  en  hoinnic  jaloux,  mais  il  n'avait  pas  conclu  par  le  nom  de 
l'amant  heureux,  el  celui-ci  restait  caché  dans  les  prémisses  de  son 
raisonnement,  \  vrai  dire,  sa  pensée  n'en  cherchait  qu'avec  plus 
d'acharnement  à  percer  ce  mystère;  dans  cet  état  de  choses,  parler 
d'inez,  ce  serait  offrir  Juan  c^i  l'esprit  d'Alfonso. 

CLXXVIII.  ' 

Sur  ces  points  délicats,  il  siilïit  de  l'indicalion  la  plus  légère, 
le  silence  est  le  plus  sik  ;  d'ailleurs  les  femmes  ont  un  tact  (cette 


OEUVRRS  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


173 


expression  moiieriie  me  paraît  assez  pauvre,  mais  j'en  ai  liesoin 
jour  mon  vers)...  un  tact,  dis-je,  qui,  sons  la  pression  d'un  inler- 
rof;atoire.  leur  enseigne  à  se  tenir  h  dislance  de  la  question  ;  ces 
charmantes  créatures  savent  mentir  avec  grâce,  et  rien  an  monde  ne 
leur  sied  mieux. 

CLXXIX. 

Elles  rougissent,  et  nous  les  croyons  :  moi,  du  moins,  c'est  ainsi 
que  j'ai  toujours  fait.  Insister  est'la  plupart  du  temps  inutile,  car 
al.irs  leur  éloquence  devient  prodigue  de  paroles;  cl  lorsqu'enfm 
elles  sont  hors  d'haleine,  elles  soupirent,  elles  baissent  leurs  yeux 
languissants,  laissant  tomber  niio  larme  ou  deux,  et  alors  nous  cé- 
dons; et  alors...  alors...  on  se  met  à  table  et  l'on  soupe. 

CLXXX. 

Alfonso  termina  son  apologie,  et  implora  son  pardon,  que  Julia 
ne  voulut  ni  refuser  ni  accorder  entièrement  :  elle  y  mit  des  condi- 
tions qui  lui  semblèrent  très  dures,  le  privant  obstinément  de  quel- 
ques bagatelles  qu'il  sollicitait.  Il  était  là  comme  Adam  aux  portes 
de  son  paradis,  tourmenté  par  d'inutiles  regrets  :  il  la  suppliait  de 
ne  plus  lui  garder  rigueur,  quand,  toul-à-coup,  ses  pieds  heurtèrent 
une  paire  de  souliers. 

CLXXXI. 

Une  paire  de  souliers!...  qu'est-ce  que  cela  faisait?  pas  grand'- 
cliose,  s'iLs  étaient  faits  pour  le  pied  mignon  dune  dame  ;  mais  (je 
ne  saurais  vous  dire  combien  cet  aveu  me  coûte)  ceux-ci  étaient  de 
proportion  masculine;  les  voir,  les  ramasser  fut  l'affaire  d'un  mo- 
nirnl...  Ah!  miséricorde!  mes  dents  commencent  à  claquer,  mon 
sang  se  glace...  Alfonso  commença  par  examiner  attentivement  la 
l(]nnede  la  chaussure,  puis  il  entra  dans  un  nouvel  accès  de  fureur. 


Il  sortit  pour  aller  chercher  son  épée  ;  et  aussitôt  Julia  courut 
au  cabinet  :  «  Fuyez,  Juan,  fuyez!  au  nom  du  ciel...  pas  un  mot... 
la  piu'te  est  ouverte*,  vous  pouvez,  gagner  le  corridor  par  où  vous 
avez  passé  si  souvent  :  voici  la  clef  du  jardin...  fuyez!  fu,^ez!... 
adieu!...  vile,  vite  !...  j'entends  le  pas  précipité  d'Alfonso...  il  ne 
fait  pas  encore  jour...  il  n'y  a  personne  dans  la  rue.  » 

CLXXXIII. 

Nul  ne  pourrait  dire  que  l'avis  ftjl  mauvais;  son  unique  défaut 
était  de  venir  trop  tard;  l'expérience  s'achète  d'ordinaire  à  ce  p  ix, 
scjrie  de  taxe  personnelle  imposée  par  le  destin.  En  un  moment, 
Juan  eut  gagné  la  porte  de  l'appartement ,  et  bientôt  il  aurait  at- 
teint celle  du  jnrdin  :  mais  il  rencontra  don  Alfonso  en  robe  de 
chambre,  lequel  le  menaça  de  le  tuer...  et  sur  ce  Juan,  d'un 
coup  de  poing,  l'élendit  h  terre. 

CLXXXIV. 

La  lutte  fut  terrible...  la  lumière  s'éteignit;  Antonia  criait  : 
«  .-Vu  viol  !  »  et  Julia  :  «  Au  feu!  m  mais  pas  un  domestique  ne  bou- 
gea [lour  se  jeter  dans  la  mêlée.  Alfonso,  battu  à  souhait,  jurait 
fort  et  ferme  qu'il  aurait  vengeance  celle  nuit  môme  ;  Juan,  de  son 
côlé,  blasphémait  une  octave  plus  haut:  son  sang  s'était  allumé; 
malgré  sa  jeunesse,  c'était  un  vrai  Tarlare,  point  du  tout  disposé 
au  rôle  de  martyr. 

CLXXXV. 

L'épée  d'Alfonso  était  tombée  à  terre  avant  qu'il  pût  la  mellre  au 
clair,  et  les  d'ux  combat'anls  continuèrent  à  se  servir  do  leurs 
ai'uu's  naturelles;  jiar  bonheur,  Juan  n'aperçut  point  le  fer;  car 
il  était  fort  peu  niaitre  de  lui-même,  et  s'il  eut  pu  s'en  saisir, 
c'en  était  fait  ici-bas  d'Alfonso.  0  femmes,  songez  à  la  vie  de  vos 
maris,  de  vos  amants;   ne  vous  faites  pas  doublement  veuves  ! 

CLXXWI. 

Alfonso  avait  empoigné  son  ennemi  pour  le  retenir;  Juan  étran- 
glait Alfonso  pour  se  débarrasser  de  lui;  le  sang  commençait  à 
couler  (par  le  nez,  il  est  vrai).  Enfin,  au  moment  oîi  la  lutte  faiblis- 
sait, Juan  réussit  à  se  dégager  par  un  coup  un  peu  rude;  mais  il 
niiten  pièces  son  unique  vêtement,  et  il  prit  la  fuite,  comineJoseph, 
en  le  laissant  après  lui  :  je  soupçonne  que  là  se  borne  la  ressem- 
blance entre  les  deux  personnages'. 

CLXXXVII. 

Enlln  on  ajvporta  de  la  lumière  ;  laquais  et  servantes  accoururent, 
et  un  étrange  spectacle  s'offrii  à  leurs  yeux  :  Antonia  dans  une 
attaque  de  nerfs,  Julia  évanouie,  Alfonso  hors  d'haleine,  s'appuyant 


contre  la  porte;  des  débris  de  vêlements  épars  sur  te  sol,  du  sang, 
des  traces  de  pas,  et  puis  c'était  tout.  Juan  gagna  l'issue  du  jardin, 
trouva  la  clef  dans  la  serrure,  et  se  défiant  des  gens  du  dedans, 
ferma  la  porte  sur  eux. 

CLXXXVIII. 

Ici  se  termine  mon  premier  chant..,  Qu'est-il  besoin  de  chanter 
ou  de  dire  que  Juan,  comi)létement  nu  mais  favorisé  par  la  nuit, 
qui  souvent  place  fort  mal  ses  faveurs,  trouva  son  chemin  et  re- 
gagna sa  demeure  dans  un  singulier  état.  L'amusant  scandale  qui 
s'éleva  le  lendemain,  les  propos  qui  circulèrent  pendant  neuf  jours 
et  la  demande  en  divorce  formée  par  Alfonso,  tout  cela,  comme  de 
raison,  fut  inséré  dans  les  journaux  anglais. 

CLXXXIX. 

Si  vous  êtes  curieux  de  connaître  à  fond  l'afi'aire,  les  dépositions, 
les  noms  des  lémoins,  les  plaidoiries  pour  ou  contre,  et  le  reste  :  il 
y  a  plusieurs  versions  bien  dilïérentes  entre  elles,  mais  toutes  sont 
tort  amusantes  ;  la  plus  exacte  est  celle  du  sténographe  Gurney,  qui 
lit  tout  exprès  le  voyage  de  IMadrid. 

CXC. 

Mais  dona  Inez,  pour  faire  diversion  au  scandale  le  plus  énorme 
qui  eût  été  l'entretien  de  l'Espagne,  depuis  bien  des  siècles  cl  à 
partir  au  moins  de  la  retraite  des  Vandales,  fit  vœu  d'abord  (et 
tous  les  vœux  qu'elle  avait  faits  jusque  là,  elle  les  avait  tenus)  de 
brûler,  en  l'honneur  de  la  vierge  Marie,  plusieurs  livres  de  cierges; 
puis,  d'après  l'avis  de  quelques  vieilles  matrones,  elle  envoya  son 
fils  à  Cadix  pour  s'y  embarquer. 

CXCI. 

Elle  voulait  qu'il  voyageât  par  terre  et  par  mer  dans  toutes  les  parties 
de  l'Europe,  pour  réformer  ses  principes  de  morale  et  s'en  faire  une 
toute  nouvelle,  surtout  en  France  et  en  Italie  :  c'est  du  moins  ce  ([ue 
font  beaucoup  de  gens.  Julia  fut  eiil'ermée  dans  un  couvent  ;  sa  dou- 
leur fut  grande;  mais  peut-être  jngera-t-on  mieux  de  ses  sentiments, 
en  lisantsa  lettre  que  nous  allons  transcrire. 

CXCll. 

«  On  me  dit  que  c'e.-t  une  chose  décidée  :  vous  partez  ;  ce  parti  est 
sage...  il  est  convenable,  mais  il  n'en  esl  pas  moins  pénible  pour 
moi.  Il  ne  me  reste  plus  de  droits  sur  voire  jeune  cœur  :  le  mien 
seul  est  victime,  et  il  consentirait  à  l'être  encore;  un  excès  d'a- 
mour a  été  mon  seul  artifice Je  vous  écris  à  la  hâte,  et  la  tache 

que  vous  verrez  sur  ce  papier  ne  vient  pas  de  ce  que  vous  pour- 
rez croire  :  mes  yeux  brûlent  et  me  font  mal,  mais  ils  n'ont  pas  de 
larmes. 

CXCIII. 

'(  Je  vous  ai  aimé,  je  vous  aime  encore:  à  cet  amour  j'ai  immolé 
mon  rang,  ma  fortune,  le  ciel,  l'estime  du  monde  et  la  mienne;  et 
cependant  je  ne  puis  regretter  ce  qu'il  m'a  coûté,  tant  je  chéris 
encore  le  souvenir  de  mon  rêve  :  toutefois  si  je  parle  de  ma  faute, 
ce  n'est  pas  que  je  m'en  fasse  gloire  ;  personne  ne  peut  me  juger 
plus  sévèrement  que  je  ne  me  juge  moi-même:  je  trace  ces  lignes 
uniquement  parce  que  je  ne  puis  rester  en  repos...  je  n'ai  rien  à  vous 
reprocher,  ni  à  vous  demander. 

CXCIV. 

n  L'amour  n'est  qu'un  hors-d'œuvre  dans  la  vie  de  l'homme;  pour 
la  femme  c'est  l'existence  entière  ;  la  cour,  les  camps,  l'église,  les 
voyages  ,  le  commerce  vous  occupent  :  l'épée ,  la  robe ,  la  l'iche.sse, 
la  gloire  vous  offrent  des  buts  divers,  et  il  est  peu  da  cœurs  qui  ré- 
sistent à  de  telles  diversions.  Au  lieu  de  toutes  ces  ressources,  nous 
n'en  avons  qu'une  :  aimer  de  nouveau  et  de  nouveau  nous  perdre. 

CXCV. 

n  Vous  marcherez  au  milieu  des  plaisirs  et  des  jouissances  de  l'or- 
gueil ;  bien  des  fois  vous  aimerez  et  vous  serez  aimé  ;  tout  est  fini 
pour  moi  sur  le  terre  ;  il  ne  me  reste  plus  qu'à  renfermer  dans  le 
fond  de  mon  cœur,  pendant  quelipies  années,  ma  honte  et  ma  dou- 
leur profonde  :  ce  tourment,  je  puis  le  supporter;  mais  je  ne  puis 
bannir  la  passion  qui  me  dévore  toujours...  Adieu  donc...  paidon- 
nez-moi,  aimez-moi...  Non,  ce  mot  est  vain  maintenant...  mais  qu'il 
reste. 

CXCVI. 

«  Mon  cœur  n'a  été  que  faiblesse  ;  il  est  encore  le  même  :  il  me 
semble  pourtant  que  je  pourrai  dominer  mes  esprits  ;  mon  sang 


I"t 


LKS  VlîlLLËliS  LiriKKAiitKS  ILI.USI  RP.KS. 


>o  |>i(S -iiiilo  ciicoic  (|uoi(|iit!  iii.i  |<eiis<!'e  soil  Uxéc,  cnnimn  Ips  vagiiP< 
roiiloiil  cinMic  sous  ie  \eiil  (|iii  a  oeissc  de  soiinii-r.  Mon  rœur  esl 
ruliii  il'iiiie  ri!iiiiiic  :  il  lu-  pciil  oiildiei'.  .  I'olliMiieiil  .ueupifi  à  loiil. 
niii"  siMili'  iiu.if-'i"  r\ic|ilrf.  coimno  I  aidiiilli-  on  se  l)iilani;<in(  clicivhe 
Ic  pnle  iimiii'lpilc  ,  ainsi  mou  Icniln;  cii'iir  osrille  anloiir  «I'lino  snnle 

CXCVII. 

B  Jc  n'ai  iilus  ricn  à  dire,  cl  j  ht5site  à  (|iiilli;r  la  plume  ;  je  n'ose 
niellicn  ce  l)illcl  mon  cai-lioi  li:en  connu,  clpourlanl  je  le  nourraif: 
sans  inconvenient  ;  mon  ir.allicur  nu  peut  plus  s'accroître.  Je  n'au- 
rais point  vécu  jusiju'à  ce  jour,  si  la  douleur  luail.  La  mort  dédaigne 
dclVap|ier  rinforliinee  <iui  courrait  volouliersaii-de\antdescscoupsi 
je  dois  surMvre  mt>uie  îi  ce  dernier  adieu  et  supporter  la  vie  en 
vous  aimant  et  en  jiriant  pour  vous,  u 

cxnviii. 

ICile  éciivil  ce  billet  sur  du  pipier  ii  tranche  dorée,  avec  une  jolie 
peliie  plume  de  corbeau  tonle  neuve; -sa  peiiic  main  blanche  tren- 
liiail  cnhiiiie  laitruille  ma).'nrii!|uc  et  put  à  peine  approcher  la  ciie 
de  la  lumière,  et  pi)nrtant  il  ne  lui  ecliappa  point  une  larme.  I.e 
carhet  portail  un  héliotrope  gravé  .sur  une  cornaline  blanche,  avec 
celte  devise  :  «  Ivlle  vous  suit  partout  ;  »  la  cire  étak  superfine  et  du 
plus  beau  vermillon. 

CXCIX. 

Telle  fut  la  picmière  aventure  de  don  Juan  :  dois  je  poursuivre  le 
récit  des  aulres?  c'est  au  public  d'en  décider  :  nous  vimmoiis  l'aecneil 
que  recevra  ce  premier  es.«ai.  La  faveur  du  public  est  comme  une 
plumeau  chapeau  d'un  auteur,  et  son  caprice  ne  fait  jamais  grand 
m.il  :  s  il  nous  acccu'ilc  son  approbation,  peul-élre  dans  un  an  lui 
olVrii'ons-nous  la  suite. 

ce. 

Mon  poème  est  une  épopée,  et  j'entends  le  diviser  en  douze  livres, 
qui  conticiuiront  successivement  des  récits  d'amour  et  de  guerre, 
une  terrible  tempéle,  un  dénumbreinent  de  vais.seaux,  de  généraux 
et  de  monarques  actucliemenl  régnants,  personnages  tout  iinineaux; 
les  épisodes  seront  aunombrede  trois;  j'ai  sur  le  métier  un  panorama 
de  l'cnfei  à  la  manière  de  Virgile  et  d'Homère,  afin  de  justifier  mon 
lilie  dépique. 

CCI. 

■Toules  ces  choses  paraiiront  en  temps  et  lieu,  d'une  manière 
sirielement  confoinic  aux  règl  s  d'.Arislole,  ce  ra<lt'-meciim  du  véri- 
table sublime,  qui  produit  Innl  de  poètes  et  quelques  imbéciles. 
U^s  pocle.s  prosaïques  aiment  les  vers  blancs;  moi,  je  suis  épris  de 
la  rime:  les  bons  ouvriers  ne  se  plaignent  jamais  de  leurs  outils. 
J'ai  à  ma  disposition  de  no^ivclles  machines  mvthologiques  et  un 
liicrM'illeux  qui  formera  une  décoralion  magnifique. 

CCIl. 

Il  n'.v  a  qu'une  légère  difl'érence  entre  moi  et  les  confrères  qui 
mont  piéi'édé  dans  la  roule  de  l'épopée,  et  je  crois  que,  sur  ce  point, 
tout  lavanlagc  est  de  mon  côté  (non  que  je  n'aie  encore  quelques 
mérites  en  propre,  mais  celui-ci  ressortira  dune  manière  toute  spé- 
ciale) :  CCS  messieurs  bndent  tellement  leur  sujet  que  c'est  une 
grande  afi'airc  de  reirouver  son  chemin  à  travers  leur  labvriutbe  de 
fables,  landis  que  mon  récit  est  vrai  dans  ses  moindres  détails. 

CCIII. 

Si  quelqu'un  en  doute,  je  puis  faire  appel  à  Ibisloirc,  à  la  tradi- 
tion, aux  fails,  aux  journaux,  dont  tout  le  monde  connaît  la  véracité, 
h  des  drames  en  cinq  actes  et  à  des  opéras  en  trois  :  tous  ces  témoi- 
gnages confirmeront  mes  dires;  mais  ce  qui  doit  surtout  déterminer 
la  Confiance  de  mes  lecteurs,  c'est  que  n  oi-mème  et  plusieurs  per- 
sonnes vivant  encore  à  Seville,  nous  avons  vu  demis  propres 
.veux  la  dernière  escapade  de  don  .Inan  ,  enlevé  par  le  diable. 

CCIV. 

Si  jamais  je  m'abaisse  jusqu'à  la  prose ,  j'écrirai  un  decalogue 
pnclique  qui  sans  nul  douie,  éclipsera  Ion?  les  précédents:  j  enri- 
chirai mon  texte  de  beaiieoun  de  presciipiions  que  tout  le  monde 
ignore  ,  et  jc  porterai  les  préceptes  au  plus  haut  point  de  ri.'ueur  : 
l'ouvrage  sera  intitulé  :  «  Longiii  le  verre  à  la  main,  ou  Chaque  poète 
dtvienl  son  proirc  Aristnie   » 

CCV. 

Tu  croiras  en  Jlillon  ,  en  Di>,len  et  en  Pope  :  lu  n'exalleras  ni 
W  ordswoiih  ,  m  Coleridge,  ni  Soulhev,  parce  ipie  le  premier  est 


fou  désespéré .  le  peeond  touiours  ivre  et  le  :roi«ième  affecté  el  ver- 
beux :  il  est  difficile  de  rivaliser  avec  Cj-ahb"  ;  l'hippocrène  de  Camp- 
bell est  ?i  peu  près  à  sec  ;  lu  ne  déroberas  rien  it  Itogcnt  cl  ne  rnm- 
mellrns  point...  de  légèrelés  avec  la  muse  de  Mnore. 

ce  VI. 

Tu  ne  convoiteras  pas  la  mu.se  de  Sotheby,  ni  son  Pégase,  ni 
ni;eune  chose  qui  soil  à  Itii  ;  lu  ne  porteras  pas  d>'  fiux  témoignage 
comme  font  les  lias  bleus  ,'il  est  au  moins  une  de  ces  persunnes-lJi 
qui  est  très  adonnée  à  ce  vice*  ;  bref  lu  n'écriras  que  des  choog 
qui  me  plaisent  :  c'est  là  le  fond  de  loule  eriliqueel  l'fm  iieiil  baiser 
ou  non  la  férule  ..  comme  on  voudra;  mais  eelni  qui  salisliendra 
lie  le  r.iir.'    par  le  ciel,  ic  I,t  lui  ferai  sentir! 

CCVII. 

Si  quelques  lecteurs  s'avisaient  de  prétendre  que  cette  histoiie 
n'est  pas  moiale,  je  les  prierai  d'ahonl  de  ne  pas  crier  avant  d'Mre 
réellement  blessés  ;  jiuis,  je  les  inviterai  à  relire  tout  l'ouvrage  et 
nous  venons  s'ils  osent  soutenir  'mais  personne  certainement  n  aura 
un  pavcil  fioni).  s'ils  osent  soutenir,  dis-je,  que  ce  n'est  pas  unrécil 
toulà-fait  moral  quoique  fort  gai.  D'ailleurs,  je  me  propose  de  mon- 
trer, dans  le  chaut  douzième,  le  lieu  même  où  vont  les  méchante. 

CCVIII. 

Si,  après  tout,  il  se  trouve  des  gens  assez  aveuglés  sur  leur  propre 
inlérét  pour  mépriser  cet  avertissement,  assez  égarés  par  le  Iravei-s 
de  leur  esprit  pour  n'eu  pas  croire  mes  vers  cl  leurs  propres  veux, 
cl  pour  répéter  qu'ils  ne  peuvent  trouver  la  morale  de  ce  poème;  je 
leur  déclare,  s'ilsappartienneni  au  clergé, qu'ils  en  o.-it  menti  :  et  si 
cette  remarque  est  faile  par  des  officiers  on  critiques,  je  leur  dirai 
qu'ils...  qu'ils  sont  dans  l'erreur. 

♦  ,  CCIX. 

Je  comple  sur  l'approbation  du  publie,  et  prie  les  lecteurs  de  m'en 
croire  sur  parole,  quant  au  dessein  moral  que  it  m'elToioe  de  conci- 
lier avec  leur  aniuscmenf  (comme  on  donne  un  hochet  de  corail  au 
marmot  qui. fait  ses  dcnis)  ;  en  allcndani,  ils  vo'idj-nnt  bien  sans 
doule  ne  point  perdre  de  vue  mes  piéleniions  à  la  palme  épique  : 
de  peur  que  la  prudence  de  quelques-uns  ne  se  montr;1l  récalcitrante, 

j'ai  gagné  h  prix  d'argent  «  la  Revue  de  ma  graudinère  » x'est- 

ii-ilire  le  Recueil  intitulé  vthp  /Iritixh  •>. 

i;(:n. 

Mon  envoi  était  contenu  dans  une  lellie  adressé»?!  l'édilenr  qui, 
par  le  retour  du  courrier,  m'adres.<a  les  rcmerc'menis  d'usage...  Il 
me  doit  un  bel  article;  cependant,  s'il  lui  |)rcuail  friiitaisie  de  man- 
quer à  ja  promesse  ,  et  de  mettre  ma  douce  muse  sur  le  gril,  s'il 
niait  avoit  reçu  mon  cadeau  cl  couvrait  ses  pages  du  jus  amer  de  la 
noix  de  galle  au  lieu  de  miel,  loul  ce  que  je  pourrais  dire,  c'est  .. 
qu'il  a  pris  iron  argent  (1). 

CCXI. 

Jc  pense  qu'à  l'aide  de  celle  nouvelle  sainte  alliance,  je  suis  iissurc 
de  la  faveur  du  public  el  puis  défier  tous  les  autres  magasins  iitlé- 
raires  ou  scientifiques,  quotidiens,  mensuels  nu  trimestriels:  du 
reste,  je  n'ai  pas  es'.-ivé  d'augmenter  le  nombre  de  leurs  clients, 
p  irce  que  l'on  ma  ilit  quejc  n'y  pourrais  li^'U  gagner  et  <pie  V/ùlin- 
mircj-Hn-icir  et  la  Quarterly  fonl  un  véritable  martyr  de  loul  auteur 
qui  se  prononce  contre  elles. 

CCXII. 

«  Mon  eqo  hoc  ferrevi,  ealidn  Jurenta,  t^mxule  f'itinron t i).  a  dit 
Horace,  et  je  le  dis  comme  lui  :  par  celle  cilaiion  je  veux  donner  à 
enlendre  qu'il  y  a  six  ou  sept  bonnes  aune.  s.  long'cmps  avant  que 
je  Songeasse  ii  dater  mes  écrits  des  bords  de  la  Hrenla.  jetais  des 
plus  prompts  à  la  riposte  et  que  je  n'aurais  i>as  soiilTert  un  outrage 
dans  ma  hoiiillante  jeunesse,  sous  le  règne  de  (ieorge  III. 

CCXIII. 

Mais  aujourd'hui .  à  trente  ans  .  mes  cheveux  grisonnent  je  vou- 
drais bien  savoir  comment  ils  seront  à  quarante;  l'autre  jour  j'ai 
songé  à  prendre  perruque);  el  mon  cœur  n'est  guère  plus  jeune  que 

(1)  Le  directeur  du  Vriash-Heciewpril  celle  malice  au  séiinnu  ol  y  n[- 
pondit  gravement;  Byroii,  lioiireux  de  la  voir  tomber  dans  le  piège  ,  ré-  < 

filiqua  sous  le  psemlonym"  rie  Wortley  C'"tterhuck  cl  ini'  ei:  -ore  -Jiie  fois 
es  ""ienre  "i»  son  rMé. 
i       (9)  Je  n'^'urais  point  supporté  cela,  lorsque  j'étais  dans  la  fjrgu^  de  \i 
I  jeunesse,  fou--  I-^  'onsulm  .I-  P'hn'-i--   (M.  U'.  Ill,  M. 


ŒUVRES  COMPLÈTI-S  DE  LORD  BYIION. 


175 


infs  plicvciix;  m  un  mol,  j'ai  îraspillc  tout  mon  été  avant  les  jours 
(le  mai,  et  no  ni"-  ?on^  plus  lo  feu  nécessaire  pour  batailler  ;  j'ai  dé- 
pensé ma  vie,  intérêts  et  capital,  et  mon  Ame,  comme  autrefois,  ne 
se  croit  plu*:  invineililo. 

CCXIV. 

Jamais,  jamais...  non,  plus  jamais,  ne  descendra  sur  moi , comme 
une  rosée,  celte  fraîcheur  du  cœur  qui,  de  tout  ce  que  nous  voyons 
di'lijels  aimables  ici-bas,  extrait  des  émitions  charmantes  et  nou- 
velji's  pour  le-!  amasser  dans  notre  sein,  comme  l'abeille  entasse  son 
Ir'ésnr  d;ins  sa  ruche.  S(mt-ce  donc  ces  objets  extérieurs  qui  pro- 
duisent le  miel  de  nos  pensées?  Hélas!  cemiel  n'était  [las  en  eux,  mais 
dans  le  pouvoir  que  nous  avions  alors  de  doubler  jusqu'au  parfum 
d  une  fleur. 

CCXV. 

J.-imais,  jamais non,  plus  jamais,  ô  mon  cojur,  tu  ne  pourras 

être  mon  seul  monde,  niun  univers  i  Autrefois  tout  en  toute  clmse, 
lu  l'isoles  maintenant;  tu  ne  peux  plus  faire  ni  ma  joie,  ni  monsup- 
jilice:  rillufion  s'est  envolée  pour  toujours,  el  lu  es  devenu  insen- 
sible, sans  que  j'en  viiille  peut-être  moins  pour  cela;  ear,  h  ta  place, 
jai  acquis  un  certain  jugement,  seulement  Dieu  sait  comment  il  a 
pu  trouver  à  .se  log-er. 

CCXVI, 

J'ai  pas^ié  le  temps  d'aimer:  désormais  les  charmes  d'une  jeune 
fille,  dune  femme,  d'une,  veuve  surtout,  n'auronl  [dus  le  pouvoir  de 
luf  tourner  la  tète...  enfin,  je  ne  dois  plus  menerlavieque  j'ai  menée; 
j'ai  perdu  la  eréilule  espérance  d'une  mutuelle  affection  ;  l'usage 
copieux  du  bordeaux  m'est  également  défendu  :  doue  pour  me  con- 
siitiier  un  vice  convenable  à  un  bon  vieux  gentilhomme  .  je  ferai 
bien  de  m'aiTanger  de  l'Avarice. 

CCXVII. 

L'ambition  fut  mon  idole:  je  l'ai  brisée  devant'  les  autels  de  la 
Douleur  el  du  l'iaisir:  cl  ces  deux  divinités  m'ont  laissé  maint  et 
mninl  gag-^  sur  lesquels  je  imis  méditera  loisir.  J'ai  dit,  comme  la 
lèle  de  bronze  du  moine  B.acon  :  «  Le  temps  est  ;  le  temps  fut;  le 
temps  n'esl  plus.  »  La  biillanle  jeunesse,  cet  alchimique  trésor,  a 
été  dissipée  par  moi  de  bonne  heure...  j'ai  dépensé  mon  cœur  en 
passions  et  mon  cerveau  en  rimes. 

CCXVIIL 

Où  aboutit  la  gloire?  à  remplir  un  certain  espace  dans  des  récils 
peu  certains.  Quelques-uns  la  comparent  à  une  colline  qu'on  gravit 
et  dont  le  sommet  se  perd,  comme  les  autres,  au  sein  des  brouillards: 
et  c'esl  piHir  cela  que  les  hommes  écrivent,  parlent,  pi'èclient:  que 
les  héros  liienl,  et  que  les  poètes  consument  ce  qu'ils  appellent  «  leur 
lampe  nocturne  :  »  le  lout  pour  laisser,  quand  l'original  ne  sera 
plus  que  poussière,  un  nom,  un  méebant  portrait  ou  un  buste  pire 
encore. 

CCXIX. 

Que  sont  les  espérances  de  l'homme?  Un  ancien  roi  d'Egypte, 
Chéops,  éleva  la  première  et  la  plus  vaste  des  pyramides,  pensant 
que  c'était  juste  ce  qu'il  lui  fallait  pour  faire  vivre  sa  mémoire  el 
conserver  s;i  momie;  mais  quelque  rôdeur,  fouillant  l'édifice,  viola 
outrageuseuienk  son  cercueil.  Ne  comptons  donc,  ni  vous  ni  moi, 
sur  aucun  monument,  puisqu'il  ne  reste  pas  une  jiincée  de  la  cendre 
de  Cbéops. 

ccxx. 

Mais,  en  ami  de  la  vraie  philosophie,  je  me  dis  souvent  :  «  Hélas  ! 
•  tout  ce  qui  naît  est  né  pour  mourir;  toute  chair  est  une  herbe  dont 
la  mort  lait  du  foin  ;  lu  as  passé  la  jeunesse  assez  agréablement;  et 
si  !u  pouvais  la  reprendre  ,  elle  arriverait  de  même  à  sa  fin...  rends 
donc  grâce  h  ton  éioile  de  CT!  que  les  choses  ne  sont  pas  pires;  lis 
ta  Bible,  mon  ami,  et  veille  sur  ta  bourse.  » 

CCXXI. 

Mais  pour  le  moment,  aimable  lecteur,  et  vous  acheteur  plus  ai- 
mable encore,  permettez  que  le  poète...  c'est  moi...  vous  serre 
poliment  la  main.  Bonsoir  donc,  et  portez-vous  bien!  Si  nous  nous 
eniendons  nous  nous  reverrons;  sinon,  je  n'aurai  mis  votre 
patience  à  l  épreuve  que  par  ce  court  échantillon...  il  serait  à  .sou- 
liailer  que  tant  d'autres  eussent  fait  comme  moi. 

Cl]X\ll. 

«  Allez,  petit  livre;  quittez  ma  solitiule  !  je  vous  livre  aux  vagues  : 
■  ailes  votre  chemin  :  si  vous  fûtes  bien  inspiré ,  comme  j'ose  le 
croire,  le  monde  vous  trouvera  encore  après  de  longues  années.  » 


Quand  je  vois  Souihey  lu  et  Wordsworth  compris,  je  ne  puis  m'em- 
pèclier  da  faire  valoir  aussi  mes  dndis  à  la  gloire...  Les  premières 
ligues  de  celle  stance  sont  de  Souihey  :  pour  l'amour  de  Ùieu,  lec- 
teur, n'allez  pas  les  croire  de  moi. 


CH.\NT    II. 


1.  . 

Ovousl  instituteurs  de  la  naive  jeune.=sc,  pédagogues  de  Ilel- 
lande,  de  France,  d'Angleterre,  d'Allemagne  et  d'Espagne,  fouettez 
bien  vos  élèves  en  toute  occasion  :  cela  régénère  le  moral,  n'importe 
la  douleur,  (l'est  en  vain  que  don  Juan  eut  la  meilleure  des  mères 
et  la  plus  parfaite  éducation  ,  puisqu'il  arriva  tout  de  môme  à  perdre 
son  innocence,  et  ce,  de  la  plus  drôle  des  manières. 

II, 

Si  on  l'eût  envoyé  dans  une  école  publique ,  en  troisième  an  même 
en  quatrième,  sa  lâche  journalière  eût  empêché  son  imagination  de 
s'échauffer,  du  moins  étant  élevé  dans  le  nord;  il  est  possible  que 
l'Espagne  fasse  exception  ;  mais  l'exceidion  confirme  la  règle.  Un 
jeune  homme  de  seize  ans,  devenant  la  cause  d'un  divorce,  avait  de 
quoi  intriguer  un  peu  ses  maîtres. 

m. 

Four  moi,  la  chose  ne  m'intrigue  nullement,  tout  bien  considéré: 
il  y  avait  pour  cela  bien  des  raisons  ;  d'abord,  sa  mère,  la  mathéma- 
ticienne, qui  n'était  (lu'une...  u'imporle  quoi;  sou  tulcur,  un  vieil 
âne...  une  jolie  femme  (  cela  va  de  soi-même,  aiitriuiieot  la  i  h.ose 
ne  serait  sans  doute  pas  arrivée)...  un  mari  on  peu  âgé  el  pas  trop 
d'accord  avec  sa  jeune  femme...  enfin  le  temps  et  l'occasion. 

IV. 

Fort  bien,  fort  bien  !  Le  globe  doit  tourner  sur  son  axe  et  le 
génie  humain  tourner  avec  lui,  têtes  cl  (pieues  :  nous  devons  vivre 
et  mourir,  faire  l'amour  et  payer  nos  impôts,  et  tourner  la  voile  au 
veni,  de  quelque  côté  qu'il  souffle.  Le  roi  nous  commande,  le  méde- 
cin nous  drogue,  le  p:'être  nous  sermonne  ;  et  c'est  ainsi  que  s'exhale 
notre  vie.  souffle  léger,  amour,  ivresse,  ambition,  renommée,  guerre, 
dévotion,  poussière...  el  peut-être  im  nomi 

V. 

J'ai  dit  qu'on  avait  envoyé  Juan  à  Cadiv,..  jolie  ville,  dont  j'ai 
gardé  bon  souvenir.,,  c'esl  l'entre[iôt  du  comnii'ree  des  c  denies 
', ce  l'élail  du  moins  avant  que  le  Pérou  apprît  à  se  révoiler  );  et 
puis  de  si  jolies  filles...  je  veux  dire  de  si  aimables  dames  !  leur 
seule  dém.àrchc  suffit  pour  faire  battre  le  cœur  :  c'esl  une  chose 
frappante,  que  je  ne  piii-  cependant  décrire,  et  que  je  ne  puis  eoni- 
parer  à  rien...  n'ayant  jam  lis  vu  rien  de  pareil. 

VI. 

A  un  coursier  arabe?  à  un  cerf  majestueux?  à  un  barbe  nou- 
velleu'.ent  dompté?  à  une  girafe?  à  une  gazelle  ?  Non  !  ce  n'est 
pas  cela...  El  puis  leur  costume  .  leur  voile  et  leur  basquine  I  Hé- 
las !  en  m'arrêtant  air  ces  détail,  je  remplirais  presque  toutun 
chant...  Et  puis  leurs  pieds,  leurs  chevilles...  Le  ciel  soit  loué  de 
ce  que  je  n'ai  point  de  métaphores  sous  la  main.  Ainsi,  ma  prudente 
muse,  soyez  sage. 

VIL 

Chaste  muse!  ..  Eh  bien  !  vous  le  voulez  ..  soit!...  Ce  voile,  re- 
jeté un  moment  en  arrière  par  une  main  éblouissante  pendant  qu'un 
regard  irrésistible  vous  fait  pâlir  en  vous  pénétrant  jusqu'au  fond 
du  cœur...  0  terre  de  soleil  et  d'amour!  si  jamais  je  t'oublie,  puissé- 
je  devenir  incapable....  de  dire  mes  prières...  Non  .  jamais  costume 

I   ne  fut  mieux  fait  pour  lancer  des  œillades,  à  l'exception  toutefois  des 

i   fazzioli  de  Venise. 


Maintenant  à  notre  histoire!  Dona  Inez  avait  envoyé  son  fils  h 
Cadix,  i!ni(]uement  pour  qu'il  s'y  embarquât  ;  elle  ne  voulait  point 
qu'il  y  séjournât.  Pourquoi?...  N^ous  laissons  au  lecteur  le  Siiin  de 
le  deviner...  On  de*linait  le  jeune  homme  à  \o_^ager  sur  mer, 
comme  si  un  vaisseau  espagnol  était  une  arche  de  Noé,  capable  de 
le  préserver  des  vices  de  la  terre,  el  de  l'y  renvoyer  un  joui-  ;;omme 
'a  colombe  messagère  de  paix. 


LES  VKILLKES  LITTfiHAlHKS  ILLIJSTHKES. 


IX. 

Don  Junn,  coiifoi'niômenl  aux  ordres  de  sa  mJ-rc,  dit  h  son  valet 
de  faire  ses  malles,  puis  reçut  un  sermon  et  (|Ufli|ue  arpent.  Son 
voyage  (levait  durer  quaire  lU'intemps,  et  iiuelle  i|ue  fiU  la  douleur 
d'iiicz  (car  louli"  séparation  est  pénible),  elle  ospériiil,  elle  croyait 
peut-être  qu'il  se  corrigerait,  idle  lui  remit  aussi  une  lellrc  loiile 
pleine  de  bons  conseils  (lellre  (juil  ne  lut  jamaisj,  et  deux  ou  trois 
lellres  de  crédit. 


la  courageuse  Inez  fonda 


ne  son  cAtc,  pour  occuper  ses  loisir 
une  école  du  dimanche, 
pour  de  petits  vauriens, 
(|ui.  eu  vrais  polissons, 
eussent  mieux  aimé  faire 
les  fous  ou  les  diables. 
Donc,  le  jour  du  Sei- 
gneur ,  les  enfants  de 
trois  ans  aiiprenaient  à 
lire:  les  plus  slupiilcs  re- 
cevaient le  fouet  ,  ou 
élaient  assis  surla  chaise 
de  pénitence.  Le  grand 
succès  de  l'éducation  de 
don  Juan  encourageait  sa 
mère  h  élever  la  généra- 
tion suivante. 


XI. 

Juan  s'embarqua  :  le 
vaisseau  leva  laneie  ;  le 
vent  était  haut  et  les  flots 
très  houleux  ;  c'est  une 
diablesse  de  mer  i|ue  celle 
de  celte  baie  de  Cadix,  et 
moi  qui  l'ai  souvent  tra- 
versée, je  puis  en  parler 
savamment. Quand  onest 
sur  le  pont,  l'écume  des 
vagues  vous  frappe  au 
visage  et  vous  tau  ne  la 
peau  :  et  c'est  lîi  que  se 
tenait  don  Juan  .  poui' 
dire  h  rKspague  son  pre- 
mier.... et  j)eut-être  son 
dernier  adieu. 

XII. 

C'est,  je  l'avoue,  un 
spectacle  pénible  que  ce- 
lui de  la  teire  natale  s'é- 
loignanl  à  l'horizon  ,  à 
mesure  que  les  flots  gran- 
dissent autour  de  vous  : 
Ihoninie ,  à  cette  vue, 
se  sent  défaillir,  surtout 
quand  il  est  encore  non 
veau  dans  la  vie.  Je  me 
rappelle  que  la  côte  de  la 
Grande- Bretagne  paraît 
blanche;  mais  celles  de 
presque  tous  les  autres 
pays  .sont  bleues,  quand 
nous   les    regardons   de 

loin  .  et  qu'h  peine  entrés  dans  notre  carrière  nauli((ue,  nous  nous 
laissons  encore  tromper  par  la  distance. 

XIII. 

Juan,  tout  eO'aré,  se  tenait  donc  sur  le  pont  :  le  vent  sifflait,  les 
cordages  criaient,  les  marins  juraient,  !•  navire  craquait,  liientôt 
la  ville  ne  parut  plus  qu'un  point,  tant  on  s'en  éloignait  rapiilement. 
Le  meilleur  des  remèdes  contre  le  mal  de  mer  est  un  beef-steak. 
Essayez-en ,  monsieur,  avant  de  vous  eu  moquer  :  eu  vérité  ,  je 
m'en  suis  fort  bien  trouvé....  il  doit  en  être  de  même  pour  vous. 

XIV. 

Don  Juan,  debout  près  du  gouvernail,  regardait  fuir  dans  le  loin- 
tain l'Kspagne,  sa  patrie.  Uu  premier  départ  est  une  leçon  pénible; 
les  nations  elles-mêmes  l'éprouvent  quand  elles  vont  à'  la  guerre  : 


Et  ses  veux,  encore  troublés,  aperçurent  la  jolie  figure  d'une  fille. 


c'est  une  sorte  d'émotimi  iiuléfluinsable ,  un  choc  qui  fend  le  cœur; 
lors  même  que  l'on  quitte  les  gens  et  les  lieux  le»  moins  agréables, 
on  ne  peut  s'enipécher  d  avoir  les  yeux  levés  vers  le  clocher. 

XV. 

Mais  Juan  laissait  derrière  lui  bien  des  cho.ses  :  une  mère,  une 
maîtresse  et  pas  de  fcmnie  :  de  sorte  qu'il  avait  bien  des  sujets  d'af- 
fliction que  n'auraient  p.is  des  personnes  plus  avancées  dans  la  vie. 
et  s'il  est  vrai  que  nous  ne  pouvons  retenir  uu  soupir  en  quittant 
nu^me  des  ennemis,  rieti  de  plus  naturel  que  de  pleurer  ceux  qui 
nous  sont  chers...  c'est-.'i-dire ,  jusqu'à  ce  que  des  douleurs  plus 
grandes  viennent  «lacer  nos  larmes. 

XVI. 

Aussi  Juan  pleurait-il , 
comme  pleuraient  les  Hé- 
breux captifs  auprès  des 
fleuves  de  Babylouc.  en 
se  rappelant  Sion.  Jevou- 

drais  pleurer  avec  lui 

mais  ma  muse  n'est  guère 
larmoyante,  et  ce  ne  sont 
i)ns  là  de  ces  douleurs  qui 
tuent.  11  faut  que  les  jeu- 
nes gens  voyagent ,  ne 
fût-ce  que  pour  s'amu- 
ser :  et  la  prochaine  fols 
que  leur  doniesii(|ue  atta- 
chera derrière  la  voiture 
leur  nouveau  porte-man- 
teau, peut-être  sera-t-il 
garni  de  ce  chant. 

XVII. 

Juan  pleurait  :  il  sou- 
pirait et  rêvait  ;  et  ses  lar- 
mes amères-se  mêlaient 
aux  flots  amers  de  l'O- 
céan :  «  Douceur  sur  dou- 
ceur !  »  (J'aime  tant  les 
citations ,  que  vous  vou- 
drez bien  excuser  celle- 
ci. ..C'est  lorsque  la  reine 
de  Danemark  jelie  des 
fleurs  sur  la  tombe  d'O- 
phélia.)  Pa  au  milieu  de 
ses  sanglots,  il  réfléchis- 
sait à  sa  situation  ac- 
tuelle et  prenait  la  sé- 
rieuse résolution  de  se 
réformer. 

xvr:i. 

a  Adieu  ,  Espagne  ! 
pour  huiglemps  adieu  ! 
s'écria-t-il  ;  peut-être  ne 
te  reverrai-je  plus;  peut- 
être  dois-je  mourir,  com- 
me sont  morts  bien  des 
exilés,  de  la  soif  de  revoir 
ton  rivage.  Adieu,  bords 
qu'arrose  le  Guadalqui- 
vir !  Adieu,  ma  mère  !  et 
puisque  tout  est  fini  entre 
nous,  adieu  aussi,  chère 
Julia  !  »  (Ici,  il  pril  sa  lettre  et  la  relut.) 

XIX. 

«Oh!  si  jamais  je  l'oublie,  je  jure...  mais  cela  ne  saurait  être... 
Cet  océan  azuré  se  dissipera  dans  l'air  ;  la  terre  elle-même  se  londra 
en  eau,  avant  que  ton  image  soit  bannie  de  mon  cœur,  ô  ma 
belle  adorée!  ou  que  je  te  dérobe  une  seule  de  mes  pensées.  Rien 
ne  peut  guérir  une  Ame  malade  ..  »  (Le  vaisseau  fit  une  embardée,  et 
le  mal  de  mer  se  déclara.) 

XX. 

«  Que  plutôt  le  ciel  vienne  embrasser  la  terre.  »  {Il  se  sentit  plus 
malade  encore.)  «  0  Julia!  que  sont  ions  les  autres  maux...  (Au 
nom  du  ciel,  un  verre  de  liqueur!  Pedro,  Uatlista,  aidez-moi  à 
descendre).  Jidia!  mou  amour!...  (Pedro,  maraud,  plus  vite  donc!) 
0  Julia....  (ce  maudit  navire  fait  d'horribles  bonds)....  Bien-aimée 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


177 


Jiilia,  enlends  encore  ma  voix »  Enfin  une  nausée  lui  coupa  la 

parole. 

XXI. 


Il  éprouvait  cette  pe«anleur  glaciale  du  cœur  ou  plutùt  de  l'esto- 
mac, qui  accompagne,  liélasi...  sans  que  toute  la  pharmacie  y  puisse 
rien...  la  perte  d'une  amante,  la  trahison  dun  ami,  la  mort  d'un  objet 
chéri,  quand  nous  sentons  mourir  avec  eux  une  partie  de  nous-mêmes, 
et  toutes  nos  espérances  s'éteindre  à  la  fois.  Nul  doute  que  son  dis- 
cours n'eût  été  encore  plus  pathétique  ,  si  la  mer  n'eût  agi  sur  lui 
comme  un  puissant  vomitif. 

XXII. 


L'amour  est  une  puissance  capricieuse  :  je  l'ai  vu, 
pisté  à  une  fièvre  causée 
par  sa  propre  ardour,  se 
laisser  démonter  par  un 
rhume  et  par  le  traite- 
ment compliqué  d'une 
esquinancie  ;  les  maladies 
nobles  ne  lui  font  pas 
penr ,  mais  il  redoute  les 
indispositions  vulgaires; 
il  n'aime  pas  qu'un  éter- 
iiuement  \ienne  inter- 
rompre ses  soupirs,  ou 
qu'une  inflammation  rou- 
gisse ses  yeux  aveugles. 

XXIII. 

Mais  ce  qui  lui  paraît  le 
pire  des  maux,  c'est  une 
nausée  ou  un  désordre 
dans  le  bas-ventre.  L'a- 
mour, qui  verrait  avec  un 
sang-froid  héroïque  épui- 
ser tout  son  sang,  recule 
devant  l'application  d'u- 
ne serviette  chaude  ;  pour 
sa  puissance,  tout  purga- 
tif est  un  danger  et  le 
mal  de  mer  est  la  mort. 
L'amour  de  don  Juan 
était  [iarfait;  sans  quoi, 
au  milieu  des  vagues  mu- 
gissantes, eût-il  résisté  à 
l'étal  de  son  estomac  tout 
novice  à  la  mer? 

XXIV. 

Le  vaisseau  ,  la  Sanc- 
tlssima  Trinidad,  faisait 
voile  pour  Livourne  :  c'é- 
tait là  que  les  Moncadas 
s'étaient  fixés  longtemps 
avant  la  naissance  du 
père  de  Juan.  Les  deux 
familles  étaient  alliées,  et 
le  jeune  homme  élait  por- 
teur d'une  lettre  de  recom- 
mandation ,  que  ses  amis 
d'Espagne  lui  avaient  fait 
remettre  le  malin  même 
pour  ses  amis  d'Italie. 


après  avoir  re- 


XXVII. 


Lambro. 


Après  le  premier  quart ,  le  vent,  venant  à  tourner  tout-à-coup  , 
jeta  le  vai.sseau  en  Iravers  de  la  lame,  qui  le  frappa  vers  l'arrière,  y 
ouvrit  une  brèche  en'rajante,  fit  sauter  l'étambord  et  endommagea 
la  poupe  tout  entière;  et  avant  qu'on  eût  pu  tirer  le  navire  de  cette 
passe  critique,  le  gouvernail  fut  arraché.  Il  était  temps  de  sonder 
la  cale  :  elle  faisait  quatre  pieds  d'eau. 

XXVIII. 

Une  partie  de  l'équipage  fut  immédiatement  mise  aux  pompes, 

tandis  que  le  resie  s'occu- 
pait à  jeter  par-dessus  le 
bord  une  partie  de  la  car- 
gaison et  mille  objets  di- 
vers ,  mais  sans  pouvoir 
d'abord  arriver  à  la  voie 
d'eau.  Enfin  ,  on  la  dé- 
couvrit ;  mais  le  salut  n'en 
demeurait  pas  moins  dou- 
teux :  l'eau  s'élançait  avec 
une  abondance  e'iVrayan- 
te .  tandis  qu'on  jetait 
dans  l'ouverture  draps, 
chemises  ,  jaquettes  et 
ballots  de  mousseline. 

XXIX. 

Mais  cet  expédient  au- 
rait été  vain  et  le  navire 
aurait  sombré  en  dépit  de 
tous  les  efforts,  n'eussent 
été  les  pompes.  Je  suis 
bien  aise  de  faire  con- 
naître la  supériorité  de 
celles-ci  à  tous  mes  frères 
en  navigation  qui  pour- 
raient en  avoir  besoin  : 
elles  puisaient  cinquante 
tonnes  d'eau  par  heure, 
et  tout  eût  été  perdu  sans 
leur  inventeur,  M.  Mann, 
de  Londres. 

XXX. 

Dans  la  journée  sui- 
vante, le  temps  parut  se 
calmer  un  peu;  on  con- 
çut l'espoir  de  réduire  la 
voie  d'eau  et  de  tenir  le 
navire  à  flot,  quoique 
trois  pieds  d'eau  occupas- 
sent encore  deux  pompes 
à  bras  et  une  pompe  à 
chaîne.  Sur  le  soir ,  la 
brise  fraîchit  de  nouveau, 
puis  une  rafale  survint; 
quelques  canons  rompi- 
rent leurs  amarres ,  et 
une  bourrasque ,  impos- 
sible à  décrire,  jeta  d'un 
coup  le  navire  sur  le 
flanc. 


XXV. 

Sa  suile  se  composait  de  trois  domestiques  et  d'un  précepteur,  le 
licencié  PedriUo,  lequel  savait  plusieurs  langues;  mais  dans  ce  mo- 
ment, incapable  d'en  parler  aucune,  il  était  étendu  malade  sur  son 
matelas  :  bercé  dans  son  hamac,  il  appelait  la  terre  de  tous  ses  vœux, 
car  chaque  lame  nouvelle  accroissait  son  mal  de  tête  ;  en  outre,  l'eau' 
qui  pénétrait  par  les  sabords,  rendait  sa  couche  un  peu  humide  et 
a  gm  en  tait  son  efl'roi. 

XXVI. 

Il  ne  s'alarmait  pas  sans  raison  ;  car  Ja  brise  monta  et  fraîchit  en- 
core vers  le  soir;  et  bien  qu'il  n'y  eût  pas  là  de  quoi  efl'rayer  des 
gens  habitués  à  la  mer,  certes  tout  autre  en  eût  pâli  ;  car  les  marins  ' 
forment  une  espèce  à  part.  Au  coucher  du  soleil,  on  se  mita  car- 
guer  les  voiles  :  l'aspect  du  ciel  annonçait  un  coup  de  vent  qui  pour- 
rait bien  emporter  un  mât  ou  deux. 

Pinis.  _  Imp.  Lacoih  rt  C«,  rue  Soutflol,  10. 


XXXI. 

Alors,  il  resta  immobile  et  presque  renversé:  l'eau  sortit  de  la 
cale  et  inonda  l'enlre-pont,  où  se  passa  une  de  ces  scènes  que  les 
speclaleurs  n'oublient  pas  facilement;  car  les  hommes  se  rappellent 
toujours  les  batailles,  les  incendies,  les  naufrages,  enfin  tout  ce  qui 
amène  des  regrels  ou  brise  des  espérances,  des  cœurs,  des  têtes  et 
des  cous  :  C'est  ainsi  que  des  noyades  font  l'entretien  habituel  des 
plongeurs  ou  nageurs  qui  ont  échappé  à  pareil  danger. 

XXXII. 

Sur-le-champ  deux  mâts  furent  abattus  :  celui  de  misaine  d'abord, 
puis  le  grand  mât-  mais  le  navire  n'en  restait  pas  moins  immobile 
comme  une  souche,  en  dépit  de  tous  les  efforts.  On  coupa  également, 
pour  soulager  le  navire,  le  mât  d  artimon  et  le  beaupré;  bien  que 
l'on  eût  résolu  d'abord  de  ne  les  sacrifier  que  quand  tout  autre  es- 


178 


LES  VEILLtliS  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


poir  serait  perdu  :  cl  onfin  le  vieux  vaisseau  se  redressa  par  un  mou- 
veinenl  plein  de  ^ioiclll■c. 

XXXIll. 

Comme  on  doit  le  croire  aisément,  pendant  ces  opérations,  bien 
des  gens  n  étalent  pas  ii  leur  aise  :  lus  passagers  Irouvaienl  furt  |>^- 
niblu  du  Ne  voir  en  danger  de  lUDrl  et  de  déranger  leur*  liabiludcd  ; 
les  nii'illeurs  marins  oux-iui^nics,  croyant  leur  dernier  jour  venu  , 
avaient  une  tendance  à  l'iuïiuburdinalion  :  car  on  sait  qu'en  pareil 
cas,  ils  ne  se  font  pxs  faute  d  exiger  du  grog  et  môme  de  boire  le 
rbuin  au  tonneau. 

XXXIV. 

Il  n'y  a  rien.  îi  coup  silr,  i|ui  calme  les  esprits  comme  le  rluuii  et 
In  vraie  religion  :  on  en  vil  un  bel  exemple  .  ceux-ci  pillaient,  ccux- 
li\  buvaient,  d'autres  cbanlaieni  des  psaumes,  les  vents  faisant  le 
dessus  et  la  voix  rauque  des  vagues  se  chargeant  de  la  basse.  La 
peur  avait  guéri  du  mal  de  mer  tous  les  malbeureu.x  passagers  ;  et 
une  étrange  confusion  de  plaintes,  de  blasphèmes  et  uc  prières  ré- 
pondait en  cbœur  à  la  mer  mugissante. 

XXXV. 

Do  plus  grands  malbeurs  eussent  peut-être  résulté  de  ce  désordre, 
n'eût  clé  notre  don  Juan,  (|ui,a\ec  un  bon  sens  supérieur  à  son  âge, 
courut  à  la  soute  aux  liqueurs,  et  se  plaça  devant  la  porte,  un  pis- 
tolet dansclin(|ue  main.  La  mort  jwr  le  feu  leur  parut  plus  terrible 
que  par  l'eau,  et  malgré  leurs  blasphèmes,  sou  attitude  tint  en  re- 
spect tous  ces  matelots  qui,  avant  de  sombrer,  pensaient  qu'il  serait 
convenable  de  mourir  bien  soûls. 

XXXVl. 

«  Donnez-nous  encore  du  grog,  criaient-ils;  car  tout  sera  fini 
pour  nous  dans  une  heure.  —  Non,  répondit  .luan,  tl  est  vrai  que 
la  mort  nous  attend  vous  et  moi  ;  mais  mourons  du  moins  en  Immmes 
et  ne  nous  laissons  point  aller  comme  des  brutes.  »  IH  il  garda  son 
poste  sans  que  personne  osât  venir  au-devant  du  coup.  Il  n'y  eut 
pas  jusqu'à  Pedrillo,  son  très  révérend  précepteur,  qui  ajiant  solli- 
cité un  peu  de  rhum,  vit  sa  demande  rejelée. 

XXXVll. 

Le  bon  vieillard  avait  conijjlétemenl  perdu  la  tête,  el  se  livrait  îi 
de  bruyantes  et  pieuses  lamentations;  il  confessait  tous  ses  péchés 
et  faisait  un  dernier  cl  irrévoe.d)le  vœu  de  rclormo;  ce  perd  passé, 
il  jurait  bien  de  ne  plus  quitter,  à  quelque  prix  iiue  oc  fût,  ses  occu- 
pations académiques  et  le  cloître  de  la  classique  Salamanque,  poui' 
suivre  en  Sancho  Pança  les  pas  d'un  chercheur  d'aventures. 

XXXVIII. 

Mais  un  éclair  d'espérance  vint  luire  encore  :  le  jour  parut  et  le 
vent  s'apaisa  ;  les  mâts  étaient  perdus,  la  voie  d'eau  augmentait: 
tout  autour  des  bas-fonds,  mais  nulle  part  le  rivage;  cependant  le 
navire  se  maintenait  et  surnageait  encore.  On  essaya  de  nouveau  les 
pompes,  et  quoique  tous  les  ctTorIs  précédents  semblassent  eu  pure 
perte,  un  rayon  de  soleil  suflil  pour  ramener  (pielques  mains  aux 
leviers  :  les  plus  forts  pompèrent  ;  les  autres  assemblèrent  des  dé- 
bris dévoiles. 

XXXIX. 

On  passa  celte  toile  sous  la  quille  du  navire,  et  pour  un  moment 
on  en  obtint  qucbiue  effet;  mais  avec  une  voie  d'eau  et  pas  un  bout 
de  mât,  plus  un  lambeau  de  voile,  que  pouvait-on  espérer?  Néan- 
moins, ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  de  lutter  ju.squ'au  bout;  il  n'est 
jninaislro|)  tard  pour  se  trouver  naufragé  sans  ressources....  et  bien 
que  l'homme  ne  meure  qu'une  fuis,  il  n'est  pas  drôle  de  mourir  dans 
le  golfe  de  Lion. 

XL. 

("est  Ih  en  effet  que  les  vents  et  les  vagues  les  avaient  poussés, 
les  ramenant,  les  éloignant  contre  leur  volonté;  car  ils  avaient  dil 
renoncer  à  diriger  le  bâtiment,  et  ils  n'avaient  pas  encore  eu  un 
jour  tranquille,  où  ils  pussent  prendre  du  repos  el  se  faire  un  mât 
de  ressource  et  un  gouvernail  :  nul  ne  pouvait  répoudre  qu'il  res- 
terait une  heure  à  flot,  ce  navire  qui  pourtant  surnageait  encore  par 
bonheur,  mais  non  pas  aussi  bien  qu'un  canard. 

XLI. 

Le  vent,  peut-être,  avait  un  peu  diminué;  mais  le  vaisseau  souf- 
frait u-oppourse  maintenir  longtemps.  Par-dessus  tous  les  autres 
maux  ,  le  manque  d'eau  potable  se  faisait  vivement  sentir,  el  les 


portions  diminuaient.  Kn  vain  fm  interrogeait  le  télescope...  ni 
voile,  ni  rivage;  rien  que  la  mer  houleuse  et  la  nuit  quilombaitl 

XLH. 

Lo  temps  se  refit  menaçant...  La  brise  fraîchit  do  nouveau  :  lean 
entra  dans  la  cale  par  l'avant  et  par  I  arnèie.  Huoique  tout  tela  lut 
connu  do  lequijiage.  la  plupart  se  montrèrent  jatient!-,  quelques- 
uns  intrépides,  jusqu'au  moment  où  les  courroies  et  les  chaînes  diîs 
pompes  furent  usées...  Dù.s  lurs  le  navire,  corps  naufragé,  ne  sut 
j)lus  que  Hotter  à  la  merci  des  vagues,  merci  qui  ressemble  à  celle 
dos  hommes  durant  les  guerres  civiles. 

XLIII. 

Alors  le  charpentier,  les  larmes  aux  yeux,  pour  la  première  fois, 
vint  dire  au  capitaine  qu'il  ne  pouvait  rien  de  plus  :  c'éLiil  un 
homme  avancé  en  âge,  qui  longtemps  avait  parcouru  bien  des  twi^ 
orageuses,  et  s'il  pleurait  enfin,  ce  n'était  pas  la  crainte  qui  mouil- 
lait ses  paupières  comme  celles  d'une  femme  :  mais,  le  mnlheiircux 
il  avait  une  femme  et  des  enfants,  désespoir  de  ceux  qui  vont  mouiir. 

XLIV. 

Evidemment  le  vaisseau  s'enfonçait  de  l'avant  :  alors,  loule  dis- 
tinction disparut  :  les  uns  recouraient  à  la  prière  el  promenaient 
des  cierges  à  leurs  saints  ..  sans  trop  sin<piiéter  pourtant  s'ils  pr)ur- 
raienl  les  payer;  d'autres  regardaient  par-dessus  le  bord  :  quelques- 
uns  s'occupaient  à  mettre  les  chaloupes  en  mer;  et  il  y  en  eut  tin 
qui  demanda  l'absolution  à  Pedrillo,  lequel,  dans  son  trouble,  l'en- 
voya au  diable. 

XLV. 

Les  uns  s'attachèrent  dans  leurs  hamacs,  d'auli'cs  revêtirent  leurs 
plus  beaux  habits  comme  pour  se  rendre  â  une  fête  :  ceux-ci  mau- 
dissaient le  jour  qui  les  avait  vus  naître,  grinçaient  des  dents,  hur- 
laient et  s'arrachaient  les  cheveux  ;  ceux-là  continuaient  ii  travailler 
comme  au  commencement  de  la  tempête,  faisant  descendre  les 
canots  et  bien  convaincus  qu'un  bon  bateau  peut  tenir  contre  une 
mer  houleuse,  si  les  vagues  ne  le  prennent  pas  contre  le  vent. 

XLVI. 

Le  pire  dans  leur  condition,  c'est  qu'après  plusieurs  jours  pa.ssés 
dans  une  extrême  détresse,  il  leuréiait  (lilficile  de  trouver  des  pro- 
visions suffisantes  pour  alléger  les  li.'ngues  souffrances  qui  les  me- 
naçaient. Les  hommes,  môme  lorsqu'ils  vont  mourir,  répugnent  iiu 
sentiment  delà  faim  :  le  mauvais  tem|>s  avait  avarié  les  vivres;  deux 
tonneaux  de  biscuit  et  un  baril  de  beurre,  ce  fut  tout  ce  dont  ou  |)ut 
garnir  le  cotre. 

XLVIl. 

Mais  on  parvint  h  mettre  dans  la  grande  chaloupe  quelques  livres 
de  pain  gâté  par  l'huiMidité,  une  caisse  d'eau  contenant  environ 
vingt  gallons,  cl  six  bouteilles  de  vin.  On  lira  de  renire-ponl 
une  certaine  quantité  de  bœuf  :  on  trouva  encore  un  morceau  de 
porc  à  peine  suffisant  pour  une  collation  :  joignez-y  huit  gallons  de 
rhum  dans  un  petit  baril. 

XLVIII. 

Le  canot  el  la  pinasse  avaient  été  brisés  dès  le  commencement 
de  la  tourmente,  et  la  grande  chaloupe  était  en  as.'ez  mau\ais  état, 
n'ayant  pour  voile  que  deux  couvertures  de  lit  et  pour  mât  (|u'un 
aviron,  que  fort  heureusement  un  mousse  y  avait  jeté  pardessus  le 
bord.  En  somme,  les  deux  embarcations  ne  pouvaient  contenir  la 
nioitiéde  l'équipage  et  des  passagers,  et  encore  moins  les  provisions 
nécessaires. 

XLIX. 

C'était  l'heure  du  crépuscule  ;  el  le  jour  sans  soleil  s'abaissa  sur  le 
désert  des  eaux,  comme  un  voile  qui,  si  on  l'écartail,  ne  laisserait 
voir  que  les  traits  sombres  de  la  haine,  masquée  pour  mieux  attein- 
dre sa  victime.  Ainsi  s'offrit  la  nuit  à  leurs  regards  désespérés,  jc- 
I  tant  son  ombre  froide  sur  leurs  pâles  visages  elsur  l'abîme  désolé  ; 
douze  jours  ils  avaient  eu  pour  compagne  la  Terreur,  el  maintenaol 
la  Mort  était  devant  eux. 


On  avait  tenté  de  construire  un  radeau,  avec  peu  d'espoir  qu'il 
prtl  se  soutenir  sur  cette  mer  agitée  :  informe  essai  qui  aurait  pu 
prêter  à  rire,  s'il  eût  éié  possible  de  rire  dans  une  pareille  position,  à 
moins  que  ce  ne  fût  la  gaité  de  gens  qui  ont  trop  bu,  gaité  horrible 
el  insensée,  moitié  épileplique,  moitié  hysterii|ue...  Leur  délivrance 
eût  été  un  miracle. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


173 


LL 

A  huit  heures  et  demie,  on  jeta  par-dessus  bord,  vergues,  cages  à 
poules,  espars,  lout  ce  qui  pouvait  oHrir  aux  marins  une  chance 
de  se  tenir  à  flot,  et  de  prolonger  une  lutte  inutile.  11  n'y  avait  au 
ciel  d'autre  clarté  qu'un  petit  nombre  détoiles  :  les  embarcations 
s'éloignèrent  surchargées  de  monde  ;  alors  le  navire  donna  un  coup 
de  talun,  fit  encore  une  embardée,  et,  plongeant  la  tète  la  pre- 
mière... s'enfonça  tout  entier. 

LU. 

Alors  monta  de  la  mer  au  ciel  un  cri  terrible  d'adieu...  les  pol- 
irons seuls  criaient;  les  braves  restaient  silepcieux.  Quelques-uns 
s'élancèrent  dans  les  flots  en  poussantd'liorribleshurleraenls,  comme 
pour  aller  au-devant  de  leur  tombe  :  la  mer  s'enlr'ouvrit  en  cercle 
comme  un  enfer,  et  avec  lui  le  navire  aspira  en  sombrant  les  vagues 
tourbillonnantes  ,  comme  un  homme  qui  lutte  avec  sou  ennemi,  et 
qui  cherche  à  l'étrangler  avant  de  mourir. 

Lin. 

Ce  fut  d'abord  une  clameur  universelle,  plus  bruyante  que  le 
bruyant  Océan,  pareille  au  fracas  du  tonnerre  répété  par  les  échos; 
puis  tout  redevint  silencieux,  sauf  le.s  venls  mugissants  et  les  vagues 
inexorables;  seulement,  par  intervalles,  on  entendait,  parmi  une 
agitation  convulsive  de  l'onde  ,  le  cri  solitaire,  la  clameur  étoufl^ée 
de  quelque  robuste  nageur  à  l'agonie. 

LIV. 

Les  bateaux ,  nous  l'avons  dit,  avaient  déjà  pris  le  large,  et  une 
piirtie  de  l'équipage  y  était  entassée.  Cependant  les  fugitifs  n'avaient 
guère  plus  d'espoir  qu'auparavant;  car  lèvent  soufflait  avec  tant  de 
force  ,  qu  il  élait  bien  difficile  d'aborder  à  quelque  riv.-ige  :  puis , 
(pioique  bien  réduits,  ils  étaient  encore  trop  nombreux  :  en  quittant 
le  vaisseau ,  on  avait  compté  neuf  hommes  dans  le  côlre,  et  trente 
dans  la  chaloupe. 

LV. 

Tout  le  reste  avait  péri  ;  près  de  deux  centsAnies  avaient  pris  congé 
de  leurs  corps  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible,  hélas  I  quand  l'Océan 
engloutit  des  catholiques,  il  leur  faut  attendre  plusieurs  semaines 
avant  qu'une  messe  enlève  un  seul  charbon  de  leur  brasier  dans  le 
purgatoire  :  en  elTet,  jusqu'à  ce  que  les  gens  sachent  au  juste  ce 
qui  s'est  passé,  ils  ne  sontpas  disposés  à  donner  leur  argent  pour  les 
morts...  et  il  en  coûte  trois  francs  pour  chaque  messe  qu'on  fait  dire. 

LVL 

Juan  trouva  place  dans  la  chaloupe,  et  réussit  à  y  faire  entrer 
Pedrillo  :  ils  semblaient  avoir  changé  de  rôle  ;  car  Juan  avait  cet 
air  de  supéiiorilé  que  donne  le  courage,  pendant  que  les  deux  yeux 
du  pauvre  Pedrillo  pleuraient  le  sort  pitoyable  de  leur  maître. 
Quant  à  Battista  (par  abréviation  Tita),  il  était  mort  à  force  de  boire 
de  l'eau-de-vie. 

LVIL 

Il  essaya  aussi  de  sauver  Pedro,  son  autre  valet,  mais  la  même 
cause  le  perdit  :  il  élait  tellement  ivre  qu'en  voulant  entrer  dans  le 
cotre  il  tomba  à  la  mer,  et  trouva  ainsi  la  mort  dans  l'eau  mêlée 
de  vin.  Quelque  peu  éloigné  qu'il  fût ,  on  ne  put  le  repêcher,  parce 
que  la  mer  grossissait  à  chaque  minute...  et  que  le  bateau  s'en- 
combrait de  monde. 

LYIII. 

Juan  avait  un  vieil  épagneul  de  la  petite  espèce  ,  qui  avait  appar- 
tenu à  son  père  don  José,  et  qu'il  aimait,  comme  vous  pensez;  car 
nos  souvenirs  s'attachent  tendrement  à  de  pareils  ga^-es.  Le  pauvre 
animal  se  tenait  en  hurlant  sur  le  bord  du  navire,  SL'utant  bien 
(car  les  chiens  ont  le  nez  prophélique)  que  le  navire  allait  sombrer  : 
Juan  le  prit,  le  lança  dans  la  chaloupe  et  y  sauta  après  lui. 

LIX. 

11  prit  sur  lui  tout  l'argent  qu'il  put,  et  en  remplit  aussi  les  po- 
ches de  Pedrillo,  qui  s'y  prêta  machinalement,  ne  sachant  kii- 
niêmo  que  dire  et  que  faire,  et  tout  occupé  d'une  terreur  que  cliaipic 
vague  augmentait.  Quant  à  Juan,  comptant  qu'il  y  avait  encore  des 
chances  d'échapper,  et  qu'il  n'est  point  de  maux  sans  remède,  il 
embarqua,  comme  on  l'a  vu,  son  précepteur  et  son  chien. 

LX. 

La  nuit  fut  mauvaise  et  le  vent  tellement  violent,  que  la  voile  se 


détendait  quand  on  se  trouvait  dans  le  creux  des  vagues;  chaque 
fois  qu'au  contraire  on  était  reporté  sur  leur  crête,  là  régnait  une 
brise  qu'if  eût  élé  dangere\ixde  prendre  tout  entière.  Chaque  lame 
déferlait  sur  la  proue ,  et  les  mouillait  sans  leur  laisser  un  instant 
de  repos  ;  si  bien  que  leurs  membres  et  leurs  espérances  étaient 
également  à  froid...  Le  petit  cotre  ne  tarda  pas  à  sombrer. 

LXI. 

Ainsi  périrent  encore  neuf  personnes  La  chaloupe  se  maintenait 
au-dessus  des  flots  :  un  aviron  lui  servait  de  màt;  deux  couvertures 
cousues  ensemble  et  fortement  attachées  à  ce  morceau  de  bois  fai- 
saient assez  mal  l'office  de  voile.  Bien  que  la  moindre  vague  me- 
naçât de  remplir  le  frôle  canot,  et  que  le  péril  fût  plus  grand  que 
jamais ,  ils  donnèrent  un  regret  à  ceux  qui  avaient  péri  avec  le 
cotre....  ainsi  qu'aux  caisses  de  biscuit  et  au  baril  de  beurre. 

LXII. 

Le  soleil  se  leva  rouge  et  embrasé ,  indice  certain  de  la  durée  de 
la  tenipête  :  s'abandonner  au  vent  jusqu'au  retour  du  beau  temps, 
c'est  tout  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  Quelques  cuillerées  de  rhuin  et  de 
vin  avec  un  peu  de  pain  avarié  par  l'humidité  furent  distribuées  aux 
malheureux  navigateurs,  qui  commençaient  à  tomber  épuisés,  et 
qui,  pour  la  plupart,  avaient  leurs  vêlements  en  lambeaux. 

LXIII. 

Ils  étaient  trente  ,  entassés  dans  un  espace  qui  leur  permettait  à 
peine  de  remuer  :  pour  remédier  à  cet  inconvénient,  ils  convinrent 
qu'à  tour  de  rôle  une  moitié  resterait  debout,  bien  qu'engourdie 
par  l'incessante  pluie  des  vagues,  pendant  que  l'autre  moitié  pour- 
rait se  coucher  un  peu  abritée  parle  reste  :  ainsi  grelottant,  comme 
par  un  accès  de  fièvre  tierce,  ils  continuaient  d'occuper  leur  barque, 
n'ayant  que  le  firmament  pour  manteau. 

LXIV. 

Un  fait  certain  ,  c'est  que  le  désir  de  vivre  prolonge  la  vie.  Les 
médecins  ont  observé  que  les  malades,  lorsqu'ils  ne  sont  tour- 
mentés ni  par  des  femmes  ni  par  des  amis,  survivent  à  des  cas 
tout-à-fait  désespérés,  uniquement  parce  que  l'espérance  leur  reste 
encore,  et  que  les  funestes  ciseaux  d'Atropos  ne  viennent  pas  briller 
devant  leurs  yeux.  Le  plus  grand  ennemi  de  la  longéviié,  c'est  donc 
le  désespoir  :  il  abrège  épouvaulablement  les  misères  humaines, 

LXV. 

On  prétend  que  les  personnes  dontles  rentes  sont  viagères  vivent 
plus  longtemps  que  d'autres...  pourquoi  ?  Dieu  seul  le  sait,  à  moins 
que  ce  ne  soit  pour  faire  enrager  ceux  qui  servent  la  rente...  cepen- 
dant la  chose  est  tellement  vraie,  qu'il  en  est,  je  crois,  qui  ne  sont 
jamais  morts.  De  tons  les  créanciers,  les  juifs  sont  les  pires,  et 
c'est  là  leur  manière  de  placer  leurs  fonds.  Dans  mon  jeune  temps, 
ils  m'ont  fait  ainsi  des  avances  remboursées  à  grand'peine. 

LXVI. 

Ainsi,  des  gens  abandonnés  sur  une  barque  s.ans  pont,  en  pleine 
mer,  vivent  de  leur  seul  amour  pour  la  vie  :  ils  supportent  plus  de 
maux  qu'on  ne  saurait  croireou  m;"me  imaginer,  et  lésislent  comme 
des  rocs  aux  assauts  de  la  tempête.  Les  souffrances  ont  été  le  lot  du 
marin,  depuis  l'époque  où  Noé,  avec  son  arche,  croisait  partout  sur 
les  ondes...  il  faut  convenir  que  l'éiuipage  et  la  cargaison  n'élaienl 
pas  mal  étranges  :  il  en  fut  encore  ainsi  de  l'Argo,  ce  premier  flibus- 
tier de  l'ancienne  Grèce. 

LXVll. 

Mais  l'homme  est  un  animal  carnivore  :  illui  faut  ses  repas,  au  moins 
un  par  jour.  Il  ne  peut,  comme  les  bécasses,  se  nourrir  par  succion  : 
mais,  comme  le  requin  ou  le  tigre,  il  doit  avoir  sa  proie.  Bien  que 
sa  constitution  anatomique  puisse,  en  rechignant  un  peu,  supporter 
la  diète  végétale ,  néanmoins  nos  travailleurs  établissent  comme 
chose  incontestable  que  le  bœuf,  le  mouton  et  le  veau  sont  beau- 
coup moins  indigestes. 

LXYIII. 

Ainsi  pensait  notre  malheureux  équipage.  Le  troisième  jour,  un 
calme  survint,  qui  renouvela  d'abord  les  forces  des  naufragés,  et 
répandit  comme  un  baume  dans  leurs  membres  fatigués  :  ils  s'en- 
dormirent comme  des  tortues  bercées  sur  l'azur  de  l'Océan  ;  mais  en 
se  réveillant,  ils  ressentirent  une  défaillance  soudaine,  et  se  jetèrent 
sur  leurs  provisions  dans  l'emportement  de  la  faim,  au  lieu  de  les 
ménager  avec  la  prudence  convenable. 


mo 


I.KS  Vr.II.I.l'F.S  I.ITTI'.HAIP.F.S  ILLUSTRÉES. 


l.MX. 

LaKiiilo  (^tait  facile  h  prévoir...  ils  maiipèront  lout  ce  qu'ils  .ivaicnl, 
burent  tout  leur  vin,  en  dépit  dos  ronioniranros  :  cl  alors...  que 
leur  rcstail-il  pour  diner  le  lendemain  ?  Insensés!  ilscsiiéraient  que 
le  vent  se  li'M'rail  et  les  pousserait  vers  le  rivafre  :  espérances  nia- 
çnifiqucs!  niais  comme  ils  n'avaient  qu'un  aviron  et  un  aviron  bien 
fragile,  ils  eussent  été  plus  sensés  en  ménageant  leurs  vivres. 

LXX. 

Le  qualrii^me  jour  parut  ;  mais  pas  un  souffle  d'air;  l'Océan  dor- 
mait comme  un  enfant  à  la  mamelle.  Le  cinquième  jour  parut,  et 
leur  barque  lloltait  encore  sur  les  mômes  Ilots  :  la  mer  et  les  cieux 
étaient  bleus,  clairs  et  pai.sibles...Que  faire  avec  leur  unique  aviron 
(que  n'en  avaienl-ilsau  moins  une  paire!)?  Cependant  la  faim  devint 
une  rage;  et,  en  conséquence,  l'épapneul  de  don  Juan,  malgré  les 
supplications  de  son  maître,  fut  mis  à  mort  et  distribué  en  rations. 

LXXI. 

Le  si.xième  jour,  on  vécut  des  abats  de  la  béte  ;  et  don  Juan,  qui 
avait  refusé  jusque-là  de  preiulrc  sa  part  d'un  animal  cher  à  son 
père  défunt,  maintenant  les  mâchoires  crispées  par  une  faim  de 
va\itour,  non  sans  quelques  remords,  et  après  avoir  fait  quelques 
difficullcs,  accepta  enlin  comme  une  grande  faveur  une  des  pattes 
antérieures  de  lauimal  :  il  en  donna  moitié  à  Pedrillo ,  et  celui-ci 
dévora  sa  part,  tout  en  regrettant  de  ne  pas  avoir  l'autre  patte. 

LXXIl. 

Le  septième  jour...  point  de  vent...  Le  soleil  embrasé  grillait  et 
dévorait  leur  peau,  et  ils  gisaient  sur  les  flots,  immobiles  comme  des 
cadavres.  Nul  espoir  que  la  brise,  et  la  brise  ne  venait  pas.  Ils  je- 
taient les  uns  sur  les  autres  des  regards  farouches.  Eau  ,  vin,  vivres  , 
tout  était  épuisé.  Alors,  quoiqu'ils  restassent  silencieux  ,  vous  eus- 
siez vu  reluire  dans  leurs  yeux  de  loup  des  appétits  de  cannibale. 

L.XXIll. 

Enflu,  l'un  d'eux  chuchota  dans  l'oreille  de  son  voisin,  lequel 
parla  tout  bas  au  sien,  et  bientôt  la  chose  eut  fait  la  ronde:  alors  s'éleva 
un  sourd  murmure,  un  sinistre  accent  de  désespoir  et  de  fureur; 
dans  la  pensée  de  son  compagnon,  chaque  malheureux  avait  re- 
connu la  sienne  ,  comprimée  jusque-là.  Alors  on  parla  tout  haut  de 
lots  de  chair  et  de  sang  :  qui  mourrait  pour  nourrir  ses  semblables? 

LXXIV. 

.Mais  avant  d'en  venir  h  celte  extrémité,  on  se  partagea  ce  jour-l;i 
([Lielques  cascjuetles  de  cuir,  et  les  restes  des  souliers.  Puis  chacun 
promena  autour  de  soi  un  regard  désespéré,  et  nul  n'était  disposé  à 
solTrir  pour  victime.  Enfin  on  résolut  de  tirer  au  sort;  et  pour  pré- 
parer les  billets,  quels  matériaux  employa-t-on...  ma  muse  en  frémit... 
comme  on  n'avait  point  de  papier,  faute  de  mieux,  on  prit  à  don 
Juan,  de  vive  force,  la  lettre  de  Julia. 

LXXV. 

Les  billets  sont  faits,  luarqués ,  mêlés  et  tirés  dans  un  silence 
d'horreur,  et  pour  un  moment  leur  distribution  réprime  jusqu'à 
celte  faim  sauvage  (jui ,  pareille  au  vautour  de  Promélhée  ,  avait 
commandé  celte  abomination.  Personne  en  particulier  ne  lavait  pro- 
posée ou  combinée;  les  besoins  impérieux  de  la  nature  les  avaient 
|ioussés  à  cette  résolution  ,  dans  laquelle  personne  ne  pouvait  de- 
meurer neutre...  Le  sort  tomba  sur  l'infortuné  précepteur. 

LXX  VI. 

Tout  ce  cpi'il  demanda,  ce  fut  d'èlre  saigné  à  blanc  :  le  chiriir- 
picn  avait  pris  sa  trousse  et  il  saigna  Pedrillo,  lequel  expira  si  tran- 
quillement qu'on  eut  difficilement  reconnu  le  moment  où  il  avait 
cessé  de  vivre.  Il  mourut,  comme  il  était  né  ,  dans  la  religion  ca- 
Iholique  :  ainsi  la  plupart  des  hommes  meurent  dans  la  fui  de 
leurs  pères.  Il  baisa  d'abord  un  i)elit  crucifix  ,  puis  il  présenta  la 
veine  jugulaire  et  le  poignet. 

LXXVIl. 

Le  chirurgien  ,  pour  ses  honoraires,  qu'on  ne  pouvait  lui  paver 
.lulremenl .  eut  le  choix  du  premier  morceau  ;  mais,  tourmenie  sùr- 
loul  par  la  soif,  il  préféra  une  gorgée  du  sang  qui  jaillissait  do  la 
veme.  l'ne  partie  du  cadavre  fut  distribuée,  une  autre  fut  jetée  à 
la  mer;  les  intestins,  la  cervelle  et  autres  débris  régalèrent  deux 


roquiiis  qui  suivaient  1  erabarcalion...   les  matelots  mangèrent  le 
reste  du  pauvre  Pedrillo. 

LXXVIII. 

Ils  en  mangèrent ,  hormis  trois  ou  (|uatre,  un  peu  moins  friands 
de  nourriture  animale  :  a  ceux-ci  il  faut  ajouter  don  Juan  qui, 
ayant  di-jà  refusé  de  gofiler  de  son  épagneul,  ne  devait  pas  avoir 
maiulcuatil  beaucoup  plus  d'appétit:  on  ne  devait  pas  penser  que, 
même  dans  cette  extrémité,  il  dinûl  avec  les  autres  aux  dépens  de 
son  pasteur  et  maître. 

LXXIX. 

Il  fit  bien  de  s'abstenir,  car  les  suites  du  repas  furent  terribles  : 
ceux  qui  s'étaient  montrés  le.;  plus  voraces  tombèr»,nt  d.ins  un  dé- 
lire furieux...  Grand  Dieu  !  (piels  blasphèmes  I  on  les  vit  écumer  et 
se  rouler  par  terre,  agités  d'élranges  convulsions;  boire  de  l'eau 
de  la  mer  comme  ils  eussent  bu  celle  du  ruisseau  des  montagnes, 
se  déchirer,  grincer  des  dents,  hurler,  crier,  jurer,  et  mourir  dé- 
sespérés avec  un  rire  d'hyène. 

LXXX. 

Ce  juste  chftliment  réduisit  beaucoup  leur  nombre  ;  quant  à  ceux 
(|ui  survécurent.  Dieu  sait  à  quoi  Ils  étaient  réduits  eux-mêmes. 
<^uel(iues-uns  avaient  perdu  la  mémoire  ,  plus  heureux  certes  que 
ceux  ([ui  avaient  encore  la  conscience  de  leurs  maux  ;  mais  d'autres 
méditaient  une  dissection  nouvelle,  sans  être  corrigés  par  l'cxem- 
])lede  ceux  qui  avaient  péri  sous  leursyeux.au  milieu  des  tortures 
de  la  rage,  après  avoir  assouvi  leur  faim  d'une  manière  impie. 

LXXXI. 

Ils  jetèrent  alors  les  yeux  sur  le  contre-  maître,  comme  le  plus 
gras  de  l'équipage;  mais,  outre  son  extrême  répugnance  pour  une 
pareille  fin,  cet  homme  fit  valoir  pour  s'en  exempter  diverses  autres 
raisons  :  depuis  jieu  d'abord  il  était  indisposé  .  et  ce  qui  le  sauva 
surtout,  ce  fut  un  petit  cadeau  qui  lui  avait  été  fuit  à  Cadix,  par  une 
souscriplion  générale  des  dames  de  l'endroit. 

LXXXIL 

Il  restait  encore  quelque  chose  du  pauvre  Pedrillo,  mais  on  mé- 
nageait cette  ressource  :  les  uns  n'osaient  y  toucher  ;  d'autres  rete- 
naient leur  appétit  ou  n'en  faisaient  de  temps  en  temps  qu'une  lé- 
gère collation  :  quant  à  don  Juan  ,  il  s'en  abstint  complètement ,  et 
trompa  .:a  faim  en  m&chant  un  morceau  de  plomb  ou  de  bambou. 
A  la  fin.  les  naufragés  prirent  une  couple  d'oiseaux  de  mer,  et  dès 
lors  ils  cessèrent  de  manger  de  la  chair  humaine. 

I.XXXIII. 

Si  le  destin  de  Pedrillo  vous  révolte,  rappelez-vous  qu'IIugolin. 
après  avoir  terminé  poliment  son  récit,  se  remet  à  ronger  le  crâne 
de  son  grand  ennemi.  Si  donc  on  mange  en  enfer  ceux  que  l'on 
déteste,  à  plus  forte  raison  peut-on  dîner  de  ses  amis  quand  ou  est 
naufragé  et  que  les  provisions  deviennent  rares,  sans  en  être  beau- 
coup plus  horrible  que  le  Dante. 

LXXXIV. 

Dans  la  même  nuit,  il  tomba  une  ondée  après  laquelle  leurs  bou- 
ches aspiraient  aussi  vivement  que  les  crevasses  de  la  terre  dessé- 
chée par  les  chaleurs  de  l'été.  Pour  savoir  ce  que  vaut  réellement 
la  bonne  eau,  il  faut  en  avoir  souffert  la  privation  :  si  vous  aviez 
voyagé  en  Turquie  ou  en  Espagne ,  si  vous  vous  étiez  trouvé  en 
pleine  mer  avec  un  équipage  sans  jirovisions.  si  vous  aviez  entendu 
dans  le  désert  la  clochette  du  chameau,  vous  vous  seriez  souhaité 
vous-même...  dans  l'asile  de  la  vérité  ..  au  fond  d'un  puits. 

IXXXV. 

La  pluie  tombait  par  torrents,  mais  les  malheureux  n'en  souf- 
fraient pas  moins;  enfin  ils  trouvèrent  un  lambe.iu  de  toile,  dont 
ils  se  servirent  conuue  d'une  éponge;  et  quand  il*  l'eurent  suffi- 
samment humecté,  ils  le  tordirent  pour  en  exprimer  l'eau;  et  bien 
qu'un  terrassier  altéré  eût  fait  peu  de  cas  de  ce  triste  breuvage  en 
face  d'un  plein  pot  de  porter,  il  leur  sembla  que  jamais  ils  n'avaient 
savouré  jusque-là  le  plaisir  d'étancher  leur  soif. 

LXXXYI. 

Leurs  lèvres  desséchées,  chargées  de  crevasses  saignantes ,  aspi  - 
rèrenl  cette  boisson,  comme  si  c'eill  été  du  neciar;  leurs  gosiers 
étaient  des  fours;  leurs  langues  étaient  gonflées  et  noires  comme 
celle  du  mauvais  riche  qui,  en  enfer,  mendiait  vainement  de  la 


ŒDVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


181 


piliédu  mfyidiant  une  goutte  de  rosée  qui  eût  été  pour  lui  un  avant- 
goût  du  ci'^1...  Si  la  chose  est  vraie,  il  faut  avouer  que  certains 
chrétiens  ont  une  fui  bien  confortable. 

LXXXVII. 

Dans  la  lugubre  troupe,  il  se  trouvait  deux  pères,  chacun  ayant 
son  fils  près  de  lui  :  l'un  de  ces  jeunes  hommes  semblait  plus  ro- 
buste et  plus  intrépide  que  l'autre  ;  cependant  il  mourut  le  premier; 
quand  il  eut  expiré,  un  matelot,  placé  auprès  du  mourant,  l'annonça 
au  père;  mais  celui-ci,  jetant  un  regard  sur  le  cadavre,  dit  seule- 
ment :  «  La  volonté  du  ciel  soit  faite;  je  n'y  peux  rien  !  »  puis  il  le 
\  it  jeter  à  la  mer,  sans  une  larme,  sans  un  gémissement. 

LXXXVIII. 

L'autre  vieillard  avait  un  fils  moins  vigoureux,  à  la  peau  douce, 
aux  traits  délicats;  néanmoins  le  jeune  homme  résista  longtemps 
et  supporta  le  sort  commun  avec  patience  et  résignation;  il  parlait 
peu  ,  et  souriait  de  temps  à  autre  pour  alléger  le  poids  qu'il  voyait 
s'accumuler  sur  le  cœur  de  son  père ,  avec  la  pensée  profonde  et 
mortelle  qu'il  faudrait  bientôt  se  séparer. 

LXXXIX. 

Penché  sur  son  fils,  le  père  tenait  sans  cesse  ses  yeux  fixés 
sur  les  traits  du  jeune  homme  :  il  essuyait  l'écume  de  ses  lèvres 
pâles  et  le  contemplait  immobile  ;  et  quand  la  pluie  longtemps  dé- 
sirée vint  enfin  ;\  tomber,  quand  ces  yeux ,  déjà  presque  vitreux  et 
voilés  par  la  mort,  brillèrent  un  instant  et  semblèrent  se  ranimer, 
il  exprima  d'un  linge  mouillé  quelques  gouttes  de  pluie  dans  la 
bouche  de  son  fils  mourant...  mais  ce  fut  en  vain. 

XC. 

Le  pauvre  enfant  expira...  le  père  garda  le  corps  dans  ses  bras  et 
le  contempla  longtemps;  mais  lorsqu'enfin  la  mort  fut  certaine, 
qu'il  sentit  ce  fardeau  inanimé  se  raidir  sur  son  cœur,  sans  une  pul- 
salion,  sans  un  espoir,  son  regard  avide  ne  put  plus  se  détacher  du 
cadavrejusqu'au  moment  où  il  fut  jeté  dans  les  vagues  qui  l'englou- 
tirent :  alors  il  s'affaissa  lui-même,  fris^^onnant  et  muet,  ne  don- 
nant plus  d'autre  signe  de  vie  que  le  tremblement  de  ses  membres. 

-    XCI. 

Alors  brilla  au-dessus  de  leurs  têtes  un  arc-en-ciel,  qui ,  se  des- 
sinant parmi  les  nuages  pluvieux,  projeta  sur  la  mer  sombre  une 
immense  voûte  dont  les  bases  lumineuses  s'appuyaient  sur  l'azur 
flottant.  Dans  le  segment  embrassé  par  l'arc,  tout  paraissait  plus 
brillant  que  le  ciel  extérieur  :  bientôt  les  teintes  irisées  s'élargirent 
et  flouèrent  comme  une  bannière  ondoyante;  la  courbe  n'apparut 
plus  que  par  portions,  et  s'évanouit  aux  yeux  affaiblis  des  naufragés. 

XCll. 

Il  avait  changé,  ce  céleste  caméléon,  enfant  aérien  des  vapeurs 
et  du  soleil,  né  dans  la  pourpre  .  bercé  dans  le  vermillon  ,  baptisé 
dans  l'or,  emmaillotté  dans  des  langes  obscurs,  brillant  comme  un 
croissant  sur  le  pavillon  turc,  et  fondant  toutes  ses  nuances  en  une 
seule,  comme  un  œil  poché  dans  une  rixe  toute  récente  (car  force 
nous  est  quelquefois  de  boxer  sans  masque). 

XCUl. 

Nos  pauvres  marins  y  virent  un  bon  augure  :  il  est  quelquefois 
utile  de  penser  ainsi  ;  c'était  une  vieille  coutume  des  Grecs  et  des 
Romains,  qui  peut  produire  beaucoup  de  bien  quand  il  s'agit  de  re- 
lever le  courage  des  masses  :  et  certes  personne  n'avait  plus  besoin 
que  nos  gens  d'être  encouragés;  aussi  cet  arc-en-ciel  fut-il  pour 
eux  l'emblème  de  l'espérance...  un  vrai  kaléidoscope  céleste. 

XCIV. 

Presque  au  même  moment,  un  bel  oiseau  blanc,  aux  longs  pieds, 
ayant  à  peu  près  la  grosseur  et  le  plumage  d'une  colombe,  et  sans  doute 
jeté  hors  de  sa  route,  passa  et  re|iassa  devant  leurs  yeux ,  essaya 
même  de  se  percher  sur  le  mal,  bien  qu'il  vît  et  entendit  les  hommes 
dans  la  chaloupe  :  de  cette  manière,  il  alla  et  vint,  et  voltigea  autour 
d'eux  jusqu'à  la  tombée  de  la  nuit...  ceci  leur  parut  encore  un  meil- 
leur augure. 

XCV. 

Mais  ici  je  dois  faire  observer  que  l'oiseau  de  promission  fit  tout 
aussi  bien  de  ne  pas  se  poser ,  car  la  barque  agitée  par  le  roulis 
offrait  un  juchoir  un  peu  moins  stable  qu'une  église;  et  quand  c'eût 


été  la  colombe  même  de  l'arche  de  Noé ,  qui ,  de  retour  de  son  heu- 
reuse exploration,  se  fût  trouvée  en  ce  moment  sur  leur  route,  nos 
hommes  l'eussent  certainement  mangée  ,  et  sa  branche  d'olivier 
avec  elle. 

XCVI. 

Dans  la  nuit,  le  vent  se  remit  à  souffler,  mais  avec  moins  de  vio- 
lence :  les  étoiles  brillèrent,  et  la  barque  continuait  de  faire  route; 
mais  ils  étaient  tellement  épuisés  qu'ils  ne  savaient  ni  où  ils  étaient, 
ni  ce  qu'ils  faisaient.  Les  uns  s'imaginaient  voir  la  terre  ;  les  autres 
disaient  :  «  Non!  »  A  chaque  instant  des  bancs  de  brouillards  les 
jetaient  dans  l'erreur  ..  quelques-uns  juraient  qu'ils  entendaient  le 
bruit  des  brisants,  d'autres  celui  du  canon,  et  à  uncertain  moment 
tous  partagèrent  cette  dernière  illusion. 

XCVII. 

Quand  l'aube  parut,  la  brise  était  tombée  :  tout-à-coup  l'homme 
de  quart  héla  et  s'écria  en  jurant  que  si  ce  n'était  pas  la  terre  qui 
s'élevait  sous  les  rayons  du  soleil,  il  consentait  à  ne  la  revoir  de  sa 
vie  :  sur  quoi  les  autres  se  frottèrent  les  yeux,  et  virent  ou  crurent 
voir  une  baie.  Ils  dirigèrent  donc  leur  course  vers  le  rivage  ;  car 
c'était  bien  le  rivage  qui  peu  à  peu  se  montra  plus  distinct, "escarpé 
et  palpable  à  la  vue. 

XCVIII. 

Et  alorsplusieurs  fondirent  en  larmes  ;  d'autres,  regardant  d'un  air 
stupéfié,  ne  pouvaient  encore  distinguer  leurs  espérances  de  leurs 
craintes  et  semblaient  n'avoir  souci  de  rien;  bien  peu  priaient... 
pour  la  première  fois  depuis  bien  des  années...  et  au  fond  de  la 
chaloupe,  trois  hommes  dormaient  :  on  les  secoua  par  la  main  et 
la  tête,  afin  de  les  réveiller ,  mais  on  les  trouva  morts. 

XCIX. 

La  veille,  nos  navigateurs  avaient  rencontré,  profondément  en- 
dormie à  la  surface  de  la  mer,  une  tortue  de  l'espèce  appelée  Bec 
de  faucon,  et  en  avançant  doucement  leurs  bras,  ils  avaient  eu  le 
bonheur  de  la  prendre  :  cette  chasse  leur  donna  un  jour  d'exis- 
tence, et,  ce  qui  est  plus  précieux,  releva  leur  courage  moral.  Ils  pen- 
sèrent qu'au  milieu  de  tels  périls,  il  avait  fallu  quelque  chose  de 
plus  que  le  hasard  pour  leur  offrir  de  pareils  moyens  de  délivrance. 


La  ferre  présentait  une  côte  âpre  et  rocheuse,  et  les  montagnes 
grandissaient  à  mesure  qu'ils  s'approchaient  portés  [lar  le  courant. 
lis  se  perdaient  en  conjectures  ;  car  nul  ne  savait  vers  quelles  terres 
les  flots  les  avaient  portés,  tant  les  vents  avaient  été  variables.  Ceux- 
ci  pensaient  reconnaître  le  mont  Etna  ,  d'autres  les  montagnes  de 
Candie,  Chypre,  Rhodes  ou  d'autres  îles. 

CI. 

Cependant  le  courant,  aidé  de  la  brise  qui  s'élevait,  poussait  tou- 
jours vers  le  rivage  désiré  leur  barque  chargée  ,  comme  celle  de 
Charon,  de  spectres  tristes  et  pâles  :  l'équipage  était  réduit  à  quatie 
vivants,  avec  lesquels  se  trouvaient  trois  cadavres  qu'ils  n'avaient 
point  eu  la  force  de  jeter  à  la  mer  ,  comme  les  premiers,  bien  que 

i  les  deux  requins  eussent  continué  de  les  suivre,  en  se  jouant  au- 

I  tour  de  la  barque  et  leur  jetant  l'écume  salée  à  la  face. 

I 

1  CIL 

i  Famine,  désespoir,  froid,  soif,  chaleur,  avaient  lour-à-tour  exercé 
'  sur  eux  leurs  ravages  et  les  avaient  amaigris  au  point  qu'une  mère 
'  n'aurait  pu  reconnaître  son  fils  parmi  les  squelettes  de  cet  équipage 

fantastique.  Glacés  pendant  la  nuit,  brûlés  le  jour,  ils  avaient  péri 
:  l'un  après  l'autre  et  s'étaient  réduits  à  ce  petit  nombre;  mais  leur 
,  fléau  fut  surtout  l'espèce  de  suicide  qu'ils  s'infligèrent  en  chassant 

Pedrillo  de  leurs  intestins  à  force  d'eau  salée. 

I  cm. 

{  En  approchant  de  la  terre  qui  s'offrait  sous  un  aspect  inégal,  ils 
;  aspirèrent  la  fraîcheur  de  la  verdure  qui  se  balançait  en  panaches  on- 
;  doyants  et  embaumait  les  airs  :  c'étail  pour  leurs  yeux  endoloris 
comme  un  écran  qui  s'interposait  entre  eux  et  ces  vagues  élince- 
'  lantes  ou  ce  ciel  brûlant  et  nu  :  ô  bien  venu  tout  objet  qui  pou- 
I  vait  effacer  de  leur  vue  cet  abîme  salé,  cet  abîme  immense,  effrayant, 
!  éternel! 

CIV. 

I  Le  rivage  semblait  désert,  dépourvu  de  toute  trace  d'habitation 
1  humaine  et  entouré  de  vagues  formidables  :  mais  une  ardeur  in.«en- 


1H2 


LKS  VKII.LÉES  I.ITTÉKAIHKS  ILhUSTKÉES. 


$('■<>  le»  poussai!  \crB  la  Ifirc  :  ils  poureuivireiil  liMir  rmiU'.  (iii(»i(|ii(.' 
lui  lii'is.tnl.s  roli'iilissi-iil  Jruil  i-n  faci^  d'eux  :  un  n'ririesst'-parail  du 
rivage  et  inuiilrail  à  la  siii-race  de  l'onde  kcs  buuilluniieiuciilg  et  son 
I'miiii'  linnilissanle  ;  mais  ne  Inuivnnt  pas  un  endroit  plus  propice, 
ils  lancéicnl  leur  chaloupe  vers  la  rive  et  la  uiircul  en  pièi-i ■<. 

CV. 

MaisJnnn  avait  longtemps  baigné  Res  jeunes  membres  dans  les 
ondes  nulales  du  Guadalcpiitir  ;  il  avait  appris  à  se  jouer  daii»  ces 
oniles  l'Iiaiinantes,  et  ce  talent  lui  avait  été  sciuvent  utili*  ;  un  aurait 
diriirilcmeii  trouvé  un  nageur  plus  habile,  l'eut-étre  eilt-il  été  capable 
lie  Irani'liir  l'ilellespoul  i-ouune  niiiiii  avons  fail.  I.éandre,  M.  Kken- 
head  et  moi,  exploit  dont  nous  n'avons  pas  été  peu  liers. 

CVI. 

Ainsi,  malgré  sa  faiblesse,  sa  maigreur,  la  raideur  de  fou  corps, 
il  sut  agiter  encore  ses  membres  juvéniles  et  lutter  contre  la  \ague 
rajiide  afin  de  tagner  avant  la  nuit  la  rive  escarpée  et  ariih-  ipii  se 
trouvait  devant  lui.  Le  plus  grand  danger  qu'il  courut  provint  il'un 
rci|uin  qui  emnorla  un  de  ses  compagnons  par  la  cuisse  ;  <iuaiit  aux 
dL'u.x  autres,  ils  ne  savaient  pas  nager,  ainsi  uuî  autre  que  notre 
héros  ne  parvint  au  rivage. 

CVII. 

El  encore  n'y  fùl-il  point  parvenu  sans  lo  secours  de  l'aviron  qui, 
prnvidi'ntiellement,  se  trouva  lancé  sous  sa  main  au  moment  juste 
où  ses  bras  affaiblis  ne  pouvaient  plus  fendre  les  vagues  el  où  l'onde 
allait  le  submerger  :  il  s'en  saisit,  s'y  attacha  malgré  la  violence 
des  lames:  et  i^ulin  tour  à- tour  nageant,  marchant  dans  l'eau  et 
grimpant,  il  parvint  à  s'arracher  aux  flots,  pour  rouler  à  demi  mort 
sur  la  grève. 

CYIII. 

Lh,  hors  d'haleine,  il  enfonça  solidement  ses  ongles  dans  le  sable, 
de  peur  que  \i\  vague  qui  ne  l'avait  laissé  échapper  qu'à  regret,  en 
revenaiii  sur  ses  pas,  ne  le  ramenât  dans  son  insatiable  tombeau.  Il 
ilemeura  ainsi  étendu  à  l'entlroil  où  ronde  l'avait  jeté ,  à  l'entrée 
d'une  grotte  creusée  dans  le  roc,  ayant  tout  juste  encore  assez  de  vie 
pour  sentir  ses  douleurs  et  penser  que  ce  qui  avait  clé  sauvé  de  lui 
l'avait  été  peut-être  en  vain. 

CIX. 

Avec  de  lents  et  douloureux efforls.  il  parvint  à  selever,  mais  il 
retomba  aussitôt  sur  ses  genoux  saignants  cl  ses  mains convulsivcs; 
et  alors  il  chercha  des  jeux  ceux  qui  avaient  été  si  longtemps  ses 
compagnons  sur  les  ilois;  mais  aucun  deux  n'apparut  pour  par- 
tager ses  souffrances,  sauf  un  seul  :  c'était  le  cadavre  d'un  des  trujs 
malelots  qui  étaient  morts  de  faim  deux  jours  auparavant;  l'infor- 
tuné venait  de  trouver  un  lieu  de  repos  sur  une  plage  déserte  et  in- 
connue. 

ex. 

En  le  regardant ,  il  sentit  son  cerveau  s'agiter  avec  la  rapidité  du 
vertige,  et  il  s'étendit  de  nouveau  sur  le  sol  :  dans  cette  position,  la 
plage  lui  semblait  tourner  autour  de  lui,  et  il  perdit  connaissance. 
Il  était  Couché  sur  le  côté,  et  sa  main  humide  serrait  encore  l'avi- 
ron qui  avait  servi  de  mal  à  la  barque  :  comme  un  lis  flélri,  ses 
formes  svelles  et  ses  traits  pâles  offraient  un  spectacle  aussi  tou- 
chant qu'en  offrit  jamais  i  ne  créature  d'argile. 

CXI. 

Combien  de  temps  Juan  resia-til  dans  cette  froide  léthargie?  il 
ne  le  sut  jamais,  car  la  terre  avait  disparu  pour  lui,  el  le  temps 
n'avait  |)lus  ni  nuit  ni  jour  pour  son  sang  congelé,  pour  ses  facul- 
tés on^'iinrdics.  Comment  oiisuiic  se  dissipa  ce  piofond  évanouisse- 
iiiciit  •'  il  I  ignora  aussi  jusqu'au  moment  où  les  moiiveinents  de  ses 
membres  endoloris,  le  battement  retentissant  de  ses  veines,  lui  fi- 
rent sentir  son  retour  à  la  vie:  car  la  mort,  quoii|uc  vaincue,  luttait 
encore  en  le  quittant. 

CXII. 

Il  ouvrit  les  jeux  el  les  ferma  de  nouveau  ;  car  tout  était  pour  lui 
doute  et  vertige;  il  pensa  qu'il  était  encore  dans  le  bateau,  mais 
qu'il  sélait  seulement  assoupi  :  le  désespoir  le  saisit  de  nouveau,  et 
il  regretta  que  ce  sommeil  n'eût  point  élé  celui  de  la  morl  ;  puis  le 
sentiment  lui  revint,  et  ses  yeux  incertains,  se  rouvrant  de  nouveau, 
entrevirent  les  traits  aimables  d'une  beauté  de  dix-sept  ans.  i 

CXIII.  Le  costume  de  l'autre  femme  était  à  peu  près  semblable,  mais 

I  beaucoup  moins  riche  :  e|le  n'avait  pas  autant  lie  joyaux  propres  à 

r.lleétail  toute  penchée  sur  lui,  cl  sa  petite  bouche  semblait  inter-   !  faer  le  regard  ;   dans  ses  cheveux  ,  on  ne  voyait  que  des  pièces 

loger  l'haleine  du  pauvre  moribond  :  elle  le  caressait,  et  la  douce  ■  d'argent  desiinées  à  former  sa  dot  ;  son  voile,"  de  forme  pareille, 


cliah'ur  de  cette  jeune  main  rappelait  dCs  esprits  dcn  portes  de  la 
mort;  elle  ba.<siuail  ses  tempes  glacées,  cbercliail  à  rappfler  le  sang 
dans  ses  veines  :  et  eniln  un  faible  soupir  vint  répondre  il  ce  doux 
conlacl,  à  ces  soins  cl  à  ces  efforts  aussi  tendres  qu'inquiets. 

CXIV. 

Alors  elle  lui  présenta  un  cordial,  et  jela  un  manteau  sur  ses 
membrcB  presque  nus  :  lo  beau  bras  de  la  jeune  fille  souleva  celle 
lOte  qui  s'abandonnait  à  lui,  et  une  joue  tran~parvnte,  chaud>.'  el 
pure,  servit  d'orcilbr  à  ce  front  couvert  des  jiAleurs  du  trépas  :  puis 
elle  exprima  de  fi  chevelure  l'onde  amère  dont  la  tenipèie  I  avait  si 
longtemps  humectée,  épiant  avec  inquiétude  chaque  niuuvement 
convulsif  (jui  arrachait  un  soupir  au  pauvre  naufrage....  el  à  elle  en 
même  temps. 

CXV. 

Aidée  d'une  suivante,  jeune  aussi,  maisson  ainée,  ao  front  moins 
intelligent  cl  aux  traits  moins  délicats,  l'aimable  tille  transporta  le 
naufragé  dans  la  grotte.  Ut  elles  allumèrent  du  feu,  el  à  la  lucurdcs 
flammes,  parmi  ces  rochers  nue  n'avait  jamais  vus  le  soleil,  la  jeune 
vierge,  ou  n'importe  ce  qu'elle  était,  sedcssina  distinctement  grande 
et  belle. 

CXVI. 

Son  front  était  orne  de  pièces  d'or  qui  brillaient  parmi  ses  che- 
veux chilains,  ses  cheveux  bouclés,  dont  les |ilus  longs  anneaux  re- 
tombaient en  Ircsscs  sur  .ses  épaules,  el  quoique  sa  taille  fut  des 
plus  hautes  que  comporte  la  beauté  féminine,  ils  descendaient 
presque  jusqu'à  ses  talons.  On  remarquait  dans  son  air  quelque 
chose  qui  annonçait  l'habitude  du  commandement,  et  qui  annonçait 
une  dame  d'un  certain  rang. 

CXVII. 

Ses  cheveux  ,  ai-je  dit,  étaient  châtains  :  mais  clic  avail  les  yeux 
noirs  comme  la  morl  et  des  cils  de  la  même  couleur  :  c'étaient  de 
ces  longs  cils  qui,  sous  leur  ombre  soyeuse  ,  recèlent  une  attraction 
si  puissanle;  car  de  dessous  leur  frange  noire,  le  regard  est  danlé 
plus  rapide  cl  plus  perçaut  que  la  flèche  :  c'est  le  serpent  longtemps 
enroule,  qui  tout-a-cuup  se  développe  dans  toute  sa  longueur,  el 
révèle  à  la  fuis  sou  venin  et  sa  force. 

CXVIII. 

Son  front  était  blanc  el  assez  bas;  les  couleurs  pures  de  ses  joues 
ressemblaient  à  celte  teinte  de  rose  que  le  soleil  déjà  couché  lègue 
au  crépuscule  ;  sa  petite  lèvre  supérieure....  lèvre  enchanteresse! 
qui  faisaitsoupircraprèsqu'on  l'avait  vue;  carelleeùt  pu  servir  de  mo- 
dèle aux  statuaires....  race  d'imposteurs,  tout  bien  considéré:  j  ai  vu 
des  femmes  vivantes  et  palpables,  dont  la  beauté  réelle  surpassait 
de  beaucoup  leur  idéal  de  pierre. 

CXL\. 

Je  vais  vous  dire  pourquoi  je  parle  ainsi;  car  il  ne  serait  pas  juste 
de  railler  sans  un  motif  plausible  :  j'ai  connu  une  dame  irlandaise 
dont  le  buste  n'a  jamais  été  reproduit  d'une  manière  salisfaisanle, 
bien  qu'elle  eût  souvent  posé  comme  modèle  ;  el  si  jamais  elle  doit 
céder  au  temps  inexorable ,  si  la  nature  lui  imprime  les  rides  de 
l'âge  ,  ainsi  sera  détruit  un  type  que  jamais  la  pensée  humaine  n'a 
dépassé,  qu'encore  moins  le  ciseau  humain  a  su  copier. 

CXX. 

Telle  était  la  dame  de  la  grotte;  sa  toilette  différait  beaucoup  du 
coslume  espagnol;  elle  était  plus  simple,  mais  les  couleurs  en  étaient 
moinssévères;  car,  vous  le  savez,  les  Iv^pagnoles,  lorsqu'elles  doivent 
sortir,  bannissent  de  leurs  vêtements  toute  teinte  éclatante;  et  cepen- 
dant quand  elles  font  Hotter  autour  d'elles  la  basquiiie  et  la  mantille 
(mode  qui,  je  l'espère,  ne  passera  jamais),  elles  ont  un  air  à  la  fois 
mystique  el  folâire. 

CXXI. 

-Mais  il  n'en  était  pas  ainsi  de  notre  demoiselle  :  .sa  robe  était 
d'un  fin  lissu  cl  de  couleurs  variées  :  parmi  ses  cheveux,  négligeiu- 
menl  bouclés  autour  de  son  visage,  l'cr  el  les  pierreries  brillaient  à 
profusion  ;  sa  ceinture  éliucelait  ;  son  voile  était  de  la  plus  riolic 
aenlellc,  et  mainte  pierre  précieuse  brillait  à  sa  petite  main  ;  mais 
chose  lout-à-fail  inconvenante!  ses  petits  pieds  de  neige  avaient  des 
panlouQes  el  point  de  bas. 

CXXll. 


ŒUVIIRS  COMPLf:TES  DE  LOHD  HYIION. 


183 


olait  moins  fin  ;  son  air  quoiqu'assuré  était  moins  libre;  sa  cheve- 
lure plus  épaisse,  mais  moins  longue;  ses  yeux  aussi  noirs  ,  mais 
plus  mutins  et  moins  grands. 

CXXIll. 

Ft  toutes  deux  servaient  Juan,  lui  ofTraientde  la  nourriture,  des 
vêlements,  et  avaient  pour  lui  ces  douces  attentions,  qui,  je  dois 
l'avouer,  sont  un  produit  purement  féminin  ,  et  savent  se  montrer 
sous  mille  formes  délicates  :  elles  firent  un  excellent  consommé; 
c'est  un  mais  que  la  poésie  mentionne  rarement,  mais  qui  n'en  est 
pas  mi'ins  le  meilleur  qu'(jn  ait  préparé,  depuis  le  jour  où  l'Achille 
d'Homère  apprêta  le  diner  de  ses  holes. 

CXXIV. 

Il  faut  que  je  vous  dise  ce  que  c'était  que  ce  couple  de  femelles, 
afin  que  vous  n'alliez  pas  les  prendre  pour  des  princesses  déguisées  : 
d'iiilleurs  je  hais  tout  mystère,  ainsi  que  ces  trappes  et  ces  méprises 
si  fort  du  gotlt  de  nos  poètes  modernes  :  en  somme,  ces  deux  jeunes 
filles  vont  paraître  h  vos  regards  curieux  ce  qu'elles  étaient  en  elTet, 
la  maîtresse  et  la  suivante  :  la  première  était  la  fille  unique  d'un 
vieillard,  qui  vivait  sur  la  mer. 

cxxv. 

Il  avait  été  pêcheur  dans  sa  jeunesse,  et  c'était  bien  encore  une 
sorte  de  pêcheur;  mais  il  avait  rattaché  à  ses  entreprises  maritimes 
quelques  aulres  spéculations  d'une  nature  peut-être  moins  hono- 
rable :  un  ])eu  de  contrebande  et  quelque  piralerie  avaient  fait 
passer  d'un  grand  nombre  de  mains  dans  les  siennes  un  million  de 
piastres  mal  acquises 

CXXVI, 

Gelait  donc  un  pêcheur...  mais  un  pèclieur  d'hommes,  comme 
l'apûtre  Pierre....  il  allait  de  temps  en  temps  à  la  pêche  des  vais- 
seaux marchands  égarés,  et  en  prenait  quelmiefois  autant  qu'il  vou- 
lait :  il  confisquait  les  cargaisons.  Le  marclié  aux  esclaves  lui  rap- 
porlait  aussi  quelque  profit,  et  il  approvisionnait  de  précieuses 
marchandises  cette  branche  du  commerce  turc,  dans  laquelle  il  y  a, 
sans  contredit,  beaucoup  à  gagner. 

CXXVII. 

Cet  homme  était  grec,  et,  dans  son  île  (une  des  pins  petites  et  des 
plus  sauvages  d'entre  les  Cyclades),  il  s'élait  construit,  du  produit 
de  ses  méfaits,  une  très  jolie  maison,  où  il  vivait  lout-à-fait  ;\  son 
aise.  Dieu  sait  tout  l'or  qu'il  avait  pris  et  lout  le  sang  qu'il  avait 
versé,  car  le  vieillard,  ne  vous  déplaise,  n'était  pas  un  saint;  mais 
je  sais,  moi,  que  sa  maison  était  spacieuse,  [dcine  de  sculptures,  de 
peintures  et  de  dorures  dans  le  goût  barbaresque. 

CXXVIll. 

Il  avait  une  fille,  nommée  llaidée.  la  plus  riche  héritière  des  îles 
du  Levant,  et  si  belle,  en  outre,  que  sa  dot  n'était  rien  au  prix  de 
ses  sourires  :  encore  éloignée  de  ses  vingt  ans ,  comme  un  arbre 
charmant,  elle  croissait  dans  sa  beauté  de  femme,  et  déjà  elle  avait 
éconduit  en  passant  maint  adorateur,  pour  apprendre  à  en  accueillir 
bientôt  un  plus  aimable. 

CXXIX. 

Ce  jour-là  même,  au  coucher  du  soleil,  elle  so  promenait  sur  la 
grève  au  pied  de  la  falaise,  et  c'est  ainsi  qu'elle  avait  trouvé  don 
Juan,  dans  un  état  d  insensibilité...  pas  tout-à-fait  mort,  mais  peu 
s'en  fallait...  presque  anéanti  par  la  faim  et  à  moitié  noyé.  Il  était 
nu.  cl  celle  vue  la  blessa,  comme  de  raison  ;  cependant  elle  se  crut 
obligée  par  les  lois  de  l'humanité  de  soulager,  autant  qu'il  était  en 
elle,  un  étranger  qui  se  mourait,  et  qui  avait  la  peau  si  blanche. 

CXXX. 

Mais  leconduire  chez  son  père,  ce  n'était  pas  le  meilleur  moyen  de  le 
sauver  :  c'était  plutôt  livrer  la  souris  au  chat,  ou  meiire  au  cercueil 
un  homme  en  léthargie;  il  y  avait  dans  le  bon  vieillard  une  si  l'orle 
dose  de  ce  que  les  Grecs  appellent  nous  (prudence) ,  il  ressemblait 
si  peu  aux  Arabes,  ces  brigands  pleins  de  loyauté,  qu'il  eût  com- 
mencé par  guéiir  l'étranger,  pour  le  vendre  aussitôt  guéri. 

CXXXI 

Ha'idée  fut  donc  de  l'avis  de  sa  suivante  iun:^  vierge  en  croit  tmi- 
jours  sa  suivante) ,  et  pensa  qu'il  \alait  mieux  l'ahriler  pour  le  nm- 
ment  dans  la  grotte  ;  et  lorsqu'enlin  Juan  ouvrit  ses  beaux  yeux 
noirs,  la  cliarilé  des  deux  jeunes  femmes  s'accrut  h  l'égard  de'leur 
hôte ,  et  leur  compassion  s'exalla  au  point  de  leur  ouvrir  à  demi  les 


barrières  du  ciel  (si  nous  en  croyons  saint  Paul,  la  chaiité  est  le 
droit  de  péage  que  l'on  acquitte  là-haut). 

CXXXII. 

Elles  allumèrent  du  feu  comme  elles  purent,  avec  les  matériaux 
recueillis  dans  la  baie....  des  débris  de  planches  et  de  rames  toni- 
banl  presqu'en  poussière  :  il  y  avait  si  longtemps  ([u'ils  étaient  là, 
qu'un  mal  lout  entier  se  trouvait  réduit  aux  dimensions  d'une  bé- 
quille; mais,  par  la  grâce  de  Dieu,  les  naufrages  étaient  tellement 
fréquents  sur  cette  côte,  qu'on  y  eût  trouvé  de  quoi  entretenir  vingt 
feux  pour  un. 

CXXXIII. 

Juan  eut  un  lit  de  fourrures  et  une  pelisse;  car  Haidée  s'était  dé- 
pouillée des  zibelines  qui  ornaient  ses  robes  pour  en  former  sa 
couche,  et  afin  qu'il  fût  plus  à  l'aise  et  plus  chaudement,  en  cas 
qu'il  vînt  à  s'éveiller,  la  jeune  Grecque  et  sa  suivante  lui  laissèrent 
cliacune  un  jupon,  promettant  de  venir  le  rf'voir  à  la  iioinle  du 
jour,  et  de  lui  apporter  pour  son  déjeuner  des  œufs,  du  café,  du 
pain  et  du  poisson. 

CXXXIV. 

Elles  le  laissèrent  ainsi  à  son  repos  solitaire.  Il  dormit  comme  un 
sabol,  ou  comme  les  morts  qui  dorment  enfin,  mais  peut-être  (Dieu 
seul  le  sait)  d'un  sommeil  qui  n'est  que  provisoire  :  nulle  vision  de 
.ses  maux  passés  ne  vint  se  ghsser  dans  sa  tête  doucement  bercée; 
il  ne  fut  point  agité  par  un  de  ces  rêves  maudits  qui  viennent  nous 
offrir  liniporlune  image  d'un  temps  qui  n'est  plus,  jusqu'au  mo- 
ment où  1  œil  abusé  se  rouvre  tout  chargé  de  larmes. 

cxxxv. 

Juan  dormit  d'un  sommeil  sans  rêves...  Mais  la  vierge  ([ui  avait 
fait  pour  sa  tète  un  moelleux  coussin  ,  avant  de  quitter  la  caverne, 
jeta  uiT  dernier  regard  sur  lui  cl  s'arrêta,  croyant  qu'il  l'appelait.  Il 
dormait;  mais  elle  pensa  (le  cœur  a  ses  méprises  comme  la  langue 

et  la  plume)  qu'il  avait  prononcé   son  nom mais  elle  oubliait 

que,  ce  nom,  le  naufragé  l'ignorait  encore. 

G  XXXVI. 

Toute  pensive,  elle  retourna  chez  son  père,  prescrivant  un  silence 
absolu  h  Zoé,  qui,  plus  Agée  que  sa  maîtresse  d'un  au  ou  deux  . 
sa\ait  mieux  qu'elle  ce  que  tout  cela  signifiait  :  un  an  ou  deux, 
c'est  un  siècle  quand  le  lemps  est  mis  à  profil,  et  Zoé  avait  employé 
le  sisn,  comme  font  la  plupart  des  femmes,  à  se  procurer  ce  genre 
de  connaissances  utiles  qui  s'enseignent  au  bon  vieux  collège  de 
la  nature. 

CXXXVll. 

L'aurore  parut,  et  trouva  don  Juan  encore  profondément  en- 
dormi dans  sa  grotte,  où  rien  ne  venait  interrompre  son  repos,  le 
murmure  du  ruisseau  voisin,  les  rayons  naissants  du  soleil  exclu 
de  cet  asile,  ne  le  réveillèrent  point,  et  il  put  dormir  tout  son  saoul  : 
et,  en  effet, il  en  avait  bien  besoin  ;  car  nul  n'a  plus  souffert...  ses 
maux  étaient  comparables  à  ceux  qui  sont  décrits  dans  la  relation 
de  mon  cher  grand-papa  (l). 

CXXXVIU. 

Tel  ne  fut  point  le  sommeil  d'Ha'idée  :  elle  se  retourna  et  s'agila  sur 
sa  couche,  et  se  réveilla  plusieurs  fois  en  sursaut,  rêvant  de  mille 
naufrages  sur  les  débris  desquels  ses  pas  trébuchaient  et  de  corps 
charmants  étendus  sur  la  plage  :  elle  appela  sa  suivante  de  si  bonne 
heure  que  celle-ci  en  grogna,  et  mit  en  l'air  tous  les  vieux  esclaves 
de  son  père,  lesquels  jurèrent  dans  leurs  divers  idiomes...  en  ar- 
ménien ,  en  turc  et  en  grec...  ne  sachant  que  penser  d'un  tel  ca- 
price. 

CXXXIX. 

Mais  elle  était  debout,  et  il  fallut  que  lout  le  monde  l'imitât,  sous 
je  ne  sais  quel  prétexte  relatif  au  soleil,  dont  le  lever  et  le  coucher 
rendent  les  cieux  si  beaux.  C'est  en  effet  un  spectacle  magnifique 
que  celui  du  brillant  Phébus  surgissant  à  l'horizon ,  alors  ijiie  les 
montagnes  sont  encore  humides  de  vapeurs,  que  tous  les  oiseaux 
sont  éveillés  avec  lui.  cl  que  la  terre  rejette  les  ténèbres  comme 
un  vêtement  de  deuil  porté  pour  un  mari...  ou  pour  quelipie  sem- 
blable animal. 

CXL. 

.le  l'isais  donc  que  le  soleil  offre  un  magnifique  spectacle  :  je  l'ai 

;i'i  Compte-rendu  de  roxpédilion  autour  du  globe  de  l'honorable  Jotm 
Byron,  commodore,  en  1740,  publiée  à  Lnndies  en  17CS  Voir  nolie  W  .s- 
foire  (les  voyages.  [Note  àe  V(ftlileui .] 


\H\ 


LES  VEILLÉES  LITTÊKAIRES  ILLUSTKÈES. 


vu  se  Ipvcr  l)ien  soiivml ,  cl  dornièrcmciil  encore  je  suis  resté  de - 
Iwiiil  \  rel  eiïrt  [ii'iiilatil  loiilc  la  iiuil ,  re  (|iii.  disciil  li'S  médecins  . 
alin'pe  rcxistciici'  ;  vous  tous  done  <|iii  (Unirez  ménager  votri-  santé 
et  voire  bourse,  commencez  votre  journée  à  la  pointe  du  jour,  et 
quand  î»  qualre-vingls  ans  on  vous  mettra  au  rereueil ,  faites  graver 
sur  la  plaque  que  vous  vous  leviez  à  quatre  heures. 

r.XLI. 

Haïdée  vil  donc  l'aurore  face  à  face,  et  la  sienne  était  la  plus  fMÎ- 
rlie  des  deux,  bien  qu'une  iuipaticiicc  fébrile  l'ertt  colorée  de  tout 
le  Raiifî  qui  nflluait  du  eo-ur  au  cerveau  .  l't  qui,  dans  ee  trajet  ,  se 
détournait  pour  rougir  la  joue  :  tel  un  torrent  des  Alpes,  rencon- 
trant la  base  d'une  mon- 
lapne  ,    s'arrôte    devant 
celle  barrière  cl  forme  un 
lae  dont  les  eaux  s'éten- 
dent en  cercle  ;  ou  telle 
la  mer  Rouge...  mais  le 
golfe  Arabique  n'est  pas 
rouge. 

nxLii. 

La  jeune  insulaire  des- 
cendit la  falaise,  et  don 
fias  léger  s'approcha  de 
a  grolle ,  pendant  <iue 
le  sidfil  l'accueillait  du 
sourire  de  ses  premiers 
rayons,  et  que  la  nais- 
•■ianle  aurore  imprimait 
sur  ses  lèvres  un  humide 
baiser,  car  elle  la  prenait 
|iour  sa  sœur  :  c'esl  une 
méprise  dans  laquelle 
vcius  seriez  tombé  vous- 
niéinc ,  si  vous  les  aviez 
vues  loiites  deux  ;  quoi- 
(juc  la  jeune  mortelle  , 
aussi  fraielie  et  aussi  belle 
que  la  déesse,  eût  sur 
celle-ci  l'avantage  de  ne 
pas  èlrc  toul- à-fait  aé- 
rienne. 

CXLIII. 

Et  lorsque  Haïdée  en- 
tra timidement,  mais  d'un 
pas  rapide,  dans  la  grol- 
le. elle  vit  aussil(')t  que 
Juan  avait  dormi  du  pai- 
sible sommeil  d'un  en- 
fant ;  alors  elle  s'arrêta 
comme  immobile  d'effroi 
(car  il  y  a  dans  le  som- 
ineil  quelque  chose  d'ef- 
frayant) ;  ensuite  elle  s'a- 
vança doucement  sur  la 
pointe  des  pieds ,  et  le 
couvrit  plus  chaudement 
pour  le  défendre  de  l'air 
trop  vif  du  matin  ;  puis 
elle  se  pencha  sur  lui,  si- 
lencieuse comme  la  mort, 
et  l'on  eût  dit  que  ses  lè- 
vres muelles  buvaient 
l'haleine  presque  insensi- 
ble du  jeune  nomme. 

CXLIV. 

Comme  un  ange  s'incline  sur  le  lil  de  mort  du  juste,  ainsi  elle 
s'inclinait  sur  lui;  et  ladolescent  naufragé  eonlinuail  de  reposer 
tranquille  pendant  que  sur  lui  planait  une  atmosphère  de  paix  et  de 
silence.  Cenendanl  Zoé  faisait  frire  des  anifs;  car,  après  tout,  le 
jeune  couple  aurait  sans  doute  besoin  de  déjeuner...  et  pour  pré- 
venir leur  désir,  elle  avait  tiré  les  provisions  du  panier. 

CXLV. 

Zoé  savait  que  les  meilleurs  sentiments  ne  dispensent  pas  de 
manger,  cl  qu'un  jeune  naufragé  doit  avoir  bon  ajipétit;  de  plus, 
élani  moins  amoureuse  ,  elle  bfVillait  un  peu,  et  se  sentait  frissonner 
au  voisinage  de  la  mer  :  c'est  pourquoi  elle  se  mil  à  faire  cuire  leur 
petit  déjeuner;  je  ne  crois  pas  qu'elle  leur  ait  offert  du  thé;  mais 
elle  avait  des  œufs ,  dçs  fruits  ,  du  café ,  du  pain  ,  du  poisson ,  du 


miel  et  du  vin  de  Scio...  cl  tout  cela  par  pur  amour ,  et  non  ponr 
de  l'argent. 

CXLVI. 

Qnand  les  nufs  et  le  café  furent  prêts.  Zoé  voulut  éveiller  Juan  ; 
mais  la  petile  main  d'Haidéc  I  arrêlad  un  geste  rapide,  et  sans  parler, 
Bon  doigt  posé  sur  sa  lèvre  fit  un  signe  «pie  la  suivante  c<imprit.  I,c 
premier  déjeuner  étant  refroidi,  il  fallut  en  préparer  un  second, 
car  ce  sommeil  semblait  ne  devoir  jamais  Unir. 

CXLVII. 

11  reposait  toujours,  et  sur  ses  joues  amaigries  se  jouait  une  rou- 
geur fébrile,  comme  les 
derniers  feux  du  jour  sur 
les  sommets  neigeux  des 
montagnes  lointaines  : 
l'empreinte  de  la  souf- 
france éU'iit  encore  sur 
son  front  dont  les  veines 
d'azur  semblaient  affai- 
blies et  voilées  ;  les  bou- 
cles de  sa  noire  cheve- 
lure étaient  encore  char- 
gées de  l'écume  amère  et 
des  vapeurs  de  la  voûte. 

CXLVIII. 

Elle  restait  penchée  sur 
lui.  et  il  reposait  au-des- 
sous d'elle .  Iran(|uille 
comme  l'enfant  sur  le 
sein  maternel;  affaissé 
comme  le  feuillage  du 
saule  quand  les  vents  re- 
tiennent leur  haleine; 
calme  comme  les  profon- 
deurs de  l'Ucéan  en  re- 
pos, beau  comme  la  rose 
qui  ferme  une  guirlande, 
doux  comme  le  jeune  cy- 
gne dans  son  nid  :  bref, 
celait  un  furl  joli  gar- 
çon... un  peu  jauni  par 
ses  souffrances. 

CXLIX. 

Il  s'éveilla  et  regarda, 
et  il  se  serait  rendormi; 
mais  le  chai  niant  visage 
que  rencoiiirèrcnt  ses 
yeux  leur  défendit  de  se 
fermer,  quoique  la  fati- 
gue et  la  peine  lui  eus- 
sent encore  fait  du  som- 
meil un  plaisir.  En  clfel, 
don  Juan  n'avait  jamais 
vu  avec  indifférence  le 
visage  d'une  femme,  si 
bien  qu'en  faisant  sa  priè- 
re il  détournait  les  yeux 
des  saints  renfrognés,  des 
martyrs  barbus,  pour  con- 
templer la  douce  image 
de  la  vierge  Marie. 

CL. 

Il  se  leva  donc  sur  le  coude  ,  et  regarda  la  dame  sur  les  joues 
de  qui  la  pâleur  luttait  contre  l'incarnat  de  la  rose  :  elle  fit  un 
eQort  pour  parler;  ses  yeux  étaient  éloquents,  mais  les  mois  lui  ve- 
naient difficilement  :  néanmoins  elle  parvint  à  lui  dire  en  grec  mo- 
derne fort  pur,  avec  l'accent  grave  et  doux  de  l'Ionie,  qu'il  était 
encore  faible  ,  cl  qu'il  ne  devait  pas  parler,  mais  manger. 

eu. 

De  tout  cela  Juan  ne  pouvait  compiendre  un  seul  mot.  vu 
qu'il  n'était  pas  grec  ;  mais  il  avait  de  l'oreille,  et  la  voix  de  la 
jeune  fille  était  le  gazouillement  d'un  oiseau,  si  douce,  si  suave, 
si  claire  et  si  délicatement  articulée,  que  jamais  on  n  enlendit 
musique  plus  belle  et  plus  simple  :  c'était  une  de  ces  vibrations 
auxquelles  nos  larmes  font  écbo  ,  sans  que  nous  puissions  dire 


Dans  ce  moment  ils  étaient  divertis  par  leur  suite. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


185 


pAiir(|iioi.. 
niclmlie. 


un  de  ces  accents  irrésistibles  dans  lesquels  trône  la 

CLII. 

Et  Juan  promenait  ses  regards  autour  de  lui  comme  un  homme 
éveillé  par  les  sons  d'un  orgue  lointain,  doutant  s'il  ne  rêve  pas 
encore  ,  jusqu'au  moment  où  le  charme  est  rompu  par  la  voix  du 
■watchman,  ou  par  quelque  autre  réalité  de  ce  genre,  telle  qu'un  mau- 
dit valet  trop  matinal  qui  vient  frapper  à  la  porte.  Ce  dernier  bruit 
surtout  est  fort  déplaisant  pour  moi  qui  aime  à  sommeiller  le  matin.... 
car  la  nuit,  les  étoiles  et  les  femmes  se  montrent  à  leur  point  de  vue 
le  plus  avantageux. 

CLin. 

Ce  qui  tira  surtout  Juan 
de  son  rêve ,  ou  de  son 
sommeil  si  l'on  veut,  ce 
fut  l'appétit  prodigieux 
qu'il  sesentit:sans  doute 
le  fumet  de  la  cuisine  de 
Zoé  parvint  à  son  odo- 
rat ;  la  vue  du  feu  qu'elle 
entrelenaitàgenoux  pour 
apprêter  son  déjeuner 
acheva  de  le  réveiller,  et 
lui  fit  penser  à  prendre 
de  la  nourriture,  et  sur- 
tout à  manger  un  beef- 
steak. 

CLIV. 

Mais  le  bœuf  est  rare 
dans  ces  îles  ;  on  y  trouve 
sans  difficulté  de  la  vian- 
de de  chèvre,  du  chevreau 
et  du  mouton  ;  et  quand 
sourit  un  jour  de  fête , 
les  habitants  mettent  une 
grosse  pièce  à  leurs  bro- 
ches barbares  ;  mais  cela 
n'arrive  qu'à  de  longs  in- 
tervalles ;  car  plusieurs  de 
ces  retraites  ne  sont  que 
des  îlots  roclieux  où  Ion 
trouve  à  peine  une  hutte  : 
d'autres  sont  agréables  et 
fertiles  :  parmi  ces  der- 
nières, celle  d'IIa'idée, 
bien  que  peu  étendue, 
était  une  des  plus  riches. 

CLV. 

En  disant  que  le  bœuf 
y  est  rare,  je  ne  puis 
m'empècher  de  songer  à 
la  vieille  fable  du  Jlino- 
taure...  fable  dont  à  bon 
droit  se  scandalisent  nos 
moralistes  modernes  , 
condamnant  le  mauvais 
goût  de  la  royale  dame 
qui  se  déguise  en  vache... 
et  je  pense  que,  sous  le 
voile  de  l'allégorie,  on 
peut  _y  trouver  un  type 
historique  :  c'est  tout  sim- 
plement que  Pasiphaé  encourageait  l'élève  du  bétail,  dans  le  but 
d'exciter  les  appétits  guerroyants  des  Cretois; 

CLVI. 

Car  tout  le  monde  sait  que  les  Anglais  se  nourrissent  de  bœuf.... 
je  ne  dirai  rien  de  la  bière  :  ce  liquide  ne  rentre  pas  dans  mon  suje 
et  n'a  que  faire  ici  :  on  sait,  en  outre  ,  que  lesdits  Anglais  aiment 
beaucoup  la  guerre...  plaisir  un  peu  coûteux....  comme  tous  les 
plaisirs;  tels  étaient  aussi  les  habitants  de  la  Crète....  d'où  je  con- 
clus que  bœuf  et  bataille  furent  dus  à  la  princesse  en  question. 


Le  vieillard  restait  impénétrable 


CLVII. 


Mais  revenons... 


Le  débile  Juan  avait  donc  appuyé  sa  têle  sur 
son  coude,  et  contemplait  un  spectacle  dont  il  n'avait  point  joui 
depuis  longtemps;  car   tout  ce  qu'il  avait  mangé  dans  la  barque 


était  passablement  cru  :  il  vit  trois  ou  quatre  objets  pour  lesquels  il 
loua  le  Seigneur,  et  toujours  déchiré  du  vautour  de  la  faim,  il  tomba 
sur  tout  ce  qu'on  lui  offrait  comme  aurait  fait  un  prêtre,  un  requin, 
un  alderman  ou  un  brochet. 

CLVllL 

Il  mangea  et  fut  servi  à  souhait  ;  et  Haïdée,  qui  le  veillait  comme 
une  mère,  lui  aurait  laissé  franchir  toutes  les  bornes;  car  elle  sou- 
riait de  voir  un  tel  appétit  dans  un  jeune  homme  qu'elle  avaitcru  mort  ; 
mais  Zoé,  plus  expérimentéequesa  maîtresse,  savait  (uniquement  par 
tradition,  car  elle  n'avait  jamais  lu)  que  les  gens  affamés  ne  doivent 
prendre  leurs  aliments  que  lentement  et  cuillerée  par  cuillerée, 
sans  quoi  ils  crèvent  infailliblement. 

CLIX. 

Elle  prit  donc  la  liberté 
de  faire  comprendre  plu- 
tôt par  actions  que  par 
discours  ,  attendu  l'ur- 
gence du  cas,  que  le  jeu- 
ne monsieur  dont  le  sort 
avait  arraché  si  matin  sa 
maîtresse  à  son  lit,  pour 
l'attirer  sur  le  rivage,  de- 
vait laisser  là  son  assiet- 
te, s  il  ne  voulait  mourir 

.sur  la  place elle  lui 

enleva  donc  le  plat,  et 
refusa  de  lui  donner  un 
morceau  de  plus,  disant 
qu'il  avait  déjà  mangé  dë^ 
quoi  incommoder  un  che- 
val. 

CLX. 

Ensuite,  comme  il  était 
nu  ,  sauf  un  caleçon  dé- 
chiré et  à  peine  décent , 
elles  se  mirent  à  l'ouvra- 
ge ,  jetèrent  au  feu  ses 
guenilles  et  l'habillèrent, 
pour  le  moment,  à  la  tur- 
que ou  à  la  grecque.....' 
en  omettant  néanmoins, 
ce  qui  n'importait  guère, 
le  turban,  les  babouches, 
les  pistolets  et  le  poi- 
gnard... Elles  le  vêtirent 
au  complet  et  à  neuf,  sauf 
quelques  reprises ,  d'une 
chemise  blanche  et  d'une 
immense  paire  de  culot- 
tes. 

CLXI. 

Alors  la  belle  Haïdée 
essaya  d'entamer  la  con- 
versation ;  mais  Juan  ne 
put  saisir  un  mot  ;  bien 
qu'il  fût  si  attentif  que, 
dansjon  empressement, 
la  jeuTie  Grecque  ne  son- 
geait point  à  s'arrêter;  et 
comme  il  ne  l'interrom- 
pait point,  elle  parlait  de 
plus  en  plus  vite  à  son 
protégé,  à  son  ami;  tant 
qu'entin   ayant   fait   une 

pause  pour  reprendre  haleine,  elle  s'aperçut  qu'il  ne  comprenait 

point  le  romaique. 

CLxn. 

En  conséquence ,  elle  eut  recours  aux  signes  de  tête,  aux  gestes, 
aux  sourires,  aux  éclairs  d'un  œil  expressif;  elle  lisait  dans  le  seul 
livre  à  son  usage,  dans  les  traits  de  son  beau  visage,  et  y  trouvait 
par  sympathie  l'éloquente  réponse  dans  laquelle  l'âme  se  dévoile, 
dardant  toute  une  longue  suite  de  pensées,  dans  un  seul  et  rapide 
regard  :  ainsi  chaque  coup  d'œil  ex[>rimait  pour  elle  tout  un  monde 
de  choses  et  de  mots  qu'elle  savait  interpréter. 

CLXIII. 

Bientôt,  à  l'aide  du  doigt  et  des  yeux,  répélant  les  mots  après  elle, 
il  prit  une  première  leçon  dans  la  langue  de  sa  prolectrice  :  sans 
doute  il  s'occupait  plus  des  regards  que  des  paroles;  de  même  que 


i«r. 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRÉES. 


relui  qui  (^'Indic  r.isironnmie  nvpc  nrdenr  reçarde  plus  souvent  les 
iMiiili'sqiii^  si>n  livre.  Ainsi  Juan  apprit  snn  niplia,  bi'ln.  dans  Icsycux 
il  llaïilé.',  mieux  qiril  n'eût  fait  dans  des  caractères  gravés. 

CLXIV. 

Il  esi  ilouT  d'appri'odre  nne  lanpiie  élr,1np^re  d<»9  lèvres  et  des 
_ven\  (Inné  femme...  e'esl-.'idire  quand  maître  et  disciple  sont  tins 
denx  jeunes  :  tel  eiil.  cln  nmins,  le  cas  où  je  me  sni<«  trouvé.  V.\\p% 
sniii'ientsi  bien  qnaihl  on  réuR.sit  ;  elles  sourient  eneore  plus  quand 
(i[i  se  (rompe;  puis  viennent  des  serrements  de  main,  peul-i'tre 
uiAraeun  rhaslc  baiser...  c'est  ainsi  que  J'ai  appris  le  peu  que  je  sais  : 

CLXV. 

t;'esl-î»-direque!i|ues  mots  d'espa^'uol.dc  lure  et  de  ffrec;  d'italien, 
pa.-!  ilu  loul,  n'a\ant  eu  personne  pour  cela;  pour  lanfilais,  je  ne 
puis  nie  daller  de  le  parler  bien  ,  ayant  appris  celle  langue  siiilout 
dans  les  scrmonnaircs,  Harrow,  Soulli,  Tilloteon,  que  je  relis  eha- 
iliie  semaine,  ainsi  que  Blair,  et  qui  sont,  en  prose,  les  plus  liants 
moili'.les  d'éloquence  religieuse....  D'ailleurs  je  déteste  vos  poètes  et 
n'en  lis  pas  ua  seul. 

CLXVI. 

Quant  aux  dames,  je  n'ai  rien  à  en  dire,  échappé  que  je  suis  du 
monde  de  la  fashion,  où  j'ai  eu  mon  temps  comme  tant  d'autres 
vauriens,  et  où  je  puis  avoir  eu  une  passion  à  mon  tour...  Mais  ainsi 
'"  que  bien  d'autres  choses,  j'ai  oublié  tout  cela;  j'ai  oublié  au.ssi  tous 
le  ces  sols  h  la  mode,  h  qui  je  pourrais  faire  sentir  ma  férule  :  enne- 
souinis,  amis,  hommes,  fcninies.  ne  sont  plus  rien  pour  moi  que  des 
ra.vvtSes  de  ce  qui  fut,  de  ce  qui  ne  sera  plus  jamais, 
san 

SI''  CLXVII. 

1- 

Revenons  à  noire  héros.  Il  entendit  de  nouveaux  mots,  et  bientôt 
il  les  répéta  ;  niais  il  esl  des  scnlimeiits,  universels  comme  le  soleil, 
qui  ne  pouvaient  pas  plus  t^lre  renfermés  dan.s  son  coeur  qu'ils  ne  le 
sont  dans  celui  d'une  nonne  :  il  était  amoureux...  \ous  lauiioz  élé 
comme  lui...  d'une  jeune  bienfaitrice...  elle  lui  rendit  cet  amour, 
comme  cela  se  voit  bien  souvent. 

CLXvin. 

Dès  l'aube...  heure  un  peu  matinale  pour  don  Juan  ,  qui  aimait 
h  dormir,  elle  se  rendait  a  la  grolle.  uni(iuenient  pour  voir  son  oi- 
seau reposer  dans  .son  nid  ;  et  elle  se  mettait  h  effleurer  les  boucles 
de  ses  cheveux  :;ans  interrompre  le  sommeil  de  son  hôte,  caressant 
de. sa  douce  haleine  la  joue  et  la  bouche  du  dormeur,  comme  le  veni 
du  midi  caresse  un  parterre  de  roses. 

CLXIX. 

El  à  chaque  nouvelle  aurore,  le  jeune  homme  prenait  des  cou- 
leurs plus  fraîches;  chaque  jour  marquait  un  progrès  dans  sa  con- 
valescence; tout  allait  au  mieux,  car  la  santé  plaît  dans  le  corps 
liuiiiain,  outre  qu'elle  est  1  essence  du  véritable  amour  :  la  santé  et 
loisiveié  font,  sur  la  llaninie  d'une  passion,  l'effet  de  l'huile  et  de 
la  poudre  ;  un  doit  aussi  de  bons  procédés  h  Cérès  et  à  Bacchus,  sans 
les(iuels  Vénus  ne  nous  tourmenterait  pas  longtemps. 

CLXX. 

Pendant  que  Vénus  remplit  le  cœur  (sans  le  cœur  en  vérité,  l'a- 
niuiir,  quoiipie  toujours  une  bonne  chose,  n'est  pas  aussi  bon  de 
nidilié),  (A'iès  nous  présente  un  plat  de  vermicelle...  car  l'amour  a 
besoin  de  soutien,  comme  la  chair  cl  le  sang...  et  de  son  côté 
Bacchus  nous  verse  du  vin  ou  nous  oll're  une  gelée.  Les  œufs,  les 
huîtres  sont  aussi  des  mets  chers  à  l'amour;  mais  qui ,  là-haut,  se 
chai^'i!  de  nous  les  fournir?  le  ciel  seul  lésait  :  ce  peul  être  Neiilune, 
l'ail  ou  Jupiter. 

CLXXI. 

Quand  Juan  s'éveillait,  il  trouvait  nne  foule  de  bonnes  cho.ses 
toutes  prèles,  un  bain,  son  déjeuner  el  les  deux  plus  beaux  jeux 
qui  aioiil  jamais  fait  battre  un  cœur  de  jeune  homme,  .sans  compter 
ceux  de  la  suivante,  fort  jolis  aussi,  dans  des  dimensions  plus  mo- 
destes... Mais  j'ai  déjà  parlé  de  tout  cela,  et  les  répétitions  sont 
cnnuveuseset  maladroites...  Eh  bien  !  Juan,  après  un  bain  de  mer, 
revenait  toujours  au  café  cl  h  son  lla'idée. 

CLXXII. 

Tous  deux  étaient  si  jeunes,  llaîdée  était  tellement  innocente,  que 
le  bain  était  pour  eux  une  chose  sans  conséquence  :  Juan  lui  sem- 
blait l'être  dont  depuis  deux  ans  elle  avait  rèvc  chaque  nuit,  quel- 
que chose  îi  aimer,  un  mortel  cnvové  pour  l,i  rendre  heureuse  el 
|iour  être  hciireuv  par  elle  :  Ions  ceux  qui  aspirent  à  la  félicité  doi- 
vent la  partager. ..  le  bonheur  esl  un  être  jumeau. 


i;i.\\lll. 

C'était  un  si  grand  plaisir  de  le  voir,  une  telle  expansion  de  l'evis- 
tenccdeeonlempler  avec  lui  la  nature,  de  tretsaillirsouiifiononlaei, 
d'observer  Fon  sommeil,  de  le  voir  s'éveillerl  Vivre  loujoum  nvee 
lui,  c'et^t  été  trop  de  bonheur  ;  ccpemlant  elle  frémissait  h  l'idé»-  de 
s  en  séparer  :  celait  son  bien,  le  trésor  que  lOcéan  lui  avait  jeté 
riche  débris  d'un  naufrage...  son  premier  amour  et  le  dernier. 

CLXXIV. 

Une  lune  suivit  ainsi  son  cours,  et  la  belle  Haïdée  visilait  ehaqii.- 
jour  son  jeune  ami,  prenant  toutefois  tant  de  préeautionK,  qu'il  put 
rester  ignoré  dans  sa  retraite  souterraine.  JCnfin,  le  père  se  remi'  eu 
mer  pour  rejoindre  certains  navires  marchands;  son  but  n'était  pas. 
coiiimeaux  temps  fabuleux,  d'enlever  une  lo,  mais  de  s'emparer  di- 
trois  vaisseaux  ragusains  frétés  pour  Scio. 

CLXXV. 

Ce  fut  pour  elle  la  liberté,  car  elle  n'avait  plus  sa  mère  :  ainsi  son 
père  étant  absent,  elle  se  trouva  libre  comme  une  femme  maii'-e 
ou  comme  toute  autre  créature  femelle  qui  peut  aller  où  il  lui  plaît. 
A  l'abri  même  de  riin|iortunilé  d'un  frère,  elle  était  la  plus  libre 
des  be.uités  qui  se  sont  jamais  regardées  dans  un  miroir  :  cette  com- 
paraison s'applique  aux  pays  chrétiens,  où  les  femmes  sont  rarement 
tenues  en  cliarl 


ihartre  privée. 


CLXXV  I. 


Alors  elle  prolongea  ses  visiles  et  ses  causeries  'car  il  fallait  bien 
causer).  Il  en  savait  asset  déjà  pour  proposer  une  promenade...  el. 
en  effet,  il  était  rarement  sorti  depuis  le  jour  où  on  l'avait  trouvé 
couché  sur  la  grève  tout  brisé  et  humide,  comme  une  jeune  lleur 
arrachée  de  sa  tige...  ils  se  jiromenerenl  donc  dans  l'après-midi  et 
virent  le  soleil  se  coucher  en  opposition  avec  la  lune. 

CLXXVII. 

C'était  une  côte  sauvage  el  battue  de  la  mer  :  en  haut  une  falaisn 
escarpée,  en  bas  une  large  grève  sablonneuse,  défendue  par  d— 
bas-fonds  et  des  récifs,  comme  par  une  a\ant-garde  :  eà  et  là  s'on 
vrait  une  crique,  asile  propice  à  la  barque  battue  par  la  tempête.  Là, 
rarement  se  taisait  le  mugissement  des  values  menaçantes,  hormis 
par  ces  longs  jours  d'été  où,  sous  un  calme  de  mort,  la  surface  de 
lUcéan  luit  comme  celle  d'un  lac. 

CLXXVIII. 

L'écume  légère  qui  s'étalait  sur  la  plage  n'élait  guère  plus  forte 

aue  la  mous.se  du  champagne,  quand  on  voit  s'élever  jusqu'au  .  bords 
u  verre  cette  liqueur  étincelanlc,  pluie  du  cœur,  rosée  prinlanièie 
de  l'Ame I  l'eu  de  choses  valent  le  vin  vieux  :  qu'on  prêche  tant  qu'on 
voudra  (il'aulant  qu'on  prêchera  en  vain)!  à  ce  soir  le  vin  el  le^ 
femmes,  les  rires  el  la  joie  ;  h  demain  les  sermons  et  l'eau  de  Sell?.  ' 

CLXXIX. 

L'homme,  animal  raisonnable,  doit  s'enivrer;  le  meilleur  de  la 
vie  n'est  qu'une  ivresse  :  la  gloire,  le  vin,  l'amour  et  l'or,  voilà  les 
buts  de  l'espérance  pour  tous  les  hommes  et  tontes  les  nations;  sans 
une  pareille  sève,  combien  serait  pauvre  et  stérile  cet  arbre  étrange 
de  la  vie,  si  fertile  parfois!  Mais  j'y  reviens:  enivrez-vous,  et  quand 
vous  vous  réveillerez  avec  le  mal  de  tète,  voici  ce  que  vous  aurez  à 
faire  : 

CLXXX. 

Sonne/  votre  valet  :  dites-lui  de  vous  apporter  promptement  du 
vin  de  llocheim  el  de  l'eau  de  Seitz,  et  alors  vous  connaîtiez  un 
plaisir  digne  du  grand  roi  Xereès;  car,  ni  le  délicieux  sorbet  à  l.i 
neige,  ni  la  première  goutte  puisée  à  la  source  du  désert,  ni  le  boni' 
gogne  coloré  comme  un  .soleil  couchant,  après  do  longues  fatigne- 
de  voyages,  d'ennuis,  rfamoiir  ou  de  guerre,  ne  sauraient  égaler 
cette  rasade  de  vin  du  ilbin  et  d'eau  de  Seitz.  • 

CLXXXI. 

La  côte....  il  me  semble  que  c'était  la  côte  que  je  décrivais  toul  à 
l'heure...  oui,  c'était  la  côte;  eh  bien!  elle  paraissait  alors  aossicalne 
que  le  ciel;  les  sables  dormaient  immobiles,  les  vagues  bleues  - 
taisaient;  lout  était  silence,  sauf  le  cri  de  la  mouelie,  le  bond  il  . 
dauphin  el  le  léger  bruil  de  quelque  petit  flot  contrarié  par  un  r  ■• 
ou  un  récif,  et  se  révoltant  contre  l'obstacle  qu'il  mouillait  à  peine. 

CLXXXII. 

Ils  erraient  donc  hors  de  leur  asile,  en  l'absence  du  père,  qui.  je 
lai  dit.  était  parti  pour  une  expédition;  et  la  jeune  fille  n'avait  ni 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYROTM. 


1S7 


mère,  ni  frère,  ni  surveillant  d'aucune  espèce,  à  l'exception  de  Zoé, 
qui,  se  présentant  chaque  jour  au  lever  du  soleil  pour  prendre  les 
ordres  de  sa  maîtresse,  croyait  n'avoir  pas  d'autre  mission  que  son 
service  journalier,  et  se  bornait  à  lui  apporter  de  l'eau  chaude,  à 
tresser  ses  longs  cheveux  et  à  lui  demander  de  temps  en  temps  ses 
robes  de  rebut. 

CLXXXIII. 

C'était  l'heure  où  se  répand  la  fraîcheur,  quand  le  disque  rougo 
du  soleil  descend  derrière  la  colline  azurée,  qui  alor.'«  semble  la  li- 
milc  du  monde,  entourant  la  nature  d'ombre,  de  silence  et  de  repos. 
Les  montagnes  lointaines  s'arrondissaient  d'un  côté  en  croissant, 
et  de  l'autre  la  mer  s'élendait  calme  et  profonde  :  en  haut  planait 
un  ciel  rosé,  dans  lequel  une  étoile  brillait  comme  un  œil  isolé. 

CLXXXIV. 

Ils  erraient  donc  la  main  dans  la  main,  foulant  aux  pieds  les  ga- 
lets polis,  les  coquillages  et  le  sable  uni  et  dur.  llspénélrèrenl  dans 
les  antiques  et  sauvages  retraites  creusées  par  les  tempêtes  et  façon- 
nées, comme  par  la  main  de  l'art,  en  salles,  en  cellules  aux  vuùles 
de  cristaux  :  là,  ils  se  reposèrent,  et,  les  bras  enlacés,  ils  s'aban- 
donnèrent aux  charmes  profonds  du  crépuscule  empourpré. 

CLXXXV. 

Ils  regardaient  le  ciel,  dont  la  flottante  splendeur  s'étalait,  comme 
un  océan  rosé,  en  nappes  vastes  et  brillantes;  ils  regardaient  la  mer, 
qui  élincelait  à  leurs  pieds,  et  du  sein  de  laquelle  la  lune  commen- 
çait à  élever  son  disque  qui  s'arrondissait  à  vue  d'œil  ;  ils  écoulaient 
le  clapotement  des  vagues  et  le  murmure  de  la  brise...  enfin,  ils  vi- 
rent leurs  yeux  noirs  se  darder  mutuellement  des  flammes et  à 

cette  vue  leurs  lèvres  s'approchèrent  et  s'unirent  dans  un  baiser. 

CLXXXVI. 

Un  long,  long  baiser un  baiser  de  jeunesse  et  d'amour  et  de 

beauté,  trois  rayons  concentrés  en  un  seul  foyer  et  allumés  par  le 
feu  du  ciel  ;  un  de  ces  baisers  qui  n'apparliennent  qu'aux  premiers 
beaux  jours,  alors  que  le  CŒ'ur,  l'âme  et  les  sens  se  meuvent  de  con- 
cert, que  le  sang  est  une  lave,  le  pouls  un  volcan,  cliaque  baiser  un 
ébranlement  du  cœur  tout  entier...  car,  si  je  ne  me  trompe,  la  force 
d'un  baiser  se  mesure  à  sa  longueur. 

CLXXXVII. 

Par  longueur,  j'entends  la  durée  :  or,  le  leur  dura Dieu  sait 

combien  I...  sans  doute  ils  n'en  firent  point  le  calcul;  s'ils  l'avaient 
fait,  ils  n'auraient  pu  prolonger  une  seule  seconde  la  .somme  de 
leurs  sensations.  Us  ne  s'étaient  pas  parlé,  mais  ils  s'étaient  sentis 
attirés  1  un  vers  l'autre,  comme  si  leurs  âmes  et  leurs  lèvres  se  fus- 
sent appelées;  et,  une  fois  réunies,  elles  s'attachèrent  comme  des 
abeilles  qui  essaiment....  leurs  cœurs  étaient  les  fleurs  d'où  prove- 
nait leur  miel. 

CLXXXYIII. 

Us  étaient  seuls,  mais  non  comme  ceux  qui,  s'enfermant  dans 
une  chambre,  se  croient  dans  la  solitude  :  la  mer  silencieuse,  la  baie 
rélléchissaiU  les  éloilfs,  l'éclat  du  soir  qui  allait  s'affaiblissant,  les 
sables  muets  et  les  cavernes  humides  qui  les  entouraient,  tout  les 
engageait  à  se  presser  l'un  contre  l'autre,  comme  s'il  n'y  avait  sous 
le  ciel  d'autre  vie  que  la  leur,  et  que  cette  vie  ne  dût  jamais  finir. 

CLXXXIX. 

Ils  ne  craignaient  point  d'être  vus,  d'être  entendus  sur  cette  plage 
solitaire;  la  nuit  ne  leur  causait  nul  effroi.  Ils  étaient  entièrement 
l'un  à  l'aulre  :  n'ayant  que  des  mois  entrecoupés,  ils  y  irouvaient 
uéanuiiiins  un  langage  ;  les  paroles  de  feu  que  dicte  la  passion  étaient 
remplacées  pour  eux  |;iar  un  soupir,  fidèle  interprète  de  cet  oracle  de 
la  nature...  un  premier  amour...  unique  héritage  qu'après  sa  chute 
Eve  a  laissé  h  ses  filles. 

cxc. 

Haidée  ne  parla  point  de  scrupules,  ne  demanda  et  ne  fit  point  de 
serments;  elle  n'avait  jamais  entendu  parler  d'engagements  et  de 
promesses  de  mariage,  ou  des  périls  auxquels  s'expose  une  jeune 
fille  qui  aime:  elle  était  telle  que  pouvait  la  faire  une  complète  igno- 
rance, et,  comme  un  jeune  oiseau,  elle  volait  vers  son  jeune  ami  : 
l'idée  de  mensonge  ne  lui  étant  jamais  venue,  elle  ne  savait  même 
pas  implorer  la  constance. 

CXCI. 

Elle  aimait  et  était  aimée...  elle  adorait  et  était  adorée  :  suivant 
la  loi  de  la  nature,  leurs  âmes  passionnées,  absorbées  l'uhe  dans 
l'autre,  eussent  expiré  dans  celle  ivresse,  si  des  âmes  pouvaient 
mourir...  Mais  par  degrés  leurs  sens  se  ranimèrent  pour  succomber 
de  nouveau  et  renaître  encore;  et  Ha'idée,  sentant  baUre  son  cœur 


contre  celui  de  son  bien-aimé,  se  dit  que  désormais  l'un  ne  pourrait 
plus  battre  sans  l'autre. 

CXCII. 

Hélas!  ils  étaient  si  jeunes,  si  beaux,  si  seuls,  si  aimants,  si  fai- 
bles! puis  c'était  l'heure  où  le  cœur  est  toujours  plein,  où  n'ayant 
plus  aucun  pouvoir  sur  lui-même  il  pousse  à  des  actes  que  l'éternilé 
ne  saurait  effacer,  mais  dont  elle  punit,  dit-on.  chaque  instant  par 
les  tourments  infinis  du  brasier  infernal...  supplice  réservé  d'avance 
à  tous  ceux  qui  s'avisent  de  causer  à  leur  semblable  de  la  peine  ou 
du  plaisir. 

cxcni. 

Pauvre  Juan!  pauvre  Haïdéet  ils  s'aimaient  tant  et  ils  étaient  si 
aimables  I...  Depuis  nos  premiers  parents,  jamais  couple  aussi  beau 
n'avait  risqué  la  damnation  éternelle.  Ha'idée,  dévole  aulant  que 
belle,  avait  sans  nul  doute  entendu  parler  de  l'empire  du  démon,  et 
de  l'enfer  et  du  purgatoire...  mais  elle  ouldia  tout  cela  juste  au  mo- 
ment où  il  lui  eût  fallu  s'en  souvenir. 

CXCIV. 

Ils  se  regardent,  et  leurs  yeux  brillent  à  la  clarté  de  la  lune  :  le 
beau  bras  blanc  d'Ha'idée  presse  la  lêle  de  Juan  ;  le  bras  de  Juan 
enlace  la  taille  de  la  jeune  fille  et  se  perd  à  moitié  dans  les  flots  de 
sa  longue  chevelure.  Assise  sur  les  genoux  de  son  ami,  ils  boivent 
mutuellement  leurs  soupirs,  qui  enfin  ne  forment  plus  qu'un  mur- 
mure confus  :  on  les  prendrait  pour  un  groupe  antique,  demi-nu, 
où  brillent  à  la  fois  l'amour,  la  nature  et  le  ciseau  des  Grecs. 

cxcv. 

Et  quand,  après  ces  moments  d'ivresse  profonde  et  brûlante,  Juan 
s'abandonna  au  sommeil  entre  ses  bras,  elle  ne  s'endormit  pas  : 
d'une  tendre,  mais  énergique  étreinte,  elle  lint  la  tête  de  son  amant 
appuyée  sur  les  trésors  de  son  sein!  Par  intervalles,  elle  jetait  un 
regard  vers  le  ciel,  puis  sur  la  joue  pâle  que  son  sein  réchauffait, 
qu'elle  pressait  sur  son  cœur  débordant  de  joie  et  palpitant  au  sou- 
venir de  tout  ce  qu'elle  avait  accordé,  de  tout  ce  qu'elle  accordait 
encore. 

CXCVI. 

Le  nouveau-né  qui  regarde  une  lumière,  l'enfant  qui  puise  sa  vie 
à  la  mamelle,  le  dévot  au  moment  de  l'élévation  de  l'hostie,  l'Arabe 
accueillant  un  hole  étranger,  le  marin  qui  voit  sa  prise  baisser  pa- 
villon, l'avare  qui  comble  son  colfre-fort  déjà  plein,  éprouvent 
certes  un  ravissement;  mais  ils  ne  sont  point  réellement  heureux 
comme  on  l'est  quand  on  voit  dormir  l'objet  qu'on  aime. 

CXC  VII. 

Car  il  repose  avec  tant  de  calme,  ce!  être  bien-aimé!  tout  ce  qu'il 
a  de  vie  se  confond  avec  la  nôtre  :  il  est  là,  gracieux,  immobile, 
sans  défense,  insensible,  ne  se  doutant  pas  de  la  félicité  qu'il  donne. 
Toul  ce  qu'il  a  senti  ou  fait  sentir,  infligé  ou  subi,  est  enseveli  dan.s 
des  profondeurs  impénétrables  au  regard  :  là  repose  l'objet  aimé 
avec  toutes  ses  erreurs  et  tousses  charmes,  comme  la  mort  sans  son 
épouvante. 

CXCVIII. 

La  jeune  Grecque  contemplait  ainsi  Son  amant...  et,  seule  avec 
l'amour,  la  nuit  et  l'Océan,  son  âme  succombait  à  leur  triple  in- 
fluence. Parmi  les  sables  arides  et  les  rocs  sauvages,  elle  et  son 
jeune  naufragé  avaient  choisi  leur  amoureux  asile  :  là,  rien  ne  pou- 
vait venir  troubler  leur  tendresse,  et  ces  innombrables  étoiles,  qui 
remplissaient  l'espace  azuré,  n'éclairaient  aucune  félicitécomparabie 
à  celle  qui  éclatait  sur  le  visage  d'Haidée. 

CXCIX. 

Hélas  !  l'amour  des  femmes  I  on  le  sait,  c'est  une  douce  et  terrible 
chose  :  toute  leur  destinée  dépend  de  cet  unique  dé,  et  si  elles  per- 
dent, la  vie  n'a  plus  à  leur  offrir  que  le  tableau  railleur  du  passé; 
c'est  pourquoi  leur  vengeance  est  comme  le  bond  du  tigre,  morlellej 
prompte,  écrasante;  et  en  même  temps  elles  ressentent  de  leur  côté 
des  tortures  non  moins  réelles  :  ce  qu'elles  infligent,  elles  le  subis- 
sent. 

ce. 

Elles  ont  raison  ;  car  l'homme,  souvent  injuste  envers  l'homme, 
l'est  toujours  envers  la  femme  :  le  même  sort  est  réservé  à  toutes; 
elles  ne  peuvent  compter  que  sur  la  trahison  ;  ex'ercées  à  tenir  leurs 
émotions  secrèles,  leurs  cœurs  pleins  d'amour  caressent  une  secrèle 
idole,  jusqu'à  ce  que  l'opulence  les  convoite  et  achète  leur  main... 
et  alors  que  leur  rcste-t-il?  un  époux  insouciant,  puis  un  amant 
déloyal  ;  puis  la  toilette  ,  les  enfants,  la  dévotion,  et  tout  est  dit. 

CCI. 

Les  unes  prcnneut  un  amant,  d  autres  'le?  li.i';  u"-  'lu  unllvrede 


188 


LES  vr.ll.Lf.KS  LITTh'RMRKS  IM,USTRI';ES. 


iiii-i.so  ;  collcs-oi  Horrupenl  df  leur  mi^nnge  ,  eello»  -  \h  se  livrent  ii 
la  cli^sipalKin.  On  en  toil  i|iil  nlinnilnnnunt  h.Mirs  maris,  mais  i|iii 
ne  fonlqnc  rlianger  de  Hoiicis;  rnrclli'ti  pcrclcnl  les  avanlnpcsirunc, 
pnsilion  liiiniiral)le,  cl  une  pnnnllc  (^i|iiip(^c  arai^liorc  romncnl  leurs 
nITairi's  :  dans  l'ennuycnx  palais  comme  dans  l'inferlc  cabane,  leur 
«iliialion  esl  loujoura  fausse.  Quolciues-ures  ensuite  font  le  diahic 
à  (|uairc  ;  et  alors  elles  écrivent  une  nouvelle. 

CCII. 

Ilaîdée ,  la  fianci^c  de  la  nature  ,  ignorait  tout  cela.  Kiifanl  de  la 
passion,  née  soils  un  ciel  où  le  soleil  darde  une  triple  lumière  ,  et 
rend  tout  IniManl.  jusqu'au  baiser  de  ses  filles  h  l'iril  de  j;azclle,  elle 
n'était  faite  que  pour  aimer,  que  pour  se  donner  tout  cntifrc  h 
l'objet  de  son  choir  :  d'ailleurs  ce  qu'on  pouvait  dire  ou  faire  n'é- 
tait rien  pour  clic.  Hors  de  Ih,  elle  n'avait  rien  h  craindre,  à  espé- 
rer, à  souhaiter  :  son  cœur  ne  battait  que  d'un  côté. 

CCIIl. 

01)1  ces  battements  accélérés  du  cœur,  combien  ils  nous  coi'ilent 
clier  !  et  cependant  ils  sont  si  doux  dans  leur  cause  et  dans  leurs 
efl'cts  !  La  sagesse  ,  toujours  aux  aguets  pour  dépouiller  la  joie  de 
ses  alchimiques  mystères,  et  pour  redire  de  bonnes  vérités  ;  la  sa- 
(fesse  ,  dis-je,  et  la  conscience  aussi  ont  une  rude  Iftclic  pour  nous 
faire  comprendre  toutes  leurs  bonnes  vieilles  maximes...  si  bonnes, 
en  elTei ,  que  je  me  demande  comment  Castiereagh  ne  les  a  pas 
frapjires  d'un  impôt. 

CCIV. 

(>'en  est  fait...  leurs  cœurs  se  sont  engagés  sur  ce  rivage  sftiilaire: 
les  étoiles,  (lambeaux  de  leur  hymen  ,  ont  versé  leur  belle  lumière 
sur  ce  couple  si  beau  ;  ils  ont  eu  l'Océan  pour  témoin,  la  caverne 
pour  couche  nuptiale;  sanctifiée  par  leurs  propres  senliuienls,  leur 
union  n'a  eu  d'autre  prêtre  que  la  solitude  :  ils  sont  époux,  et  ils 
sont  heureux  ;  car  h  leurs  jeunes  regards,  chacun  d'eux  est  un  ange 
cl  la  terre  un  paradis. 

ccv. 

O  amour!  toi  de  qui  le  grand  César  se  fit  le  courtisan ,  Titus  le 
maître  ,  Antoine  l'esclave  ,  Horace  et  Catulle  les  interprètes,  O'viilc 
le  précepteur,  Sapho  la  femme  savante  (puissent  la  suivre  d.ins  sa 
loMibe  li(iuide  toules  celles  ([ui  voudraient  l'imiter  I...  le  promoiiloire 
de  Leucadc  domine  encore  les  flots)...  ô  amour!  si  nous  ne  i)ou- 
\ons  l'appeler  diable,  du  moins  tu  es  le  dieu  du  mal. 

CCVI. 

Tu  rends  précaire  la  chasielé  du  lien  conjugal ,  et  tu  le  joues  en 
riant  du  front  des  plus  grands  Imnimes  ;  César  et  Pompée,  Maho- 
iml,  Ik-iisaire,  ont  donné  bien  de  l'occupation  à  la  plume  do  Clio; 
leur  vie  et  leur  fortune  ont  subi  bien  des  vicissitudes  ;  l'avenir  ne 
verra  plus  leurs  pareils  :  et  pourtant  tous  les  quatre  eurent  trois 
points  en  commun  :  ils  furent  héros,  conquérants  et  cocus. 

CCVIl. 

Tu  as  (es  philosophes  ;  par  exemple,  Epicure  et  Aristippe  ,  vrais 
matérialistes  qui  veulent  nous  enirainer  à  1  immoralité  par  des 
théories  fort  aisées  h  nietlre  en  pratique;  si  seulement  ils  pouvaient 
nous  assurer  contre  le  diable  ,  combien  leurs  maximes  soraii'nt 
agréables,  bien  qu'elles  ne  soient  pas  loul-à-fait  neuves!  «  .Mangez, 
buvez,  aimez;  que  vous  importe  le  reste?  »  disait  le  royal  philoso- 
phe Sardanapale. 

CCVIII. 

Mais  Juan!  avait-il  donc  entièrement  oublié  Julia?  et  devait-il 
l'oublier  si  tôt?  J'avoue  que  pour  moi  la  question  me  paraît  embar- 
rassante ;  mais  sans  doute  c  est  la  lune  nui  produit  en  nous  celle 
inconstance,  et  toutes  les  fois  (|u'uu  penchant  nouveau  fait  battre 
noire  cœur,  c'est  son  ouvra.iie;  sans  quoi,  coninienl  diable  se  ferait- 
Il  que  de  nouveaux  traits  ont  tant  de  charmes  pour  nous,  pauvres 
créatures  humaines? 

CCIX. 

Je  hais  linconstance...  je  méprise,  je  déleste,  j'abhorre,  je  con- 
damne, j'abjure  le  mortel  si  bien  pétri  de  vif-argent  que  son  cœur 
ne  peut  conserver  aucune  empreinte  permanente.  L'amour,  l'amour 
constant  a  été  constamment  mon  hôte;  et  pourtant  la  nuit  dernière, 
à  un  bal  masqué,  je  rencontiai  la  plus  jolie  créature,  fraîehemcnt  dé- 
barquéede  Milan,  dont  la  vue  me  lit  éprouver  des  sensations  de  scé- 
lérat. 

CCX. 

Mais  bientôt  la  philosophie  vint  h  mon  aide,  et  me  dit  tout  bas  : 
«  Songe  à  les  liens  sacrés!  —  J'y  songerai,  ma  chère  philosophie, 
répondis-je.  !Mais  quelles  dénis!  et  quels  yeux  ,  à  ciel!  je  vais  seu- 
lement m'inforiner  si  elle  esl  femme  ou  demoiselle  .  ou  ni  l'un  ni 
l';>nlre pure  curiosité!  —  Arrête  !  »  me  cria  la  philosophie  dun 


air  loul-à-fail  grec,  quoiqu'elle  eût  pris  le  costume  d'une  beauté 
véiiilicDDe. 

CCXI. 

«Arrête!  »  lit  je  m'arrêtai Uais  à  noire  propos  I  Ce  que  les 

hommes  appellent  inconslancc  n'est  rien  de  plus  que  la  juste  admi- 
ration due  à  l'être  privilégié  en  qui  la  nature  prodigue  jcunes.se  cl 
beauté  :  cl  de  même  que  nous  adorons  presque  dans  sa  niche  une 
magnifique  statue,  cette  sorte  d'adoration  de  la  réalité  est  toulsim- 
plcmenl  un  sentiment  plus  vif  du  beau  idéal. 

CCXIL 

C'est  la  perception  du  beau,  une  magnifique  extension  de  nos  fa- 
cultés, un  sentiment  platonique  ,  universel ,  merveilleux,  avant  sa 
source  dans  les  astres,  tamisé  par  le  firmament,  et  sans  léipiel  la 
vie  serait  fort  insipide  :  bref,  c'est  l'usage  de-  nos  deux  yeux,  a\ec 
l'addition  d'un  ou  deux  sens  inférieurs,  uniquement  pour  nous  rap- 
peler que  la  chair  est  inflammable. 

CCXIII. 

Apres  tout,  c'est  un  sentiment  pénible  et  involonlairc;  en  ciï-t, 
si  nous  pouvions  toujours  trouver  dans  la  même  femme  des  attrails 
aussi  triomphants  que  le  jour  où  elle  nous  apparut  comme  une 
autre  Eve,  cela  nous  épargnerait  ecrtainemenl  bien  des  peines  de 
cœur  et  bien  des  shillings  (car  il  faut  possédera  tout  prix,  ou  souf- 
frir, ;  et  puis  si  la  même  femme  niai.sait  toujours,  comme  cela  serait 
sain  pour  le  cœur...  et  pour  le  foie  1 

CCX  IV. 

Le  cœur  ressemble  au  firmament;  comme  lui,  il  fait  partie  des 
cieux ,  et  comme  lui  il  change  nuit  et  jour  :  les  nuages  et  le  ton- 
nerre le  traversent,  les  ténèbres  et  la  destruction  planent  ilans  son 
sein;  mais  après  avoir  été  sillonné  par  la  foudre,  transpercé,  déchiré, 
ses  tempêtes  se  résolvent  en  quelques  gouttes  d'eau  :  les  yeux  ré- 
pandent le  sang  du  cœur  qui  s'est  changé  en  larmes,  c'est  ce  qui 
constitue  le  climat  tout  anglais  de  notre  existence. 

CCXV. 

Le  foie  est  le  lazaret  de  la  bile,  mais  rarement  il  remplit  bien  ses 
fondions;  car  la  première  passion  y  séjourne  si  longtemps  que 
toutes  les  autres  s'y  rattachent  et  s'y  enlacent,  comme  des  nœuds 
de  vipère  au  fond  d'un  fumier  :.on  y  trouve  la  rage,  la  crainte,  la 
haine,  la  jalousie,  le  ressentiment,  le  remords;  si  bien  que  tous  les 
maux  ressorlent  de  ce  foyer  intérieur  comme  les  tremlilenienls  de 
terre  viennent  du  feu  caché  qu'on  nomme  «  feu  central.  »  f 

CCXVI. 

Mais  je  ne  poursuivrai  pas  cette  dissection  anatomique  :  j'ai  com- 
plété deux  cents  et  (|uelques  stances  comme  en  premier  lieu  ;  cl 
c'est  à  peu  près  le  nombre  que  je  donnerai  h  chacun  de  mes  douze 
ou  de  mes  vingt-quatre  chants.  Je  pose  donc  la  plume  et  fais  ma 
réNérence,  laissant  à  don  Juan  et  à  lla'idée  le  soin  de  plaider  pour  j 
leur  compte  devant  ceux  qui  daigneront  me  lire.  ' 


CH.VNÏ    III, 


Salut,  muse\ ci c:i'lcra...  Nous  avons  laissé  Juan  endormi,  ayant 
pour  oreiller  un  sein  blanc  cl  heureux,  veillé  par  des  yeux  qui 
n'ont  jamais  connu  les  larmes,  aimé  par  un  jeune  cœur  irop  plein 
de  sa  félicité  pour  sentir  le  poison  qui  se  glissait  parmi  celte  joie,  et 
pour  savoir  que  le  beau  dormeur  était  un  ennemi  de  son  repus, 
un  monstre  qui,  souillant  tout  le  cours  d'une  vie  jus(|ue-là  inno- 
cente, changerait  en  larmes  le  plus  pur  sang  de  ce  cœur  si  pur. 

II. 

0  amour!  d'où  vient  donc  que,  dans  ce  bas  monde,  il  est  si  fatal 
d'être  aimé?  Pourquoi  îi  les  bounuets  chéris  enlrelaces-lu  des  bran- 
ches de  cyprès?  Pourquoi  ton  ])lus  fidèle  inlerprèle  est-il  un  sou- 
pir? La  femme  qui  aime  les  parfums  cueille  des  fieurs  et  les  plac 

sur  son  sein où  elles  voni  mourir.  Ainsi,  ces  frêles  créatures  . 

objets  de  notre  adoration,  nous  les  pressons  sur  notre  cœur  où  elles 
trouvent  la  mort. 

III. 

Dans  sa  première  passion,  la  femme  aime  son  amant:  dans 
toutes  les  autres,  ce  qu'elle  aime,  c'est  l'amour:  l'amour  devient 
une  habitude  dont  elle  ne  |>eul  se  défaire,  et  dans  laquelle  elle  est 


ŒUVRAS  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


189 


à  l'aise  comme  dans  un  gant  un  peu  large;  vous  vous  en  convain- 
crez en  la  mettant  h  l'épreuve.  D'abord  un  seul  homme  a  le  privi- 
lège d'émouvoir  son  cœur;  plus  lard,  elle  préfèie  l'homme  au 
pluriel,  trouvant  que  les  additions  ne  l'embarrassent  guère. 

IV. 

Je  ne  sais  si  c'est  la  faute  des  hommes  ou  la  leur  ;  mais  ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'une  femme  que  l'on  plante  là...  à  moins  qu'elle 

ne  se  jette  dans  la  dévotion  pour  le  reste  de  ses  jours après  un 

délai  convenable,  demande  à  être  courtisée  ;  sans  doute  c'est  à  sa 
première  aCTaire  d'araour  que  son  cœur  s'est  donné  tout  de  bon  ; 
cependant  certaines  prétendent  n'en  avoir  eu  aucune,  mais  celles 
qui  en  ont  eu  ne  s'en  tiennent  jamais  h.  la  première. 


Triste  et  redoutable  indice  de  la  fragilité  ,  de  la  folie ,  de  la  per- 
versité humaine!  l'amour  et  le  mariage,  bien  que  nés  tous  deux 
sous  le  même  climat,  sont  rarement  réunis  :  le  mariage  provient 
de  l'amour,  comme  le  vinaigre  du  vin;  c'est  le  breuvage  des  gens 
sobres,  breuvage  peu  agréable  et  âpre,  à  qui  le  temps  a  fait  perdre 
son  céleste  bouquet,  pour  le  transformer  en  une  vulgaire  boisson 
déménage. 

VI. 

Il  y  a  une  sorte  d'opposition  entre  le  premier  et  le  second  état  de 
la  femme  :  on  emploie  avec  elle  une  flatterie  peu  honorable  jusqu'au 
moment  trop  tardif  où  la  vérité  apparaît...  Que  faire  alors,  sinon  se 
désespérer?  Les  mêmes  choses  changent  si  vite  de  nom  I  par  exem- 
ple, la  passion,  applaudie  dans  l'amant,  n'est  plus  chez  le  mari 
que  faiblesse  conjugale. 

VIL 

Les  hommes  deviennent  honteux  d'être  si  tendres;  puis  ils  se  fati- 
guent quelquefois,  très  rarement,  comme  de  raison  ;  et  alors  il?  se 
relâchent  de  leurs  soins  :  les  mêmes  choses  ne  peuvent  être  toujours 
admirées,  et  pourtant,  «  clause  expresse  du  contrat,  »  les  deux  con- 
joints ne  peuvent  être  séparés  que  par  la  mort  de  l'un  d'entre  eux. 
Désolante  pensée  1  perdre  l'épouse  qui  était  l'ornement  de  nosjours 
et  faire  prendre  le  deuil  à  notre  livrée. 

VIII. 

|1  faut  convenir  qu'il  y  a  dans  la  vie  domestique  certaines  choses 
qui  .^ontl'antilhèse  de  la  passion  :  les  romans  nous  peignent  en  pied 
toutes  les  phases  amoureuses,  mais  ils  ne  nous  donnent  qu'en  buste 
le  portrait  du  mariage  :  car  nul  ne  s'inquiète  des  cajoleries  matri- 
monir.lesipaslapliispetitepointedescandaledansunbaiserd'époux: 
croyez-vous  que  si  Laure  eût  été  la  femme  de  Pétrarque,  il  eiit  passé 
sa  vie  à  lui  faire  des  sonnets? 

IX. 

Toute  tragédie  .se  termine  par  une  mort,  toute  comédie  par  un 
mariage  :  dans  l'un  et  l'autre  cas  ,  la  suite  est  laissée  à  la  foi  des 
spectateurs:  les  poètes  craignent  que  leurs  descriptions  ne  donnent 
une  idée  ou  fausse  ou  trop  mesquine  de  ces  deux  existences  ultérieures, 
dans  lesquelles  eux-mêmes  trouveraient  plus  lard  la  punition  deleur 
faute  :  laissant  donc  cà  chacune  des  conditions  son  prêtre  etsonlive 
de  messe ,  ils  ne  parlent  plus  ni  de  la  Mort  ni  de  la  Dame  (1). 

X. 

Deux  auteurs  seulement ,  autant  qu'il  m'en  souvienne,  ont  chanté 
le  ciel  et  l'enfer  ou  le  mariage  :  ces  deux  auleurs  sont  Dan  te  et  Mil- 
ton  et  tous  deux  souffrirent  dans  leurs  affections  conjugales  :  quel- 
que faute  de  conduite  ,  quelque  contrariété  de  caractères  ruina  la 
paix  deleur  union  (et  pour  cela  il  faut  souvent  peu  de  chose)  : 
mais  la  Béatrice  de  Dante  et  l'Eve  de  Milton  n'ont  pas  été  peintes 
d'après  leurs  moitiés,  cela  se  voit  aisément. 


Des  critiques  assurent  que,  sous  ce  nom  de  Béatrice,  Danfe  a  voulu 
désigner  la  Théologie  et  non  pas  sa  maîtresse  florentine  en  I  (2). 
;  Poiir  moi ,  tout  en  priant  d'excuser  la  hardiesse  de  mon  opinion,  je 
crois  que  c'est  là  une  pure  vision  du  commentateur  ;  il  eût  fallu'au 
moins  qu'il  eût  du  fait  une  certitude  personnelle,  ou  qu'il  appuyât 
I  son  dire  sur  de  bonnes  raisons  :  mon  avis  à  moi  esl  que,  dans  "ses 
plus  mystiques  abstractions ,  Dante  a  voulu  personnifier  les  ma- 
thématiques. 

XII. 

Ha'idée  et  Juan  n'étaient  point  mariés,  mais  c'était  leur  faute ,  non 
la  mienne  ;  il  ne  serait  donc  juste  en  aucune  façon,  chaste  lecteur, 
de  rejeter  le  blâme  sur  moi ,  à  moins  que  vous  n'eussiez  préféré  les 

(1)  Alhiiion  à  la  vieille  ballade  anglaise  Death  and  the  Lady. 
(â)  La  Béatrice  de  Dante  était  une  Porlinari. 


voir  unis  conjugalement  ;  auquel  cas,  veuillez  fermer  le  livre  qui  ra- 
conte l'histoire  de  ce  couple  égaré,  avant  que  les  conséquences 
deviennent  trop  graves  :  il  est  dangereux  de  lire  un  récit  d'illégi- 
times amours. 

XIII. 

Néanmoins  ils  étaient  heureux heureux  dans  l'illicite  salis- 
faction  de  leurs  désirs  innocents  ;  mais  redoublant  d'imprudence  à 
chaque  nouvelle  entrevue,  Haidée  oublia  que  l'île  appartenait  à  son 
père.  Quand  nous  avons  ce  qui  nous  plaît,  il  nousestdurde  nous  en 
priver,  du  moins  dans  les  premiers  temps  et  avant  que  la  satiété  soit 
venue;  elle  faisait  donc  de  fréquentes  visites  à  la  giolte  et  ne  voulait 
pas  perdre  une  seule  heure,  tant  que  durait  la  croisière  de  son  cher 
papa  le  corsaire. 

XIV. 

Quant  à  celui-ci,  on  ne  doit  point  trouver  trop  étrange  sa 
manière  de  lever  des  fonds,  bien  qu'il  n'épargnât  aucun  pavillon; 
car  changez  son  titre  en  celui  de  premier  ministre,  et  ses  pillages 
ne  seront  plus  qu'un  impôt;  mais  lui,  plus  modeste,  menait  moins 
grand  train  ;  il  faisait  un  plus  honnête  métier,  et  poursuivant  ses 
voyages  en  pleine  mer,  il  n'exerçait  que  comme  procureur 
maritime. 

XV. 

Le  bon  vieux  gentilhomme  avait  été  retenu  par  les  vents  et  les 
vagues ,  puis  par  des  captures  importantes  ;  et  dans  l'espoir  d'en 
rencontrer  d'autres,  il  était  resté  en  mer,  bien  qu'une  couple  de 
rafales  eussent  tempéré  sa  joie  en  faisant  sombrerl'unede  ses  prises. 
Il  avait  enchaîné  ses  prisonniers,  les  avait  divisés  par  lots  et  nu- 
mérotés comme  les  chapitres  d'un  livre  :  tous  avaient  des  menottes 
et  des  colliers,  et  il  les  estimait  de  dix  à  cent  dollars  par  tète. 

XVI. 

Il  se  défit  de  quelque.-uns  à  la  hauteur  du  cap  Matapan  ,  chez  ses 
alliés  les  Maïnotes  ;  il  en  vendit  d'autres  à  ses  correspondants  de 
Tunis,  et  parmi  ceux-là  un  vieillard,  ne  trouvant  point  d'acheteur, 
fut  jeté  à  la  mer  ;  les  plus  riches  furent  mis  à  la  cale  comme  pouvant 
rapporter  plus  tard  de  bonnes  rançons,  et  enfin  toutle  reste  fut  en- 
chaîné indistinctement,  vu  que  pour  les  esclaves  vulgaires  il  avait 
reçu  une  commande  considérable  du  dey  de  Tripoli. 

XVII. 

Il  disposa  de  même  de  ses  marchandises  et  les  vendit  en  détail  dans 
divers  marchés  du  Levant  :  toutefois  il  réserva  une  certaine  portion 
du  butin,  des  articles  de  choix  pour  la  toilette  féminine,  des  étofl'es 
de  France,  des  dentelles,  des  épingles  à  coiffer,  des  cure-dents, 
une  théière,  un  plateau  ,  des  guitares  et  des  castagnettes,  tous  objets 
rais  à  part  de  la  masse  des  dépouilles  et  volés  pour  sa  fille  par  le 
meilleur  des  pères. 

XVIII. 

Il  choisit  aussi,  parmi  un  grand  nombre  d'animaux  conquis,  un 
singe,  un  malin  de  Hollande,  une  guenon  ,  deux  perroquets,  une 
chatte  de  Perse  avec  ses  petits,  etun  chien  terrierquiavaitappartenu 
à  un  Anglais  ;  son  maîlre  étant  mort  sur  la  côte  d'Ithaque .  des 
paysans  avaient  nourri  la  pauvre  bêle.  Pour  mettre  en  sûreté  tout 
ce  bétail,  par  le  grand  vent  qu'il  faisait,  il  l'avait  enfermé  pêle-mêle 
dans  une  grande  cage  d'osier. 

XIX. 

Dès  qu'il  eut  mis  ordre  à  ses  affaires  maritimes ,  et  dépêché  de 
côté  et  d'autre  des  croiseurs  isolés,  son  vaisseau  demandant  quelques 
reparations ,  il  fit  voile  vers  l'île  où  son  aimable  fille  continuait  son 
œuvre  hospitalière  ;  mais  comme  cette  partie  de  la  côte  était  basse  et 
nue,  et  en  outre  défendue  par  des  récifs  qui  s'étendaient  à  plusieurs 
milles  en  mer,  le  port  était  situé  de  l'autre  côté. 

XX. 

Il  y  débarqua  sans  retard,  vu  qu'il  ne  s'y  trouvait  ni  douane,  ni 
quarantaine  pour  lui  faire  d'imperlinenles  questions  sur  le  temps 
qu'il  avait  été  en  mer  et  les  lieux  qu'il  avail  visités  :  il  quitta  son 
navire  en  laissant  des  ordres  pour  qu'on  le  mit  dès  le  lendemain 
en  carénage,  et  qu'on  s'occupât  de  le  radouber:  en  sorte  que  tous  les 
bras  furent  aussitôt  et  activement  à  l'œuvre  pour  mettre  à  terre  les 
marchandises,  le  lest,  les  canons  et  le  numéraire. 

XXI. 

Parvenu  au  sommet  d'une  colline  d'où  l'on  découvrait  les  blan- 
ches murailles  de  sa  demeure,  il  s'arrêta  ....  Etranges  émotions  qui 
remplisseni  le  cœur  après  une  cour.'^e  errante!  Inquiétudes  sur  l'état 
où  voni  se  trouver  toutes  choses,  amour  pour  la  plupart  des  nôtres, 
craintes  pour  quelques-uns;  sentiments  qui  remontent  le  cours  des 
années  disparues  et  reportent  nos  cœurs  à  leur  point  de  départ! 


100 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLD^TRI-ES. 


xxn. 

l'mir  les  in.iris  on  les  pères,  après  un  long  voyapi?  par  Icrrc  ou 
par  cnii ,  liipiiroclic  du  lopis  doil  nalurcllcmenl  inspirer  (iiiclqiips 

,l„i.|.s chose  sérieuse  que  les  fcmines  dans  une  famille  'nul  plus 

que  moi  n'a  île  condance  dans  le  heau  sexe,  nul  m-  l'admire  da- 

vnnUitfO mais  il  déleslc  la  llailerie  .  c'est  pourquoi  je  ne  Halle 

jamais)!   dans  labsenco  du    mailre  ,  les  femmes  deviennent  plus 
ru-ées.  cl  (|Uclquefois  les  fdlcs  se  font  enlever  par  un  laquais. 

XMII. 

Un  brave  homme.  J»  son  retour,  peut  ne  pas  avoir  le  bonheur 
d'Ulvssc  :  toutes  les  fommcs  dèlaisst-es  ne  pleurent  pas  l'absence  de 
leurmailrc  cl  ne  montrent  pas  rrloipncuieiit  de  Pénélope  pour  les 
baisei-8  de  leurs  adorateurs  :  il  jach.ini-c  pour<pi'il  trouve  une  belle 

urne  éripée  h  sa  mémoire et  deux  ou  trois  jeunes  demoiselles 

n^es  du  fait  d'un  ami  qui  s'est  emparé  de  sa  femme el  de  ses  biens... 

Argus  {{)  lui  même  accourt  parfois  lui  mordre ses  fonds  de 

eulolles. 

XXIV. 

l'ist-il  célibataire  ;  sa  belle  fiancée  aura  épousé  quelque  riche 
avare  ;  mais  il  doil  s'en  féliciter,  car  la  brouille  peut  se  mettre  dans 
l'heureux  ménage,  et  la  dame  étant  mieux  avisée,  il  pourra  re- 
prendre, en  qualité  de  cavalier  servant,  .«on  amoureux  office,  ou  bien 
lui  montrer  son  mépris,  et  non  content  de  gémir  en  secret,  écrire  des 
odes  sur  l'inconstance  des  femmes. 

XXV. 

Et  vous,  messieurs,  qui  avez  déjà  (juelque  chaste  liaison  de  cette 
nature...  je  veux  dire  une  honnête  amitié  avec  une  femme  mariée... 
la  seule  des  relaiions  entre  personnes  de  dilTércnt  sexe  que  l'on 
ail  vue  durer,  de  tous  les  attacbemcnls  le  plus  solide,  el  en  un 
mot  le  véritable  bvraénée  (l'autre  n'étant  que  le  chaperon)...  mal- 
pré  lout  cela,  ne  restez  pas  trop  longlem|)S  en  vovage;  j'ai  connu 
des  absents  dont  on  se  moquait  quatre  fois  par  jour. 

XXVI. 

Lambro ,  notre  procureur  maritime,  homme  beaucoup  moins 
expérimenté  sur  terre  que  sur  l'Océan  ,  en  apercevant  la  fumée  de 
son  loit,  se  sentit  joyeux;  mais  comme  il  n'était  pas  fort  en  méta- 
plijsique,  il  n'aurait  pu  dire  ni  les  raisons  de  sa  paîté,  ni  celles  de 
toute  autre  émotion  forte  :  il  aimait  son  enfant  et  aurait  jdeuré  sa 
perte,  sans  pouvoir,  mieux  qu'un  philosophe  ,  expliquer  |)Ourquoi. 

XX  Vil. 

Il  vil  ses  blanches  murailles  briller  au  soleil ,  les  arbres  de  son 
jardin  étaler  leur  ombre  et  leur  verdure  ;  il  enicndil  le  léger  mur- 
mure de  son  ruisseau,  l'aboiemenl  lointain  de  son  chien,  et,  à  tra- 
vers le  sombre  el  frais  ombrage  ,  il  aperçut  des  ligures  en  inouve- 
iiienl ,  des  armes  étincelantes  (en  Oiienl  tout  le  monde  est  armé) 
cl  des  vêtements  aux  couleurs  variées ,  brillants  comme  des  pa- 
pillons. 

XXVIII. 

A  mesure  qu'il  s'approchait ,  surpris  de  tous  ces  indices  inaccou- 
tumés d'oisiveté,  il  entendit...  hélas!  non  pas  l'harmonie  des  sphères 
célestes  ,  mais  les  sons  profanes  el  terrestres  dun  violon  11  crut  un 
instant  que  ses  oreilles  le  trompaient .  la  cause  d'un  pareil  concert 
étant  au-dessus  de  tout  ce  qu'il  pouvait  imaginer  :  il  distingua  aussi 
une  nùte,  un  tambour,  el  peu  après  des  éclats  de  rire  de  1  espèce 
la  moins  orientale. 

XXIX. 

Il  descendit  rapidement  la  colline;  puis  écartant  le  feuillage  pour 
regarder  sur  la  pelouse,  entre  autres  indices  de  réjouissance,  il  vit 
une  troupe  de  ses  d>jnusliqiies  occupes  ii  danser,  eommc  des  der- 
viches qui  pivotent  sur  eux  uiéiues;  il  ivconnul  la  danse  pyrrbique, 
celle  danse  martiale  si  chère  aux  Levantins. 

XXX. 

Plus  loin,  était  un  groupe  de  jiunes  Grecques,  dont  la  première 
et  la  plus  glande  agitait  en  l'air  un  mouchoir  blanc:  elles  dans;iient 
encliahucs  comme  un  collier  de  perles,  el  la  main  dans  la  main  ; 
on  voy.nil  Holler  sur  leurs  cous  blancs  les  boucles  ondoyantes  de 
leurs  "cheveux  chàlains  (dont  la  moindre  eut  suffi  pour  rendre 
fous  dix  poètes)  ;  celle  qui  conduisait  la  dan.se  chantait  :  le  chœur 
virginal  accompagnait  du  pied  et  de  la  voix  ,  et  bondissait  en 
cadence 

,1)  Argus,  chien  d'Clysse,  meurt  en  reconnaissant  son  mailre. 
Odysstt,  XVII. 


XXXI. 

Ici,  des  réunions  de  joyeux  amis,  assis  les  jambes  croiséis  .uitour 
des  pl.'iteaiix  ,  rommeni-aient  ii  dincr  :  on  Vdv.iit  d-'s  pihnv-  ii  ■!■•, 
nielsdc  toute  espèce,  dés  flacons  de  vins  de  Samos  et  i|>'  Tliio  ri  !i- 
sorhi't  rafraîchi  ilans  des  vases  por''u\;  le  dcs-serl  pendait  à  la  treilî' 
au-de.ssus  de  leurs  tètes,  ut  «'inclinant  sur  eux,  l'orange  et  la  g:re- 
nade  laissaient  tomber  leurs  onctueux  trésors. 

XXXII. 

Une  bande  d'enfanta,  entourant  un  bouc  blanc  comme  la  nei.'e. 
ornaient  de  llciirsses  cornes  vénérables;  paisible  coininc  un  aync.iu 
non  sevré,  le  patriarche  du  troupeau,  avec  une  docilité  niiijisiuousc, 
inclinait  gracieusement  sa  tète  |iacifique;  il  mangeait  ilans  l.i  iii.iiii, 
baissait  le  front  en  se  jouant,  comme  s'il  voulait  frapper ,  puis  il  cé- 
dait aux  petites  mains  d'enfant  qui  le  ramenaient  en  arrière. 

XXXIII. 

Leurs  profils  classiques,  leurs  brillants  coslumes,  leurs  grands 
yeux  noirs,  leurs  joues  douct-s  et  riantes,  rouge»  comme  des  gre- 
nades entrouvertes  ;  leurs  longues  chevelures  ,  le  çesle  qui  en- 
chante, le  regard  qui  jiarle  ,  linnocence,  charme  uivin  de  I  heu- 
reuse enfance  :  tout  cela  faisait  de  ces  petits  Grecs  un  labb'au 
complet  ;  un  spectateur  philosophe  eût  soupiré...  en  songeant  qu  ils 
deviendraient  hommes. 

XXXIV. 

Ailleurs,  un  nain  bouffon  occupait  le  milimi  d'un  cercle  de  pai- 
sibles fumeurs  en  cheveux  blancs,  el  leur  c  niait  des  histoires  il- 
trésors  mystérieux  trouvés  dans  des  vallées  écjrtées,  de  mervcillen 
ses  réparties  faites  par  des  plaisants  arabes,  de  charmes  pour  faire 
de  l'or  et  guérir  de  cruelles  maladies,  de  rocs  enchantes  qui  s'ou- 
vrent devant  un  mot  cabalistique,  de  magiciennes  qui,  d'un  geste, 
changent  leurs  maris  en  bètes...  ceci  n'est  plus  un  conte. 

XXXV. 

Il  ne  manquait  pas  d'innocentes  récréations  pour  l'esprit  ou 
les  sens:  chants,  danses,  vin,  mu.sique,  contes  persans,  tous  passe- 
temps  agréables  autant  qu'irrépréhensibles;  mais  Lambro  vil  tout 
cela  de  mauvais  œil ,  mécontent  de  pareilles  profusions  faites  en 
sou  absence,  et  redoutant  ce  comble  des  calamités  humaines,  le 
grossissement  de  ses  comptes  hebdomadaires. 

XXXVI. 

Hélas!  qu'est-ce  que  l'homme?  Quels  périls  environnent  le  mor- 
tel le  plus  heureux  ,  môme  après  son  dîner  !...  Un  jour  d'or  sur  un 
siècle  de  fer,  c'est  tout  ce  qu'accorde  l'existence  au  pécheur  le  pb  - 
favorisée  le  plaisir,  surtout  quand  il  chante,  est  une  sirène  qui  al 
tire  le  jeune  novice  pour  l'écorcher  tout  vif.  Lambro  tombait  au  ban- 
quel  de  ses  gens,  comme  une  couverture  humide  tombe  surle  feu. 

XXXVII. 

Naturellement  économe  de  paroles  el  se  faisant  une  joie  de  sur- 
prendre sa  fille  (comme  il  aimait  à  surprendre  les  hninnies.  mais 
ceux-ci  l'épée  à  la  main)  ,  il  n'avait  point  envové  d'exprès  pour 
prévenir  de  son  arrivée:  en  sorte  que  personne  ne  bougea:  il  lesl.i 
donc  longtemps  à  s'assurer  que  ses  yeux  ne  le  trompaient  pas. 
biMiicoup  plus  surpris  que  charme  de  voir  chez  lui  si  bonne  el  si 
nombreuse  compagnie, 

XXXVIII. 

Il  ne  savait  pas  (voyez  comme  on  ment)  qu'un  faux  rapport,  pro- 
pagé surtout  par  les  Grecs,  l'avait  fait  passer  pour  mort  (  pareilles 
gens  ne  meurent  jamais)  et  avait  mis  sa  maison  en  deuil  iiendaiil 
plusieurs  semaines...  mais  maintenant  les  yeux  étaient  secs  aussi 
bien  que  les  lèvres;  la  fraîcheur  était  revenue  aux  joues  d'Haïdée, 
et  ses  larmes  ayant  rcllué  vers  leur  source ,  elle  s'était  mise  à  la  tête 
de  la  maison. 

XXXIX. 

De  là  tous  ces  plats  de  riz  et  de  viande  .  ces  danses ,  ce  vin  ,  ce 
violon,  qui  faisaient  de  l'île  un  séjour  de  délices  ;  tous  les  domesti- 
ques passaient  le  temps  à  boire  ou  à  ne  rien  faire,  genre  de  vie  qui 
leur  était  intiniment  agréable.  L'hospitalité  de  Lambro  n'étail  rien, 
comparée  -"i  l'emploi  qu'llaïdée  Hxisait  de  ses  trésois:  celait  éton- 
nant comme  toutes  choses  s'amélioraient  sous  sa  direction  ,  sans 
qu'un  seul  de  ses  moments  fût  dérobé  à  l'amour. 


Peut-être  croirez-vous  qu'en  tombant  au  milieu  de  celle  lèle  ,  le 
mailre  du  logis  entra  en  fureur  :  et  en  effet ,  il  n'y  avait  pas  de  quoi 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


i'Jl 


èlre  fort  conlent;  peut-être  vous  attendez-vous  à  quelque  soudaine 
violence,  le  fouet,  la  torture,  la  prison  tout  au  moins,  pour  appren- 
dre h  ses  gens  une  meilleure  discipline;  peut-être  entin  supposez- 
vous  que,  recourant  aux  grands  moyens,  il  montra  les  royaux 
penchants  d'un  pirate. 

XLI. 

Eh  bien  !  vous  vous  trompez  :  c'était  l'homme  le  plus  doux  dans 
ses  manières  qui  eûi  jamais  armé  un  navire  en  course,^  ôu_coii|io  la 
gorge  à  son  prochain  ;  sous  ses  dehors  d'homme  bien  élevé,  j..nia_is 
vous  n'eussiez  deviné  sa  pensée  véritable;  nul  courtisan  ne  Icùt 
égalé  en  hypocrisie  ,  et  rarement  femme  en  recèle  autant  sous  son 
cotillon  :  quel  dommage  qu'il  aimât  la  variété  d'une  vie  aventureuse  ! 
quelle  perte  pour  le  beau  monde  I 

XLII. 

S'étant  avancé  vers  les  dîneurs  les  plus  rapprochés,  il  frappa 
l'cpaule  du  premier  convive  qui  lui  tomba  sous  la  main  ;  et  avec  uu 
certain  sourire  qui ,  pour  le  diie  en  passant ,  n'annonçait  rien  de 
bon,  il  lui  demanda  ce  que  signifiaient  ces  réjouissances  Le  Grec 
aviné  auquel  il  s'adressait ,  beaucoup  trop  gaidéjà  pour  deviner  la 
qualité  du  questionneur,  remplit  un  verre  de  vin  ; 

XLIIl. 

Puis  sans  tourner  la  tête,  il  lui  présenta  par-dessus  son  épaule  la 
coupe  pleine  jusqu'au  bord,  en  disant  d'un  airbacliique  ;  «  On  s'al- 
tère à  parler;  je  n'ai  point  de  temps  à  perdre.  »  Un  autre  ajouta, 
von  sans  maint  hoquet:  «  Notre  vieux  maître  est  mort:  adressez- 
nous  à  notre  maîtresse  qui  est  son  héritière. —  Notre  maîtresse  I  re- 
prit un  troisième...  notre  maîtresse!...  bah!...  vous  voulez  dire  no- 
tre maître...  non  pas  l'ancien  ,  mais  le  nouveau.  » 

XLIV. 

Ces  drôles,  étant  nouveaux  venus,  ne  savaient  pas  à  qui  ils  avaient 
affaire...  Le  visage  de  Lambro  se  rembrunit  ;  un  nuage  sombre  pas«a 
momentanément  sur  son  regard  ;  mais  il  réussit  à  réprimer  poliment 
l'expression  de  ce  qu'il  éprouvait,  et  faisant  un  effort  pour  repren- 
dre son  sourire,  il  pria  l'un  d'eux  de  lui  dire  le  nom  et  la  qualité  de 
ce  nouveau  patron  qui,  suivant  toute  apparence,  avait  fait  passer 
Haidée  à  l'état  de  dame. 

XL\. 

«  Je  ne  sais,  dit  le  valet,  comment  il  se  nomme,  ni  ce  qu'il  est, 
ni  d'oij  il  vient...  et  je  m'en  inquiète  peu  :  ce  que  je  sais,  c'est  que 
voilà  un  chapon  rôti  bien  en  graisse  ,  et  que  jamais  meilleur  vin 
n'arrosa  meilleure  chère;  si  vous  n'êtes  point  satisfait  de  ces  ren- 
seignements ,  adressez-vous  à  mon  voisin  que  voici  ;  il  vous  dira 
le  bien  comme  le  mal,  car  nul  plus  que  lui  n'aime  à  s'écouter.  » 

XLVL 

J'ai  dît  que  Lambro  était  la  patience  même  ;  et  certes  en  cette 
occasion,  il  montra  un  savoir-vivre  qu'aurait  pu  à  peine  déployer  le 
plus  poli  des  enfants  de  la  France,  l'exempte  des  nations  :  il  sup- 
porta gravement  ces  sarcasmes  intimes,  les  inquiétudes  et  les  plaies 
saignantes  de  son  cœur,  et  les  insultes  de  ces  gloutons  servîtes  qui, 
n'en  perdaient  pas  un  coup  de  dent. 

XLVIL 

Or,  dansun  homme  habitué  à  commander,  à  dire  aux  gens  :  allez, 
venez  et  revenez,  et  à  se  voir  obéi  au  doigt  et  à  l'œil...  qu'il  s'agît  de 
la  mort  ou  des  fers...  il  peut  sembler  étrange  de  voir  des  manières 
douces  et  polies;  cependant  pareilles  choses  arrivent  sans  que  je 
puisse  dire  pourquoi  :  mais  l'homme  qui  a  sur  lui-même  un  tel  em- 
pire est  propre  à  gouverner presque  autant  qu'un  Guelfe  (1). 

XLVIII. 

Non  qu'il  ne  fût  parfois  un  peu  vif,  mais  jamais  dans  les  occa- 
sions graves  et  sérieuses  :  alors,  calme,  concentré,  silencieux  et 
lent,  il  se  tenait  replié  sur  lui-même  comme  un  serpent  dans  les 
bois  :  chez  lui  la  parole  n'amenait  pas  l'action;  une  fois  sa  colère 
exhalée,  il  ne  répandait  pas  le  sang  ;  mais  son  silence  était  funeste, 
et  sou  premier  coup  laissait  peu  à  faire  au  second. 

XLLX. 

Il  ne  fit  plus  de  questions,  et  s'avança  vers  la  maison  par  des 
passages  dérobés;  en  sorte  que  le  peu  de  gens  qu'il  rencontra 
Firent  à  peine  attention  à  lui,  tant  ils  étaient  loin  de  l'attendre.  Si 

(r;  La  maison  de  Hrunsvvick,  régnante  en  Angleterre,  remonte  à 
Welfàb  Bavière,  liant  les  partisans  prirent  le  nom  de  (juelfes  dans  Ips 
guerres  civiles  d'Italie  '^1138;. 


l'amour  paternel  plaidait  dans  son  cœur  en  faveur  d'IIaïdée  ,  c'est 
plus  que  je  ne  saurais  dire,  mais  à  coup  sûr  un  homme  réputé  dé- 
funt devait  voir  là  une  étrange  manière  de  porter  son  deuil. 


Si  tous  les  morts  pouvaient  revenir  à  la  vie  (ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!), 
ou  seulement  quelques-uns ,  ou  bien  un  grand  nombre  :  soit  un 
mari  ou  une  femme  (les  exemples  tirés  de  la  vie  conjugale  ne  sont 
pas  plus  mauvais  que  d'autres),  quelles  qu'eussent  été  leurs  an- 
ciennes tempêtes,  nul  doute  que  leur  ciel  ne  devînt  plus  oiagcnx 
encore.  Autant  de  larmes  versées  sur  la  tombe  d'un  conjoint,  autant 
sans  doute  en  amènerait  sa  résurrection. 

LI. 

Il  entra  dans  cette  demeure,  où  il  avait  cessé  d'être  chez  lui  ! 
épreuve  pénible  au  cœur  de  l'homme  et  plus  dure  à  supporter  |i<'ut- 
être  que  les  tortures  morales  du  lit  de  mort  :  trouver  la  pierr^>  de 
notre  fover  changée  en  marbre  tumulaire,  et  sur  ces  dalles  refroi- 
dies voir  pâles  et  dispersées  les  cendres  de  nos  espérances  :  c'est  là 
une  douleur  profonde,  que  le  célibat  ne  saurait  comprendre. 

LU. 

Il  entra  dans  cette  demeure,  oi"!  il  avait  cessé  d'être  chez  lui;  car, 
sans  des  cœurs  aimants,  il  n'est  point  de  chez  soi...  et  en  pa.sRant 
son  propre  seuil  sans  v  être  accueilli ,  il  se  sentit  seul  au  monde. 
C'est  là  qu'il  avait  longtemps  habité,  là  que  le  temps  avait  compté 
le  petit  nombre  de  ses  jours  paisibles:  là  son  cœur  usé,  ses  yeux 
aiguisés  par  la  ruse,  sélaient  attendrissur  l'innocence  decette  douce 
enfant,  sanctuaire  de  tout  ce  que  son  âme  avait  gardé  de  pur. 

LUI. 

C'était  un  homme  d'un  caractère  étrange,  de  manières  doues, 
quoique  d'humeur  sauvage,  raodéi'é  dans  toutes  ses  habitudes,  tem- 
pérant dans  ses  plaisirs  comme  dans  ses  repas,  prompt  à  sentir  , 
ferme  il  supporter;  fait,  sinon  pour  le  bien  absolu,  du  moins  pour 
quelque  chose  de  meilleur  :  les  injures  de  sa  patrie  et  son  imimis- 
sance  à  la  sauver,  en  le  perçant  au  cœur,  d'esclave  en  avaient  fait 
un  marchand  d'hommes. 

LIV. 

L'amour  du  pouvoir  et  le  rapide  accroissement  de  ses  richesses, 
l'endurcissement  produit  par  une  longue  habitude,  les  dangers  au 
sein  desquels  il  avait  vieilli,  sa  clémence  souvent  payée  d'ingrati- 
tude ,  les  scènes  auxquelles  il  avait  aer  mlumé  ses  yeux  ,  les  mers 
terribles  et  ses  terribles  compagnons  avaient  fait  de  lui  un  homme 
implacable  pour  ses  ennemis,  indispensable  à  ses  alliés,  redoutable 
à  qui  le  rencontrait. 

LV. 

Mais  un  reste  de  l'antique  génie  de  la  Grèce  faisait  luire  dans  son 
âme  quelques  rayons  de  cet  héro'isme  qui  jadis  guida  ses  ancêtres  à 
Colchos,  à  la  conquête  de  la  Toison  d'or  :  à  la  vérité,  il  n'était  pas 
épris  d'un  violent  amour- pour  la  paix...  hélas!  sa  patrie  n'offrait 
aucune  route  vers  la  gloire;  et  pour  venger  son  abaissement,  il 
avait  juré  haine  au  monde  et  guerre  à  toutes  les  nations. 

LVI. 

En  outre  ,  l'influence  du  climat  avait  versé  dans  son  âme  quelque 
chose  de  l'élégance  ionienne  ,  qui  se  manifestait  souvent  à  son 
insu  :  le  guùt  avec  lequel  il  avait  choisi  sa  demeure,  son  amour 
pour  la  musique  elles  scènes  sublimes  de  la  nature,  le  plaisir  qu'il 
prenait  à  écouler  le  murmure  du  ruisseau  cristallin  ou  à  contem- 
pler les  fleurs,  tout  cela  était  comme  une  rosée  qui  rafraîchissait  son 
âme  dans  ses  heures  les  plus  calmes. 

LVIl. 

Mais  tout  ce  qu'il  avait  d'amour  s'était  concentré  sur  cette  fille 
bien-airaée;  cet  unique  objet  avait  tenu  son  cœur  accessible  à  de 
doux  sentiments,  au  milieu  des  scènes  sanglantes  dans  les  |ucllcs 
il  avait  été  acteur  ou  témoin;  atfeclion  solitaire  et  pure,  qui  ,  en  se 
brisant,  devait  tarir  dans  son  cœur  la  source  lactée  des  tendresses 
humaines ,  et  faire  de  lui  un  Polyphème,  aveugle  et  furieux. 

LVIII. 

La  tigresse  privée  de  ses  petits,  parcourant  pleine  de  rage  ses 
forêts  de  bambous,  est  la  terreur  du  berger  et  du  troupeau;  l'O- 
céan, quand  ses  vagues  écumeuses  se  livrent  la  guerre,  esl  redou- 
table pour  le  vaisseau  voisin  de  l'écueil  :  mais  ces  fureurs  ttnp  vio- 
lentes, s'épuisant  par  leurs  propres  chocs,  se  calment  plus  \ite  que 
la  colère  inflexible,  solitaire,  profonde  et  muette  d'un  cœur  éner- 
gique, et  surtout  du  cœur  d'un  père. 


102 


LKS  VEILLÉES  IJTTÉRAIRES  ILLUSTRi'ES. 


MX. 

Il  oRl  dur,  quoique  la  cliosc  ne  soil  pas  rare,  de  voir  nos  enfants 
se  sniislrairi'h  noire  aiilorilé...  Au  niomrnt  où  la  vieillesse  savance 
insensiblement  vers  nous,  où  tics  nuages  ol)scurci>!senl  noire  cou- 
rlianl,  riMix  en  qui  nous  aimions  à  retrouver  nos  beaux  jours,  ces 
aiilrcs  nous-ni/^nies.  refaits  d'une  plus  juirc  ar^'ilc  ,  ils  nous  quiticnl 
poljineiil ,  nous  laissant  toulcfuis  en  noune  cunipagnie  ,  avec  la 
goutie  et  la  gravelle. 

I.X. 

Pourtant,  c'est  une  belle  chose  qu'une  belle  famille  (pourvu  qu'on 
ne  nous  ami^ne  pas  les  enfanta  après  le  dîner);  il  est  beau  de  voir 
une  mère  nourrir  ses  en- 
fants (si  pourtant  cela  ne 
la  maigrit  pas).  Comme 
des  chf^rubins  à  l'autel, 
ils  viennent  se  grouper 
autour  du  fovcr...  spec- 
tacle (pii  loueiicrail  rfltiie 
du  plus  déterminé  pé- 
cheur I  Vnr  mère  de  fa- 
mille, enloiirée  de  ses  fil- 
les ou  de  ses  nièces,  brille 
comme  une  guinée  i)armi 
des  pièces  de  sept  shil- 
lings. 

LXI. 

I.e  vieux  I.auibro  entra 
doue  iiia|ieieu  par  une 
porle  dérobée  .  il  était 
soir  quand  il  .«c  trouva  au 
sein  de  sa  demeure.  Ce- 
pendant la  dame  et  son 
amani  étaioiil  à  table, 
dans  l'éclat  de  leur  beauté 
et  de  leur  gloire  :  devant 
eux  se  trouvait  une  ta- 
ble incruslée  d'ivoire  , 
splendidement  servie  ,  et 
tout  autour  se  tenaient 
rangées  de  belles  escla- 
ves :  la  vaisselle  était  d'or 
et  d'argent,  incruslée  de 
pierreries  ;  la  nacre  et  le 
corail  en  étaient  les  ma- 
tières les  moins  précieu- 
ses. 

LXII. 

Le  dîner  se  composait 
dune  centaine  de  plais; 
on  y  voyait  des  mets  de 
toute  sorte  :  de  l'agneau 
aux  pistaches,  des  sou- 
pes au  safran  ,  des  ris 
de  veau...  les  poissons 
étaient  des  plus  beaux 
qu'eût  jamais  |)ris  le  lilel, 
et  accommodés  de  ma- 
nière à  sali^l'aire  la  sen- 
sualité sybarite.  La  bois- 
son consistait  en  divers 
sorbets  de  raisin,  d'oran- 
ge et  de  jus  de  grenade 
exprimé  ;i  travers  l'écor- 
ce  ,  ce  qui  lui  donne  un 
goût  plus  délicat. 

LXIIL 

Tous  ces  rafraîchissements  étaient  rangés  en  cercle,  chacun  dans 
son  aiguière  de  cristal;  des  fruits,  des  gâteaux  de  dattes,  terminè- 
rent le  repas;  puis  on  servit  la  fève  de  moka,  tout  ce  que  l'Arabie 
tieut  ofl'rir  de  plus  délicieux  ,  dans  de  pcliies  tasses  de  belle  porce- 
laine de  la  Chine,  portées  par  des  soucoupes  de  filigrane  d'or,  pour 
garantir  la  main  de  la  chaleur  du  licpiide  :  on  avait  fait  bouillir  avec 
le  café  du  girofle,  de  la  canelle  et  du  safran,  ce  qui,  selon  moi,  ne 
peut  que  le  gâter. 

LXIV. 

La  salle  était  tendue  d'une  tapisserie  formée  do  panneaux  de  velours 
de  teintes  ditTérenlcs,  dama'sés  et  brochés  de  Heurs  de  soie  :  tout 
autour  régnait  une  bordure  jaune;  celle  du  haut  olTrait  dans  une 
rlclie  et  délicate  broderie  bleue  et  en  caractères  lilas  de  gracieuses 
sentences  persanes,  tirées  des  poètes  ou  des  moralistes ,  qui  valeul 
mieux  que  les  poètes. 


Le  harpiste  vint  et  accorda  son  instrument. 


LXV. 

Ccsinscriptions  sur  les  murs,  trèscommunesdnnsl'Orient,  sont  des 
espèces  de  moniteurs  destinés  h  remplacer  les  tètes  de  mort  au  milieu 
des  banquets  de  Memphis,  ou  les  terribles  paroles  qui  épouvantèrent 
Balthazar  dans  la  salle  du  fe,«tin,  et  lui  annoncèrent  la  perle  de  son 
royaume.  Mais  les  sages  auront  beau  épancher  les  trésors  de  leur 
science ,  vous  trouverez  toujours  au  fond  que  le  plus  austère  de 
tous  les  moralistes,  c'est  le  plaisir. 

LVXI. 

Une  beauté  devenue  étiquc  à  la  (in  de  la  saison,  un  grand  génie 

qui  s'est  tué  dun  excès 
«le  boi.sson ,  un  libertin 
devenu  méthodisie  ou  é- 
clcctiquc  (car  tels  sont  les 
noms  sous  lesquels  de 
pareilles  gens  aiment  à 
prier) ,  mais  surtout  un 
alderman  frappé  d'apo- 
plexie ,  ce  sont  là  des  ex- 
emples qui  vous  suffo- 
quent... et  qui  démon- 
trent que  les  veilles  pro- 
longées, le  vin  etl'amour, 
n'olTrent  pas  moins  de 
dangers  que  la  table. 

LXVII. 

Haïdée  et  Juan  avaient 
leurs  pieds  posés  sur  un 
tapis  de  satin  cramoisi, 
horde  de  bleu  pâle  ;  leur 
sopha  occupait  trois  cO- 
tés  de  l'appartement,  et     , 
paraissait  tout  neuf;  les  À 
coussins,  qui  n  auraient  Vj 
point  déparé  un  trône,   •■ 
étaient  en  velours  écar- 
lale  :  de  leur  centre  c- 
bluuissant  un  soleil  d'or, 
relevé  en    bosse,  faisait 
jaillir  de  ses  rayons  arti- 
ficiels une  lumière  pareil- 
le à  celle  de  l'astre  à  son 
midi. 

LXVIII. 

Le  cristal  et  le  marbre, 
la  vaisselle  plate  et  la  por- 
celaine étalaient  partout 
leur  splendeur;  le  car- 
reau était  couvert  de  nat- 
tes indiennes  et  de  tapis 
de  Per.se  que  l'on  s'in- 
dignait de  salir  :  des  ga- 
zelles et  des  chais ,  des 
nains,  des  esclaves  noirs, 
et  cent  autres  pareilles 
créatures,  gagnant  leur 
pain  en  qualité  de  minis- 
tres et  de  favoris  (c'est- 
à-dire  au  prix  de  leur  dé- 
gradation), abondaient 
là,  aussi  nombreux  que 
dans  une  cour  ou  une 
foire. 
LXIX. 

On  n'avait  pas  épargné  les  beaux  miroirs  ,  et  les  tables  étaient 
en  général  d'cbène  incrusté  de  nacre  ou  d'ivoire;  d'autres,  faiie< 
d'écaillé  de  tortue  ou  de  bois  précieux  ,  étaient  ornées  de  ciselui 
d'or  ou  d'argent  :  par  ordre  des  maîtres,  la  plupart  étaient  cou\ei 
de  mets,  de  sorbets  glacés  et  de  vins...  que  l'on  tenait  prêts  à  toui 
heure  pour  tous  les  survenants. 

LXX. 

Parmi  tous  les  costumes,  je  me  bornerai  à  celui  d'Haîdée  :  elle 
portait  deux  jélicks  (i)  :  l'un  était  d'un  jaune  pâle  ;  sous  sa  chemise 
nuancée  d'azur,  de  couleur  d'œillet  et  de  blanc,  son  sein  se  soule- 
vait Comme  deux  petites  vagues;  le  second  jélick,  ayant  pour  bou- 
tons des  perles  aussi  grosses  que  des  pois ,  éliuculait  d'or  et  de 

(I)  Sorte  de  robe  ouverte  eu  peignoir. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


193 


fioiirpre;  et  la  gaze  blanche  rayée  qui  formait  sa  ceinture  flottait 
autour  d'elle  comme  flotte  autour  de  la  lune  un  nuage  diaphane. 

LXXI. 

Un  large  bracelet  d'or  pressait  chacun  de  ses  bras  charmants  :  il 
n'avait  pas  de  fermoir,  car  le  mêlai  en  éiait  si  pur  que  la  main 
l'élargissait  et  le  rétrécissait  sans  efl'ort  :  le  bras  qu'il  ornait  lui  ser- 
vait de  moule,  ce  bras  si  beau  que  ses  contours  semblaient  un 
charme  dont  le  joyau  craignait  de  se  séparer  :  jamais  plus  précieux 
métal  ne  pressa  une  peau  plus  blanche. 

LXXII. 
Comme  souveraine  du  territoire  où  elle  succédait  k  son  père, 
une  plaque  de  ce  même 
or,  enroulée  autour  de 
son  cou-de-pied,  annon- 
çait sa  dignité  ;  douze 
anneaux  brillaient  à  ses 
doigts;  sa  chevelure  s'é- 
loilait  de  pierreries  ;  le 
clair  lissu  de  son  voile 
était  retenu  sous  le  sein 
par  un  splendide  nœud 
de  perles  dont  on  oserait 
à  peineénoncer  la  valeur; 
ses  larges  pantalons  turcs, 
de  soie  orange,  flottaient 
sur  la  plus  belle  ciieville 
du  monde. 

LXXIII. 

Les  vagues  de  ses  longs 
cheveux  châtains  tom- 
baient en  ondes  jusqu'à 
■es  talons ,  comme  un 
torrent  des  Alpes  que  le 
so'eii  te'nt  de  ses  lueurs 

.itinales...  Etalés  en  li- 
jerté,  ils  cacheraient  en- 
tièrement sa  personne, 
et  maintenant  ils  sem- 
blent sindigner  conlre 
le  réseau  de  soie  qui  les 
retient,  et  cherchent  à 
briser  leurs  crilraves  cha- 
que fois  qu'un  zéphyr 
vient  de  ses  jeunes  ailes 
lui  faire  un  éventail. 


LXXIV. 

Ua'idce  créait  autour 
d'elle  une  atmosphère  de 
vie;  1  air  même  semblait 
plus  léger,  éclairé  par  ses 
regards  :  tant  ils  étaient 
suaves  et  beaux  ,  pleins 
de  tout  ce  que  nous  pou- 
vons imaginer  de  céleste, 
purs  comme  Psyché  avant 
qu'elle  devînt  femme  .... 
trop  purs  même  pour  les 
liens  terrestres  les  plus 
purs  :  en  son  irrésistible 
présence,  on  sentait  que 
l'on  pourrait  s'agenouil- 
ler sans  idolâtrie. 


Et  ils  s'éloignèrent  aussi  vite  qu'ils  purent. 


LXXV. 

Ses  cils,  noirs  comme  la  nuit,  étaient  teints  cependant,  d'après  la 
coutume  du  pays,  maissansutilité  ;  car  sesgrands yeux  noirs,  sous  leur 
noire  frange  ,  se  moquaient,  brillants  rebelles,  de  cette  impuissante 
recherche,  et  pour  s'en  venger  déployaient  toute  leur  native  splen- 
deur. Ses  ongles  étaient  colorés  par  le  henna  ;  mais  ici  encore  l'art 
avait  v.i  "chouer  sa  puissance  ;  car  il  n'avait  rion  pu  ajoiiler  à  leur 
belle  couleur  de  rose. 

LXXVI. 

Le  henna  doit  être  appliqué  en  teinte  très  foncée  pour  faire  res- 
sortir la  blanche  jr  de  la  peau  ;  mais  celle  d'Haidée  n'avait  pas  besoin 
d'un  pareil  secours:  jamais  l'aurore  n'éclaira  des  cimes  d'un  blanc 
plus  céleste  ;  devant  elle  l'œil  pouvait  douter  s'il  était  bien  éveillé, 
tant  elle  avait  l'air  d'une  vision  :  Shakespeare  aussi  dit  qu'il  y  a  folie 
à  vouloir  «  dorer  l'or  raffiné  ou  peindre  le  lis...  » 


Lxxvn. 

Juan  avait  un  châle  noir  et  or,  avec  un  manteau  blanc  d'un  tissu 
si  transparent ,  qu'on  pouvait  voir,  â  travers  ,  briller  les  pierreries, 
étincelantes  comme  les  petites  étoiles  qui  se  montrent  dans  la  voie 
lactée  :  son  turban  roulé  en  pli«  gracieux  était  orné  d'une  aigrette 
d'émeraudeportantdescheveux  d'Haidée,  et  surmontant  un  croissant 
radieux  qui  jetait  une  lumière  incessante  et  mobde. 

LXXVIII. 

En  ce  moment  leur  suite  essayait  de  les  divertir  ;  des  nains,  des 
danseuses  ,  des  eunuques  noirs  et  un  poète  complétaient  leur  nouvel 
établissement.  Ce  dernier  avait  beaucoup  de  célébrité  et  se  plaisait 

à  en  faire  parade  :  ses 
vers  manquaient  rare- 
ment du  nombre  de  pieds 

nécessaire et    quant 

au  sujet,  il  ne  tombait 
guère  au-dessous  :  payé 
pour  la  satire  ou  la  flatte- 
rie, «  il  tirait  parti  delà 
matière,  »  comme  dit  le 
psaimiste. 

LXXIX. 

Après  avoir  longtemps 
vanté  le  présent  et  déni- 
gré le  passé,  contraire- 
ment à  l'excellent  et  an- 
tique usage,  il  avait  fini 
par  devenir  un  véritable 
an  ti-jacol)inoriental,  pré- 
férant manger  un  simple 
pudding  plutôt  que  de 
voir  ses  vers  privés  de 
toute  récompense.  En 
elTel^  pendant  quelques 
années  ,  alors  que  ses 
chants  avaient  une  cou- 
leur d'indépendance,  sa 
destinée  avait  été  bien 
sombre  ;  mais  alors  il 
chantait  le  sultan  et  le 
pacha  ,  avec  la  sincérité 
de  Southey. 

LXXX. 

Celait  un  homme  qui 
avait  vu  de  nombreux 
changements  et  qui  lui- 
même  changeait  toujours 
avec  l'exactitude  de  l'ai- 
guille aimantée:,  son  é- 
tuile  polaire  élant  non 
pas  un  astre  fixe  ,  mais 
un  de  ceux  qui  se  dépla- 
cent, il  savait  l'art  de 
cajoler  à  propos  :  sa  bas- 
sesse même  l'avait  déro- 
bé h  la  vengeance;  et 
comme  il  avait  une  cer- 
taine facilité  (sauf quand 
on  le  nourrissait  mal) , 
il  mentait  de  manière 
à  gagner  sa  pension 
de  poète  lauréat. 

LXXXI. 

Mais  il  ne  manquait  pas  de  génie or,  quand  un  de  ces  retour- 
neurs d'habits  en  est  là ,  le  vates  irritabilis  a  grand  soin  qu'il  ne  se 
passe  jamais  une  lune  sans  qu'on  parle  de  lui  :  un  honnête  homme 
même  n'est  pas  fâché  de  se  voir  l'objet  de  l'attention  publique.  ... 

mais  il  est  temps  de  revenir  à  mon  sujet voyons  ....  où  en  étais- 

je.....   ahl au  troisième  chant et  à  l'aimable  couple je 

parlais  de  leurs  amours,  de  leurs  fêtes,  de  leur  demeure,  de  leur 
costume  et  de  leur  manière  de  vivre  dans  celte  île. 

LXXXII. 

Cepoète,  caméléon  fieffé,  n'en  était  pas  moins  un  drôle  fort  agréable 
en  compagnie  ;  il  s'était  vu  choyé  à  plus  d'une  table  d'hommes,  où, 
entre  deux  vins,  il  faisait  des  harangues;  et  bien  que  les  convives 
comprissent  rarement  ce  qu'il  disait,  ils  lui  décernaient  cependant, 
au  milieu  des  hoquets  ou  des  Leuglamenis  ,  ce  tribut  glorieux  des 

13 


I'J4 


I.I.S  VKIM.KKS  I.ITTKUAIIŒS  IM.i  STHI^KS. 


,'i|>|ilniiilivsi'mi'iil^  popiilnii'1'8,   tlniit  la  rmisc  véritable  n'osl  jamais 
ciiiiiiiic  (Ic  ci-liii  ml^mc  qui  les  fnil  iialliv. 

LXXXIII. 

MninlonnnI .  ndinis  dans  la  haiilfl  «dcléié,  :i\  nnl  phn6  ch  d  Ih  dan'» 
SM  vovnpc'  (|iiel(|iics  hribos  siir  la  liberté,  il  pensa  que  dans  rptle 
Ile  nolitairc  ,  entre  anils,  il  pouvaii  ,  sans  exeiler  d'émeiile  .  ponr 
fiire  diversion  cl  se  déd(itniiia(,'er  de  ses  InnRS  mcnsonpes  .  il  pou- 
vait ,  dis-je  ,  l'Iianter  l'uninir  il  a\ail  rlianic  dans  sa  jeunessi.'  rlia- 
leurcusi!,  et  conclure  un  court  arniisliec  avec  la  vérilc. 

LXXXIV. 

li  avail  vo.vagé  parmi  les  Arabes,  le^  Turcs  et  les  Francs,  el  con- 
naissait l'amour-pri.pre  national  des  dilTérenls  peuples  ;  ayant  vécu 
avec  des  personnes  de  Iniil  rarip.  il  .ivail  (iiiclipie  r-liosc  iFe  prèl  en 
toute  occnsi(ui .  ce  qui  lui  avait  valu  quelipjcs  cadeaux  cl  (b-  nom- 
breux remereiuicnls.  Il  variait  assr/,  babileuienl  ses  adulations 
el  «  vivre  à  Itonie  comme  les  Romains .  »  était  une  règle  de  conduite 
qu'il  observait  en  Grèce. 

LXXXV. 

Aussi,  quand  on  le  priait  de  clianter,  servait-il  à  chaque  nation 
quelque  elmse  de  nalinnal  :  jicu  lui  importait  que  ce  fût  :  fiod  save 
llip  liimi  ou  bien  Ca  ira;\\  ne  consultait  que  r,'i|)ropos  :  sa  muse 
lirait  parti  de  tout,  depuis  le  lyrique  eiilbousiasMic  jusqu'au  ralio- 
nalismc  le  plus  prosjiiqiie  ;  si  i'indare  a  chaulé  des  eourscs  de  che- 
vaux ,  qui  lui  delcndait  d'iMro  aussi  souple  que  Pindare? 

LXXXVl. 

Kn  France,  par  exemple,  il  cilt  écrit  une  chanson  ;  en  Angle- 
leire,  une  légende  en  .six  chants  formant  un  in-qiiarlo;  en  Kspagne 
ou  en  Portugal ,  il  eût  fait  une  ball;idc  ou  une  romance  sur  la  <ler- 
nière  guerre  ;  en  Alkmapnc  ,  il  se  fût  pavané  sur  le  Pégase  du  vieux 
Gffihe  (  voyez  ce  qu'en  dit  inailamc  de  .'^tai?!  j  ;  en  Italie  il  eût  singé 
les  trécenlisles  ;  en  Grèce  enfin  ,  il  vous  eût  chanté  un  hymne  dans 
le  goût  de  celui-ci  : 

I. 

Iles  de  la  Grèce!  îles  de  la  Grèce  !  oii  aima  et  chanta  la  brûlanle 
Sapho  ,  où  fleurirent  les  arts  de  la  guerre  cl  de  la  paix  ,  où  s'éleva 
Déios,  où  naquit  Phébus!  Un  éternel  été  vous  dore  toujours,  mais 
voire  soleil  seul  vous  est  resté. 

2. 

La  inusede  Scio  ,  la  muse  de  Téos(l),  la  harpe  des  héros,  le  luth 
dcsauianis,  (intlrouvéailleurslagloirequevos  rivages  leur  refusent  : 
la  terre  natale  a  seule  oublié  des  chants  uue  répètent  les  échos  de 
rOccidenl.  par-delà  ce  que  vos  pèrcsappelaienlles«  Iles  desbeureux.» 


Le  sommet  des  montagnes  voit  Marathon,  el  Marathon  voit  la  mer. 
Ifi,  rêvant  fcul  un  jour,  je  me  suis  dit  que  la  Grèce  pourrait  être 
libre  encore  :  car  debout  sur  les  lombes  des  Persans ,  je  ne  pouvais 
me  croire  esclave. 

4 

Un  roi  était  assis  sur  le  rocher  dominant  Salamine,  la  fille  de  la 
mer  :  à  ses  pieds  étaient  des  milliers  de  vaisseaux  ,  des  peuples  de 
guerriers  ....  tout  cela  était  à  lui!  11  les  avait  comptés  fi  la  pointe 
du  join- quand  le  soleil  se  coucha  .  où  étaient-ils? 


Où  sont-ils?  où  es-tu  loi-niAiiie ,  ô  ma  pairie?  Soi  Ion  rivage  si- 
lencieux I  hyiune  héroïque  ne  résonne  pljis.  Le  coeur  des  héros  a 
cessé  de  battre I  Faul  il  que  ta  lyre,  si  longtemps  divine  ,  descende 
à  des  mains  telles  que  les  miennes. 


Hien  qu'eiiclialoé  parmi  une  race  csclavi" .  c'est  quelque  chose 
encore,  dans  celle  disette  de  gloire,  de  sentir  pendant  (pio  je  chanie 
une  patriolliiue  pudeur  ine  montera  la  face;  ear  ici  que  resic-l-il  à 
faire  au  poète? A  rougir  pour  les  Grecs,  à  pleurer  sur  la  Grèce. 


Suffit-il  de  pleurer  sur  des  jours  plus  heureux?  Suffit-il  de  rou- 
gi''?    Nos  pères  versaient  le'ir  sang.  U  lene,  cnlr'oinre-loi  cl 

rends-iKins  (piclque  chose  de  nos  vieux  Spartiates  !  Sur  les  Trois- 
ceiiis  don  lie-nous  seulcmenl  trois  guerriers  pour  faire  de  nouvelles 
Ihermopyles. 

8. 

I';h  quoi  I  encore  le  silence  !  le  silence  toujours  I  oh  !  non  !   les 
voix  des  morts  résonnent  comme  la  chute  dun  torrent  lointain  et 

(1)  Homère  el  Anacréon. 


nous  répondent  :  «  Qu'une  seule  tèto  virante  fe  lève  ,  une  s.'ulc. 
et  IIUU8  venons  ,  nous  venonit!  »  Lc<  vivants  seuls  •ont  miicis. 


TonI  est  vain!  loul  est  vainl  faisons  retentir  d'a;:lr«irorde<<.  Ren 
plissez  la  coupe  de  vin  de  Samos!  laissez  les  combats  aut   hnnl.'- 

Iiirqiies  ,  cl  ne  versez  d'auln;  sang  que  celui  des  vigneo  de  Scio' 

l'>(putons!  h  roi  ignoble  appel,  aussitôt  répond  el  se  lève  i'anlcnle 
bacchanale. 

10. 

Vous  avez  encore  l.i  danse  pyrrliii|ue  :  cpi'est  d'-venue  In  pha- 
lange de  Pyrrhus?  De  ce»  deux  exemples,  pourijuoi  oublbz  vous  le 
plus  noble  et  le  plus  m;Me?  Vous  avez  encore  les  caraclèrcs  (pie 
vous  a  lépuésDadmiis...  croyez-vous  qu'il  les  destinât  .'i  des  esclaves? 


Remplissez  la  coupe  devin  de  Samos!  nous  ne  vo'ilons  plus  de 
pareils  souvenirs;  ce  vin  divini.sa  les  chants  d'Anacréon.  Anacréon 
servit...  mais  il  servil  Polycrate...  un  tyran  sans  doute;  mais  alors 
nos  maîtres,  au  moins,  étaient  nos  concitoyen». 

M. 

l.e  tyran  de  la  Chersonese  fut  le  plus  fidèle  et  le  plus  brave  ami 
de  la  liberté;  ce  tyran  éiait  Milliadc!  oh!  que  n'avons-nous  encore 
un  despote  comme  lui!  de  pareilles  chaînes  ser.iicnl  indi.-solubles. 

13. 
Remplissez  la  coupe  de  vin  de  Samos!  Sur  les  rochers  de  Siili, 
sur  les  rives  de  Parga,  existent  encore  les  débris  de  la  race  que  les 
mères  doriennes  imt  portés  dans  leurs  lianes;  el  l.'i  peut-être  existe- 
t-il  des  rcjelons  que  le  sang  des  Héraclides  ne  désavouerait  pas. 

U. 
Ne  comptez  pas  sur  les  Francs  pour  votre  délivrance  :  ils  onl  un 
roi  qui  achète  et  qui  vend  :  c'est  dans  les  glaives  des  enfanis  du 
pays  ,  dans  les  bataillons  des  enfants  du  pays,  que  le  cou.age  doit 
mettre  son  espoir. 

15. 

Rempli.s.sez  la  coupe  de  vin  de  Samos  !  Nos  vierfies  dansent  snus 
l'oiiibrage...  je  vois  briller  leurs  beaux  yeux  noirs;  mais  en  conlein- 
plant  ces  jeunes  el  charmantes  femmes  ,  je  sens  mes  yeux,  h  mol, 
se  remplir  (le  larmes  brûlantes  :  car  je  pense  que  de  lels  seins  nour- 
riront des  esclaves. 

46. 

Conduisez-moi  sur  les  rochers  de  marbre  de  Sunium  ;  lu  les  va- 
gues et  moi  nous  mêlerons  nos  gémissemenls  sans  être  entendus: 
la,  comme  le  cygne,  je  veux  chanter  et  mourir  :  un  pays  d  eschives 

ne  sera  jamais  ma  patrie Brisez  sur  le  sol  la  coupe  de  vin  de 

Samos  ! 

LXXXVII. 

Ainsi  chanta,  ou  du  moins  ainsi  aurait  voulu  ,  aurait  dû  chanter 
en  vers  pas.sal)les  notre  Grec  moderne  :  s  il  n'égalait  Orphée,  ce  chan- 
tre (les  premiers  jours,  du  moins,  pour  notre  époque,  on  peut 
faire  beauenu|i  plus  mal  :  bons  ou  mauvais,  ses  vers  moniraient  une 
certaine  sensibililé  ,  el  scnlir  pour  un  poète  ,  c'est  éveiller  le  senti- 
ment chez  autrui.  Mai-^  quels  menteurs  que  ces  poêles I  ils  révèlent 
toutes  les  routeurs,  comme  les  mains  des  teinturiers. 

LXXXVllI. 

Mais  les  mots  sont  les  choses,  el  une  petite  goutte  d'encre,  tom- 
bant sur  une  pensée  comme  la  rosée,  produit  ce  qui  fera  penser  des 
milliers,  peutèlrr  des  millions  dbommes.  Chose  étrange  !  quelques 
raraelères  tracés  pour  remplacer  le  discours  peuvent  furinc;-  un  an- 
neau durable  dans  la  ebaîne  des  siècles.  A  quelles  cbélives  propor- 
tions le  lemps  réduit  l'homme  fragile,  si  un  morceau  de  papier 

un  eliilTon  connue  celui-ci.  lui  survit  à  lui-même,  à  sa  tombe  cl  .'i 
tout  ce  qui  lui  appartient. 

LXXXIX. 

Ses  os  sont  devenus  poussière,  sa  tombe  a  disparu  .  ses  titres,  si 
race,  sa  nation  même  .  sont  réduits  hune  date  dans  les  fasies 
chronologiques  ;  mais  alors  quelque  vieux  manuscrit,  oublié  depuis 
longtemps,  une  inscription  trouvée  dans  l'emplaremeiii  u  uih-  c.i- 
.serne.  ou  eu  creusant  ipiehiiie  fosse  d'aisance,  peuvent  toul-à-coiip 
révéler  son  nom,  el  en  f.iire  un  monument  précieux. 

XC. 

Il  y  a  longtemps  que  la  gloire  excite  le  sourire  des  sages,  c'est 

3ueli]ue  chose,  elt'e  n'esi  rien  :  des  mots,  une  illusion  ,  un  souffle.... 
é|ieiidanl  plus  du  style  de  l'historien  que  du  nom  que  le  héros 
laisse  après  lui.  TriHe'doit  il  Homère  ce  que  le  whisl  doil  à  son  in- 


ŒUNIIES  COMPLETES  DE  LORD   BYRON. 


19o 


\c-nleiir.  Lr  sipolfi  af>luel  commeiiçail  à  perdre  de  vue  l'excellence 
(lu  grand  Marlhororigh  dans  l'art  d'assommer  les  gens  :  heureuse- 
ment l'arcliidiacre  Uoxe  vient  de  publier  sa  vie. 

XCI. 

Willon  est,  pensions-nous,  le  prince  des  poêles...  un  peu  lourd, 
sans  en  être  moins  divin;  homme  indépendant  en  son  temps, 
insiriiit,  pieux,  tempérant  en  amour  et  à  table  ;  mais  le  soin  d'écrire 
sa  vie  étant  échu  à  Johnson  ,  nous  apprenons  que  ce  grand-prètre 
des  neuf  sœurs  reçut  le  fouet  au  collège,  fut  uii  père  très.duc,  et  un 
mauvais  mari;  car  la  première  mistriss  Milton  déserta  le  logis. 

XCII. 

Cerles  ce  sont  là  des  faits  pleins  d'intérêt,  comme  le  braconnage 
de  Shakespeare,  la  vénalité  de  lord  Bacon  ,  la  jeunesse  de  Tilus  et 
les  premières  prouesses  de  César,  le  caraclèro  de  Burns  (si  bien 
décrit  par  le  docteur  Currie),  cl  enfin  les  fredaines  de  Cromwell... 
mais  bien  que  la  vérité  exige  des  écrivains  celle  exaclilude  de  dé- 
tails, comme  essentielle  à  l'histoire  de  leur  héros,  tout  cela  necon- 
liibue  guère  à  leur  gloire. 

XCIII. 

Tout  le  monde  n'est  pas  moraliste  comme  Southey,  alors  qu'il 
prêchait  à  l'univers  sa  f'antisocratie  ;  ou  comme  Wordsworth  qui, 
ayant  d'être  employé  de  l'excise  et  salarié  de  l'Etat,  assaisonnait  de 
démocratie  ses  poèmes  de  colporteur;  ou  comme  Coleridge,  long- 
ti'inps  avant  que  sa  plume  volage  défendit,  dans  le  Morning-Post, 
les  principes  aristocratiques;  alors  que  lui  et  Southey,  suivant  la 
même  voie,  épousaient  deux  marchandes  de  modes  à  Bath. 

XCIV. 

Ces  noms-là  maintenant  sentent  le  pilori;  c'est  le  Bolany-Bay  de 
la  géographie  morale:  leurs  trahisons  loyalistes,  leur  ardeur  de  re- 
négats, serviront  d'excellent  fumier  à  leurs  biographies  un  peu 
arides.  Le  dernier  in-quarto  de  Wordsworth,  soit  dit  en  passant, 
est  le  plus  gros  qu'on  ait  encore  \u  depuis  l'origine  de  la  typogra- 
phie ;  c'est  un  poème  soporifique  et  frigorifique,  intitulé  l'Excursion, 
écrit  d'un  style  que  j'ai  en  horreur. 

xcv. 

Là,  il  élève  une  digue  formidable  entre  son  intelligence  et  celle 
des  autres;  mais  les  poèmes  de  Wordsworth  et  de  ses  sectateurs, 
comme  le  Sliiloh  de  Johanna  Soulhcote  (1)  et  sa  secle,  sont  choses 
qui  maintenant  ne  frappent  pas  l'attention  publique.  .  tant  est  res- 
treint le  nombre  des  élus.  Ces  deux  virginités  surannées,  desquelles 
on  allcndail  un  dieu,  n'élaienl  qu'enflées  d'Iiydropisie. 

XCVL 

5Iai5  il  faut  revenir  à  mon  histoire  ;  j'avoue  que  si  j'ai  un  défaut, 
c'est  la  manie  des  digressions...  je  laisse  m(m  lecteur  marcher  tout 
seul,  tandis  que  je  ne  livre  à  d'interminables  monologues;  mais 
ce  sont  là  mes  discours  du  Irône,  qui  ajournent  les  alTaires  à  la 
priicliaine  session;  oubliant  que  chacune  de  mes  omissions  est  une 

pei'te  pour  l'univers une  perte  moins  grande  toutefois  que  les 

lacunes  de  l'Ariosle. 

XGVIL 

Je  le  sais  ,  ce  que  nos  voisins  appellent  longueurs,  (nous  autres 
Anglais  n'avons  pas  le  mot,  mais  nous  possédons  la  chose  dans  une 
rare  perfection  ,  assurés  que  nous  sommes  d'avoir  tous  les  prin- 
temps un  poème  épique  lie  Bob  Southey)  ;  ces  longueurs,  dis-je,  ne 
sont  pas  précisément  ce  qu'il  y  a  de  plus  propre  à  charmer  le  lec- 
teur ;  mais  il  ne  me  serait  pas  difficile  de  prouver  par  quelques 
exemples  que  le  principal  ingrédient  de  l'épopée,  c'est  l'ennui. 

xcvin. 

Horace  nous  l'apprend  :  «  Homère  dorl  quelquefois;  »  mais  sans 
lui  nous  s.'ivons  que  Wordsworth  quelquefois  veille,  pour  montrer 
au'c  quelle  complaisance  il  se  traine  autour  de  ses  lacs  avec  ses 
ebcrs  voituriers  (2).  11  demande  k  un  bateau  »  pour  naviguer  sur 
l'aliime...  de  l'Océan? —  Non  pas,  mais  de  l'air.  Puis  il  implore 
de  nouveau  «  un  petit  bateau  ,  »  ei  il  dépense  une  mer  de  salive 
pour  le  mettre  à  flot. 

XCIX. 

S'il  lai  faut  absolument  voyager  par  les  plaines  éthérées,  et  que 
Pégase,  trop  rétif,  se  laisse  difficilement  altclerà  sa  charrette  ,  ne 

(1)  Fanatique  ou  intrigantp,  qui  s'annonçait  comme  la  mère  d'un  second 
Messie  (Stiiloh),  et,quientju.squ'à  cent  mille  sectateurs.  Elle  Tildes  dupes 
pendant  une  dizaine  d'années,  ju.-iqn'à  sa  mort  qui  eul  lieu  en,18l4. 

(î)  Wordsworth,  poèie  Iakisie,  lit  paraître,  en  1819,  un  poème  intitulé. 
«  Benjamin  le  charretier  »  Quant  aux  bateaux,  ils  l'ont  allusion  à  un  pas- 
sage de  «  Peter  Bell  le  colporteur,  «  autre  ouvrage  du  même  auteur. 


pourrait-il  pas  invci([uer  le  secours  de  son  héros  le  voilurier,  ou 
prier  Médée  de  lui  prèlei-  un  de  ses  dragons"?  ou  s'il  trouve  celle 
monture  trop  classique  pour  son  esprit  vulgaire,  s'il  craint  de  se 
casser  le  cou  avec  un  pareil  bidet,  et  qu'il  veuille  absolument  mon- 
ter vers  la  lune ,  le  pauvre  diable  ne  poul-il  demander  un  ballon? 


Des  colporteurs!  des  baleaux!  des  charrettes!  Ombres  de  Pope  et 
de  Dryden,  en  sommes-nous  venus  là?  Faut-il  qu'un  pareil  fatras, 
non-seulement  échappe  au  mépris,  mais  flotte  comme  l'écume  à  la 
face  du  vaste  abîme?  que  ces  Jack  Cades  (i)  du  bon  sens  el  de  la 
poésie  puissent  siffler  sur  vos  tombeaux?  que  l'auteur  de  Peler  Bell 
viennent  insulter  à  la  main  qui  crayonna  Acbilophel  (2). 


A  notre  hisloire!  Le  banquet  était  fini;  les  esclaves,  les  nains  et 
les  jeunes  danseuses  s'étaient  retirés.  Les  contes  arabes  et  les  chants 
du  poêle  avaient  cessé  :  les  derniers  sons  joyeux  venaient  d'expirer. 
La  dame  et  son  amant,  restés  seuls,  admiraient  les  teintes  rosées 
du  soir.  Ave  Maria!  sur  la  terre  et  les  flots,  la  plus  céleste  des  heures, 
ô  Marie,  est  digne  de  toi  ! 

CH. 

Ave  Maria!  bénie  soit  cette  heure!  bénis  soient  le  temps,  le  cli- 
mat, le  lieu,  où  si  souvent  j'ai  senti  dans  tout  son  charme  cette 
heure  si  belle  et  si  douce  descendre  sur  la  terre  !  Cependant  la  cloche 
sonore  se  balançait  dans  la  tour  lointaine,  les  mourante^  vibrations 
de  l'hymne  du  soir  flottaient  vers  les  cieux  ;  aucun  souffle  n'agitait 
les  vapeurs  rosées  répandues  dans  l'air,  et  néanmoins  les  feuilles 
de  la  forêt  frémissaient  comme  pour  se  joindre  aux  chants  sacrés. 

cm. 

Ave  Maria!  c'est  l'heure  de  la  prière!...  Ave  Mariai  c'est  l'heure 
de  l'amour!...  Ave  Maria!  permets,  ô  Marie  que  nos  âmes  s'élèvent 
vers  ton  fils  et  toi!  Ave  Mariai  qti'il  est  beau  ce  visage!  qu'ils  sont 
beaux  ces  yeux  baissés  sous  les  ailes  de  la  Colombe  Toute-Puissante! 

Qu'iiTiporle  qu'une  image  peinte  frappe  seule  nos  regards non, 

cette  image  n'est  point  une  idole...  c'est  la  réalité. 

CTV. 

Des  casuisles  charitables  ont  la  bonté  de  dire  dans  des  pamphlets 
anonymes  que  je  n'ai  pas  de  piété.  Mais  dites  à  ces  gens-là  de  se 
mettre  en  prières  avec  moi,  et  vous  verrez  qui  de  nous  connaît  Iç 
meilleur  el  le  plus  court  chemin  pour  arriver  au  ciel.  .Mes  autels,  à 
moi,  ce  sont  les  montagnes,  l'Océan,  la  terre,  les  cieux,  les  éloiles... 
ces  émanations  du  grand  Tout  qui  a  produit  Lànie,  el  auquel  1  âme 
doit  retourner. 

CV. 

Heure  charmante  du  crépuscule!...  Ombreuse  solitude  des  forêls 
de  pins,  rivages  silencieux  de  l'antique  Bavenne,  où  l'Adrialiqtie 
promenait  jadis  ses  flots,  où  s'élevait  la  dernière  forleresse  des  Cé- 
sars! ô  bois  toujours  verls  que  consacraient  pour  moi  la  plume  de 
Boccace  et  la  lyre  de  Dryden,  oh  !  combien  je  vous  aimais,  vous  cl 
l'heure  charmante  du  crépuscule! 

CVL 

La  voix  perçante  des  cigales,  ces  habitantes  des  pins,  dont  la  vie 
d'un  été  n'est  qu'une  perpétuelle  chanson,  éveillait  seule  les  échos... 
seule  avec  les  pas  de  mon  coursier  ou  les  miens  et  la  cloche  du  soir 
qui  tintait  à  travers  le  feuillage;  le  fantôme-chasseur  de  la  famille 
d'Onesli,  sa  meute  infernale,  leur  poursuite,  et  cette  troupe  de 
jeunes  beautés  qui  apprirent  par  cet  exemple  à  ne  pas  fuir  un  amant 

sincère tous  ces  objets  passaient  comme  des  ombres  devant  les 

yeux  de  mon  imagination  (3). 

CVII. 

0  Hesperus'  que  de  biens  tu  nous  apportes tu  rends  son  toit 

domestique  à  l'homme  fatigué,  le  repas  du  soir  à  celui  qui  a  faiin, 
au  jeune  oiseau  l'abri  de  l'aile  maternelle,  aux  taureaux  harasses 
retable  accoutumée  :  tout  ce  qu'il  y  a  de  paix  autour  du  foyer,  tout 
ce  que  nos  pénates  prolésent  de  plus  cher,  ton  heure  de  repos  le 
rassemble  autour  de  nous;  tu  rends  aussi  l'enfant  à  la  mamelle  de 
sa  mère. 

CVIH. 

Heure  suave!  tu  éveilles  les  regrets  et  lu  attendris  l'âme  du  voya- 
geur lancé  sur  l'Océan,  le  jour  même  où  il  a  été  séparé  des  amis  qui 

(1)  Célèbre  dém.ngogua  du  règne  de  llcnii  VI.  Voytz  Sluikcspe.ire, 
Henri  VI,  2' part.,  acte  4.  ,    ^     ,  •     ■„ 

(2)  Personnage  satirique  d  un  poème  celèbi-e  de  Dryden,  qui,  si  I  on  en 
croyait  Wordsworth,  serait  complètement  tombé  en  oubli. 

(3)  Allusions  à  un  épisode  du  poème  de  Dryden  r  «  Théodore  et  Ho-, 
noria.  » 


IOC 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


lui  sont  HiPis.  Tii  roiii|ili''  ilamoiir  In  |iMorin  qunml  il  tressaille  fin 
son  rhiMiiin.  rrcmlanl  an  loin  la  rioclio  ilii  pnii-(|iii  scinhlc  pleurer  \c 
(IfVlin  lin  jiiiir:  rsire  Ih  une  illusion  (pic  la  raison  dr^daipnc?  Ah! 
Fans  doulc,  rien  ne  meurt  sans  que  (|ueltiiu'  chose  le  pleure. 

a\. 

ynanil  Néron  fui  toml»',  j)ar  le  plus  juste  décret  qui  ait  jamais 
détruit  le  destructeur,  au  milieu  des  acclamations  de  Home  délivrée, 
do3  nations  affranchies  et  du  monde  ivre  de  joie,  des  mains  invisibles 
vinrent  semer  des  fleurs  sur  sa  tombe  :  humble  souvenir  d'un  co^ur 
faible,  mais  reconnaissant  d'une  heure  d'humanité  dérobée  h  l'en- 
ivrement du  pouvoir. 

ex. 

Me  voilà  retombé  dans  les  di|;rcssion9  :  qu'a  de  commun  Néron, 
ou  tout  autre  bouffon  impérial  de  son  espèce,  avec  les  fails  cl  pestes 
de  mon  héros?...  Rien  de  pins,  certes,  que  les  habitants  de  la  lune, 
dignes  émules  de  pareils  fous.  Il  faut  que  mon  imapinativu  soit  des- 
cendue jusqu'h  zéro  cl  que  je  sois,  en  poésie,  tombé  au  niveau  des 
«  cuillers  de  bois  »  (tel  est  le  sobriquet  dont,  h  Cambridge,  nous  af- 
fublions ceux  qui  n'atteignaient  qu'au  dernier  rang  universitaire). 

CXI. 

Cette  marche  ennuyeuse  ne  prendra  jamais,  je  le  sens...  c'est 
quelque  chose  de  trop  epicjue.  Aussi  en  me  recopiant,  de  ce  chant 
bciucoup  trop  allongé  j'en  ferai  deux.  A  moins  que  je  ne  l'avoue 
moi  même,  personne  ne  soupçonnera  la  chose,  sauf  un  petit  nom- 
bre d'hommes  d'expérience;  et  alors  je  la  poserai  comme  une  amé- 
lioration :  je  prouverai  que  telle  est  l'opinion  du  roi  des  critiques; 
vnvcz  Aristole,  passhn,  Péri  PoiHiki's. 


CHA.NT  IV. 


Iticn  de  si  difficile  en  poésie  qu'un  commencement ,  si  ce  n'est 
peut-être  la  fin  ;  car  souvent,  au  moment  iinMne  où  Pégase  va  tou- 
cher le  but ,  il  se  foule  une  aile,  et  nous  dégringolons  comme  Lu- 
cifer quand  ses  crimes  le  firent  chasser  des  cieux  ;  noire  péché  est 
le  même  que  lésion,  et  tout  aussi  difficile  à  corriger...  car  ce  péché 
c'est  l'orgueil  qui  pousse  notre  Ame  à  prendre  trop  haut  son  essor. 

II. 

Mais  le  temps  ,  qui  remet  toutes  choses  à  leur  niveau  ,  le  temps 

et  l'adversité  cuisante  apprendront  enfin  à  l'homme et,  nous 

nous  plaisons  h  l'espérer,  au  diable  lui-même que  ni  l'un  ni 

l'autre  n'ont  l'intelligence  bien  vaste.  Tant  que  les  chauds  désirs 
de  la  jeunesse  bouillonnent  dans  nos  veines,  nous  ignorons  cela... 
le  sang  coule  trop  rapide;  mais  quand  le  torrent  s'élargit  en  appro- 
chant de  l'Océan  ,  nous  revenons  sur  les  émotions  passées. 

III. 

Dans  mon  jeune  âge  ,  je  me  croyais  un  habile  garçon,  et  je  sou- 
haitais (|ue  les  autres  prissent  de  moi  la  même  opinion  :  c'est  ce 
qui  arriva  qua^id  je  fus  plus  mûr;  et  d'autres  esprits  reconnurent 
alors  ma  s'jpériorité  ;  maintenant,  dans  la  saison  des  feuilles  mor- 
tes, mon  imagination  énervée  replie  ses  ailes;  et  la  triste  vérité, 
planant  sur  moi;  pupitre,  transforme  le  romantique  en  burlesque. 

IV. 

Si  je  ris  des  clioses  mortelles,  c'est  pour  ne  pas  en  pleurer  ;  et  si 
je  pleure,  c'est  que  notre  nature  ne  peut  pas  toujours  se  maintenir 
dans  un  état  d'apathie  ;  car  il  nous  faut  plonger  nos  cœurs  dans  les 
priifond  urs  de  l'oubli  avant  que  s'assoupissent  les  idées  qui  nous 
lilcsvcnl  le  plus  :  Thétis  baptisa  dans  le  Slyx  son  fils  né  dun  morlol; 
une  mère  mortelle  ferait  mieux  de  choisir  le  Lélhé. 


Certains  hommes  m'ont  accusé  d'étranges  desseins  contre  les 
croyances  et  la  morale  du  pays  :  ils  affirment  qu'on  en  trouve  la 
preuve  dans  chaque  ligne  de  ce  poème  ;  je  n'ai  pas  la  prétention  de 
me  comprendre  parfaitement  moi-môme  quand  je  me  pique  de 
faire  du  beau;  mais  le  fait  est  que  je  n'ai  point  de  plan,  si  ce  n'est 
d'avoir  un  moment  de  gailé  ,  mot  nouveau  dans  mon  vocabulaire. 

VI. 

Au  lecteur  charitable  de  notre  froid  climat,  cette  manière  d'écrire 
pourra  paraître  exotique  :  Pulri  fui  le  père  de  celte  poésie  demi- 
scrieuse,  et  il  chanta  dans  un  temps  où  la  chevalerie  était  plus 


dnnQnichoUe  qu'aujourd'hui;  son  génie  se  délecta  dans  les  sujets 
favoris  de  «on  époque  :  loyaux  chevaliers,  ch.iRlcs  diimîs.  géints 
énormes,  mis  despotes;  mais  sauf  ces  derniers,  loal  cela  étaat 
passé  de  mode,  j'ai  drt  choisir  un  sujet  plus  moderne. 

VII. 

Commenl  l'ai-je  traité,  c'est  ce  que  j'ignore;  pa.1  mieux  peut-être 
que  ne  m'ont  traité  ceux  qui  m'ont  imputé  des  desseins  ba.sés  non 
sur  ce  qu'ils  ont  vu  ,  mais  sur  ce  qu'ils  souhaitaient  de  voir.  Mais 
cela  leur  fait  plaisir,  soit  !  Nous  vivons  dans  un  temps  d'indépen- 
dance ,  et  les  pensées  sont  libres;  cependant  Apollon  me  lire  par 
l'oreille,  et  m'ordonne  de  reprendre  mon  histoire. 

VIII. 

Le  jeune  Juan  et  .sa  bicn-aimée  avaient  été  lais.sés  h  la  douce  so- 
ciété de  leurs  cœurs;  l'impitoyable  Temps  lui-même  ne  pouvait 
sans  peine  frapper  de  sa  rude  faulx  des  êtres  aiis'i  tendres.  Knnemi 
de  l'amour,  il  gémissait  néanmoins  de  voir  la  fuite  des  heures  nul 
leur  restaient;  et  pourtant  ils  ne  pouvaient  être  destinés  à  vieillir; 
ils  devaient  mourir  dans  leur  aimable  printemps,  avant  qu'un  seul 
charme,  une  seule  espérance,  se  fussent  envolés. 

IX. 

Leurs  visages  n'étaient  pas  faits  pour  porter  des  rides ,  leur  sang 
généreux  pour  se  figer,  leurs  cœur,  énergiques  pour  défaillir;  de 
blancs  cheveux  ne  devaient  point  couvrir  leurs  lêtcs;  mais,  pa- 
reille aux  climats  qui  ne  connaissent  ni  la  neige  ni  les  frimas,  leur 
vie  devait  être  un  seul  été  :  la  foudre  pouvait  les  frapper  el  les  ré- 
duire en  cendres;  mais  se  traîner  dans  la  longue  et  tortueuse  car- 
rière dun  déclin  monotone...  tel  ne  devait  point  être  leur  sort  :  il 
y  avait  en  eux  trop  peu  d'argile. 

X. 

Ils  étaient  seuls  encore  une  fois  :  pour  eux,  c'était  un  autre 
Rden  ;  ils  ne  s'ennuyaient  jamais  que  quand  ils  ne  se  voyaient  pa.". 
L'arbre  que  la  hache  a  séparé  de  ses  racines  séculaires,  la  rivière 
dont  on  inteice(ite  la  source,  l'enfant  arraché  soudain  el  pour  tou- 
jours du  giron  et  du  sein  malernels,  dépériraient  moins  prompte- 
ment  que  ces  deux  amants  séparés  l'un  de  l'autre.  Hélas!  il  n  est 
pas  d'instinct  aussi  sûr  que  celui  du  cœur 

XI. 

Du  cnnir qui  peut  se  briser.  0  heureux  ,  trois  fors  heureux, 

ceux  qui ,  formés  de  matière  fragile  .  précieuse  porcelaine  en  com- 
paraison de  la  grossière  argile  humaine,  se  brisent  à  la  promi'Te 
chute  I  Ceux-là  ne  verront  pas  les  jours  s'enchaîner  aux  jours  clans 
l'année  monotone,  el  tout  ce  qu'il  faut  supporter  sans  jamais  le 
dire;  car  l'étrange  principe  de  la  vie  a  souvent  ses  racines  plus 
profondes  dans  ceux-là  mêmes  qui  souhaitent  le  plus  de  mourir. 

XII. 

Il  Ils  meurent  jeunes,  ceux  qui  sont  aimés  des  dieux,  »  a  dit  un 
ancien  ;  el  par  là,  ils  échappent  à  bien  des  morts  •  la  mort  des  amis, 
el  ce  qui  tue  plus  encore,  la  mort  de  l'amitié,  de  l'amour,  de  la 
jeunesse,  de  tout  ce  qui  vil  en  nous,  le  souftle  seul  excepté.  ICf 
puisque  le  silencieux  rivage  attend  à  la  fin  ceux  même  qui  ont 
échappé  le  plus  longtemps  aux  traits  du  vieil  archer,  celte  nioit 
prématurée  que  les  hommes  déplorent  est  peut-être  un  bienfait. 

XIII. 

Ilaïdée  el  don  Juan  ne  pensaient  point  aux  morla.  Le  ciel ,  la  terre 
ot  l'air  semblaient  créés  pour  eux,  el  ils  n'accusaient  le  t'mps  que  de 
fuir  trop  vile.  Ils  ne  reconnaissaient  en  eux-mêmes  rien  à  blAnier: 
chacun  d'eux  était  le  miroir  de  l'autre  :  ils  voyaient  mutuellement 
la  joie  étinceler comme  un  diamant  ao  fond  de  leurs  yeux  noirs, 
reflet  de  l'amour  qu'échangeaient  leurs  regards. 

XIV. 

La  douce  pression,  le  contact  frémissant,  le  moindre  reg.nnl  mieux 
compris  (|ue  des  paroles,  cl  disant  tout  sans  jamais  pouvoir  trop  en 
dire;  un  langage  pareil  à  celui  des  oiseaux  ,  connu  des  denx  amanis 
seuls,  ou  du  moini  paraissant  tel,  car  il  n'a  de  sens  que  [imir  eux  ; 
doux  accents,  propos  enfantins  qui  sembleraient  absurdes  à  qui  ne 
les  a  jamais  entendus,  ou  a  cessé  de  les  entendre  : 

XV. 

Us  avaient  tout  cela  ;  car  ils  étaient  encore  enfants ,  et  ils  Pau- 
raicnt  toujours  été  :  ils  n  éLiient  pas  créés  pour  jouer  un  role  actif 
sur  Icnnuveuse  scène  du  monde  réel;  mais  comme  deux  eues  nés 
de  la  niêm'e  source  limpide,  la  nymphe  elson  ondin  bien  aimé,  ils 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


197 


devaient  passer  leur  exisicnce  invisilile  dans  le  sein  des  eaux  et 
parmi  les  Heurs,  sans  coniiait;-e  le  poids  des  heures  humaines. 


Les  lunes  changeantes  ayaienl  passé  sur  leurs  têtes  et  les  avaient 
trouvés  non  changés,  ces  enfants  pour  lesquels  leurs  brillants  levers 
avaient  éclairé  des  joies  telles  qu'elles  en  voyaient  rarement  dans 
tout  leur  cours.  Ce  n'étaient  pas  de  ces  vains  plaisirs  qui  s'amor- 
tissent |>ar  la  satiété  ;  car  leurs  esprits  généreux  n'étaient  point  as- 
servis au  seul  lien  des  sens;  et  cetécueil  de  l'amour,  la  possession, 
élait  pour  eux  un  charme  de  plus  ajoute  à  la  tendresse. 

XVII. 

0  belle  tendresse!  et  rare  autant  que  belle!  Mais  ils  s'aimaient 
de  cet  amour  où  l'âme  s'absorbe  avec  délices,  quand  elle  a  pris  le 
vieux  monde  en  dégoût,  fatiguée  qu'elle  est  de  ses  bruits  et  de  ses 
tableaux  monotones  ,  de  ses  intrigues,  de  ses  aventures  vulgaires, 
])eliies  p.issions,  mariages,  enlèvements,  où  la  torche  de  1  hymen  ne 
fait  que  signaler  une  prostituée  de  plus,  dont  l'époux  seul  ignore 
l'infamie. 

XVIII. 

Dures  paroles!  dures  vérités!  vérités  que  beaucoup  ont  éprou- 
vées! Mais  assez!...  Le  couple  charmant  et  lidèle  ,  qui  ne  trouvait 
jamais  une  seule  heure  trop  lente,  ù  quoi  devait-il  cet  alfrancbisse- 
nicnt  de  tout  souci?  A  ces  senlimcnts  innés  et  propres  à  la  jeu- 
nesse ,  que  tous  ont  connus  ici-bas  ;  qui  s'éteignent  dans  les  autres 
hommes,  mais  qui,  chez  eux,  restaient  adhérents  h.  leur  être,  sen- 
timenls  que ,  nous  autres  grossiers  mortels ,  nous  appelons  roma- 
nesques ,  et  que  nous  envions  tout  en  les  taxant  de  folie. 

XIX. 

Dans  les  autres  hommes,  c'est  un  élat  factice,  un  rêve  prove- 
nant d'un  excès  de  jeunesse  ou  de  lecture,  et  pareil  à  ceux  que 
donne  1  opium  ;  mais  c  était  pour  eux  la  nature  ou  la  destinée  :  les 
romans  n'avaient  point  surexcité  leurs  jeunes  coeurs,  car  la  science 
d'Haidée  n'allait  pas  si  loin,  et  Juan  avait  été  saintement  élevé  :  si 
bien  que  leurs  amours  n'étaient  pas  plus  raisonnes  que  ceux  des 
rossignols  ou  des  tourterelles. 

XX. 

Ils  contemplaient  le  coucher  du  soleil,  heure  douce  à  tous  les 
yeux,  mais  surtout  aux  leurs;  car  cette  heure  les  avait  fails  ce 
qu'ils  étaient.  C'est  de  ce  firmament  occidental  que  l'amour  élait 
descenilu  pour  les  vaincre,  alors  que  le  bonheur  fut  leur  unique 
douaire,  et  que  le  crépuscule  les  vit  unis  l'un  à  l'autre  d'une  chaîne 
passionnée,  lîpris  l'un  de  l'autre,  ils  s'éprenaient  également  de 
toute  chose  qui  leur  rappelait  un  passé  aussi  cher  que  le  présent. 


Je  ne  sais  pourquoi,  mais  à  cette  heure  du  soir,  pendant  qu'ils 
contemplaient  l'horizon,  un  tremblement  soudain  les  .«aisit,  et  tra- 
versa la  félicité  de  leurs  cœurs,  comme  le  vent  qui  effleure  les  cor- 
des d'une  harpe,  ou  qui  passe  sur  une  flamme. Ainsi  un  secret  pres- 
sentiment se  glissa  dans  leurs  cœurs  et  lira  de  la  poitrine  de  Juan 
un  faible  et  lent  soupir,  tandis  qu'une  larme,  la  première  depuis 
son  amour,  parut  dans  les  yeux  d  llaidée. 

xxu. 

Ces  grands  yeux  noirs  et  pleins  d'une  prophétique  terreur  slmu- 
blèrenl  se  dilater  et  suivre  le  déclin  du  soleil  lointain,  comme  si 
son  disque  large  et  brillant  allait  emporter  avec  lui  leur  dernier  jour 
de  bonheur.  Juan  regardait  Ha'idée  et  semblait  l'interroger  sur  son 
destin...  il  se  scnlait  '.riste  ;  mais,  n'ayant  aucune  cause  de  tris- 
tesse, son  regard  demandait  à  son  amie  l'excuse  d'un  sentiment 
sans  motif,  ou  du  moins  difficile  à  expliquer. 

XXIII. 

lîUe  se  tourna  vers  lui  et  sourit ,  mais  do  ce  sourire  qui  n'éveille 
pas  celui  des  autres;  puis  reganla  d'un  autre  côté.  Quel  que  fût  le 
sentiment  qui  l'avait  agitée,  il  fut  rapidement  dompié  par  sa  pru- 
dence ou  son  orgueil;  el  lorsque  don  Juan...  en  badinant  pcut- 
êire...  parla  de  cette  impression  mutuelle,  elle  répondit  :  «  S  il  de- 
vait en  être  ainsi...  mais  non  ;  cela  ne  se  peut...  ou  du  moins  je 
ne  survivrais  pas  pour  en  être  témoin.  » 

XXIV. 

Juan  voulut  l'interroger  encore;  mais  elle  pressa  ses  lèvres  con- 
tre celles  du  jeune  homme  pour  le  réduire  au  silence,  el  en  même 
temps  ])cur  bannir  de  son  cœur  le  fatal  augure,  en  lui  opposant  ce 
tendre  b.'iser.  Sans  nul  doute,  de  loules  les  nv'th"dcs,  c'est  la  meil- 


leure :  il  y  a  des  gens  qui  préfèrent  le  vin...  et  ils  n'ont  pas  tout—- 
à-fait  tort.  J'ai  essayé  de  l'un  et  cle  l'autre  :  si  vous  voulez  pren- 
di'e  un  parti,  choisissez  entre  le  mal  de  tête  et  les  tourments  du  cipur. 

XXV. 

Selon  le  choix  que  vous  ferez,  vous  aurez  à  subir  la  femme  ou  le 
vin  ,  deux  maladies  qui  sont  un  impôt  sur  nos  joies  ;  mais  je  serais 
en  peine  de  dire  laquelle  vaut  le  mieux.  Si  j'avais  à  donner  un  avis, 
je  trouverais  des  deux  côtés  d'excellentes  raisons  et  je  déciderais 
alors,  sans  faire  tort  à  l'une  ou  à  l'autre,  qu'il  est  moins  dange- 
reux de  se  les  donner  toutes  deux  que  de  n'en  avoir  aucune. 

XXVI. 

Juan  et  Ha'idée  se  regardaient,  les  yeux  humides  dune  muette 
tendresse  où  venaient  se  confondre  tous  les  sentiments  d'ami,  d'en- 
fant, d'amant,  de  frère,  tout  ce  que  peuvent  réunir  et  peindre  deux 
cœurs  purs  qui  s'épanchent  l'un  dans  l'autre  et  qui  aiment  trop, 
mais  ne  peuvent  aimer  moins  ;  et  qui  sanctifient  presque  cet  excès 
si  doux  par  un  immense  désir  et  un  immense  pouvoir  de  se  donner 
mutuellement  le  bonheur. 

XXVII. 

Confondus  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  cœur  contre  cœur,  pour- 
quoi ne  moururent-ils  pas  alors'?...  Ils  avaient  trop  longtemps 
vécu,  si  jamais  venait  le  moment  où  ils  devraient  vivre  séparés  :  les 
années  ne  pouvaient  leur  apporter  que  des  regrets  et  des  douleurs. 
Le  monde  n'était  pas  fait  pour  e\ix  :  ses  artifices  n'avaient  rien  de 
commun  avec  deux  êtres  passionnés  comme  un  hymne  de  Sapho. 
L'amour  était  né  avec  eux,  et  si  profondément  mêlé  avec  leur  na- 
ture, que  ce  n'était  plus  un  sentiment...  c'était  leur  essence  même. 

XXVIII. 

Us  étaient  faits  pour  vivre  ensemble  au  fond  des  bois,  invisibles 
comme  chante  le  rossignol,  et  non  pour  habiter  ces  solitudes  peu- 
plées qu'on  nomme  le  monde,  habitacles  de  la  haine,  du  vice  et  des 
soucis.  Toute  créature  née  libre  ne  se  plaît-elle  pas  à  vivre  soli- 
taire? Les  oiseaux  dont  le  chant  est  le  plus  doux  vivent  par  cou- 
])le  ;  l'aigle  plane  seul  ;  la  mouette  et  le  corbeau  se  jettent  par  ban- 
des sur  les  cadavres,  absolument  comme  les  hommes. 

XXIX. 

Joue  contre  joue,  doux  oreiller,  dans  un  sommeil  plein  d'amour, 
llaidée  et  Juan  faisaient  la  sieste  ,  torpeur  suave,  mais  légère  ;  car 
de  momenis  en  moments  Juan  tressaillait  et  un  frémissement  par- 
courait tous  ses  membres  ;  puis  les  douces  lèvres  d'Ilaïdée  murmu- 
raient, comme  un  ruisseau,  une  musique  sans  paroles,  et  ses  traits 
charmants  étaient  agités  par  son  rêve,  comme  les  pétales  d'une  rose 
par  le  souffle  de  la  brise  ; 

XXX. 

Ou,  comme  dans  une  vallée  des  Alpes  se  ride  la  surface  d'une 
eau  profonde  et  limpide  effleurée  par  le  vent.  Ainsi  llaidée  cédait  à 
l'influence  du  songe,  ce  mystérieux  usurpateur  de  i'intclligence,  qui 
nous  soumet  îi  ses  lois  absolues  et  aux  caprices  effrénés  de  1  âme 
physique;  étrange  existence  (car  c'est  encore  exister),  sentir  en 
l'absence  des  sens,  et  voir  les  yeux  fermés  ! 

XXXI. 

Dans  son  rêve,  elle  était  seule  sur  le  bord  de  la  mer  et  enchaînée 
à  un  rocher;  elle  ne  savait  comment  cela  se  faisait,  mais  elle  ne 
pouvait  se  détacher  de  ce  lieu,  et  le  mugissement  des  flots  augmen- 
tait, et  les  vagues  s'élevaient  autour  délie,  terribles,  menaçantes, 
et  elles  dépassaient  sa  lèvre  supérieure  de  manière  à  lui  eoijpcr  la 
respiration  ;  el  bientôt  elles  rugirent  écumantcs  au-dessus  de  sa 
tête  :  allières  et  courroucées,  chacune  d'elles  semblait  devoir  l'écra- 
ser, et  pourtant  elle  ne  pouvait  mourir. 

XXXII. 

Knfin...  elle  fut  délivrée  de  ce  supplice;  et  alors  elle  marcha,  les 
pieds  tout  saignants,  sur  la  pointe  des  roclies  tranchantes;  elle  tré- 
buchait presque  à  chaque  pas,  et  devant  elle  roulait,  enveloppé  d'un 
linceul ,  un  objet  qu'elle  se  sentait  forcée  de  poursuivre  malgré 
sa  frayeur:  c'était  quel((ue  chose  do  blanc  et  d'indistinct,  qui  fuyait 
son  regard  et  son  étreinte;  car  elle  s'efforçait  de  le  reconnaître  et 
de  le  saisir,  et  elle  le  poursuivait  en  courant  ;  mais,  au  moment  où 
elle  étendait  la  main,  il  lui  échappait  toujours. 

XXXIII. 

Le  rêve  changea  de  nouveau...  elle  se  trouvait  dans  une  grotte 
dont  les  parois  étaient  tapissées  de  stalactites,  vaste  salle  ,  ouvrage 
des  siècles  et  sculptée  par  l'Océan  ,  que  baignaient  les  vagues  et  où 
se  reliraient  les  veaux  marins.  Sa  chevelure  élait  ruisselante;  les 


lys 


LKS  VKII.LÉKS  UT  IIÎIUIItKS  II.MîSTItl' F,S. 


iioire.s  oruiiellos  <lo  ses  >cu\  se  fondaient  en  larnivs  ipii,  lnmhnnt 
ffoullc  u  guiiiiu  sur  les  ruclitirs  nigus,  t'y  ciisl.'^llisuicnl  soudain... 

\\\|\. 

i:i  .-i  SCS  |iii"ils,  liuniiilc,  fniid  ol  sniis  \ii',  |):Ul'  roninie  l'écuinc 
qui  couvrait  son  fronl  livide  et  «lu'cllo  sXTnrcail  i-n  vain  d  CBSuver 
(soins  isi  doux  nngucri',  si  vains  anjnnrd  liniK  à  fcs  pieds  gisait 
jnan  :  cl  rien  ne  pouvait  ranimer  1rs  l)altonionls  de  son  cipur  (^teinl. 
et  le  pl.is  Tunèhro  de  In  vapue  résonnait  îi  son  oreille  comme  le 
chant  d'une  siri'ne:  et  ce  Tt)\e  si  court  lui  seiiblait  une  longue  vie. 


Kt  en  rcparilanl  le  mort,  rlle  crut  \ojr  sa  ll||\^iollomic  s'elT;iC('r 
pour  s«'  clianper  en  une  auli-e...  semblable  a  "celle  de  son  père; 
chaipie  Irait  qui  se  dessinait  rappelait  de  nlus  en  plus  l'aspect  de 
Land)ro  ..  avec  son  repard  jiéiiMrant  et  la  pureU^  de  son  profil 
(free...  I':ile  tressaille;  elle  s'éveille,  cl  (pie  voit-elle?...  Puissances 
du  ciel  !  quel  est  ce  regard  sinistre  qu'ont  rencontré  ses  yeux  ?... 
c'est...  c  est  le  regard  de  son  père...  lixé  sur  elle  el  sur  Juàn. 

XXXVI. 

l':ile  jette  un  cri,  se  lève,  puis  retombe  avec  un  autre  cri ,  acca- 
blée de  joie  el  de  douleur  d'espérance  el  d'clTroi  :  eh  quoi  !  celui 
qu'elle  croyait  enseveli  dans  les  abîmes  de  l'Océan,  elle  le  voit  se 
lever  d'enirc  les  moris,  et  peul-tMre  pour  causer  le  trépas  d'un  être 
trop  cliéri.  Certes,  Haidée  aimail  bien  son  père,  el  pourlani,  ce  fut 
ptinr  elle  nn  de  ces  moments  terribles...  j'en  ai  vu  de  semblables... 
dont  je  ne  dois  pas  réveiller  le  souvenir. 

XXXVll. 

.Vu  cri  douloureux  dllaïdoe,  Juan  s'élança  ,  la  reçut  dans  se<  bras, 
et  saisit  son  sabre  suspendu  h  la  muraille,  brûlant  de  faire  tomber 
sa  vengeance  sur  la  cause  de  tout  ce  désordre.  Lauibro  «pii,  jiis(iu"ii 
ce  moment,  avait  gardé  le  silence,  sourit  d'un  air  de  mé|)ris.  en  di- 
sant :  «  .\  portée  de  ma  voix  mille  cimeterres  n'altendeni  qu'un  mot 
pour  frapper  :  à  bas,  jeune  homme!  ;i  bas  celle  épée  impuis- 
sante !..  ' 
XXXVIII. 

Haidée,  l'enlaçanl  de  ses  bras:  «Juan!  c'est...  c'est  l.ambro... 
ces!  mon  père  ,  s'écria-l-elle.  Fléchis  avec  moi  le  genou...  il  nous 
pardonnera...  il  ne  pourra  résister.  .  ô  mou  pèro  bien  aimé,  dans 
cette  agonie  de  douleurs  mêlées  de  joie,  au  moment  où  je  baise  avec 
ivresse  le  bord  de  Ion  manteau  ,  se  peut-il  qu'un  doute  se  mêle  à 
mon  allégres.se  filiale  ?  Fais  de  moi  ce  que  tu  voudras  ;  mais  épargne 
cet  enfant.  >> 

XXXIX. 

Allier,  impénétrable,  le  vieillard  restait  immobile  ;  le  calme  élail 
dans  sa  voix,  le  calme  dans  son  regard...  ce  qui  n'était  pas  toujours 
chez  lui  l'indice  de  l'humeur  la  plus  paisible  ;  il  jeta  les  yeux  sur  sa 
tille,  mais  ne  lui  répondit  pas;  puis,  il  se  tourna  vers  Juan,  sur  les 
joues  duquel  le  sang  se  monlrail  el  disparaissait  tour-à-lour,  décidé 
qu'il  était  îi  périr  du  moins  les  armes  a  la  main,  el  prêta  s'élancer 
sur  le  premier  qui  viendrait  à  la  voLx  du  pirate. 

XL. 

«  Jeune  homme,  Ion  épée!  »  dit  encore  une  fois  Lnmbro.  «Jamais  ! 
répliipia  Juan  ,  tant  que  ce  bras  sera  libre.  »  Le  vieillard  pàlil,  mais 
non  de  crainte,  et  tirant  un  pistolet  de  sa  ceinture  ,  il  reprit  :  «  lib 
bien  donc,  que  ton  sang  retombe  sur  la  tète  !  »  l'uis  il  examina  fori 
aiteuliv cillent  la  pierre,  comme  pour  s'assurer  qu'elle  élail  eu  bon 
élal...  car  il  en  avait  fait  Uî^age  depuis  peu...  après  quoi  il  mil  iraii- 
qnilieuicul  le  pouce  sur  le  chien. 

Xl.l. 

Il  sonne  élranpemeiil  à  l'oreille,  le  bruit  sec  d  un  pistolet  (pi'ou 
arme  quand  vous  savez  que,  l'instant  d'après,  il  va  viser  votre  per- 
sonne, à  douze  pas,  plus  ou  moins  :  distance  convenable  et  qui  n'csl 
point  trop  rapprochée,  si  vous  avez  pour  advei-saire  un  ancien  ami; 
mais  (|uand  on  a  e-suyé  le  feu  une  ou  deux  fois,  l'oi-eille  devient 
plus  irlandai.se,  c'est-à-dire  moins  délicate. 

XL  II. 

L.uiibro  mil  eu  joue  ;  un  inslant  de  plus  metlait  tin  à  ci-  poème 
el  aux  jours  de  don  Juan,  quand  lla'idéc  se  jeta  devant  son  amant, 
el.  aussi  résolue  que  son  père  :  <i  (Vert  sur  moi.  s'écria-t-ellc.  que 
la  mort  doit  descendre!...  La  faute  est  à  moi  seule  ;  il  a  été  jeié  sin- 
ce fatal  rivage...  qu'il  ne  cbeicbail  pas.  Je  lui  ai  engagé  ma  foi:  )c 
I  aime.  .  je  mourrai  avec  lui.  Je  connais  depuis  longtemps  voire 
caKKlère  inilexible;  connaissez  celui  de  voire  lillo.  » 


XLIII. 

l'ne  minute  auparavant,  elle  o'étail  que  larme»,  que  tcndr.s-e . 
qu'enfance  :  mais  mainlenant.  se  redressant  pour  délier  toute  cramli' 
humaine,  pile,  immobile,  inébranlable,  elle  appelait  le  coup  fa  .il. 
Dune  taille  supérieure  à  son  fexe,  et  même.'»  quelques  liomnvs, 
elle  se  praiidis.sail  de  toute  sa  hauteur,  comme  pour  offrir  un  but 
plus  facile;  elle  lixait  sur  son  père  un  œil  assuré...  mais  elle  u'es- 
sa^vail  pas  d'arrêter  son  bnis. 

XLIY. 

Il  la  regardait;  elle  le  regardait  :  étrange  ressemblance!  c'était  la 
même  expression,  la  même  .sérénité  sauvage,  presque  les  mêmes 
yeux,  granils  et  uoirs,  se  dardant  mutuellemeal  des  Ilammcs;  car 
elle  aiis.si  élail  capable  de  se  venger,  quand  elle  en  aurait  un  mo 
liL..  vraie  lionne,  bien  qu'apprivoisée.  En  face  de  sua  père,  le  gang 
paternel  bouillonuaii  dans  ses  veines  el  uc  dcmentail  pas  sa  race. 

XLV. 

J'ai  dit  qu'ils  se  ressemblaient  par  les  traits  el  la  taille,  ne  dilTé- 
rant  ipie  par  le  sexe  et  l'âge;  jusque  dans  la  délicatesse  de  leurs 
mains  il  y  avait  cette  conformité,  indice  d'un  même  sang;  et  à  les 
voir  ainsi,  en  face  l'un  de  l'autre,  pleins  d'une  animosité  implaca- 
ble, quand  des  larmes  de  joie  et  de  douces  sensations  auraient  dû 
signaler  leur  rencontre,  on  peut  recoiinaitre  ce  que  suai  les  passions 
poussées  h  leur  deraier  terme. 

XLVL 

Le  père  hésita  un  niomcnl;  puis  il  abaissa  son  arme  et  la  remit 
à  sa  ceinture;  mais  il  demeura  immobile,  les  yeux  fixés  sur  sa  fille 
comme  pour  lire  dans  son  Ame.  «  Ce  n'est  pas  moi,  dit-il  enfin  ;  ce 
n'est  pas  moi  qui  ai  cliercbé  la  perle  de  cet  étranger;  ce  n'esl  p.is 
moi  qui  ai  créé  celte  dé.solation:  peu  d'homme*  supporteraient  iiii 
pareil  outrage,  el  s'abstiendraient  de  répandre  le  sang  :  mais  jn  •- 
conqilirai  mon  devoir...  Quant  ii  ce  que  tu  as  lait  des  tiens,  le  pre- 
sent révèle  le  passé. 

XLVll. 

«  Qu'il  dépose  son  arme,  ou  par  la  tête  de  mon  père,  la  sienne 
\a  rouler  deviinl  toi  comme  une  boule!  >.  En  aciievaiit  ces  mots,  il" 
])ril  son  sirtlet  et  en  lira  un  son  aigu;  un  autre  son  pareil  lui  ré- 
ponilil,  et  au  iiième  inslant  une  vinglair.e  de  s^-s  hommes,  armés 
jusiuau  liiiiciu.  s'élaiioi'ienl  en  désordre,  mais  conduils  par  nii 
chef  :  il  leur  donna  cet  ordre  .  «  Arrêtez  ce  Franc  ou  tueï-le!  ■> 

XLVIll. 

En  même  temps,  par  un  mouvement  soudain,  il  attira  sa  fille  à 
lui ,  et  pendant  qu'il  la  retenait ,  ses  gens  s'iiiterposèrcnl  entre  elle 
et  Juan.  Kn  vain  elle  s'efforça  de  se  dégager  de  létreinle  de  son 
père.  Alors  la  bande  >  es  pirates,  telle  qu'un  aspic  longtemps  irrité, 
s'élança  sur  sa  proie...  Le  premier.  ce|iendant.  ne  ratleigiiil  point, 
et  tomba  lui-même,  l'épaule  droite  ]iresque  séparée  du  tronc. 


Le  second  eut  la  joue  fendue  en  deux  ;  mais  le  troisiè  ne ,  vieux 
sabreur  plein  de  sang-froid  ,  reçut  les  coups  sur  son  coutelas,  pui< 
se  fendit  vigoureusement  à  son  tour;  si  bien  qu'en  un  clin  ilieil 
son  bomnie  fut  hors  de  combat  cl  h  ses  pieds,  perdant  un  ruis- 
seau de  sang  |iar  deux  rouges  et  profondes  blessures,  lune  au  bras 
et  1  autre  à  la  têle. 

L. 

Alors  on  le  garrotta  sur  la  place  et  on  l'emporta  horsdcl'appar- 
lenient  :  sur  un  signe  du  vieux  Lambro.  il  fut  conduit  au  rivage  où 
se  trouvaient  quelques  navires  prêlsà  mettre  àla voile  danslanuii. 
Ils  le  jelèrent  dans  un  canot,  e!  faisant  force  d'avirons,  atlcignii.'ut 
les  galiotes  h  l'ancre  :  alors  ils  le  dé|)osèrenl  dans  un  de  ces  bAli- 
ments.  l'enfermèrent  sons  les  écoulilles  el  le  recommandèrent  si»'-- 
cialeiiient  aux  hommes  de  quart. 

LI. 

Le  monde  est  plein  d'étranges  vicissitudes,  el  en  voici  une  fort 
désagréable  :  un  gentilhomme  pourvu  des  dons  de  la  forlune,  de  la 
jeunesse  et  de  la  beauté,  jouissant  de  toutes  les  délices  de  la  vie.  au 
moment  où  il  v  pense  le  moins,  s»  voit  tout-à  coup  embarqué, 
blerëé  cl  cncliàîné  de  manière  à  ne  pouvoir  faire  un  mouvement; 
cl  tout  cela  parce  qu'une  jeune  fille  est  tombée  amourejse  de  lui. 

LU. 

•Force  m'est  dele  lai.'ser  là,  car  je  deviens  pathétique,  excité  que 
je  suis  par  la  nvmpbe  chinoise  des  larmes,  le  thé  vert,  nymphe  qui 
pour  les  fac'illes  prophétiques,  en  n>inontrerait  à  l^assnndre  même  ; 
car  si  mes  pures  libations  excèdent  le  nninbr.-  Irnis,  je  sens  mon 


(S'UVKES  COMPLÈTES  \)E  LOKI)  UYKON. 


199 


cœur  se  rcu^iVu-  d'une  lelle  sympathie,  iiue  jo  suis  obligé  (l'avoir  I'e- 
rours  uu  noir  buliéa.  C'est  dommage  que  le  vin  soit  si  délelère  , 
car  le  thé  et  le  café  nous  laissent  beaucoup  trop  sérieux... 

LUI. 

A  moins  qu'ils  ne  soient  modifiés  par  toi,  ôCognae!  douce  naiade 
des  eaux  de  Phlégélon  !  Ah  I  pourquoi  faut-il  que  tu  attaques  si 
cruellement  le  foie, et  que,  comme  tant  d'autres  nymphes,  tu  rendes 
les  amants  malades?  J'aurais  volontiers  reenurs  a  un  punch  k'ger; 
mais  le  rfick  (I)  (dans  toutesles  acceptions  du  mot),  chaque  fois  ((ue 
j'en  remplis  jusqu'au  bord  ma  coupe  nocturne,  m'éveille  le  lende- 
main matin  avec  son  homonyme. 

LIV. 

Je  laissse  donc  pour  le  moment  don  Juan  vivant mais  non  pas 

précisément  sain  et  sauf;  car  le  pauvre  diable  était  grièvement 
lilessé  ;  mais  ses  douleurs  corporelles  pouvaient-elles  égaler  la  moi- 
tié des  tortures  qui  faisaient  bordir  convulsivement  le  cœur  de  son 
lla'iiléc'?  Elle  n'était  pas  de  ces  femmes  qui  pleurent,  se  désolent, 
sempoi'lenl ,  et  bientôt  après  se  calment ,  subjuguées  par  leur  en- 
tourage :  sa  mère  était  une  Mauresque  de  Fez,  pays  où  lout  est 
Kden  ou  désert. 

LV. 

Là ,  l'olivier  majestueux  fait  pleuvoir  ses  flots  d'ambre  dans  des 
bassins  de  marbre;  là,  les  grains  ,  les  fleurs  et  les  fruits  jaillissent 
de  la  terre,  et  le  pays  en  est  inondé  :  mais  1*  aussi  croit  plus  d'un 
arbre  à  poison  ;  là,  minuit  entend  le  rugissement  du  lion,  et  des  dé- 
serts sans  fin  brûlent  le  pied  du  chameau  ou ,  soulevant  leurs  va- 
gues sablonneuses,  engloutissent  la  caravanesans  défense. Tel  yesl 
le  sol  et  tel  le  cœur  de  l'homme. 

LVL 

L'Afri(pie  appartient  toute  au  soleil,  et  comme  le  terrain  même  , 
l'argile  humaine  y  est  embrasée;  puissant  pour  le  bien  et  pour  Ip 
mal  ,  brûlant  dès  sa  naissance,  le  sang  mauresque  est  soumis  à 
linfluence  de  l'astre  radieux,  et  les  fruits  qu'il  enfante  ressemblent 
à  ceux  du  sol.  La  mère  d'Haidée  eut  pour  dot  la  heaulé  et  l'amour; 
mais  dans  ses  grands  yeux  noirs  on  voyait  la  profonde  énergie  de  la 
passion,  bien  qu'endormie,  comme  le  lion  près  d'une  source. 

Lvn. 

Sa  fille,  formée  d'un  rayon  plus  doux,  pareille  à  ces  nuages 
d'argent  qui  dans  un  ciel  d'été  étalent  leur  paisible  blancheur  jus- 
qu'au moment  où,  s'élant  chargés  lentement  de  fontires ,  ils  pro- 
mènent sur  la  terre  l'effroi  et  dans  l'air  la  lempèle;  sa  fille  ,  dis  je, 
avait  parcouru  jusqu'à  ce  jour  une  voie  riante  et  unie;  mais  exaltée 
parla  passion  et  le  désespoir,  le  feu  de  ses  veines  numides  fit 
explosion  ,  comme  le  Simoun  déchaîne  sur  la  jilaine  qu'il  dévore. 

Lvin. 

Le  dernier  objet  qui  avait  frappé  ses  regards,  c'était  Juan,  blessé, 
abattu  et  captif  :  son  sang  coulait  à  flots  sur  ce  parquet  que  tout  à 
l'heure  encore  il  foulait,  rayonnant  de  beauté  et  tout  à  son  amour: 
voilà  ce  qu'elle  vit  un  instant,  puis  elle  ne  vit  plus  rien...  en  pous- 
sant un  sanglot  convulsif,  elle  cessa  de  se  débattre;  et,  comme  un 
cèdre  abattu  par  la  cognée  ,  elle  tomba  toul-à-coup  dans  les  bras 
de  son  père,  qui  jusque-là  pouvait  à  peine  la  contenir. 

LIX. 

Une  veine  s'était  rompue,  et  ses  lèvres  pures  et  vermeilles  s'é- 
taient souillées  tont-à-coup  d'un  sang  noir;  sa  lète  se  penchait 
comme  un  lis  surchargé  de  pluie.  On  appela  ses  femmes,  qui.  les 
yeux  baignés  de  larmes,  portèrent  leur  maîtresse  sur  sa  couche  : 
elles  mirent  en  œuvre  leurs  herbes  et  leurs  cordiaux;  mais  ie  mal 
fut  rebelle  à  tous  les  soins  ;  il  semblait  que  la  vie  ne  piit  la  garder, 
ni  la  mort  la  détruire. 

LX. 

Elle  resta  plusieurs  jours  dans  le  même  étal  :  glacée,  elle  n'a- 
vait pourtant  rien  de  livide,  et  ses  lèvresavaienteonservé  leur  teinte 
vermeille;  son  cœur  ne  battait  plus,  et  cependant  la  mort  semblait 
encore  absente  ;  nul  signe  hiaeux  ne  donnait  la  certitude  de  la 
mort  ;  la  corruption  ne  venait  pas  détruire  les  dernières  espérances; 
eu  contemplant  ces  traits  si  doux,  on  y  puisait  de  nouvelles  pensées 
de  vie  ,  car  ils  semblaient  encore  pleins  d'ànie. 

'1)  Ce  mot  est  d'abord  en  anglais  comme  en  rrrinç.ii»  le  nom  d'une  Surl-^ 
d'eau-de-vie  faite  avec  du  riz;  déplus  il  siL^uiliu  en  anglais  lourment , 
torture;  c'i.'St  sur  quoi  repose  le  jeu  de  mois  (jui  termine  ta  stance.  Ou 
peut  trouver  encore  dans  ta  parenltièso  une  allusion  au  paronyme  de  ce 
mol  rakc,  nui  veut  dire  râteau  et  vaurien.  Du  reste  Bvron  et  ta  plupirl 
les  traducteurs  disent  synonyme,  quoique  1?  sens  demande  homonyme. 


La  passion  dominante  s'y  retrouvait  encore,  comme  dans  le 
marbre  travaillé  par  le  plus  habile  ciseau,  mais  avec  cette  immobi- 
lité que  le  marbre  imprime  à  la  beauté  de  Vénus,  éternellement, 
belle,  aux  immortelles  douleurs  du  Laccoon.  ou  à  ce  gladiateur  qui 
ne  cessera  jamais  de  mourir.  L'énergique  imitation  de  la  vie  est 
toute  la  gloire  de  ces  chefs-d'œuvre  ;  et  pourtant  on  n'y  reconnaît 
pas  la  vie,  car  ils  sont  toujours  les  mêmes. 

LXII. 

•Elle  s'éveilla  enfin  ,  non  comme  s'éveillent  ceux  qui  ont  dormi, 
mais  plutôt  comme  les  morts;  car  la  vie  semblait  en  elle  (|uel(iue 
chose  de  nouveau,  une  sensation  étrange  qu'elle  recevait  involon- 
tairement. 1  es  objets  frappaient  sa  vue,  mais  ue  disaient  rien  à  sa 
mémoire;  et  cependant  un  poids  douloureux  accablait  son  cœur, 
qui,  fidèle  à  ses  premières  émotions,  lui  ramenait  le  sentiment  de 
ses  maux,  sans  lui  rappeler  leur  cause.  Les  Furies  lui  laissaient  un  ' 
moment  de  repos. 

LXIII. 

Elle  promenait  un  œil  vague  sur  les  visages  quid'enlouraient ,  et 
regardait  les  objets  sans  les  reconnaître  ;  elle  voyait  qu'on  la  veillait 
sans  demander  pourquoi,  el  ne  faisait  aucune  attention  aux  per- 
sonnes assises  à  son  chevet  ;  bien  qu'elle  ne  parlât  pas,  elle  n'avait 
pas  perdu  la  parole;  pas  un  soupir  ne  soulageait  sa  pen.sée;  nu  si- 
lence morne  el  une  vive  causerie  furent  vainement  essayés  par  ceux 
qui  la  servaient;  sa  respiration  seule  indiquait  qu'elle  n'appartenait^ 
pas  à  la  tombe. 

LXIV. 

Ses  femmes  attendaient  ses  ordres,  mais  elle  ne  les  remarquait 
pas  ;  son  père  veillait  près  d'elle  ,  elle  détournait  de  lui  ses  regards; 
elle  ne  reconnaissait  ni  les  êtres,  ni  les  lieux  qui  lui  avaient  cle  le 
plus  chers  :  on  la  faisait  passer  d'un  appartement  à  un  autre  ;  elle 
s'y  prêtait  avec  douceur,  mais  la  mémoire  ne  revenait  puni.  Mais 
enfin  ses  veux,  qu'on  essayait  de  rappeler  aux  pensées  d'autrefois, 
s'animèrent  tout-à-coup  d'une  terrible  expression. 

LXV. 

Alors  un  esclave  lui  proposa  d'écouler  une  harpe  ;_  le  harpiste  vint 
et  accorda  son  instrument  ;  aux  premières  notes  irrégulières  et  per- 
çantes elle  jeta  sur  lui  un  regard  éiincelanl,  puis  elle  se  tourna 
vers  la  muraille,  comme  pour  combattre  les  pensées  douloureuses 
qui  tourmentaient  son  cœur.  Et  le  musicien,  d'une  voix  basse  el 
lente,  commença  un  chant  insulaire,  un  chant  des  anciens  jours  de 
la  Grèce,  avant" que  la  tyrannie  s'y  fiît  afl'ermie. 

LXVL 

Aussitôt  les  doigts  pâles  el  amaigris  d'IIa'idée  battirent  sur  la  mu- 
raille la  mesure  du  vieil  air.  Le  chanteur  changea  de  sujet  el  cha  ta 
l'amour- à  ce  nom  redoutable,  tous  les  souvenirs  de  la  malade  s'é- 
veillèrent ;  soudain  brilla  devant  elle  le  rêve  de  ce  qu'elle  avail  clé. 
de  ce  qu'elle  était,  si  c'est  être  que  de  traîner  une  pareille  exis- 
tence :  les  nuages  qui  pesaient  sur  son  cerveau  se  fondirent  eu  un 
torrent  de  larmes,  comme  les  brouillards  des  montagnes  se  résol- 
vent  en  pluie,  ^^^.^^ 

Consolation  fugitive!  vain  soulagement!...  la  pensée  revint  trup 
brusquement  el  agita  son  cerveau  jusqu'au  délire  :  elle  se  leva 
comme  si  elle  n'eût  jamais  été  malade,  et  courut  sur  tous  ceux 
qu'elle  rencontra  conimc  sur  des  ennemis;  mais  on  ne  l'enlendil 
point  articuler  une  parole  ou  pousser  un  cri,  même  quand  le  pa- 
ro.xvsme  approcha  de  sa  fin...  sa  démence  n'allait  pas  jusqu  al  cx- 
IraCasance  des  paroles,  même  quand  on  la  contrariait  à  dessein. 

LXVIII. 

Pourtant  elle  monirait  |>arfois  une  lueur  de  connaissance  :_  rien 
ne  put  lui  faire  regarder  la  figure  de  son  père,  bien  qu  elle  fixât  des 
re4rds  animés  sur  tous  les  autres  objets  sans  pouvoir  .lamais  eu 
reconnaître  aucun.  Elle  refusait  de  manger  el  de  s'habiller;  rien 
n'avait  pu  l'v  résoudre.  Ni  le  changement  de  heu,  m  le  temps,  ni 
les  soins  ni'les  secours  de  l'art  n'avaient  pu  procurer  le  sommeil  a 
ses  sens...  elle  semblait  avoir  perdu  la  faculté  même  de  dormir. 

I,XIX. 

Dou'c  jours  et  douze  nuits  elle  languit  ainsi  :  entin,  sans  un  «é- 
misscmcnl,  un  soupir,  un  regard  pour  indiquer  l'agonie  finale,  son 
âme  la  quitta.  Ceux  qui  étaient  le  plus  près  d'elle  ne  purent  aper- 
cevoir 1  instant  précis  de  la  mort,  ils  ne  la  reconnurent  qu  au  vode 
leruc  el  snmbre  qui  se  déroula  lentement  sur  ses  traits  graci-ux.  el 


200 


LES  VEILLÉES  LITTÉKAIFIES  ILLDSTKfiES. 


i|iii  onliii  frappa  il'iii mijri' vitreuse  ses  \ eux...  si  beaux,  si  noirs  I... 

Oil!  b'iller  dun  loi  celui...  et  puis  «ctci'ndre  I 

LXX. 

Elle  mourut,  mais  non  pas  seule  :  elle  portail  dans  son  sein  un 
nerond  principe  de  vie,  un  enfant  ilu  p<^clié,  qui  eiU  pu  Colore 
crf'nlure  innocente  et  belle,  mais  <|ui  Icrinina  sa  courte  existence 
avant  d'avoir  vu  la  lumière,  et,  sans  avoir  vécu,  descendit  dans  la 
lombc  où  gisent,  flétris  par  le  inf  me  souflle,  la  lige  al  le  rameau  :  cl 
vainement  les  rosées  du  ciel  tonibont  sur  celte  (leur  saignatile  el  sur 
ce  fruit  desséché  de  l'amour. 

LXXl. 

Ainsi  elle  vécut ainsi  cUc  mourut,  la  douleur  ni  la  honte  i)c 

sauraient  jdusralleindrc. 
Klle  n'était  pas  faite  pour 
trainer  des  années  cl  des 
mois  ce  fardeau  des  dou- 
leurs intimes  ,  que  des 
coeurs  plus  froids  savent 
porter  jusqu'à  ce  que  la 
vieillesse  les  mette  au 
tombeau.  Courte,  mais  ra- 
vissante, fui  la  carrière  de 
ses  jours  el  de  son  bon- 
heur... bonheur  qui  n'eût 
pu  se  concilier  avec  une 
longue  destinée.  Elle  dort 
paisible  sur  le  rivage  de  la 
mer,  qu'elle  aimait  tanl  ! 

LXXII. 

Son  île  est  maintenant 
abandonnée  et  stérile:  les 
demeures  détruites,  les 
habitants  dispersés;  il  n'y 
re.'^le  que  la  tombe  d'Iia'i- 
dée  el  celle  de  son  père, 
et  rien  d'extérieur  ne  ré- 
vèle une  argile  humaine: 
vous  ne  pourriez  recon- 
naître l'endroit  où  repose 
une  créature  si  belle  ; 
nulle  pierre  n'est  là  pour 
apprendre,  nulle  langue 
pour  raconter  ce  qui  fut; 
nul  glas  funèbre,  si  ce 
n'est  la  voix  profonde  des 
mers ,  ne  plane  sur  la 
belle  enfant  des  Cvclades. 

LXXIII. 

Mais  plus  dune  vierge 
grecque  soupire  en  répé- 
tant son  nom  dans  un 
chant  d'amour  ;  plus  d'un 
insulaire  abrège  la  lon- 
gueur des  veillées  en  ra- 
contant l'histoire  de  son 
père  :  il  avait  la  valeur, 
elle  avait  la  beauté  ;  si 
elle  aima  impnidemnicnt, 
elle  pava  sa  faute  de  sa 
vie...  de  pareilles  erreurs 
coûtent  toujours  cher  ; 
que  nul  cependant  ne  se 
liatie  d'éviter  le  danger, 
car  l'amour  se  vengera 
toi  ou  lard. 

LXXIV. 

Mais  quittons  ce  sujet,  qui  devient  trop  triste,  et  laissons  de  côté 
cette  page  douloureuse  :  je  ne  me  plais  guère  à  décrire  la  folie;  car 
je  crains  d'en  paraître  moi-même  légèrement  atteint...  D'ailleurs,  je 
n'ai  rien  do  plus  à  dire  sur  ce  chapitre;  et  comme  ma  muse  est  un 
capricieux  lutin,  nous  allons  nous  remettre  en  mer  et  suivre  un 
autre  sillage  avec  don  Juan,  que  nous  avons  laissé  à  demi  mort  quel- 
ques stances  plus  haut. 

LXXV. 

Blessé,  enchaîné,  confiné,  emprisonné,  claquemuré,  plusieurs 
jours  el  plusieurs  nuits  s'écoulèrent  avant  qu'il  pût  se  rendre  compte 
du  passe:  el  quand  la  mémoire  lui  revint,  il  se  vil  en  pleine  mer, 
courant  sous  le  vent,  à  raison  de  six  nœuds  à  l'heure  el  avant  à  la 
proue  les  rivages  d'Ilion.  bans  loule  autre  occasion,  il  eût  pris  plaisir 
à  les  voir,  mais  alors  )e  cap  Sigée  n'eut  guère  de  charme  pour  lui. 


Avant  d'entrer,  Baba  s'arrêta  pour  donner  quelques  avis  à  Juan. 


LWVI. 

Là.  sur  la  vaste  colline  ou  sont  dispersées  quclaue<i  huttes,  entre 
rilellespoiit  cl  la  mer.  repose  dans  sa  Umilic  le  brave  des  braves, 
Achille...  du  moins  on  le  dil  (Urjant  assure  le  contraire)  ;  plus  luin 
dans  la  plaine  s'élève,  vaste  et  allier,  le  tumulus...  de  (|uel  héros T 
Les  dieux  le  savent  :  de  l'atroclc,  peut-être,  d'Ajax  ou  de  l'rotésilaa, 
héros  qui,  s  ils  étaient  vivants,  nous  égorgeraient  encore. 

LXXVII. 

Des  monticules  oîi  l'on  ne  trouve  ni  un  marbre,  ni  une  inscrip- 
tion, une  plaine  vaste  el  inculte,  ceinte  de  monlagncs;  dans  le  loin- 
tain l'Ida  .  toujours  le 
même,  el  le  vieux  Sca- 
mandre,  si  toutefois  c'est 
lui.  lùicoreaujourdhui  ce 
théâtre  semble  fait  pour 

la   gloire cent  mille 

hommes  pourraient  s'y 
battre  à  leur  aise.  .Mais 
où  je  cherchais  les  murs 
d'Ilion  ,  là  broute  la  bre- 
bis paisible  el  rampe  la 
tortue. 

Lxxvm. 

Des  troupes  de  chevaux 
en  liberté  ;  çà  el  Ih  (juel- 
ques  petits  hameaux,  aux 
noms  modernes  et  barba- 
res; des  bergers,  peu  sem- 
blables à  Paris,  accourant 
pour  contempler  un  mo- 
ment celte  jeunesse  euro- 
péennequedes  souvenirs 
de  collège  amènent  sur 
les  bords  où  fut  Troie; 
un  Turc,  son  chapelet  à 
la  main  ,  sa  pipe  à  la 
bouche  et  fort  occupe  de 
ses  dévolions  :  voilà  ce 
que  j'ai  trouve  en  Phry- 
gic.mais  pour  des  Phry- 
giens, du  diable  si  j  en  ai 
vu  un  seul. 

LXXIX. 

Ici ,  don  Juan,  ayant 
pu  quitter  sa  triste  cabi- 
ne, vil  qu'il  était  esclave. 
Il  contempla  d'un  œil 
morne  les  vastes  plaines 
d'azur  où  se  projetait 
l'ombre  des  héroïques 
tombeaux.  .\(Taibli  par  la 
perle  de  son  sang,  à  pei- 
ne put-il  articuler  quel- 
ques questions  :  les  ré- 
ponses ne  lui  apprirent 
rien  de  satisfaisant  sur 
le  passé  et  le  présent. 

LXXX. 

Quelques-uns  de  .«e? 
compagnons  de  captivité 
étaient  italiens:  il  apprit 
d'eux  leur  histoire,  qui  élail  des  plus  singulières.  C'était  une  troupe 
de  chanteurs,  tous  régulièrement  élevés  dans  cette  profession;  et 
ils  allaient  jouer  l'opéra  en  .-Sicile,  lorsque  sortant  de  Livouriie  ils 
avaient  été,  non  point  allaqucs  par  un  pirate,  mais  vendus  à  un 
prix  trop  modique  par  leur  impresario  lui-même. 

LXXXI. 

L'un  d'eux  ,  le  bu/jo  de  la  troupe,  fit  part  à  don  Juan  de  leur  cu- 
rieuse aventure;  car,  bien  que  nestiné  au  marché  turc,  ce  pauvre 
diable  avait  conservé  sa  gaîté,  au  moins  en  masque.  I.e  petit  homme 
paraissait  en  fort  bonne  humeur;  il  portait  g.iimenl  sa  mauvaise 
fortune  et  se  montrait  beaucoup  plus  resigné  que  la  prima  donna  et 
le  tenor. 

LXXXIi. 

Il  raconta  en  peu  de  mots  la  mésaventure  de  sa  troupe  :  «  Notre 
machiavélique  impresario,  dit-il,  lorsque  nous  fûmes  à  la  hauteur 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


201 


de  je  ne  sais  quel  promontoire,  fit  des  signaux  pour  héler  un  brick 
inconnu.  Corpo  di  Caio  Mario!  nous  fûmes  transférés  en  un  clin 
d'œil  à  son  bord  sans  un  seul  scudo  di  sa/ario;  mais  si  le  sulian  a 
du  goût  pour  la  musique,  nous  aurons  bientôt  rétabli  nos  affaires. 

LXXXIII. 

«  La  prima  donna,  quoique  d'un  certain  âge,  fatiguée  par  une  vie 
d'aventures,  et  sujette  au  rhume  quand  la  salle  n'est  pas  pleine,  a 
quelques  bonnes  cordes;  ensuite  la  femme  du  tenor,  sans  avoir  de 
voix,  est  assez  gentille:  le  dernier  carnaval,  elle  a  fait  grand  bruit 
à  Bologne,  en  enlevant  à  une  vieille  princesse  romaine  son  amant , 
le  comte  César  Cicogna. 

LXXXIV. 

«  Et  puis  nous  avons 
les  danseuses  :  d'abord  la 
Nini ,  qui  a  plus  d'une 
manière  de  gagner  son 
argent;  puis  cette  coqui- 
ne de  Pelegrini...  la  pe- 
tite rieuse,  a  fait  aussi  ess 
affaires  au  carnaval,  en 
y  gagnant  au  moins  cinq 
cents  bons  zecc/ii/ii;  mais 
elle  est  si  dépensière,  qu'il 
ne  lui  reste  pas  mainte- 
nant un  pao/o;  enfin  ,  il 
y  a  la  Grotesca...  quelle 
danseuse!  Partout  où  les 
hommes  ont  une  âme  ou 
un  corps,  elle  fera  son 
chemin  I 

LXXXV. 

«  Quant  aux  figuran- 
es ,  elles  ressemblent  à 
toute  cette  clique  :  par  ci 
par-là,  une  jolie  poupée 
qui  pourra  donner  dans 
l'œil;  le  reste  est  à  peine 
bon  pour  la  foire.  11  en 
est  une  cependant  qui , 
bien  que  trop  grande  et 
raide  comme  une  pique  , 
a  pourtant  un  air  senti- 
mental qui  pourrait  la 
mener  loin;  mais  sa  danse 
manque  de  vigueur  ;  avec 
sa  taille  et  sa  figure,  c'est 
vraiment  grand  domma- 
ge! 

LXXXYI. 

«  Pour  les  hommes,  ce 
n'est  ni  bien  ni  mal:  le  mu- 
sico  n'est  qu'une  vieille 
casserole  fêlée  :  mais  vu 
ses  qualités  spéciales ,  il 
pourra  montrer  sa  face 
dans  le  sérail  et  s'y  faire 
agréer  comme  domesti- 
que. Je  n'ai  pas  d'ailleurs 
grande  confiance  en  son 
chant  :  parmi  ces  êtres 
du  sexe  neutre,  que  le 
Pape  arrange  de  la  sorte 
en  les  prenant  tout  petits, 
on  trouverait  difficilement  trois  gosiers  parfaits. 

LXXXVII. 

«  La  voix  du  tenor  est  gAtée  par  l'affectation,  et  quant  à  la  basse, 
la  brute  ne  sait  que  beugler;  c'est  un  ignorant  qui  n'a  pas  reçu  la 
moindre  éducation  musicale,  qui  chantesansâme,bors  de  la  mesure 
et  du  ton  ;  mais  comme  il  est  cousin  de  la  prima  donna  ,  laquelle 
a  juré  qu'il  avait  la  voix  sonore  et  moelleuse,  on  l'a  engagé,  bien 
qu'à  l'entendre  vous  diriez  un  âne  qui  s'exerce  au  récitatif, 

LXXXVIIL 

«  Il  ne  m'appartient  pas  de  parler  de  mon  faible  mérite.  Quoique 
jeune,  on  voit  à  votre  air,  monsieur,  que  vous  avez  voyagé,  etqu  en 
conséquence  l'opéra  ne  doit  pas  être  pour  vous  chose  nouvelle.  Sans 
doute,  vous  avez  entendu  parler  de  Raucocanli  ?...  c'est  moi-même; 
un  jour  viendra  où  peut-être  vous  m'entendrez.  Vous  n'étiez  pas 


"^ 


C'était  une  épreuve  embarrassante,  comme  Juan  le  reconnut. 


l'année  dernière  à  la  foire  de  Lugo;  mais  l'an  prochain,  je  serai  en- 
gagé pour  y  chanter...  allez-y. 

LXXXIX. 

«Maisj'oubliais  notre  baryton,  un  garçon  qui  est  bien,  mais  crevant 
d'amour-propre  :  des  gestes  peu  gracieux,  pas  l'ombre  de  science, 
une  voix  peu  étendue  et  assez  rude  ;  il  est  toujours  niéconlent  de 
son  lot,  et  c'est  à  peine  s'il  serait  bon  pour  chanter  dans  les  rues. 
Dans  les  rôles  d'amoureux,  pour  mieux  exprimer  sa  passion,  n'ayant 
point  de  cœur  à  montrer,  il  montre  ses  dents.  » 

XC. 
Le  récit  éloquent  de  Raucocanli  fut  interrompu  par  les  pirates 

qui,  à  heures  fixes,  ve- 
naient faire  rentrer  tons 
les  captifs  dans  leurs  tris- 
tes cabanons.  Chacun  de 
ces  malheureux  jela  un 
triste  regard  sur  les  va- 
gues qui,  reflétant  l'azur 
du  ciel  dans  leur  sein 
d'azur,  dansaient  libres 
et  joyeuses  aux  rayons 
du  soleil;  puis  ils  disparu- 
rent un  à  un  par  les  écou- 
filles. 

XCI. 

Le  lendemain ,  ils  é- 
taient  dans  les  Dardanel- 
les, attendant  le  firman 
de  Sa  llautesse  (le  plus 
impératif  de  tous  les  talis- 
mans souverains,  et  celui 
dont  on  se  passe  le  plus 
volontiers  ,  quand  on 
peut);  là  ilsapprirent  que, 
pour  mieux  s'assurer 
d'eux  dans  leurs  cellules 
navales,  on  les  allait  en- 
chaîner par  couples,  fem- 
me à  femme,  homme  à 
homme  ,  avant  de  les 
conduire  au  marché  de 
Constantinople. 

XCIL 

Il  paraît  que  lorsque 
cet  arrangement  se  fit, 
les  femmes  se  trouvèrent 
en  nombre  impair,  et  les 
hommes  également  (on 
avaitd'abord  hésitéà  ran- 
ger le  soprano  dans  Je 
sexe  masculin  ;  mais,  a- 
près  quelque  discussion, 
on  l'avait  mis  du  côté  fé- 
minin, en  manière  d'é- 
claireur  ).  Il  fallut  donc 
enchaîner  ensemble  un 
homme  et  une  femme, 
et  le  hasard  voulut  ([ue 
cet  homme  fût  don  Juau, 
qui...  chose  fort  embar- 
rassante à  son  âge...  se 
vit  appareillé  avec  une 
bacchante  au  visage  ver- 
meil. 
XCIII. 

Malheureusement,  avec  Raucocanli  fut  attaché  le  tenor  :  ils  se  ha'i'.s- 
saient  comme  on  ne  se  hait  qu'au  théâtre,  et  chacun  maudissait  en- 
core plus  un  tel  voisiiiage  qu'il  ne  se  plaignait  de  sa  destinée  :dans 
leur  mauvaise  humeur,  ils  se  querellèrent  au  lieu  de  prendre  leur 
mal  en  patience;  si  bien  qu'en  jurant  à  l'envi,  chacun  se  mita  tirer 
la  chaîne  de  son  côté ,  ./rendes  ambo,  c'est-à-dire  tous  deux  fort 
mauvais  drôles. 

XCIV. 

La  compagne  de  Juan  était  une  Romagnole,  élevée  dans  la  mar- 
che d'xVncone  ;  outre  plusieurs  autres  perfections  indispensables  dans 
une  prima  donna,  celle-ci  avait  des  yeux  qui  pénétraient  au  fond  de 
l'âme...  des  yeux  étincelants,  aussi  noirs  et  aussi  brûlants  qu'un 
i-harbon  ;  et  à  travers  le  clair  tissu  de  sa  peau  de  brunette,  on  \  oyait 
briller  un  grand  désir  de  plaire...  qualité  fort  attrayante,  surtout 
lorsqu'à  la  volonté  se  joint  la  puissance. 


20-2 


LK8  VEILI.ÈKS  LITTÈRAIRR8  ILLDSTRER8. 


Mnix  loul  ri'la  o>aJt  |)rnlii  pour  noln-  In'-ros,  rai'  la  smnhrc  doiilriir 
i>ar,il.Mi;ul  l»iis  scK  8i;ii!-.  Ix.»>,>t'ux  de  labi'llt;  caiilali-ico  avaient  l)cnii 
lancer  ili's  i''t:lairs,  ils  iic  rciiconlraicnt  qu'un  iimriie  riîgard.  Ainsi 
ait.'iclit-s  ensemble,  ni  la  main  de  la  dame,  qui  tiaturclleiiieiit  lou- 
cliuil  la  sienne.  ni-aui'Uiio  autre  partie  de  ce  corps  cliannanl  (et 
qiii'lqiies-uiics  étaient  irn'sislihles;...  rien,  dis-je,  ne  pouvait  a^'iier 
son  pouls,  ni  ébranler  s;i  foi...  pcut-ôtre  sa  nci'iitc  lili'.ssun'  y  aidait- 
elle  un  peu. 

\CVI. 

N'importe  !  il  ne  faut  jamais  sornler  trop  avant,  mais  lo!»  faits  sont 
des  faits  :  nul  clifialier  ne  saurait  i^lro  plus  tidèle:  nulle  amante  ne 
Raiiralt  désirer  plus  de  constaiici'  :  nous  en  laisserons  de  rôté  les 
preuves,  sauf  une  ou  deux.  On  dit  (pic  <■  nul  ne  peut  tenir  ilii  fcn 
dans  .sa  main  en  pensant  aiiv  neifjes  du  t^aiicase  ;"  bien  peu  le  pour- 
raient en  ('Ilel;  cependant  l'épreuve  de  don  Juan  était  encore  plus 
difticile.  et  it  en  sortit  vaimnieur. 

XCVIl. 

Ici,  je  pourrais  entamer  une  cliasle  description  ,  ayant  résiste  à 
plus  d'une  Icnlalion  dans  ma  jeunesse  ;  uiais  plusieurs  personnes, 
m  a-ton  dit  ,  me  repruclient  d'avoir  mis  trop  de  vérité  dans  mes 
deux  premiers  ebants  :  je  me  liftlerai  <lonc  de  faire  sortir  don  Juan 
du  vais.siMu.  mon  éditeur  m'ayant  déclaré  qu'il  est  plus  facile  de 
r.iiii'  pastier  un  chameau  par  le  trou  d'une  aiguille  que  de  faire  ad- 
mettre dans  une  famille  auKlaise  los  deux  chants  en  question. 

XCVIII. 

Cela  m'importe  peu  ;  j'aime  à  céder,  et  je  renvoie  le  lecteur  aux 
papes  irré|)rochabies  de  Sinolleit ,  Prior,  l'Ariosle,  Fielding,  qui 
pouriant  (lisent  d'étranges  choses  pour  un  siècle  si  chatouilleux. 
.\nirifuis,  je  maniais  la  plume  avec  une  incroyable  ardeur,  el  je  me 
[ilaisais  dans  la  guerre  poétique  :  je  me  rappelle  le  temps  où  toute 
celte  hypocrisie  eilt  provoqué  des  remarques  dont  je  m'abstiens. 

XCIX. 

Comme  les  enfants,  j'aimais  alors  le  tap.ige;  mais  aujourd'hui  je 
préfère  rester  en  jiaix.  et  laisser  tout  ceuruit  à  la  populace  litté- 
raire. Soit  que  la  gloire  de  mes  vers  doive  s'éteindre  avant  que  se 
dessèche  la  main  qui  l&s  traça,  soit  qu'elle  fas.sc  un  bail  d.;  quel- 
ques siècles,  le  gazon  de  ma  tombe  croîtra  tout  aussi  bien  aux  sou- 
pirs de  la  brise  nocturne,  el  non  pas  d'une  chanson. 


Pour  ces  poêles  qui  sont  venus  jusqu'à  nous  à  travers  la  dislance 
des  temps  el  la  différence  des  langues,  pour  res  nourrissons  de  la 
gloire  ,  la  vie  d'ici-bas  semble  être  la  moindre  porlion  de  l'exis- 
tenre  :  quand  vingt  siècles  s'accumulent  sur  un  nom,  c'est  comme 
une  b"ule  de  neige  (jui  se  grossit  de  chaque  llooon  qu'elle  rencon- 
tre, et  Continue  à  rouler  jiisipi'à  ce  qu'elle  devienne  peut-être  une 
ii.oMtii^-ne  glacée  :  mais  après  tout,  ce  n'est  que  de  la  neige. 

Cl. 

Tous  ces  grands  noms  ne  sont  rien  que  de  vains  mots;  l'amoar 
de  la  gloire  n'est  qu'une  frivole  erunoiiise,  trop  souvent  fatale  dans 
son  délire  à  ceux  qui  voudraient  soiislr,iire  leur  poussière  U  la  de- 
struction ;  lanilis  que  rien  ici-bas  ne  doilèlre.  «jusqu'il  la  venue 
du  Jusie,  »  qu'un  perpétuel  ehangenicnt.  Mes  pieds  ont  foulé  la 
cendre  d'Achille,  el  j'ai  entendu  douter  de  Troie;  un  jour  on  dou- 
tera de  Home. 

Cil. 

Les  générations  des  morts  se  balaient  succes-siveinent  ;  la  tombe 
bérilc  de  la  t(jnibe ,  jusqu'à  ce  que  la  inénioirc  dune  époque  ait 
disparu  etipi'elle  ait  été  ensevelie  pour  faire  place  à  salille.  Dû  sont 
les  epii.iplics  qu'ont  lues  nos  pères,  à  l'exception  d'un  petit  nombre 
glanées  dans  les  ténèbres  du  sépulcre ,  parmi  tant  d'êtres  innora- 
lirables  qui  ont  perdu  leur  nom  dans  la  mort  uni  ersellc  ' 

cm. 

(.hiiqne  après-midi,  en  me  promenant  à  cheval .  je  p.isse  devant 
le  lieu  où  tomba  dans  sa  gloire  un  Ip'ros  enfant  ,  qui  vécut  trop 
loiigleiiips  |iour  le  genre  liumain  ,  mais  qui  mourut  liop  tni  pour 
1  liuinaine  vanité  ,  le  jeune  (iaston  de  Foix.  lue  coloune  brisée, 
taillée  avec  un  certain  goût,  mais  dont  l'abandon  accélère  la  ruine, 
raconte  le  carnage  de  Ravenne,  pendant  que  des  immondices  et  des 
herbes  parasites  s'accumulent  à  sa  base. 


Je  passe  c'  a.pie  jour  devant    le   lieu  où  reposent  les  restes  de 


Dnnlc.  Tne  petite  coupole,  plus  élég.inle  que  majesiu.'uw*  les  pro- 
tège ;  mais  ici  on  révère  la  loml-i-  du  poète,  el  non  le  monument 
du  guerrier,  l'n  temps  viendr.i  où.  (lartagennt  la  mAine  ruine,  le 
trophée  du  ronquéranlel  le»  papes  de  l'écrivain  disporaltronl,  comme 
ont  di-'paru  les  ebnnts  el  les  combats  antérieurs  à  la  mort  du  lils 
de  Pelée  et  h  la  naissance  d'Hom*^re. 

CV. 

Celte  colonne  fut  cimentée  de  sang  humain  ;  celte  colonne  est 
souillée  d  humaines  immondices,  comme  si  [lar  ce»  sonilliire»  |e 
paysan  grossier  voulait  témoigner  »on  méprip  pour  le  monumrnl. 
Voil.i  comme  on  traite  un  trophée  ;  voilà  comme  devraient  toujours 
être  ngrettés  ces  limiers  de  la  guerre  iloni  l'instinct  de  sang  el  il- 
gloire  a  fait  connaître  à  la  terre  des  souffrances  que  le  Dante  n'a 
vues  que  dans  l'enfer, 

CM, 

Cependant  il  y  aura  encore  des  poètes.  Quoique  la  gloire  ne  soit 
que  fumée,  cette  fumée  Hatte  la  pensée  humaine  comme  l'en- 
cens le  l'Iiis  pur,  et  le  sentiment  inquiet  qui  inspira  les  premiers 
vers  dem.indera  toujoiire  ce  qu'aloi-s  il  demandait,  le  UM'-iiie 
que  les  vagues  finissent  par  .se  briser  sur  la  plage,  de  même  les 
passions,  poussées  à  leur  extrême  limite,  éclatent  en  poésie;  car  la 
poésie  n'est  que  passion  :  il  en  était  ainsi  du  moins  avant  quel!" 
devint  une  mode. 

CYIl. 

Si,  dans  le  cours  d'une  vie  à  la  fois  aventureuse  el  contempla- 
tive ,  en  partageant,  rliemin  faisant,  toutes  les  passions  de  1  huma- 
nité, certains  hommes  acquièrent  la  profindect  doulouren.se  faculté 
de  réfléchir  leur  image  comme  dans  une  glace  avec  dos  couleur» 
au.ssi  vraies  que  celles  de  la  vie;  peut-èire  fercz-vou»  sagement  de 
leur  interdire  d'étaler  ces  dangereux  fantômes;  mais,  à  mon  avi», 
vous  aurez  gdté  un  beau  poème 

CVIIl. 

U  vous  qui  faiies  la  fortune  des  livres,  charitables  et  azuré, 
créatures  du  deuxième  sexe  ,  dont  les  doux  reg.u-ds  se  chargent  (f, 
couronner  les  poèmes  nouveaux,  ne  inaccorderez-vous  p.is  V"'; 
imprimniiir?  QuoW  me  condamncrez-\ous  à  passer  oublié  dan'- 
boutique  du  pAiissier,  cette  t^ornouadle  où  l'on  pille  les  naufra^> 
du  Parnasse?...  Ah!  faut-il  que  je  sois  le  seul  mcaestrel  non  admis 
à  goiller  votre  thé  castiilien  ! 

CIX. 

Rh  quoi  !  aurais-je  cessé  d'être  «  le  lion  du  jour.  >*  un  poète  de 
bals,  un  bouffon  de  salon,  un  enfant  gâté  littéraire?  Ne  m'enlen- 
dra-t-on  plus,  accablé  de  compliments  insipides,  répéter,  comme 
le  sansonnet  d'Vorick  .  "  Je  ne  puis  m'en  aller!  »  lin  ce  cas,  je 
vais ,  comme  le  poMe  Wordsworth .  furieux  de  ne  plus  trouver  de 
lecteurs,  m'écrier  iju'il  n  y  a  plus  de  goût,  el  que  la  gloire  n'est 
qu'une  loterie,  tirée  par  une  douzaines  de  misses  en  jupons Ideiis. 

ex. 

Oh  !  «  SI  profondément,  si  obscurément,  si  admirabieinenl  bleue-' 
comme  l'a  dit  du  ciel  je'ne  sais  quel  poète,  et  comme  je  le  dis 
TOUS,  (i  doctes  damt!s;  on   rapporte  que  vos  bas  même  sont  br 
Pieii^  sait  poui-quoi  :  car  j'ai  rarement  eu  l'occasion  d'en  voirdee. 
Couleur',.,  bleus  comme  la  jarretière  qui  orne  avec  s«'rénitc  la  jaoï. 
g.TUche  diin  patricien  au  bal  de  la  cour,  ou  au  lever  du  roi. 

CXI. 

Pourtant,  il  est  parmi  vous  d'angéliques  créatures...  mais  le  temps 
n'est  plus  où  nous  lisions  ensemble  ,  vous  mes  stances ,  et  moi. 
amant  rimailleur,  l'expression  de  vos  traits  eharoianls  ;  et..,  miis 
n'imjiorte  !  tout  cela  est  p.issé,  Pouriant  je  ne  dédaigne  pas  les  es- 
prits cultivés,  car  souvent  ils  recèlent  un  monde  de  vertus  ;  je  con- 
nais une  dame  de  cette  école  azurée  .  la  femme  la  plus  aimabl'>.  I.i 
plus  chaste  .  la  meilleure...  mais  au  fond  une  vraie  sotte. 

CXII. 

Humboldt,  «  le  premier  des  voyageurs,  »  mais  non  le  dernier,  si 
nous  en  crovons  des  rapports  récents,  a  inventé,  sons  un  nom  que 
j'ai  oublé,  comme  j'ai  oublié  aussi  la  date  de  cette  sublime  décoii- 
verle  a  inventé,  dis-je  ,  un  instrument  aérien  'D.  destiné  .'i  con- 
stater I  étal  de  lalmosphère  en  mesurant  «  I  intensité  du  bleu.  • 
0  lady  Paphiié'  permettez  que  je  vous  mesure! 

CXIII. 

^'ais  h  noire  récM,,,  Le  vaisseau,  c!iargé  d'esclaves  destinés  à  Mrc 
vendus  dans  la  capitale,  après  les  préliroinnircs  d'usage,  jeta  l'ancre 

I)  l^  ryaiirmèlr«. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  UE  LORD  BYRON. 


203 


sous  les  murs  du  sérail  :  sa  cargaison  étant  saine  et  exempte  de 
pesle.  fut  lout  cnlière  déharquée  et  amenée  au  marclié.  et  là,  avec 
dos  Gciirgiennes  ,  des  Russes  et  des  Cii'cassienucs  ,  mise  en  vente 
pour  remplir  divers  offices  et  satisfaire  diverses  passions. 

CXIV. 

Quelques-unes  montèrent  fort  haut  :  on  donna  quinze  cents  dol- 
lars d'une  jeune  Circassienne,  lillc  charmante  et  garantie  vierge  : 
la  beauté,  en  lui  prodiguant  ses  couleurs  les  plus  brillantes,  l'avait 
parée  de  célestes  attraits.  L'adjudication  désappointa  certains  en- 
chérisseurs qui  avaient  été  jusqu'à  onze  cents  dollars;  mais  quand 
l'offre  déliassa  ce  taux  ,  ils  virent  que  c'était  pour  le  compte  du 
sullan  ,  et  se  retirèrent  aussitôt. 

cxv. 

Pouze  négresses  de  Nubie  s'élevèrent  à  un  prix  qu'elles  n'auraient 
point  atteint  sur  le  marché  des  Indes  occidentales,  bien  que  Wil- 
berlorce  ait  l'ait  doubler  la  valeur  des  noirs  depuis  l'abolition  de  la 
traite;  et  il  n'\  a  rien  là  qui  doive  étonner,  car  le  vice  est  toujours 
l)lus  magnifiipie  ((u'un  roi  :  les  vertus,  et  même  la  plus  sulilime  de 
toutes,  la  cliarilé.sont  essentiellement  économes.  .  Le  vice  n'épar- 
gne rien  quand  il  s'agit  d'une  rareté. 

CXVL 

liais  quant  à  la  destinée  ultérieure  de  cette  jeune  troupe,  com- 
ment les  uns  furent  achetés  par  des  pachas ,  d'autres  par  des  juifs  ; 
comment  ceux-ci  furent  obligés  à  se  courber  sous  des  fardeaux  , 
tandis  que  ceux-là  ,  en  ([ualilé  de  renégats,  furent  pi'omus  à  divers 
commandements,  pendant  que  les  femmes  étaient  tristement  grou- 
pées ensemble,  faisant  des  vœux  pour  n'être  pas  choisies  par  un 
vizir  trop  ^ieux  ,  et  se  \ovant  acheter  une  à  une,  pour  faire  une 
maidesse,  une  quatrième  feuime,  ou  une  victime 

CXVII. 

1,.  Tout  cela  doit  être  réservé  pour  la  suite  du  poème.  J'ajournerai, 
a\c.'  la  irôme  discrétion  ,  quelque  fâcheux  que  cela  soil,  le  récit 
des  aventures  de  mon  héros,  vu  quo  ce  chant  est  déjà  trop  long. 
Jo  sais  cou  bien  les  redites  sont  ennuyeuses,  mais  le  caractère  de 
nui  muse  ne  me  permet  pas  d'en  faire  moins  :  je  dois  donc  ren- 
viiMT  la  continuation  de  dou  Juan  à  ce  que,  dans  Ossian,  on  nom- 
iierait  le  cinquième  duan. 


CHANT  V. 


L 

Quand  les  poètes  erotiques  chantent  leurs  amours  en  vers  liquides, 
c:uc.-sanls  et  melliflus  ,  et  accouplent  leurs  rimes  comme  Vénus  at- 
li'H?  ses  colombes,  ils  ne  songent  guère  au  mal  qu'ils  peuvent  faire: 
plus  leur  succès  est  grand ,  plus  il  peut  devenir  funeste:  les  vers 
d'Ovide  en  sont  un  exemple,  et  Plutarque  lui-même,  jugé  sévère- 
ment, n'est  que  le  platonique  corrupteur  de  la  postérité. 

IL 

Je  dénouce  en  conséquence  tout  ouvrage  erotique,  ceux-là  seule- 
ment exceptes  qui  sont  écrits  de  manière  à  n'offrir  aucun  attrait, 
si  I  pies  ,  terre  à  terre  ,  concis  et  peu  propres  à  séduire  ;  attachant 
une  leçiin  à  chaque  faute.  Composés  pour  instruire  plutôt  que  pour 
plaire,  et  attaquant  toutes  les  passions  tour-à-tour.  Aussi,  à  moins 
(pie  mon  Pégase  ne  se  trouve  mal  ferré,  le  présent  poème  sera  un 
modèle  de  morale. 

m. 

Les  rives  d'Europe  et  d'Asie,  toutes  parsemées  de  palais;  le  fleuve 
océanique  portant  çà  et  là  un  vaisseau  de  guerre,  la  coupole  de 
Sainte  Sophie,  étiiicelante  d'or;  les  bois  de  cyprès,  les  sommets 
blanchissants  de  lUIympe,  les  douze  îles;  un  tableau  enfin  plus 
niogiiifiquft  que  je  ne  saurais  le  rêver,  et  encore  moins  le  décrire, 
\oiià  ce  qui  charmait  tant  la  charmante  Marie  .Montagu. 

IV. 

J'ai  une  passion  pour  ce  nom  de  Marie;  jadis  il  faisait  sur  moi 
l'effet  d'un  son  magique,  e;  maintenant  encore  il  é\oque  à  demi 
dans  ma  pensée  ces  royaumes  de  féerie  oij  je  voyais  ce  qui  ne  de- 
vout jamais  être.  Tous  mes  sentiments  ont  changé  ,  mais  celui-là 
changea  le  dernier  :  c'est  un  charme  donlje  ne  suis  pas  tout  affran- 
chi. Mais  voilà  que  je  deviens  triste...  je  laisse  refroidir  une  histoire 
qui  ne  doit  p,"i5  être  contée  sur  un  ton  poiliéiiqu". 


Le  vent  balayait  les  eaux  de  l'Euxin,  et  la  vague  allait  se  briser 
fumante  sur  les  Symplégades  azurées.  Quel  coup  d'oeil,  lors  lue, 
tranquillement  assis  sur  la  tombe  du  Géant,  on  suit  la  marche  ds 
ces  flots  qui  roulent  entre  les  rives  du  Bosphore,  baignaiil  à'Iafois 
l'Europe  et  l'Asie!  De  toutes  les  mersoù  le  voyageur  attrape  des  nau- 
sées, nulle  n'offre  des  bri-ants  plus  dangereux  que  l'Euxin. 

VI. 

C'était  un  de  ces  jours  pâles  et  piquants  qui  signalent  le  commen- 
cement de  l'automne  quand  les  nuits  sont  égales  aux  jours,  mais 
les  jours  peu  semblables  entre  eux;  à  cette  époque  les  Parques  cou- 
pent brusquement  le  fil  de  la  vie  des  marins;  les  te  uiiètesbruyante-i 
soulèvent  les  flots  sur  les  mers  et  le  repentir  dans  les  cœurs.  Les 
marins  promettent  d amender  leur  vie,  et  ils  n'en  font  rien;  car 
noyés,  ils  ne  le  peuvent;  sauvés,  ils  n'y  pensent  plus. 


On  voyait  rangée  sur  le  marché  une  foule  tremblante  d'esclaves, 
de  toute  nation,  de  tout  âge  et  de  tout  sexe.  Chaque  groupe,  avec 
son  marchand,  occupait  une  place  distincte.  Pauvres  gens!  leur 
bonne  mine  était  tristement  changée!  Tous,  à  l'exception  des  Noirs, 
semblaient  regretter  amèrement  leurs  amis,  leur  patrie  et  la  liberté. 
Les  Nègres  montraient  plus  de  philosophie,  étant  accoutumés  sans 
doute  à  l'esclavage,  comme  l'anguille  à  être  écorcbée. 


Juan  était  jeune  et  plein  d'espoir  et  de  santé,  comme  on  l'est  à 
son  âge  :  j'avouerai  pourtant  qu'il  avait  l'air  un  peu  trisîe,  et  que 
de  temps  à  autre  une  larme  lui  échappait  furtivement;  peut-être  la 
perte  de  son  sang  avait-elle  abattu  ses  esprits.  Et  puisse  voir  ravir 
son  bien,  sa  maîtresse,  une  habitation  splendide,  pour  être  vendu 
à  l'encan  parmi  des  Tartaresl 

IX. 

C'en  était  assez  pour  ébranler  l'âme  d'un  stoique;  néanmoins  au 
total,  l'attitude  de  notre  héros  était  calme.  Sa  personne  et  la  splen- 
deur de  son  vêtement,  dont  on  voyait  briller  quehpies  restes,  atti- 
raient sur  lui  les  regards  et  faisaient  deviner  un  homme  an-dcssus 
du  vulgaire;  et  puis,  malgré  sa  pâleur,  il  était  si  beau;  et  puis...  on 
comptait  sur  une  rançon. 

X. 

La  place,  semblable  à  un  jeu  de  trictrac,  quoique  plus  irréguliè- 
rement bigariée,  était  parsemée  de  groupes  blancs  et  noirs,  exposés 
en  vente.  Quelques  acheteurs  choisissaient  le  jais;  d'autres  préfé- 
raient la  couleur  pâle.  Un  homme  de  trente  ans.  robuste  et  bien 
taillé,  portant  la  résolution  dans  ses  yeux  d'un  gris  sombre, se  te- 
nait près  de  don  Juan,  attendant  qu'on  vînt  l'acheter. 

XL 

11  avait  l'air  anglais;  car  il  avait  de  la  carrure,  un  teint  blanc  et 
coloré,  de  belles  dents,  des  cheveux  bouclés  d'un  brun  foncé ,  un 
front  ouvert,  on  la  pensée,  le  travail  ou  l'élude  avaient  laissé  quel- 
ques marques  de  soucis.  Un  bandage  taché  de  sang  soutenait  un 
de  ses  bras;  enfin,  il  y  avait  dans  son  attitude  un  tel  sang  froid  , 
qu'un  simple  spectateur  en  eiit  à  peine  montré  davantage. 

Xll. 

Mais  voyant  près  de  lui  un  jeune  garçon  qui  monirail  lanl  de 
cœur,  bien  que  pour  l'heure  flécliissant  soljs  le  poids  d'une  dcsiiiicc 
propre  à  faire  plier  même  des  hommes,  il  ne  tarda  pas  à  maniloslcr 
une  brusque  compassion.  Lui-même  semblait  regarder  sa  més.Tven- 
ture  comme  une  de  ces  mille  circonstances  qui  se  rencontrent  d  ms 
la  vie  et  n'ont  rien  que  de  très  ordinaire. 

XIll. 

«Mon  fils,  dit-il ,  dans  toute  cette  bande  de  Géorgiens,  de  Russes, 
de  Nubiens  et  de  je  ne  sais  quoi  encore,  tous  pauvres  diables  qui 
ne  diffèrent  entre  f  ux  que  par  la  couleur  de  leur  peau  et  avec  les- 
quels le  hasard  nous  a  confondus,  il  n'y  a.  ce  me  semble,  de  gens 
comme  il  faut  que  vous  et  moi  ;  faisons  donc  connaissance,  ainsi 
que  nous  le  devons.  Si  je  pouvais  vous  offrir  quelque  consolation  , 
ce  serait  un  vrai  plai.sir.  De  quel  pays  ètes-vous,  s'il  vous  plaît  ?  » 

XIV. 

Juan  répondit  :  «  Je  suis  Espagnol;  »  et  l'étranger  reprit  :  «Je 
pensais  bien  ,  en  oB'et ,  que  vous  ne  pouviez  être  Grec:  ces  chiens 
serviles  n'ont  pas  lanl  de  fierté  d.Tns  le  rog.Tid  1  a  l'oiliine  vous  -i 
jou'-  un  j'ili  loni';   niiiis  c'est  ainsi  qu'e!!"^  agi!  a\i  c    tous  les  h'jm- 


ÎOï 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


mp.i,  jimqii'à  ce  quelle  les  nil  (éprouvés.  Que  cela  ne  vousinçiuiète... 
elle  chaiiKcra  pi  iit-Mic  In  soinninc  jirnrhaiiie;  nlle  m'a  traite  comme 
vous,  sauf  nue  ses  caprices  ii'onl  rien  de  nouveau  pour  moi. 

XV. 

—  Monsieur,  dit  Juan,  osorais-je  vous  demander  ce  qui  vous  a 
ronduil  ici.  —  Oli!  rien  dexlraordinairc...  six  Tarlares  et  une 
rliaiiic...  —  Mais  re  cpie  je  ilésirais  savoir,  si  la  demande  n'est  pas 
inilisrrtte,  c'est  coiUMienl  vous  est  arrive  un  pareil  destin  1—  J'ai 
servi  quelques  mois  et  en  divers  lieux  dans  l'armée  russe ,  et  der- 
nièrement faisant  le  siège  d'une  ville,  par  ordre  de  Souvaroff,  en 
Youlnnl  prendre  Widdin,  je  me  suis  vu  pris  moi-même. 

XVI. 

—  N'avez  vous  point  des  amis?  —  J'en  ai  eu...  mais  Dieu  en  soit 
loué,  je  n  ai  pas  entendu  jiarler  d'eux  depuis  quelque  temps.  Main- 
tenant que  j'ai  répondu  sans  diflicullé  à  toutes  vos  questions,  j'at- 
tends de  vous  une  égale  complai.sanee.  —  llclasi  dit  Juan,  ce  serait 
une  triste  hi.sloire,  et  bien  longue  surtout. —  Oh  1  s'il  en  est  ainsi, 
vous  avez  doublement  raison  de  vous  taire  :  une  bisloire  lugubre 
ailrisle  bien  davantage  quand  elle  dure  longtemps. 

XVII. 

«  Mais  ne  vous  découragez  pas  :  h  votre  flge  la  fortune,  bien  que 
passablement  inconstante,  ne  vous  laissera  pas  longtemps  dans  un 
tel  embarras,  attendu  qu'elle  n'est  pas  votre  femme.  D'ailleurs,  vou- 
loir lutter  contre  son  destin,  ce  serait  comme  si  l'épée  voulait  com- 
battre la  faucille.  Les  hommes  sont  le  jouet  des  circonstances  quand 
les  circonstances  semblent  le  jouel  des  hommes. 

XVIII. 

—  Ce  n'est  pas,  dit  Juan,  sur  ma  condition  présente  que  je  gémi?, 
mais  sur  le  passe...  J'aimais  unejeunelille...  nil  s'arrêta,  et  son  œil 
se  remplit  de  tristesse;  une  larme  is  dée  s'arrêta  un  moment  au  bord 
de  SCS  cils,  puis  tomba.  «  Mais,  comme  je  le  disais,  ce  n'est  i)oiut 
mon  sort  actuel  que  je  déplore,  car  j'ai  supporté  des  détresses  aux- 
quelles les  plus  robustes  ont  succombé. 

XIX. 

n  Ce  n'étaient  Ih  que  les  dangers  de  la  mer.  Mais  ce  dernier  coup...  » 
Ici  il  s'arrêta  encore,  et  détourna  la  tête.  «  Ah  I  lui  dit  son  ami,  je 
me  doutais  bien  qu'une  femme  allait  paraître  dans  celle  atîaire  :  ce 
«ttnt  là  des  objets  qui  réclament  une  tendre  larme,  telle  ([ue  j'en 
rerserais  moi-même  si  j'étais  à  votre  place.  J'ai  pleuré  le  jour  où  ma 
première  femme  est  morte,  et  quand  ma  seconde  m'a  planté  là. 

XX. 

«  Ma  troisième...  —  Votre  troisième  1  s'écria  don  Juan  en  se  re- 
tournant vers  lui;  vous  avez  à  peine  trente  ans,  et  vous  avez  trois 
femmes!  —  Non,  je  n'en  ai  plus  que  deux  sur  la  terre  :  sans  doute 
une  personne  mariée  trois  fois  n'est  pas  cliose  si  surprenante  I  — 
lib  bien  !  votre  troisième,  dit  Juan,  que  lit-elle;  elle  ne  vous  a  pas 
quittée,  comme  l'autre.  .  n'est-ce  pas,  monsieur?—  Non  certes. — 
Eh  bien  ?  —  C'est  moi  qui  l'ai  quittée. 

XXI. 

—  Vous  prenez  les  choses  froidement,  dit  Juan.  —  Bah!  reprit 
l'autre,  que  voulez-vous  qu'on  fasse?  Il  y  a  encore  bien  des  arcs- 
en-ciel  dans  votre  firmament,  mais  tous  les  miens  ont  disparu.  Tous 
les  hommes  commencent  la  vie  avec  des  sentiments  chaleureux,  des 
espérances  magnifiques;  mais  le  temps  décolore  peu  à  peu  toutes 
nos  illusions,  et  chaque  année  quelqu'une  de  nos  grandes  déceptions 
dépouille  sa  peau  brillante,  comme  fait  le  serpent. 

XXII. 

«  llestvraiqu'elleen  prend  une  autre  plus  fraîche  et  plus  brillante; 
mais  au  bout  de  l'année,  celle  peau  doit  avoir  la  destinée  de  toute 
chair;  quelquefois  même  elle  ne  dure  qu'une  semaine  ou  deux... 
L'amourcslle  premier  filet  qui  tend  pour  nous  ses  mailles  homicides  ; 
l'ambition  ,  l'avarice,  la  vengeance,  la  gloire,  forment  la  glu  qui 
garnit  les  pièges  éclatants  où  nous  voltigeons  dans  nos  derniers  jours. 

XXIII. 

—  Tout  cela  est  bel  et  bon,  et  peut  être  vrai,  dit  Juan  ;  mais  je 
ne  vois  pas  eu  quoi  ecla  peut  améliorer  votre  condition  cl  la  mn-nne. 
—  Nullement,  répliqua  l'autre;  mais  vous  conviendrez  avec  moi 
qu'eu  mettant  les  choses  ;v  leur  véritable  point  de  vue,  on  finit  du 
moins  par  les  connaître;  par  exemple,  nous  savons  mainteuanl  ce 
que  c'est  que  l'esclavage,  et  notre  infortune  nous  apprendra  h.  mieux 
nous  conduire  quand  nous  serons  maîtres. 


XXIV. 

—  PIfll  au  ciel  quo  nous  fussions  maîtres  dès  J  prénent,  ne  mt-rc 
que  pour  appliquer  2k  nos  amis  les  [laieus  «ne  voici  la  leçnn  qu'ils 
nous  donnent!  s'écria  Juan  enétoulTaut  un  ririuloureux  soupir:  I)ieu 
soit  en  aidr'  fi  celui  que  la  fortune  envoie  h  pareille  école!  — Cela 
viendraenson  temps,  réplii|ua  l'étranger  ;  et  peut-être  verrons-nous 
ici  même  notre  situation  s'eelaircir.  ICn  atlcndaut  Ve  vieil  eunuque 
noir  semble  nous  examiner),  je  voudrais  bien  qu'on  vint  nous  acheter  ! 

XXV. 

«  Maisaprès  tout,  qu'est  notre  élat  actuel?  Il  est  fftchcux  et  pourrait 
être  plus  agréable...  Tel  est  le  destin  de  tous  les  hommes  :  la  plu- 
part et  surtout  les  grands  sont  esclaves  de  leurs  passions,  de  lcur.>i 
caprices,  de  tout;  la  .société  elle-même  ,  qui  devrait  produire  en 
nous  la  bienveillance,  détruit  le  peu  (|ue  nous  en  avions ,  ne  sym- 
pathiser avec  personne  est  le  vérilabie  système  social  des  stuiques 
mondains...  hommes  sans  ca-ur.  » 

XXVI. 

En  ce  moment,  un  vieux  nègre  du  genre  neutre  ou  du  troisième 
sexe  s'avança,  et  lorgnant  les  captifs,  parulexamincr  leur  extérieur, 
leur  Age  et  leurs  facultés,  comme  pour  s'a.ssurer  s'ils  convenaient  à 
la  cage  qu'il  leur  destinait.  (Certes,  un  amant  lorgne  de  bien  près  sa 
belle,  le  maquignon  dn  cheval,  le  tailleur  sa  pièce  de  drap,  un  avo- 
cat ses  honoraires,  un  garde-clefs  son  prisonnier; 

XXVII. 

Mais  c'est  de  plus  près  encore  qu'un  acheteur  examine  l'esclave 
qu'il  a  en  vue.  Chose  bien  flatteuse  que  d'acheter  son  semblable  ! 
D'ailleurs  chacun  de  nous  est  à  vendre  au  point  de  vue  de  ses  pas- 
sions ;  et  celles-ci  sont  multiformes  ;  les  uns  se  vendent  à  un  beau 
visage,  d'autres  à  un  chef  belliqueux,  d'autres  à  une  place  ;  chacun 
selon  son  âge  et  son  caraclère.  La  plupart  ne  se  livrent  qu'argen' 
comptant;  mais  tous  ont  leur  tarif;  une  couronne  ou  un  soufflet 

XXVIII. 

L'eunuque  les  ayant  étudiés  avec  soin,  se  tourne  vers  le  marchand 
else  met  à  débatire  les  prix,  d'abord  pour  un  seul,  puis  pour  tous 
les  deux  ;  ils  chicanent,  contestent,  jurenlmême,,.  oui,  ils  jurent... 
comme  s'ils  se  trouvaient  à  une  foire  chrétienne,  marchandant  un 
bœuf,  un  :\ne,  un  agneau  ou  un  chevreau  ;  on  dirait  un  combat,  au 
bruit  qu'ils  font  pour  cet  attelage  magnifique  de  bétail  humain. 

XXIX. 

Kiifin  ,  on  ne  les  entend  plus  que  grommeler;  la  bourse  s'ouvre 
bien  à  regret;  ils  retournent  chaque  pièce  d'argent,  jettent  les  unes 
pour  les  faire  résonner,  et  pèsent  les  autres  dans  leur  main,  con- 
fondent innocemment  les  paras  avec  les  sequins,  jusqu'à  ce  que  la 
somme  exacte  soit  comptée  :  alors  le  marchand  signe  un  reçu  dans 
les  règles;  puis  il  se  sent  libre  enfin  de  songer  au  dîner. 

XXX. 

Je  voudrais  bien  savoir  s'il  eut  bon  appétit,  ou,  dans  le  cas  affir- 
malif,  si  sa  digestion  fut  bonne  ;  il  me  semble  qu'à  table  il  dut  lui 
venir  d'étranges  pensées,  et  que  sa  conscience  dut  lui  faire  de  cu- 
rieuses questions  sur  l'étendue  de  ce  droit  divin  en  vertu  duquel  il 
vendait  la  chair  elle  sang  des  hommes.  Quand  notre  dîner  nous  pô.'e, 
c'est  peut-être,  selon  moi,  de  nos  vingt-quatre  heures  de  misères,  ia 
plus  pénible  et  la  plus  sombre. 

XXXI. 

Voltaire  dit  Non!,..  Il  nous  rapporte  que  Candide  ne  Irouvail 
jamais  la  vie  jilus  supportable  qu'après  ses  repas  :  il  a  tort...  si 
l'homme  n'est  point  un  |iorc,  la  repletion  doit  jijoulerà  ses  souDTran- 
ces ,  sauf  pourtant  quand  il  est  ivre  ;  car  alors  la  tête  lui  tourne  et  le 
cerveau  ne  pèse  point  surlui.  Au  sujet  de  la  nourriture,  je  pense, 
avec  le  fils  de  Philippe  ou  plutôt  d'Ammon  car  il  n'avait  point  assez 
d'un  monde  ni  d'un  père); 

XXXII. 

Je  pense,  dis-je,  avec  Alexandre,  que  l'action  de  manger,  ainsi 
qu'une  ou  deux  autres  fonctions  vitales,  nous  fait  doublement  sentir 
noire  condition  mortelle;  si  un  rôti,  un  ragoût,  du  poisson,  un  po- 
la;.'e,  escortés  de  quelque  entremets,  peuvent  nous  donner  une  sen- 
sation de  plaisir  ou  de  peine,  qui  osera  s'enorgueillir  d'une  intelli- 
gence dont  l'usage  dépend  ainsi  des  sucs  gastriques. 

XXXIII. 

L'autre  soir  (vendredi  dernier)...  ceci  est  un  fait  réel,  et  non  une 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


âôs 


invenlion  poétique...  je  venais  de  passer  mon  pardessus;  mon  cha- 
peau et  mes  gants  étaient  encore  sur  la  table...  j'entendis  un  coup 
de  feu...  Huit  heures  étaient  à  peine  sonnées...  je  courus  aussi  vite 
que  je  pus,  et  je  trouvai  le  commandant  de  la  place  étendu  dans  la 
rue  et  respirant  à  peine. 

XXXIV. 

Pauvre  camarade  I  pour  je  ne  sais  quelle  raison,  sans  doute  fort 
mauvaise,  on  lui  avait  tiré  cinq  quartiers  de  balle,  et  on  l'avait  laissé 
là  mourir  sur  le  pavé.  Je  le  fis  transporter  chez  moi  et  monter  dans 
mon  appartement  :  on  le  déshabilla  ;  on  l'examina...  Mais  à  quoi  bon 
cesdétails  ?  Tous  les  soins  furent  inutiles  :  il  était  mort...  victime  de 
quelque  haine  italienne  et  tué  par  cinq  projectiles  partis  d'un  vieux 
canon  de  fusil. 

XXXV. 

Je  le  regardai  ;  car  je  le  connaissais  fort  bien.  J'ai  vu  bien  des  ca- 
davres, mais  jamais  aucun  dont  les  traits,  après  un  coup  aussi  im- 
prévu, parussent  aussi  calmes:  l'estomac,  lé  cœur  et  le  foie  atteints, 
on  eût  pensé  qu'il  dormait  ;  le  sang  s'élant  épanché  à  l'intérieur,  on 
ne  voyait  au-dehors  aucune  trace  hideuse  de  blessures,  et  c'est  à 
peine  si  l'on  pouvait  croire  qu'il  fût  mort.  En  le  contemplant,  je 
pensais  ou  disais  : 

XXXVI. 

n  Est-ce  donc  là  la  mort?  Qu'est-ce  que  la  mort  ou  la  vie? 
Parle  (mais  il  ne  parle  pas)  I  Eveille-toi  (mais  il  dormait  toujours)  I 
Hier  encore,  quel  souffle  était  plus  puissant?  Mille  guerriers  trera- 
blaiem  devant  sa  parole  :  comme  le  centurion,  il  disait  :  Va!  et  l'on 
allait,  Viens!  et  Ion  venait.  La  trompette  et  le  clairon  étaient  muets 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  parlé...  et  maintenant  un  tambour  voilé  d'un 
crêpe  est  tout  ce  qui  lui  reste. 

XXXVII. 

Et  ceux  qui  naguère  attendaient  ses  ordres  avec  re.=;pect,  vinrent 
en  foule,  dans  leur  rude  douleur,  se  ranger  autour  de  sa  couche,  et 
jeter  encore  un  regard  sur  cette  argile  glorieuse  qui  avait  saigné 
pour  la  dernière  fois,  mais  non  pour  la  première.  Et  finir  ainsi!  lui 
qui  tant  de  fois  avait  vu  fuir  les  ennemis  de  Napoléon  I...  lui  le  pre- 
mier à  la  charge  ou  à  l'assaut,  assassiné  dans  les  rues  d'une  ville. 

XXXVIII. 

Auprès  de  ses  nouvelles  blessures  on  voyait  les  cicatrices  des  an- 
ciennes, ces  honorables  cicatrices  qui  avaient  fait  sa  gloire;  et  ce 
spoclacle  offrait  un  horrible  contrasie...  Mais  laissons  là  ce  sujet  : 
ces  choses  demandent  peut-être  plus  d'attention  que  je  ne  leur  en 
puis  donner.  Je  le  regardai  fixement,  comme  souvent  j'ai  regardé 
des  cadavres,  espérant  tirer  de  la  mort  quelque  chose  qui  pût  confir- 
mer, ébranler  ou  créer  une  foi  quelconque. 

XXXiX. 

l\Iais  tout  était  mystère.  Nous  sommes  ici;  et  nous  allons  là... 
Mais  où?  Cinq  morceaux  de  plomb,  ou  trois,  ou  deux,  ou  même  un 
seul,  nous  envoient  bien  loin.  Ce  sang  ne  se  forme-t-il  donc  que 
pour  être  répandu  ?  Chaque  élément  peut-il  donc  décomposer  les 
nôu-es?  L'air,  la  terre,  l'eau,  le  feu,  subsistent...  et  nous  mourons, 
nous,  dont  linlelligence  pénètre  toutes  choses.  Mais  laissons  cela. 

XL. 

L'acheteur  de  Juan  et  de  sa  nouvelle  connaissance  conduisit  ses 
acquisitions  vers  une  barque  dorée,  s'y  plaça  avec  eux  ;  et  le  bateau 
s'éloigna  de  toute  la  vitesse  des  rames  et  dû  courant.  Les  deux  es- 
claves avaient  l'air  de  gens  qu'on  mène  au  supplice  et  cherchant 
ce  qu'il  peut  y  avoir  après,  quand  la  ca'ique  s'arrêta  dans  une  petite 
anse,  au  pied  d'un  mur  par-dessus  lequel  apparaissait  la  cime  de 
hauts  cyprès  à  l'éternelle  verdure. 

XLI. 

Là,  leur  conducteur  ayant  frappé  au  guichet  d'une  petite  porte  de 
fer,  elle  s'ouvrit  et  il  les  conduisit  à  l'intérieur,  d'abord  par  un  taillis 
flanqué  de  grands  arbres.  Us  faillirent  y  perdre  leur  route,  et  ne  mar- 
chaient qu'en  lâlon.ianl,  car  la  nuit  éiait  tombée  avant  qu'ils  eussent 
abordé  au  rivage.  L'eunuque  avait  fait  un  signe  aux  rameurs,  qui 
avaient  repris  le  large  en  silence. 

XLII. 

Pendant  qu'ils  se  frayaient  une  route  tortueuse  à  travers  des  bo  s- 
quets  d'orangers,  de  jasmin,  et  de  divers  arbustes  dont  je  pourrais 
vous  parler  longuement;  attendu  que  si  nous  n'avons  pas  dans  le 
Nord  une  grande  profusion  de  plantes  orientales  et  autres,  du  moins 
dans  ces  derniers  temps,  nos  écrivailleurs  se  sont  avisés  d'en  culti- 
ver des  plates-bandes  tout  entières  dans  leurs  ouvrages,  et  cela  de- 
puis qu'un  poète  a  voyagé  chez  les  Turcs.  ... 


XLIII. 

Donc,  pendant  qu'ils  marchaient,  il  vint  à  don  Juan  une  idea, 

qu'il  communiqua  tout  bas  à  son  compagnon la  même  pensée 

nous  serait  venue  à  vous  et  à  moi  en  pareille  occurrence.  «  Il  me 
semble  ,  dit-il ,  qu'il  n'y  aurait  pas  grand  mal  à  frapper  un  coup 
pour  nous  rendre  libres  :  assommer  ce  vieux  mauricaud  et  prendre 
du  champ...  ce  serait  vite  fait. 

XLIV. 

—  Fort  bien,  répondit  l'autre,  mais  après?  Comment  sortir  d'ici? 
car  du  diable  si  je  sais  comment  nous  y  sommes  venus.  Puis ,  en 
supposant  que  nous  fussions  dehors ,  notre  peau  sauve  du  sort  de 
saint  Barthélémy,  demain  nous  verrait  dans  quelque  autre  caverne, 
et  plus  mal  que  nous  n'avons  été  jusqu'ici;  dailleurs  j'ai  faim,  et, 
comme  Esaù,  je  vendrais  mon  droit  d'aînesse  pour  un  beef-steak. 

XLV. 

«  Nous  devons  être  dans  le  voisinage  de  quelque  habitation  ;  car 
la  sécurité  de  ce  vieux  noir,  s'avançant  avec  deux  captifs  dans  une 
route  aussi  étrange,  montre  qu'il  compte  que  ses  amis  ne  dorment 
pas  :  un  seul  cri  nous  les  attirerait  tous  sur  les  bras  ;  il  est  donc  bon 
d'y  regarder  à  deux  fois  avant  de  risquer  le  saut...  Et  voyez  où  ce 
sentier  nous  a  conduits  :  par  Jupiter!  voilà  un  beau  palais!...  et 
tout  illuminé  encore!» 

XLVI. 

C'était  en  effet  un  vaste  édifice  qui  s'étendait  devant  eux  :  la  fa- 
çade en  était  surchargée  de  peintures  et  de  dorures,  selon  l'usage 
turc...  Faste  d'assez  mauvais  goût;  car  ils  sont  peu  habiles  dans  les 
arts  qui  jadis  ont  pris  naissance  dans  cette  même  contrée.  Toutes 
les  villas,  sur  les  rives  du  Bosphore,  ressemblent  à  des  écrans  nou- 
vellement peints,  ou  à  une  jolie  décoration  dopera. 

XLVII. 

Et  à  mesure  qu'ils  approchaient,  l'agréable  fumet  des  ragoûts, 
des  rôtis,  des  pilaus,  choses  qui  frappent  vivement  un  mortel  alTamé, 
vint  réprimer  les  farouches  intentions  de  don  Juan,  et  l'engager  à 
se  conduire  civilement.  Son  ami,  joignant  à  ce  qu'il  avait  dit  une 
clause  conditionnelle,  reprit  :  «  Au  nom  du  ciel,  tâchons  d'abord 
d  avoir  à  souper;  puis,  si  vous  voulez  encore  du  tapage,  je  suis 
votre  homme.  » 

XLVIII. 

On  conseille  de  faire  appel  aux  passions  des  hommes,  à  leur  sen- 
sibilité ou  à  leur  raison  :  ce  dernier  moyen  n'a  jamais  été  fort  à  la 
mode,  car  la  passion  ne  fait  nul  cas  du  raisonnement.  Quebpies 
orateurs  ont  recours  aux  larmes,  d'autres  à  de  bons  coups  de  férule  : 
tous  s'accordent  à  nous  assommer  d'arguments  qu'ils  considèrent 
comme  leur  fort;  mais  nul  ne  songe  à  être  bref. 

XLIX. 

Mais  je  tombe  encore  dans  les  digressions...  De  tous  les  moyens 
de  persuasion  (quoique  je  reconnaisse  le  pouvoir  de  reloipience,  de 
l'or,  de  la  beauté,  de  la  flatterie,  des  menaces,  dun  shilling  même), 
il  n'en  est  pas  de  plus  sûr,  par  moments,  de  plus  propre  à  maîtriser 
les  meilleurs  sentiments  de  l'homme,  lesquels  deviennent  de  jour 
en  jour  plus  susceptibles,  comme  nous  le  voyons  tous,  que  ce  glas 
magique  et  irrésistible,  ce  tocsin  de  l'âme...  la  cloche  du  dîner. 


La  Turquie  n'a  pas  de  cloches,  et  pourtant  on  y  dîne.  Juan  et 
son  ami  n'entendirent  pas  de  signal  chrétien  appeler  les  convives; 
ils  ne  virent  point  une  longue  file  de  laquais  introduire  ceux-ci 
dans  la  salle  du  festin  ;  mais  ils  sentirent  le  rôti.  Ils  virent  briller 
un  immense  foyer,  et  les  cuisiniers,  les  bras  nus,  aller  et  venir  çà 
et  là  ,  et  ils  jetèrent  autour  d'eux  le  regard  de  l'appétit. 

LI. 

Abandonnant  alors  toute  idée  de  résistance ,  ils  suivirent  de  près 
leur  sombre  guide,  qui  ne  songeait  guère  au  péril  que  venait  de 
cdurir  sa  frêle  existence;  il  leur  fit  signe  de  rester  un  peu  en  arrière; 
il  frappa  ensuite  à  une  porte  qui  s'ouvrit  toute  grande  ,  et  leur 
montra  une  salle  vaste  et  magnifique  où  s'étalait  toute  la  pompe 
asiatique  des  Ottomans. 

LU. 

Je  ne  décrirai  pas  :  la  description  est  pourtant  mon  fort,  mais 
dans  notre  brillante  époque ,  il  n'est  pas  d'esprit  à  l'envers  qui,  pour 
décrire  son  merveilleux  voyage  à  quelque  cour  étrangère,  n'enfante 
son  in-quarlo  et  ne  quête  vos  éloges C'est  la  ruine  de  son  édi- 
teur ;  mais  pour  lui  c'est  un  plaisir.  D'ailleurs  la  nature,  de  mille 
manières  tourmentée,  se  résigne  avec  une  patience  e.xenaplaire  aux 


JOti 


LES  VKILLËES  LITTÉRAIRES  ILL08TKLES. 


piiifltM  du  vnvnjroiir.  aux  poèmes  de  grande  rouU',  loiirs  d'Europe, 
esquisMs  e(  illiisiiMlioii'-'. 

I.lll. 

Çh  cl  Ih  dans  rctio  salle,  qucl(|iic!s  coiipUs ,  a.'isis  les  jambes  croi- 
s(*c<.  joiinlcnl  aux  échecs;  d'aiilros  piM'tiniiiie<  causaient  par  nin- 
ips.»  II. Ill's  ;  (l'aulres  encore  senibiaionl  loul  ocTiipées  d"admii-er  leur 
pi'i>|iro  nislutnc  ;  plusieurs  fiiniaieiil  dans  des  pipes  superbes,  ur- 
iirM's  ill'  linrnux  aanibrc  plus  ou  moins  précieux  ;  quelques-uns  se 
pr  iiii'iiaioni  ;  reux-ri  ilurniaiiMil .  reux-lh  se  préparaii-nt  îi  bien 
MinporJi  l'aille  d'un  pi'lil  \prri>  ilc  rhum. 

I.l\. 

Lorsque  l'eunuque  noir  entra  suivi  des  deux  infidèles  qu'il  avail 
achelé^,  les  prnmeneurs  levttrenl  les  yeu\  un  mninenlsans  ralentir 
leur  pas  ;  m:iis  ceux  qui  élnienl  assi,-;  ne  buu(.'èreiil  nulleim-nl  :  un 
nu  deux  regarilèienl  IcsrapdTs  en  fare,  comme  on  re^'.irdc  un  clie- 
vnl  pour  i-n  ilcviner  le  prix  ;  quelques-uns  de  leur  place  lirenl  au 
noir  un  siiine  île  li^le,  mais  personne  ii«'  lui  iHlri'isa  hi  parol''. 


Il  leur  fil  traverser  la  salle,  puis  ,  sans  s'arrèler,  les  conduisit  par 
une  enfilade  d'apparleinenls  magnifii|ues,  mais  silencieux ,  sauf  un 
seul,  où  le  bruit  d'un  jet  deau  dans  un  bassin  de  marbre  réson- 
nait au  milieu  d'une  triste  obscurité;  excepté  encore  quand  une 
polie  ou  une  jalousie  enlr'onverie  laissait  voir  une  lôte  de  femme, 
ilont  lii'il  unir  et  eurieiiv  eliorehait  lacausede  ne  bruit  inaccoutumé. 

LVI. 

Quelques  lampes  mourantes,  suspendues  aux  lambris  élevés, 
doniinienl  assez  de  lumière  pour  éclairer  la  marche  des  captifs  et 
de  leur  guide,  mais  non  assez  pour  montrer  dans  toute  leur  splen- 
ili'ur  les  eliainbrcs  impériales,  l'enl-élre  n'y  a-l-il  rien...  je  ne  dirai 
pas  qui  effraie,  mais  qui  attriste  plus,  soit  de  nnil,  soit  de  jour, 
ijUMne  salle  immense,  sans  un  être  vivant  pour  rompre  l'inaiiima- 
liiin  de  celle  splendeur. 

LVII. 

Deux  ou  trois  person  nés  semblent  si  peu  de  chose!  une  seule  n'est 
1  ien  Dans  lus  déserts,  dans  les  foréls,  ]iarmi  la  foule  ou  sur  le  rivape 
des  mers,  lii  nous  savons  que  la  solitude  a  développé  sa  puissance 
et  qu'elle  a  établi  son  règne  éternel  ;  mais  dans  une  vaste  salle,  une 
pali'iie  immense,  soil  moderne,  soit  anlique.  nous  sentons  desren- 
ilre  une  sensation  de  mort  sur  cet  homme  qui  occupe  seul  un  espace 
ilijsliné  à  tant  d'hommes. 

LVIII. 

Par  une  nuit  d'hiver,  un  petit  salon  bien  propre  et  commode  , 
lin  livre,  un  ami  ou  une  femme  entièrement  libre,  un  vcrn-  de  bor- 
ili-aiix,  des  sandvviehs  et  un  bon  appétit,  voilîi  ee  qu'il  faut  ]iour 
passer  une  soirée  anglaise;  quoique  ee   ne  soft  pas.  .h  beaucoup 

près,  aussi  imposant  qu'un  llié;\tre  éclairé  au  gaz l'our  moi,  je 

liasse  mes  soirées  solitaires  dans  de  longues  galeries,  et  c'est  pour- 
quoi je  suis  si  triste. 

LIX. 

Ilélas!  l'hoirnic  fait  de  gi-andes  choses  qui  le  rendent  petit  :  j'ap- 
I  rouve  cela  dans  nnc  église  :  ee  qui  parle  du  riel  ne  doit  rien  avoir 
di^  fragile,  tout  doit  \  élre  solide  et  durer  jusipi  ,à  ce  qu'aucune  lan- 
gue humaine  ne  puisse  en  nommer  l'auleur  ;  mais  depuis  la  chule 
d'.Vilamile  vnsles  maisons  ne  conviennent  point  h  l'homme...  et  de 
\asies  tombeaux  encore  moins...  La  tour  de  Babel  doit,  ee  me  sem- 
ble, lui  apprendre  cette  leçon  mieux  que  je  ne  pourrais  le  fain'. 

LX. 

Ilabel  n'était  d'abord  qu'un  rendez-vous  de  chasse  de  Nemrod  : 
ce  fui  ensuite  une  ville  célèbre  par  ses  jardins,  .ses  murs  et  .sa  mer- 
veilleuse opulence  ;  Ih  régna  Nabuchodonosor.  le  roi  des  hommes, 
qi  i .  par  un  beau  jour  d  été ,  se  mil  à  brouter  le  gazon  ;  là  Daniel. 
ap|irivoisaiit  les  lions  dans  b'ur  repauv,  excita  l'ailmiralion  et  le  res- 
pect ôcs  peuples;  elle  fut  illustrée  encore  par  P>rame  et  Tliisbé,  et 
p,ir  Sémiramis,  celte  reine  calomniée. 

LXI. 

Oui.  celle  reine  méconnue;  car  de  grossiers  chroniqueurs  fel  sans 
doute  ils  se  sont  pour  cela  entendus  Ions  ensemlile>  l'ont  accusée 
d'une  affection  illii:itinie  |iour  son  cheval  l'amour,  coinnre  la  reli- 
pon  .  tombe  qui'lipiefnis  ilans  l'hérésiel.  Ce  qui  a  pu  iloiiner  lieu 
a  celte  fable  monslrueuse,  c'esique  probablement  on  aura  écrit  (•<«/;•- 
sier  au  lieu  de  courrier  :  je  donnerais  gros  pour  que  l'affaire  |iijt  élre 
jporlée  chez  nous  devant  un  jurv  [{). 

^1/  Allusion  à  l'alTaire  de  la  rftinc  Ciroline ,  .iccnsi'e  lio  n-lalions  iiui- 
nies  avec  son  courrier  Bergami. 


LXIl. 

Mais  reprenons  ....  S'il  arrivait  'que  ne  pent  -  il  nrrifer  h  Iheuro 
(|n'il  e8l?)(pie  ib's  mécréanis.  par  ignorance  ou  par  en^Clemi-ni.  ne 
voulussent  pas  reconnaître  remplai-i-mi-nt  de  eeiicméme  Rabel  îl)icn 
que  Claudius  Kieli.  éciiver,  en  poss4''ile  qui'lqucs  briques  au  iiujcl 
di'.suuçllcs  il  vient  d'écrire  deux  mémoires;;  si.  dis-je,  cesgcns-l.i  ne 
voiilaienl  pas  ajouter  fol  au  lémnlgniigc  da^i  Juifs,  ces  incrédules 
que  nous  devons  croire,  bien  qu'ils  ne  nous  croient  pas: 

LXIH. 

Qu'ils  .se  rappellent  du  moins  avec  quelle  élégante  eoneisinn  Ho- 
race a  peint  la  folie  architecturale  de  ces  hommes  qui,  oubli.ml  le 
grand  lieu  de  repos,  se  livrent  tout  entiers  à  la  vanité  de  eonslriiire; 
nous  savons  où  tout  doit  aboutir,  hommes  et  choses  :  morale  Iristo 
comme  toutes  les  morales;  et  le  si-//iilcri  imnifiiwr  slruis  donios 
rappelle  que  nous  bl\lissons  des  demeures  quand  nous  ne  dorions 
songer  qu'à  la  tombe. 

LXIV. 

l'nfin  nos  gens  arrivèrent  dans  une  partie  retirée  du  palais,  où 
l'écho  semblait  se  réveiller  d'un  long  sommeil.  Quoique  ce  lieu  fût 
rempli  de  tout  ce  qu'on  peut  désirer,  ce  qui  frappait  surloiit,  C'-lait 
de  voir  rassemblés  tant  d'olijels  qui  ne  servaient  à  personne  :  l.i  l'opti- 
leiice  s'était  é|)uiséeà  encombrer  de  meubles  un  délicieux  séjour  où 
la  nature  étonnée  cherchait  en  vain  c '    l'i  voulait  l'art. 

%  LXV. 

Celle  pièce  semblait  n'être  que  la  premièic  '1  une  longue  enOlado 
d'appartements  qui  conduisai:  Dieu  sait  où  ;  1 1  toutefois,  dès  I  en- 
trée, les  meubles  y  étaient  d'une  exlrétne  rich 'sse  :  des  sophas  si 
l)réeieux,  que  c'était  presque  un  péché  de  s'j  asseoir  ;  des  lapis  d'un 
travail  si  rare,  qu'on  se  prenait  à  souhaiter  de  pouvoir  glisser  dessus 
comme  un  poisson  doré. 

LXVI. 

Le  nègre,  daignant  à  peine  jeter  un  coup  d'œil  sur  ce  qui  plon- 
geait ses  doux  compagnons  dans  l'admiration,  foulait  sans  scrupule 
ces  éloffos  que  leurs  pieds  craignaient  presque  de  sniiiller,  comme 
si  c'eût  été  la  voie  lactée  avec  toutes  ses  étoiles.  l'^nlin.  étendant  la 
majn  vers  un  certain  buffet,  niché  l.i  dans  ce  coin  que  vous  voyez... 
ou  si  vous  ne  le  voyez  pas,  ee  n'est  pas  ma  faute... 

LXVIl. 

Car  je  tiens  àêlreclair...  le  nègre,  dis-je,  avant  ouvert  ce  meuble, 
en  lira  une  quantité  de  vêtements  propres  à  mettre  sur  le  ihis  du 
musulman  du  plus  haut  parage.  La  variété  n'y  manquait  p.'»; 
mais  bien  qu'il  eût  de  quoi  choisir,  il  crut  à  propos  d'iuilii|ue:°  lui- 
même  le  costume  convenable  aux  chrétiens  qu'il  avait  acheté.^. 

LXVlll. 

Celui  qu'il  assigna  au  plus  igé  et  au  plus  corpulent  des  deux  fui 
d'abord  un  manteau  candiote  allant  jiisqu  au  genou  :  puis  un  pania- 
lon.  non  de  ceux  que  l'on  fait  si  étroits  qu'ils  sont  loiijoiirs  prèis  ù 
crever,  mais  d'une  ampleur  vraiment  asiatique  :  un  châle  dont  Ca- 
chemire avait  fourni  le  tissu,  des  pantoufles  salran  ,  un  pnigiiard 
riche  et  bien  à  la  main,  tout  ce  qui  constitue  un  dandy  turc. 

LXIX. 

Pendant  que  celui-là  s'habillait.  Baba,  leur  noir  ami,  leur  fil  en- 
irevdir  les  immenses  avantages  .luxquels  ils  pourraient  arriver,  s'ils 
voulaient  seulement  suivre  la  roule  que  la  fortune  .semblait  leur 
montrer  clairement  :il  teriiiiiia  en  disant  :«  Qu'il  ne  devait  pas  leur 
cacher  combien  ils  amélioreraient  leur  sort  s'ils  voulaient  eondes- 
cenilre  à  la  eirconcisinn. 

LXX. 

n  Pour  lui-même,  il  se  réjouirait  sincèrement  de  voir  en  eux  de 
vrais  croyants,  mais  il  n'en  laissait  pas  moins  la  chose  à  leur  choix  » 
L'aîné  des  deux  captifs,  fc  remerciant  de  l'excessive  bout''  qu'il 
mollirait  en  leur  laissant  latlértsion  de  cette  bagatelle  "  ne  pouvait, 
dit-il,  exprimer  toiiteson  admiration. jrour  les  coutumes  d'une  nation 
si  bien  policée.  *."* 

LXXI. 

(I  Pour  son  propre  compte,  il  avait  peu  d'objections  contre  une 
pratique  aussi  ancienne  et  aussi  respectable  ;  et  aprèsavoir  sav.iuré 
une  légère  collation  pour  laquelle  il  se  sentait  on  appétit,  il  ne  dou- 
tait pas  que  quelques  heures  de  réflexion  ne  lui  fissent  goûter  par- 
faileiiieet  la  chose.  ■>  —  «  Vraiment!  s'écria  vivement  le  jeune 
homme  :  Que  l'on  me  mette  à  mort  ;  qu'on  me  circoncise  la  tête!... 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  JîYRON. 


207 


LXXII. 

«  Qu'on  me  coupe  mille  lètes  avant — Un  momenl!   reprit 

l'autre,  vouliez  ne  point  m'inlerrompre  :  vous  nie  faites  perdre  le 
fil  (le  mon  discours.  Monsieur!...  couinio  j'avais  l'houneur  de  vous 
le  dire,  aussitôt  que  j'aurai  soupe,  j'examinerai  si  votre  proposition 
est  (elle  que  je  puisse  l'accepter;  pourvu  toutefois  que  votre  exces- 
sive bouté  me  laisse  toujours  mon  libre  arbitre.  » 

LXXIII. 

Sur  ce.  Baba  se  tourna  vers  don  Juan,  et  dit  :  n  Ayez  la  bonté  de 
vous  habiller.  »  Kt  il  lui  montrait  un  costume  qu'une  princesse  eût 
été  charmée  de  revêtir;  mais  ne  se  sentant  pas  en  luimeur  de  mas- 
carade, Juan  resta  muet;  de  la  pointe  de  son  pied  chrétien  il  re- 
poussa légèrement  ces  chitTons,  et  le  vieux  nègre  ayant  ajouté  : 
«  Dépêchez-vous  :  »  il  répliqua  :  «  Mon  vieux  monsieur,  je  ne  suis 
point  une  dame. 

LXXIV. 

—  J'ignore  ce  que  vous  êtes  et  ne  m'en  soucie  point,  reprit  Baba; 
mais  veuillez  faire  ce  que  je  vous  dis  :  je  n'ai  ni  temps  ni  paroles  à 
perdre.  —  Au  moins,  dit  Juan,  je  puis  vous  demander  le  motif  de 
ce  bizarre  déguisement? —  Réprimez  cette  curiosité,  dit  Baba  :  tout 
s'expliquera  sans  doute  en  temps  et  lieu  ;  je  ne  suis  pas  autorisé  à 
vous  en  dire  plus. 

LXXV. 

—  En  ce  cas,  si  j'y  consens,  s'écria  encore  le  jeune  homme,  je 

veux  bien  que —  Arrêtez!  reprit  le  nègre,  pas  de  menace!  cette 

fierté  est  bonne,  mais  elle  ])onrrait  aller  trop  loin,  et  vous  vous  aper- 
cevriez que  nous  sommes  peu  disposés  Ji  la  plaisanterie.  —  Comment 
donc,  monsieur!  sera-t-il  dit  que  par  mon  costume  j'ai  changé  de 
sexe?  —  Eh  bien  !  répliqua  Baba  eu  montrant  les  vêtements  étendus 
par  terre  :  poussez-moi  à  bout  et  j'appellerai  des  gens  qui  ne  vous 
laisseront  plus  de  sexe  du  tout. 

LXXVI. 

«  Je  vous  offre  un  fort  joli  costume  ;  un  costume  de  femme  il  est 
vrai  ;  mais  enfin  il  y  a  un  motif  pour  que  vous  le  preniez.  —  Eh 
quoi  !  bien  que  mon  àme  tout  entièie  se  révolte  contre  cet  attirail 
féminin?...  »  Puis  après  un  moment  de  silence  et  tout  en  jurant 
entre  ses  dents  il  s'écriait  encore  :  «  Que  diable  voulez-vous  que  je 
fasse  de  celte  maudite  gaze? "C'est  ainsi  que  sa  bouche  profane  dé- 
signait la  plus  merveilleuse  dentelle  qui  ait  jamais  paré  le  frotit 
d'une  mariée. 

LXXVII. 

Ensuite,  il  jura  encore;  puis  tout  en  soupirant,  il  passa  un  pan- 
talon de  soie  couleur  de  chair;  puis  on  lui  mit  une  ceinture  virgi- 
.•)j/e  retenant  les  plis  légers  d'une  chemise  aussi  blanche  que  du 
lait;  maiseumetlant  son  jupon,  iltrébucha,  ce  qui,  ir/iic/i...  comme 
nous  disons...  ou  ivhi/k  comme  disent  les  Ecossais  (et  la  rime,  plus 
impérieuse  que  les  rois,  m'oblige  h  e^nployer  cette  dernière  forme)... 

LXXVIII. 

Ce  qui  {vliilk  ou  >r/iir/i ,  comme  il  vous  plaira)  provenaitde  son 
peu  d'habitude  autant  que  de  sa  maladresse.  Pourtant,  après  bien 
du  temps  perdu,  il  parvint  enfin  à  compléter  sa  toilette  :  il  est  vrai 
que  le  nègre  Baba  lui  prêtait  la  main  de  temps  à  autre,  quand  une 
malencontreuse  pièce  de  vêtement  ne  voulait  pas  aller.  Enfin,  ayant 
passé  les  deux  bras  dans  les  manches  d'une  robe,  il  s'arrêta  pour 
s'examiner  des  pieds  à  la  tète. 

LXXIX. 

U  restait  encore  une  difficulté...  ses  cheveux  n'étaient  pas  assez 
longs;  mais  Baba  trouva  dans  larmoire  une  telle  abondance  de 
fausses  tresses  que  bientôt  sa  tête,  que  l'ennuquc  lui  fil  d  aburd 
peigner  et  parfumer  d  huile  fut  complélei:-'.ent  garnie  selon  la  mode 
actuelle  du  pays.  Le  tout  fut  orné  de  pierreries,  pour  correspondre 
à  l'ensemble  de  la  toilette. 

LXXX. 

Alors,  son  équipage  féminin  se  trouvant  ,a.Uj  grand  complet,  avec 
l'aide  des  ciseaux,  du  fard  et  des  pinces  "a  épiler,  il  offiit  sons 
presque  tous  les  rapports  1  aspect,  4uf1e  jeune  viei'ge,  et  Baba  s'é- 
cria en  souriant:  «Vous  voyez Ifiiè  la  transformation  est  complète; 
et  maintenant,  vous  allez  me  suivre,  nics-;ieurs...  je  veux  dii'e,  ma- 
dame. »  Sur  ces  mots  il  frappa  deux  fois  des  mains,  et  en  un  ^lin 
d  œil  (|uatre  noirs  furent  devant  lui. 

LXXXF. 

;  "N'eus,  monsieur,  reprit  Baba,  en  faisant  signe  au  pins  Agé  des 
C  |itifs,  vous  daignerez  vous  mettre  à  table  avec  ces  quatre  braves 

.inp.  Lacoo 


gens;  mais  vous,  digne  nonne  chrétienne,  vous  allez  me  suivre. 
Point  de  plaisanterie,  monsieur!  quand  je  dis  une  chose,  il  faut 
qu'elle  se  fasse  à  l'Instant.  Que  craignez-vous!  croyez-vous  être 
dans  le  ro|iaire  d'un  lion?  Vous  èles  dans  un  palais  où  le  vrai  sage 
prend  un  avant-goût  du  paradis  du  prophète. 

LXXXII. 

«  Pauvre  fou  !  personne  ici  ne  vous  veut  du  mal,  je  vous  le  ré- 
pète.—  Tant  mieux  pour  ceux  que  je  rencontrerai,  dit  Juan;  autre- 
ment, ils  sentiront  le  poids  de  mon  bras,  lequel  n'est  point  encore 
si  léger  que  vous  pourriez  le  penser.  Je  vous  obéis  jus(|ue-li  ;  mais 
j'aïu'ais  bientôt  rompu  le  charme,  si  quelqu'un  s'avisait  de  me  pren- 
dre pour  ce  que  je  parais  être.  J'espère,  dans  l'intérêt  de  tout  le 
monde,  que  ce  déguisement  ne  donnera  lieu  à  aucune  méprise. 

LXXXIH. 

— Mauvaise  tètel  venez  et  vousverrez,  «conclut  Baba.  Cependant 
don  Juan  se  tourna  encore  vers  son  camarade,  qui,  bien  qu'un  peu 
chagrin,  ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire  de  cette  métanmrphose  : 
«  Adieu,  s'écrièrent-ils  à  la  fois  ;  ce  pays  semble  fertile  en  aventures 
neuves  et  bizarres:  l'un  se  fait  à  moitié  musulman,  l'autre  se 
change  en  fille,  par  la  puissance  non  invoquée  de  ce  vieux  magi- 
cien noir. 

LXXXIV. 

—  Adieu,  répéta  Juan  ;  si  nous  ne  devons  plus  nous  rencontrer, 
je  vous  souhaite  un  bon  appétit.  —  Adieu  !  répliqua  l'autre;  quelque 
pénible  que  me  soit  celte  séparation,  quand  nous  nous  reverrons, 
nous  aurons  bien  des  chosesà  nous  raconter:ledeslingonfle  la  voile, 
force  nous  est  de  voguer.  Conservez  votre  honneur,  bien  (|u'Eve 
elle-même  ait  succombé.  —  Soyez  tranquille,  s'écria  la  vierge  suppo- 
sée, le  sultan  lui-même  ne  m'enlèvera  pas,  à  moins  que  Sa  Hau- 
lesse  ne  me  promette  mariage.» 

LXXXV. 

Sur  ces  mots  ils  se  séparèrent,  chacun  sortant  par  une  porte  dif- 
férente. Baba  conduisit  Juan  de  chambre  en  chamlu'C.  par  des  ga- 
leries resplendissantes  et  pavées  de  marbre,  jusqu'à  un  poitail  gi- 
gantesque qui  élevait  de  loin  dans  l'ombre  sa  masse  hardie  el 
colossale.  L'air  était  embaumé;  on  eût  dit  qu'ils  approchaient  d'un 
sanctuaire;  car  tout  était  vaste,  calme,  odorant  et  divin. 

LXXXVI. 

La  jiorte  gigantesque  était  large,  élevée  et  brillante  :  elle  élnit  de 
bronze  doré  el  ciselée  curieusement  :  on  y  voyait  des  gueri'iers 
combattre  avec  furie  ;  ici  le  vainqueur  s'aNance  avec  fierté;  là  le 
vaincu  git  sur  le  sol;  plus  loin  des  captifs,  les  yeux  baissés,  suivenl 
le  char  triomphal,  et  l'on  voit  à  I  horizon  des  escadrons  en  déroule  ; 
ce  travail  paraît  plus  ancien  que  l'époque  où  la  race  impéiiale,  trans- 
plantée de  Rome,  périt  avec  le  dernier  Constantin. 

LXXXVII. 

Ce  portail  massif  s'élevait  à  l'extrémité  d'une  salle  immense  :  de 
chaque  côté  élait  assis  un  nain,  des  plus  petits  qu'on  puisse  iiiiagi- 
ner;  ces  hideux  diablotins  semblaient  être  là  pour  faire  ressortir 
par  un  contraste  ridicule  l'orgueil  quasi-pyramidal  de  l'énorme 
porte.  Le  monument  déployaildans  toutes  ses  parties  une  telle  splen- 
deur que  l'on  apercevait  à  peine  ces  infimes  créatures... 

LXXXVIII. 

Si  ce  n'est  au  moment  de  marcher  sur  elles;  et  alors  on  reculait 
d'horreur  devant  l'étonnante  laidyur  de  ces  deux  diminutifs 
d'hommes  dont  la  couleur  n'était  ni  le  noir,  ni  le  blanc,  ni  le  gris, 
mais  un  insolite  mélange  que  la  plume  ne  saurait  décrire,  bien  que 
peut-être  le  pinceau  puisse  I  imiter.  Ces  pvgmées  difl'ormes  étaient 
en  outre  souids  el  muets.  .  monstres  achetés  à  un  prix  nKuisIrueux. 

LXXXIX. 

Comme  ils  étaient  vigoureux,  tout  cliétifs  qu'ils  semblaient,  et 
faisaient  parfois  des  travaux  de  force,  ils  avaient  pour  fonctions 
d'ouvrir  cette  porte,  ce  qui  d'ailleurs  leur  était  facile,  car  les  gonds 
en  étaient  aussi  doux  que  les  ers  de  Rogers  Ils  avaient  encore  mis- 
sion, par  ci  piir-là,  selon  la  coutume  de  l'Orient,  de  faire  avec  la 
corde  d'un  arc  une  cravate  pour  quelque  pacha  rebelle  :  car  ce  sont 
en  général  des  muets  à  qui  l'on  donne  cet  office. 

XC. 

Us  parlaient  par  signes...  c'est-à-dire  qu'ils  ne  paii.ijonl  pas  du 
tout.  —  Pai'eils  à  deux  incubes,  leurs  yeux  é'^nrelènoit  quand 
Baba,  en  jouant  des  doigts,  leur  fit  cor/ft^'cndj-A  ([u'il  fallait  ouv.-ir 
les  battants  de  la  porte.  Juan  éprouva  u,;,' moment  dellVoi  quand  il 


208 


LES  VEILLEES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRfiRS. 


vil  ces  Hciix  pfilils  lioninics  diriRcr  sur  lui  leurs  ycu\  de  serpent  ir- 
rité :  on  eût  dit  i|u<<  leurs  regards  enipuisonnaicnt,  fascinaient. 

XCI. 

Aviinl  d'i-nlrer.  Halia  s'arr(*ta  pour  donner  h  Juan  .  comme  son 
(luidc.  iiut:li|ucs  Ir^fçcrs  a\ls  :  «  Si  mus  pouviez,  lui  dil-il  ,  ailonrir 
un  peu  la  majesté  de  vnlri'  démarclie  inasculinc,  tout  n'eu  serait 
qui'  mieux  ;  vous  devriez  aussi  (nuouiue  ce  ne  soit  pas  prnndrlioso) 
vous  lialanrer  un  peu  moins  de  droite  et  de  gauche,  ce  qui  pro- 
duit parfois  un  oITeidcs  plus  bizarres...  enl'in  vous  pourriez  prendre 
un  air  un  peu  plus  modeste. 

XCII. 

n  Ce  serait  chose  prudente  ;  car  ces  muets  ont  des  jeux  perçants 
comme  des  aiguilles  et 
capables  de  pi'nétrer  à 
travers  vos  jupons.  S'ils 
venaient  à  découvrir  vo- 
ire déguisement ,  vous 
savez  que  le  Bosphore 
n'est  pas  loin  et  qu'il 
est  assez  profond  ;  et   il 

fioiirrait  advenir  qu'avant 
e  lever  de  l'aurore,  vous 
et  moi  nous  arrivassions 
dans  la  mer  de  Marmara, 
sans  bateau  et  cousus 
dans  des  sacs ,  mode  de 
naviguer  dont  ou  ne  se 
f.iit  pas  faute  ici  dans 
l'occasion.  » 

XCIH. 

Après  cet  encourage- 
ment, il  l'introduisit  dans 
une  |iièce  plus  magnifi- 
que encore  que  la  précé- 
deiilc;  les  objets  somp- 
tueux y  étaient  entassés 
dans  une  telle  confusion, 
que  l'œil .  ébloui  par  I  é- 
clat  jaillissant  de  toutes 
parts,  n'y  pouvait  démê- 
ler au.'un  objet  distinct  : 
c'était  une  masse  étin- 
celante  de  pierreries  d'or 
et  de  joyaux  dont  on 
semblait  avoir  fait  litière. 

XCIV. 

La  richesse  avait  fait 
des  miracles...  le  goût 
peu  de  chose.  C'est  ce 
uui  arrive  dans  les  palais 
de  rOrieni,  et  même  dans 
les  séjours  plus  modestes 
des  monarques  occiden- 
taux ;  j'en  ai  vu  six  ou 
sept,  et  je  puis  dire  que, 
si  l'or  et  les  diamants  n'y 
jettent  pas  grand  lustre, 
f-  y  trouve  d'ailleurs 
biendes  choses  à  repren- 
dre ;  des  groupes  de 
mauvaises  statues,  des  ta- 
bles, des  fauteuils,  des 
tableaux  dont  la  crili- 
(pie  demanderait  trop  de 

temps.  I 

XCV. 

Dans  ce  salon  impérial,  à  demi  couchée  sous  un  dais,  dans  toute 
la  sécurité  d'une  reme,  reposait  une  dame.  Baba  s'arrèla  et,  s'age- 
nouillant.  fit  signe  à  Juan  qui,  bien  que  peu  haliilué  h  prier,  fléchit  | 
inslinclivcmcnl  le  genou,  se  demamlaiil  à  part  lui  ce  cpic  lout  cela 
signiliait.  Cependant  Daba  testa  incliné  et  courbant  la  tète  jusqu'à 
la  tin  du  cérémonial.  i 

XCVI. 

Alors  la  dame,  se  levant  de  l'.iir  d'une  Vénus  qui  sort  des  flols,  fixa   i 
pur  eux.  avec  la  vivacité  d'une  gazelle,  deux  yeux  dont  l'amoureux  ! 
éclat  écli(,'.sa  celui  de  toutes  les  pierreries  qui  l'entouraient:  puis 
levant  un   brs;  aussi  blanc  que  les  r.ayons  de  la  lune,  elle  lit  un 
si'riie  à  Baba  :  ccl  "'■<■'  ''•>'->i  d'abord  la  "frange  de  sa  robe  de  pour 


Nous  sommes  des  captifs  échappés  du  sérail. 


XCVII. 

Son  aspect  était  aussi  imposant  que  la  pompe  qui  l'entourait  ;  elle 
avait  ce  genre  d'irrésistible  beauté  que  nulle  description  ne  peut 
rendre.  J'aime  mieux  laisser  h  votre  imagination  le  soin  de  ti'cn 
former  lidée  (iiic  de  l'afTaiblir  par  tout  ce  que  je  pourrais  dire  de 
ses  formes  cl  (le  ses  traits  :  tous  seriez  frappé  d'aveuglement,  si  je 
pouvais  faire  ressortir  chaque  détail  ;  c'est  donc  fort  lieureusemeal, 
et  pour  vous  et  pour  m  i.  que  l'expression  me  manque. 

XCVIII. 

J'ajouterai  cependant  qu'elle  avait  atteint  l'âge  mùr,  pouvant  être 

dans  son  vingt -sixième 
printemps  ;  mais  il  est 
des  beautés  auxipielles 
le  temps  .s'abstient  de 
loucher,  détournant  sa 
faulx  sur  de  vulgaires 
objets  ;  telle  fui  Marie , 
reine  d'i^cosse.  il  esl 
vrai  que  les  larmes  et  les 
passions  sont  destructri- 
ces :  la  douleur  qui  mine 
sourdement  prive  la  ma- 
gicienne de  ses  pouvoirs 
magiques  ;  néanmoins  il 
est  des  femmes  qui  ne  de- 
■••  viennent  jamais  laides  : 
exemple,  Ninon. 

XCIX. 

Elle  adressa  quelques 
mots    à    ses   suivantes, 

3ui  formaient  un  chœur 
e  dix  ou  douze  jeunes 
filles,  toutes  velues  com- 
me don  Juan,  à  qui  Baba 
avait  donné  leur  unifor- 
me. On  les  eût  prises 
pour  une  troupe  de  nym- 
phes, et  elles  auraient  nu 
traiter  de  cousines  les 
compagnes  de  Diane  ,  du 
moins  quant  à  l'exté- 
rieur ;  au-delà ,  je  ne 
voudrais  rien  garantir. 

G. 

Elles  firent  la  révéren- 
ce et  se  retirèrent,  mais 
non  par  la  porte  qui  s'é- 
tait ouverte  pour  Baba  el 
pour  Juan.  Celui-ci  se 
tenait  immobile  à  (|uel- 
.  que  distance,  admirant 
tout  ce  qu'il  voyait  dans 
cet  étrange  salon  ;  et  cer- 
tes les  choses  étaient  bien 
faites  pour  lui  inspirer  la 
surprise  et  l'admiration, 
sentiments  qui  vont  tou- 
jours de  compagnie.  El 
je  dois  faire  observer  ici 
que  iiimais  je  n'ai  com- 
pris la  grande  félicité  du 
nil  adinirari. 


«  Ne  rien  admirer  est  le  seul  secret  qui  puisse  rendre  les  hommes 
heureux  ou  le*  conserver  tels,  »  voilà  comment  cette  maxime  a  été 
exprimée,  sans  vaines  Heurs  de  rhélorique,  par  Horace  d'abord,  puis 
par  son  traducteur,  Creeeh,  el  enfin  par  Pope  empruntant  les  paroles 
de  Cieecli  pour  les  adresser  à  Murray,  son  protecteur.  Mais  si  per- 
sonne n'avail  rien  admiré.  Pope  et  Horace  auraient-ils  chante? 

Cil. 


Quand  toutes  ces  demoiselles  furent  sorties.  Baba  fit  signe  h  Juan 
d'approcher,  et  lui  dit  de  s'agenouiller  une  seconde  fois  et  de  baiser 
le  pied  de  là  dame.  A  cet  ordre  répété,  notre  héros  indigné  se  leva 
si'riie  à  Baba  :  cclii'-<"i  'i-'i-'i  «l'abord  la  frange  de  sa  robe  de  pour        de  toutesa  hauteur  el  dit  :  «  Qu'il  en  était  bien  fiché,  mais  <1"'''  "e 
[ire;  puis  il  lui  parW lût' "i^  en  montrant  du  doigt  Juan  resté  un  ,  baiserait  jamais  de  chaussure,  à  moins  que  ce  »o  fut  celle  >4u 
lieu  en  arrière.  '  I  pape.»  T 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


209 


CIIL 

Baba,  ne  pouvant  supporter  cette  ficilé  déplacée,  lui  fit  de  vertes 
remontrances;  il  le  menaça  même  (mais  tout  bas)  du  fatal  lacet... 
Tout  fut  inutile  :  Juan  n'était  pas  homme  à  s'humilier,  même  devant 
l'épouse  de  Mahomet.  Il  n'y  a  rien  au  monde  d'aussi  puissant  que 
l'éliquetle,  dans  les  appartements  royaux  ou  impériaux,  de  même 
qu'aux  courses  ou  aux  bals  de  province. 

CIV. 

Juan  restait  immobile  comme  Atlas;  un  monde  de  paroles  reten- 
tissait à  ses  oreilles,  et  néanmoins  il  refusait  de  plier  ;  il  sentait  bouil- 
lir dans  ses  veinesle  sang 
de  tous  ses  aieux  castil- 
lans ;    et  plutôt  que  de 

condescendre  à  déshono-  . _ 

rer  sa  race,  il  eût  préféré 

sentir  mille  glaives  lui  ar-  ^^^ 

radier  mille  fois  la  vie. 

Enfin  voyant  qu'il  était 

inutile  d'insister  à  l'égard 

du  pied.  Baba  lui  proposa 

de  baiser  la  main  de  la 

dame. 

CV. 

C'était  là  un  honorable 
compromis  ,  un  lieu  mi- 
toyen de  trêve  diplomati- 
que, où  l'on  pouvait  s'a- 
boucher sur  un  pied  de 
paix.  Juan  déclara  qu'il 
était  prêt  à  donner  toutes 
les  marques  convenables 
de  respect ,  ajoutant  que 
celle-ci  était  la  plus  usi- 
tée et  la  meilleure  ;  car 
dans  tout  le  Midi  la  cou- 
tume fait  encore  un  de- 
voir aux  cavaliers  de  bai- 
ser la  main  des  dames. 


CVL 

Il  s'avança  donc,  quoi- 
que d'assez  mauvaise  grâ- 
ce ;  et  pourtant  jamais 
lèvres  ne  laissèrent  leur 
impression  passagère  sur 
des  doigts  plus  aristocra- 
tiques et  plus  beaux.  La 
bouche  ne  se  détache 
d'une  telle  main  qu'à  re- 
gret; et  au  lieu  d'un  bai- 
ser, elle  voudrait  en  im- 
primer deux,  comme  vous 
pourrez  vous  en  convain- 
cre, si  la  beauté  que  vous 
aimez  permet  que  sa  main 
vienne  en  contact  avec 
votre  bouche.  Que  dis  - 
je!  il  suffit  souvent  de  la 
main  d'une  belle  étran- 
gère pour  ébranler  une 
constance  de  douze  mois. 


Les  Turcs  faisaient  feu  comme  des  diables 


CVII. 

La  dame  examina  don 
Juan  de  la  tète  aux  pieds  ;  puis  elle  dit  à  Baba  de  sortir,  ordre  que 
ce  dernier  exécuta  dans  le  vrai  style ,  en  homme  habitué  à  la  re- 
traite. Enlendant  les  choses  à  demi-mot  et  les  prenant  toutes  du 
bon  côté,  il  dit  tout  bas  à  don  Juan  de  ne  s'eO'rayer  de  rien,  lui 
adressa  un  mystérieux  sourire,  et  prit  congé,  de  l'air  content  d'un 
homme  qui  vient  de  faire  une  bonne  action. 

CVllI. 

Dès  qu'il  eut  disparu,  ce  fut  un  changement  soudain.  Je  ne  sais 
quelles  étaient  les  pensées  de  la  dame,  mais  une  émotion  étrange 
rayonna  sur  son  front  :  le  sang  ,  montant  à  sa  joue  transparente, 
la  colora  d'un  rouge  éclatant  comme  celui  des  nuages  de  rextrèine 
horizon  par  un  couchant  d'été  ;  dans  ses  grands  yeux  se  peignit  un 
mélange  d'orgueil  et  de  volupté. 

CIX. 

Ses  formes  avaient   toute  la  molle  élégance  de  son  sexe;  ses 

PARts.  —  Imp.  LAcouaet  C",  rue  Soufflol,  i6. 


traits,  toute  la  douceur  de  ceux  du  démon,  quand  il  revêtit  la  forme 
d'un  chérubin  pour  tenter  Eve,  et  nous  frayer  (Dieu  sait  comment) 
la  route  du  mal.  L'œil  ne  pouvait  pas  plus  reprendre  de  taches  dans 
sa  beauté  que  dam  le  disque  même  du  soleil  ;  et  pourtant  on  y  sen- 
tait l'absence  d'un  je  ne  sais  quoi  :  elle  semblait  ordonner  plutôt 
qu'accorder. 

ex. 

Quelque  chose  d'impérial  ou  d'impérieux  jetait  pour  ainsi  dire 
une  chaîne  autour  d'elle  :  c'est-à-dire  qu'à  son  approche  vous  sen- 
tiez comme  une  chaîne  peser  sur  votre  cou.  Or,  pour  peu  que  se 
montre  le  despotisme,  le  bonheur  le  plus  enivrant  semble  une  souf- 
france. Notre  âme  au  moins  est  libre  ;  en  vain  nous  voudrions  con- 
tre son  gré  faire  obéir  les 

sens l'esprit  finit  par 

prévaloir. 

-  CXI. 

Son  sourire  même,  si 
'^-    ^5^  doux  qu'il  fiit,  était  plein 

de  hauteur  :  sa  tète  saluait 
sans  s'incliner;  une  vo- 
lonté tyrannique  perçait 
jusque  dans  ses  petits 
pieds;  on  eût  dit  qu'ils 
avaient  la  conscience  de 
son  rang  et  qu'ils  étaient 
habitués  à  marcher  sur 
des  têtes  prosternées.  En- 
fin pour  compléter  sa  ma- 
jesté, un  poignard  (c'est 
la  coutume  nationale  ) 
brillait  à  sa  ceinture  et  an- 
nonçait en  elle  l'épouse 
du  sultan  (et  non  la  mien- 
ne, grâce  au  ciel)! 

CXII. 

«  Entendre  et  obéir,  » 
telle  avait  été  depuis  son 
berceau  la  loi  de  tout  ce 
qui  l'entourait;  satisfaire 
toutes  ses  fantaisies,  ré- 
pandre autour  d'elle  la 
joie  et  la  gaité.  telle  avait 
été  l'occupation  de  ses  es- 
claves, et  sa  volonté  était 
qu'il  en  fût  ainsi.  Sa  nais- 
sance était  illustre ,  sa 
beauté  à  peine  terrestre: 
jugez  alors  si  ses  capri- 
ces devaient  connaître  un 
terme  ;  si  elle  eût  été 
chrétienne  ,  je  crois  que 
le  mouvement  perpétuel 
serait  enfin  trouvé. 

CXIII. 

Tout  ce  qu'elle  voyait 
et  désirait ,  on  le  lui  of- 
frait ;  ce  qu'elle  ne  voyait 
pas  ,  mais  dont  elle  sup- 
posait l'existence  ,  on  le 
cherchait  avec  soin  ,  et 
quand  on  l'avait  trouvé, 
on  l'achetait  à  tout  prix. 
11  n'y  avait  point  de  ter- 
me à  ses  emplettes  ni  aux  embarras  que  causaient  ses  caprices; 
néanmoins  il  y  avait  tant  de  grâce  dans  sa  tyrannie  ,  que  les  fem- 
mes lui  pardonnaient  tout,  excepté  son  visage. 

CXIV. 

Juan  ,  le  dernier  de  ses  caprices ,  avait  attiré  ses  regards  tandis 
qu'il  se  rendait  au  marché.  Elle  avait  aussitôt  donné  ordre  de  l'a- 
cheter ,  et  Baba  ,  qu'on  trouvait  toujours  prêt  quand  il  s'agissait  de 
faire  le  mai,  était  l'homme  qu'il  fallait  pour  ces  sortes  de  iransac- 
lions  :  la  dame  manquait  de  prudence,  mais  lui  en  avait  pour  deux  ; 
c'est  ce  qui  explique  le  déguisement  accepté  par  Juan  avec  tant  de 
répugnance. 

cxv. 

Sa  jeunesse  et  sa  beauté  favorisèrent  la  ruse;  et  si  vous  me  de- 
mandez comment  l'épouse  d'un  sultan  pouvait  hasarder  ou  méditer 
des  fantaisies  ausn  étranges,  je  laisserai  la  chose  à  la  décision  des 

14 


210 


LF.S  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


millnncs.  Loji  cmpcroiirs  ne  sont  que  des  maris  aux  yeux  de  leurs 
feininci,  cl  les  rois  ou  les  (|uasi-roi8  sont  souvent  inystiliùs. 

CXVI. 

Mais  rcvrnnns  nu  point  principal.  Considérant  tous  les  nbrîlarics 
rouinic  vaiiinis,  elli-  erul  ninnlrcr  l)oauro>ipdc  condesccndanre  en- 
vers rcl  esclave,  dnvenu  enfin  sa  pr()prii''tù  ,  lorsque,  sans  plus  de 
préface,  elle  abaissa  sur  lui  ses  yeux  hleus  où  se  rnnrondaii'tit  la 
passion  et  Tempire,  cl  se  conlenla  de  lui  dire  :  •(  ("lirflien  ,  sais-tu 
aimerTns'imaginantque  ce  peu  de  mots  suffiraient  pour  l'émouvoir. 

ex  VIL 

El  cela  eût  suffi  vérilnblement ,  en  temps  et  lieu  convenables; 
mais  Juun,  Unie  encore  pleine  d'Ilaïiléc  et  de  son  île,  cl  de  ses  doux 
trails  ionicFLs,  sentit  le  san^;  chaleureux  qui  colorait  son  visage  le- 
fluer  jiis(|uà  son  cn-ur,  en  comprimer  les  inouvemcnis,  et  laisser  sur 
ses  icuics  la  pAleur  de  la  neige.  Ces  paroles  le  percèrent  jusFpi'au 
fond  de  l'Ame  comme  des  lances  arabes,  si  bien  qu'il  ne  répondit 
mol,  mais  fondit  en  larmes. 

CXVIII. 

Flic  fui  vivement  choquée,  non  de  voir  pleurer,  car  les  femmes 
en  usent  ;\  volonlé  ;  mais  à  voir  pleurer  de.s  hommes,  il  y  a  quelque 
chose  de  pénible  et  de  poignant  ;  les  larmes  d'une  femme  attendris- 
sent, celles  d'un  homme  brûlent  prestjue  comme  du  plomb  foiulii  ; 
on  dirait  que  pour  les  lui  arracher,  on  lui  enfonce  un  dard  dans  le 
cœur  :  en  un  mot,  c'est  Ui  un  soulagement,  ici  une  torlurc. 

CXIX. 

Elle  eût  voulu  le  consoler,  mais  comment  :  n'ayant  point  d'é.çaux, 
rien  qui  jusque-là  eût  éveillé  sa  syt)ipalhic,  et  n'ayant  jamais  même 
songe  ù  supporter  le  moindre  chagrin  sérieux,  sauf  que^Hi'Cs  peliîs 
soucis  boudeurs  qui  parfois  obscurcissaient  son  front,  elle  s  élonnail 
i|ue  si  près  do  ses  yeux  d'autres  yeux  pussent  pleurer. 

CXX. 

Mais  la  nalnre  donne  plus  de  tact  que  la  grandeur  n'en  peut  étouf- 
fer, et  quand  une  sensation  forte,  même  inconnue,  vient  1  émouvoir, 
lecœurféniinin  olTre  un  8m|  favorable  à  la  tendresse.  Quelle  que  soit 
leur  nalion,  comme  la  Snniarilaine,  elles  versent  l'huile  et  le  vin 
sur  nos  blessures.  C'est  ainsi  que  Gulbeyaz,  sans  savoir  pourquoi, 
sentit  ses  yeux  sburaecter  d'une  étrange  moiteur. 

CXXI. 

Mais,  comme  lonle  chose,  les  larmes  ont  une  fin.  Poussé  à  un  sou- 
dain accès  de  douleur  par  le  ton  inipéi-alif  avec  lequel  on  osait  lui 
demander  s'il  savait  aimer,  Juan  rappela  bientôt  la  fermeté  dans  ses 
regards,  où  cette  faiblesse  qu'il  se  reprochait  avait  mis  un  nouvel 
éclal;  et  bien  que  sensible  à  la  beauté,  il  se  trouva  plus  accessible 
encore  au  chagrin  de  ne  pas  être  libre. 

CXXII. 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  Gulbeyaz  se  trouva  f  irt  embar- 
rassée, car  elle  n'avait  jamais  entendu  autour  d'elle  que  des  prières 
et  des  flatteries;  et  comme  d'ailleurs  elle  risquait  sa  vie  pour  se  pro- 
curer nn  confortable  lèle-à-lèle  iivec  un  jeune  novice  en  amour, 
perdre  le  temps  était  pour  elle  un  vrai  martyre;  et  déjà  il  s'était 
écoulé  près  d'un  ([uart  d'heure. 

CXXIII. 

Je  profilerai  de  cette  occasion  pour  indiquer  aux  amateurs  le  temps 
pié:is  qu'on  accorde  en  pareil  cas...  à  savoir  dans  les  pays  méri- 
dionaux. Clioz  nous,  on  accorde  plus  de  laliludc;  mais  ici  le  plus 
court  délai  forme?  un  grand  crime;  ainsi  rappelez-vous  que  1  ex- 
trême indulgence  vous  donne  juste  dix  minutes  pour  déclarer  votre 
llamuie...  une  seconde  de  plus  vous  perdrait  de  réputation. 

CXXIV. 

Celle  de  Juan  était  bonne,  et  il  eût  pu  li  rendre  meilleure  encore, 
s'il  n'a\ail  eu  son  lla'idée  en  têle  :  chose  étrange  peut  être,  il  ne 
l'avait  point  encore  oubliée,  ce  qui  le  faisait  paraître  excessivement 
mal  élevé.  Gulbeyaz,  qui  le  regardait  comme  son  débiteur  pour  la 

Seine  qu'elle  avait  prise  de  le  faire  conduire  dans  son  palais,  rougit 
"abord  jusqu'au  blanc  des  yeux,  puis  devint  d'une  pâleur  mortelle, 
puis  elle  reprit  ses  premières  couleurs. 

cxxv. 

Knfin,  d'un  air  toul-h-fail  impérial,  elle  posa  sa  main  sur  colle  du 
jeune  humme,  cl  fixant  sur  lui  des  yeux  qui  pour  persuader  n'a- 
vaient pa.s  besoin  duo  empire,  elle  chercha  dans  ses  re:.'ards  un 
amour  qu'elle  n'y  trouva  pas  ;  son  front  se  rembrunit,  mais  sa  bou- 


che n'nriicula  point  un  reproche,  dernière  ressource  qu'accepte  !;• 
fierté  dune  femme  :  elle  se  leva,  el  après  un  moment  de  chaste  hé 
sitalion,  elle  se  jeta  sur  son  sein  en  se  pressant  contre  lui. 

CXXVI. 

C'était  une  périlleuse  épreuve,  cl  Juan  le  sentit  ;  mais  il  était  oui- 
ra.«sé  par  la  douleur,  la  colère  cl  l'orgueil.  Il  se  dégagea  doucement 
des  bras  d'albAlrc  qui  l'entouraient,  el  fil  as.'ieoir  à  Coté  de  lui  la 
<lame  presque  évanouie.  Alors  se  relevant  avec  fierté,  il  promena  ses 
regards  autour  de  l'apparlemenl ,  puis  les  repartant  froidement  sur 
(iulbeyaz  :  «  L'aigle  caplif.  ilil-il,  n'accepie  pas  de  compagne  ;  cl  moi 
je  ne  servirai  pas  les  caprices  sensuels  d'une  sultane. 

CXXVII. 

«  Tu  me  demandes  si  je  sais  aimer  !  Juge  combien  j'ai  dû  aimer... 
puisque  je  ne  l'aime  pas.  Sous  cet  ignoble  Iravcslissemenl,  la  que- 
nouille, la  navette  et  les  fuseaux  peuvent  seuls  me  convenir  :  l'a- 
mour est  fait  pour  lesélres  libres!  I,a  sidcndeurde  ce  palais  ne  m'é- 
blouit  pas  :  quelque  soit  Ion  pouvoir,  apprends  qu'autour  d'un  Irûne 
les  lêlcs  s'inclinent,  les  genoux  néchissenl.  les  yeux  veillent,  les 
mains  obéissent...  les  cœurs  restent  indépendants.  » 

CXXVIII. 

Vérité  vulgaire  pour  nous,  mais  non  pour  celle  femme  qui  n'avait 
jamais  rien  entendu  de  pareil;  elle^uityinail  igiic  le  moindre  de 
ses  conimandemenls  devait  être  accd^ptucc  transport,  la  terre  n'é- 
tant faite  que  pour  les  rois  et  les  rcTncs.  Si  le  cœur  cBl  placé  à  gau- 
che ou  h  droite,  elle  le  savait  à  puine,  tant  est  grande  la  pcrfeeiion 
àlAuellela  légitimité  condu^t>^  croyants  héréditaires,  élevésdans 
la'^kscicnce  àe  leurs  dmjle  royaux  sur  les  hommes. 

CXXIX. 

D'ailleurs,  nous  l'avons  dit,  elle  était  si  belle  que,  même  dans  «ne 
condition  beaucoup  plus  humble,  elle  eût  p.i  partout  créer  nn  roi 
ou  faire  des  rebelles;  cl  jiuis  il  est  à  présumer  qu'elle  comptait  un 
peu  sur  SOS  charmes,  car  de  pareils  moyens  de  succès  ne  soni  guère 
mis  en  oubli  par  (jé)Ies  oui  les  possèdent  !  Klle  estimait  que  sa  beauté 
lui  donnait  nn  .Rouble  Qroil  divin,  opinion  que  je  partage  à  moitié. 

»  CXX. 

0  vous  qui,  dans  votre  jeunesse,  avez  eu  à  défendre  votre  chasteté 
contre  les  attaques  désespérées  d'une  douairière  amoureuse,  el  qui, 
aux  jours  caniculaires,  l'avez  blessée  par  vos  refus,  rnpfielez-vous, 
ou,  si  vous  ne  le  pouvez,  imaginez-vous  sa  rage;  ou  bien  remeliei- 
vous  en  mémoire  tout  ce  que  l'on  a  écrit  ou  chanté  sur  ce  sujet;  el 
puis  supposez  dans  le  même  cas  une  beauté  jeune  et  accomplie. 

CXXXI. 

Siippo.seï...  mais  vous  avez  déjà  supposé  l'épouse  de  Puliphar, 
Phèdre  eltous  les  beaux  exemples  que  l'histoire  nous  olTre  dans  ce 
genre  :  quel  dommage  qu'ils  soient  ^pcu  nombreux  ceux  que  les 
poêles  et  les  précepteurs  client  pour  votre  instruction,  ô  jeunesse 
de  l'Kurope!  Mais  quand  vous  aurez  évoqué  ces  rares  souvenire  , 
vous  n'aurez  point  encore  une  idée  de  la  fureur  de  Gulbeyaz. 

CXXXII. 

Une  ligrcssc  à  qui  l'on  dérobe  ses  petits,  une  lionne,  ou  toule 
autre  intéressante  bête  de  proie.  s'olTrent  nalurellement  comme 
points  de  comparaison  ,  s'il  s'agit  de  peindre  la  désolation  des 
dames  quand  elles  n'en  peuveni  faire  à  leur  tête;  mais  quoique  je 
ne  puisse  mécontentera  moins,  ces  similitudes  n'expiiment  pas  la 
moitié  de  ce  que  je  voudrais  dire  :  qu'esl-ce  en  effet  que  le  chagrin 
de  se  voir  enlever  un  ou  plusieurs  enfants,  auprès  de  la  douleur  de 
perdre  toute  espérance  d'en  avoir. 

CXXXIII. 

L'amour  de  la  progéniture  est  une  loi  naturelle,  depuis  la  pan- 
llièrc  el  ses  petits  jusqu'à  la  cane  et  ses  canards  :  rien  n'aiguise  leur 
bec  ou  leurs  griffes  comme  une  invasion  parmi  leurs  nourrissons  et 
leur  couvée;  el  quiconque  a  vu  une  ntt»\v<>ry anglaise,  sait  combien 
les  mères  se  complaisent  aux  cris  et  aux  rires  de  leurs  enfants;  el 
par  la  force  de  IcOel,  on  peut  juger  de  I  énergie  de  la  cause.  ' 

CXXXIV. 

Si  je  vous  disais  que  des  éclairs  jaillissaient  des  yeux  de  Gulbeyaz, 
ce  serait  ne  rien  dire  ;  car  ces  éclairs  éiaient  perpétuels.  Si  je  disais 
que  ses  joues  se  couvrirent  des  teintes  les  plus  vives,  je  ferais  torl 
an  teinturier,  'ant  l'expression  de  sa  passion  était  étrange.  Jama:s 
uisqu  à  ce  jour  un  seui  de  ses  désirs  u  avait  clé  contrarié;  vous 
même  qui  savez  ce  que  c'est  qu'une  femme  contrecarrée  (el  Dieu 


ŒUVRES  COM  PLIATES  DE  LORD  BYRON. 


211 


sail  combien  peu  l'ifjnorent),  vous  ni;  saui-iez  vous  faire  une  idée  de 
celle-ci. 

cxxxv. 

Sa  fui'eur  ne  dura  qu'une  minute,  et  ce  fut  fort  heureux...  un 
moment  de  plus  l'eût  tuée  ;  niaises  peu  d  instants  suffit  pour  dévoi- 
ler l'enfer.  Rien  de  plus  sublime  qu'un  courroux  énergique,  horri- 
ble à  voir,  mais  grandiose  à  décrire,  pareil  à  l'Océan  qui  assiège  une 
île  ceinte  de  rochers;  les  passions  profondes  qui  llamboyaient  dans 
toute  sa  personne  en  faisaient  une  tempête  incarnée. 

CXXXVI. 

Parler  de  sa  rage  comme  de  ces  fureurs  qu'on  voit  tous  les  jours, 
ce  serait  comparer  un  orage  vulgaire  à  une  trombe.  Et  cependant 
elle  ne  se  sentit  pas  le  besoin  de  prendre  la  lune  comme  le  bouillant 
Hotspur,  dans  notre  immortel  Shakespeare;  sa  colère  prit  un  essor 
moins  élevé,  peut-être  à  cause  de  la  douceur  de  son  sexe  et  de  son 
âge...  d'abord  elle  eiît  volontiers  crié  comme  le  roi  Lear  :  «  Tue, 
tue,  tue!  »  Mais  bientôt  sa  soif  de  sang  s'éteignit  dans  les  larmes. 

CXXXVII. 

Le  tout  éclata  comme  un  orage  et  passa  de  même...  et  sans  pa- 
roles... à  la  vérité  elle  était  horsdélat  de  parler.  Enfin,  elle  éprouva 
la  honte  naturelle  à  son  sexe,  sentiment  qui  avait  été  jusque-là  très 
faible  en  son  cœur,  mais  qui  alors  sépanclia  libre  nent  comme  l'eau 
par  une  soudaine  issue;  car  elle  se  sentait  humiliée,  et  aux  personnes 
de  son  rang  l'huuiilialion  est  q.uelquefois  profitable. 

CXXXVIH. 

L'humiliation  leur  enseigne  qu'e\Je»  sont  de  chairet  de  sang;  elle 
leur  fait  comprendre  tout  doucement  que  les  autres,  quoique  d'ar- 
gile, ne  sont  pas  tout-à-fait  de  boue;  que  les  urnes  et  les  cruches 
sont  des  sœurs  également  fragiles,  œuvres  du  même  art,  bonnes  ou 
mauvaises,  quoique  n'étant  pas  nées  des  mêmes  pères  et  mères.  Elle 
enseigne...  Dieu  seul  sait  tout  ce  qu'elle  peut  enseigner  ;  parfois  ses 
leçons  corrigent,  mais  du  moins  elles  frappent  toujours. 

CXXXIX. 

Sa  première  pensée  fut  de  couper  la  tète  de  don  Juan  ;  la  seconde, 
de  lui  couper  seulement...  la  coniinuaiion  de  son  amitié;  la  troi- 
sième, de  lui  demander  ofi  il  avait  été  élevé;  la -quatrième,  de  l'a- 
mener à  résipiscence  par  la  raillerie  ;  la  cinquième,  d'a|ipeler  ses 
femmes  pour  se  faire  mettre  au  lit;  la  sixième,  de  se  poignarder; 
*  la  se|ilième,  de  faire  donner  le  fouet  à  l'eunuque  noir...  Mais  sa 
grande  ressource  fut  de  se  rasseoir  et  de  pleurer  comme  de  raison. 

CXL. 

Elle  songea,  dis-je,  à  se  poignarder,  mais  il  y  avait  un  inconvé- 
nient, c'est  qu'elle  avait  le  poignard  sous  la  main  ;  car  les  corsets 
orientaux  ne  sont  pas  rembourrés,  de  sorte  qu'un  poignard  les  tra- 
verse pour  peu  que  l'on  frappe.  Elle  songea  aussi  à  faire  mourir 
Juan  ;  mais  le  pauvre  garçon  !  bien  qu'il  le  méritât  pour  sa  froideur, 
lui  couper  la  tête  n'était 'pas  le  plus  sûr  moyen  d'arriver  au  but... 
c'est-à-dire  à  son  cœur. 

CXLL 

Juan  fut  ému  :  il  avait  pris  son  parti  d'être  empalé  ou  coupé  en 
morceaux  pour  servir  de  nourriture  aux  chiens,  ou  mis  à  mort  avec 
des  tourments  raffinés,  ou  jeté  aux  lions,  ou  donné  en  amorce  aux 
poissons;  et  il  s'était  héro'iquement  résigné  à  tout  cela  plutôt  que 
de  pécher...  à  moins  que  ce  ne  fût  de  sa  propre  volonté  ;  mais  toutes 
ces  grandes  résolutions  contre  la  mort  se  fondirent  comme  de  la 
neige  devant  les  pleurs  d'une  femme. 

CXLll. 

De  même  que  certain  personnage  de  comédie  sent  son  courage 
lui  glisser  des  mains,  ainsi  la  vertu  de  Juan  eut  son  reflux  ;  je  ne 
sais  comment.  D'abord  il  s'étonna  de  ses  refus,  puis  il  se  demanda 
si  l'affaire  pourrait  encore  s'arranger;  ensuite  il  s'accusa  de  trop  de 
sauvagerie,  comme  un  moine  qui  regrette  son  vœu,  ou  une  femme 
son  serment,  ce  qui,  généralement,  aboutit  à  une  légère  infraction 
aux  deux  promesses. 

CXLIII. 

11  se  mit  donc  à  balbutier  quelques  excuses;  mais  en  pareil  cas  les 
mots  ne  suffisent  point,  quand  même  vous  auriez  recours  aux  plus 
doux  chants  des  muses,  au  jargon  fashionable  des  dandies  ou  à  toutes 
les  métaphores  dont  Castlereagh  fait  abus.  Au  moment  même  où  un 
languissant  sourire  commençait  à  le  flatter  de  l'espoir  d'un  pardon, 
mais  avant  qu'il  osât  s'aventurer  plus  loin,  ie  vieux  Baba  entra  un 
peu  brusquement. 

CXLIV. 

«  Epouse  du  soleil  et  sœur  de  la  lune  'ce  fui  ainsi  qu'il  s'ex- 


prima) !  impératrice  de  la  terre,  qui,  d'un  seul  froncement  do  vos 
sourcils,  troubleriez  l'harmonie  des  sphères  célestes,  dont  un  seul 
sourire  fait  danser  de  joie  toutes  les  planètes,  votre  esclave  vous  ap- 
porte un  message...  il  espère  n'être  point  entré  trop  tôt...  un  mes- 
sage digne  de  votre  sublime  attention.  Le  soleil  lui-même  m'envoie 
comme  un  de  ses  rayons  vous  annoncer  qu'il  vient  en  personne. 

CXLV. 

—  Est-ce  bien  vrai?  s'écria  Gulbeyaz  ;  plùl  au  ciel  qu'il  voulût  ne 
point  briller  avant  demain  matin  !  Mais  dites  à  mes  femmes  de  for- 
mer la  voie  lactée.  Allez,  ma  vieille  comète;  avertissez  les  étoiles. 
Et  toi,  chrétien  ,  mêle-toi  parmi  elles  comme  tu  pourras,  et  si  tu 
veux  que  je  te  pardonne...»  Ici  elle  fut  interrompue  par  un  murmure 
confus,  puis  par  une  voix  qui  cria  :  «  Le  sultan  I  » 

CXLVI. 

D'abord  vinrent  les  femmes  respectueusement  rangées  à  la  file  , 
puis  les  eunuques  blancs  et  noirs  de  Sa  Hautesse  :  le  cortège  pouvait 
avoir  un  quart  de  mille  de  longueur.  Sa  majesté  avait  toujours  la 
politesse  de  faire  annoncer  ses  visites  longtemps  à  l'avance,  surtout 
le  soir;  car  Gulbeyaz  se  trouvant  la  dernière  des  quatre  épouses  de 
l'empereur,  était,  comme  de  raison,  la  favorite. 

CXLVll. 

Sa  Ilautesse  était  un  homme  d'un  port  grave,  enturbanné  jus- 
qu'au nez  et  barbu  jusqu'aux  yeux.  Tiré  d'une  prison  pour  monter 
sur  le  trône,  il  avait  depuis  peu  succédé  à  son  frère,  élranglé;  c'é- 
tait, dans  son  genre,  un  aussi  bon  monarque  que, ceux  qui  se  trou- 
vent mentionnés  dans  les  histoires  de  Cantemir  ou  de  Knollès,  où 
bien  peu  brillent,  à  l'exception  de  Soliman  ,  la  gloire  de  cette  race. 

CXLVIH. 

Il  se  rendait  en  pompe  à  la  mosquée  et  faisait  ses  prières  avec  une 
exactitude  plus  qu'orientale;  il  abandonnait  à  ;on  visir  toutes  les 
affaires  de  l'Etat,  et  se  montrait  peu  curieux  de  ce  qui  le  regardait 
comme  roi.  Je  ne  sais  s'il  avait  quelques  soucis  domestiques...  nul 
procès  n'attestait  des  discordes  conjugales;  quatre  femmes  et  deux 
fois  cinq  cents  concubines,  toutes  invisibles,  se  gouvernaient  avec 
autant  de  calme  qu'une  seule  reine  chrétienne. 

CXLIX. 

Si  quelque  faux  pas  se  faisait  par-ci  par-là,  on  n'entendait  guère 
parler  de  la  criminelle  et  du  crime;  l'histoire  ne  passait  que  par  une 
seule  bouche  :  le  sac  et  la  mer  réglaient  tout  sans  délai .  et  gar- 
daient bien  le  secret.  Le  public  n'en  savait  pas  plus  que  n'en  sait 
ce  papier  :  nul  scandale  ne  faisait  de  la  presse  un  tléau...  La  morale 
s'en  trouvait  mieux,  et  les  poissons  n'en  étaient  pas  plus  mal. 

CL. 

Le  sultan  voyait  de  ses  yeux  que  la  lune  est  ronde,  et  tenait  pour 
également  certain  que  la  i^rre  est  carrée,  car  il  avait  fait  un  voyage 
de  cinquante  milles  et  n'avait  vu  aucun  indice  qui  lui  prouvât 
qu'elle  est  firculaire.  De  plus,  son  empire  était  sans  limites;  il  est 
vrai  que  la  paix  en  était  un  peu  troublée  çà  et  là  par  des  rébellions 
de  pachas  ou  les  invasions  des  Giaours;  mais  les  ennemis  ne  ve- 
naient jamais  jusqu'aux  Sept-Tours... 

CLI. 

Si  ce  n'est  dans  la  personne  de  leurs  ambassadeurs,  qu'on  y  lo- 
geait dès  que  la  guerre  éclatait,  conformément  au  véritable  droit 
des  gens,  qui  ne  saurait  vouloir  que  ces  misérables,  n'ayant  jamais 
tenu  une  épée  dans  leurs  sales  mains  diplomatiques,  pussent  exha- 
ler leur  fiel,  semei'  les  discordes  et  arranger  tranquillement  leurs 
mensonges,  affublés  du  nom  de  dépêches,  sans  courir  même  le  ris- 
que de  voir  roussir  un  de  leurs  favoris  noircis  à  l'encre. 

CLII. 

Il  avait  cinipiante  filles  et  quatre  douzaines  de  fi's  ;  quant  aux 
premières,  dès  qu'elles  élaient  grandes,  on  les  confinait  dans  un  pa- 
lais où  elles  vivaient  comme  des  nonnes,  jusqu'à  ce  qu'un  pacha, 
envoyé  en  mission,  épousât  celle  dont  le  tour  était  venu,  bien  que 
parfois  elle  n'eût  pas  plus  de  six  ans...  La  chose  peut  paraître  bi- 
zarre, mais  elle  est  vraie;  la  raison  en  est  que  le  pacha  est  tenu  de 
faire  un  cadeau  à  son  beau -père. 

CLIll. 

Les  fils  étaient  retenus  en  prison,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  d'âge 
à  ceindre  le  lacet  ou  le  diadème...  les  deslins  seuls  savaient  lequel 
des  deux  ;  en  attendant,  on  leur  donnait  une  éducation  toute  prin- 
cière,  comme  lour  conduite  l'a  toujours  prouvé,  si  bien  que  l'héritier 
présomptif  était  également  digne  de  la  potence  et  du  trône. 


212 


LKS  VEILLÉES  LITTfiHAIRES  ILLUSTRÉES. 


CUV. 

Sa  Mnjpsli5  s.iluasa  quatrième  ëpoiisc  avec  tout  le  cérf^monial  de 
son  rang  :  celle  ci  éclaiicil  fcs  jeux  brillants  et  se  fil  nu  front  riant, 
coinino  il  convient  à  une  femme  qui  vient  de  jouer  un  tour  à  son 
mari.  ICn  pareil  cas,  on  est  tenue  de  paraître  di>ulilement  attacliéc  à 
la  fui  roiijupalc,  pour  sauver  le  crédit  d'um-  banque  en  faillite-, 
aiiriiti  époux  ne  reçoit  un  accueil  aussi  cordial  que  celui  qui  vient 
d'être  mis  au  rang  des  bienheureux. 

CLV. 

Sa  llautcsso,  promenant  autour  d'elle  ses  grands  yeux  noirs,  et, 
selon  son  babiluuc,  les  arrêtant  sur  cbaque  jeune  fille,  aperçut  parmi 
elles  notre  héro  déguisé,  ce  (lui  ne  lui  caui^a  ni  surprise  ni  mécon- 
tenleinent  ;  mais  s'ailrcssant  d'un  air  calme  et  posé  a  Gulbcyaz  qui 
sefTorçait  de  eomprimer  un  soupir  :  «Je  vois,  dit-il,  que  vous  avez 
acheté'cncorc  une  esclave  ;  c'est  dommage  qu'une  simple  chretieone 
puisse  être  aussi  jolie.  » 

CLVI. 

Ce  compliment,  qui  attira  tous  les  yeux  sur  la  nouvelle  emplette 
de  Daba.  la  lit  roupir  et  trembler.  Ses  compagnes,  de  leur  côté,  se 
crurent  perdues.  0  Mahomet  !  Sa  Majesté  pouvait-elle  faire  tantd"at- 
teiilion  à  une  Giaour,  tandis  qu'à  peine  un  mot  sorti  des  lèvres  im- 
périales avait  été  adressé  à  une  d'elles  1  Ce  fut  une  agitation,  un 
chuchotement  général;  mais  l'étiqueile  ne  permettait  point  les  ri- 
canements. 

CLVll. 

I.es  Turcs  ont  raison...  du.  moins  en  certains  cas...  d'enfermer 
les  femmes,  parée  que,  malhèAeusemenl ,  dans  ces  climats  dange- 
reux, leur  chasteté  n'a  point  cette  qualité  astringente  qui ,  dans  le 
Niiid ,  prévient  un  llberlinape  précoce,  et  rend  notre  neige  moins 
pure  que  nos  mœurs.  I.e  soleil,  qui  chaque  année  fait  disparaître  les 
glaces  du  pùle,  produit  sur  le  vice  un  effet  tout  contraire. 

GLVIII. 

C'est  pourquoi  les  Orientaux  sont  extrêmement  rigides.  Chez  eux 
mariage  et  cadenas  sont  synonymes,  avec  cette  dilVérence  que  le 
premier,  une  fois  crocheté,  ne  peut  plus  Aire  remis  dans  son  pre- 
mier état,  gâté  qu'il  est  comme  une  pièce  de  bordeaux  entamée. 
Mais  la  faille  en  est  à  leur  polygamie  :  pourquoi  aussi  ne  pas  sou- 
der pour  la  vie  deux  4mes  vertueuses  pour  en  composer  ce  Cen- 
taure moral  appelé  mari  et  femme? 

CLIX. 

Ici  s'arrête  notre  chronique;  nous  allons  donc  faire  halle,  non  que 
la  matière  nous  manque  ;  mais ,  conformément  aux  anciennes  règles 
épiques,  il  est  temps  de  cargucr  les  voiles  et  de  metire  nos  rimes  à 
l'ancre.  Pourvu  que  ce  iMLuiuième  chant  obtienne  le  succès  qu'il 
mérite,  le  sixième  atteindra  au  sublime,  lin  attendant,  puisque  Ho- 
mère dort  quelquefois,  vous  excuserez  ma  muse  si  elle  prend  un 
petit  somme. 


CHANT    VL 


"  Il  est  dans  les  affaires  des  hommes  un  instant  où ,  profitant  de 
la  m.yée  montante  {{)...  »  Vous  savez  le  reste,  et  la  i)lupart  de  nous 
onl  éprouvé  parfois  la  vérité  de  cette  observation;  quoicpie  bien 
peu  aient  su  saisir  le  moment  avant  qu'il  fût  passé  sans  retour. 
Mais  nul  doute  que  tout  ne  soit  pour  le  mieux...  on  peut  s'en 
convaincre  en  considérant  la  fin  quand  les  choses  sontau  pire,  c'est 
alors  qu'elles  reprennent  une  meilleure  face. 


He  même,  il  est  dans  les  affaires  des  femmes  un  instant  où,  pro- 
filant de  la  marée  montante,  on  arrive...  Dieu  sait  où  :  il  faudrait 
d  habiles  navigateurs  pour  indiquer  exactement  sur  la  carte  tous 
les  courants  de  cette  mer  capricieuse  :  les  rêveries  de  Jacob  Uadinie 
n'ont  rien  de  comparable  à  ses  tourbillons  et  à  ses  remous.  Les 
hommes  avec  leurs  têtes  réfléchissent  h  ceci  et  à  cela,  les  femmes 
avec  leurs  cœurs  songent...  Dieu  sait  à  quoi  ! 

m. 

Ft  néanmoins  une  femme  impétueuse ,  opiniAtre ,  entière  et  en 
inêiiie  temps  jeune  ,  belle  ,  intrépide  ,  capable  do  risquer  un  trône, 
un  monde  ,  l'univers  entier  pour  être  aimée  h  sa  manière  ;  de  ba- 

(I)  Shakespeare,  Julu  César,  IV ,  S. 


laver  les  étoiles  du  firmament  plutôt  que  de  n'être  pas  libre  rommc 
les  vagues...  une  pareille  femme  sérail  le  diable  (si  toutefois  il  en 
existe  un),  et  pourtant  elle  ferait  des  milliers  de  Manichécii.s. 

IV. 

Trônes,  mondes  et  cœtera,  «ont  si  souvent  bouleversés  par  l'nra- 
bition  la  plus  vulgaire,  que  si  la  passion  se  mêle  de  les  mettre  vns 
dessus  dessous,  nous  oublions  volontiers,  ou  du  moins  nous  par- 
donnons ces  écarts  de  l'amour.  Si  l'on  a  gardé  quelque  bon  sou- 
venir d'Antiiine.  ce  n'est  pas  h  cause  de  ses  conquêtes;  mais  Aclium 
perdu  pour  les  beaux  yeux  de  Cléop&tre  contrebalance  toutes  les 
victoires  de  César. 

V. 

Il  mourut  à  cinquante  ans  pour  une  reine  de  quarante  .  je  8iii.< 
filché  qu'ils  n'aient  pas  eu  quinze  et  vingt  ans,  car,  à  cet  4ge,  les 

richesses,  les  royaumes,  les  mondes,  ne  sont  qu'un  jeu Je  nie 

souviens  du  temps  où,  pour  faire  ma  cour,  quoique  je  n'eusse  pas 
beaucoui)  de  mondes  à  perdre,  je  donnais  tout  ce  que  j'avais...  un 
cœur  :  (lu  train  dont  le  monde  allait,  ce  que  je  donnais  valait  un 
monde  ,  car  des  mondes  entiers  ne  pourront  jamais  me  rendre  ces 
purs  sentiments  disparus  pour  toujours. 

VI. 

C'était  le  denier  de  l'adolescenl,  et  peut-être,  comme  celui  de  la 
veuve ,  il  en  sera  tenu  compte  dans  un  autre  monde,  sinon  dans 
celui-ci  ;  mais  que  ces  choses-là  aienl  ou  non  leur  mérite,  tous  ceux 
qui  ont  aimé  ou  qui  aiment  encorjc  avoueront  que  la  vie  n'a  rien 
qu'on  puisse  leur  comparer  Dieu  est  l'amour,  dit-on,  et  l'amour 
est  Dieu,  ou  du  moins  11  retaillant  que  la  face  de  la  terre  lût 
ridée  par  les  péchés  et  les  larmes  de...  Consultez  la  chronologie. 

Vil. 

Nous  avons  laissé  noire  héros  cl  notre  troisième  héroïne  dans 
une  position  plus  embarrassante  qu'extraordinaire,  car  les  hommes 
risquent  parfois  leur  peau  pour  ce  funeste  tentateur,  une  femme 
délendue  :  les  sultans  abhorrent  par  trop  cette  sorte  de  péché,  cl 
ne  s'accordent  nullement  avec  le  sage  Romain ,  l'héroïque,  stoîque 
et  sentencieux  Caton,  qui  prêla  sa  femme  à  son  ami  Hortentius. 

VIII. 

Je  sais  que  Gulbeyaz  était  très  coupable  ;  je  l'avoue,  je  le  déplore, 
je  la  condamne  ;  mais  je  déteste  toute  fiction,  même  dans  la  poésie, 
et  je  dois  dire  la  vérité,  dût-on  m'en  blAmer.  Sa  raison  étant  faible 
et  ses  passions  violentes  ,  elle  pensa  que  le  cœur  de  son  époux  (eût- 
elle  même  le  droit  de  le  revendiquer  tout  entier)  était  à  peine  suf- 
fisant pour  elle;  car  il  avait  cinquante-cinq  ans  et  quinze  cents 
concubines. 

IX. 

Je  ne  suis  pas,  comme  Cassio  (1) ,  un  mathématicien,  mais  il  ap- 
pert de  la  théorie  enseignée  par  les  livres  et  résumée  avec  une  pré- 
cision féminine,  qu'en  faisant  entrer  en  ligne  de  compte  l'âge  de 
Sa  llaiitessc,  la  belle  sultane  devait  mourir  d'inanition  ;  car  si  le 
sultan  était  juste  envers  toutes  ses  amantes,  elle  ne  pouvait  récla- 
(ner  que  la  quinze-centième  partie  de  ce  qui  doit  être  possédé  en 
monopole,  un  cœur. 

X. 

On  observe  que  les  femmes  sont  litigieuses ,  quant  aux  objets  de 
possession  légale;  les  dévoles  surtout ,  car  à  leurs  yeux  la  trans- 
gression est  double.  Elles  nous  assiègent  de  procès  et  de  poursuites, 
comme  chaque  session  des  tribunaux  en  fait  foi  ,  pour  peu  qu'elles 
soupçonnent  qu'une  autre  ait  part  dans  un  bien  dx)nt  la  loi  les  fait 
seules  propriétaires. 

XI. 

Or,  si  pareille  chose  a  lieu  dans  un  paj'S  chrétien,  les  païennes 
aussi ,  avec  moins  de  latitude,  soul  sujettes  à  prendre  les  choses  de 
haut,  à  se  donner  ce  que  les  monarques  appellent  une  atlitude  im- 
posante, et  J»  combattre  de  pied  ferme  pour  leurs  droits  conjugaux, 
quand  leurs  seigneurs  et  maris  les  traitent  en  ingrats;  et  quatre 
femmes  ayant  nécessairement  de  quadruples  droits,  l'Euphrate  a 
ses  scènes  de  jalousie  aussi  bien  que  la  Tamise. 

XII. 

Gulbeyaz  était  la  quatrième,  cl  comme  je  l'ai  dit,  la  favorite; 
mais  ([u'cst-ce  qu'une  faveur  entre  quatre?  La  polygamie  est  en 
efl'el  ;i  redouter,  non  comme  un  péché,  mais  comme  un  ennui;  un 
homme  sage,  uni  Ji  une  femme  toute  simple,  trouvera  difficilement 
assez  de  philosophie  pour  en  supporter  un  ]ilus  grand  nombre,  cl  à 

(1)  Personnage  dont  parle  Othello  dans  la  tragédie  de  ce  nom  par  Sha- 
kespeare. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


moins  dVHre  nialioinélan,  personne  ne  voudra  prendre  pour  couche 
nupliale  le  gigantesque  «  lit  de  Ware  "  (1). 

xin. 

Sa  Hautesse,  le  plus  sublime  des  hommes  (titre  qu'on  lui  donnait 
comme  on  le  donne  à  tous  les  monarques  jusqu'au  moment  où  ils 
sont  livres  aux  vers,  ces  jacobins  alïamés  qui  se  sont  repus  des  rois 
les  plus  superbes) ,  Sa  Hautesse  jeta  les  yeux  sur  les  charmes  de 
Gulbeyaz,  s'altendant  à  un  accueil  d'amant,  ou  ce  qui  revient  au 
même",  à  un  accueil  ù  l'écossaise. 

XIV. 

Ici  nous  devons  distinguer  ;  car,  bien  que  les  baisers,  les  douces 
paroles,  les  embrassements  et  le  resie  puissent  simuler  ec  qui  n'est 
pas,  ce  sont  choses  qu'on  jirend  et  qu'on  ôte  comme  un  chapeau, 
ou  plutôt  comme  les  bonnets  que  porte  le  beau  sexe  :  parure  dont 
on  se  décore,  mais  qui  ne  fait  pas  plus  partie  de  la  tête  que  les  ca- 
resses ne  font  partie  du  cœur. 

XV. 

Rougeur  légère,  doux  tremblement,  calme  expression  de  féminine 
extase,  manilestée  moins  par  les  yeux  que  par  les  paupières,  qui 
s'abaissait  pour  ajouter  au  bonheur  le  charme  du  mystère  :  voilà  pour 
une  âme  discrète  les  vrais  gages  de  l'amour  quand  il  siège  sur  son 
trône  le  plus  doux,  le  cœur  d'une  femme  sincère...  car  un  excès  de 
chaleur  ou  de  froid  détruit  complètement  le  charme. 

XVI.  . 

Si  cette  extrême  chaleur  est  fausse ,  elle  est  pire  que  la  réalité  ; 
vraie  ,  c'est  un  feu  qui  ne  saurait  longtemps  durer  :  personne,  en 
effet,  si  ce  n'est  dans  la  première  jeunesse,  ne  voudrait  se  fier  aux 
seuls  désirs,  engagement  précaire,  sujet  à  être  transféré  au  premier 
qui  l'achèe  pour  un  misérable  escompte;  d'un  autre  côté,  vos  fem- 
mes par  trop  froides  me  semblent  de  vraies  sottes. 

XVII. 

C'est-à-dire  que  nous  ne  pouvons  leur  pardonn3i'  leur  mauvais 
goût ,  car  les  anianls,  empressés  ou  tardifs,  se  plaisent  à  entendre 
l'aveu  d'une  tendre  flamme  :  eussent-ils  pour  maîtresse  la  concubine 
de  neige  du  bienheureux  Franoois,  ils  voudraient  voir  brûler  en 
elle  une  passion  sentimentale.  En  un  mot,  la  maxime  de  la  gent 
amoureuse  doit  être  celle  d'Horace  :  medio  tu  tutissimus  ibis. 

XVIII. 

Le  mot  tu  est  de  trop,  mais  qu'il  reste;  le  vers  l'exige,  c'est-à- 
dire  le  vers  anglais  ,  et  non  l'antique  hexamètre;  mais  après  tout, 
il  n'y  a  dans  le  mien  ni  rime  ni  mesure;  il  était  difficile  de  le  faire 
plus  mauvais,  et  il  n'est  là  que  pour  terminer  l'octave.  La  prosodie 
ne  peut  l'avouer;  mais  traduisez-lc,  et  vous  y  trouverez  la  morale. 

XIX. 

Si  la  belle  Gulbeyaz  outra  un  peu  son  rôle  ,  je  l'ignore...  En  tout 
cas,  elle  réussit;  et  le  succès  est  beaucoup  en  toutes  choses  ,  aussi 
bien  en  affaires  de  cœur  qu'en  tout  autre  article  de  la  toilette  fémi- 
nine. L'égoïsme,  dans  1  homme  ,  dépasse  d'ailleurs  tout  l'art  des 
femmes;  elles  mentent,  nous  mentons,  tout  le  monde  ment,  ce  qui 
.  n'empêche  pas  d'aimer;  et  jusqu'ici  nulle  vertu,  si  ce  n'est  le  jeûne 
absolu,  n'a  pu  arrêter  le  plus  terrible  de  tous  les  vices...  l'amour  de 
la  propagation. 

XX. 

Laissons  reposer  ce  royal  couple  :  un  lit  n'est  pas  un  trône,  et 
peut-être  dormaient-ils,  rêvant  de  joie  ou  de  douleur.  Cependant 
des  espérances  de  joie  déçues  sont  les  douleurs  les  plus  profondes 
que  puisse  supporter  l'humaine  argile.  Nos  moindres  afflictions  sont 
celles  qui  nous  font  pleurer;  ce  qui  use  l'âme,  ce  sont  les  petits 
chagrins  journaliers,  tombant  sur  elle  goutte  à  goutte,  comme  l'eau 
sur  la  pierre. 

XXI. 

Une  femme  acariâtre,  un  fils  morose,  un  billet  non  acquitté,  pro- 
testé ou  escompté  à  un  taux  excessif;  un  enfant  maussade,  un 
chien  malade,  un  cheval  favori  qui  devient  boiteux  au  moment  où 
vous  le  montez;  une  méchante  douairière  faisant  un  testament  pire 
qu'elle  encore,  lequel  vous  laisse  en  moins  la  somme  sur  laquelle 
vous  comptiez...  ce  sont  là  des  bagatelles,  et  cependant  j'ai  vu  ]ieu 
d'hommes  qui  n'en  fussent  affectés. 

(Il  Dans  une  auberge  de  la  ville  de  Ware  se  trouve  encore  le  fameux 
lit  de  douze  pieds  sur  douze  auquel  Shakespeare  fait  allusion  dans  si 
Nuit  des  Rois. 


XXII. 

Moi,  je  suis  philosophe  :  que  tout  aille  au  diable,  billets,  bêtes 
et  gens  et...  mais  non,  non  pas  la  femme!  Une  bonne  et  franche 
malédiction  suffit  pour  exhaler  ma  bile;  alors  mon  stoïcisme  n'a 
plus  rien  qu'il  doive  appeler  douleur  ou  peine,  et  je  puis  consa- 
crer mon  âme  tout  entière  aux  travaux  de  la  pensée;  mais  qu'est- 
ce  donc  que  la  pensée  et  l'âme,  leur  origine,  leur  développement... 
Bahl  que  le  diable  les  emporte  toutes  deuxl 

XXIII. 

Quand  on  a  bien  maudit  toutes  choses,  on  se  -sent  à  son  aise, 
comme  lorsqu'on  a  lu  la  malédiction  d'Athanast  (Ui  a  tant  de  charmes 
pour  le  vrai  croyant:  je  doute  que  personne  en  pût  adresser  une 
pire  à  son  plus  mortel  ennemi  prosterné  à  ses  pieds,  tant  elle  est 
solennelle,  positive  et  nettement  formulée;  elle  brille  dans  nos 
livres  de  prières,  comme  l'arc-en-ciel  dans  l'air  qui  s'éclairciti 

XXIV. 

Gulbeyaz  et  son  époux  dormaient,  ou  du  moins  l'un  d'eux  était 
endormi  ..  Oh  I  que  la  nuit  est  longue  pour  l'épouse  adultère  qui 
brûle  pour  quelque  jeune  bachelier:  sur  sa  couche  douloureuse, 
elle  soupire  après  la  grisâtre  clarté  du  matin,  épie  longtemps  en 
vain  ses  premiers  rayons  à  travers  les  jalousies  obscures,  s'agite, 
se  retourne,  s'assoupit,  se  ranime  et  tremble  surtout  d'éveiller  son 
trop  légitime  compagnon  de  lit. 

xx^^ 

Pareilles  femmes  se  trouvent  sous  le  ciel,  et  môme  sous  le  ciel 
d'un  lit  à  quatre  colonnes  et  à  rideaux  de  soie,  où  les  riches  et 
leurs  moitiés  reposent  entre  des  draps  aussi  blancs  que  la  neige 
chassée  dans  les  airs,  comme  disent  les  poêles.  Fort  bien  I  c'est  un 
jeu  de  hasard  que  le  mariage.  Gulbeyaz  était  impératrice,  mais 
peut-être  aussi  malheureuse  que  la  femme  d'un  paysan. 

XXVI. 

Sous  son  déguisement  féminin,  don  Juan,  confondu  dans  le  long 
cortège  des  demoiselles  d'honneur,  s'était  incliné  avec  elles  devant 
le  regard  impérial.  Au  signal  accoutumé,  toutes  avaient  repris  le 
cnemin  de  leurs  chambres,  dans  ces  longues  galeries  du  sérail  où 
reposaient  tant  de  corps  charmants.  Là  des  milliers  de  cœurs  as- 
piraient à  l'amour,  comme  l'oiseau  captif  au  grand  air  de  la  liberté. 

XXVII. 

J'aime  le  beau  sexe,  et  souvent  j'ai  été  tenté  derelourner  le  vœu 
de  ce  tyran  qui  souhaitait  que  le  genre  humain  n'eût  qu'une  tète 
afin  de  l'abattre  d'un  seul  coup.  Mon  désir  est  également  gigan- 
tesque, mais  moins  dépravé  et  en  somme  plus  tendre  que  cruel  :  ce 
serait  (ou  plutôt  c'était,  dans  mon  adolescence)  que  toutes  les 
femmes  n'eussent  qu'une  seule  bouche  de  rose,  afin  de  les  baiser 
toutes  à  la  fois  du  nord  au  midi. 

XXVIII. 

0  trop  heureux  Briarée  I  de  posséder  tant  de  têtes  et  tant  de  bras, 
si  tu  avais  tout  le  reste  en  même  proportion...  Mais  ma  muse  re- 
cule à  la  pensée  d'être  la  fiancée  d'un  Titan  ou  de  voyager  en  Pa- 
tagonie:  retournons  donc  à  Lilliput,  et  guidons  notre  héros  dans  le 
labyrinthe  d'amour  où  nous  l'avons  laissé  tout  à  l'heure. 

XXIX. 

Au  signal  donné,  il  se  joignit  donc  au  cortège  des  charmantes 
odalisques  et  sortit  avec  elles.  Malgré  ies  périls  imminents  qu'il 
courait,  et  bien  que  les  conséquences  de  pareilles  escapades  soient 
pires  (lue  tous  les  dommages-intérêts  que  l'on  paie  dans  la  morale 
Angleterre,  où  c'est  une  affaire  de  tarif,  il  ne  pouvait  s'empêcher 
tout  en  marchant  de  jeter  un  coup  d'œil  par-ci  par-là  sur  leurs 
charmes,  et  de  lorgner  ou  leur  sein  ou  leur  taille. 

XXX. 

Toutefois,  il  n'oublia  point  son  rôle...  Le  cortège  virginal  conti- 
nuait de  s'avancer  le  long  des  galeries  et  de  salle  en  salle,  dans  un 
ordre  tout-à-fait  édifiant,  flanqué  par  des  eunuques,  et  ayant  eu 
tôle  une  malroue  chargée  de  maintenir  la  discipline  dans  les  rangs 
femelles  et  d'empêcher  que  personne  ne  s'écartât  ou  n'ouvrît  la 
bouche  sans  sa  permission.  On  l'appelait  :  «  La  mère  des  Vierges.  « 

XXXI. 

J'ignore  si  en  effet  elle  était  «  mère  »  et  si  celles  qui  la  nommaient 
ainsi  étaient  «  vierges  »  ;  mais  au  sérail  tel  est  son  titre,  venu  je  ne 
sais  d'où,  mais  aussi  bon  qu'uu  autre  ;  vouspourrezie  ir  iiver  dans 


«li 


LIÎS  VKILl.ÈKS  LITT/iKAIRKS  ILLUSTHfiliS. 


Cantcniir  ou  Toll  Ses  ronctions  consislaienl  h  écarlor  ou  h  répri- 
mer loul  pfiM'Ii.itii  (l;iiiK<'reii\  pormi  iiuinzc  roiils  jeunes  (illcs  cl  à 
les  punir  quanJ  elles  éluienl  en  faulo. 

XXXII. 

Eircllenle  sinécure  sans  doute!  rendue  surlout  plus  comnindo 
piu  rabsoncodetout  autre  homme  que  le  sultan...  lonuel,  aver  laide 
i\<-  ci'tli'  matrone  el  relui  d'îs  pardes,  des  verrous,  des  murailles  et 
d'un  léper  exemple  par-ei  par-lh,  rien  nue  pour  faire  peur  au  reste, 
rriis.'^i.ssait  h  maiiileiiir  dans  ei!t  asile  de  beautés  une  atniuspbèrc 
aussi  froide  que  celle  d  un  eouvcnl  d'Italie,  où  toutes  les  passions 
n'ont,  hélas!  qu'une  seule  issue. 

WMII. 

i;i  quelle  est  celte  issue?  La  dévotion,  cela  va  de  soi...  comnicril 
peut-on  faire  une  pareille  dem.nndc?...  Mais  poursuivons:  comme 
je  le  disais,  celle  brillante  lile  de  jeunes  femmes  de  tous  les  [lavs. 
Sduniises  à  la  volonté d'uti  seul  liumme,  s'avaneail  d'un  pas  lent  et 
iii.ijesliicux,  d'un  air  virginal  el  niélanculiiiue,  comme  des  nénu- 
phars lloltants  sur  un  ruisseau  ou  [dutôt  sur  un  lac...  car  les  ruis- 
seaux ne  coulent  pas  assez  Icntcuicni. 

XXXIV. 

Mais  lorsqu'elles  furent  arrivées  dans  leurs  apparicincnts,  Ih, 
commo  des  oiseaux,  des  écoliers  ou  des  habitants  de  Bedlam  qui 
ont  la  clef  des  champs,  comme  les  values  à  la  marée  haute,  ou  des 
femmes  en  général  alïranchics  de  leurs  entraves  (qui  après  tout  ne 
servent  pas  à  graiid'chose),  ou  enlin  comme  des  Irlandais  à  la  foire, 
leurs  fiardiens  étant  |iartis  el  une  sorte  de  trêve  se  faisant  entre 
elles  el  leur  esclavage,  elles  se  mirent  à  chanter,  à  danser,  à  bavar- 
der, h  rire  el  à  folAlrer. 

XXXV. 

Leur  babil,  comme  de  raison,  roula  principalement  sur  leur  nou- 
velle compagne,  sur  sa  taille,  ses  clieveu.\,  sou  air,  toute  sa  per- 
sonne enlin.  Quelques-unes  étaient  d'avis  que  sa  robe  ne  lui  allait 
pas  bien  ou  s'éionnaieiit  qu'elle  n'eût  pas  de  boucles  d'oreilles; 
celles-ci  prétendaient  qu'elle  approchail  de  l'été  de  la  vie,  celles-là 
qu'elle  élail  encore  dans  souwprinlemps;  certaines  la  trouvaient 
un  peu  masculine  dans  sa  taille,  pendant  que  d'autres  auraient  voulu 
(pi'elle  le  fût  en  toute  chose. 

XXXVL 

Mais,  personne  ne  doutait  qu'elle  ne  fût  ce  qu'annonçait  son  cos- 
tume, à  savoir  une  demoiselle  au  teint  clair,  fraîche,  exce.ssi\e- 
menl  bien  faite  el  comparable  aux  plus  séduisantes  Géorgiennes: 
elles  s'éionnèrenl  aussi  que  Gulbeyaz  fût  assez  simple  pour  acheter 
des  esclaves  qui  (Sa  llautesse  venant  à  se  lasser  de  son  épouse) 
jiourraienl  partager  sou  trône,  sa  puissance  et  tout  le  reste. 

xxxvn. 

Mais  chose  étonnante!  dans  cette  réunion  virginale,  quoique  la 
néophyte  fût  assez  belle  pour  exciter  leur  dépit,  après  le  premier 
examen,  elles  trouvèrent  en  elle  beaucoup  moins  ù  reprendre  qu'il 
n'esl  d'usage  parmi  le  beau  sexe,  soit  pa'ien,  soit  chrélieti,  puur(iui 
la  nouvelle  venue  est  toujours  «  la  plus  laide  créature  du  monde.  » 

XXXVIIL 

Et  cependant,  elles  avaient,  comme  les  autres,  leurs  petites  ja- 
lousies; mais  ici,  soit  qu'il  existe  en  effet  des  sympalbies  involon- 
laircs  et  irrésistibles,  soit  par  tout  autre  motif,  sans  avoir  pu  .soup- 
çonner son  déguisement,  elles  éprouvèrent  toutes  une  sorte  d'at- 
iraction,  comme  le  niagnclisme,  le  diabolismc  ou  tout  ce  qu'il  vous 
plaira...  nous  ne  disputerons  pas  sur  le  mot. 

XXXIX. 

Mais ,  à  coup  sûr,  elles  ressentirent  pour  leur  nouvelle  com- 
papne  quelque  chose  de  plus  nouveau  encore  :  une  sorle  d'amitié 
viM',  seiilimentale  et  pure,  qui  leur  faisait  désirer  à  toutes  de  l'avoir 
imur  siL'ur,  sauf  certaines  qui  auraient  voulu  avoir  un  frère  abso- 
lument comme  elle,  un  frère  que,  dans  leur  pays,  la  douce  Cir- 
eassic.  elles  eussent  préféré  au  pacha  ou  au  i)adisna  lui-même. 

XL. 
l'armi  celles  qui  étaient  le  plus  disposées  à  celle  amitié  sentimen- 
tale, il  y  en  avait  trois  surloul  :  Loluli,  Kalinka  et  Doudou.  Pour 
épargner  les  longueurs  el  les  descriptions,  je  «lirai  que,  d'après  les 
rapporls  les  plus  authentiques  ,  elles  élaieul  belles  autant  qu'on 
peut  l'élre,  bien  qu'à  des  degrés  divers  ;  elles  difTéraient,  en  outre, 
de  taille,  d'âge,  de  couleur,  de  pairie;  mais  toutes  trois  se  ren- 
conliaiculduns  leur  admiration  pour  leur  nouvelle  connaissance. 


XU. 

_  Lolah  était  brune  el  ardente  roinme  l'Inde,  Kalinka  élail  une 
fiéorgieune  au  leiiil  blanc  el  rose,  avec  de  grands  veux  bleus,  la 
main  elle  bras  bien  falls,  el  de»  pierH  si  mignons  qu'ils  nemblaiont 
h  peine  fait»  pour  marcher,  mam  plutôt  pour  eflleurer  la  terre.  Au 
corilraire,  les  charmes  de  Doudou  n'avaient  pas  de  meilleur  radn- 
qu'un  III,  vu  leur  caraelère  (rnmbnnpoinl ,  ilo  langueur  et  d'indo- 
lence ;  mais  elle  était  d'une  beauté  à  rendre  foU. 

XLII. 

Doudou  Kcinblait  une  Vénus  endormie  ,  quoique  très  propre  h 
tuer  Je  sommeil  de  ceux  qui  contemplaient  lo  merveilleux  incarnat 
de  sa  joue  ,•  .son  front  allique  ou  sou  nez  digne  do  l'hidia§.  Se» 
formes  oIVraieiil  peu  d'angles,  il  est  vrai  ;  ellu  aurait  pu  i^lre  plu.s 
svelte  sans  y  rien  perdre;  mais  après  tout,  il  eût  été  diriicilo  de 
rien  reiraneher  en  elle,  sans  alTaiblir  aucun  de  ses  cliarniv». 

XLIU. 

Klle  n'était  pas  excessivement  vive,  mais  elle  s'insinuait  dans 
votre  Amo  comme  l'aube  d'un  jour  de  mai;  ses  yeux  n'étaient  pas 
éblouissants,  mais  à  demi-clos,  ils  captivaient  doucement  ceux  qui 
les  conlemplaieiit  :  on  eijt  dit  (comparaison  lout-h-fait  neu»e)  que 
récemment  tirée  du  marbre,  comme  la  slalue  de  Pygiiialion,  la 
femme  s'épanouissait  timidement  à  la  vie. 

XLIV. 

Lolah  demanda  le  nom  de  l'étrangère.  «  Juanna.  — Oh!  c'est  un 
fort  joli  nom.  »  A  son  tour  Kalinka  voulut  savoir  d'où  elle  venait. 
«  D'Iispagne. — Mais  ouest  l'Espagne?— Ne  faites  point  de  ces  sottes 
questions,  dit  Lolah  d'un  ton  un  peu  dur  à  la  pauvre  Kalinka;  cl 
n'élalcz  pas  ainsi  votre  ignorance  géorgienne  :  fl  !  l'Espagne  Cjt  une 
île,  près  du  Maroc,  entre  l'Egyplc  et  Tanger.  » 

XLV. 

Doudou  ne  dit  rien  ,  mais  elle  s'assit  près  de  Juauna,  jouant  avec 
son  voile  el  ses  cheveux;  puis  la  regardant  fixement,  elle  soupira, 
comme  si  elle  eût  plaint  lagcnlillc  européenne  d  ôtre  là  sans  ami  el 
sans  guide,  el  toute  confuse  de  l'élonnement  général  qui,  en  tout 
pays,  accueille  les  malheureux  élrangei-s  avec  de  charitables  obser- 
vations sur  leur  air  et  leur  physionomie. 

XLVl. 

Mais  en  ce  moment  la  mère  des  vierges  s'approcha  cl  dit:  «  Mes- 
dames, il  est  temps  d'aller  se  coucher.  Je  ne  sais  irop  que  faire 
vous,  ma  chère,  ajoula-l-elle  en  s' adressant  à  Juanna  :  votre  arm 
n'élail  point  attendue,  el  tous  leslils  soul  occupés;  vous  pourrez  p.>.- 
tager  le  mien,  mais  demain,  de  bonne  heure,  tout  sera  disposé  con- 
venablement pour  vous.  1) 

XLVII. 

Lolah  intervint  :  «  Maman  ,  dit-elle,  vous  savez  que  vous  n'avez 
pas  le  sommeil  très  bon  :  je  ne  souffrirai  pas  que  vous  soyez  dé- 
rangée de  la  sorte;  je  prendrai  Juanna  avec  moi;  nous  sommes 
minces  toutes  deux  et  tiendrons  moins  de  place...  Ne  dites  pas  non  : 
c'est  moi  qui  prendrai  soin  de  votre  nouvelle  pupille.  »  Mais  Ka- 
linka i'inlerrompil  :  elle  avait  aussi  de  la  compassion  el  un  lit. 

XLVIII. 

«  D'ailleurs,  ajoula-t-elle,  je  déteste  de  coucher  seule.  »  La  ma- 
trone fronça  le  sourcil  :  «  Pourquoi  cela?  —  Par  crainte  des  reve- 
nants; je  crois  voir  un  faulome  dans  chacune  des  colonnes  du  lit  ; 
cl  puis  j'ai  des  rêves  affreux  de  guèbrcs ,  de  giaours,  de  ginns  et  de 
goules.  —  Entre  vous  et  vos  rê.es,  répliqua  la  dame,  je  craindrais 
que  Juanna  ne  pût  ni  rêver  ni  dormir. 

XLIX. 

«  Vous  donc,  Lolah,  vous  continuerez  à  dormir  seule,  pour  rai- 
sons qu'il  est  inutile  d'expliquer;  vous  de  même,  Kalinka. jusqu'à 
nouvel  ordre;  je  metirai  Juanna  avec  Doudou,  qui  e.-.!  une  tille  Iran- 
quille  .  inolTensive,  silencieuse,  niodoslo,  el  qui  ne  passera  pas  la  \^ 
nuit  à  s'agiler  el  à  babiller.  Qu'en  diles-vous,  mon  enfant?... 
Doudou  ne  dit  rien,  car  ses  facultés  étaient  toutes  silencieuses. 


Mais  elle  se  leva,  baisa  la  matrone  sur  le  front ,  entre  les  deux 
yeux.  Lolah  et  Kalinka  sur  les  deux  joues:  puis  inclinant  légère- 
ment la  tète  (les  révérences  ne  sont  en  usage  m  chez  le^  Tuies  ni 
chez  les  G  recs) ,  elle  prit  Juanna  par  la  main  pour  la  conduire  à  I  en- 
droit où  elles  devaient  dorm:r  ensemble,  laissant  à  leur  ddpil  ses 
deux  compagnes,  qui  néanmoins  se  taisaient  par  respect. 


OlîlIVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


21c 


LI 

Le  dortoir  (appelé  en  turc  oda)  était  une  pièce  spacieuse;  le  long 
des  murs  élaient  rangés  des  lils,  des  loilelles...  et  liien  d"aiilres 
objets  (|ue  je  pourrais  décriie.  car  j'ai  tout  vu.  11  suffit  de  dire  que 
rien  n'y  niaïuiuait:  celait  en  somme  un  appartement  magnifique- 
ment meublé,  pourvu  de  tout  ce  que  les  dames  peuvent  désirer, 
sauf  un  ou  deux  objets;  et  encore  ceyx-là  se  trouvaient-ils  plus  à 
leur  portée  qu'elles  ne  s'en  doutaient. 

LU. 

Dûudou  ,  nous  l'avons  dit,  était  une  douce  créature  qui  séduisait 
sans  éblouir  :  elle  avait  les  trails  les  plus  réguliers  du  monde  ,  de 
ces  Iraits  que  les  peintres  ne  peuvent  saisir  aisé[nent,  taudis  qu'ils 
alliapent  du  premier  coup  les  visages  qui  pèchent  contre  les 
proportions,  ces  brusques  ébauches  de  la  nature  remplies  d'expres- 
sion bonne  ou  mauvaise,  qui  frappent  à  la  première  vue,  et  dont 
la  reproduclion  ,  agréable  ou  non  ,  est  toujours  ressemblante. 

LIH. 

Celait  un  suave  paysage  plein  d'harmonie,  de  calme  et  de  repos, 
luxuriant  et  fleuri ,  revêtu  de  celle  gaîlé  sans  éclat  qui,  si  elle  n'est 
]ias  le  bonheur,  en  approche  beau.:oup  plus  que  toutes  nos  grandes 
liassions  et  tout  ce  que  certaines  gens  qualilient  de  sublime.  Je  vou- 
drais les  voir  en  e.ss.iyer  :  j'ai  vu  les  lempêles  de  l'Océan  et  celles 
de  la  femme,  et  j'ai  plaint  les  amanls  plus  que  les  malelols. 

LIV. 

Dnudou  était  rêveuse  plutôt  que  mélancolique  ,  sérieuse  plutôt 
que  pensive,  et  par-dessus  tout  d'une  inaltérable  sérénité;  il  ne 
semblait  pas  que  jusque-là  ses  pensées  eussent  cessé  un  moment 
d'éire  chasics  !  Chose  étrange,  belle  et  à  dix-sept  ans,  elle  (laraissait 
ignorer  si  elle  était  blonde  ou  brune,  pelite  ou  grande  :  elle  n'avait 
jamais  songé  à  sa  personne. 

LV. 

C'est  pourquoi  elle  était  douce  et  bonne  comme  l'âge  d'or  (époque 
oij  l'or  élail  inconnu  ,  ce  qui  lui  a  valu  sou  nom  ;  de  même  qu'on  a 
dérivé  1res  habilement  lucus  de  non  liicere,  appelant  les  choses  non 
en  raison  de  ce  qui  est,  mais  en  raison  de  ce  qui  n'est  pas.  C'est  un 
siyle  devenu  1res  commun  dans  ce  siècle,  dont  le  diable  peut  bien 
décomposer  le  métal,  sans  jamais  le  déterminer 

LVL 

Je  pense  que  ce  pourrait  être  de  l'airain  deCorinthe,  mélange  de 
tous  les  mélaux,  mais  où  le  bronze  dominait).  Lecteur  indulgent! 
passez-moi  cette  longue  parenthèse  :  je  n'ai  pu  la  clore  plus  tôt,  par 
le  salut  de  mon  âme.  Mêliez  mes  fautes  dans  la  catégorie  des  vôtres; 
c'est  à-dire  accordez-leur  linterprétalion  la  plus  favorable...  vous  n'y 
consentez  pas...  peu  m'importe!  je  n'en  ferai  pas  moins  à  ma  tèie. 

LVIL 

11  est  temps  de  revenir  à  notre  simple  récit;  m'y  voilà...  Doudou, 
avec  une  amabilité  sans  affcclalion  ,  conduisit  Juan  ou  Juanna  dans 
tous  les  détours  de  ce  labyrinlhe  féminin ,  el  lui  décrivit  chaque 
endroit  (chose  élrange!)  en  très  peu  de  paroles.  Je  n'ai  qu'une  com- 
paraison ,  encore  est-elle  absurde  ,  pour  peindre  une  femme  éco- 
nome de  paroles  :  c'est  un  tonnerre  muet. 

LVIII. 

Puis,  causant  avec  elle  (je  dis  elle,  parce  que  Juan  était  encore  du 
genre  épicène,  en  apparence  du  moins ,  ce  qui  est  un  correclif  né- 
cessaire), Doudou  lui  donna  un  aperçu  des  coutumes  de  l'Orient  et 
de  la  chaste  inlégrilé  des  lois  de  ce  pays,  en  vertu  desquelles  plus 
un  harem  est  nombreux,  plus  strides  deviennent  les  obligations 
virginales  des  beautés  surnuméraires. 

LIX. 

Puis  elle  posa  chastement  ses  lèvres  sur  la  joue  de  Juanna.  Dou- 
dou aimait  beaucoup  à  baiser...  à  quoi,  sans  doute,  nul  ne  peut 
trouver  à  redire  ,  car  c'est  un  plaisir  l'oit  doux  pourvu  qu'il  soil  in- 
noceni;  et  entre  femmes  un  baiser  ne  signifie  rien,  si  ce  n'est 
qu'elles  n'ont  pour  le  moment  rien  de  mieux  ou  de  plus  nouveau  à 
faire.  Baise l'nne  avec  aise,  en  réalité  comme  en  vers...  Plùl  au  ciel 
qu'il  n'en  résultât  jamais  de  plus  tristes  conséquences  I 

LX. 

Dans  la  sécurité  de  l'innocence,  elle  se  déshabilla,  ceAUi^o*  lui 
coûta  pas  grande  peine:  enfant  de  la  nature,  elle  éiajLjAÉ'ic  sans 
art.  Si  parfois  il  lui  arrivait  de  jeter  un  coup  d'iv^j^i  miroir , 


c'était  comme  le  faon  qui,  eu  bondissant  sur  les  bords  du  lac,  y 
voit  passer  rapidement  son  image  ,  et  revient  sur  ses  pas  pour  ad- 
mirer ce  nouvel  habitant  de  l'onde. 

LXI. 

Elle  quitta  donc,  l'une  après  l'autre,  toutes  les  parties  do  sonvê- 
leinent;  mais  ce  ne  fnl  pas  sans  avoir  d'abord  offert  son  aide  à  la 
belle  Juanna.  qui,  par  excès  de  modestie,  n'accepta  point  cette  obli- 
geance. La  chose  passa  ainsi,  car  elle  ne  pouvait  faire  moins:  ce- 
pendant elle  paya  un  peu  cher  celte  politesse,  en  se  piquant  les 
doigts  avec  ces  maudites  épingles,  qui  furent  inventées  sans  doute 

pour  nos  péchés 

LXll. 

Et  qui  font  d'une  femme  une  espèce  de  porc-épic,  qu'on  ne  doit 
point  loucher  sans  précaution.  Redoutez-les  surtout,  ô  vous  que  le 
destin  réserve,  comme  cela  m'est  arrivé  dans  ma  jeunesse,  à  servir 
de  femme  de  chambre  à  une  dame...  enfant,  je  fis  de  mon  mieux, 
el  l'habillai  pour  un  bal  masqué;  j'enfonçai  les  épingles  en  nombre 
suffisant,  mais  pas  toujours  à  leur  véritable  place. 

LXIII. 

Mais  les  gens  sages  traiteront  tout  cela  de  futilités,  et  j'aime  la 
sagesse  plus  qu'elle  ne  m'aime  ;  j'ai  une  tendance  à  philosopher  sur 
tout,  sur  un  tyran,  sur  un  arbre...  ce  qui  n'empêche  pas  la  Science, 
cette  vierge  immaculée,  de  continuer  à  me  fuir.  Que  somnies-nous? 
d'où  venons-nous?  quelle  sera  notre  existence  ultérieure'?  qu'est 
noire  existence  présente?...  Toutes  questions  insolubles  et  qui, 
pourtant,  reviennent  sans  cesse. 

LXIV. 

Un  silence  profond  régnait  dans  l'appartement  ;  les  lampes^  espa- 
cées entre  elles,  ne  jetaient  qu'une  lumière  incertaine,  et  le  sum- 
med planait  sur  les  formes  charmantes  des  belles  habitantes  de  ces 
lieux.  Si  des  esprits  reviennent  de  l'autre  monde,  c'est  ici  (|u'ils  de- 
vraient errer  dans  leur  appareil  le  plus  aérien.  Dans  celle  charmante 
diversion  à  leurs  promenades  sépulcrales,  ils  feraient  preuve  d'un 
meilleur  goût  qu'en  continuant  de  hanter  leurs  vieilles  ruines. 

LXV. 

Là  reposait  un  cercle  nombreux  de  beautés,  pareilles  à  des  fleurs 
difl'éienles  de  teintes,  de  patrie,  d'attitude,  transplantées  dans  une 
terre  lointaine,  où  elles  croissent  à  grands  frais,  àforce  de  soins  et 
de  chaleur.  L'une  avec  sa  chevelure  châtaine,  nouée  négligemment, 
el  son  beau  front  doucement  incliné,  comme  le  fruit  qui  se  balance 
au  rameau,  sommeillait  avec  une  respiration  calme,  et  ses  lèvres* 
entr'ouverles  laissaient  voir  de  blanches  perles. 

LXYL 

L'autre,  dans  un  rêve  brûlant  et  délicieux,  appuyait  sur  un  bras 
rond  et  blanc  sa  joue  rougissante;  et  les  boucles  abondantes  de  sa 
noire  chevelure  se  rassemblaient  sur  son  front.  Souriant  au  milieu 
de  son  rêve,  comme  la  lune  qui  perce  un  nuage,  elle  découvrait  la 
moitié  de  ses  charmes  en  s'agitant  sous  son  linceul  de  neige.  On  eût 
dit  que  mille  beautés  secrètes  profilaient  de  l'heure  discrète  de  la 
nuit,  pour  se  montrer  timidement  à  la  lumière... 

LXVII. 

N'y  a-t-il  point  là  contradiction  ?  non  ,  sans  doute  :  il  élait  nuit; 
mais',  comme  je  l'ai  dit,  la  salle  élait  éclairée  par  des  lampes.  Une 
troisième,  dans  ses  traits  pâles,  ofl'rail  l'image  de  la  douleur  emlor- 
mie.  Aux  soulèvements  de  son  sein,  on  voyait  qu'elle  rêvait  d'un 
lointain  rivage  chéri'et  regretté;  et  des  larmes  glissaient  lentement 
à  travers  les  franges  noires  de  ses  cils,  comme  la  rosée  de  la  nuit 
brille  sur  les  sombres  rameaux  d'un  cyprès. 

LXVIIL 

Une  quatrième,  immobile  comme  une  statue  de  marbre,  dormait 
d'un  sommeil  profond,  muet,  sans  respiration  ;  blanche  ,  froide  et 
pure  comme  un  ruisseau  glacé,  ou  le  minaret  de  neige  d'un  pic  des 
Alpes,  ou  l'épouse  de  Loth  changée  en  sel...  ou  tout  ce  qu'il  vous 
plaira...  Voilà  un  monceau  de  comparaisons;  choisissez  et  prenez... 
ou  contentez-vous  d'une  figure  de  femme  sculptée  sur  une  tombe. 

LXIX. 

Mais  en  voilà  une  cinquième...  qu'est-ce?  une  dame  «d'un  cer- 
tain âge,  »  Ci  qui  veut  dire  certainement  âgée...  j'ignore  de  com- 
bien d'années  .  n'ayant  jamais  compté  pour  une  femme  au-delà  de 
dix-neuf;  enfin,  elle  élail  là  qui  dormait,  un  peu  moins  belle 
qu'avant  celle  désolante  période  qui  met  à  la  relraile  hommes  et 
femmes,  et  les  envoie  méditer  sur  leurs  péchés  et  sur  eux-mêmes. 


316 


LKS  VEII.LftKS  I.ITTI-UAII'.KS  ll.l.l'STRt'lKS. 


lAX. 

Mais  DoikIoii,  itendaiU  re  tciiips-lh,  rommcnl  dormail-clln?  rom- 
moiil  i.^;ii;-cllft*  ccsl  cc  (|U.'  les  iTehrirlu-s  les  |.lns  exjrics  noiil 
(III  me  fiiiie  décoiivrir,  el  je  ne  vduilnii*  pas  ajnuler  un  mol  (|iii  ne 
fùl  >rni.  Mais  Ncrs  la  moilié  de  la  niiil.  à  llieiire  où  la  lumière  des 
lampes  hlcuil  el  vacille,  où  les  fantômes  planent  ou  semblent  pla- 
ner au#  regards  de  ceux  qui  aiment  pareille  société,  soudain  I>ou- 
dou  pousse  un  cri... 

LXXI. 

l'n  cri  si  aipu,  que  toute  l'oda  s'éveilla  en  sursaut  et  dans  une 
ronfusion  pénérale.  De  tous  les  points  de  la  salle,  matrones,  vierges, 
et  celles  dont  un  ne  pou- 
vait dire  qu'elles  fussent 
l'une  ou  l'autre,  accou- 
rurent en  foule,  se  pous- 
sant .  conune  les  vagues 
(le  I Océan,  toutes  trem- 
blaiiles,  étonnées,  et  ne 
sachant  pas  plus  que  moi 
romiiient  la  paisible 
Dondou  avait  pu  s'éveil- 
Itr  si  brusquement. 

LXXII. 

Elle  était  effectivement 
bien  éveillée  ;  autour  de 
son  lit  accouraient  , 
d'un  pas  léper,  mais  pré- 
cipité, toutes  .ses  compa- 
gnes avec  leurs  robes  de 
nuit  flottantes  ,  les  che- 
veux épars,  le  regard  cu- 
rieux, le  sein,  les  bras  et 
les  pieds  nus, et  plus  bril- 
lants qu'aucun  météore 
enfante  parle  pôle...  El- 
les s'informèrent  de  la 
cause  de  son  elTroi ,  car 
elle  semblait  agitée,  con- 
fuse, épouvantée;  ses 
veux  étaient  dilatés  et  ses 
joues  plus  rouges  encore 
que  de  coutume. 

LXXIII. 

Mais  ce  qui  est  surpre- 
nant... et  ce  qui  montre 
tout  ce  que  vaut  un  bon 
somme...  Juanna  dor- 
mait profondément;  ja- 
mais époux  ne  ronfla 
d'aussi  bon  cœur  auprès 
de  sa  légitime  moitié.  Les 
clameurs  ne  purent  la 
liier  lie  cet  état  de  béati- 
tude; il  fallut  la  secouer, 
du  moins  on  le  dit  ;  alors 
enfin  elle  ouvrit  de 
grands  yeux  el  bâilla  d'un 
air  de  modeste  surprise. 

LXXIV. 

Alors  commença  une 
stricte  investigation. Com- 
me toulesparlaienl  Ma  foisel  plus  qu'une  fois  chacune, exprimant  leurs 
eiinjectures  el  leur  étonnement,  el  demandant  le  récit  de  cc  qui 
s'était  passé,  un  homme  d'esprit  cl  un  sot  eussent  été  également 
embarrassés  de  répondre  d'une  manière  intelligible.  Doudou  n'avait 
jamais  passé  pour  manquer  de  sens  ;  mais  n'étant  pas  «  orateur 
comme  Brutus»  (i),  on  ne  put  d'abord  en  tirer  aucune  explication. 

LXXV. 

Enfin,  elle  dit  que,  dormant  profondément,  elle  avait  rêvé  qu'elle 
se  promenait  dans  une  forêt  ..  une  forêt  obscure,  comme  celle  où 
se  trouva  Dante  à  mi-clicmin  de  la  vie.  à  l'Age  où  tous  les  hommes 
deviennent  bons,  où  les  dames,  couronnées  de  vertu,  sont  moin; 
l'xposéos  à  ce  que  leurs  amants  leur  manquent  de  respect.  H  lui 
«emblait  que  celle  furél  était  pleine  de  fruits  magnifiques  et  d'arbres 
il  végétation  vigoureuse  cl  à  larges  racines. 

vt)  Paroles  d'Antoine  dans  le  Jules  César  de  Shakespecre. 


U  était  donc  sur  les  remparts. 


lAXVI. 

El  au  milieu,  croissait  une  pomme  d'or...  une  reineilc  d'une 
grosseur  prodigieuse...  mais  suspen<lueh  une  triq)  grande  hauteur. 
Elle  la  contempla  d'un  œil  avide;  puis  elle  se  mil  ii  jclcr  des  pierres 
el  tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main,  pour  faire  tomber  ce  fruii 
qui  s'obstinait  méchamment  h  ne  pas  quitter  le  rameau  où  il  se  ba- 
lançait à  ses  }cux ,  toujours  h  une  hauteur  elTrayaotc. 

LXXVIl. 

Tout-h-coup.  lorsqu'elle  n'en  espérait  plus  rien,  il  tomba  de  lui- 
même  h  ses  pieds.  Son  premier  mouvement  fut  de  se  baisser,  de  le 

ramasser  et  d  y  porter  la 
dent  ;  mais  au  moment 
où  ses  jeunes  lèvres  s'ou- 
vraient pour  presser  le 
fruit  d'or  de  son  rêve,  il 
en  sortit  une  abrille  qui 
lui  enfonça  son  dard  au 
fond  du  c'reur;  el  alors... 
elle  avait  poussé  un  grand 
cri  et  s'était  éveillée  en 
sursaut. 

LXXVIII. 

Elle  fil  ce  récit  avec 
une  sorte  de  confusion 
cl  d'embarras,  ce  qu'on 
éprouve  ordmairement 
après  un  rêve  pénible, 
quand  on  n'a  personne 
autour  de  soi  pour  en 
démontrer  l'illusion  et 
l'extravagance.  J'en  ai  vu 
de  singuliers  iiui  .sem- 
blaient avoir  un  sens  réel- 
lement prophétique ,  et 
offrir  une  «étrange  coïn- 
cidence, »  selon  I  expres- 
sion en  usage  de  nos 
jours  (I). 

I.XXIX. 

Les  odalisques  ,  qui  a- 
vaienl  redouté  qucl(|ue 
grand  malheur, commcn- 
cirent,  comme  on  fait  a- 
prè-s  une  fausse  alarme  . 
à  gronder  un  peu  Dou- 
dou d'avoir  troublé  pour 
rien  leur  sommeil.  La 
matrone  .lussi ,  courrou- 
cée d'avoir  quitté  son  lit 
bien  chaud  pour  enten- 
dre le  récit  d'un  rêve , 
réprimanda  la  pauvre  fil- 
le, qui  se  contenta  de 
soupirer  en  disant  qu'elle 
était  bien  fâchée  d'avoir 
crié. 

LXXX. 


«  J'ai  entendu  conter 
des  histoires  d'un  coq  el 
d'un  taureau:  mais  pour 
un  rêve  où  il  ne  s'agit 
que  d'une  pomme  el  d'une  abeille,  interrompre  notre  repos  naturel 
et  faire  lever  l'oda  tout  entière  à  trois  heures  el  demie  du  malin, 
certes,  il  y  a  de  quoi  nous  faire  penser  ^uc  la  lune  est  dans  son 
plein.   Assurément,  vous  n'êtes  pas  tout-à-fait  bien,  mon  enfant  ! 
Nous  verrons  ce  que  dira  demain  de  cette  vision  hystérique  le  mé- 
decin de  Sa  Hautesse. 

LXXXL 

'(  El  celle  pauvre  Juanna,  encore,  la  première  nuit  que  cette  en- 
fant pas.se  chez  nous,  avoir  son  repos  troublé  par  une  telle  cla- 
meur!. ...  J'av.iis  cm  convenable  de  ne  pas  faire  coucher  .seule 
celle  jeune  étrangère,  el  je  croyais  qu'elle  pa.«serait  nue  bonne 
nuit  avec  vous,  qui  êtes  la  plus  "tranquille  de  toutes;  mais  je  dois 
maintenant  la  confier  aux  soins  de  Lolah.  bien  que  son  lit  soit 
moins  large. 

(I  )  Dans  le  procès  rie  l.i  reine  Caroline. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  B^RON. 


217 


LXXXII. 

A  celte  proposition,  les  yeux  de  Lolah  brillèrent;  mais  la  pau- 
vre Doutlou ,  avec  de  grosses  larmes,  causées  parson  rêve  ou  par 
la  réprimande,  demanda  en  grAce  le  pardon  de  celte  première  faute, 
ajoutant,  d'une  voix  douce  et  suppliante  qu'on  voulût  bien  au 
moins  laisser  Juanna  auprès  d'elle,  et  qu'à  l'avenir  elle  garderait 
ses  rêves  pour  elle  seule. 

LXXXIII. 

D'ailleurs  elle  promettait  de  ne  plus  rêver  désormais  ou  du  moins 
de  ne  plus  rêver  si  haut...  elle  ne  comprenait  pas  comment  elle  avait 
crié...  c'était  une  sotte  idée,  un  mouvement  nerveux,   ou  même  , 
elle  devait  l'avouer,  une 
complète  hallucination  et 
un  juste  objet  de  moque- 
rie... Mais  elle  se  sentait 
abattue  :  dans  quelques 
heures  elle   aurait  sur- 
monté cette  faiblesse  et 
serait  tout-à-fait  rétablie. 

LXXXIV. 

Ici  Juanna  intervint 
charitablement  ,  disant 
qu'elle  se  trouvait  fort 
bien  où  elle  était,  comme 
le  prouvait  son  profond 
sommeil  au  moment  mê- 
me où  un  bruit  pareil  à 
celui  du  tocsin  résonnait 
de  tous  côtés;  elle  ne  se 
sentait  nullement  dispo- 
sée à  quitter  son  aimable 
compagne ,  laquelle  n'a- 
vait d'autre  tort  que  d'a- 
voir mal  rêvé. 

LXXXV. 

Tandis  que  Juanna  par- 
lait ainsi,  Doudou  se  dé- 
tourna et  cacha  son  vi- 
sage dans  le  sein  de  sa 
compagne;  on  ne  voyait 
plus  que  son  cou,  qui  en 
ce  moment  avait  la  cou- 
leur d'un  bouton  de  rose. 
Je  ne  saurais  dire  pour- 
quoi elle  rougit,  ni  expli- 
quer celte  interruption 
du  repos  général  ;  mais 
à  coup  sûr  mon  récit  a 
toute  la  véracité  qui  rè- 
gne dans  ceux  de  notre 
époque. 

LXXXVI. 

Donc,  disons  leur  bon- 
ne nuit...  ou  si  vous  l'ai- 
mez mieux  bonjour...  car 
le  coq  avait  chanté  et  la 
lumière  commençait  à  do- 
rer les  monts  asiatiques. 
Le  croissant  de  la  mos- 
quée brillait  aux  regards 
de  lalongueearavanequi, 
sous  la  fraîcheur  de  la 

rosée  matinale,  tournait  lenlement  les  pentes  de  celle  ceinture  ro- 
Hieiise  de  l'Asie  ,  aux  lieux  où  le  Kaff  domine  sur  les  campagnes 


Il  balafra  la  cuisse  de  l'un  et  fendit  l'épaule  de  l'autre. 


des  Kurdes. 


LXXXVII. 


Au  premier  rayon  ou  pliilot  à  la  première  lueur  grisâtre  du  ma- 
tin, Gulbeyaz  quitta  sa  couche  inquièle  :  pâle  comme  la  passion  à 
cette  heure,  le  cœur  brisé  ,  elle  mit  son  manteau,  ses  bijoux ,  son 
voile  Le  rossignol  exhalant  son  chant  de  tristesse,  le  sein  percé  dit 
la  fable,  d'une  épine  cruelle,  est  plus  léger  de  cœur  et  de  voix  que 
ces  êtres  passionnés  ,  auteurs  insensés  de  leurs  propres  maux. 

LXXXVIII. 

Et  voilà  justement  la  morale  de  celte  composition,  si  l'on  voulait 
s  allaclier  au  veritable  sens;  mais  les  lecteurs  cliarilables  ont  tous 
e  don  de  lermer  à  la  lumière  leurs  organes  visuels .  tandis  que 
les  charitables  écrivains   se  plaisent  à  s'élever  les  uns  conire  les 


aulres  ;  ce  qui  est  très  naturel,  leur  nombre  étant  trop  grand  pour 
qu'on  puisse  loi  fla't;,r  tous. 

LXXXIX. 

La  sultane  quitta  donc  un  lit  magnifique,  plus  douillet  que  celui 
du  douillet  Sybarite,  dont  la  peau  délicate  ne  pouvait  supporlersous 
lui  le  pli  d'une  feuille  de  rose,  lïlle  se  leva  si  belle,  que  l'art  de  la 
toilette  ne  pouvait  rien  pour  elle,  quoique  pâlie  par  les  luttes  entre 
l'amour  et  son  orgueil.  D'ailleurs  sa  funeste  passion  l'agitait  à  tel 
point,  qu'elle  ne  donna  même  pas  un  coup  d'œil  au  miroir. 

XC. 

A  peu  près  à  la  même  heure,  peut-être  un  peu  plus  tard,  se  leva 

son  illustre  époux,  subli- 
me possesseur  de  trenle 
royaumes  et  d'une  femme 
qui  l'avait  en  horreur... 
Mais  dans  ce  climat  (du 
moins  pour  ceux  à  qui 
leur  bien  permet  de  tenir 
au  complet  la  cargaison 
conjugale),  cette  circon- 
stance estheaucoup  moins 
importante  que  dans  les 
pays  où  deux  femmes 
forment  un  chargement 
prohibé. 

XCI. 

Il  ne  prenait  pas  grand 
souci  à  cet  égard  ni  mô- 
me à  tout  autre.  En  sa 
qualilé  d'homme ,  il  lui 
fallait  sous  la  main  une 
jolie  femme,  comme  à  tel 
il  faut  un  éventail  ;  c'est 
pourquoi  il  avait  une  ri- 
che provision  de  Circas- 
siennes  pour  s'amuserau 
sortir  du  divan.  Toutefois 
il  éprouvait  depuis  peu, 
pour  les  charmes  de  son 
épouse,  je  ne  sais  quel 
accès  d'amour  ou  de  de- 
voir. 

XCII. 


Il  se  leva  donc ,  et  a- 
près  les  ablutions  com- 
mandées par  les  usages 
de  l'Orient,  ayant  termi- 
né ses  prières  et  autres 
évolutions  pieuses,  il  prit 
au  moins  six  tasses  de  ca- 
fé ,  puis  alla  savoir  des 
nouvelles  des  Russes, dont 
les  victoires  s'étaient  ré- 
cemment multipliées  sous 
le  règne  de  Catherine, 
celle  que  la  gloire  procla- 
me encore  la  plus  gran- 
de des  souveraines  et  des 
câlins. 

XCIII. 

0  toi ,  grand  et  légiti- 
me Alexandre,  fils  de  son 
fils,  que  cette  dernière  é- 
pitliète  ne  t'ofTense  point, 
si  elle  arrive  jusqu'à  toi  I...  Et  eu  effet,  de  nos  jours,  les  vers  vont 
presque  jusqu'à  Pelersbourg,  et  grâce  à  leur  redoutable  impulsion, 
les  vagues  giganlesques  du  lleuve  de  la  liberté  vont  mêler  leur 

murmure  aux  mugissements  de  la  Baltique Pourvu  que  lu  sois 

le  fils  de  ton  père,  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut  à  moi. 

XCIV. 

Appeler  les  gens  fils  de  l'amour  ,  ou  proclamer  leurs  mères  les 
antipodes  de  Timon  ,  ce  hn'isseur  du  genre  humain,  ce  seiait  une 
honte,  une  calomnie  ou  tout  ce  qu  il  peut  plaire  à  la  rime  ;  mais 
les  a'ieux  sont  le  gibier  de  l'histoire,  et  si  le  faux  pas  d'une  daine 
imprimait  un  sceau  de  réprobation  sur  tonles  les  générations  ulté- 
rieures, je  voudrais  bien  savoir  quelle  généalogie  pourrait  mon- 
trer les  gens  les  plus  fiers  de  leur  naissance. 

XCV. 

Pi  Catherine  cl  le  sultan  avaientcompris  leurs  vrais  iutérêls,  chose 


21R 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSRTÉES. 


clmil  les  rois  se  doiilcnl  rnrcmcnl  jusqu'à  ce  que  de  rudes  lci;ons 
\ii'iiiioiit  III  |pura|ip'iMidi('.il  javait  un  mDVPii.pi'iilMn?  liasnrdtMit, 
lit!  li'iiiiiiK'r,  l'Mir  chlTiictuI  sans  I  aille  des  iniiicos  cl  des  |ilt'-ni|)i>- 
Iciiliiiiies  :  r'('lait  de  ri-iivover  ,  rllo  ces  fr;irdp«  ,  lui  fon  harem  ,  el 
iltiaiil  au  reste,  desabuuclièr  el  dcs'arraiiger  Ji  l'auiiable. 

XCVI. 

M.ii<  dans  lï-lat  aciuci.  Sa  Ilaulcsso  diail  oblipén  de  tenir  conseil 
cliaiiiic  jour  sur  les  iiinM'n'i  di-  rùsisl.-r  ù  colli'  liclliiiuousc  mài:l-vc. 
ccll>'  uiiidi-rut'  aiiia/.iiiic.  fclle  reine  des  riM|uincs;  fl  la  pcriilexilé 
('■lail  grande  parmi  l<'s  C(doniies  de  IKlal;  car  les  affaires  pèsL-nl 
(|iii<l(|ucroisd'un  poids  un  peu  lourd  sur  les  épaules  de  ecux  qui 
n'uni  pas  la  ressource  d'élalilir  un  nouvel  inipùt. 


Ci'pmdani  Gulhevaz,  quand  le  sullan  fui  parti,  se  rclihi  dans  son 
houdoir,  lieu  cliaiiûanl  pour  l'auioiir  ou  le  déjeuner  :  lieu  retiré, 
ciinunodo,  soliiairc,  pourvu  de  tous  les  agrément  qui  enihcllisseiil 
c.sjdvrn.x  réd'iils...  .Mainte  pierre  pri^cieuse  élineclall  sur  les  lain- 
lins.  Inaint  v.iso  de  porcelaine  contenait  des  fleurs  emprisonnées, 
captives  (|ui  clmraieut  les  heures  d'un  captif. 

XCVIII. 

La  nacre,  le  porphyre  el  le  marbre  décoraient  h  l'cnvl  ce  soinp- 
tuiMix  séjour.  On  entenilait  audchors  le  gazouillement  des  oisi'au.x, 
el  les  vitraux  peints  qui  éclairaient  celle  retraite  enchantée  coloraient 
de  nuances  variées  ions  les  rayons  du  jour...  Mais  inulc  dcscri|)lion 
reste  au  dessous  de  l'cIVel  réel  :  il  vaut  donc  mieux  ne  point  trop 
insister  sur  les  détails;  une  esquisse  suffit l'imaginaliuii  du  lec- 
teur fera  le  reste. 

XCIX. 

C'est  là  qu'elle  ût  venir  Baba,  lui  redemanda  don  Juan  cl  l'inter- 
rogea sur  ce  qui  s'élait  passé  depuis  le  déport  des  odalisques,  lîlle 
voulut  .savoir  si  le  jeune  homme  avait  partagé  leur  appartement,  si 
toute  chose  avait  été  conduite  convcnanlement  el  s'il  était  resté  dé- 
guisé el  inconnu  comme  il  devait  l'être.  Mais  ce  qu'elle  exigeait  qu  un 
lui  apprit  avant  tout,  c'était  oii  Cl  comment  il  avait  passe  la  nuit. 

C. 

Baba  répondit  avec  un  certain  embarras  à  ce  long  catéchisme, 
dans  lequel  les  questions  étaient  plus  faciles  à  faire  que  les  répon- 
ses   .'11  avait  fait  S(m  pos.-iblc,  dit-il,  pour  accomplIrlalAchc  pre- 
scrite.u  Néanmoins  on  voyait  qu'il  cachaii  un  point,  el  snn  hésitation 
K'  tialiissait  plus  qu'elle  ne  le  masquait.  Il  se  grattait  l'oreille ,  infail- 
lible recours  des  gens  embarrassés. 

Cl. 

Gulbeyaz  n'était  pas  un  modèle  de  paliftnce,  et  qu'il  s'agit  do  paro- 
les ou  d'actes,  elle  ne  savait  pas  allondre;  dans  lout  genre  de  con- 
versation elle  exigeait  qu'on  fût  prompt  à  la  réplique.  Lorsiiu'elle  vit 
Halia  bronclier  comme  un  vieux  cheval ,  elle  l'embarrassa  par  do 
nouvelles  questions;  et  comme  les  paroles  du  pauvre  eunuque  de- 
venaient de  plus  en  plus  dicousucs,  le  visage  de  la  dame  s'enllaïu- 
ina;  ses  yeux  étincelèrenl,  les  veines  d'azur  de  sou  front  se  goullè- 
rent  et  se  rembruuirenl. 

Cil. 

Quand  Baba  reconnut  ces  symptômes  qui  ne  lui  présageaient  rien 
de  boi^.  il  la  supplia  de  se  calmer  el  de  l'entendre  jusqu'au  bout... 
ce  qu'il  allait  raconter,  il  n'avait  point  été  maître  de  l'empêcher  : 
alors  il  avoua  erilin  que  Juan  avail  été  confié  aux  soins  de  Doudou, 
comme  nous  lavons  raconté;  mais  il  répéta  que  ce  n'était  pas  sa 
faute,  el  le  jura  [lar  le  Koran  et  le  diameau  sacré  de  Mahomet. 

cm. 

"  La  matrone  de  l'oda,  seule  chargée  de  la  discipline  du  harem, 
avait  tout  réglé  elle  même.  aussiiOtque  les  jeunes  filles  élaient  ren- 
trées dans  leur  appartement ,  car  c'est  h  la  porte  de  ce  lieu  que  s'ar- 
rêtaient les  fonctions  de  Baba;  el  lui  (le  susdit  Baba  )  n'avait  pas 
<'sé  en  ce  moment pou.sser  les  précautions  plus  loin,  de  crainte  d'ex- 
citer des  soupçons  qui  auraient  empiré  les  choses. 

CIV. 

«  11  espérait,  il  était  même  sûr  que  Juan  ne  s'était  pas  trahi.  On  ne 
pouvait  douter  que  sa  conduite  n'eût  été  pure,  vu  qu'un  acie  insensé 
ou  imprudent  non-seulement  eût  compromis  sa  sûreté,  mais  Icût 

fait  mettre  dans  un  sac  el  jeter  à  la  mer »  Ainsi  Baba  parla  de 

tout,  sauf  du  rêve  de  Doudou,  qui  n'était  pas  un  jeu. 

CV. 
Il  laissa, discrèlemenl  ce  fait  de  ciMé  el  continua  de  pérorer 11 


pérorerait  encore,  débitant  toutes lesréponscs  qui  lui  wraienl  venues 
par  la  léle  ,  lanl  était   prolunile  l'anguisse  oui  serrait  coin  ne    un 

élan  le  finntdo  Gulbeyaz mais  Ica  joues  de  la  dame  prirent  une 

teinie  rpndréc;  ses  oreilles  tintèrent,  la  tête  lui  tuurna comme  si  elle 
eût  ri'çu  un  coup  violent:  cl  la  ro.sée  îles  pfineji  du  cœur  coula  ra- 
pide et  (.'lacée  sur  son  beau  front,  comme  tombe  sur  un  lis  la  rosée 
du  malin. 

CVI. 

Bien  qu'elle  ne  fût  pas  du  nombiedes  fcmme<i  h  évnnouisscmcnls; 
Baba  crut  qu'elle  allait  perdre  eonnaissanco.  en  quoi  il  so  trompa... 
ce  n'élail  qu'une  eonvul»ir)n  pas.<iapère,  mais  qu'aucune  parole  ne 
saurait  décrire.  Nous  avons  tous  entendu  nommer,  et  quelques-uns 
connaissent  par  expérience  cet  ané.mtissemenl  total  qu  un  éprouve 
en    face  d'événements   toul-à-fail    surnaturels  :  Gulbeyaz    nentit 

dans  celte  courte  aL'oniece  quelle  n'aurait  jamais  pu  exprimer 

comment  le  pourrais-je,  moi? 

CVll. 

Klle  resta  un  moment,  comme  la  pythonissesurson  trépied,  lor- 
lurée,  assié^-'éede  ces  inspirations  qu'enfante  la  détresse  même,  alors 
que  toutes  les  fibres  du  cœur  sont  violetnment  tirées  en  divers  sens 
comme  par  des  chevaux  indomptés.  Puis  d  in-tanl  en  instant  vcs  for- 
ces diminuèrent,  son  énergie  s'alTaililJt;  elle  retomba  lenteinenl  sur 
son  siège  el  appuya  sa  tête  convulsive  sur  ses  genoux  Ireoiblaiits. 

CVllI. 

Son  visage  était  caché;  sa  chevelure  rclombanlen  longues  tresses, 
pareilles  aux  rameaux  du  saule  pleureur,  balayait  le  marbre  devant 
le  siège  ou  plulùl  le  sofa  (car  c  était  une  basse  el  moelleosc  ulto- 
mine,  toute  garnie  de  coussins).  Lu  sombre  ilé.sespuir  soul'-vait  et 
abaissait  son  sein,  pareil  à  )a  vague  qui  se  précipite  sur  unecûte,  où 
lies  rochere  arrêlcul  sa  course  en  recevant  ses  assauts. 

CIX. 

Sa  tôle  90  penchait  en  avant,  et  ses  longs  cheveux  tombant!;  dé- 
robaient ses  trails  mieux  que  n'eût  fait  un  voile;  sur  rollomanc 
reposait  une  de  ses  mains,  inanimée,  blanche  comme  la  cire  ou 
comme  lalbftlro.  Que  ne  suis-je  peintre  pour  grouper  tout  cequ'un 
poète  doit  éiiumérer  longnemenll  ^.lui'  n'ai-je  des  couleurs  au  lieu 
de  parole»!  I  mais  les  paroles  sont  des  teintes  qui  pourront  toujours 
servir  d'esquisse  ou  d'indices. 

ex. 

Baba,  qui  savait  par  experience  quand  il  fallait  parler  ou  se  taire, 
n'ouvrit  point  la  buuche,  attendant  (pie  la  crise  lût  passée,  el  n'o- 
sant contrarier  ni  les  paroles  ni  le  silence  de  sa  mHitresse.  Kniin 
elle  se  leva  et  parcourut  la  chambre  à  pas  lents,  mais  toujours  silen- 
cieuse ;  et  son  front  s'éclaircit ,  mais  son  regard  demeura  troublé  : 
le  vent  tombé,  la  mer  était  encore  houleuse. 

CXI. 

Elle  s'arrêta  cl  releva  la  tête  pour  parler...  mais  elle  se  retint 
encore,  puis  se  remit  à  marcher,  tanlùt  d'un  pas  précipité,  lantùt 
lentement;  cequiesl généralement  l'indiced'une  prufunile  émotion... 
On  pourrait  deviner  un  sentiment  dans  chaque  pas  de  l'homme, 
comme  Salluste  l'a  observé  dans  Catilina,  qui,  agile  par  les  dcmoas 
de  toutes  les  passions,  trahissait  leurs  combats  par  sa  démarche. 

CXIl. 

Gulbeyaz  enfin  s'arrêta,  el  faisant  signe  h  l'eunuque  :  «  Esclave! 
amène  lès  deux  esclaves  I  «dit-elle  d'une  voix  bas.se,  uiais  que  Haba 
ne  se  sentit  |ias  d'humeur  à  braver.  Pourtant  il  tressaillit,  mani- 
festa quelque  hésitation  et  (quoiqu  il  eût  parfaitement  compris;  sup- 
plia Sa  llaulesse  de  vouloir  bien  lui  dire  quels  e.~claves  elle  enten- 
dait désigner,  dans  la  craiute  d'une  méprise  nouvelle. 

CXllI. 

«  La  Géorgienne  et  son  amant!  »  répondit  l'impériale  épouse 

puis  elle  .ajouta  :  «  Que  le  baleau  soit  prêt  vers  lu  pur^j^eerèie  du 
sérail!  tu  sais  le  resle.  a  En  dépit  de  son  amour  otTense  et  de  sui 
orgueil  féroce,  ces  paroles  avaient  peine  à  sortir  de  sa  bnuclie  ;  Uaha 
le  remarqua,  non  sans  une  satisfaction  secrète,  et  la  cmijura,  par 
loub  les  poils  de  la  barbe  de  Mahomet,  de  révoquer  cel  orvire. 

CXIV. 

«  Entendre,  c'est  obéir,  dit-il;  néanmoins, sullanc,  songez  aux 
conséquences.  Non  que  je  ne  sois  prêt  à  exécuter  vos  ordres,  dans 
leur  sens  même  le  plus  rigoureux;  mais  tant  de  précipilatiun  peut 
avoir  des  .suites  funestes,  même  pour  vous  ;  je  ne  parle  pas  de 
votre  ruiue  personnelle,  en  cas  d'une  découverte  prématurée-.. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


210 


CXV. 

«  11  ne  s'agit  que  de  vos  propres  sentiments.  Lors  môme  que  cet 
a(Ti-eux  spcret  resterait  enseveli  sous  les  vagues  qui,  dans  leurs  tu- 
neslcs  abîmes,  recouvrent  déjà  tant  de  cœurs  jadis  palpilauls  d'a- 
mour... vous  aimez  cejeiine  homme,  ce  nouvel  hôte  du  sérail ,  et 

si  vous  employez  ce  remède  violent excusez  ma  franchise,  mais 

je  vous  assure  que  le  tuer  n'est  pas  le  moyen  de  vous  guérir. 

CXVI. 

«  Et  que  sais-tu  de  l'amour  et  du  sentiment!...  Sors,  misérable! 
s'écric-telle,  lesyeu.x  enflammés  de  fureur...  Sors,  et  cours  exécu- 
ter rues  ordres.  »' Baba  disparut  sans  pousser  plus  loin  ses  remon- 
trances ,  car  il  savait  que  ce  serait  se  faire  son  propre  bourreau;  et 
bien  qu'il  désirât  vivement  sortir  de  ce  mauvais  pas  sans  qu'il  en 
résultât  aucun  mal  pour  personne,  cependant  il  faisait  encore  plus 
de  cas  de  son  propre  cou  que  de  celui  des  autres. 

CXVII. 

11  courut  donc  remplir  sa  mission  ,  non  sans  murmurer  et  gro- 
gner, en  bon  langage  turc,  contrôles  femmes  de  toute  condition, 
mais  surtout  contre  les  sultanes  et  leurs  manières  de  faire,  leur  ob- 
stination, leur  orgueil  et  leurs  caprices,  leur  manie  de  ne  pas  savoir 
deux  jours  de  suite  ce  qu'elles  veulent,  les  tourments  qu'elles  don- 
nent, leur  immoralité  :  toutes  choses  qui  chaque  jour  lui  faisaient 
bénir  son  état  neutre. 

cxvm. 

11  appela  ses  confrères  à  son  aide,  et  envoya  l'un  d'eux  avertir  le 
jeune  couple  de  se  parer  sans  délai ,  surtout  de  se  peigner  avec  le 
plus  grand  soin,  pour  paraître  devant  l'impératrice  qui  s'était  infor- 
mée d'eux  avec  la  plus  vive  sollicitude.  Sur  quoi  Doidou  parut 
surprise  et  Juan  tout  songeur  ;  mais  bon  gré  mal  gré  il  fallait  obéir. 

CXIX. 

Et  ici  je  les  laisse  se  préparer  pour  l'audience  impériale.  Quant 
à  savoir  si  Gulbeyaz  se  montra  miséricordieuse  envers  tous  deux 
ou  se  débarrassa  de  l'un  et  de  l'autre  ,  comme  ont  fait,  dans  leur 
colère,  d'autres  dames  de  son  pays c'est  une  chose  que  je  pour- 
rais décider  aussi  facilement  que  je  puis  observer  dans  (pielle  direc- 
tion s'envole  une  plume  ou  un  cheveu  ;  mais  à  Dieu  ne  plaise  que 
j'anticipe  sur  le  cours  d'un  caprice  féminin. 

cxx. 

Avec  force  vœux  pour  les  deux  jeunes  gens  ,  mais  dans  le  doute 
de  les  voir  se  tirer  d'aO'aire,  je  les  quitte  pour  combiner  une  autre 
pa'lie  de  celle  histoire;  car  il  fautbien  varier  de  temps  en  temps  les 
mets  de  ce  festin.  Espérons  que  don  Juan  échappera  aux  poissons, 
quelque  étrange  et  peu  sûre  cjue  semble  sa  posiiion  actuelle.  Comme 
de  iiareilles  digressions  sont  permises  aux  poêles,  ma  muse  va  s'oc- 
cuper un  peu  d'allaires  militaires. 


CHANT    VIL 


I. 

0  amour!  ù  gloire!  qu'ètes-vous  donc  ,  vous  qui  voltigez  sans 
cesse  autour  de  nous,  et  vous  posez  si  rarement?  Les  cieux  polaires 
n'ont  point  de  météore  plus  sublime  et  plus  passager.  Engourdis, 
enchaînes  à  la  terre  glacée,  nous  levons  les  regards  vers  ces  deux 
lueurs  charmantes  :  elles  prennent  mille  et  mille  couleurs,  puis 
nous  laissent  poursuivre  notre  route  à  travers  les  frimas. 

II. 

Ce  qu'elles  sont,  ce  poème  l'est  aussi,  poème  indéfinissable  et 
toujours  changeant,  aurore  boréale  versifiée ,  éclairant  un  climat 
désert  et-glacé.  Quand  nous  savons  ce  que  nous  sommes  tous,  nous 
sommes  réduits  à  gémir  sur  nous-mêmes;  je  me  flatte  néanmoins 
qu'il  ne  saurait  y  avoir  grand  mal  à  rire  de  toutes  choses;  car,  au 
bout  du  compte,  qu'est-ce  que  tout...  sinon  une  parade  ? 

III. 

On  m'accuse,  moi,  le  présent  auteur  du  présent  poème,  de...  je 
ne  sais  trop  quoi...  d'une  tendance  à  ravaler  et  à  tourner  en  ridi- 
cule les  facultés  de  l'homme,  ses  vertus  et  tout  le  reste;  et  on  me 
le  reproche  en  termes  passablement  durs,  bon  Dieu  I  comment 
con)prendre  ce  qu'on  veut!  Je  n'en  dis  pas  plus  que  n'en  ont  dit 
Dante,  Salomon  et  Cervantes... 


IV. 

Swift,  Machiavel,  Larochefoucauld  ,  Fénelon  ,  lufher  et  Platon  , 
Tillotson,  Wesley  et  Rousseau,  lesquels  savaicpitque  la  vie  ne  vaut 
pas  une  patate.  S'il  en  est  ainsi,  ce  n'est  nilour  faule,  ni  la  mienne... 
pour  ma  part  je  ne  prétends  point  èlre  un  Galon,  ni  même  un  Dio- 
gène.  Nous  vivons  et  nous  mourons,  mais  lequel  vaut  le  mieux? 
vous  ne  le  savez  pas  plus  que  moi. 

V. 

Socrate  disait  :  «  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  que  nous  ne  sa- 
vons rien.  »  Belle  science  vraiment,  qui  rabaisse  au  niveau  d'un  ftne 
tous  les  sages  passés,  présents  et  l'uturs.  Newton,  cette  intelligence 
proverbiale,  déclarait  ,  hélas!  dans  tout  l'éclat  de  ses  récenles  dé- 
couvertes, qu'il  se  considérait«  comme  un  enfant  ramassant  des  co- 
quillages au  bord  de  ce  vaste  océan,  la  vérité.  » 


«  Tout  est  vanité,"  dit  l'Ecclésiaste...  La  plupart  des  prédicateurs 
modernes  en  disent  autant,  ou  le  prouvent  par  leur  manière  de 
pratiquer  le  véritable  christianisme  ;  bref,  c'est  une  vérité  que  tous 
connaissent  ou  ne  tarderont  pa>  à  connaître.  Et  dans  ce  vide  uni- 
versel confessé  par  les  saints,  les  sages,  les  prêtres  et  les  poètes, 
moi  seul  je  devrai  m'abstenir  de  proclamer  le  néant  de  la  vie  ! 

VII. 

Chiens  ou  hommes!...  car  c'est  vous  flatter  que  de  vous  appeler 

chiens  (les  chiens  valent  mieux  que  vous) libre  à  vous  de  lire 

ou  de  ne  pas  lire  l'ouvrage  dans  lequel  j'essaie  de  vous  montrer  ce 
que  vous  êtes.  De  même  que  les  hurlements  des  loups  n'arrêtent 
point  le  cours  de  la  lune,  ma  muse  ne  voilera  pas  pour  vous  un  layon 

de  son  auréole hurlez  donc  votre  impuissante  rage,   pendant 

que  sa  lumière  argentée  luit  sur  vos  voies  ténébreuses. 

VIII. 

«  Les  farouches  amours  et  les  guerres  perfides  »  (je  ne  sais  si  je 
cite  textuellement...  n'imporle,  c'est  à  peu  près  le  sens,  j'en  suis 
sûr),  voilà  ce  que  je  chante,  et  je  vais  de  ce  pas  canonner  une  ville 
qui  soutint  un  siège  fameux,  et  fut  attatiuée  par  terre  et  par  mer 
par  Souvarotf,  en  anglais  Suwarrow,  lequel  aimait  le  sang  comme 
un  alderman  aime  la  moelle. 

IX. 

Celte  forteresse  est  nommée  Isma'il  ;  elle  est  située  sur  la  rive 
gauche  du  bras  gauche  du  Danube.  La  ville,  bâtie  à  l'orientale, 
comptait  comme  place  forte  du  premier  rang  et  d.dt  compter  encore 
ainsi,  à  moins  qu'on  ne  I  ail  démantelée,  ce  qui  est  un  jeu  habiiuel 
de  nos  conquérants.  Elle  est  à  peu  près  à  quatre-vingts  verslcs  de 
la  mer,  et  a  trois  mille  toises  de  tour. 

X. 

Dans  l'enceinte  des  fortificalions,  se  trouve  compris  un  faubourg 
situé  à  gauche  delà  ville,  sur  une  hauteur  qui  la  command.^  Autour 
de  cette  colline,  un  Grec  avait  fait  placer  des  palissades  perpendicu- 
lairement sur  le  parapet,  de  manière  à  entraver  le  feu  des  assiégés 
et  à  favoriser  celui  de  l'ennemi. 


On  peut  juger  par  là  de  l'habileléde  cet  autre  Vauban.  Mais  les 
fossés  étaient  profonds  commis  l'Océan,  et  les  remparts  plus  hauts 
que  vous  ne'voudriez  vous  voir  pendre.  Toutefois,  on  avait  négligé 
plus  d'une  mesure  de  défense  (excusez,  je  vous  prie,  cejargond'in- 
génieur):  il  n'y  avait  ni  ouvrage  avancé,  ni  chemin  couvert,  pour 
dire  au  moins  à  l'ennemi  :  «  On  ne  passe  pas.  » 


Néanmoins  un  bastion  de  pierre,  à  gorge  étroite,  ayant  des  murs 
aussi  épais  que  beaucoup  de  crânes  contemporains;  deux  batteries 
armées,  comme  notre  saint  Georges,  de  pied  en  cap,  l'une  caseina- 
tée  et  l'autre  à  barbette,  défendaient  d'une  manière  formidable  les 
abords  du  fleuve;  et  du  côté  droit  de  la  ville,  vingt-deux  pièces  de 
canon  hérissaient  de  leurs  terribles  gueules  un  cavalier  haut  de 
quarante  pieds. 

XIII. 

Mais  du  eôlé  du  fleuve.,  la  ville  était  entièrement  ouverte,  les 
Turcs  ne  vouvant  point  se  persuader  qu'un  vai.sseau  russe  pûljamais 
remonter  le  Danube.  Ils  restèrent  dans  celte  conviction  jusqu'au 
moment  où  ils  forent  attaqués  par  là;  ei  quand  il  élait  trou  tard 
pour  réparer  leur  faute.  Mais  comme  il  n'était  guère  possilile  de 
passer  le  Danube  à  gué,  ils  rcgardèreni  l.i  tlniiillc  moscovite  en  se 
contentant  de  crier  .  «  Allah!  Bisraillah  !  u 


220 


LRS  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


XIV. 

I.rs  Russes  élaionl  prôls  h  donner  l'assaut;  mais,  ô  déesses  de  la 
Rucrre  et  de  la  gloire!  coinmenl  parvicndrai-je  à  écrire  le  nom  de 
lous  CCS  Cosaques,  ((ui  seraient  imniorlcls,  si  (|uelqu'un  pouvait 
raconlcr  leurs  exploits?  Ilélas!  sans  cela,  que  manquc-t-il  à  leur 
renommée?  Achille  lui-même  n'était  ni  plus  terrible  d'aspect,  ni 
plus  dépoultant  de  sang  que  des  milliers  d'hommes  de  celle  nation 
récemment  policée,  dont  les  noms  n'auraient  besoin  que  de  pou- 
voir être  prononcés. 

XV. 

Toutefois,  j'en  citerai  quelques-uns,  ne  fût-ce  que  pour  ajouter 
h  l'euphonie  du  vers  anglais.  Là  étaient  StrongenolT  et  StroknolT, 
Mekno|),Sergelvvovv,  Arsnievv  le  Grec,  Tschilsshakoff,  Roguenoflet 
ChokenôtI,  et  autres  dont  les  noms  .sont  armés  chacun  de  douze  con- 
sonnes. J'en  trouverais  encore  bien  d'autres,  si  je  voulais  fouiller 
plus  avant  dans  les  gazelles  ;  mais  il  paraît  (pie  la  Gloire,  celle  capri- 
cieuse catin,  a  de  l'oreille  en  sa  qualilc  de  trompetle. 

XVI. 

De  Ih  vient  qu'elle  ne  peut  faire  entrer  dans  un  versées  syllabes 
discordantes  qui  forment  des  noms  à  Moscou.  Il  s'en  trouvait  néan- 
moins d'aussi  dignes  de  mémoire  que  jamais  vierge  le  fut  du  ca- 
rillon nuptial  :  sons  harmonieux,  appropries  à  la  péroraison  que 
fait  Londonderry  pour  traîner  une  seance  en  longueur.  De  tous  ces 
noms  finissant  en  «  ischskin,  ousckin,  ill'skchy,  ouski,  «je  ne  cite- 
rai que  le  seul  Rousamouski  ; 

XVII. 

PuisScheremaloffetChrematolT,  Koklophti,  Koclobski,  Kourakin 
et  Mouskin-Pouskin,  tous  hommes  d'aclion  eUdes  plus  braves  qui 
aient  jamais  défié  un  ennemi  en  lui  passant  le  sabre  à  travers  le 
corps  ;  se  souciant  peu  de  Mahomet  ou  du  mufti,  et  si  le  parchemin 
renchérissait ,  prêts  à  laire  servir  la  peau  de  ces  gens-là ,  faute  de 
mieux,  à  remplacer  celle  de  leurs  timbales. 

XVIII. 

Il  y  avail  aussi  des  étrangers  de  grand  renom  de  divers  pays,  et 
lous  volontaires,  ne  coinbatlant  ni  pour  leur  pairie  ni  pour  leur 
souverain,  mais  visant  à  cire  un  jour  brigadiers,  et  aussi  à  jouir  du 
sac  d'une  ville  ,  diverlissement  fort  agréable  pour  la  jeunesse. 
Parmi  eux  se  trouvaient  quelques  Anglais  fort  solides,  seize  Thomp- 
son et  dix-neuf  Smith. 

XIX. 

Il  y  avait  Jack  Thompson  et  Bill  Thompson  ;  le  reste  des  Thomp- 
son avail  pour  prénom  Jemmy ,  d'après  le  grand  poète  (1)  ;  je  ne 
siiis  s'ils  avaient  blason  et  cimier,  mais  avec  un  tel  parrain,  on 
|)eot  s'en  passer.  Parmi  les  Smilh  ,  on  comptait  trois  Pierre  ;  mais 
le  meilleurde  tous,  pour  porter  ou  parer  vigoureusement  un  coup, 
était  ce  Smilh  si  renommé  depuis  «  dans  les  campagnes  d'Halifax  ;» 
alors  il  servait  les  Tarlares  (2). 

XX. 

Les  autres  étaient  des  Jack,  des  Gill,  des  Will  et  des  Bill  (3)  ;  mais 
quand  j'aurai  ajouté  que  l'aîné  des  Jack  Smilh  était  né  dans  les 
montagnes  du  Cumberland,  et  que  son  père  était  un  honnête  for- 
geron ,  j'aurai  dit  tout  ce  que  je  sais  d'un  nom  qui  remplit  trois 
lignes  dans  l'annonce  de  la  prise  de  Schmacksmilh  ,  village  des 
plaines  de  la  Moldavie,  où  il  mourut,  immortel  dans  un  bulletin. 

XXI. 

Je  voudrais  bien  savoir  (quoique  Mars  soit  un  dieu  dont  je  fais 
grand  cas)  si  le  nom  d'un  homme  dans  un  bulletin  peut  compenser 
la  balle  qu'il  reçoit  dans  le  corps.  J'espère  qu'on  ne  me  fera  pas 
un  crime  de  celle  question  :  bien  que  je  ne  sois  qu'un  esprit  sim- 
ple, il  me  semble  qu'un  certain  Shakespeare  a  mis  la  même  pensée 
dans  la  bouche  d'un  personnage  do  ces  drames  favoris,  avec  l'esprit 
desquels  tant  de  gens  se  font  une  renommée. 

XXII. 

Il  y  avait  aussi  des  Français,  brillants  de  bravoure,  de  jeunesse  et 
degailé;  mais  je  suis  trop  bon  patriote  pour  rilcr  leurs  noms  gau- 
lois à  propos  d'une  glorieuse  journée;  j'aimerais  mieux  dire  sur 
eux  dix  mensonges  qu'un  mot  de  vérité...  La  vérité  en  ce  cas  est 
lraliis(m  envers  le  pays,  et  sont  abhorrés  comme  traîtres  ceux  qui, 
eu  anglais,  parlent  des  Français  autrement  que  pour  montrer  com- 
ment la  paix  doit  faire  de  John  Bull  l'ennemi  de  son  voisin. 

(1  )  James  Thompson,  autour  des  Saisons. 

(i)  Ce  Smilh  est  un  personnage  d'une  larce  intitulée  :  Love  lanrihs  at 
uniismiths 
(3)  Formes  familières  des  prénoms  Jean,  Gilles  et  Guillaume. 


XXIII. 

Les  Russes  avaient  établi  des  batleries  sur  l'île  silui  en  facp 
d'Isma'il,  et  en  ce  ils  avaient  deux  buts  :  le  premier  ,  di  lomliar- 
der  la  place  et  d'en  abattre  les  édifices  publics  et  paculiers; 
n'importe  combien  de  pauvres  diables  y  perdraient  la  ;  !  Il  est 
vrai  de  dire  que  la  configuration  de  la  ville  devait  sugg  er  cette 
idée  :  elle  était  bâtie  en  amphithéâtre ,  et  chaque  habit;  on  pré- 
sentait aux  bombes  un  but  extrêmement  coramode. 

XXIV. 

Le  second  objet  était  de  profiler  d'un  moment  de  con; irnalion 
générale  pour  attaquer  la  flottille  turque  qui  était  près  de  i ,  paisi- 
blement à  l'ancre.  Mais  un  troisième  molif,  et  le  plus  lusihle, 
était  d'effrayer  les  Turcs  et  de  les  amener  à  capituler,  lée  qui 
passe  quelquefois  dans  la  tête  des  guerriers,  à  moins  l'ils  ne 
soient  acharnés  comme  des  bouledogues. 

XXV. 

Une  mauvaise  et  trop  commune  habitude,  celle  de  mép:  er  l'en 
nemi  que  l'on  combat,  causa  la  mort  de  Tchilchitzkoff  et  <  Smith. 
Un  de  moins  parmi  ces  dix-neuf  valeureux  Smith  dont  ne;  avons 
parlé  tout  à  l'heure;  mais  ce  nom  s'ajoute  si  souvent  aPiire  de 
monsieur  et  de  madame,  qu'on  serait  tenté  de  croire  que  le  render 
qui  le  porta  fut  Adam. 

XXVI. 

Les  batteries  russes  avaient  été  faites  à  la  hâte,  et  leur  i  istruc- 
lion  était  imparfaite.  Ainsi  la  même  cause  qui  fait  qu'un  îrs  n'a 
pas  lous  .ses  pieds,  ou  qui  rembrunit  la  figure  de  Longmi  et  de 
John  Murray  ,  quand  un  livre  nouveau  ne  s'écoule  pas  ai  à  rapi- 
dement que  le  désirerait  l'éditeur;  celle  même  cause  peut  issi  re- 
larder pour  un  temps  ce  que  l'histoire  appelle  tantôt  m^  rire  et 
tantôt  gloire. 

XXVII. 

Soit  ignorance  de  l'ingénieur,  soit  précipitation  ou  ga  illagc, 
soit  cupidité  de  quelque  entrepreneur  qui  avait  voulu  sa  er  son 
âme  en  fraudant  en  matière  d'homicide  ,  peu  importe  ;  m  s  il  est 
certain  que  les  deux  nouvelle?  batteries  n'avaient  point  l;;olidité 
nécessaire  :  ou  elles  manquaient  leurs  coups,  ou  l'ennei  ne  les 
manquait  pas;  et  par  l'un  ou  l'autre  molif,  la  liste  des  tués  allon- 
geait considérablement. 

XXVIII. 

Des  dislances  mal  calculées  firent  échouer  toutes  les  op  ations 
navales;  trois  brûlots  perdirent  leur  aimable  existence  ava  d'ar- 
river à  destination  ;  on  se  pressa  trop  d'allumer  la  mèche  ^t  rien 
ne  put  remédier  à  celte  bévue.  Ils  brûlèrent  au  milieu  dileuve; 
et  quoiqu'il  fit  déjà  jour,  les  Turcs  n'en  furent  pas  éveillés. 

XXIX. 

A  sept  heures,  toutefois,  ils  se  levèrent,  et  virent  la  flolli  ^  russe 
qui  commençait  son  mouvement.  Il  en  était  neuf  lorsque  .'avan- 
çant toujours  avec  résolution,  les  vaisseaux  se  Irouvèren  à  une 
encablure  des  remparts  d'Ismaïl,  et  ouvrirent  une  canonn  c)  qui 
leur  fut  rendue,  j'ose  dire,  avec  usure),  accompagnée  d'uifeii  de 
mousquelerie  et  de  mitraille ,  ainsi  que  de  bombes  et  de  pr  ecliles 
de  toute  forme  et  de  tout  calibre. 

XXX. 

La  flotte  soutint  le  feu  des  Turcs  pendant  six  heures  sai  inter- 
ruption ,  et  secondée  par  les  batteries  de  terre,  elle  fil  jcr  son 
artillerie  avec  une  grande  précision.  Enfin  on  reconnut  quia  ca- 
nonnade seule  ne  suffisait  pas  pour  réduire  la  place,  età  un  icurc, 
le  .signal  de  la  retraite  fut  donné.  Une  barque  sauta;  une  c  iloupe 
dériva  près  des  fortifications,  et  fut  prise  par  les  Turcs. 

XXXI. 

Les  musulmans  avaient  perdu  aussi  hommes  et  vaisseau  mais 
quand  ils  virent  l'ennemi  se  retirer,  leurs  delhis  se  jetèrent  ns  de 
petites  barques,  poursuivirent  les  Russes,  les  incommodent  par 
un  feu  bien  nourri,  et  tentèrent  même  une  descente.  M;  là  ils 
échouèrent  :  le  comle  de  Damas  les  rejeta  pêle-mêle  dans  le  cuve, 
avec  un  carnage  de  quoi  remplir  une  gazelle. 

XXXII. 

«  Si  je  voulais  rapporter,  dit  l'historien  ,  tout  ce  que  les  usses 
firent  de  mémorable  dans  cette  journée,  il  me  faudrait  e.  lojycr 
plusieurs  volumes,  et  encore  laisserais-je  bien  dos  choses  de^le.  » 
Cela  dit,  il  n'en  parle  plus;  mais  il  fait  sa  cour  aux  élrau  rs  de 
distinction  présents  à  ce  combat  :  de  Ligne  ,  Langeron  et  1  mas, 
noms  des  plus  grands  que  la  Gloire  ait  inscrits  dans  ses  fies. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


221 


XXXIII. 


les  Turcs  furent  étrangement  désappointés,  eux  qui  tout  en  abhor- 
rant le  porc  tenaient  beaucoup  à  sauver  leur  lard. 


Cl  exemple  nous  montre  ce  que  c'est  que  la  gloire  :  combien 
dftl  teurs  vulgaires  en  eflet  ignorent  môme  que  ces  trois  «  preux 
clie'liers  »  aient  jamais  vécu  (et  ils  vivent  encore,  sans  doute)  !  La 
rcuiJméc  s'atteint  ou  se  manque  d'un  coup;  il  y  a  du  bonheur 
jusqi  dans  la  gloire,  c'est  un  fait.  Il  est  vrai  que  les  mémoires  du 
prini  de  Ligne  ont  ent'rouvert  pour  lui  le  rideau  de  l'oubli. 

XXXIV. 

V  là  donc  des  hommes  qui  ont  vaillamment  combattu ,  et  se 
son  :onduits  en  héros;  mais  perdus  dans  la  raulliplicilé  d'événe- 
mwi  semblables  ,  on  trouve  rarement  leurs  noms,  on  les  cherclie 
plurarement  encore.  Ainsi  la  meilleure  renommée  subit  de  tristes 
mut  liions  et  s'éteint  plus  toi  qu'elle  ne  devrait  :  sur  chaque  bul- 
letiide  nos  batailles  ,  je  vous  défie  de  vous  rappeler  dix  noms. 

XXXV. 

t  somme,  celte  dernière  atlaque  ,  bien  que  glorieuse ,  montra 
qu'iy  avait  quelque  part  quelque  chose  qui  manquait,  et  l'amiral 
Rib^  (fort  connu  dans  l'hisloire  russe)  conseilla  fortement  un  as- 
sail Jeunes  et  vieux  comlialtirent  cette  proposition,  qui  enfanta  un 
déb.  ;  mais  il  faut  que  je  me  borne,  car  si  je  rapportais  le  discours 
de  taque  guerrier,  peu  de  lecteurs  voudraient  monter  à  la  brèche. 

XXXVI. 

1/  avait  un  homme,  si  toutefois  c'était  un  homme...  non  (jue  sa 
virile  put  être  mise  en  question;  car  s'il  n'eût  pas  été  un  Hercule, 
sa  irrière  ,  lorsqu'il  était  jeune,  eût  été  aussi  courte  que  le  fut  sa 
derière  maladie,  causée  par  une  indigestion,  alors  que,  pâle, 
épiié,  il  mourut  au  pied  d'un  arbre,  sur  le  sol  de  la  province  aulre- 
foiserlile  qu'il  avait  ravagée,  et  qui  le  maudissait.  Ainsi  la  saute- 
reli  meurt  sur  le  champ  qu'a  flétri  son  passage. 

XXXVII. 

(îtait  Potemkin,  grand  homme  dans  un  temps  où  la  grandeur 
éla  le  prix  de  l'homicide  et  de  la  débauche;  si  les  décorations  et 
les  très  donnaient  des  droits  à  la  gloire,  la  sienne  eût  égalé  la 
inoié  de  sa  fortune.  Cet  heureux  gaillard,  haut  de  six  pieds,  lit 
na-e  un  caprice  proportionné  à  sa  taille  dans  le  cœur  de  la  sou- 
vei.nc  des  Russes,  laquelle  mesurait  les  hommes  ainsi  qu'.on  me- 
sui  un  clocher. 

XXXVIII. 

indant  qu'on  était  dans  l'indécision,  Ribas  envoya  un  courrier 
auTince,  et  réussit  ii  faire  régler  les  choses  comme  il  l'entendait. 
Je  le  puis  dire  comment  il  plaida  sa  cause;  mais  il  eut  bientôt 
lie  d'être  satisfait.  Cependant  on  poussait  les  travaux  des  batteries, 
ut  enlôt  sur  le  bord  du  Danube,  quatre-vingts  pièces  de  canon 
ouirent  un  feu  redoutable,  auquel  la  ville  répondit  fort  bien. 

XXXIX, 

ais  te  treize  décembre,  lorsque  déjà  une  partie  des  troupes  était 
en  arquée  et  qu'on  allait  lever  le  siege,  un  courrier  venu  à  franc 
étrr  ranima  le  courage  de  tous  les  aspirants  à  la  gloire  de  ga- 
ze's,  de  tous  les  dilellanli  dans  l'art  de  la  guerre.  Ses  dépèches, 
co;uesen  termes  éloquents,  annonçaient  la  nomination  au  com- 
m.  dement  de  l'armée  d'un  autre  amant  des  batailles,  le  feld-ma- 
rc  al  Souvaroff. 

XL. 

i  lettre  du  prince  à  ce  même  maréchal  serait  une  lettre  Spartiate, 
si  i  cause  ii  servir  eiît  été  digne  d'un  noble  cœur,  comme  la  défense 
delà  liberté,  de  la  patrie  ou  des  lois.  Mais  l'unique  mobile  étant 
l'.'ibition  jalouse  de  portai-  son  front  superbe  au-dessus  de  tous 
le  fronts,  l'épîlre  n'a  d'autre  mérite  que  celui  d'un  style  vrai- 
mit  laconique  :  «  Vous  prendrez  Ismail,  à  tout  prix  ». 

XLl. 

ieu  dit  :  «  Que  la  lumière  soit  I  »  et  la  lumière  fut.  «  Que  le  sang 
coleln  dit  l'homme,  et  il  en  voit  couler  une  mer.  Le  fiat  de  Potem- 
ki,  cet  enfant  gâté  de  la  nuit  (car  le  jour  ne  vit  jamais  ses  mérites) 
P'  vait  produire  plus  de  maux  en  une  heure,  que  n'en  eussent  réparé 
Il  lie  étés  brillants,  aussi  beaux  même  que  ceux  qui  mûrirent  le 
flit  d'Eden;  car  la  guerre  coupe  tout,  branches  et  racines. 

XLII. 

^os  amis  les  Turcs,  dont  les  bruyants  allahs  commençaient  à 
s.'ier  la  retraite  des  Russes,  éprouvèrent  un  damnable  mé'comiite. 
Oest  généralement  prompt  à  croire  qu'on  a  les  ennemis  battu  (ou 
blus,  si  vous  insistez  sur  la  règle  du  participe,  chose  dont  je  ne 
n)ccupe  jamais  dans  le  feu  de  la  composition).  Je  disais  donc  que 


XLIII. 

En  effet,  le  seize,  on  vit  venir  de  loin  deux  cavaliers  courant  au 
grand  galop  :  on  les  prit  d'abord  pour  deux  Cosaques  ;  car  leur  ba- 
gage était  léger,  ils  n'avaient  que  trois  chemises  à  eux  deux  et  ils  étaient 
montés  sur  des  chevaux  de  l'Ukraine.  Enfin,  lorsqu'on  put  distinguer 
de  plus  près  ces  deux  hommes  si  simples,  on  reconnut  Souvaroll 
et  son  guide. 

XLIV. 

«  Grande  joie  aujourd'hui  à  Londres!  »  s'écrient  des  sots  fieffés, 
chaque  fois  que  cette  capitale  a  grande  illumination,  de  toutes  les 
fascinations  la  plus  puissante  sur  John  Bull,  ce  grand  videur  de 
bouteilles.  Pourvu  que  les  rues  soient  garnies  de  verres  de  couleurs, 
ce  sage  (le  susdit  John)  livre  à  discrétion  sa  bourse,  son  âme,  sa 
raison  et  même  sa  déraison,  pour  satisfaire,  comme  une  grosse 
phalène,  cet  unique  goût  qu'il  a  pour  les  chandelles. 

XLV.  ■ 

Il  n'a  plus  que  faire  maintenant  «  de  damner  ses  yeux,  »  car  ils 
sont  bien  damnés;  ce  jurement  célèbre  n'a  plus  pour  le  diable 
aucune  valeur,  car  John  depuis  peu  a  tout  à-fait  perdu  la  vue.  11 
appelle  les  dettes  une  richesse  et  les  impôts  un  paradis;  la  famine, 
épouvantable  squelette,  a  beau  le  regarder  en  lace,  il  ne  la  voit  pas 
ou  il  jure  qu'elle  est  fille  de  Gérés. 

XLVI. 

Mais  à  mon  hisloir...  Grande  joie  dans  le  camp!  Joie  au  Russe, 
au  Tartare,  à  l'Anglais,  au  Français,  au  Cosaque,  sur  lesquels  Sou- 
varoff est  venu  luire  comme  un  bec  de  gaz,  présage  d'un  brillant 
assaut.  Tel  le  feu  follet,  aux  bords  des  marais  humides,  conduit 
le  voyageur  dans  une  fondrière:  tel  le  feld-maréchal  coin\iil  ça  et  là, 
vacillant  météore  ;  et  ceux  qui  le  voyaient  le  suivaient,  n'importe  où. 

XLVII. 

Alors  certes  les  choses  prirent  une  face  différente  :  il  y  eut  de 
l'enthousiasme  et  force  acclamations  ;  la  flotte  et  le  camp  saluèrent 
d'une  manière  toute  gracieuse,  et  tout  annonça  un  brillant  succès. 
L'armée  vint  s'établir  à  une  portée  de  canon  de  la  place;  on  con- 
struisit des  échelles  ;  on  répara  les  anciens  travaux  ;  on  en  fit  de 
nouveaux  ;  on  prépara  des  fascines  et  toutes  sortes  d'engins  phi- 
lanthropiques. 

XLVlll. 

L'esprit  d'un  seul  homme  imprime  à  la  foule  une  direction  géné- 
rale: ainsi  roulent  les  vagues  sous  le  souffle  d'une  même  brise; 
ainsi  marche  le  troupeau  protégé  par  le  taureau,  ou  un  aveugle 
guidé  par  son  chien  ;  ainsi  les  moulons  qui  vont  au  pâturage  sui- 
vent le  tintement  de  la  clochette  poitée  par  le  bélier;  tel  est  l'em- 
pire des  hommes  puissants  sur  les  petits. 

XLIX. 

Tout  le  camp  retentissait  de  cris  de  joie  :  vous  eussiez  dit  qu'ils 
allaient  tous  à  la  noce  (la  métaphore  est  bonne,  je  crois,  combat  et 
mariage  amenant  tous  deux  du  mie-mac);  le  dernier  goujat  lui- 
même  sentait  redoubler  son  ardeur  pour  le  danger  et  le  pillage.  Et 
pourquoi?  parce  qu'un  petit  homme,  vieux  et  bizarre  ,  presque  en 
haillons,  était  venu  prendre  le  commandement. 


Mais  la  chose  était  ainsi.  Tous  les  préparatifs  se  firentactivenient  : 
le  premier  détachement,  divisé  en  trois  colonnes,  n'altendait  que  le 
signal  pour  s'élancer  sur  l'ennemi;  la  seconde  attaque  devait  se 
faire  par  trois  autres  colonnes,  animées  d'une  soif  de  gloi:e  qu'une 
mer  de  carnage  pouvait  seule  étancher;  la  troisième,  sur  deux  co- 
lonnes, aurait  lieu  par  eau. 

LI. 

On  construisit  encore  de  nouvelles  batteries  et  on  tint  un  con- 
seil de  guerre.  Comme  il  arrive  quelquefois  dans  les  grandes  ex- 
trémités, on  y  vit  régner  l'unanimité,  si  rare  dans  les  assemblées  de 
ce  genre;  et  toute  difficulté  ayant  disparu,  on  put  voir  l'astre  de  la 
gloire  poindre  à  l'horizon  dans  toute  sa  splendeur,  pendant  que 
SouvarolT,  déterminé  à  la  conquérir,  enseignait  à  ses  recrues  le 
maniement  de  la  baïonnette. 

LU. 

C'est  un  fait  avéré  que,  commandant  en  chef,  il  ne  dédaignait 
pas  de  faire  manœuvrer  en  personne  ses  lourdauds  de  conscrisl. 
irouvant  ainsi  le  temps  de  remplir  les  fonctions  de  caporal.  En- 
seigner l'exercice  aux  jeunes  soldats,  c'est  accoutumer  une  jeune 


939 


Lfcî>  VlilIXKKS  LllitHAlUKS  lU.USlJtKKS. 


salanianilrp  h  manger  du  fcii  de  boniio  (crlcc  :  il  leur  numlrait  à 
iiioiiiiT  iiiic  <^('lic|lu  ((|ui  no  l'Ukseiiiblait  |>iui  à  ccdio  de  Jucult)  et  à 
rruncliir  un  fossil. 

LUI. 

Il  01  aussi  liahillcr  de»  Hucincs  rotiiuie  doslininmeg,  avec  des  (ur- 
baiis,  dc!i  cimclerrcs  el  des  poignards,  el  filtonilier  à  la  liaïonnelle 
sur  ri's  niiinni-(|uins  comme  sur  de  u-rilables  Turcs.  (Juand  Icscon- 
Nciiis  fnretil  Men  exercés  à  ces  mmbols  sitnulrs,  il  les  Jugea  pro- 
pres Ji  dunuer  lassaul  aux  remparts.  I^s  lialtiles  cd  rirent  el  en 
idaisanlèrcnl:  il  les  laissa  dire  el  prit  la  ville. 

LIV. 

Tel  était  jVlal  des  choses  à  la  veille  de  l'assaut.  Tout  le  camp 
était  plongé  dans  un  somliro  repus,  ce  que  l'on  aura  j>eut-ôtre  peine 
à  roiu'e»oir  :  ecpcndaiil  des  lioiiitncs  résolus  à  tout  braver  .sont  si- 
icncicu.x  une  fois  qu  ils  pensent  que  tout  est  préparé.  Il  v  avait 
donc  peu  de  bruit;  les  uns  pensaient  à  leurs  fo.versel  à  leurs  amis, 
les  autres  à  cuv-mëmcscl  au  sort  qui  les  attendait. 

•   LV. 

Souvaroiïélail  sur  Icqui-vivo,  inspectant,  exerçant,  commandant, 
plaisanlanl,  méditant:  car  celait  le  plus  extraordinaire  des  hom- 
ui''<:  liéios,  bouffon,  moiiié  diable  et  moitié  fanpe;  il  priait,  instrni- 
sail,  ravappail,  pillait;  lanlot  Mars,  tantol  Monius,  et  la  veille  d'un 
assaut,  Arlequin  on  uniforme. 

LVI. 

Le  jour  qui  précéda  l'attaque,  comme  ce  prand  conquérant 
jouait  encore  au  caporal  en  exerçant  ses  conscrits,  quelques  Cosa- 
quis.  rodant  comme  des  faucons' aulonr  d'une  colline,  rencontr^- 
rrtit  h  la  tombée  de  la  nuit  une  troupe  d'indi\idus,  dont  l'un  parlait 
leur  lanpue...  bien  ou  mal,  n'importe  :  c'était  beaucoup  que  de  se 
faire  comprendre.  A  sa  voix,  à  ses  discours  ou  à  ses  manières,  ils 
reconnurent  qu'il  avait  servi  sous  leurs  drapeaux. 

LVII. 

Sur  sa  demande  donc,  ils  le  conduisirent  aussitôt  avec  ses  com- 
papnons  au  quartier-pénéral.  Le  costume  des  nouveaux-venus  était 
musulman;  mais  il  était  facile  de  voir  que  ce  n'était  qu'un  dépui- 
sèment,  et  sous  la  veste  turque  perçait  la  nualiié  de  chrétiens.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  la  grAce  intérieure  se  couvre  ainsi 
il  une  pompe  barbare,  source  parfois  des  plus  étranges  méprises. 

LVIII. 

Souvaroff,  qui  élait  en  manches  de  chemise,  devant  une  com- 
Iiapniede  Calmouks,  commandant  la  manœuvre,  criant,  plaisan- 
lanl, jurant  contre  les  lambins,  el  faisant  une  leçon  complète  sur 
le  noble  art  de  tuer  les  hommes  ..  car  ce  grand  philosophe,  ne  vo- 
}iinl  dans  I  humaine  argile  que  de  la  boue,  inculquait  ainsi  ses 
maximes,  prouvant  à  toute  intelligence  martiale  que  la  mort  sur  le 
champ  de  bataille  vaut  une  pension  de  retraite... 

LIX. 

Quand  Souvaroff  vit  celte  troupe  de  Cosaques  avec  leur  cap- 
ture, il  dirigea  vers  eux  ses  yeux  perçants,  que  recouvrait  presque 
son  front  sombre  :  «  D'où  venez-vous''  —  Do Constanlinople  :  nous 
étions  captifs  et  nous  nous  sommes  éch.ippcs.  —  Qui  ttes-vous? 

—  Ce  que  vous  voyez.  »  Ce  dialogue  élait  laconique",  car  l'homme 
inicrrogé  savait  à  qui  il  parlait  else  montrait  économe  de  mots. 

LX. 

«  \os  noms?  —  Le  mien  est  Johnson,  et  celui  de  mon  canaradc 
Juan;  les  deux  autres  sont  des  femmes,  et  le  troisième  n'est  ni 
femme  ni  homme.  »  Le  général  jeta  sur  la  troupe  un  repard  rapide 
el  reprit:  «  J'ai  déjà  entendu  voire  nom.  à  vous;  mais  celui-ci  m'est 
inconnu.  C'est  une  sollise  d'avoir  amené  ici  les  trois  autres  per- 
sonnes; mais  n'importe.  Je  crois  vous  avoir  vu  dans  le  régiment  de 
Niko^aicw.  —  Précisément. 

LXI. 

—  Vous  étiez  à  Widdin?  —  Oui.  —  Vous  conduisieî:  l'attaque? 

—  C'est  vrai.  —  Que  vous  est-il  arrivé  ensuite?  —  Je  l;  sais  à  pei- 
ne. -;-  Vous  fûtes  le  premier  sur  la  brèche  ?  —  Du  moins  je  n'ai 
pas  été  lent  ;i  suivre  ceux  qui  pouvaient  y  être  arrivés.  —  El 
après?  —  l'ne  balle  m'élendii  sur  le  dos,  eljè  fus  fait  prisonnier.  — 
Vous  serez  vengé:  car  la  ville  que  nous  assiégeons  est  deux  fois 
aussi  forle  que  relie  ilmil  les  défenseurs  vous  ont  blessé. 

LXII. 

(1  Où  voulfz-vous  romballrc?  —  Où  vous  voudrez.  —  Je  sais  que 
vous  >ous  plaisez  dans  les  coups  désespérés,  elje  ncdoule  pasqua- 


près  avoir  enduré  lant  de  maux,  vous  ne  soyez  leprcmicr.i  lonber 
sur  l'ennemi.  Kl  rc  jeune  gaillard  au  m<"nîon  iinlierbe  el  aux  vê- 
tements déchirés,  h  f|uoi  peut-il  élre  bon?  —  Ma  foi,  général  ,  s'il 
réussit  en  guerre  comme  en  amour,  c'est  lui  qui  doit  monler  le  pre- 
mier k  l'assaut. 

LXIII. 

—  Qu'il  le  fa-ise,  s'il  l'ose.  »  Ici  Juan  s'inclina  auMl  profondé- 
ment que  le  compliment  le  méritait.  Souvaroff  continua  :  a  l'ar  un 
décret  de  la  Providence,  c'est  voice  aneii'u  répinient  qui,  demain  ou 
ce  soir  peut-éire,  doit  marcher  à  la  brèrbe.  J  ai  promis  h  plusieurs 
saints  que  bienlôt  la  charrue  el  la  herse  passeront  sur  re  qui  fui  Is- 
mail, sans  Ctrc  arrêtées  parla  plus  superbe  de  ses  mo8i|uées. 

LXIV. 

a  Maintenant  donc,  enfants,  à  la  gloire  I  »  Cela  dit,  il  ne  tourna 
vers  sa  troujic  el  se  remit  à  rommander  l'exercice  dans  le  russe  le 
plus  rlassique,  jusqu'à  ce  «pie  tous  ces  creurs  héroïques  brûlassent 
épalemenl  pour  la  victoire  el  le  pillage.  On  eût  dit  que  du  haut  de 
la  chaire,  un  prédicali'ur,  mé(prisant  noblement  tous  les  biens  de  la 
terre,  sauf  les  dtmes,  les  exhortait  à  immoler  des  païens  qui  avaient 
l'audace  de  résister  aux  armées  d'une  impératrice  chrétienne. 

LXV. 

Johnson  qui ,  par  ce  long  entretien,  comprit  qu'il  était  dans  les 
bonnes  prftces  du  général,  prit  la  liberté  d'adresser  la  parole  à  Sou- 
varoff, bien  qu'il  le  vil  tout  animé  et  absorbé  de  nouveau  clans  .son 
amusement  favori.  «  Je  suis  très  reconnaissant  que  vous  nous  ac- 
cordiez ainsi  l'honneur  de  mourir  des  premiei-s;  mais  si  vous  dai- 
gniez nous  assigner  explicitement  notre  poste,  mon  ami  et  moi  nous 
saurions  ce  que  nous  avons  à  faire. 

LXVI. 

—  C'est  juste!  j'étais  oecupé,  et  j'oubliais.  Eh  bien,  vous  rejoin- 
drez votre  ancien  régiment,  qui  doit  être  en  ce  moment  de  service. 
Ilolàl  Kalskoff  (il  appela  un  officier  d'ordonnance  polonais;...  con- 
duisez monsieur  à  son  poste,  je  veux  dire  au  répiincnl  de  Niliidaîew. 
Le  jeune  étranger  peut  rester  avec  moi  ;  c'est  un  beau  garçon.  On 
enverra  les  femmes  avec  le  reste  du  bagage  ou  à  l'ambulance,  n 

LXVII. 

Mais   ici  commença   une  espèce  de  scène  :  les  dames qui 

n'élaient  pas  accoutumées  à  ce  qu'on  disposât  d'd les  aussi  militai- 
ranient,  bien  que  leur  éducation  du  harem  leur  eut  enseigné  la  plus 
vraie  des  doctrines,  l'ohéiss-ance  passive...  les  dames  levèrent  alors 
la  télé,  les  yeux  enflammés  et  pleins  de  larmes;  cl  comme  la  poule 
étend  ses  ailes  sur  sa  jeune  couvée,  elles  étendirent  leurs  bras... 

LXVIII. 

Vers  les  deux  braves  ainsi  reconnus  et  honorés  par  le  plus  grand 
capilaine  qui  ait  peuplé  l'enfer  de  héros  immolés,  ou  plongé  une 
province,  un  royaume  entier  dans  le  deuil.  0  mortels  insensés, 
pour  qui  l'expérience  est  vainc  !  O  laurier!  glorieux  en  effet,  si  pour 
une  seule  feuille  de  cet  arbre  que  l'on  dit  immortel,  il  doit  couler, 
sans  cesse  el  sans  reflux,  une  mer  de  sang  et  de  larmes. 

LXIX. 

Souvaroff,  qui  n'avait  guère  égard  aux  larmes,  ni  de  sympathie 
jiour  le  .sang,  ne  vil  pourtant  pas  sans  une  ombre  de  sensibiliié  ces 
femmes  les  cheveux  epars,  en  proie  à  de  sincères  douhurs.  Car  bien 
que  l'habiluile  endurcisse  contre  les  souffrances  de  millions  d'hom- 
mes les  cœurs  de  ceux  qui  font  métier  du  carnage,  parfois  une  dou- 
leur isolée  touchera  même  des  héros et  Souvaroff  en  élait  un. 

LXX. 

«  Parbleu!  Johnson,  dit-il  du  ton  le  plus  doux  que  puisse  prendre 
un  Calmouk  ,  comment  diable  avez-vous  pu  amener  ici  des  fem- 
mes ?  On  leur  donnera  tous  les  soins  possibles  et  on  les  conduira 
jusqu'aux  charriots  :  là  seulement  elles  peuvent  cire  en  sûreté. 
Vous  auriez  dû  savoir  que  cette  espèce  de  bagage  ne  convient  pas  ici  ; 
à  moins  qu'ils  n'aient  un  an  de  ménage,  je  hais  les  conscrits  mariés. 

LXXI. 

—  N'en  déplaise  à  Votre  Excellence,  répondit  l'Anglais,  ce  sont 
les  femmes  d'autrui  el  non  les  noires.  Je  suis  trop  au  fail  du  ser- 
vice pour  enfreindre  les  lois  militaires .  en  menant  une  femme  à 
moi  dans  un  camp,  cl  je  sais  que  rien  n'inquiclc  le  cœur  d'un  héros, 
comme  de  laisser  dans  l'embarras  une  petite  famille. 

LXXri. 

«  Mais  vous  voyez  ici  deux  dames  lurqucs  qui,  ainsi  que  leur  do- 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BY RON. 


223 


nicsli(|ue.  aprùs  avoir  l'avorisé  nnlre  fuite,  nous  ont  acconipagni'^s 
sous  ce  déguisement  îi  travers  raille  périls.  Pour  moi,  ce  genre  île  vie 
n'est  pas  nouveau;  pour  elles,  pauvres  créatures,  c'est  un  pas  fort 
pénible.  C'est  pourquoi,  si  vous  voulez  que  je  combatte  le  cœur  li- 
bre, je  demande  qu'elles  soient  Irailécs  avec  égard.  » 

LXXIII. 

Cependant,  les  deux  pauvres  Tdles  ,  les  yeux  baignés  de  larmes, 
semblaient  ne  savoir  quelle  confiance  accorder  à  leurs  protecteurs. 
Leur  surprise  était  aussi  grande,  aussi  juste  même  que  leur  douleur, 
en  voyant  un  vieillard  à  l'air  plus  fou  que  sage  ,  simplement  vêtu, 
couvert  de  poussière,  babit  bas,  avec  un  gilet  malpropre;' en  le 
voyant,   dis-je,  plus  redouté  que  tous  les  sultans  du  monde. 

LXXIV. 

En  effet,  comme  elles  le  pouvaient  lire  dans  ses  yeux ,  lout  sem- 
blait obéir  à  son  moindre  signe.  Or,  accoutumées  qu'elles  étaient  à 
considérer  le  sultan  comme  une  sorte  de  dieu ,  à  le  voir,  resplen- 
dissant de  pierreries,  se  prélasser  dans  toute  la  pompe  du  pouvoir 
pareil  au  paon,  ce  royal  oiseau  dont  la  queue  est  un  diadème;  elles 
ne  se  figuraient  pas  qu'un  maître  pût  se  passer  de   cet  appareil. 

LXXV. 

.lobn  Johnson,  voyant  leur  extrême  embarras,  bien  que  peu  versé 
dans  les  sentiments  des  femmes  de  l'Orient,  essaya  de  les  consoler 
à  sa  manière.  Don  Juan,  plus  facile  à  émouvoir,  jura  qu'elles  le  re- 
verraient à  la  pointe  du  jour  ,  ou  que  toute  l'a -niée  russe  s'en  re- 
pentirait. Cbose  étrange!  elles  se  trouvèrent  consolées  par  cette  pro- 
messe... L'exagération  [daît  aux  femmes. 

LXXVL 

Après  beaucoup  de  larmes ,  de  soupirs  et  quelques  baisers,  ils  se 
séparèrent  pour  le  moment.  Les  femmes  allaient  allcndrc,  selon  que 
l'artillerie  porterait  plus  ou  moins  juste  ,  ce  résultat  que  les  sages 
nomment  chance.  Providence  ou  destin  (l'incertitude  est  un  des 
nombreux  bienfaits  du  ciel,  c'est  une  hypothèque  sur  les  domaines 
de  rimmaniu').  De  leur  côté,  leurs  bien-aimés  devaient  s'armer  pour 
brûler  une  ville  qui  ne  leur  avait  jamais  fait  de  mal. 

LXXYII. 

Souvnroff ,  loi  qui  ne  voyais  les  choses  qu'en  gros,  trop  rude 
pour  les  comprendre  en  dctad;  toi  qui  ne  faisais  pas  plus  de  cas  de  la 
vie  que  d'un  fétu,  pas  plus  d'attention  aux  gémissements  d'un  peu- 
ple en  deuil  qu'au  souffle  du  vent,  et  pourvu  que  la  victoire  te  res- 
tât ne  te  souciais  pas  plus  de  la  perte  de  Ion  armée  que  la  femme 
et  les  amis  de  Job  ne  s'aflligeaient  des  maux  du  patriarche...  Suu- 
varoff,  qu'était-ce  pour  toi  que  les  sanglots  de  ces  deux  femmes? 

LXXVIII. 

Rien  !  —  Cependant  l'œuvre  de  gloire  se  continuait  par  les  pré- 
paralifs  d'une  canonnade,  aussi  terrible  que  l'eût  été  celle  d  Uinn, 
si  Homère  avait  connu  les  mortiers.  Mais  ici,  au  lieu  de  tuer  le  fils 
de  Priam,  nous  ne  pouvons  décrire  qu'escalades,  bombes,  tambours, 
canons,  bastions,  batteries,  baïonnettes  et  balles  :  mots  rudes  qui 
écorchent  le  gosier  délicat  de  la  muse. 

LXXIX. 

0  toi, éternel  Homère!  qui  sus  charmer  toutes  les  oreilles,  hélas!  sou- 
vent longues,^  tous  les  siècles,  hélas!  si  courts  ,  rien  qu'en  maniant 
d'un  bras  poétique  des  arntes  dont  les  hommes  ne  feront  plus  usa- 
ge, à  moins  que  la  poudré  à  canon  ne  se  montre  beaucoup  moins 
meuriiièreque  ne  le  souhaitent  toutes  les  cours  aujourdhui  liguées 
conlre  la  jeune  liberté...  mais  elles  ne  trouveront  pas  dans  la  liberté 
une  nouvelle  Troie; 

LXXX. 

0  toi,  éternel  Homère!  j'ai  maintenant  à  décrire  un  siège  où  plus 
d'hommes  furent  immolés  et  avec  des  engins  plus  redoutables  et 
par  des  coups  plus  prompts,  que  dans  cette  campagne  dont  ta  ga- 
zette grecque  a  rendu  compte...  Et  cependant  je  dois  reconnaître, 
comme  lout  le  monde,  que  vouloir  rivaliser  avec  toi  seraitaussi  in- 
sensé îi  moi,  qu'à  un  ruisseau  de  lutter  avec  l'Océan  :  ce  qui  n'em- 
pêche que  nous  autres  modernes,  nous  ne  vous  égalions  en  fait  de 
carnage... 

LXXXI. 

Non  de  carnage  poétique,  mais  de  carnage  réel  :  et  le  réel  c'est  la 
venté,  ce  grand  desideratum,  dont  il  faut  pourtant  négliger  quel- 
que chose,  quelque  fidèle  et  minutieuse  que  soit  la  muse  dans  ses 
descriptions.  Maintenant  la  ville  va  être  attaquée;  de  grandes  actions 
s'entament...  comment  les  raconter?  Ames  des  généraux  immortels, 
Phébus  n'attend  que  vos  dépêches  pour  en  colorer  ses  rayons. 


O  vous,  grands  bulletins  de  lîonapirtel  ô  vous,  listes  moins  lon- 
gues et  moins  pompeuses  de  ceux  (ju'll  avait  fait  tuer  ou  blesser! 
ombre  de  l.éunidas,  qui  combattiez  si  vaillamment ,  alors  que  ma 
pauvre  Grèce  était,  comme  aujourd'hui,  cernée  par  ses  ennemis! 
ô  commentaires  de  César  !  ombres  glorieuses,  pour  que  je  ne  reste 
point  court,  prêtez  à  ma  muse  une  portion  des  teintes  si  belles,  si 
fugitives,  de  votre  mourant  crépuscule. 

LXXXIII. 

Quand  j'appelle  «mourante»  l'immortalité  guerrière,  je  veux  dire 
que  chaque  siècle,  chaque  année  et  presque  chaque  jour  est  mal- 
heureusement forcé  de  faire  éclore  quelque  héros  à  la  mamelle  : 
or,  lorsque  nous  venons  à  calculer  la  somme  des  actes  les  plus  pro- 
fitables à  la  félicité  humaine,  ce  héros  n'est  plus  qu'un  boucher  en 
gros  qui  fait  tourner  les  jeunes  tètes. 

LXXXIV. 

Médailles,  grades,  rubans,  dentelles,  broderies,  écarlate,  sont  d'im- 
mortels appendices  du  guerrier  immortel,  coiime  la  pourpre  est  in- 
hérente à  la  prostituée  de  Balnloue.  Un  uniform-'  est  pour  les  ado- 
lescents ce  qu'est  pour  les  fenîmcsun  éventail  ;  il  n'est  pas  de  gou- 
jat en  habit  rouge  qui  ne  se  croie  le  premier  dans  les  rangs  de  la 
gloire.  Mais  la  gloire  est  la  gloire  ;  et  si  vous  voulez  savoir  ce  que 
c'est...  demandez-le  au  pourceau  qui  voit  le  vent  (1)1 

LXXXV. 

Du  moins  il  le  sent,  et  quelques-uns  disent  qu'il  le  voit,  parce 
qu'il  court  devant  lui  comme  un  pourceau  qu'il  est;  ou  si  la  rudesse 
de  cette  expression  vous  déplaît,  je  dirai  qu'il  fde  sous  le  vent  comme 
un  brick,  un  schooner,  ou  ..  Mais  il  est  temps  de  terminer  ce  chant, 
avant  que  ma  muse  ne  se  sente  fatiguée;  le  suivant  sonnera  un 
branle  à  mettre  tout  le  monde  sur  pied,  comme  le  bourdon  d'un 
clocher  de  village. 

LXXXVI. 

Ecoutez ,  dans  le  silence  de  la  nuit  froide  et  sévère,  le  murmure 
des  bataillons  qui  forment  leurs  rangs.  Voyez  !  des  masses  sombres 
se  glissent  comme  des  ombres  flottantes  le  long  des  remparts  assié- 
gés, et  sur  la  rive  du  fleuve  hérissée  d'armes,  tandis  que  la  lueur 
incertaine  des  étoiles  pointe  à  travers  les  vapeurs  épaisses  qui  se 
déroulent  en  pittoresques  flocons.  .  Bientôt  la  fumée  de  l'enfer  va 
couvrir  tous  ces  lieux  d'un  manteau  plus  ténébreux  ! 

LXXXVII. 

Arrêtons-nous  ici  pour  un  moment...  imitons  cette  pause  terrible 
qui,  séparant  la  vie  de  la  mort,  glace  les  cœurs  de  ces  hommes 
dont  plusieurs  milliers  respirent  leur  dernier  souffle.  Un  moment... 
et  tout  se  montrera  plein  de  vie;  la  niarebe!  la  charge!  les  cris  des 
deux  croyances  rivales  :  hourra!  Allah!...  puis  un  moment  de 
plus...  et  ce  sera  le  cri  de  mort  éloufl"é  dans  le  rugissement  de  la 
bataille. 


CHANT   Vin. 
I. 

0  sang  et  tonnerre!  ô  sang  et  blessures!  Voilà  des  jurements 
bien  vulgaires,  à  votre  sens,  ô  trop  méticuleux  lecteur;  voilà  dé- 
pouvantables  disson  nances  !  11  n'est  que  trop  vrai;  pourtant  c'esl 
la  seule  explication  du  rêve  de  la  gloire,  et  comme  ce  sont  là  les 
objets  dont  va  s'occuper  ma  muse  sincère,  comme  ils  font  le  sujet 
de  ses  chants,  ils  doivent  aussi  l'inspirer.  Qu'on  dise  Mars,  Bellone, 
comme  on  voudra...  c'est  toujours  la  guerre. 

II. 

Tout  était  prêt...  le  feu,  le  glaive,  les  hommes  destinés  à  manier 
ces  fléaux  redoutables.  L'armée,  comme  un  lion  qui  sort  de  sa  ta- 
nière, s'avança,  lus  nerfs  et  les  muscles  tendus  p  'ur  le  carnage... 
hydre  humaine,  sortant  de  son  marais  pour  souffler  la  dcstruciion 
sur  sa  voie  tort-ueuse,  ayant  pour  têtes  des  héros,  tètes  qui,  à  peine 
coupées,  étaient  aussitôt  remplacées  par  d'autres. 


L'histoire  ne  peut  prendre  les  choses  qu'en  gros;  mais  si  nous 
les  connaissions  en  détail,  peut-être,  en  balançant  le  profit  et  la 
perte,  rabattrions-nous  un  peu  du  mérite  de  la  guerre;  peut-être 

(1)  Figure  empruntée  aux  psaumes. 


2'2( 


LKS  VniJ.I'.F.S  I.lTTh'RAIRRS  II.I.HSTni^RS. 


vcrriims-iioiis  ciuarlietor  à  prix  il'or  cerlaiiips  roiiqut^lcs,  c'est  paver 
l)ion  rlicr  un  vain  fanlc'iinr.  II  y  a  plus  cle  vérilable  gloire  à  séclicr 
une  lariuc  qu'a  répandre  des  mers  de  sang. 

IV. 

Kl  pourquoi?  parce  que  la  preinit'rc  de  ces  gloires  procure  le 
contonloinent  de  soi-nifnu*,  landis  que  l'aulre,  avec  loul  son  éclat, 
SOS  acclamations ,  ses  arcs-de-lrionijilie,  ses  pensions  pajées  par 
nn  peuple,  peut-être  affamé,  avec  les  tilrcs  pompeux  et  les  dignités 
(]u'clle  prodigue,  peut  bien  exciter  l'admiration  des  Ames  corrom- 
pues; mais  après  tout,  si  l'on  ne  combat  point  pour  la  liberté, 
vile  n'est  qu'un  vain  bruit  par  lequel  l'homicide  essaie  de  s'étourdir. 


Telle  est,  telle  sera  toujours  la  gloire  des  armes;  telle  n'est  pas 
rolle  d'un  Léonidas  et  d'un  Washington  ;  chacun  de  leurs  champs 
de  bataille  est  un  sanctuaire  qui  parle  de  nations  sauvées  et  non  de 
niuiiik's  dévastés.  Comme  eus  mots  résonnent  doucement  à  l'oreille! 
l'cndant  que  le  nom  d'un  conquérant  vulgaire  e.xcilcra  l'étonnu- 
uicnt  et  la  stupeur  des  finies  servîtes  et  vaincs,  ces  noms  glorieux 
serviront  de  mot  de  ralliement  pour  aU'rancliir  le  monde. 

VI. 

La  nuit  était  sombre  ;  un  épais  brouillard  ne  laissait  entrevoir 
que  la  (lamine  de  l'artillerie  qui  ceignait  l'horizon  d'un  nuage  de 
Icu  et  se  réfléchissait  dans  les  eaux  du  Danube...  miroir  de  I  enfer! 
Le  rugissement  des  volées  de  canon  et  les  longs  et  profonds  reten- 
tissements qui  se  succédaient  coup  sur  coup  assourdissaient  l'o- 
reille plus  que  n'eût  fait  le  tonnerre;  car  les  foudres  du  ciel  frap- 
pent peu...  celles  de  l'homme  font  des  millions  de  cadavres. 

VII. 

La  colonne  d'assaut  avait  à  peine  dépassé  les  batteries  de  quel- 
ques toises,  quand  les  musulmans,  irrités,  se  levèrent  enfin  et  ré- 
pondirent au.v  tonnerres  des  chrétiens  ]iar  une  voix  non  moins  ter- 
rible. Alors  un  vaste  incendie  envahit  l'air,  la  terre  et  les  flots;  le 
sol  parut  trembler  sous  ce  bruit  clTroyable,  pendant  que  toute  la 
ligne  des  remparts  pétillait  de  feux,  pareille  à  l'Etna  quand  liiiquiel 
Titan  s'agite  dans  ses  cavernes. 

VII L 

Au  même  instant  s'éleva  un  redoutable  cri  d'Allah  !  qui,  non 
moins  bruyant  que  la  voix  des  foudres  meurtrières,  jetait  h  l'eniicmi 
un  défi  orgueilleux.  Allali!  répétèrent  la  ville,  le  fleuve  et  le  ri- 
vage; et  dans  les  nua?es  étendus  comme  un  dais  sur  les  combat- 
tants, on  entendit  vibrer  le  nom  de  l'Eternel.  Ecoutez  :  à  travers  tous 
les  bruits  un  seul  cri  domine  :  «  Allah  I  Allah!  hu  I  » 

IX. 

Toutes  les  colonnes  s'étaient  mises  en  mouvement  ;  mais  celles 
qui  attaquaient  par  eau  virent  leurs  soldats  tomber  comme  des 
feuilles,  bien  que  commandées  par  Arseniew,  ce  fils  du  carnage, 
brave  comme  le  premier  qui  affronta  jamais  la  bombe  et  le  boulet. 
"  Le  carnage,  dit  Wordsworth,  est  fils  de  Dieu;»  il  est  donc  frère 
du  Christ,  et  il  se  conduisit  alors  comme  dans  la  Terre-Sainte. 

X. 

Le  prince  de  Ligne  fut  blessé  au  genou  ;  le  duc  de  Richelieu  reçut 
une  balle  entre  son  chapeau  et  son  crùne,  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
fut  percé,  ce  qui  prouve  ciue  cette  tète  était  la  plus  aristocraticiiie  du 
monde.  De  fait  la  balle  ne  pouvait  en  vouloir  .^  une  caboche  toute 
légitimiste:  «  Poussière  sur  poussière!»  dit-on...  [louiquoi  pas 
plomb  sur  plomb  ? 

XL 

Le  général  Markow,  brigadier,  insistait  pour  qu'on  emportât  «le 
prince»  ,  quand  tant  de  milliers  d'autres  gémissaient  et  mouraient 
auprès  de  lui...  tous  gens  de  rien,  qui  peuvaientsc  tordre  et  se  dé- 
battre et  implorer  une  goutte  d'eau,  sans  trouver  une  oreille  qui  ne 
fût  pas  sourde...  Le  général  Markow,  qui  témoignait  ainsi  de  sa 
sympathie  pour  un  haut  rang,  rcçutune  leçon  propreà  lui  inspirer 
un  sentiment  plus  large  :  un  coup  de  feu  lui  cassa  la  jambe. 

XII. 

Trois  cents  bouches  à  feu  vomirent  leur  émétique,  et  trente  mille 
mousquets  lancèrent  leurs  pilules,  dru  comme  grêle,  en  guise  de 
diurétique  sanguin.  0  mortalité!  lu  as  les  bulletins  mensuels,  tes 
pestes,  les  famines,  les  médecins,  ce  qui  n'empêche  pas  les  maux 
Jiresenls,  passés  cl  futurs,  de  linter  h  nos  oreilles  comme  cet  insecte 
qui  perce  le  bois  et  qu'on  appelle  lliorloge  de  la  mort...  mais  tout 
cela  n'est  rien  auprès  des  horreurs  d'un  champ  de  bataille. 


xin. 

Là,  toutes  les  tortures  variées,  accumulées,  au  point  que  les 
hommes  s'endurcis.sent  en  présence  de  ces  innombrables  doulcurj 
qui  frappent  partout  leurs  regards...  là,  les  voix  gémiss<inles,  les 
membres  (|ui  se  tordent  dans  la  poussière,  l'œil  enlièremcnl  blanc, 
retourné  dans  son  orbite...  Voili  la  récompense  de  milliers  de  sol- 
dats, pendant  que  d'autres  gagneront  un  ruban  sur  la  poitrine  I 

XIV. 

Et  pourtant,  j'aime  la  gloire...  la  gloire,  c'est  magnifique...  Son- 
gez combien  il  est  doux,  sur  vos  vieux  jours,  d'être  eiilrelenu  aux 
frais  de  votre  bon  roi.  Une  modique  pension  ébranle  la  vertu  de 
plus  d'un  sage;  et,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  les  héros  sont  néces- 
saires pour  que  les  bardes  aient  quelque  chose  \  chanter.  Ainsi,  le 
plaisir  de  voir  nos  guerres  revivre  dans  des  vers  immortels,  outre 
la  jouissance  de  la  demi-solde  pendant  le  reste  de  nos  jours,  voili 
ce  qui  nous  pousse  à  détruire  nos  semblables. 

XV. 

Quelques  troupes,  qui  avaient  déjà  pris  terre,  se  portèrent  sur  la 
droite  pour  s'emparer  d'une  batterie;  d'autres,  débarquées  plus  bas, 
se  mirent  à  l'œuvre  nr)n  moins  promplement.  C'étaient  des  grena- 
diers :  ils  grimpèrent  un  à  un  .  aussi  gaîment  que  des  enf.ints  qui 
montent  sur  le  giron  de  leur  mère,  et  escaladèrent  le  retranchement 
et  la  palissade,  avec  autant  d'ordre  que  s'ils  eussent  été  i  la  parade. 


C'était  une  manœuvre  admirable,  car  le  feu  était  si  vif,  que  si  le 
Vésuve  ,  outre  sa  lave  ,  était  charrié  de  toutes  sortes  de  projectiles 
infernaux,  il  ne  pourrait  faire  plus  de  ravages.  Le  tiers  des  officiers 
tomba  sur  la  place,  début  qui  était  loin  de  promettre  la  victoire  à 
la  troupe  :  quand  le  chasseur  tombe,  les  chiens  sont  en  déluut. 

XVII. 

Mais  ici  je  laisse  les  affaires  générales  pour  suivre  don  Juan  :  il 
faut  qu'il  gagne  ses  lauriers  à  part;  car  nommer  l'un  après  l'autre 
cinquante  mille  héros,  bien  qu  ils  aient  tous  également  droit  .'i  une 
stance  ou  ;i  une  élégie,  cela  formerait  un  le.xiipie  de  gloire  un  peu 
long,  et  bien  pis,  ce  serait  allonger  beaucoup  notre  histoire. 

XVIII. 

Force  nous  est  donc  d'abandonner  le  plus  grand  nombre  à  la  ga- 
zelle... qui,  sans  nul  doute,  a  rendujuslice  à  tous  ces  morts,  dor- 
mant d'un  glorieux  sommeil  dans  les  fossés,  dans  la  plaine,  partout 
où  ils  ont  senti  pour  la  dernière  fois  l'argile  appesantir  leurs  imes..; 
Trois  fois  heureux  celui  dont  le  nom  a  été  bien  orlliographié  dans 
la  dépèche  I  J'ai  connu  un  homme  dont  la  mort  fut  auaoucée  sous 
le  nom  de  Croie;  et  il  s'appelait  Grose'. 

XIX. 

Juan  et  Johnson  se  joignirent  à  l'un  des  corps  d'attaque,  et  com- 
battirent de  leur  mieux,  ne  sachant  où  ils  étaient  et  encore  moins 
où  ils  allaient.  Ninifxirte  !  ils  continuaient  d'avancer,  foulant  des 
cadavres  sous  leurs  pieds,  tirant,  frappant  d'estoc  et  de  taille,  suant 
et  bouillant,  mais  au  total  assez  peu  avares  de  leur  vie  pour  méri- 
ter à  eux  deux  un  magnifique  bulletin. 

XX. 

C'est  ainsi  qu'ils  se  vautrèrent  dans  la  fange  sanglante  de  ces 
millions  de  morts  et  de  mourants...  Parfois  ils  gagnaient  une  toise 
ou  doux  de  terrain,  ce  qui  les  rapprochait  d'un  certain  angle  de 
muraille  que  tout  le  monde  s'efforçait  d'atteindre;  d'autres foisre- 
poussés  par  un  feu  bien  nourri,  qui  tombait  comme  si  l'enfer  eût 
envoyé  sa  pluie  pour  celle  des  cieux ,  ils  trébuchaient  en  reculant 
sur  un  camarade  blessé  qui  se  débattait  dans  son  sang. 

XXI. 

C'était  la  première  affaire  de  Juan  ;  et  après  une  nuit  passée  sous 
les  armes,  après  une  marche  silencieuse  dans  les  ténèbres  glacées, 
où  le  courage  n'est  pas  aussi  bouillant  quesousun  arc-dc-trioraphe, 
il  avait  peut-être  longtemps  grelotté,  biillé  et  appelé  le  jour,  eu  je- 
tant un  regard  sur  les  nuages  épais  et  monotones  qui  raidissaient 
le  ciel Mais,  malgré  tout  cela,  il  ne  songea  point  à  lâcher  pied. 

xxn. 

Au  fait,  c'était  impossible El  quand  même  il  l'eût  fait?  On  a 

vu  et  l'on  voit  encore  des  héros  qui  n'ont  pas  mieux  débuté  :  Fré- 
déric-le-'Jrand  daigna  prendre  la  fuite  à  .Moiwilz,  pour  la  première 
et  la  deruière  fois  ;  car  ainsi  qu'un  cheval,  un  faucon  ,  uoe  jeune 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


225 


épouse,  la  pin  pari  des  hommes,  apièsune  chauile  épreuve,  se  rom- 
pent à  leur  nonveau  métier  et  combattent  comme  des  diables  pour 
leur  solde  ou  leur  opinion. 

XXUL 

Juan  était  ce  qu'Erin appelle,  dans  son  langage  sublime,  l'ancien 
erse  ou  Tiilandais,  qui  pouriait  bien  être  le  punique  (les  antiquai- 
res, qui  savent  régler  le  temps,  comme  le  temps  règle  toutes  choses, 
romaines,  grecques,  runiques,  prétendent  que  la  langue  irlandai.«e 
est  concito^'enne  d'Annibal  et  se  revêt  encore  de  l'alphabet  ivrien, 
importé  à  Carthage  par  Didon  ;  opinion  rationnelle  comme"  toute 
autre,  mais  nullement  nationale)  ; 

XXIV. 

Juan  était  ce  que,  dans 
cette  langue,  on  appelle 
une  «  essence  de  jeunes- 
se, »  un  être  d'impulsion, 
un  enlani  de  poésie,  tan- 
tôt nageant  dans  le  senti- 
ment, ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  dans  la  sensation 
de  la  volupté;  puis  s'il  s'a- 
gissait de  tuer  en  aussi 
bonne  compagnie  que 
celle  qui  se  presse  d'ordi- 
naire aux  batailles ,  aux 
sièges  et  autres  récréa- 
lions  de  ce  genre,  saisis- 
sant avec  un  égal  em[ires- 
sement  cette  occasion 
d'occuper  ses  loisirs; 

XXV. 

Mais  cela  toujours  sans 
malice  :  s'il  faisait  l'amour 
ou  la  guerre,  c'était,  com- 
me on  dit,  avec  «  les  meil- 
leures intentions,  »  celle 
carte  d'alout  que  nous 
montrons  tous  pour  nous 
tirer  d'affaire.  Hommes 
d'Etat  ,  héros  .  câlins  , 
hommes  de  loi ,  si  l'on 
s'informe  de  leurs  actes, 
savent  parer  latuique  en 
protestant  de  leurs  bon- 
nes intentions;  quel  dom- 
mage que  l'enfer  en  soit 
pavé! 

XXVL 


Je   me   suis   demandé 
quelquefois  si  le  pavé  de 

l'enfer en  admellant 

que  telle  en  soit  a  matiè- 
re... ne  doit  pas  être  au- 
jourd'hui complètement 
usé,  non  par  le  nombre 
de  ceux  que  leurs  bonnes 
intentions  ont  sauvés  , 
mais  parla  masse  qui  des- 
cend là  -  bas  sans  être 
munie  de  ces  matériaux 
qui  nivelaient  et  aplanis- 
saient autrefois  celle  rue 
sulfureuse  ,  qui  doit  si 
bien  ressembler  à  notre  Pall-Mall 


Mais  le  Khan  ne  voulait  pas  être  pris. 


xxvn. 

Juan,  par  une  de  ces  occurrences  étranges  qui  séparent  souven' 
le  guerrier  du  guerrier  dans  leur  hideuse  carrière,  comme  elb-s  sé- 
parent la  plus  chaste  des  femmes  de  son  constant  époux  tout  juste 
après  un  an  dli\ menée;  Juan,  par  un  de  ces  singuliers  caprices 
de  la  fortune,  fut  saisi  d'un  étonnement  soudain  ,  lorsque  après 
une  vive  mousqueladc.  il  se  trouva  seul,  loin  de  ses  compagnons 
qui  battaient  en  retraite. 

xxvin. 

Je  ne  sais  comment  se  fit  la  chose...  Il  se  peut  que  le  plus  grand 
nombre  fut  tué  ou  blessé,  et  que  le  reste  eîit  fait  demi-tour  à  droite; 
circonstance  qui  embarrassa  César  lui-même ,  quand  à  la  vue  de 
toute  son  armée,  si  courageuse  pourtant,  il  fut  forcé  de  prendre  un 
bouclier  et  de  ramener  les  Romains  au  corrd)at. 

Paris  —  Imp.  LACôua  el  C*.  rue  Sùufûot,  16. 


XXIX. 

Juan,  qui  n'avait  point  de  bouclier  à  prendre  et  qui  n'était  pas  un 
César,  mais  un  beau  jeune  homme  qui  se  baltait  sans  savoir  pour- 
quoi ;  Juan,  se  voyant  dans  cette  passe  dilticile,  s'arrêta  une  mi- 
nute, et  peut-être  aurait-il  dii  s'arrêter  plus  longtemps;  puis  pareil 
à  un  âne...  ne  vous  scandalisez  pas,  modeste  lecteur;  puisque  le 
grand  Homère  a  trouvé  cette  comparaison  bonne  pour  Ajax,  Juan 
peut  s'en  conlenter  mieux  que  d'une  neuve... 

XXX. 

Donc,  pareil  à  un  âne,  il  marcha,  et,  chose  plus  étrange,  il  ne  re- 

gardapas  en  arrière; mais 
voyant  briller  devant  lui, 
comme  le  jour  sur  la 
montagne,  un  feu  suffi- 
sant pour  aveugler  ceux 
qui  n'aiment  pas  à  voir 
un  combat,  il  chercha  s'il 
ne  pourrait  pas  rejoindre 
les  bataillons  décimés. 


XXXI. 

N'apercevant  plus  le 
commandant  de  son  pro- 
pre corps,  ni  le  corps  lui- 
même  qui  avait  complè- 
tement disparu  ....  Dieu 
sait  comment  (je  ne  me 
charge  pas  d'expliquer 
tout  ce  qui ,  dans  l'his- 
toire, offre  une  couleur 
suspecte  ;  cependant,  on 
m'accordera  ce  point:  il 
n'était  pasélon  nan  t  qu'un 
tout  jeune  homme,  épris 
de  la  gloire,  marchât  droit 
devant  lui  sans  plus  se 
soucier  de  son  régiment 
que  d'une  prise  de  ta- 
bac)... 

XXXII. 

N'apercevant  donc  ni 
commandant  ni  comman- 
dés,  laissé  à  lui-même 
comme  un  jeune  héritier, 

libre  d'aller  tout  seul 

il  ne  savait  où  ;  comme  le 
voyageur  suit  le  feu  follet 
à  travers  marais  et  fon- 
drières ,  ou  comme  des 
marins  naufragés  se  ré- 
fugient dans  la  hutte  la 
plus  proche;  ainsi  Juan, 
suivant  l'honneur  et  son 
nez,  s'élança  vers  la  mê- 
lée. 

XXXIH. 

Il  ne  savait  oil  il  était  et 
ne  s'en  inquiétait  guère  : 
car  il  était  ébloui,  frappé 
de  vertige;  la  foudre  cir- 
culait dans  ses  veines 

il  était  sous  l'inlluence  de 
la  situation,  comme  il  ar- 
rive aux  imaginations  ardentes.  Ayant  observé  le  côté  où  le  feu  le 
plus  vif  se  faisait  voir  el  entendre,  où  le  canon  faisait  retentir  ses 
détonations  les  plus  bruyantes,  ce  fut  là  qu'il  courut,  pendant  que 
la  terre  et  le  ciel  étaient  ébranlés  par  ta  découverte  humanitaire, 
ô  Bacon ,  le  plus  savant  des  moines. 

XXXIV. 

Gunune  il  courait  ainsi,  il  tomba  dans  ce  qui  avait  formé  naguère 
la  deuxième  colonne  sous  les  ordres  du  général  Lascy.  Ce  corps 
avait  éié  réduit,  comme  plus  d'un  gros  livre,  à  un  élégant  extrait 
d  héroïsme,  Juan,  d'un  air  solennel,  prit  place  parmi  les  survi- 
vants qui,  faisant  bonne  contenance,  continuaient  à  tirer  sur  les 
glacis. 

XXXV. 

Précisément  à  ce  moment  critique  arriva  aussi  Johnson  ,  qui 
«  avait  battu  en  retraite,  »  comme  on  dit  quand  les  gens  se  sauvent, 


220 


LK9  VRILLÉES  LITTÈRAIRRS  ILLDSTRÉKS. 


iiliilAl  qufi  Hft  se  jeter  (l.iiis  eelle  (;iieiilc  de  deslriielinn  f|ui  eoniliiil 
il  liinlre  du  diahle.  Mai»  Jiihnsoii  était  un  lialiile  poldat  qui  Mvnil 
rcveiiir  h  propos  h  la  eharge  et  n'employait  la  fuite  que  comme  nu 
euuragciix  stratagème. 

XXXVI. 
Il  \il  que  tous  les  hommes  de  son  eorps  étaient  ou  morts  ou  mou- 
rants, à  rexceplion  de  don  Juan  ,  vrai  novieu  dont  la  \alcur  \ir;ri- 
nale  ne  songeait  point  .'  la  fuite.  Ivn  elTet,  fiiJinorance  du  daiiK>:>', 
riinuiie  l'iiinoccnre  comptant  sur  ses  ()roprcs  forces,  inspire  Ji  ses 
élus  une  insouciante  sécurité.  Pans  cette  situation,  Johnson  re- 
lirou.ssa  chemin  un  uionienl,  seulement  pour  rallier  ceux  qui  s'é- 
taient enrhumés  dans  les  omhrcs  de  la  vulléc  de  la  Mort, 

XXXVII. 

Et  l.h  ,  un  peu  h  l'abri  des  halles  que  faisaient  pleuvoir  bastions, 
hnlteries,  parapets ,  remparts ,  murs,  fenêtres,  maison».,  cardans 
toute  celle  frrande  ville,  serrée  de  près  iiar  une  armée  chrétienne, 
il  n'y  avait  pas  juscjun-lii  un  seul  pouce  ilc  terrain  qui  ne  se  défendit 
comme  un  diable...  \l\  ,  il  trouva  un  certain  nombre  de  chasseurs, 
dispersés  ]>ar  la  résistance  ilu  gibier  qu'ils  avaient  attaque. 

XXXVIII. 

Il  le-;  .Tppela;  et.  chose  étrange,  ils  vinrent  ;i  son  appel,  différenls 
en  ecla  des  esprits  du  vaste  abime.  lesquels  se  laissent  invoi|Mer 
longtemps,  dit  Hotspur,  avant  de  quitter  leurs  retraites.  Leurs  mo- 
tifs poin- obéir  étaient  lincerlituile,  la  honte  de  paraîlie  avoir  peur 
d'une  halle  ou  «l'une  bombe,  et  ce  singulier  instinct  ipii  fait  rpi'Ji  la 
puerrc  cl  en  religion,  les  hommes  suivent  comme  des  troupeuui  le 
chef  qui  les  guide. 

XXXIX. 

Par  Jupiter!  c'était  un  brave  paillard  que  ce  Johnson  ;  cl  bien 
que  son  nom  sonne  moins  harmonieusement  que  ceux  d'Ajax  et 
d'Achille,  on  ne  verra  pas  île  sit^)t  son  égal  sous  le  soleil.  Il  luail  son 
luunnie  aussi  Iranquilloment  que  souffle  la  mousson,  co  vent  qui, 
pendant  des  mois  entiers,  reste  invariable?  :  rarement  on  voyait  la 
moindre  altéraiion  dans  ses  Irait;,  son  teint  ou  ses  muscles,  et  sans 
bruit  il  faisait  heaucouj)  de  besogne. 

XL. 

Il  no  s'était  donc  sauvé  qu'avec  réflexion  ,  sachant  bien  que  sur 
les  derrières  il  trouverait  d'autres  combattants  tout  disposés  h  se 
débarrasser  de  ces  a|>préhensions  importunes,  (pii,  comme  des  vents, 
troublent  parfois  des  estomacs  béro'i(|ues.  Bien  que  souvent  leurs 
paupières  se  ferment  prématurément,  tous  les  héros  ne  sont  pas 
aveugles  ;  mais  s'ils  rencontrent  face  à  face  une  mort  infaillible,  ils 
reculent  de  quelques  pas,  seulement  pour  reprendre  haleine. 

XLI. 
Johnson,  disons-nous,  n'avait  reculé  que  pour  revenir, avec  beau- 
coup d'autres  guerriers ,  vers  ce  sombre  rivage  qu'llamlet  nous 
peint  commi-  un  si  redoutable  trajet.  .Mais  cela  ne  donnait  pa.s grand 
souci  il  notre  homme  :  son  àme  agit  sur  les  vivants  avec  la  puis- 
sance du  111  galvanique  qui  ranime  les  morts,  et  les  ramena  au  mi- 
lieu du  feu  le  plus  violent. 

XLII. 
Mille  diables  I  ils  trouvèrent  une  seconde  fois  ce  qui  l,i  première 
leur  avait  paru  .nssez  terrible  pour  s'y  dérober  par  la  fuite.  Malgré 
tout  ce  qu'on  dit  de  la  gloire  et  tous  ces  immortels  lieu.v  communs 
(pii  conduisent  un  régiment  ;i  la  mort  (sans  compter  la  paie,  le 
shilling  quotidien,  qui  l'ail  aussi  le  soldat)....  ils  rcirouvèreul,  disje, 
le  même  accueil,  qui  lit  deviner  aux  uns  et  connaître  aux  autres 
l'approche  de  l'enfer. 

XLin. 

Ils  tombèrent  dru  comme  les  moissons  sous  la  grêle,  l'herbe  sous 
1,1  faulx,ou  le  blé  sous  la  faucille,  nouvelle  preuve  de  cotte  vérité  re- 
battue ,  que  la  vie  est  le  plus  fragile  objet  des  désirs  de  I  homme. 
Les  batteries  turques,  pareilles  .'i  un  fléau  ou  au  poing  d'un  habile 
boxeur,  tirent  une  horrible  capilotade  des  plus  braves  soldats  :  ils 
curent  la  tête  cassée  avant  d'avoir  pu  armer  leur  fusil, 

XLIV. 
Les  Turcs,  protégés  nar  les  traverses  et  les  flancs  du  bastion  voi- 
sin ,  tiraient  en  vrais  diables  et  enlevaient  des  rangs  tout  entiers, 
comme  le  vent  balaie  l'écume  des  vagues.  Néanmoins,  Dieu  sait 
pouripioi,  le  destin  ,  (jui  nivelle  sous  ses  changeants  caprices  les 
cités,  les  nations,  les  mondes,  voninl  qu'au  milieu  de  cette  sulfu- 
reuse orgie,  Johnson  et  le  petit  nombre  de  ceux  qui  n'avaient  pas 
décampé  gagnassent  le  talus  intérieur  du  rempart. 

XLV. 

D'abord  un,  doux,  puis  cinq,  six.  une  douzaine  escaladèrent 
proniplcmont,  c.ir  il  v  allait  de  la  vie  :  des  torrents  de  flamme, 
comme  de  la  poix  ou  de  la  résine,  étaient  dardés  d'en  haut  et  d'en 
bas,  si  bien  qu'il  était  dillicile  de  dt-cider  lesquels  avaient  fait  le 


meilleur  choix,  de  ceux  qui  avaient  été  les  premiers  Ji  montrer  sur 
le  paranct  leur  face  guerrière ,  ou  de  ceux  qui  avaient  cru  plu» 
brave  île  rester  expow'-s  au  fou. 

XI.VI 
Mnis  ceux  qui  avaient  e^scaladé  virent  leur  audace  favorisée  par 
un  hasard  ou  une  bévue.  U.iiib  non  ignorance  ,  le  Cohorn  grec  ou 
turc  avail  établi  si'S  paliHiiades  d'une  manière  qui  paraîtrait  éton- 
nante dans  les  forli-resses  des  Pa.vs-Ilas  ou  de  France  (qui  elles- 
mêmes  doivc-nt  baisser  pavillon  devant  notre  (iibrallari  :  obi^tacle 
judicieusement  posé  au   beau  milieu  du  susdit  parapet. 

XLVIL 

Kn  sorte  qu'il  y  avait  de  chaque  cAté  neuf  Ji  dix  pa.t  de  terrain 
sur  lc(piel  on  pouvait  se  tenir,  avantage  lrt«  grand  pour  nos  g.'ns, 
pour  coux-lîi  du  moins  qui  étaient  restés  Tivanis,  et  qui  avaient 
ainsi  la  faculté  de  se  mettre  en  ligne  et  do  recommencer  le  combat. 
Ce  qui  leur  fut  aussi  fort  utile,  c'est  qu'ils  plironl  renverser  d'un 
coup  t\r  pied  les  palissades,  qui  ne  s'élevaient  guère  plus  haut  que 
l'horbe  ilun  pré. 

XLVIIl. 

Parmi  les  premiers...  je  ne  dis  pas  le  premier,  car  les  questions 
de  priorité  en  pareille  occasion  peuverit  soulever  de  funestes  que- 
relles entre  amis  aussi  bien  qu'entre  alliés  :  bien  hardi  serait  le 
Ilrelon  qui  viendrait  meîlre  h  réprouve  la  patience  de  John  Fliiîl  en 
osant  lui  dire  que  Wellington  a  été  battu  a  Waterloo...  et  en  effet 
c'est  ce  qu'affirment  les  Prussiens. 

XLIX. 

lit  ajoutent  que  si  Binchcr.  Riilovv,  Gncisenau ,  et  je  ne  sais 
Pombicn  de  gens  en  an  et  en  oit'  n'étaient  pas  venus  à  temps  jeter 
la  terreur  dans  l'âme  des  Français,  qui  continuaient  à  combattre 
c  iinme  des  tigres  affamés,  le  duc  de  Wellington  aurait  cessé  d'étaler 
ses  ordres ,  comme  de  recevoir  ses  pensions ,  les  plus  lourdes  que 
mentionne  notre  histoire. 

L. 

Mais  n'Importe! Dieu  sauve  le  roi  ! et  les  rois:  car  s'il  ne 

veille  sur  eux,  je  doute  que  les  hommes  les  gardent  longtemps 

Je  crois  entendre  un  petit  oiseau  qui  chante  que  dans  pou  le  (leuple 
sera  le  plus  fort  ;  il  n'est  pas  de  ro.«se  qui  ne  rue  quand  le  harnais 
lui  entre  dans  les  chairs,  et  la  fait  souffrir  plus  que  no  le  permet  le 
règlement  des  postes...  et  la  populace  finit  par  ne  plus  imiter  la  pa 
tience  do  Job. 

LL 

D'abord  elle  murmure,  pui5  elle  jure;  puis,  comme  David,  elle 
lance  au  géant  les  cailloux  du  ruisseau;  enfin  elle  a  recours  aux 
armes  que  saisi.ssent  les  hommes  quand  le  désespoir  a  aigri  leurs 
c(Piirs.  Alors  vient  la  véritable  guerre  ;  je  serais  tenié  de  dire  "  tant 
pis!  »  si  je  n'avais  reconnu  qu'une  révolution  seule  peut  épargner 
h  notre  globe  toutes  les  souillures  de  l'enfer. 

LU. 
Mais  continuons...  Je  disais  donc  que    non  pas  le  nremicr,  niais 
un  des  premiers,  notre  petit  ami  don  Juan  escalada  les  murs  dls- 

mnil,  comme  s'il  ont  été  élevé  au  milieu  de  pareilles  scènes El 

pourtant  celle-ci  était  tout-à-fait  nouvelle  pour  lui  ,  et  je  présume 
pour  hcutroup  d'autres.  Quelque?  généreuse  que  fût  sa  nature , 
aussi  chaleureux  par  le  cœur  qu'efféminé  par  les  traits,  il  était  dé- 
voré de  la  soif  de  la  gloire,  soif  qui  pénètre  le  cœur  de  part  en  pari. 

LIIL 

b;t  11  était  là,  cet  enfant  qui  jamais  n'avait  cessé  d'appuyer  sa 
poitrine  sur  le  sein  d'une  femme  :  lii>mme  dans  tout  le  reste,  cette 
jdacc  était  pour  lui  l'Klysée;  il  eût  même  résiste  à  celte  éprouve 
délicate  que  Rousseau  indique  à  la  beauté  inquiète  :  «  Observez 
votre  amant  quand  il  sort  de  vos  bras.  »  Juan  n'en  sortait  jamais 
tant  qu'il  y  trouvait  des  charmes... 

LIV. 

A  moins  qu'il  n'y  fi'it  forcé  par  les  destins  ou  les  flots  ,  ou  les 
vents,  ou  par  dos  parents,  ce  qui  rcvientau  mémo.  .Mais maintenant 
il  était  là...  dans  une  crise  où  tous  les  liens  de  l'humanité  doivent 
céder  au  1er  et  à  la  flamme;  et  lui.  dont  le  corps  même  était  tout 
Ame,  jouet  de  co  sort  qui  courbe  les  têtes  les  jdusfiêres,  pressé 
par  le  temps  et  les  faits,  le  voilà  parti  comme  un  coursier  pur-sang 
qui  sent  l'éperon. 

LV. 

Il  ne  so  connaissait  plus  en  face  d'une  résistance,  comme  le 
chasseur  dovani  une  birriore  à  cinq  traverses,  ou  devant  une  grille 
élevée,  cas  où  l'existence  de  nos  jeunes  .\nglais  dépond  de  leur 
poids,  le  plus  léger  courant  le  moins  de  risques.  De  loin  il  abhor- 
rait la  cruauté,  comme  tous  les  hommes  abhorrent  le  sang,  jusqu'à 
ce  qu'ils  soient  échauffés.  ...  et  alors  même  Juan  sentait  le  sion  se 
figer  s'il  entendait  un  gémissement  douloureux. 


OEUVKES  COMPLÈTES  BE  LORD  BYUON. 


227 


LVI. 

Le  général  La<;cy,  serré  de  près,  voyant  arriver  si  fi  propos  à  son 
aide  une  centaine  de  jeunes  gaillards  déterminés  qui  semblaient 
tomber  (le  la  lune,  remercia  don  Juan  qui  élait  le  plus  près  de  lui, 
et  ajouia  qu'il  espérait  que  la  ville  serait  bientôt  prise  ,  croyant  s'a- 
dresser, non  à  quelque  «  pauvre  besogneux  ,  »  comme  dit  l'islol, 
mais  à  quelque  jeune  Livonien. 

LVII. 

Comme  le  général  lui  parlait  en  allemand,  Juan  ,  qui  savait  cette 
langue  ni  plus  ni  moins  que  le  sanscrit,  s'inclina  pour  toute  réponse 
devant  son  supérieur;  car,  voyant  un  homme  décoré  de  rubans 
noii's  et  bleus,  de  crachats,  de  médailles  ,  et  tenant  h  la  main  une 
épée  sanglante,  qui  lui  adressait  la  parole  d'un  ton  de  remercîment, 
il  reconnut  un  officier  de  haut  rang. 

•LVIII. 

L'enlrelien  dure  peu  entre  gens  qui  ne  parlent  pas  la  même  lan- 
gue-, ei  puis,  en  temps  de  guerre,  à  la  prise  d'une  ville,  quand  maint 
cri  de  douleur  vient  couper  le  dialogue,  quand  mainte  énormité  se 
cnmme.t  dans  l'intervalle  d'une  parole  à  l'autre,  quand  pareil  au 
l'icsin  d'alarme  arrive  à  l'oreille  un  concert  de  soupirs,  de  gémisse- 
mimis,  de  clameurs,  de  hurlements,  de  prières dans  un  tel  mo- 
ment, il  ne  saurait  y  avoir  beaucoup  de  conversation. 

LIX. 
Aussi  ce  que  nous  avons  rapporté  en  deux  longues  stances  tint  ^ 
peine  une  minute;  mais  cette  courte  minute  embrassa  tous  les  for- 
i'ails  imaginables.  L'artillerie  elle-même,  dominée  par  le  fracas, 
sembla  muette  :  vous  auriez  entendu  le  chant  d'une  linotte  aussi 
facilement  que  le  tonnerre  même  au  milieu  de  ce  bruit  universel, 
voi.x  décbiranle  de  la  nature  humaine  à  l'agonie. 

LX. 

La  place  était  forcée.  0  Eternité! «  Dieu  fit  les  champs  et 

lliomme  a  fait  les  villes,  »  a  dit  Cowper...  Je  suis  à  peu  près  de  son 
a.vis,  quand  je  vois  dans  la  poussière  Rome,  Baby  lone,  Tyr,  Car- 
thage, Ninive,  ces  cités  dont  tout  le  monde  connaît  l'existence,  et 
lant  d'autres  dont  le  nom  n'est  plus;  et  méditant  sur  le  présent  et 
le  passé,  je  commence  à  croire  que  nous  finirons  par  retourner 
dans  les  bois. 

LXL 

Si  l'on  excepte  d'abord  Sylla,  ce  tueur  d'hommes  qui,  dans  sa 
vie  comme  dans  sa  mort,  fut,  dit-on,  le  mortel  heureux  par  ex- 
cellence, et  qui  d'ailleurs  porte  un  de  ces  grands  noms  qui  éblouis- 
sent; de  tous  les  hommes  le  plus  heureux  fut,  sans  contredit,  le 
général  Boon,  ce  forestier  du  Kentucky;  car  .sans  avoir  versé 
d'auire  sang  que  celui  des  ours  et  des  daims,  il  coula  dans  les 
profondeurs  des  bois  les  jours  innocents  d'une  verte  vieillesse. 

LXIL 

Le  crime  n'approcha  point  de  lui le  crime  n'est  point  enfant 

de  la  solitude.  La  santé  ne  l'abandonna  pas...  car  elle  se  plaît  aux 
lieux  que  des  pas  ont  rarement  foulés  :  si  les  hommes  ne  l'y  vont 
pas  chercher,  s'ils  préfèrent  la  mort  à  la  vie,  il  faut  le  leur  pardon- 
ner, retenus  qu'ils  sont  dans  leur  prison  murée  par  une  habitude 
qu'ils  abhorrent  au  fond  de  leurs  cœurs.  Il  est  à  noter,  dans  le  cas 
donnépour  exemple,  que  le  général  Boon,  toujours  cha.-sant,  devint 
nonage  aire. 

LXIII. 

Et  chose  plus  remarquable,  il  a  laissé  après  lui  un  nom  que  d'au- 
tres s'efforcent  vainement  d'obtenir  en  décimant  leurs  semblables, 
et  non-seulement  un  nom  fameux,  mais  celte  honorable  renommée, 
sans  laquelle  la  gloire  n'est  qu'un  refrain  de  taverne...  uneienom- 
mée  simple,  pure,  l'antipode  de  la  honte,  inattaquable  à  la  haine  et 
'd  l'envie.  Vivant  en  ermite,  mais  en  ermite  actif,  il  fut  jusque  dans 
sa  vieillesse  l'enfant  de  la  nature.  0  Pope ,  ô  Virgile,  ce  fut  votre 
solitaire  devenu  sauvage. 

LXTV. 

A  la  vérité,  il  évitait  le  contact  même  de  ses  concitoyens.  Alors 
qu'ils  vinrent  bâtir  sous  ses  arbres  chéris,  il  se  transjiorta  quelques 
centaines  de  lieiies  plus  loin  pour  trouver  des  lieux  ovi  il  y  eût 
moins  de  maisons  et  plus  d'espace  libre.  L'inconvénient  de  la  civi- 
lisation est  dans  la  difficulté  de  plaire  aux  autres  et  de  se  plaire  avec 
eux.  Quant  aux  individus,  il  leur  montrait  toute  la  bienveillance 
qu'on  peut  trouver  dans  un  homme. 

LXV. 

D'ailleurs  il  n'était  pas  tout-î\-fait  seul  :  autour  de  lui  croissait 
une  tribu  d'enfants  de  la  forêt  et  de  la  chasse,  ayant  devant  elle 
un  monde  nouvellement  appelé  à  la  vie  et  toujours  nouveau.  La 
guerre  ni  le  chagrin  n'avaient  laissé  leurs  traces  sur  ces  fronis 
exempts  de  rides,  et  nul  vestige  de  douleur  n'avait  marqué  la  face 


de  la  nature  ou  de  l'homme  :  la  libre  forêt  les  avait  reçus  libres, 
elle  les  gardait  libres  et  frais  comme  ses  arbres  et  ses  torrents. 

LXVI. 

Ils  étaient  grands,  forts  et  agiles,  comme  ne  le  seront  jamais  les 
chétifs  et  pâles  avortons  des  villes;  car  jamais  les  soucis  ni  l'avidité 
n'avaient  attristé  leurs  pensées.  Les  bois  verdoyants  étaient  leur  hé- 
ritage ;  l'affaissement  de  leurs  facultés  ne  leur  annonçait  pas  une 
vieillesse  précoce  ;  la  mode  ne  faisait  pas  d'eux  les  singes  de  ses 
caprices;  ils  étaient  simples  et  non  sauvages,  et  leurs  carabines  au 
coup  certain  dédaignaient  de  puériles  querelles. 

LXVII. 

Le  travail  remplissait  leurs  jours  et  le  repos  leurs  nuils;  l'allé- 
gresse était  la  compagne  de  leurs  travaux.  Ni  trop  nombreux  ni 
trop  disséminés,  la  corruption  n'avait  pu  pénétrer  dans  leurs  cœurs  : 
la  débauche  et  ses  aiguillons  ,  le  luxe  et  ses  embarras,  ne  faisaient 
point  leur  proie  des  libres  forestiers.  Elles  étaient  sereines  sans 
tristesse,  leurs  vastes  solitudes. 

LXVIIl. 

Assez  sur  la  nature  !  ..  Maintenant  pour  varier,  nous  revenons  à 
tes  immenses  délices,  ô  civilisation!  nous  revenons  aux  aimables 
conséquences  des  grandes  sociétés:  la  guerre,  la  peste,  le  despo- 
lisnie,  la  soif  de  la  célébrité  ,  les  millions  d'hommes  que  tuent  les 
soldats  pour  gagner  leurs  rations,  le  boudoir  d'une  impératrice  sexa- 
génaire, et  la  prise  d'Isma'il  pour  assaisonner  ses  plaisirs. 

LXIX. 

La  place  était  forcée  ;  une  seule  colonne  se  fraya  d'abord  sa  voie 
sanglante;  une  seconde  la  suivit.  La  baionnelte  impitoyable,  l'épée 
flamboyante,  se  heurtent  contre  le  cimeterre  ;  et  dans  le  lointain 
s'élèvent  les  cris  accusateurs  de  l'enfant  et  de  la  mère.  Et  cepen- 
dant des  nuages  sulfureux  chargeaient  de  plus  en  plus  l'haleine  du 
matin  et  celle  de  l'homme,  aux  lieux  ofi  le  Turc,  fou  de  désespoir, 
disputait  encore  pied  à  pied  le  sol  de  la  cité. 

LXX. 

KoutousotT,  le  même  qui  plus  tard  (tant  soit  peu  secondé  par  la 
neige  et  la  gelée)  refoula  Napoléon  dans  sa  route  audacieuse  et 
sanglante;  Koutousotf  se  vit  lui-même  refoulé.  C'était  un  joyeux 
compagnon:  en  face  de  ses  amis  comme  de  ses  ennemis,  il  avait 
toujours  le  mot  pour  rire,  alors  même  qu'il  y  allait  de  la  vie  et  de 
la  victoire.  Mais  ici  ses  bons  mots  n'eurent  aucun  succès... 

LXXI. 

Car  s'étant  jeté  dans  un  fossé,  où  le  suivirent  aussitôt  quehjues 
grenadiers  qui  teignirent  la  fange  de  leur  sang,  il  parvint  en  grim- 
pant jusqu'au  parapet;  mais  la  chose  n'alla  pas  plus  loin  ,  car  les 
musulmans  les  rejetèrent  tous  dans  le  fossé.  Parmi  ceux  qui  péri- 
rent en  cette  occasion,  on  regretta  beaucoup  le  général  Ribeaupierre. 

LXXII. 

Heureusement  une  troupe  russe,  emportée  par  le  courant,  avait 
débarqué  sans  savoir  où,  et  ne  pouvant  trouver  sa  route,  elle 
avait  erré  çà  et  là  comme  dans  un  rêve,  lorsqu'à  la  pointe  du  jour 
elle  arriva  dans  cet  endroit  qui  lui  parut  offrir  une  issue...  Sans  cela,  le 
brave  et  joyeux  Koutousolï  serait  resté  sans  doute  où  sont  encore  les 
trois  quarts  de  sa  colonne. 

LXXIII. 

En  longeant  le  rempart,  après  avoir  pris  le  cavalier,  au  moment 
même  où  les  soldats  de  Koutousotf,  découragés,  commençaient  à 
prendre,  comme  les  caméléons,  une  légère  teinte  de  peur,  cette 
môme  troupe  ouvrit  la  porte  appelée  Kilia  à  ces  héros  désappointés, 
qui  restaient  cois  et  honteux,  glissant  dans  une  fange  auparavant 
glacée  et  maintenant  transformée  en  un  marais  de  sang  humain. 

LXXIV. 

Les  Kozaks  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  les  Cosaques  (je  ne  me 
pique  pas  beaucoup  d'une  orthographe  exacte,  pourvu  que  j'évite 
les  grosses  erreurs  de  faits  en  statistique,  tactique,  politique  et 
géographie)...  les  Cosaques,  dis-je,  servant  achevai  et  fort  médiocre- 
ment experts  dans  la  topographie  des  forteresses  ,  mais  combattant 
partout  où  leurs  chefs  l'ordonnent,  furent  tous  taillés  en  pièces. 

LXXV. 

Leurcolonne,  foudroyée  par  les  batteries  turques,  élait  néanmoins 
arrivée  sur  le  rempart,  et  déjà  ils  se  flallaient  de  piller  la  ville  sans 
plus  d'empêchement;  mais,  comme  il  peut  arriver  aux  plus  braves, 
ils  s'abusaient  étrangement...  Les  Turcs  feignirent  d'abord  de  lâclier 
pied,  uniquement  pour  les  attirer  entre  les  angles  de  deux  bastions, 
d'où  ils  tombèrent  sur  ces  chrétiens  présomptueux. 

LXXVI. 

Ainsi  prisen  queue,  o,e,^  malheureux  Cosaques  furent  Ions érliar- 


528 


LES  VEILLÉES  LITIÈKAIRKS  ILLOSI'RKRS. 


i)és  à  la  poinlp  ilii  jour,  l'dici's  de  rûsilier  avniil  Icriiie  le  bail  «le 
leur  vie,  ijg  poiiinil  ilii  moins  sans  InMnbler.  el  lenis  rn'Iavrcs 
nninncoli's  sciureni  île  degrés  nu  lieiilcnant  cdunei  Ves'uuskoî, 
pour  Iravci'scr  le  Tossé  avec  le  hiaxebalaillnu  de  l'uluuski. 

t.XXVil. 

Ce  N.'iilinnl  guerrier  lua  de  sa  main  tnus  le<iTurc8  qu'll  renconlrn; 
mais  il  ne  put  les  manger,  car  il  fut  imnxdé  h  son  tour  par  qnel- 
i|iirs  Miiisuimnns,  qui  persistaient  encore  à  ne  pas  laisser  hiiVer 
|i'ur»ille  sans  résistance.  Les  remparts  étaient  em|)ortés;  maison 
ne  pi)n\ail  encore  prévoir  h  laquelle  des  rieux  armées  resterait  la 
viciiiire.  On  rendait  coup  |ionr  cnup;  on  disputait  le  terrain  pied  h 
|>ied.  les  uns  ne  voulant  pas  céder,  ni  les  autres  retourner. 

LXXVIII. 

l'ne  autre  colonne  encore  éprouva  de  grandes  pertes...  El  ici 
nous  remarquerons  avec  l'historien  ([u'on  devrait  munir  d'un  petit 
nfunhre  de  cartouches  les  soldats  destinés  au.x  exploits  les  \>h\i 
glorieux  ;en  eiïet,  quand  il  lauten  venir  h  la  baïonnette  et  emporter 
l'obstacle  de  vive  force .  il  arrive  souvent  que  pour  épargner  leur 
sang .  ils  se  bornent  à  échanger  des  coups  de  feu  à  une  distance 
ridicule. 

LXXIX. 

I.a  colonne  du  (général  Meknop  (sans  le  général  lui-même,  qui, 
étant  mal  secondé,  avait  été  tué  (iiiclque  temps  auparavant)  parvint 
enfin  h  opérer  sa  jonclion  avec  ceux  (|ui  avaient  osé  escalader  ce 
rempart,  qui  toujours  vomi.ssait  la  mort;  et  malgié  la  sublime 
opinidtreté  des  Turcs,  le  bastion  défendu  par  le  séraskicr  fut  em- 
porté au  prix  de  sacrifices  considérables. 

LXXX. 

Juan  et  Johnson  et  quelques  \olonlaires  s'avancèrent  les  pre- 
miers \p.\s  le  chef  turc  et  lui  offrirent  quartier,  mot  qui  sonne  mal 
aux  oreilles  d'un  séraskier,  ou  qui  du  moins  ne  sembla  pas  du 
goill  de  ce  vaillant  Tarlare.  Il  nioiiriit  digne  des  larmes  de  sa  patrie, 
sauvage  martyr  du  devoir  militaire.  Un  Anglais,  oflicicr  de  marine, 
qui  voulait  le  faire  prisonnier,   fut  envoyé  dans  l'auUc  monde  ; 

I.XXXI. 

(Jar  l'unique  réponse  à  sa  proposiiion  fut  un  coup  de  i)istolct  qui 
l'étetulit  raide  mort;  sur  quoi  les  auires  clirctieiis,  sans  plus  de 
délai,  mirent  en  œuvre  l'acier  et  le  plomb...  les  deux  métaux  les 
pins  uiilfs  en  pareille  circonstance.  Pas  une  tête  ne  fut  épargnée... 
trois  mille  musulmans  périrent  dans  cet  endroit,  et  le  séraskier 
tomba  percé  de  seize  coups  de  baïonnette. 

LXXXII. 

La  ville  est  prise...  mais  seulement  portion  à  portion...  La  mort 
s'enivre  de  sang:  pas  une  rue  où  (juelque  creur  généreux  ne  hitle 
jusqu'au  dernier  moment,  en  défendant  ceux  pour  lesquels  il  va 
cesser  de  battre.  La  guerre  même  a  oublié  son  art  desirncteur 
pour  ne  se  souvenir  que  de  sa  nature  plus  destructrice  encoie,  et 
l'ardeur  du  carnage,  comme  le  limon  du  Nil  fécondé  parle  soleil, 
engiMuIre  de  monstrueux  exemples  de  tous  les  crimes. 


LXXXIll. 


LXXX  IV. 

C'est  qu'un  musulman  mourant,  ayant  senti  sur  lui  le  pied  d'un 
ennemi,  I  avait  saisi  et  avait  mordu  ce  tendon  si  délicat,  que  la  muse 
antique  ou  quelque  bel  esprit  moderne  a  baptisé  du  nom  d'Achille. 
Les  dents  s'étaient  rejointes  à  travers  le  talon,  et  elles  ne  labandon- 
nerent  plus,  même  quand  la  vie  les  quitta...  car  on  dit  (mais  c'est 
sans  doute  uu  mensongei  que  la  lète  séparée  du  tronc  adhérait  en- 
core à  la  jambe  vivante. 

LXXXV. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  l'officier  russe  resta  boiteux 
toute  sa  vie.  Le  chirurgien  du  régiment  ne  sut  puint  guérir  son 
malade  et  lut  peut-être  plus  à  blAnier  que  cet  ennemi  invétéré,  dont 
la  letc  se  montra  si  obstinée,  qu'étant  coupée  elle  ne  lâcha  sa  proie 
qu  a  regret.  "^ 

LXXXVL 

Jnsque-là  le  fait  e.M  vrai...  et  le  devoir  du  poète  est  d'échapper  îi 
a  liction  toutes  les  fois  (juil  le  peut  ;  car  il  n'v  a  pas  grand  art  à 
laisser  la  poésie  plus  libre  que  la  prose  du  joug  de  la  vérité,  à 
moinsqu  ilnesagisse  uni(iuenienl  decequ'.m  appelle  leslvlo  poéti- 
que ou  que  Ion  ne  soit  possédé  de  cet  insatiable  ai.pétil'de  men- 
songe dont  Satan  se  sert  coucj  d'amorce  pour  pèclier  les  âmes. 


I.XXXVII. 
La  ville  est  prise,  mais  non  rendue!...  Non  I  pas  un  musulman 
n'a  livré  son  épée  :  le  sang  peut  couler  comme  les  (lot*  du  Da- 
nube coulent  au  pied  des  murs  de  la  \ille;  mais  ni  acte  ni  paroi' 
n'annonce  la  crainte  de  la  mort  ou  de  I  ennemi.  Kn  vain  le  .M"« 
covitequi  s'avanre  pousse  «les  hurlements  de  victoire...  le  dcrni-i 
.soupir  du  vainqueur  répond  à  celui  du  vaincu. 

LXXXVIIL 

La  baïonnette  perce  et  le  sabre  tranche;  de  tous  ciMé?  d'innom- 
brables exislenccs  humaines  sont  «létrnites:  comme  I  année  oxi>i- 
rante  disperse  les  feuilles  rougeitres,  alors  (ine  la  forêt  dépouillée 
s'incline  et  gémit  sous  le  souffle  des  vents  glacés.  Telles  sont  les 
souffrances  de  celte  cite  populeuse,  maintenant  nue  et  veuve  de» 
meilleurs  et  des  plus  rliers  de  sesenfanLs:  elle  lombe,  mais  en  dé- 
bris vastes  et  imposants,  comme  tombe  un  chêne  avec  les  mille 
hivers  entassés  sur  sa  tête. 

LXXXIX. 

Sujet  terrible!...  mais  ce  n'est  noint  ma  mission  d'exciter  long- 
temps la  terreur  :  car  lrou>ant  dans  la  nature  humaine  un  mé- 
lange (le  bien,  de  mal  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  «le  pire,  source  égale- 
ment féconde  de  mélancolie  et  de  gailé,  si  l'on  louche  trop  long- 
tonips  la  même  corde,  on  risijue  d'endormir  les  gens...  Que  cela 
plaise  ou  non  aux  amis  et  aux  ennenus,  je  peins  le  monde  cxacie- 
menl  comme  il  est. 

XC. 

Une  bonne  action  au  milieu  de  tant  de  crimes  est  «  loiit-h  fail 
rafraîchissante.  »  pour  me  servir  de  l'expression  affectée  de  notre 
épo(]ue  pharisaîqiie,  doucereuse  comme  le  lait  et  l'ambroisie.  Celle 
anecdote  pourra  tempérer  des  vers  un  peu  trop  échauffés  au  feu 
d  es  conquêtes  et  de  leurs  conséquences,  qui  font  de  la  poésie  épi- 
«lue  im  amusement  si  rare  et  si  précieux. 

XCl. 
Sur  un  bastion  conquis  ,  où  gisaient  des  milliers  des  morts,  des 
cadavres  encore  chauds  de  femmes  massacrées,  qui  avaient  inutile- 
ment cherché  un  refuge  dans  ce  lieu,  offraient  un  spectacle  qu'un 
être -sensible  ne  pouvait  voir  sans  p41ir  et  frissonner.  Cependant, 
belle  comme  le  beau  mois  de  mai,  une  jeune  fille  de  dix  ans  se  bais- 
sait et  cherchai  là  cacher  ses  petits  membres,  tout  palpitants,  parmi 
ces  corps  endormis  dans  un  sanglant  repos. 

XCIL 
Deux  horribles  Cosaques,  l'œil  en  feu  et  le  sabre  à  la  main,  pour- 
suivaient cette  enfant:  comparés  .à  ci's  hommes,  l'animal  le  plus  brute 
des  déserts  de  la  .Sibérie  a  «les  sentiments  purs  et  polis  comme  un 
diamant,  l'ours  est  civilisé,  le  loup  plein  de  douceur.  Kl  de  cela  qui 
devons  nous  accuser?  La  nature,  ou  les  souverains  qui  mettent 
tout  en  usage  pour  façonner  leurs  siijets  à  la  destruction  ? 

XCIIL 
Leurs  sabres  étincelaienl  au-dessus  de  sa  pauvre  petite  tête,  sur 
lai|uelle  de  blonds  cheveux  se  dressaient  d'épouvante  :  sa  ftice  était 
cachée  parmi  les  cadavres.  Dès  que  Juan  aperçut  cet  affreux  spec- 
tacle, je  ne  répéterai  pas  ce  qu'il  dit.  de  peur  de  blesser  les  oreilles 
délicates;  mais  ce  qu'il  fit  fut  de  tomber  sur  le  ilos  des  brigands  :  el 
tel  est  le  meilleur  raisonnement  à  employer  avec  des  Cosaques. 

XCIV. 
I  11  taillada  la  banclie  de  l'un,  fendit  l'épaule  de  l'autre,  el  les  en- 
I  voya  tout  hurlants  exhaler  leur  douleur  et  leur  rage  impuissante,  et 
chercher  des  chirurgiens  pour  panser  leurs  blessures  trop  bien  mé- 
ritées. Kl  cependant  don  Juan,  devenu  plus  calme  el  promenant  ses 
regards  sur  tous  ces  visages  piles  et  sanglants,  tirait  sa  jeune  cap- 
tive du  monceau  de  cadavres  qui  allait  être  son  tombeau. 

XCV. 
Klle  était  aussi  froide  que  ces  corps  sans  vie  ,  el  sur  son  visage 
un  léger  sillon  de  sang  annonçait  combien  il  s'en  était  peu  fallu 
qu'elle  ne  partageât  la  destinée  de  toute  .sa  race;  car  le  même  coup 
qui  venait  (Viinmoler  sa  mère  avait  effleuré  son  frynt.  ely  avait  laissé 
une  trace  de  pourpre,  dernier  lien  avec  ceux  qu'elle  avail  aimés. 
.Mais  elle  n'avait  point  d'autre  mal,  el  ouvrant  ses  grands  yeux,  elle 
regarda  Juan  avec  une  sorte  d'égarement. 

XCVL 
Leurs  regards  se  rencontrèrent  également  dilatés  :  dans  ceux  de 
Juan  on  lisait  la  douleur  el  la  .ealisfaelion ,  l'espoir  el  la  crainte  ;  à 
la  joie  d'avoirsauvé  la  jeune  fille  se  mêlait  l'appréhens  on  de«|uelque 
péril  pour  sa  protégée  ;  ses  yeux  à  elle,  fixés  par  la  terreur,  avaii'iil 
celle  sorte  d'éclat  qui  suitunc  «léfaillance  :  son  \isage  pur,  transpa- 
rent, pâle  et  pourtant  radieux,  ressemblait  à  un  vase  d'albillie 
éclaire  en  dedans. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  lîYRON. 


220 


XCVIl. 

En  cet  instant  arriva  John  Johnson  fje  ne  dis  point  Jack,  parce 
que  celle  ap|iellation  sérail  vulgaire  et  froide,  dans  une  occasion  aussi 
grave  que  la  prise  d'une  ville).  Donc  Johnson  arriva,  suivi  de  plu- 
sieurs centaines  d'hommes,  et  s'écriant  :  «  Juan  !  Juan  !  allons,  mon 
enfant  !  prenez  votre  courage  à  deux  mains;  je  gage  Moscou  con- 
tre un  dollar  que  vous  et  moi  nous  gagnerons  le  collier  de  saint 
Georges. 

XCVIII. 

«  Le  sénskier  estahaltu,  mais  le  hastion  de  pierre  lient  encore  : 
c'esl-là  qu'est  assis  le  vieux  pacha  parmi  des  centaines  de  cadavres, 
fumant  tranquillement  sa  pipe  au  bruit  de  notre  artillerie  et  de  la 
sienne.  On  dit  que  nos  morts  sont  empilés  à  hauteur  d'homme  au- 
tour de  la  baiterie;  mais  elle  n'en  continue  pas  moins  son  feu  et 
crache  autant  de  mitraille  quune  vigne  a  de  grappes  de  raisin. 

XCIX. 
«  Venez  donc  avec  moi!  »  Mais  Juan  répondit  :  «  Regardez  celle 
enfant...  je  l'ai  sauvée  ,  je  ne  dois  pas  laisser  sa  vie  exposée  à  de 
nouveaux  périls;  mais  indiquez-moi  quelque  lieu  sur  où  elle  puisse 
calmer  sa  douleur  et  son  ettroi,  et  je  vous  suis  »  Sur  quoi  Johnson 
jeta  un  coup  d'œil  autour  de  lui,  liaussa  les  épaules,  chiffonna  sa 
manche  et  son  col  de  soie  noire...  et  répondit  :  «Vous  avez  raison  : 
pauvre  créature  !  que  faire  ?  je  ne  trouve  rien. 

C. 

—  Eh  bien  !  dit  Juan,  quelque  chose  qu'il  y  ait  à  faire,  je  ne  la 
quiltcrai  pas  que  sa  vie  ne  soit  assurée  beaucoup  plus  que  la  nuire. 
—  Je  ne  répondrais  d'aucune  des  trois,  répliqua  Jolinson  ;  mais  du 
moins  vous  pourriez  mourir  glorieusemenl.  —  Je  souffrirai  tout  ce 
(|u'il  faudra  ;  mais  je  n'abandonnejai  pas  cette  enfant,  qui  est  orphe- 
line et  qui  sera  ma  311e. 

CI. 

—  Juan,  dit  Johnson,  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  :  l'en- 
fant est  jolie...  très  jolie...  je  n'ai  jamais  vu  de  pareils  yeux...  mais 
écoulez  !  il  faut  choisir  entre  votre  lumneur  et  vossentiinenls,  votre 
glciire  et  votre  compassion.  Ecoulez  comme  le  fracas  augmente!... 
point  d  excuse  valable  dans  une  ville  livrée  au  pillage.  Je  serais  dé- 
solé de  marcher  sans  vous  ;  mais  par  Dieu  !  nous  arriverons  trop 
laid  pour  frapper  les  premiers  coups.  » 

Cil. 
Mais  Juan  restait  inébranlable.  Enfin  Johnson,  qui  réellement  l'ai- 
mait à  sa  manière,  choisit  soigneusement  parmi  son  monde  ceux 
qu  il  crut  les  moins  portés  au  pillage.  11  leur  jura  que  s'il  arrivait 
le  moindre  mal  à  l'enfant ,  il<  seraient  tous  fusillés  le  lendemain  ; 
mais  que  s'ils  la  rendaient  saine  et  sauve,  ils  recevraient  au  moins 
cinquante  roubles 

cm. 

Sans  compter  leur  part  de  butin,  qui  serait  la  même  que  celle  de 
leurs  camarades.  Alors  Juan  consentit  à  marcher  sous  les  foudres 
qui  à  chaque  pas  éclaircissaient  les  rangs  des  soldats;  ce  qui  n'em- 
pèchail  pas  les  survivants  de  s'avancer  avec  ardeur...  Pourquoi  s'en 
élonncr?  Ils  étaient  échauffés  par  l'espoir  du  gain,  chose  qui  se  voit 

inus  les  jours il  n'y  a  pas  de  héros  qui  veuille  se  borner  à  sa 

demi-solde. 

CIV. 

Voilà  ce  qu'est  la  victoire  !  voilà  ce  que  sont  les  hommes  !  du  moins 
les  neuf  dixièmes  de  ceux  que  nous  qualifions  ainsi...  Ou  les  voies 
de  Dieu  sont  bien  étranges,  ou  il  doit  y  avoir  un  autre  nom  pour  la 
moilié  de  ceux  que  nous  rangeons  parmi  les  créatures  humaines. 
Mais  reventms  à  notre  sujet.  Un  brave  khan  tarlare...  ou  sultan 
(comme  l'appelle  l'historien  (t)  à  la  prose  duquel  je  subordonne 
mon  humble  poésie)  ne  voulait  se  rendre  à  aucune  condition. 

CV. 
Mais  entouré  de  cinq  fils  pleins  de  vaillance  (tel  est  le  résullat  de 
la  polygamie  :  elle  vous  produit  des  guerriers  par  centaines  ;  on 
n'en  a  pas  autant  dans  les  pays  oi'i  la  loi  poursuit  le  prétendu  cri- 
me de  bigamie),  il  ne  voulait  pas  admettre  la  prise  de  la  ville,  tant 
qu'il  restait  encore  au  courage  l'appui  d'un  seul  brin  d'herbe...  Est- 
ce  le  fils  lie  Priam,  de  Pelée  ou  de  Jupiter  que  je  mets  ici  en  scène? 
Ni  l'un  ni  l'autre...  mais  un  bon,  simple  et  calme  vieillard. 

CVI. 

Il  s'agissait  de  le  prendre.  Les  vrais  braves,  quand  ils  voient  des 
braves  comme  eux  accaldés  par  le  sort,  se  sentent  émus  du  désir 
de  les  protéger  et  de  les  sauver...  ces  gens-là  sont  un  mélange  de 
bêle  féroce  et  de  demi-dieu...  tantôt  furieux  comme  la  vague  mu- 
gissante, tantôt  accessibles  à  la  pitié.  Comme  le  chêne  robuste  se 
balance  quelquefois  au  souffle  de  la  brise  d'été,  de  même  la  com- 
passion émeut  les  âmes  les  plus  farouches. 

(I)  Le  duc  de  Richelieu,  Histoire  delà  nouvelle  liussie. 


CVII. 

Mais  lui  ne  voulait  pas  être  pris,  et  à  toutes  les  propositions  qu'on 
lui  faisait,  il  répondait  en  moissonnant  les  chrétiens  à  droite  et  à 
gauche  .  comme  Charles  de  Suède  à  Bender.  Ses  cinq  vaillants  fils 
défiaient  pareillement  l'ennemi  ;  sur  quoi  la  pitié  russe  finit  par 
devenir  moins  tendre  :  car  cette  vert\j.  de  même  que  la  patience  des 
hommes,  est  sujette  à  s'oublier  à  la  moindre  provocation. 

CVIII. 

En  dépit  de  Johnson  et  de  Juan,  qui  prodiguaient  tonte  leur  phra- 
séologie orienlale,  le  suppliant  au  nom  du  ciel  de  calmer  un  peu  sa 
fureur  guerrière  afin  de  leur  fournir  une  excuse  pour  é|)argner  un 
ennemi  aussi  acharné,  il  continuait  à  s'escrimer  comme  un  docteur 
en  théologie  discutant  avec  des  sceptiques;  et  tout  en  jurant  il  frap- 
pait sur  ses  amis,  comme  les  petits  enfants  battent  leur  nourrice. 

CIX. 

II  blessa  même,  quoique  légèrement,  Juan  et  Johnson  ;  sur  quoi, 
le  premier  en  soupirant,  l'autre  avec  un  juron,  ils  tombèrent  sur  le 
sultan  furibond.  Tous  leurs  compagnons,  mortellement  irrités  contre 
un  infidèle  aussi  têtu,  se  précipitèrent  pôle  mêle  sur  lui  et  ses  fils 
comme  une  averse  ;  et  ceux-ci  la  reçurent  comme  une  plaine  de 
sable... 

ex. 

Qui  boit  et  qui  est  encore  altérée.  Enfin  ,  ils  succombèrent...  Le 
second  des  enfants  tomba  percé  d'une  balle  ;  le  troisième  fut  sabré; 
le  quatrième,  le  plus  chéri  des  cinq,  périt  par  la  ba'ionnelte;  le  cin- 
quième qui,  élevé  par  une  mère  chrétienne,  avait  été  négligé  et 
maltraité  de  toutes  les  manières,  à  cause  de  sa  difformité,  n'en  mou- 
rut pas  avec  moins  d'ardeur  pour  le  père  qui  rougissait  de  l'avoir 
engendré. 

CXI. 

L'aîné  était  un  vrai  et  indomptable  Tartare  ,  contempteur  des 
Nazaréens  ,  autant  que  le  fut  jamais  martyr  élu  par  Mahomet,  il  ne 
voyait  que  les  vierges  aux  yeux  noirs  et  aux  voiles  verts,  qui,  dans  le 
paradis,  ornent  la  couche  de  ceux  qui  sont  morts  ici-bas  en  refu- 
sant de  se  rendre;  et  lorsqu'une  fois  on  lésa  vues,  ces  houris, 
comme  tant  d'autres  jolies  créatures,  font  de  vous  ce  qu'elles  veu- 
lent, grâce  à  leurs  charmants  minois. 

CXII. 
Ce  qu'il  leur  plut  de  faire  du  jeune  khan  dans  le  ciel,  je  l'ignore 
et  ne  prétends  point  le  deviner-  mais  sans  contredit,  elles  prélèrent 
un  beau  jeune  homme  à  des  héros  vieux  et  rébarbatifs;  et  cela  est 
bien  naturel.  C'est  pour  cela  sans  doute  qu'en  promenant  nos  re- 
gards sur  l'effrayante  dévastalion  d'un  champ  de  bataille,  pour  un 
vétéran  aux  traits  fatigués  et  vieillis,  nous  y  trouvons  dix  mille  jeu- 
nes et  beaux  petits-maîtres,  baignés  dans  leur  sang. 

CXIII. 

Et  puis  ces  houris  prennent  naturellement  plaisir  à  escamoter  les 
nouveaux  mariés,  avant  que  les  heures  d'hyménée  aient  fermé  leur 
ronde,  avant  que  se  soit  assombrie  la  deuxième  lune,  si  triste; 
avant  que  soit  venu  le  temps  du  froid  repentir  et  que  les  époux 
aient  quelquefois  regretté  le  célibat.  Les  vierges  célestes  se  hâ- 
tent donc,  on  peut  le  penser  ,  d'accaparer  les  fruits  de  ces  fleurs 
éphémères. 

CXIV. 

C'est  ainsi  que  le  jeune  khan,  l'œil  fixé  sur  les  houris,  ne  pensa 
point  aux  charmes  de  ses  quatre  jeunes  épouses;  mais  courut  en 
brave  au-de\ant  de  sapremière  nuit  de  paradis.  En  somme ,  notre 
croyance  plus  éclairée  a  beau  railler  celle-là,  ces  vierges  aux  yeux 
noirs  font  copjbattre  les  musulmans  comme  s'il  n'existait  qu'un 
seul  ciel  ;  tandis  que,  si  nous  devons  croire  tout  ce  qu'on  nous  dit  du 
ciel  et  de  l'enfer  ,  il  doit  y  en  avoir  au  moins  six  ou  sept. 

CXV. 

L'attrayante  vision  brillait  si  vivement  à  ses  regards ,  qu'au  mo- 
ment même  où  le  fer  d'une  lance  pénétra  dans  son  cœur,  il  s'écria: 
«  Allah  !  »  et  vit  le  voile  qui  cache  les  mystères  du  paradis  s'écarter 
devant  lui.  La  brillante  éternité,  pure  de  tout  nuage,  se  leva  sur  son 
âme  comme  une  aurore  immortelle;  les  prophètes,  les  houris,  les 
anges,  les  saints,  lui  apparurent  groupés  dans  une  voluptueuse  au- 
réole... et  alors  il  mourut... 

CXVI. 

Il  ])ortait  sur  son  visage  l'expression  d'un  ravissement  divin...  Le 
bon  vieux  khan  avait  depuis  hjngtemps  cessé  de  voir  les  houris,  et 
n'avait  plus  guère  d'yeux  que  pour  sa  florissante  postérité,  qui  croi.s- 
sait  glorieusement  autour  de  lui  comme  une  forêt  de  cèdres.  Quand 
il  vil  le  dernier  héros  de  sa  race  tomber  comme  un  arbre  sous  la 
hache  et  couvrir  la  terre  de  son  tronc ,  il  cessa  un  moment  do  coni- 
baltre  et  fixa  ses  yeux  sur  ce  brave  immolé,  le  premier  el  le  dernier 
de  ses  fils. 


230 


LIÎS  VKILLÉKS  LIl TËKAIIUÎS  ILLUSTKlilîS. 


CXVII. 

Los  Rolilals,  \c  vn.vnni  nl)aisscr  la  poinle  île  son  cimcicrrc,  s'arr^- 
If-iTtil,  ilis|ios(^.sà  lui  faire  miaiiii-r  au  cas  oi")  il  ne  rcpoussi'rait  pi)iiil 
li>iir  iifTrr  l'iiiiuiii*  ile\aiil.  il  ne  (Il  allPiilion  ni  h  li-iirs  sii^'nus  ni  h 
celte  suspcnsiiiti  d'arnics.  Skh  roMir  scinhlail  arraclii^  fie  son  sein  , 
cl  pmn- la  pre[ni^rc  fois  il  trctniiln  comme  un  roseau,  en  piomennni 
ses  regards  sur  ses  enfants  expirés,  el  en  se  disant,  liicn  i|u  il  ei'il 
pris  congé  de  la  vie...  «  Jo  suis  seul  I  >> 

CXVIII. 
Mais  CO  ne  fut  qu'une  émotion  passagère...  d'un  liond  il  se  préei- 
iiila  la  poitrine  en  avant  sur  le  fer  des  Busses,  avec  l'insouciance  de 
iaplialrne  qui  \ient  plonger  ses  ailes  dans  la  lumière  où  elle  meurt, 
l'om-  obtenir  un  trépas  |)lu8  prompt,  il  appuya  fortement  sur  les 
baïonnettes  qui  avaient  percé  ses  fils  ,  el  jetant  sur  eu.\  un  regard 
presque  éteint,  il  e.xliala  sou  Ame  d'un  seul  coup  par  une  aH'rcusc 
blessure. 

CXIX. 

Chose  étrange  I  ces  soldais,  rudes  et  farouches,  qui,  dans  leur  san- 
glante carrière,  n'épargnaient  ni  le  sexe  ni  l'Age,  quand  ils  virent 
ce  vieillard  percé  d'outre  en  outre,  gisant  ii  leurs  pieds  auprès  de 
ses  enfants,  touchés  de  l'héroïsme  de  leur  victime  .  ils  ressentirent 
un  momentd'éniolion.  Bien  qu'aucune  larme  ne  mouillât  leurs  yeux 
entlamniés  et  sanglants,  ils  se  sentirent  forcés  d'honorer  ce  coura- 
geux mépris  de  la  ^ic. 

cxx. 

Le  bastion  de  pierre  continuait  son  feu ,  et  le  principal  pacha  y 
gardait  Iraniiuillement  son  poste.  Vingt  fois  il  obligea  les  Russes  à 
se  retirer,  et  brava  les  assauts  de  toute  leur  arnu^c.  A  la  lin,  il  dai- 
gna .s'enquérir  si  le  reste  de  la  cite  tenait  encore  bon  ;  el  quand  il 
apprit  que  l'ennemi  en  était  maître,  il  envoya  un  bey  porter  sa  ré- 
ponse à  la  sommation  de  Ribas. 

CXXL 

En  attendant,  il  était  assis,  les  jambes  croisées  sur  un  petit  tapis, 
et  fumait  sa  pipe  avec  le  plus  grand  sang-froid,  parmi  les  ruines 
embrasées.  Troie  ne  vit  rien  d'égal  au  spectacle  qui  se  déployait  au- 
tour de  lui,  el  cependant  rien  ne  semblait  émouvoir  son  stoïcisme 
guerrier,  son  impassible  pliilusophie.  Se  carcs.sanl  Iciilemenl  la 
barbe,  il  exhalait  l'ambrosiaque  encens  du  tabac,  comme  s'il  avait 
trois  vies  aussi  bien  que  trois  queues. 

CXXIl. 

La\illoest  prise...  peu  importe  qu'il  se  rende,  lui  et  son  bastion: 
son  opiniiltrc  valeur  est  désormais  inutile.  Ismail  n'exisie  plus  I 
Déjà  I  arc  argenté  du  croissant  est  abattu  ;  à  sa  place  brille  la  croix, 
rouge  de  sang,  mais  non  d'un  sang  rédempteur.  Comme  la  lune  qui 
se  réflécliil  dans  leau,  la  llanwiie  des  rues  embrasées  est  répétée 
dans  le  sang,  dans  une  mer  de  carnage. 

GXXIII. 

Tous  les  excès  devant  lesquels  la  pensée  recule;  tout  ce  que  la 
chair  peut  commettre  de  coupable;  tout  ce  que  nous  avons  vu,  ouï, 
rèvé  des  misères  de  l'homme;  loulce  que  ferait  le  diable  s'il  lombail 
complélement  en  démenée;  tout  ce  ([ue  la  plume  est  impuissante  à 
exprimer;  tout  ce  que  savent  les  hôtes  do  lenl'er,  ou,  chose  non 
moins  all'rcuse,  toul  ce  qu'osent  les  tyrans...  ces  fléaux  (comme  on 
l'a  vu  déjà  cl  le  verra  encore)  étaient  déchaînés  à  la  fois. 

CXXIV. 
Si  l'on  vit  briller  rà  et  lîi  quelque  lueur  fugitive  de  pitié  ;  si  quel- 
que n<d)le  cœur,  brisant  son  joug  sanguinaire,  put  sauver  un  joli 
enfant,  une  couple  de  vieillards...  ([u'esl-ceque  cela,  dans  une  ville 
anéantie  a\ec  ses  milliers  ilalTections,  de  liens  et  de  devoirs"?  Ba- 
dauds de  Londres,  muscadins  de  Paris,  voyez  quel  pieux  passe- 
temps  que  la  guerre. 

cxxv. 

Voyez  au  prix  de  combien  de  misère  et  de  crimes  on  achète  le 
lilaisir  de  lire  une  gazette;  ou  si  ces  choses  ne  vous  touchent  pas, 
songez  qu'un  jour  les  mêmes  maux  peuvent  vous  atteindre,  lîn  al- 
teiidanl,  les  impôts,  Casllereagh  et  la  dette  sont  des  enseignements 
qui  valent  bien  des  sermons  ou  d  s  vers.  Interrogez  votre  propre 
cœur  et  l'histoire  aeliielle  de  l'Irlande,  [mis  tAcliez  d  engraisser  sa 
famine  avec  la  gloire  de  WcUcsley. 

CXXVL 

Néanmoins,  pour  un  peuple  patriote  qui  aime  tant  son  pa}s  et 
son  roi,  il  est  un  sujet  d  exaltation  sublime...  Portez-le,  nuises,  sur 
vos  plus  brillantes  ailes  !  Kn  \ain  la  désolation  ,  sauterelle  redouta- 
ble, iléprmillera  vos  plaines  verdoyantes  el  dévorera  vos  moissons, 
jamais  la  disette  n'approchera  du  trône...  L'Irlande  peut  mourir  de 
(aim.  le  grand  George  pèse  trois  cents  livres. 


CXXVIL 

Mais  terminons  sur  ce  sujet.  C'en  était  fait  d'Ismaïl...  M.illieu- 
reuse  ville!  l'incendie  de  ses  tours  brillait  au  loin  sur  le  Danube, 
qui  roulait  des  (loLs  rougis  de  sang.  Du  entonilail  encore  l'alTrcux 
liurlemenl  de  guerre  et  les  cris  aigus  des  «ictiines;  mais  les  détona- 
tions étaient  h  chacpie  instant  plus  faibles.  I)e  quarante  mille  cora- 
baltanls  qui  avaient  défendu  ce^  remparts,  quelijucs  centaines  respi- 
raient encore...  le  reste  étaient  silencieux. 

CXXVIII. 

Néanmoins,  il  est  un  point  sur  lequel  nous  devons  rendre  jus- 
tice aux  soldats  russes  :  je  veux  parler  d'une  vertu  fort  à  la  mode 
par  le  icmns  qui  court,  et  li  ce  litre  digne  de  comniémoralioii  ;  le 
sujet  est  délicat,  et  délicate  sera  ma  phrase...  Peut-être  la  rigueur 
de  la  saison,  les  longs  campements  au  cu-ur  de  l'hiver,  le  man<|ue 
de  repos  et  de  vivres,  les  avaient-ils  rendus  chasles...  mais  enlin  ils 
violèrent  fort  peu. 

CXXIX. 

Ils  tuèrent  beaucoup  el  pillèrent  encore  plus  ;  il  y  eut  pourtant 
bien  aussi  par-ci  par-là  quelque  violence  d'un  iiutre  genre.  .  bref, 
rien  de  comparable  aux  excès  que  commettent  les  Français,  celte 
nation  dissipée,  quand  ils  prennent  une  ville  d'tissaut.  Je  ne  puis 
assigner  à  cela  d'autre  cause  que  le  froid  el  la  commisération  ;  mais 
toutes  les  daines,  quelques  centaines  exceptées,  restèrent  presque 
aussi  vierges  qu  auparavant. 

CXXX. 

11  se  commit  en  outre,  dans  les  ténèbres,  quelques  étranges  mé- 
prises qui  prouvaient  l'absence  de  lanternes  ou  de  gortl.,.  el  en  ef- 
fet la  fumée  était  si  épaisse  que  l'on  avait  peine  à  distinguer  un  ami 
d'un  ennemi.  D'ailleurs,  la  précipitation  fait  naître,  quoique  rare- 
ment, ces  quiproquo,  alors  même  qu'une  faible  clarté  semble  de- 
voir garantir  les  chastetés  vénérables.  Au  fait,  six  vieilles  Giles 
de  soixante-dix  ans  furent  déflorées  par  six  grenadiers. 

CXXXL 

Mais  tout  compté,  la  continence  des  vainqueurs  fut  grande;  il  y  cul 
même  plus  d'un  désappointement  parmi  certaines  prudes  sur  le  dé- 
clin, qui,  sentant  les  ineoiivénienls  du  bienheureux  célibat,  étaient 
d'avance  résignées  (puisque  ce  n'était  pas  leur  faute,  mais  celle  du 
destin)  à  bien  porter  leur  croix  el;i  contracter  une  sorte  de  mariage 
à  la  Sabine ,  exempt  de  frais  et  de  délais  conjugaux. 

CXXXll. 

Au  moment  du  désastre,  on  entendit  aussi  la  voix  de  quelques 
commères  d'un  âge  mûr,  veuves  de  quarante  ans,  oiseaux  las  de 
leur  case.  KUes  demandaient  «  pourcpioi  l'on  ne  violait  pas  enrore.» 
Mais  dans  cette  soif  dominante  de  meurlre  el  de  pillage,  il  n'y  avait 
guère  place  pour  des  péchés  superflus....  si  ces  dames  échappèrent 
ou  non.  c'est  une  question  qui  n'esl  point  éclaircie.  J'aime  ii  croire 
l'affirmative. 

CXXXIII. 

S(mwarow  était  donc  vainqueur...  digne  émule  dans  son  métier 
de  Tamerlan  et  de  Gengiskan.  Tandis  que  sous  ses  yeux  les  mos- 
quées et  les  maisons  se  consumaient  comme  du  chaume,  et  que  le 
canon  ralentissait  ;i  peine  ses  coups,  il  traça,  d'une  main  s;inglanle. 
sa  première  dépêche.  Kn  voici  les  termes  textuels  :  «Gloire  }i  Dieu 
et  a  l'impératrice  I  »  (  Puissances  éternelles!  voir  de  tels  noms  ac- 
colés!) «  Ismaïl  est  à  nous.  » 

CXXXIV. 

Il  me  semble  que  depuis  le  fameux  «  Mené,  Tekel ,  Dpharsin  ,  » 
ce  sont  là  les  mots  les  plus  épouvantables  qu'ait  jamais  iracijs  une 
main  ou  une  plume.  Dieu  me  pardonne  !  je  suis  peu  théologien,  ("e 
que  lut  Daniel  était  l'expression  abrégée,  sévère  et  sublime  de  la 
vidonlé  <lu  Seigneur;  le  i)rophètene  plaisanta  pas  sur  le  destin  de< 
nations...  mais  ce  bel  esprit  russe  sut,  comme  Néron,  versifier  sur 
une  ville  en  (lammcs. 

cxxxv. 

11  écrivit  celle  mélodie  septentrionale,  et  la  rail  en  musique  avec, 
accompagnement  de  cris  de  douleur  et  de  gémissements,  inél'il  c 
que  bien  peu  chanteront,  je  l'esiière  ,  mais  que  personne  n'ou- 
bliera... car.  si  je  le  puis,  j'apprendrai  aux  pierres  à  se  lever  coiiire 
les  tyrans  do  la  terre.  Qu'il  ne  soit  pas  dit  que  nous  rampions  en- 
cre devant  les  trônes...  Et  vous...  enfants  de  nos  enfants,  rap- 
pelez-vous que  nous  vous  avons  fait  voir  ce  qu'élaiiiul  les  choses 
avant  l'heure  de  la  liberté  du  monde. 

CXXXVI. 

Celle  heure,  nous  ne  la  verrons  pas,  mais  vous  la  verrez;  el 
comme  dans  votre  joyeux  millennium,  vous  pourrez  à  peine  .ijouler 
loi  aux  faits  dont  nous  sommes  téniuins.  j'ai  cru  devoir  vous  les 
décrire;  mais  puisse  avec  eux  périr  leur  mémoire!...  Toutefois,  si 
leur  souvenir  parvient  jusqu'à  vous,  méprisez-les  encore  plus  que 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYUON. 


231 


vous  ne  mépriserez  les  sauvaj^es  des  premiers  jours,  ([ui  peignaient 
leurs  menijjres  nus,  mais  ne  les  peignaienl  pas  avec  du  sang. 

CXXXVII. 

El  lorsipic  les  historiens  vous  parleront  des  trônes  et  de  ceux 
(pii  les  occupaient,  écoutez-les  avec  le  seuliinent  que  nous  éprou- 
V(jns  eu  contemplant  les  ossements  du  mammouth  et  en  nous  de- 
mandant ce  qu'était  donc  cet  ancien  monde  qui  a  vu  de  tels  êtres; 
ou  hien  en  voyant,  sur  des  pierres  égyptiennes,  ces  iiiérof-'lyphcs  , 
agréables  énigmes  léguées  à  l'avenir,  et  en  nous  metfant  lesi)rit  à 
la  torture  pour  deviner  ce  que  heureusement  nous  ne  connaîtrons 
jamais,  pas  plus  que  la  véritable  desliuatiou  d'une  pyrauiide. 

CXXXVIII. 

Lecteur,  j'ai  tenu  ma  parole...  du  moins  quant  à  ce  que  j'avais 
promis  dans  le  premier  chant.  Vous  avez  eu  maiutenaut  des  es- 
quisses d'amour,  de  tempêtes,  de  voyages  et  de  combats,  toutes  fort 
soignées,  vous  en  conviendrez,  et  tout-h-fait  épiques,  si  la  simple 
vérité  mérite  cette  épilhèle;  car  j'ai  employé  beaucoup  moins  de 
déguisements  que  mes  devanciers.  Je  chante  saus  art,  mais  de  temps 
à  autre  Phébus  daigne  me  prêter  une  corde. 

CXXXIX. 

Et  de  cette  corde  je  sais  tirer  tour-à-tour  des  sons  graves,  mor- 
dants ou  joyeux.  Quant  à  ce  qui  advint  ou  peut  advenir  du  héros 
de  cette  grande  énigme  poétique,  je  pourrais  vous  le  dire  s'il  le  fal- 
lait absolument,  mais  fatigué  de  battre  en  brèche  les  murs  obstinés 
d  Ismail,  il  me  convient  do  m'arrêter  au  beau  milieu  du  récit,  pen- 
dant que  Juan  est  en  roule  pour  porter  la  dépèche  que  lout  Pélers- 
bourg  attend  avec  impatience. 

CXL. 

On  lui  conféra  cet  honneur  spécial,  parce  qu'il  avait  fait  preuve 
également  de  courage  et  d'humanité...  Celle  dernière  vertu  plaît  aux 
houunes,  quand  ils  se  reposent  un  instant  des  barbaries  que  la  va- 
uilé  leurafail  commettre.  On  applaudit  Juan  d'avoir  sauve  sa  jeune 
captive  au  milieu  de  la  sauvage  démence  du  carnage...  et  j'estime 
([u'il  fut  plus  satisfait  de  cette  action  que  de  l'ordre  de  saint  \Madi- 
mir,  qui  lui  fut  décerné, 

CXLI. 

L'orpheliue  musulmane  partit  avec  son  protecteur,  car  elle  était 
sans  foyer,  .«ans  parcnls,  sans  appui  ;  tous  les  siens,  comme  la 
triste  l'aniille  d'Hector,  avaient  péri  sur  les  champs  de  bataille  ou 
au.\  romparls  ;  le  lieu  même  de  sa  naissance  n'était  plus  que  le  spec- 
tre d'une  \ille:  on  n'y  entendait  plus  la  '.oix  du  muezzin  appeler  à 
la  prière  !...  Juan  pleura  sur  elle,  lit  vœu  de  la  proléger  et  tint  sa 
promesse. 


CHANT  IX. 

I. 

0  Wellington  (ou  Vilainlon...  car  la  renommée  a  deux  manières 
de  prononcer  ces  syllabes  héroïques  :  les  Français,  ne  pouvant  ra- 
baisser ce  grand  nom  par  leurs  exploits,  en  ont  "fait  un  facélieux  ca- 
lembourg...  victorieux  ou  vaincus  on  les  entendra  toujours  rire).... 
vous  avez  obtenu  de  grosses  pensions  et  de  longues  louanges  :  si 
quelqu'un  s'avisait  de  contester  votre  gloire,  l'humanilé  se  lèverait, 
et  d'une  voix  tonnante,  s'écrierait  :  «  Ney  »  (1  )  I 


Je  pense  que  vous  ne  vous  êtes  pas  très  loyalement  conduit  à  l'é- 
gard de  KinnainI,  dans  l'affaire  .Alarinet  (2).  Il  faut  avouer  que  le  tour 
estitidigne  et  que,  s'onime  l;eaucoup  d'autres  anecdotes,  le  récit  en 
tigurerait  mal  sur  volic  tombe  dans  la  vieille  abbaye  de  Westmins- 
ter. Quant  au  reste,  cela  ne  vau'.  pas  la  peine  d'en  parler  :  ce  sont 
des  histoires  bonnes  p:)nr  la  table  à  tiié;  mais  bien  que  le  chiffre  de 
vos  années  s'approche  rapidement  de  zéro,  par  le  fait  Votre  Grâce 
n'est  encore  qu'un  jeune  héros. 

III. 

Quoique  l'Angleterre  vous  doive  tant  (et  vous  paie  ce  qu'elle  vous 
doit),  l'Europe,  sans  contredit,  vous  doit  bien  plus  encore:  vous 
avez  raffermi  la  béquille  de  la  légitimité,  appui  qui,  île  notre  temps, 
n'.est  plus  aussi  sur  qu'autrefois.  Les  Espagnols  ,  les  Français  cl  les 
Hollandais  ont  vu  et  senti  avec  quelle  vigueur  vous  restaurez;  et 

Waterloo  a  rendu  le  monde  votre  débiteur seulement  vos  bardes 

auraient  dû  chanter  un  peu  mieux  vos  victoires. 

(1)  On  trouve  dans  le  texte  nay  (non),  et  rn  note  :  «  Ne  faut-il  pas  lire 
Neij?  »  C'est  une  allusion  à  l'assassinat  du  maréclial  Ney,  par  la  Cham- 
bre des  Pairs,  malgré  la  capitulation  signée  Wellington  et  Davnust. 

(-2)  Lord  Ivinnaird,  grand  admirateur  de  Napoléon,  reçut  en  181C  l'onlro 
de  quilter  le  territoiie  français  :  on  cssa'ya  ensuite  de  rimplii|ner  dans 
un  ijrélendn  |i!!-j.-t  il'ailenlât  contre  les  jours  du  duc,  avec  un  nommé 
Marinet,  qu'il  avait  connu  h  Bruxelles  et  i|ui  lulacquitlô  p:ir  le  jury. 


IV. 

Vous  êtes  «  le  premier  de  tous  les  coupe-jarrets...  »  Pourquoi 
tressaillir"?  L'expression  est  de  Shakespeare,  et  elle  est  bien  appli- 
quée. La  guerre  n'est  autre  chose  que  l'art  de  brûler  la  cervelle  aux 
gens,  ou  de  leur  couper  la  gorge,  à  moins  que  la  cause  ne  soit  sane- 
lionnée  par  le  bon  droit.  Si  vous  avez,  une  fois  en  votre  vie,  agi 
d'une  manière  généreuse,  c'est  ce  que  décidera  le  monde,  et  non 
un  des  maîtres  du  monde;  et  pour  mon  compte,  je  serais  charmé 
d'apprendre  à  qui  a  profité  Waterloo ,  sinon  à  vous  et  aux  vôtres. 


Je  ne  suis  point  flatteur...  Vous  avez  été  rassasié  de  flatterie  :  on 
prétend  que  vous  l'aimez,  et  il  n'y  a  rien  là  d'étonnant.  Celui  dont 
la  vie  n'a  élé  qu'assauts  et  batailles  peut  bien  à  la  fin  êlre  un  peu 
fatigué  du  tonnerre;  et  avalant  l'éloge  beaucoup  plus  volontiers  que 
la  satire,  il  aime  naturellement  à  s'eiflendre  louer  de  toutes  ses  bé- 
vues heureuses.  On  lui  plaît  eu  l'appelant  :  «  Sauveur  des  nalions,» 
bien  qu'elles  ne  soient  pas  encore  sauvées,  et  «  libérateur  de  l'Eu- 
rope, i>  encore  esclave. 

VI. 

J'ai  fini.  Maintenant,  allez  dîner  dans  la  vaisselle  plate  dont  le 
prince  du  Brésil  vous  a  fait  cadeau,  et  envoyez  à  la  sentinelle  placée 
a  votre  porte  une  tranche  ou  deux  des  meilleurs  morceaux  de  voire 
table.  Le  pauvre  diable  a  combattu  ;  mais  de  longtemps  il  n'a  élé 
si  bien  nourri.  Ou  dit  aussi  que  le  peuple  a  faim...  Nul  doule  que 
vous  ne  méritiez  voire  ration  ,  mais  veuilles  en  donner  quelques 
miettes  à  ce  peuple  alfamé. 

VIL 

Je  ne  prétends  point  m'ériger  en  censeur...  Un  aussi  grand  honiuic 
que  vous,  mylord  duc,  est  bien  au-dessus  de  loule  réflexion  maligne. 
Et  puis  les  mœurs  romaines  du  temps  de  Cincinnatus  sont  peu  en 
rapport  avec  l'hisloire  moderne  :  en  qualité  d'Irlandais,  vous  aimez 
les  pommes  de  terre  :  soiti  mais  ce  n'est  point  une  raison  pour  en 
diriger  la  culture;  et  un  demi-million  (sterling)  pour  votre  ferme 
Sabine,  c'est  un  peu  cher...  soit  dit  sans  vous  blesser. 

VllI. 

Les  grands  hommes  ont  toujours  dédaigné  les  grandes  récompen- 
ses. Epaminondas  sauva  Thèbes ,  et  mourut  sans  laisser  même  de 
quoi  payer  ses  funérailles.  Georges  Washington  reçut  des  remer- 
cîmenls  et  rien  de  plus,  si  l'on  ne  compte  pas  la  gloire  pure,  et  que 
peu  d'hommes  ont  obtenue,  d'avoir  affranchi  sa  patrie.  Pitt  avait 
aussi  son  orgueil,  et  ce  ministre  à  l'âme  flère  est  célèbre  pour  avoir 
ruiné  la  Grande-Bretagne...  gratis. 

IX. 

Napoléon  excepté,  nul  mortel  n'eut  l'occasion  aussi  belle  et  n'en 
fil  plus  mauvais  usage.  Vous  pouviez  affranchir  l'Europe  de  la  ligue 
des  tyrans  et  vous  faire  bénir  de  rivage  en  rivage  ;  et  maintenant... 
que  signifie  votre  gloire?  Faut-il  que  la  muse  vous  eu  donne  le  ton? 
iSIaintenant  que  les  vaincs  acclaraaiions  de  la  populace  se  sont  tues, 
allez  l'entendre  dans  les  cris  de  votre  pairie  afl'amée  1  Regardez  le 
monde,  et  maudissez  vos  vicloires. 

X. 

Comme  dans  ces  nouveaux  chants  il  est  question  d'exçloils  guer- 
riers, c'est  à  vous  que  la  muse  sincère  adresse  des  vérités  que  vous 
ne  lirez  pas  dans  les  gazettes,  mais  qui  doivent  être  proclamées  sans 
salaire  :  il  est  temps  de  l'apprendre  à  la  clique  mercenaire,  qui  s'en- 
graisse du  sang  et  des  dettes  du  pays.  Vous  avez  fait  de  grandes 
choses,  mylord  ;  mais  n'ayant  pas  l'âme  grande,  vous  avez  laissé.de 
côté  les  plus  grandes...  et  l'humanité. 

XI. 

La  mort  se  rit.,  (allez  méditer  sur  ce  squelette,  emblème  sous  le- 
quel les  hommes  figurent  la  chose  inconnue  qui  cache  le  monde 
passé,  ce  monde  semblable  à  un  soleil  qui  s'est  couché  pour  briller 
peut-être  ailleurs  en  un  i)rintemps  radieux)...  la  mort  se  rit  de  lnut 
ce  qui  vous  fait  pleurer.  Regardez  cet  incessant  épouvanlail  de  Idiis 
les  hommes,  dont  le  dard  menaçant,  bien  que  dans  sou  fourreau, 
change  la  vie  eu  terreur. 

XIL 

Remarquez  comme  le  fantôme  rit  et  insulte  à  tout  ce  que  vous 
êtes!  et  pourtant  ce  que  vous  êtes,  il  le  fut  lui-même.  H  no  rit  pas 
«  de  l'une  à  l'autre  oreille,  >-  car  d'oreilles,  il  n'en  pas  :  le  vieux 
spectre  a  depuis  longtemps  cessé  d'entendre,  et  pourtant  il  sourit. 
Et  lorsque,  paraissant  éloigné  ou  voisin  ,  il  arrache  à  l'homme  ce 
manteau,  bien  plus  précieux  que  l'ouvrage  du  tailleur,  sa  peau  née 
avec  la  chair,  sa  peau  blanche,  noire  ou  cuivrée...  les  vieux  os  du 
squelette  font  la  grimace. 

XIII. 

Elle  rit  donc  la  mort!  —  Trisic  gaîté!  mais  la  chose  est  ainsi. 
Et  ce'  exemple  de  sa  supérieure,  pourquoi  la  vie  ne  l'imiterait- elle 


2^2 


LES  VEILLÉES  LITTl'KAIRES  ILLUSTRÉES. 


pas?  Poiirqiini  ne  fnnlcinil-rllo  pa-s  sons  ses  pieds,  avrr  un  sourire, 
tous  ces  riens  épliéiiirres,  n'-rilahles  Imlli-s  d'eau  d'un  neénn  beau- 
coup moins  xa'teijuc  l'éternel  délupe.  (|uieng;loulil8olcilsut  rayons, 
mondes  cl  airtmes.  siècles  cl  heures  ? 

XIV. 
«  lîlrc  on  n'firc  pas,  voilà  la  question,  »  dit  Shakespeare,  qui  est 
maintenant  fort  h  la  mode  Je  no  suis  ni  Alexandre  ni  Kphe.stion.  et 
je  n'ai  jamais  été  très  passionné  pour  la  ploire  abstraite;  mais  je 
préfi^re  de  beaucoup  une  bonne  digestion  au  eaneer  de  Bonaparte... 
Quand  ml^mc  je  pourrais,  h  travers  cinquante  triomphes,  m'olancer  h 
l'inrainie  ou  à  la  gloire,  sans  un  bon  estomac,  h  quoi  me  servirait 
lin  grand  nom. 

XV. 

"  <)  dura  mrnsoruin 
ilia'.  »  —  «  O  roliusies 
entrailles  des  moisson- 
neurs. )i  Je  traduis  dans 
l'inléri^l  inconirsialilc  de 
ceux  qui  connai.ssenl  Tin- 
digestion supplice  in- 
terne (pii  fait  couler  tout 
le  SI3X  dans  ce  petit  or- 
gane qu'on  appelle  le  foie. 
I  es  sueurs  du  pavsan  va- 
lent le  domaine  de  son 
seigneur  :  que  l'un  tra- 
vaille pour  son  pain 

que  l'autre  pressure  [lour 
loucher  ses  revenus,  celui 
qui  dort  le  mieux  est  en 
somme  le  plus  heureux. 

XVI. 

"Dire  ou  n'ôlrc  pas!..  » 
Avant  de  il(''ci<ler,  je  se- 
rais bien  aise  de  savoir  ce 
que  c'est  que  d'être.  Il  est 
\  rai  que  nous  raisonnons 
à  lort  et  h  travers  ;  et  com- 
me nous  voyons  quelque 
chose,  nous  en  concluons 
que  nous  voyons  tout. 
Tour  ma  part ,  je  ne  me 
rangerai  d'aucun  jiarti , 
tant  que  je  ne  verrai  tons 
les  partis  d'accord.  Mais 
au  fond,  je  suis  quelque- 
fois tenté  de  croire  que  la 
vie  c'est  la  mort  môinc,  au 
lieu  de  n'être  qu'une  sim- 
ple atïairc  de  respiration. 

XVII. 

n  Que  sçais-je?  »  était 
la  devise  de  Moniaigue  , 
ainsi  que  des  premiers 
académiciens;  un  de  leurs 
axiomes  favoris  était  que 
toute  la  science  de  l'iiom- 
mc  ne  peut  aboutir  qu'au 
doute.  Il  n'existe  pas  de 
certitude,  cela  est  aussi 
clair  qu'aucune  des  con- 
ditions de  notre  existen- 
ce. Nous  savons  si  peu  ce 
que  nous  faisons  vlans  ce 
monde,  que  je  doute  si  le  doute  lui-même  est  bien  l'action  de  douter. 

XVIII. 

Peut-être  est-il  doux  de  flotter,  comme  Pyrrhon,  sur  une  mer  fie 
conjecliMCs  :  mais  qu'arrivera-t-il  si  la  voile  fait  chavirer  le  bateau  / 
Vos  sages  ne  connaissent  pas  granil'chose  à  la  navigation  ;  nagc-r 
longtemps  dans  l'abîme  de  la  pensée  est  d'ailleurs  un  exercice  fati- 
gant :  une  station  calme  ,  dans  des  eaux  ba.sscs,  auprès  du  rivai;e, 
où  l'on  puisse,  en  se  baissant,  ramas,scr  quelques  jolies  coquilles, 
voilà  ce  «[uil  y  a  de  préférable  pour  des  baigneurs  prudents. 

XIX. 

«  Mais  le  ciel,  dit  Cassio,  est  au-dessus  de  tout...  Ne  parlons  donc 
plus  de  cela,  et  faisons  notre  prière,  m  Nous  avons  nos  Ames  à  sau- 
ver ilepuis  le  faux  pas  d'iive  et  la  chute  d'Adam ,  qui  entraîna  tout 
le  genre  humain  dans  le  tombeau,  sans  compter  les  poissons,  les 


■Voyez  Juan  devenu  lieutenant  d'artillerie. 


quadninêdcs  et  le*  oiseaux.  «  La  Providence  »'o'-'>iipe  de  la  chute 
même  d'un  passereau,  n  quoique  nous  ne  voyions  pas  quel  crime  il 
a  pu  commettre  ;  pcul-ëlrc  était-il  perché  sur  l'arbre  dont  le  fruit 
fut  convoité  par  Eve. 

XX. 

0  dieux  immortels  I  qu'est-ce  que  la  théogonie  T  Rt  toi  auwi , 
homme  mortel,  qu'est-ce  que  la  philanthropie  T  O  monde,  qui  fu» 
cl  qui  es,  qu'est-ce  que  la  cosmogonie  T  Certaines  gens  m'onl  ac- 
cusé d'être  misanthrope;  et  repct.dant  je  ne  sais  pas  plus  ce  qu'il» 
veulent  dire  que  ne  le  sait  l'acaji.u  de  mon  pnpilre.  Je  comprend» 
la  l_\conlhro|)ie  :  car  sans  transformation,  pour  la  cause  la  plus  lé- 
gère, l'homiue  se  transforme  en  loup. 

XXI. 

Mais  moi,  le  plus  doux 
des  hommes,  comtne  Moï- 
se ou  Mélancblbon  ;  moi 
qui  n'ai  jamais  rien  fait 
d'excessivement  malveil- 
lant... etqui  (sans  pouvoir 
m'cmpêcher,  de  temps  à 
autre,  de  suivre  les  pen- 
chants du  corps  ou  de  l'es- 
prit ai  toujours  été  enclin 
arindiilgence.  .pourquoi 
m'appelleot-ils  misan- 
thrope?    C'est    parce 

qu'ils  me  baissent  et  non 

parce  que  je  les  bais 

Reslons-en  l.\. 

xxn. 

Il  est  temps  de  pousser 
en  avant  notre  excellent 
poème...  car  je  soutiens 
nu'il  est  excellent,  tant 
pour  le  corps  de  l'ouvraije 
que  pour  l'entrée  en  ma- 
lière,  bien  que  l'un  et  l'au- 
tre soient  jusqu'ici  fort 
mal  com  (iris...  .Mais  plus 
lard  la  vérité  se  fera  jour 
cl  paraîtra  dans  sa  plus 
sublime  attit'.i<le:  jusque- 
là.  je  dois  me  contenter 
de  partager  ses  charmes 
et  son  exil. 

XXIII. 

Nous  avons  laissé  no- 
Ire  héros  (et  le  votre  aus- 
si, je  m'en  (latte,  ami  lec- 
teur) sur  le  chemin  de  la 
capitale  des  rustres  poli- 
cés par  l'immortel  Pierre, 
lesquels  jiisqu  à  présent 
.se  sont  montrés  plus  bra- 
ves que  spirituels.  Je  sais 
que  son  puissant  em|iire 
est  l'objet  de  bien  des  flal- 
leries,  même  de  celles  de 
Voltaire,  el  c'cjt  domma- 
ge. Pour  moi,  je  vois  dans 
un  autocrate,  non  pas  un 
bai  bare  ,  mais  linéique 
chose  de  bien  pire. 

XXIV. 

El  je  ferai  la  guerre,  en  paroles  du  moins  fel  si  ma  bonne  fortune 
le  Voulait,  en  actions  aussi),  à  quiconque  fait  la  guerre  à  la  pensée... 
Or,  de  tous  les  ennemis  de  la  pensée,  les  plus  cruels  de  be^iucun 
sont  cl  furent  toujours  les  tyrans  el  les  .sveopbantes.  Je  ne  sais  a 
qui  restera  la  victoire  ;  el  quand  je  le  saurais,  ce  ne  serait  pas  un 
obstacle  à  ma  haine  franche,  complète,  invétérée,  envers  tout  des- 
potisme chez  toutes  les  nations. 

XXV. 

Ce  n'est  pas  que  j'adule  le  peuple  :  il  y  a  ,  sans  moi .  .issez  de 
démagogues  el  de  mécréants  pour  abattre  tous  les  clochers  et  mettre 
à  la  place  linéique  sottise  de  leur  façon.  Savoir  s  ils  .sèment  le  scep- 
ticisme pour  recueillir  l'enfer,  comme  le  prétend  le  dogme  un  peu 

dur  des  chrétiens,  je  l'ignore je  désire  que  les  licmimes  soient 

libres,  aussi  bien  du  joug  de  la  populace  que  de  celui  des  rois...  du 
votre  comme  du  mien. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


233 


XXVI. 

Parla,  n'étant  d'aucun  parti ,  je  vais  néressairemenl  offenser 
tous  les  partis N  importe  !  mes  paroles  du  moins  sont  plus  sin- 
cères et  plus  franches  que  si  je  cliercliais  à  vofrucr  avec  le  vent. 
Celui  qui  n'a  rien  k  gagrner  a  peu  besoin  d'arlifice;  celui  qui  ne 
prétend  être  ni  oppresseur  ni  opprimé  pent  se  donner  ses  coudées 
franches  El  ainsi  ferai-je,  sans  jamais  joindre  ma  voix  aux  cris  du 
chacal  de  l'esclavage. 

xxvir. 

Elle  est  exacte,  cette  comparaison  du  chacal  :  j'ai  entendu  ces 
animaux,  la  nuit,  dans  les  ruines  d'Ephèse,  hurler  comme  la  meule 
mercenaire  de  ces  lâches 
pourvoyeurs  du  pouvoir 
qui  poursuivent  le  gibier 
pour  profiler  des  restes, 
et  font  lever  la  proie  que 
leurs  maîtres  réclament. 
Toutefois,  lespauvrescha- 
cals  (  intelligents  éclai- 
reurs  du  brave  lion)  sont 
moins  ignoblesqueces  in- 
sectes humains  qui  chas- 
sent pour  les  araignées. 

XXVIII. 

Levez  les  bras  seule- 
ment et  balayez-moi  leur 
toile  :  et  vous  aurrz  pa- 
ralysé leur  venin  et  leurs 
griffes.  0  loi ,  peuple  !... 
plutôt,  ô  vous,  peuples' 
poursuivez  sans  relâche. 
La  toile  de  ces  tarentules 
s'étendra  chaque  jour  , 
jusqu'au  moment  où  vous 
ferez  cause  commune  ■ 
maintenant  la  mouche  es- 
pagnole et  l'abeille  atti- 
que  ont  seules  employé 
leur  aiguillon  pour  s'af- 
franchir. 

XXIX. 

Nous  avons  laissé  don 
Juan,  qui  s'était  distingué 
h  la  dernière  boucherie, 
continuer  son  chemin, 
porteur  de  la  dépêche, 
dans  laquelle  il  était  parlé 
de  sang  comme  nous  par- 
lerions d'eau.  Les  cada- 
vres, amoncelés  comme 
le  chaume  dans  les  cités 
rendues  muettes,  char- 
maient les  loisirs  de  la 
belle  Catherine,  qui  re- 
gardait cette  lutte  de  na- 
tions comme  un  combat 
de  coqs;  seulement  elle 
tenait  à  ce  que  les  siens 
restassent  aussi  fermes 
que  des  rochers. 

XXX. 

Il  voyageait  dans  un  ki- 
bilka    (maudite    voiture 

sans  ressorts  qui,  sur  les  routes  raboteuses,  vous  laisse  à  peine  un 
os  entier).  Lh,  il  réfléchissait  à  loisir  sur  la  gloire,  la  chevalerie,  les 
rois,  les  ordres  royaux  et  sur  tout  ce  qu'il  venait  de  faire,  et  il  sou- 
haitait que  les  chevaux  de  poste  eussent  les  ailes  de  Pégase,  et  que 
les  chaises  de  poste  fussent  garnies  de  coussins  de  plume  pour  voya- 
ger sur  les  mauvais  chemins. 

XXXL 

A  chaque  cahot...  et  ils  n'étaient  pas  rares,  il  regardait  sa  petite 
protégée,  en  désirant  qu'elle  souffrît  moins  que  lui  dans  ces  hor- 
ribles grands  chemins  abandonnés  aux  ornières,  aux  cailloux  et  au 
savoir-faire  de  l'aimable  nature,  laquelle  est  un  fort  mauvais  voyer 
et  ne  laisse  pas  de  place  aux  barques  sur  les  canaux,  dans  les  pays 
où  Dieu  prend  sous  sa  direction  personnelle  la  terre  et  l'eau,  la 
pèche  et  la  culture. 

XXXIL 

Lui  du  moins  ne  paie  pas  de  fermage,  et  il  est  le  premier,  sans 


Catherine  était,  dans  ses  moments  de  bonne  humeur,  aussi  agréable 
que  l'on  peut  trouver  une  femme  mûre. 


contredit,  de  ceux  que  nous  appelions  aulrefuis  «  gentlemen  fer- 
miers, ))  race  tout-h-fail  épuisée  depuis  qu'il  n'y  a  plus  de  fermage 
du  tout,  que  les  «  gentlemen  »  sont  dans  une  pileuse  condition,  et 
que  les  «  fermiers  »  ne  peuvent  relever  Cérès  de  sa  chute.  Elle  est 
tombée  avec  Bonaparte...  Cela  fait  naître  d'étranges  réflexions,  de 
voir  les  avoines  et  les  empereurs  tomber  de  compagnie. 

XXXUI. 

Mais  Juan  reportait  ses  regards  sur  la  tendre  enfant  qu'il  avait 
sauvée  du  massacre...  Uuel  trophée  1  0  vous  qui  élevez  des  monu- 
ments souillés  de  sang  humain,  comme  Nadir  Shah,  ce  sophi  con- 
stipé qui,  après  avoir  fait  de  l'Hindoustan  un  désert,  et  avoir  laissé 
à  peine  au  Mogol  une  tasse  de  café  pour  consoler  ses  douleurs, 

fut  massacré,  le  pécheur, 
parce  qu'il  ne  digérait  plus 
son  dîner. 

XXXIV. 

0  vous,  ou  nous,  ou  lui, 
ou  elle  !  il  faut  bien  com- 
prendre qu'une  vie  sau- 
vée, surtout  si  la  person- 
ne est  jeune  et  jolie,  lais- 
se de  plus  doux  souvenirs 
que  les  lauriers  les  plus 
verts  nés  sur  un  sol  fumé 
d'huiûaine  argile,  quand 
même  ils  seraient  accom- 
pagnés de  tous  les  éloges 
que  l'on  ait  jamais  réci- 
tés ou  chantés.  Célébrée 
sur  toutes  les  harpes,  si 
votre  propre  conscience 
ne  fait  chorus,  la  gloire 
n'est  qu'un  vain  bruit. 

XXXV. 

0  vous,  grands  auteurs 
lumineux  ,  volumineux  ; 
et  vous,  millions  de  scri- 
))es  quotidiens,  dont  les 
pamphlets,  les  livres,  les 
journaux  nous  inondent 
de  clarté  !  soit  que  le  gou- 
vernement vous  salarie 
pour  démontrer  que  la 
dette  publique  ne  nous 
dévore  pas;  soit  que,  d'un 
lahm  mal  appris,  mar- 
chant sur  les  corsdes  cour- 
tisans, vos  feuilles  popu- 
laires vous  nourrissent  en 
proclamant  que  la  moitié 
du  royaume  meurt  de 
faim  ! . . . 

XXXVI. 

0  vous  ,  grands  au- 
teurs!... Mais,  (c  à  propos 
de  bottes,  »  j'ai  oublié  ce 
que  je  voulais  dire,  com- 
me cela  est  arrivé  quel- 
quefois à  de  plus  sages... 
C'était  quelque  chose 
ayant  pour  but  de  calmer 
toute  irritation  dans  les 
casernes,  les  palais  ou  les 
chaumières.  Certes,  mes 
avis  eussent  été  en  pure  perle,  et  cela  me  console  de  ne  plus  me  les 
rappeler,  quoiqu'ils  fussent  assurément  impayables. 

XXXVIl. 

Mais  laissons  ces  conseils  perdus quelque  jour  on  les  retrou- 
vera avec  d'autres  reliques  d'un  «  monde  antérieur,  »  quand  ce- 
lui-ci sera  devenu  antérieur  lui-même,  fossile,  sens  dessus  dessous, 
tordu,  crispé  et  recroquevillé  ,  bouilli  rôli,  frit  ou  brûlé,  retourné 
ou  noyé,  comme  tous  les  mondes  précédents,  tirés  violemment  du 
chaos,  dans  lequel  ils  furent  violeuunent  repoussés,  superstratian 
qui  doit  tous  nous  recouvrir. 

XXXVIII. 

Cuvier  le  dit...  et  alors,  au  sein  de  la  nouvelle  création,  surgi- 
ront tout-à-conp  de  nos  antiques  débris  quelques  anciens  et  mys- 
térieux restes  des  choses  détruites,  sur  lesquelles  s  étendra  un  doute 
éthéré.  Ce  seront  des  conjectures  comme  nous  en  faisons  à  propos  des 


■23  V 


LES  VEILLÉKS  LITTÉRAlKKS  ILLUSTHfvES. 


lilans,  <1ps  p<^flnis,  pnillards  qui  avaient  quelques  ccntainoa  de  picils. 
pour  ne  [ins  Hire  ilc  milleg.  et  m6inoà  propos  des  inamraoulhs  cl 
des  crorodiles  aili5s. 

XXXIX. 
JiipoT:  donc,  si  alors  on  venait  h  déterrer  Georpcs  IV  I  avee  que! 

(■•toi mrnl  les  habilanls  de  re  nouvel  orient  se  di'niandcraienl  où 

de  pan'ils  animaux  pouvaient  trouver  h-ur  souper!...  (^ar,  eux-niiï- 
n»'>.  ds  n'auront  (piediw  proporlious  uiiniines;  les  mondes  avortent 
quand  ils  enfantent  trop  fr<V]iieuiincnt,et  :iprt;s  avoir  longtenip.s  fali- 
Kué  le  iu(mc  matériel...  Les  liomnies  ne  sont  que  les  vers  du  sépul- 
cre de  quelque  univers  colossal. 

Cette  jeune  liumanilé,  fratrliemcnt  chassée  de  quelque  paradis, 
et  eonduninéc  à  labourer,  lirclier.  suer,  se  démener,  planter,  re- 
eucillir,  (ilrr,  moudre,  seiner.  ius(pl',^  ce  que  tous  les  arts  soient 
découverts,  et  particulièri-inenl  l'art  de  la  guerre  et  celui  de  l'im- 
pôt... (|uand  elle  coiiti-mplera  ces  grandes  reliques,  n'y  verra-t-elle 
parles  monstres  de  son  nouveau  muséum? 

XLl. 
Mais  J'ai  le  défaut  de  trop  donner  dans  la  métaphysique:  «  Le 
temps  est  sorti  de  ses  fronds  »  <  connue  dit  llamlet).  et  moi  aussi  ; 
j  outille  que  ce  poème  est  e^sentiellenienl  badin  ,  et  m'éj^are  dans 
des  matières  un  j)eu  arides.  Je  n'arrôte  Jamais  h  l'avance  ce  que  Je 
ilirai,  cl  celte  manière  esi  vraiment  trop  poétique!  On  doit  savoir 
pounjuoi  et  dans  quel  liul  ou  écrit  ;  mais,  note  ou  texte,  <|uand  j'é- 
ciis  un  mol.  Je  ne  sais  jamais  celui  qui  va  suivre. 

XLII. 

Si  bien  que  j'erre  au  hasard,  tantôt  racontant,  tantôt  dissertant: 
mais  il  est  temps  de  redevenir  narrateur.  J'ai  laisse  don  Juan  à 
l'allure  de  ses  chevnnx  ;  maintenant  nous  allons  faire  du  chemin  en 
p(Mi  de  temps.  Je  ne  m'arrêterai  pas  aux  détails  de  son  vovage; 
nous  avons  eu  depuis  peu  tant  de  relations  de  touristes  !  .Sup- 
|io.-ez  donc  que  Juan  estàPetershourg,  et  ligurez-vous  cctleagréable 
capitale  de  neiges  peintes. 

XLUI. 

Représenlez-vous  Juan  dans  un  salon  bien  garni  de  monde  ;  lui- 
même  mMu  d'un  bel  nniforine  :  habit  éearlate,  revers  noirs,  clia- 
peaii  .^  trois  cornes  aver  uii  long  panarhe,  lloltjint  comme  des  voiles 
dérliiiées  jiar  l'orage  ;  euloiios  brillantes  comme  la  tnpaxe  d  licosse, 
et  faites  de  Casimir  jaune  piobablemenl  ;  bas  do  soie  blanc  de  lait 
bien  tirés  sur  une  jambe  moulée  qui  les  fait  ressortir. 

XLIV. 

Ueprésentez-le  l'épéc  au  côté,  le  chapeau  h  la  main  ,  beau  de 
jeune>«e,  de  gloire,  et  di's  oITorts  du  tailleur  du  régiment,  ce  grand 
enrhantcur  qui,  d'un  coup  de  sa  baguelle,  fait  naître  la  giÀce  et  pâlir 
la  nature  étonnée  de  voir  combien  l'art  peut  faire  ressortir  son 
ouvrage  'quand  loutefois  il  n'enchaîne  pas  nos  mendires  comme 
dans  une  geôle).  Voyez  Juan  sur  son  piédestal  :  on  dirait  l'Amour 
transformé  en  lieutenant  d'artillerie. 

XLV. 

Son  bandeau,  s'abaissant,  a  formé  une  cravate;  ses  ailes  se  sont 
repliées  en  forme  d'épaulettes  ;  son  carquois  s'est  réduit  en  un 
fourreau  do  sabre,  et  ses  flèches ,  sous  la  forme  d'une  petite  épée, 
sont  aussi  pointues  que  Jamais;  son  arc  s'est  changé  en  un  cha- 
peau .'i  cornes;  et  pourtant  la  ressemblance  est  encore  frappante. 
l'I  pour  ne  pas  les  confondre.  Psyché  devrait  être  plus  habile  que 
bien  des  épouses  tombées  dans  des  méprises  tout  aussi  sottes. 

XLVI. 

l.cs  courtisans  ouvrirent  de  grands  yeux;  les  dames  chnchotè- 
renl,  et  l'impératrice  sourit  ;  le  favori  régnant  fronça  le  sourcil...  J  ai 
loiii-à-fait  oublié  qui  était  alors  en  fonctions;  car  le  nombre  était 
grand  clc  ceux  qui  avaient  occupé  à  tour  de  rôlecel  emploi  difliclle, 
i.cpois  que  Sa  .Majesté  régnait  seule  ;  mais  en  général ,  c'étaient  de 
robustes  gaillards  de  six  pieds  de  haut,  tous  faits  pour  rendre  jaloux 
un  l'atagon. 

XLVII. 

Juan  ne  leur  ressemblait  guère  :  il  était  svelte  et  fluet,  pinlibond 
cl  imberbe;  pourtant  il  avait  quelque  chose  dans  sa  tournure  et 
plus  encore  dans  ses  yeux,  qui  di.sait  que  sous  l'enveloppe  il'un  sé- 
raphin  il  y  avait  un  liomme.  D'ailleurs  un  adolescent  plaisait  quel- 
quefois à  l  impératrice  :  elle  venait  d'enterrer  le  beau  Lanskoi. 

XLVllI. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  MomonolV,  Vcrmololî,  SclierbalolV, 
on  tout  autre  en  off,  craignissent  do  voir  Sa  Majesté  accueillir  une 
llaïunie  nouvelle  dans  son  r(eur,  qui  n'était  pas  des  plus  sanv.iges, 
pens^ée  suffisante  poin-  rembrunir  l'aspect  de  celui  qui,  selon  le  lan- 
gage officiel,  occupait  alors  «  ce  haut  poste  de  «onliance.  » 


XLIX. 

Aimables  dames,  si  vous  voulez  savoir  le  sens  exact  de  celle  ex- 
pression diplomatique,  allez  entendre  l'orateur  irlanilais.  le  ir.arqiii.t 
de  Londonderry  ;  et  (le  cet  élranp:e  flux  de  paroles  toute*  dcbiléeii 
&  la  llle  que  personne  ne  comprend,  ut  auquel  tuu.s  les  Bcniles 
obéissent,  peut-être  tircrcz-vous  queli|uc  plais;int  non-sens)  car 
c'est  là  tout  oc  (lu'ufTrc  à  glaner  cette  moisson  pâle  et  vide. 


.Mais  j'espère  pouvoir  m'expli(|uer  sans  l'aide  de  cette  inexplica- 
bli-  bêle  de  iiroic...  ce  sphinx  dont  les  paroles  neraienl  toujours  une 
énigme,  si  ses  actes  ne  se  chargeaient  chaque  jour  de  \es  eonimen- 

ler ce  monstrueux  hiéroglyphe ce  long  crachai  de  sang  el 

de  boue celle  masse  de  plomb  qu'on  appelle  Casilereagh!  A  eo 

propos,  je  vais  vous  raconter  une  anecdote  qui  heureusement  est 
courte  et  légère. 

LI. 

Lue  douce  Anglaise  ilemandaità  une  Italienne  quelles  étaient  log 
fonctions  posiiives  et  officielles  de  cet  étrange  pensonnage  dont  cer- 
taines femmes  font  cas,  qu'on  voit  rôder  autour  des  dames  mariées, 
et  qu'on  nniuinc  raraliereserfenle,  sorte  de  Pygmalion  réchaulTanl 
des  stables  hélas!  Je  le  crains)  sous  le  feu  de  son  génie.  I.a  dame, 
pressée  de  s'explicpier,  répondit  :  «  Madame,  cela  prête  aux  sup- 
potiUoiis.  » 

LU. 

C'est  ainsi  que  je  réclame  de  vous  linlerprctation  la  plus  chari- 
table cl  la  plus  chaste,  au  sujet  des  attributions  du  favori  impérial. 
C'était  un  poste  élevé,  le  plus  élevé  dans  l'iîtat  par  le  fait,  ^inon 
par  le  rang;  et  le  simple  soupçon  de  se  voir  donner  un  tuccesseur 
devait  ini|uiéter  le  titulaire  actuel,  alors  qu'une  paire  de  larges 
épaules  suffisait  pour  faire  hausser  les  actions  du  porteur. 

LUI. 

Juan  .  comme  Je  l'ai  dit ,  fut  d'abord  un  bel  adolescent  ;  pui.-j  il 
garda,  dans  la  isaison  virile,  avec  sa  barbe,  ses  favoris,  c^c. ,  cette 
fieur  de  beauté,  ee  charme  du  berger  Paris  qui  renver-a  la  vieille 
llion  el  fonda  la  cour  des  divorces.  .  J'ai  compulsé  en  effet  l'hisiuirc 
épineuse  des  séparations  conjugales,  et  je  me  suis  assuré  que  Troie 
olfre  la  première  action  en  dommages  dont  il  soit  fait  mention. 

LIV. 

lit  Catherine,  qui  aimait  toutes  choses  au  monde  (sauf  son  mari 
parti  pour  sa  dernière  demeure),  et  qui  passait  pour  admirer  he:iu- 
cotui  ces  gigantesques  cavaliers,  abhorrés  des  dames  au  goùtdélicat, 
avait  néanmoins  une  touche  de  sentiment  ;  celui  qu'elle  avait  le 
plus  adoré  était  le  regretté  Lanskoi ,  amant  d'assez  de  valeur  pour  lui 
Coûter  biiJU  des  larmes,  el  qui  n'eût  fait  néanmoins  qu'un  médiocre 
grenadier. 

LV. 

0  loi,  (elenl/na  belli  causa  (1)1...  porte  indescriptible  de  la  vie 
et  de  la  mori  I  toi  d'où  nous  sortons  et  où  nous  entrons...  je  cher- 
cherais longtemps  et  en  vain  pourquoi  toutes  les  àines  doivent  élre 
retrempées  dans  la  source  éternelle...  Coinmenl  l'homme  est  tombé, 
je  l'ignore,  puisque  l'arbre  do  la  science  a  perdu  ses  premiers  fruits: 
iTiais"  comment  depuis  lors  Ibomme  tombe  et  s'élève,  c'est  incon- 
leslableiuenl  loi  qui  en  décides. 

LVI. 

Il  en  est  qui  l'appellent  «  la  pire  cause  de  tontes  les  guerres;  a 
moi  Je  soutiens  que  lu  en  es  la  meilleure;  car,  après  tout,  c'est  de  toi 
que  nous  venons,  à  toi  que  nous  allons,  el  lu  vaux  bien  ciu'on  ren- 
verse un  rempart  ou  ipion  ravage  un  monde  ;  puis  nul  ne  peut  nier 
que  lu  repeuples  les  mondes  petits  el  grands.  Avec  loi  teule ,  ou 
.sans  loi.  tout  resterait  stalionnaire  sur  celle  aride  terre  de  la  vie 
dont  tu  es  l'océan. 

LVIl. 

Calherine  ,  qui  était  le  grand  épitomé  de  cette  grande  rau.<c  <le 
guerre,  de  paix,  de  tout  ce  qu'il  vous  plaira  'comme  c'est  la  cause 
de  tout  ce  qui  est,  vous  pouvez  choisir;...  Catherine,  dis-je,  vil  avec 
plaisir  le  beau  messager,  sur  le  panache  duquel  planait  la  vieloiie; 
el  lorsqu'il  fléchit  le  genou  devant  elleen  lui  présentant  la  dép'clic, 
elle  oublia  un  moment  de  rompre  le  sceau. 

Lvin. 

Puis,  se  rappelant  l'impératrice,  sans  pourtant  perdre  de  vue  la 
femme  (qui  coinpo.sail  au  moins  les  trois  quarts  de  ce  grand  tout), 
elle  ouvrit  la  lettre  d'un  air  qui  intrigua  l«  cour  ;  car  tous  les  re- 
gards l'épiaient  avec  inquiétude  :  enfin  un  royal  souiireannonça  le 
beau  lemps  pour  le  reste  du  jour.  Bien  qu'un  peu  l:u-'.'  -a  liiriire 
était  noble,  ses  yeux  beaux,  sa  Iwnche  gracieuse. 

(I }  :^oiuoe  terrible  de  toute  guerre.  Voyez  Uurat. ,  SJt .  l ,  i,  i<o(.  «un 
p.rpuig. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


235 


LIX. 

Grande  fui  sa  joie,  grandes  furent  ses  joies  ijlulôt  :  d'abord,  une 
ville  prise,  irente  mille  hommes  tués.  La  gloire  et  le  triomphe  res- 
plendirent dans  SCS  traits,  comme  un  lever  du  soleil  sur  les  mers 
de  l'Inde  orientale.  Ceci  étancha-t-il  la  soif  de  son  ambition?...  les 
déserts  de  l'Arabie  boivent  en  vain  une  pluie  d'été  :  comme  la  rosée 
humecle  à  peine  le  sable  aride,  dans  lout  le  sang  qu'on  lui  offre, 
l'ambilion  ne  trouve  que  de  quoi  se  laver  les  mains. 

LX. 

Sa  seconde  joie  fut  pour  l'imagination  :  elle  sourit  aux  folles 
rimes  de  Souvaroff ,  renfermant  dans  un  couplet  russe  assez  fade 
un  article  de  gazette  concernant  les  milliers  d'hommes  qu'il' avait 
lues.  La  troisième  fut  assez  féminine  pour  alfaiblir  l'horreur  qui 
circule  naturellement  dans  nos  veines  (piand  des  êtres  qu'on  nomme 
souverains  jugent  à  propos  de  tuer,  et  que  des  généraux  n'y  voient 
qu'une  plaisanterie. 

LXL 

Les  deu.x  premiers  sentiments  eurent  leur  expression  complote, 
et  animèrent  d'abord  ses  yeux,  puis  sa  bouche.  Toute  la  cour  prit 
aussitôt  son  air  le  plus  riant,  comme  des  fleurs  arrosées  après  une 
longue  sécheresse;  mais  quand  Sa  Majesté,  qui  aimait  presque  au- 
tant la  vue  d'un  beau  jeune  homme  que  colle  d'une  heureuse 
dépêche,  laissa  tomber  un  regard  bienveillant  sur  le  lieutenant  pro- 
sterné à  ses  pieds  ,  tout  le  monde  fut  dans  l'attente. 

LXIL 

Bien  qu'un  peu  corpulente  ,  bouillante  et  féroce  quand  elle  était 
en  colère,  en  revanche,  quand  elle  était  contente,  elle  avait  une  de 
ces  nobles  figures  qu  aiment  à  voir  ceux  qui,  étant  encore  dans 
toute  leur  vigueur,  recherchent  une  beauté  fraîche,  mûre  et  pleine 
de  suc.  Elle  savait  rendre  avec  usure  un  amoureux  regard,  et  à  son 
tour  elle  exigeait  rigoureusement  le  paiement  à  vue  des  créances 
de  Cupidon,  sans  admettre  la  moindre  déduction. 

LXIIL 

Ce  dernier  point,  bien  que  de  mise  quelquefois,  n'était  pas  ici 
très  nécessaire;  car  on  assure  qu'elle  avait  de  l'attrait,  et  qu'elle 
était  douce  ,  malgré  son  air  farouche;  d'ailleurs  elle  traitait  on  ne 
peut  mieux  ses  favoris.  Une  fois  que  vous  aviez  franchi  l'enceinte 
de  son  boudoir,  votre  fortune  élait  en  bon  train;  car,  tout  en  plon- 
geant les  nations  dans  le  veuvage,  elle  aimait  l'homme  individu. 

LXIV. 

Chose  étrange  que  l'homme!  et  plus  étrange  encore  la  femme! 
Quel  tourbillon  que  sa  tête!  quel  abîme  profond  et  dangereux  que 
son  cœur  et  le  reste.  Epouse  ou  veuve,  vierge  ou  mère,  sa  volonté 
change  comme  le  vent;  ce  qu'elle  a  dit  ou  fait  ns  signifie  rien  'i 
l'égard  de  ce  qu'elle  dira  ou  fera...  Tout  cela  est  bien  vieux,  et  pour- 
lant  c'est  toujours  nouveau. 

LXV. 

0  Catherine  !  (car,  en  fait  d'amour  comme  de  guerre,  c'est  par 
exclamation  qu'il  faut  parler  de  toi)...  quels  singuliers  rapporis 
unis.sent  entre  elles  ces  pensées  humaines  qui  se  heurtent  dans  leur 
cours!  Les  tiennes  en  ce  moment  étaient  divisées  en  catégories  dis- 
tinctes. Ce  qui  occupait  toute  ton  imagination  ,  c'était  d'abord  la 
prise  d'Ismail ,  puis  la  glorieuse  fournée  de  nouveaux  chevaliers, 
et  troisièmement  celui  qui  t'apportait  la  dépèche. 

LXVL 

Shakespeare  nous  parle  du  «  héraut  Mercure  abattant  son  vol  sur 
une  montagne  qui  baise  le  ciel  ;  »  et  sans  doute  quelque  vision  de 
ce  genre  traversa  l'esprit  de  Sa  Majesté,  pendant  que  son  jeune 
messager  élait  agenouillé  devant  elle.  Il  est  vrai  que  la  montagne 
étail  bien  haute  pour  qu'un  lieutenant  s'aventurât ;i  lagravir;  mais 
l'art  a  su  aplanir  jusqu'aux  sommets  du  Simplon  ,  et  Dieu  aidant, 
avec  la  jeunesse  et  la  santé,  tous  les  baisers  sont  des  baisers  du  ciel. 

LXYIL 

?a  M.ijesté  baisse  les  yeux;  le  jeune  homme  lève  les  siens,  et 
voilà  qu'ils  sont  amoureux...  elle  de  sa  figure,  de  sa  grâce  et  de  je 
ne  sais  quoi  encore  ;  car  la  coupe  de  Cupidon  enivre  dès  la  première 
gorgée,  quintessence  de  laudanum  qui  porle  sur-le-champ  à  la  lêlc, 
sans  le  vil  expédient  des  rasadesàplein  verre  ;  et  l'amourboitet  tarit 
toutes  les  sources  de  la  vie...  sauf  les  larmes. 

LXVIIL 

Lui,  de  son  côté,  s'il  ne  fut  pas  épris  d'amour,  éprouva  une  pas- 
sion non  moins  impérieuse,  l'amour-propre  ;  instinct  par  lequel, 
si  une  personne  qui  semble  au-dessus  de  nous,  une  cantatrice,  une 
danseuse  à  la  mode,  une  duchesse,  princesse  ou  impéralrice, 
daigne  nous  tirer  de  la  foule,  et  faire  éclater  envers  nous  une 
prédilection  vive,  bien  que  peu  raisonnée,  nous  concevons  de 
nous-mêmes  une  1res  bonne  opinion. 


LXIX. 

D'ailleurs,  il  élait  à  cet  âge  heureux  où  toutes  les  femmes  ont 
pour  nous  le  même  âge...  alors  que  nous  nous  engageons  sans  re- 
garder à  rien  ,  intrépides  comme  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions, 
pourvu  que  nous  puissions  amortir  les  feux  de  notre  soleil  au  pre- 
mier océan  venu,  comme  les  rayons  de  Phébus  s'éteignent  dans 
l'onde  salée,  ou  plutôt  dans  le  sein  de  Téthys. 

LXX. 

Et  Catherine  (ceci  est  tout  en  sa  faveur),  bien  que  hautaine  et 
sanguinaire,  offrait  dans  sa  passion  fugitive  quelque  chose  de  llat- 
leur.  En  effet,  chacun  desesamants  élait  une  sorte  de  roi  taillé  s'ir 
un  patron  d'amour;  un  royal  époux  en  toute  chose,  sauf  l'animaa 
de  mariage  ;  et  comme  c'est  là  ce  qu'il  y  a  de  plus  diabolique  .dans 
l'hymen  ,  on  semblait  avoir  le  miel  de  l'abeille  sans  son  aigudlon. 

LXXL 

Ajoutez  la  beauté  féminine  à  son  raidi,  des  yeux  bleus  ou  gris... 
(Ceux-ci  quand  ils  ont  de  l'âme  valent  les  autres,  et  peut-être  mieux, 
comme  le  prouvent  les  meilleurs  exemples  :  Napoléon  et  Marie, 
reine  d'Ecosse  ,  assurent  à  cette  couleur  une  supériorité  décidée, 
consacrée  encore  par  Pallas  ,  trop  sage  pour  avoir  des  yeux  noirs 
ou  bleus.) 

LXXIL 

Son  doux  sourire  ,  sa  taille  alors  majestueuse  ,  son  embonpoint, 
son  impériale  condescendance,  celte  préférence  accordée  à  un  ado- 
lescent sur  des  hommes  d'une  tout  autre  taille  (gaillards  qu'eût 
pensionnés  Messaline),  celte  fleurde  vie  devenue  fruit  mûr  et  savou- 
reux ,  avec  d'autres  extras  qu'il  est  inutile  de  mentionner....  tous 
ces  avantages,  ou  même  un  seul  d'entre  eux,  suffisaient  pour  flatter 
la  vanité  d'un  jeune  homme. 

LXXIIL 

Cela  suffit,  car  l'amour  n'est  que  vanité,  égoisme  perpétuel  ou 
complète  démence,  esprit  de  vertige,  cherchant  à  s'identifier  avec 
le  néant  fragile  de  la  beauté  ;  et  ce  dernier  point  constitue  l'essence 
même  de  la  passion  ,  d'où  certains  philosophes  ont  pris  que  l'amour 
est  le  principe  de  l'univers. 

LXXIV. 

Outre  l'amour  platonique,  outre  l'amour  de  Dieu,  l'amour  senti- 
mental, l'amour  d'un  couple  Adèle  (la  rime  me  demande  «  tourle- 
relle  ,  u  la  rime,  ce  bon  vieux  bateau  à  vapeur  qui  remorque  les  vers 

contre  la  raison car  la  raison  n'a  jamais  été  camarade  avec  la 

rime  et   s'est  toujours  beaucoup  plus  occupée  du  contenu  que  de 

l'harmonie) outre  tous  ces  prétendus  amours,  il  y  a  ce  qu'on 

nomme  les  sens... 

LXXV. 

Les  sens mouvements,  désirs  d'amélioration  matérielle,  par 

lesquels  tous  les  corps  aspirent  à  quitter  leur  sablonnière  pour  se 
confondre  avec  une  déesse;  car  telles,  sans  contredit,  sont  toutes 
les  femmes  au  premier  abord.  Admirable  moment,  fièvre  étrange 
qui  précède  le  langoureux  désordre  de  notre  être!  curieux  procalé 
en  somme  pour  revêtir  les  âmes  de  leur  enveloppe  d'argile. 

LXXVL 

La  plus  noble  espèce  d'amour,  c'est  l'amour  platonique,  pour 
commencer  comme  pour  finir  ;  puis  vient  relui  qu'on  peut  bapiiser 
l'amour  canonique  ,  parce  que  le  clergé  1  a  pris  dans  ses  allribu- 
lions.  La  troisième  espèce  à  noter  dans  uotra  chronique  comme 
étant  en  vigueur  dans  tout  pays  chrétien  ,  c'est  lorsque  de  chastes 
matrones  ajoutent  à  leurs  autres  liens  ce  qu'on  peut  appeler  un 
mariage  déguisé. 

LXXVIL 

Assez  d'analyse!...  notre  histoire  doit  s'expliquer  par  elle-même. 
La  souveraine  se  sentit  enflammée,  et  Juan  exlrèniement  flatté  de 

cet  amour  ou  de  cette  paillardise Les  mots  une  fols  écrits,  je  ne 

puis  perdre  mon  tencps  à  les  bifl'er...  Or  ces  deux  sentiments  sont 
tellement  mêlés  dans  la  poussière  humaine  qu'on  ne  peut  en  nom- 
mer un  sans  les  indiquer  tous  deux;  mais  en  ceci  la  puissante  im- 
pératrice de  Russie  agissait  comme  une  simple  griselte. 

LXXVllL 

Ce  fut  dans  toute  la  cour  un  long  chuclioltement  :  toutes  les  lè- 
vres se  collaient  aux  oreilles.  A  ce  speciacle  ,  les  rides  des  vieilles 
dames  se  crispèrent;  les  jeunes  femmes  se  lancèrent  muluellement 
des  clins  d'œil ,  et  tandis  que  les  regards  pailaient  ainsi,  tontes  ces 
bouches  charmantes  s'efforçaient  de  soutire  ;  mais  bien  des  larmes 
de  jalousie  étaient  prêtes  à  mouler  aux  ymix  de  l'assistance. 

LXXIX. 

Les  ambassadeurs  de  toutes  les  puissances  s'informèrent  de  ce 
nouveau  jeune  homme  qui  pron^eltait  d  êiie  grand  dans  peu  dlicu- 
rcs,  ce  qui  e-t  bien  prompt,  qi:oiqiie  la  Mf  ^'•it  si  courte.  Héjà  ils 


iU 


LES  VEILI.f.ES  I.ITTI^RAIRKS  II.I.USTnf.ES. 


vn_v;iii'nt  Ir^i  roiililos  litriihor  rl:ins  ses  cnlTrrs  on  jiluic  nrpiinliiio  el 
|ir(>s.sée,  Man.H  roiiipter  les  dérornlions  et  les  pajMns  par  milli>'rs. 

I.XXX. 

('.alliorine  clail  Rrnéreiisc...  (miles  ees  reriimes-ià  le  sonl.  L'amour, 
qui  oimc  les  pnrles  du  cœur  cl  lentes  le»  voies  <|iii  peuvent  y  con- 
duire, de  près  ou  de  loin,  d'en  liant,  d'en  bas.  roules  on  traverses... 
l'aiiiiiiir  flilen  qu'elle  eill  une  maudite  passion  pour  la  guerre,  et 
qu'elle  ne  Ml  pas  la  meilleure  des  «épouses,  h  moins  que  nous  nac- 
rdiiliiiiis  ce  litre  h  Cjvteninestre...  Iiasl  I  au  lieu  <ledeux  époux  Irai- 
naiil  Icurcliaiiic,  peiit-iMre  vaut-Il  mieux  qu'il  en  meure  un  ... 

I.XXXI. 

Condiiile  par  l'amour,  Catherine  avait  fait  In  furtiine  de  cliaeun 
de  SOS  aniaiils  :  en  quoi  elle  dilTérait  de  notre  demi -chaste  Klisa- 
helh,  dont  lavarice  répugnait  .'i  toute  espèce  de  débours,  si  l'his- 
toire, cette  menteuse  lieffée,  a  dit  vrai;  et  qinnd  il  serait  avéré  que 
la  douleur  d'avoir  mis  h  mort  un  favori  abrégea  sa  vieillesse  ,  sa 
eo  iiielterle  lAche  et  ambiguë,  .sa  plaie  ladrerie,  font  la  honte  de  son 
sexe  et  de  son  rang. 

LXXXII. 

I.o  lever  Impérial  terminé,  et  le  cercle  dissous,  on  se  mêla,  et  les 
ambassadeurs  de  toutes  les  nations  se  pressèrent  autour  du  jeune 
hom  '  e  pour  lui  offrir  leurs  félicitations;  il  se  scnlil  au^si  effleuré 
par  les  robes  de  soie  de  ces  gentilles  dames  qui  se  font  un  plaisir 
de  spéculer  sur  les  jolies  figures,  surtout  quand  elles  conduisent  à 
<le  hauls  emplois. 

LXXXIII. 

Juan,  qui,  sans  trop  savoir  pourquoi,  se  voyait  l'objet  de  l'al- 
lonlion  générale,  répondit  en  s'Inclinant  avec  grAce,  comme  s'il  fut 
né  pour  le  mélier  de  minisire.  Quoiipie  modeste,  sur  son  fronl  tou- 
jours ealire,  la  nature  avail  écrit  «  homme  bien  né.  »  Il  parlait  peu, 
mais  loujiiurs  k  propos,  et  ses  gestes  flottaient  avec  grûcc  aulour  de 
lui  comme  les  plis  d'un  drapeau. 

I.XXX  IV. 

Un  ordre  de  Sa  Majesté  confia  le  jeune  lieulenanl  aux  soins  bien- 
veillanls  des  dignitaires  de  la  cour.  Le  monde  se  montrait  pour  lui 
I lès  courtois  (il  en  agit  souvent  ainsi  au  premier  abord  :  la  jeunesse 
foiMli  bien  de  ne  pas  l'oublier;  :  telle  aussi  se  montra  miss  Protasufl" 
ipie  SOS  fondions  avaient  fait  nommer  «  l'éprouveuse,  »  terme  que 
l.i  muse  ne  peut  expliquer. 

LXXXV. 

Ce  fut  avec  elle  ,  comme  son  devoir  l'exigeait,  que  don  Juan  se 
relira. ..  Je  vais  en  faire  autant,  jusqu'à  ce  que  mon  Pégase  soit  las 
de  loucher  la  terre.  Nous  venons  de  prendre  pied  sur  une  de  ces 
inoiiiagnes  qui  baisent  le  ciel;  montagne  si  élevée  que  je  sens  la 
lèie  (lui  n  e  tourne,  et  mes  idées  qui  lourbillonnenl  comme  les  ailes 
d  un  moulin.  Mes  nerfs  et  mon  cerveau  sont  avertis  qu'il  est  temps 
de  conduire  ma  monture  au  petit  pas  dans  quelque  sentier  vert. 


CHANT    X. 


Newton,  voyant  tomber  une  pomme,  et  distrait  tont-h-coup  de 
ses  médiUitions,  trouva  dansée  léger  inoidont,  dit-on  fcar  je  ne  re- 
ponds  ici-bas  des  opinions  ou  des  calculs  d'aucun  sage),  ie  moyen 
dr  prouver  que  la  terre  tournait  en  vertu  d'un  principe  tout  naturel, 
qu'il  appela  Gravitation  ;  et  depuis  Adam,  Newton  est  le  seul  mortel 
qui  ait  su  tirer  parli  de  la  chute  d'une  pomme. 

II. 

Parla  pomme  l'homme  est  tombé,  et  par  la  pomme  il  s'est  élevé, 
si  ce  fait  esl.vrai  ;  car  nous  devons  considérer  la  route  frayée  par 
Isaac  Newton  à  travers  le  champ  des  étoiles  comme  une  compen- 
saiion  aux  m;ilheurs  de  Ibumanilé.  Depuis ,  rhon:me  a  brillé  par 
l'invention  de  toute?  sortes  de  mécaniques,  et  le  temps  n'est  pas 
loin  où  la  vapeur  le  conduira  jusque  dans  la  lune. 

III. 

VA  piiiirqiioi  cet  exorde  ?...  Voici  :  à  l'instant  même,  en  prenant 
celte  misérable  fouille  de  papier,  un  noble  enthousiasme  m'a  en- 
flammé, et  mon  Ame  a  fait  une  cabriole;  et  quoique  bien  inférieur, 
je  l'avoue  .  h  ceux  ((ui ,  par  le  moyen  des  lunettes  el  de  la  vapeur, 
découvrent  dos  étoiles  el  vont  conlVe  le  vent,  je  veux  essayer  d'en 
faire  autant  à  l'aide  de  la  poésie. 

IV. 

J'ai  vogué  et  je  vogue  encore  contre  le  vent;  mais  quant  aux 
étoiles,  j'avoue  que  mon  télescope  est  un  peu  terne  ;  du  moins  j'ai 
quitté  le  rivage  vulgaire,  el,  perdant  la  terre  de  vue.  je  sillonne 


l'océan  de  l'élernité  :  |o  niugissi'uient  dos  vairues  n'a  point  oITiajé 
ma  nacelle  frêle  el  légère,  maie  encore  capable  de  tenir  la  mor:  et, 
comme  bien  lies  CHquifs,  elle  navigue  où  des  v.iigscaux  ont  coulé  bas. 


Nous  avons  laissé  Juan,  notre  héros,  dans  la  fleur  du  favoriiisme. 
mais  n'en  sentant  pas  encore  les  épines  '(inleiises.  Kl  k  Dieu  ne 
plaixc  que  mes  muses  (car  j'en  ai  plus  d'une  ù  ma  disposition)  x'a- 
venliirent  h  le  suivre  au-delà  du  salon  :  Il  suffit  que  la  fortune  le 
trouve  rayonnant  de  jeunesse,  de  vigueur,  do  beauté  et  de  tout  ce 
qui .  pour  un  moment,  fixe  la  jouissance  et  lui  ravit  ses  ailes. 

VL 

M.fig  bientôt  ces  ailes  repous.scnt,  el  l'oigeau  quitte  son  nid.  «  Oh! 
dit  le  Psalmiste  ,  que  n'ai-je  le  vol  de  la  colombe  pour  fuir  et  cher- 
cher le  repos  !  »  Quoi  homme,  se  rappelant  ses  jeunes  années  el  ses 
jouncs  amours...  bien  qu'il  n'ait  plus  maintenant  qu'une  této  blan- 
chie, un  cœur  flétri,  une  imagination  éteinte  cl  limitée  à  la  sphère 

de  ses  yeux  obscurcis quel  homme  n'aimerait  mieux  soupirer 

comme  son  fils  que  de  tousser  comme  son  grand-père  ! 

VII. 

Rail!  les  soupirs  s'apaisent,  el  les  nlcurs,  même  ceux  d'une 
veuve  ,  se  tarissent  comme  l'Arno,  dont  le  filet  d'eau  fait  honte  à  la 
masse  des  OotsjaunAIres  et  p'ofondsqiii.  en  hiver,  menacent  d'inon- 
der le  pays  :  telle  est  la  différence  qu  aiiportenl  i|uelqucs  mois.  On 
pourrait  croire  que  la  douleur  est  un  champ  fécond  qui  jamais  ne 
icsie  en  jachère,  et  c'est  vrai:  seulement  les  charrues  changent  de 
laboureurs,  et  les  nouveaux  sillonnent  h  leur  tour  le  sol  en  cro^aat  , 
V  semer  le  plaisir.  / 

VIII.  I 

Cependant  la  toux  arrive  quand  les  soupirs  s'en  vonl...  et  quel- 
quefois même  sans  que  les  soupirs  aient  cessé  ;  car  .souvent  ceux-ci     | 
amonent  celle-là  avant  que  le  fronl.  uni  comme  la  surfaced  un  lac,     , 
ail  été  sillonné  d'une  seule  ride  ,  avant  que  le  soleil  de  la  vie  soit 
arrivé  à  la  dixième  heure.  Et  tandis  qu'une  rougeur  fébnlo  m  pas- 
sagère colore,  comme  un  couchant  d'été,  la  joue  qui  .«emlde  trop     . 
pure  pour  n'être  que  de  l'argile,   des  milliers  d'homines  brillent , 

aiment,  espèrent  et  meurent Que  ceux-là  sonl  heureux!  | 

I 
IX. 

Juan  n'était  pas  destiné  à  mourir  si  tôt.  Nous  l'avons  lais.sé  dans 
le  foyer  de  ces  prospérités  que  l'on  doit  à  la  faveur  de  la  lune  ou 
au  caprice  des  dames...  prospérités  éphémères  peut-être;  mais  qui 
dédaignerait  le  mois  de  juin  uniquement  parce  que  décembre  doit 
venir  avec  son  souffle  glacé?  Mieux  vaut  encore  accueillir  le  bien- 
faisant rayon,  et  faire  provision  de  chaleur  pour  l'hiver. 

X. 

D'ailleurs  il  avait  des  qualités  capables  de  fixer  les  dames  entre  i 
deux  Ages  plus  encore  que  les  jeunes  :  les  premières  savent  de  quoi    1 
il  s'agit,  tandis  que  vos  poulettes,  à  peine  emplumoes.  connaissent    t 
lout  juste  des  passions  ce  qu'elles  en  ont  lu  dans  les  poètes  ou  rêvé, 
par  un  tour  de  leur  imagination  ,  dans  des  visions  du  ciel ,  cette 
patrie  de  l'amour.  Il  en  est  qui  comptent  l'âge  des  femmes  par  le 
nombre  de  leurs  soleils  ou  de  leur.>  années:  je  serais  plutôt  d'avis 
que  la  lune  doit  marquer  les  dates  de  ces  chères  créatures. 

XI. 

Pourquoi?...  parce  qu'elle  est  à  la  fois  inconstante  et  chaste.  Je 
ne  connais  pas  d'autre  raison,  bien  que  des  gens  soupoonnoux. 
toujours  prêts  à  blAmer ,  puissent  m'en  imputer  d'autres;  ce  qui 
n'est  pas  juste  et  ne  fait  pas  l'éloge  «  de  leur  caractère  ou  de  leur 
goût,  )'  comme  l'écrit  mon  ami  Jefl'rey  en  prenant  un  air!...  tou- 
tefois ,  je  le  lui  pardonne,  el  j'espère  qu  il  se  le  pardonnera...  sinon, 
raison  de  plus  pour  que  je  sois  indulgent. 

XII. 

D'anciens  ennemis  devenus  amis  devraient  continuer  à  l'être... 
C'est  un  poini  d'honneur,  et  je  ne  sache  rien  qui  puisse  juslifior  un 
retour  à  la  haine:  dùl-elle  étendre  ses  cent  bras  et  ses  cent  jambes 
je  la  fuirais  comme  l'ail  ou  la  peste  ,  et  elle  ne  m'atteindrait  [■  ■ 
Les  anciennes  maîtresses,  les  nouvelles  épouses,  deviennent  i 
plus  cruels  fléaux  :  des  ennemis  réconciliés  doivent  dédai.MU'i 
se  liguer  avec  elles; 

xm. 

Ce  sérail  la  pire  des  désertions...  l'n  renégat ,  le  fourbe  Southey 
lui-même,  ce  mensonge  incarné,  rougirait  de  renlrer  dans  le  camp 
(les  réformateurs  qu'il  a  quille  pour  létablc  du  poète  lauréat.  De 
l'Islande  aux  Barbades,  de  l'Ecosse  à  l'Italie,  n'est  point  honnête 
lioinme  celui  qui  tourne  au  moindre  vent .  ou  saisit  pour  accabler 
un  émule  le  moment  où  celui-ci  cesse  de  plaire. 

XIV. 

Le  critique  el  l'homme  de  loi  ne  voient  de  la  littérature  el  do  la 


œUVRES  COMPLÈIES  DE  LORD  RYRON. 


237 


vie  quo  le  côlé  honteux:  rien  ne  leur  demeure  inconnu,  mais  ils 
passent  beaucoup  de  choses  sous  silence.  Tandis  qui'  le  commun  des 
hommes  vieillit  dans  l'ignorance,  le  mémoire  du  légiste  est  comme 
le  scalpel  du  chirurgien  ;  il  dissèque  les  entrailles  d'une  question  , 
et  tous  les  organes  par  où  elle  se  digère. 

XV. 

Un  homme  de  loi  est  un  ramoneur  moral ,  et  c'est  pour  cela 
qu'il  es*  si  sale.  L'éternelle  suie  lui  communique  une  couleur  dont 
il  ne  saurait  se  défaire  eu  changeant  de  linge  :  au  moins  vingt-neuf 
fois  sur  trente,  il  conserve  la  sombre  teinture  du  noir  envahisseur. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  de  vous,  je  le  confesse  :  vous  portez  votre  robe 
comme  César  portait  sa  toge. 

XVI. 

Cher  Jeffrey,  jadis  mou  ennemi  le  plus  redouté  (autant  que  les 
vers  et  la  critique  peuvent  diviser  ici-bas  de  chétives  marionnettes 
comme  nous),  tous  nos  petits  dissentiments,  les  miens  du  moins, 
sont  terminés.  Je  bois  aux  jours  d'autrefois,  .tukl  long  si/ne!  Je  n'ai 
jamais  vu  votre  personne,  ]ieut-être  ne  la  verrai-je  jamais  ;  mais  au 
total  vous  avez  cgi  noblement,  je  l'avoue  du  fond:  du  cœur. 

XVII. 

Et  quand  j'emploie  l'evpression  écossaise  .fit/d  long  sijne .  ce 
n'est  pas  à  vous  que  je  l'adresse...  et  j'en  suis  f.\clié  pour  moi  ;  car. 
de  tous  les  habitants  de  votre  fière  cité,  vous  êtes,  après  Scott,  celui 
avec  lequel  je  trinquerais  le  plus  volontiers.  Je  ne  sais  pourquoi  .. 
peut-être  est-;e  un  caprice  d'écolier...  mais  enfin  je  suis  à  demi 
Ecossais  de  naissance  et  tout- à -fait  Ecossais  d'éducation,  et  tout 
mon  cœur  reflue  à  mon  cerveau... 

XVIII. 

Quand  avec  Juki  king  syne  reviennent  à  ma  mémoire  et  l'E- 
cosse, et  ses  plaids,  et  ses  snoods,  et  ses  collines  bleuâtres,  ses  eaux 
limpides,  la  Dee,  le  Don,  les  noirs  parapets  du  pont  de  Balgounie  , 
tous  les  sentiments  de  mon  premier  âge.  tous  les  rêves  si  doux  que 
je  rêvais  alors,  chacun  enveloppé  de  sou  vêtement  spécial  comme 

les  descendants  de  Banquo dans  mon  enfantine  illusion,  il  me 

semble  voir  flotter  devant  moi  l'image  de  mon  enfance.  Doux  reflet 
des  jours  d'autrefois  ! 

XIX. 

Vous  vous  en  souvenez,  il  fut  un  temps  où,  jeune  et  iiritable, 
dans  un  accès  de  verve  et  do  colère,  je  raillai  les  Ecossais  pour  leur 
prouver  mon  ressentiment  et  ma  puissance;  mais  c'est  vainement 
qu'on  se  permet  de  pareilles  sorties;  elles  ne  peuvent  étouffer  la 
jeunesse  et  la  fraîcheur  de  nos  premiers  sentiments  :  j'éhréchai  en 
moi  l'Ecossais;  je  ne  le  tuai  pas,  et  j'aime  toujours  le  pays  «  des 
montagnes  et  des  torrents.  » 

XX. 

Don  Juan,  qui  était  positif  et  idéal...  ce  qui  est  à  peu  près  la 
même  chose,  car  ce  que  l'homme  pense  existe,  et  le  penseur  lui- 
même  est  moins  réel  que  son  idée,  l'âme  ne  pouvant  jamais  périr 
mais  réagissant  contre  le  corps.  Et  pourtant  on  éprouve  un  certain 
embarras  quand,  au  bord  de  cet  abîme  appelé  l'éternité,  on  ouvre 
de  grands  jeux,  ne  sachant  rien  de  ce  qu'il  y  a  ici  ou  là-bas. 

XXI. 

Il  de\intu-n  Russe  très  pnliré...  Comment?  nous  ne  le  dirons  pas; 
pounpioi?  il  est  inutile  de  le  dire.  Peu  de  jeunes  âmes  sont  capables 
de  résister  à  la  plus  légère  tentation  qui  se  rencontre  sur  leur  route  ; 
mais  sa  tentation  ,  à  lui,  se  présentait  sur  un  coussin  moelleux, 
digne  de  servir  de  siège  d'honneur  fi  un  monarque:  de  joyeuses 
demoiselles,  des  danses,  des  festins  et  de  l'argent  comptant  chan- 
geaient pour  lui  un  pays  de  glace  en  paradis,  et  Ihiveren  été. 

\X1I. 

La  faveur  de  l'impératrice  était  pleine  d'agréjnents,  et  bien  que  la 
lâche  fut  un  peu  rude,  à  l'âge  de  Juan  on  pouvait  s'en  tirer  avec 
honneur.  Il  croissait  donc  comme  un  arbre  verdoyant,  également 
propie  à  la  tendresse,  à  la  guerre  et  h  l'ambition,  divinités  qui  ré- 
compensent les  plus  fortunés  de  leurs  adorateurs  jusqu'au  moment 
où  les  ennuis  du  vieil  âge  font  préférer  à  quelques-uns  l'agent  de 
la  circulation  des  richesses. 

XXIIJ. 

A  celte  époque,  comme  on  a  pu  le  prévoir,  entraîné  par  sa  jeu- 
nesse et  par  de  dangereux  exemples,  don  Juan  devint  sans  doute 
un  peu  dissipé  :  disposition  fâcheuse,  car  non-seulement  elle  déflore 
nos  sentiments,  mais,  se  liantà  touslesvices  de  la  fragile  humanité, 
elle  nous  rend  égoïstes  et  porte  nos  âmes  à  se  renfermer  comme  des 
huîtres  dans  leur  coquille. 

XXIV. 

Passons  cela.  Nous  passerons  aussi  la  marche  ordinaire  d'une 
intrigue  entre  gens  de  conditions  aussi  inégales  qu'un  jeune  lieute- 
nant et  une  reine  qui,  sans  être  vieille,  n'a  plus  sa  douce  royauté  do 
dix-sept  ans.  Les  rois  peuvent  commander  à  la  matière  brute,  mais 


non  à  la  chair;  el  les  rides,  satanées  démocrates,  ne  savent  point 
flatter. 

XXV. 

Le  trépas,  ce  souverain  des  souverains,  est  en  même  temps  le 
Gracchus  de  l'humanité:  sous  le  niveau  de  ses  lois  agraires, 
l'homme  opulent  qui  festoie,  combat,  ruc'il  et  s'enivre,  est  l'égal 
du  pauvre  diable  qui  n'a  jamais  possédé  un  pouce  de  terrain  ;  et  tous 
deux  sont  réduits  à  quelques  pieds  de  terre  où  le  gazon,  pour  verdir, 
doit  attendre  la  corruption. 

XXVI. 

Il  vivait  {non  le  trépas,  mais  Juan)  dans  un  tourbillon  de  prodiga- 
lités, de  tumulte,  de  splendeur,  de  pompe  chatoyante,  en  ce  gai 
climat  des  peaux  d'ours  noires  et  touffues...  lesquelles  isoit  dit  mal- 
gré ma  répugnance  pour  les  propos  un  peu  durs),  au  moment  où 
l'on  y  pense  le  moins,  percent  à  traverse  la  pourpre  et  le  lin,  »  plus 
convenablesà  la  grande  prostituée  de  Babylone  qu'à  celle  des  Russies, 
et  neutralisent  tout  l'efl'et  de  cet  étalage  d'écarlate. 

XXVII. 

Cet  état,  nous  ne  le  décrirons  pas  :  nous  pourrions  en  parler  par 
oui-dire  ou  par  réminiscence;  mais,  parvenu  aux  approches  de  cette 
obscure  forêt  dont  parle  le  Dante,  horrible  équinoxe.  odieuse  bi- 
section de  la  vie  humaine,  aubeigeà  mi-chemin,  hutte  grossière,  au 
sortir  de  laquelle  les  voyageurs  prudents  conduisent  lentement  les 
chevaux  de  poste  de  la  vie  sur  la  frontière  aride  de  la  vieillesse,  et  se 
retournent  pour  donner  à  la  jeunesse  une  dernière  larme 

XXVIII. 

Je  ne  décrirai  pas...  c'est-à-dire  si  je  puis  m'en  empêcher;  je  ne 
ferai  point  de  réflexions...  c'est-à-dire  si  je  puis  chasser  celles  qui 
me  poursuiventà  travers  cet  abîme,  ce  bizarre  labyrinthe...  comme 
le  petit  chien  collé  à  la  mamelle,  ou  comme  l'algue  marine  adhé- 
rente au  rocher,  ou  comme  la  lèvre  amoureuse  aspirant  son  premier 
baiser...  Mais,  je  l'ai  dit,  je  ne  veux  point  philosopher,  et  je  veux 
être  lu. 

XXIX. 
Juan,  au  lieu  de  courtiser  la  cour,  était  lui-même  courtisé...  chose 
qui  arrive  rarement.  Il  le  devait  en  partie  à  sa  jeunesse,  en  partie  à 
sa  réputation  de  bravoure,  et  aussi  à  cette  sève  de  vie  qui  éclatait 
en  lui  comme  dans  un  coursier  de  pur  sang.  Il  devait  beaucoup 
aussi  à  sa  mise,  qui  faisait  ressortir  sa  beauté  comme  des  nuages  de 
pourpre  parent  le  soleil...  mais  il  était  surtout  redevable  à  une 
vieille  femme  et  au  poste  qu'il  occupait. 

XXX. 

Il  écrivit  en  Espagne;  et  tous  ses  proches  parents,  voyant  qu'il 
était  en  voie  de  succès  et  à  même  de  placer  ses  cousins,  lui  répon- 
dirent courrier  par  courrier.  Plusieurs  se  préparèrent  à  émigrer  ;  et 
tout  en  prenant  des  places,  on  les  entendit  déclarer  qu'avec  l'addi- 
tion d'une  légère  pelisse,  leelimat  de  Madrid  et  celui  de  Moscou 
étaient  absolument  les  mêmes. 

X.XXl. 

Sa  mère  aussi,  dona  Inez,  voyant  qu'au  lion  de  tirer  sur  son  ban- 
quier, il  allégeait  son  compte  de  plus  en  plus,  ce  qui  prouvait 
qu'il  avait  mis  à  ses  dépenses  des  bornes  salutaires...  dona  Inez 
lui  ré|)ondit  «  qu'elle  était  charmée  de  le  voir  dégagé  du  joug  des 
plaisirs  que  recherche  une  jeunesse  insensée,  l'uniiiue  preuve  que 
l'homme  puisse  donner  de  son  bon  sens  étant  l'économie. 

XXXII. 

«  Elle  le  recommandait  aussi  à  Dieu,  ainsi  qu'au  fds  de  Dieu  et 
à  sa  mère,  l'avertissait  de  se  tenir  en  garde  contre  le  culte  grec,  qui 
blesse  les  opinions  catholiques.  Mais  en  même  temps,  elle  lui  disait 
d'étouffer  toute  manifestation  extérieure  de  répugnance,  cela  pou- 
vant être  vu  de  mauvais  œil  à  l'étranger.  Du  reste  elle  lui  annonçait 
qu'il  avait  un  petit  frère  né  d'un  second  lit,  et  surtout  elle  louait 
l'amour  maternel  de  l'impératrice. 

XXXIII. 

«  Elle  approuvait  vivement  une  souveraine  qui  donnait  de  l'avan- 
cement aux  jeunes  gens,  attendu  que  l'âge  et  mieux  encore  la  nation 
et  le  climat  prévenaient  tout  scandale...  En  Espagne,  elle  eût  pu  en 
être  quelque  peu  contrariée;  mais  dans  un  pays  où  le  thermomètre 
ilescendait  à  dix  degrés,  à  cinq,  à  un,  à  zéro,  elle  ne  pouvait 
croire  que  la  vertu  dégelât  avant  la  rivière.  » 

XXXIV. 

0  hypocrisie!  que  n'ai-je  une  force  de  quarante  ministres  an- 
glicans pour  célébrer  tes  louanges!  Que  ne  puis-je  faire  entendre 
eu  ton  honneur  un  hymne  bruyant  comme  les  vertus  que  lu  vantes 
tout  haut  et  que  tu  ne  pratiques  pas  I  Que  n'ai-je  la  trompette  des 
chérubins  ou  le  cornet  acoustique  dans  lequel  ma  bonne  vieille 
tante  trouva  un  paisible  sujet  de  consolation,  lorsque  ses  lunettes 
oevenant  troubles  l'empêchèrent  de  lire  son  missel  ! 


23k 


l.i:S  VKILLtKS  HITtltAlllKS  ILLUSTUtliS. 


XXXV. 

Flip  n'riftil  pas  li.\iinrrilo  ,  cju  mnins,  la  pniivro  rll^^c  ftme  ; 
mais  ('111-  t;.iK'i"  '«  <:''''  """''  loynlpmeiil  fiuaiiriin  des  /■lus  inscrits 
sur  rr  rrf.'isiro  (lù  soiil  i(^parlis,  pour  le  jour  du  juKriMCnl,  tous  les 
(irf>  iéU'-l«'s:  sorte  (\c  (hoinsdinj  hinf;,  sciiililahlo  fi  celui  que  Ouil- 
I.uuhc-lc-Couiiui'raul  composa  pour  ri'MniMM^ri-r  srs  compa;.'nous 
ilarihi-s  alors  ipril  distriluiail  li's  proprii'-lés  d'aulrui  h.  qtiel(|ue 
Mii\:iiito  milli-  nouveaux  clievaliors. 

XXXVI. 

Je  ne  puis  m'en  plaindre,  moi  dont  les  aneMre<i,  Frneis.  Hadiil- 
plnis.  \  turent  roni|)ris...  Onai'anlc-liuil  manoirs  (si  ma  mémoire  ne 
nie  Iro'nipe)  furent  leur  récompense  pour  avoir  suivi  les  ltanni^res 
de  fiuilla'inie.  Je  <lois  convenir  rpi'il.nélail  pas  juste  de  dépouiller 
les  Saxons  de  leurs  peaux  (I)  comme  auraient  fait  des  tanneurs:  loti- 
lefois  les  nouveau.x  possesseurs  ayant  emplové  leurs  revenus  h 
fonder  de^  ëgliscs,  cet  usage  sans  doute  légitime  leur  droit. 

XXXVII. 

I.'aimable  Juan  se  maintenait  dans  sa  fleur;  pourtant  il  éprouvait 
liarfois  ce  (|iiV-prouvent   d'autres  plantes  appelées  sensitives,  ((ui 

fuient  le  looeher ,  comme  les  monar(ptcs  fuient  les  vers autels 

(|ne  ceux  de  Soulbey.  Peul-f-lre,  sous  les  gelées  ausltres,  aspirait-Il 
M'rs  un  rliiual  où  les  fleuves  n'attendissent  pa?  le  premier  mai  pour 
dissoudre  leur  glace  ;  iicut-flrc  en  dépit  du  devoir,  dans  les  vastes 
liras  de  la  monarcliie,  soupirait-il  après  la  beauté. 

XXXVIII. 

rcut-ôtre mais  laissons  de  cAté  les  peut-être  :  il  ne  faut  pas 

clicrcher  longtemps  les  causes  anciennes  ou  récentes;  le  ver  ron- 
geur s'attache  aux  joues  les  plus  fraîches  et  les  plus  belles,  comme 
il  aeliève  de  dévorer  des  formes  déjh  flétries.  Le  souci,  b/îlc  soigneux, 
ajiporte  toutes  les  semaines  son  mémoire,  et  nous  avons  beau  tem- 
pêter, il  faut  le  solder  après  tout  ;  six  jours  s'écoulent  paisiblement , 
le  septième  amènera  le  spleen  ou  un  créancier. 

XXXIX. 

Pref,  il  tomba  malade je  ne  sais  comment.  L'impératrice  fut 

alarmée ,  et  son  médecin  (le  mémo  (|ui  avait  asxisfé  Pierre)  trouva 
(pic  son  pouls,  (pioique  très  vivant,  battait  de  manière  à  augurer  la 
mort,  et  annonçait  une  dispos  tioii  fébrile  :  sur  quoi  la  cour  fut 
bouleversée,  la  souveraine  é|iouv^nléo,  et  toutes  les  médecines 
doublées. 

XL. 

Mystérieux  furent  les  cliucbottemeuls,  noinbreuscslcs  conjectures. 
I.esuns  dirent  que  don  Juan  avait  clé  empoisonné  par  Polenikiii; 
d'autres  parlèrent  de  certaines  tumeurs  ,  d'épuisement  ou  d'indis- 
positions analogues;  d'autres  prétendirent  que  c'était  une  concoc- 
tion d'iiumcurs  qui  bientôt  se  communiquerait  au  sang;  enfin  il 
s'en  trouva  pour  affirmer  que  c'était  tout  simplement  «  la  suite  des 
fatigues  de  la  dcriiicre  campagne.  » 

XLL 
Voici  une  ordonnance  entre  beaucoup  d'autres  : 

ri.  Sndw  xiit/ilifit ■     .    5  vj. 

Mannu-  iiptim.    .     .  ....?,  <\. 

.'iq.  ferrent ',  '  (5. 

Tincf.  senna".     .     .  .     .     .    ,^  ij. 

Ilatisliis... 
Ici  le  chirurgien  intervint,  et  lui  appliqua  les  ventouses  ;  puis,  nou- 
\olles  ordonnances  qui  eussent  été  bien  plus  longues,  si  Juan  ne 
s'y  fût  oppcsé  : 

II'.  Piilv.  com.  i]iecacii.anh;r gr.  iij. 

ri.  HoIii.i potfi.sx.r  siilpliiiret.  siimendii.^,  et  hauxtiis  1er  in 
die  rapiendiis. 

XLII. 
C'est  ainsi  que  les  médecins  nous  guérissent  ou  nous  luentsec««- 
diim  arirm.  Nous  en  raillons  ([uand  nous  nous  portons  bien...  mais 
.somiiu's-nous  malades  ,  nous  les  envoyons  cbercber,  sans  avoir  la 
iiioiiidre  l'uvic  de  rire  :  nous  vo.\ant  tout  près  de  cet  hiatus  ma.rime 
i/i'll<ii(lii.'i,  qui  ne  peut  se  combler  ([u'avec  de  la  terre  et  une  bêche, 
au  lieu  de  nous  y  laisser  tomber  de  bonne  grdce,  nous  importunons 
le  doux  liaillie  ou  le  bon  Abernethy. 

XLIII. 

Juao  refusa  d'obéir  au  congé  qui  lui  était  signifié  ,  et  bien  que  la 

raorl  le  menliçiM  d'une  expulsion  des  lieux,  sa  jeunesse  et  sa  coii- 

slilulion   prirent  le  dessus,  et  envoyèrent  les  docteurs  d'un  autre 

cfilé.  Cependant  son  étal  dcnieuiait  encore  précaire  ;  les  couleurs 

(l)  Unies,  ce  qui  sit;iiil)c  à  la  Ibis  praiix  ol  certaines  mesures  de  lorro 
saxonnes. 


(le  la  santé  ne  jelaii!nl  sur  se»  ^ouc»  nmaigrict  que  de  rares  cl  va- 
cillants reHclit  ;  tout  cela  inquiélail  lu  Faculté qui  déclara  qu'il 

faiblit  voyager. 

XLIV. 
Le  climat  était  trop  froid,  dirent  Ich  docteurs,  pour  qu'une  pi. in' 
du  Midi  (iilt  y  fleurir.  Cette  opinion  fit  faire  la  giimaec  h  l.i  eh  i 
Catlierini"  qui  d'abord  se  révolta  contre  l'idée  de  perdre  "-on  mignon, 
mais  lors(|u'elli;  vit  léclnl  do  fcs  yeux  se  Icriiir,  et  lui  mi'^nii)  n'a- 
battre comme  un  ai^le  dont  on  a  coupé  les  ailes ,  elle  nisolut  de 
renvoyer  en  mlrsioii,  n\ee  une  pompe  digne  de  son  rang. 

XLV. 

Il  y  avait  alors  je  ne  sais  iiuel.  point  en  discuwdon  ,  un  traité 
conclure  entre  le  cabinet  anglais  et  celui  de  l'etersb'mr::,  la  né^ 
eiation  était  soutenue  de  part  et  d'autre  avec  tous  les  arliliees  q;. 
les  grandes  puissances  ciiùdoit  nt  eu  pareil  cas.  (J'élail  à  pr^tpos  ilc 
la  na\igaliou  de  la  ilallii|ue,  du  commerce  de  peaux,  d'Iiude  de  b.i- 
leiiie  ci  de  suif,  et  des  droits  maritimes  que  l'Angleterre  regarde 
toujours  comme  son  vti  punsidetis. 

XLVI. 

De  sorte  que  Catherine ,  qui  s'enlendait  Ji  pourvoir  ses  favoris, 
confia  cette  mission  coiifidenliellc  <'i  Juan  ,  dans  le  double  but  de 
déployer  sa  rojale  splendeur,  et  de  récompenser  les  services  de  notre 
héros.  Le  lendemain  il  fut  admis  à  baiser  la  main  de  sa  souveraine, 
reçut  ses  instructions,  cl  partit  comblé  de  présents  cl  d  honneurs 
qui  montraient  tout  le  discernement  de  la  dispensiilrice. 

XLVII. 

Mais  elle  avait  du  bonheur,  et  le  bonheur  est  tout.  Rn  général, 
les  reines  ont  un  gouvernement  prospère  •  caprice  de  la  fortune 
assez  diflicilc  à  expliquer.  Mais  continuons.  (Jallierine  était  sur 
le  retour,  et  son  année  climalérique  la  tourmentait  autant  qu'a- 
vait fait  son  adolescence  ;  et  bien  que  sa  dignité  lui  interdit  la 
plainte,  le  départ  de  Juan  lallecla  au  point  que,  dans  le  premier 
moi.ent,  elle  ne  put  lui  trouver  un  successeur  convenable. 

XLVIII. 

Mais  le  temps  est  un  grand  consolateur  :  vingl-quatre  heures 
do  solitude  cl  deux  fois  ce  nombre  de  candidats  sollicitant  la 
place  vacante  prociirèrcnl  ii  Catherine,  pour  la  nuit  suivante, 
un  jiaisiblc  sommeil...  non  (ju'elle  se  proposât  de  précipiter 
son  choix,  ou  que  la  quantité  l'embarrassAt  ;  mais,  ne  voulant  se 
décider  qu'avec  la  maturité  convenable,  elle  laissa  la  lice  ouverte  h 
leur  émulation. 

XLIX. 

Pendant  que  ce  poste  d'honneur  est  vacant  pourun  jour  ou  deux, 
ayez  la  bonté  ,  lecteur,  de  monter  avec  notre  jeune  liéros  dans  la 
\oiturc  qui  l'entraiiie  loin  de  Petcisbourg.  Une  excellente  calèche, 
ayant  eu  jadis  la  gloire  d'étaler  les  armoiries  de  la  belle  czarine, 
alors  que,  nouvelle  Ijibigénie  ,  elle  se  rendait  en  Tauride  ,  fut  don- 
née à  son  favori,  dont  elle  porta  désormais  le  blason. 

L. 

Un  bouledogue,  un  bouvreuil  et  une  hermine,  tous  favoris  de 
don  Juan  ;  car  (de  plus  sages  que  moi  en  détermineront  la  rai- 
son) il  avait  une  sorte  d'inclination  ou  de  faiblesse  pour  ce  ipie 
bien  des  gens  considèrent  comme  une  incommode  vermine,  l.< 
animaux  vivants  :  jamais  vierge  de  soixante  ansnemontra  nu  pen- 
chant plus  décidé  pour  les  chats  et  les  oiseaux,  et  cependant  il  n  éi.ui 
ni  vieux  ni  vierge... 

LI. 

Ces  divers  animaux  ,  dis-je  ,  occupaient  chacun  leur  poste  r. 
peetif;  dans  d'autres  voitures  se  tenaient  les  valets  et  les  scerétaii 
mais  à  côté  de  Juan  était  la  petite  Leila,  qu'il  avait  arraeln-e  :. 
sabres  cosaques  dans  l'immense  carnage   d'Ismaïl.  Quoique  ma 
muse  vagabonde  aime  h  prendre  tous  les  tons,  elle  n'a  point  oublie 
celle  enfant ,  perle  pure  cl  vivante. 

LU. 

Pauvre  petite!  elle  était  aussi  belle  que  docile,  et  avail  Iccarnc- 
lère  doux  cl  sérieux,  qualité  aussi  rare  parmi  les  Cires  vivan' 
qu'un  homme  fossile  au  milieu  de  tes  antiques  mammouths,  ô  gi 
lUivier!  Son  ignorance  était  peu  propre  à  lutter  contre  ce  mm 
écrasant  où  tous  sont  condamnés  à  faillir  :  mais  elle  n'avait  cni- 
que  dix  ans;  elle  était  donc  tranquille,  sans  savoir  pourquoi 

LUI. 

Don  Juan  l'aimait  et  en  était  aimé  d'une  affection  telle  qu'il  n  in 
exista  jamais  entre  frère,  père,  sœur  ou  fille.  Je  ne  puis  dire  po>i 
ti\emont  ce  que  c'était  :  il  n'était  pas  .issez  vieux  pour  éprouver  lo 
seiilinient  paternel,  et  la  tendresse  fraternelle  ne  pouvait  non  plus 
l'émouvoir  ,  car  il  n'avail  jamais  eu  de  sa'ur.  Ahl  s'il  en  avait  eu 
une.  quel  tourment  que  d'en  èlre  séparé  1 


ŒUVRES  COMPI.ÈTES  DE  LORD  BYRON. 


233 


LIV. 
Encore  moins  élail-ce  un  amour  sensuel  ;  car  il  n'était  pas  de 
ces  vieux  débauchés  qui  recherchent  le  fruit  vert  pour  fouetter  dans 
leurs  veines  le  sang  endormi  (comme  les  acides  réveillent  un  alcali 
latent),  et  jjien  que  sa  jeunesse  n'eût  pas  été  des  plus  chastes  (telle 
est  l'œuvre  de  notre  planète) ,  le  platonisme  le  plus  pur  faisait  le 
fond  de  tous  ses  sentiments...  seulement  il  lui  arrivait  de  l'oublier. 

LV. 

Ici  il  n'y  avait  pas  de  tentation  à  i-edouter  ;  il  aimait  l'orpheline 
([u'il  avait' sauvée,  comme  les  patriotes,  parfois,  aiment  une  nation; 
cl  puis  il  se  disait  avec  orgueil  que  c'était  à  lui  qu'elle  devait  de 
n'oire  point  esclave...  sans  compter  qu'avec  le  secours  de  l'Eglise, 
il  pourrait  être  l'instrument  du  salut  de  celte  jeune  âme.  Mais  ici 
nous  noterons  une  circonstance  bizarre,  c'est  que  la  petite  Turque 
ne  voulait  point  se  laisser  convertir. 

LVI. 

Il  était  étrange  que  ses  impressions  religieuses  eussent  survécu 
au  changement  de  sa  destinée,  à  travers  des  scènes  de  terreur  et  de 
carnage;  mais  quoique  trois  évêques  eussent  entrepris  de  lui  dé- 
montrer son  erreur,  elle  montra  pour  l'eau  sainte  une  aversion 
décidée  ;  elle  ne  voulut  pas  entendre  non  plus  parler  de  confession, 
peut-être  parce  qu'elle  n'avait  rien  à  confesser  :  peu  importe  1  L'E- 
glise perdit  son  latin,  et  elle  continua  de  croire  au  prophète. 

LVII. 
Le  seul  chrétien  qu'elle  put  supporter  était  Juan  :  il  semblait  lui 
tenir  lieu  de  la  famille  et  des  amis  qu'elle  avait  perdus.  Pour  lui,  il 
devait  aimer  celle  qu'il  protégeait.  Ainsi  s'était  formé  ce  couple  sin- 
gulier, d'un  tuteur  si  jeune  et  d'une  pupille  que  rien  ne  rattachait 
à  lui,  ni  la  patrie,  ni  l'âge,  ni  la  parenté;  et  toutefois  cette  ab- 
sence de  liens  rendait  leur  attachement  plus  tendre. 

LVHL 

Ils  traversèrent  la  Pologne  et  Varsovie,  célèbres  par  leurs  mines 
de  sel  et  leurs  jougs  de  fer  ;  puis  la  Courlande,  témoin  de  cette  farce 
fameuse  qui  valut  il  ses  ducs  le  nom  disgracieux  de  lîiron  (1).  C'est 
le  même  pays  que  traversa  le  Mars  moderne,  alors  que,  guidé  par  la 
gloire,  celte  sirène  décevante,  il  alla  perdre  à  Moscou,  en  un  mois 
d'hiver,  vingt  années  de  conquêtes,  et  les  grenadiers  de  sa  garde. 

LIX. 

Qu'on  ne  voie  pas  dans  cette  dernière  phrase  l'opposé  de  la  figure 
de  rhétorique  appelée  gradation  :  «0  ma  garde!  ma  vieille  garde!  » 
s'éc'.-iait  le  disu  d'argile.  Quel  spectacle!  Jupiter  tonnant  qui  suc- 
combe sous  Castlereagb  !  la  gloire  morfondiie  sous  la  neige!  Mais 
si  nous  voulons  nous  réchaulîer  en  passant  par  la  Pologne,  nous 
avons  là  le  nom  de  Kosciusko,  qui  peut,  comme  l'Hécla,  faire  jaillir 
des  feux  au  milieu  des  glaces. 

LX. 

Après  la  Pologne,  ils  traversèrent  la  vieille  Prusse  et  sa  capitale 
Kœnigsberg,  qui,  outre  quelques  mines  de  fer,  de  plomb  et  de  cui- 
vre, se  glorifie  depuis  peu  du  célèbre  professeur  Kant.  Juan  ,  qui  se 
souciait  de  la  philosophie  comme  d'une  prise  de  tabac,  poursuivit 
sa  route  à  travers  l'Allemagne,  ce  pays  aux  populations  attardées, 
dont  les  princes  éperonnenl  plus  leurs  sujets  que  leS  postillons  n'é- 
peronnent  leurs  chevaux. 

LXI. 

De  là,  par  Berlin,  Dresde  et  autres  lieux  ,  ils  alleignircnt  enfin  le 
Rhin  couronné  de  créneaux.  Glorieux  sites  gotliicpies  !  combien  vous 
frappez  toutes  les  imaginations,  sans  en  excepter  la  mienne!  Un 
mur  grisâtre,  une  ruine  couronnée  de  verdure,  une  [lique  rouiUée, 
loot  franchir  h  mon  âme  la  ligne  équinoxiale  qui  sépare  le  présent 
du  passé,  après  qu'elle  a  plané  un  peu  sur  cette  fantastique  limite. 

LXIL 
Mais  Juan  continua  sa  roule  par  Manheim  et  Bonn,  que  domine 
le  Drachenfels,  pareil  à  un  spectre  de  ces  temps  féodaux  qui  sont 
pour  jamais  disparus,  et  sur  lesquels  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'arrè- 
ter  aujourd'hui.  De  là  il  se  dirigea  vers  Cologne,  ville  qui  ofl're  à 
l'observateur  les  ossements  de  onze  mille  virginités,  le  plus  grand 
nombre  qu'on  en  ait  jamais  vu  sous  une  enveloppe  de  chair. 

LXIIL 

Puis  il  visita  La  Haye  et  Helvoetsluys  en  Hollande ,  celte  humide 
patrie  dos  canaux  et  des  canards,  où  le  genièvre  parfume  cette  li- 
queur pétillante  qui  lient  lieu  de  richesses  au  pauvre-  Les  sénats  et 
les  philosophes  en  ont  condamné  l'usage  ..  mais  refuser  au  peuple 
un  cordial  qui,  souvent,  est  à  lui  seul  tout  le  vêtement,  le  vivre  et 

(1  P.iron  ,  fils  d'im  p.ivsan  conrlandais  ,  et  devenu  favori  de  l'impi^ra- 
liir.'  AMiif,  piit ,  en  173G,  le  nom  cl  les  armes  des  Birou  de  France. 


le  chauffage  qu'un  gouvernement  charitable  lui  ait  laissé  ,  cela 
semble,  en  vérité,  bien  cruel. 

LXIV. 

Là,  il  s'embarqua,  et  déployant  sa  voile,  son  navire  bondissant  vo- 
gua vers  l'île  des  hommes  libres,  vers  laquelle  le  poussait  lesouflle 
impatient  d'une  bonne  brise.  L'écume  jaillit  au  loin;  la  proue  fen- 
dit l'onde  salée,  et  le  mal  de  mer  fit  pâlir  plus  d'un  passager  ;  mais 
Juan,  amariné  comme  il  devait  l'être  par  ses  précédents  voyages, 
resta  debout,  regardant  passer  les  navires  et  cherchant  à  découvrir 
de  loin  les  falaises  de  l'Angleterre. 

LXV. 

Enfin  elles  s'élevèrent,  comme  une  blanche  muraille,  à  l'horizon 
de  la  mer  bleuâtre;  et  don  Juan  éprouva  ce  qu'éprouvent  vivement 
les  étrangers  mêmes,  au  premier  aspect  de  la  ceinture  calcaire 
d'Albion...  une  sorte  d'orgueil  de  se  trouver  au  milieu  de  ces  fiers 
boutiquiers  qui  expédient  leurs  marchandises  et  leurs  décrets  de 
l'un  à  l'autre  pôle,  et  soumettent  les  flots  à  leur  payer  tribut. 

LXVI. 

Je  n'ai  pas  de  puissants  mom's  pour  aimer  ce  coin  de  terre,  qui 
con  lient  ce  qui  aurait  pu  être  la  plus  noble  des  nations  ;  mais  bien 
que  je  lui  doive  ma  naissance  et  rien  de  plus,  j'éprouve  un  ir.élange 
de  regret  et  de  vénération  pour  sa  gloire  mourante  et  ses  vertus 
passées.  Sept  années  d'absence  (la  durée  ordinaire  de  la  déporta- 
tion) suffisent  pour  éteindre  les  vieux  ressentiments,  quand  on 
voit  sa  patrie  s'en  aller  au  diable. 

LXVIL 

Ah  !  si  elle  pouvait  savoir  pleinement,  et  sans  restriclion,  com- 
bien maintenant  son  grand  nom  est  partout  abhorré;  de  quels  vœux 
ardents  la  terre  appelle  la  calastropbe  qui  livrera  son  sein  nu  à  la 
fureur  du  glaive;  combien  toutes  les  nations  regardent  comme  leur 
plus  cruelîe  ennemie,  et  pire  encore,  l'amie  perfide  qu'elles  ado- 
raient autrefois  et  qui,  après  avoir  appelé  le  genre  humain  à  la  li- 
berté, voudrait  aujourd'hui  enchaîner  jusqu'à  la  pensée  ! 

LXVIIL 

Se  vanlera-t-elle  d'èlre  libre,  elle  qui  n'est  que  la  première  entre 
lesesc'aves?  Les  nations  sontcaptives...  mais  le  geôlier,  qu'est-il  ?... 
Victime  lui-même  des  verrous  et  des  barreaux.  Le  triste  privilège 
de  tourner  la  clef  sur  le  prisonnier  est-ce  la  liberté?  Celui  qui 
veille  sur  la  chaîne,  ceux  qui  la  portent,  sont  également  privés  de 
la  jouissance  de  l'air  et  de  la  terre. 

LXIX. 

Don  Juan,  comme  prémices  des  beautés  d'Albion,  villes  collines, 
f/(pr  Douvres,  ton  port  et  ton  hôlel,  ta  douane  avec  ses  mide  attri- 
butions, ses  exactions  compliquées,  les  garçons  d'auberge  courant 
à  perdre  haleine  à  chaque  coup  de  sonneUe;  tes  paquebots,  dont 
tous  les  passagers  servent  de  proie  aux  gens  de  lerre  et  de  mer,  et 
enfin,  ce  qui  n'est  pas  le  moins  frappant  pour  l'étranger  inexpéii- 
mente,  tes  longs  mémoires  qui  n'admettent  aucune  réduction. 

LXX. 

Juan,  bien  qu'insouciant,  jeune,  magnifique,  riche  en  roubles, 
en  diamants,  espèces  et  crédit,  et  ne  restreignant  guère  ses  dé- 
penses hebdomadaires,  ne  laissa  pas  de  s'étonner  un  peu,  et  paya 
toutefois...  après  que  son  majordome.  Grec  subtil  cl  matois,  eut  lu 
et  additionné  devant  lui  le  formidable  grimoire.  Mais  comme  on 
respire  dans  ce  pays  un  air  libre,  quoique  rarement  échauffé  par  le 
soleil,  cela  vaut  bien  quelque  argent. 

LXXI. 

Qu'on  attelle  les  chevaux  !  Eu  route  pour  Canterbury!  Foulons, 
foulons  le  macadam  et  faisons  voler  la  boue  de  Ions  côtés  !  Hourrah  ! 
avec  quelle  célérité  file  la  poste!  Ce  n'est  pas  comme  dans  la  lente  Al- 
lemagne, où  les  chevaux  barbotent  dans  la  fange,  comme  s'ils  vous 
menaient  enterrer;  sans  compter  les  haltes  des  postillons  pour  se 
gorger  de  schnapps...  maudits  coquins,  sur  lesquels  les  verjluchter 
ne  font  pas  plus  d'effet  que  la  foudre  sur  un  paratonnerre. 

LXXIL 

Or,  il  n'y  a  rien  qui  fouette  les  esprits,  qui  fasse  sur  le  sang  l'effet 
du  cayenne  dans  les  sauces,  comme  de  courir  ventre  à  terre... 
n'im[)orte  ofi,  pourvu  qu'on  aille  vile,  et  seulement  pour  le  plaisir 
de  courir;  car,  moins  on  a  de  motifs  de  se  presser,  plus  grandest  le 
charme  d'atleindre  le  but  de  tout  voyage...  qui  est  de  voyager.  4 

LXXIII.  •*■ 

A  Canterbury,  ils  virent  la  caihédrale.  Le  heaume  du  prince  Noir 
et  la  dalle  rougiedu  sang  de  Becket  leur  furent  montrés,  selon  l'u- 
sage, par  le  bedeau,  avec  son  air  habituel  de  cérémonieuse  indilfé- 
rence...  Voilà  encore,  ami  leelcur,  un  exemple  de  ce  qu'est  la  gloire. 


240 


I.KS  VEILLIÎF.S  LITTÉRAIUES.  ILLUSTRÉES. 


Toiil  viciil  nhmilir  h  un  r.is(|iic  loiiilli- ,  îl  des  osscm.'iil»  iiircou- 
iiiiissiililcs,  h  tiiiiilii'  ilissmis  d/iiis  l,i  soiuli;  ri  lu  iiia^iiùsic  ,  m't  biuii 
iju'il  ne  rcsic  pl'is  ilu  riiiiiiiaiiilù  i|u'unf  polion  aincru. 

I.XXIV. 

Nalnrr-llcnionl  rcs  reliques  prniliiij-'iroiil  sur  Juan  un  elTcl  sublime: 
mille  Oécv  lui  ap:inrurciit,  <iiKiml  il  vil  ce  cimier  (|ui  ne  s'élail 
nliaissé  i|nc  sou»  les  coups  ilu  Icmps.  Il  ne  put  contempler  sans  un 
relij;i.Mi\  respect  la  tombe  de  ce  piiMre  liardi  (|ui  périt  en  css.i\ant 
de  diitiipler  les  rois  :  ces  rois  ipii,  aujounl  liiii.  du  moins,  sont  leuus 
de  parler  de  lois  avant  dégiirt,'er.  La  petite  Leila  regarda  et  demanda 
puunpioi  on  avait  élevé  un  pareil  édilice. 

LXXV. 

Quand  nu  lui  apprit  ijuc  c'était  "la  maison  de  Dieu.»  elle  dit 
(lu'il  était  flirt  bien  lojié;  mais  elle  s'élouna  (|u'il  soulTril  dans  sa 
deuienie  des  infidèles,  ces  cruels  Nazaréens  (pii  avaient  abattu  ses 
saints  temples  au  pa^s  des  vrais  croyanis...  et  son  Iront  enfantin 
se  voila  d'un  nuage  de  douleur  à  la  pe  se  ([ue  Mahomet  eût  pu 
renoncer  à  une  si  noble  mos(iuée,  perle  juiee  aux  jiourceaux. 

I.WVl. 
Ln  avant!  en  avant!  à  travers  ces  prairies  cultivées  comme  un 
jardin  .  ce  paradis  de  houblon  cl  de  fruits  magniliques;  car,  après 
des  années  de  voyage  dans  des  terres  |ilus  chaudes,  mais  moins  fé- 
condes, un  champ  de  verdure  est  jjour  l'.  poêle  un  spectacle  qui  lui 
fail  pardonner  l'absence  de  ces  sites  nlus  sublimes  ([ui  réunissent  à 
la  fois  vignes,  oliviers,  précipices,  glaciers,  volcans  et  orangers. 

LXXVII. 

Lt  (|uand  je  jicnse  h  un  pot  de  bière  ..  mais  je  ne  veux  pas  m'at- 
teudrtr!...  Fouettez  donc,  postillons!...  l'endant  (pie  les  hardis 
garions  éperonnaient  leurs  cnevau.x  qui  dévoraient  l'espace,  .luan 
ailiniiail  ces  routes  fré(|uentées  par  une  population  nombreuse  et 
libre,  le  plus  cher  de  tous  les  pays,  dans  toules  les  acceptions  du 
mill,  pour  l'étranger  comme  pour  l'indigène,  si  l'on  en  excepte 
quehiiii  s  imbécillesqui,  en  ce  moment,  regimbent  contre  l'aiguillon 
et  n'attrapent  pour  leurs  peines  (jue  de  nouvelles  pii|ùies. 

LXXVIII. 

Quelle  chose  délicieuse  qu'une  roule  à  barrières!  elle  est  si  douce, 
si  unie!  on  rase  la  terre  comme  l'aigle,  étendant  ses  vastes  ailes, 
peut  à  peine  raser  les  chauips  de  l'espace.  Si  de  pareils  chemins 
eussent  été  traces  du  temps  de  Pbaélhon.  le  dieu  de  la  lumière  eût 
dit  h  son  fils  de  satisfaire  sa  fantaisie  en  prenant  la  malle  d' Vork... 
Mais  pendant  qu'où  avance,  surgit  amari  o/Zc/Mff/ (Ij...  le  péage. 

LXXIX, 

Hélas  !  combien  tout  paiement  est  ilouloureux  !  Prenez  la  vie  des 
hommes .  prenez  leurs  femmes,  prenez  tout,  hormis  leur  bourse. 
Comme  Machiavel  le  démontre  aux  gens  vêtus  de  pourpre,  c'est  le 
mii\en  le  plus  prompt  de  s'attirer  des  malédictions  unanimes.  On 
bail  un  meuririer  beaucoup  moins  qu'un  ci>nvoiteur  de  cet  aimable 
uu'ial,  que  chacun  aime  tant  à  choyer.  Egorgez  la  famille  d'un 
homme,  et  il  pourra  le  pardonner;  mais  gardez-vous  bien  de  porter 
la  main  à  sa  poche. 

LXXX. 

Ainsi  disait  le  Florentin  :  monarques,  écoulez  votre  précepteur. 
Au  moment  où  le  jour  commençait  à  décliner  et  à  s'assombrir, 
Juan  se  trouva  au  sommet  de  cette  haute  colline,  qui  plane  avec  or- 
gueil ou  mépris  sur  la  grande  cité.  Si  vous  avez  dans  vos  veines 
une  étincelle  de  l'esprit  du  cockney,  souriez  on  pleurez,  selon  (pii' 
vous  jirencz  les  choses...   Fiers  Bretons,  voiei  Sbooler's-llill. 

LXXXI. 

Le  soleil  disparut  ;  la  fumée  s'éleva  comme  d'un  \olcan  à  demi 
éli-int,  couvrant  un  espace  qui  mérite  bien  le  nom  de  «  salon  du 
diable  »,  que  lui  ont  donné  quelques-uns.  Bien  que  ce  ne  fût  jias  là 
sa  ville  natale,  et  qu'il  n'appartint  pas  à  celte  race  d'hommes.  Juan 
éprouva  un  sentiment  de  vénération  pour  celte  terre,  mère  de  lils 
vaillants  qui  ont  égorgé  la  moitié  du  monde  et  tenté  d'effrayer  l'autre. 

LXXXll. 

Un  énorme  amas  de  briques,  de  fumée,  de  navires,  masse  fan- 
geuse et  sombre,  s'élendanl  à  perle  de  vue;  çà  el  là  une  voile  se 
montrant  un  instant  au  regard,  pour  se  perdre  dans  une  forôt  de 
niAts;  d  innombrables  clocl«us  levant  la  tète  au-dessus  de  leur  dais 
chM|M)nni'ux  ;  une  gigantesque  el  sombre  coupole,  semblable  à  la 
C^^ft  d'un  fou...  voilà  la  ville  de  Londres. 

*  LXXXIll. 

Mais  Juan  ne  la  vit  pas  ainsi.   Dans  cha(|ue  lombillon  de  fumée, 
il  crut  voir  la  magique  vapeur  d'un  fourneau  d'alchimiste  d'où  sor- 
ti) Voici  venir  quelque  chose  d'amer. 


tait  la  richesse  du  monde  friebcs.sp  d'impôts  el  de  papier).  Les  noirs 
nu.igesqui  peiiaient  sur  lavdl'.  éteignant  le  soleil  ainsi  ipi'on  é'eint 
une  chandelle  ,  ne  paraissaient  à  ses  yeux  qu  une  atmosphère  na- 
turelle ,  exlrdncmeut  saine,  bien  (|ue  rarement  claire. 

LXXXIV. 
Il  sarrèla,  el  ainsi  fcrai-je,  eomme  un  vaisseau  de  guerre  au  mo- 
ment de  lileber  sa  bordée.  Tout  à  Ibeurc,  mes  chers  compatriotes, 
nous  renouw'llerons  connaissance  :  j'es&iiicrai  alors  de  vomi  dire 
ijuebjues  vérités  qui,  justement  parce  que  ce  sont  des  vérité»,  ne 
wjus  paraîtront  pas  telles.  Je  serai  pour  vous  ce  que  mistress  Fry  a 
été  pour  les  prisons;  armé  d'un  balai  bien  moelleux  ,  je  nelloicral 
vos  salons  et  purgerai  vos  murs  de  quelques  toiles  d'araignée. 

LX.XXV. 

0  mistress  Fry!  (|u'allez-vous  faire  à  Newgate?  A  quoi  bon  ser- 
monner de  jiauvres  mécréants  ?  Pourquoi  ne  pas  commencer  par 
(;arlton-lIouse  (ij  et  quelipies  autres  hôtels?  Essayez  votre  savoir- 
faire  sur  le  péché  endurci  et  couronné.  Héformer  le  peuple  e«t  une 
absurdité,  un  pur  bavardage  de  philanthrope,  si  vous  ne  réformez 
d'abord  ses  maîtres...  Fi  donc!  je  vous  croyais  plus  de  religion  que 
cela,  mistress  Fry  ! 

LX.XXVL 

Ajiprenez  à  ces  sexagénaires  la  convenance  de  leur  âge;  gn 
ris.sez-lcs  de  la  manie  des  voyages  d'apparat  ainsi  que  dcsco-iium 
hongrois  ou  écossais.  Dites  leur  que  la  jeunesse  une  fois  panie  m- 
revient  plus,  cjue  les  vivat  soudo\és  ne  réparent  pas  les  malheurs 
d'un  pays;  dites-leur  que  sir  William  Curtis  est  un  ennuyeux  per- 
sonnage, tnq)  stupide  pour  les  plus  slupides  excès,  Falstalf  sans 
esprit  d'un  liai  (î)  grisonnant,  un  fou  dont  les  grelots  sont  muets. 

L.XXXML 

Dites-leur,  quoiqu'il  soit  peul-èlre  trop  tard,  que  sur  le  déclin 
d'une  vie  usée,  avec  un  corps  ruiné,  boufll  et  bla.sé.  viser  vaine- 
ment à  la  grandeur,  cela  ne  vaut  pas  la  bonté:  ajoutez  que  les 
meilleurs  rois  ont  toujours  vécu  le  plus  simplement.  Diles-leur, 
euliu...  .Mais  vous  ne  direz  rien,  et  j'ai  assez  babillé  pour  le  mo- 
ment; bientôt ,  pourtant,  je  tonnerai  comme  le  cor  de  Roland  au 
coii'bat  de  Roncevaux. 


'■.1I\NT    \I. 

I. 

Quand  l'évéqne  Rerkeley  disait  :  «  La  matière  n'existe  pas  »  'et 
il  prouvait  son  dire)...  la  matière  de  son  discours  ne  méritait  guère 
d'atlenlion  On  prétend  qu'il  serait  impossible  de  réfiiler  son  sys- 
tème ;  qu'il  est  trop  subtil  pour  le  cerveau  humain  le  plus  aérien; 
et  cependant  qui  peut  y  ajouter  foi?  je  réduirais  en  pouilre  tout 
ce  qui  est  matière,  même  la  pierre,  le  plomb  el  le  diamant,  pour 
prouv  er  ijue  le  monde  n'est  qu'esprit  ;  et  je  porterais  encore  ma  tète, 
tout  en  niant  que  j'en  aie  une. 

IL 

Quelle  suliliuie  découverte  que  de  faire  du  monde  un  moi  uni 
verscl  el  de  soutenir  que  tout  est  idéal,  que  tout  est  nous-mêmes! 
Je   gage  l'univers  entier  (quoiqu'il  puisse  être),  qu'une  iiareillr 
croyance  n'a  rien  d'hérétique.  0  doute!  Si  lu  es  le  doute    puMi 
lequel  certaines  gens  le  prennent,  bien  que  moi-même  j'en  d"  . 
fort  ;  ô  seul  i)risme  des  rayons  de  la  vérité,  ne  me  gile  point  : 
gorgée  de  spiritualisme,  celle  eaii-de-vic  du  ciel ,  que  toutefois  i 
Ire  uMe  ne  supporte  qu'avec  peine. 

m. 

De  temps  en  temps  arrive  l'indigestion  'qui  n'est  pas  le  plus  svelte 
Ariel);  elle  vient  opposer  à  notre  ambitieux  essor  une  autre  diffi- 
eullé.  El  ce  qui  après  tout  contrarie  ma  croyance  à  l'esprit,  c'est 
que  le  regard  de  rhomme  ne  peut  s'arrêter  nulle  part  sans  y  apcr- 
eevoir  la  confusion  des  races,  des  sexes,  de  tous  les  êtres,  des  étoi- 
les même  et  cette  merveilleuse  énigme,  le  monde,  qui,  au  pis-aller, 
est  encore  une  magnifique  méprise... 

IV. 

S'il  est  l'œuvre  du  liasard,  cela  est  ainsi;  et  mieux  encore,  s'il  fut 
créé  comme  il  esl<lit  dans  l'ancien  texte...  Dans  la  rrainic  d'arriver 
à  cette  conclusion,  nous  ne  dirons  rien  contre  ce  qui  esl  écrit  ;  bien 
des  gens  regardent  cela  comme  dangereux.  Us  ont  raison  :  notre  vie 
est  trop  courte  pour  discuter  sur  des  points  que  personne  ne  pourra 
jamais  résoudre,  et  que  tout  le  monde  doit  voir  un  jour  éclaircis... 
un  jour  du  moins  tout  le  monde  dormira  tranquille. 

(1^  Alms  la  résidence  royale. 

S)  Henri,  prince  do  Galles,  dans  le  Henri  IV  de  Shakespeare. 


a-UVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


-211 


•le  ferai  donc  Irôve  îi  foule  discussion  métapliysique  qui  n'embrasse 
pas  un  cercle  déterminé  :  si  je  conviens  que  tout  ce  qui  est  est, 
j'appelle  cela  parler  ciaii'  et  net  au  suprême  degré.  En  vérité, 
depuis  peu,  je  suis  devenu  un  peu  phthisique  :  je  n'en  sais  point  la 
cause...  l'air  peut-être;  mais  quand  je  souffre  des  accès  de  cette 
maladie,  je  deviens  beaucoup  plus  orthodoxe. 

TI. 

La  première  attaque  me  prouva  sur-Ie-cbanip  l'existence  de  la 
Divinité  (ce  dont  je  n'ai  jamais  douté,  non  plus  que  du  diable);  la 
seconde, la  mystique  virginité  de  Marie;  la  troisième,  l'origine  com- 
mnnément   assignée   au 
mal;  la  quatrième  établit 
toute  la  Trinité  sur  une 
base  tellement  incontes- 
table, que  je  souhaitai  dé- 
votcmont  ([ue  les  trois  fus- 
sent quatre,  à  l'effetd'ètre 
encore  meilleur  croyant. 

VIT. 
A  notre  sujet.  L'homme 
qui  du  haut  de  l'Acropo- 
lis  a  contemplé  l'Altique  ; 
ccliii  qui  a  cùtoyé  le  riva- 
ge oii  s'élève  la  pittores- 
que Constantinople,  qui  a 
vu  Tombouctou  ,  ou  pris 
du  thé  dans  la  métropole 
de  porcelaine  de  la  Chine 
aux  petits  yeux ,  ou  qui 
s'est  assis  parmi  les  ruines 
de  briques  de  Ninive,  ce- 
lui-là pourra  bien  ne  pas 
concevoir  au  premier  a- 
bord  une  grande  idée  de 
Londres...  mais  à  un  an 
de  là,  demandez- lui  ce 
qu'il  en  pense. 

VIIL 

Don  Juan  était  arrivé 
au  sommet  de  Shooter's- 
llill  :  lieure  du  jour,  le 
coucher  du  soleil  ;  lieu  de 
la  scène ,  la  hauteur  d'où 
l'on  découvre  cette  vallée 
du  bien  et  du  mal,  où  les 
rnesde  la  ville  fermentent 
en  pleine  activité.  Autour 
de  lui,  tout  était  calme  et 
silencieux;  il  n'entendait 
quelebruitdes  roues  tour- 
nant sur  leur  axe,  et  ce 
bourdonnement  sembla- 
ble à  celui  des  abeilles, 
ce  murmure  confus,  pé- 
tillement d'écume  qui 
s'exhale  au-dessus  des  vil- 
les en  ebullition. 

IX. 

Don  Juan,  dis -je,  ab- 
sorbé dans  sa  contempla- 
tion .  suivait  à  pied  sa  voi- 
ture au  sommet  de  la  col- 
line ;  et  plein  d'admiration  pour  un  peuple  aussi  grand  ,  il  donnait 
carrière  au  sentiment  qu'il  ne  pouvait  comprimer.  «  Ici  donc,  s'é- 
criait-il ,  la  liberté  a  établi  son  empire  ;  ici  retentit  la  voix  du  peu- 
ple ;  les  tortures ,  les  prisons  ,  l'inquisition     ne  peuvent  l'étouffer  ; 
elle  ressuscite  à  chaque  réunion  populaire,  a  chaque  nouvelle  élec- 
tion. 

X. 

«  Ici  sont  des  épouses  chastes,  des  existences  pures  ;  ici  l'on  ne  paie 
que  ce  qu'on  veut  ;  et  si  les  choses  y  sont  chères,  c'est  que  chacun 
aime  à  jeter  l'argent  par  les  fenêtres  pour  montrer  l'importance  de 
son  revenu.  Ici  les  lois  sont  inviolables  ;  nul  ne  tend  des  embûches 
au  voyageur  ;  toutes  les  routes  sont  sûres.  Ici...  »  Il  fut  inlei-rom- 
pu  par  la  vue  d'un  couteau  ,  accompagné  d'un  ;  «  Damn  your 
eyes!  la  bourse  ou  la  vie  !  » 

XI. 

Ces  accents  d'homme  libre  provenaient  de  quatre  coquins  en  em- 

PATiii,  —  Imp.  HcniB  el  C=.  m.;  Soufdol,  10. 


Le  climat  était  trop  froirl,  dirent  les  docteurs. 


buscade.  Ils  l'avaient  aperçu  flânant  derrière  sa  voiture  ;  et  en 
garçons  avisés  ,  pour  aller  eu  reconnaissance  ils  avaient  profilé  de 
l'heure  opportune  où  limprudcnt  voyageur  ,  attardé  sur  la  route,  à 
moins  qu'il  ne  sache  manier  une  arme,  se  trouve  exposé  dans  cette 
île  opulente  à  perdre  la  vie  ainsi  que  ses  culottes. 

XII. 

Juan  ne  connaissait  de  la  langue  anglaise  que  le  fameux  shibbo- 
leth :  «  God  damn  !  »  encore  l'avait-il  entendu  si  rarement,  qu'il  le 
prenait  quelquefois  pour  le  «  salara,  »  le  «  Dieu  vous  bénisse  »  du 
pays.  Et  cette  idée  n'était  pas  trop  absurde;  car  moi,  qui  suis  à  moi- 
tiéanglais  (pour  mon  malheur),  je  puis  dire  n'avoir  jamais  entendu 
un  de  mes  compatriotes  souhaiter  à  quelqu'un  la  protection  du  ciel, 

si  ce  n'est  en  ces  termes. 

XIII. 

_  ^_-_  Néanmoins,  il  comprit 
-  -'  aussitôt  le  geste,  et  com- 
i=.  me  il  était  tant  soit  peu 
prompt  et  emporté,  il  tira 
un  pistolet  de  dessous  sa 
veste, et  le  déchargea  dans 
le  ventre  d'un  des  assail- 
lants  Celui-ci  tomba, 

comme  un  bœuf  se  roule 
dans  son  pAturage:  et  pa- 
taugeant dans  sa  fange 
natale,  il  beugla  à  son  ca- 
marade ou  subordonné  le 
plus  proche:  «OJack!  me 
voilà  expédié  par  ce  san- 
guinaire Français  !  » 

XIV. 

Sur  quoi  Jack  et  les 
siensdécampèren  tau  plus 
vite,  et  les  gens  de  notre 
héros,  éparpillés  à  quel- 
que dislance  ,  accouru- 
rent, tout  surpris  de  ce 
qui  venait  d'arriver  et  of- 
frant ,  comme  de  coutu- 
me, leur  tardive  assistan- 
ce. Juan,  voyant  le  ci-de- 
vant «  favori  de  la  lune  » 
saigner  si  abondamment 
que  la  vie  semblaits'écou- 
lerdesesveines,  demanda 
des  bandageset  de  lachar- 
pie,  et  regretta  d'avoir  été 
si  prompt  à  lâcher  la  dé- 
tente. 

XV. 
«  Peut-être,  pensa-t-il, 
est-ce  la  coutume  du  pays 
d'accueillir  ainsi  lesétran- 
gers  :  je  me  rappelle  même 
avoir  vu  des  aubergistes 
qui  en  agissent  de  même, 
sauf  qu'ils  vous  volent  a- 
vec  un  profond  salut,  au 
lieu  d'une  épée  nue  et 
d'un  air  farouche.  Mais 
que  faire?  Je  ne  puis  lais- 
ser cet  homme  expirant 
sur  la  roule.  Relevcz-le 
donc,  je  vous  aiderai  à  le 
porter.  » 
XVI. 
Mais  avant  qu'ils  pussent  remplir  ce  pieux  office,  le  mourant  s'é- 
cria :  «  Laissez-moi  !  j'ai  mon  afi'aire.  Oh  !  un  verre  de  genièvre! 
Nous  avons  manqué  notre  coup  :  qu'on  me  laisse  mourir  où  je 
suis!  »  Cependant  l'aliment  de  la  vie  manquait  au  cœur;  le  sang 
ne  tombait  plus  que  par  gouttes  épaisses  el  noires,  et  la  respiration 
était  pénible.  Il  détacha  une  cravate  de  son  cou  gonflé,  et  en  s'é- 
criant  :  «  Donnez  ceci  à  Sally!  »  il  mourut. 

XVII. 

Le  mouchoir  teint  de  sang  tomba  aux  pieds  de  don  Jiian  :  il  no 
comprenait  guère  pourquoi  cet  objet  lui  était  ainsi  jeté  ,  ni  cS^ue 
signifiait  l'adieu  du  brigand.  Le  pauvre  Tom  avait  été  par  la  ville 
un  élégant  escroc,  un  roué  fini,  un  vrai  fendant,  un  éclabousseur, 
un  petit-maître,  jusqu'au  moment  où  les  cartes  ayant  tourné  contre 
lui,  il  s'était  vu  mettre  à  sec  d'abord  les  poches  puis  les  veines. 

16 


LR8  VRILLftl-S  LlTTftRMRRS  ILLUSTRÉFS. 


Will. 
Noire  vnjappiir,  avaiil  fail  ile  smi  mieux  ilaiu  celle  ncriirrciiri'. 
niissiic'l  ipic  I>ii<|ii0lo  (lu  Ciiroiirr  Ic  lui  |)i:niiil,  |)(iiirsiii\il  liaii- 
(juiilciiioiil  pa  riiiiln  vers  in  riipilalo,  Irniivaiit  iiii  [lou  din-  qu'rii 
liiiii/i-  lii'iiri'S  I'l  sill-  un  liajcl  fort  rnuil.  il  I'lll  ('"li'  (ililipépinir  sadi- 
Tense  (Ic  lucr  un  boiiiinu  lilirc  :  ceci  lui  dnuua  un  peu  à  suiigor. 

XIX. 

I.e  personnage  ainsi  ciivové  ilniis  laulri-  monde  Avait  fail  rlu  hrnit 
(Inns  Hon  lonips.  ^iii  iIiiiih  une  rcliaiilTiiuiéii  sa\ail  mieux  (pie  Tom 
îiii-lli-i'  If  Tru  aii\  ('■l>'iip(;i<?  Qui  Riivnil  plus  à  propos  se  retirer  dans 
la  eaUlllU^e  ou  se  fnolili-r  au  pinilailler.  ciil'onci'r  un  {.'onse  à  la  liai  lie 
delà  rousse,  ou  Iravailler  sur  le  prand  Irimar?  Qui  dans  une  noce, 
aveeSallv  aux  \eiix  noirs,  ('tail  mieux  (i(;elé,  plus  cliouelte  cl  fai- 
Kail  mieux  son  cabrouflu  (I)? 

XX. 

Mais  Tom  n'csl  plue...  ne  parlon.s  pins  de  Tom.  Il  Taul  ipie  les 
lu'icK  niPiirenl;  cl  par  urti'  liiMn'diclion  du  riel,  la  pliipartd'eiiire  eux 
pagiM-nl  de  lioiuic  lunire  le  iN-rnier  gjtc.  Salut,  Tamise!  saiul  !Siir 
tes  hi^rds  II-  cliar  de  don  Juan  roule  avec  fracas,  en  suivant  une 
roule  où  il  n'e.sl  pu^re  po-silile  de  s'égarer,  h  travers  Kenninpion 
et  plosieiirs  autres  lieux  en  Ion,  qui  nous  font  diisirer  d'arriver  cn- 
lin  II  la  vérituhlc  toirn  [tj... 

XXI. 

A  lra\cr9Hes  gmres  ou  liosqucls,  airtsi  ftommés  parce  (pi'itssont 
di'ponrvnsd  arlires  iromiin;  /iiciis  de  l'absence  de  lumi(>re;,  dessiti's 
a|>|"'lr-  Miiiiiil-I'lianaiil ,  p.ir  la  raison  qu'i!<n'ofl'ienl  rien  ipii  soiica- 
paldi'  (11-  plaire  et  l'orl  prii  île  chose  (lue  l'on  doive  gravir;  de  petites 
l)oii.  s  de  briipics  qui  semlilcnt  destinées  ;\  n'civoir  la  poyssiî'ro,  avec 
riiiscri|iliiiu  "  ."i  louer  »  sur  elia(p;e  porte  ;  des  ritirs  inodesleuieiit 
appcli's  l'anidis  (.'t,  et  qu'i;\eeiUquilti^  sans  beaucoup  de  regret... 

XXII. 

A  travers  des  voilures,  des  charrettes  ,  <Ies  barrières  eneombrées, 
un  tonrliillon  de  roues,  un  mnpissemenl  de  voix,  uueeonfusion  1:6- 
m'-rale  ;  ici  des  tavernes  vous  invitant  î»  preiulreunc  pinte  de  bière 
d'absinthe,  l.'i  des  malles-posles  Tii^v.'ful  avec  la  viiesse  d'une  illu- 
sion ;  (Il  s  barbiers  ('Malaiilaux  renèlf-csde  leur  boutique  des  ti'^lcs  de 
boisebarpécs  de  perruques;  lalluitieur  de  lanternes  versant  lente- 
ment sou  liuile  dans  le  récipient  de  sa  lampe  vacillante  (car  h  celte 
époque,  nous  n'en  étions  pas  encore  au  gaz)... 

xxm. 

C'est  à  travers  tous  ces  olisiaclcs  et  bien  d'anires  encore  que  le 
voyageur  s'approche  de  la  puissante  Habvlone.  Qu'il  soit  \  cheval, 
eu  chaise  de  poste  ou  en  carr^isse,  touli  s  les  roules  se  ressemblent, 
à  peu  d'e.xceplions  près,  .le  pourrais  niétcndré  da^anlaJ,'e;  mais  je 
ne  veux  pas  emiiiéler  sur  les  privilèges  dti  Uuhle  du  voyageur.  I.e 
soleil  était  couché  depuis  quelque  temps  cl  le  crépuscule  louchait  à 
la  nuit,  quaud  nos  gens  travei-sèrenl  le  pont. 

XXlV. 

Il  y  a  quelque  cho.sc  de  dniix  à  l'oreille  tians  fà  murmure  de  la 
Tamise,  qui  revendique  un  instant  t'bonnéVir  dil  h  son  onde  ,  Wcii 
que  sa  voix  s'onlende  à  peine  au  milieu  des  {(jremenis  multipliés, 
l.'cclairape  régulier  et  brillant  de  NVcsIniinsler,  la  largeur  des  trot- 
toirs et  celte  basilique  que  liante  le  speclre  de  la  ploiie...  (1.1  ffliolriî 
clle-nièuu>,  sous  limage  de  la  lune,  illiiiiiinc  l'édifice  de  ses  paies 
ravons...)  tout  cela  fait  (le  celle  partie  de  l'île  d'Albion  une  sorte  de 
lieu  consacré. 

XXV. 

Les  forCts  des  Druides  ont  disparu...  lanl  mieux.  Stoue-Ilengc 
n'est  pas  un  monnmenl  de  cette  époque...  mais  alors  que  diable 
Sione-lleiigc  pcul-il  être?  Heillam  existe  encore  avec  ses  cliaînes 
piiiilcnics,  aiiii  (pie  les  fous  ne  mordent  pas  ceux  qui  les  visitent; 
le  liane  du  roi  condamne  plus  d'un  diHiileur  ;  .Mansion  -  House 
aussi  allien  qucccMaincs  gens  en  raiUeni)  me  semble  à  moi  un  édi- 
fice un  peu  lourd  mais  grandiose  i  mais  l'abbaje  de  Weslnunster 
vaut  à  elle  seule  tout  le  reste. 

XXM. 

l.a  file  de  luuiièrcs  qui  s'élend  vers  Charinp-Cross,  Pall-Mall  cl 
plus  loin  encore,  jette  un  éclat  éblouissant  :  ce  serait  comparer  l'or 
a  la  bouc  que  de  ineilre  cet  éclairage  en  parallèle  avec  celui  des 
\illeMhLcoiilinenl,  ipiand  la  nuil  dédaipiic  de  leur  prêter  d'autres 
l'eil^^Hltc  c[>uquc,  les  Français  n'étaient  point  encore  un  peuple 


,  ^  Rn  stance  originale  est  en  argot  anglais,  le  traduclenr  a  cherché  des 
fqiMvalents  que  Iniil  le  monde  cnmprenrira,  vu  les  progrès  ré(»nt9  do  la 
lanpiip  et  de  la  eivilis.ition. 

i)  ïuicn,  la  ville,  Londres.  -. 

\^!  Paradise  roii  (lilléraleniGnt,  rangée  de  maifong),  nom  d'une  vue 
ilv  l.oiuires. 


éclairé  ;  et  quand  ils  le  devinrent...  2i  la  corde  de  Icuri  lan'crncs.  n'i 
lieu  (le  réverbères,  ils  allachèrent  les  traîtres. 

XXVII. 

Une  file  d■aristool•alc^,  ainsi  -^ los  le  long  des   rue»,  poul 

illuminer  le  genre  humain,  coin  'liAieaux  ronveitis  en 

feux  de  joie;  mais  les  pens  h  vu.  ent  Inncienne  f.ieon  ; 

l'autre  ressemble  à  du  phosphore  ^o ni,  vérilahl'^  feu  bullet 

qui  inquiète  et  fait  peur,  mais  qui  n'est  point  a.sscz  paisible. 

XXVIII. 

Londres  e.sl  tellement  bien  éclaire,  que  si  Uiogènu  fie  remetlail  îi 

clierelier  son  lionnèle  homme,  cl  ni;  le  trouvait  piiï  dans  les  r.iceji  di- 
verses qui  peuplent  cette  cité  colossale,  ce  ne  s.rait  pas  fuite  du 
lanternes.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu,  penilant  le  vojape  de  la  vie.  pour 
Iroincr  ce  trésor  inconnu  ;  mais  en  fait  d  honnêtes  );eiis  je  ne  vois 
partout  que  des  procureurs. 

XXIX. 
'Sur  le  pavé  relcnlissant.  remontant  l'all-Mall  .'l  travers  ICs  voi- 
lures et  la  foule,  qui  coinmeiicail  pourtant  ?l  s'éclaircir.  .'1  e-llc 
heure  où  le  marleaii  lonn.inl  rompt  le  long  silenre  des  portes  fer- 
mées aux  créanciers,  el  où  la  table  du  dîner  reçoit  Ji  I  entrée  de  l.i 
nuit  une  société  choisie...  don  Juan,  notre  jeune'pécheur  diplomate, 
poursuivit  .sa  route  cl  passa  devant  (pichpies  palais.  d'"\rii  -■■]•''  de 
Saint-James  el  les  maisons  de  jeu  de  ce  quartier. 

XXX. 

On  arrive  enfin  h.  rhi\lel.  De  la  porte  d'entrée  débouche  une  nuée 
de  valels  en  sompliieuse  livrée  ;  loiil  autour  .«e  range  la  foule,  y 
compris,  comme  d'usage,  que'ipies  douzaines  de  ces  pi'-desites  nyin- 
l>lirs  de  Paphos  ijui  abondent  dans  les  rues  de  la  pudiune  l^indres, 
dés  que  le  jour  a  fait  place  à  la  nuit  ;  chose  cuinmoiJe  mais  im- 
morale, ([ue  l'on  juge,  comme  .Malthiis.  ante  à  propager  le  guùl  du 
mariage...  iMais  voici  don  Juan  qui  descend  de  voilure. 

XXXI. 

Il  entre  dans  un  des-séjours  les  plus  confortables,  surtout  pour 
les  étrangers,  et  spécialement  pour  ces  enfante  de  la  faveur  ou  de 
la  l'oriijiie,  qui  ne  se  plaignent  jamais  des  petits  itemduii  mémoire. 
Dans  cet  anire,  où  viennent  expirer  cent  roueries  di|ilom:iiiqiics, 
habile  maint  envoyé  jusqu'au  jour  où  il  établit  sa  résidence  dans 
linéique  square  opulent  et  fait  blasonner  son  uora  sur  la  porte  en 
leiliesde  bronze. 

XXXII. 

Juan,  dont  la  mission  était  délicate  et  fondée  sur  de.s  relations 
privées  bien  que  d'intérêt  public,  ne  portail  aucun  litre  qui  pilt 
trahir  son  but  précis.  On  savait  scnleineiil  que.  chargé  d'une  négn- 
ciiiion  secrète,  venait  de  débarquer  sur  nos  riva^'cs  un  étranger  de 
ilistinelion,  jeune,  beau,  accompli,  et  qui  passait  (ajoutail-on  tout 
bas)  pour  avoir  tourné  la  tête  à  sa  souveraine. 

XX^XIII. 

Rn  outre,  le  hruil  de  cerlaines  aventures  étranges,  de  ses  combats 
et  de  ses  amours  l'avait  jM-écédé;  et  comme  les  lêies  roTiaiitiqiiCi 
souilles  peintres  expédi  tifs,  snrtout  celles  des  Anglaises,  qui  volontiers 
se  donnent  carrière  et  frartcbisscni  les  limiies  de  la  .saine  raison, 
Juan  se  trouva  loul-à-fait  à  la  mode  :  ce  qui  chez  des  êtres  pens.mts 
lient  lieu  de  passion. 

XXXIV. 

Je  ne  veux  pas  dire  que  l'on  soit  pour  cela  sans  passion  .  Iflen 
au  coniraire;  seulement  elle  est  dans  la  lêle  ;  mais  comme  les  con- 
séquences en  sont  aussi  brillantes  que  si  le  cœur  agis-ail,  que  f  lit, 
ajnès  tout,  le  siège  des  méditations  féminines?  Pourvu  qu'on 
arrive  sûrement  au  but,  il  n'importe  que  ce  soil  par  le  chemin 
de  la  lèle  ou  |iar  celui  du  cteur. 

XXXV. 

Juan  présenta,  en  main  propre  et  h  qui  de  droit,  ses  lellrcs  de 
créance  russes,  et  fut  reçu  avec  toutes  les  démonstrations  iiblijï 'ci 
par  ceux  qui  pouvcrneni  au  mode  impéialif,  lesquels,  vovani  un 
adolescent  au  doux  visage,  pensèrenl  (ce  qui  dans  les  alTaircs  ill^îat 
est  l'essentiel,  qu'ils  mettiaienl  dedans  ce  beau  jeune  homme, 
comme  on  voit  le  faucon  lier  le  chantre  du  bocage. 

XXXVI. 

En  quoi  ilsselrompaienl,  chose  ordinaireaux  vieillards.  Maisplus 
tard  nous  reparlerons  de  cela,  ou  si  mois  n'en  parlons  (.as.  ce  sera 
parce  que  nous  avons  une  pauvre  idée  des  hommes  d'iital  et  de 
leur  double  visage  :  gens  qui  vivent  de  mensonge  et  cependant 
n'osent  point  menlir  hardimcnl...  au  contraire  Ce  que  j'aime  dans 
les  femmes,  c  est  que,  ne  voulait  ou  ne  poovaiil  f.nre  autre  cliose 
que  mentir,  elles  s'en  acquill  ni  si  bien,  ([uc  la  v(irilé  même  n'est 
que  mensonpe  auprès  de  leuis  paroles. 


GiUVRES  COMPLftTKS  DE  LORD  RYRON. 


2'j3 


XXXVII. 

Et  après  touUqn'est-CP qu'un  un'iisongc?  la  vérilésons  le  masque: 
et  je  délie  liistoriens,  Iiitos,  légistes  piètres,  d'articuler  un  fait  pur 
de  tout  mensonge.  L'ombre  seule  de  la  vériié  vraie  ferait  disparaî- 
tre annales,  révélations,  poésie  et  prophéties...  à  moins  que 
celles  ci  n'eussent  une  date  antérieure  de  quelques  années  aux 
événements  annoncés. 

XXXVIII. 

Loués  soient  tousles  menteurs  ettous  les  mensonges!  Qui  pourrait 
maintenant  taxer  de  misanlliropie  ma  muse  complaisanie?  Elle 
entonne  le  TeDemn  pour  le  monde  entier,  et  son  front  rougit  pour 
Ci^iix  qui  ne  rougissent  plus...  iMais  il  ue'sertà  rien  de  gémir:  in- 
clinons nous  comme  les  autres,  baisons  les  mains,  les  pieds  ou 
liiuie  autre  partie  du  corps  de  l,_urs  majestés,  d'après  l'exceUent 
exemple  de  la  «  verte  Erin,»  dont  le  trèQe  me  paraît  un  peu  flétri. 

XXXIX. 

Don  Juan  fut  présenté  :  son  costume  et  sa  bonne  mine  excitèrent 
1  admiration  générale...  je  ne  sais  lequel  des  deux  fut  le  plus  ad- 
niiré.  Ce  qu'on  remarqua  beaucoup  aussi,  ce  fui  un  diamant  mons- 
trueux dont  Cathei'ine,  comme  l'apprit  le  public,  lui  avait  (ait  ca- 
deau dans  un  moment  d'ivresse  (fermentation  ardente  d'amour  ou 
d'alcool}...  et  à  vrai  dire,  il  l'avait  bien  gagné. 


Oulre  li's  ministres  et  leurs  suballcrnes,  tenus  d'être  courtois 
envers  les  diplomates  accrédités  par  les  souverains  qui  branlent 
dans  le  manche,  tant  que  leur  royale  énigme  n'est  pas  mise  au  clair, 
les  commis  eux-mêmes,  ces  sales  ruisseaux  de  l'hôtel  ministériel 
dont  l'infeclc  corriipllon  fait  des  rivières,  furent  à  peine  ass(jz  im- 
polis pour  leurs  appointements. 

XLI. 

Car  nul  doute  qu'ils  ne  soient  payés  pour  être  insolents,  vu  que 
telle  est  leur  occupation  journalière  dans  les  coûteux  départements 
de  la  paix  on  de  la  guerre.  En  douiez  vous?  demandez  à  votre 
voisin  si,  lorsipi'll  s'est  présenté  (corvée  assommante)  pour  un  passe- 
port ou  pour  toute  autre  entrave  à  la  liberté,  il  n'a  pas  trouve  dans 
celle  race  de  mangeurs  de  budgets,  de  chiens  couchants  du  ministère, 
les  plus  incivils  des  drôles. 

XLII. 

I\Iais  .luan  fut  accueilli  «  avec  beaucoup  d'empressement  ;  »  je 
sui'^  f(n-C"  dempi'unter  celte  expression  raffinée  à  nos  proches  voi- 
sins chez  lesquels  il  existe  une  marche  toute  tracée,  comme  celle 
du  jeu  d'échecs,  dans  la  joie  comme  dans  la  douleur,  non-seule- 
ment pour  la  parole  mais  aussi  pour  la  plume.  L'insulaire  semide 
plus  franc  et  plus  ouvert  que  l'homme  du  continent...  comme  si  la 
marée  (exemple,  le  marché  au  poisson)  rendait  même  la  langue  plus 
libre. 

XLIIL 

El  pourtant  il  y  a  dans  le  damn  me  des  Anglais  quelque  chose 
d'aliique:  vo.s  jurons  coniinentaux  sont  tous  incontinents  et 
ont  trait  à  des  objets  qu'aucune  bouche  aristocratique  ne  voudrait 
nommer.  Aussi  moi-même  je  me  tairai  sur  ce  sujet,  vu  que  je  ne 
jiréici rds  ni  commettre  un  schisme  eu  politesse,  ni  articuler  des 
sons  incongrus...  mais  Damn  me,  bien  qu'un  peu  harili,  a  je  ne 
Suis  r]uoi  d'élhéré...  c'est  le  pla'o.iisme  du  blasphème,  la  quintes- 
sence du  juron. 

XI.IV. 

'^our  la  grossière  franchise,  T'Vnglais  peut  rester  chez  lui  :  pour 
Ir  noiiU'sse,  vraie  ou  fausse  (et  la  pi'emière  commeuce  à  se  faire 
r.uo,,  il  fera  biei.  de  traverser  la  profondeur  des  flots  azurés  et  la 
lilaiichb  écume,  l'une  emblème  parfois  de  ce  qu'il  quitte,  l'autre 
piniiième  presque  certain  de  ce  qu'il  va  trouver.  Toutefois  ce  n'est 
pas  le  nninu'nt  de  bavarder  sur  des  généralités  :  les  poèmes  doivent 
se  renfermer  dans  leur  unité,  comme  le  raien  par  exemple. 

XLV. 

Dans  le  grand  monde  (c'est-à-dire  dans  le  plus  mauvais  et  le  plus 
oci-idenlal  des  quarliers  de  la  ville,  là  où  résident  environ  quatre 
.oille  in  .ividus  élevés,  non  de  manière  à  se  montrer  plus  sages  ou 
plus  .spirituels  que  le  resie,  mais  pour  resti'r  debout  quand  les 
aulii's  sont  au  lit  et  pour  prendre  l'humanilé  en  pitié)  ;  dans  ce 
moiide-là,  luan,  en  sa  qualité  de  patricien  de  vieille  souche,  fut 
hier  aceue'lli  par  'es  personnes  distinguées. 

XLVI. 

11  éîait  gaiçon,  circonstanee  importante  aux  yeux  des  demoiselles 
e'  des  dames:  cela  (laite  les  espérances  matrimoniales  des  premiè- 
'■es;  et  poe.r  les  autres  (à  moins  que  l'amour  ou  la  fierté  ne  les  re- 
tiennent), la  chose  n'est  point  non  plus  sans  iuiporlanco.  Une  in- 
trigue est  une  épine  dans  le  flanc  dun  galant  marie;  elle  doit  re 


specter  un  certain  décorum  .  et  double  en  tout  cas  l'horreur  du  pé- 
clié...  et  qui  pis  est  les  embarras. 

XLYII. 

Mais  Juan  élait  bachelier...  ès-arts,  èscœurs:  il  dansait,  chantait, 
avait  un  air  aussi  scutinienlal  que  la  plus  suave  mélodie  de  Mozart. 
11  était  gai  ou  triste  à  propos,  sans  boutades  ni  caprices  ;  et  quoi- 
q  c  jeune,  il  avait  \u  le  monde...  spectacle  curieux,  bien  dilTérent 
de  ce  qu'on  en  écrit. 

XLVIII. 

A  sa  vue,  les  vierges  rougirent;  les  joues  des  dames  mariées  se 
couvrirent  d'un  incarnat  moins  fugitif:  car  le  fard  et  les  visages 
fardés  sont  deux  objets  qu'on  trouve  sur  les  bords  de  la  Tamise.  La 
jeunesse  et  la  cérusc  firent  valoir  sur  son  cœur  leurs  droils  accou- 
tumés, ces  droils  qu'un  homme  comme  il  faut  ne  peut  jamais  mé- 
connaître :  les  filles  admirèrent  sa  toilette  ;  les  pieuses  mamans  s'in- 
formèrent de  ses  revenus  et  demandèrent  s'il  était  fils  unique. 

XLIX. 

Les  marchandes  de  modes  qui  fournissent  les  «  misses  h  drape- 
rie »  (I)  pendant  toute  la  saison,  à  condition  d'être  payées  avant 
que  les  derniers  baisers  de  la  lune  de  miel  se  soient  évanouis  dans 
l'éclat  du  croissant,  regardèrent  cette  initiation  d'un  riche  étranger 
comme  une  occasion  à  saisir,  et  donnèrent  une  telle  extension  à 
leur  crédit  que  plus  tard  maint  époux  eut  à  gémir...  et  à  payer. 


Les  bleues,  cette  Iribu  d'âmes  tendres  qu'un  sonnet  fait  soupirer 
et  qui  garnissent  des  pages  de  la  dernière  revue  l'intérieur  de 
leur  tète  et  de  leurs  chapeaux,  s'avancèrent  dans  tout  l'éclat  de 
leur  azur.  Elles  estropièrent  le  français  et  l'espagnol,  firent  à  Juan 
une  ou  deux  questions  sur  les  nouveautés  littéraires  de  son  pays, 
voulurent  savoir,  du  russe  ou  du  castillan,  quelle  était  la  langue  la 
plus  douce,  et  si,  dans  ses  voyages,  il  avait  vu  Ilion. 

LI. 

Juan,  homme  un  peu  superficiel  et  qui  eu  littéralure  n'était  pas 
toujours  prêt  à  ferrailler,  se  voyant  interrogé  par  ce  docte  jury  de 
matrones,  ne  savait  trop  que  répondre.  Ses  travaux  guerriers,  amou- 
reux ou  ofliciels,  son  application  toute  particulière  à  la  danse 
l'avaient  tenu  éloigné  des  rives  de  l'IIippocrène,  qui  maintenant  lui 
paraissaient  bleues,  de  vertes  qu'il  les  croyait. 

LU. 

Toutefois  il  répondit  au  hasard  avec  une  confiance  modeste  et 
une  calme  assurance,  qui  firent  prendre  ses  dires  pour  de  savantes 
élucubrations  et  des  arguments  de  bon  aloi.  Une  femme  protlige, 
miss  Araminte  Smith  ,  qid  à  seize  ans  avait  traduit  «  l'Hercule  fu- 
rieux, »  et  ce  d'un  furieux  style,  lui  faisant  le  meilleur  visage  pos- 
sible, nota  les  réponses  de  Juan  dans  son  album. 

LUI. 
Juan,  comme  de  raison,  savait  plusieurs  langues;  et  il  s'en  servait 
adroitement  pour  sauver  sa  réputation  auprès  de  ces  beautés  lettrées, 
qui  regrettaient  néanmoins  qu'il  ne  fit  pas  de  verë.  11  ne  lui  man- 
quait auprès  d'elles  que  ce  talent  pour  l'élever  jusqu'au  sublime: 
Lady  Fiiz-I'risky  et  miss  Mœvia  Mannish  briîlaient  toutes  deux  de 
l'entendre  chanter  en  espagnol. 

LIV. 

En  somme,  il  réussit  assez  bien,  et  fut  admis  comme  aspirant 
dans  toutes  les  coteries,  aux  grandes  assemldcjs  comme  en  petit 
comité;  et  là  il  vit  passer  devant  lui,  comme  dans  le  mi-oirde  Ban- 
quo,  les  dix  mille  auteurs  vivants,  tel  étant  à  peu  près  leur  nombre, 
et  aussi  les  quatre-vingts  «  premiers  poètes  de  1  époque,  d  attendu 
qu'il  n'est  pas  de  cbélive  revue  qui  ne  puisse  montrer  le  sien. 

LV. 

Tous  les  dix  ans,  le  premier  poète  de  répo(iue,  comme  le  cham- 
pion du  pugilat,  est  obligé  de  soutenir  son  titre,  bien  que  ce  soit 
chose  irnaginaire.  Moi-même,  entièrement  à  mon  insu,  et  sans  avoir 
ambitionné  le  rang  de  roi  des  fous...  j'ai  longtemps  passé  pour  le 
grand  Napoléon  de  l'empire  de  la  rinie. 

LVI. 
Mais  Juan  a  été  mon  Moscou,  Faliero  mon  Leipsjck,  et  Ca'in  sem- 
ble devoir  être  mon  Waterloo.  La  Belle  Alliance  des  fats.^^était 
tombée  à  zéro,  peut  se  relever  maintenant  que  le  lion  ea^Bltu 
mais  je  tomberai  du  moins  comme  est  tombé  le  héios.  .I? 

pas  régner  du  tout  ou  je  veux  régner  eu  monarque,  et  je^    

captif  dans  quj^ue  île  solitaire  :  là  j'aurai  pour  tourne  -  clefs  ;pTSur 
lluds«iiî-Low^Soutiiey,  ce  grand   tourne-casaque. 

f!)  Drnpn-jj  misses,  c-xpression  tout  anglaise  qui  av.iil  cours,  ainsi  que  la 
spéee.lali'Ui  qu'cltj^expriin.i,  ue  1811  à  'S\i. 


LES  VFILLfiFS  LITTRRAIRRS  ILLUSTRERS. 


l.Vll. 
Avant  tti'ii  sir  Wnller-Sroll  ;  Mooro  Pl  Camplidl  nvani  el  ■•lpr^sl 
mais  iiiaiiili'iianl.  liansf(>rm(''CR  en  saintes,  les  muscs  sont  icnufs 
d"cirffr  sur  In  inontaffne  de  Sion  aver  des  portes  prelésiastiiiues  on 
non  s'en  faiil  :  In  |>ni  de  IV-pase  est  devenu  un  ntnlde  psalmodique 
sons  le  révérend  How  lev  ;  et  ce  vieux  Pistolet  (I)  moderne  (du  moins 
par  In  orosso)  a  donniî^  des  écliasscs  h  sa  glorieuse  monture. 

LVIII. 

Il  y  a  enrnro  Tnimahle  Euphiièsqui,  dit-on,  s'annonce  comme 
élant'mon  Sosie  moral  (2);  peut-être  Irouvera-t-il  un  jour  (|ueli|uc 
dinicullé  à  soutenir  îi  la  fois  ces  deux  caractères  ou  l'un  des  deux 
seulement,  lien  est  qui  décernent  le  sceptre  ;i  Coleridge;  Words- 
worth a  ses  partisans,  au  nombre  de  deux  ou  trois;  et  Savape  Lan- 
dor.  un  béotien  braillard,  n'n-t-il  pas  pris  pour  un  Oigne  ce  mé- 
eliant  oison  ((u'on  appelle  Soulliej? 

LIX. 

John  Keats,  tué  par  la  critique  au  moment  où  il  promettait  quel- 
que chose  de  (;ran<l  sinon  d'intellifrihle,  avait,  sans  grec,  roussi  de- 
puis peu  à  parler  des  dieux  conimc  on  peut  supposer  ((nils  auraient 
parlé  eux  mêmes,  l'auvre  garçon  1  il  fut  bien  triste  son  destin.  Chose 
étrange  que  l'intclligenccl  particule  ignée  qui  se  laisse  éteindre  par 
un  article  de  journal. 

LX. 

Elle  e?l  longue  la  liste  des  vivants  et  des  morts  qui  a.spirenl  à  ce 
but  qu'aucun  n'atteindra...  Nid  du  moins  ne  connaîtra  enfin  le 
vainqueur,  car  avant  que  le  temps  ait  rendu  son  dernier  arrêt, 
l'herbe  croîtra  au-dessus  de  leurs  cerveaux  consumés  et  de  leurs  cen- 
dres froides.  Autant  que  jeu  puis  juger,  leurs  chances  ne  sont  pas 
grandes...  ils  sont  trop  nonihreux  ,  comme  ces  trente  tyrans  pos- 
tiches dont  Uome  dégénérée  a  vu  salir  ses  annales. 

LXI. 

Nous  en  sommes  au  fias-Enipirc  lilléraire  :  ce  sont  les  bandes 
prétoriennes  qui  gouvernent.  Terrible  métier,  pareil  h  celui  de 
riiommcqui,  suspendu  aux  rochers  h  pic,  recueille  la crisic  marine! 
terrible  métier  que  d'être  réduit  à  caresser  et  ;i  flatter  une  solda- 
lesfine  insolente.  Pour  moi,  si  j'étais  en  Angleterre  et  en  verve  sati- 
rique, j'essaierais  de  mesurer  mes  forces  contre  ces  janissaires  et 
de  leur  montrer  ce  que  c'est  qu'une  lutte  intellectuelle. 

LXII. 

Je  me  flatte  de  connaître  un  coup  ou  deux  qui  les  forceraient  à 
découvrir  leur  flanc...  M:iis  je  ne  veux  pas  perdre  mon  temps  h 
m'oreuper  d'aussi  menu  fretin  :  au  fond,  je  n'ai  pas  la  bile  néces- 
saire; mon  earaelfcre  n'est  point  ])orlé  h  la  rigueur,  et  le  témoignage 
le  plus  fort  du  méconlenlement  de  ma  muse  est  un  sourire;  puis 
elle  lire  une  courte  révérence  à  la  mode,  et  s'éloigne  bien  certaine 
de  n'avoir  fait  aucun  mal. 

LXUl. 

Mon  Juan,  que  j'ai  laissé  en  grand  péril,  au  milieu  des  poêles  du 
jour  et  des  bas-bleus,  traversa,  non  sans  quelque  piolii,  ce  champ 
si  stérile.  Fatigué  îi  temps,  il  s'éloigna,  avant  d'avoir  été  trop  mal- 
traité, d'un  théâtre  où  il  n'était  ni  lé  moindre  ni  le  dernier  ;  alors  il 
s'éleva  dans  une  sphère  plus  paie  et  prit  place  parmi  les  hautes  in- 
telligences de  l'épcique  en  vrai  fds  du  soleil,  non  comme  une  vapeur, 
mais  comme  un  rayon. 

LXIV. 

Il  consacrait  sa  matinée  aux  affaires...  et  disséquées,  ee  n'étaient, 
comme  toutes  les  affaires,  (pic  des  riens  laborieux  qui  engcmlrenl  la 
lassitude,  ce  vêtement  empoisonné  qui  pèse  sur  nous  comme  la  tu- 
nique de  Nessus,  muis  étend  épuisés  sur  notre  sopha,  et  nous  fait 
parler  avec  une  languis.sante  horreur  de  noire  dégoùl  pour  toute 
espèce  de  travail,  s'il  ne  s'agis.sait  du  bien  de  la  patrie...  laquelle 
n'en  va  pas  mieux  pour  cela,  quoiqu'il  en  soit  grandement  temps. 

LXV. 

Ses  après-midi  se  passaient  en  visiles,  en  collations,  à  flâner,  à 
boxer;  et  vers  le  soir  il  montait  à  cheval  pour  faire  le  tour  de  ces 
caisses  végétales  que  l'on  appelle  i  parcs  »  et  qui  ne  contiennent 
pas  assez  de  fruits  ou  de  fleurs  pour  le  repas  d'une  abeille;  mais 
après  tout,  ces  bosquets,  comme  dit  Mnore,  sont  le  seul  endroit  où 
la  beauté  fashionable  puisse  faire  connaissance  avec  le  grand  air. 

LXVI. 
Puti  vi- 111  la  toilette,  puis  le  dîner  ;  puis  le  beau  monde  s'éveille  ! 

mr 

{\T Pistol  est  nn  personn.igc  comique  du  Henri  /^«Shakcspe.ue; 
qiiruil  :'i  Howley,  penl-étre  fanl-il  reconnaître  ici  Chanfiton  qui,  sous  le 
|i  rudonynie  de  ce  vieux  ninine,  a  pnlilié  des  poésies  anglo-saxonnes. 

ai  M.  Bryan,  auicur  d'e-ipiissiS  dnimaiiiiuus  publiées  sous  le  nom  il  • 
B.uiy  Cornwall,  a  élê  qna|i|ié  par  un  cril'upio  do  Byrun  moral. 


C'est  alors  que  brillent  les  réverbères,  que  tourbillonnent  les  roues; 
alors  h  travers  rues  cl  squares,  volent  et  résonnent  les  earrosBcs, 
vrais  météores  attelés  ;  alor-:  sur  le  parquet  In  craie  imite  la  p'in- 
lurc;  les  guirlandes  s<î  deploi'Mil  sur  les  lambris;  les  tonnerre  do 
bronze  ébranlent  les  portes,  qui  s'ouvrent  pour  un  millier  de  per- 
sonnes, le  petit  nombre  des  élus  de  ee  parmlis  terrestre  d'or  moulu. 

LXVII. 

I..*i  se  tient  la  noble  hôtesse;  elle  ne  cède  point  après  trois  mille 
révérences.  La  valse,  la  seule  danse  qui  ouvre  l'inlelligence  dfs  jeu- 
nes filles,  a  son  irAnc  dans  ce  sanctuaire  et  y  fait  .ulorrr  justju'ii  ses 
défauts.  Salon,  chambre,  grande  salle,  tout  est  plein,  tout  déborde; 
et  les  derniers  venus  font  queue  sur  l'escalier  avec  les  royales  al- 
tesses, chacun  gagnant  un  pouce  de  terrain  h  la  fois. 

Lxvm. 

Trois  fois  heureux  cehii  qui,  après  avoir  jeté  un  coup  d'rril 
sur  celle  belle  compagnie,  pi'Ut  s'emparer  d'un  coin,  d'une  port'-  en 
dedans,  ou  d'un  boudoir  aii-deliors.  Lh,  s'installant  comme  un  pelit 
Trilby,  il  peut  tout  contempler  en  homme  triste,  mocpieur,  approba- 
teur bu  simple  spectateur,  bâillant  ((uand  la  nuit  s'avance. 

LXIX. 

Mais  celui  cjui,  comme  don  Juan  ,  a  pris  un  rôle  actif,  doit  navi- 
guer avec  precaution  au  milieu  de  celte  mer  étincelanle  de  pierre- 
ries, de  plumes,  de  piules  cl  de  soie,  jusqu'à  l'endroil  où  .sa  pLice 
est  marquée  :  tanlùl  s'allanpnissanl  h  la  suave  harmonie  duin'  valse, 
tantôt  d'un  pas  plus  fier  et  d'un  jarret  digne  de  Mercure,  se  .signa- 
lant où  la  Science  elle-même  a  formé  son  quadrdle. 

LXX. 

S'il  ne  danse  pas,  et  qu'il  ail  des  vues  plus  hautes  sur  une  riche 
héritière  ou  sur  la  femmi-  de  son  voisin,  qu'il  n'ait  ganle  de  lai«.ser 
])ercer  Irop  clairement  ses  intentions.  Plus  d'un  galant  trop  pressé 
s'est  repenti  de  sa  précipitation  :  l'impatience  est  un  gunle  tnnipcur, 
parmi  des  gens  éminemment  réOcchis  et  qui  mettent  de  la  circon- 
spection jusque  dans  leurs  folies. 

LXXI. 

Mais  tâchez  de  vous  placera  côté  d'elle  à  souper;  ou,  si  vous 
avez  été  prévenu,  mettez-vous  en  fiice  et  jouez  de  la  prunelle...  i) 
moments  d'ambroisie!  dont  l'idée  envahit  toute  rinielligenee  :  soiie 
de  lutin  sentimental  que  la  mémoiie  porte  incessamment  en  ernupe; 
ombre  des  plaisirs  d'autrefois,  mainlenant  évanouis  !  IJcs  âmes  ten- 
dres ont  peine  h  redire  quel  flux  et  reflux  d'espérances  el  de  crain- 
tes peut  soulever  un  seul  bal. 

I.XXII. 

Mais  ces  avis  prudenis  ne  s'adressent  qu'au  commim  des  mortels, 
tenus  d'être  dans  leurs  poursuites  circonspecLs  et  vigilants,  car  un 
mot  de  trop  ou  de  moins  peut  bouleverser  tous  Icius  plans.  Je  ne 
parle  pas  au  pelit  nombre  ou  au  grand  nombre  ;car  la  dose  quel- 
quefois varie)  de  ceux  ii  qui  leur  bonne  mine,  surtout  quanil  elle  est 
nouvelle,  leur  célébrité,  leur  réputation  d'esprit,  de  valeur,  de  raison 
ou  de  déraison,  donnent  licence  de  faire  ce  qu'il  leur  plait. 

LXNIll. 
Notre  héros,  en  sa  qualité  de  héros,  jeune,  beau,  noble,  riche, 
célèbre  el  de  jdus  étranger,  dui,  comme  tout  autre  captif,  payer  sa 
rançon  avant  d'échapper  aux  nombreuv  dangers  qui  a.«siégent  un 
h  mime  en  vue.  Kn  fait  de  fléaux  el  d'ennuis,  quelques  personnes 
eiienl  la  poésie,  une  maison  en  désarroi,  la  laideur,  la  maladie  :  je 
voudrais  que  ces  gens-là  connus-ent  la  vie  de  nos  lordscn  herbe. 

I.XXIV. 

Ils  sont  jeunes,  mais  n'ont  point  de  jeunesse...  ils  l'ont  devancée; 
beaux  mais  usés,  riches  sans  un  scu,  leur  vigueur  se  dissipe  au 
liasard.  Un  juif  leur  avance  des  fonds  et  leur  fortune  va  tout  en- 
tière à  un  juif.  L'un  et  l'autre  sénat  voient  leurs  votes  nocturnes 
parlagés  entre  les  suppôts  d'un  tyran  et  la  bande  d'un  tribun  ;  ci 
quand  ils  ont  bien  volé,  dîné,  bu," joué  el  paillarde,  le  caveau  delà 
famille  s'ouvre  pour  recevoir  un  lord  de  plus. 

LXXV. 

«  Ou  esl  le  monde  I  »  s'écriait  '^'oung  à  l'âge  de  quatre-vingts 
ans...  «  Où  est  le  inonde  au  milieu  duquel  je  suis  né?  »  Hélas!  où 
est  le  monde  d'il  y  a  huit  ans?  Il  était  là...  je  le  cherche...  il  a  dis- 
paru, comme  nn  globe  de  verre  brisé,  réduit  en  jioudre,  évanoui, 
invisible.  llommcsd'Rlat,  capitaines,  orateurs, reines, patriotes,  rois 
et  dandies...  tout  est  parti  sur  l'aile  des  vents. 

LXXVI. 

Où  est  Napnléon-le  Grand?  Dieu  le  sait.  Où  est  Casllereaph-le- 
Pctil?  Demandez-le  au  liiablc.  Où  «sonlGraltan,  Curran,  .Sheri.laii, 
tous  ceux  qui  enchaînaient  le  barreau  ou  le  sénat  à  la  magie  de 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  liYKON. 


2ia 


It'ur  parole?  Où  est  la  maliieureuse  reine  avec  toutes  ses  douleurs? 
Où  est  sa  tille,  la  bien-ainiée  de  nos  îles?  Où  sont  les  saints  mar- 
tyrs, les  cinq  pour  cent?  Et  où...  oui,  où  diable  sont  les  fermages? 

LXXVII. 

Où  est Brummel?... Enfoncé.  Où  est  Long-Pole  Wellesley?...  Pes- 
eendu.  Oùsont  Wliltbread,  Romilly,  Georgeslll...  elle  testament  de 
ce  dernier  (qui  ne  sera  pas  de  sitôt  déchifl'ré)  ?  Puis  où  est  Geordy  IV, 
notre  paon  impérial?  11  est  allé  en  Ecosse,  se  faire  jouer  sur  le 
violon  l'air  :  "  Gratte-moi,  je  te  gratterai.»  Voilà  sixmois  que  se  pré- 
pare cette  scène  de  rojal  prurit  et  de  chatouillement  royaliste. 

LXXVIII. 

Où  est  mylord  un  tel?  et  mylady  une  telle?  et  les  honorables 
mistresses  et  misses?...  Quelques-unes  mises  à  la  réforme  comme 
un  vieux  chapeau  d'opéra,  mariées,  démariées,  remariées.  Où  sont 
les  acclamations  de  Dublin.  .  et  les  sifflets  de  Londres?  Où  sont  les 
Grenville?...  Girouettes,  comme  de  coutume...  Et  nos  amis  les 
whigs?  Au  point  juste  où  ils  en  étaient. 

LXXIX. 

Où  sont  les  lady  Caroline  et  Frances?...  Divorcées  ou  plaidant 
pour  l'être.  Brillantes  annales,  où  l'on  trouve  la  liste  des  raoùls  et 
des  bals...  Morning-PosI,  seul  mémorial  des  panneaux  brisés  de  nos 
équipages  et  de  toutes  les  l'antaisies  de  la  mode.,,  dites-nous  quelles 
ondes  remplissent  aujourd'hui  ces  canaux.  Les  uns  meurent,  d'au- 
tres s'échappent;  quelques-uns  languissent  sur  le  continent  .parce 
que  la  rigueur  du  temps  leur  a  laissé  h  peine  un  seul  tenancier. 

LXXX. 

Quelques-uns,  qui  baissaient  pa\illon  devant  certains  ducs  pru- 
dents, ont  fini  par  embrasser  le  parti  de  leurs  frères  cadets  (1)  ;  des 
liérilières  ont  mordu  à  l'hameçon  d'un  roué;  des  vierges  sont  deve- 
nues épouses  ou  se  sont  contentées  d'être  mères;  d'autres  ont  perdu 
leur  fraîcheur  et  leurs  charmes  ;  bref,  ce  sont  des  changements  à  ne 
pas  finir.  11  n'y  a  dans  tout  cela  rien  d'étrange,  mais  ce  qui  l'est  un 
peu  plus,  c'estl'exlraordinaire  rapidité  de  ces  mutations  si  ordinaires. 

LXXXL 

Ne  me  parlez  pas  de  vivre  soixante-dix  ans;  en  sept  ans  j'ai  vu, 
depuis  le  monarque  jusqu'au  plus  humble  individu  qui  soit  sous  le 
ciel,  plus  de  changements  qu'il  n'en  faudrait  pour  remplir  honnête- 
ment l'espace  d'un  siècle.  Je  savais  que  rien  n'est  durable  ici-bas; 
mais  le  changement  lui-même  est  ilevenu  trop  changeant  :  il  n'y  a 
rien  de  permanent  dans  la  nature  humaine,  si  ce  n'est  les  whigs  qui 
n'arrivent  jamais  au  pouvoir. 

LXXXIL 

J'ai  vu  Napoléon,  qui  semblait  un  vrai  Jupiter,  tomber  comme  Sa- 
turne. J'ai  vu  un  duc  (peu  importe  lequel)  devenir  un  homme  d'Klat 
jdusslupide,  s'il  est  possible,  que  sa  lace  de  carton.  Mais  il  est  temps 
que  je  hisse  un  autre  pavillon  et  que  je  vogue  sur  d'autres  mers... 
J'ai  vu...  et  j'en  frémis...  le  roi  sifflé,  puis  applaudi:  je  ne  prétends 
pas  décider  lequel  était  le  plus  juste. 

LXXXIII. 
J'ai  vu  les  propriétaires  n'avoir  plus  un  liard  à  eux  ;  j'ai  vu  Joanna 
Southcole...  j'ai  vu  la  chambre  des  communes  transformée  en  une 
machine  à  impôts...  J'ai  vu  le  triste  procès  de  la  feue  reine...  J'ai  vu 
des  couronnes  sur  la  tètedes  fous...  J'ai  vu  un  congrès  ne  faireque 
des  bas.'' esses...  J'ai  vu  des  nations,  comme  des  ânes  surchargés,  jeter 
bas  leurs  fardeaux...  c'est-à-dire  leurs  maîtres. 

LXXXIV. 

J'ai  vu  de  petits  poètes  et  de  grands  prosateurs,  et  des  orateurs 
interminables...  mais  non  pas  éternels  ;  j'ai  vu  les  fonds  publics  lut- 
tant contre  les  maisons  et  les  terres;  j'ai  vu  les  propriétaires  fon- 
ciers devenir  clabaudeuis  ;  j'ai  vu  le  peuple  foulé  comme  du  sable 
par  des  esclaves  à  cheval;  j'ai  vu  les  liqueurs fermentées  échangées 
]iar  John  Bull  contre  des  «  boissons  légères  »  ;  j'ai  vu  enfin  John 
Bull  à  moitié  convaincu  qu'il  n'est  qu'un  sot. 

LXXXV. 

Mais  carpe  cliein,  ô  Juan,  carpe,  carpe[t^  !  Demain  verra  une  au- 
tre race  aussi  gaie  ,  aussi  éphémère  et  dévorée  par  les  mêmes  har- 
pies. M  La  vie  est  un  pauvre  drame,  «  dit  Shakespeare  ;  er  ce  cas, 
jouez  votre  rôle,  manants  !  et  surtout  veillez  beaucoup  moins  à  ce 
que  vous  faites  qu'à  ce  que  vous  dites  :  soyez  hypocrites,  soyez  cir- 
conspects, soyez  toujours,  non  tels  que  vous  paraissez,  mais  tels  que 
vous  voyez  les  autres. 

(1)  Allusion  à  'Wellesley  le  whig  et  à  son  frère  Wellington,  cliel'  des 
tories 
{-i)  Profite  desinslariis,  Horace. 


LXXXVI. 

Comment  faire  pour  raconter  dans  les  chants  suivants  ce  qui 
advint  à  mon  héros,  au  sein  de  ce  pays  faussement  prôné  comme 
éminemment  moral  ?...  Mais  je  m'arrête,  car  il  ne  me  convient  pas 
d'écrire  une  atlanlidi-  (1)  ;  mais  il  serait  bon  de  convenir  une  fois 
pour  toutes,  mes  chers  compatriotes,  que  vous  n'êles  point  une  na- 
tion morale  :  vous  le  savez  sans  l'avis  d'un  poète  trop  sincère. 

LXXXVII. 

Ce  que  Juan  vit  et  ce  qui  lui  arriva ,  je  le  dirai  plus  tard,  sans 
sortir  bien  entendu  des  limites  imposées  par  la  décence.  N'oubliez 
pas  d'ailleurs  que  cet  ouvrage  est  une  i)ure  fiction,  et  qu'il  n'y  est 
question  ni  de  moi  ni  des  miens ,  ce  qui  n'empêchera  pas  maint 
scribe  de  découvrir,  dans  les  moindres  tournures  de  phrase  .  des 
allusions  auxquelles  je  n'ai  jamais  songé.  Ne  doutez  cependant  pas 
d'une  chose  :  quand  je  veux  parler,  je  n'insinue  pas,  je  nomme. 

LXXXVUI. 

Si  Juan  épousa  la  troisième  ou  la  quatrième  fille  de  quelque  pru- 
dente comtesse  en  quête  de  maris ,  ou  si  choisissant  quehjue  vierge 
mieux  douée  (à  savoir  des  faveurs  matrimoniales  de  la  fortune)  ,  il 
se  mit  à  travailler  régulièrement  à  la  population  du  globe  ,  dont 
notre  légitime  et  redoutable  hymen  est  la  source...  ou  s'il  se  vit 
attaqué  en  justice  pour  avoir  trop  disséminé  ses  hommages... 

LXXXIX. 

C'est  ce  que  le  temps  nous  dévoilera.  Tel  que  tu  es,  pars,  ô 
mon  poème!  Je  gage  ton  contenu,  contre  la  même  quantité  de  vers, 
que  tu  seras  attaqué  autant  qu'ouvrage  sublime  le  fut  jamais,  par 
ceux  qui  se  plaisent  à  dire  (pie  le  blanc  est  noir.  Tant  mieux!...  je 
puis  être  seul  contre  tous  ,  mais  je  n'échangerais  pas  mes  libres 
pensées  contre  un  trône. 


CHANT   XII. 

L 

Le  moyen-àge  le  plus  barbare  est  le  moyen-âge  de  l'homme; 
c'est,  je  ne  saurais  dire  quoi  :  nous  flottons  alors  entre  la  sagesse  et 
la  folie  ,  sans  savoir  ce  que  nous  voulons.  Cette  période  de  la  vie 
ressemble  à  une  page  sur  vélin,  en  lettres  gothiques:  nos  cheveux 
grisonnent;  nous  ne  sommes  plus  ce  que  nous  étions. 

IL 

Trop  vieux  pour  la  jeunesse...  tropjeunes,  à  trente-cinq  ans,  pour 
nous  amuser  avec  les  enfants  ou  thésauriser  avec  les  sexagénaires, 
on  peut  s'étonner  que  nous  vivions  encore  ;  mais  comme  de  fait 
nous  ne  mourons  pas,  c'est  un  vrai  fléau  que  cette  époque.  Certain 
amour  subsiste,  bien  qu'il  soit  trop  tard  pour  prendre  femme;  quant 
au  reste,  l'illusion  a  disparu;  et  l'amour  de  l'or,  notre  idéal  le  plus 
pur,  ne  brille  encore  qu'à  son  aurore. 

111. 

Métal  divin  !  pourquoi  appelons- nous  les  avares  misérables  (î)  ?  A 
eux  les  voluptés  toujours  nouvelles;  à  eux  la  seule  ancre  de  saliil, 
le  seul  câble-chaîne  qui  retienne  tous  les  autres  plaisirs,  petits  ou 
grands.  'Vous  qui  ne  voyez  qu'à  table  l'homme  d'épargne,  qui  nié- 
jjrisez  son  sobre  dîner  comme  n'étant  pas  même  un  repas  et  vous 
étonnez  que  le  riche  puisse  tomber  ainsi  dans  la  parcimonie,  vous 
ne  savez  pas  quelles  ineffables  joies  peut  donner  chaque  rognure  de 
fromage  qu'on  économise. 

IV. 

L'amour  ou  la  luxure  ruine  le  tempérament,  et  le  vin  plus  encore; 
l'ambition  épuise,  le  jeu  ne  procure  que  des  pertes  :  mais  amasser 
de  l'argent,  lentement  d'abord,  puis  plus  vite,  ajouter  toujours 
quelque  chose  à  son  trésor,  à  travers  tous  les  mécomptes  insépara- 
bles des  choses  de  ce  monde,  voilà  qui  l'emporte  sur  tout.  Roi  des 
métaux,  je  te  préfère  encore  au  papier,  qui  fait  du  crédit  d'une  ban- 
que un  bateau  à  vapeur. 

Qui  tient  la  balance  du  monde?  qui  domine  les  congrès  royalistes 
ou  libéraux  ?  Qui  soulève,  ô  Espagne,  tes  patriotes  sanschemise  (les- 
quels font  tant  crier  et  jaser  les  gazettes  de  la  vieille  Europe)  ?  Qui 
tient  l'ancien  et  le  nouveau  monde  en  peine  ou  en  joie  ?  Qui,gr.ii.-;se 
les  ressorts  de  toute  politique  ?  (^ui  se^jjble  l'ombre  audacieuse  de 
Bonaparte?...  Le  juif  Rothschild  et  son  confrère  chrélirii.  Baring. 

VI. 

Tels  sont,  avec  le  libéral  Lafilte,  les  vrais  souverains  de  1  Europe. 

(1)  Titre  d'un  ouvrage  satirique  de  mistress  Manloy. 
(i)  En  angldis  mmr  veut  dire  avare. 


S'iO 


LES  VEILLÉES  LITTËKAIRKS  ILLOSTRËES. 


Un  empiiinl  n'cl  poiiil  si'uli'meiil  iiiie  s|irciilali(in  :  il  alTeniiil  un 
peuple  nu  renverse  un  Irniie.  I,es  ré|iiililii|iics  c'llr<  int^uie^i  suiveiil 
le  ((«rrenl  :  les  eciunons  do  ('ninmbie  uni  des  porteurs  connu»  h.  I.i 
Rourso,  et  Ion  sol  (l'argent  lui-uiftiuc  ,  A  Pérou  ,  se  fail  escompter 
par  un  juif. 
'  VII. 

Pourquoi  donc  aupcler  l'avare  n)is(5rablc  ?  disais-jc  tout  îi  l'heure  : 
sa  \ie  est  frupale,  cliosc  qu'on  a  toujours  Un\ér  dans  un  saint  ou  un 
eynii|ue  ;  ce  intime  inolil' assurerait  la  eanonisalion  d'un  eriuile; 
ponri|uoi  donc  bliluiur  les  austérités  de  l'opulence  V...  Parce  que, 
diiesvous,  rien  neini  impose  une  pareille  épreuve...  C'est  en  quoi 
son  aljiiégutiou  est  surtout  méritoire. 

VIII. 

L'avare  seul  est  poète reflétée  d'un  morceau  d'or  à  l'autre,  sa 

pajsion  pure  se  délecte  dans  la  po-sc?sion  de  ces  trésors,  dont  la 
seule  espérance  pousse  les  nations  îi  franchir  l'abliue  des  mers  : 
Piiiir  lui  les  linfjots  d'or  projettent  leurs  rajoiis  hors  de  la  mine 
obscure,  sur  lui  lo  diamant  réiléchit  ses  feux  éblouis.sunls,  taudis 
iiu'."!  .'■es  regards  charmés  les  doux  rayons  de  l'émeraudc  tempèrent 
l'éclat  des  autres  pierreries. 

IX. 

Les  terres  des  deux  hémisphères  sont  à  lui  :  le  navire  parti  de 
Cexian,  de  l'indo  ou  du  Cuthay  lointain,  apporte  poiir  lui  seul  des 
produits  embaumés  ;  les  routes  gémissent  sous  le  poids  de  .ses  chars 
rond)lés  des  présents  de  Cérè.^,  et  pour  lui  la  vigne  rougit  couinie 
les  lèvres  de  l'aurore  ;  ses  celliers  mêmes  pourraient  servir  de  de- 
meuic  aux  rois,  tandis  que  lui,  sourd  anv  appels  des  sous,  com- 
mande en  maitrc,  souverain  inlclleeluel  de  toute  chose. 

X. 

Peut-être  a-t-il  conçu  de  vastes  projets  :  il  veut  fondiT  un  collège, 

une  course  de  chevaux,  un  hôpital,  une  église et  laisser  après 

lui  quelque  monument  surmonté  de  sa  mince  effigie.  Peul-élre  a- 
t-il  projeté  d'alTranehir  le  genre  humain  à  laide  de  ces  métaux  (jui 
ra\  dissent;  peut-être  eniiu  anibitionnc-t-il  seulement  d'être  le  plus 
opulent  du  pays,  et  de  s'absorber  dans  les  voluptés  du  calcul. 

XI. 

Mais  que  ce  soient  tous  ces  motifs  ou  l'un  d'eux  seulement,  ou 
tout  autre  encore,  qui  con.?lilucnt  le  principe  d'aelion  du  thésauri- 
seur, les  insensés  appelleront  sa  passion  une  in;dadie.  Kl  la  leur, 
qu'esl-elledonc?  Examinez  rhaenn  de  leurs  actes  :  guerres,  festins, 

amours lout  cela  procnre-l-il  h  l'individu  pins  de  bonheur  que 

n'en  donne  le  calcul  minutieux  des  moindres  fraciions?  en  résulie- 
t-jl  plus  d'utilité  pour'l  espèce?  Pauvre  avare!  Que  les  héritiers  du 
dissipateur  et  les  tiens  décident  entre  eux  lequel  fut  le  plus  sage. 

XII. 
Qu'ils  sont  beaux  ces  rouleaux  d'or!  Qu'il  est  ravissant  ce  cofl'rc- 
fort  contenant  des  lingots,  des  sacs  de  dollars  ,  des  monnaies  (non 
de  vieux  conquérants,  dont  les  têtes  et  les  armniries  pèsent  moins 
encore  que  le  mince  métal  où  elles  brillent),  mais  d'or  de  bon  aloi, 
qui  conservent,  entourée  d'un  radieux  exergue.  {|uelquc  face  ré- 
gnante moderne,  bien  réelle,  bien  slupide  ,  sterling  enfin...  Oui! 
l'argent  comptant  est  la  lampe  d'Aladin. 

XIII. 

A  la  cour,  dans  les  camps,  aux  bois,  humble  séjour, 
L'amour  règne  en  despote,  et  le  ciel  r.Vst  l'amour. 

Ainsi  chante  le  poète ,  et  il  lui  serait  difficile  de  prouver  son 
dire  (romuie  généralement  eu  toute  matière  poéli(piei.  Pcut-èlie 
l'aoleur  a-til  raison  en  ce  qui  concerne  «  l'hinnlile  séjour,  >  qui  au 
moins  rime  avec  «  amour;  »  mais  je  suis  fort  enclin  à  douter  iau- 
tant  que  les  propriétaires  doutent  de  leurs  fermages)  (lue  <•  la  cour 
et  les  camps  »  aient  des  dispositions  aussi  sentimentales. 

XIV. 
Mais  îi  défaut  de  l'amour,  c'est  l'argent,  et  l'argent  seul  qui  y 
règne.  L'argent  règne  dans  les  bois  ,  cl  les  abat  qui  plus  est  ,  sans 
argent  les  camps  seraient  mal  p^'Uplés,  et  il  n'y  aurait  pas  de  cour; 
sans  argent  Mallhus  nous  prescrit  de  ne  pas  prendre  femme.  Ainsi 
l'amour,  le  despote  est  don)iné  par  l'argent ,  comme  les  marées 
sont  gouvernées  par  lavieige  (iynlhie.  Quant  ;i  ceci  :  «  l.n  eini  c'est 
"nniHur,  »  pmirquoi  ne  pas  dire  aussi  le  miel  c'est  la  cire  ?  Le  ciel 
t  i^hJ  amour;  le  ciel  est  le  mariage. 

•       XV. 

Smour  n'est-il  pas  inlerdi' ,  sauf  dans  le  mariage?  OIni  ci 
est  ïïien  une  sorte  d  amour  en  elTcl  ;  et  pourlant  lusi|u\  mois  n'ont 
jamais  désigné  la  même  idée  l'amour  peut  et  ilevrail  loujon'- 
cdcxisler  avec  le  mariage  .  mais  le  uiariairo  peut  aus.si  exisler  s.ins 
amour.  Quant  à  l'nniour  sans  publication  de  bans  ,  c'est  un  erirM^' 
(t  une  honte,  ei  il  devraii  prendie  un  tout  autre  nom. 


\VI. 
Or,  h  moins  qtie  •  la  cour,  les  rainps  et  l'humble  «éjour  a  ne  se 
recrutent  abscdumcnt  que  de  mari»  rnlèles,  n'ayant  jamais  coiitoité 
le  bii'ii  du  voisin,  je  disque  le  mts  en  <pieslion  est  un  'apMis  rn- 
lami;  ce  qui  ne  lais«c  pas  d'être  singulier  dans  mon  hiinn  ramt-rutln 
Scott  ,  si  célèbre  pour  sa  moraliic  que  mon  ami  Jeffrey  me  1  offrait 
en  exemple...  Dn  vient  d'en  voir  un  échantillon. 

XVII. 

Tort  bien  ,  si  je  ne  réussis  pas  maintenant,  du  moins  j'ai  rdussi 
et  cela  me  suffit.  J'ai  réu.ssi  dans  ma  jeunesse ,  seule  époque  de  la 
vie  lu'i  r(ui  ait  affaire  de  succès;  et  les  miens  m'ont  v  .lu  c  ■  (|ij« 
j'ambitionnais  le  plus  :  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire...  ce  prix  .  «iiiel 
(pi'il  filt.  je  l'ai  obtenu.  Il  est  vrai  que  depuis  peu  j'ai  pnrte  la 
peine  de  mes  triomphes;  mais  je  n'ai  point  appris  à  les  maudire. 

XVIII. 

Ce  procès  en  chancellerie...  cet  appel  h  une  future  argile,  h  des 
êtres  (jui  ne  sont  pas  nés  encore,  et  que  sur  la  foi  de  leurs  facultés 

procréatrices,  certaines  gens  baptisent  du  nom  de  postérité me 

semble  comme  appui  un  roseau  bien  fragile  ;  car  certes  la  poslé- 
rilé  ne  connaîtra  pas  plus  CCS  gens-là  qu'ils  ne  la  conn  illront. 

XIX. 

.Mais  moi-même  je  suis  la  postérité...  et  vous  l'êtes  aussi  ;  et  qui 
sont  eeux  dont  nous  nous  souvenons?  Il  n'y  en  a  pas  cent.  Si  cha- 
cun écrivait  les  noms  qu'il  se  rappelle  ,  le  dixième  ou  le  vingtième 
serait  eslnq)ié;  l'iutarquc  même,  dans  ses  vies,  n'en  a  recueilli  qu  un 
petit  nombre,  cl  encore  nos  rriliqu>'S  ont-ils  tonné  à  ce  propos,  et 
au  dix-neuvième  siècle,  .Vitford,  avec  une  franchise  toute  grecque, 
donne  un  démenti  au  bon  vieux  Grec. 

XX. 

Bonnes  gens  de  tout  étage,  bénévoles  lecteurs,  auteurs  impitoya- 
bles, sachez  que,  dans  ce  douzième  chant,  je  me  propose  détro 
aussi  sérieux  que  si  j'écrivais  sous  l'œil  de  Maltliu';  et  de  Wilber- 
force...  Ce  ilernier,  qui  vaut  à  lui  seul  un  milli(m  de  conquérants, 
a  tiînté  d'all'ranchir^Ks  noirs;  tandis  que  Wellin-'ton  cnehaine  les 
blancs...  Quanta  .Malthus,  il  fait  la  chose  contre  laquelle  il  écrit. 

XXI. 

Je  suis  sérieux...  tous  les  hommes  le  sont  sur  le  papier;  et  qui 
m'empêcherait  de  fabriquer  aussi  mon  système,  el  de  présenter  au 
sideil  mon  petit  lumignon  ?  Le  genre  humain  semble  maintenant 
abs'irbé  dans  ses  médiiations  sur  les  constitutions  cl  les  bateiux  h 
vapeur,  le  tout  également  vaporeux  ;  et  entre  temps  les  s:iges  écri- 
vent contre  toute  procréation,  h  moins  que  1  homme  ne  calcule  ses 
moyens  pour  nourrir  les  marmots,  quand  sa  femme  les  aura  s.\rés  : 
ô  noble  ,  ô  romantique  calcul! 

XXII. 

Pour  moi,  je  pense  que  la  «  philo-génitivilé  »  (voilA  un  mot  tout- 
h-fait  selon  mon  cu'ur,  bien  qu  il  en  existe  un  bcaueonp  pluscurt, 
si  11  politesse  ne  défendait  de  sen  servir,  et  je  suis  ré-olii  de  ne 
rien  dire  de  reprehensible)...  je  pen.se  ,  dis-Je,  que  la  philo-géniti- 
vité  devrait  rencontrer  chez  les  hommes  un  peu  plus  d'indulgence. 

XXIII. 

A  nos  affaires  niaintcunni...  O  mon  aimable  Juan  !  le  voilh  don- 
à  Londres,  dans  ce  lieu  charmant  où  se  br.issent  chique  jour  tous 
les  maux  qui  peuvent  atteindre  la  b xiillantc  jeunesse  dans  sa  coiirsB 
aventureuse.  Il  est  vrai  que  tu  n  entres  pas,  loi,  ilans  une  n<)uvi>lle 
carrière;  que  tu  n'es  point  novice  dans  ces  poursuites  fougueuses 
du  jeune  Âge  ;  mais  lu  le  trouves  dans  un  pays  nouveau  que  les 
étrangers  ne  peuvent  jamais  bien  comprendre. 

XXIV. 

Kn  consultant  tant  soit  peu  la  diversité  des  climiN,  le  chaud  et 
le  froiil  .  les  tempéraments  ardcn's  ou  calmes  je  pourrais  ,  comme 
un  primai,  lancer  m>^  mandements  su'  ''élat  sociil  d:i  reste  de 
riùirope;  mais  .  ô  Gnindc  liiel.ignu  de  lour,  le?  p.iys  où  péiièin'  la 
muse  tu  es  celui  sur  Ic.puI  il  est  le  plus  dillicile  de  riiiicr  Tous  les  j 
pays  ont  leurs  n  lions;  »  m.iis  toi    tu  es  une  superbe  ménagerie.      \ 

XX    . 

Mafe  je  suis  d'^croùté  dn  politique.   Pi'hmffnm  miinniix  '1'. 

Jnanrpcii  curi.-ox  de  loniber  dans  un  p  '  '    ■■'       '  '  i  _'  ■•'• 

comme  un  hiliib-  p.il'jieur;  quand  il  ■■  i- 

tiait  SUIS  se  eompioini'llre  nvec  iiuclij  '  s 

(|ui  melli  ni  li'ur  orgueil  h  v.ius  taiitnlh' r  i:..  ,.    ir.;;.'  ul_.  el  iI'L.'s- 
leut  tout  dans  le  vicr.  sau  ta  réputation. 

(1   Clianlons  descîiosesun  pou  plus  élevées.  Virgile. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


2i7 


XXVI. 

!\luis  elles  sont  en  petit  noinlire  ,  et  finissent  toujours  par  quelque 
(liaLolique  escapiide  qui  prouve  que  les  consciences  les  plus  pures 
peuvent  se  tromper  de  roule  clans  les  sentiers  neigeux  de  la  vertu  , 
et  alors  on  s'étonne,  comme  si  une  nouvelle  âncsse  venait  de  parler 
à  Italaani.  et  les  propos  subtils  comme  le  vif  argent  courent  de  lan- 
gues en  oreilli's,  et  tout  se  termine  (remarquez-  le  bien)  par  celte 
réflexion  charitable  :  «  Oui  l'eût  cru?  » 

XXVII. 

La  petite  Leïla,  avec  ses  yeux  orientaux,  son  asiatique  laciturnilo 
(qui  voyait  toutes  les  choses  d'Occident  avec  peu  de  surprise,  grand 
sujet  de  surprise  à  son  tour  pour  les  gens  de  condition  qui  s'ima- 
ginent que  toute  nouveauté  est  un  papillon  livré  à  la  poursuite  des 
oisifs);  Leila,  avec  sa  figure  charmanle  et  son  histoire  romanesque, 
devint  une  sorte  de  mystère  fashionable. 

XXVIII. 

Les  femmes  se  montrèrent  partagées  d'opinion...  selon  la  cou- 
tume du  beau  sexe  dans  les  grandes  comme  dans  les  petites  choses. 
N'allez  pas  croire,  séduisantes  créatures,  que  mon  dessoin  soit  de 
vous  calomnier  en  masse...  je  vous  ai  toujours  plus  aimées  que  je 
n'en  ai  l'air;  mais  comme  je  suis  devenu  moral,  je  dois  vous  accuser 
toutes  de  parler  beaucoup  plus  qu'il  ne  faut.  Ce  fut  donc  alm-s 
parmi  vous  une  émotion  géilérale  à  propos  de  l'éducation  de  Le'ila. 

XXIX. 

Vous  étiez  d'accord  sur  un  point...  et  vous  aviez  raison  en  cela  : 
c'est  qu'une  jeune  et  gracieuse  enfant,  belle  comme  son  pays  nalal , 
transplantée  sur  de  lointains  rivages  ,  dernier  boulon  de  sa  race, 
(piaud  même  noire  don  Juan  resterait  maître  do  lui  pendant  cini], 
quatre,  trois  ou  deux  ans,  serait  beaucoup  mieux  élevée  sous  les 
veux  de  pairesses  ayant  passé  le  temps  des  folies. 


Ce  fut  donc  une  généreuse  émulation,  une  concurrence  univer- 
selle à  qui  entreprendrait  l'éducation  de  l'.orpheline.  Comme  Juan 
était  une  per.soiine  de  haut  rang,  c'eût  été  lui  faire  injure  que  parler 
de  souscription  ou  de  pétiiion  ;  mais  il  .se  forma  un  comité  com- 
posé de  seize  douairièi'es  et  de  dix  savantes  célibataires  ,  dont  Ihis- 
toire  appartient  au  moyen-àge  de  Ilallam  ; 

XXXI. 

Plus  deux  ou  trois  épouses  dolentes,  séparées  de  leur  mari  sans 
qu'un  seul  fruit  parâl  leur  rameau  desséché.  Ces  dames  drmandc- 
ri'nt  à  former  la  jeune  fille  et  à  la  produire...  c'est  le  mot  consacré 
pour  exprimer  la  présentation  d'une  vierge  dans  un  raoul  où  elle 
\  ient  étaler  sa  première  rougeur  et  ses  perfections;  et  je  vous  assiu'e 
(|ue  la  première  «  saison  »  d'une  jeune  lllle  a  toute  la  douceur  du 
miel  vierge,  surtout  quand  elle  a  des  espèces. 

xxxu. 

Voyez  tous  les  indigents  et  honorables  messieurs,  les  lords  aux 
coudes  percés,  les  dandies  sans  ressource,  les  mères  vigilantes,  les 
sa'urs  altenlives  (car  les  sœurs,  pour  le  dire  eu  passant,  quand  elles 
sont  habiles,  réussi.'isent  mieux  que  les  Immmes  de  la  famille  à  ci- 
menter ces  unions  où  r<ir  reluit)  ;  voyez  tous  ces  geus-!;i,  semblables 
à  des  umuchesqui  bourdonnent  autour  d'un  pain  de  sucre,  dresser 
i-api(lcmcnt  leui'S  batleries  aulour  de  la  fortune  parsonnltiée  daiis 
cetli:  jeune  personne,  et  l'enivrer  de  valses  et  de  flatteries  ! 

X.XXIII. 

Chaque  tante,  chaque  cousine  a  sa  spéculation;  quedis-je?  les 
dames  mariées  mett('iil  quelquefois  dans  la  passion  un  tel  désinté- 
ressement que  j'en  ai  vu  courtiser  une  héritière  pour  le  compte  de 
leiii'  amant.  Tantu'ite!  Telles  sont  les  vertus  du  grand  monde  dans 
celle  ile  fortunée  où  l'on  se  tire  d'all'aire  par  Dover  ou  par  do- 
vcr  (1)  Et  souvent  la  pauvre  fille  riche,  objet  de  ces  solliciiudes, 
en  csl  à  regreller  que  son  père  n'ait  pas  laissé  d'héritiers  mâles. 

XXXIV. 

Les  unes  sont  bientôt  dans  le  sac,  les  autres  rejettent  trois  dou- 
7aiues  d'aspiranls.  Il  est  beau  de  les  voir  semant  anlour  d'elles  les 
icfus,  et  (lésappoiutanl  mainte  cousine  iiritée  ,  amies  du  parti  pro- 
jiosé,  l.s(p)('lles  commencent  à  fornmier  ces  accusations:  «  Si  miss 
une  telle  n'avait  pas  l'intention  de  |irendre  le  pauvre  Frédéric, 
pourquoi  a-telle  consenti  à  lire  ses  billels?  pourquoi  valser  avec 
lui  ?  pourquoi,  je  vous  prie,  dire  oui  hier  soir,  et  non  ce  malin  ? 

XXXV. 

t(  Ponnpioi?...  pourquoi?...  D'ailleurs  l'rilz  lui  était  véritable- 
ment attaché;  ce  n'était  pas  pour  sa  fortune,  il  en  a  bien  assez.  Un 

(1)  Jen  de  mots  iiilraduisible  sur  Dover,  ville,  et  duwer,  dot. 


temps  viendra  sans  doute  où  elle  regrettera  de  n'avoir  pas  saisi  une 
si  bonne  occasion  ;  mais  la  vieille  marquise  avait  machiné  quelque 
plan;  demain  au  raoul  j'en  veux  dire  un  mot  h  Auria  :  après  tout,  le 

pauvre  Frédéric  pourra  trouver  mieux Dites-moi,  avez-vouslu 

la  réponse  qu'elle  a  faite  h  sa  lettre?  » 

XXXVI. 

De  pimpants  uniformes,  des  blasons  couronnés  sont  dédaignés 
tour -h-tour,  jusqu"^  ce  que  l'heure  arrive  après  des  pertes  irrépa- 
rables do  temps,  de  cœurs  el  de  paris  en  faveur  des  plus  habiles  râ- 
tleurs  de  dots  opulentes  :  alors  la  gentille  créature  prend  pour 
époux  un  mililaire,  un  écrivain  ou  un  maquignon,  et  l'escouade  des 
pauvres  dédaignés  se  console  en  voyant  ce  triste  choix. 

XXXVII. 

Parfois  en  elTet ,  cédant  de  guerre  lasse  aux  importunités,  la 
jeune  personne  accepte  un  poursuivant  de  longue  date,  ou  bien 
(ce  qui  jieut-etre  arrive  plus  rareiuenf)  elle  tombe  en  partage  à  un 
homme  qui  ne  la  rechercliait  nullement.  Un  veuf  maussade,  ayant 
passé  la  quarantaine,  est  sûr  (si  l'on  (leut  conclure  d'après  les 
exemples)  de  gagner  le  gros  lot;  et  de  ipielque  manière  qu'il  l'ait 
obtenu,  je  ne  vois  là  rien  de  plus  étrange  que  dans  l'autre  loterie. 

XXXVIll. 

Moi-même...  (c'est  un  exemple  moderne  de  plus,  et  en  vérité, 
c'est  dommage  ,  grand  dommage  ([ue  ce  soit  vrai)  je  me  suis  vu 
choisi  entre  vingt  adorateurs,  quoique  je  fusse  plus  avancé  en  âge 
qu'en  sagesse.  Je  m'élais  bien  l'ctormé  avant  que  l'hymen  fit  un 
seul  être  de  ceux  qui  bientôt  devaient  redevenu'  deux ,  et  néan- 
moins je  ne  démenliiai  pas  le  généreux  public,  qui  déclara  que  la 
jeune  dame  avait  fait  un  choix  monstrueux. 

X.XXIX. 

oïl!  ])ardonnez-moi  mes  digressions...  ou  du  moins  ne  jetez  |ias 
le  livre!  Je  ne  disserte  jamais  que  dans  un  but  moral  ;  c'est  le  l)é- 
nédicité  avant  le  repas.  Comme  une  vieille  tante,  un  ami  ennuyeux, 
un  tuteur  rigide  ou  un  prêtre  zélé,  ma  muse  se  propose ,  dans  ses 
exhortations,  de  réformer  tout  le  monde,  en  tout  temps  et  en  tout 
lieu  :  c'est  ce  qui  donne  à  mon  Pégase  celle  allure  solennelle. 

XL. 

Mais  mainlenant  je  vais  devenir  immoral  :  je  me  propose  de 
mouLrer  les  choses  telles  cpi'elles  sont,  et  non  telles  (|n'ellt's  de- 
vraientèU'o;  car,  je  l'avoue,  à  m.iins  de  voir  elairenieut  la  réaliié, 
nous  ne  tirerons  jamais  parti  de  celle  verlueuso  cliarruo  qui  glisse 
sur  notre  sol ,  égratignant  à  peine  la  noire  argile  fumée  par  le 
vice,  dans  l'unique  intention  de  maintenir  le  prix  de  son  blé. 

XLI. 
Mais  nous  disposerons  d'abord  de  la  petite  Le'ila;  car  elle  était 
jeune  et  pure  comme  l'aube  d'un  beau  jonr,«ou,  comme  ce  vieux 
terme  de  comjtanaison  la  neige,  qui  e.5t  en  réalité  plus  [lure  qu'a- 
gréable. Si'inblable  Ji  bien  des  gens  que  tout  le  monde  connaît, 
don  Juau  fut  ch.irmé  de  trouver  pour  sa  jeune  prutégéc  une  ver- 
tueuse pioteclriee;  caria  liberté  lui  eût  été  peu  profitable. 

XLII. 

En  outre,  il  avait  compris  qu  il  n'était  pas  fait  poyr  le  rôle  de 
tuteur  (je  voudrais  que  certains  autres  lissent  la  même  découverte); 
il  (l'élit  pas  fâché  de  resier  neutre  en  semblable  matière  ;  car  les 
fautes  ,4es  pupilles  rejaillissent  sur  ceux  qui  les  dirigent.  Lors  dune 
qu  il  vit  laul  de  vénérables  dames  solliciter  l'honneur  d'apprivoiser 
sa  petite  sauvage  d'Asie,  d  après  l'avis  de  la  «  Socii'dé  puur  lu  sup- 
pression du  vice ,  »  il  fixa  son  choix  sur  lady  Pinchbeck. 

xmi. 

Elle  était  vieille...  mais  elle  avait  élc  très  jeune;  elle  était  ver- 
tueuse... eU'avait  toujoursélé.je  pense;  el  pourtant  le  monde  est  si 
médisant  que...  .Mais  j'ai  l'oreille  troj)  chaste  pour  accueillir  une 
seule  syllabe  réprébcnsible;  dans  le  fait,  ricii  ne  m'afllige  Çuuinii: 
le  caquelage,  cette  abominable  pâture  ruminée  par  le  bétail  luiiu.uii. 

XLIV. 
D'ailleurs  j'ai  remarqué  (notez  qu'en  matières  décenles  j'éiais 
aulrefois  un  jiassable  observateur);  j'ai  remarqué,  dis-jo.  et  à 
moins  d'être  un  sot  chacun  a  pu  en  faire  autant,  que  los  dames  ([ui 
se  sont  éii:anoi.péos  dans  leur  jeunesse,  outi'e  leur  coniiaissanee  du 
monde  et  la  conscience  qu'elles  onl  des  funestes  conséquences 
d'un  faux  pas,  sont  habiles  îi  prémunir  contre  des  dangers  que 
ne  connaîtront  jamais  des  âmes  inaccessible^^ toute  passion. 

XLV.  «*. 

Pendant  que  la  prude  rigide  dédommage  sa  vertu  en  raillant  les 
passions  qu'elle  ignore  et  qu'elle  envie,  cherchant  beaucoup  moins 
à  vous  sauver  qu'à  vous  nuire  et  même  à  vous  discicditer  aux  yeux 


LES  VEILLI-ES  LITTÉKAIKES  ILLUSTRÉES. 


du  nionflc...  la  feinino  oxpL-rinienlc^o  est  indulfri-tito;  (.-llo  «aRne 
»olrt'  coiiliancc  |iiir  «lu  ilouccs  (jurolcs,  vous  conjure  de  rôllt^rliir 
uvaiil  du  vous  lancer  ol  vuiis  cxpliiiue  eu  détail  le  dcbul,  la  liu  cl 
!>■  uiilieu  de  ccKn  grande  cnigme,  l  épopée  de  l'amour. 

XLVI. 

Soil  par  oiMie  raison,  soil  qu'i-lles  aient  plus  de  vigilance  en 
sciilani  davantage  le  besoin,  je  crois  qu'on  peul  afïirnier,  d■ap^^s 
l'exeniple  de  bien  des  rainilics,  que  les  jeunes  personnes  dont  les 
mères  ont  eonnu  le  monde  ^lar  expérience,  et  non  par  les  li\res 
seuls,  sont  plus  propres  h  ligiiicr  au  rnarclié  de  rlnnien,  à  ce 
Smiilifield  des  vestales ,  qu'élaut  été  élevées  par  des  prudes  sans 
ra-ur. 

XLVII. 

J'ai  dit  que  ladv  Pinch- 
beck avait  fait  parler  d'el- 
le... de  quelle  fernine  n'a- 
l-on  pas  parlé  pour  peu 
qu'elle  fûi  jeune  eliolie? 
Mais  le  TauUtme  de  la  mé- 
di.sancc  avail  cessé  de  rô- 
der autour  d'elle  :  on  ne 
lacilail|dusquepourson 
esprit  et  son  amabilité,  el 
l'on  avait  retenu  plusieurs 
de  ses  bons  mois  ;  puis  elle 
était  humaine  el  charita- 
ble, et  pa.ssait  (du  moins 
dans  les  dernières  an  nées 
de  sa  vie)  pour  une  épouse 
exemplaire. 

XLVIII. 

Allière  dans  les  haut» 
cercles,  affable  dans  le 
sien ,  elle  réprimandait 
doucement  la  jeunesse, 
toutes  les  fois  que  celle-ci 
montrait  une  funeste  dis- 
position .M'errcur  ;  e'cst- 
a-direqu'ellela  répriman- 
dait chaque  jour  :  on  ne 
s.iurait  dire  tout  le  bien 
((u'elle  faisait  ;  du  moins 
le  rapporter  serait  allon- 
ger beaucouj)  mon  récit. 
Href  la  petite  orpheline 
dOrienl  lui  avait  inspiré 
un  intérétsanscesse  crois- 
sant. 

XLIX. 

Juan  était  également 
dans  ses  bonnes  gr;'ices, 
Iiarce  qu'au  fond  elle  lui 
croyait  un  bon  cœur,  un 
pou  gâté  mais  non  totale- 
ment corrompu  ,  ce  qui 
certes  était  surprenant,  si 
l'on  considère  les  vicissi- 
tudes qu'il  avait  subies  et 
dont  il  pouvait  à  peine  se 
rendre  compte.  Ce  qui  au- 
rait snfû  pour  en  perdre 
lanld'autres  n'avait  point 
eu  cet  effet  sur  lui ,  du 

moins  complélcment 

car  dès  sa  jeunesse  il  avait 

passé  par  trop  d'épreuves  pour  qu'aucune  pi'il  le  surprendre. 


Ils  virent  Berlin,  DresUe,  ju6(|u'à  ce  qu'ils  fussent  arrivés  sur  les 
rives  châtelées  du  Rhin. 


comme  se  transmet  le  vacht  du  Inrd  maire,  ou  comparaison  WuT 
poétique,  comme  la  conque  de  (;>lliéice. 

LU. 

J'appelle  cela  transmission,  car  il  est  un  niveau  noltanl  de  talents 
et  de  gnkes  oui  passe  de  miss  en  miss,  .«.eloii  les  plis  du  cerveau 
et  la  courbe  de  I  échine.  Les  unes  vaNc-nl,  d'autres  des.sincnt  • 
ce  les-ci  sondent  I  abîme  do  la  méUipliNsiqn.',  celles-là  se  borncnî 
a  la  musique;  les  plus  modérées  brillent  par  Icspril,  pendant  que 
d  autres  ont  le  génie  enclin  aux  attaques  nerveuses. 

LUI. 
Mais  que  les  nerfs,  l'esprit,  le  piano,  la  théologie,  les  arts  ou  Im 

corsets  continuent  jioiir 
le  moment  riiaiiieron  (iri-- 
eenlé  aux  gentlemen  ou 
aiix  lords  légitimes,  l'an- 
née e\|)iratite  transmet 
son  bagage  h  celle  qui 
naît  ;  les  regards  des  hom- 
mes et  les  éloges  du.s  à  la 
suprême  élégance  et  ce- 
tera sont  réclamés  par  de 
nouvelles  fournéesdc  ves- 
tales  toutes  créatures 

sans  pareilles,  qui  ne  de- 
inandcnl  qu'à  s'appareil- 
ler. 

LIV. 

Maintenant  j'en  viens  à 
mon  poème.  On  trouvera 
peut-ôtre  bizarre,  sinon 
tout-à-fait  neuf,  que  de- 
puis le  premier  chant  jus- 
qu'ici, je  n'aie  pas  enco- 
re véritablement  entamé 
mon  sujet  :  ces  douze  pre- 
miers livres  ne  sont  que 
de  simples  Dorilures,  des 
préludes  ,  pour  essa.yer 
une  ou  deux  cordes  de  ma 
bre  ou  pour  en  ratl'ermir 
les  chevilles  ;  cela  fait, 
vous  allez  entendre  1  ou- 
verture. 

LV. 

Mes  muscs  se  soucient, 
comme  d'une  pincée  de 
colophane  ,  de  ce  qu'on 
nomme  succès  ou  insuc- 
cès: de  pareilles  pensées 
sont  toul-à-fait  au-des- 
sous du  vol  qu'elles  ont 
pris;  leur  but  est  de  don- 
ner «  une  grande  leçon 
morale.  »  Je  crovais.'en 
commençant,  qu'environ 
deux  douzaines  de  chants 
suffiraient;  mais  à  la  re- 
quête d'Apollon ,  si  mon 
Pégase  n'est  pas  ércinlé, 
je  pourrai  bien  sans  effort 
atleiudrc  la  centaine. 


Ue  pareilles  vicissitudes  vont  bien  à  la  jeunesse  ;  viennent-elles 

ont^l    "vV«r.'''V'"'°^    pas  plus  sage.  L'adversité  est  la  première 

le  di^  vrai:  celui  qui  a  connu  la  guerre,  les  tempêtes  ou  les  fu- 

leurs  de  la  femme,  qu'il  compte  dix-liuit  ou  quali'e-vingts  hivers 

a  conquis  1  inestimable  expérience.  «^  ""b»  mvcrs, 

^  U. 

lu'.iosl'!.''.,'!"'^'^'"  "  '-''Vl"-^''"e,  c'est  une  autre  question...  Notre 
hme.  ,„M  rr''^r''''-P'i"''^^-'^°  <="  sûreté  sous  l'aile  d'une 
SieiH  li  11"  '"*'■'"  """  '■'^P"'*  looglemps  mariée  et  par  con- 
ù  û'  e"u  ÔL'l"'''"'"?'  ?  '•"' ,P«'""'"--'i'  à  1='  "1ère  .le  transférer 
a  une  aulie  toute»  les  perlectiyns  dont  elle  avait  orné  sa  progéniture, 


LVI. 

Don  Juan  vit  ce  micros- 
corne  sur  échasses  qu'on 
appelle  le  grand  monde .  cl  qui  est  certes  le  plus  petit,  bien  <pie  le 
jiliis  haut  juché:  mais  de  même  que  le  glaive  a  une  poi-née  qui 
aceioîl  sa  puissance  houiicide,  de  même  le  monde  inférieur  doit 
toujours  obéir  au  monde  supérieur,  lequel  est  ilu  premier  la  poi- 
gnée, la  lune,  le  soleil,  le  gaz,  la  chandelle  à  deux  liards. 

LVIl. 

Il  avait  beaucoup  d'amis  ayant  femme,  et  se  troiiv.-ut  bien  vu 
des  deux  conjoints,  jusqu'à  ce  degré  damilic  qui  peut  s'.iccepier  ou 
non ,  sans  qu  il  en  résulte  ni  bien  ni  mal,  ces  relations  n'avant 
d'autre  but  que  d'employer  les  carrosses  des  gens  du  monde  e"t  de 
les  réunir  et  d  avoir  des  soirées  par  billets  d'inviiation.  GiAce  aux 
mascarades,  aux  fêtes  el  aux  bals,  pour  la  première  saison,  cette  vie 
a  son  charme. 

LVIll. 

Avec  un  nome!  de  la  fortune,  un  jeune  célibataire  a  un  rôle  cm- 


œUVKES  GO^lPLl'iïES  DE  LORD  BYRON. 


249 


IjiU'rassant  à  Jouer;  car  la  bonne  société  n'est  qu'un  jeu  que  l'on 
peut  comparer  au  «jeu  rojal  do  l'oie,  »  oîi  chacun  a  un  but  distinct, 
un  objet  en  vue  ou  un  plan  à  dresser...  les  demoiselles  cherchent 
à  se  doubler,  les  femmes  mariées  h  éviter  bien  de  la  peine  aux 
jeunes  filles. 

LIX. 

.le  ne  dis  pas  que  cela  soit  général  ;  mais  on  en  voit  des  exemples. 
Ouelijues  vieriies  néanmoins  se  tiennent  droites  comme  des  peu- 
pliers, avec  de  bons  principes  pour  racines;  mais  beaucoup  ont  une 
méthode  plus  réticulaire...  et  «  pèchent  aux  hommes  »  comme  des 
sirènes  mélodieuses.  Parlez  six  fois  à  la  même  demoiselle,  et  vous 
pouvez  commander  les  habits  de  noce. 

LX. 
Peut-être  recevrez-vous 
une  lettre  de  la  mère  pour 
vous  dire  que  les  senti- 
uienls  de  sa  fille  ont  été 
.surpris  ;  peut-êtreun  frère 
à  carrure,  à  corset  et  à  fa- 
voris,"viendra-t-il  vous  de- 
mander «quelles  sont  vos 
intentions.  »  De  manière 
ou  d'autre  le  cœur  de  la 
vierfie  attend  votre  main; 
et  touché  de  pitié  pour 
elle  et  pour  vous-même, 
vous  ajouterez  un  nom  à 
la  liste  des  cures  matri- 
moniales. 

LXI. 

J'ai  vu  bâcler  ainsi  une 
douzaine  de  mariages , 
dont  plusieurs  de  la  plus 
haute  volée.  J'ai  connu 
aussi  de  jeunes  hommes 
qui...  dédaignant  de  dis- 
cuter des  prétentions 
qu'ils  n'avaient  jamais 
songé  à  manifester,  et  ne 
se  laissant  effrayer  ni  par 
de^  caquets  de  femmes,  ni 
par  une  paire  de  mousta- 
ches, sont  restés  seuls  et 
tranquilles  et  ont  vécu  , 
ainsi  que  la  belle  incon-' 
s(dable ,  beaucoup  plus 
heureux  que  si  l'hymen 
eût  joint  leurs  destinées. 

LXII. 

Il  existe  aussi  chaque 
soir ,  pour  les  novices  , 
un  péril...  moins  grand, 
il  est  vrai,  que  l'amour 
et  le  mariage,  mais  qu'il 
n'en  faut  pas  moins  évi- 
ter :  c'est Mon  inten- 
tion n'est  point  et  n'a 
jamais  été  de  déprécier 
l'apparence  de  la  vertu, 
même  dans  les  gens  vi- 
cieux  elle  leur  donne 

au  moins  la  grâce  exlé- 
rieure Je  veux  seule- 
ment signaler  cette  espèce 
amphibie  de  courtisanes 
couleur  de  rose,  c'est-à-dire  ni  blanches  ni  rouges. 

LXIII. 
Telle  est  la  froide  coquette  qui  ne  sait  pas  dire  «  non  !  »  et  ne  veut 
pas  dire  «oui!  »  mais  qui  vous  laisse  au  large  et  sous  le  vent,  jus- 
(|u'à  ce  que  la  brise  commence  à  fraîchir,  puis  rit  sous  ca]ie  du 
naufrage  de  voire  cœur.  Telle  est  la  source  de  tout  un  monde  de 
douleurs  sentimentales  ;  voilà  ce  qui ,  chaque  année,  plonge  de  nou- 
veaux Werthers  dans  une  tombe  prématurée.  Mais  tout" cela  n'est 
qu'un  innocent  badinage;  ce  n'est  pas  tout-à-fait  de  l'adultère, 
cest  seulement  de  l'adultération. 

LXIV. 

Grands  dieux  !  que  je  deviens  bavard  !  Jasons  donc.  Le  péril  qui 
vient  après  celui-là,  mais  le  plus  redoutable,  à  mon  avis,  c'est  lors- 
que, sans  égard  pour  l'Eglise  et  l'Etat,  une  femme  mariée  fait  ou  se 
laisse  faire  sérieusenuMil  l'amour.  A  l'élranger,  ces  accidents  déci- 


Uon  Juan  vit  les  premières  beautés  d'AlIjion 


dent  rarement  du  destin  d'une  femme  (c'est  là,  ô  voyageur,  une 
vérité  que  tu  apprends  aisément)...  mais  dans  la  vieille  Angleterre, 
si  une  jeune  épouse  manque  à  ses  devoirs ,  pauvre  créature  1  la  faute 
d'Eve  n'était  rien  auprès  de  la  sienne. 

LXV. 
Car  c'est  un  pays  de  cancans  et  de  bassesse,  de  gazettes  et  de 
procès,  où  un  jeune  couple  ne  peut  se  lier  d'amitié  sans  que  le  inonde 
fasse  tapagi'.  Puis  vient  le  Jeu  vulgaire  de  ces  damnés  dommages  et 
intérêts.  Un  arrêt...  douloureux  pour  qui  le  provoque...  forme  un 
triste  comjjlément  aux  romantiques  hommages;  sans  compter  ces 
agréables  harangues  des  avocats,  et  ces  dépositions  de  témoins  qui 
divertissent  les  lecteurs. 

LXVI. 
Mais  c'est  un  péige  oii 
ne  tombent  que  de  sim- 
_  j_  pies  débutantes  ;  un  léger 

vernis  d'hypocrisie  a  sau- 
vé la  réputation  d'innom- 
brables pécheresses  de 
haut  parage  ,  les  plus 
charmantes  oligarques  de 
notre  gynocratie.  On  peut 
les  voir  à  tous  les  bals  et  à 
tous  les  dîners,  parmi  la 
fleur  de  notre  noblesse, 
toujours  aimables ,  gra- 
cieuses ,    charitables    et 

chastes c'est  qu'elles 

ont  du  tact  aussi  bien  que 
du  goût. 

L.KV11. 
Juan  ,  qui  n'était  plus 
un  novice  ,  avait  encore 
une  autre  sauvegarde  :  il 

éiail  dégoùlé non,  ce 

n'est  pas  dégoûté  que  je 
veux  dire...  mais  il  avait 
pris  une  telle  dose  d'a- 
mour de  premièrequalitc, 
que  son  cœur  était  devenu 
moins  sensible. Voilà  tout 
ce  que  je  voulais  dire , 
sans  déprécier  en  aucune 
façon  l'île  aux  blanches 
falaises ,  aux  blanches  é- 
paules,  aux  yeux  bleus, 
aux  bas  plus  bleus  en- 
core ;  terre  de  dîmes,  de 
taxes ,  de  créanciers  et  de 
portes  bruyantes. 

LXVllI. 

Mais  du  sein  des  con- 
trées romanesques ,  oii 
c'est  la  mort  et  non  un 
procès  que  la  passion  doit 
atïronter,  et  où  la  passion 
elle-même  a  une  [winle 
de  délire,  Juan  ,  trans- 
porté encore  jeune  dans 
une  société  où  l'amour 
n'est  guère  qu'une  affaire 
de  mode,  lui  trouvait  un 
caractère  moitié  mercan- 
tileet  moitié  pédantesque, 
quelque  estime  qu'il  pût 
a\oir  d'ailleurs  pour  celle  nation  toute  morale.  En  outre  (hélas! 
pardonnez-lui  cl  plaignez  son  manque  de  goût),  il  n'y  trouva  pas 
d'abord  les  femmes  jolies. 

LXIX. 
Je  dis  :  «  d'abord  »...  car  il  reconnut  à  la  fin ,  mais  par  degrés, 
qu'elles  l'emportent  de  beaucoup  sur  les  beautés  les  plus  brillantes 
que  fait  éclore  l'astre  d'Orient  :  nouvelle  preuve  du  danger  de  juger 
à  la  légère;  et  pourtant,  s'il  manquait  de  goût,  ce  n'est  point  faute 
d'expérience...  la  vérité  est,  si  les  hommes  voulaient  en  convenir, 
que  les  nouveautés  plaisent  moins  qu'elles  ne  frappent, 

LXX. 

Bien  qu'ayant  voyagé,  je  n'ai  jamais  eu  le  bonheur  de  remonter 
cesfleu\es  insaisissables  de  la  noire  Afrique,  le  Nil  ou  le  Niger, 
jusqu'à  linabordable  Tombouctou,  lieux  où  la  géographie  ne  trouve 
pi'isoiiiie  qui  veuille  lui  offrir  une  carte  fidèle...  car  1  Europe  trace 


290 


LUS  VEiLLÏiiiS  LITIËIUlIlliS  iLLUSTltÉKS. 


on  Ari'i(|iic  sdii  «illon  comme  un  bœuf  pniessRux  ;  mais  si  j'aMiis 
il<>  il  Ti)iiii)i>iiciuu  ,  on  m'y  eùl  sans  doulc  upiuis  que  lu  noir  est  la 
p.oultuitic  la  buiiuli-, 

LXXI. 
lil  rol;i  r.st.  on  oITel.  Jo  nojnriMais  pas  que  le  noir  c-l  bl.inr;  iiinis 
je  s(ni|  rnnne  qu'au  l'iiiiil  le  blanc  est  noir,  cl  (pril  n'y  a  là  (|uinic 
quesi'iin  (l'optlipii:  Inlerrugez  un  aveugle  ,  lo  meilleur  juge  en  crllo 
nialiérc.  Vous  alliiqueie/  penl-ùuc  celle  nnuvelle  thèse...  m.nis  j':ii 
riii.Min;  et  si  j'ai  Uni,  je  no  ine  rendrai  qu'à  lu  tiernii're  exirêmité. 
il  n'cRt  pour  l'axeu^lc  ni  nuit,  ni  aurore;  mais  |ionr  lui  luut  est 
noir;  el  vous,  que  voyez-vous V...  Une  douteuse  étincelle, 

I.XXII. 

Mais  mo  voilà  rclnnibi''  ilaiis  la  inétanliysiipie.  co  labyrinthe  dont 
le  lil  est  (II-  la  nii^Mie  ruliiic  que  tons  les  remèilc!  pour  la  puéilson 
des  phlhisiqufts,  ces  brillantes  phah'-nes  qu'on  voit  volliiicr  autour 
d'une  ll.iiTimo  expiranle  licite  rctlexion  me  ramène  au  pliysi(iue 
piM-  cl  simple,  el  aux  chainics  d  une  beauté  élranfrcre,  comparés  h 
CCS  perles  puics  cl  précieuses  ,  véritables  élés  polaires,  tout  soleil , 
non  sans  quelque  glace. 

LXXIII. 

Ou  plutôt  disons  que  ce  sont  de  vertueuses  sirènes,  belles  au-des- 
sus (le  la  ceinture,  nuiis  finissant  en  poissons non  qu  il  ne  s  en 

trouve  un  certain  iiond)re  douées  d'un  respect  fort  hutinOte  pour 
IfMU'  propre  vohnité.  Oomiue  les  Russes  au  sortir  d'un  bain  chaud 
se  ronlenl  dan.s  la  neifio,  elles  sonl  vcrlueu«csau  fniul.  alors  nifme 
qu'elles  s'abandimneul  uu  vice  ;  elles  s'échanirent  dans  de  vohii)- 
lueux  écarts,  maison!  toujours  en  réserve  le  repentir. 

I.XXIV. 

niais  ceci  n'a  rien  de  commun  avec  leur  extérieur.  Je  disais  donc 
qu'au  premier  abord,  Juan  ne  les  avail  pas  Irouvées  jolies;  car  une 
bel'c  Aufrlaise  caclic  la  moitié  de  ses  atirails...  sans  doute  par  clia- 
riié...  elle  aime  mieux  se  plisser  paisiblement  dans  voire  cœur  (pie 
du  le  prendre  d'as.saut  ,  comme  ou  s'empare  dune  ville  ennenue; 
mais  une  fois  qu'elle  est  dans  la  place  'si  vous  doutez  du  fait ,  cs- 
sa\ez-en,  je  vous  prie;,  elle  la  garde  pour  vous  en  lidèle  alliée. 

LXXV. 

Elle  n'a  point  la  démarche  du  coursier  arabe,  on  de  la  jeune  An- 
dalonse  revenant  de  la  messe;  elle  n'a  point  dans  sa  loileiie  lélé- 
gance  française  ,  et  la  llamme  ausonienne  un  brùlc  pas  dans  son 
regard:  sa  voix,  bien  que  douce,  n'est  |)oini  laite  pour  gazouiller 
ces  airs  de  In-artira  (auxquels  je  in'aecouluuu' à  peiiu',  cpioique  j'aie 
passé  sept  années  en  Italie,  el  que  j'aie  ou  tpie  j'aie  eu  aulicfois 
l'oreille  assez  musicale)... 

LXXYI. 

Ulle  ne  saurait  f.iire  ces  choses,  non  |ilus  (pi'une  ou  deux  autres, 

avec  celle  ai<ance  et  ce  piquant  qui  sont  si  si'ir»  do  plaire pour 

donner  au  iliable  ce  qiu  lui  revient.  Klle  csl  un  peu  moins  prodigue 
de  sourires,  el  ne  va  pas  jusqu'au  bout  dans  une  seule  cnirovue 
(chose  pourtant  1res  louable  comme  épargnant  beaucoup  de  temps 
el  de  iracas)...  mais  quoique  le  terrain  exige  du  temps  el  des  soins, 
étant  bien  cultivé,  il  peut  vous  payer  avec  usure. 

I.XXVII. 

\-.\  en  cfl'el ,  s  il  lui  arrive  de  s'éprendre  d'une  belle  passion,  je 
vous  assure  que  c'e?l  une  chose  fort  sérieuse  :  neuf  fois  sur  dix  ce 
sera  caprice,  modo,  coqueiterie,  envie  de  primer,  orgueil  d'un  en- 
fant tout  lier  de  sa  ceinture  neuve,  ou  désir  de  fau'e  saigner  le  cœur 
d'une  livale;  mais  la  dixième  fors  ce  sera  une  Irombe,  eldnns  ces 
cas,  il  n'est  rien  dont  ces  dames  ne  soient  capables. 

LXXVIII. 

La  raison  en  est  évidenle  :  s  il  survient  un  éclat,  elles  sont  ban- 
nies de  leur  ca^te  et  deviennent  des  parias  ;  et  lorsque  la  loi,  dans 
ses  suscepiibililés  .  a  rempli  les  gazelles  de  mille  commentaires,  la 
société,  celle  pircilaine  sans  défaut  (l'hypocrite!)  les  rejette  de  son 
sein  comn.e  Marins,  et  les  envoie  s'asseoir  siu'  les  ruines  de  leur 
faute;  car  la  réputation  est  une  Carthage  qu'on  ne  rebfllil  point. 

LXXiX. 

l'ent-èlrc  doit-il  en  être  ainsi...  c'est  le  commoniaire  de  ce  pas- 
sage de  riivangile  :  «  Ne  péchez  plus  ,  el  que  vos  péchés  vous  .soient 
remis  »...  Mais  à  cet  égard  ,  je  laisse  les  sainis  solder  eolie  ei.x 
Icnis  coniples  A  l'élningcr  ,  qnoitpie  cerlaincment  cm  ail  gra'id 
tort,  une  lenune  ijui  a  failli  trouve  une  porte  ouverle  pour  revenir 
à  la  vertu...  connue  on  appelle  cotte  dame  (jui  devrait  toujours  èlre 
accessible  à  tout  le  monde. 

LXXX. 

Pour  moi,  je  laisse  la  question  où  jo  la  trouve,  sachant  qu'une 
vertu  si  sosccpUble  naboulil  qu'à  rendre  les  gens  nulle  fois  plus 
indilVércntsà  son  égaid.  el  à  leur  faire  moins  peur  du  péelié  en  lui- 
même  que  de  sa  puldieié.  Quant  à  la  chasteté^  toutes  les  lo  s  com- 
moiilces  par  les  (ibis  rigoureux  législcs  n'y  contraindront  jamais 
pi'rsonne;  elles  ne  fou'  quaiigiaver  lo  criiuc  qu'elles  ii'onl  pu 
empêcher  en  jetant  dans  le  désespoir  des  Coupables  qui  peiil-élre 
se  seraient  rciientis. 


IXXXI. 

Mais  Juan  n'éfail  pas  casnisle  ,  et  n'aNaii  point  médilé  le*  Icc  in^ 
morales  données  nu  KCnrc  luim.iin  ;  d'ailleurs,  de  |)bMiniirs  ci-i'itaj- 
ucs  qu'il  avait  vues,  il  n'avait  pas  rencontré  une  seule  femme  com- 
plètement à  sim  goût.  Comme  il  él.iit  nu  p^n  blasé,  rien  d'étonnant 
à  ce  que  son  cieur  fdt  malntenanl  plus  diflic  \,-  à  entamer  :  bien 
(jue  st!s  succès  ne  reusscnl  pas  rendu  vain,  sa  sensibilité  était  '•■ . - 
demmcnt  amortie. 

I.XXXII. 

lîn  outre,  de  nouveaux  spectacles  avaient  distrait  son  alleniion  , 
il  avait  visité  lo  parlement  el  maint  anlri;  lien  :  il  avait  as-isié  dans 
une  place  privilégiée  aux  débats  nocturnes  où  fulminaient  des  voix 
élixpieiites  maintenant  muettes,  alors  que  le  monde  entier  fixait  ses 
regards  sur  nos  lumières  du  Nord  dont  l'éclat  biill'.iit  jus'pi  au  jiolc 
Il  avait  aussi  de  temps  en  temps  pris  place  derrière  le  trône;  mais 
Grey  n  était  pas  encore,  et  Chatham  n'était  plus. 

Lxxxiri. 

Toutefois,  il  avait  vu, à  la  clôture  de  la  session,  ce  spcclaclc  mi- 
jeslueux,  quand  la  nation  est  vraiment  libre,  ce  spectacle  d  un  rui 
siégeant  sur  son  trône  constitutionnel,  ce  IrAne  le  plus  glorieux  de 
tous,  bien  que  cette  vérité  doive  être  méconnue  di's  desjiolcs.  jus- 
qu'au jour  où  les  progrès  de  la  liberté  auront  complété  b;nr  éduca- 
tion. Ce  qui,  dans  un  tel  spectacle,  fiappe  les  yeux  clic  cœur,  ce 
n  est  pas  la  seule  splendeur...  c'est  la  conliauce  Uu  peuple. 

LXXXIV. 

Lh,  il  vil  aussi  (quel  qu'il  puisse  être  aujourd'hui)  un  prince, 
alors  le  prince  des  princes,  riche  d'espérances ,  à  la  fleur  de  l'ûge, 
el  déployant  jusque  dans  s  s  saints  une  fascination  magique.  Bien 
(pie  lo  signe  de  la  royauté  l'ûl  écrit  sur  son  front ,  il  avait  alors  le 
niùi'itc,  rare  en  tout  pays,  d'être  de  la  têteaux  pieds,  et  sans  mé- 
lange de  faluilé,  le  type  d'un  gentleman  accompli. 

LXXXV. 

Juan  fut  reçu,  comme  on  l'a  vu,  dans  la  meilleure  société;  cl 
alors  il  lui  advint  ce  qui,  je  le  crains,  arrive  trop  souvent,  quelque 
modéré  el  paisible  que  l'on  soit...  ses  talents,  son  charmant  carac- 
tère, son  air  comi)léleinenl  ilislingué,  l'exposèrent  nalureileinenl  h 
des  tenlalions,  bien  qn  il  évitât. avec  soin  toute  occasion. 

LXXXVI. 
Mais  quelles  tenlalions  ,  où,  avec  qui,  quand  el  pourquoi?  Ce 
sonl  des  questions  auxquelles  je  ne  puis  répuidre  à  l.i  liùle  ;  el 
comme  ccl  ouvrage  a  un  but  moral,  quoi  qu'on  en  dise,  il  est  pro- 
bable (|no  les  veux  d'aucun  de  mes  lecleurs  ne  resteront  secs;  l'ar 
je  barcelbirai  leur  sensibilité  ju.sque  dans  ses  derniers  relrancbe- 
meuls  .  el  j'élèverai ,  en  lait  de  pathéli(pie.  le  moninicnl  colossal , 
que  le  fils  de  Philippe  se  proposait  de  taillei' dans  lemoul  Alhos. 

l.XXXVll. 
Ici  finit  le  douzième  chant  de  notre  introduction.  Quand  le  corps 
du  p(ième  sera  commencé,  vous  le  trouverez  tout  dilTérent  de  ce 
(pi'on  en  dit  ;  h  présent  le  plan  se  mûrit  encore.  Je  ne  puis,  lec-lenr, 
v(uis  conlraindre  à  poursuivre  ;  c'est  votre  atVaiie  el  non  la  mieni 
uu  homme  qui  se  respecte  ne  doit  ni  braver  ni  craindre. 

LXXXVIII. 

Kl  si  ma  foudre  fait  long  feu  quehpu'fois,  rappelez-vous,  lecteur, 
que  je  vous  ai  donné  la  plus  terrible  des  lenipètes,  el  la  plus  belle 
di;s  batailles  qu'on  ait  jamais  brassées  à  l'aide  des  élémenis  et  du 
sang,  sans  compter  le  jibis  subi,  me  (bs...  Dieu  sait  quell  s  cliosc.;  j'y 
ai  udsesencore!  un  usurier  n'en  saurait  exiger  davantage.  M.iism"ii 
meilleur  cbani,  apivs  celui  qui  irailera  de  laslronomie,  sera  cou 
cré  à  l'économie  politique. 

LXXXIX. 

C'est  par  là  malntenanl  qu'on  arrive  à  la  popularité  ;  aujoiird  Irii 
qu'il  reste  à  peine  un  échalas  à  la  baie  du  domaine  publie,  ea-e:- 
gner  au  peuple  le  moyen  de  la  franchir  ,  c'est  faire  acte  de  eh  oilé 
patriotique.  .Mon  plan  (mais  je  le  tiens  secret  ,  ne  fi'il-ce  <pie  p  oir 
me  singulariser;,  mon  plan  sera  très  certainement  goûté.  En  atooi  - 
danl.  lisez  tous  les  écrits  des  amortisseurs  de  la  deite  naliouali', 
et  dites-moi  ce  que  vous  pensez  de  ces  grands  penseurs. 


CIIVM    Xlil. 

l. 

Mainienant  j'entends  être  grave il  le  faut  bien  ,  pn'-ii»  le 

n.>s  jiMirs  le  rire  paraît  une  arme  dangeree.s.?.  On'faii  on  e.,  ,, •■  à 
la  vertu  d'une  plaisanterie  qu'elle  aura   laocée  eo:r  la 

critique  la  considère comuiedcstrucirice  D'ailleur-  le 

source  de  sublime  ,  bien  <|u'un  ifàt  faîigan!  lors. pi 
mon  poème  va  donc  prendre  l'flpecl  imposunl  el  -il.  iii'  I   <\  ki 
temple Téduit  à  une  seule  colonne. 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  LORD  BYRON, 


II. 

Lady  Ad^'liiio  Amuiuli'ville  (\iftiix  nom  noniiniiil  que  pmivent  re- 
ti'OuveV  ihiiis  lus  géiié;ilofi;icsceiiX(iui  explcirenl.  les  deniier.-i  cliamps 
de  ce  tcn-aiii  f,'ivllii(|ue)  étail  de  liant  liff[ias:e,  riche  des-  Wens  qne 
son  (lèie  lui  avail  laissés,  cl  belle  même  dans  ceUe  île  où  la  beauté 
alKjnde,  dans  celle  Arigleleire  regardée  avec  raison  par  les  pa- 
Iriules  comme  le  sol  qui  produit  des  modèles  en  corps  elen  âaies. 

111. 
Je  ne  contesterai  pas,  ce  n'est  pas  mon  aOairc;  je  laisse  à  ces 
gens  leur  goûl  qui  est  sans  doute  le  meilleur.  Des  yeux  sont  des 
.MUX  ,  et  qu'ils  soient  bleus  ou  noirs,  peu  importe,  pourvu  qu'ils 
ri'mplissent  leur  but;  c'est  suliise  que  disputer  sur  la  couleur  :  les 
idiis  tendres  doivent  l'cniportei'.  Le  beau  se.xe  dnit  toujours  être 
bi\iu,  et  nul  liommc,  avant  trente  ans,  ne  doit  sujiposer  qu'il 
existe  au  monde  une  femme  laide. 

IV. 

Et  après  cette  époque  sereine  et  tani  soit  peu  stupid-',  cet  en- 
nuyeux passage  k  des  jours  tout-à-fait  calmes,  où  notre  lune  n'est 
plus  dans  .son  plein,  nous  pouvons  nous  aventurer  à  criiirpier  ou  à 
louer;  car  l'indifl'érence  commence  à  endormir  nos  pas.sions,  et 
nous  marchons  dan.'i  les  voies  de  la  sagesse;  tournure  et  visage  nous 
di-seiit  qu'il  est  temps  de  codei'  la  place  aux  plus  jeunes. 

V. 

11  est  des  hommes  ,  je  le  .'•ais  ,  qui  voudraient  reculer  cette  ère  de 
la  vie,  résignant  à  regret  leur  poste,  comme  les  gens  en  place: 
mais  c'est  pure  illusion,  car  ils  ont  passé  l'équaleur  de  la  vie.  Il 
Icui'  resie  encore  le  bordeaux  et  le  madère  pour  arroser  la  sécheresse 
du  déclin  ;  ils  ont  aussi  pour  consolation  les  réunions  de  comté,  le 
parlement,  la  dette  publique,  et  je  ne  sais  quoi  encore. 

VI. 

Puis,  n'ont-ils  pas  la  religion,  la  réforme,  la  paix,  la  guerre ,  les 
inipùls,  et  ce  qu'on  appelle  la  Nation,  la  lutte  à  (|ui  sera  choisi  pour 
pilote  dans  la  tempête,  les  spéculations  agricoles  et  financières? 
N'ont-ils  pas  les  joies  d'une  mutuelle  haine,  pour  entretenir  leur 
ardeur  et  occuper  la  place  de  l'amour  qui  n'est  qu'une  hallucina- 
tion ?  Or,  la  haine  est  cerlainenient  le  plus  durable  des  plaisirs  ;  un 
se  presse  d'aimer,  on  se  déteste  à  loisir. 

VU. 

<!c  bourru  de  Johnson,  grand  moraliste,  déclarait  ouvertement 
«  qu'il  aimait  un  franc  ha'isseur  ji...  C'est  la  seule  vérité  dont  on  ait 
fait  l'aveu  depuis  mille  ans,  Peut-ôlre  n'élance  qu'ufie  boutade  de 
cet  élégant  vieillard...  Pour  moi,  je  ne  suis^'u'un  simjde  spectateur, 
et  je  promène  mes  regards  sur  les  palais  et  les  chaumières,  à  peu 
près  comme  le  Méphistophélès  de  Goellic. 

Vin, 

Miiis  je  ne  fais  d'excès  ni  dans  liamour  ni  dans  la  haine  ,  quoi- 
qu'il n'en  ait  pas  toujours  été  ainsi.  Si  je  raille  (luelquefois,  c'est 
que  je  ne  puis  m'en  empêcher ,  et  qpe  de  temps  à  autre  mon  vers 
s'.en  accommode.  Je  ne  demanderais-  pas  mieux  que  de  redresser 
lies  torts  des  hommes ,  et  au  lieu  de  punir  leurs  crimes,  jeienierais 
ie  les  réprimer,  si  Cervantes,  dans  sa  trop  véridique  histoire  de 
don  Quichotte,  n'avait  démontré  l'inutilité  de  pareils  etlorls. 

IX. 

De  toutes  les  histoires,  c'est  la  plus  triste...  d'autant  plus  triste 
qu'elle  fait  sourire;  son  héros  est  dans  le  vrai,  et  ne  veut  que  le 
droit  ;  dompter  les  méchants,  voilà  son  seul  objet  ;  combattre  h  forces 
inégales,  voilà  sa  récompense;  sa  vertu  seule  constitue  sa  folie. 

Mais  c'est  un  douloureux  spectacle  que  celui  de  ses  aveutures 

et   plus  douloureuse  encore  est  la  morale  que  cette  épopée  de  la 
réalité  enseigne  à  tout  ce  qui  pense. 

X. 

Uedresser  les  injures,  venger  les  opprimés,  secourir  la  beauté  , 
eNlermiu.Lr  la  félonie,  lutter  seul  contre  la  ligue  des  forts,  allran- 
cbir  du  j^ug  étranger  les  nations  sans  défense...  hélas  !  fnij-il  donc 
iliK'  (je  nobles  desseins  soient  comme  de  vieilles  ballailes,  destinés 
seulement  à  fournir  matière  à  l'imagination,  une  plaisanterie,  une 
énigme,  uii  moyen  bon  ou  mauvais  d'arriver  à  la  gloire 'i*  Et  t^o- 
crate  lui-ménie  ne  serait-il  que  le  don  Quichotte  de  la  sagesse? 

XL 

La  chevalerie  espagnole  disparut  devant  la  raillerie  de  Cervantes; 
il  sul'lit  de  son  rire  pour  abattre  le  bras  droit  de  sa  patrie...  Depuis 
loi.s,  les  héros  ont  été  l'ares  en  Espagne.  Tant  que  le  monde  fut 
épris  de  la  vaillance  romanesque,  il  céda  la  palme  à  sa  brillante  pha- 
lange ;  l'œuvrejle  Cervantes  a  donc  eu  un  résultat  funeste,  et  toute 
sa  gloire  a  étéfclièrement  pa\ée  par  la  ruine  de  sa  patrie. 

XII. 

Mevoici  encore  dans  mes  \  ioilles  lunes...  les  digressions  ;  et  elles 
me  font  publier  lady  Adeline  Amundeville.  la  plus  fatale  beauté 
que  Juan  eût  jamais  lenconlrée,  bien  qu'elle  ne  lût  ni  méchante 
ni  perfide;  mais  le  piége  fui  tendu  par  la  [jassion  et  la  destinée  ^la 


destinée,  excellente  excuse  pour  notre  volonté),  et  nos  jeunes  gens 
y  furent  pris,..  Comment  auraient-ils  pu  échapper,  je  1  ignore  :  car 
je  ne  suis  pas  Œdipe,  et  la  vie  est  un  Spliinx. 

XIII 

Je  raconte  l'histoire  comme  elle  m'a  été  racontée,  et  ne  me  per- 
mets pas  de  hasarder  une  solution  :  «  DaoKs  sum.  n  Revenons  main- 
tenant au  couple  en  question.  La  charmante  Adeline,  au  milieu  du 
gai  bourdonnement  du  monde,  était  la  reine  abeille,  le  miroir  de 
lout  ce  qu  il  y  a  d'élégant  :  ses  charmes  faisaient  parler  tous  Ids 
hommes  et  rendaient  toutes  les  femmes  muettes.  Celle  dernière  cir- 
constance était  un  miracle:  il  ne  s'est  point  renouvelé  depuis, 

XIV. 

Elle  était  chaste  à  désespérer  l'envie,  et  mariée  à  un  homme 
qu'elle  aimait...  homme  connu  dans  les  conseils  de  la  nation,  froid 
et  tuul-à-fait  anglais  ;  imperturbable,  bien  qu'il  sût  agir  avec  vi- 
gueur au  besoin,  fier  de  lui-même  et  de  sa  femme  :  le  monde  ne 
pouvait  rien  articuler  contre  eux,  et  tyus  deux  paraissaient  tran- 
quilles, elle  dans  sa  vertu,  lui  dans  sa  hauteur. 

XV. 

Il  advint  que  des  affaires  diplomatiques  mirent  fréquemment  le 
lord  en  relation  avec  don  Juan  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions 
respectives.  Bien  que  réservé,  et  peu  sujet  à  se  laisser  prendre  à 
des  dehors  spécieux,  la  jeunesse  de  Juan  ,  sa  patience,  ses  talents, 
firent  impression  sur  cet  esprit  allier,  et  jetèrent  les  bases  de  cette 
estime  qui  finit  par  faire  de  deux  hommes  deux  amis. 

XVI. 

Lord  Henry,  circonspect  comme  on  pouvait  l'attendre  de  sa  ré- 
serve et  de  son  orgueil,  était  lent  à  juger  les  hommes...  mais  son 
jugement  une  fois  porté  sur  un  ami  ou  un  ennemi,  juste  ou  injuste, 
avait  toute  l'opiniâtreté  de  l'orgueil,  donlle  flot  impérieux  ne  con- 
naît point  de  reflux,  et  .ans  son  amour  comme  dans  sa  haine,  n'a 
d'autre  guide  que  son  bon  plaisir. 

XVII. 

Eu  conséquence,  ses  amitiés  aussi  bien  que  ses  aversions, 
souvent  très  fondées,  ce  qui  le  Tîonfirmait  encore  dava.itage 
dans  ses  préventions,  étaient  irrévocables  comme  les  lois  des  Perses 
et  des  Mèdes.  Il  n'avait  pas  dans  .ses  sentiments  ces  étranges  accès 
des  atl'ections  communes,  dans  lesquels  on  se  désespère  de  ce  dont 
on  devrait  sourire,  véritable  fièvre  tierce. 

XVIII. 

«  11  n'est  pas  donné  aux  mortels  de  commander  le  succès;  mais 
fais  plus,  Sempronius,  ne  le  mérite  pas  «  (i)  ;  et  crois-moi,  lu  ne 
l'obtiendras  pas  moins.  Sois  circon-pect.  épi  •  l'occasion,  et  mets-la 
toujours  à  profit  :  cède  doucement  quand  la  pression  est  trop  forte. 
Quant  à  ta  conscience  ,  sache  seulement  1  aguerrir  :  comme  un  che- 
val de  course  convenablement  dressé,  comme  un  boxeur  bien  pré- 
paré, elle  fera  ensuite  de  grands  efforts  sans  fatigue. 

XIX. 

Lord  Henry  aimait  à  primer  :  il  en  est  ainsi  de  la  plupart  des 

hommes,  grands  ou  petits  ;  les  plus  chélil's  trouvent  encore  un  in- 
férieur, ils  le  pensent  du  moins,  sur  lequel  ils  exercent  leur  dumi- 
uation  ;  car  rien  n'est  plus  lourd  à  porter  que  l'orgueil  solitaire  : 
c'est  un  poids  accablant  dont  on  se  déchaigi!  généreusement  sur  les 
autres,  tout  en  continuant  soi-même  de  f lire  route  à  cheval. 

XX. 

L'égal  de  Juan  par  la  naissance,  le  rang  cl  la  fortune,  il  ne  pou- 
vait réclamer  ic;  aucune  prééminence;  il  l'einportait  par 'l'âge,  et 
aussi,  croyait-il,  par  la  supériorité  de  sa  patrie,.,  car  les  fiers  Dretons 
ont  la  liberté  de  la  langue  et  de  la  plume,  liberté  à  laquelle  visent 
toutes  les  nations  modernes.  El  lord  lleury  ctail  grand  oraUïur,  peu 
de  membres  de  la  Chambre  prolongeaient  plus  lard  les  débats, 

XXL 

C'étaient  lii  des  avantages;  et  puis  lise  croyait...  c'était  son  faible 
peut-être,  mais  il  n'y  avait  pas  grand  mar  à  cela...  il  se  croyait 
mieux  que  personne  au  fait  des  myslères  de  cour,  ayant  été  mi- 
nistre. Il  aimail  à  enseigner  ce  qu'il  avait  appris;  il  brillait  suvtnut 
lorsque  la  politupie  s'embrouillait;  en  un  mot,  il  réunissait  toutes 
les  qualités,  patriote  toujours,  homme  d'Etat  souvent. 

XXIL 

Il  aimait  pour  sa  gravité  le  cliarmant  Espagnol;  peu  s'en  fallut 
qu'il  ne  l'honorât  pour  sa  docilité,  lant  le  jeune  homme  suait 
condeseendie  avec  douceur  et  contredire  avec  une  noble  humilité. 
Notre  lord  connaissait  le  monde,  et  ne  vnyait  aucune  depravation 
dans  des  fautes  qui  souvent  indiquent  la  lertiliié  dii  sol ,  pourvu  que 
les  mauvaises  herbes  ne  survivent  pas  à  la  première  récolle. 

XXIll. 

Et  puis  ils  s'entrenaient  ensemble  de  Madrid  ,  de  Constantinople, 

(1)  Citation  trc-iicinée  diiGatou  d'.\ddisson,qiii  dit:  «Faisons  plus,  Seni- 
|iiO!iiiis,  lâchons  de  le  mériter.» 


m 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


pl  miiros  lieux  loiiilains  ,  «■l'i  les  pons  font  toujours  n-  qu'on  liur 
ortlonnr,  ou  s'ils  fout  ce  qu'ils  no  devraient  pas.  le  fout  avec  uu'^ 
grâce  élrnnKL're  Ils  eausaicnl  aussi  de  elievaux  :  Henry,  comme 
In   plupart  des  Anglais     tétait   Ihiii  ('euver  ,  et  ;.'rand  amateur   des 

courses;  cl  Juan,  véritable  Andaloux,  sa^.iii  i duiro  un  clic<al. 

cuinnic  les  despotes  un  Russe. 

XXIV. 

Ainsi  s'accrut  leur  intimité  .  dans  les  raouls  de  la  noblesse  ,  aux 
diners  diplumaliques,  ou  à  d'aulre.s  encore;  cardon  Juan  .  comme 
lin  frt're  de  haut  grade  dans  leur  franc-maconnerie,  était  bien  avec 
les  ministériels  hors  de  place  ou  en  idace.  Sur  ses  talents  Henry 
n'avaitancun  doute;  ses  manières  révélaient  lefilsd'une  noble  mère, 
fit  cliaeun  aime  h  faire  preuve  d'hospitalité  envers  uu  homme  aussi 
bien  élevé  que  bien  né. 

XXV. 

Au  square  Trois-Eloiles...  cai-  ce  serait  violer  toutes  les  conve- 
nances que  de  nommer  les  rues  :  les  hommes  sont  si  médisants, 
si  portés  a  semer  l'ivraie  parmi  le  bon  grain  d'un  auteur,  si  em- 
pressés de  recueillir  des  allusions  particulières  et  peu  honorables, 
anxmiellcs  on  ne  pensait  pas  I  Ces!  pourquoi  je  prends  la  précaution 
de  déclarer  que  l'iiôlel  de  lord  Henry  était  dans  le  square  Trois- 
k'toiles. 

XXVI. 

H  y  a  encore  une  autre  raison  délicate  qui  m'impose  l'anonyme 
au  sujet  des  squares  et  des  rues  :  il  ne  se  passe  puèie  une  saison 
qui  ne  voie  une  trahison  domestique  frapper  au  co'ur  quehjue  grande 
famille...  sorte  de  sujets  que  la  médisance  .se  plait  ;i  mellre  sur  le 
lapis.  Or,  à  moins  de  connaître  d'a\ance  les  squares  les  plus  chastes, 
il  pourrait  m'arriver  par  mcgarde  de  tomber  sur  une  des  résidences 
frappéts  par  le  Déau. 

XXVIl. 

11  est  vrai  que  je  puis  choisir  Piccadilly,  endroit  oti  les  pecca- 
dilles sont  inconnues;  mais  bonnes  ou  mauvaises,  j'ai  mes  raisons 
pour  laisser  là  ce  sanctuare  de  pureté.  Je  ne  veux  donc  désigner 
nominativement  ni  square,  ni  rue,  ni  place,  jusqu'à  ce  que  j'aie 
lrou>é  un  lieu  qui  ne  soit  connu  par  rien  de  déshonnôte,  un  vrai 

temple  de  Vesta  où  règne  l'innocence  du  cœur  :  tels  sont mais 

j'ai  perdu  la  carte  de  Londres. 

XXVIII. 

Donc  à  l'hôlel  de  lord  Henry,  square  Trois-Eloiles,  Juan  était  un 
hôte  bien  venu,  recherché  même;  comme  l'était  aussi  maint  reje- 
ton de  nobles  souches ,  et  d'autres  qui  n'avaient  pour  blason  que 
leur  talent,  ou  leur  richesse,  laquelle  est  partout  un  excellent  pas- 
seport, ou  encorda  mode  qui,  à  vrai  dire,  est  la  meilleure  des  re- 
commandations; une  mise  recherchée  leraporle  sur  tout  le  reste. 
XXIX. 

«  11  y  a  sûreté  dans  la  mnllitudc  des  conseillers,  »  dit  gravement 

.'Salomon,  ou  du  moins  on  le  lui  fait  dire Et ,  en  elTet,  nous  en 

voyons  la  preuve  dans  les  sénats,  au  barreau,  dans  les  luttes  de  la 
parole,  partout  où  pe,ut  se  déployer  la  sagesse  collective  ;  et  telle  est 
aussi  la  cause  de  l'opulence  et  de  la  félicité  actuelles  de  la  Grande- 
Bretagne. 

XXX. 

Si  donc  pour  les  hommes  «  il  y  a  sûreté  dans  la  muliilude  des 
conseillers ,  »  de  même  pour  le  beau  sexe  une  société  nombreu.se 
empêche  la  vertu  de  s'endormir;  ou  si  elle  vient  à  chanceler,  elle 
trouvera  difficile  de  faire  un  choix...  la  variété  même  devienilra  un 
obstacle.  Au  milieu  d'un  grand  nombre  décueils,  nous  redoublons 
de  précautions  contre  le  naufrage;  et  il  en  est  ainsi  des  femmes  :  dût 
leur  amour- propre  s'en  offenser,  il  y  a  sûreté  dans  une  foule  défais 

XXXL 

Mais  Adeline  n'avait  pas  le  moins  du  monde  besoin  d'un  tel  bou- 
clier, qui  laisse  peu  de  mérite  à  la  vertu  proprement  dite  .  ou  à  la 
bonne  éducation.  Sa  principale  ressource  était  dans  sa  noble  fierté 
qui  mettait  le  genre  humain  à  son  véritable  prix;  quant. -i  la  roqiiet- 
lerie ,  elle  en  dédaignait  l'usage.  Sûre  de  l'admiration  qui  l'entou- 
rait, elle  n'en  était  que  faiblcmenl  émue  :  celait  une  possession  de 
lous  les  jours. 

XXXll. 

Enveis  tous  elle  était  polie  sans  affectation;  à  quelques-uns  elle 
témoignait  celle  atiention  qui  (laite,  mais  sans  laisser  après  elle  la 
moindre  iraci;  dont  une  épouse  ou  une  vierge  ail  à  rougir,  douce 
el  généreuse  courtoisie  envers  le  mérite  réel  ou  supposé  ,  suflisanle 
pour  consoler  1  homme  célèbre  des  ennuis  de  la  célébrité. 

XXXllI. 
Car,  sous  lous  les  rapporls,  cl  à  peu  d'exceptions  près,  la  célé- 
brité est  un  bien  triste  et  ennuyeux  apanage.  Contemplez  les  ombres 
de  ces  hommes  hors  ligne  qui  turent  ou  sont  encore  les  inarion- 
neiles  de  la  gloire  ,  la  gloire  de  la  persécution;  contemplez  même 
les  plus  favorisés,  el  à  travers  l'auréole,  reflet  d'un  soleil  eouchanl 
qui  entoure  ces  fronts  couronnés  de  lauriers ,  que  reconnaisscz- 
vous?...  un  nuage  doré. 


XXXIV. 

Comme  de  raison  ,  on  remarquait  encore  dnni  len  manières  d'A- 
deline  celte  politesse  calme  et  toute  palricicnne  qol,  dans  l'expres- 
sion des  sentiments  de  la  nature,  ne  dépafsse  jamais  la  liifne  ^qui- 
noxiale.  Ainsi,  un  mandarin  ne  Irniive  rien  de  beau...  du  moins 
sou  air  ne  laisse  jamais  deviner  que  les  objets  qui  frappent  sa  vue 
puis,senl  lui  plaire  beaucoup.  Peut-être  avons-nous  emprunté  cela 
des  Chinois... 

XXXV. 

Pcut-êlre  l'avons-DOUg  pris  d'Horace  :  le  nil  atlmlrari  élail  pour 
lui  «  l'art  d'être  heureux,  »  art  sur  lequel  les  artistes  ne  sont  point 
d'accord  ,  el  qui  ne  témoigne  pas  de  leur  suei-és.  ToiitefoLs.  il  est 
bon  de  se  montrer  prudent  ;  certes  1  indifl'ércnce  m-  fait  point  de 
malhcureuv;  et  dans  la  bonne  société,  un  fol  enthousiasme  ne  paraît 
qu'une  ivresse  morale. 

XXXVI. 

Mais  Adeline  n'élail  pas  indifférente;  car  (un  lieu  commun  main- 
tenant I),  de  même  que  sous  la  neige  un  volcan  couve  la  lave...  cl 
cxtera...  Faut-il  continuer?  non  :  je  déteste  de  c-ourir  aprc-s  une 
métaphore  usée;  laissons  donc  là  le  volcan  ,  si  souvent  employé. 
Pauvre  volcan  !  combien  de  fois,  moi  et  tant  d'autres,  nous  l'avons 
attisé  jusqu'à  ce  que  la  fumée  en  devînt  suffocante. 

XXXVII. 

J'ai  une  autre  comparaison  sous  la  main...  que  vous  semble  d'une 
bouteille  de  champagne?  Le  froid  l'a  réduite  en  une  glaee  vineuse, 
el  a  laissé  liquides  (juclques  gouttes  de  la  rosée  immortelle  :  car,  au 
centre  même,  il  reste  encore  un  verre  d'un  liquide  inestimable  plus 
énergique  que  tout  ce  qu'a  jamais  distillé  dans  sa  luxarianle  matu- 
rité la  grappe  la  plus  généreuse. 

XXXVIII.  f 

C'est  tout  l'esprit  de  la  liqueur  réduit  à  sa  quintessence.  Ainsi ,  les 
physionomies  les  plus  froides  peuvent,  sous  un  aspect  glacial,  rece- 
ler un  secret  neclar.  Le  nombre  de  ces  personnes  est  grand...  mais 
je  n'ai  en  vue  que  celle  qui  m'inspire  ces  leçons  morales,  anti(pie 
domaine  de  la  muse.  Ces  caractères  froids  sont  inappréciables,  une 
fois  (ju'iju  a  brisé  leur  glace  maudite. 

XXXIX. 

Après  tout ,  c'est  une  sorte  de  jiassagedu  nord-ouest  pour  péné- 
trer dans  l'Inde  brûlante  de  l'àme  :  et  île  même  que  les  habiles  na- 
vigateurs chargés  de  celle  mission  n'ont  point  encore  exploré  le 
pole  d'une  manière  exacte  (bien  que  les  efforts  de  l'arry  soient  d'un 
licurenx  augure),  de  mêine  ici  les  galants  risquent  d'échouer;  car  si 
le  pôle  est  fermé  par  Im  glaces,  c'est  un  voyage  ou  même  un  vais- 
seau perdu. 

L«  jeunes  novices'feronl  bien  de  commencer  par  croiser  paisi- 
blemeiii  sur  l'océan  de  la  femme;  quant  à  ceux  qui  n'en  .-ont  pas 
à  leur  début,  ils  doivent  avoir  1^  bon  sens  de  gagner  le  port ,  avant 
qii,.  I,.  i'..!,,!,.;  déployant  sou  pavillon  gris,  leur  fasse  le  signal 
d'ail  :  ({u'il  faille  ronjugucr  le  triste /■«(";«/«,  le  prétérit 

(le  ;  ayant  que  le  fil  aminci  de  la  vie  achève  de  se  dé- 

l'oulei  eiiiic  1  iicritier  avide  et  la  goutte  rongeuse. 

XLI. 

Mais  il  faut  bien  que  le  ciel  s'amuse  ;  à  la  vérité ,  ses  amusements 
sont  parfois  cruels...  n'importe!  le  monde  mérite,  au  total,  qu'on 
dise  de  lui  (ne  fût-ce  que  par  manière  de  consolation)  que  tout  y 
est  pour  le  mieux.  La  maudite  doctrine  des  Persans,  celle  des  deux 
principes  ,  laisse  après  elle  plus  de  doutes  que  toute  autre  doctrine 
(|ui  nil  jamais  embarrassé  la  foi  dans  noire  àme,  ou  qui  l'ait  tyran- 
nisée au-dehors. 

XLII.  I 

L'hiver  anglais...  se  terminant  en  juillet  pour  recommencer  en 
août...  venait  de  finir.  A  celle  époque,  paradis  des  postillons,  les 
roifes  tourbillonnent,  les  roules  sont  sillonnées  à  l'est ,  à  l'ouesl, 
au  nord,  au  sud.  .Mais  qui  plaint  les  chevaux  de  poste?  L'homme 
s'npitoivin>>°  lui-même  ou  sur  son  fils  ,  pourvu  toutefois  ^au  col- 
lège le  susdit  fils  n'ait  pas  amassé  plus  de  dettes  que  de  science. 

XLHI. 

L'hiver  de  Londres,  disais-je,  finit  en  juillet .  quelquefois  plus- 
lard.  En  ceci  je  ne  me  trompe  pas:  quelques  autres  méprises  que 
Ion  puisse  mettre  sur  mon  compte,  je  dois  proclamer  que  ma  muse 
entend  la  météortdogic  ;  carie  parlement  esl  notre  baromèlr  •.  (juû 
les  radicaux  s'altaiiuent  tant  (juils  voudront  au  reste  de  ses  actes, 
les  sessions  qu'il  lient  forment  noire  seul  almanach. 

XLIV. 
Quand  son  vif-argent  descend  à  zéro...  aussitôt,  lout  se  renin  ■ 
carrosses,  chevaux,  malles,  bagages,  équipages.  Heureux  qui  ; 
obtenir  des  chevaux.  Les  barrières  sont  enveloppées  d'un  nuage  'I 
dente  poussière;  les  parcs  publics  sont  veufs  de  la  brillante  clic».i 
rie  de  notre  Age  ;  el  les  fourni-sseurs,  avec  de  longs  mémpires  el   ' 
laces  plus  longues  encore...  soupirent  en  voyant  les  |[|0tillou> 
suecétler  comme  autant  d'éclairs.  ^k 

*iê 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


253 


XLV. 

Eux  elleursmémoii'e?,  Arcades  ambo,  sont  renvoyés  aux  calendes 
grecques  de  la  session  procliaine.  Hélas!  privés  de  l'argent  comp- 
tant qu'ils  attendaient,  quel  espoir  leur  reste?  La  possession  com- 
plèle  de  l'espoir  d'être  payés,  ou  un  billet  généreusement  accordé  à 
longue  échéance...  jusqu'à  ce  qu'ils  le  fassent  renouveler...  puis 
escompté  à  perle  ;  plus  la  consolation  d'avoir  un  peu  chargé  les 
comptes. 

XLVI. 

Bagatelles!  assis  dans  son  carrosse  auprès  de  mylady,  mylord 
salue  de  la  têle,  et  l'on  part  au  grand  galop.  Des  relais!  des  relais! 
crie-  l-on  de  toutes  parts  ;  et  les  chevaux  sont  changés  aussi  vile  que 
les  cœurs  après  le  mariage.  L'obséquieux  aubergiste  a  rendu  la 
monnaie;  les  postillons  sont  contents  de  leur  pour-boire;  mais 
avant  que  les  roues  recommencent  h,  tourner  en  sifflant,  le  garçon 
d'écurie  vient  demander  à  son  tour  qu'on  ne  l'oublie  pas. 

XLVII. 

Accordé!  le  valet,  ce  gentleman  au  service  des  lords  et  des  gent- 
lemen, monte  sur  le  siège  de  derrière  avec  mademoiselle  la  femme 
de  chambre  de  madame,  esprit  et  toilette  à  tournures,  mais  plus 
modeste  que  ne  saurait  l'exprimer  la  plume  d'un  poète...  «  Cosi 
viaggiano  i  ricchi»  {{).  (Excusez  s'il  m'échappe  par-ci  par-là  quel- 
ques mots  étrangers,  quand  ce  ne  serait  que  pour  montrer  que  j'ai 
voyagé  :  car  à  quoi  servirait  de  voyager  ,  je  vous  prie  ?) 

XLVIIL 

L'hiver  de  Londres  et  l'été  de  la  campagne  touchaient  à  leur  fin. 
Quand  la  nature  porte  le  vêtement  qui  lui  sied  le  mieux,  peut-être 
est-il  ^lommage  de  perdre  les  plus  beaux  mois  de  l'année  à  suer 
dans  une  ville,  et  d'allendrequele  rossignol  soit  devenu  muet,  pen- 
dant qu'on  écoute  des  débals  aussi  pou  raisonnables  que  spirituels... 
Il  est  vrai  que,  sauf  les  grouses,  on  ne  trouve  rien  à  chasser  avant 
fc])lembre. 

XLIX. 

J'ai  fini  ma  tirade.  Le  monde  élait  parti;  les  quatre  mille  individus 
pour  qui  la  terre  est  faite  avaient  disparu  pour  chercher  ce  qu'ils 
appellenl  la  solitude,  c'est-à-dire  avec  chacun  trente  valets  d'ap- 
parat, et  autant  ou  même  plus  de  visiteurs  qu'attend  chaque  jour 
leur  couvert.  Que  nul- n'accuse  l'hnspitalilé  delà  vieille  Angleterre  : 
la  qualité  se  compense  par  la  qualité. 

L. 

Lord  Henry  et  lady  Adeline,  iniilant  l'exemple  de  leurs  pairs,  les 
membres  de  la  pairie,  se  rendirent  à  une  magnifique  résidence,  une 
Babel  golhique,  vieille  de  mille  ans.  Nul  ne  pouvait  se  vanter  d'une 
plus  longue  généalogie;  aucune  race  n'avait  brdlé  de  plus  de 
îiéros  et  de  beaulés.  Des  chênes,  aussi  vieux  que  leur  famille,  par- 
laient de  leurs  a'ieux:  chaque  arbre  signalai*  une  tombe. 

Ll. 

Dans  tous  les  journaux,  un  paragraphe  annonça  leur  départ. 
Telle  esl  la  gloire  moderne  :  c'est  dommage  qu'elle'  ne  tienne  qu'à 
un  avis  au  lecteur  ou  quelque  chose  de  semblable  ;  avant  que  l'encre 
soit  sèche,  le  nom  est  oublié.  Le  Morning-Poit  fut  le  premier  à  pro- 
clamer la  nouvelle  :  «Aujourd'hui  sont  jiartis  pour  leur  résidence  à 
la  campagne,  lord  H.  Amundeville  et  lady  A.  » 

LU. 

«  On  nous  assure  que  l'opulent  propriétaire  se  propose  de  rece- 
voir cet  automne  une  société  choisie  et  nombreuse  do  ses  nobles 
amis;  nous  tenons  de  source  certaine  que  le  duc  deD.  doit  y  passer 
la  saison  de  la  chasse,  avec  beaucoup  d'autres  personnages  illustres 
de  la  noblesse  ou  de  la  fashion,  ainsi  qu'un  étranger  de  haute  dis- 
tinction chargé  par  la  Russie  d'une  mission  secrète.  » 

LUI. 

On  voit  par  là...  (en  effet,  qui  peut  douter  du  Morning-Posl  ?  Ses 
articles  ressemblent  aux  Irente-neuf  articles  de  la  foi  anglicane).... 
on  voit,  dis-je,  que  notre  joyeux  Hispano-Russe  était  appelé  à  briller 
des  reflets  de  la  splendeurde  son  hôte,  avec  ceux  qui  selon  Pope  , 
«  étant  fort  audacieux,  parviennent  à  dîner.  »  Fait  bizarre,  mais 
vrai ,  pendant  la  dernière  guerre,  la  liste  de  ces  dîners  tenait  plus 
de  place  dans  les  gazettes  que  celle  des  tués  et  des  blessés. 

LIV. 

Cela  se  rédigeait  ainsi  :  «  Jeudi  dernier,  il  y  a  eu  un  grand  dîner; 
présents  :  les  lords  A.  B.  C.  »  ...  Ici  les  noms  des  comtes  et  des 
ducs  étaient  annoncés  avec  non  moins  de  pompe  que  celui  d'un 
général  victorieux.  Puis,  un  peu  plus  bas,  dans  la  même  colonne  : 
«  Falmoulh:  Nous  avons  eu  ici  dernièrement  le  régiment  de  Royal- 
Balafre,  si  connu  par  ses  exploits  et  qui  a  fait , "dans  la  dernière 
action,  des  pertes  si  regrettables;  les  postes  vacants  sont  remplis... 
«  Voir  la  gazette  de  l'armée.  » 

LV. 

Le  noble  couple  est  parti  pour  Norman  Abbey  (2).  Jadis  vieux. 

(1)  Ainsi  voyagent  les  riches. 

(2)  La  description  qui  va  suivre  est  celle  de  l'abbaye  de  Newstead,  an- 


tres vieux  monastère,  et  aujourd'hui  résidence  plus  vieille  encore... 
son  architecture  ofl're  un  rare  et  splondide  mélange  des  divers  styles 
gothiques,  auquel,  de  l'aven  de  tousles  artistes,  peu  de  monuments 
sont  à  comparer.  Peut-être  la  partie  habitable  est-elle  située  un  peu 
trop  bas;  car  les  moines  l'avaient  adossée  à  une  colline,  pour  que 
leur  dévotion  fût  à  l'abri  du  vent. 

LVI. 

L'édifice  est  encadre  dans  un  heureux  vallon  couronné  de  grands 
bois,  parmi  lesquels,  semblable  à  Caractacus  ralliant  son  armée,  le 
chêne  druidique  dresse  ses  vastes  bras  contre  les  éclats  de  la 
foudre.  De  l'abri  de  son  feuillage  on  voit  sortir,  dès  que  le  jour 
s'éveille,  les  fauves  habitants  des  forêts;  le  cerf  à  l'altière  ramure, 
suivi  de  son  troupeau,  s'y  vient  désaltérer  à  l'onde  d''une  source  qui 
gazouille  comme  un  oiseau. 

LVII. 

Devant  le  château  s'étend  uti  lac  limpide,  large,  transparent  et 
profond  :  l'onde  en  est  renouvelée  par  une  rivière  dont  les  ilols  se 
calment  en  traversant  la  nappe  paisible.  Dans  les  buissons  et  les 
joncs  de  la  rive,  la  sarcelle  fait  son  nid  bercé  par  l'élément  liquide. 
La  forêt  descend  en  pente  jusque  sur  ses  bords  et  mire  dans  les  Ilots 
sa  face  verdoyante. 

LVHI. 

Au  sortir  du  lac,  la  rivière  s'élance  dans  un  abîme  profond,  en 
cascade  écunieuse,  étincelante.  Puis  ce  fracas  fait  place  à  des  bruits 
moins  retentissants:  comme  un  enfant  qui  s'apaise,  l'onde  transfor- 
mée en  ruisseau  glisse  à  petits  filets,  qui  poursuivent  leurs  cours, 
tantôt  brillant  à  la  face  des  cieux,  tantôt  cachant  leurs  détours  dans 
les  bois;  ici  transparents,  plus  loin  azurés,  selon  les  ombres  que  les 
cieux  leur  envoient. 

LIX. 

Une  part  glorieuse  du  golhique  édifice,  débris  d'une  église  jadis 
consacrée  au  culte  romain,  s'élevait  un  peu  à  l'écart  :  c'était  une 
voûte  grandiose  qui,  sous  ses  bas-côlés,  avait  autrefois  abrité  de  nom- 
breuses chapelles;  celles-ci  avaient  disparu,  et  c'était  une  perle 
pour  l'art;  mais  la  voûte  se  déployait  encore  majestueuse  et  sombre 
au-dessus  du  sol,  et  en  contemplant  celte  arche  vénérable,  le  cœur 
le  plus  rude  se  sentait  ému. 

LX. 

Dans  des  niches,  vers  le  sommet  de  la  façade,  on  voyait  autrefois 
douze  saints  de  pierre  :  ils  avaient  été  renversés,  non  lors  de  l'ex- 
pulsion des  moines,  mais  dans  la  guerre  qui  détrôna  Charles  Stuart, 
quand  chaque  maison  était  une  forteresse,  commenous  l'apprennent 
les  annales  des  races  illustres  détruites  à  cette  époque...  races  do 
braves  cavaliers  vainement  dévoués  à  ceux  qui  ne  surent  ni  abdi- 
quer ni  régner. 

LXI. 

Dans  une  niche  plus  élevée  encore,  seule,  mais  couronnée,  la 
mère  virginale  del'Enfant-Dieu,  tenant  son  fils  dans  ses  bras  bien- 
heureux, promenait  ses  regards  autour  d'elle  :  au  milieu  de  la  dé- 
vaslalion  générale,  le  basardTavait  épargnée  ;  on  eût  dit  qu'elle  sanc- 
tifiait le  terrain  d'à  l'entour.  Peut-êire  n'est-ce  qu'une  faiblesse 
superstitieuse,  mais  la  plus  chétive  reli(iue  d'un  culte  éveille  de  céles- 
tes pensées. 

LXIl. 

Au  centre,  dansun  enfoncement,  on  voit  une  large  fenêtre,  veuve 
de  ses  verres  aux  mille  couleurs  que  traversait  jadis  les  glorieux 
rayons  du  soleil,  brillants  comme  des  ailes  de  séraphins.  Elle  est 
maintenant  béante  et  désolée  :  à  travers  ses  meneaux  ciselés  la  brise 
mugit  ou  soupire;  et  souvent  le  hibou  fait  entendre  son  hymne  fu- 
nèbre dans  ce  chœur  muet,  où  les  alleluia  ont  expiré  comme  un  feu 
qu'on  éteint. 

LXllI. 

Mais  à  l'heure  de  minuit,  quand  la  pleine  lune  est  an  zénith, 
quand  le  vent  souflle  d'un  certain  point  du  ciel,  on  entend  gémir 
je  ne  sais  quel  son  étrange  et  surnaturel,  bien  qu'harmonieux... 
un  accent  mourant  traverse  l'arche  colossale,  et  s'élève  et  s'abaisse 
tonr-à-lour.  Selon  les  uns,  c'est  l'écho  lointain  de  la  cataracte 
rapporté  par  le  vent  de  la  nuit  et  harmonisé  par  les  vieux  murs  du 
chœur. 

LXIV. 

D'antres  pensent  qu'un  esprit  enfanté  par  la  tombe  et  les  ruines 
a  donné  à  ces  rudes  débris  une  voix  magique  ;  ainsi  la  statue  de 
Memnon,  échauffée  par  les  rayons  du  soleil  d'Egypte,  faisait  enten- 
dre à  l'aurore  une  vibration  mélodieuse.  Triste  mais  sereine,  cette 
voix  plane  au-dessus  des  arbres  et  des  tours.  La  cause,  je  l'ignore  e 
ne  saurais  la  dire;  mais  le  fait  est  constant...  Je  l'ai  entendue  celle 
voix...  trop  entendue  peut-être. 

LXV. 

Au  milieu  de  la  cour  murmurait  une  fontaine  gothique,  symé- 
trique dans  son  ensemble,  mais  ornée  de  sculptures  bizarres;  c'é- 
taient des  figures  étranges  comme  celles  d'hommes  masqués  :  ici 
un  monstre  et  là-bas  un  saint.  L'eau  jaillissait  par  des  bouches  de 

cicn  domaine  de  la  famille  du  poète,  dont  le  parc  est  maintenant  partagé 
on  plusieurs  fermes. 


IVi 


LES  VRILLÉES  LITTERAIRES  ILLOSTRflES. 


Kiaiiil  loulc»  (;iiiiiiv''nl<'-^  cl  iTidinliiiil  dnns  des  Imssiiis  où  pa  furcc 
scy  (li.s»i|init  nu  niilii'ii  do  pelilOK  bulles  d'èniime,  iiiiiigesdc  la  vainc 
gluirc  de  riiuiiinio  cl  de  ses  suiicis  plus  vaiiiR  enmre. 
LXVI. 
I.i-  inniKiir  li;i  niAmo  était  viisle  et  vt-iit-ralilc.  Il  avail  conscrxi 
pl'is  (|Mc  (Inulics  ('■dilircs  du  nii^uiu  KPiirp  son  raraoU'-rn  inoiiastic|un; 
i>n  \ii_viil  onroro  di'hont  le  rUdliv,  |(!s  rcjluli's,  nt,  je  crois iiuscl,  le 
ivfr-riiiirc  :  une  l'Ciile  rhapcjli'.  d'un  portl  cxtiuis,  demeurait  inlaclc 
ol  diVnrnii  la  scène.  I.o  rcstr  a\ait  é\^  reonslruil,  remplacé  ou  dé- 
truit, el  rappelait  plus  le  bnroti  cpic  le  moine. 

LXMI. 

De  vnslps  salibs.  de  loiiKnes  K-'<leries,  des  chnnihrcs  spacieuses, 
riMihit's  p.ir  un  ail  peu  ycriipnIcMix  dans  le  niaiiaKe  despeureg,  pou- 
xaif'ul  ciiDqui'r  un  riiniiais«riir  ;  mais  j'i'nsi'MiiiJc  irnV'nlior  liaiis  ses 
l'iirlios  n  en  Inisxait  pas  uidIiis  dnns  l'estpril  nue  imprestsioii  Kran- 
iliiise,  pour  ceux  liu  moins  i|ui  uni  des  jeux  dnns  le  ra'ur.  Nous 
iidiuiions  un  (réani  à  cause  de  sa  stature  et  nous  ne  demandions 
pas  si  la  nature  avouerait  toutes  les  proportions  de  ses  membres, 
I.WIII. 

Sur  les  murs,  dans  des  cadres  assez  bien  nouservfs,  brillaient  des 
■  lianins  de  fer,  nuxtjuels  succédait  une  lonpue  et  paianle  série  de 
romles  parés  de  soie  et  de  l'ordre  di>  la  Jarretière;  on  y  voyait  aussi 
iiiainie  (ady  Varie  dans  louiesa  fralclieur  virg;inale,  avec  ses  loups 
ehevi'ux  blonils  ;  des  comtesses  d'un  Age  plus  mrtr  en  robe  parnie 
lie  perles;  et  (piel(pies  beautés  du  xvii'  siècle  drapées  de  manière 
à  nous  permcllre  de  les  admirer  librement. 
IXIX. 

On  y  voyait  aussi,  revctiif  de  leur  f'irmidal)le  hermine,  des  juges 
di  m  Ile  visage  ne  pou  vjtitpuère  inspirer  de  confiance  aux  accusésct  leur 
taire  espéri'r  que  dans  le  ju^'cinenl  de  leurs  si'ipnenrii'S  le  druil  pas- 
serait a>ant  le  pouvoir;  des  é\è(|ues  qui  n'avaient  pas  laisfcun  ser- 
mon ,  des  procureurs  généraux  dont  l'esnrit  rrdoutable  rappelait 
beaucoup  plus  la  cbauibrc  étoiléc  que  Vltaueas  corpus. 
LXX. 

Des  capitaines  :  les  uns  couverts  de  leur  armure,  nés  dcins  ces 
siècles  de  |'i;r,  où  le  plomb  n'avait  pas  encore  pris  le  dessus;  les  au- 
tres en  perruques  dans  le  poùt  martial  de  Mariboroupli,  douze  fois 
plus  vasics  que  nUe-s  de  noire  race  dégénérée;  des  bobcreaiix  avec 
leurs  verges  blancbes  ou  leurs  clefs  d'or;  des  Nemrods  donl  le 
eoui-sicr  lenail  à  peine  dans  le  cadre,  et  çà  et  là  quelques  farou- 
(  lies  |)alrii>les  devenus  tels  pour  n  avoir  pu  obtenir  une  place. 
l.XXI. 

Mais  <Ic  distance  en  distance,  pour  délasser  le  regard  faiigué  de 
l.inlcs  CCS  gloires  bérédilaircs,  apparaissail  un  Carlo  fTolce  ou  un 
Titien,  ou  un  groupe  sauvage  du  sauvage  Salvator;  là  dansaient 
di  s  enfants  de  l'Albane,  ici  brillait  la  nier  revêtue  jmr  Verncl  de  ses 
ncéani|nes  clartés;  plus  loin  I'lfTroi  dominait  dans  ces  scènes 
[lieuses  pour  lesquelles  l'Kspagnolcl  a  trempé  ses  pinceaux  dans  le 
sang  des  mariyrs. 

LXXIl. 

riaudc  Lorrain  étalait  ses  délicieux  paysages;  Rembrandt  faisait 
rivaliser  ses  ténèbres  a\ec  la  lumière  ;  (^aravage  ré|uiiulail  si's  som- 
bres leintcs  sur  la  maigre  et  sio'ique  (igure  de  quelque  anacborète... 
Mais  voici  Tenieis  qui  égaie  nos  regards  par  des  scènes  bacbiques  : 
la  vue  de  ses  l.nrpes  gobelets  m'altère  comme  un  Danois  ou  un  Hol- 
landais... holà  I  qu'on  m'apporte  une  bouteille  de  vin  du  Rliin. 
LXXIII. 

0  lecteur  I  si  vous  savez  lire.  .  et  remarquez  que  l'art  d'épeler  ou 
même  d'asseud)ler  les  syllabes  ne  suffit  pas  pour  constituer  un  lec- 
teur; il  f.iiii  encore  îles  qualités  dont  vous  et  moi  nous  avons  égale- 
nicnl  besoin.  Il  faut  d  abnrd  eomnicnccr  |iar  le  eomincncemenl 
(bien  que  la  condiliuii  soit  un  peu  dure)  ;  secondement,  conlinuer; 
Iroisièiuenient.  si  l'on  acomiueiicé  par  lu  lin,  linir  au  moins  par  le 
ciinimcuccmcnl. 

LXXIV. 

Mais,  lecteur,  tu  as  fait,  depuis  quelque  temps,  preuve  de  grande 
p.ilieiice,  tandis  que  moi,  je  me  suis  mis  j'i  déciire  tant  de  bàlliiicnis 
et  lie  domaines  que  Pbébiis  a  du  mu  prendre  pour  un  buissier  pri- 
senr.  Tels  fiirenl  les  poêles  dès  les  temps  les  plus  recul-s  ;  nous 
le  viiynnsdans  llumère  par  son  cilaliifiue  de  xaisseauN  ;  maïs  un 
auteur  inoilcrue  doit  èiie  plus  modéré...  je  le  ferai  donc  grâce  du  mo- 
bilier et  de  la  vaisselle  plate. 

LXXV. 

L'automne  vint  avec  ses  fruits  mûrs,  et  pour  jouir  de  ses  doueeure 
arri\èrent  les  In'ilcs  atlcudus.  Les  blés  sont  coujies;  le  (iibier  abonda 
dans  les  terres  du  domaine;  le  chien  darrèl  bal  li-s  taillis  ;  le  chas- 
seur raccompagne  en  vcsic  brune  :  il  vise  avec  un  œil  de  lynx,  sa 
carnas.'-ièie  si;  rcmplil  el  aussi  la  liste  de  ses  expl-ils.  Ali  I  perdrix, 
couleur  noisette!  iihl  brillants  faisausl  cl  vous,  braconniers...  pre- 
nez garde!  la  i  basse  n'csi  pas  laite  pour  les  \ilains. 

I.XXVI. 
Un  automne  anglais  n'a  pas  de  \  ignés  :  il  ne  voit  pas  le  pampre 


de  D.iecbiig  rougir  le  long  des  sentiers  cl  y  Riispcndre  en  fe'lon»  h 
grappe  M'rmeilic,  comme  dans  les  climats  cflcr»  an  soleil  el  It  la 
poésie;  mais  II  sait  iiiJanni'diiJ  se  f.iire  à  prix  d'nrgeol  un  eb.dx  des 
meilleurs  vins,  tels  que  le  léger  burdcanx  et  réiiorgique  madère.  SI 
rAiiglelerre  déplore  sa  stérilité,  le  medleur  <igiii>ble  e«l  un  c.-llicr. 
LXXVII. 
S'il  mantpieàson  déclincelle  sérénité,  p»r  laquelle  l'automne  mé- 
ridional semble  résigner  son  piiovoir  à  un  second  printemps  plutôt 
qu  à  riii\er  triste  et  sombre...  celte  saison  a  du  moins  dans  I  In- 
térieur des  maiatins  une  mine  abondante  de  conforts...  lu  feu  de 
charbon  de  Icrrc  «  les  préiuircs  de  l'iinnéel  "  Au  dehors  nos  cam- 
pagnes peuvent  rivaliser  avec  lnutcs  les  autres  en  fécondité,  et  le 
vert  qui  leur  manque  cl  compensé  par  le  jaune. 

i.xxvin. 

Quant  il  l'elTéminée  villeppiature...  non  moins  riche  en  pihier  à 
cornes  qu'en  limiers...  elle  a  la  chasse  si  pleine  d'aniiiiation  qu  nu 
dévot  ser.iit  tenté  de  jeter  lo  rosaire  pour  se  joindre  i\  la  tim 
joyeuse.  Kn  la  voyant,  Nemrod  luiiuéme  quitterait  les  plaine. 
l'Assyrie  el  prendrait  pour  un  temps  la  jaquette  du  clussciir  lui 
Innniquc.  Si  les  parcs  anglais  n'ont  pas  de  Ij^tes  noires  ou  sangliers, 
ild  ont,  iiar  ciiiipcnsation,  une  réserve  de  bêles  apprivoisées  qu'un 
devrait  Lien  cha.s8er. 

LXXIX. 

Les  nobles  hôtes  réunis  h  l'Abbaye  étaient...  donnons  le  pas  au 
beau  sexe...  la  duchesse  de  rilzFuIlke,  la  comtes.sc  Crabby,  Ijdy 
Scilly.  ladynusey,  miss  Eclat,  mis»  Boinbazeen,  miss  Marslay,  miss 
O'Ta'bby.  plus  mistress  Habbi,  la  .squaw  du  riche  banquier,  et  enfln 
rhonoràble  mistress  Sleep,  qu'on  eût  prise  pour  un  blanc  agneau, 
mais  qui  n'était  qu'une  brebis  noire  (1); 
LXXX. 

Avec  d'autres  comtesses  trois  étoiles,  mais  toutes  du  haut  parage, 
à  la  fois  la  lie  et  l'élite  des  réunions,  nous  arrivant  pieus  s  et  pur  j- 

fiécsde  leur  brouillard  natal,  comme  l'eau  sorlanl  du  filtre  oucom 

le  papier  converti  en  or  par  la  banque.  N'importe  comment 
pourquoi,  le  passe-port  couvre  tout  le  passe;  car  la  buoiie  socr 
ne  se  distingue  pas  moins  par  la  tolérance  que  par  la  piété... 

LXXXl. 

C'est-à-dire  jusqu'à  un  certain  point,  lequel  point  otTre  la  plus 
grande  diflieullé  de  toute  la  ponctuation.  Les  apparences  sembleul 
former  le  pivot  sur  lequel  tourne  loul  le  beau  iiiûndc;  et  pourvu 
qu'il  n'y  ait  pas  d'exiili.sioii,  (ju'on  n'entende  pas  le  cri  :  «  Arrêtez, 
sorcière  1  '>  chaque  Médée  a  son  Jason,  cl  pour  citer  Horace  ;  Ouinr 
ivl'it  puncti'.m  qux  misruit  utile  dulci  (2). 
LXXXII. 

Je  ne  puis  délermJner  exactement  celle  règle  de  justice,  qui  se 
rapproche  un  peu  de  la  loterie.  J'ai  vu  une  femme  vertueuse 
lout-à-fait  écrasée  par  la  seule  iniluence  dune  coterie;  j'ai  vu 
aussi  une  matrone  fort  équivoque  se  rouvrir  bravement  un  chumia 
dans  le  monde  à  fmce  de  machinations,  y  briller  comme  la  canicule 
dans  les  cieux,  et  en  être  quitte  pour  quelques  railleries. 
LXXXIIL 

J'en  ai  vu  plus  que  je  n'en  dirai...  Mais  voyons  ce  que  doient 
notre  villeggialiire.  La  réunion  se  composait  de  trente-trois  individus 
de  la  caste  supérieure...  les  brahmincs  du  grand  genre.  J'en  ai 
nommé  quelques-uns.  non  les  pri'miersen  rang,  .lyant  choisi  au  ha- 
sard ,  selon  le  besoin  de  la  rime.  Pour  rehausser  l'ejisemblc,  on  y 
avait  mêlé  un  certain  nombre  d'nWM/f'i.«/M  irlandais  (3). 
LXXXIV. 

On  y  voyait  Parolles,  ce  spiid-^ssin  légal  ^ui  n'accepte  pour  champ 
de  lialàillc'(pie  le  harreau  el  le  sénat  Invitcà  se  rendre  sur  un  .mire 
terrain  ,  il  se  montre  jilus  disposé  à  la  discu.ssion  qu'au  combat.  Il 
y  avait  le  jeune  poète  RaCkrhyme,  astre  nouvellement  levé  et  bril- 
lant depuis  six  semaines:  pois  lord  Pyrrho ,  ce  libre- (lenseur  fa- 
meux, et  enfin  sir  John  Poliledcep,  ce  éuvcur  puissant  l).  " 
LXXXV. 

Il  y  avait  le  duc  de  Dash  .  qui  étiiil un  duc mais  dur  >' 

pieds' à  l.i  t'Mc.  Il  y  avait  douze  pairs  comme  ceux  de  Charleuiagn 
Iclleinenl  pairs  de  figure  et  d'inlellicence,  que.  par  les  yeux  ni  ; 
les  oreilles,  il  ny  avait  pas  moyen  de  les  prendre  pour  'des  l' 
comme  tout  le  monde.  Il  y  avait'  les  six  misses  Rawbold..  «h 
mantes  personnes,  loni  gosier  et  scntimenl,  donl  le  c<pur  visait  tiieu 
moins  à  un  couvent  ipi'à  une  couronne  de  comtesse  (5'. 
LXXXVI. 

Il  y  avail  quatre  honorables  incssieure,  à  qui  une  pareille  qn.i    - 

(Il  Olle  slflne.o  ne  contient  que  des  noms  forg^sipii  s  expliquent  pai 
mots  .inglais  :  {M.  momie  ;  iruh.  clièvrc;  ïiH<i.  sot ,  l«iy ,  Maitt  ;  il 
corset  ,  lalibii.  éloffe  de  soie  ;  raW/i,  falihin  ;  sler\\  M.niineil. 

(»   (".oIIh-ia  n^iissit  (le  loul  iminl  qui  n'iiml  l'unie  A  l'apréable. 
■     (:)i  (iiands  pie|irié!aiies  de  1  Irlande  pardr.'il  île  oonquele:  ilsni^nj 
leiiis  ii'v.-iiiis  an-il.'le  rs  el  sont  la  principsile  cniise  il*  la  ruine  du  p.iv 

(H)  i(afA.;/j/.e*.lillùra|e:i.eol,Torliiie-«imt»;  Pollltdetp,  Piotc-profoii 

(5)  Dash,  eml arras;  roic,  cru;  bold,  liaidi. 


CailUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYllON. 


235 


ficalinn  convenait  mieux  dans  le  sens  poUlique  qu'an Iretnenl;  il  y 
avail  le  ])i-eiix  chevalier  de  la  Ruse,  (lue  la  France  et  la  fortune 
avaient  daifrné  expédier  sur  nos  rivages,  et  dont  le  principal  et 
inolTensif  talent  était  damuser  la  compagnie;  mais  les  clubs  Irou- 
\qjcnt  la  plaisanterie  un  peu  sérieuse  ;  car  il  était  si  aimable  que 
les  dés  eux-mêmes  semblaient  sous  le  charme  de  ses  reparties. 
LXXXVIl. 

11  y  avait  Richard  Dubious,  le  mélaplivsicieti ,  grand  ami  de  la 
philosophie  et  des  bons  diners;  Angle,  le  soi-ilisant  mathématicien; 
sir  llenrj-  Silvercup  ,  tant  de  fuis  \ainqiieur  aux  courses  ;  le  révé- 
rend Rodoraont  Precisian,  ennemi  du  pécheur,  bien  plus  que  du 
péché;  et  lord  Auguste  Filz-Planlagenet,  bon  à  tout,  mais  princi- 
palement aux  gageures. 

LXXXVllI. 

Il  y  avait  ]aok  Jargon,  le  colossal  officier  aux  cardes,  et  le  géné- 
lal  Firefaee,  fameux  dans  toute  sorte  de  campagues,  grand  tacticien 
et  non  moins  grand  sabreur ,  qui ,  dans  la  dernière  guerre  ,  avait 
mangé  plus  d'Yankees  qu  il  n'en  avait  tué  ;  puis  ce  farceur  de  juge 
du  pays  de  Galles,  Jefl'eiies  Hardsman  (I),  si  bien  pénétré  de  ses 
aus[»M'es  devoirs  que  lors<iu'uu  coupable  venait  entendre  son  arrêt, 
il  avait  pour  consolation  un  quolibet  de  son  juge. 
LXXXIX. 

C'est  un  véritable  échiquier  que  la  bonne  compagnie  ;  on  y  trouve 
des  rois,  des  reines,  des  évèqucs  ,  des  chevaliers,  des  rooks,  des 
pions  (2);  le  monde  est  un  jeu  :  je  lui  trouve  quelque  rapport  avec 
le  jo^^eux  Polichinelle.  Wa  muse  est  un  vrai  papillon;  elle  n'a  que 
des  ailes  et  point  de  dard,  et  voltige  sans  but  dans  l'élher,  se  po- 
sant rarement...  Si  elle  était  seulement  un  frelon  ,  il  y  a  des  vices 
qui  s'en  trouveraient  mal. 

XC. 

J'avais  oublié...  mais  il  ne  faut  rien  oublier...  un  orateur,  le  der- 
nier de  la  session,  qui  avait  prononcé  un  discours  fort  proprement 
écrit,  sa  première  et  virginale  invasion  dans  les  débats  parlemen- 
taires ;  les  journaux  retentissaient  encore  de  son  début,  qui  avait 
fait  une  profonde  impression,  et  passait,  comme  on  le  dit  de  toute 
chose  nouvelle,  pour  «  le  meilleur  discours  que  l'on  ei5t  jamais  fait.» 
XCI. 

Fier  des  «  écoutez!  »  qu'il  avait  obtenus,  fier  aussi  de  son  vole 
et  de  la  jierte  de  sa  virginité  oratoire,  fier  de  sa  science  (qui  suffi- 
sait lout  juste  pour  lui  fournir  des  citations),  il  s'ébattait  dans  sa 
gloire  cicéronienne  ;  avec  une  mémoire  de  mots,  avec  l'esprit  du 
quolibet  et  de  l'anerdole  ayant  quelque  mérite  et  plus  d'ell'ronte- 
rie,  cet  orgueil  du  pays  était  venu  visiter  la  campagne  du  pays. 

XCK. 

Il  y  avait  aussi  deux  beaux  esprits,  généralement  proclaiïiés  tels, 
Lontibow  d'Irlande  et  Strongbow  d'Ecosse  ,  tous  deux  avocats  et 
bon. mes  bien  élevés;  mais  Strongbow  avait  plus  de  poli.  Longbow 
était  doué  d  une  imagination  ardente  et  superbe  Comme  un  coursier 
de  race;  par  malhi  ur,  il  suffisait  d'une  natale  pour  le  faire  bron- 
cher., tandis  que  les  meilleurs  traits  de  Strongbow  n'auraient  pas 
été  indignes  de  Caton. 

XClll. 

Strongbow  était  comme  un  clavecin  r^mirtenl  aécordé,  raais 
Longbow  avait  la  sauvage  harmonie  d'une  harpe  éolienne  que  les 
vents  du  ciel  font  vibrer  en  lui  arrachant  des  accords  ou  voilés  ou 
perçants.  Dans  l'élocution  de  Strongbow,  vous  n'auriez  point  trouvé 
un  mot  à  changer;  les  phrases  de  Longbow  prêtaient  quelquefois 
à  la  critique  :  tous  deux  houimes  d'esprit,  l'un  par  sa  nature,  l'autre 
par  l'éducation  ;  le  cœur,  la  tète. 

XCIV. 

Si  cet  assemblage  vous  semble  hétérogène  pour  une  réunion  à 
la  campagne,  n'oubliez  pas  qu  un  échantillon  de  chaque  classe  est 
préférable  à  un  insipide  tète-à-tète.  Hélas  !  ils  sont  passés  ,  les  beaux 
jours  lie  la  comédie,  alors  que  les  sots  dj  Congrève  rivalisaient  avec 
les  bètes  de  Molière!  La  société  a  été  tellement  nivelée  que  les 
mœurs  comme  les  costumes  sont  partout  les  mêmes. 
XCV. 

Nos  ridicules  sont  rejetés  sur  le  dernier  plan...  et  ce  sont  des  ri- 
dicules bien  tristes;  et  puis  les  professions  n'ont  plus  rien  qui  les 
caractérise  ;  l'arbre  de  la  sottise  n'otîre  plus  do  fruits  h  cueillir  :  ce 
n'est  pas  que  les  sols  n'abondent,  mais  ils  sont  stériles,  et  no  valent 
pas  la  peine  de  la  recolle.  La  société  est  maintenant  une  horde  civi- 
lisée, formée  de  deux  puissantes  tribus  :  ennuyeux,  ennuyés. 

XCVI. 

Mais  de  fermiers  devenus  glaneurs,  nous  ramassons  les  épis  rares 
et  dijà  battus  de  la  vérité.  Ah!  cher  lecteur,  dans  la  récolle  des 
choses  sen-i^ees,  soyez  Booz,  et  moi ,  je  serai  la- modeste  Ruili  Je 
continuerais  l'allégorie;  mais  l'Ecrilure  sainte  est  chose  interdite. 

(1)  Firpyafe, face  au  feu;  hardsman,  lionime  dur. 

(2)  .\iix  éihecs,  les  Anglais  nomment  l'véques  ce  que  nous  appelons 
fi.vs  :  les  lovrs  ils  les  appellent  rooks,  ce  i|ui  vent  dire  A  la  f.'js  rocs 
(comuie  on  dioKil  autrefois  en  fiançais  d'où  roquer)  it  fripons. 


J'ai  gardé  depuis  ma  jeunesse  une  impression  profonde  des  paroles 
de  mistress  Adams,  lorsqu'elle  s'écrie  que  «  c'est  ua  blasphème  de 
parler  des  Ecritures  ailleurs  qu'à  l'Eglise  »  (1). 
XCVII. 
Glanons  toujours  ce  que  nous  pourrons  dans  ce  siècle  de  paille, 
dussions-nous  ne  point  récolter  de  farine.  Je  ne  dois  pa'J  onietire 
dans  ma  liste  l'homme  de  la  conversation,  Kit-Cal,  le  célèbre  cau- 
seur qui ,  tous  les  matins ,  inscrivait  sur  son  carnet  ce  qu'il  dirait  le 
soir.  «Ecoule,  oh!  écoute!  —  Hélas!  pauvre  ombreDii)!  Quel  désap- 
pointement attend  ceux  qui  ont  étudié  leurs  bons  mots! 

XCVIIL 

D'abord,  il  leur  faut,  par  toutes  sortes  de  détours ,  amener  la 
conversation  à  portée  de  leur  ingénieuse  pointe;  secondement,  ils 
doivent  ne  laisser  échapper  aucune  occasion,  ne  pas  céder  à  leurs 
interlocuteurs  un  pouce  de  terrain  ,  mais  en  prendre  pour  eux  n;i 
bon  pied...  et  faire  une  grande  sensation  ,  s'il  est  possible;  troisiè- 
mement, ils  sont  tenus  de  ne  pas  se  dérouler  quand  un  adroit  cau- 
seur les  entreprend ,  mais  de  toujours  avoir  le  dernier  mot ,  qui  né- 
cessairement est  le  meilleur. 

XCIX. 

Les  maîtres  du  logis  étaient  lord  Henry  et  lady  Adeline;  les  per- 
sonnes dont  nous  avons  esquissé  les  portraits  étaient  leurs  visiteurs. 
La  table  eût  pu  tenter  même  des  ombres  attirées  au-delà  du  Slyx 
par  ces  bat^quet^  substantiels.  Je  n'appuierai  pas  sur  les  ragoûts  et 
les  rôtis  ,  bien  que  toute  l'histoire  de  Ihumanilé  atteste  que  depuis 
la  pomme  d'Eve,  le  bonheur  de  l'homme,  ce  pécheur  affamé,  dépend 
beaucoup  de  son  dîner. 

C. 

Témoin  la  terre  «  où  coulaient  le  lait  cl  le  miel .  »  offerte  eu  per- 
spective aux  Israélites  affamés  ;  à  quoi  nous  avons  ajouté  depuis 
lamouv  de  l'argent,  le  seul  plaisir  qui  récompense  la  peine  qu'on 
prend  pour  l'obtenir.  La  jeunesse  se  fane,  et  laisse  après  elle  des 
jours  sans  soleil  ;  nous  nous  lassons  des  maîtresses  et  des  parasites; 
mais,  ù  céleste  métal  !  qui  consentirait  à  te  perdre?...  Celui-là  seul 
qui  ne  peut  plus  user  ni  même  abuser  de  toi. 

CL 

Les  messieurs  se  levaient  le  matin  pour  aller  chasser  au  tir  ou  nu 
eoiirre  :  les  jeunes»  parce  qu'ils  aimaient  cet  exercice,  la  première 
chose  dont  s'éprenne  un  adolescent  après  les  jeux  et  le -fruit;  les 
hommes  mûrs,  pour  abréger  la  journée;  car  Veiuu/i  est  un  produit 
du  sol  anglais,  bien  qu'il  n'ait  point  de  nom  précis  dans  la  langue 

anglaise A  défaut  du  mot,  nous  avons  la  chose,  et  laissons  au 

français  le  soin  d'exprimer  ce  formidable  bâillement  que  le  sommeil 
n'apaise  point. 

en. 

Les  vieillards  parcoiwaient  la  bibliothèque,  bouleversaient  les 
livres,  ou  critiquaient  les  tableaux;  d'autres  fois  ils  arpentaient 
pileusemenl  les  jardins,  faisant  quelques  incursions  dans  la  serre- 
chaude  ;  ou  bien  ils  montaient  un  bidet  au  trot  pacifique,  ou  lisaient 
leurs  journaux  du  malin,  ou  enfin,  fixant  sur  la  pendule  un  reg'ard 
impaiieni,  âgés  déjà  de  soi.xante  ans,  ils  auraient  voulu  être  de  .six 
heures  plus  vieux. 

cm. 

Mais  personne  ne  se  gênait;  le  signal  de  la  réunion  générale  était 
donné  par  la  cloche  du  dîner  ;  jusque-là  tous  étaient  maîtres  de  leur 
temps,  et  libres  de  passer  soit  en  société ,  soit  dans  la  solitude  ces 
heures  que  si  peu  de  gens  savent  employer.  Chacun  se  levait  à  son 
heure,  donnait  à  sa  toilelte  lout  le  temps  qu'il  voulait,  et  déjeunait 
quand,  où  et  cimiment  il  lui  plaisait. 

CIV. 

Les  dames...  les  unes  fardées ,  les  autres  un  peu  pAles...  affron- 
taient comme  elles  jjouvaienl  le  regard  du  jour.  Joli^'s,  elb's  fai- 
saient une  promenade  à  pied  ou  à  cheval;  laides,  elles  lisaient, 
contaient  des  hisloires,  chantaient,  répétaient  la  dernière  coulre- 
danso  venue  de  l'étranger,  discutaient  la  mode  prochaine.  régtaicMit 
la  forme  des  chapeaux  d'après  le  dernier  code,  ou  enfin  barb'juil- 
laient  douze  feuilles  de  papier  pour  imposer  une  nouvelle  di'tle  à 
chacun  de  leurs,  correspondants. 

CV. 

Quelques-unes  avaient  des  amants  absents;  toutes  avaient  des 
amis.  La  terre  et  peut-être  aussi  le  ciel  u  ont  rien  de  comparable  à 
une  lettre  de  femme...  ca;'  elle  ne  eoiiclul  jamais.  J'aime  le  mvsière 
d'une  missive  féminine,  qui,  comme  un  article  de  foi,  ne  dit  jamais 
lout  ce  quelle  veut  dire...  Quand  vous  répondrez  à  une  parei'Ie 
lettre,  je  vous  conseille  d'êlre  sur  vos  gardes. 
CVI. 

Et  puis,  on  avait  des  billards,  des  caries,  mais  point  de  dés 

excepté  dans  les  clubs,  un  hom.mequi  se  respecte  ne  joue  jamais... 
des  bateaux  quand  il  y  avait  de  l'eau,  des  patins  quand  il  gelait,  et 
que  les  jours  embaumésavaient  fait  place  à  larr.de  ;Voidure  ;  eiiliu  la 

(i)  Dans  Jo.wp/î  Andreius,  rom^n  de  Fielding. 
(i)  Voy.-z  [llum'.el  de  .Sliake.-^peare. 


2;.6 


l,i;S  VKILIliKS  IJI  TKUAII'.r.S  IM.l'SïlîKKS. 


pAcliPÎil.i  |if;n«',  ccM'rosiililaiiT.iiiiiinimî  puisse  cliiinhT  on  dire  voire 
isnnc  Wallon,  viiMix  fal,  rriiel  anlnnl  i|iio  ricliriile.  qui  iii(''rilerail  hirn 
(l'avoir  un  liaineçon  dans  le  gosier,  avec  une  pelito  triiil'-  pour  le  lircr. 

CVII. 
Le  soir  rarnonail  la  table  cl  le  vin,  la  conversation,  le  duo  chanté 
pnrdcs  voix  plus  ou  moins  divines  fie  seul  souvenir  m'en  fail  mal 
fi  la  liMe  el  au  ronir).  Des  misses  Hawhold,  qnaln-  brillaient  surtout 
dans  la  cliansonnette;  mais  les  deux  cadellespréféraicnl  la  harpe... 
parce  qu'aux  charmes  de  la  musicpie  elles  joignaient  de  gracieuses 
épaules,  el  ilcs  bras  el  des  mains  d'une  blancheur  éclalante. 

CVIII. 
Parfois  la  danse  offrait  l'occasion  de  faire  admirer  des  tailles  de 
8>lphii|R  ;  mais  on  dan- 
sait raremenl  les  jours  de 
chasse,  car  .ilors  ces  mes- 
sieurs étaient  un  peu  fa- 
lipués.  Puis  on  avait  la 
causerie,  la  galanterie. ,. 
(Hioi(|uedéeciito  et  se  bor- 
nant à  l'éloge  de  charmes 
qui  méritaient  ou  ne  mé- 
ritaient pas  l'admiration. 
Les  eliasseurs  recommen- 
çaient dans  leurs  récits 
la  poursuite  du  renard; 
puis  ils  se  reliraient  sage- 
ment... h  dix  heures. 

CIX. 
Les  politiques,  dans  un 
coin  il  l'écart,  discutaient 
la  carte  du  globe,  ou  les 
sphères  du  pouvoir;  les 
beaux  parleurs  épiaient 
le  moindre  interstice  pour 
y  introduire  la  tôle  d'un 
bon  mot.  Point  de  repos 
iiour  ces  gens  qui  visent 
a  l'esprit:  l'heureuse  idée 
éclose  eq  un  instant  peut 
leur  rouler  des  années 
avant  que  l'occasion  se 
présente  de  la  faire  pas- 
ser ,  et  alors,  même,  il 
surfit  il'un  fAcheux  pour 
qu'ellu  tombe  ii  terre. 

ex. 

^lais  cette  réunion  était 
loute  bienveillante  el  aris- 
tocratique ;  tout  y  était  lis- 
se ,  poli  et  froid  ,  comme 
une  statue  taillée  par  Phi- 
dias dans  le  marbre  athé- 
nien. 11  n'existe  plus  de 
Squire  Western  ;  nos  So  • 
pliies  sont  moins  empha- 
liipies,  (pioiipie  tout  aussi 
bi'llrs.  Nous  n'avons  pas 
de  \.un'iens  achevés  com- 
nu'  Tom  Joncs,  mais  des 
j,'i'Milomen  en  corset,  rai- 
des  comme  des  piliers. 


Pcut-L'tre,  pcnsait-il,  c'est  l'usage  4Îc  ce  pav! 
de  cette  façon. 


CXI. 

On  se  séparait  de  bon- 
ne ncure,  c'est-à-dire 
avant  minuit...  qui  est  le 

midi  de  Londres;  mais  à  la  campagne,  les  dames  se  relirent  un 
peu  avant  lo  coucher  de  la  lune.  Paix  au  soumicil  de  ces  Heurs  qui 
feinieiit  leurs  calices!.,  puisse  la  rose  reprendre  bie'nlot  ses  couleurs 
naturelles!  Le  repos  est  la  meilleure  recette  pour  colorer  de  belles 
joues,  et  remplace  le  carmin...  du  moins  pour  quelques  hivers. 


CHANT    XIV. 

l. 

Si  de  l'abime  de  la  grande  nature,  ou  de  celui  de  notre  pensée 
nous  pouvions  seulement  tirer  une  certitude  ,  peut-être  I  humanité 
tiou\erait-elli  la  route  qu'ille  a  niaïupjée  jusqu'ici...  mais  alors  (|ue 
de  hi'lle  pliilosiqjhie  piMilue  !  Un  svsleme  en  dévore  un  autre,  à  peu 
près  rouune  lo  vieux  Saturne  dévorait  ses  enfants;  car  lorsque  sa 


pieuse  compagne  lui  nré.sentait  des  pierres  en  lui  disant  que  <■  ■ 
laicnl  ses  lils,  il  n'en  laissait  pas  un  seul  os. 

II. 
Mais  tout  système  imite  en  sens  inverse  le  déjeuner  du  Titan,  1 1 
mange  ses  parents,  quoique  la  digestion  en  soit  difflcilc.  nitcsni  ■ 
je  vous  jirie,  si ,  ajirès  toutes  li's  recherches,  vous  pouvez  fixer  vn'' 
croyance  sur  une  question  quelcompie.  Jetez  un  couji  d'iidl  sur  I 
siècles  pa.ssés,  avant  ilCncbainer  vnirc  raison.  (Jn  ne  doit  pas  se  Ip 
au  lémoignage  des  sens  :  rien  de  plus  vrai;  el  pourtant  quels  son < 
nos  autres  moyens  de  certitude? 

III. 

Pour  moi,  je  ne  sais  rien;  j-  ne  nie,  n'admet-s .  ne  rejette  <i 

nedédaignerien.  Klvou^- 
même,  rpie  savez -vous. 
sauf  peut-être  que  von  • 
êtes  né  et  que  vous  mom 
rez  ?  Et  après  tout,  il  -■ 
peut  que  l'un  ••!   l'auli  ■ 
soient  faux.  Une  épocp,- 
peut  venir,  source  de  1 
lernilé,  oij  rien  ne  ser.i 
vieux  ni  jeune.  Ce  qu 
nomme  la  mort  est  u 
chose  que  les  hommes .; 
plorent,  el  pourtant  un 
tiers  de  leur  vie  se  passe 
à  dormir. 

IV. 

Un  sommeil  sans  rêves, 
après  une  ruile  journée 
de  travail,  est  ce  que  nous 
S'iuliaitons  le  plus;  com- 
ment donc  notre  argile 
a-t-ellc  horreur  de  celle 
anlio  argile  plus  profon- 
déincnlendûrmie?Le9tii- 
'    !<■  même,  qui  paie  sa 

!le  en  une  fois  el  sans 
■  lais  (vieille  manière  de 

icquilter  qui  déplati  fori 
ii\  créanciers) ,  abrège 
impatiemment  son  dor 
nier  souffle,  moins  p 
dégoût  de  la  vie  cpie  |. 
horreur  de  la  mort. 

V. 

La  mort  est  autour  •'" 
lui ,  près  de  lui ,  ici .  ' 
partout;  el  il  esl  un  c^ 
rage  qui  naît  de  la  eriin 
le,  de  tous  le  plus  rés<.|ii 
peut-être  ,  el  prêt  .'i  io|i 
braver  uniquement  |im 
connaître  cette  fin  rcl 
téc.  Quand  sous  vos  pi. 
les   montagnes  dre.--' 
leurs  pics  .  que  vos  y 
plongent  dans  le  pr^ 
pice  el  voient  les  rorli 
entr'ouvrir  leurs  goull 
béants...  vous  ne  pou. 
regarderune  minulesana 
répouvantable  désir   de 
vous  précipiter. 

VI. 

Vous  n'en  faites  rien,  il 
est  vrai...  mais.  pAle  et  frappé  de  terreur,  vous  vous  éloignez.  Ce- 
pendant.  re\ene/.  sur  vos  iiupressions  passées,  et.  tout  en  tressail- 
lant devant  le  fidide  miroir  de  vos  propres  pensées,  vous  retrouve- 
rez ,  soit  vérité,  soit  erreur,  la  tendance  cachée  vers  l'inconnu,  le 

désir  .secret  de  vous  plonger  avec  toutes  vos  craintes où?  vous 

l'ignorez;  et  c'est  justement  pour  cela  que  vous  le  faites...  ou  ne  le 
faites  pas. 

VII. 

Mais,  me  direz-vous,  qu'est-ce  que  tout  cela  peut  avoir  de  commun 
avec  notre  sujet?...  Rien  du  tout,  ami  lecteur;  pure  spéculation 
qui  n'a  qu'une  excuse  :  c'est  ma  manière  1  Quelquefois  h  propos , 
quelquefois  hors  de  propos,  j'écris  sans  héMter  tout  ce  qui  me  passe 
par  la  tête.  Ce  récit  n'est  point  fait  comme  récit;  ce  n'est  (pi'imc 
base  aérienne  et  fantastique  sur  laquelle  je  bâtis  des  choses  commu- 
nes avec  des  lieux  communs. 

VIII. 

Vous  savez  ou  vous  ne  savez  pas  tpie  le  grand  Bacon  a  dit  :  «  Je-  j 


i\o  recevoir  les  voyageurs 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


237 


lez  une  paille  en  l'air,  et  vous  verrez  de  quel  côlé  le  vent  souffle.  » 
Or,  la  poésie,  c'est  une  paille  emportée  par  le  souffle  humain,  dans 
la  direclion  que  lui  imprime  l'esprit;  c'est  un  cerf-volant  qui  plane 
entre  la  vie  et  la  mort,  une  ombre  que  l'âme  aventureuse  projette 
derrière  elle;  et  ma  poésie  à  moi,  c'est  une  bulle  d'air  enflée,  non 
pour  m'en  faire  gloire,  mais  pour  jouer  comme  joue  un  enfant. 

IX. 

Le  monde  entier  est  devant  moi ou  derrière;  car  j'en  ai  vu 

une  portion  de  ce  monde,  et  tout  autant  qu'il  faut  pour  en  garder 
mémoire.  J'ai  aussi  éprouvé  les  passions,  assez  rudement  pour  en- 
courir le  blâme,  au  grand  contenteqieut  demesamis,  les  hommes, 
qui  aiment  à  mêler  un  peu  d'alliage  à  la  gloire  ;  car  j'ai  en  quelque 
célébritédansmon  temps, 
jusqu'au   moment  où  je 
l'ai  complètement  ruinée 
par  mes  vers. 

X. 

Je  me  suis  mis  ce  bas 
monde  sur  les  bras  et 
l'autre  également,  je  veu.x 
dire  le  clergé,  qui  a  lancé 
ses  foudres  contre  moi 
sous  la  forme  de  pieux 
libelles.  Et  pourtant  je  ne 
puis  m'empêcher  d'écri- 
vailler  une  fois  par  se- 
maine, lassant  la  patien- 
ce de  mes  anciens  lec- 
teurs, sans  m'en  faire  de 
nouveaux.  Dans  ma  jeu- 
nesse, j'écrivais  parce 
que  mon  âme  débordait; 
maintenant  j'écris,  parce 
que  l'ennui  la  gagne. 

XI. 

Mais  alors  pourquoi 
publier?  11  n'y  a  ni  gloi- 
re ni  profit  à  tirer  d'un 
public  qui  sciasse...  Une 
question  à  mon  tour 
pourquoi  jouer  aux  car- 
tes? ou  boire?  ou  lire?... 
Pourahréger  l'en  nui  d'un 
certain  nombre  d  heures. 
Cela  m'occupe  de  jeter  un 
regard  en  arrière  sur  ce 
que  j'ai  vu  ou  pensé  de 
triste  ou  de  gai  :  ce  que 
j'écris,  je  le  jetle  au  cou- 
rant. Qu'il  surnage  ou 
s'enfonce  ,  n'importe  : 
j'ai  joui  de  mon  rêve, 

XII. 

Il  me  semble  que  si 
j'avais  la  certitude  du  suc- 
cès, j'en  écrirais  à  peine 
une  ligne  de  plus.  J'ai  si 
longtemps  bataillé  plus 
ou  moins  vivement  , 
qu'aucun  échec  ne  me 
ferait  renoncer  aux  neuf 
sœurs.  Ce  sentiment  n'est 
point  facile  à  exprimer, 
et  pourtant  il  n'a  rien 
d'aû'eclé  ,  je  le  déclare. 

Au  jeu.  vous  avez  le  choix  entre  deux  plaLsirs.  .  l"un  est  de  gagner, 
l'autre  de  perdre. 

XIII. 

D'ailleurs  ce  ne  sont  pas  des  fictions  que  produit  ma  muse  ;  elle 
rassemble  un  réperloire  de  faits,  avec  quelque  réserve  et  de  légères 
restrictions,  comme  de  juste;  mais  enfin  ses  chants  ont  principale- 
ment pour  sujet  les  choses  et  les  actions  humaines...  et  c'est  là  .un 
des  motifs  de  la  contradiction  qu'elle  rencontre  ;  car  une  trop  exacte 
vérité  ne  plaît  jamais  au  premier  abord  ;  et  si  son  unique  objet  était 
ce  qu'on  appelle  la  gloire ,  elle  conterait  avec  moins  de  peine  une 
histoire  diti'erente/ 

XIV. 

Ainour,  guerre  et  tempêle...  voilà  certes  de  la  variété.  Ajoutez-y 
un  léger  assaisonnement  de  méditation,  un  coup  d'oeil  à  vol  d'oi- 
seau sur  ce  désert  qu'on  nomme  la  société ,  un  regard  rapide  jeté 
sur  lesliommes  de  toute  condition.  Au  défaut  de  lout  autre  mérite, 
il  y  a  là  du  moins  de  quoi  rassasier  le  lecteur,  en  actualité  comme 

P.iR[i,  —  Imp.  LACotR  et  C*,  rue  Sùufflot,  \^^. 


La  petite  Leila. 


en  perspective  ;  et  ([uand  ces  vers  ne  serviraient  qu'à  garnir  des 
porte-manteaux,  cela  fera  toujours  aller  le  commerce. 

XV. 

La  fraction  de  ce  monde  que  j'ai  choisie  pour  texte  du  sermon 
suivant  n'est  connue  par  aucune  description  récente.  C'est  ce  dont 
il  est  facile  d'assigner  la  raison  :  tout  éminente  et  agréable  que 
soit  cette  agglomération  sociale,  on  trouve  je  ne  sais  quelle  unifor- 
mité dans  ses  pierreries  et  ses  hermines;  tous  les  âges  y  ont  un 
air  de  famille  qui  engendre  la  monotonie  :  ce  qui  ne  promet  pas 
grand'chose  aux  pages  du  poêle. 

XVI. 
Malgré  beaucoup  de  sources  d'excitation,  on  n'y  trouve  rien  qui 

exalte ,  rien  qui  parle  à 
tous  les  hommes  et  à  tou- 
tes les  époques.  Une  sorte 
de  vernis  y  recouvre  tous 
les  défauts;  une  sorte  de 
lieu  commun  y  règne 
jusque  dans  le  crime  ;  des 
passions  faclices,  de  l'es- 
prit sans  beaucoup  de  sel; 
une  absence  complète 
de  ce  naturel  qui  donne 
à  tout  le  cachet  de  la  vé- 
rité ;  une  monotone  uni- 
formité de  caractère,  chez 
ceux  du  moins  qui  en  ont 
un. 

XVII. 
Parfois  en  effet,  com- 
me des  soldats  après  la 
garde ,  ils  rompent  les 
rangs  et  quittent  avec 
joie  la  discipline;  mais 
bientôt  le  roulement  du 
tambour  les  rappelle  ef- 
frayés, etils  se  retrouvent 
obligés  d'être  ou  de  pa- 
raître les  mêmes.  A  tout 
prendre ,  c'est  une  bril- 
lante mascarade  ;  mais 
quand  une  fois  vos  yeux 
se  sont  repus  de  ce  spec- 
tacle ,  vous  en  avez  as- 
sez... Tel  est  du  moins 
l'effet  qu'aproduitsur  moi 
ce  paradis  de  plaisir  et 
d'ennui. 

XVIII. 
Quand  nous  avons  cou- 
ronné notre  amour,  joué 
notre  jeu,  étalé  notre 
toilette,  voté,  brillé,  et 
peut-être  quelque  chose 
encore,  dînéavec  les  dan- 
dies, entendu  les  pairs 
déclamer  leurs  discours , 
plaint  les  beautés  ame- 
nées au  marché  par  ving- 
taines, vu  de  pitoyables 
roués  transformés  chas- 
tement en  maris  plus  pi- 
toyables encore  ,  il  ne 
nous  reste  plus  guère 
d'autre  rôle  que  celui 
'^  d'ennuyé  ou  d'ennuyeux. 

Témoin  le  ci-devantjeune 
homme,  qui  veut  remonter  le  courant,  et  se  refuse  à  quitter  le  monde 
qui  le  quitte. 

XIX. 
On  dit...  et  c'est  un  sujet  de  plainte  générale...  que  personne  en- 
core n'a  réussi  à  peindre  le  beau  monde  exactement  tel  qu'il  est. 
Quelques-uns  prétendent  que  les  auteurs,  pour  trouver  matière  à 
leurs  sarcasmes  moraux,  en  sont  réduits  à  graisser  la  palle  au  portier 
pour  attraper  quelques  légers  scaudales,  bien  curieux,  bien  bizarres, 
et  cjue  leurs  livres  ont  tous  le  même  style ,  à  savoir  le  babil  de  my- 
lady ,  filtré  par  sa  femme  de  chambre. 

XX. 

Mais  cela  ne  saurait  être  vrai,  surtout  aujourdhui  que  les  écri- 
vains sont  devenus  une  partie  influente  du  beau  monde;  je  les  ai 
vus  balancer  même  les  militaires,  surtout  quand  ils  sont  jeunes, 
point  essentiel.  Comment  alors  pourraient- ils  échouer  dans  une 
chose  à  laquelle  ils  attachent  une  extrême  importance,  à  savoir  la 

17 


'2r,8 


I.RS  VKILLËK8  LITTERAIRES  ILLU8TREKS. 


i-i'^i^ctnManrc  d'l  pnrliAil  ili-  la  linulc  sorii'lé?  (l'osl  qiiVn  pITpI  i'II<^ 
n  offre  pas  (;i'i'ii<ri'li<i«e  h  décrire. 

XXJ. 

Haud  ii/iinrii  Uu/uor,  cc  «nnl  lîi  dos  iiiign",  quorum  pnrs  parrii 
fui  (I),  mais  poiirlnnt  une  pari  rrello.  Or ,  ji-  Iraccrnis  plus  ("arilc- 
ineiit  ro!>(|tiJssc  il'tiM  liarein,  d'une  lialoilln,  il'iin  iiaiirraKc  oti  dune 
liislciirc  du  cd'ur  ^\\.^c  je  no  peindrai»  ces  rhosps-là.  D'ailleurs  je  dé- 
firi-  m'en  dispenser  pour  des  raisons  qu'il  me  ronvicnl  de  garder 
Bccn'ieg.  I  ftabo  Cereris  sacrum  qui  rulijaril  (ï)...  ec  qui  si^nilic 
que  k'vulpairc  ne  doil  pas  les  poniiatlre. 

XXII. 

C'est  donerhnse  ronveniie  :  ec  que  je  jelte  sur  ee  papier  est  idéal, 
nffaihli ,  dénahirô,  eoniine  une  liislciiro  des  Irancs-niaçons ,  el  n'a 
pas  plus  de  rapport  avee  la  réalilé  (|ue  le  voyap'  du  capitaine  l'arry 
a\ee  relui  de  Jason.  I.e  iirnwA  secret  ne  doil  p.is  l'être  vu  de  toul  le 
monde;  ma  musique  a  de  mysiiipies  diapasons .  el  eonlicnl  beau- 
coup de  choses  que  les  initiés  seuls  peuveni  apprécier. 

XXIII. 

Hélas!   les  mondes  se  perdenl cl  la  femme,  depuis  qu'elle  a 

perdu  le  mon<lc  (Iradilion  plus  vraie  que  palanle,  à  laquelle  on  lient 
tomme  article  de  foi),  n'a  ii.is  toul-h-fail  renoncé  h  des  habitudes 
analogues.  Trisle  esclave  (lerusa}.'e!  vicdentée  ,  asservie,  victime 
tpiand  elle  a  lorl,  el  souvcnl  iiinrlvre  quand  elle  a  raison,  conilaio- 
néc  aux  douleurs  île  rciifanienicnl.  comme  les  lioin;neii  pour  leurs 
péchés  ont  été  soumis  à  la  néces-silé  de  se  faire  la  barbe... 

XXIV. 

Fléau  quotidien, qui ,  pris  en  somme,  équivaut  à  l'aecouchenienl. 
>Iais  (luani  aux  femmes,  qui  peut  pénétrer  les  soulTrances  réelles 
de  leur  condition?  L'homme,  jusque  dans  sa  sjmpalbie  pour  elles, 
montre  beaucoup  d'éfro'isme  ,  el  encore  |)lus  de  niélianre.  Amour, 
vertu,  beauté,  talents,  n'aboiiiissenl  qu'a  faire  d'elles  des  ménagè- 
res chargées  d'accroître  la  population. 

XXV. 

Tout  cela  .=erait  bel  el  bon,  et  ne  .saurait  élre  mieux;  mais  ce  rôle 
même  esl  diflicile,  Dieu  le  saill  tant  sont  nombreuses  les  afllielions 
qui  assiègent  la  femme  depuis  sa  uais.sance  :  tant  est  faible  la  dislinc- 
liou  entre  ses  amis  el  ses  ennemis.  La  doruie  de  ses  chaînes  .s'use 
si  vite  (pie...  Demandez  à  la  première  venue ,  pourvu  qu'elle  ait 
trente  ans,  ce  qu'elle  aimerait  mieux  être,  homme  ou  femme,  sim- 
ple écolier  ou  reine? 

XXVL 

n  L'inlluence  du  cotillon  I  »  voilà  un  grave  reproche  auquel  vou- 
draient échapper  ceux  même  qui  subissent  celte  influence.  Mais 
comme  c'est  sous  le  cotillon  que  nous  arrivons  dans  ee  inonde  parmi 
les  cahots  du  fiacre  de  la  vie  ,  je  déclare  (|ue  pour  mou  compte  je 
vénère  ce  véiemqnl  féminin...  vêtement  mjstérieugemenl  sublime, 
qu'il  soil  de  bure ,  de  soie  ou  de  basin. 

XXVIL 
Je  le  re.epecle  infiniment,  je  l'ai  même  adoré  «lans  mon  jeune  Age, 
ce  voile  chaste  el  sacré,  qui,  jiareil  au  coffre -fort  de  l'avare  ,  re- 
couvre un  tCésor,  et  n'attire  que  davantage  par  tout  cc  qu'il  nous 

c.icbc fourreau  d'or  qui  renferme  un  glaive  de  Damas,  lettre 

d'amour  au  sceau  mystérieux,  remèdcà  toutes  les  douleurs...  f)eul- 
on  souffrir  en  face  d'un  cotillon  el  d'une  cheville  bii4|i  tournée? 

XWIIl. 
El  par  un  jour  silencieux  et  irisie,  quand  ,  par  exemple  ,  souille 
le  sirocco  ,  quand  la  mer  elle-même  jiaiail  sombre  malgré  l'écume 
de  ses  (lots,  que  l'onde  du  fleuve  coule  pesamment .  cl  ([ue  dans  le 
ciel  règne  ce  vieux  Ion  giisAlre  ,  lugubie  et  monastique,  antithèse 
des  ravons  lumineux...  alors  même  il  est  agréable  de  jeter  utr  coup 
d'iL'il  en  passant  sur  quelque  jolie  paysanne. 

XXIX. 

Nous  avons  laissé  nos  héros  el  nos  héroïnes  dans  cc  beau  pays, 
dont  le  climat  est  loul-h-lait  indépendant  des  signes  du  zodiaque, 
bien  qu'il  présente  aux  poètes  le  plus  de  diffieiillé,  attendu  que  le 
Soleil,  les  étoiles  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  brillant ,  que  tout  cela, 
dis-je,  y  offre  le  plus  souvent  laspecl  triste  el  maussade  d'un  créan- 
cier  car  alors  le  ciel  est  véritablement  aiujlais. 

XXX. 

Une  vie  tout  inléricurc  est  peu  poétique;  el  dehors  ou  a  les 
averses ,  les  brouillards  el  le  givre,  avec  lesquels  je  serais  incapable 
de  brasser  une  pastorale.  Quoi  qu'il  eu  soit,  un  poClc  doil  sur- 
monter tous  les  obstacles,  petits  ou  grands,  lui  giiianl  ou  eu  |ier- 
l'ectionnanl  son  ouvrage,  il  faut  qu'il' marche  vers  la  fin  ,  et  qu'il 
travaille  comme  un  esprit  sur  la  matière ,  quehpiefois  également 
couliarié  par  le  feu  el  par  l'eau. 

[\]Jc  parle  de  choses  à  moi  ooiiiiiics;  ce  sont  \\ t\ci lagatelles au.rqtirllcs 
jai  pris  une  ]t\Ucparl.  I.ainb^oixd,!  Virgile  m  lang.'s  par!.'  poète  aim  tais. 

|2)  Je  ne  permettrai  point  i\  celui  qui  a  <livnlgué  les  nivslères  ilo  CC- 
rès  de  demeurer  sons  mon  toit,  eic.  Hor.ice.od.  ni.  î. 


XXXI. 

Juan,  el  roiis  ce  rapport  du  moins  II  r<>fwemhlAil  aux  «ninls  ..  Jnan 
était  tout  }i  lotm  Fans  disiinctiim  de  elasce  -  il  ne  tronvnit  heureux 
dans  les  camp»,  h  bord  d'un  navire,  non- le  ih.'iiiine  nu  darn  les 
cours.  Doué  d'un  de  ces  caractères  heureux  qui  fonl  rarement  dé- 
latil.  il  prenait  modPKtcment  xa  pnrtdeslravaux  nu  dco plaiiiri.  S.ins 
fatuité,  il  savait   si-  faire  bien  venir  île  toutes  les  femmes. 

XXXII. 

Cue  chasse  au  renard  esl,  pour  lélraii^'er,  une  chose  assez  criii- 
ijiie.  Il  y  couil  deux  daiigcrs,  d'abord  de  tomber,  puis  de  s'cnten- 
(iie  plaisanter  sur  sa  malndre$.se  :  mais  Jiiun,  Coiui:iis-anl  do  longue 
main  les  déserts,  les  franchisé.iit  comme  un  Aialte  qui  court  à  la 
vengeance,  el  soit  qu'il  monlAt  un  cheval  de  bataille,  de  course  ou 
de  louage,  l'animal  savait  qu'il  portail  son  maître. 

xxxin. 

El  maintenant  entré  dans  cette  nouvelle  carrière,  il  s'y  faisait  ap- 
plaudir en  bravant  haies,  fossés,  barrières  et  (.'rilles,  ne  balaneanl 
jam.iis  devant  l'idjstacle.  ne  faisant  que  peu  de  fiux  pas  et  s  inipa- 
tieiilant  seulement  lorsqu'on  perdait  la  piste.  Il  viola,  il  est  vrai, 
quelques-uns  des  statuts  de  la  chasse  '  c^r  le  plus  snge  peut  Tnillir), 
lança  de  temps  h  autre  son  cheval  parmi  les  chien»,  cl  même  pnssft 
une  fois  sur  le  corps  de  quelques  Gentilshommes  campagnards. 

XXXIV. 

Mais  h  cela  près,  lui  el  son  cheval  s'acquittèrent  de  leur  tâche  h 
radiiiiralioii  de  tous;  les  squires  s'étonnèrent  qu'un  6trani;er  eijt 
tan!  de  mérite:  les  paysans  s  écrièrent  :  n  liu  diantre  I  qui  I  aurait 
cru  I  ))  Les  .Neslors  de  la  génération  chassante  le  louèrent  en  ju- 
rant, et  ressentirent  une  étincelle  de  leur  premier  feu;  le  veneur 
Jui-inènic  grimaça  un  sourire,  et  dit  (lu'il  valait  presque  un  piqueur. 

XXXV. 

Tels  furent  ses  trophées...  non  des  boucliers  et  des  lances,  mais 
des  fos«és  franchis  ,  des  haies  crevées,  et  parbds  di  s  queues  de  re- 
naril.  Pourtant,  el  ici,  en  véritable  Anglais,  je  ne  puis  me  défendre 
d'uiie  patriotique  rougeur...  il  fut  intéiieuremcnt  de  l'avis  de  r.hcs- 
teilield,  qui  ,  le  lendemain  d'une  longue  ch.isse  :i  travers  collines, 
buissons,  vallées  et  le  rcsic,  tout  bmi  cavalier  qu'il  était,  demanda 
naïvement  «  si  jamais  homme  avait  chassé  deux  fois.  » 

XXXVI. 

II  possédait  surtout  une  (jualité  assez  rare  après  une  chasse  ;  chez 
les  gens  qui  se  sont  levés  avant  que  le  coq  ciit  averti  le  jour  pares- 
seux de  décembre  de  commencer  sa  triste  carrière  .  il  avait,  dis-je, 
une  qualité  assez  rare  et  surtout  agréable  aux  femmes,  qui,  dans 
leur  aoiix  et  coulant  babil,  veulent  un  auditeur,  saint  ou  [.•'•ebour 
n'imporle...  c'est  qu'il  ne  s'endormait  pas  après  dîner. 
XXXVll. 

Mais,  scmillani  el  léger,  toujours  sur  le  qui-vivc,  il  prenait  une 
part  bi'illante  h  la  conversation,  égayant  toujours  ce  qu'avan- 
çaient ces  dames,  et  recherchant  les  sujets  d'entretien  les  plus  en 
vogue.  Tantôt  grave,  tantôt  gai,  jamais  lourd  ni  impertinent;  se 
bornant  h  rire  sous  cape  ..  le  rusé  coquin  I.  .  il  ne  relevait  jamaia 
une  bévue...  bref,  il  n'y  eut  oncque  de  plus  habile  écouteur. 
XXXVIII. 

J'^t  puis  il  dansait...  tous  les  étrangers  l'empiortent  sur  le  sérieux 
anglais  dans  l'éloquence  de  la  pantomime....  il  dansait,  dis-je,  fort 
bien,  avec  expression  et  aussi  avec  bon  sens...  point  indispensable 
dans  l'art  de  remuer  les  pieds;  sans  prétention  IbéAtrale,  non  eu 
maître  de  ballet  qui  exerce  ses  nymphes,  mais  en  vrai  geullcinan. 

,  XXXIX. 

Ses  pas  étaient  chastes  et  renfermés  dans  les  limites  du  poûi ,  et 
toute  sa  personne  portait  un  c^|^l  déb'pauee;  couime  la  légère 
Camille,  c'est  îi  peine  s  il  effleuriflW^Rol.  et  il  contenait  sa  vigueur 
plus  qu'il  ne  la  déployait.  Puis  ,  il  avait  l'oirille  juste  .  et  ses  mou- 
vements classiques,  irréprocbaMês  le  plaçaient  hors  ligue  :  il  brillait 
comme  un  boléro  personnifié;  i.^ 

XL. 

Ou  comme  lune  des  Heures  fuyant  devant  l'AurOre,  dans  celte 
fameuse  fresque  du  Guide  qui,  kfClle  seule,  vaudrait  un  voyaL'c  h 
Flome,  quand  même  il  n'y  restaMit  plus  un  déhri.s  du  trône  unique 
de  l'ancien  monde.  t;hez  lui,  le  «tout  ensemble»  était  empreiftl 
lie  ce  gracieux  et  suave  idéal  qu'on  rencontre  rareinent  el  quiui  ne 
saurait  décrire  car  les  mots  manquent  de  couleur. 

XLI. 
Rien  d'étonnant  dés  lors  qu'il  fût  recherché  cl  qu'on  l'admiràl 
comme  un  Ciipidon  devenu  homme,  un  peu  gflt,*,  mais  pas  fat;  du 
moins  11  .«avait  dissimuler  sa  vanité.  Il  était  doue  d  un  tel  tact,  qu'il 
savait  également  charmer  les  beautés  chasies  et  celles  qui  sont  au- 
trement inspirées.  La  duchesse  de  FiU-Fulke,  qui  aimait  à  tracasser, 
lui  fil  la  première  quelques  agaceries. 
XLII. 
(Vêlait  une  belle  blonde,  un  jien  mure,  désirable,  dislinguée.  il 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


259 


(]iii,  pendant  plusieurs  liivers,  avait  brillé  dans  le  grand  monde.  Je 
rriiis  devoir  laii'c  ce  qu'on  rapportait  de  ses  l'.iiiset  gesles,  car  ce  se- 
l'ait  lin  sujet  cluilouilleux,  oulre  qu'il  pouvait  y  avoir  du  faux  dans 
ce  ([u'ou  eu  rapportait.  Sa  dernière  fantaisie  avail  été  de  se  lier  à  la 
vie  îi  la  mort  avec  lord  Auguste  Filz-Plantagenet. 

XLIIL 
La  figure  de  ce  noble  personnage  se  rembrunit  un  peu  en  voyant 
le  nouveau  trait  de  coquetlerie  dont  Juan  était  l'objet;  mais  un 
amant  doit  tolérer  ces  jieliles  licences,  simples  privileges  de  la  cor- 
poration féminine.  Maibeuv  à  l'bomme  qui  basarde  une  remon- 
trance! il  ne  réussit  qu'à  précipiter  un  dénoùment  désegréable, 
mais  commun  à  ceux  qui  comptent  sur  la  femme. 

XLIV. 

Le  cercle  sourit,  puis  chucbota,  puis  décocha  quelques  trails  :  les 
misses  se  rengorgèrent,  les  matrones  froncèrent  le  sourcil  ;  quelques- 
unes  espéraient  que  les  choses  n'iraient  pas  aussi  loin  qu'on  le  crai- 
gnait, d'autres  ne  pouvaient  ci'oire  qu  il  y  eût  de  telles  femmes  au 
monde.  Celles-ci  ne  croyaient  jamais  la  moitié  de  ce  qu'elles  enten- 
daient dire  ;  plusieurs  enfin  plaignirent  sincèrement  ce  jiauvre  lord 
Auguste  Fitz  Plantagenet. 

XLV. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  personne  ne  prononça  même  le 
nom  du  duc,  qui  cependant,  on  aurait  pu  le  croire,  était  bien  pour 
quelque  chose  dans  1  .liîaire.  A  la  vérité,  il  était  absent,  cl  il  passait 
pour  ne  demander  jamais,  en  ce  qui  concernait  sa  femme,  ni  où, 
ni  quand,  ni  qu'est-ce;  et  s'il  tolérait  ses  licences,  nul  n'avait  le 
droit  de  s'en  scandaliser.  Leur  union  était  de  celte  espèce,  la  meil- 
leure de  toutes  assurément  où  l'on  ne  se  rapproche  jamais,  61  où, 
par  conséquent,  il  n'y  a  pas  lieu  de  se  détacher. 

XLVL 

Obi  comment  aije  pu  trouver  un  vers  si  rruoll...  Enflam- 
mée d'un  amour  abstrait  de  la  vertu,  ma  Diane  d'Eplièse,  lady  Ade- 
line, regarda  bientôt  comme  trop  libre  la  cunduite  de  la  duchesse. 
Regrettaul  beaucoup  qu'elle  fût  enlrée  dans  une  aussi  mauvaise 
voie,  elle  mit  plus  de  froideur  dans  ses  politesses  :  son  front  devint 
pâle  et  grave,  eu  voyant  dans  son  amie  cette  fragilité,  qui  offre  aux 
amis  une  bel.e  occasion  de  s'émouvoir. 

XLVII. 

Dans  ce  détestable  monde,  il  n'y  a  rien  comme  la  sympathie  :  elle 
sied  si  bien  à  l'àiiie  et  au  visage!  elle  donne  une  suave  harmonie 
aux  soupirs,  et  revêt  la  douce  amitié  d'une  robe  de  dentelles.  Sans 
un  ami,  que  de\  iendrail  l'humanité  ?  Qui  relèverait  nos  fautes  avec 
grâce?  Qui  nous  consolerait  par  un  :  «  Il  fallait  y  reganler  à  deux 
fois  1  Ah  !  si  vous  aviez  écoulé  mon  avis  !  » 

XLVIII. 

0  Job  !  tu  avais  deux  amis  :  un  seul  est  bien  assez,  surtout  dans 
une  mauvaise  passe;  ce  sont  d'inhabiles  pilotes  par  un  temps  d'o- 
rage, des  médecins  moins  remarquables  par  leurs  cures  que  jiar  leurs 
honoraires.  Ah  1  ne  vous  plaignez  pas  si  votre  ami  se  détache  de 
vous ,  comme  les  feuilles  de  l'arbre  à  la  première  brise  ;  quand,  de 
manière  ou  d'aulre,  vos  affaires  seront  rétablies,  allez  au  café  et 
prenez-en  un  autre. 

XLLK. 

Mais  telle  n'est  pas  ma  maxime;  sans  quoi,  je  me  serais  épargné 
quelques  peines  de  cœur.  N'importe!...  je  ne  voudrais  pas  être  une 
torlue  abritée  dans  son  infle.vible  écaille  à  l'épreuve  des  flots  et  des 
éléments.  Mieux  vaut, après  tout,  avoir  éprouvée!  vu  ce  que  l'hu- 
manité peut  et  ne  peut  pas  supporter  :  cela  donne  du  discernemenl 
aux  âmes  sensibles. 

L. 

Si  quelque  chose  est  plus  horrible  que  les  plus  affreux  accents  de 
la  douleur,  plus  sinistre  que  le  chant  du  hibou  ou  le  silflementde 
la  brise  nocturne,  c'est  cette  phrase  lugubre  :  «  Je  vous  l'avais  bien 
dit,  »  prononcée  par  des  aniis,  ces  prophètes  du  passé,  qui,  au  lieu 
de  vons  montrer  ce  que  vous  devriez  faire  maintenant,  avouent 
qu'ils  ont  prévu  votre  chute  et  vous  consolent  par  un  long  mémo- 
randum de  vieilles  histoires. 

LL 

La  calme  sévérité  de  lady  Adeline  ne  se  bornait  pas  à  s'intéresser 
à  son  amie,  dont  la  réputation  en  face  de  la  postérité  lui  semblait 
plus  que  douteuse,  à  moins  qu'elle  ne  réformât  sa  conduite;  mais 
elle  étendait  sur  Juan  lui-même  son  jugement  austère  où  se  mêlait 
à  la  vérité  la  compassion  la  plus  pure  :  elle  se  sentait  doucement 
touchée  de  son  inexpérience  et  de  sa  jeunesse;  car  elle  était  sou 
aillée  de  six  semaines. 

LU. 

Cet  avantage  de  quarante  jours  (avantage  réel,  car  elle  n'était 
point  de  celles  qui  ont  a  redouter  l'énuméralion  de  leurs  années)  ; 
cet  avantage,  dis-je,  lui  donnait  le  droit  d'éprouver  une  mater- 
nelle Sdilicitudepour  l'éducation  dun  jeune  gentleman,  bien  qu'elle 
fi'il  encore  loin  de  cette  année  fatale  qui ,  dans  l'âge  des  femmes, 
en  résume  plusieurs  en  elle. 


LUI. 

Cette  époque  innil  être  fixée  un  peu  avant  trente  ans soit  à 

vingt-sept;  car  jamais  elle  ne  lot  dépassée  par  la  femme  la  plus 
stricte  en  chronologie  et  en  vertu  ,  tant  qu'elle  put  encore  pas- 
ser pour  jeune.  0  Temps  I  pourquoi  donc  ne  l'arrêtes -tu  pas?  Ta 
faulx,  salie  par  la  rouille,  devrait  assurément  cesser  découper  et 
de  tranclier;  aiguise-la,  marche  avec  plus  de  précaution,  ne  fût-ce 
que  pour  conserver  la  réputation  de  faucheur. 

LIV. 

Mais  Adeline  était  Juin  de  cet  âge  dont  la  maturité  est  amère , 
après  tout.  Ce  qui  la  rendait  sage,  celait  plulôl  l'expérience;  car 
elle  avait  \u  le  monde  et  subi  ses  éjueuves,  comme  je  l'ai  dit ..  à  je 
ne  sais  quelle  page  :  ma  muse  dédaigne  les  renvois.  Mais  de  vingt- 
sept  ôtezsix.  et  vousaurez  et  avec  surcroît  le  nombre  de  ses  années. 

LV. 
A  seize  ans,  on  la  produisit  dans  le  monde.  Présentée,  prônée, 
elle  mit  en  émoi  toutes  les  couronnes  de  comte.  A  dix-sept,  le 
inonde  continua  de  se  laisser  charmer  par  la  nouvelle  Vénus  sortie 
de  son  brillant  océan  ;  à  dix-huit,  bien  qu'une  hécatombe  de  sou- 
pirants palpitât  d'adoration  à  ses  pieds,  elle  avail  consenti  à  créer 
ce  nouvel  Adam,  appelé  «  le  plus  heureux  des  hommes.  » 

LVL 

Depuis  lors,  elle  avail  rayonné  durant  trois  biillanls  hivers,  ad- 
mirée, adorée,  mais  en  même  temjis  si  régulière  dans  sa  conduite  , 
que,  dédaignant  le  voile  de  la  circonspection ,  elle  avait  mis  en  dé- 
faut la  médisance  lapins  subtile.  Dans  ce  marbre  parfait,  nul  n'avait 
pu  découvrir  la  plus  légère  tache.  Après  son  mariage,  elle  avait 
aussi  trouvé  un  moment  pour  faire  un  héritier  et  une  fausse  couche. 

LVIl. 
Autour  d'elle  voltigeaient  empressées  toutes  les  mouches  lui- 
santes, ces  insectes  brillants  des  nuits  de  Londres;mais  nuld'enlre 
eux  n'avait  un  dard  qui  pijl  l'atteindre...  elle  était  hors  de  la  portée 
du  vol  d'un  fat.  Peut-être  appelait -elle  de  ses  vœux  un  aspirant 
plus  hardi  ;  mais  quels  que  fussent  ses  désirs,  sa  conduite  était  irré- 
prochable; et  pourvu  qu'une  femme  soit  sage,  qu'elle  en  soit  rede- 
vable à  sa  froideur,  à  son  orgueil  ou  à  sa  vertu,  il  n'importe! 

LVIIL 

Je  déleste  la.  recherche  des  motifs  ,  comme  je  déleste  une  bou- 
teille trop  lente  qui  se  fait  attendre  aux  mains  du  maître  de  la 
maison,  laissant  les  gosiers  arides  appeler  en  vain  le  bordeaux  ,sur- 
toui  quand  la  politique  est  en  jeu,  Je  déleste  celte  recherche  comme 
je  déteste  un  troupeau  de  bœufs  qui  fait  tourbillonner  la  poussière, 
ou  un  long  raisonnement,  ou  une  ode  de  lauréat,  ou  le  vole  appro- 
balif  d'un  pair  servile. 

LIX. 

Il  est  trisie  de  fouiller  les  racines  des  choses,  tant  elles  sont  mê- 
lées à  la  terre;  pour\u  que  les  rameaux  de  l'arbre  déploient  une 
riche  verdure,  peu  m'importe  qu'un  gland  en  soit  l'origine.  Si  l'on 
remontait  h  la  source  secrète  de  toutes  les  actions ,  on  y  trouverait 
en  effet  un  certain  plaisir  mélancolique;  mais  ce  n'est  pas  à  présent 
mon  aû'aire  ,  et  je  vous  renvoie  au  sage  Oxenstiern. 

LX. 

Dans  l'intention  bienveillante  d'éviter  un  éclat  tant  à  la  duchesse 
qu'au  diplomSIe,  lady  Adeline,  dès  qu'elle  vit  que,  selon  toute  ap- 
parence, Juan  ne  résislorait  pas  (car  les  étrangers  ignorent  qu'en 
Angleterre  un  faux-pas  a  des  conséquences  beaucoup  plus  sérieuses 
que  dans  les  paysprivés  d'un  jury  ad  hoc)... 

LXL 

Lady  Adeline,  disons-nous,  résolut  d'adopter  les  mesures  néces- 
saires pour  ai'rôler  les  progrès  de  celte  trisie  erreur.  C'était  sans 
doute  bien  de  la  simplicité;  mais  l'innocence  est  hardie  jusque  sur 
le  bûcher;  peu  déCanle  dans  le  monde,  elle  n'a  pas  besoin  de  ces 
relrancbemenls  élevés  à  lusage  des  dames  dont  la  vertu  consiste  à 
ne  jamais  se  montrer  à  découvert. 

LMI. 

Ce  n'est  pas  qu'elle  appréhendât  de  fâcheuses  conséquences.  Sa 
Grâce  étail  un  mari  fort  endurant  ;  on  ne  pouvait  présumer  qu'il  fit 
une  scène,  et  allai  grossir  la  foule  des  clients  de  la  Cour  des  sépa- 
rations ;  mais  elle  redoutait  d  abord  la  magie  du  talisman  de  la  du- 
chesse, puis  une  querelle  entre  le  jeune  étranger  et  lord  Auguste 
Filz-Planlagenel,  qui  commençait  à  prendre  ombrage. 

LXIII. 

D'ailleurs,  la  duchesse  pas.sail  pour  intrigante  et  lanl  soit  peu 
capable  de  méchancetés  dans  la  sphère  amoureuse.  C'éiail  un  de 
ces  jolis  et  précieux  fléaux  qui  tourmentent  un  amant  de  leurs  teri- 
dres  et  doux  caprices;  qui  chaque  jour  d'une  délicieuse  année 
savent  créer  un  sujet  de  querelle  quand  elles  n'en  ont  pas  un 
tout  prêt,  nous  fascinant,  nous  torturant,  selon  que  leur  cœur 
est  de  flamme  ou  de  glace, 'et,  ce  qu'il  y  a  de  pis,  ne  nous  lâchant 
jamais. 


5(iO 


LES  VEILLÉES  LITTf:HAIF'.ES  ILLUSTREES. 


LXIV. 

Ci'iail  iitip  femme  h  tourner  In  tftle  d'un  jeune  homme,  el  à  faire 
lie  lui  un  Werther  en  fin  de  eompto.  Rien  it'étonnant  al(U's  à  re 
<|u'une  rtuie  plus  pure  redoutAt  pour  son  ami  une  liaison  de  celte 
SOI  le  :  mieuN  vaut  eent  fois  Mro  marié  ou  mort  c|uc  de  vivre  avec  un 
rO'ur  (|u'tmc  femme  se  platt  h  déchirer.  Avant  de  prendre  son  éiau, 
il  est  à  nropos  de  rcdécliir  el  de  voir  si  une  hoiinc  fortunescra  réel- 
lement lionne. 

I.XV. 

Kl  d'ahord,  dans  la  plénitude  de  son  cœur,  qui  était  on  croyait 
i^lre  étranger  h  tout  arliliee  ,  elle  prit  de  temps  h  autre  son  mari  à 
Iiarl,  le  priant  de  donner  îles  conseils  h  .luan.  Lord  Henry  se  mit  à 
si.iuirc  (le  la  simplii'ili^  de  pes  plans  pour  arracher  son  jeune  ami 
aux  pièges  <le  la  sirène;  il  répondit  en  homme  d'Etal  ou  en  pro- 
phète, à  quoi  clic  ne  put  rien  comprendre. 

LXVL 

Kn  premier  lieu,  «il  ne  se  mêlait  jamais  des  affaires  de  personne, 
h  l'exeeplion  de  celles  du  roi  ;  »  ensuite,  «  en  pareille  matière,  il  ne 
juf:e,iit  jamais  sur  les  aiiparences,  fi  moins  de  fortes  raisons  ;  »  troi- 
sièmement ,  '<  Juan  avait  plus  de  cervelle  que  de  barbe  au  menton, 
el  ne  devait  pas  être  mené  ;i  la  lisière  ;  »  elqualrièmement ,  «  il  était 
rare  qu'un  bon  conseil  produisit  (picique  chose  de  bon.  » 

LXVII. 

En  conséquence,  el  sans  doute  pour  confirmer  la  vérité  de  ce 
dernier  axiome,  il  conseilla  lui-môme  à  sa  femme  de  laisser  les 
parlies  à  elles-mêmes...  autant  du  moins  (pie  la  bienséance  le  per- 
inettait,  ajoutant  ([ue  le  lemps  corrigerait  les  défauts  de  l'Age  ;  que  les 
j(!unes  gens  fout  rarement  des  vn-ux  monasli(pics  ;  que  1  opposition 
ne  fait  que  resserrer  des  nœuds...  Mais  ici  un  lues.sagcr  lui  api  orla 
des  dépêclies. 

LXVIIL 

El  comme  il  faisait  partie  de  ce  qu'on  nomme  le  conseil  privé  , 
lord  Henry  regagna  son  cabinet,  afin  de  léguer  h  quelque  futur 
Tile-Live  le  soin  de  raconter  comment  il  avait  réduit  la  dette  na- 
tionale; el  .si  je  n'in.sère  pas  ici  tout  au  long  le  contenu  des  dépè- 
ches en  question  ,  c'est  que  je  ne  les  connais  pas  encore  ;  mais  je 
les  consignerai  dans  un  court  appendice  qui  prendra  place  entre 
mon  épopée  et  l'index. 

LXIX. 

Mais  avant  de  sortir,  il  ajouta  encore  une  légère  remarque,  un  ou 
deux  de  ces  honnêtes  lieux  communs  qui  ont  cours  dans  la  conver- 
sation, et  qui,  sans  avoir  rien  de  neut,  passent  cependant  faute  de 
mieux.  Puis  il  ouvrit  son  paquel  pour  voir  ce  que  c'était,  et  y  ayant 
jeté  un  coup  d  œil  à  la  hâte  ,  il  se  relira  ;  et  en  partant  il  embrassa 
liancpiillement  Adeline,  comme  on  embrasse  non  une  jeune  épouse 
mais  une  jeune  sœur.  ' 

LXX. 

Celait  un  homme  d'honneur,  à  la  fois  bon  el  froid,  fier  de  sa 
naissance,  fier  de  loul  ce  qui  le  concernait  ;  un  esprit  précieux  pour 
le  conseil  d'Rtat,  une  de  ces  figures  laillces  pour  marcher  devant 
le  roi  ;  grand  ,  majestueux,  fait  pour  guider  le  cortège  des  courti- 
sans, le  jour  de  la  naissance  royale,  en  étalant  ses  cordons  et  ses 
crachats,  vrai  modèle  d'un  chambellan...  el  c'est  aussi  le  poste  que 
je  lui  donnerai  en  montant  sur  le  trùne. 

LXXI. 

Mais  il  lui  manquait  (pielque  chose  après  tout...  je  ne  sais  quoi 

el  par  conséquent  je  ne  puis  le  dire peut-être  ce  que  les  jolies 

femmes,  douces  créatures,  a|(pellent  de  1  Ame.  Certes,  ce  n'était  pas 
le  corps;  il  était  bien  proportionné,  droit  comme  un  peuplier  ou 
un  pieu;  un  bel  homme  enfin,  celle  humaine  merveille;  et  dans 
toutes  les  circonstances,  en  guerre  comme  en  amour,  il  avai'l  gardé 
la  ligne  perpendiculaire. 

LXXIL 

Enfin  il  lui  manquait,  comme  je  l'ai  dit,  cet  indéfini.ssablc  je 
ne  sais  quoi,  qui.  autant  que  je  sache,  pourrait  bien  être  l'origine 
de  I  Ihade  d'Homère,  puisque  c'est  cela  qui  conduisit  l'Eve  des 
Crées,  Hélène,  de  son  lit  Spartiate  h  celui  du  Troven  ,  bien  qu'au 
total,  le  jeune  Dardanien  fût  sans  doutede  beaucoup  inférieur  au  roi 
Meiielas...  Mais  c'est  par  de  pareilles  raisons  que  certaines  femmes 
nous  trahissent. 

LXXHl. 

Il  est  une  chose  embarrassante  ci  bien  faite  pour  nous  intriguer, 
a  moins  que,  eomuie  le  sage  Tirésias,  nous  n'ayons  éprouvé  par 
une  double  experience,  la  diO'érence  des  sexes  :  ni  l'un  ni  l'autre 
des  deux  ne  peut  dire  eonimeut  il  voudrait  être  aimé.  Le  sensuel  ne 
nous  attache  que  pour  un  lemps  assez  court;  le  senlimental  se  vante 
dètre  inattaquable;  mais  tous  deux  réunis  forment  une  sorte  de 
centaure,  sur  le  dos  dmpiel  il  n'est  pas  prudent  de  s'aventurer. 

r  1    I  ^^^'^'• 

le  que  le  beau  sexe  ne  cesse  de  chercher,  c'est  quelque  clmse  qui 
pi'i'  le  cœur  tienne  li(3u  de  tout;  mais  ce  vide,  comment  le  com- 
l'ier  Lu  gi  la  difficulle...  cl  c'c.n  là  que  se  montre  la  faiblesse  de 
ee.<,b,pcs.  hèles  navigateurs,  à  la  „„Mci  des  flots,  .sans  carte  ni 


boussole,  elles  courent  sous  le  vent  par  une  mer  lio'jleuiic;el  quand, 
apn^s  bien  des  choc»,  elles  alleigncnl  le  rivage,  ce  rivage  n'csl 
souvent  qu'un  rocher. 

I.XXV. 
Il  est  une  (leur  nommée  «  l'auiour  dansToiiiivelé»  (I)  :  voyez  h  ce 
sujet  le  jardin  toujruirs  riant  de  .-b:ikespenre...  Je  ne  veux  point 
allaiblir  s(m  admirable  description,  et  je  demande  pardon  Ji  ce  dieu 
britannique  si,  dans  ma  politique  disette,  je  touche  Ji  une  seule 
fleur  de  son  parterre;  mais  ipioique  la  plante  soit  différenlc,  je  m'é- 
crie avec  le  Praneais-.Suisse  Uousscau  :  «  Voilh  la  pervenche  l« 

LXXVI. 

Eurêka  !  je  l'ai  trouvé  !  je  veux  dire,  non  que  l'amour  soil  l'oisi- 
veté .  mais  que  l'oisiveté  csl  un  accessoire  obligé  de  I  amour,  au- 
lant  (pie  j'en  puis  juger.  Le  travail  forcé  csl  un  mauvais  cntremel- 
teur.  Depuis  I  époque  où  le  navire  Argo,  qui  n'élail  qu'un  vaisseau 
marchand,  après  loul,  prit  Médée  pour  sulirécargue,  on  ne  cilerail 
guère  de  gens  d'affaires  qui  aient  rail  preuve  d'une  grande  passion. 

LXXVII. 

Heal  us  itle  qui  procul  negoliis  ii],  a  dit  Horace.  En  cela  le  plus 
grand  des  petits  poètes  se  Irompe  ;  cette  autre  maxime  :  noscilur  a 
socih  (.3),  vient  beaucoup  plus  h  pro[ios ,  el  encore  est-elle  parfois 
trop  rigoureuse;  mais  je  dirai  à  sa  barbe  ;  Quels  que  soient  leur  rang 
el  leur  élat,  trois  fois  heureux  ceux  qui  ont  une  occupation  I 

LXXVIII. 

Adam  échangea  son  paradis  contre  le  labourage;  Eve  travailla  en 
modes  avec  des  feuilles  de  figuier...  c'esl,  si  je  ne  me  trompe,  la 
première  connai.s.sance  que,  selon  l'Eglise,  on  ail  tirée  de  ccl  arbre 
si  savant.  Dès  lors,  il  est  facile  de  démontrer  que  la  pliipail  des 
maux  qui  affiigenl  les  humains,  el  plus  encore  les  femmes,  pro- 

I  viennent  de  ce  qu'on   n'emploie  pas  quelques  heures  à  travailler 

1   pour  rendre  les  autres  plus  agréables. 

LXXIX. 
De  Kl  vient  que  la  vie  du  grand  monde  n'est  souvenl  qu'un  vide 
afi^reux,  une  torture  de  plaisirs,  tellement  que  nous  sommes  réduits 
à  inventer  quelque  chose  pour  nous  contrarier.  Les  poêles  peuvent 
chanter  ce  que  bon  leur  semble  sur  le  contentement;  le  mot  con- 
tent.  expliqué  par  son  origine,  signifie  rassasié;  de  là  proviennent 
les  soutl'rances  du  seutimeul,  les  diables  bleus  cl  les  bas-bleus,  el 
les  romans  mis  eu  action  comme  des  conlre-danses. 

LXXX. 

Je  déclare  et  fais  serment  que  je  n'ai  jamais  lu  de  romans  com- 
parables à  ceux  que  j'ai  vus;  et  si  jamais  il  m'arrive  de  les  commu- 
niquer au  public,  bien  des  gens  refuseront  d'en  admettre  la  réalité. 
Mais  je  n'ai  point  celle  intention  et  ne  l'ai  jamais  eue*  il  est  des 
vérités  qu'il  faut  garder  sous  le  boisseau,  surtout  lorsqu'elles  cou- 
rent risque  de  passer  pour  des  mensonges  : 

LXXXI. 

n  Une  huître,  dit  Sheridan,  peut  être  malheureuse  en  amour.  » 
Et  pourquoi?  parce  qu'elle  se  morfond  oisive  dans  sa  coquille,  el 
qu'elle  exhale  solitairement  ses  soupirs  sous-marins ,  à  peu  près 
comme  un  moine  dans  sa  cellule;  el  h  propos  de  moines  leur  piété 
n'a  pu  que  difficilement  cohabiter  avec  la  paresse;  ces  végétaux  de 
la  foi  catholique  sont  très  sujets  à  monter  en  graine. 

LXXXII. 

0  Wilberforcc  !  ô  célébrité  noire,  dont  on  ne  saurait  trop  clmn 
1er  ou  proclamer  le  mérite,  tu  as  jeté  bas  un  immense  colosse: 
moral  Ù'ashington  de  l'Afrique!  Mais  je  l'avoue,  il  est  une  auii 
petite  tAche,  que  tu  devrais  bien  accomplir,  par  un  de  ces  long- 
jours  d'été.  Il  s'agit  de  rendre  à  l'aulrc  moitié  de  l'humanité  si- 
droits  qu'on  lui  a  ravis  ;  lu  as  affranchi  les  noirs...  aujourd'hui .  y 
t'en  conju^e,^enferme  quelques  blancs. 

LXXXlll. 
Enferme  Alexandre,  ce  batailleur  au  front  chauve,  envoie  au  Sc- 


ie roi,  mais  son  pavillon  de  Brighton,  ou  il  nous  en  coûtera  un 
autre  million. 

LXXXIV. 
Jilnfernie  loul  le  reste  du  monde,  incls  Bedlam  en  liberté,  et  peul- 
être   seras-tu  surpris  de  voir  toutes  choses  marcher  exact'.me- 
comme  elles  marchent  maintenant  avec  les  gens  soi-disant  s;ii 
d'esprit.  C'est  ce  que  je  prouverais  .«ans  le  moindre  doule,  si  \i 
hommes  avaient  seulement  l'ombre  du  .sens  commun  ;  mais,  hél.i^  ' 
Jufciu'à  ce  que  j'aie  trouvé  ce  point  d'appui,  je  fais  comme  Arc 
raède,  el  laisse  la  terre  où  elle  csl. 


(1)  Shakespeare,  Songe  d'une  nuit  d'cif.  ii,  ». 

(2)  Vleureux  qui  loin  des  affaires,  etc.  Epod.  2. 
13)  Uis>nioi  qui  tu  hantes,  etc. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


-2«1 


LXXXV. 

Noire  aimable  Adeline  avait  un  défaut...  son  cœur  était  vacant, 
bien  que  ce  fût  une  babitalion  splendide  ;  comme  elle  n'avait  ti-ouvé 
personne  qui  demandât  qu'on  le  lui  ouvrit,  sa  conduite  avait  étc'  par- 
faitement réfîubère.  Une  âme  molle  et  (lottanle  fera  pintôt  naufrage 
qu'une  âme  énergique;  mais  quand  celle-ci  travaille  elle-même  à  sa 
ruine  elle  s  écroule  avec  une  commotion  intérieure  pareille  à  un 
tremblement  de  terre. 

LXXXVI. 

Elle  aimait  son  époux,  ou  du  moins  elle  croyait  l'aimer  ;  mais  cet 
amour  lui  coûtait  un  elTort-,  lâche  pénible!  c'est  rouler  le  rocher  de 
Sisyphe,  que  de  vouloir  imprimer  à  nos  sentiments  une  direction 
contz'aire  à  la  pente  du  sol.  Elle  n'avait  aucun  sujet  de  plainte  ou 
de  reproche,  point  de  querelle?  ou  de  brouilles  domestiques.  Cette 
union  était  un  vrai  modèle,  sereine  et  noble...  mais  froide. 

LXXXVII. 

11  n'y  avait  pas  entre  eux  disproportion  d'âge,  mais  différence  de 
caractères;  néanmoins,  ils  ne  se  heurtaient  jamais;  ils  fonction- 
naient ch.acun  dans  sa  sphère  comme  deux  astres  unis,  ou  comme 
le  Rhône  traversant  les  eaux  du  Léman  alors  que  le  fleuve  et  le  lac 
se  montrent  à  la  fois  confondus  et  distincts:  le  premier,  promenant 
ses  flots  bleus  au  sein  de  l'onde  pacifique  et  cristalline,  qui  semble 
vouloir  endormir  le  fleuve  enfant,  son  jeune  nourrisson. 

L.XXXVIII. 

Or,  quand  une  fois  elle  s'intéressait  à  une  chose,  quelque  con- 
fiance qu'elle  eût  dans  la  pureté  de  ses  inlentions,  alors  ses  impres- 
sions de\enaient  beaucoup  plus  puissantes  qu'elle  ne  l'avait  prévu, 
et  comme  un  fleuve  ([ui  sentie  dans  son  cours,  elles  envahissaient 
son  âme  entière  :  résultat  d'autant  plus  certain  que  son  cœur  n  é- 
lait  pas  facile  à  émouvoir. 

LXXXIX. 

Mais  une  fois  qu'il  était  pris,  elle  se  trouvait  possédée  de  ce  secret 
démon  à  double  nature,  et  pour  cela  doublement  nommé...  on  l'ap- 
pelle fermeté  dans  les  héros ,  les  rois  et  les  marins  ,  c'esi-h-dire 
ijuand  ils  réussissent;  mais  on  le  blâme  sans  réserve  comme  obsti- 
nation, dans  les  hommes  et  daiis  les  femmes,  quand  leur  triomphe 
et  leur  étoile  perdent  leur  éclat.  Un  casuiste  en  morale  serait  em- 
barrassé de  fixer  les  vraies  limites. 

XG. 

Bonaparte  vainqueur  à  Waterloo,  c'eût  été  fermeté;  vaincu,  c'est 
obstination.  Faut-il  donc  que  l'événemeni  seul  décide  ?  Je  laisse  aux 
esprits  sagaces  à  tracer  la  ligne  de  démarcation  entre  le  faux  et  le 
vrai.  Pour  moi,  je  reviens  à  lady  Adeline,  qui  éiait  aussi  une  heroine 
dans  son  genre. 

XCI. 

Elle  ne  connaissait  pas  son  propre  cœur,  comment  le  connaitrais- 
jc,  moi?  Je  ne  pense  pas  qu'elle  fût  alors  amoureuse  de  Juan;  si 
cela  eût  été,  elle  aurait  eu  la  force  de  fuir  cette  impression  déli- 
rante, nouvelle  encore  pour  ses  sens.  Elle  n'avait  pour  lui  qu'une 
sympathie  ordinaire  (illusoire  ou  non,  je  n'en  sais  rien),  parce  qu'elle 
croyait  en  danger  l'ami  de  son  mari,  jeune  et  loin  des  siens. 

XCII. 
Elle  était  ou  croyait  être  son  amie...  non  de  cette  amitié  ridicule, 
de  ce  platonisme  romanesque  qui  égare  si  souvent  les  femmes  quand 
elles  n'ont  étudié  le  sentiment  qu'en  France  et  en  Allemagne,  ces 
pays  où  l'on  se  donne  de  purs  baisers.  Adeline  n'était  pas  femme 
à  s'avancer  jusque-là;  mais  celte  amitié  que  l'homme  ressent  pour 
I  homme,  elle  en  était  aussi  capable  que  femme  le  fut  jamais. 

XCUl. 
Nul  doute  que  1\,  comme  dans  les  liens  du  sang,  la  secrète  in- 
fluence du  sexe  ne  fasse  sentir  son  innocent  pouvoir.  Quand  l'alla- 
chement  est  dégagé  de  toute  passion,  ce  fléau  de  l'amitié,  et  que  la 
nature  des  sentiments  réciproques  est  bien  comprise;  ([uand  on  n'a 
jamais  été  et  ne  veut  jamais  être  amants,  la  terre  n'offre  point  d'a- 
mitié comparable  à  celle  de  la  femme.' 

XCIV. 

L'amour  porte  dans  son  sein  le  germe  du  changement;  et  com- 
ment n'en  serait-il  pas  ainsi  ?  Toutes  les  analogies  naturelles  nous 
montrent  que  les  choses  violentes  arrivent  promptement  à  leur 
terme.  Serait-il  possible  que  l'éclair  sillonnât  perpétuellement  le 
ciel?  11  me  semble  que  le  nom  même  de  l'amour  en  dit  assez  :  la 
passion  tendre  peut-elle  être  résistante? 

XCV. 
Hélas!  l'expérience  nous  apprend  (je  répète  sim|dement  ce  que 
j'ai  entendu  dire)  combien  il  est  rare  que  les  amants  n'aient  point 
à  regretter  la  passion,  qui  fit  de  Salomon  un  niais.  J'ai  vu  des  épouses 
(pour  ne  pas  perdre  de  vue  l'état  conjugal,  le  meilleur  ou  le  pire 
de  tous)  qui  étaient  la  perle  des  femmes,  et  qui  faisaient  le  mal- 
heur de  deux  existences  au  moins. 

XCVL 

J'ai  vu  aussi  des  amies  (  le  fait  est  bizarre,  mais  vrai,  et  pourrait 


être  prouvé  au  besoin)  qui  sont  restées  fidèles  dans  la  bonne  et 
mauvaise  fortune ,  sur  le  sol  natal  comme  à  l'étranger,  beaucoup 
plus  fidèles  que  ne  le  fut  jamais  l'amour...  Elles  ne  m'ont  pas  aban- 
donné quand  l'injustice  me  foulait  aux  pieds;  la  calomnie  n'a  pu 
les  éloigner  de  moi  ;  en  mon  absence ,  elles  ont  combattu  et  com- 
battent encore  pour  moi,  bravant  le  serpent  du  monde  et  ses  son- 
nettes bruyantes. 

XCVII. 
Si  don  Juan  et  la  chaste  Adeline  devinrent  amis  dans  ce  sens  ou 
dans  tout  autre,  c'est  ce  qui  sera  examiné  plus  tard,  je  présume;  quant 
à  présent ,  je  ne  suis  pas  fâché  d'avoir  un  prétexte  pour  les  laisser 
en  perspective ,  attendu  que  cela  produit  bon  effet ,  et  tient  en  sus- 
pens le  lecteur  curieux  ;  ce  qui ,  pour  les  livres  et  les  femmes,  est  le 
■meilleur  appât  à  mettre  à  l'hameçon. 

XGVIIL 

S'ils  se  promenèrent  à  pied  ou  à  cheval ,  ou  étudièrent  l'espagnol 
pour  lire  don  Quichotte  dans  l'original,  plaisir  qui  éclipse  tous  les 
autres;  si  leur  conversation  roulait  sur  les  choses  sérieuses  ou  sur 
celles  qu'on  appelle  frivoles;  ce  sont  des  détails  que  je  dois  ren- 
voyer au  chant  suivant,  où  je  dirai  peut-être  quelque  chose  de  tout 
cefa,  en  déployant  à  ma  manière  un  talent  considérable. 

XCIX. 

Je  supplie  qu'on  veuille  bien  ne  pas  anticiper  sur  les  événements; 
on  s'exposerait  à  porter  des  jugements  inexacts  sur  la  belle  Adeline 
et  sur  Juan,  sur  le  dernier  principalement.  Au  reste,  je  prendrai 
un  ton  beaucoup  plus  sérieux  que  je  n'ai  fait  jusqu'ici  dans  cette 
épique  satire.  Il  n'est  pas  du  tout  certain  qu'Adeline  et  Juan  seront 
faibles;  mais  s'ils  le  sont,  tant  pis  pour  eux. 

C. 

Mais  les  grandes  choses  naissent  des  petites...  Croiriez-voas,  par 
exemple ,  que,  dans  ma  jeunesse,  la  passion  la  plus  dangereuse  qui 
ait  jamais  conduit  un  homme  et  une  femme  au  bord  du  précipice 
naquit  d'une  circonstance  si  frivole,  qu'on  n'y  eût  jamais  deviné 
le  lien  d'une  situation  pareille?  Vous  ne  devineriez  pas,  je  vous 
gage  des  millions...  Ebbien  !  cette  passion  eut  pour  origine  une  in- 
nocente partie  de  billard. 

Cl. 

La  chose  est  étrange,  mais  vraie;  car  la  vérité  est  toujours 
étrange,  plus  étrange  que  la  fiction.  Si  l'on  pouvait  la  révéler  tout 
entière  ,  combien  les  romans  gagneraient  au  change  !  sons  quel  dif- 
férent point  de  vue  les  hommes  envisageraient  le  monde!  que  de 
fois  le  vice  et  la  vertu  prendraient  la  place  l'un  de  l'autre  !  Que  se- 
rait le  Nouveau-Monde,  si  quelque  Colomb  de  1  océan  moral  mon- 
trait aux  hommes  l'antipode  de  leurs  âmes? 

CIL 

Que  de  vastes  cavernes  et  de  déserts  stériles  se  découvriraient 
alors  dans  l'âme  humaine!  Que  de  montagnes  de  glace  dans  les 
cœurs  des  puissants,  avec  l'égo'isme  au  centre  pour  pôle  !  Quels  an- 
thropopliages  sont  les  neuf  dixièmes  de  ceux  qui  gouvernent  les 
empires!  Les  choses  s'appelant  enfin  par  leur  vrai  nom,  César  lui- 
même  aurait  honte  de  la  gloire. 


CHANT    XV. 

L 

Ma  foi  !...  ce  qui  devait  suivre  m'échappe.  N'importe  ,  ce  qui  sui- 
vra sera  tout  aussi  riche  d'espérances  et  de  souvenirs  que  si  la 
pensée  mystérieuse  eût  coulé  à  pleins  bords.  Toute  la  vie  mortelle 
n'est  qu'interjections  :  un  oh!  ou  un  ah!  de  joie  ou  de  douleur; 
un  ah!  ah!  ou  un  bah!...  ou  un  bâillement,  ou  un  fi  !  et  peut-être 
cette  dernière  exclamation  est-elle  la  plus  vraie  de  toutes. 

11. 

Mais  le  tout  n'est  qu'une  syncope  ou  un  sanglot ,  emblèmes 
de  l'émotion,  cette  grande  antithèse  de  l'immense  ennui.  L'émotion 
est  comme  un  bouillon  écumeux  qui  vient  se  briser  à  la  surface 
monotone  de  l'océan  de  la  vie,  océan  qui,  selon  moi,  est  une  image 
de  l'éternité  ,  ou  du  moins  sa  miniature.  L'émotion  donne  à  l'âme 
des  jouissances  exquises  en  montrant  des  choses  invisibles  à  l'œil. 

111. 

Oh  !  combien  elle  est  préférable  au  soupir  étouffé  qui  se  corrode 
dans  les  cavernes  du  cœur,  couvrant  le  visage  d'un  masque  de  tran- 
quillité, et  transformant  la  nature  humaine  en  art.  Peu  d'hommes 
osent  montrer  ce  qu'ils  ont  dans  la  pensée  de  meilleur  ou  de  pu-e  : 
toujours  la  dissimulation  se  réserve  un  coin  ;  et  c'est  pour  cela  que 
la  fiction  est  ce  qui  passe  le  plus  aisément. 

IV- 

Ah  !  qui  peut  dire,  ou  plutôt  qui  ne  se  rapp.^lle  ,  sans  le  dire,  les 
erreurs  des  passions  ?  Celui  qui  boit  l'oubli  jusqu'à  la  lie,  celui 
même  qui  s'enivre  grossièrement,  a  de  Iristus  vapeurs  pour  miroir 


209 


LKS  VRILLÏÎRS  LITTÈRAIKR8  ILLUSTHftHS. 


ilii  miilin.  Kii  »atn,  il  seinl)!^  (lollor  siir  roiiilr»  ilii  l.rtllii'-.  il  ne  (tout 
y  novr»r  si's  lirssalllfinoiiis  cl  ses  (erreurs.  An  fund  «li*  «"i-iie  rou|in 
«le  n'it'i!!  que  liciil  sa  mniii  Ircmblnnle,  li>  Temps  iaissi-  un  di'p<ll  de 
wm  saille  le  plus  noir. 

V. 

Kl  qiinnl  h  Tninoiir fl  ninoiir! Conliniioiis.  l.ailv  Adelinn 

Atiiiiiiilc'iillo...  \(iilft,  j'espère,  le  pliisjuli  nom  (pi'iin  leelciir  piiissn 
ilésiicT  :  aussi  vienlil  se  perrher  linruiciineusemeiil  sur  ma  plume 
.•«Mi'ire.  Il  V  n  de  In  musiipie  dans  les  soupirs  d  un  roseau  ,  dans  le 
murmure  d'un  ruisseau  ;  il  y  n  de  la  musiiiue  eu  loul,  si  iliomine  a 
l'oreillt»  pour  la  saisir  :  notre  lerre  csl  un  éclio  des  sphères. 

VI. 

Lady  Adeline,  tr<>s  honorable  el  Irès  honorée  daine,  courut  risq<ia 
de  le  devenir  un  peu  moins;  car...  je  suis  vraiment  di^solé  de  le 
dire...  peu  de  personnes  du  beau  fe\c  siml  stables  dans  leurs  opi- 
nions. Klles  diffèrent  delles-mèines,  comme  le  vin  dément  son  éii- 
quclle  lorsqu'on  l'a  décanté...  le  vin  el  la  femme,  jusqu'à  ce  qu'ils 
aient  \icilli,  sonl  susccplihics  d'adultération. 

VII. 

.Mais  Adeline  était  du  meilleur  cru ,  la  plus  pure  essence  de  la 
grappe;  elle  élail  brillante  comme  un  napoléoTi  sortant  de  la  moii- 
ciaie,  ou  comme  un  diamant  richement  moulé  :  c'était  une  page 
lilancbe  où  lcTcmi)s  devait  bi'siter  h  imprimer  son  chiffre,  el  pour 
elle  la  nature  eut  pu  oublier  sa  dette...  la  nature,  le  seul  créancier 
(jui  ait  le  bonheur  de  trouver  tous  ses  débiteurs  solvables. 

VIII. 

()  MorI!  le  plus  dur  de  tous  les  créanciers  I  tu  frappes  journelle- 
menl  .'i  nos  jiorles  :  d'aboril  un  coup  niodesle,  comme  un  humbic 
marchand  ,  alors  (pie  tout  p;\lc  il  s'approche  d'un  débilcur  opulent 
qu'il  \eut  prendre  j)ar  la  sape;  mais  fréquemment  repoussé,  la 
patience  à  la  fin  l'abandonne  :  il  s'avance  exaspéré,  el,  s'il  met  le 
jued  chez  vous,  insiste  en  termes  peu  courtois  pour  avoir  de  l'argcnl 
eomptanl,  ou  un  billet  sur  voire  banquier. 

IX. 

Prends  ce  que  lu  voudras,  ô  M>  ri,  mais  é|iargrieun  peu  la  faible 
beauté  !  Klle  est  si  rare,  el  lu  as  tant  d'autres  pro'es  !  Qu'imporle 
que  de  temps  h  autre,  le  pied  lui  glisse  dans  le  sentier  du  devoir? 
c'est  une  raison  de  plus  pour  suspendre  les  coups.  Squelette  gloii- 
lon  !  avec  des  naiions  enlièics  pour  p;\ture,  ne  saurais-tu  montrer 
un  peu  de  civililé  et  de  inodcsiic?  Supprune  quelques-unes  des  ma- 
ladies du  beau  sexe  .  el  prends  autant  de  héros  qu'il  plaira  au  ciel. 

X. 

La  belle  Adeline,  qui  mettait  d'autant  plus  de  vivacité  dans  ses 
affections  quclb;  n'était  pas,  comme  certains  d'entre  nous,  prompte 
.'i  s'enflanmier,  ou  (|ue  du  moins  elle  avait  trop  de  fierté  pour  se  l'a- 
vouer h  elle-même  (ce  sonl  là  des  points  (|ue  nous  ne  disciilcrons 
pas  à  présent)...  Adeline  abandonnait  sans  réserve  ija  tèlc  cl  son 
cœur  à  ce  qu'elle  regardait  comme  un  sentiment  innocent. 

XI. 

Le  bruit  public,  cette  vivante  gazelle,  avait  porté  jusqu'à  elle, 
eu  les  défigurant,  quelques  traits  de  Ihisloirc  de  Juan;  mais  les 
femmes  Irailent  ces  erreur.^  avec  plus  d'indulgence  que  nous  au- 
tres, hommes  rigides;  d'ailleurs,  depuisqu'il  était  en  Angleterre,  sa 
conduite  avait  été  plus  régulière  ,  et'son  esprit  s'était  armé  dune 
plus  niAle  vigueur;  car  il  possédait,  comme  Alcibiade,  l'art  de  s'ac- 
commoder à  tous  les  climats. 

XII. 

Ce  ipii  rendait  ses  manières  si  séduisantes,  c'était  peut-être  pré- 
cisément qu'il  ne  paraissait  jamais  désireu.v  de  séduire;  en  lui,  rien 
dall'eeié.  d'éluilié,  rien  (|ui  décéliit  la  faluilé ,  ou  des  intentions  de 
eonquéte  ;  nul  abus  de  ses  moyens  de  plaire  ne  venait  nuire  à  ses 
succès.  Ce  n'était  point  un  de  ces  Cupidtms  effrénés  qui  sembleirt 
dire:  «  Hésislez-moi  si  vous  pouvez;  »  condition  (pii  l'ait  un  dandy 
en  annulant  1  homme. 

XIII. 

Os  gens-là  ont  tort...  lellc  n'est  pas  la  manière  de  s'y  prendre; 
et  ils  en  conviendraient  cu.\-mènies,  s'ils  voulaient  être  sincères! 
Mais  défaut  ou  lalcnl,  ce  n  était  pas  celui  de  don  Juan  ;  ses  manicies 
élaienl  à  lui  seul;  il  était  de  bonne  foi...  du  ukmus  on  n'en  poutait 
douter  en  l'écoulant.  Le  diable  n'a  pas  dans  tout  son  carquois  une 
flèche  qui  adie  droit  au  c(pur  comme  une  voix  douce  cl  sonore. 

XIV. 

Naturellement  affable,  sa  parole  et  son  air  écarlaienl  le  soupçon, 
bon  regard,  sans  être  liinide,  semblait  plutôt  se  dérober  que  deve- 
nir agressif;  peul-èire  n'était -il  pas  suflisamment  assuré;  mais 
parfois  la  luodcsiie,  nnume  la  vertu  ,  Irouve  sa  ré'ompense  en  elle- 
même  ,  el  labsence  do  toute  prélenlion  peut  mener  plus  loin  ou  il 
n  est  besoin  de  le  dire. 

XV. 

Calme,  .accompli ,  gai  .sans  turbulence,  insinuant  sans  nallcrie 
observant  les  travers  de  la  foule,  mais  n'en  laissant  rien  percerdans 


sa  eoiiversalion;  fier  avi-r  les  fier»,  mais  d  une  fieré  polie.  île  ma- 
nière h  leur  fAiro  sentir  <|u  il  ronnaisxait  gon  propri>  rang  el  le 
leur...  ne  eherclianl  jamais  il  primer,  il  ne  soulTrail  ni  ne  reu;nili- 
quail  de  Mipériorilc. 

\V|. 

Tiuil  ceci  avee  les  hnmmex  :  a\ee  le»  femmes,  il  était  ce  qu'clleii 
voulaient  qu'il  frtl;  et  pour  cela,  on  peut  licn  rapporter  à  Icurima- 
pinalion  ;  poiirMi  ipie  l'esipiisse  soit  pa-sdib-,  elle»  arbèvcnl  le  la- 
bleau...  el  vrrhiim  sut.  Dés  que  leur  fanlaivie  satlacbe  h  un  objet  . 
mélanroliqun  ou  agréable,  elles  le  Iransligurcnl  plus  brillauimenl 
que  n'eill  fail  Raphaël. 

XVII. 

Adeline,  juge  peu  profond  des  cnraelère»,  était  sujette  à  leur 
prêter  des  couleurs  do  sa  faeon  :  c'est  ainsi  (|ue  dans  leur  bienveil- 
laiwe  ségareni  les  bons,  aussi  bien  que  les  sages,  comme  on  l'a  vu 
fréquemment.  LCvperience  esl  la  première  des  philosophie!.;  mais 
c'est  la  plus  Irisie  de  toutes,  et  les  sages  persecutes  u'eoscigncntqui: 
folie  (Il  oubliaut  qu'il  ciistc  des  fous. 

XVIII. 

N'est-il  pas  vrai,  grand  Locke?  et  toi.  Bacon,  plus  grand  encoret 
Divin  Socrale,  et  loi,  êlre  plus  divin  encore,  dont  le  sort  esl  d'être 
toujours  méconnu  par  l'homme,  el  dont  la  pure  doctrine  a  servi  de 
sanction  à  toutes  les  iniquités?  Toi  qui  racnelas  un  monde  que  les  ^ 
bigol.s  devaient  bouleverser  de  nouveau  ,  dis-nous  quelle  fut  la  ré- 
compense de  les  Iravau.v  ?  Nous  pourrions  reniidir  des  volumes 
d'exemples,  mais  nous  les  livrons  à  la  conscience  des  peuples. 

XIX. 

Je  m'élahlis  sur  un  plus  humble  |iromonloire..d°oii  je  contemple 
la  vie  avec  ses  infinies  variétés  :  sans  grand  souci  de  ce  qu'à  tort 
on  nomme  la  gloire,  jalimenle  mes  rêveries  en  pntmenant  mes  re- 
gards sur  mille  objets  divers,  en  rapport  ou  non  a^ec  le  sujet  de 
cette  histoire,  et  versifiant  sans  eflori.  je  laisse  aller  mon  vers 
comme  je  causerais  avec  le  premier  venu,  dans  une  promonad'' 
pied  ou  à  cheval. 

XX. 

Ca  genre  de  poésie  aventurière  n'exige  pas  grand  talent,  je  le 
sais;  mais  il  y  faut  une  facilité  de  eonversalion  capable  de  faire 
passer  une  heure  par-ci  par-là.  Ce  dont  je  suis  sûr  au  moins,  c'est 
(|u'on  ne  trouvera  aucune  trace  de  serviliié  dans  celte  .soniurie 
saecadée,  qui  carillonne  sur  le  premier  sujet  venii,  ancien  ou  nou- 
veau, sans  autre  règle  qucrinspiralioii  de  \improrchatnre. 

XXI. 

«  .Malho,  a  écrit  Martial,  vise  à  dire  toutes  choses  magnifique- 
ment... Dis  ipielquefois  bien,  ô  Malho;  dis  passablement,  el  même 
quelquefois  dis  mal.  »  Le  premier  esl  peut-être  plus  qu'un  morle^ 
ne  peut  faire  ;  le  second  est  faisable  dune  manière  triste  ou  gaie  ; 
le  Iroisième  est  un  terme  auquel  il  est  bien  difficile  de  s'arrêter; 
quant  au  quatrième,  chaque  jour  nous  rcntendon»,  le  voyons,  et  le 
piatiipions  aussi  :  le  tout  ensemble  est  ce  que  je  voudrais  servir  dans 
ce  pol-pourri. 

XXII. 

Kspérancc  modeste,  mais  la  modestie  est  mon  fort  el  l'orgueil 
mon  faible...  Continuons  de  chevaucher  à  l'aventure.  Dans  ma  pre- 
mière idée  ,  ce  poème  devait  être  court  ;  mais  maintenanl  je  ne  sau- 
rais dire  où  il  s'arrêtera.  Nul  doute  que  si  j'avais  voulu  faire  ma 
cour  à  la  critique,  ou  ;-aluer  le  soleil  couch;inl  de  toutes  les  lyr.in- 
nics,  je  n'eusse  été  plus  concis...  mais  je  suis  né  pour  l'opiiosilion. 

XXIIL 

H  est  vrai  qu'en  cela  je  prends  toujours  le  parti  d'i  plus  faible; 
en  sorte  que  si  ces  boinmes  qui  se  prélassent  aujourd'tiui  dans  la 
plénitude  de  leur  orgueil  venaient  loulà  coup  h  tomber,  il  pourrait 
iiien  m'arriver  de  rire  d'abord  de  leur  chute  ;  mais  je  crois  que  je 
changerais  de  camp  cl  me  jetterais  dans  l'ullra-royalismc  ,  car  je 
hais  tout  despotisme,  même  celui  de  la  démocratie. 
X.XIV. 

Je  crois  que  j'eusse  fait  un  époux  passable,  si  je  n'avais  jamais 
connu  les  douceurs  du  mariage:  je  crois  que  j  aurais  fait  des  vœux 
monastiques,  n'étaient  cerlainspréjugésàmoi  particuliers:  el  jam  \ 
je  ne  me  serais  heurté  la  tête  contre  une  rime,  jamais  je  n'aiii 
à  ce  métier  usé  mon  cerveau  el  outraué  la  grammaire,  si  ccri  : 
pédant  ne  m'eût  jadis  interdit  le  commerce  des  muses. 
XXV. 

"  Laissez  aller!  »  Je  chaule  les  chevaliers  el  les  dames,  tels  i|:  ■ 
l'époque  me  les  fournil.  C  est  un  es.sor  qui.  au  premier  coup  do 
ne  semble  pas  exiger  des  niles  bien  vigoureuses,  cmpluinécs  |i 
Longin  ou  le  philosophe  de  Slagire:  pourvu  que  les  proporlhoK 
soient  bien  idis-'rvées.  la  iliflindié  coiisi^le  a  revêtir   d'un   coloiiv 
iialurel  dis  mœurs  artificielles,  el  à  tirer  le  général  du  particulier. 
XXVI. 

.\nlrefois  les  bonmies  fais.iient  les  mœurs,  tandis  que  maint  - 
naul  ce  sonl  les  mœurs  qui  font  les  humiues...  parqués  comme  d-  - 
troupeaux  el  tondus  de  même  dans  leur  bercail,  du  moins  quatre- 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


263 


vingl-di\-neiif  sur  cent.  Or,  cela  doit  en  tout  cas  refroidir  la  verve 
des  auteurs,  qui  n'ont  d  autre  ressource  que  de  peindre  des  époques 
déjà  mieux  représentées,  ou  de  se  coiilenter  du  présent  avec  son 
costume  monotone. 

XXVII 
Nous  ferons  de  noire  mieux  pour  nous  tirer  d'affaire.  .  En  avant, 
ma  muse  !  en  avant!  Si  vous  ne  volez  point,  allez  vuletant;  et  iiepou- 
vanl  être  sublime,  soyez  cinglante  ou  rigide,  comme  les  edits  de 
nos  hommes  d'Elat.  11  est  impossible  que  nous  ne  trouvions  pas 
quelque  chose  qui  nous  paie  de  nos  recherches  :  il  suHil  à  Colomb 
d'un  culler,  d'une  hiiganline  ou  d'une  pinasse,  pour  découvrir  un 
monde,  alors  yue  l'Amérique  étaii  comme  si  elle  n'était  [las. 

XXVIII. 

Adeline,  en  se  pénélrant  chaque  jour  davantage  et  du  mérile  de 
.lij:in  ei  (les  dangers  de  fa  situation,  éprouvait  pour  ce  jeune  homme 
un  inlérèl  sans  cesse  croissant:  d'abord,  c'était  une  sensation  nou- 
velle ,  puis  elle  trouvait  en  son  ami  un  air  de  complete  innocence,  ce 
qui  est  pour  l'inmicence  elle-même  une  terrible  lenlalion.  .  Toute- 
fois, comme  en  général  les  femmes  déleslent  les  demi-mesures,  elle 
se  mit  il  réfléchir  au  mo^en  de  sauver  l'âme  de  don  Juan. 

XXIX. 

Elle  croyait  à  l'efficacilé  des  conseils,  comme  tous  ceux  qui  en 
donnent  et  en  reçoivent  gialis  ;  marchandise  dont  le  prix  courant, 
mèi  e  à  son  taux  le  plus  élevé,  consiste  en  légers  reniercîinents. 
AiM'ès  y  avoir  réfléchi  a  deux  fois,  elle  décida  moralement  que 
pour  la  moralité  la  meilleure  condition  est  le  mariage  ;  et  cette  ques- 
tion résolue,  elle  conseilla  très  sérieusement  à  Juan  de  se  marier. 

XXX. 

Juan  répondit,  avec  toute  la  déférence  convenable,  qu'il  se 
sentait  une  prédilection  pour  ce  lien  ;  mais  que  pour  le  nmment, 
\u  l'éiat  parliculier  de  ses  affaires,  il  se  présentait  quelques  dilli- 
enllés,  soil  |iar  la  nature  de  son  choix,  soit  par  la  posiiion  de  la 
personne  à  laquelle  ses  vœux  pourraient  s'adresser;  qu'en  un  mol, 
il  épouserait  volontiers  certaine  femme,  si  elle  n'était  déjà  mariée. 

XXXI. 

Après  le  choix  d'un  parti  pour  elle-même  ou  pour  ses  filles,  ses 
frères,  ses  sueurs,  ses  cousins  et  ses  parents,  quelle  classe  comme 
des  livres  sur  une  tablette,  il  n'y  a  rien  dont  une  femme  aime  aulaiil 
à  se  mêler  que  des  mariai;es  quelconques.  Certes  ce  n'est  pas  \\i\ 
péché,  mais  plutôt  un  préservatif;  et  c'est  là  sans  di.iulc  la  raison 
(hi  poun]uoi. 

XXXIL 

.Mais  toule  femme  chaste  a  nécessairement  dans  la  tête  ([uelque 
dramp ,  où  les  unités  conjugales  sont  observées  à  table  ou  au  lit 
aussi  scrnpuleusement  que  celles  d'Arisfole ,  bien  que  paifois  il 
n'en  résulte  que  des  mélodrames  ou  des  pantomimes  bouffonnes. 

XXXIII. 

Eu  général,  elles  ont  en  réserve  un  fils  unique,  héritier  d'une 
immense  fiirlune,  un  ami  de  haut  parage ,  un  gai  sir  John  ou  un 
giave  lord  George,  menacés  de  mourir  sans  postérité  et  de  laisser 
séteindie  avec  eux  une  antique  race,  à  moins  qu'un  mariage  ne 
soulieiine  leur  avenir  et  leur  moralité  ;  et  dun  autre  coté,  elles 
ont  sous  la  main  un  riche  assortiment  de  florissantes  fiancées. 

XXXIV. 

Ainsi  elles  chojsisseni  luihilemenl  à  celui-ci  une  hérilière,  à  celui- 
là  une  beauté;  pour  l'un  une  cantatrice  accomphe,  pour  l'autre  une 
compagne  tout  entière  à  ses  devoirs.  Elles  oÙ'renl  également  une 
dame  dont  les  perfections  valent  à  elles  seules  un  trésor;  elles  en 
recommandent  une  seconde  à  cause  de  l'excellence  de  ses  relalions 
de  famille,  une  troisième  comme  un  choix  contre  lequel  il  n'y  a 
rien  à  objecter. 

XXXV. 

(Juand  l'harmoniste  Rapp ,  dans  son  harmonieuse  colonie,  mit 
l'embargo  sur  le  mariagi'  (colonie  qui  continue  d'être  singulière- 
ment florissante  ,  parce  qu'elle  ne  procrée  pas  plus  de  bouches 
qu'elle  n'en  peut  nouriir,  sans  recourir  cependant  à  ces  doulou- 
reux sacnficis  qui  compriment  le  plus  im|iérieux  pembanl  de  la 
n;Llure;,  pourquoi  donc  a-t-il  appelé  «Harmonie»  une  sociélé  sans 
mariage  ? 

XXXVI. 

11  faut  qu'il  ait  voulu  se  moquer  ou  de  l'harmonie  ou  du  mariage, 
en  établissant  entre  eux  ce  singulier  divorce.  Mais  (|ue  ce  soit  eu 
Allemagne  ou  ailleurs  que  le  révérend  Rapp  a  puisé  cette  doctrine, 
on  assure  que  sa  secte  est  riche,  pieuse  et  pure,  plus  qu'on  ne  peut 
le  dire  d'aucune  des  noires,  bien  que  celles-ci  se  livrent  à  la  pro- 
jingalion  sur  une  plus  vasie  échelle.  Je  blâme  son  titre,  non  son 
institution,  en  m'étonnant  qu'on  ait  pu  l'accepter. 

XXXVII. 

iMais  Rapp  esl  l'opposé  des  zélées  matrones  qui.  en  dépit  de  Mal- 
thus,  favorisent  la  muliiplicalion  de  l'espèce;  professeurs  danscel 
art  prolifique,  elles  patroniseni  toutes  les  voies  déceiiies  de  la  pro- 


pagation ;  et  celle-ci,  après  tout,  prend  un  si  merveilleux  dévelop- 
pement, que  la  moitié  de  si's  produits  s'écoule  par  l'émigration, 
triste  résultat  des  passions  et  des  ]iouimes  de  terre...  deux  mau- 
vaises herbes  qui  embarrassent  beaucoup  nos  Calons  économistes. 
XXXVIll. 
Adeline  avait-elle  lu  Malihus?  Je  ne  saurais  le  dire.  Elle  eût  bien 
fait  de  le  lire  :  son  livre  n'est  qu'une  paraphrase  du  onzième  com- 
mandement, qui  dit:  «  Tu  n'épouseras  pas...  »  désavantageuse- 
ment.  11  n'en  Ire  pas  dans  mou  plan  de  discuter  ses  vues  ni  de  com- 
menler  les  mots  Iracés,  comme  on  dit,  par  «  une  main  si  érai- 
nenle;  »  mais  certes  sa  doctrine  conduit  à  la  vie  ascétique,  et  fait 
du  mariage  une  question  de  calcul. 

XXXIX. 

Mais  Adeline,  présumant  que  Juan  avait  une  fortune  suffisante, 
ou  qu'il  se  ferait  assurer  un  revenu  à  lui  eu  cas  de  séparation  lé- 
gale... car.  somme  toute,  il  peut  arriver  que  le  fiancé,  après  a  oir 
dûment  épousé,  rétrograde  quelque  peu  dans  la  danse  du  mariage 
(sujet  propre  à  faire  la  réputation  d'un  peintre ,  digne  pendant  de  la 
Danse  de  la  mort  de  Holbein...  au  fait,  c'est  la  même  chose)... 

XL. 

Adeline,  disions-nous,  décida  le  mariage  de  don  Juan...  c'est-à- 
dire  le  décida  dans  sa  sagesse,  et  c'est  assez  pour  une  femme.  Mais 
à  qui  le  marier?  Il  y  avait  la  sage  miss  Reading,  miss  Raw,  miss 
Flaw,  miss  Showman  et  miss  Knowman,  et  les  deux  belles  cohé- 
ritières Giltbedding(i).  C'étaient  là  des  partis  on  ne  peut  plus  sor- 
tables  et  qui,  convenablement  montés,  comme  des  montres,  iraient 
ensuite  fort  bien. 

XLI. 

Il  y  avait  miss  Mlllpond  (2),  calme  et  unie  comme  une  mer  d'été. 
G'étaU  une  fille  unique,  incomparable  trésor;  elle  semblait  une  vé- 
rilahlc  crème  d'égalité  d'âme,  jusqu'au  momeiit  où  l'on  écartait  la 
surface...  alors  là-dessous  on  découvrait  un  mélange   de  lait  et 

deau,    et  .penl-êire  aussi  une   légère  teinte  de  bleu qu'im- 

liorfc?  L'amour  est  lapageur,  mais  le  mariage  a  besoin  de  repos, 
et  élant  sujet  à  la  consomption,  la  diète  laciée  lui  convient. 

XLll. 

Puis  il  y  avait  miss  Audacia  Shoesiring  (3i,  pimpante  el  riche 
demoi-selle,  dont  le  cœur  visait  à  un  crachat  ou  à  un  cordon  bleu  ; 
mais  soit  que  les  ducs  anglais  fussent  devenus  rares,  soit  qu'elle 
n'eût  pas  touché  la  vérilable  corde  avec  laquelle  de  pareilles  sirènes 
attirent  nos  grands  seigneurs,  elle  s'accommoda  d'un  cadet  étranger, 
un  Russe  ou  un  Turc...  l'un  vaut  l'autre. 

XLlIf. 

Enfin,  il  y  avait...  mais  si  je  continue,  j  ai  peur  que  les  dames 
ninlerrompenl  leur  lecture...  il  y  avait  aussi  une  féerique  beauté 
du  plus  haut  rang  el  supérieure  encore  à  son  rang  :  Aurora  Raby, 
jeune  étoile  qui  commençait  à  briller  sur  la  vie,  image  trop  pure 
pour  un  pareil  miroir,  créature  adorable,  à  peine  forméeou  mode- 
lée, rose  qui  n'avait  pas  encore  déployé  S'js  pius  riches  pétales. 

XLIV. 

Riche,  noble,  mais  orpheline  el  fille  unique,  elle  avait  élé  confiée 
à  des  tuteurs  bons  etbienveillants  ;  et  pouriant  ily  avaitencore  dans 
son  aspect  quelque  chose  de  triste  et  d'isolé.  Le  sang  n'est  pas  de 
l'eau  ;  où  retrouverons-nous  des  affections  de  jeunesse  pareilles  à 
ce  que  la  mort  a  rompu  ,  alors  que  laissés  seuls  ,  hélas  !  nous  sen- 
tons dans  nos  palais  vides  d'amis  qu'il  nous  manque  un  foyer,  et 
que  nos  liens  les  plus  cliers  nousattachent  à  la  tombe. 

XLV. 

Enfant  par  l'âge  et  plus  cnfaniine  encore  par  son  extérieur,  elle 
avait  dans  les  yeux  je  ne  sais  quoi  de  sublime  qui  les  faisait  bril- 
ler mélancoliquement,  comme  brillent  ceux  des  séraphins.  Toute 
jeunesse,  elle  semblait  hors  de  l'alleinle  du  temps;  radieuse  et 
grave...  comme  si  el'e  eût  plaint  l'homme  déchu  ;  Iriste...  mais 
d'une  faule  qui  n'était  pas  la  sienne,  on  eut  dit  qu'assise  à  la  porte 
d'Ëden,  elle  pleurait  sur  ceux  qui  ne  reviendront  plus. 

XLVL 

Et  puis  elle  était  catholique  sincère,  austère  même  autant  que  le 
permeitait  la  tendresse  desou  cœur -et  ce  culle  déchu  lui  était  pluscher 
par  cela  même  peut-être  qu'il  élait  déchu.  Ses  aieux,  fiers  de  leurs 
explùils,  avaient  toujours  refusé  de  fléchirdevant  le  pouvoir  nouveau; 
la  dernière  de  la  race,  elle  gardait  fidèlement  le  dépôt  de  leur  vieille 
croyance  et  de  leurs  vieilles  affections. 
XLVII. 

Au  regard  qu'elle  jetait  sur  ce  monde  qu'elle  connaissait  a  peine, 
on  voyait  qu'elle  ne  désirait  pas  le  connaître  <lavantage  ;  sdeu- 
cieuse,  solitaire,  comme  croît  une  fleur,  elle  conservait  son  cœur 

(1,  Xiii:;.  -iji  lli.oirs  funiiés  de  Read,  lire;  liaw,  nu.  Flaw,  fêlure, 
Shmc.  I  -'   n'  li     il.  Kiiuw,  savoir;  Gilt,àové,  tied,  lit. 
fi'  Mr'lji.  uil.  il, ,11,;  du  moulin. 
(S  .'-/■«<•;./  oi.v.  u)iil..iii  de  soiili.=r. 


•26'» 


IJ:S  VKIIl.ftKS  MTTI-'.HAIItKS  11,1.1  STIU'KS 


prein  Jan-!  inn'  sphère  h  lui.  Il  y  avnil  une  Rorlp  de  rcspecl  rpli-  ]   sie,  que  je  oarhr...  niais  ccs.song  de  poursuivre  ainni  à  l.i  pisie  les 


Kieux  dans  les  lioinmiiKcs  qu'on  lui  rendait;  son  Ame  ncmblail  assise 
sur  un  liAni-  h  pari  el  foric  de  «i  propre  force...  chose  élrange  dans 
un  ôlre  si  jeune  I 

XI.Vlll. 

Or.  il  ;irri\a  que.  dans  le  calalo);ue  dAdeline.  Aurora  fut  omise, 
liicn  que  sa  nai.--sanc-e  et  sa  fortune  l'eussent  placée  dans  l'opinion  liirn 
au-di'.>^,sus  lies  enelianlere.sses  que  nous  avons  déjh  citées;  sa  beaulc* , 
non  plus,  ne  pouvait  s'opposer  à  ci.'  qu'on  la  uienlionnAI  comme  riclie 
(II- mainte  vertu  et  digne  d'attirer  l'allenlion  de  tout  célibataire  désireux 
du  doubler  son  e.\i«lence. 

XUX. 

Celle  omission,  comme  celle  du  buste  de  Brutus  dans  le  cortège 
de  Tibère,  excita  nalurel- 
lement  l'élonnemenl  de 
notre  héros.  Il  l'exprima 
moitié  riant,  moitié  sé- 
rieux ;  sur  quoi  Adeline 
répondit  avec  une  sorte 
dedéilain;  et  d'un  air  im- 
périeux, pour  ne  pas  dire 
plus,  elle  demanda  «  ce 
ipi'il  avait  trouvé  d'ex- 
traordinaire dans  une 
bambine  aireclée,  silen- 
cieuse et  froide ,  connue 
cette  Aurora  Raby.  » 

L. 

Juan  répondit  :  «  qu'el- 
le éiail  calliolique  comme 
lui,  et  par  conséquent  lui 
convenait  mieux  que  tou- 
te autre  ;  car  il  ne  doutait 
pas  que  sa  mère  ne  tom- 
liAt  m.'iladc  et  que  le  pape 
ne  fiiliniu.it  son  excom- 
iiiunication ,  si...  »  Mais 
Adeline,  qui  semblait  a- 
voir  fort  à  cœur  d'inoru- 
li'r  aux  autres  ses  pro- 
pres o|)inions,  répéta, 
selon  l'usage,  les  mêmes 
raisons  qu'elle  avait  déjà 
fnit  valoir. 

LI. 

El  pourquoi  non  ?  Une 
raison  raisonnable,  si  elle 
est  b<iune,  n'en  devient 
pas  pire  pour  être  répé- 
tée; si  elle  est  mauvaise, 
ce  qu'il  y  a  cerlainemeni 
de  mieux  à  faire,  c'est  d'en 
rebattre  les  oreilles  ;  la 
concision  lui  fait  perdre 
beaucoup  de  sa  force  , 
tandis  qu'en  insislaut  à 
propos  ou  hors  de  propos, 
on  ('mit  par  convaincre 
tout  le  monde,  même  en 
lioliliquc;  ou,  ce  qui  re- 
vient au  même,  l'adver- 
saire se  rend  de  guerre 
lasse.  Pourvu  qu'on  ar- 
rive au  but ,  qu'importe 
la  route? 

LU. 

rourijuoi  Adeline  avail 
conçu  cette  légère  prévention car  c'était  certainement  une  pré- 
vention... contre  une  créature  aussi  exemple  de  vice  que  la  sainteté 
même,  cl  joignant  à  cela  tous  les  charmes  du  corps  et  du  visage  : 
cela  me  paraît  une  question  beaucoup  trop  délicate...  Adeline  était 
d'un  caractère  généreux,  mais  la  nature  est  la  nature,  el  a  plus  de 
caprices  que  je  n'ai  le  temps  ou  la  volonté  d'en  énumérer. 

LUI. 
Peut-être  n'aimait-elle  pas  l'air  d'indifférence  avec  lequel  Aurora  re- 
gardait ces  futilités  qui  font  les  délices  de  la  phi|iarl  des  jeunes  person- 
nes; car  il  est  peu  de  choses  (jui  blessent  plus  profondément  les  hom- 
mes, ellesfeminesaussi,  s'il  nous  est  permisde  le  dire,  que  de  voir  leur 
génie  ainsi  dominé,  par  des  gens  qui  les  mettent  à  leur  juste  valeur. 

LIV. 
Ce  n'élait  pas  envie...  Adeline  en  était  incapable.  Ce  n'était  pas 
mépris...  il   ne  pouvait  atteindre  une  personne  dont  le  [dus  grand 


défaut  était  d'ofl'rir  trop  peu  de  prise  au  blâme.  Ce  n'était  pas  jalou- 


feux  follets  de  l'esprit  humain.  Ce  n'était  pas...  bélul  il  est  plus  dif- 
ficile de  dire  ce  que  c'était. 

I.V. 
La  pauvre  Aurora  était  loin  de  soupçonner  qu'elle  fi^t  le  sujet 
d'une  discussion  de  ce  genre.  Kllc était  chez  Adeline  comme  invitée  : 
vague  charmante  el  plus  pure  de  ce  brillant  lleuve  de  grandeur  et 
de  jeunesse,  qui  coulait  pour  un  moment  sous  l'éclat  pa.swiger  de« 
rayons  du  temps.  Si  elb' avait  connu  ces  propos,  elle  eût  souri  avec 
Ccilme...  tant  ou  si  peu  il  y  avait  en  elle  de  la  nature  de  renfant! 

LVI. 

L'air  hautain  el  délibéré d'Adulinc  ne  lui  en  imposait  pas  :  elle  la 

voyait  resplendir  à  peu 
près  comme  elle  eill  vu 
briller  un  vcriuisanl.  puis 
elle  reportait  ses  regards 
vers  les  astres  pour  leur 
demander  de  plus  di\ing 
rayons.  Juan  était  un  être 
qu'elle  ne  pouvait  devi- 
ner; toutefois  elle  n'était 
nullement  éblouie  par  l'é- 
f  laide  ce  météore, attendu 
i|u'elle  ne  plaçait  pas  sa 
conliance  dans  les  traits 
du  visage. 

LVII. 

Sa  réputation  mftme... 
car  il  avait  ce  genre  de 
renomniée  qui  fait  par- 
fois le  diable  parmi  les 
femmes,  masse  hétérogè- 
ne de  blAme  glorieux  , 
mélange  de  demi-vertus 
a\ec  des  vices  entiers, 
défauts  qui  plaisent  par 
leur  vivacité,  folies  si  bril- 
lamment attifées  qu'el- 
les éblouissent  ;  sur  la 
cire  de  la  jeune  tille  de 
pareils  cachets  ne  fai- 
saient aucune  impression, 
tant  elle  a^ait  de  froideur 
el  de  sagesse- 

LVIII. 
Juan  ne  cooiprenail 
rien  à  ce  caractère...  ce- 
lait une  àme  Gère  .  mais 
différente  de  cette  llaîdée 
qu'il  avait  perdue.  La  jeu- 
ne insulaire,  élevée  sur  les 
bords  solitaires  de  l'O- 
céan, plus  chaleureuse, 
aussi  ravissante  el  non 
moins  sincère,  était  l'en- 
fant de  la  nature  ;  telle 
n'élait  point,  telle  n'au- 
rait point  voulu  êlre  Au- 
rora :  la  même  différence 
existe  entre  une  fleur  et 

Devant  le  château  s'étendait  un  lac  limpide.  ""    ''" 

LIX. 

Ayant    produit    cette 

comparaison      sublime  , 

je  puis,  ce  me  semble, 

poursuivre  mon  récit,  et,  comme  dit  mon  ami  Scott,  «  pousser  mon 

cri  de  guerre:  »  Seoll!  le  superlatif  de  mes  coiiiuaralifs  ;  Scoilipii 

sait  peindre  les  chevaliers  chrétiens  ou  sarrasins,  le  serf,  le  seigneur 

et  l'homme .  avec  un  talent  qui  serait  sans  rival ,  si  le  monde  n  avait 

pas  eu  un  Shakespeare  et  un  Voltaire. 

LX. 
Je  puis,  dis-je,  en  suivant  ma  façon  légère,  continuer  de  me 
jouer  à  la  surlace  de  l'humanité.  Je  décris  le  monde  el  me  soucie 
fort  peu  que  le  monde  me  lise  ;  ilu  moins  je  ne  veux  point  à  ce 
prix  épargner  sa  vanité.  .Ma  muse,  m'a  créé  el  me  créera  probable- 
ment de  nombreux  ennemis;  quand  je  commençai ,  je  me  doutai 
qu'il  en  serait  ainsi...  maintenant  je  le  sais,  ce  qui  ne  m  empêche 
point  d'être  ou  d'avoir  été  un  poète  assez  joli. 

LXI. 

Entre  Adeline  et  don  Juan  ,  la  conférence  eut  parmi  ses  douceurs 
une  certaine  dose  d'acide...  car  mylady  était  entière  ;  mais  avant  que 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


26a 


les  choses  pussent  se  gâter  entièrement  ou  s'arranger ,  la  cloche 
argentine  sonna,  non  le  dîner,  mais  cette  heure  appelée  demi- heure, 
accordée  à  la  toilette,  bien  que  ces  dames  soient  assez  peu  vêtues  pour 
se  contenter  d'un  moindre  délai. 

LXII. 

Maintenant  de  grands  exploits  allaient  s'accomplir  à  table,  avec 
la  vaisselle  massive  pour  armure ,  les  couteaux  et  les  fourchettes 
pour  armes  offensives.  Mais  depuis  Homère  (ses  festins  ne  sont  pas 
la  moins  belle  portion  de  ses  ouvrages)  quelle  muse  est  capable  de 
déployer  la  carte  d'un  de  nos  dîners  où  les  soupes ,  les  sauces  et 
même  un  seul  ragoût,  renferment  plus  de  mystérieuses  recettes  que 
n'en  mirent  jamais  en  œuvre,  sorcières,  courtisanes  ou  médecins. 

LXIII. 
Il  y  avait  une  excel- 
lente soupe  «  à  la  bonne 
femme ,  »  Dieu  sait  d'où 
elle  venait  ;  puis  pour  les 
gens  qui  aiment  à  se 
bourrer,  un  turbot  relevé 
M  d'un  dinde  de  Péri- 
gueux  »  Il  y  avait  aus- 
si... pé  heur  que  je  suis! 
comment  achèverai  -  je 
cette  stance  gastronomi- 
que "?...  il  y  avait  une 
soupe  (1  à  la  Bauveau  ,» 
relevée  par  une  dorée, 
laquelle  fut  relevée  elle- 
même  par  un  tilet  de  porc. 

LXIV. 

Mais  il  faut  que  je  réu- 
nisse le  tout  en  bloc  ; 
car,  d'aller  entrer  dans 
les  détails,  ce  serait  ex- 
poser ma  muse  à  tomber 
dansdesexcès  bien  autre- 
ment graves  que  ceux  qui 
ont  faitjeter  les  hauts  cris 
à  tant  de  gens.  Quoique 
bonne  vivante,  j'ajouterai 
qu'elle  ne  pèche  point  par 
le  culte  de  l'estomac  ; 
toutefois,  ce  récit  exige 
quelques  légers  réconfor- 
tants. 

LXV. 

Des  volailles  «à  la  Cou- 
dé, «des tranches  de  sau- 
mon «  sauce  genevoise,  » 
un  quartier  de  venaison, 
des  vins  qui  eussent  pu 
faire  une  seconde  fois  la 
perte  du  prétendu  fils 
d' Amnion...  duquel  j'es- 
])ère  que  nous  ne  verrons 
pas  de  sitôt  les  pareils... 
On  servit  aussi  un  jam- 
bon glacé  de  Westphalie, 
auquel  Apiciuseùt  donné 
sa  bénédiction  ;  puis  du 
Champagne  à  la  mousse 
pétillante,  blanche  com- 
me les  perles  fondues  de 
CléopàUe. 

LXVI. 

Di"u  sait  tout  ce  qu'il 
y  avait  encore  «  h.  ralleuiaude,  à  l'espagnole,  en  timbale  et  en  sal- 
picon  ))...  puis  cent  choses  que  je  ne  puis  ni  exprimer  ni  même  cou)- 
prendre,  bien  que  somme  toute  elles  s'avalent  fort  lestement;  puis 
des  entremets  pour  se  faire  la  main  et  prendre  doucement  patience 
en  attendant  (ô  gloire!)...  des  filets  de  perdreaux  aux  truffes. 

LXVII. 

.Vuprès  de  ces  filets,  que  sont  les  bandelettes  sur  la  lèle  du  vain- 
queur? Chiffons  et  poussière.  Où  est  l'arc  triomphal  qui  se  courbait 
sur  les  dépouilles  des  nations?  Uù  est  le  char  de  triomphe?  Tout 
cela  est  allé  où  vont  victoires  et  dîners.  Je  ne  pousserai  pas  plus  loin 
mes  remarques  :  mais,  o  modernes  héros  à  cartouches,  quand  vos 
noms  se  borneront-ils  à  illustrer  des  perdrix? 

LXVUI. 

Il  faut  avouer  aussi  que  ces  truffes  ne  sont  pas  un  accessoire  à 
dédaigner,  suivies  des  «  petits  puits  d'amour,  »...  mets  que  chacun 
peut  arranger  à  sa  guise,  si  nous  en  croyons  le  plus  accrédité  de 


Le  fantôme  s'arrête ,  menace ,  puis  so  retire  jusqu'à  la  muraille. 


ces  dictionnaires,  encyclopédies  de  la  chair  et  du  poisson  ;  mais 
même  sans  confitures,  on  ne  saurait  nier  que  ces  «  petits  puits  »  en 
soient  un  morceau  délicat. 

LXIX. 
L'esprit  se  perd  dans  l'imposante  contemplation  de  l'intelligence 
qui  a  présidé  aux  deux  services  ;  et  le  grand  calcul  des  indigeslions 
multipliées  demande  plus  d'arithmétique  que  je  n'en  possède.  Qui 
eût  pu  croire,  depuis  la  simple  ration  d'Adam,  que  la  cuisine  évo- 
querait assez  de  ressources  pour  former  une  science  et  une  nomen- 
clature de  l'un  des  besoins  les  plus  vulgaires  de  l'animal  ? 

LXX. 

Les  verres  tintaient,  les  mâchoires  claquaient  ;  les  dîneurs  renom- 
més dînèrent  bien.  Les 
dames  prirent  une  part 
plus  modérée  au  ban- 
quet, picotant  moins  en- 
core que  je  ne  saurais  di- 
re. Il  en  fut  de  même  des 
jeunes  gens:  car  cet  âge 
ne  saurait  comme  la  vieil- 
lesse exceller  en  gastro- 
nomie et  pense  moins  à 
bien  manger  qu'à  écou- 
ler le  babil  d'une  jolie 
causeuse. 

LXXI. 
Hélas  !  il  me  faut  pas- 
ser sous  silence  gibier, 
salmis,  consommés,  pu- 
rées, tous  articles  dont  je 
fais  usageseulement  pour 
rendre  mon  verspluscou- 
lant  que  ne  ferait  le  roast- 
beef  à  la  façon  grossière 
de  John  Bull.  Une  m'est 
pas .  permis  d'introduire 
ici  un  seul  entrecôte;  un 
bœuf  aux  choux  gâterait 
mon  tendre  poème.  J'ai 
dîné  et  je  dois  m'interdi- 
re,  hélas  !  la  description 
d'un  simple  bécasse. 

LXXII. 

Et  les  fruits,  elles  gla- 
ces, et  tous  les  raffine- 
ments, conquêtes  de  l'art 
sur  la  nature  pour  ton 
service,  ôgoùt  !...ou  bien 
ô  goutte  !  Prononcez  le 
mot  selon  l'étal  de  votre 
estomac.  Avez-vous  ja- 
mais eu  la  goutte  ?  Je  ne 
l'ai  pas  encore  eue,  mais 
je  puis  l'avoir  ;  et  vous 
aussi,  lecteur;  prenez-y 
garde  ! 

Lxxin. 

Dois-je  omettre    dans 
ma  carte  les  simples  oli- 
ves, les  meilleures  alliées 
du  vin?  H  le   faut,   et 
pourtant  ce  fut  unden.es 
plats  favori--,  en  Espagne, 
àLucques,  en  Grèce,  par- 
tout. _  Il    m'est    souvent 
arrivé  de  dîner  avec  des 
olives  et  du  pain  en  plein  air,  ayant  le  gazon  pour  table  ,  sur  le 
Sunium  ou  l'Hymette  comme  Diogcne,  à  qui  je  dois  la  moitié  de  ma 
philosophie. 

LXXIV. 
Au  milieu  de  cette  confusion  de  poissons,  de  viandes,  de  volail- 
les, de  toutes  ces  substances  déguisées,  les  convives  prirent  place 
dans  l'ordre  assigné  ,  offrant  entre  eux  non  moins  de  variété  que 
les  mets  étalés  sur  la  table.  Don  Juan  était  placé  près  de  quelque 
chose  '<  à  l'espagnole  »...  non  une  demoiselle,  mais  un  plat  dont 
j'ai  déjà  parle;  toutefois  ce  mets  avait  avec  une  dame  ce  point  de 
ressemblance  qu'il  était  magnifiquement  paré  et  fort  appétissant. 

LXXV. 

Par  une  étrange  renconire,  il  se  trouva  entre  lady  Aurora  et  lady 
Adeline...  J'avoue  que  pour  un  homme  ayant  des  yeux  et  un  cœur, 
c'était  une  situation  dans  laquelle  il  était  difficile  de  bien  dîner. 
D'ailleurs ,  la  conférence  que  nous  avons  vue  n'était  pas  faite  pour 


•im 


LKS  VEILLËES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


I'l'iiroiirager  à  briller  ;  car  Atlelino  iil- lui  uilressail  (|iie  rareinpiil 
la  parole  ol  d'un  luil  pciR'traiit  i^cniblail  liru  au  rmid  <Jt'  mu  peiigoe. 
I.WVI. 

Je  suis  parfois  loiilc  de  ('riiiiei|iio  li's  y\t\  nul  des  oreilU's  ;  fc 
qu'il  y  a  de  d-rlain,  c'est  que,  linrs  de  la'purli-e  ii«  l'ouïe,  les  fcm- 
me.H  ,  CCS  cliarnianlei:  créatures  .  saisi-î^enl  niilli!  rlioses  ardues. 
CoMiine  celle  invsterifU-ie  liaruionie  di's  spli^rtsqiu  résiuiiie  si  puis- 
gauinienl;  et  (pie  les  aiijfrs  seids  eiitrudeiit,  il  y  a,  ilioso  éloniiarilc, 
de  Imifts  dialiigucs  (pu-  le  lieau  se\e  purvieiil  h  saiKJr...  bien  (|u'uii 
seul  mot  n'en  puisse  frapper  les  cireilies  vulgaire». 
I.XXVII. 

Aurura  gardait  celle  iiidillércnce  qui  pique  à  bon  droil  uu  preux 
clie\alier.  De  Icuiles  les  cilTrnses,  la  plus  vive  coiisisie  ii  nous  laisser 
cnlendre  que  nous  ne  valons  pas  i;ii  inoinenl  d'altriillon.  Or,  Juan, 
sans  avoir  les  prétentions  d  un  fat ,  n'était  pas  très  cliarmé  de  se 
voir,  comme  un  uialhcnreux  naMie  .  pris  ent!c  les  glacis,  et  ce. 
après  tous  les  cxccllculs  avis  qu'il  avait  reçus. 
LWVllI. 

A  ses  aimables  riens  point  de  réponse,  autre  que  ces  mois  in- 
sipnitiunts  commandés  par  la  pcdites.-e.  Aurora  tournait  à  peine  les 
veux  de  son  côté,  et  son  sourire  n'aurait  pu  satisfaiic  la  vanité  la 
inoins  e.viRcanto.  lilait-ce  orgueil  ,  modestie,  iireocciipaljoii ,  stupi- 
dité? Le  cirl  lésait!  mais  b>  \eii.v  nialicicux  d'Adeline  étincelaienl 
de  joie  en  voyant  se  vérifier  ses  jiroplieties... 
LXXIX. 

Ils  sembl.iicnt  exprimer  ces  mots  :  «  Je  vous  l'avais  bien  dill  » 
sorte  de  trioiiiplie  que  je  ne  recommande  à  personne.  En  elTel, 
comme  je  lai  mi  el  1*  ,  en  matière  d'aniuui  ou  dainilié.  un  pareil 
repiocbc  peut  piquer  un  homme  au  vif,  et  1  engager  par  amour- 
propre  àjioubser  au  sérieux  ce  qui  n'était  qu'une  plaisanterie. 
LXXX. 

(J'esl  ainsi  que  Juan  tut  amené  'a  témoigner  h  sa  jeune  voisine 
quelques  attentions  légères,  mais  exquises,  tout  juste  ce  qu'il  en 
fallait  pour  se  faire  comprendre  d'une  femme  inlellii-'enle.  A  la  lin,  Au- 
tora  (ainsi  ledit  Ihisioire)  atl'ran'.diit  ses  pensées  de  leur  douce  pri- 
son au  point,  sinon  d'écouler,  au  moins  de  sourire  une  fois  ou  deux. 

LXXXl. 

Dos  réponses  elle  passa  aux  questions  :  chez  elle,  cela  était  rare; 
et  Adeline  ,  qui  jusque-là  avait  cru  voir  ses  prédictions  se  conlir- 
mer,  eut  h  craindre  ([ue  la  glace,  en  se  l'undant,  ne  lévéhU  une  co- 
quette... tant  il  est  (lilticile,  dil-on,  d'einpèeber  ks  (Xlrèmes  de  se 
joindre!  Maiscelli-  iirévovuiice  était  trop  subtile  :  tel  n'élait  point  le 
caractère  d  Aurora. 

LXXXll. 
Alais  Juan  avait  une  sorte  de  ciiatnic  fascinaleur,  et  sa  lière  liu- 
niiliie,  si  1  ou  peut  allier  ces  mots,  montrait  pour  cjiatpie  mol  ma- 
gique sorii  de  la  bouche  dune  ftnime  aulanl  de  déférence  que   si 
c'eût  été  un   décret.  Doué  d  un  tact  exquis,  il  savait  à  propos  être 
grave  ou  gai ,  ré.servé  ou  libre  ;  il  avait  lait  d'obliger  les  geus  h  se 
livrer  sans  leur  laisser  voir  où  il  voulait  en  veuir. 
LXXXIIl. 
Aurora  .  dans  son  indilTércnce,  I  avait  d'abord  confondu  avec  la 
foule  des  llatleuis ,  bien  qu'elle  le  jugeât  i)lus  sen?é  que  le  vulgaire 
des  babillarOs...  mais  bienlot  elle  ressentit  peu  à  |ieu  I  iiilluciice  de 
celle  llatlerie  qui  séduit  les  âmes  lières  plutôt  par  des  marques  de 
déférence  que  par  des  coMipliments  ,  et  qui  pour  plaire  va  jusqu'à 
employer  une  contradiction  ilélicale. 
LXXXIV. 

lît  puis  il  avait  si  bonne  mine  ! Ceci  élait  un  point  reconnu 

parmi  les  femmes  nem.  am.  \\}.  ce  qui. je  suis  fàclu-  de  le  dire,  chez 
les  Icnimes  niariécscoiiduii  souvent  au  crim.  ion   [îj...  mais  c'est  un 
cas  que  nous  abaiidomions  aujurv.  Ur ,  i\  oiqiic  nous  sachions  de- 
puis loiigleiups  que   la  mine  est  trompeuse  ,  et  la  toujours  élé,  de 
m,.iiièie   ou    d'autre,   un   extérieur  avanlai-'Ciix   l'ail  toujours  jilus 
d  impression  que  le  meilleur  dis  In  res. 
LXXXV. 
Aurora,  qui  avait  plus  étudié  les  livresque  les  plivsiouomies.  était 
fort  jeune  quoique  très  sape.,  el  admirait  plus  voloiiliors  .Minerve 
que  les  Urûces,  particulieremenl  sur  nue   page  imprimée,  idais  la 
veitu  elleiiiéme  a  bejiu  serrer  ses  lacets  ;  elle  n'a  pas  le  coi  set  na- 
turel de   la  prudente  vieillesse;  el  !^ocrale,  ce  modèle  du  devoir, 
avouait  pour  la  beauté  un  peucbaul  discret,  mais  réel. 
LXXXVI. 
•  '.'est  ainsi  (pi'à  seize -tins,  une  jeune  fille  est  socratique,  mais  en 
toute  innocence  ,  comme  Sociale  lui-niémc  ;  el  en  véritô,  si  le  su- 
blime philosophe  d  Alluiiçs  avait  à  soixante-dix  ans  des  fantaisies 
coiuiiii'  celles  que  I  lalou  iiii'Mlionne  dans  ses  Dialogues,  je  ne  vois 
pas  en  quoi  elles  déplairaient  dans  une  vtjirge. ..  toujours  ,  noiez-le 
l'ien,  dans  les  limites  de  la  luodeslie  ;  c'est  luon  .vi«e  (luà  iwn. 

(\]  .S'emi'tie  roiWradircij/e.  à  runaiiiiiiilé. 
14)  Criminal  conversai  ion ,  adultère. 


LXXXVII. 

El  remarquez  ceci  :  toutes  les  fois  qu'il  in'arrive  d'énoncer  deux 
0|iinion8  qui,   au   premier  aliord  ,  semblent  kc  conln-dire ,   la  se 
coiidi- est   la    nirilleure,   l'riil-Alre  en   ai-je  encore  dans  qiu-lq 
Coin  une  troisi^uie,  ou  peut-être  u  en  ai-je  pa»  du  tout.  .  ce  i| 
semble  une  mauvai.sc  pluisanti'rie;  mais  si  un  écrivain  était  coni- 
plélemcnl  logique,  conimenl  pourrait-il  peindre  ce  qui  ejilT 
LXXXVIII. 

Si  Ifs  gens  se  contredinpnl ,  puis-je  faire  autrement  que  do  leg 
contredire?...  Mais  c'e^l  faux  :  je  ne  l'ai  jamais  fait,  je  ne  le  ferai 
jamais.  El  comment  le  pourraisje?  qui  doute  de  tout  ne  |ieul  rien 
nier.  Il  est  possible  que  la  vente  sorte  d'une  source  limpide;  mais 
SCS  llols  sont  troubles  elcouh'nl  |)ar  tant  de  canaux  coiitridictoircs, 
que  force  lui  est  souvent  de  naviguer  sur  les  eaux  de  la  liction. 

LXXXIX,  , 

Apologue,  fable,  poésie,  parabole,  tout  cela  est  faux,  mais  peut 
élre  rendu  vrai  par  ceux  qui  ré|iandent  celle  semence  sur  un  sol 
bien  préparé.  Que  ne  peut  là  fable!  on  dit  qu'elle  rend  la  réalité 
plus  supportable;  mais  qu'est-ce  que  la  rcalile?  qui  en  a  le  crile- 
riuiii  ?  Kst-ci:  la  philosophie?  Non  ;  elle  rejelie  Imp  de  choses.  La 
religion?  Oui  ;  mais  de  toule»  ses  sectes  ,  laquelle  ? 

XC. 

Plusieurs  millions  d'hommes  doivent  avoir  lorl .  c'est  évidenl; 
peut-être  finira-l-on  par  découvrir  que  tous  avaienl  raison.  r>ieu 
nous  soit  en  aide!  Puisque  dans  notre  pèlerinage  il  nous  est  enjoint 
de  tenir  toujours  brillants  nos  saints  luminaires,  il  esl  temps  qn  il 
surgisse  quelque  liouveau  prophcie.  Kn  (pielques  millier»  dann'-»-^ 
les  opinions  s'usent,  si  le  ciel  n'y  fait  quelques  réparations. 
XCl. 

Kh  bien!   me  voili»  encore!  pourquoi  nreiitortiller  ainsi  d.iiis  1  i 
iiiéiaphvsique  ?  Nul  ne  déteste  plus  c|ui'  moi  louie  sorte  de  eonlr^' 
verse  :  et  néanmoins  ,  telle  esl  ma  folie  ou  nia  destinée,  que  je  va'- 
loujonis  me   heurter  la  lèle  quelque  part  îi  propos  ilii  présent  ,  ' 
l'avei.ir  ou  du  pa-sé.  Pouriaiil  je  n'en  veux  ni  au  Troven  iii  au  1; 
rien,  ayant  été  élevé  dans  la  doclilne  des  presbytériens  modères. 
XCll. 

Mais  bien  que  je  ne  mette  d'emportement  ni  dans  ma  Ihéologic  , 
ni  dans  ma  ihélanhysiqiie .  en  iioliticiue  ,  mon  devoir  est  de  faire 
comprendre  h  Jonn  Bull  quelque  chose  de  la  situation  de  ce  bas 
monde.  .Mon  sang  bouillonne  dans  mes  veines  comme  les  eaux  du 
l'Ilécla,  quand  je  vois  les  peuples  permettre  à  ces  misérables  sou- 
verains d'enfreindre  les  luis. 

XCIII. 

La  poliiique,  l'administration  etlapiélésonl  des  sujelsque  j'.nhor  ! 
quelquefois,  non-seulement  pour  varier  mon  ouvrage,  mais  du 
un  but  d  utilité  morale; car  ma  mission  est  d'accommoder  la  .soco 
et  de  farcir  de  sauge  cette  oie  trop  fais.indée.  Et  mainienanl  que  jr 
suis  à  peu  près  en  étal  de  servir  chacun  selon  ses  goûts,  je  vais  es- 
sayer du  surnaturel. 

XCIV. 

Je  laisse  donc  de  côlé  toute  argumentation,  el  je  déclare  posiii- 
vemcni  (pi'à  l'avenir  aucune  tenlalion  ne  pourra  me  détourner  f 
lemeiil  de  mon  but.  En  fait,  je  n'ai  jamais  compris  ce  que  veul' 
dire  ceux  qui  prétendent  que  b'S  enlrcliens  de  ma  muse  ont  quelij 
cImsc  de  dangereux.  ..  je  la  cro  s  aussi  inofTensive  que  d'autres  qui 
se  donnent  plus  de  mal  pour  être  moins  attrayantes. 

XG\t 

Lecteur  renfrogné  !  vites-vons  fftnais  un  revenant  ?  non  :  mais 
vous  avez  entendu  dire...  je  comprends...  Cliutl  ne  regrettez  pas 
le  temps  perdu;  car  c'est  un  plaisir  que  vous  avez  encore  en  ré- 
serve; et  ne  croyez  pas  que  je  veuille  me  moquer  de  ces  chases-là, 
et  dessécher  par  le  ridicule  cette  source  du  sublime  el  du  mysté- 
rieux ;  pour  raisons  à  moi  connues,  ma  croyance  est  sérieuse. 
XCVl. 

Vous  riez  ?...  A  votre  aise;  je  n  en  ferai  rien,  moi  :  il  faut  que 
mon  rire  soit  sincère  ;  je  n'en  ai  pas  d  autre.  Je  di.<ais  dune  que, 
selon  ma  ferme  conviction ,  il  est  un  lieu  hanté  par  les  levenanls... 
Quel  est  ce  lieu  ?  je  ne  1  indiquerai  pas;  car  je  voudrais  que  le  sou-  j] 
venir  en  fût  anéanii.  «  Ui;s  ombres  peuvent  jeter  1  effroi  dans  I  àme 
de  Kichard.  »  En  un  mot,  j'ai  sur  ce  sujet  des  scrupules. 
XCVII. 

La  nuil...  (c'est  la  nuit  que  je  chante...  parfois  hibou .  el  par-ci 
par-lii  rossignol;...  la  nuit  est  soiubre ,  el  foiseau  de  Minerve  fait 
relcnlir  autour  de  moi  son  hymne  discordant;  du  haut  desaniiques 
lambris,  de  vieux,  portraits  j'etlenl  sur  moi  un  r.gud  menaçanl... 
Plût  au  ciel  qu'ils  eus.«enl  uu  air  moins  terrible!  Les  cendres  mou- 
rantes séleigiient  peu  à  peu  dans  l'âlre je  commence  à  croire 

que  j'ai  trop  jMolongé  ma  veille. 

XCVIII. 

C'est  pourquoi .  bien  que  je  n'aie  point  pour  habitude  de  rimer 
en  pleinjour...  sentant  quelques frissonsnocturnes.  je remelsprudem- 
ment  à  demain  midi  le  soin  de  traiter  un  sujet  qui ,  hélas!  n'évo- 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


267 


que  à  mes  yeux  que  des  ombres Mais  il  faut  que  vous  ajez  été 

(ians  la  situation  où  je  me  suis  vu  ,  avant  que  vous  puissiez  me  taxer 
de  supei-slitiou. 

XCAX. 
La  vie  est  une  étoile  qui  plane  à  l'Iiori/.on  sur  les  liiuiles  des 
deux  mondes,  entre  la  nuit  et  l'aurore.  Combien  peu  nous  savons 
ce  que  nous  sommes!  Combien  moins  encore  ce  que  nous  serons  I 
Le  Ilot  éternel  du  temps  continue  à  rouler,  et  e  uporte  au  loin  nus 
bulles  d'air  :  quand  l'une  crève,  une  autre  pour  la  remplacer  se  dé- 
taclie  de  l'écume  des  siècles;  et  ce|iendant  les  tombeaux  des  em- 
pires s'élèvent  çà  et  là  comme  des  vagues  passagères. 


CHANT   XVL 

I. 

Les  anciens  Perses  enseignaient  à  leurs  enfants  trois  choses  uti- 
les :  tirer  de  l'arc,  monter  à  cheval,  dire  la  vérité.  Ainsi  fut  élevé 
Cvrns,  le  meilleur  des  rois...  et  ce  mode  d'éducation  est  adopté 
pour  la  jeunesse  moderne.  Nos  jeunes  gens  ont  un  arc,  générale- 
ment h  deux  cordes  ;  ils  montent  un  cheval,  sans  pitié  comme  sans 
peur;  peut-être  excellent-ils  un  peu  moins  à  dire  la  vérité;  mais, 
en  revanche,  ils  courbent  l'arc...  de  leur  échine,  beaucoup  mieux 
qu'on  ne  fit  jamais. 

H. 

La  cause  de  cet  effet  ou  de  ce  défaut...  car  «  cet  effet  défectueux 
a  une  cause...  »  je  n'ai  pas  le  loisir  de  la  rechercher;  mais  je  dois 
dire  une  chose  à  ma  louange  :  de  toutes  les  muses  que  je  me  rap- 
pelle, la  mienne,  quelles  (lue  soient  ses  folies  et  ses  faiblesses  en 
certaines  matières,  est  sans  contredit  la  plus  sincère  qui  ait  jamais 
exploité  la  fiction. 

m. 

Et  comme  elle  traite  de  tout  et  ne  bat  en  retraite  devant  quoi  que 
ce  soit,  cette  épopée  contiendra  un  fouillis  de  conceptions  des  plus 
rares,  que  vous  chercheriez  en  vain  ailleurs.  Il  est  vrai  qu'à  son 
miel  se  mêle  quelque  anieriume,  mais  dans  une  proportion  si  légère 
que  l'on  no  peut  s'en  plaindre,  mais  qu'on  doit  s'élonuer  d'en  trouver 
si  p'eu,  vu  que  cette  histoire  parle  «  de  rebus  cunctis  et  quibusdam 
aliis.  »  • 

tv. 

Mais  de  toutes  les  vérités  qu'elle  a  dites,  la  plus  vraie  est  celle 
quelle  va  dire.  J'ai  fait  entendre  qu'il  s'agissait  d'une  histoire  de 
revenant...  Eh  bien  I  ensuite?  .le  sais  seulement  que  la  chose  est 
constante.  Avez-vous  exploré  les  limites?  il  est  temps  que  nos  dou- 
leurs imberbes  soient  réduiis  au  silence  comme  autrefois  les  scepti- 
ques qui  ne  croyaient  pas  Colomb. 
V. 

Certaines  gens  nous  donnent  comme  authentiques  la  chronique 
de  Turiiin  ou  celle  de  Geoffry,  auteurs  dont  la  supériorité  histori- 
que brille  surtout  en  fait  de  miracles.  Mais  la  priorité  appart  eut 
essentiellement  à  saint  Augustin  ,  lequel  ordonne  à  tous  de  croii-e 
l'impossible,  liquivoques,  arguties,  ergotages,  il  répond  à  tout  par 
son  ;  «  rjiiia  i)iipossibile.  » 

VI, 

Donc,  mortels,  gardez-vous  d'iqiiloguer ;  croyez...  Si  la  chose  est 
impr(d)ab!e,  il  faut  croire...  si  elle  est  impossible,  raison  de  plus  : 
dans  tous  les  cas,  il  faut  admettre  les  choses  de  confiance.  Je  ne 
parle  point  dans  un  sens  profane .  pour  révoquer  en  doute  ces 
sainis  mystères  que  tout  homme  sage  et  juste  admet  comme  parole 
d'évangile,  et  qui,  plus  ils  sont  controversés,  plus  ils  s'enracinent 
profondément,  ce  qui  est  le  caractère  de  toute  vérité. 
VIL 

Je  veux  seulement  faire  remarquer,  après  Johnson  ,  que  depuis 
six  mille  ans  environ,  toutes  les  nations  ont  cru  que  par  intervalles 
un  habitant  de  la  tombe  revient  nous  visiter;  et  ce  qu'il  y  a  d'étrange 
en  cette  étrange  matière ,  malgré  tout  ce  que  la  raison  oppose  à 
une  telle  croyance,  quelque  chose  de  plus  puis.sant  encore  combat 
pour  elle  :  nie  maintenant  qui  voudra  ! 
Vlll. 

Le  dîner  était  fini,  ainsi  que  la  soirée  :  le  souper  terminé  de 
même,  les  dames  suffisamment  admirées,  les  convives  s'étaient  re- 
tirés un  à  un...  les  chants  avaient  cessé  et  la  dan.se  avait  piis  fin  ; 
la  dernière  robe  transparente  était  partie...  évanouie,  comme  ces 
nuages  vaporeux  qui  se  perdent  dans  le  firmament,  et  rien  ne  bril- 
lait plus  dans  le  salon  ,  sauf  les  bougies  mourantes...  et  la  lune  qui 
commençait  à  poindre. 

IX. 

Le  moment  où  s'évapore  une  joyeuse  journée  ressemble  au  der- 
nier verre  de  Champagne,  privé  de  la  mousse  qui  égayait  sa  rasade 
virginale.  Il  ressemble  encore  à  un  système  qu'escorte  le  doute,  ou 
à  une  vague  délaissée  par  la  tempète'et  que  n'anime  plus  le  vent  ; 
X. 

Ou  à  une  potion  opiacée  qui  piocure  un  repos  troublé  ou  n'en 


procure  aucun;  ou... à  rien  queje  connaisse,  si  ce  n'est  àlui-mème. 
Tel  est  le  cœur  humain  :  nul  parallèle  n'en  saurait  donner  une  idée 
vraie....  telle  aussi  l'tuilique  pourpre  tyrienne,  dont  nul  ne  peut  dire 
si  sa  teinture  provenait  d'un  eoiiuillage  ou  de  la  cochenille.  Ainsi 
périsse  jusqu'au  dernier  lambeau  la  robe  des  tyrans  ! 
XL 
Après  le  supiiliee  de  s'habiller  pour  un  raout  ou  un  bal ,  vient 
celui  de  se  déshabiller;  parfois  notre  robe  de  chambre  pèse  sur 
nous  comme  celle  de  Nessus  et  nous  rappelle  des  pensées  aussi  jaunes 
que  l'ambre,  nuiis  un  peu  moins  limpides.  Titus  s'écriait  :  «  J'ai 
perdu  un  jour!  »  De  toutes  les  nuits  et  de  tous  les  jours  que  la  plu- 
part des  hommes  peuvent  se  rap|)eli!r  (et ,  pour  ma  part ,  j'ai  eu  des 
unes  et  des  autres  (\w  n'étaient  point  à  dédaigner),  je  serais  curieux 
de  savoir  combien  n'ont  pas  été  perdus. 

XII. 

Juan,  en  se  retirant  chi^zliii,  se  senlitagité,  embarrassé,  compro- 
mis :il  trouvait  les  yeux  d'Aïu'ora  Raby  plus  brillants  qu'Adeline  ne 
le  lui  avait  dit  (résultat  ordinaire  des  conseilsj.  S'il  avait  connu 
exactement  son  état,  il  se  fût  probablement  mis  à  philosopher  : 
grande  ressource  pour  tout  le  monde  et  qui  ne  fait  jamais  faute  au 
besoin.  Juan  ne  pouvait  que  soupirer. 
XIII. 

Ifsoupira...  Une  seconde  ressource,  c'est  la  pleine  lune,  cet  en- 
trepôt de  tous  les  soupirs;  et  heureusement  son  chaste  disque  bril- 
lait d'une  clarté  aussi  pure  que  le  permet  ce  climat.  Or,  le  cœur  de 
Juan  était  au  diapason  convenable  pour  la  saluer  de  l'apostrophe  : 
«  0  toi  I  M  ce  tutoiement  de  l'égoisme  amoureux. 
XIV. 

Mais  amant,  poète,  astronome,  berger,  laboureur,  quiconque  a  des 
yeu.x  ne  peut  contempler  cet  astre  do  la  nuit  sans  tomber  dans  une 
sorte  de  rêverie;  de  là  nous  viennent  de  grandes  pensées  (parfois 
aussi  im  rhume,  si  je  ne  me  trompe);  d'importants  secrets  sont 
confiés  à  cet  errant  flambeau  :  il  soumet  à  son  influence  et  les  ma- 
rées de  l'Océan  et  le  cerveau  des  mortels  el  aussi  leurs  cœurs. 

XV. 

Juan  se  sentait  pensif  et  plus  disposé  à  la  contemplation  qu'au 
sommeil.  Dans  sa  chambre  gothique,  les  flots  du  lac  lui  envoyaient 
leur  liquide  murmure  tout  plein  du  charme  mystérieux  de  lanuit  : 
sous  sa  fenêtre  se  balançait  un  saule,  et  il  restait  immobile ,  contem- 
plant la  cascade  tantôt  brillante,  tantôt  perdue  dins  l'ombre. 
XVI. 

Sur  sa  table  ou  sur  sa  toilette....  je  ne  puis  dire  laquelle  (pour  un 
fait  je  suis  scrupuleux  au  dernier  point)...  une  lampe  brillait  d'une 
vive  clarté,  et  lui  élail  appuyé  contre  une  niche  où  l'on  voyait  encore 
maint  oroement  gothique  ,  des  pierres  ciselées,  des  vitraux  peints  et 
tout  ce  que  le  temps  avait  épargné  du  luxe  de  nos  pères. 
XVII. 

Puis,  comme  la  nuit  était  belle,  quoique  froide,  il  ouvrit  la  porte 
de  sa  cliambre,  et  s'avança  dans  une  longue  et  sombre  galerie  garnie 
de  vieux  tabli-aux  de  grand  prix  représentant  des  chevaliers  et  des 
dames  héroïques  et  chastes  ,  comme  doivent  l'être  infailliblement 
les  gens  de  haut  liïuage.  Mais,  vus  à  une  lueur  douteuse,  les  por- 
traits des  morts  ont  je  ne  sais  quoi  de  sépucral  et  de  lamentable. 
XVllI. 

Sous  les  rayons  de  la  lune,  ces  images  de  saints  et  de  farouches 
chevaliers  paraissent  vivre,  et  pendant  que  vous  vous  tournez  de 
côté  et  d'autre  au  faible  écho  de  vos  propres  pas,  il  vous  i^enibie 
que  des  voix  s'élèvent  du  tombeau  et  que  des  ombres  fantastiques 
se  détachent  des  cadres  comme  pour  vous  demander  de  quel  droit 
vous  osez  vedler  en  ce  lieu,  où  tout  doit  dormir,  sauf  la  mort. 
XIX. 

El  le  paie  sourire  des  habitants  du  cercueil,  charme  des  anciens 
jours,  semble  se  ranimer  à  la  lueur  des  astres  de  la  nuit  ;  leur  che- 
velure enfermée  dans  la  tombe  ruisselle  à  flots  sur  la  toile  ;  leurs 
yeux  fixés  sur  les  vôtres  brillent  conune  les  yeux  d'un  rêve  ou 
comme  des  stalactites  au  fond  de  quelque  caverne;  mais  la  mort 
est  empreinte  dans  leurs  mélancoliques  rayons, 
XX. 

Juan  rêvait  à  tout  ce  qui  change  ici-bas,  ou  il  rêvait  à  sa  maîtresse, 
c'est  .synonyme;  et  nul  bruit,  hormis  l'écho  de  ses  soupirs  ou  de  ses 
pas,  ne  troublait  le  silence  lugubre  de  l'antique  manoir  ;  quand  lout- 
à-coup,  il  entendit  ou  crut  entendre  près  de  lui  un  être  surnaturel... 
peut-être  élait-ce  une  souris,  car  le  frôlement  aigu  de  ce  petit  ani- 
mal derrière  une  tapisserie  a  souvent  intrigué  bien  du  monde. 
XXI. 

Ce  n'était  pas  une  souris;  mais,  ôsurpi'ise!  un  moine,  affublé 
d'un  capuchon  et  dune  robe  noire  et  portant  un  rosaire  ,  tantôt  se 
montrait  au  clair  de  la  lune  ,  tantôt  disparaissait  dans  l'ombre  :  il 
s'avançait  par  des  mouvements  étranges  ,  mais  silencieux  ;  ses  vê- 
tements seuls  produisaient  un  léger  bruit  :  il  glissait  lentement 
Cfuiime  une  ombre,  et  en  passant  près  de  Juan  sans  s'arrêter,  il  lui 
lauca  un  regard  élinCLdaut. 


268 


LBS  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


XXII. 
Juan  l'osla  iiiMrifK^.  Il  avait  bien  entendu  i|ucl(|ui<ii  uinis  sur  un 
snedro  qui  lianlait  aulrefnis  ces  apjiartcnicnts  ;  niais  .  comnie  Iuimi 
(laiilrcs,  il  n'axail  vu  là  ([iiun  ilo  rrs  iiiuils  (jui  s'all.ichont  à  di' 
tels  lieux  ,  nioiiiiaic  de  la  superstition  vulgaire.  A-t-il  hion  \u,  en 
elTet?  ou  nclait-ce  qu'une  vapeur? 

XXIII. 
Une  fois,  deux  fois,  trois  fois,  il  repassa...  cet  enfant  de  l'air,  de  la 
terre,  du  ciel  ou  de  l'autre  sc'jour.  Juan  lixa  sur  lui  ses  jeux  éton- 
nés, sans  pouvoir  parler  ni  remuer  ;  mais  il  resia  immobile,  comme 
une  slalue  sur  sa  base  ;  il  sentit  ses  che\eux  s'enlacer  autour  de  ses 
tempes  comme  des  meuds  de  serpents  :  il  voulut  interroper  le  révé- 
rena  personnage;  mais  sa  langue  lui  refusa  des  paroles. 

XXIV. 

La  troisième  fois,  après  une  pause  plus  longue  encore,  le  fantôme 
disparut....  Mais  où  était-il  passé?  La  galerie  s'étendait  au  loin,  et, 
sous  ce  rapport ,  il  n'y  avait  là  rien  de  surnaturel  :  de  nombreuses 
portes pou^ aient,  sans  contrarier  les  lois  physiques,  donner  passage 
a  des  corps  petits  ou  grands  :  mais  Juan  ne  put  conslaler  par  la- 
quelle de  ces  issues  le  spectre  avait  paru  s'évaporer. 
XXV. 

Il  resta  immobile...  combien  de  temps?  il  n'aurait  pu  le  dire; 
mais  ce  temps  lui  parut  un  siècle...  et  il  alten<lait  toujours,  impuis- 
sant à  se  mouvoir,  les  yeux  lixés  sur  l'endroit  où  le  fantôme  lui 
avait  d'abord  apparu;  puis,  peu  à  peu,  il  reprit  l'usage  de  ses  facul- 
tés. Il  lui  sembla  iiu'il  avait  eu  un  rêve,  mais  il  ne  s'éveillait  pas  : 
il  dut  croire  (ju'il  n'avait  point  dormi ,  et  se  retira  dans  sa  cham- 
bre dépouillé  île  la  moitié  de  ses  forces. 
XXVI. 

Tout  j  était  dans  l'état  où  il  l'avait  laissé  :  la  lampe  continuait  à 
brûler  et  sa  flamme  n'était  pas  bleue  comme  il  arrive  aux  flam- 
beaux bien  élevés  qui  sympathisent  avec  l'arrivée  des  esprits  :  il  se 
frotta  les  yeux  et  ils  ne  lui  refusèrent  pas  leur  oflice  :  il  prit  un 
vieux  journal  et  le  parcourut  facilement;  il  lrou\a  un  article  où  l'on 
attaquait  le  roi  et  un  long  éloge  du  cirage  patenté. 

XXVII. 

Cela  sentait  notre  inonde  matériel;  néanmoins  sa  main  trem- 
blait... Il  ferma  .sa  porte,  il  se  déshabilla,  et  se  rail  au  lit  sans  trop  se 
presser.  Là  ,  mollement  appuyé  sur  son  oreiller,  son  imagination 
repassa  ce  qu'il  avait  vu  :  et  quoique  ce  souvenir  n'eût  jioiiil 
les  vertus  de  l'opium,  le  sommeil  le  gagna  peu  à  peu. 
XXVIII. 

Juan  s'éveilla  de  bonne  heure;  et ,  comme  on  peut  croire  ,  réflé- 
cliit  à  cette  visile  ou  à  celle  vision,  se  demandant  s'il  ne  serait  pas 
tililed'en  parler,  au  risque  de  s'entendre  railler  sur  sa  sujierstition. 
Plus  il  y  pensait,  plus  augmentait  sa  perplexité  :  en  ce  moment, 
son  valet,  serviteur  très  exact  vu  l'exigence  du  maître,  vint  frapper 
pour  l'avertir  qu'il  était  temps  de  s'habiller. 

XXIX. 

11  s'habilla  :  comme  tous  les  jeunes  gens,  il  soignait  habiluelle- 
ment  .sa  toilette  ;  mais  ce  malin-là  il  y  consacra  moins  de  temps  qu'à 
l'ordinaire;  il  eut  bientôt  abandonné  son  miroir;  ses  clicveiix  tom- 
baient négligemment  sur  son  front;  ses  vêtements  n'avaient  pas  le 
pli  accoutumé,  et  le  nœud  gordien  de  sa  cravate  était  hors  de  son 
axe  presque  de  l'épaisseur  d'un  cheveu. 
XXX. 

Etant  descendu  au  salon  ,  il  s'assit  tout  pensif  devant  une  tasse 
de  thé ,  ce  dont  il  ne  se  fût  peut-être  pas  aperçu  si  le  vase  n'avait 
été  brûlant ,  ce  qui  le  força  de  recourir  à  sa  cuiller  :  il  était  telle- 
ment distrait,  qu'il  ne  devait  point  paraître  dans  son  assiette  ordi- 
naire. Adeline  la  première  s'en  aperçut...  mais  elle  ne  put  deviner 
la  cause  de  son  trouble. 

XXXI. 

Elle  le  regarda,  remarqua  sa  pâleur,  et  elle-même  pâlit;  puis  elle 
baissa  tout-à-coup  les  yeux  et  murmura  quelques  mots  que  Ihistoire 
ne  m'a  pas  rapportés.  Lord  Henry  dit  que  sa  rôtie  était  mal  beurrée; 
la  duchcsst;  de  Kitz-Fulke  jouait  avec  son  voile  et  regardait  Juan 
sans  prononcer  une  parole  ;  Aurora  Uaby  ,  lixant  sur  lui  ses  grands 
yeux  noirs,  l'examinait  avec  une  surprise  calme. 

XXXIl. 

Mais,  voyant  qu'il  restait  froid  el  silencieux  et  que  tout  le  monde 
s'en  étonnait  plus  ou  moins,  la  belle  Adeline  lui  demamla  «  s'il  ne 
se  sentait  pas  bien.  »  Juan  tressaillit  et  répondit  ;  «  Si  fait...  non... 
peut-être...  oui.  »  Le  médecin  de  la  famille  était  un  fort  habile  pra- 
ticien, et  comme  il  se  trouvait  là  ,  il  voulut  lui  lAter  le  pouls,  mais 
Juan  s  écria  :  «  qu'il  se  portait  iiarfailement.  » 
XXXIIl. 

«  Parfaitement...  oui...  non  »...  Ces  réponses  étaient  peu  claires; 
mais,  quoiqu'elles  pussent  paraître  incohérentes,  son  aspect  était 
d'accord  avec  leur  apparente  contradiction  :  un  malaise  étrange  lui 
ôtail  sa  vivacité  habituelle  ;  quant  au  reste,  comme  il  semblait  peu 


disposé  h  parler  d<-  son  mal,  on  pouvait  croire  que  s'il  avait  besoin 
de  quelque  chose,  ce  n'était  pas  du  docteur. 

XXXIV. 

Lord  Henry,  ayant  expédié  son  chocolat  ainsi  que  les  rôties  dont 
il  .s'était  plaint,  remarqua  i|ue  Juan  n'avait  pas  son  air  animé  ;  ce 
dont  il  s'étonnait,  vu  nue  le  temps  n'était  pa.s  à  la  pluie.  Puis  il 
adres.sa  la  pande  à  la  duchesse,  il  lui  demanda  si  elle  avait  reçu 
depuis  peu  des  nouvelles  du  duc  Sa  Grftce  la  duchesse  répondit  que 
Sa  UrAcc  le  duc  avait  éprouvé  quelques  légères  attaques  de  goutte, 
cette  rouille  qui  s'attache  aux  gonds  de  l'aristocratie. 
XXXV. 

Alors  Henry,  se  tournant  vers  Juan ,  lui  adressa  quelques  mots  de 
condoléance.  «  A  vous  voir,  lui  dil-il,  on  croirait  (|ue  votre  som- 
meil a  été  troublé  jiar  le  .Moine  Noir.  —  Quel  moine?  »  demanda 
Juan  avec  un  elTorl  pour  prendre  un  air  calme  ou  indifférent  ;  mais 
il  ne  put  s'empêcher  de  devenir  encore  plus  pâle. 
XXXVI. 

0  Comment!  n'avez-vous  jamais  entendu  parler  du  Moine  Noir, 
le  spectre  de  ce  château  V  —  Jamais,  en  vérité.  —  Eh  bien  !  la  re- 
nommée... mais  vous  savez  qu'elle  ment  quelquefois,  raconte  une 
%ieille  histoire  quevous  apprendrez  plus  tard.  Suitqu'avec  le  temps  le 
fantôme  ait  jierdu  de  sa  liardiesse ,  soit  que  nos  aïeux  eussent  pour 
voir  de  tcds  objets  des  yeux  un  peu  meilleurs  que  les  nôtres,  les  vi- 
sites du  moine  ont  élé  plus  rares  depuis  quelque  temps. 
X.\.\VII. 

«  La  dernière  eut  lieu...  —  Je  vous  prie,  interrompit  Adeline  (qui, 
les  yeux  (ixés  sur  don  Juan  ,  observait  le  changement  de  ses  traits, 
et  conjecturait  déjà  ([u'enlre  son  trouble  et  la  légende,  il  existait  un 
secret  rapport)...  je  vous  prie,  si  votre  intention  est  de  plaisanter, 
veuillez  choisir,  pour  le  moment,  quelque  autre  sujet;  car  l'histoire 
en  question  a  été  souvent  contée,  et  n'a  pas  gagné  beaucoup  en 
vieillissant. 

XXXVlll. 

—  Plaisanter!  s'écria  lord  Henry;  mais  vous  savei  bien,  Ade- 
line, que  nous-mêmes...  c'était  dans  noire  lune  de  miel...  nous 
avons  vu...  —  N'importe  !  il  y  a  de  cela  si  longtemps!  Mais  tenez, 
voici  votre  histoire  en  musique.  «  Alors,  gracieuse  comme  Uiane 
(|uand  elle  tend  son  arc,  elle  prit  ^  harpe,  dont  les  cordes  à  peine 
touciiées  résonnèrent  harmonieusement,  et  d'un  ton  plaintif,  elle  se 
mil  à  jouer  l'air  :  «  11  était  un  moine  gris.  » 
XXXIX. 

«  Ah  !  veuillez  y  joindre,  dit  Henry,  les  paroles  que  vous  avez 
corajjosées  ;  car  Adeline  est  à  moitié  poète,  »  ajoula-t-il  avec  un 
sourire,  en  se  tournant  vers  le  reste  de  la  société.  Comme  de  rai- 
son, chacun  s'empressa  d'exprimer  poliment  le  désir  de  voir  dé- 
[iloyer  trois  talents  à  la  fois  ;  car  il  n'y  en  avait  pas  moins  ;  la  voix, 
les  paroles  et  l'instrument,  el  pareille  réunion  ne  pouvait  se  trou- 
ver dans  une  sotte. 

XL. 

Après  quchjues  inslauls  d'une  charmanle  liésitation.  autre  magie 
de  ces  magiciennes  qui,  je  ne  saurais  vous  dire  pourquoi,  semblent 
obligées  à  cette  petite  feinte,  la  belle  Adeline  baissa  d'abord  les 
yeux;  puis,  s'animant  loul-à-cou[) ,  maria  sa  douce  voix  aux  sons 
de  sa  harpe,  el  mil  dans  son  chant  beaucoup  de  simplicité,  mérite 
qui,  i>our  être  peu  prôné,  n'en  est  pas  moins  précieux. 
i. 

«  Gardez-vous  du  Moine  Noir  qui,  s'asseyanl  sur  la  pierre  de  l'ab- 
baye normande,  murmure  ses  prières  aux  brises  de  minuit  et  dit 
les  messes  des  jours  qui  ne  sont  plus.  Quand  le  lord  des  monta- 
gnes,  Amundeville,  lit  sa  proie  de  l'église  normande  et  eu  chassa 
les  moines,  un  seul  frère  refusa  toujours  de  partir. 
2. 

«  Ue  par  la  volonté  du  roi  Henri,  il  vient  avec  toutes  ses  forces 
faire  des  biens  de  l'église  sa  propriété  laïque  ;  armé  du  glaive  et  de 
la  torche,  il  renversera  les  murs  si  quelqu'un  lui  résiste.  Un  moine 
resle  ;  rien  ne  peut  le  chasser  ou  l'enchainer  ;  car  ses  membres  ne 
semblent  \>ns  faits  d'argile.  On  le  voit  sous  le  porche ,  on  le  voit 
dans  l'église  ;  mais  ce  n'est  que  la  nuit  qu'il  se  montre. 

3. 

B  Vient-il  pour  le  bien,  vient-il  pour  le  mal?  Je  ne  saurais  le  dire; 
mais,  nuit  el  jour,  il  habite  le  manoir  dAuiundeville.  Quand  les 
lords  se  marient,  il  se  glisse,  dit-on  ,  le  soir  près  du  lit  nuplial  :  et 
l'on  tient  pour  certain  qu'il  se  présente  aussi  h  leur  lit  de  mort , 
mais  non  pour  pleurer. 

4. 

«  Quand  naît  un  héritier,  on  l'entend  gémir;  et  l.irsipi'un  malheur 
menace  celte  ancienne  lignée,  à  la  pâle  clarté  de  la  lune  on  le  voit 
errer  de  salle  en  salle.  On  voit  sa  taille  et  non  ses  traits  toujours 
abrités  par  son  capuchon  ;  mais  ses  yeux  brillent  entre  les  plis,  el 
ce  sont  les  yeux  d'un  spectre. 

«  Gardez-vous  du  Moine  Noir,  il  est  toujours  le  maître  ici  ;  car  il 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


269 


est  riiéi'itier  de  l'église,  quel  que  soit  le  possesseur  laïque.  Le  jour, 
Amuiuleville  est  le  seigneur,  mais  le  moine  a  son  tour  la  nuit  ;  ni 
vin  ni  banquet  ne  sauraient  exciter  un  vassal  à  inéconnaîtie  les 
droits  du  moine. 

6. 

«  Ne  lui  parlez  pas  quand  il  se  pronn'Mie  à  grands  pas  dans  la  salle, 
et  il  ne  vous  dira  rien  non  plus;  il  glisse  lentement  dans  son  man- 
teau comme  la  rosée  sur  le  gazon.  Merci  du  ciel!  Dieu  soit  en  aide 
au  Moine  Noir;  propice  ou  funeste,  quelle  que  soit  sa  prière,  prions 
pour  le  repos  de  son  âme.  » 

XLl. 

Adeline  se  tut  et  les  cordes  frémissantes  s'arrêtèrent  sous  les 
doigts  qui  les  animaient.  Il  se  fit  alors  ce  silence  que  garde  un  mo- 
ment l'auditoire  quand  le  chant  a  cessé  ;  puis,  comme  la  politesse 
l'ordonne,  tout  le  cercle  admire  et  applaudit  le  chant,  le  goût,  l'ac- 
compagnement, au  grand  embarras  de  la  timide  exécutante. 

XLII. 

La  belle  Adeline  ne  paraissait  pas  attacher  le  moindre  prix  à  ce 
talent  ;  elle  semblait  ne  le  considérer  que  comme  le  passe-temps 
d'un  jour  inoccupé,  et  ne  le  cultiver  par  instants  que  pour  son 
propre  plaisir.  Toutefois,  de  temps  en  temps,  sans  afficher  la 
moindre  prétention,  ce  qui  n'en  excluait  pas  une  certaine  dose,  elle 
daignait,  avec  un  orgueilleux  sourire,  condescendre  h  montrer  ce 
qu'elle  eût  pu  faire  si  à  ses  yeux  la  chose  en  avait  valu  la  peine. 

XLIII. 

Or,  ceci  (je  vous  le  dis  tout  bas)  c'était...  pardonnez-moi  cette 
comparaison  pédantesque...  c'était  fouler  aux  pieds  l'orgueil  de 
Platon,  avec  un  orgueil  plus  grand  encore,  comme  fit  le  Cynique  en 
pareille  occasion,  croyant  mortifier  beaucoup  le  sage  et  soulever  sa 
colère  philosophique  pour  un  tapis  gâté  ;  mais  l'abeille  attiqne 
trouva  dans  sa  répartie  une  consolation  suffisante. 

XLIV. 

Ainsi,  en  faisant  avec  aisance  et  quand  il  lui  plaisait  ce  que  les 
dilettanti  font  avec  beaucoup  d'étalage,  Adeline  éclipsait  leur  de- 
mi-profession ;  car  le  talent  musical  devient  tel  quand  on  en  fait 
trop  souvent  parade,  et  c'est  ce  dont  conviendront  tous  ceux  qui 
ont  entendu  miss  ceci  ou  miss  cela,  ou  lady  une  telle  donner  une 
représentation  pour  plaire  à  la  compagnie  ou  à  leur  mère. 

XLV. 

Oh  I  les  longues  soirées  de  duos  et  de  trios  I  admirations  et  spé- 
culations I  les  mamma  mia  et  les  amoi'  mio,  les  tanti  pa/piti,  les 
lascia  mi  et  les  roucoulants  addio'.h.  quoi  noire  nation,  la  plus 
musicale  de  toutes,  joint  pour  chai'mer  l'oreille  les  tu  mi  chamas 
du  Portugal,  de  peur  que  l'Italie  ne  lui  fasse  défaut. 
XLVI. 

Les  airs  de  bravoure  italiens...  comme  aussi  les  simples  ballades 
nationales  de  la  vaste  Erin  et  des  grisâtres  montagnes  d'Ecosse,  ces 
chants  qui  évoquent  le  Lochaber  aux  regards  du  voyageur  errant 
.au  loin  sur  les  continents  ou  les  îles  de  l'Atlantique,  ces  calentures 
musicales  qui  font  rêver  au  montagnard  la  patrie  qu'il  ne  reverra 
plus  que  dans  de  pareilles  visions...  tels  étaient  les  morceaux  dans 
lesquels  Adeline  excellait. 

XLVII. 

Elle  avait  aussi  une  légère  teinte  de  bleu ,  savait  faire  des  vers  et 
en  composait  plus  qu'elle  n'en  écrivait  ;  elle  faisait  aussi  dans  l'oc- 
casion des  épigrammes  contre  ses  amis,  comme  c'est  un  devoir  pour 
chacun.  Toutefois,  elle  était  loin  de  cette  teinte  d'azur  foncé,  deve- 
nue la  couleur  il  la  mode  ;  elle  avait  la  faiblesse  de  trouver  que  Pope 
était  un  grand  poète  et  qui,  pis  est,  n'avait  pas  honte  de  le  dire. 
XLVIII. 

Aurora,  puisque  nous  en  sommes  sur  le  goût,  ce  thermomètre 

d'après  lequel  on  classe  aujourd'hui  tous  les  individus Aurora, 

si  je  ne  me  trompe,  était  plus  shakespearienne.  Elle  vivait  davan- 
tage dans  les  mondes  situés  par-delà  les  inextricables  solitudes  de 
celui-ci  ;  car  il  y  avait  en  elle  une  sensibilité  capable  d'embras- 
ser des  pensées  illimitées ,  profondes  comme  l'espace  et  silencieu- 
ses comme  lui. 

XLIX. 

Il  n'en  était  pas  ainsi  de  Sa  Grâce,  pleine  de  grâce  mais  peu  en 
état  de  grâce,  la  duchesse  de  Fitz-Fulke,  cette  Hébé  déjà  mûre,  dimt 
l'esprit ,  en  supposant  qu'elle  en  eût ,  était  tout  entier  sur  son  vi- 
sage ;  et  c'est  là  l'esprit  le  plus  fascinateur  qu'il  y  ait  au  monde. 
On  pouvait  y  discerner  aussi  un  léger  penchant  à  la  méchanceté... 
Mais  bagatelle!  peu  de  femmes  sont  créées  sans  quelque  aimable 
levain  de  ce  genre:  il  ne  faut  pas  qu'ici-bas  l'on  se  croie  dans  le  ciel. 
L. 

Je  n'ai  pas  entendu  dire  qu'elle  fût  plus  ou  moins  poétique  ;  ce- 
pendant elle  a  été  vue  lisant  le  «  Guide  de  Bath  »  et  les  «  Triom- 
phes d'Hayley.  »  Or,  ce  dernier  ouvrage  lui  parut  réellement  pathé- 
tique; car,  disait-elle,  son  caractère  avait  été  tant  de  fois  mis  à 
l'épreuve  ,  que  le  barde  avait  prophétisé  toutes  les  traverses  de  sa 
vie depuis  son  mariage.  Mais  de  tous  les  vers,  ceux  qui  étaient 


le  plus   assurés  de  son  approbation  ,  c'étaient  les  sonnets  et   les 
bouts-rimés  adressés  à  sa  personne. 

LI. 

H  serait  difficile  d'indiquer  le  but  auquel  visait  Adeline  en  chan- 
tant cette  ballade,  comme  pour  indiquer  la  cause  qu'elle-même  attri- 
buait à  l'émotion  nerveuse  de  Juan.  Peut-être  ne  se  proposait-elle 
que  de  dissiper,  en  riant,  sa  terreur  supposée;  peut-être  voulait- 
elle  l'augmenter  encore.  Dans  quelle  intention?  je  ne  saurais  le 
dire...  du  moins  pour  la  minute. 

LU. 

Dans  tous  les  cas,  cet  expédient  eut  pour  effet  de  rendre  à  don 
Juan  la  pleine  possession  de  lui-même ,  condition  essentielle  aux 
élus  qui  veulent  se  maintenir  au  diapason  de  leur  cercle ,  article 
sur  lequel  on  ne  saurait  être  trop  circonspect.  Que  ce  soit  le  persif- 
flage  ou  la  piété  qui  donne  le  ton,  sachez  vous  affubler  du  manteau 
d'hypocrisie  le  plus  à  la  mode  ,  sous  peine  d'encourir  le  mortel  dé- 
plaisir de  la  gynocratie. 

LUI. 

Juan  commença  donc  à  se  remettre';  et.  sans  plus  d'explication, 
il  se  mit  à  lancer  sur  ce  sujet  mainte  facétie.  Sa  Grâce  saisit  aussi 
cette  occasion  ,  pour  hasarder  quelques  saillies  du  même  genre- 
mais  elle  exprima  en  même  temps  le  désir  d'entendre  un  récit  plus 
détaillé  des  singulières  façons  d'agir  de  ce  moine  mystérieux  ,  et  de 
ses  faits  et  gestes  à  l'occasion  des  mariages  et  des  morts  de  la  fa- 
mille actuelle. 

LIV. 

A  cet  égard,  on  ne  pouvait  guère  lui  en  apprendre  plus  qu'il 
n'en  a  été  dit  ci-dessus;  le  tout  passa,  selon  l'usage,  auprès  de 
quelques-uns  comme  pure  superstition,  pendant  que  d'autres,  à  qui 
les  revenants  inspiraient  plus  d'effroi,  admettaient  presque  l'étrange 
tradition.  Beaucoup  de  choses  furent  dites  pour  et  contre  ;  mais 
Juan  ,  toutes  les  fois  i(u'on  l'interrogeait  sur  la  vision  à  laquelle  on 
attribuait  son  trouble  (bien  qu'il  n'en  fût  pas  convenu),  Juan  répon- 
dait de  manière  à  dérouter  toutes  les  conjectures. 

LV. 
Cependant ,  il  était  une  heure  de  l'après-midi ,  et  la  compagnie 
songeait  à  se  séparer  :  les  uns  allaient  se  livrer  à  divers  passe- 
temps ,  d'autres  n'allaient  rien  faire;  ceux-ci  s'étonnaient  qu'il  fût 
encore  si  tôt,  ceux-là  qu'il  fût  déjà  si  tard.  Ajoutez  qu'une  magni- 
fique course  devait  avoir  lieu  ,  sur  les  terres  de  mylord  ,  entre  quel- 
ques lévriers  et  un  jeune  cheval  de  noble  race  dressé  à  franchir  la 
barrière.  Plusieurs  des  invités  allèrent  y  assister. 

LVI. 

En  outre,  un  marchand  de  tableaux  avait  apporté  un  beau  Titien, 
garanti  original ,  tellement  précieux  que  son  possesseur  ne  voulait 
le  vendre  à  aucun  prix  ,  quoiqu'il  fût  convoité  par  tous  les  souve- 
rains de  l'Europe.  Le  roi  lui-même  l'avait  marchandé;  mais  la  liste 
civile,  qu'il  daigne  accepter  gracieusement  pour  obliger  ses  sujets, 
lui  avait  paru  insuffisante  pour  cet  achat,  dans  ce  temps  où  l'impôt 
est  si  léger. 

LVII. 

Mais  lord  Henry  étant  un  connaisseur...  l'ami  des  artistes,  sinon 
des  arts,  le  marchand,  guidé  par  les  motifs  les  plus  classiques  elles 
plus  purs  (à  tel  point  que  si  ses  besoins  eussent  été  moins  pressants, 
il  eût  fait  cadeau  de  son  tableau  à  mylord,  tant  il  se  tenait  honoré 
de  son  patronage);  le  marchand,  dis-je,  avait  apporté  le  capo  d'o- 
pera ,  non  pour  le  vendre,  mais  pour  le  soumettre  au  jugement 
d'un  Mécène...  connu  pour  infaillible. 

LVIII. 

Il  y  avait  de  plus  un  moderne  Goth,  j'entends  un  de  ces  gothiques 
maçon.î  de  Babel  qu'on  nomme  architecte,  venu  pour  visiter  ces  mu- 
railles grisâtres  qui ,  malgré  leur  épaisseur,  pouvaient  avoir  besoin 
de  quelques  réparations.  Après  avoir  fouillé  dans  tous  les  sens,  cet 
homme  présenta  un  plan  pour  ériger  de  nouveaux  bâtiments  dans 
le  style  le  plus  correct ,  en  jetant  bas  le  vieil  édifice  ,  ce  qu'il  appe- 
lait une  restauration. 

LIX. 

Cela  ne  coûterait  qu'une  bagatelle  (vieille  chanson  qui  a  pour  re- 
frain quelques  milliers  de  guinées  ,  si  l'on  fredonne  longtemps  le 
même  air);  on  serait  dédommagé  des  frais  par  la  possession  d'un 
édifice  non  moins  sublime  que  durable,  qui  manifesterait  glorieuse- 
ment le  bon  goût  de  lord  Henry  ,  et  ferait  briller  d'âge  en  âge  les 
hardiesses  du  style  gothique  exécutées  avec  l'argent  anglais. 

LX. 

Il  y  avait  encore  au  château  deux  hommes  de  loi ,  occupés  d'un 
emprunt  sur  hypothèque  que  lord  Henry  voulait  contracter  pour 
faire  quelque  nouvelle  acquisition.  Ils  devaient  aussi  préparer  les 
pièces  de  deux  procès,  l'un  pour  des  redevances  seigneuriales,  l'au 
tre  relatif  aux  dîmes,  véritables  brandons  de  discorde,  qui  enflam- 
ment la  religion  au  point  de  lui  faire  jeter  son  gage  de  bataille.  Il  y 
avait  un  bœuf,  un  porcetun  laboureur,  concurrents  pour  les  prix 
agricoles  établis  par  lord  Henry  dans  sa  ferme  Sabine. 


ni 


I.KS  VKILLF;RS  LITTËRAIRRS  ILLUSTIIÉES. 


I.XI. 

Il  j  nv.iii  (Ir-iix  liriicomiicis  pils  ilnnii  Un  pi^pp  îi  loup  cl  lirslini^s 
à  passer  Inir  ciitniile-oi'iirc  pri  prismi.  Il  \  .-iMiil  une  jeune  pav- 
saiinc  en  pi.'lil  buiiiiel  el  un  inuiileau  éraiiaie  (je  ii'uii  puis  soulTiir 
la  \w'  I  ai  ce  i|iic...  parce  que,  dans  ma  jciinesMe.  j  ai  eu  lo  niallieiir 
(Ifi...  Mais  lieiireiisenienl  (pic,  depuis  ce  li'uinslii,  j'ai  eu  rareuienl 
des  iiiili-uuiilés  ù  jia^cr  à  la  paroisse  ;.  Ih'lasl  ce,  maiileau  érarlale  , 
eiitr'iHiverl  par  une  uiuiii  inijiilo^ablc,  présonle  le  prublùuiu  d'un 
Olrc  doulde. 

IXII. 

Un  di'"vidoir  dans  une  boiileilln  nll're  un  nivsh'^re  :  on  se  deiuando 
coiniiient  il  est  entre  el  eninment  il  sortira:  c'est  pourrpioi  jnlinn- 
doniie  col  i^chanlillon  d'iiislnire  natiiielle  à  eeii\  iproeeiipe  la  solu- 
tion des  problèmes.  Je  conslalerai  Feulement  i|iie  lord  llenrv  étnil 
jiiffe  de  p.ii\,  et  ,pie,  sous  mandat  (rainener ,  le  constable  Seoul  f\) 
avait  saisi  la  déliiiiiiinnle  pour  délit  de  hrnconiiaKc  sur  les  domaine!) 
de  la  iiaïuic 

lAIlI. 

Dr.  les  juges  de;  paix  sonta|ipelcR  ;i  connaitie  des  méfails  de  tout 
genre  ,  et  h  paranlir  le  (.'ibier  et  la  inoialiié  du  pays  contre  les  ca- 
prices d;  ceiix  ipii  n'ont  pas  le  permis  nécessaire;  et  ces  deux 
articles,  après  les  dinics  el  les  bnu.\  ,  sont  peiit-i^lie  ceux  (|ui  don- 
neni  le  plus  d'embarras  :  conserver  in lacies  les  perdrix  eties jolies 
lilies  est  une  liclie  (|iii  intrigue  le  tribunal  le  plus  consciencieux. 

I.XIV. 

I.a  délinipianle  en  ijuestion  était  exirômemcnt  pftic,  p;\Ic  comme 
si  elle  eût  mis  du  blanc;  car  ses  joues  étaient  naturellement  ron- 
ges, ainsi  que  les  grandes  dames  les  ont  blanches,  du  moins  au 
sortir  du  lit,  l'eut-i^tre  clail-cile  liontcuse  de  sa  fdiblesse  ,  la  pauvre 
enfant!  car  iiéeel  élevée  au  village  ,  dans  son  immoralité,  elle  ne 
savait  que  pAlir...  la  rougeur  est  faite  pour  les  gens  de  qualité. 

LXV, 

Dans  un  coin  de  son  rril  noir  brillant,  timidement  baissé  el  pour- 
tant espièiile,  s'était  arrêtée  une  larme,  ipie  la  pauvre  lille  de  temps 
à  autre  l;\i-hait  d'essu.yer,  car  ce  n'était  pas  une  i)leuieuse  senii- 
nicnlale,  faisant  parade  du  sa  sensibilité,  lillc  n'avait  pus  non  plus 
celle  insolence  qui  répond  au  mépris  par  le  luépris;  mais  debout  et 
toute  tremblante  ,  dans  sa  patiente  douleur  ,  elle  attendait  qu'on 
l'interrogeât. 

LXVI. 

Naturellement,  ces  divers  groujies  étaient  répartis  en  divers  en- 
dioils  du  cliAlean  et  ù  distance  du  salon  des  dames:  les  hommes  de 
loi  dans  le  cabincl  ;  le  porc,  le  laboureur,  les  braconniers,  en  plein 
air;  les  f;eiis  venus  de  la  ville,  à  savoir  l'arcliitecle  et  le  inarcliand, 
chacun  à  .son  poste,  aussi  alTairés  qu'un  général  qui,  retiré  dans  sa 
tente,  y  rédige  ses  dépêches;  et  là,  ils  se  livraient  avec  orgueil  à 
leurs  brillantes  spéculations, 

L.WII, 

Mais  la  pauvre  fille  était  reléguée  dans  la  grande  salle,  pendant 
que  Scout,  le  gardien  des  fragilités  de  la  paroisse,  discutait  les  mé- 
rites d  un  pot  de  double  aie  très  morale  ;il  avait  en  horreur  ce  qu'on 
appi  111'  la  petile  bière),  lîlle  atleiidail  (piiï  monsieur  le  juge,  rap- 
pelant sa  bienveillante  attention  sur  sa  vraie  juriiliclion  ,  désignai , 
point  embarrassant  pour  la  plupart  des  fdles,  le  père  d'un  enfant. 

LXVlll. 

Vous  voyez  que,  sans  compter  ses  chiens  cl  ses  chevaux,  lord 
Henry  ne  manquait  pas  d'occupation.  On  était  aussi  fort  alTairé 
dans  les  cuisine-  pour  la  préparution  d'un  grand  repas  à  deux  ser- 
vices; car,  en  raison  de  leur  rang  el  de  leur  position,  les  hommes 
ipii  possèdent  dans  les  rouîtes  de  grandes  i'ortuiics  territoriales , 
(luoiqu  ils  ne  tiennent  pas  précisément  ce  qu'on  ap|iellc  table  ou- 
verte, ont  néanmoins  des  jours  ilc  gala  pour  tout  le  monde. 

I.XIX. 
Une  fois  par  semaine  ou  tous  les  quinze  jours,  sans  invitation 
(c'est  ce  que  signine  une  invitation  générale),  tousles  gentilshom- 
mes campagnards,  squires  ou  chevaliers,  peuvent  se  présenter  sans 
carte,  premlre  place  au  large  banquet,  se  délecl  r  dans  ce  qu'il  y 
a  de  plus  fashionable  en  vins  el  en  conversations,  el  (cest  là  en  ef- 
fet l'i  ihuie  qui  forme  cette  grande  jonction  )  s'entretenir  de  la  der- 
nière élection  el  surtimt  de  la  in'ochaine. 

LXX. 
Lord  Henry  était  un  grand  faiseur  d'élections  .  minant  les  bourgs 
pourris,  conùne  tcrail  un  rat  ou  un  lapin;  m. lis  les  candidatures 
des  comtés  lui  coulaient  un  jieu  plus  cher,  parce  que  son  voisin  le 
comlc  écossais  de  Ciifigabbit  exerçait,  dans  la  même  sphère  que. 
lui ,  une  influence  anglaise ,  el  que  son  fils ,  l'honorable  Uicbard 
Diee<lrabbil ,  repiéseniail  au  parlement  l'inlérét  opposé  (c'esl-à- 
dire  le  même  intérêt  égo'isic,  ilitTéremment  dirige). 

I.XXI. 

(".'est  pourquoi,  dans  son  comté  ,  lord  Henry  se  montrait  poli  , 

(l)  Seoul,  furet. 


circnnsueel  et  tout  h  tous.  Aux  un»  il  distribuait  des  civilités,  aux 
autres  ne*  «ervleet,  k  tous  <\e*  promesses...  et  la  somme  de  ces  der- 
nières eoinnienrail  li  monter  assez  linul,  leur  accumulation  ii'él.int 
jioint  entrée  d.ms  se»  calculs:  mais  tenant  les  unes,  «iolani  les  au- 
tres, sa  parole  au  total  valait  celle  d'un  a.itre. 

LXXII. 
«  Ami  de  la  liberté  el  des  francs  tenanciers.,,  également  ami  du 
gouvernement —  il  se  flallait  de  tenir  le  just-  milieu  entre  l'ninnur 

des  places  el  le  patriotisme bien  qu'il  occupât,  malgré  lui.  pour 

.se  conformer  au  bon  plaisir  de  son  souverain  fel  en  dépit  de  son 
incapacité ,  ajoutait- il  modestement  pour  répondre  aux  railleri<« 
des  ilémocratcsi;  bien  qu'il  occiijiit ,  dis-je ,  quidques  sinécures, 
qu'il  ei1t  voulu  voir  abolir,  si  leur  destruction  ne  devait  pas  entraî- 
ner celle  de  toutes  les  luis. 

Lx.xm. 

•'  Il  était  «  libre  d'.nvotcr  »...  fd'dù  vient  celle  locution?  Rsl-elle 
angl.iise?  Non,  elle  n'est  que  parlementaire);  il  avouait,  disons- 
nous,  que  de  nos  jours  l'espiii  d  innuvaliun  a  fait  iilus  de  progrès 
que  dans  le  siècle  dernier.  Il  ne  consentirait  jamais  a  poursuivre  la 
gloire  par  une  route  factieuse,  bien  qu'il  fût  prêt  à  tout  .sacrifier  au 
bien  public  ;  quant  à  ses  em|diiis.  tout  ce  qu  il  pouvait  dire,  c'est 
que  la  fatigue  en  était  plus  grande  que  les  profils. 

I.XXIV 

«  Le  ciel  cl  ses  amis  savaient  que  le  bonheur  de  la  vie  privée 
avait  toujours  été  l'unique  but  de  son  ambition  ;  mais  p<'Uvait-il 
abandonner  son  mi  dans  ces  temps  de  discordes  qui  menaçaient  le 
pays  d'une  ruine  complète,  alors  qu<-  le  sanglant  couteau  de  la  dé- 
magogie s'apprélail  ù  trancher  de  part  en  part  i  infernale  bouche- 
rie) le  nœud  gordien  ou  géorgien,  qui  lie  ensemble  les  coaioiunes, 
les  lords  et  le  roi. 

LXXY. 

"  I)ùl-on.  pour  llii  enlever  son  poste  dans  la  liste  cHHIc,  descen- 
dre dans  la  civique  arène  et  la  lui  disputer  avec  le  dernier  achar- 
nement ,  il  était  résidu  de  le  garder  à  moins  d'être  dûment  démis- 
sionné ou  renvoyé  ;  quant  aux  profils,  il  y  tenait  fort  peu  et  laissait 
à  d'autres  le  soin  de  les  recueillir.  Mais,  si  jamais  venait  le  jour  où 
il  n'y  aurait  plus  d'emplois,  le  pays  seul  aurait  h  le  regretter  ;  com- 
ment, en  efl'et,  nourrait-il  marcher  ?  L'explique  qui  pourra!  l'our 
lui,  il  était  fier  au  nom  d'Anglais. 

LXXVI. 

«  Il  était  indépendant,  lui,  licaiicoiip  plus  que  ceux  qui  ne  sont  pas 
payés  pour  l'èlre,  de  même  que,  dans  le  n  étier  de  la  guerre  et  du  II- 
Lcrtinage,  les  sininles  soldats  et  les  prêiressrs  de  la  Vénus  vulgaire 
ont  une  supériorité  marquée  sur  les  personnes  qui  n'en  font  pas  leur 
étal...  »  Ainsi  devant  la  foule  ,  les  nommes  jioliliques  aiment  à  .se 
donner  de  I  importance,  comme  des  laquais  devant  un  mendiant. 
LXX  VU. 

Tout  cela  (.sauf  la  derniftre  stance),  Henry  le  proclamait  et  le  pen- 
.sait.  .le  n'en  dirai  pa.s davantage. ..j'en  ai  trop  dit;  car  il  n'est  pas  un  de 
nous  qui  n'ait  entendu  ou  lu.  sur  les  hustings  nu  hors  des  hustings, 
le  cœur  libéral  ou  la  tète  indépendante  du  candidat  officiel  s'épan- 
cher en  idées  à  peu  près  semblables.  Je  ne  toucherai  plus  à  ce  su- 
jet... la  cloche  du  dîner  a  sonné  ;  le  bénédicité  est  dit  :  j'aurais  dû 
le  chanter. 

I.XXVIII. 

Maïs  je  suis  arrivé  trop  lard  et  j'en  dois  mes  excuses.  C'élail  un 
grand  banqnel,  tel  que  ceux  dont  Albion  se  glorifiait  jadis...  comme 
si  l'ange  (run  glouton  était  un  spnclacle  bien  magnifique  .'i  voir. 
Mais  c'était  un  festin  public,  une  réception  générale:  grande  foule, 
grand  ennui,  des  convives  échauffés  el  des  plats  refroidis;  mainte 
profusion  ,  force  cérémonie,  peu  de  gaité  :  personne  qui  ne  fût  hors 
de  sa  sphère. 

LXXIX. 

Les  squires  se  montraient  familièrement  cérémonieux,  les  lords 
et  les  ladies  orgueilleusement  affables:  les  domestiques  eux-mêmes 
étaient  embarrassés  en  présentant  les  .assiettes...  et  semblaient 
craindre  de  compromettre  leur  dignité  en  quittant  leur  imposanti' 
slalion  près  du  biilTel.  Toutefois,  comme  leurs  maîtres,  ils  ii  avaient 
garde  de  mécontenter  personne  ;  car  la  moindre  impolitesse  pouvait 
coûter  au  maître  el  au  valet...  leur  place. 

LXXX. 

Il  y  avait  là  un  certain  nombre  d'intrépides  chasseurs  et  d'habiles 
cavaliers,  dont  les  chiens  n'étaient  jamais  en  défaut,  dont  les  lé- 
vriers ne  mangeaient  jamais  le  gibier.  Il  y  avait  aussi  des  tireurs 
de  première  force,  de  vrais  scpleuibriseuis,  les  premiers  hors  du 
lit,  les  derniers  à  la  poursuite  de  la  pauvre  perdrix  abritée  sons  le 
chaume  du  sillon.  Il  y  avait  du  corpulents  ecclésiastiques,  leveurs 
de  dimes.  I''.iseurs  de  bons  mariages^  el  chaulant  moins  de  psaumes 
•ue  de  jovcux  refrains. 

LXXXI. 

Il  y  avait  encore  plusieurs  farceurs  de  campagne;  puis,  hélas! 
quelques  exilés  de  la  ville,  réduits  à  regarder  le  g.izon  au  lieu  de 
]iavés.  elàse  lever  h  neuf  heures  du  matin  au  lieu  de  onze.  U  mal- 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


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lipiii'l  c'est  ce  jour  même  qu'il  m'arriva  de  me  trouver  ;issis  à  cùlé 
(le  cet  assnnimànt  fils  ilu  ciel,  de  ce  puissant  pi'édicaleui'.  Peter  Pith, 
le  Ijel  esprit  le  plus  bruyant  qui  m'ait  jamais  rendu  sourd. 

LXXXII. 

Je  l'avais  connu  à  Londres,  dans  ses  beaux  jours,  brillant  dîiieur 
bien  que  simple,  desservant;  il  n'essayait  pas  un  bon  mot  qui  ne 
fût  applaudi;  mais  bientôt  (ô  Providence,  merveilleuses  sont  tes 
voies!  Qui  pourrait  l'accuser  de  parcimonie  dans  tes  dons?)  un 
avancement  rapide  et  sûr  lui  donna,  pour  exorciser  le  diable  qui 
plane  sur  Lincoln,  un  gras  et  marécageux  vicariat,  le  dispensant 
<le  tout  souci  pour  l'avenir. 

LXXXIIL 

Ses  quolibets  élaienl  des  sermons  et  ses  sermons  des  quolibels  ; 
mais  les  uns  et  les  autres  se  perdaient  dans  les  marais  ,  car  l'esprit 
n'a  pas  grande  prise  sur  des  gens  fiévreux.  Des  oreilles  avides  et 
des  plumes  sténograplnques  ne  recueillaient  plus  le  joyeux  bon 
mot  on  l'beuieux  persifflage  ;  le  pauvre  prêtre  se  vit  réduit  au  sens 
commun  ou  à  de  longs,  L;rossiers  et  bruyants  efforts  pour  arracher 
un  gros  rire  à  lépais  vulgaire. 

LXXXIV. 

11  y  a  une  différence,  dit  la  chanson,  entre  une  mendiante  et  une 
reine,  ou  philijt  il  y  avait  (car  de  mémoire  d'homme,  nous  avons 
vu  que  la  plusmaliraitée  desdeux  n'étaitpas  1 1  mendiante...  mais  ne 
parlons  pas  des  affaires  d'Etal)  ;  il  y  a  une  différence  entre  un  évo- 
que et  un  d'iyen,  entre  la  faience  et  la  vaisselle  plate,  entre  le  bœuf 
anglais  et  le  brouet  Spartiate...  bien  que  Wui  et  l'autre  aient  nuuiri 
des  héros-, 

LXXXV. 

Mais  de  toutes  les  différences,  la  plus  grande  se  trouve  entre  la 
campagne  et  la  ville.  Celle  dernière  mérite  de  toul  point  la  préfé- 
rence des  gens  qui  ont  peu  de  ressources  en  eux-mêmes,  et  ne 
pensent,  n'agissent,  ne  sentent  qu'en  rapport  avec  quelque  petit  plan 
d'intérêt  ou  d'ambilion,  apanage  commun  de  tous  les  rangs. 

Lxxxvr. 

Jlais  en  avant!  les  volages  amours  languissent  dans  les  longs  fes- 
tins et  parmi  de  trop  nombreux  convives.  Cependant  un  léger  repas 
en  commun  fait  qu'on  s'aime  plus  encore  ;  car,  nous  le  savons  de- 
puis notre  sixième,  Bacchus  et  Cérès  sont  de  longue  date  amis  de 
la  vivifiante  Vénus,  qui  leur  doit  le  champagne  et  les  truffes  :  la  tem- 
pérance la  charme,  mais  un  long  jeûne  lui  fait  peur. 

Lxxxvn. 

Tristement  se  passa  le  grand  dîner  du  jour,  et  Juan  prit  place, 
.  sans  savoir  où,  distrait  et  confus  au  milieu  de  la  confusion  et  comme 
cloué  sur  sa  chaise.  Couteaux  et  fourchettes  tinlaient  aulour  de  lui 
comme  dans  une  mêlée;  et  il  restait  étranger  à  tout  ce  qui  se  pas- 
sait, lorsqu'un  convive  exprima  en  grognant  le  désir,  déjà  deux 
fois  inenlendu,  d'avoir  un  peu  de  poisson. 

LXXXVIIl. 
A  la  troisième  publication  de  ce  ban.  J'ian  tressaillit,  cl,  remar- 
quant sur  tous  les  v^isagesun  sourire  qui  aboulissail  en  grimace,  il 
rougit  et  pAlit  tour-'à-tour.  S'empressant  de  découper  (car  il  n'y  a 
rien  qui  mortifie  plus  un  homme  d'esprit  que  le  rire  d'un  sol),  il  fit 
au  poi.sson  une  large  enlaille;  et  .sa  précipitation  était  telle  qu  avant 
de  pouvoir  s'en  rendre  maître  ,  il  avait  comblé  les  vœux  de  son 
voisin  en  lui  servant  la  moilié  d'un  turbot. 

LXXXIX. 

La  tnéprise  n'avait  rien  de  fâcheux,  le  pélilionnaire  étant  un 
amateur  ;  mais  les  autres,  à  qui  il  restait  à  peine  un  tiers  du  pois- 
son, montrèrent  beaucoup  de  mauvaise  humeur,  et  certes  il  y  avait 
de  quoi.  Ils  se  demandèrent  comment  lord  Henry  pouvait  souffrir 
h  sa  table  un  jeune  homme  aussi  absurde;  et  ceci 'joint  à  son  igno- 
rance du  t.iux  de  la  baisse  des  avoines  au  dernier  marché,  coula 
trois  voles  à  son  bûle. 

XC. 

Ils  ignoraient,  sans  quoi  ils  eussent  éprouvé  pour  lui  quelque 
compassion,  que  la  nuit  dernièie  il  avait  vu  un  esiirit:  prologue  peu 
en  harmonie  avec  cette  vulgaire  compagnie  enfoncée  dans  la  ma- 
tière, eteiif'iincée  à  tel  point  que,  sans  savoir  de  quoi  l'on  devait  s'é- 
tonner le  plus,  on  se  deniandait(queslion  assezsingulière)  comment 
de  pareils  corps  pouvaient  loger  des  âmes,  et  comment  (lésâmes 
pouvaient  êlre  logées  dans  de  pareils  corps. 

XCL 

Mais  ce  qui  l'intriguait  plus  que  les  sourires  et  les  regards  d'é- 
Innnement  de  tons  les  squires  et  de  toutes  les  sqniresses,  émerveil- 
les de  son  air  distrait,  d'aulant  plus  que  sa  vivacité  auprès  des 
daines  était  en  réputation  dans  les  étroites  limites  de  ce  cercle  de 
campagne...  (car  les  plus  futiles  circonstances  de  ce  qui  se  passait 
sur  les  domaines  de  mylord  fournissaient  d'excellents  sujets  de  con- 
versation à  ses  inférieurs)... 

XCII. 

Ce  qui  1  intriguait,  dis-je,  c'est  qu'il  avait  surpris  les  yeux  d'Au- 
rora  fixés  sur  les  siens  et  quel(|uc  chose  comme  un  sourire  sur  ses 


traits.  Or,  il  prit  réellement  ceei  du  mauvais  côlé  ;  dans  ceux  qui 
sourient  rarement,  le  sourire  trahit  un  puissant  motif  extérieur,  et 
ce  sourire  d'Aurora  n'avait  rien  de  ce  qui  éveille  l'espérance  on  l'a- 
mour :  on  n'y  voyait  aucun  de  ces  pièges  que  certaines  gens  décou- 
vrent dans  lé  sourire  des  dames. 

xciii. 

C'était  seulement  un  sourire  calme  et  contemplatif,  empreint  d'une 
certaine  expression  de  surprise  et  de  pitié.  A  cette  vue,  Juan  rougit  de 
dépit,  ce  qui  était  très  peu  sage  et  en  core  nioinsspirituel.  puisqu'il  avait 
du  moins  conquis  l'attention  do  la  belle,  le  plus  important  des  ou- 
vrages avancés  de  la  place,  comme  Juan  l'aurait  compris,  si  tout  son 
bon  sens  n'avait  été  mis  en  déroute  par  l'apparition  nocturne. 
XCIV. 

Mais,  ce  qui  était  de  mauvais  augure,  Aurora  ne  rougit  pas  de 
son  côté,  fit  ne  parut  éprouver  aucun  embarras  ;-toul  au  contraire  , 
son  airétait,  comme  de  coutume,  calme  sans  sévérité.  Elle  détourna 
les  yeux  mais  ne  les  baissa  pas,  et  en  même  temps  elle  pâlit  un 
peu...  De  quoi  ?  d'inquiétude?  Je  ne  sais;  mais  elle  n'avait  jamais 
beaucoup  de  couleurs...  sou  teint,  rarement  animé ,  ét.iit  toujours 
transparent  comme  les  mers  profondes  sous  un  soleil  radieux. 
\CV. 

Pour  Adeline,  la  gloire  l'occupait  tout  entière  :  surveillant  tout, 
déployant  tous  ses  enchantements,  affable  envers  tous  les  consom- 
mateurs de  poisson,  de  volaille  et  de  gibier,  elle  mêlait  la  dignité  à 
la  eourt(dsie.  comme  doivent  le  faire  toutes  celles  qui  (surtout  vers 
la  fin  de  la  sixième  année  parlementaire)  visent  à  ce  que  leur  mari, 
leur  fils  ou  leur  parent,  vogue  sain  et  sauf  à  travers  les  écueils  des 
réélections. 

XCVL 

Bien  qu'an  total,  celte  conduite  fût  convenable  et  conforme  à  Tu- 
sage ,  quand  les  regards  de  Juan  s'arrêtèrent  sur  Adeline  s'acqiiil- 
tant  de  son  grand  rôle  avec  autant  de  facilité  qu'elle  eût  fait  une 
contredanse,  et  ne  trahissant  de  temps  en  lenps  son  âme  que  par  un 
oblique  et  presque  imperceptible  regard,  sidt  d'ennui,  soit  de  mépris, 
il  se  demanda  s'il  y  avait  clans  cette  femme  quelque  chose  de  réel... 
XCVIL 

Tant  elle  jouait  admirablement  tous  les  rôles  ,  avec  celle  versa- 
tilité animée  que  beaucoup  de  gens  prennent  pour  absence  de 
cœm-.  Ils  se  trompent...  ce  n'est  autre  chose  que  ce  qu'on  appelle 
mobilité,  fruit  du  tempérament  et  non  de  l'art,  comme  on  pourrait 
le  croire;  c'est  quelque  chose  de  faux...  et  de  vrai  en  môme  temps, 
car  assurément  ceux-bà  sont  les  plus  sincères  que  les  objels  les  plus 
proches  affectent  le  plus  vivement. 

XCVIIl. 

C'est  ce  qui  crée  les  acteurs,  les  artistes,  les  romanciers,  des  hé- 
ros rarement...  des  sages  jamais;  mais  bien  des  discoureurs  parle- 
mentaires, des  poètes,  des  diplomates  et  des  danseurs;  peu  de 
grandeur,  beaucoup  d'habileté;  maint  orateur,  mais  moins  de  finan- 
ciers ,  bien  que  depuis  un  certain  nombre  d'années ,  tous  les  chan- 
celiers de  l'échiquier  essaient  de  se  di-penser  des  rigueurs  de  Ba- 
rème, et  fassent  de  la  rhétorique  avec  des  chiffres. 
XCIX. 

Ils  sont  les  poètes  de  l'arithmétique,  ces  hommes  qui ,  sans  aller 
jusqu'à  prouver  qnedeux  fit  d.-ux  font  cinq,  comme  ils  le  pourraient 
en  toute  modestie,  ont  néanmoins  déraonlié  clairement  que  quatre 
font  trois,  si  l'on  en  juge  par  ce  qu'ils  prennent  et  parce  qu'ils 
paient.  L'amortissement ,  cet  océan  sans  fond,  le  moins  liquidé  de 
tous  les  liquides,  engloutit  tout  ce  qu'il  reçoit,  et  ne  laisse  de  flot- 
tant que  la  dette. 

C. 

Pendant  qu'Adeline  prodiguait  ses  airs  et  ses  grâces,  la  belle  Fitz- 
Fulke  semblait  fort  à  son  aise.  Trop  bien  élevée  pour  se  moquer  des 
gens  en  face ,  partout  ses  yeux  bleus  et  riants  saisissaient  au  vol  les 
ridicules...  ce  miel  des  abeilles  fashionables...  trésor  de  malignes 
jouissances  :  telle  était  pour  le  moment  sa  charitable  occupation. 
CI. 

Cependant  le  jour  finit  comme  doivent  finir  tous  les  jours  :  le  soir 
s'écoula  de  même,  et  le  café  fut  servi.  On  annonça  les  voitures  ;  les 
dames  se  levèrent,  et  faisant  la  révérence  comme  on  la  fait  en  pro- 
vince ,  elles  se  retirèrent.  Après  les  saints  les  moins  fashionables, 
leurs  dociles  épuux  en  firent  autant ,  charmés  de  leur  dîner  et  de 
leur  hôte,  mais  enchantés  surtout  de  lady  Adeline. 
CIL 

Les  uns  louaient  sa  beauté,  d'autres  sa  grâce  exquise,  sa  cordiale 
politesse  ,  dont  la  sincérité  était  écrite  dans  tous  les  trails  de  sa  face 
radieuse  de  vérité.  Oui  ,  elle  était  véritablement  digne  de  son  haut 
rang!  nul  ne  pouvait  lui  envier  un  bonheur  si  bien  mérité.  Et  puis 
sa  toilette...  quelle  belle  simplicité  ;  avec  quel  soin  et  quel  goût  sa 
taille  était  ajustée! 

CIIL 

En  ce  moment  même  la  charmante  Adeline  achevait  de  mériter 
ces  éloges,  en  se  dédommageant  de  tous  ses  efforts  hospitaliers, 
de  toutes  ses  phrases  caressantes ,  dans  une  conversation  des  plus 


LKS  VKILLÉES  l.inï:iUmKS  II.IJJSTKÉKS. 


rililiiinlt's  i|iii  roiilall  sur  la  mine  cl  la  tournure  <lc.«  lnMcs  rouiiii- 
(ili's,  (le  Irnrs  fiiniillc«('l<l«  lours  derniers  rousins;  sur  leurs  liiileiiscs 
inoliji'-5.  I  liorrible  aspect  de  leur  personne  et  de  leur  mise,  et  l'a- 
Ixxninalilc  ditTorniilé  de  leurs  coiffures. 

CIV. 

Néaiimiiins  elle  parlait  peu...  seulement  le  reste  de  la  rumpaKuie 
s'r|iaiiouissoil  en  une  averse  d'épif:rammi's;  mais  celait  jiréeisé- 
nii'iil  pour  amener  ce  résullat  uu  elle  iiarlait.  Conunc  les  <<  demi- 
rloLTsu  d'A<l(lison  tMpiivalaietit  a  nue  satire,  les  siens  ne  servaient 
(|ua  donner  le  signal  des  quolibels  ,  aecompa^nement  pareil  h  la 
musique  du  mélodrame.  Comhien  il  est  doux  de  prendre  la  défense 
d'un  ami  absent  I  je  ne  demande  aux  miens  qu'une  eliosc ,  c'est... 
tic  ne  p!i8  me  défendre. 

CV. 

Il  n'y  eut  (pie  deux  exceptions  à  ce  feu  roulant  de  plaisanteries 
dirigé  contre  les  absents  :  Aurora,  avec  son  air  serein  et  placide  ; 
et  Juan  ipii ,  ordinairement  un  des  premiers  à  faire  de  joyeuses  re- 
mariiues  sur  ce  qu'il  avait  vu  ou  entendu,  restait  silencieux  et  privé 
de  sun  animation  babituelle.  En  vain,  il  entendait  les  autres  railler 
impiluyablement.  il  ne  prenait  aucune  part  à  leurs  saillies. 

CM. 

Noire  héros  entrevoyait  à  la  vérité,  dans  l'altilude  d'Aurora,  une 
ajiprobalion  de  son  silence;  peut-être  aitribuait-elle  à  tort  la  con- 
duite du  jeune  homme  h  celte  charité  que  nous  devons  aux  absents, 
mais  ((ue  nous  leur  accordons  rarement,  et  ne  voulait-elle  pas 
pousser  son  exomcn  plus  loin.  Quoi  qu'il  en  fût ,  Juan  ,  silencieu- 
sement assis  dans  son  coin,  plongé  dans  une  rêverie  qui  ne  lui  |)er- 
metiait  guère  déjouer  le  rôle  d'observateur,  vil  toujours  cela,  cl 
l'ut  bien  aise  de  l'avoir  vu. 

CVII. 

Le  fantôme  lui  avait  été  bien  utile  en  le  rendant  silencieux  comme 
lui.  si ,  par  la  suite,  cela  devait  lui  concilier  le  sufl'rage  qu'il  am- 
bitionnait le  plus,  lit  .sans  nul  doute  Aurora  renouvelait  en  lui  des 
sentiments  qui  dcpui.«  peu  s'étaient  perdus  ou  émoussés,  sentimenis 
qui ,  classés  dans  1  idéal,  sont  tellement  divins  que  je  ne  puis  m'cni- 
pècher  de  les  croire  réels... 

CVIII. 

C'est  l'amour  de  choses  plus  hautes  et  de  jours  plus  purs  ,  l'espé- 
rance illimitée  ;  la  céleste  ignorance  de  ce  qu'on  appelle  le  monde 
et  des  voies  du  monde  ;  celle  félicité  puisée  dans  un  regard  et  va- 
lant tout  l'orgueil  et  toute  la  gloire  qui  enflamment  le  genre  hu- 
main; ce  bonheur  de  sentir  son  cu'ur  s'absorber  dans  une  existence 
qui  lui  est  propre,  et  dont  cependant  un  autre  cœur  est  le  centre. 
CIX. 

Quel  homme  ayant  de  la  mémoire  et  ayant  eu  un  cœur  ne  s'écrie 
a\ec  un  soupir;  «  llélns!  hélas  I  Cythérée!  »  Oui,  l'astre  de  Vénus 
s'ell'ace  comme  celui  de  Diane;  il  s'éclipse  rayon  h  rayon,  comme 
le  temps  année  par  année.  Anaciéon  seul  a  pu  enlacer  un  niyrle 
toujours  vert  à  la  flèche  non  émoussée  d'Kros;niais  bien  que  tu  nous 
aies  joué  plus  d'un  tour,  nous  ne  l'en  révérons  pas  moins,  aima 
I  en  II  s  qenitrix'. 

ex. 

Et  le  cii'ur  plein  de  senlimentssubUmes,  ces  vagues  qui  s'enflent 
et  se  déroulent  entre  ce  monde  et  les  mondes  supérieurs,  don  Juan, 
quand  minuit  ramena  l'heure  de  l'oreiller,  alla  regagner  le  sien, 
moins  poHr  dormir  (pic  pour  se  livrer  à  ses  pennées.  Au  lieu  de 
pavois,  (les  saules  se  balam^aient  sur  sa  couche  ;  il  se  mit  à  rêver,  se 
complaisant  dans  ces  douces  amertumes  qui  bannissent  le  sommeil, 
et  pour  lesquelles  les  gens  du  monde  ont  un  sourire  d'ironie  pen- 
dant que  les  jeunes  gens  en  pleurent. 
CXI. 

La  nuit  ressemblait  h  la  précédente.  Il  était  déshabillé  ,  n'ayant 
sur  lui  que  sa  robe  de  chambre  ,  ce  qui  est  encore  un  déshabillé, 
sans  culotte  et  sans  veste  ;  enfin  il  aurait  pu  difficilement  être  moins 
vêtu  ;  mais  attendant  la  visite  du  spectre  ,  il  s  assit  dans  une  dispo- 
sition d'esprit  difficile  îi  rendre  pour  ceux  qui  n'ont  point  eu  ces 
sortes  d'apparitions  :  sans  doute  le  fantôme  allait  se  livrer  ù  quelque 
nouvelle  fantaisie. 

CXII. 

Longtemps  il  prêla  l'oreille  en  vain...  Mais  chut!  qu'est-ce  ci?  J« 
vois...  je  vois...  oh!  non...  ce  n'est  pas...  pourtant  c'cfl...  Puis- 
sances ci'lestes!  c'est  le...  le...  Pouah!  le  chat!  Le  diable  confonde 
ce  pas  fiiriif,  si  semblable  à  la  démarche  légire  d'un  esprit  ou  h 
celle  d'une  miss  amoureuse  qui  se  glisse  sur  la  pointe  des  pieds  à 
son  preniigr  rendez-vous,  redoutant  le  chaste  cri  de  sa  chaussure. 
CXIII. 

Encore!...  Qu'est-ce '?  le  vent?  ^on,  non...  celte  fois  c'est  bien  le 
moine  noir  de  la  veille  avec  sa  démarche  effrayante,  régulière  comme 
(les  vers  rimes,  et  beaucoup  plus  encore  (par  les  vers  qui  courent  au- 
jourd'hui). Au  milieu  des  ombres  et  de  la  nuilsublime,  il  heure  où 
un  profond  sommeil  [dane  sur  les  vivanLs.  quand  les  tiinèbres  éloi- 
lées  entourent  le  monde  comme  une  ceinture  parsemée  de  pierre- 
ries .   le  moine  vient  encore  glacer  le  sang  dans  les  veines  de  Juan. 


CXIV. 

Ce  furent  d'abord  des  son»  comme  ceux  qu'un  doigt  humide  lire 
d'un  verre,  dons  qui  agacent  et  font  frémir;  puin  un  |('-ger  bruiivc- 
nient  comme  celui  de  la  pluie  portée  par  le  vent  nocturne,  ou  jdutôl 
d'une  rosée  surnaturelle.  L'oreille  de  Juan  perçoit  r os  bruils  et  bour- 
donne ,  hélas!  car  c'est  clio^e  sérieuse  que  rimmatériell  si  bien 
(pu-  ceux  qui  croient  le  plus  sérieusement  aux  flmes  immortelles  | 
redoutent  de  les  voir  tête  à  tête.  ' 

CXV. 

Ses  yeux  étaient-ils  bien  ouverts?...  Oui  !  cl  sa  bouche  aussi.  En 
oITet,  la  surprise  a  le  pouvoir  de  nous  rendn-  muets,  en  lais.sant  toute- 
fois la  porte  ipii  livre  passage  à  l'éloqucnci'  aussi  complélomenl 
ouverte  (pie  si  un  long  discours  allait  en  sortir.  De  plus  en  plus 
s'apprichail  ce  bruit,  terrible  au  tympan  d'un  mortel.  Comme  je 
l'ai  dit ,  ses  yeux  étaient  ouverts  et  sa  bouche  également.  Qu'est-ce 
qui  s'ouvrit  ensuite?.  .  la  iiorle. 

CXYI. 

Elle  s'ouvrit  avec  un  craquement  infernal,  comme  celle  de  l'enfer, 
«  Ijisriale  o(/nl  speranui,  roi  che'ntrate  '.  »  Les  gonds  semblaienl 
prendre  une  voix  terrible  comme  covers  du  Uante,  ou  comme 
cette  stance,  ou...  mais  loutc  parole  est  faible,  en  semblable  matière  : 

il  suffit  d'une  ombre  pour  épouvanter  un  héros En  effet .  que 

peut  la  substance  comparée  à  un  esprit?  et  pourquoi  la  matière 
trembic-t-elle  à  son  approche  ? 

CXVII. 

La  porte  s'ouvrit  toute  grande,  non  pas  rapidement...  mais  avec 
la  lenleur  du  vol  pesant  des  mouettes...  puis  les  battants  revinrent 
sur  eux-mêmes ,  sans  toutefois  se  lermer...  Us  restèrent  entr'ou- 
verls ,  laissant  jiassage  à  de  grandes  ombres  projetées  sur  la  lu- 
mière que  répandaient  les  llambeaux  de  Juan  ;  car  il  en  avait  deux 
qui  éclairaient  assez  bien;  et  sur  le  seuil  de  la  porte,  obscurcis-sanl 
encore  l'obscurité  ,  le  moine  noir  se  tenait  debout ,  caché  sous  son 
lugubre  capuchon. 

CXVIII. 

Don  Juan  tressaillit,  comme  la  nuit  précédente,  mais,  fatigué  de    : 
tressaillir,  l'idée  lui  vint  qu'il  pourrait  bien  s'être  mépris.   Puis  il    | 
eut  honte  d'une  pareille  méprise  :  son  fantôme  intérieur  commen- 
çait à  s'éveiller  en  lui  et  à  réprimer  le  Ircmblemenl  de  ses  mem- 
bres.... en  lui  l:iisanl  entendre  que  tout  considéré  une  ûme  et  un 
corps  réunis  valaient  bien  une  Ame  sans  corps. 

CXIX. 

Alors,  son  effroi  se)changea  en  courroux ,  et  son  courroux  n'était 
pas  tendre  :  il  se  lève;  il  s'avance...  L'ombre  bat  en  retraite  ;  mais 
Juan,  brûlant  maintenant  d'éclaircir  la  vérité,  poursuit  le  fantôme  : 
son  sang  n'est  ])lus  glacé,  mais  brûlant;  il  a  résolu  d'éclaircir  le 
mysière  à  ses  risques  et  périls  en  lui  portant  une  boite  en  quarte 
ou  en  tierce.  Le  fantôme  s'arrête,  fait  un  geste  menaçant,  puis  se 
relire  jusqu'à  l'antique  muraille,  contre  laquelle  il  se  lient  immobile  ^ 
comme  un  marbre. 

CXX. 

Juan  étend  un  bras...  Puissances  éternelles!  il  n'a  louché  ni 
ûme  ni  corps,  mais  seulement  le  mur ,  sur  lequel  les  rayons  de  la 
lune  tombaient  en  pluie  d'argent,  découpés  par  les  orncni(jnts  de  la 
galerie.  Il  frémit,  comme  frémit  sans  doute  l'homme  le  plus  bra\e 
lorsqu'il  ne  peut  définir  l'objet  de  sa  terreur.  Chose  étrange  :  l'ap- 
parence d'un  simple  revenant  cause  plus  d'clTroiquela  réaliléd'une 
armée  tout  entière  ! 

CXXI. 

Cependant  l'ombre  était  toujours  Ih;  ses  yeux  bleus  étincelaicnt, 
avec  un  éclat  bien  changeant  pour  les  yeux  pétrifiés  d'un  mort  ; 
puis  la  tombe  lui  avait  laissé  encore  quelque  chcjse  de  bon  :  le 
lanlôme  avait  une  haleine  dune  suavité  remarquable.  Une  boucle 
égarée  de  ses  cheveux  moniraitque  le  moine  avait  été  blond  ;  entre  ' 
deux  lèvres  de  corail,  on  vit  briller  deux  rangs  de  perles,  au  mo- 
ment où,  s'échappant  d'un  nuage  grisâtre,  la  lune  vint  percer  à 
travers  le  linceul  de  lierre  qui  encadrait  la  fenêtre. 

CXXII. 

Intrigué,  mais  toujours  curieux,  Juan  étend  l'autre  bras...  mer- 
veille sur  merveille!  sa  main  rencontre  un  sein  dont  lélasiique  fer- 
meté la  repousse ,  cl  qui  bal  comme  animé  par  un  cœur  chaud  et  vi-   • 

vaut Alors  il  reconnut,  comme  il  arrive  dans  mainte  épreuve, 

(pie  la  première  fois  il  s'élait  lourdement  mépris  ,  et  (lue,  dans  son    ' 
trouble ,  au  lieu  de  l'objet  qu'il  cherchait  il  n'avait  dirigé  son  bras 
que  vers  la  muraille. 

CXXIII. 

Le  fantôme,  si  fantôme  il  y  avait,  semblait  bien  I'Sme  la  plus 
charmante  qui  se  fût  jamais  fourrée  sous  un  saint  capuchon  ;  un 
menton  à  fossette,   un   cou  d  ivoire,  annonçaient  quelque  chose 
comme  de  la  chair  et  du  sang.  Froc  et  capuchon  noirs  tombèrcni  . 
faut-il  le  dire?  laissèrent  voir,  dans  toute  la  beauté  de  sa  voluplu- 
mais  nullement  gigantesque  peisoiiiie.  le  spectre  de  Sa  facétie; 
Gr;lce...  la  duchesse  de  Fitz-Fulke. 

FIN   Xtf.   DON   JIAX. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


273 


LA    VALSE 


(1) 


Muse  aux  pieds  pétillants  d'étincelles,  toi ,  dont  le  magique  pou- 
voir, naguère  limité  aux  jambes  ,  s'étend  maintenant  aux  bras; 
Terpsichore!  trop  longtemps  réputée  vierge  ..  car  ce  terme  était 
pour  toi  une  injure.....  brille  désormais  de  ton  éclat  impas- 
sible, ô  la  moins  vestale 

des  neuf  sœurs Loin 

de  toi  et  des  tiens  l'épi- 
Ibèle  de  prude;   raillée, 

mais  triomphante;  atta-  

quée,  mais  non  vaincue 
par  la  médisance  ,  tes 
pieds  doivent  triompher 
en  voltigeant,  pourvu  que 
tes  jupes  ne  soient  que 
d'une  longueur  raison- 
nable :  Ion  sein ,  s'il  est 
assez  découvert ,  peut  se 
passer  de  bouclier;  ouvre 
le  bal,  entre  en  campagne 
sans  armure,  et  à  l'abri 
de  presque  tous  hs  gen- 
res d'attaque,  reconnais, 
malgré  sa  naissance  un 
peu  équivoque,  reconnais 
la  Valse  pour  ta  fille. 

Salut,  nymphe  agile  !.. . 
lejeunehussardaux  noirs 
favoris,  voué  à  ton  culte 
comme  à  celui  de  la  guer- 
re, te  consacre  ses  nuits, 
malgré  bottes,  éperons  et 
le  reste,  spectacle  unique 
depuis  qu'Orphée  appri- 
voisa ses  bêtes!  Valse  in- 
spiratrice, salut  !  Tu  vis 
sons  tes  bannières  un  mo- 
derne héros  combattre  en 
1  honneur  de  la  mode  , 
alors  que  sur  les  bruyères 
dHounslow,  rivalisant  la 
gloire  deWellesley,  il  mit 
en  joue  ,  tira  et  manqua 
son  homme,  mais  attei- 
gnit son  but.  Salut,  muse 
mobile  ,  à  qui  nos  belles 
do[inentde  leur  personne 
tout  ce  qu'elles  peuvent 
donner,  nous  laissant 
prendre  le  reste.  Ohl  que 
n'ai-je  le  talent  facile  de 
Busby  ou  de  Fitz ,  tout 
le  royalisme  du  premier, 
tout  l'esprit  du  second , 
pour  éneryher  (  comme 

on  dit)   le  sujet  que  je  ^ 

traite,  et  rendre  un  digne 
liOHiniage  h  Bélial  et  à  sa 
danse. 

Valse  impériale,  im- 
po)'tée  des  bords  du  Rhin,  fleuve  renommé  pour  ses  produits  héral- 
diques et  viticoles,  puisses-tu  rester  longtemps  affranchie  de  tout 
ilioit  de  douane,  et  l'emporter  même  sur  le  vin  de  Hocheim!  Sous 
plus  d'un  rapport,  vos  qualités  peuvent  se  comparer  :  il  comble  le 
vid»  de  nos  caves;  tu  remplis  ceux  de  la  population.  C'est  à  la  tète 
qu'il  s'adresse;  ton  art  plus  subtil  se  contente  de  porter  l'ivresse  au 
cœur:  tu  fais  couler  dans  nos  veines  ton  doux  poison,  dans  nos  sens 
de  voluptueux  désirs. 

0  Allemagne!  l'ombre  du  divin  Pitt  m'en  est  témoin,  que  de 
choses  tu  nous  a  données  avant  que  la  maudite  confédération  t'eût 
livrée  aux  Français,  pour  ne  plus  nous  laisser  que  tes  dettes  et  tes 
danses.  Dépouiliés  des  sulisides  du  Hanovre,  nous  te  bénissons  en- 
core... car  il  nous  reste  Georges  IH,  le  meilleur  de  nos  monar- 
ques: ô  roi,  ton  dernier,  mais  non  ton  moindre  litre  à  notre  recon- 
naissance, est   d'avoir    gracieusement   engendré  Georges  IV!  A 

(1)  l'uljliéen  1812. 

Paris.  —  Imp.  Laco(;r  e<  C^  rue  Sontûol,  16. 


aimn 


l'Allemagne  et  à  ses  altesses  sérénissimes  ,  qui  nous  doivent  des 
millions,  ne  devons-nous  pas  notre  reine?  Que  ne  lui  devons-nous 
pas  encore ,  à  cette  Allemagne ,  si  prodigue  de  ses  Brunswicks  et 
de  ses  princesses  ;  à  cette  Allemagne  qui ,  pour  payer  notre  sang 
roturier,  nous  a  donné  un  sang  royal,  tiré  de  la  race  pure  des  teu- 

toniques  haras;  qui  enfin et  quels  torts  un  tel  cadeau  n'eCface- 

rait-il  pas?.,  nous  a  envoyé  une  douzaine  de  ducs  ,  quelques  rois, 
une  reine...  et  la  Valse. 

Mais  laissons  en  paix  l'Allemagne ,  son  empereur  et  sa  diète, 

soumis  aujourd'hui  aux  caprices  de  Bonaparte.  Retournons  à  notre 

sujet...  0  muse  de  l'agilité!  dis-nous  comment  la  Valse  se  fraya  une 

roule  vers  les  terres  d'.Mbion. 

Poussée  par  l'halciue  des  vents  hyperboreans  hors  du  port  de 

Hambourg,  à  l'époque  où 
Hambourg  nous  envoyait 
encore  ses  lettres  ,  avant 
que  la  malencontreuse 
Renommée,  forcée  de  gra- 
vir les  neiges  de  Gotien- 
burg,  y  restât  engourdie 
par  le  froid  ,  ou ,  se  ré- 
veillant en  sursaut,  ap- 
provisionnât de  menson- 
ges le  marché  d'Heligo- 
land  ;  alors  que  Moskou 
encore  intact  avait  des 
nouvelles  à  nous  en  voy  er, 
et  n'avait  pas  dû  sa  des- 
truction par  le  feu  à  une 
main  amie...  elle  arriva... 
la  Valse  arriva,  et  avec 
eUe  arrivèrent  des  pa- 
quets de  véridiques  dépè- 
ches et  de  gazettes  égale- 
ment véridiques.  Là  bril- 
lait, entre  autres,  le  bien- 
heureux bulletin  d'Aus- 
terlitz,  qui  peut  le  dispu- 
terau  Moniteur  et  au  Mor- 
niug-Post;  là  se  trouvaient 
aussi ,  écrasés  sous  le 
poids  de  la  glorieuse  nou- 
velle, dix  drames  et  qua- 
rante romans  de  Kotze- 
bue,  les  lettres  d'un  char- 
gé d'affaires,  les  œuvres 
de  six  compositeurs ,  des 
ballots  de  livres  des  foi- 
res de  Francfort  et  de  Lei- 
psig;  quatre  volumes  de 
Meinersurla  femme,  afin 
d'assurer  un  bon  vent  au 
navire,  comme  le  prati- 
quent les  sorcières  lapon- 
nes ;  le  volume  le  plus 
lourd  de  Brunck  pour 
servir  de  lest,  et  comme 
contre-poids  un  autre  de 
Heyne ,  le  plus  mince 
qu'on  avait  pu  trouver, 
crainte  de  faire  sombrer 
le  navire, 
jljg  Portant  cette  cargaison 

et  son  aimable  passagère, 
la  délicieuse  Valse  ,  en 
quête  d'un    partner ,  le 
fortuné  navire  aborda  les 
côtes  désirées ,  et  autour 
delul  s'asse  riblèrent  les  filles  du  pays.  Ni  le  pudique  David,  quand 
il  dansa  devant  l'arche  ce  grand  pas  seul  qui  donna  tant  à  causer  ; 
ni  ce  fol  amoureux  de  don  Quichotte,  quand  Sancho  lui  fit  remar- 
quer que  son  fandango  dépassait  un  peu  les  bornes  ;  ni  la  douce 
Hérodiade  quand,  pour  prix  de  ses  charmes  vainqueurs  et  de  ses 
j)as  gracieux,  elle  obtint  une  tête;  ni  Gléopàtre  sur  le  tillac  de  sa 
galère,  n'e.'cposèrent  aux  regards  tant  de  jambe  et  plus  de  poitrine 
que  tu  ne  nous  en  montras,  ô  Valse  ambrosiaque,   quand  la  lune 
le  vit  pour  la  première  fois  pirouetter  aux  accords  d'un  air  saxon. 
0  vous,  maris  de  dix  ans  d'byménée,  dont  le  front  douloureux 
s'orne  tous  les  douze  mois  des  dons  d'une  épouse  ;  et  vous  qui 
comptez  neuf  années  de  moins  de  bonheur  conjugal,  et  dont  la  tèti; 
ne  porte  encore  que  les  bourgeons  naissants  des  rameaux  qui  un 
jour  la  décoreront  avec  les  ornements  additionnels,  soit  de  cuivre 
domestique,  soit  d'or  décerné  par  les  tribunaux  ;  vous  aussi  ,  ma- 
trones ,  toujours  si  empressées  à  enli'aver  le  mariage  d'un  fils,  à 
conclure  celui  d'une  fiile  ;  vous,  enfants  de  ceux  que  le  hasard  vous 

18 


I,F,S  VEM.l.IÎKS  IJTTfî^RAmrS  IMUSTRl'iRS 


.■irciirclc  pour  pi'io!)...  lils  toujours  de  vos  m^rcs,  ri  parfois  ntissi  H"' 
li'urs  6pciiix  ;  n  vous  ciilin  .  orlibalaires.  i\\ù  ohimpr  m»"  vie  di' 
loiirmenls  on  liiiit  jours  de  plaisir,  selon  (pie.  fiiidi'-s  par  l'Iivineii 
on  par  l'amour,  vous  preneï  une  épouse  nu  ouIcm'/  cell''  d Un  an- 
•re...  c'fsl  pour  tous  et  chnrnn  que  vient  rninial>lc  élrniipi^re.  et 
son  nom  retentit  dans  toutes  les  salles  de  hnl. 

0  Valse  séduisante!...  devant  la  ravissante  mélodie  cpie  la  tfiffun 
irlandaise  et  le  riRaudoii  antique  liaissciit  liumlilement  pa\illon.  Ar- 
rii're  li's  n-els  d'Iîcosse;  el  toi,  paie  contredansr,  abandonmvliii  le 
gouvernement  de  tous  eesraprieieux  petits  pieds!  La  Valse,  la  Vaiso 
wiilo  réelanic  tout  îi  la  fois  et  nos  jambes  el  nos  bras  -,  libéiale  des 
pieds,  elle  est  procligiic  des  mains  :  clic  leur  permet  do  se  prome- 
ner librement  en  plein  public,  oii  jamais  auparavant...  Itfais,  je  vous 
en  prie,  éloiffiie/  un  peu  les  lumières.  Ces  bou^ries  nie  paraissent 
jeter  Irop  loin  leiirclarlé.  ou  peut-être  c'est  moi  qui  suis  trop  près. 
Je  ne  me  trompe  pas.  la  Valse  me  dit  toul  bas:  «  Mespas  (,'lissanls 
ne  s'exécutent  jamais  mieux  que  dans  l'ombre.  »  Vais  ici  la  .Musc 
s'arrête  devant  le  décorum,  et  prèle  à  la  Valse  son  plus  ample  jupon. 

Aiivai/eurs  de  toutes  les  épi'ques,  in-quarto  publiés  sur  tous  les 
pajsf  dites,  la  lourde  ronde  de  la  monotone  ronuiique ,  les  frétil- 
leint>nis  du  fandango,  ou  les  bonds  du  boléro  ;  les  séduisantes  atti- 
tudes des  aimés  de  l'KpypIe;  les  cabrioles  que  l'Iiabilant  de  la  Co- 
lombie aecompapno  de  son  eri  de  pucrre ,  qu'est-ce  que  tout  cela 
auprès  de  la  valse?  Depuis  le  froid  Kaniischatka  jusqu'au  cap  do 
lionne- ICspérance  ,  quelle  danse  peut -on  encore  supporter  après 
elle  ?  Non  !  depuis  Morier  jusqu'à  (lait,  il  n'est  pas  de  touriste  qui 
ne  consacre  au  moins  un  |)araj;rapbo  à  la  Valse. 

(Iinbies  de  ces  beautés  dont  le  règne,  commencé  avec  celui  do 
Georges  III,  s'est  termine  longtemps  avant  celui-ci.  bien  que  vous 
reviviez  dans  lesfdles  de  vos  lilies,  (luitlez  le  plomb  du  cercueil,  et 
renaissczen  personne.  Que  vos  fantômes  repeuplent  la  salle  de  bal  ; 
crovez-moi ,  le  paradis  des  fous  est  insipid:^  en  comparaison  de 
celui  que  vous  avez  perdu.  La  poudre  perfide  no  déguise  plus  l'Age 
des  gens;  de  raides  corsets  ne  blessent  ])lus  les  doigts  cnlre|iic- 
nanls  (cette  cuirasse  a  passé  à  des  êtres  ambigus,  clièvies  par  le 
visage,  femmes  par  le  corps)  ;  maintenant  une  jeune  iille  ne  s'éva- 
nouit plus  qiianu  on  la  serre  de  trop  près  ;  mais  plus  elli-  est  cares- 
sée ,  plus  elle  devient  caressante  ;  la  corne  de  cerf  el  les  sels  sont 
<leveuus  inutiles  :  le  cordial  souverain  ,  la  valse,  a  tout  détrôné. 

Valse  encbanteressc! en  vain  dans  ta  patrie,  Werlbcr  lui- 
même  t'a  baptisée  du  nom  de  prostituée;  Wcrtber...  assez  enclin 
pourtant  au  vice  décent,  mais  passionné  et  non  libertin,  éliloui 
mais  non  aveuglé...  en  vain  la  douce  Genlis,  dans  sa  querelle  avec 
Staël,  a  voulu  te  proscrire  des  bals  parisiens  ;  la  mode  te  rend  lioni- 
mapc,  depuis  les  comtesses  jusqu'aux  reines,  el  les  valets  valsent 
dans  l'anlicliainbre  avec  les  suivantes;  ton  cercle  magique  s'élargit 

de  plus  en  plus,  il  tourne tourne  toujours,  et  fait  tourner  au 

moins  nos  cervelles.  Il  n'est  pas  jusqu'au  lourd  bourgeois  qui  n'es- 
saie de  bondir  avec  toi ,  et  nos  cockncjs  pratiquent  celte  danse  dont 
ils  ne  sauraient  prononcer  le  nom.  Grands  dieux!  el  moi  -même, 
un  (lareil  sujet  m'exalte,  et  dans' ces  vers  consacrés  h  la  Valse,  la 
rime  trouve  facilement  son  |)arlner. 

Kt  (iiiel  heureux  temps  la  Valse  choisit  pour  son  début!  la  cour, 
le  régent,  tout  était  neuf  comme  elle  :  nouveau  visage  pour  les 
amis  .  nouvelles  récompenses  pour  les  ennemis ,  nouveaux  unifor- 
mes pour  la  garde  royale ,  nouvelles  lois  pour  faire  pendre  les  co- 
quins ijui  demandaient  du  pain  ,  nouvelle  monnaie  (plus  que  nou- 
velle, inconnue)  pour  aller  joindre  celle  qui  est  partie  ;  nouvelles 
victoires...  que  nous  n'en  jirisons  pas  moins,  quoique  nos  généraux 
s'étonnent  de  leurs  propres  succès;  nouvelles  guerres,  car  les  an- 
ciennes nous  ont  si  bien  réussi  que  les  survivants  envient  ceux  qui 
Sont  morts;  nouvelles  maîtresses...  je  veux  dire  vieilles...  et  pour- 
tant quoique  vieilles  ,  il  y  a  dans  la  manière  de  les  présenter  quelque 
cho.se  de  tout-h-fail  nouveau.  Enfin,  sauf  quelques  vieux  tours  de 
passe-passe,  tout  était  neuf,  entièrement  neuf:  meubles,  linge, 
iialais,  choses  et  gens;  nouveaux  rubans,  nouvelles  livrées,  nou- 
velles troupes,  nouveaux  babils  retournés  du  bleu  au  rouge.  C'est 
ainsi  que  la  muse  nous  représente  les  choses:  ma  chère  mistress  Robin- 
son  ()) ,  qu'en  dites-vous  ?  Tel  était  le  temps  où  la  Valse  pouvait  le 
mieux  faire  son  chemin  ;  telle  était  celle  époque  du  nouveau  règne, 
.'i  laquelle  aucune  autre  jusijue-là  n'avait  ressemblé.  Les  paniers 
ne  sont  plus,  les  jupons  ne  sont  que  peu  de  chose  ;  la  morale  et  le 
menuet,  la  verlu  et  les  corsets,  et  la  poudre  menteuse,  ont  fait 
leur  temps. 

Le  bal  commence...  les  honneurs  du  logis  étant  convenablement 
faits  par  la  maîtresse  de  la  maison  ou  par  sa  fille  ,  (luelquc  altesse, 
soit  royale,  soil  sérénissime,  ayant  la  grâce  aimable  du  duc  de 
Kent ,  ou  l'air  grave  de  Gloeester,  ouvre  le  bal  avec  la  dame  com- 
plaisante dont  la  rougeur  eût  pu  jadis  s'attribuer  à  la  modestie.  A 
l'endroit  où  le  vêlement  laisse  la  gorge  libre ,  et  où  l'on  supposait 
autrefois  qu'était  le  cœur ,  vers  les  confins  do  la  taille  qu'on  lui 
abandonne,  la  main  du  premier  venu  peut  errer  sans  obstarle,  el 
à  son  tour,  la  main  de  la  danseuse  peut  saisir  tout  ce  (pii  se  jiré- 

(1)  M.illressi;  du  régent. 


sente  à  son  contact.  VHycz  avec  quelle  ivres.He  ils  saiiiillenl  sur  In 
parquet  orné  h  la  craie;  une  main  de  la  daine  repose  sur  In  hanche 
nrineière,  l'antro  kc  tt)soavec  iiiio  alTMion  tciote  Ityolc  sur  l'éca- 
iemeiil  princière  épo^-  ;  ninsi  le*  d#ox  partners  s'avancent  ou 
s'arrêtent  face  h  faceTle»  pieils  peinent  se  reposer,  mais  l<»g  mains 
restent  .'i  leur  poste.  Les  couples  se  siirrèilcnl  selon  leur  rang  :  le 
comte  de  l'Astérisque 'el  lady  Trols-Ki'dles;  sir  un  tel...  enfin  tous 
ces  favoris  de  la  fashion  dont  vous  trouverez  les  bienheureux  noms 
dans  le  Morninu'l'ost  ;  ou  bien  s'il  est  trop  tard  pour  consulter  celte 
feuille  impartiale  .  voyez  le  registre  de  la  Cour  des  Réparatioim  à  six 
mois  de  date  du  bal  en  question.  C'est  ainsi  que  touR,  suivant  un 
mouvement  plus  ou  moins  vif.  siibiMont  la  douce  iiiMuence  d  Un 
cunlact  enivrant  -  d'où  vient  quo  l'on  se  demande  avec  certain  Turc 
pudibond  :  •<  Si  rien  ne  suit  tous  ces  altouchcmenis.  «  Tu  as  raison, 
l'onnête  Mirza...  tu  peux  en  croire  mes  vers...  quelque  cho»c  suivra 
en  temps  el  lieu  :  le  sein  qui  s'est  li\ré  ainsi  publiquement  à  un 
homme  lui  résiste  ensuite  dans  le  lête-ii-tftte...  s'il  le  peut. 

U  vous  qui  jadis  aimâtes  nos  grandmères,  Fitz-Patnek,  Sheridan 
et  tant  d'autres I  et  toi,  ù  mon  priiire.  ipir  ton  goût  et  ton  bon 
plaisir  portent  it  aimer  encore  l'aimable  beauté!  ombre  de  Oue.  ns- 
uury,  juge  expert  en  ces  matières,  el  à  qui  Satan  peut  bien  per- 
mettre de  mettre  le  nez  au  vent  pour  une  seule  nuii  ;  dites...  h  ja- 
mais ,  dans  vos  jours  de  délire  ,  la  baguette  d  Asmodee  opéra  p.ur 
vous  un  pareil  prodige,  un  prodige  i';i|iable  d'aider  I  éclosion  des 
jeunes  idées,  de  porter  la  rougeur  au  vis;ige,  la  langueur  aux  yeux, 
le  trouble  au  C(eur.  la  foudre  dans  lout  notre  ftire,  <:l  au  ilehors  des 
désirs  il  moitié  exprimés,  une  Hammc  qui  se  déguise  ii  peine.  Oli  ! 
certes,  la  nature  excitée  livre  au  cœur  mille  as.sauts  redoutable.s.... 
cl  le  cœur  ainsi  tenté,  qui  peut  répondre  du  reste? 

.'Mais  vous,  dont  la  pensée  ne  s'est  jamais  arrêtée  sur  ce  que  sont 
nu  devraient  être  nos  mœurs;  vous  qui  désirez  sagement  cueillir 
les  beautés  qui  ont  frappé  vos  yeux,  dites-moi...  ces  beautés,  en 
failes-vou.';  donc  si  bon  marche  aux  autres?  Toutes  chaudes  du 
C'onlacl  des  mains  qui  ont  librement  exploré  les  contoui-s  de  la 
taille  légère  ou  du  sein  palpitant,  quel  charme  pourriez-vous  leur 
trouver  au  sortir  de  celte  étreinte  lascive  el  de  ces  attoiiclienicntH 
efi'rénés?  Renoncez  donc  à  l'espoir  le  plus  cher  h  l'amour,  celui  de 
presser  une  main  qui  n'a  été  pressée  ainsi  jiar  personne;  de  fixer 
vos  regards  sur  des  yeux  qui  n  ont  jamais  rencontré  sans  un  senti- 
ment pénible  le  re{;ard  brâlanl  d'un  autre  homme.  Votre  bouche 
pourra-t-elle  convoiter  encore  ces  lèvres,  que  tous  ont  pu  ap|iro- 
clierd'assezprès,  sinon  pour  les  toucher,  du  moins  pourleur  ôier  leur 
pureté.  Si  c'est  Ih  la  femme  que  vous  aimiez...  ah!  renoncez  :i  l'ai- 
mer, 0  1  du  moins  faites  comme  elle  .  et  prodiguez  vos  caress&s  à 
cent  objets  divers  :  son  cceur  s'en  est  allé  avec  ses  faveurs,  el  avec 
le  ciiMir  s'en  ira  le  peu  (|ui  lui  restait  U  donner. 

U  Valse  voluptueuse!  quel  blasphème  ai-je  osé  prononcer!  Ton 
poète  a  oublié  (juil  devait  clianlcr  tes  louanges.  Pardonne,  Terpsi- 
chore !...  ma  feninie  valse  maintenant  à  tous  les  bals. et  mes  Ullcs  y 
valseront  bientôt;  mon  fils  (arrêtons-nous  dans  ces  invesligalions 
inutiles...  ces  petits  nceidents  ne  doivent  jamais  Iranspinr  ;  dans 
quelques  siècles  notre  arbre  généalogique  portera  pour  lui  cumiiie 

pour  moi   un  rameau  également  verl) l'our  faire  réparation  à 

notre  nom  ,  la  Value  me  donnera  des  descendants  dans  les  héritiers 
de  tous  les  amis  de  mon  fils. 


FIN  DB  LA   VALSE. 


LA 


MALÉDICTION  DE  MINERVE '. 


Des  murs  du  temple  de  Pallas,  j'observais  la  bcanlé  du  pav- 

sage  et  de  la  mer,  seul,  .sans  amis,  sur  le  magique  rivage  de  1  A'.ti- 
que,  dont  les  artistes  el  les  héros  ne  vivent  plus  que  dans  les  chant» 
des  poètes,  l'endanl  que  mes  regards  erraient  sur  cet  ineoiiiparable 
édifice,  sacré  pour  les  dieux  el  mutilé  par  l'houime ,  le  passe  res- 
surgissait  devant  moi  ;  le  pré.seni  cessait  d'exister,  et  la  Grèce  rede- 
venait l'unique  patrie  de  la  gloire. 

I)  En  lête  de  cetu  satire  datée  d'Athènes,  17  mars  tSIl,  fauteur  avait 
mis  il'aliord  tes  cinquante-quatre  premiers  vcs  du  III'  ch.nnt  du  Cor- 
s.iire.  Il  l'ia.t  inutile  de  répéter  iri  la  tradiirlion  déji\  donnée  A  la  p.igp  1:( 
(le  1,1  piéseiitt^  édition. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


273 


Les  heures  s'écoiilaieiU,  el  le  disque  de  Diane  avail  parcouru  dans 
ce  beau  ciel  la  nioilié  de  sa  carrière;  el  cependant  je  parcourais 
sans  me  lasser  ce  lemple  désert  consacré  aux  dieux,  qui  ont  fui  sans 
retour,  mais  principaleniertt  à  toi,  Pallas  I  La  luinière  de  l'astre 
noclurne,  rompue  par  les  colonnes,  tombait  plus  mélancolique  et 
plus  belle  sur  le  marbre  glacé,  pendant  que  le  bruit  de  mes  pas, 
semblable  .'i  un  écho  de  mort,  faisait  frissonner  mon  cœur  solitaire. 

Plongé  dans  mes  pensées,  je  cherchais,  h.  l'aide  de  ,ces  débris  du 
naul'riige  delà  Grèce,  à  ranimer  les  souvenirs  de  ses  intrépides  en- 
fants, quand  soudain  une  forme  gigantesque  s'avança  devant  moi: 
et  Pallas  m'aborda  dans  son  propre  temple  ! 

Oui,  c'était  Minerve  elle-même,  mais  combien  différente  de  cette 
Pallas  qui  parut  en  armes  dans  les  champs  dardaniens ,  ou  de 
celle  qui  se  révéla  sous  le  ciseau  de  Phidias.  Plus  de  terreurs  sur 
son  front  redoutable;  l'inutile  égide  ne  portait  plus  la  Gorgone; 
son  casque  était  bosselé,  et  sa  lance  en  débris  semblait  faible  et  inof- 
fensive même  à  des  yeux  mortels.  La  branche  d'olivier,  qu'elle  dai- 
gnait tenir  encore,  tremblait  el  se  flétrissait  dans  sa  main;  el  ses 
grands  yeux  bleus,  hélas!  les  plus  beaux  encore  de  l'Olympe, 
élaient  baignés  de  célestes  pleurs.  Son  hibou  voltigeait  lentement 
autour  de  son  cimier  brisé,  exprimant  par  ses  cris  lugubres  la  dou- 
leur de  la  déesse. 

«  Mortel  (ce  fut  ainsi  qu'elle  parla),  la  honte  qui  colore  ton  visage 
m'annonce  que  tu  es  Anglais,  nom  jadis  glorieux  d'un  peuple,  alors 
le  premier  en  puissance  et  en  liberté,  maintenant  abaissé  dans  l'es- 
liniL'  du  monde  et  surtout  dans  la  mienne  :  désormais  on  trouvera 
l'allas  h  la  tète  de  ses  ennemis.  Veu\-ln  savoir  la  cause  de  ces  mé- 
pris? Regarde  autour  de  toi.  Ici,  malgré  les  ravages  de  la  guerre  el 
du  feu,  j'ai  vu  expirer  mainte  tyrannie.  Après  les  Turcs  et  les 
Goths,  il  a  fallu  que  ton  pays  envoyât  ici  un  spoliateur  qui  les  sur- 
passa tous.  Regarde  ce  lemple  vide  el  profané;  compte  les  débris 
qui  en  restent  encore:  ces  pierres  furent  placées  par  Cécrops ,  ces 
sculptures  par  Périclès  :  celte  partie  fut  élevée  par  Adrien  ,  quand 
déjà  l'art  pleurait  sa  décadence.  Ce  que  je  dois  encore  h  d'autres, 
ma  reconnaissance  le  proclame;  sache  qu'Alaric  et  Elgin  ont  fait 
le  reste.  Afin  que  personne  n'ignore  de  quel  pays  est  venu  le  spo- 
lialeur,  la  muraille  indignée  porte  son  nom  odieux  ;  c'est  ainsi  que 
Pallas  reconnaissante  protège  la-  gloire  d'Elgin  ;  kà-bas  son  nom  , 
là-haut  son  ouvrage,  (jue  les  mêmes  honneurs  soient  ici  décernés 
nu  roi  des  Goths  et  au  pair  écossais.  Le  premier  fonda  son  droit  sur 
la  victoire;  le  second  n'eut  aucun  droit,  il  déroba  lâchement  ce  que 
de  moins  barbares  avaient  conquis.  Ainsi,  quand  le  lion  abandonne 
.son  sanglant  l'esli  n,  le  loup  arrive  après  lui  ;  puis  vien  l  le  lâche  chacal  ; 
les  premiers  se  sont  repus  de  la  chair  el  du  sang  de  la  victime,  le  der- 
nier, vil  esclave,  se  conlenle  de  ronger  tranquillement  les  os.  Ce- 
pendant les  dieux  sont  justes,  et  les  crimes  ne  restent  pas  impunis. 
Vois  ce  qu'Elgin  a  gagné  et  ce  qu'il  a  perdu  !  Un  autre  nom,  uni  au 
sien  {!),  déshonoremon  temple:  Dianedédaigned'éclairercet  endroit 
de  ses  rayons  !  Les  injures  de  Pallas  ne  sont  pas  restées  impunies, 
cl  Vénus  s'est  chargée  d'une  partie  de  sa  vengeance.  » 

La  déesse  se  tut  un  moment.  Alors  j'osai  répondre  et  j'essayéU 
de  calmer  le  ressentiment  qui  élincelail  dans  ses  yeux  :  «  Fille  de 
.lupiterl  au  nom  de  la  Grande-Bretagne  outragée,  permets  qu'un 
do  ses  fils  désavoue  un  tel  acte.  N'accuse  pas  l'Angleterre;  elle  ne 
le  reconnaît  pas  pour  son  enfant  ;  non,  Pallas-Alhônè,  ton  spolia- 
teur appartient  à  l'Ecosse.  Veux-tu  savoir  la  dilTérence  ?  Du  haut 
des  tours  de  Phylè,  regarde  la  Béolie...  noire  Béoiie  à  nous,  c'est  la 
Calédonie.  Je  le  sais  trop  bien,  sur  ce  pays  bâtard,  la  Sage.çse  n'eut 
jamais  d'empire  ;  sol  stérile  où  les  germes  semés  par  la  nature  res- 
tent stériles  ou  ne  produisent  que  des  fruits  avortés,  le  chardon 
qui  couvre  cette  terre  avare  est  l'emblème  de  tous  les  hommes  qui 
lui  doivent  le  jour  ;  terre  de  bassesses,  de  sophismes  et  de  broud- 
lards,  inaccessible  à  toute  influence  généreuse.  Chaque  brise  exha- 
lée de  ses  montagnes  brumeuses  ou  de  ses  froids  marécages  imprè- 
gne de  lourdes  vapeurs  tous  les  cerveaux  humides,  qui  se  déversent 
ensuite  au-dehors ,  fangeux  comme  leur  sol  et  froids  comme  leurs 
neiges  Mille  plans  conçus  par  l'étourderie  et  l'orgueil  dispersent  au 
loin  cette  race  spéculatrice.  A  l'est,  à  l'ouest,  ils  vont  partout,  ex- 
cepté au  nord,  en  quête  de  gains  illégitimes.  Ainsi,  maudits  soient 
le  jour  el  l'année  de  sa  venue  !  un  Picte  est  venu  ici  jouer  le  rôle  de 
voleur.  Cependant  la  Calôdonie  s'honore  dequelques  hommes  de  mé- 
rite, de  même  que  la  slupide  Béolie  adonné  le  jour  à  Pindare.  Puisse 
le  petit  nombre  de  ses  poêles  et  de  ses  braves,  citoyens  de  l'univers 
ri  vainqueurs  du  tombeau,  secouer  la  sordide  poussière  d'une  telle 
pairie  el  briller  parmi  les  enfants  des  climats  plus  heureux.  Jadis, 
dans  une  ville  coupable,  il  eût  suffi  de  dix  noms  pour  sauver  une 
race  infâme. 

—  Mortel,  reprit  la  vierge  aux  yeux  bleus,  je  veux  te  parler  en- 
core ;  tu  porteras  mes  décrets  à  ta  rive  natale.  Toute  déchue  que 
je  suis,  je  puis  encore  retirer  mes  inspirations  à  des  pays  tels  que 
le  tien  ,  el  ce  sera  là  ma  vengeance.  Ecoule  donc  en  silence  l'irré- 
vocable arrêt  de  Pallas  ;  écoute  et  crois ,  le  temps  révélera  le  reste. 

«  Ma  première  malédiction  tombera  sur  la  tête  de  l'auteur  de  ce 

(1)  Celui  d'une  personne  tiu'alors  on  appelait  lady  Elgin. 


forfait,  sur  lui  et  sur  toute  sa  posiérité.  Que  dans  ses  fils ,  slupides 
comme  leur  père  ,  on  ne  voie  i)as  luire  une  seule  étincelle  d'intelli- 
gence. Si  l'un  d'eux  s'avise  de  montrer  quelque  esprit  et  de  démen- 
tir la  race  paternelle  ,  c'est  un  bâtard^  issu  d'un  sang  plus  géné- 
reux. Qu'Elgin  continue  à  bavarder  avec  ses  artistes  mercenaires, 
el  que  les  éToges  de  la  sotlise  le  dédommagent  de  ma  haine.  Ils 
exalleront  longtemps  encore  le  goût  de  leur  patron  ,  lui  dont  l'in- 
slincl  le  plus  noble,  l'inslinct  natal,  est  de  vendre  le  fruit  de  ses 
vols,  et...  que  la  honte  inscrive  ce  jour  dans  ses  annales...  de  con- 
stituer riîtat  receleur  du  produit  de  ses  brigandages.  Cependant  le 
complaisant  Wesl ,  West,  ce  vieux  radoteur,  le  dernier  des  bar- 
bouilleurs de  l'Europe  et  le  meilleur  que  possède  l'Angleterre , 
viendra  de  sa  main  tremblante  retourner  chacun  de  ces  modèles, 
et  à  quaire-vingts  ans  il  reconnaîtra  en  face  d'eux  qu'il  n'est  qu'un 
écolier,  (^u'on  rassemble  tousles  boxeurs  de  Saint-tîilles,  afin  de 
comparer  la  nature  avec  l'art  !  Pendant  que  des  rusires  grossiers 
admirent  avec  un  étonnement  slupide  la  «  boutique  de  pierres  »  de 
Sa  Seigneurie,  on  verra  la  porte  encond)rée  par  la  foule  bruyante 
des  fats,  qui  viendront  y  flâner  ou  se  donner  des  airs  médilalifs, 
lorgner  ou  babiller.  Puis  mainte  vierge  languissanle  jettera  en 
soupirant  un  regard  curieux  sur  les  statues  gigantesques;  affectant 
de  promener  dans  la  salle  un  coup  d'œil  disirait,  elle  ne  remarque 
pasmoins  les  larges  épaules  et  les  formes  puissantes,  déplore  la 
différence  de  ce  qui  fut  à  ce  qui  est,  el  s'écrie  :  «  Ces  Grecs  étaient 
vraiment  fort  bien  1  »  et  comparant  tout  bas  ces  hommcs-là  avec 
ceux  qui  l'entourent,  elle  envie  à  La'is  les  pelils-maîlres  de  l'Alli- 
que.  Quand  une  moderne  beauté  trouvera-t-elle  de  pareils  adora- 
teurs? Hélas!  il  s'en  faut  que  sir  Henry  soit  un  Hercule!  Et 
enfin,  au  milieu  de  la  foule  ébahie,  il  se  trouvera  peut-èire  un 
spectateur  honnête  qui,  regardant  en  silence  ces  nobles  débris  avec 
douleur  et  indignation,  admirera  l'objet  volé  en  abhorrant  le  vo- 
leur. Oh  I  nue  s' acharnant  à  sa  vie  et  ne  pardonnant  pas  même  à  sa 
poussière,  la  haine  soit  le  prix  de  sa  rapacité  sacrilège!  Que  la  ven- 
geance qui  le  suivra  par-delà  le  tombeau  enchaîne  son  nom  à  ce- 
lui de  l'insensé  incendiaire  d'Ephèse  ;  Erostrale,  Elgin;  brilleront 
ensemble  dans  les  pages  brûlantes  de  la  satire  :  une  égale  malédic- 
tion attend  les  deux  grands  coupables,  dont  le  dernier  peut-être  est 
plus  infâme  que  son  devancier. 

«  Qu'il  reste  donc  debout  dans  les  siècles  à  venir,  immobile  statue, 
sur  le  piédestal  du  mépris.  Mais  ce  n'est  pas  lui  seul  que  doit  at- 
teindre ma  vengeance;  elle  s'étendra  sur  l'avenir  de  la  patrie,  dont 
ce  monstre  n'a  fait  qu'imiter  les  exemples.  Vois  la  llamme  qui  s'é- 
lève du  sein  de  la  Baltique,  et  ce  vieil  allié  qui  maudit  une  attaque 
psrfide.  Pallas  n'a  pas  prêté  son  aide  à  de  tels  forfaits,  elle  n'a  pas 
rompu  le  pacte  qu'elle-même  avait  sanctionné.  Elle  s'éloigna  de 
ces  conseils  coupables,  de  ce  combat  déloyal  ;  mais  elle  laissa  der- 
rière elle  son  égide  à  la  tête  de  Gorgone,  don  fatal  qui  pétrifia  tous 
vos  amis,  et  grâce  auquel  Albion  resta  seule  au  milieu  de  la  haine 
universelle. 

«  Regarde  l'Orient,  où  les  fils  basanés  du  Gange  ébranlent  dans 
ses  fondements  votre  tyrannique  empire.  Vois  !  la  rébellion  lève 
sa  tête  sinistre,  et  la  Némésis  de  l'Inde  s'apprête  à  venger  ses  fils 
iiumolés  :  elle  veut  que  l'Jndus  roule  des  oncles  sanglantes  ;  car  elle 
réclame  du  Nord  une  longue  dette  de  sang.  Ainsi  puissiez-vous  pé- 
rir tous!...  Quand  Pallas  vous  donna  vos  privilèges  d'hommes  li- 
bres, elle  vous  interdit  de  faire  des  esclaves. 

«  Contemple  maintenant  l'Espagne  telle  que  les  Anglais  l'ont 
faite...  Elle  presse  la  main  qu'elle  abhorre  ;  elle  la  presse  pour- 
tant, et  vous  repousse  des  portes  de  ses  villes.  J'en  atteste  Barossal 
elle  peut  nous  dire  à  quelle  patrie  appartenaient  les  braves  qui  ont 
comballu  et  qui  sont  morts  dans  ses  plaines.  Il  est  vrai  que  la  Lu- 
silanie,  fidèle  et  généreuse  alliée,  fournit  quelques  combattants  et 
parfois  quelques  fuyards.  0  champs  glorieux  !  bravement  vaincu 
par  la  famine ,  pour  la  première  fois  le  Français  recule ,  et  tout  est 
dit  ;  mais  Pallas  vous  a-t-elle  appris  qu'une  retraite  de  l'ennemi  est 
unecompef^alion  suffisante  pour  trois  longues  olympiades  de  revers? 

«  Enfin,  jette  les  yeux  à  l'intérieur.  C'est  un  spectacle,  ô  Anglais! 
sur  lequel  vous  n'aimez  point  à  fixer  vos  regards.  Vous  y  trouvez 
le  farouche  sourire  du  désespoir  ;  la  tristesse  habite  votre  métro- 
pole. En  vain  l'orgie  y  fait  entendre  ses  hurlements,  la  lamine  y 
tombe  épuisée  et  le  brigandage  y  rôde  en  poursuivant  sa  proie. 
Chacun  y  déplore  des  perles  plus  ou  moins  grandes  ;  l'avare  ns  re- 
doute plus  rien,  car  on  ne  lui  a  rien  laissé  à  perdre.  Bienheureux  pa- 
jiier-monnaie  I  qui  osera  chanter  tes  louanges?  Il  pèse  comme  un 
plomb  fatal  sur  les  ailes  fatiguées  de  la  corruption  ;  cependant  Pallas 
a  tiré  par  l'oreille  chaque  premier  ministre,  mais  ils  ne  daignent 
écouler  ni  les  dieux  ni  les  hommes.  Un  seul,  rougissant  de  voir 
l'Etat  en  faillite,  invoque  le  secours  de  Pallas...  mais  il  l'invoque 
trop  tard  ;  il  raffole  d'un  fat  et  s'humilie  devant  ce  Mentor,  qui  ja- 
mais n'eut  rien  de  commun  avec  Minerve.  Enfin,  le  sénal  entend 
la  voix  de  cet  homme  qui  n'avait  jamais  parlé  devant  lui,  présomp- 
tueux naguère,  purement  absurde  aujourd'hui.  Ainsi  l'on  vit  autre- 
fois la  sage  nation  des  grenouilles  jurer  foi  et  obéissance  au  roi 
Soliveau  :  l'Angleterre  a  fait  choix  de  ce  noble  crétin,  comnie  jadis 
l'Egypte  prit  un  oguon  pour  dieu. 


270 


ij:s  vi:ii,Li:t;s  Liiri:iiAii;i:s  ii,i,i;srKia:s. 


0  Adieu  I  jouissez  îles  iiiotncnis  qui  vcius  rcslent  ;  t^lrciRnez  I'oni- 
htr  lie  vdlrc  puissance  t'vuiiouie  ;  incililc/.  sur  ri'crouleiuent  dc  vos 
ppijets  les  plus  cliers  ;  voire  force  n'csl  plus  qu'un  mol,  voire  fac- 
life  opulenre  un  rt'vc.  II  est  parli,  ccl  or  (pic  vous  enviail  l'univers, 
el  le  peu  qui  vous  en  rcslu  des  pirates  en  Iraliqucnl.  I.cs  guerriers 
auloiuales  aciielés  en  lout  pajs  ne  viennent  plus  s'enrôler  en  foule 
dans  vos  rangs  mercenaires.  Sur  le  quai  désert ,  le  marchand  oisif 
contemple  tristement  ses  ballots,  qu'aucun  na\ire  ne>ient  chercher; 
ou  \oil  revenir  les  marchandises  (|ui,  repousst^es  par  l'étranger, 
vont  pourrir  sur  la  rive  encombrée.  L'artisan  atTame  brise  son  mé- 
tier qui  se  rouille,  et  son  désespoir  s'apprfttc  h  lutter  conire  une 
catastrophe  inuninente.  Dans  le  sénat  de  cet  Ktat  qui  s'affaisse , 
qu'on  me  montre  riiomme  dont  les  conseils  ont  quelque  poids; 
non,  il  n'est  plus  une  seule  voix  puissante  dans  celle  enceinte  où 
régna  la  parole.  Les  faclions  même  n'ont  plus  de  succès  ilans  ce 
navs  où  elles  dominaient  tour-h-lour;  et  cependant  des  sectes  riva- 
les bouleversent  cette  île  sœur  de  t'Angleterre,  et  d'une  main  fana- 
tique, chacune  à  son  tour  y  allume  la  llamnic  des  bûchers. 

«  C'en  est  fait,  tout  est  dit  ;  puisque  l'allits  vous  avertit  en  vain, 
les  furies  vont  saisir  le  sceptre  qu'elle  abdique;  elles  promèneront 
sur  tout  le  royaume  leurs  torches  embrasées,  et  leurs  mains  farou- 
ches déchireront  ses  entrailles.  Mais  il  reste  encore  à  franchir  une 
crise  convulsive  :  la  Gaule  doit  pleurer  encore  avant  qu'Albion 
poric  ses  chaînes.  La  pompe  et  les  étendards  de  la  guerre ,  l'éclat 
des  légions  ,  ces  brillants  uniformes  auxquels  sourit  la  sévère  Bel- 
lone  ;  les  sons  cuivrés  du  clairon,  le  roulement  belliqueux  du  tam- 
bour, qui  de  loin  défie  l'ennemi  ;  l'impétuosité  du  héros  qui  s'élance 
à  la  voix  dc  son  pays,  la  ploire  qui  consacre  sa  mort:  tout  cela 
enivre  un  jeune  cœur  de  délices  imaginaires,  et  lui  fait  anticiper 
sur  le  moment  où  il  pourra  s'enivrera  son  tour  de  la  joie  des  ba- 
tailles. Mais  apprends  ce  que  peut-être  lu  ignores  :  ils  sont  à  bon 
marché  les  lauriers  qui  ne  coulent  que  la  mori;  ce  n'est  pas  dans 
le  combat  que  le  carnage  se  délecte  le  p'us ,  un  jour  de  bataille  est 
son  jour  de  merci;  mais  quand  la  victoire  a  prononcé,  quand  le 
terrain  est  conquis  tout  inondé  de  sang  :  c'est  alors  que  son  heure 
est  venue.  Vous  ne  connaissez  encore  que  de  nom  .ces  exploits  les 
plus  réels  :  les  paysans  massacrés,  les  femmes  déshonorées,  les  de- 
meures livrées  au  pillage,  les  moissons  détruites  :  soulfranccs  bien 
dures  pour  des  finies  indépendantes.  De  quel  œil  vos  bourgeois  fu- 
gitifs verront-ils  ,  des  collines  lointaines,  l'incendie  dévorer  leurs 
villes,  et  des  colonnes  de  flarauies  jeter  sur  la  Tamise  épouvantée 
leurs  rougeAtres  relicts?  Ne  t'en  indigne  pas,  Albion  ;  car  elle  t'ap- 
f)arlenait  la  torche  qui,  des  bords  du  Tage  à  ceux  du  Rhin ,  alluma 
dc  semblables  bûchers.  Le  jour  où  ces  calamités  viendront  fondre 
sur  les  rivages  maudits,  cherche  dans  ton  cœur  si  d'aulrcs  plus  que 
toi  les  avaiint  méritées.  Sang  pour  sang,  c'est  la  lui  du  ciel  et  de 
la  lerre;  et  (lui  a  suscité  la  querelle  doit  vainement  en  regretter  les 
suites.  » 

FIN    DK    LA    UALKDICTION    DE    UINEHVË. 


LE    VAMPIRE. 


FRAGMENT    (EN    PftOSE)    COMPOSÉ     EN     1816. 


Dans  l'année  17...,  ayant  formé  le  projet  d'un  voyage  dans  des 
contrées  jusqu'alors  peu  fréquentées  des  tourisles.je  partis,  aceom- 
pagné  d'un  ami,  que  je  désignerai  sous  le  nom  d'Auguste  Darvell. 
Il  avait  quelques  années  de  plus  que  moi;  c'était  un  homme  d'une 
fortune  considérable  et  d'une  ancienne  famille  ,  avantages  que  ses 
talents  remarquables  l'empêchaient  de  mettre  ou  trop  haut  ou  trop 
bas.  Certaines  circonstances  de  sa  vie  privée  avaient  attiré  sur  lui 
mon  attention  et  m'avaient  môme  inspiré  à  son  égard  une  estime 
que  ne  pouvaient  étouffer  ni  la  réserve  de  ses  manières,  ni  certaine 
agitation  qu'il  manifestait  et  qui  semblait  parfois  toucher  aux  limi- 
tes de  la  folie. 

J'étais  entré  de  bonne  heure  dans  le  monde  ,  mais  mon  intimité 
avec  lui  était  dune  date  récente  ;  nous  avions  été  élevés  aux  mêmes 
écoles  et  dans  la  môme  université,  mais  il  en  était  sorti  avant  moi, 
et  se  trouvait  déjà  parfaitement  initié  aux  mystères  de  ce  qu'on  ap- 
pelle la  société,  que  j'en  élais  encore  à  mon  noviciat.  Sur  les  bancs 
du  collège  j'avais  déjà  entendu  beaucoup  parler  de  Darvell,  et  bien 
que  dans  ce  qu'on  disait  de  lui  je  trouvasse  des  contradictions  in- 
conciliables, il  m'était  cependant  facile  de  voir  qu'au  total  c'était 


un  homme  supérieur,  i|ui ,  en  prenant  tout  le  soin  possilile  pour 
n'être  point  remarqué,  n'en  restait  pas  moins  remarquable.  l'Iiio 
lard,  j'avais  cultivé  sa  connais.sance  cl  brigué  son  amitié;  mais  ci- 
ilernier  point  paraissait  difficile  à  obtenir  :  quelles  que  puisenl  avoii 
été  ses  affections,  elles  semblaient  maintenant  les  unes  iteintcs.  le 
autres  concentrées.  J'avais  eu  fréquemment  l'occasion  d'observer 
qu'il  sentait  vivement  et  que,  capable  dc  dominer  ses  sentimcnlji ,  il 
ne  l'était  pas  de  lesdérober  entièrement  à  l'observation.  'Toutefois,  il 
savait  donner  à  une  passion  l'apparence  d'une  autre  ,  de  sorte  qu'il 
était  difficile  de  démêler  ce  qui  se  passait  en  lui;  et  l'expression  dc 
ses  traits  variait  si  rapiilement  qu'on  eût  tenté  .sans  succès  de  re- 
monter à  la  source  de  ses  émotions.  Il  était  évidemment  en  proie  h 
quelque  chagrin  incurable  ;  mais  si  ce  chagrin  provenait  de  l'am- 
bition, de  l'amour,  du  remords,  du  regret  ou  de  plusieurs  de  ces 
causes  réunies,  ou  simplement  d'un  tempérament  maladif,  c'est 
ce  que  je  ne  pus  découvrir.  Là  où  il  y  a  mystère,  on  suppose  géné- 
ralementle  mal.  Eh  bieni  je  ne  sais  comment  cela  se  faisait  ;  il  y 
avait  certainement  en  lui  quelque  chose  de  mystérieux,  et  cependant 
je  répugnais  à  croire  qu'il  y  eût  quelque  chose  à  blâmer. 

Mes  a^'ances  étaient  reçues  avec  beaucoup  de  froideur;  mais  j'é- 
tais jeune,  peu  facile  à  décourager,  et  h  la  fin  je  réussis  à  établir 
entre  nous,  à  un  certain  degré,  ces  relations  banales,  cette  con- 
fiance qui  se  borne  aux  choses  de  tous  les  jours,  créée  et  cimentée 
par  la  similitude  des  occupations  et  la  fréquence  des  occasions  de 
rencontre,  rapports  qui  s'appellent  intimité  ou  amitié,  selon  les 
idées  qu'on  attache  à  ces  lermes. 

Darvell  avait  déjà  beaucoup  voyagé  ,  et  ce  fut  à  lui  que  je  m'a- 
dressai pour  les  renseignements  nécessaires  à  l'accomplisscinent  dc 
mon  projet.  Je  désirais  secrètement  qu'il  consentit  à  m'accompa- 
gner.  C'était  aussi  une  espérance  plausible,  fondée  sur  la  sonil)rc 
agitation  que  j'avais  observée  en  lui,  sur  l'animalion  avec  laquelle 
il  parlait  des  succès  de  la  vie  aventureuse  et  sur  son  apparente  in- 
différence quant  à  tout  ce  qui  concerne  l'existence  casanière.  Je  mis 
d'abord  ce  désirien  avant  d'une  manière  détournée  ;  puis  je  l'expri- 
inai  formellement.  Sa  réponse,  bien  que  prévue  en  partie,  me  causa 
toute  la  joie  de  la  surprise...  il  consentait;  et  après  les  arrangements 
nécessaires,  nous  commençâmes  nos  voyages. 

Après  avoir  parcouru  diverses  contrées  du  midi  de  l'Europe,  nous 
nous  dirigeâmes  vers  l'Orient,  notre  destination  primitive,  et  ce  fui 
à  noire  arrivée  dans  ces  régions  qu'arriva  l'incident  qui  fait  le  sujet 
de  cette  histoire. 

D'ajirès  tout  son  extérieur,  Darvell  devait  avoir  été  dans  sa  jeu- 
nesse extrêmement  robuste;  mais  depuis  quelque  temps  sa  consti- 
tulion  s'était  graduellement  altérée  ,  sans  qu'on  vît  en  lui  les  sym- 
jilômes  d'une  maladie  déterminée.  Il  n'avait  ni  toux  ni  autres  signes 
de  consomption  :  pourtant  il  s'affaiblissait  de  jour  en  jour.  Tem- 
pérant d'habitude,  il  ne  se  refusait  point  aux  fatigues  et  ne  s'en 
plaignait  jamais.  Il  devenait  de  plus  en  plus  silencieux  et  sujet  aux 
insomnies  ;  enfin  l'altération  de  sa  santé  devint  telle  que  j'en  lus 
tout-à-fait  alarmé  pour  sa  vie. 

A  notre  arrivée  à  Smyrne,  nous  avions  projeté  une  excursion  aux 
ruines  d'Ephèse  et  de  Sardes;  j'essayai  de  l'en  dissuader,  tant  que 
sa  santé  ne  serait  point  rétablie...  mais  ce  fut  en  vain.  On  voyait 
sur  son  esprit  je  ne  sais  quel  poids,  dans  ses  manières,  je  ne  sais 
quelle  solennité  qui  s'accordait  peu  avec  son  empressement  à  faire 
celle  partie  de  plaisir,  peu  convenable,  selon  moi,  pour  un  valétu- 
dinaire. Nous  partîmes,  accompagnés  seulement  d'un  chameau  et 
d'un  janissaire. 

Ayant  laissé  derrière  nous  les  campagnes  fertiles  de  Smyrne,  nous 
étions  parvcnusà  moitié  chemin,  et  nous  entrions  dans  ces  lieux  sau- 
vages et  déserts  qui.  à  travers  les  marais  et  les  défilés,  conduisent  aux 
quelques  huiles  assises  sur  les  ruines  :  triples  ruines  du  temple  de 
Diane,  des  églises  chrétiennes  et  même  des  mosquées  turques.  Là, 
l'affai-ssement  rapide  des  forces  de  mon  compagnon  de  voyage  nous 
obligea  de  faire  halte  dans  un  cimetière  turc  dont  les  tombes  sur- 
montées de  lurbans  formaient  le  seul  indice  dc  l'existence  humaine 
qui  eût  subsisté  dans  ce  désert.  Nous  avions  laissé  à  quelques  heures 
derrière  nous  le  seul  caravansérail  que  nous  eussions  rencontré.  On 
n'apercevait  nulle  part  le  moindre  vestige  de  village  ou  même  de 
chaumière,  et  «  la  cité  des  morls  «  semblait  le  seul  asile  offert  à 
mon  malheureux  .irai  qui  bientôt  serait  sans  doute  le  dernier  de  ses 
habitants. 

Je  cherchai  autour  de  moi  une  place  où  il  pût  reposer  convena- 
blement. Contrairement  à  la  disposition  ordinaire  des  cimetières 
niahométans,  celui-ci  n'avait  que  des  cyprès  peu  nombreux  et  sé- 
parés par  de  grands  intervalles:  les  tombes  étaient  pour  la  plupart 
mutilées  ou  consumées  par  le  temps.  Sur  l'une  des  plus  considera- 
bles dc  ces  ])ierrc3  et  à  l'abri  d'un  des  cyprès  les  plus  beaux,  nous 
plaçâmes  Darvell  qui  se  soutenait  avec  peine  ,  à  moitié  assis  et  à 
moitié  couché.  H  demanda  de  l'eau  :  je  doutais  qu'on  en  |iùt  trouver; 
mais  je  me  préparaiàen  aller  chercher  avec  unsenlimentdecrainle 
et  de  découragement.  Il  me  fit  signe  de  rester,  et,  se  tournant  vers 
Suleiman,  notre  janissaire,  .nssisàcoté  de  nous,  ellumant  sa  pipe  le 
plus  paisiblement  du  monde,  il  lui  dit  :  Sulriman,  rerbaiiasii  appor- 
lez-uiui  de  I  eau).  Puis,  il  décrivit  avec  les  plus  grands  détails  l'endroit 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


2Ï7 


où  l'on  en  pourrait  trouver  :  c'était  un  petit  puits  pour  les  chameaux, 
à  quelques  centaines  de  pas  sur  la  droite.  Le  janissaire  obéit. 
«  Comment  savez-vouscela?  dis-je  h  Darvell. 

—  D'après  la  nature  du  lieu  où  nous  nous  trouvons,  répondit-il: 
vous  devez  voir  que  cet  endroit  a  été  autrefois  habité,  et  il  n'aurait 
pu  l'ôlre  sans  eau.  D'ailleurs,  j'ai  déjà  visité  ce  canton. 

—  Vous  l'avez  déjà  visité?  comment  se  fait-il  que  vous  ne  m'en 
ayez  pas  parlé?  Et  que  pouviez-vous  faire  dansun  lieu  où  personne 
ne  resterait  un  moment  sans  y  être  obligé?  » 

A  cette  question,  je  ne  reçus  point  de  réponse.  En  ce  moment 
vSuleiman  revint  avec  l'eau  ,  laissant  le  chameau  et  les  chevaux  à  la 
fontaine.  Lorsque  Darvell  eut  étanché  sa  soif,  il  parut  se  ranimer  un 
instant,  et  j'espérai  que  nous  pourrions  poursuivre  noire  roule  ou 
du  moins  revenir  sur  nos  pas,  et  j'ouvris  ce  dernier  avis.  Il  garda 
le  silence  et  sembla  recueillir  ses  forces  et  ses  idées  ;  puis  il  dit  : 

«  C'est  ici  le  terme  de  mon  voyage  et  de  ma  vie.  Je  suis  venu  ici 
pour  mourir;  mais  j'ai  à  vous  faire  une  demande,  un  commande- 
ment :  car  tel  doit  être  le  caractère  de  mes  suprêmes  paroles 

Obéirez-vous  ? 

—  Sans  nul  doute  ;  mais  ayez  meilleur  espoir. 

—  Je  n'ai  d'espoir,  de  désir  que  celui-ci...  Cachez  mamorl  àtoute 
créature  humaine. 

—  J'espère  que  la  chose  ne  sera  pas  nécessaire  ;  vous  vous  réta- 
blirez, et... 

—  Silence!  il  en  doit  être  ainsi;  prometloz-le  I 

—  Je  le  promels. 

—  Jurez-le  par  tout  ce  qui...  (ici  il  me  dicta  le  serment  le  plus 
solennel). 

—  Il  n'est  pas  besoin  de  celle  formule;  j'accomplirai  votre  de- 
mande ;  et  douter  de  moi,  ce  serait... 

—  11  n'en  peut  être  autrement-;  il  faut  que  vous  juriez.  » 

Je  fis  le  serment  :  ma  complaisance  parut  le  soulager.  11  ola  de 
son  doigt  un  anneau,  sur  lequel  étaient  gravés  des  caractères  ara- 
bes, et  me  le  présenta  en  continuant  ainsi  : 

«  I  e  neuvième  jour  d'un  mois,  à  midi  précis  (n'importe  le  mois  , 
mais  le  jour  est  de  rigueur),  vous  jeUerez  cet  anneau  dans  les 
souri-es  salées  de  la  baie  d'Eleusis.  Le  jour  suivant  à  la  même 
heure,  vous  vous  rendrez  au  milieu  des  ruines  du  temple  de  Gérés, 
el  vous  y  attendrez  une  heure. 

—  Pourquoi? 

—  Vous  le  verrez. 

—  Le  neuvième  jour  du  mois,  dites-vous  ? 

—  Le  neuvième.  » 

Comme  je  lui  faisais  observer  que  nous  étions  maintenant  au 
neuvième  jour  du  mois,  sa  physionomie  s'altéra  etilcessade  parler. 
Au  moment  où  il  se  couchait  lout-à-fait,  dans  un  état  de  faiblesse 
évidemment  croissant ,  une  cigogne,  tenant  un  serpent  dans  son 
bec,  vint  se  percher  sur  une  tombe  à  quelques  pas  de  nous,  et,  sans 
dévorer  sa  proie,  parut  nous  considérer  attentivement.  Je  ne  sais  quelle 
idée  me  dit  de  la  chasser;  mais  cette  tentative  fut  inutile  :  elle  dé- 
crivit quelques  cercles  dans  l'air,  et  s'abattit  précisément  au  même 
endroit,  Darvell  me  la  montra  du  doigt  et  sourit.  Il  parla...  je  ne 
sais  si  ce  fut  à  lui-même  ou  à  moi-même...  mais  je  n'entendis  que 
ces  paroles. 

((  C'est  bien  ! 

—  Qu'est-ce  qui  est  bien  ?  Que  voulez-vous  dire? 

—  il  n'importe! Il  faudra  m'enterrer  Ici,  ce  soir,  à  l'endroit 

même  où  cet  oiseau  est  maintenant  posé.  Vous  connaissez  le  reste 
de  mes  volontés.  » 

Alors  il  me  donna  différentes  instructions  sur  les  moyens  les 
plus  efficaces  de  cacher  sa  mort.  Après  qu'il  eut  terminé  il  ajouta  : 
«  Vous  voyez  cet  oiseau? 

—  Certainement. 

—  Et  le  serpent  qui  se  débat  dans  son  bec  ? 

—  Sans  doute.  Il  n'y  a  là  rien  d'extraordinaire.  C'est  sa  proie  na- 
turelle ;  mais  il  est  étrange  qu'il  ne  la  dévore  pas. 

— 11  n'est  pas  temps  encore,  »  répondil-il  d'une  voix  faible  et  avec 
un  sourire  lugubre. 

Pendant  qu'il  parlait,  la  cigogne  s'envola.  Mes  yeux  la  suivirent 
un  moment,  à  peine  le  temps  nécessaire  pour  compter  ju,squ'àdix. 
.le  sentis  le  poids  de  Darvell  devenir  plus  lourd  sur  mon  épaule  ,  et 
m'étant  retourné  pour  jeter  un  regard  sur  son  visage,  je  m'aperçus 
qu'il  était  mort.  Je  fus  saisi  d'un  mouvement  étrange  à  ce  soudain 
dénoùment,  dont  il  ne  me  fut  bientôt  plus  possible  de  douter.  En 
quelques  moments  son  visage  devint  presque  noir.  J'aurais  attribué 
au  poison  un  changement  aussi  rapide,  s'il  avait  pu  en  prendre  à 
mon  insu.  Le  jour  était  sur  son  déclin;  le  corps  se  décomposait  ra- 
pidement et  il  ne  restait  plus  qu'à  remplir  le  vœu  du  mourant.  A 
l'aide  de  l'yatagan  de  Suleiman  et  de  mon  propre  sabre,  nous  creu- 
sâmes une  fosse  à  l'endroit  indiqué  par  Darvell.  La  terre  était  facile 
à  remuer,  ayant  déjà  reçu  la  dépouille  de  quelque  musulman.  Nous 
creusâmes  aussi  pnifundement  que  le  temps  nous  le  permettait,  et 
rejetant  la  terre  aride  sur  tout  ce  qui  restait  de  l'être  singulier  que 
«ous  venions  de  perdre,  nous  coupâmes  quelques  carrés  de  gazon 


dans  le  sol  un  peu  moins  stérile  qui  nous  entourait,  et  les  plaçâmes 
sur  la  tombe. 
Entre  l'étonnement  et  la  douleur,  j'étais  sans  larmes 


FIN  DU  FRAGMENT  DU  VAMPIRE. 


POESIES  DIVERSES. 


(Suile.) 


Heu!  quanto  minus  est  cum  reliquis  versnri,  (|iiam 
tni  meminisse  (1)  !  Shenstone. 

Tu  n'es  donc  plus ,  loi  qu'on  vit  si  jeune  et  si  belle,  avec  des  for- 
mes si  suaves,  des  charmes  si  rares,  trop  tôt  rendus  à  la  terre  !  Bien 
que  peut-être  la  foule  marche  insouciante  et  joyeuse  sur  le  gazon 
qui  te  recouvre  ,  il  est  des  yeux  qui  ne  pourraient  se  fixer  un  seul 
instant  sur  cette  tombe. 

Je  ne  demanderai  pas  où  tu  reposes,  je  ne  regarderai  pas  la  place; 
qu'il  y  croisse  des  fleurs  ou  des  herbes  parasites,  je  ne  les  verrai 
pas.  Je  le  sais,  et  c'est  assez  pour  moi  :  toul  ce  que  j'ai  aimé  ,  tout 
ce  que  je  devais  aimer  longtemps  encore,  pouVrit  comme  l'argile  la 
plus  vulgaire;  je  n'ai  pas  besoin  qu'une  pierre  me  dise  que  l'objet 
de  tant  d'amour  n'était  que  néant. 

Et  pourtant ,  jusqu'à  la  fin  ma  tendresse  fut  aussi  fervente  que  la 
tienne,  loi  que  le  passé  n'a  point  vue  changer,  el  qui  ne  peux  plus 
changer  maintenant.  Une  fois  que  le  sceau  de  la  mort  a  sanctifié 
l'amour,  l'âge  ne  peut  le  refroidir,  un  rival  l'enlever,  l'imposture  le 
désavouer;  el  tu  ne  peux  plus  voir  en  moi  de  torts,  de  fautes  ou 
d'inconstance. 

Les  beaux  jours  de  la  \w  ont  été  partagés  entre  nous;  les  jours 
mauvais  demeurent  à  moi  seul.  Le  soleil  qui  vivifie,  lorage  qui 
gronde,  tout  cela  n'est  plus  rien  pour  loi.  Le  silence  de  ce  sommeil 
sans  rêves,  je  l'envie  Irop  pour  le  déplorer;  et  je  ne  me  plaindrai 
jias  que  la  mort  ail  ravi  tout  d'un  coup  ces  charmes  dont  peut-être 
j'eusse  suivi  le  lent  dépérissement. 

La  fleur  la  plus  brillante  a  le  plus  court  destin;  si  elle  n'est  point 
détachée  de  sa  tige  dans  l'éclat,  de  sa  beauté,  ses  pétales  tombent 
l'un  après  l'autre;  et  c'est  un  spectacle  moins  douloureux  de  la  voir 
cueillir  aujourd'hui  que  de  la  regarder  demain  se  flétrir  et  s'effeuiller 
lentement.  Nul  œil  mortel  ne  peut  suivre  sans  déplaisir  le  passage 
de  la  beauté  à  la  laideur. 

Je  ne  sais  si  j'aurais  pu  supporter  la  vue  du  déclin  de  les  char- 
mes; la  nuit  eût  été  plus  soml)re  après  une  telle  aurore.  Mai'.';  le 
jour  s'est  passé  sans  un  nuage,  et  lu  fus  belle  jusqu'à  la  fin  ;  tu  t'es 
éteinte,  et  non  flétrie,  comme  ces  étoiles  détachées  des  cieux,  qui 
ne  sont  jam.ais  plus  brillantes  que  dans  leur  chute. 

Si  je  pouvais  pleurer  comme  je  pleurais  autrefois,  mes  larmes 
couleraient  en  pensant  que  je  n'étais  pas  à  ton  chevet  pour  te  veiller 
à  tes  derniers  moments,  pour  contempler  (ô  tendresse!)  tes  traits 
si  doux  et  si  purs,  pour  te  serrer  affectueusement  dans  mes  bras, 
pour  soutenir  la  tète  mourante,  pour  le  témoigner,  bien  qu'inuli- 
Icmenl,  cet  amour  que  ni  toi  ni  moi  ne  devons  plus  éprouver. 

Bien  que  tu  m'aies  laissé  libre  parmi  les  objets  les  plus  doux  que 
la  terre  garde  encore,  les  posséder  tous  serait  un  bonheur  moin- 
dre que  ton  seul  souvenir!  Tout  ce  qui  de  toi  ne  pouvait  mourir,  du 
sein  de  l'éternité  terrible  el  sombre,  tout  cela  revient  à  moi  ;  et  rien 
n'égale  mon  amour  pour  la  morte,  si  ce  n'est  l'amour  que  j'eus  pour 
la  vivante. 


Si  parfois,  dans  les  habitations  des  hommes,  ton  image  disparaît 
de  mon  cœur,  ton  ombre  adorée  se  présente  à  moi  dans  la  solitude  : 

(1)  Oh!  coml)iiMi  il  est  moins  dous  de  converser  avec  les  autres  que  de 
ie  souvenir  de  toi! 


278 


LBS  VEILLÉES  LITTKUAIRBS  ILLDSTHËRS. 


h  relic  houro  iln  Iri.MoMO  cl  do  silence,  j'évoque  Ion  sou\ciiir,  cl  ma 
ilniilour  jM'iil  l'vlialiT  I'll  sccTcl  iine|ilainlccii'lic''i;  ii  lnus  Ii-r  rcpariU. 

Olil  |iuriloiine,  si  pour  iii\  inomcnl  j'aienrtle  nu  nioiidi!  une 
pciisi'c  <|iii  l'apparliciil  l')Ul  entière;  si,  Imil  en  nn'  rondainn.'inl 
nioi-nit^Die  ,  je  senildi'  sourire,  el  parais  iiiliilMe  h  la  mémoire!  Ne 
crois  pas  qu'elle  me  soil  moins  ilirre ,  parce  (|ue  je  parais  (,'émir 
moins;  je  ne  voudrait  pas  que  des  itxta  vulgaires  enteudisscnl  un 
Kcul  des  soupii-s  qui  ne  .sunt  adrcs.sé8  qu'à  toi. 

Si  j  effleure  la  coupe  joyeuse,  ce  n'est  pas  pour  bannir  mes  cha- 
grins; elle  devrait  cuutunir  un  breuvage  plus  puisëanl,  la  coupe 
d'oubli  destinée  au  désespoir,  yuand  niAnie  l'onde  du  Lélhé  me  se- 
rait offerte  ])our  affranchir  mon  flme  de  ses  orageuses  visions,  je 
brisi'rais  conlre  lerre  la  coupe  délicieuse  ,  si  elle  devait  l'enlever  une 
.seule  de  nies  |ieilsè«>. 

Car  si  lu  élais  bannie  de  Diuli  (Lme.  qui  puiirrailcnreni|)lir  le  vide? 
l'A  i|iii  nslerail  ici-bas  pour  honorer  ton  urne  abandonnée?  Non  , 
non  ,  ma  douleur  s'enorgueillil  de  remplir  ce  cher  el  dernier  devoir; 
dili  le  resie  des  hommes  l'oublier,  c'est  îi  moi  de  garder  ton  sou- 
venir. 

Va  ,  je  sais  bien  que  lu  en  aurai.s  fait  autant  pour  celui  que  nul 
maiiilenani  ne  doit  pleurera  son  dépari  de  celle  terre,  où  il  n'était 
aimé  que  de  loi  seule.  Hélas!  je  sens  (juc  la  tendresse  était  un  bien- 
fait qui  ne  m'élail  pas  destiné;  lu  ressemblais  trop  à  une  vision  des 
cicu.\  pour  qu'un  terrestre  amour  pilt  te  mériter. 


LA   CORNALINE    BRISEE   (1812)    (1). 

Image  d'un  cœur  malheureux  I  se  peut -il  que  lu  le  sois  ainsi 
hriséti!  Tanl  d'années  di;  sollicitude  pour  ton  ancien  maître  cl  pour 
loi  mil  elles  donc  élé  employées  en  vain  ? 

Mais  eliaeiin  de  les  fragments  est  précieux  pour  moi,  cl  la  moin- 
dre parcelle  m'csl  chère;  car  celui  qui  le  porta  sait  que  lu  es  un 
llilèie  emblème  de  son  propre  cœur. 


A    UNE    FEMME. 

Que  je  me  souvienne  de  toil  que  je  m'en  souvienne!  Oui,  tant 
ipie  le  Lélhé  n'aura  point  éteint  le  llambeau  brûlant  de  ma  vie, 
mu  honte  et  mes  remords  remonteront  vers  toi  et  te  poursuivroul 
l'omme  les  rêves  <le  la  lièvre. 

Que  je  me  souvienne  de  toi!  oui,  n'en  doute  pas  :  et  ton  époux 
non  plus  ne  t'oubliera  pas,  toi  qui  fus  pour  lui  une  femme  periide 
et  pour  moi  un  démon. 


O  Tempsidont  l'aile  capricieuse,  tantôt  lente,  tanlôt  rapide,  em- 
porte les  heures  changeantes;  qui ,  suivant  les  pas  tardifs  de  noire 
lii\er  ou  la  fuite  agile  de  notre  printemps,  nous  traînes  ou  nous 
lavis  vers  la  mort. 

Je  le  salue!  loi  qui  me  prodiguas  Ji  ma  naissance  ces  dons  appré- 
ciés de  tous  ceux  qui  t'appréiient  ;  ton  poids  me  semble  moins  pe- 
sant depuis  que  je  suis  seul  h  le  porter. 

Je  ne  voudrais  |ias  qu'un  canir  aimant  prit  sa  part  des  jours  amers 
que  lu  m'as  fails;  et  je  le  pardonne,  puiscpie  tu  as  donné  pour  par- 
tage à  tous  ceux  ijuc  j'aimais  le  ciel  ou  du  moins  le  repos. 

l'oiirvu  qu'ils  dorment  en  paix  ou  qu'ils  .soient  heureux,  les  ri- 
gueurs m'assiégeront  en  vain  ;  je  ne  te  dois  que  des  années,  et 
eesl  une  dette  que  j'ai  déjà  acquittée  en  douleurs. 

D'ailleurs  ces  douleurs  mêmes  n'ont  pas  clé  sans  compensation  , 
je  sentais  la  puissance  ,  et  pourtant  je  t'oubliais;  l'aclivilé  de  la 
souffrance  retarde  le  cours  des  heures,  mais  ne  les  compte  pas. 

Au  sein  du  bonheur,  j'ai  soupire  en  soiireant  que  la  fuite  ne 
larderait  pas  à  se  ralentir;  tu  pouvais  jeter  un  nuage  sur  ma  joie, 
mais  lu  ne  pouvais  ajouter  une  ombre  à  ma  douleur. 

'l'oule  lugubre  el  sombre  quélail  mon  atmosphère,  mon  àmc  y 
éiail  acclimatée;  une  seule  étoile  seiiitillail  .'i  mes  regards,  el  je 
Noyais  à  sa  lueur  que  tu  n'étais  pas...  réternité. 

Ce  rayon  a  disparu,  el  maintenant  lu  es  pour  moi  un  néant,  un 
lole  dont  on  maudit  les  insipides  détails,  dont  tout  le  monde  re- 
grelte  d'être  chargé,  el  (pio  tout  le  monde  répèle. 

Il  est  poiirtniil  dans  rr  dianie  une  scène  que  tu  ne  peux 
gàler  :  c'esl  lorsque  n'ayant  plus  souci  de  la  fuite  ou  de  la  lenteur, 
nous  laissons  gronder  sur  d  autres  l'orage  qu'un  sommeil  profond 
ne  nous  permet  plus  d'eiilendre. 

(T/'VoyCT.  la  Cornaline,  pagi>  Î3. 


Ah  !  je  me  iircnds  h  sourire  en  pensani  combien  vains  seront  les 

elTorls  ,  quand  tous  les  coups  do  la  rage  viendront  se  briser mr 

une  pierre  sans  nota. 


STANCES. 

Tu  n'es  point  perfide  ,  mais  légère  envers  ceux  que  lu  as  si  Ion- 
dremenl  aimés;  les  larmes  que  lu  fais  couler  ,  cette  pensée  les  rviid 
doublement  ainères  ;  c'esl  là  ce  (|ui  brise  le  C(Kur  que  lu  outrages; 
tu  aimes  trop  bien,  lu  (|uillcs  trop  tôt. 

Le  ca'ur  méprise  la  femme  toute  déloyale;  il  oublie  la  pi'rhde  el 
sa  pcriidie;  mais  celle  qui  ne  dissiinole  aucune  de  ses  pensées,  ditit 
l'amour  l'sl  aussi  vrai  qu'il  est  doux,  quand  celle-là  devient  incon- 
slanle,  le  cieur  éprouve  alors  ce  que  le  mieu  vient  iléprouver. 

Rêver  de  joie  el  s'éveiller  à  la  douleur,  c'est  le  sorl  de  tout  et 
qui  aime,  de  tout  ce  qui  vil;  et  si  le  malin,  nous  en  voulons  à  noire 
imagination  de  nous  avoir  déçus,  même  en  rêve,  pour  lai.s.«er 
notre  ftme  |)lus  triste  après  le  réveil.... 

Que  doivent-ils  donc  sentir,  ceux  qu'enflamma  non  |ins  une  illu- 
sion mensongère,  mais  la  plus  vraie,  la  plus  tendre  des  passions? 
Tant  de  sincérité!  puis  un  changement  si  prompt  el  si  doii|c»ureii\  ! 
.Vh!  .sans  doute,  ma  peine  n'est  qu'imaginaire;  j  ai  réelb'iiienl  goùlc 
le  bonheur,  et  j'ai  rêvé  ton  iiicoiiBlance. 


A    l'NE    DAME. 

«L'origine  de  l'amourl» — Pourquoi  me  faire  celtcqucslion  cruelle, 
miand  vous  pouvez  lire  dans  tous  les  yeux  i|u'il  prend  uaissance 
(lès  r|u'on  vous  voit? 

.Mais  si  vous  voulez  connaître  sa  fin,  mon  cœur  me  dit,  mes  crain- 
tes prévoient  trop  qu'après  avoir  langui  longtemps  dans  le  silence 
el  la  douleur,  il  cessera  de  vivre...  lorsque  j'aurai  cessé  d'être. 


Rappelle-toi  celui  qui  ,  .soumis  par  la  pa.ssion  à  une  épreuve  re- 
doutable, n'y  a  point  succombé;  rappcllc-toi  celte  heure  périlleuse 
où  nul  n'a  failli,  quoique  tous  deux  aimés. 

('e  sein  palpitant,  cet  (vil  humide,  ne  m'invitaient  que  trop  à  Aire 
heureux;  ta  douce  i)rière,  lessouidis  suppliants  réprimèrent  ce  désir 
insensé. 

Oh  !  laisse-moi  sentir  tout  ce  que  j'ai  perdu  en  le  préservant  des 
reproches  de  la  conscience  ;  laissc-raoi  rougir  de  ce  qu'il  m'en  a 
coulé  pour  épargner  à  la  vie  d'inutiles  remords. 

Ne  l'oublie  pas  quand  la  langue  de  la  médis;»nce  chucholera  son 
blAme  pour  nuire  au  cœur  qui  t'aime,  et  noircir  un  nom  déjà  flétri 
|iar  elle. 

Quelle  qu'ail  été  ma  conduite  avec  d'autres,  n'oublie  pas  que 
lu  m'as  vu  réprimer  toute  pensée  égoïste;  mnintcnanl  encore,  je 
bénis  la  pureté  de  ton  iVme,  maintenant,  dans  la  scditnde  de  la  nuit. 

0  Dieu!  si  nous  avions  pu  nous  rencontrer  plus  tôt,  tous  deux 
aussi  tendres,  el  toi  plus  libre,  toi  pouvant  aimer  sauscrime,  et,  moi, 
me  trouver  moins  indigne  de  ton  amour! 

Puisse,  comme  autrefois,  ta  vie  s'écouler  loin  du  monde  et  de  son 
éclat  trompeur  ;  el,  ce  moment  trop  amer  une  Ibis  passé ,  puisse 
cette  épreuve  être  pour  toi  la  dernière  I 

Mon  cœur,  hélas!  Irop  longtemps  perverti,  perdu  lui-même  au 
sein  du  monde,  l'entraînerait  peut-èlredanssa  ruine;  en  le  revoyant 
parmi  la  foule  brillante,  un  espoir  présomptueux  pourrait  mégarer. 

Abandonne  ce  momie  h  ceux  qui  mo  ressemblent,  el  dont  le 
malheur  ou  la  félicité  n  importent  à  personne;  (piilte  un  IhéAire  oi'i 
les  âmes  sensibles  .sont  condamnées  a  succomber. 

Si  jeune  ,  si  belle  ,  si  tendre ,  pure  comme  on  l'est  dan»  une  pro- 
fonde retraite .  par  ce  qui  s'est  passé  ici ,  lu  peux  deviner  ce  que  là- 
bas  Ion  cœur  aurait  à  souffrir. 

Oh!  pardonne-moi  les  larmes  suppliantes  que  ma  démence  lii 
couler  de  les  yeux  adorés,  et  que  la  verlu  na  pas  répandues  en 
vain!  Désormais,  je  ne  veux  plus  l'en  coûter  une  seule. 

Quoiqu'une  profonde  douleur  sallache  \to\tT  moi  à  la  pensée  que 
nous  ne  devons  peul-èliv  plus  nous  revoir  .  ce  cruel  arrêt,  je  le 
inérile,  et  ma  sentence  me  parait  presque  douce. 

Mais  si  je  l'avais  moins  aimée  .  mon  cœur  t'aurait  fait  moins  de 
.sacrifices:  en  le(piiiianl.  il  n'a  pas  éprouvé  la  moitié  de  ce  qu'il 
eût  ressenti  si  un  crime  t'eût  donnée  à  moi. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


279 


A  GEORGES  IV  (1). 

Eli-c  le  père  de  l'orphelin,  tendre  la  main  du  haut  du  trône  ,  et 
relever  le  (ils  de  celui  qui  mourut  autrefois  eu  combattant  contre 
les  pères,  c'est  être  véritablement  roi ,  c'est  transformer  l'envie  en 
louanges  inelTables.  Renvoie  les  gardes,  coiific-toi  à  de  tels  actes; 
(juclles  mains  se  lèveront,  sinon  pour  te  bénir?  0  roi,  n'ctait-il  pas 
facile  cl  n'est-il  pas  doux  de  te  faire  aimer  et  de  te  rendre  tout 
])uissant  par  la  clémence?  Maintenant  ta  souverainolé  est  plus  ab- 
solue (pie  jamais;  tu  règnes  en  despote  sur  un  peuple  libre,  et  ce 
ne  sont  pas  nos  bras,  mais  nos  cœurs  que  tu  enciiaines. 


L  AVATAR    IRLANDAIS. 

Avant  que  la  fille  de  Brunswick  soit  refroidie  dans  son  cercueil , 
et  pcnilani  que  les  vagues  portent  ses  cendres  vers  sa  patrie, 
Georgcs-le-Triompliant  s'avance  sur  les  flots  vers  l'ile  bien-aimée 
qu'il  chérit comme  il  chérissait  son  épouse. 

A  la  vérité,  ils  ne  sont  plus,  les  grands  hommes  qui  oui  signalé 
celte  ère  de  gloire  si  brillante  et  si  courte  ,  arc-en-ciel  de  la  liberté, 
ce  pttit  nombre  d'années  dérobées  à  des  siècles  d'esclavage  et  pen- 
dant lesquelles  l'Irlande  n'eut  à  pleurer  ni  la  trahison   ni  la  ruine. 

A  la  vérité,  les  chaînes  du  catholique  résonnent  sur  ses  haillons; 
le  château  e.st  encore  debout  ;  mais  le  sénat  n'est  plus,  cl  la  fomine, 
qui  hahilait  les  montagnes  asservies,  étend  son  empire  jusqu'au 
rivage  désolé. 

Jusqu'au  rivage  désolé...  oii  l'émigranl  s'arrête  un  moment  pour 
conlempler  sa  terre  natale  avant  de  la  quitter  pour  toujours.  Ses 
larmes  arrosent  la  chaîne  qu'il  vient  de  briser,  car  la  prison  qu'il 
quille  est  le  lieu  de  sa  naissance. 

Mais  il  vient!  il  vient!  le  Messie  de  la  royauté,  semblable  à  un 
énorme  Leviathan  poussé  par  les  vagues!  recevez-le  donc  comme 
il  convient  d'accueillir  un  tel  hôte,  avec  une  légion  de  cuisiniers  cl 
une  armée  d'esclaves! 

Il  vient,  dans  le  vert  prinlen:ips  de  ses  soixante  années,  jouer 
son  rôle  de  roi  parmi  la  pompe  qui  se  prépare.  Mais  vive  à  jamais  le 
trèfle  dont  il  est  paré .  et  puisse  le  printemps  dont  il  porte  l'insigne 
à  son  chapeau  passer  à  son  cœur. 

Ah  !  si  ce  cœur  depuis  longtemps  flétri  pouvait  reverdir  ;  s'il  y 
surgissait  une  source  nouvelle  de  nobles  affections,  ô  Irlande,  l'a 
libt'i  té  le  pardonnerait  ces  danses  sous  le  poids  de  les  chaînes  el 
ces  acclamations  d'esclaves  qui  attristent  le  ciel. 

Est-ce  démence  ou  bassesse'?  fùt-il  Dieu  lui-flième....  au  lieu 
d'être  un  homme  fait  de  la  plus  grossière  argile,  avec  plus  de  vii-es 
au  cœur  qu'il  n'a  de  lides  au  front,  ton  dévoùmenl  servile  lui  fe- 
rait honle.  et  il  s'éloignerait. 

Oui ,  va  :  hurle  à  sa  suite  !  Que  les  orateurs  torturent  leur  imagi- 
iialioii  pour  caresser  son  orgueil!...  Ce  n'était  pas  ainsi  que,  sur  les 
r'iinosde  la  liberté,  l'âme  indignée  de  ton  Gratlan  faisait  éclater  les 
foudres  de  sa  parole. 

0  glorieux  Grattan  I  le  meilleur  entre  les  bons!  si  simple  de 
cœur,  si  sublime  dans  tout  le  reste!  doué  de  tout  ce  qui  manquait  à 
Demosthenes,  son  rival  ou  son  vainqueur  dans  tout  le  reste. 

Lorsque  Tullius  brilla  dans  Rome ,  quoiqu'il  n'eût  point  d'égaux  , 
d'autres  l'avaient  précédé,  l'œuvre  était  commencée...  Mais  Grattan 
sortit  comme  un  Dieu  de  la  tombe  des  âges  :  le  premier,  le  dernier; 
le  sauveur,  l'unique. 

11  eut  le  talent  d'Orphée  pour  loucher  les  brutes,  el  le  feu  de  Pro- 
raélbée  pour  animer  le  genre  humain;  la  tyrannie  elle-même,  en 
l'éccmlanl,  se  sentit  émue  ou  resta  muette,  et  la  corruption  recula 
terrifiée  devant  le  regard  de  son  génie. 

Mais  revenons  aux  despotes  et  aux  esclaves!  aux  banquets  offerts 
liar  la  famine!  aux  réjouissances  dont  la  douleur  fait  les  frais! 
L'accueil  de  la  vraie  liberté  est  simple  et  modesle;  mais  l'esclavage 
cxliavague  dans  ses  démonstrations,  quand  une  semaine  de  satur- 
nales vient  à  relâcher  sa  chaîne. 

L'indigente  splendeur  que  l'a  laissée  ton  naufrage  va  décorer  le 
palais  du  monarque  (comme  le  banqueroutier  cherche  à  cacher  sa 
ruine  sous  un  étalage  de  luxe).  Erin,  voici  Ion  maîlre!  embrasse  ses 
genoux  !  Dépose  tes  bénédictions  aux  pieds  de  celui  qui  te  refuse 
lis  siennes. 

Ah!  si  un  jour ,  en  désespoir  de  cause,  la  liberté  est  obtenue  de 
force,  si  l'iilole  de  bronze  saperçoîl  que  ses  pieds  sont  d'argile,  la 
terreur  oula  [lolilique  auront  arraché  ce  que  les  rois  ne  donneul 
jamais  ([u  il  la  manière  des  loups  abandonnant  leur  proie. 

Cha(|uc  animal  a  sa  nature,  celle  d'un  roi  est  de  réguer 

Régner  !  ce  seul  mot  comprend  la  cause  de  toutes  les  malédictions 

(1)  A  (iropûs  de  l'annulation  par  ce  monarque  de  l'arrêt  d'exil  qui  pe- 
sait sur  la  famille  Fitgerald ,  depuis  les  guerres  civiles  du  prétendant. 


enregistrées  dans  les  annales  des  siècles ,  depuis  César  le  redouté 
jusqu'à  Georges  le  méprisé  ! 

Mels  Ion  uniforme,  ô  Fingal!  O'Connell,  proclame  les  perfections 
de  Ion  maître!...  el  persuade  à  ta  patrie  qu'un  demi-siècle  de  mé- 
pris fut  une  erreur  de  l'opinion.  «  Henri  ,  comme  dit  Falstaff,  est 
bien  le  plus  mauvais  sujet  et  le  plus  charmant  prince  qui  soit  au 
monde.  » 

Ton  aune  de  ruban  bleu,  ô  Fingal!  fera-t-elle  tomber  les  fers 
de  plusieurs  millions  de  catholi(jues  ;  ou  plutôt  ce  ruban  ne  fornie- 
l-il  pas  pour  loi  une  chaîne  plus  étroite  encore  que  celles  de  lous  les 
esclaves  qui  maintenant  saluent  de  leurs  hymnes  le  déserteur  de 
leur  cause. 

Oui!  bâlissez-lui  une  demeure!  que  chacun  apporte  son  obole! 
jusqu'à  ce  que,  nouvelle  Babel,  s'élève  le  royal-édifice  !  Que  tes  men- 
diants et  tes  ilotes  réunissent  leur  pitance...  el  donnent  un  palais 
en  retour  d'un  dépôt  de  mendicité  ou  d'une  prison. 

Servez,  servez  pour  Vilellius,  le  royal  repas;  que  le  despote 
glouton  en  ait  jusqu'à  la  gorge!  el  que  les  hurlements  de  ses 
ivrognes  le  proclament  le  quatrième  des  imbéciles  tyrans  du  nota 
de  Georges  I 

Que  les  tables  gémissent  sous  le  poids  des  mels!  qu'elles  gémis- 
sent comme  gémit  ton  peuple  depuis  des  siècles  de  malheur!  Que  le 
vin  coule  à  flots  autour  du  Irône  de  ce  vieux  Silène,  comme  le  sang 
irlandais  a  coulé  et  doit  couler  encore. 

Mais  que  le  monarque  ne  soit  pas  ta  seule  idole,  ô  Erin!  con- 
temple à  sa  droite  le  moderne  Sçjan!  Ton  Casllereagh!  ah  I  garde- 
le  pour  toi  seule,  ce  misérable  dont  le  nom  n'a  jamais  été  prononcé 
qu'accompagné  de  malédictions  el  de  railleries! 

Seule  aujourd'hui ,  et  pour  la  première  fois,  l'île  qui  devait  rou- 
gir de  lui  avoir  donné  naissance ,  comme  le  saag  qu'il  a  fait  verser 
a  rougi  ses  sillons  ,  l'Irlande  semble  fière  du  reptile  sorti  de  ses  en- 
trailles, el,  pour  prix  de  ses  assassinats,  lui  prodigue  les  acclamations 
el  les  sourires. 

Sans  un  seul  rayon  du  génie  de  sa  patrie,  sans  l'imagination,  le 
courage,  l'enthousiasme  de  ses  fils,  sa  lâcheté  devrait  forcer  Erin  à 
douter  qu'elle  ail  donné  le  jour  à  un  être  aussi  vil. 

Sinon qu'elle  cesse  de  s'enorgueillir  de  ce  proverbe  qui  pro- 
clame que  sur  le  sol  d'Erin  aucun  rcplile  ne  peut  naître.  Voyez- 
vous  le  serpent  au  sang  do  glace  cl  tout  gonflé  de  venin  réchauffer 
ses  anneaux  dans  le  sein  d'un  roM 

Crie,  bois ,  mange  et  adule  ,  ô  Erin  !  Le  malheur  et  la  tyrannie 
t'avaient  déjà  mise  bien  bas;  mais  l'accueil  que  tu  fais  aux  tyrans 
t'a  fait  descendre  encore  au-dessous. 

Mon  humble  voix  s'éleva  pour  défendre  tes  droits;  mon  vote 
d'homme  libre  fut  donné  à  ton  atîranchissement  ;  ce  bras,  quoique 
faitjle,  se  fût  armé  pour  la  querelle,  et  ce  cœur  flétri  avait  encore  un 
battement  pour  loi. 

Oui ,  je  t'aimais  ,  el  j'aimais  les  liens ,  bien  que  lu  ne  sois  pas  ma 
terre  natale;  j'ai  connu,  parmi  tes  fils,  de  nobles  cœurs  el  de 
grandes  âmes,  et  j'ai  pleuré  avec  le  monde  entier  sur  la  tombe  des 
patriotes  irlandais;  mais  maintenant  je  ne  les  pleure  plus. 

Car  ils  dorment  heureux  loin  de  toi  dans  leurs  sépultures,  les 
Graltnn,  lesCurran,  tes  Sheridan,  tous  ces  chefs  longtemps  illustrés 
dans  la  guerre  de  l'éloquence,  qui,  s'ils  nont  pas  retardé  ta  chute, 
l'ont  du  moins  honorée. 

Oui,  ils  sont  heureux  sous  la  froide  pierre  de  leurs  tombeaux  an- 
glais !  Leurs  ombres  ne  s'éveilleront  pas  aux  clameurs  qu'aujour- 
d'hui tu  exhales  ,  et  le  gazon  qui  recouvre  leur  libre  argile  ne  sera 
pas  foulé  par  des  oppresseurs  adulés  et  des  esclaves  qui  baisent  leurs 
chaînes. 

Jusqu'à  ce  jour,  j'avais  porté  envie  à  les  fils  et  à  Ion  rivage, 
bien  que  leurs  vertus  fussent  proscrites  ,  leurs  libertés  anéanlies;  il 
y  avait  jadis  je  ne  sais  quoi  de  si  chaleureux  et  de  si  noble  dans  un 
cœur  irlandais,  que  vi  aiment  je  purle  envie à  tes  morts  ! 

Si  quelque  chose  peut  éiouffer  un  instant  mon  mépris  pour  une 
nation  servile  malgré  ses  blessures  encore  saignantes,  une  nalion 
qui,  foulée  aux  pieds  comme  le  ver,  ne  se  retourne  pas  contre  le 
pied  qui  l'écrase,  c'est  la  gloire  de  Grattan  et  le  génie  de  Moore  ! 


IMPROMPTU. 

Quand  le  chagrin  qui  a  son  siège  dans  mon  cœur  projette  plus 
haut  son  ombre  mélancolique,  flotte  sur  les  traits  changeants  de 
mon  visage,  obscurcit  mon  front  et  remplît  mes  yeux  de  larmes, 
ami,  que  cette  tristesse  ne  t'inquiète  pas  ,  elle  tombera  bientôt 
d'elle-même.  Mes  pensées  connaissent  trop  bien  leur  prison  ;  après 
une  excursion  passagèrerelles  reprennent  le  chemin  de  mon  cœur, 
et  rentrent  dans  leur  cellule  silencieuse. 


2«ft 


LFS  VKILLF.K8  LIU  fH  AIRES  ILLUSTH^KS. 


LE    RÊVE 


Nnlrc  vie  csl  double  ;  le  sommeil  a  son  monde  propre  :  monde 
liniilroplie  enlro  pe  que  noiisiKininions  h  (orl  la  morl  cl  I'cxislence. 
Oui  ,  le  .soniiiici!  a  son  mondo  pinpie,  vasle  domaine  dune  Tanlas- 
tiquf  réniilé;  dans  leur  dcvolopiiemcnl  les  rêves  rcspirenl  :  ils  onl 
ilea    larmes  ,    des    tour- 
ments, des  acei's  de  joie; 
ils  lai-scnl  au  réveil  un 
jioids  sur  la  ponsi'-i',  et  en 
môme  temps  ils  enlèvent 
nn  poids  aux  fali^ucs  du 
jour.  Ils  parla^i'Ul  notre 
(^tre,  ils  deviennent  une 
porlicMi  de  nous-mêmes 
et  de  notre  temps.  Ce  sont 
les  me.ssapers  de  l'éterni- 
té :   ils  passent  en   nous 
comme    des   esprits    du 

fiasse,  ils  parlent  comme 
es  sibvlles  do  l'avenir; 
ils  exercent  sur  nous  un 
poavoir,  une  tyrannie  de 
plaisir  et  de  douleur  :  ils 
font  de  nous  ce  que  nous 
néli  MIS  |ias...  ce  qu'ils 
veulent  ;  ils  nous  font 
trembler  devant  des  vi- 
sions éteintes,  et  redouter 
des  ombres  évanouies  I... 
Evanouies!  le  sont-elles 
en  elTet?  le  passé  est-il 
autre  chose  qu'une  om- 
bre? El  ([u'cst-ce  qu'une 
ombre  ?  Un  produit  de 
respril...L'àme  peut  donc 
produire  des  substances  ; 
et  les  mondes  qu'elle  a 
créés  ,  elle  peut  les  peu- 
pler d'ôlres  plus  brillants 
que  tout  ce  qui  a  jamais 
existé;  elle  peut  animer 
des  formes  qui  survivront 
à  toute  chair. 

Je  voudrais  me  retracer 
une  vision  que  j'ai  rêvée 

peut-être  en  dormant 

car  une  pensée,  une  pen- 
sée du  sommeil  peut  em- 
brasserdes  an  nées  et  con- 
denser toute  une  longue 
vie  dans  une  heure. 


Cdur  avait  de  beaucoup  devancé  son  ftgc  ;  et  à  «es  yeux  il  i\  \  avait 
sur  la  terri'  (juun  \hai:c  aimé  ,  un  visage  qui  en  ce  moment  ïérjai- 

rait  de  .«es  ravons.  Il  lavait  cntcmplé  de  manière  que  l'empr le 

en  resl.1t  iiiclTaçable  dans  son  ca-ur  :  il  ne  vivait,  ne  respirail  qu  .-n 
elle;  elle  étatisa  voix.lj  ne  lui  parlait  pas;  mais  dès  quelle  parlait, 
tout  en  lui  s  ébranlait   Elle  était  sa  vue,  car  ses  veux  suivaient  les 
regards  de  la  jeune  rdlo,  et  ne  voyaient  (pip  par  eux  :  c'étaient  eux 
qui  pour  lui  coloraient  tous  les  objeU.  Il  aviit  cssé  de  vivre  en  lui- 
même  ;  elle  était  sa  vie,  l'océan  on  venait  aboutir  le  cours  de  toutes 
ses  pensées:  au  son  de   Cfllr  voix,  au  contact  de  c-tle  main,  son 
sang  muni  lit  ou  reflu,iil,  et  scsjou.s  chimpeaient  liimultueiiwmenl 
de  couleur...  sans  ipie  .son  ni-ur  cumpril  la  cause  di<  cit."  aRonic. 
Mais  elle  ne  partageait  pas  ses  tendres  sentiments  :  ses  soimirs  n'é- 
taient pas  pour  lui  :  elle 
voyait  en  lui  un  frère... 
el  pas  davantage,  (^'était 
beaucoup,   à  la  vérité; 
car  elle  n'avait  point  de 
frère  .  si  ce  n'est  celui  h 
qui  son  amitié  enfantine 
avait  donné  ce  nom.  Elle 
était     l'unique     rejeton 
d'une  race  antique  et  ho- 
norée :  litre  qui  il  la  fois 
plaisait  et  déplaisait  à  son 
jeune  ami    Kl  pourquoi? 
1-e  temps  le  lui  apprit  dou- 
loureusement   Uuand 

elle  en  aima  un  autre 

En  ce  moment  même,  elle 
en  aimait  un  autre  ;  et 
elle  était  debout  au  som- 
met de  celle  colline,  re- 
gardant au  loin  si  le  cour- 
sier de  son  amant  volait 
au  gré  de  son  impatience. 


Je  vis  deux  êlres  dans 
tout  l'éclat  de  la  jeunes- 
se; ils  étaient  sur  une 
agréable  colline  ,  à  la 
pente  douce  et  toute  ver- 
doyante ,     la    dernière 

tlT.!.'-'^^^'^  •^'"î'"''  ■•'"'''"«  lerminait  comme  un  promontoire, 
vt  !n'  "  ^'  "'■''"'  P"'"'  ''"<='■'»"  l'our  en  'a^«'-  '■»  ''âse ,  mais  un 
vnan  paysago  ,  une  mer  d'arbres  el  de  moissons ,  au  sein  de 
laquelle  on  voyait  les  habitations  des  hommes  dispersées  cà  et  1;. 
rr  lee  Mi'»!^:"'?^"''""  ''^  '"""«^  ^'-'l''^ t'r  ,1e  leut's  toits  r'usliques: 
non  nar  ^n,!!  '""/°?'''  '''^■""  '^''"'^''"'^  •'"'•'"•'^s  rangéson  cercle. 
HPM.'iTr.r  P  '''  ••'  '='  "»""•«'  '"«'S  Pa'-  celui  de  l'homme.  Ces 
rrieni  Pii/T'^J*'""''  '.'"^  et  un  adolescent,  étaient  là  qui  contem- 
o  airuu'ine  |.-fr'""f  ^'^''  ''"°"''  ^•''  »'«'"'"''  '"'••■  «••  '  '"i  "<= 
ous  deux  '.-."ien  ""'  ''^"-^  '^'«'•^^"'  ^'"'"^^  '  «'  '""«  ^''^i'  ''<^"e  ;  et 
la  Im.e  rf»n  »^^.  ("'"rf  •  "^''''^  "«"  ''«  l^  même  jeunesse.  Com  ne 
de  re  femme  l^^dT"  •'^''''«■•i^on.  '»  vierge  touchait  au  moment 
Uélre  femme,  1  adolescent  avait  quelques  élés  de  moins,  mais  son 

.luL^rc''r~l!fà"n-  Trf'^'"  "«  <=«  morceau,  un  des  chefs-d'œuvre 

ti?;:.î;  Ho^j  BÎro'nt'iéi;"dr.';-vtT.:eî'°"  ''  •^^"•■"^  '^  ^'''' 


C'était  là  que  je  voyais  un  jeane  homme  et  une  jeune  fille. 


Un  changement  arriva 
dans  l'esprit  de  mon  rêve. 

Je  vis  un  vieux  manoir, 
et  au  pied  de  ses  murail- 
les un  coursier  tout  sellé. 
Dans  un  antique  oratoire 
se  trouvait  le  jeune  hom- 
me dont  j'ai  parlé Il 

était  seul  et  pâle ,  et  se 
promenait  de  long  en 
large:  bientôt  il  s'assit, 
prit  une  plume  et  traça 
des  mots  que  je  ne  pus 
distinguer  ;  puis  il  ap- 
puya sur  ses  mains  sa 
tête  inclinée,  et  parut  en 
proie  à  une  agitation  con- 
vulsive... Tout-à-coup  il 
se  leva,  el  de  ses  dents  el 
de  SCS  mains  Irerablantcs 
il  déchira  ce  qu'il  avait 
écrit  :  m.iis  il  ne  versa  pas 

de  larmes enGn  il  se 

calma,  et  une  sorte  de  re- 
pos parut  sur  son  front. 
En  ce  moment,  la  femme 
qu'il  aimait  entra  :  son 
visage  était  serein;  elle 

souriait ,  el  cependant  elle  savait  qu'elle  était  aimée  de  lui elle 

savait,  car  c'est  une  chose  qui  s'apprend  vile,  que  dans  le  cœur  de 
ce  jeune  homme  était  tombée  une  ombre  épaisse,  et  elle  voyait 
qu'il  était  malheureux  ;  mais  elle  ne  voyait  p,is  tout.  Il  se  leva  el 
lui  prit  la  main  avec  une  froide  douceur  :  en  cet  instant .  d'inelTa- 
hles  pensées  se  peignirent  dans  les  trails  de  l'infortune  comme  sur 
des  tablettes,  puis  leur  trace  ilisparut  ainsi  qu'elle  s'était  formée  II 
laissa  tomber  la  main  qu'il  lenail  et  s'éloigna  d'un  pas  lent  ;  mais 
ce  n'était  pas  un  adieu  qu'il  venait  de  lui  dire,  car  ils  se  séparèrent 
avec  un  mulucl  sourire.  Alors  il  franchit  la  porte  massive  du  gothi- 
que manoir,  el .  montant  sur  son  coursier,  il  se  mit  en  roule...  et 
jamais  plus  il  ne  repassa  le  seuil  antique. 


Un  changement  arriva  dans  l'esprit  de  mon  rêve. 

L'adolescent  était  devenu  hoiiîme  :  dans  les  solitudes  des  climats 


CEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BVRON. 


281 


bi'ùlaiils  il  s'était  fait  une  patrie ,  et  son  âme  s'abreuvait  des  rajons 
(ie  leur  soleil.  Des  hommes  à  figure  olrange  et  basanée  l'enlou- 
raient;  lui-même  n'était  plus  ce  qu'il  avait  été  ;  il  errait  de  mer  en 
mer,  de  livage  en  rivage.  Une  fouie  d'images  diverses  se  pressaient 
autour  de  moi  comme  des  vagues,  mais  dans  toutes  il  se  retrouvait; 
et  la  dernière  me  le  fit  voir  se  reposant  de  la  chaleur  du  midi,  cou- 
ché parmi  des  colonnes  abattues,  à  l'ombre  de  murs  en  ruines  sur- 
vivant au.v  noms  de  ceux  dont  ils  étaient  l'ouvrage  ;  il  dormait.  Non 
loin  de  là  des  chameaux  paissaient  debout,  et  près  d'une  source 
étaient  attachés  de  nobles  coursiers  :  un  homme  veillait  portant  une 
robe  notante,  tandis  qu'autour  de  lui  sommeillait  le  reste  de  sa 
tribu.  Et  sur  leur  tète  se  déployait  le  dais  du  firniiiraent  bleu  et 
sans  nuage ,  d'une  transparence  si  belle  et  si  pure  que  dans  le  ciel 
Dieu  seul  était  visible. 


Un  changement  arriva  dans  l'esprit  de  mon  rêve. 

La  femme  qu'il  aimait...  ohl  comme  elle  était  changée  sous  les 
coups  du  mal  de  l'âme!  Son  intelligence  avait  quitté  sa  demeure,  et 
ses  yeux  n'avaient  plus  leur  éclat  accoutumé,  quoique  son  regard 
n'eût  rien  de  terrestre.  Elle  était  devenue  la  reine  d'un  fantastique 
empire  :  ses  pensées  étaient  des  combinaisons  sans  suite;  des  for- 
mes impalpables  et  inaperçues  de  tous  les  yeux  étaient  familières 
aux  siens.  C'est  là  ce  que  le'monde  appelle  folie  ;  mais  les  sages  sont 
possédés  d'une  démence  bien  plus  profonde  ;  et  c'est  un  don  redou- 
table que  le  regard  du  mélancolique  délire.  Qu'est-ce  autre  chose 
que  le  télescope  de  la  vérité  ,  qui  dépouille  la  dislance  de  ses  illu- 
sions, nous  montre  la  vie  de  près  et  dans  toute  sa  nudité  ,  et  rend 

trop  réelle  la  froiile  réa- 
lité. 


Un  cliangemenl  arriva 
dans  l'esprit  de  mon  rêve. 

La  femme,  objet  de  son 
amour,  élait  devenue  l'é- 
pouse il'un  autr  ;  qui  ne 
l'aimait  pas  mieux  que 
n'eût  fait  le  proscrit.  Elle 
était  dans  son  pays  natal, 
dans  sa  patrie  à  elle,  à 
mille  lieues  de  la  patrie 
que  lui  s'était  créée  :  là 
elle  vivait  entourée  d'une 
ceinture  de  beaux  en- 
fants, filles  et  garçons... 
jMais  quoi  1  ses  '  traits 
étaient  revêtus  d'une 
leinte  de  douleur,  reflet 
durable  de  luttes  inté- 
rieures ;  son  œil  inquiet 
semblait  abattu  comme 
si  sa  paupière  eût  été 
chargée  de  larmes  qu'elle 
ne  pouvait  répandre. 
Quelle    pouvait   être   sa 

peine? Elle  possédait 

tout  ce  qu'elle  aimait,  et 
celui  qui  l'avait  lant  ai- 
mée n'était  pas  là  pour 
troubler  par  de  coupables 
espérances,  de  criminels 
désirs  ou  une  affliction 
mal  réprimée,  la  pureté 
de  ses  pensées.  Quelle 
pouvait  être  sa  peine?... 
Elle  ne  l'avait  point  ai- 
mé; elle  ne  lui  avait  ja- 
mais donné  lieu  de  se 
croire  aimé:  il  ne  pouvait 
donc  être  pour. rien  dans 
le  chagrin  qui  rongeai' 
l'âme  de  celle  femme...  il 
ne  pouvait  (Mre  pour  elle 
un  spectre  du  passé. 


Un  changement  arriva 
dans  l'esprit  de  m  )n  rêve.  l-'-s  1 

Le  pèlerin  était  de  re- 
tour   Je  le  vis  debout 

devant  un  autel une 

charmante  fiancée  élait  près  de  lui.  La  figure  de  la  jeune  fille  élait 
belle  .  mais  ce  ii'élai*  pas  l'étoile  qui  avait  lui  sur  fadolescent. 
I'  ndant  qu'il  élait  à  l'aulel,  son  fronl  prit  le  même  aspect;  iléprouva 
le  même  tremblement  convulsif  qui  l'avait  agité  dans  la  solitude  de 

l'antique  oratoire;  et  puis,  comme  alors d'ineffables  pensées  se 

peigiiiient  sur  les  traits  de  l'infortuné  comme  sur  des  tableltes... 
puis  leur  Irace  disparut  ainsi  qu'elle  s'était  formée  ;  et  il  parut  calme 
et  tranquille;  et  il  prononça  lesvœux  nécessaires,  mais  il  n'entendit 
pas  ses  propres  paroles ,  et  tous  les  objets  tournèrent  autour  de  lui. 
Dès  lors  il  ne  vit  plus  ni  ce  qui  était,  ni  ce  qui  aurait  dû  être...  mais 
le  vieux  manoir,  et  la  grande  salle  accoutumée,  et  les  chambres 
qu'il  se  rappelait  encore,  et  la  place,  le  jour  ,  l'heure,  le  soleil  et 
l'ombre,  tout  ce  qui  se  rattachait  à  ce  lieu  et  à  cette  heure,  et  enfin 
celle  que  son  destin  lui  avait  assignée  ;  toutes  ces  choses  lui  revinrent 
en  mémoire,  et  se  placèrent  entre  la  lumière  et  lui.  Que  lui  voulaient- 
sllcs  en  un  pareil  moment? 


Un  changement  arriva 
dans  l'esprit  de  mon  rêve. 

Le  pèlerin  était  seul 
comme  auparavant  ;  les 
êtres  qui  l'entouraient 
tout  à  l'heure  étaient  par- 
tis, ou  en  guerre  avec  lui; 
il  était  en  butte  aux  traits 
de  la  flétrissure  et  du  dé- 
sespoir, assi-égé  par  la 
haine  et  la  chicane;  la 
douleur  était  mêlée  à  tous 
ses  aliments;  et  enfin, 
comme  cet  ancien  roi  du 
Pont,  les  poisons  étaient 
devenus  pour  lui  une 
nourriture  ,  et  avaient 
perdu  tout  pouvoir  sur 
ses  organes  ;  il  vivait  de 
ce  qui  eût  donné  la  mort 
à  (I'lfutres  hommes.  Il 
avait  pris  pour  amis  les 
montagnes;  il  conversait 
avec  les  étoiles  et  l'âme 
vivante  de  l'univers,  et  ils 
lui  enseignaient  la  magie 
de  leurs  mystères  ;  pour 
lui,  le  livre  de  la  nuit  élait 
tout  grand  ouvert,  et  les 
^oix  du  profond  abîme 
lui  révélaient  une  mer- 
veille, un  secret Qu'il 

en  soit  donc  ainsi  I 


Mon  rêve  élait  fini  :  il 
n'y  arriva  plus  aucun 
changement. 

Celait  un  rêve  d'un  or- 
dre étrange  que  celui  qui 
me  retraçait  ainsi,  pres- 
que comme  une  réalité, 
les  destinées  de  ces  deux 
créatures...  l'une  abou- 
tissant à  la  folie...  toutes 
deux  au  malheur. 


LES    TENEBRES. 


J'eus  un  rêve  qui  n'était  pas  toul-à-fait  un  rêve. 

L'éclat  du  soleil  était  éteint,  et  les  étoiles  erraient  pâlissantes 
dans  l'espace  éternel,  dépouillées  de  leurs  rayons  et  de  loule  direc- 
tion fixe  ;  et  la  terre  glacée  flottait  aveugle  et  noire  dans  l'air  que 
la  lune  n'éclairait  pas.  Le  matin  venait,  s'en  allait...  cl  revcii:ilt 
sans  amener  le  jour.  Dans  la  terreur  de  cette  désolation,  les  hoMmes 
avaient  oublié  leurs  passions,  et  tous  les  cœurs  glacés  étaient  ahsor- 


2<i2 


LKs  vmixrtKS  i,nTi':nAir!Fs  ir.U'STRi'iFS. 


litis  dans  unn  priiVo  /'(foisto  pour  Ic  retour  de  la  lumière.  Ils  vi- 
Vjsicnl  auioiir  >lc  grands  (eux  allumés  :  et  Ifs  troncs  ,  1rs  palais  des 
rois,  les  cabanes,  les  liabitalions  de  loiilc  cspirc,  lilainnl  bnlli-s  pour 
étinirer  les  Ic^m'^lircs;  les  villes  étiiieiit  livri'cs  au\  n.unnics  ,  cl  le< 
homme;  50  rassemblaionl  autour  de  leurs  dcinouirs  embrasions  pour 
ronlenipler  encore  une  fois  la  face  de  leurs  semblables.  Heureux 
ceux  ([ui  \ivaicnt  dans  le  voisinage  dos  vcdc.uis,  n.unbeaux  nalureU 
des  monlafincs  !  Un  cITroyable  espoir  élait  logl  ce  qui  reslail  au 
monde.  On  avait  mis  le  It  i  aux  fonMs...  mais  d'beurc  en  lieure  on 
les  vovail  l(miber  cl  disparaître...  les  troiic.<  jielillanls  s'éteignaient 
en  craquant  et  tout  redevenait  noir.  A  cette  lueur  ideine  de  déses- 
poir, (|ui  tombait  sur  eux  en  éclairs  capricieux,  la  race  des  liommcs 
prenait  un  aspect  élranper  î>  la  terre.  Les  uns,  étendus  sur  le  sol, 
cnchaicnl  leurs  yeux  et  pleuraient  ;  d'autres  appuyaient  leur  menton 
sur  leurs  poiufis  fermés  avec  un  sourire  de  rage  ;  les  autres  enfin 
couraient  çii  et  \h,  alimentaient  les  bùebers  funèbres  et  regardaient 
avec  l'inquiétude  de  la  démence  le  ciel  nmnotone,  étendu  comme 
un  drap  mortuaire  sur  le  cadavre  du  monde  ;  puis  ils  se  roulaient 
dans  la  pou.'^sière  en  blas|«1iémant,  grinçaient  des  dents  etlmrlaicnt. 
I.rs  oiseaux  (^llVayis  jclaienl  des  cris,  et  rasaient  la  terre  en  agitant 
li'urs  ailes  inutiles  ;  |i  s  animaux  les  plus  sauvages  étaient  deve- 
nus liini^les  et  tremblants:  et  les  vipères  ram|iaicnl  entrelacées  au 
milieu  de  la  foule  :  elles  sifllaient  mais  ne  mordaient  pas...  on  les 
tuait  pour  les  manger.  Uientùt  la  guerre,  qui  s'élait  longtemps 
reposée,  revint  se  gorgcr  de  carnage  :  un  repas  s'achetait  avec  du 
sang;  puis  chacun  h  pari,  d'un  air  sombre,  rassasiait  sou  appétit  fa- 
rouche. Plus  d'amour,  la  terre  entière  n'avait  plus  qu'une  pensée... 
la  mort,  et  une  mort  immédiate  et  sans  gloire.  Tous  sentaient  la 
famine  leur  ronger  les  entrailles  :  les  hommes  mouraient  ,  el  leurs 
os  commit  leurcliair  restaient  sans  sépulture  :  maigres  et  décharnés, 
ils  se  dévoraient  entre  eux.  Les  chiens  même  attaquaient  leurs  maî- 
tres, tous,  un  seul  excepté  :  celui-là,  fidèle  h  un  cadavre,  en  écarta 
les  oiseaux  ,  les  bétes  de  proie  cl  les  houmies  allïimés ,  jusqu'à  ce 
que  le  besoin  les  eût  fait  succomber  eux-mêmes ,  ou  que  d'autres 
moris  tombant  auprès  d'eux  offt-issent  une  proie  à  leurs  mâchoires 
débiles.  Lui-même  ne  chercha  aucun  aliment  ;  mais  exhalant  un 
biirlemenl  plaintif  cl  prolongé  ,  suivi  d'un  cri  rapide  d'angoisse, 
léchant  la  main  qu*  ne  lui  répondait  idus  par  des  caresses,  il  mou- 
rut. Peu  à  peu  la  famine  moissonna  la  foule,  b'une  cité  populeuse 
deux  hommes  seulement  survivaient  et  ces  hommes  étaient  enne- 
mis. llss'ap|)roehèrcnt  tous  deux  des  cendres  mourantes  d'un  au- 
tel, où,  pour  un  usage  sacrilège,  on  avait  entassé  une  foule  de  choses 
saintes  .  transis  de  froid  ,  ilc  leurs  mains  glacées  de  squelette  ,  ils 
remuèrent  el  grattèrent  les  cendres  encore  chaudes  ;  et  leur  faible 
souflle,  s'efforçanl  pour  roirouverun  peu  de  vie,  parvint  à  soulever 
une  flamme  (fui  semblait  une  raillerie  de  la  mort.  Cette  lueur  s'é- 
lant  un  peu  augmentée  ,  ils  levèrent  les  yeux  l'un  vers  l'autre  ,  se 
virent  ..jetèrent  un  cri  et  moururent  tous  deux...  ils  moururent 
cpouvanlés  mutuellement  de  leur  laideur,  chacun  d'eux  ignorant 
quel  élait  celui  sur  le  front  duquel  il  avail  lu  ce  mol  gravé  par  le 
doigt  de  la  famine  :  «  Maudit!  »  Le  monde  élait  désert  ;  les  conti- 
nenls  populeux  et  puissants  n'étaient  plus<iu'une  masse  inerte,  où 
il  n'y  avait  ni  saisons,  ni  plantes,  ni  arbres,  rfi  hommes,  ni  \ie 
d'aucune  capèce...  une  masse  de  mort,  un  chaos  d'argile'  durcie. 
Les  fleuves,  les  lacs,  l'Océan  étaient  immobiles,  et  rien  ne  remuait 
dans  leurs  profondeurs  silencieuses;  les  navires  sans  équipau'e 
pourrissaient  ;i  la  mer,  et  leurs  mâts  tonibaiei\t  par  morceaux  :  il 
mesure  qu'ils  tombaient,  ils  s'endormaient  sur  l'abiine  que  rien  ne 
soulevait  plus.  Les  vagues  étaient  mortes  ;  les  marées  ctaieni  dans 
la  tombe  où  la  lune,  leur  reine  ,  les  avait  précédées  ;  les  vents  s  é- 
laienl  amortis  dans  l'air  immobile,  el  les  nuages  avaient  disparu. 
Les  Ténèbres  n'avaient  plus  besoin  de  leur  aide...  Les  Ténèbres 
étaient  tout  l'univers  ! 

FIN   DES  TÉNÈBRES. 


POESIES   DIVERSES. 


(Suite.) 


Fleuve  qui  baignes  les  murs  de  ranlique  cité  qu'habile  la  dame 
de-mon  annmr,  pendant  qu'cMe  se  promène  sur  tes  bords,  et  que 
pruuétre  elle  reporte  vers  moi  un  souvenir  faible  et  passager; 

Que  Ion  onde  \aste  el  profonde  ii'esl-elle  le  miroir  de  mon 
cœui',  afin  qu'  ses  yeux  y  puissent  lire  les  mille  pensées  que  main- 


tenant je  le  cotiOc,  agitées  comme  les  vagues,  impétueuses  rnmmo 
ton  cours. 

Que  dis-jet  le  miroir  de  mon  creurî  Ton  onde  n'estelle  pas 
puissante,  rapide  et  .sombre?  Tu  es  ce  que  furent  et  ce  que  sont  mes 
sentiments;  el  ce  que  tu  es,  mes  passions  l'ont  été  longtemps. 

Peut-fiire  le  temns  les  a-lil  un  [leù  calmées.  .  mais  non  pour 
toujoui-s.  Tu  francnis  tes  rives.  Meuve  ami  du  poète!  ft  pendant 
queluue  temps  les  flots  en  ebullition  débordent,  puis  rentrent  dnn» 
leur  lit;  les  miens  se  sont  calmés  el  ont  disparu. 

Ils  ont  laissé  après  eux  des  ruines;  cl  maintenant  nous  avons 

repris  notre  ancien  cours  ;   toi  pour  aller  le  réunir  à  l'Océan 

moi  pour  aimer  celle  que  je  ne  devais  pas  aimer. 

Ces  floLs  (luej'admire  coulerontsous  les  murs  de  sa  cité  natale,  el 
murmureront  à  ses  i)ieds  ;  ses  yeux  te  contempleront  ."i  l'heure  où, 
fuyant  les  chaleurs  Je  l'été,  elle  viendra  respirer  l'air  du  soir. 

Elle  te  regardera...  el  plein  de  cette  pensée,  je  l'ai  reganlé  :  et 
depuis  ce  moment,  ne  séparant  plus  son  souvenir  de  toi,  je  n'ai  pu 
penser  à  tes  ondes,  je  n'ai  pu  les  nommer  ni  les  voir,  sans  un 
soupir  pour  elle  I 

Ses  yeux  brillants  se  réfléchiront  dans  tes  flots...  oui  !  ils  verront 
cett(!  môme  vague  que  je  vois  maintenant,  vague  fortunée!  mes 
yeux  ne  l'apercevront  plus,  môme  en  rèvc  ,  repassant  devant  moi. 

Le  flot  qui  emporte  mes  larmes  ne  reviendra  plus;  revicndra-t- 
clle,  celle  que  ce  flot  va  rejoindre?...  Eridon!  tous  deux  nous  fou- 
lons les  rives  ,  tous  deux  nous  errons  sur  tes  bords  ,  moi  près  de 
la  source,  elle  vers  l'Océan  aux  flots  bleus. 

Mais  ce  qui  nous  sépare ,  ce  n'est  ni  la  distance  des  lieux  ni  la 
profondeur  des  vagues,  c'est  la  barrière  d'une  destinée  diiïérente  , 
aussi  dinércnle  que  les  climats  qui  nous  ont  donné  le  jour. 

Un  étranger  s'est  épris  d'amour  pour  la  dame  de  ces  boitls  ,  lui , 
né  bien  loin  par-del.'i  les  monlagnes  ,  mais  son  sang  est  toul  méri- 
dional, comme  s'il  n'avait  jamais  ressenti  le  souffle  des  aulaiis  qui 
glacent  les  mers  du  pôle. 

Ouf ,  mon  sang  est  tout  méridional  ;  sans  quoi  je  n'aurais  pas 
quitté  ma  patrie  et  je  ne  serais  pas,  après  lant  de  douleurs  que  l'ou- 
bli n'cn.'icera  jamais ,  redevenu  l'esclave  de  l'amour  ou  toul  au 
moins  de  toi. 

C'est  en  vain  que  j'essaierais  de  lutter...  je  consens  à  mourir 
jeune.  Que  je  vive  comme  j'ai  vécu  ,  que  j'aime  comme  j'ai  aimé  ; 
si  je  redeviens  poussière ,  moi  que  la  poussière  enfanta,  alors  du 
moins  rien  ne  poura  plus  m'émouvoir. 


Si  le  fleuve  de  l'amour  devait  couler  sans  fin  ,  si  le  temps  ne 
pouvait  rien  sur  lui,  nul  autre  plaisir  ne  vaudrait  celui-là  ;  et  nous 
théiirions  notre  chaîne  comme  un  trésor.  Mais  puisque  nos  soupirs 
amoureux  ne  durent  pas  jusqu'au  dernier  souffle,  puisque,  fait  pour 
voler,  l'amour  a  des  ailes  emplumées  ,  aimons  pendant  une  saison 
et  que  celle  saison  soil  le  piintemp». 

Quand  des  amants  se  quittent,  leur  cœur  se  brise  de  douleui', 
tout  espoir  est  perdu;  ils  croient  n'avoir  jilusqu'à  mourir.  Quelques 
années  plus  tard  ,  oh!  comme  ils  verraient  d'un  air  f.'oid  l'objel 
pour  lequel  ils  soupirent!  Enchaînés  l'un  à  l'.iuirc  dans  toutes  les 
s.'iisons.  Us  dépouillent  pUMiie  à  plume  les  ailes  de  l'amour...  dès 
lors  il  ne  s'envole  plus;  mais,  privé  de  son  plumage,  il  grelotte 
iristcmcnl  :  eon  printemps  est  passé. 

Comme  un  chrf  ■        ie  mouvement  est  sa  vie.  Tout  pacte 

obligatoire  qui  r  lissance  obscurcit  sa  gloire  :  il  quitte 

1/(1  ai-iicusemeiii  <  où  il  ne  règne  pl',:s  en  despote.  Il  ne 

peut  rester  stdtiounaiic;  il  laul  qu'enseignes  déployées,  ajoutant  clia- 
(|ue  jour  à  son  pouvoir  ,  il  marche  sans  cesse  en  avant  ;  le  repos 
l'accable,  la  retraite  le  lue  :  l'amour  ne  se  contente  pas  d'un  trône 
dégradé. 

Amants  passionnés,  n'attendez  pas  que  les  années  s'écoulent  pour 
vous  éveiller  ensuite  comme  d'un  songe  ,  alors  que ,  vous  repro- 
chant avec  des  paroles  de  raillerie  et  de  colère  vos  imperfections 
mutuelles,  vous  serez  hideux  l'un  à  l'autre  QUand  la  passion  com- 
mence à  décliner,  mais  subsiste  encore,  n'atiendez  pas  que  les  con- 
Irariélés  aient  achevé  de  la  flétrir  :  dès  que  l'amour  decrott ,  son 
règne  est  terminé...  séparez-vous  donc  en  franche  amitié,  el  diles- 
vtuis  bonsoir  I 

Ainsi  votre  affection  laissera  en  vous  des  souvenirs  pleins  de 
charmes  :  vous  n'aurez  pas  attendu  gue,  fatigués  ou  aigris,  vos  pas- 
sions se  soient  émoussées  par  la  satiété.  Vos  derniers  baisers  n'au- 
ront pas  laissé  de  froides  traces...  vos  traits  auront  conservé  leur 
expression  afTcclueuse,  et  vos  yeux,  miroir  de  vos  douces  erreurs, 
réfléchiront  un  bonheur  qui,  pour  être  le  dernier,  n'en  sera  pas 
moins  suave. 

Les  sép.iralions.  il  est  vrai,  demandent  plus  que  de  la  jiatience; 
quels  désespoirs  uonl-elles  point  fait  naître  !  Mais,  en  s'obstinanl, 
(|ue  fait-on  ,  sinon  eiicb.iîner  des  cœurs  qui,  une  fois  refroidis,  se 
heurtent  contre  les  barreaux  de  leur  cage.  Le  temps  engourdit  l'a- 


OEDVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


283 


mom-,  la  eonlinuité  le  détriiil  ;  enfant  ailé,  il  veut  ries  cœurs  jeunes 
comme  lui;  il  y  a  pour  nous  une  douleur  plus  vive,  mais  plus  courle,  à 
sevrer  nos  joies  qu'à  les  user. 


Je  n"ose  prononcer  ton  nom  :  je  n'ose  en  tracer  les  caractères; 
sons  douloureux,  coupable  renommée!  mais  la  larme  brûlante  qui 
maintenant  sillonne  ma  joue  révèle  les  profondes  pensées  qui  habi- 
tent ce  silence  du  cœur. 

Elles  furent  trop  courtes  pour  notre  passion  ,  trop  longues  pour 
notre  repos  ,  ces  heures  dont  jamais  nous  ne  pourrons  oublier  l'a- 
meriumeet  la  joie.  On  serepenl,  on  se  réiracle,  on  veut  briser  sa 
chaîne...  on  ne  sait  que  revoler  l'un  vers  l'autre. 

Oil  I  à  toi  la  joie  ,  a  moi  les  remords  !  Pardonne-moi ,  beauté  ado- 
rée! oublie-moi  si  tu  veux...  mais  ce  cœur  qui  t'appartient  mourra 
sans  s'être  souillé  :  il  ne  sera  pas  brisé  par  la  main  de  l'homme... 
toi  seule  as  ce  pouvoir  sur  lui. 

Dans  sa  plus  sombre  amertume  ,  mon  Ame.  farouche  envers  les 
superbes,  sera  humble  envers  toi.  Nos  jours  coulent  aussi  rapides 
et  nos  moments  plus  doux  quand  lu  es  à  mon  côté  que  si  nous 
avions  le  monde  à  nos  pieds. 

Un  soupir  de  ta  douleur,  un  regard  de  ton  amour,  peuvent  nie 
changer  ou  me  tixer,  me  récompenser  ou  me  punir.  Des  êtres  sans 
cœur  s'étonneront  de  mes  sacrifices  :  tes  lèvres  répondront,  non 
pas  à  leurs  discours ,  mais  à  mes  lèvres. 


Entre  les  joies  que  le  monde  nous  donne,  il  n'en  est  point  de 
comparable  à  celles  qu'il  nous  ôte  quand  l'éclat  de  nos  jeunes  pen- 
sées s'efface  dans  le  triste  déclin  du  sentiment  ;  au  prin temps  de  la 
vie,  ce  n'est  pas  seulement  la  fraîcheur  de  la  joue  qui  s'éteint  trop 
vite ,  mais  la  fleur  même  de  l'àme  est  passée  que  la  jeunesse  dure 
toujours. 

Alors  ce  petit  nombre  d'esprits  qui  surnagent  encore  après  le 
naufrage  du  bonheur,  sont  poussés  sur  les  écueils  du  crime  ou  en- 
traînés dans  l'océan  des  vices  :  leur  boussole  est  perdue,  ou  son 
aiguille  leur  montre  vainement  le  rivage  que  n'atteindra  jamais  leur 
nef  fracassée. 

Puis  le  froid  mortel  de  l'àme  s'abat  sur  nous  comme  la  mort  elle- 
même  :  elle  ne  peut  ressentir  les  maux  d'autrui,  elle  n'ose  songer 
aux  siens  :  cette  froide  torpeur  a  saisi  la  source  de  nos  larmes ,  et 
si  lœil  brille  encore,  c'est  la  glace  qui  lui  donne  cet  éclat. 

En  vain  les  lèvres  laissent  échapper  abondamment  les  éclairs  de 
l'esprit  ;  en  vain  lagaîté  cherche  à  distraire  le  cœur  durant  ces  heures 
de  la  nuit  qui  ne  donnent  plus  le  repos  :  la  guirlande  dont  le  lierr^ 
environne  la  tourelle  en  ruines  la  revêt  au-dehors  do  verdure  et  de 
fraîcheur,  mais  au-dedans  ce  ne  sont  que  des  débris  grisAtres. 

Oh  !  si  je  pouvais  sentir  comme  j'ai  senti,  être  ce  que  je  fus,  pleu- 
rer sur  tout  ce  qui  n'est  plus  comme  je  pleurais  autrefois  :  de  même 
qu'au  désert  la  source  la  plus  saumàlre  paraît  douce,  ainsi  cou- 
leraient pour  moi  ces  larmes  dans  la  froide  et  stérile  solitude  de 
la  vie. 


LE    TOMBEAU    DE    CHDRCHILL    (1). 

J'étais  près  delà  tombe  d'un  homme  qui,  comète  éphémère,  n'a 
brillé  qu'une  saison  :  c'était  la  plus  humble  des  sépultures,  et  pour- 
tant je  contemplais  avec  un  sentiment  de  douleur  et  de  respect  ce 
gazon  négligé  ,  cette  pierre  silencieuse,  où  était  gravé  un  nom  con- 
fondu avec  les  noms  inconnus  épars  autour  de  lui  sans  que  per- 
sonne vînt  les  lire;  et  je  demandai  au  jardinier  de  ce  lugubre  par- 
terre pourquoi  les  étrangers  venaient  à  l  occasion  de  celte  seule 
plante  fatiguer  sa  mémoire,  et  l'obliger  à  remonter  dans  la  nuit 
épaisse  d'un  demi-siècle.  11  me  répondit  ainsi  :  «  Ma  foi  !  je  ne  sais 
comment  tant  de  voyageurs  se  font  pèlerins  :  ce  mort  date  d'avant 
mon  entrée  en  fonctions,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  creusé  sa  tombe.» 

Est-ce  donc  là  tout?  pensai-je et  nous  déchirons  le  voile  de 

l'immortalité!  et  nous  ambitionnons  je  ne  sais  quel  honneur  et  quel 
éclat  dans  les  âges  à  venir  pour  essuyer  un  pareil  dédain!  et  si  tôt 
encore,  un  tel  résultat  I 

Comme  je  réfléchissais  ainsi,  larchitecle  detout  ceque  foulent  nos 
pas  (car  la  terre  n'est  qu'une  vaste  tombe)  essa.;a  d'extraire  quel- 
que souvenir  de  cette  argile  dont  le  mélange  pourrait  embarrasser 
la  pen.sée  d'un  Newton,  n'était  que  toute  vie  doit  aboutir  à  une 
vie  unique,  dont  celle-ci  est  le  rêve.  Soudain,  cnmnie  s'il  eût 
saisi  dans  sa  mémoire  le  crépuscule  d'un  ancien  soleil ,  il  parla 

(1)  Poète  satirique  anglais  mort  et  enterré  à  Florence.  Celte  pièce, 
composée  en  1816,  est  dans  la  manière  de  Wordswoitli. 


ainsi  :  «  Je  crois  que  l'homme  dont  vous  parlez,  et  qui  repose  dans 
cette  tombe  à  part,  fut  dans  son  temps  un  écrivain  fameux;  c'est 
pourquoi  les  voyageurs  se  détournent  de  leur  route  pour  lui  rendre 
lionneur...  et  nie  donner  à  moi  ce  qui  plaît  à  leurs  seigneuries.  » 

Sur  quoi ,  on  ne  peut  plus  satisfait,  je  tirai  d'un  coin  avare  de 
ma  poche  certaines  pièces  d'argent,  que  je  donnai  comme  par  force 
à  cet  homme,  bien  qu'une  pareille  dépense  me  gênât. 

Je  vous  voissourire,  ô  profanes!  parce  que  je  vous  dis  tout  sim- 
plement la  vérité.  Vous  êtes  insensés  et  non  moi car  je  méditai 

avec  un  intérêt  profond  et  les  yeux  humides  cette  homélie  naturelle 
du  vieux  fossoyeur,  dans  laquelle  se  trouvaient  confondus  l'obscu- 
rité et  la  renotnmée,  la  gloire  et  le  néant. 


PROMETHEE. 

O  Titan!  à  tes  yeux  immortels  ,  les  souffrances  de  la  race  hu- 
maine, vues  dans  leur  triste  réalité,  ne  furent  pas,  comme  pour 
les  dieux  ,  un  objet  de  déda'u.  Quelle  fut  la  récompense  de  la 
bonté?  Une  souffrance  muette,  immense  ;  le  rocher,  le  vautour  et 
la  chaîne,  tout  ce  que  les  cœurs  fiers  peuvent  ressentir  d'angoisses, 
les  tortures  qu'ils  cachent,  le  sentiment  intolérable  de  la  douleur 
qui  ne  parle  que  dans  la  solitude,  craignant  encore  que  le  ciel  ne 
l'écoute,  et  attendant  pour  gémir  que  sa  voix  n'ait  point  d'échos. 

0  Tilanlluas  connu  la  lutte  entre  la  souffrance  et  la  volonté, celle 
lutte  qui  torture  quand  elle  ne  tue  pas;  et  le  ciel  inexorable,  la  sourde 
tyrannie  du  destin,  le  principe  de  haine  qui  gouverne  le  monde  et 
qui  crée  pour  son  plaisir  des  êtres  qu'il  pourrait  anéantir...  ce  Dieu, 
enfin,  t'a  refusé  jusqu'à  la  faveur  de  mourir.  Le  don  malheureux  de 
l'éternité  fut  ton  partage,  et  tu  l'as  dignenicnl  supporté.  Tout  ce 
que  le  maître  du  tonnerre  put  arracher  de  toi  fut  la  menace  de 
lui  voiréprouverquelqnejourun  supplice  pareil  au  tien...  Comment? 
c'est  ce  que  lu  prévoyais ,  et  ce  que  tu  ne  voulus  pas  lui  révéler 
l'our  le  fléchir.  C'est  pourquoi  ton  silence  fut  son  arrêt,  et  dans  son 
âme  s'éleva  un  repentir  inutile  et  un  douloureux  effroi,  si  mal  dis- 
simulé que  les  foudres  tremblèrent  dans  sa  main. 

Ton  crime  tout  divin  fut  d'être  bon,  de  diminuer,  par  tes  ensei- 
gnements, la  somme  des  humaines  misères,  et  d'apprendre  à  l'homme 
([u'il  doit  puiser  sa  force  dans  son  âme.  !Mais  bien  qu'arrêté  dans 
ton  œuvre  par  la  puissance  d'en  haut,  ton  énergie  patiente,  ta  fer- 
meté et  la  résistance  de  ton  esprit  inébranlable  aux  efforts  réunis 
de  la  terre  et  du  ciel ,  nous  ont  légué  une  grande  leçon  :  lu  es  pour 
les  mortels  le  symhole  de  leur  destin  et  de  leur  énergie.  Comme  toi, 
l'homme  est  en  partie  divin  ,  onde  trouble  dont  la  source  est  pure; 
et  il  peul  partiellement  prévoir  sa  funèbre  destinée,  connaître  sa 
misère,  sa  force  de  résistance  et  le  malheur  constant  de  sa  triste 
vie.  Mais  aussi,  il  sait  qu'à  tous  ses  maux  l'âme  humainepeut  oppo- 
ser sa  propre  force...  force  égale  à  toutes  les  douleurs,  volonté 
ferme,  conscience  profonde  qui,  au  sein  des  tortures,  .«aitsedéceruer 
à  elle-même  son  intime  récompense,  défie  et  triomphe,  et  se  fait 
de  la  mort  une  victoire. 


Si  je  pouvais  remonter  le  fleuve  de  mes  ans  jusqu'à  la  première 
source  des  sourires  et  des  larmes,  je  ne  voudrais  pas  descendre 
de  nouveau  son  cours  heure  par  heure,  entre  des  rives  croulantes 
et  des  fleurs  desséchées,  pour  arriver  enfin,  comme  maintenant,  à  le 
voir,  couler  et  se  perdre  dans  la  foule  des  ondes  inconnues.  .     .     . 

Qu'est-ce  que  la  mort?...  le  repos  du  cœur;  un  tout  dont  nous 
faisons  partie  :  car  la  vie  n'est  qu'une  vision.  Il  n'y  a  de  vie  pour 
moi  que  les  êtres  vivants  qui  tombent  sous  ma  vue;  et  cela  étant... 
les  absents  sont  les  morts,  qui  viennent  troubler  notre  tranquillité, 
étendre  autour  de  nous  un  lugubre  linceul,  et  mêler  de  douloureux 
souvenirs  à  nos  heures  de  repos.  , 

Les  absents  sont  les  morts...  car  ils  sont  froids,  et  ne  peuvent 
redevenir  ce  que  nous  les  avons  vus;  ils  sont  changés  cl  tris- 
tes... Ou  si  ceux  qu  on  n'oublie  point  n'ont  pas  tout  oublié,  qu'im- 
porte, puisqu'ils  sont  séparés  de  nous,  que  la  barrière  qui  nous  sé- 
pare soit  l'onde  ou  la  terre?  c'est  peut-être  l'une  et  l'autre;  mais 
celle  séparation  doit  cesser  dans  l'union  sombre  de  l'insensible 
poussière. 

Les  hôtes  souterrains  de  notre  globe  ne  sont-ils  que  la  décompo- 
sition confuse  de  millions  d'êtres  redevenus  argile,  que  les  cendres 
de  milliers  de  siècles,  dispersés  partout  où  l'homme  a  porlé  ou  por- 
tera ses  pas?  ou  bien  habitent-ils  leurs  cités  silencieuses,  chacun 
dans  sa  cellule  solitaire  ?  ont-ils  un  langage  à  eux  ?  ont-ils  le  sen- 
timent de  celle  existence  dépo<kue  de  sou.'fle...  sombre  et  intense 
comme  la  solitude  de  l'heure  de  minuit  ?  0  terre  !  où  sont  ceux  qui 
ne  sont  plus?  et  pourquoi  sont-ils  nés?  Les  morts  sont  tes  héritiers, 
et  nous,  nous  ne  sommes  que  des  bulles  d'.iir  à  ta  surface.  La  clef 
de  tes  profondeurs  est  dans  la  tombe,  porie  d'ébène  de  tes  cavernes 


2Hi 


LES  VKiLLËES  LiTTËRAIHRS  ILLUSTUKKS. 


|io|iuliMisps.  Oil  '  <|iic  lie  |uiis-j(!  y  i-rror  en  cspiil ,  conlcmpler  no» 
(^léiiiPiils  Iranslorinés  en  des  clioses  sans  nom,  sonder  ces  mjslé- 
riciisi's  merveilles,  et  pénétrer  l'essence  des  grandes  âuies  qui  ne 
sunt  plus. 

A   LA  COMTESSE  DE  DLESSINCTON  (t819). 

Vous  m'avez  demandé  des  vers ,  requiMc  qu'un  poêle  ne  peut  rc- 
jcler;  mais  mon  Ilippocrftne  n'était  que  mon  cœur,  cl  les  senlimcnls 
qui  en  étaient  l'onde  sont  laris. 

Si  j'élais  cnrnrc  ce  que  je  fus  ,  j'aurais  cétéhré  ces  charmes  que 
lo  pinceau  de  Lawrence  a  fixés  sur  la  toile;  mais  le  chant  expire- 
rait entre  mes  Irvres,  cl  le  sujet  est  trop  doux  pour  ma  lyre. 

Toul  de  feu  jadis,  je  ne  suis  plus  que  rendre,  el  dans  mon  sein 
la  poésie  est  morte  :  ce  que  j'aimais,  je  dois  me  contenter  de  l'admi- 
rer, ol  mon  oipur  a  blanchi  comme  ma  léle. 

Ma  vie  ne  compte  point  par  années  :  le  temps  agil  sur  moi  comme 
une  charrue  sur  la  plaine ,  cl  mon  front  n'a  pas  un  sillon  qui  ne 
soit  aussi  profond  dans  mon  âme. 


A  JESSY  (1). 

Il  est  une  trame  mystérieuse,  éiruitemcnl  unie  à  la  trame  de  ma 
vie,  tellement  que  l'inexorable  ciseau  de  la  destinée  doit  les  trancher 
Ionics  deux  ou  n'en  trancher  aucune. 

Il  est  une  forme  enchanteresse,  sur  laquelle,  bien  des  fois,  mes 
M'ux  se  sont  arrêtés  avec  ilélices;  le  jour,  elle  l'ait  leur  joie,  et  la 
luiil,  des  révcs  la  leur  rendent  encore. 

Il  csl  une  voix  dont  les  accents  excitent  dans  mon  sein  de  tels  ra- 
vissements, qucje  ne  prêterais  pas  l'oreille  aux  chœurs  deschsrubins, 
si  celle  voix  ne  s'y  mêlait. 

Il  est  des  traits  dont  la  rougeur  trahit  des  secrets  de  tendresse... 
mais  qui,  pillissant  dans  un  tendre  a<lieu,  annoncent  plus  d'amour 
que  les  mots  n'en  pourraient  exprimer. 

Il  esl  des  lèvres  que  les  miennes  ont  pressées  et  que  d'autres  n'a- 
vaient jamais  effleurées  :  elles  ont  juré  de  faire  à  jamais  mon  bon- 
heor;  el  les  miennes...  les  miennes  leur  ont  rendu  la  pareille. 

Il  est  un  sein  chéri,  tout  à  moi,  qui  souvent  a  bercé  ma  lêle 
souIVrante,  une  bouche  qui  ne  sourit  que  pour  moi,  un  œil  dont  les 
larmes  coulent  toujours  avec  les  miennes. 

Il  est  deux  cd'urs  dont  les  mouvements  s'accordent  en  un  tel 
unisson,  si  doux  el  si  parfait,  que  tous  deux  doivent  arriver  à 
livresse  ou  cesser  de  battre  en  même  temps. 

Il  est  deux  Ames  dont  le  cours  égal  suit  une  marche  si  calme  et 
si  douce  que,  si  elles  se  séparent...  Klles,  se  séparer!  elles  ne  le  peu- 
vent :  ces  deux  fîmes  n'en  font  qu'une. 


A  LADY  CAROLINK  LAMD. 

Oses-tu  dircque  je  n'ai  rien  senti. quand  lu  me  fus  ainsi  ravie!  Ne  sais- 
lu  pas  aveccpielleivresse  jeme  suis  attaché  h  ce  songe  ininterrompu 
qui  nie  jparlail  de  loi?  Mais  un  amour  comme  le  notre  ne  peut  ja- 
mais e.visler  sur  la  lerrc  :  je  dois  apprendre  à  l'estimer  moins  haut; 
comme  lu  m'as  fui,  je  dois  te  fuir  et  changer  ce  cœur  que  tu  ne 
peux  rendre  heureux. 

On  te  dira,  Clara,  que  récemment  j'ai  semblé  adorer  d'aytres 
charmes,  que  l'on  ne  m'a  pas  vu  soupirant  et  soucieux  comme  je 
devais  l'être,  quand  je  fus  privé  de  la  vne  ;  ô  Clara!  cet  etVort  pour 
détruire  ce  que  lu  avais  trop  bien  opéré  en  moi ,  ce  masque  porté 
devant  la  foule  médisante,  celle  trahison...  ce  n'était  que  fidélité 
envers  loi. 

Je  n'ai  point  pleuré  durant  ton  absence,  je  n'ai  point  atriché  le 
sombre  aspect  de  la  douleur;  mais  j'ai  demandé  à  la  foule  des  fem- 
mes ce  que  je  ne  pouvais  trouver  qu'eu  une  seule  (faut-il  le  la  ikmii- 
mer?l.  C'est  un  effort  que  je  devais  aux  liens  ,  à  loi ,  aux  hommes 
et  h  IHi'u,  de  comprimer,  d'élouffer  une  coupable  ardeur  avant 
qu'elle  m'eût  poussé  dans  le  sentier  du  crime. 

Mais  puisque  mon  cœur  n'a  pu  s'épurer  entièrement,  puisque  le 
vautour  ne  cesse  de  le  ronger,  qu'au  moins  les  tourments  soient 
pour  moi  seuls  el  qu'ils  ne  puissent  t'alleiiidre,  ô  loi,  (jui  m'es  si 
chère.  O  Clara,  sénarons-nous  innocents,  cl  je  lâcherai,  n'importe 
comment,  d'éviter  le  Irait  qui  me  menace  :  le  crime  ne  doit  pas  at- 
teindre une  créature  Iclle  que  loi. 

C'est  une  lAche  dans  laquelle  lu  dois  m'aidcr,  noble  exercice  de 
Ion  pouvoir.  Uannis-nioi  donc  de  ces  lieux,  c'est  tout  ce  que  je  de- 
mande ;  bannis-moi  avant  que  le  teijips  ait  marqué  une  heure  plus 
coupable;  avant  que  la  coupe  de  colère,  suspendue  sur  ma  lêle,  y 

(l)  On  suppose  que  cette  pièce  fut  adressée  à  ladyBvron,  peu  de  temps 
avant  la  fal.ilc  séparation. 


ait  versé  le  remords  ,'i  gr.iuds  llols,  avant  (|uc  des  feux  incvlingui- 
hles  dévorent  un  cœur  qui  depuis  longtemps  a  perdu  l'espi-rance- 
Cessons  de  nous  abuser  l'un  cl  l'aulre,  et  garde-toi  de  tromper 
des  cœurs  qui  valent  mieux  que  le  mien  :  ah!  si  ce  malheur  arri- 
vait, où  pourrais-tu  fuir  un  sort  comme  le  nôtre,  une  honte  comme 
la  lienne?  S'il  csl  une  colère  divine,  s'il  est  des  ch&liments  après 
celte  vie ,  notre  amour  ne  doit  plus  garder  d'espérance  :  entre  nous 
toule  pensée  est  un  crime,  et  lout  crime  est  la  mort. 


POESIES   NAPOLEONIENNES. 


WATERLOO  (1). 

Nous  ne  le  maudissons  pas,  Waterloo  I  bien  que  le  sang  de  la 
liberté  ait  arrosé  les  plaines.  C'est  là  qu'il  fui  versé  ;  mais  la  terre 
ne  l'a  point  bu  :  jaillissant  de  tous  ces  cadavres  comme  une  trombe 
de  l'Océan,  il  s'élève  dans  les  airs  où  vi  le  rejoindre  le  sang  del.a- 
bédoyère  et  celui  du  brave  des  braves.  Il  s'étend  sur  le  ciel  en 
un  nuage  rougcAlre ,  qui  retournera  aux  lieux  d'm'i  il  est  sorti  : 
quand  il  sera  chargé,  il  éclatera  loul-h-coup.  Jamais  tonnerre  n'a 
retenti  comme  celui  qui  ébranlera  le  monde;  jamais  éclair  n'a  brillé 
comme  celui  qui  sillonnera  le  ciel,  pareil  à  l'étoile  d'Absinthe ,  pré- 
diie  autrefois  par  le  projdiele,  qui  doit  répandre  sur  la  terre  une 
pluie  de  flamme  et  elianger  les  rivières  en  sang. 

Le  chef  puissant  est  tombé,  mais  non  pas  sous  vos  coups,  vain- 
queurs de  Waterloo!  Quand  le  .soldat  citoyen  ne  commandait  à  ses 
égaux,  aux  fils  de  la  liberté,  que  pour  les  conduire  aux  lieux  où  sou- 
riait la  gloire,  parmi  tous  les  despotes  coalisés  qui  pouvait  se  me- 
surer avec  le  jeune  capitaine  ?  Qui  pouvait  se  vanter  d'avoir  vaincu 
la  France,  avant  que  la  tyrannie  régnât  seule  sur  elle,  avant  qu'ai- 
guillonné par  l'ambition  le  héros  s'abaissftt  jusqu'au  roi?  Alors  il 

tomba Périsse  comme  lui  tout   homme  qui  prétend  asservir 

rii'immc! 

Kl  loi  aussi,  guerrier  au  blanc  panache,  toi  à  qui  ton  propre 
royaume  a  refusé  un  tombeau!  mieux  eût  valu  pour  loi  guider  en- 
core les  bataillons  de  la  France  contre  des  armées  d'esclaves  mer- 
cenaires, que  de  le  livrer  à  la  mort  et  à  la  honte  pour  un  misérable 
titre  de  roi,  comme  celui  que  le  despote  de  Naples  vient  d'acheter  au 
prix  de  Ion  sang.  Ah  !  quand  tu  lançais  ton  cheval  de  bataille  au  mi- 
lieu des  rangs  ennemis,  comme  un  fleuve  qui  franchit  ses  rives, 
pendant  qu'autour  de  loi  volaient  en  éclats  les  ca.sques  pourfendus 
et  les  glaives  brisés  ,  qu'alors  tu  étais  loin  de  prévoir  le  sort  qui  l'al- 
•tendail!  Cet  orgueilleux  panache  est  donc  tombé  sous  les  coups 
flétrissants  d'un  esclave?  Il  fut  un  temps  où,  pareil  à  la  lune  qui  con- 
duit l'Océan,  ce  panache  ondoyait  dans  l'air,  et  ralliait  les  combat- 
tants, à  travers  la  nuit  créée  par  les  flots  noirs  et  sulfureux  de  la 
fumée  des  batailles,  le  soldat  cherchait  du  regard  ce  cimier  inspi- 
rateur, el ,  le  voyant  briller  au  premier  rang,  il  sentait  ranimer  son 
courage.  .\ux  lieux  où  l'agonie  de  la  mort  était  la  plus  rapide,  où 
s'entassaient  le  plus  les  di'bris  de  la  ba'aille,  sous  le  premier  éten- 
dard de  l'aigle  à  la  crête  brûlante  (oh  !  cet  aigle  porté  par  la  nue  ora- 
geuse, el  tout  resplendissant  des  rayons  de  la  victoire,  qui  alors  eût 
pu  arrêter  son  vol?)...  quand  les  lignes  ennemies  ouvraient  une 
brèche  ou  se  débandaient  dans  la  plaine;  là  on  élait  sur  de  voir 
Mural  guider  la  charge;  là  Waterloo  ne  l'a  pas  vu,  et  nul  champ 
de  bataille  ne  le  reverra  plus. 

L'invasion  s'avance  sur  nos  gloires  éclipsées;  la  Victoire  pleure 
sur  ses  arcs-de-lrioinphe  détruits...  mais  que  la  liberté  se  léjouissel 
que  son  cœur  éclate  dans  sa  voix!  car  la  main  sur  la  poignée  de 
son  glaive,  elle  .«era doublement  adorée.  Deux  fois  la  France  a  reçu 
une  leçon  morale,  chèrement  achetée  :  elle  sail  maintenant  que 
son  salut  ne  s'appuie  pas  sur  un  trône  occupe  par  un  Capet  ou  un 
Napoléon  ;  mais  sur  l'égalité  des  droits  el  des  lois,  sur  l'union  des 
cœurs  et  des  bras  dans  la  défense  d'une  grande  cause...  dans  la  dé- 
fense de  cette  liberté  que  Dieu  a  répartie  avec  le  soufflede  l'existence 
à  tout  ce  qui  vil  sous  le  ciel,  de  celte  liberté  que  le  crime  voudrait 
effacer  de  la  terre,  en  semant,  comme  le  sable,  dune  main  con- 
vulsive el  prodigue  la  richesse  des  nations,  el  versant  le  sang  comme 
de  l'eau  dans  un  impérial  océan  de  carnage. 
Mais  le  cœur  et  l'intelligence,  et  la  voix  de  l'humanité  s'élèveront 

de  concert et  qui  peut  résistera  celle  glorieuse  alliance?  11  est 

passé  le  temps  où  i'épée  subjuguait.  L'homme  peut  mourir...  l'âme 
se  renouvelle;  môme  dans  ce  monde  de  soucis  el  de  bassesse,  la 
liberté  ne  manquera  jamais  d'héritiers  :  des  millions  d'hommes  ne 

(t)  Byron  a  donné  cette  pièce  et  les  trois  suivantes  comme  traduites  du 
fr.tnçais;  mais  ou  a  tout  lieu  de  croire  que  ce  n'était  qu'une  ruse  de 
guerre  el  qu'elles  sont  originales. 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


respirent  que  pour  s'ap|ii'opriei'  son  éternel  esprit.  Quaml  elle  as- 
semblera de  nouveau  ses  armées,  forcés  de  croire  en  elle,  les  tyrans 
Iremblei'ont.  Qu'ils  rii-nt  de  cette  menace  qui  leur  parait  vaine  !  des 
larmes  de  sang  n'en  couleront  pas  moins. 


ADIEUX  D  UN  SOLDAT. 

Faul-il  donc  que  tu  parles,  ô  mon  glorieux  chef,  séparé  du  petit 
nombre  de  ceux  qui  le  sont  restés  fidèles?  Qui  dira  la  douleur  du 
guerrier  et  le  délire  d'un  long  adieu?  L'amour  de  la  femme,  le  dé- 
voùmenl  de  l'amitié,  quel  qu'ait  été  sur  moi  leur  empire,  ne  sont 
rien  auprès  de  ce  que  j'éprouve,  auprès  de  la  foi  d'un  soldat. 

Idole  des  âmes  militaires,  sans  rival  dans  les  batailles ,  tu  ne  fus 
jamais  plus  grand  qu'aujourd'hui.  Beaucoup  ont  pu  gouverner  le 
monde,  seul  aucun  revers  ne  t'a  courbé.  Longtemps  à  les  côtés,  j'ai 
afi'ronté  la  mort  et  porté  envie  à  ceux  qui  tombaient,  quand  leurs 
derniers  cris  bénissaient  celui  qu'ils  suivaient  si  bien. 

Que  n'ai-je  partagé  leur  froide  tombe!  je  ne  verrais  pas  les  lAches 
terreurs  de  tes  ennemis  oser  à  peine  laisser  un  seul  homme  auprès 
de  loi  dans  la  crainte  que  cet  homme  ne  brise  tes  fersl  Oh!  même 
sous  la  voûte  d'un  cachot,  toutes  les  chaînes  me  seraient  légères, 
si  j'y  pouvais  contempler  ton  âme  indomptée. 

V.e  prétendu  vainqueur,  sourd  à  la  prière  de  notre  lidélilé ,  si  sa 
gloire  d'emprunt  venait  à  pâlir,  s'il  rentrait  dans  son  obscurité  na- 
tale, ses  flatteurs  actuels  viendraient-ils  la  partager  avec  lui?  Et 
s'il  possédait  mainlenant  cet  empire  du  monde  que  lu  abdiques  avec 
tant  de  sérénité,  achèterait-il  avec  ce  trône  des  cœurs  comme  ceux 
que  lu  possèdes  encore  ? 

0  mon  chef,  mon  roi,  mon  ami ,  adieu!  Jamais  je  n'avais  fléchi 
le  genou;  jamais  je  n'avais  supplié  mon  souverain  comme'je  sup- 
plie aujourd'hui  ses  ennemis:  tout  ce  que  je  demande,  c'est  de  par- 
tager ses  périls  à  venir,  et  de  rester  à  ses  côtés  dans  la  chute,  l'exil 
et  la  tombe. 


A  L  ETOILE    DE    LA    LEGION-D  HONNEUR. 

Etoile  des  braves,  dont  les  rayons  ont  versé  tant  de  gloire  sur  les 
vivants  et  les  morts...  prestige  radieux  et  adoré  ,  que  saluaient  des 
millions  d'hommes  en  courant  aux  armes...  éclatant  météore  d'o- 
rigine immortelle,  pourquoi  l'élever  dans  les  cieux,  pour  l'éteindre 
sur  la  terre? 

Les  âmes  des  héros  immolés  formaient  les  rayons;  l'éternité  res- 
plendissait dans  ton  auréole;  au  ciel  la  gloire,  l'honneur  ici -bas 
composaient  Iharmonie  de  ta  sphère  martiale,  et  la  lumière  brillait 
aux  regards  humains  comme  un  volcan  dans  les  cieux. 

Un  fleuve  de  sang  roulait  comme  la  vague,  et  ses  flots  balayaient 
les  empires  :  pendant  que  lu  répandais  les  clartés  à  travers  l'es- 
pace, au-dessous  de  toi  la  terre  tremblait  sur  sa  base,  et  le  soleil, 
pâle  et  découronné,  t'abandonnait  l'empire  des  cieux. 

Un  arc-en-ciel  t'avait  précédé  et  avait  grandi  avec  loi,  étalant  les 
trois  brillantes  et  divines  couleurs  qui  ornent  ce  signe  céleste  ;  la 
main  de  la  liberté  les  avait  nuancées  comme  les  reflets  d'une  perle 
immortelle. 

Une  teinte  élail  empruntée  aux  rayons  brûlants  du  soleil  ,  une 
autre  à  l'azur  foncé  des  yeux  d'un  séraphin ,  la  troisième  au  voile 
blanc  et  radieux  d'un  pur  esprit.  Les  trois  couleurs  réunies  étaient 
comrae*le  tissu  d'un  céleste  rêve. 

Etoile  des  braves,  tes  rayons  pâlissent,  et  les  ténèbres  vont  de 
nouveau  prévaloir.  Mais,  ô  arc-en-ciel  des  hommes  libres,  nos  lar- 
mes et  notre  sang  couleront  pour  loi.  Si  ta  brillante  promesse  s'é- 
vanouit, notre  vie  n'est  plus  alors  qu'un  fardeau  d'argile. 

Alors  les  pas  do  la  Liberté  sanctifient  les  silencieuses  demeures 
des  morts  ;  car  ils  sont  beaux  dans  le  trépas  ceux  qui  tombent  fière- 
ment dans  ses  rangs  ;  et  bientôt,  ô  Déesse  !  puissions-nous  être  pour 
jamais  avec  eux  et  avec  loi! 


ADIEUX  DE   NAPOLEON. 

Adieu  au  pays  qui  vit  le  funèbre  éclat  de  ma  gloire  se  lever  et 
répandre  son  nom  sur  la  terre,  comme  un  vaste  ombrage  1  Ce  pays 
m'abandonne  mainlenant  ;  mais  les  pages  de  son  histoire  ,  les  plus 
brillantes  comme  les  plus  sombres,  seront  pleines  de  ma  renommée. 
J'ai  fait  la  guerre  au  monde;  et  s'il  m'a  vaincu,  c'est  que  le  météore 
des  conquêtes  m'avait  entraîné  trop  loin.  J'ai  lutté  contre  les  na- 
tions qui,  dans  ma  solitude,  me  redoutent  encore,  unique  et  dernier 
caplif  entre  des  millions  de  guerriers. 

Adieu,  France!  quand  ton  diadème  eut  ceint  mon  front,  je  te  fis 
la  merveille  et  la  perle  de  la  terre...  mais  ta  faiblesse  ordonne  que 
je  te  laisse  comme  je  t'ai  trouvée,  déshéritée  de  ta  gloire  et  déchue 
de  la  vertu.  Oh!  que  n'ai-je  encore  ces  vétérans  qui,  vainqueurs 
dans  toutes  nn's  batailles,  sont  tombés  sans  fruit  dans  une  lutte 


contreles  éléments!...  l'aigle,  dont  le  regard  fut  alors  fasciné  et 
troublé,  planerait  encore  l'œil  fixé  sur  le  soleil  de  la  victoire. 

Adieu,  France  !  mais  si  un  jour  la  liberté  revient  visiter  tes  riva- 
ges, alors  souviens-loi  de  moi...  la  violette  croît  encore  au  fond  de 
tes  vallées  :  flétrie,  tes  pleurs  peuvent  la  faire  refleurir...  alors,  alors 
je  pourrai  braver  les  armées  qui  nous  entoureront,  et  ton  cœur 
pourra  se  réveiller  et  bondir  h  ma  voix.  Dans  la  chaîne  qui  nous 
relient  captifs,  il  est  des  anneaux  qui  peuvent  se  rompre  :  quand  ils 
tomberont,  tourne-loi  vers  moi  et  rappelle  le  chef  que  lu  avais 
choisi. 


ODE  A  NAPOLÉON  BONAPARTE  (1). 

C'en  est  fait!...  Hier  encore  roi,  armé  pour  combattre  les  rois.... 
aujourd'hui  lu  n'es  plus  qu'une  chose  sans  nom  :  tant  lu  es  bas 
tombé...  et  cependant  lu  vis!  Est-ce  donc  là  le  possesseur  de  mille 
trônes,  celui  qui  couvrait  la  terre  des  ossements  de  ses  ennemis;  et 
comment  peut-il  ainsi  se  survivre  à  lui-môme?  Depuis  cet  ange  re- 
belle, vaine  étoile  du  malin,  nul  homme,  nul  démon  n'est  tombé 
1   de  si  haut. 

I       Insensé!  pourquoi  te  faire  le  fléau  de  les  semblables,  qui  fléchis- 

I  salent  si  humblement  le  genou  devant  toi?  Devenu  aveugle  à  force 

de  le  contempler  toi-même,  lu  dessillas  les  yeux  du  reste  des  hommes. 

Armé  dune  force  incontestée capable  encore  de  tout  sauver 

une  tombe  est  le  seul  présent  que  tu  aies  fait  à  ceux  qui  l'adoraient; 
et  ta  chute  seule  a  pu  apprendre  aux  hommes  combien  l'ambition 
cache  de  petitesse. 

Merci  de  cette  leçon!...  elle  en  apprendra  plus  aux  guerriers  à 
venir  que  toutes  les  prédications  passées  ou  futures  d'une  superbe 
philosophie.  Il  est  rompu  sans  retour  le  charme  qui  fascinait  l'es- 
prit des  hommes  et  leur  faisait  adorer  ces  idoles  dont  le  sceptre  est 
un  sabre,  idoles  au  Iront  d'airain  et  aux  pieds  d'argile. 

L'orgueil  du  triomphe,  les  joies  de  la  balaiUe,  la  voix  de  la  vic- 
toire, celle  voix  qui  fait  trembler  la  terre  et  qui  était  le  souffle  de  ta 
vie  ;  l'épée,  le  sceptre,  celle  domination  sous  laquelle  pliaient  tous  les 
hommes  atteints  du  prestige  de  la  renommée...  tout  cela  est  brisé! 
Ténébreux  génie!  quel  tourment  pour  toi  que  la  mémoire  ! 

Le  désolateur  désolé!  le  vainqueur  vaincu!  l'arbitre  du  destin  des 
peuples  suppliant  pour  lui-même!  Est-ce  un  reste  de  tes  espérances 
impériales  qui  te  fait  supporter  avec  calme  un  tel  changement,  ou 
serait-ce  la  seule  crainte  de  la  mort?  I\Iourir  souverain...  ou  vivre 
esclave...  ton  choix  montre  un  ignoble  courage! 

L'athlète  qui  jadis  voulut  fendre  un  chêne  de  ses  mains  ne  son- 
geait pas  h  l'élasticité  de  l'arbre!  Enchaîné  au  tronc  fatal...  seul 
dans  la  forêt...  quel  regard  désespéré  ne  dut-il  pas  jeter  autour  de 
lui?  Dans  l'enivrement  de  la  puissance,  tu  as  agi  comme  Milon,  et 
ton  sort  a  été  encore  plus  funeste  :  il  mourut  dévoré  par  les  bêtes 
féroces,  et  toi  tu  dévoreras  ton  propre  cœur. 

Rassasié  du  sang  de  Rome,  Syllajeta  son  poignard,  et,  plein  de  sa 
sauvage  grandeur,  osa  rentrer  dans  ses  foyers  domestiques.  Il  l'osa, 
inspiré  parson  profond  mépris  pour  les  hommes  qui  avaient  soulTert 
un  tel  joug  et  qui  lui  laissaient  un  tel  sort.  L'heure  la  plus  glorieuse 
de  sa  vie  fut  celle  oii  il  abdiqua  une  puissance  que  lui  seul  avait 
fondée. 

Le  monarque  espagnol,  quand  le  pouvoir  eut  perdu  pour  lui  son 
ivresse  et  son  charme,  échangea  sa  couronne  contre  des  chapelets,  un 
empire  contre  une  cellule  ;  exact  à  compter  les  grains  de  son  rosaire, 
subtil  dans  les  disputes  Ihéologiques,  il  tomba  dans  le  plus  trivial 
radotage  :  mieux  eût  valu  pour  lui  n'avoir  jamais  connu  ni  les 
reliques  des  moines,  ni  le  trône  du  despote. 

IMais  loi,  c'est  forcément  que  la  foudre  est  arrachée  de  ta  main... 
Tu  le  quittas  trop  lard,  ce  pouvoir  souverain  auquel  s'attachait  la 
faiblesse  :  tout  mauvais  génie  que  lu  es,  le  cœur  se  sent  saisi  de  pitié 
en  voyant  le  lien  se  laisser  abattre  de  la  sorte,  en  songeant  que  le 
monde,  cette  œuvre  admirable  de  Dieu,  a  servi  de  marchepied  à  un 
être  aussi  faible! 

Et  la  terre  a  prodigué  son  sang  pour  un  homme  aussi  avare  du 
sien!  Et  les  monarques,  courbant  devant  lui  un  genou  tremblant  , 
lui  ont  rendu  grâce  de  leur  avoir  conservé  leur  trône.  0  liberté  ! 
nous  devons  comprendre  ce  que  tu  vaux  quand  nous  voyons  les  plus 
puissants  ennemis  se  montrer  aussi  débiles!  Oh  !  puissent  les  tyrans 
ne  laisser  jamais  après  eux  un  nom  plus  brillant  et  capable  d'égarer 
l'humanité. 

Tes  actes  funestes  sont  écrits  en  caractères  de  sang,  et  ce  n'est 

(1)  En  janvier  1814,  lors  de  la  publication  du  Corsaire,  Byron  avait  dé- 
claré que  son  intention  positive  étttit  de  quitter  pour  longtemps  la  poésie, 
et  le  9  avril  au  matin  il  écrivait  encore  :  «  Plus  de  vers  désormais;  j'.ii 
donné  ma  démission;  je  ne  veux  plus  danser  sur  les  planclies.  »  Le  soir, 
un  supplément  à  la  Gazette  officielle  annonça  l'abdication  de  Fontaine- 
bleau, et  le  poète  rompit  son  vœu  le  lendemain  matin  en  composant  cette 
ode  qui  fut  aussitôt  publiée,  mais  sans  son  nom.  On  lit  sur  ses  tablettes  : 
«  10  avril,  Boxé  une  heure.  —  Ecrit  une  ode  à  N.  B.  —  Recopié  cette  ode. 
—  Mangé  six  biscuits  et  bu  quatre  bouteille.s  d'eau  de  Seliz.  —  Perdu  le 
reste  de  la  journée.» 


fisc 


LES  VBlLLfiBS  L1TTËRA1RB8  ILLOSTIUËES. 


pnint  en  vnin  qirilH<^<inl  écrils  do  In  xorlo...  Tas  triomphas  nniiR  rap- 
|n'llenl  mil'  f.'|riiir  ipii  iirsl  plus  «M  rii  fon!  n-woriir  le»  tarlics.  Si  lu 
PtiiiR  inori  I'll  III. mini'  do  CfPiii',  un  nouveau  Nnpidroii  pourrait  sui - 
Bir  enroro  pour  l.i  limiln  dp  r)iiiii)anll(^...  mais  ipii  voudrai!  s'élever 
a  In  lianliMir  du  sidoil  pour  R'almiMcr  nioHi  duus  une  nuit  sans 
<*lnll(><. 

Pi'si'z  la  rrndro  dti  h^ros  :  ello  enl  lop<>rc  romiiie  la  conimuno  iir- 
gilo  ;  lea  liasKliis  dc  la  balnnco,  ù  iimrt.  iiii-snruiit  ù(|uil<iliii!U)cnt 
lout  CO  (|iii  a  pasré  i^ur  In  Icrro:  ol  |>ourlnul.  il  semble  iiu'uuu  plug 
iiiddr  rljiicidli-  de\niil  aiiiiufr  ci's  vi\anli's  ^'raiideiirs  (|ui  uhloiiisscnt 
pI  frappciil  dY'pouvanlc  ;  11  seiMl»l«  ipu"  le  mépris  ne  dcvrail  pas  se 
jouer  ainsi  d'eux,  oes  eniiipiérniils  de  la  terre. 

(lu  dmie  esl-plle,  eelln  pfllc  flour  dcrorcutilleuEc  Aulriclie,  celle 
(pii  esl  encore  Imi  Impériale  éjiouso?  CoiuMiont  sou  cirur  a-l-il  sup- 
porté eetle  dnuloui'fiiisc  épreuve?  Kst  elle  toujours  à  les  cotés?  Doil- 
clU'  aussi  eoorher  le  front,  doil-ellc  parlaj.'pr  le  tardif  reponlir,  le 
lor.ff  désespiiir  île  I  lioniicide  détrôné?  Olil  si  elle  l'aime  encore, 
parde  préeipusptncnt  co  jo^au  :  il  vaut  à  lui  seul  ton  diudènie  dis- 
paru. 

IIAip-loi  de  papncr  Ion  !lc  somhro,  et  de  là  conlemple  la  mer  : 
cet  élément  |ieut  hiaver  Ion  sourire...  il  n'a  jamais  subi  ton  jong  ; 
ou  bien,  parcinns  ienlenicnl  le  rivage  où  la  main  oisive  écrira  sur  le 
pabli'  ([ue  la  terre  aussi  psl  enfin  libre  et  que  le  pédagoituu  de  Co- 
rinlbe  l'a  transmis  sa  deslinéo 

iNonveaii  Timonr!  onfernic  dans  la  cape  de  son  captif  (1),  quelles 
pensér:s  vont  occuper  sa  rafte  dans  celte  étroite  jirison  ?..  Une  seule  : 
«  1.0  monde  fut  îi  moi  I  u  A  moins  que  comme  le  monarque  de  lia- 
|p\lone  il  n'ait  jierdu  la  ralsiin  en  même  temps  ijue  le  sceplre  ,  la 
Aie  ierreslrp  ne  jiourra  retenir  lonplomps  cet  esprit  dont  le  vol  s'é- 
leiidit  si  loin...  si  louKlenips  obéi...  si  peu  digne  de  l'èlre! 

Ou  pareil  l\  celui  qui  déioba  le  feu  céleste  (2),  sauras-lu  affronler 
ton  destin,  et,  impardonné  comme  lui,  parlajrcr  son  vautour  et  son 
roc!  l'uni  par  la  justice  divine,  maudit  par  lliomme,  la  dernière  ac- 
tion, quoiqu'elle  no  suit  jias  la  plus  conjiable  de  la  vie,  excite  la 
raillei'ie  de  Satan  :  dans  sa  chule,  le  ténébreu.x  arebanfie  garde  du 
moins  son  orgueil,  et,  s'il  cill  été  mortel,  il  aurait  su  mourir. 

Il  fui  un  jour...  il  fut  une  lieure.  où  la  terre  appartenait  à  la  France 
cl  la  l'rance  h  toi...  où  lalidii-atioii  de  cet  immense  pouvoir,  abdica- 
tion volontaire  cl  non  dictée  jiar  la  saliéié,  l'eût  conféré  une  gloire 
plus  pure  (pu>  celle  qui  satlaehe  au  nom  dc  Marengo,  cl  eût  cou- 
ronné ton  déclin  d'un  radieux  éclat  dans  le  long  crépuscule  des 
Ages,  malgré  quelques  nuages  de  crime. 

Mais  non!  il  faut  que  lu  sois  roi  et  (pie  lu  revêtes  la  pourpre,  comme 
si  ce  puéril  acciHitremenl  pouvait  dans  Ion  cceurétoulîer  le  souvenir! 
Où  sont  eus  oripeaux  maintenant  fanés?  où  sont  les  vains  colilirliels 
que  tu  aimais  tant  à  porter  :  l'étoile,  le  cordon,  le  cimier?  Hnfanl 
gàlé  de  l'empire!  dis  nnji;  tous  tes  jouets  te  .sont  ils  enlevés? 

Quand  l'u'il  conlemple  les  grands  de  la  terre,  en  est-il  un  seul 
sur  lecpiel  il  se  puisse  reposer,  qui,  ne  brille  pas  d'ime  coupable  gloire, 
et  ne  soit  [las  un  digne  id)jet  de  mépris?  Oui,  il  en  esl  un...  lepre- 
mier,  le  dernier.  ...  le  plus  grand  de  tous,  le  Cincinnalus  de  I  Occi- 
dent, ce  Washington,  que  lenvie  n'usa  jamais  attaquer,  mais  donl 
elle  légua  le  nom  à  Ibunianilé  pour  la  faire  rougir  de  ce  qu'elle  n'a- 
vait j.imais  enfanté  son  pareil. 


POÉSIES   INTIMES, 


l'adieu.  —  A  LADY  DvnoN  (17  mars  1810). 

Adiiu  !  si  ce  doit  être  i>our  toujours,  eh  bien!  pour  toujours, 
mlii'u  !  Oiiand  lu  serais  inexorable,  jamais  ce  cœur  ne  se  révoltera 
cunlre  loi. 

Une  n'csi-il  nu  devant  loi,  ce  cœur  où  si  .souvent  reposa  ta  tôle, 
alors  que  descendait  sur  toi  ce  paisible  sommeil  que  lu  ne  connaî- 
tras plus  désormais  I 

Une  ne  peut-il  dévoiler  ses  plus  intimes  pensées,  ce  coeur,  ouvert 
à  les  regards  !  lu  avouerais  alors  qu'il  n'était  pas  bien  de  le  dédai- 
gner ainsi. 

Si  le  monde  t'approuve  en  cela,  s'il  sourit  aux  coups  que  lu  me 
poitps,  c'est  une  oirense  pour  toi  que  ces  louanges  fondées  sur  les 
maux  d'aulrui. 

Bien  des  faules  ont  gûlé  ma  nature;  mais  pour  ni'inlliger  une 
blessure  incurable,  n'élait-il  point  d'autre  bras  que  celui  ipii  me 
pressait  naguère? 

[t    li,ij.i7.ol  l»r,  cmpeMir  (les Turcs,  lut  enfermé  dans  une  cage  do  (.'r, 
par  ordre  iln  Timour-Lenk  ou  Tanierlan  ,  en  UOi. 
(ï,i  l'roniélliée. 


Cependant,  no  l'abune  pas,  l'amour  pout  g'alTaii'scr  par  un  lent 
déclin  '.  mais  des  cu-tirs  ne  peuvent  p»K  nusii  iiruiw{Ueiiient  s'urra- 
cher  l'un  h  l'aulr!. 

I.a  vie  anime  encore  lu  lieu...  Quoique  saignant,  le  mien  bal  en- 
core; et  rétcrnellc  pensée  qui  le  torture,  c'est  ipie  jamais  nous  ne 
pourrons  nous  revoir 

Il  V  a  plus  de  douleurs  dans  ces  paroles  que  dans  les  larmes  ver- 
sées sur  les  morts.  Tous  deux  nous  vivrons,  mais  chaque  inatin 
nous  réveillera  sur  une  couche  veuve. 

Kl  quand  lu  chercheras  des  consolations  autour  de  loi ,  quand 
les  pieniiers  accents  s'échapiieront  de  la  bouche  de  notre  lillo.  lui 
apprendras-tu  à  dire  :  •>  Mon  père  I  »  alors  ([ue  la  prolecliun  d'uu 
père  lui  est  dlée  ? 

Uuand  ses  petites  mains  te  presseront,  quand  ses  lèvres  louche- 
ront les  tiennes,  pense  à  celui  dont  la  prière  le  bénira;  pense  ù  ce- 
lui que  ton  aiaour  eut  comblé. 

Si  les  trails  de  renfant  resseniblent  à  mes  trails,  que  lu  ne  revcr- 
r.is  plus,  alors  tu  sentiras  doucement  trembler  Ion  cu'ur ,  et  ses 
balleiueiiis  seront  encore  pour  moi. 

'l'u  Connais  peul-èlru  tous  mes  turU  ;  tout  mon  délire,  nul  ne  le 
peut  connaiire  :  quoique  Qétries,  toutes  mes  espérances  seront  par- 
tout avec  loi. 

Chacun  de  mes  senlimenls  a  été  troublé  :  ma  flerlé,  que  le  inonde 
entier  n'eût  point  fait  jilier,  s'abais.<e  devant  toi;  mon  Ame  elle- 
même,  abandonnée  par  loi,  m'abandonne. 

Mais  c'en  esl  fait...  toute  parole  est  inutile,  et  surtout  de  ma 
part  ;  mais  nous  ne  pouvons  brider  la  pensée,  elle  s'échappe  malgré 
nous. 

Adieu  I  ainsi  séparé  du  toi,  aérant  tu  briser  mes  liens  les  plus 
cheis,  brûlé  au  co;ur,  solitaire  et  flétri,  à  peine  pourrai-jc  mourir 
davantage. 


ESQUISSE  (1). 

Née  au  grenier, élevée  à  la  cuisine,  ensuite  promue  en  gr.irtc  et  appe- 
lée Ji  orner  la  tête  de  sa  maîtresse ,  puis  'jioiir  quelque  service  ano- 
nyme cl  indiqué  seulement  par  le  salaire)...  élevée  de  la  loilciie  h  la 
table  (lèses  maîtres,  on,demêre  sa  chaise,  des  gens  qui  valenl  mieux 
qu'elle  s'élonneiil  de  la  servir:  d'un  œil  impa.ssilile,  d'un  front  qui 
ne  sait  pas  rougir,  elle  dîne  dans  rassiettc  qu'autrefois  elle  lavail. 
Toujours  prête  h  conter  une  histoire  ou  h  faire  un  mensonge,  con- 
fidente née,  espion  universel  ..  et  qui  pourrait,  grand  Dieu!  deviner 
toutes  ses  fondions?...  première  gouvernante  d'une  fille  unique, 
fille  suL  montrer  à  lire  îi  l'enfant,  ci  le  sut  si  bien  que,  par  la  même 
occasion,  elle  apprit  elle-même  h  épeler.  BicntiM  elle  fil  de  grands 
progrès  dans  l'écriture,  comme  l'atteste  mainte  calomnie  anonyme 
fort  proprement  Iracéc.  Ce  que  ses  artifices  eussent  fait  enfin  de  sa 
pupille,  personne  ne  saurait  le  dire...  heureusement,  le  cœur  se 
trouva  sauvé  par  une  Ame  haute,  par  une  ftme  donl  la  droiture  ne 
pouvait  être  égarée,  et  qui  cherchai!  halelante  la  vérité  qu'on  ne  lui 
olTrait  pas.  La  corruption  fui  déjouée  dans  ses  calculs  par  cette  in- 
telligence naive,  qui  ne  se  laissa  pas  hébéter  par  la  flatterie,  aveu- 
gler par  la  bassesse,  infecter  par  le  mensonge,  souiller  par  la  con- 
tagion ,  énerver  par  la  faiblesse,  ni  gftler  par  l'exemple.  Maîtresse 
de  la  science,  la  jeune  fille  ne  fut  point  tentée  de  reganler  en  pitié 
dc  plus  humbles  talents;  l'esprit  ne  lui  inspira  point  d'orgueil.  In 
beauté  ne  la  rendit  pas  vaine,  la  fortune  ne  put  la  changer,  l'amhi- 
lion  l'exalter,  la  passion  la  vaincre,  ni  la  vertu  l'armer  d'austérité. ., 
du  moins  jusqu'h  ce  jour  Dans  sa  noble  sérénité,  la  plii<;  niire  dc 
son  sexe,  il  ne  lui  manque  qu'une  douce  faiblesse,  celle  dc  [lanlon- 
ncr  :  trop  vivement  irritée  contre  des  fautes  que  son  .Ame  ne  doit 
jamais  connaître ,  elle  croit  qu'ici-bas  tout  le  monde  peut  lui  res- 
sembler. Knnemie  de  tous  les  vices,  elle  n'est  cependant  pas  tout- 
h-fail  l'amie  de  la  verlu  ;  car  la  vertu  pardonne  h  ceux  qu'elle  vou- 
drait corriger. 

.Mais  revenons  au  sujet...  je  me  .«uis  trop  écarté  du  funeste  thème 
dcce  chant  véridiqne  Quo'lt'C  toutes  ses  fonctions  premières  aient 
cessé,  plie  gouverne  mainlenaol  le  cercle  qu'elle  servait  guère.  Si  le» 
mères,  on  ne  sail  nnui(pioi,  tremblent  devant  elle  ,  si  les  lilies  la  re- 
doutent dans  l'intérêt  de  leurs  mères  ;  si  d'anciennes?  habitude!*,  ces 
liens  mensongers  qui  enchaînent  parfois  les  esprits  les  plus  élevés 
aux  plii.s  vils...  si  toutes  ces  choses  ont  pu  lui  conférer  le  pouvoir 
d'infillrer  trop  profondément  l'essence  empoisonnée  de  ses  ressen- 
liments  mortels;  si,  comme  un  serpent,  elle  .«e  glisse  dans  voire 
demeure  jusqu'à  ce  que  les  traces  d'une  bave  impnre  dévoilent  !«a 
marche  rampante;  si,  comme  une  vipère,  elle  s'enlace  h  un  cœur 
sans  tache,  pour  y  laisser  sou  venin  :  pourquoi  s'étonner  que  celle 
sorcière  haineuse,  toujours  à  la  recherche  des  secrets  moyens  de 
nuire,  Iravaille  h  faire  des  lieux  qu'elle  habile  un  pandemonium, 
un  enfer  domestique  où,  nouvelle  Hécate,  elle  [luisse  régner?  Ha- 
bile à  faire  ressortir  les  nuances  de  la  calomnie  à  l'aide  du  bien- 

;il  nyriiii  a  llétri  d.ins  ces  vers  l'inllucnco  siiliallenic  qu'il  accusait  de 
lui  avoir  enlové  le  coiiir  de  sa  femme  Voyez  la  notice  sur  sa  vio  en  télo 
de  co  volume. 


œUVRES  COMPLÈTES  DE  LOllD  BYRON. 


287 


veillant  mensonge  des  demi-mois,  en  mêlant  le  vrai  au  faux,  l'ironie 
au  sourire,  un  fd  de  candeur  dans  une  trame  d'imposture,  elle  sait 
])rendre  un  air  de  brusquerie  alTectée  pour  déguiser  les  plans  de 
son  âme  endurcie,  de  son  cœur  f^lacé.  Klle  a  des  lèvres  menteuses, 
un  visage  formé  h.  la  dissimulation,  d'où  le  sentiment  est  exilé,  et  où 
se  peint  la  moquerie  pour  ceux  qui  senlent.  Joignez  à  cela  un  mas- 
qnc  que  désavouerait  la  Gorgone,  une  peau  de  parchemin  et  des 
jeux  de  pierre.  Vojez  comme  son  sang  jaunâtre  monte  h  sa  joue 
pour  s'y  épaissir  en  boue  stagnante  ;  vojez-le  remplir  des  canaux 
sendjlables  à  la  cuirasse  orangée  du  mille-pieds,  ou  à  la  verte  écaille 
du  scorpion...  car  nous  ne  pouvons  trouver  que  chez  les  reptiles 
des  couleurs  qui  conviennent  à  cette  âme  ou  à  ce  visage...  Voyez 
ses  traits,  miroir  fidèle  où  son  esprit  se  reflète.  Voilh  son  portrait  : 
ne  croyez  point  qu'il  soit  chargé...  pas  un  coup  de  pinceau  qu'on 
ne  puisse  renforcer  encore  I  Ainsi  la  fit  la  nature,  ou  plutôt  les  gros- 
siers manœuvres  que  la  nature  emploie  quelquefois,  et  qui,  après 
que  leur  maîtresse  eut  abandonné  l'ouvrage,  se  mirent  à  créer  ce 
monstre...  véritable  canicule  de  ce  petit  ciel  où,  sous  son  influence, 
tout  se  flétrit  et  meurt. 

0  misérable!  qui  n'as  point  de  larmes...  point  de  pensée,  si  ce 
n'est  de  joie,  en  contemplant  la  ruine  que  tu  as  préparée...  un 
temps  viendra,  et  ce  temps  n'est  pas  loin,  où  lu  ressentiras  plus  de 
souffrances  que  tu  n'en  infliges  maintenant  ;  où  tu  t'apitoieras  en 
vain  sur  ton  égoi'ste  individu  ;  où  lu  le  tordras,  en  hurlant  de  dou- 
leur, sans  avoir  personne  pour  te  plaindre.  Puisse  l'énergique  ma- 
lédiction des  affeclions  brisées  retomber  sur  ton  cœur,  et  la  foudre 
allumée  par  tes  mains  le  consumer  tout  enlier!  Puisse  la  lèpre  de 
ton  âme  le  rendre  aussi  infecte  à  toi-même  qu'au  genre  humain  , 
jusqu'à  ce  que  ton  égoisme  se  replie  sur  toi  en  haine  noire,  telle 
que  lu  la  créerais  pour  autrui  ;  jusqu'à  ce  que  ton  cœur  de  rocher 
se  calcine  et  devienne  cendre,  et  que  ton  âme  se  vautre  dans  les  hi- 
deux débris  de  son  enveloppe.  Ob  !  jiuisse  ta  tombe  être  sans  som- 
meil, comme  la  couche...  celte  couche  veuve  el  brûlante  que  tu  as 
dressée  pour  nous.  Alors,  quand  tu  voudras  fatiguer  le  ciel  de  tes 
prières,  regarde  tes  victimes  lerreslres,  el  désespère  !  désespère  jus- 
(|uc  dans  la  mort!...  El  lorsque  lu  pourriras,  les  vers  même  du  lom 
beau  périront  sur  ton  argile  venimeuse.  Sans  l'amour  que  j'ai  pniii'v 
et  que  je  dois  porter  encore  à  celle  dont  la  perversité  voulut  brider 
tous  les  liens...  ton  nom...  ton  nom  parmi  les  hommes  serait  atlaclié 
par  moi,  devant  lous,  au  pilori  de  la  honte;  là,  exaltée  au-dessus  dv^ 
tes  pareilles,  moins  abhorrées  que  toi,  tu  pourrirais  dans  une  éter- 
nelle infamie. 


A    MA    SOEUR    AUGUSTA. 

Autour  de  moi  tout  était  lugubre  et  sombre;  la  raison  voilait  à 
demi  sa  lueur  ;  l'espérance  laissait  percer  à  peine  une  mourante 
étincelle,  qui  m'égarait  de  plus  en  plus  dans  ma  roule  s<ililairo. 

Celait  une  nuit  profnnde  de  l'esprit,  cette  lutte  intérieure  de 
l'âme  où,  craignant  d'être  accusés  de  trop  de  bienveillance,  les  fai- 
bles déses]jèrent  et  les  cœurs  froids  s'éloignent. 

Ma  fortune  avait  changé:  l'amour  s'était  envolé  et  les  traits  de  la 
haine  pleuv  aient  serrés  el  rapides..  Alors  tu  fus  l'étoile  solitaire 
(|ui  se  leva  pour  moi  et  ne  cessa  plus  de  m'éclairer. 

0  bénie  soit  ta  constante  lumière,  qui  veilla  sur  moi  comme  le 
regard  d'un  séraphin,  et  qui,  s'inlerposant  entre  moietla  nuit,  con- 
tinua de  luire  doucement  sur  nui  tête. 

El  quand  vint  le  nuage  qui  tenta  d'obscurcir  les  rayons,  doux 
aslre!  tu  redoublas  l'éclat  de  la  pure  flamme  et  chassas  bien  loin 
les  ténèbres. 

Que  ton  génie  plane  toujours  sur  le  mien,  lui  apprenne  à  résister 
et  à  souffrir.  lUy  a  plus  de  puissance  dans  une  seule  de  tes  douces 
paroles  que  dans  le  blâme  de  tout  un  monde. 

ïu  fus  pour  moi  comme  un  arbre  chéri  que  les  vents  courbent 
sans  le  briser,  et  qui,  fidèle  dans  ses  affeclions,  balance  son  feuil- 
lage sur  une  tombe. 

Les  autans  peuvent  mugir,  les  cieux  épancher  leurs  torrents,  on 
t'a  vue,  on  le  verra  encore,  inébranlable  au  milieu  de  l'orage,  m'a- 
briter  de  feuilles  qui  pleurent. 

Mais,  loi  el  les  liens,  vous  ne  vous  flétrirez  point,  quel  que  soit 
le  destin  qui  me  tombe  en  partage;  car  le  ciel  récompensera  par 
un  beau  soleil  les  cœurs  bienveillanls,  elle  lien  par-dessus  lous. 

Qu'ils  se  brisent  donc,  lous  les  liens  de  l'amour  déçu...  les  liens 
ne  se  briseront  jamais;  ton  cœur  est  aussi  constant  que  sensiMe,  et 
ton  âme,  quoique  douce,  reste  inébranlable. 

Telle  ja  le  trouvai  quand  tout  parut  fixé  pour  moi,  et  telle  je  le 
trouve  encore;  et  puisque  je  rencontre  encore  une  amitié  pareille, 
la  terre  ne  peut  être  un  déserl,  même  pour  moi. 


A    LA  MliSIE. 

En  vain  il  s'est  couché  le  soleil  de  mes  jours,  en  vain  l'éloili;  de 
mou  sort  a  pâli,  Ion  cœur  indulgent  a  refusé  de  \oir  les  lurls  (im 


tant  d'autres  découvraient  dans  ma  conduite.  Tu  conn.iissais  ma 
douleur,  el  pourlant  tu  n'hésitas  pas  à  la  partager,  et  l'aUeciion  (pjc 
peignait  mon  âme,  je  ne  l'ai  jamais  trouvée  qu'eu  toi 

Quand  la  nature  sourit  autour  de  moi,  dernier  .sourire  qui  ré- 
ponde au  mien,  je  ne  puis  croire  qu'il  me  trompe,  celui-là,  parce 
qu'il  me  rappelle  Ion  sourirel  lit  quand  les  vents  sont  en  guerre  avec 
rOcéan,  connue  le  sont  avec  moi  les  cœurs  en  qui  je  croyais,  si  les 
vagues  me  font  éprouver  une  émotion,  c'est  parce  qu'elles  m'en- 
traînent loin  de  toi. 

Bien  que  j'aie  vu  se  briser  le  rocher  où  s'appuyait  mou  dernier 
espoir,  et  que  ses  débris  aient  disparu  dans  les  flots,  bien  que  je 
sente  que  mon  cœur  est  une  proie  livrée  à  la  souQ'rance  ;  il  ne  lui 
cédera  pas  en  esclave.  Si  plus  d'une  douleur  me  poursuit,  on  pourra 
m'écraser,  non  me  mépriser;  me  torturer  et  non  me  vraincre  :  ce 
n'est  point  à  mes  ennemis  (jue  je  pense,  ce  n'est  qu'à  toi. 

Morielle,  tu  ne  m'as  pas  trompé...  femme,  tu  ne  m'as  pas  aban- 
donné; aimée,  tu  n'as  point  voulu  me  faire  souffrir;  calomniée,  tu 
n'as  point  chancelé...  estimée  de  tous,  lu  n'as  point  désavoué  le 
proscrit;  si  tu  partais,  ce  n'était  point  pour  me  fuir.  Tu  me  siu-veil- 
lais,  mais  non  pour  difl'amer  ma  vie,  et  ce  n'était  point  pour  laisser 
parler  l'imposture  que  tu  le  taisais,  toi  ! 

Cependant,  je  n'ai  ni  blâme  ni  mépris  pour  le  monde,  jiour  cette 
guerre  de  tous  contre  un  seul...  Mon  âme  n'était  point  l'aile  pour 
l'apprécier,  et  ce  fui  folie  à  moi  de  ne  pas  m'en  éloigner  plus  tôt  : 
si  celle  erreur  m'a  coulé  cher,  plus  cher  que  je  ne  pouvais  le  pré- 
voir, du  moins,  malgré  tout  ce  qu'elle  m'a  fait  perdie,  elle  n'a  pu 
me  priver  de  toi. 

De  ce  naufrage  où  a  péri  mon  passé,  j'ai  pu  firer  une  leçon  ;  j'ai 
appris  que  ce  qui  m'était  le  plus  cher  mérilait  le  plus  d'être  aiiuô. 
Il  est  pour  moi  une  source  jaillissante  au  déserl;  un  arbre  resic  en- 
core dans  mon  domaine  inculte;  un  oiseau  chante  dans  ma  solitude, 
et  son  chant  me  parle  de  loi. 


EI'ITRR    A    AUGUSTA. 

Ma  sœur,  ma  bien-aimée  sœur  (s'il  est  un  nom  plus  cher  et  plus 
pur,  ce  nom  devrait  être  le  lieu)  I  des  montagnes  el  des  mers  nous 
séparent;  mais  ce  nesont  pas  des  pleurs  que  je  demande  :  il  me  faut 
une  tendresse  qui  réponde  à  la  mienne.  Quelque  lieu  (pie  j'habite, 
pour  moi  tu  es  toujours  la  même:  il  reste  deux  buts  à  ma  destinée, 
un  monde  à  parcourir,  un  foyer  à  revoir  avec  loi. 

L'un  est  peu  de  chose...  le  dernier,  si  je  l'avais,  serait  mon  port 
de  félicité  ;  mais  tu  as  d'autres  devoirs,  d'autres  liens  que  je  ne  vou- 
drais point  affaiblir.  Un  sort  étrange*sl  échu  au  fils  de  ton  père, 
sort  irrévocable  et  dont  rien  ne  peut  adoucir  la  rigueur.  Le  destin 
de  notre  a'ieul  (I)  se  trouve  renversé  pour  moi  :  il  n'eut  point  de 
repos  sin'  l'Océan  ,  je  n'en  ai  point  sur  le  rivage- 

Si  j'ai  recueilli  sur  un  autre  élément  mon  héritage  de  tempêtes; 
si,  parmi  des  écneils  périlleux  que  je  n'avais  pu  prévoir,  j'ai  sou- 
tenu ma  part  de  chocs  el  de  désastres,  la  faute  en  fut  à  uud.  .le 
n'es.saierai  pas  d'abriter  mes  erreurs  derrière  le  sophistique  para- 
doxe: j'ai  moi-même  élé  l'adroit  complice  de  ma  chute  et  le  pilote 
zélé  de  mon  propre  naufrage. 

A  moi  la  faute,  à  moi  le  châtiment.  Toute  ma  vie  n'a  élé  qu'une 
lutte,  depuis  le  jour  qui,  en  me  donnant  l'être,  m'a  donné  en  môme 
temps  ce  qui  devait  empoisonner  ce  présent...  une  destinée  ,  oii  une 
volonté,  qui  tendait  à  m'égarer.  Et  parfois,  le  combat  m'a  semblé  trop 
rude,  et  la  pensée  m'est  venue  de  briser  mes  liens  d'argile;  mais 
aujourd'hui  je  me  résigne  à  vivre  encore,  ne  fût-ce  que  pour  voir  ce 
qui  peut  arriver. 

J'ai  survécu  à  des  royaumes  et  à  des  empires,  el  pourtant  je  ne 
suis  pas  vieux;  et  quand  je  songe  h  tout  cela ,  je  vois  se  dissoudre 
la  chélive  écume  de  mes  propres  leinpêles,  de  ces  années  orageuses 
agitées  comme  les  vagues  sauvages  d'une  baie  exposée  aux  vents: 
quebpie  chose  alors  ..  je  ne  sais  quoi...  m'inspire  un  esprit  do  rési- 
gnalion.  La  douleur  ne  s'acquiert  jamais  inulilemenl,  ne  fût-ce  que 
pour  en  sonder  la  nature. 

Peut-ôire  au-dcdans  de  moi  surgit  un  senlimenl  de  fierté  blessée, 
ou  ce  froid  désespoir  qu'enfante  l'habitude  du  malheur...  peut-être 
aussi  (comme  les  mouvements  de  l'âme  dépendent  quelquefois  de 
celle  cause,  elcommesous  une  armure  plus  légère  on  peut  suppor- 
ter davantage),  peut  être,  dis-jc,  un  ciel  plus  clément,  un  air  plus 
pur,  m'o[it-ils  donné  un  calme  étrange,  qui  n'appartiendrait  pas 
même  à  une  destinée  plus  paisible. 

Parfois .  je  sens  prescpie  comme  j'ai  senti  dans  mon  heureuse 
enfance  :  les  arbres,  les  fleurs,  les  ruisseaux  des  lieux  que  j'habi- 
tais, avant  que  ma  jeune  âme  eût  été  sacrifiée  aux  livres,  m'appa- 
raissent  comme  autrefois;  ce  sont  des  amis  que  mon  creur  reconnaît 
en  s'attendrissant,  et  même  par  moments  il  me  semble  enirevoir 
quelque  objet  vivant  que  je  pourrais  aimer...  mais  nul  comme  toi. 

Ici  les  paysages  des  Alpes  fournissent  un  aliment  à  la  coutempla- 

(11  L'amiral  Byron  ne  fit  jamais  un  voyage  qui  no  lïit  coiitmrié  par  l(ts 
éli''iiients;  aussi  les  raatolols  l'avaicnt-ils  surnomnii^.  k  .Incli-'i'em|i(!te.  » 
\'i.y'/.  Vlliituire  des  Vutjages  imbliéc  par  réilitour  des  l'eillées  liitvrnires, 


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IJ:S  veillées  LHTÉI\AmES  ILLUSir.l'CS. 


lion...  Si  1(111  se  conlcnle  d'admiriM',  c'e.'l  un  8(<n(itnent  qui  s'épuise 
hicnlùl  ;  mais  ces  lal)lcaux  iiis|>ir('nl  quelque  rlioso  do  plus  élevé. 
Etre  soul  ici,  rc  n'tsl  point  éire  uialhcureiix  ,  c;ir  j  y  vois  les  ol>;ols 
(|ui  nie  plaisent  le  plus;  et  surtout  je  puis  contempler  un  lac  plus 
cli.'irm.-itii  enrcirc.  mais  non  plus  cher  que  t)olrc  lac  d'autrefois. 

Oil!  si  sfMiIcment  lu  étais  avec  moi!...  mais  je  suis  dupe  de  mes 
pnipics  dé.sirs,  et  j'oublie  que  la  solitude  tant  vantée  tout  à  l'iicure 
perd  tout  son  prix  par  ce  regret  uni(|ue.  Peut-être  en  est-il  d'autres 
(|ue  je  ne  montre  point...  je  ne  suis  point  de  ceux  qui  aiment  à  se 
(ilaindrc,  et  néanmoins  je  sens  le  reflux  du  cœur  qui  l'cmporle 
siu'  ma  philosophie,  et  qui  fait  monter  les  larmes  jusqu'à  mes  jeux 
émus. 

Je  l'ai  rappelé  notre  lac  tant  aimé,  voisin  du  vieux  manoir  qui 
peut-être  cessera  de  m'appartenir.  Le  Léman  est  hien  beau  ,  mais 
ne  crois  pas  que  je  perde  le  doux  souvenir  d'un  ri\age  plus  cher.  11 
faudra  ijue  le  tcmpsait  eruellenicnt  dévasté  ma  mémoire  avant  que, 
lui  ou  loi,  je  cesse  de  vous  voir  comme  présents  h  mes  yeux.  Et 
néanmoins  ,  comme  tout  ce  (pie  j'ai  aimé  ,  ces  objets  sont  loin  de 
moi,  ou  je  leur  ai  dit  un  élerncl  adieu. 

Le  monde  entier  se  déroule  devant  moi  :  ce  que  je  demande  à  la 
nature,  elle  ne  peut  me  le  refuser;  je  ne  veux  que  me  réchauffer 
au  soleil  de  son  i?lé,  participer  au  calme  de  son  ciel,  voir  sans  mas- 
que son  doux  visape,  et  ne  jamais  le  contempler  d'un  œil  apathique, 
l'ille  fut  ma  première  amie,  et  niainlcnant  elle  sera  ma  soeur...  jus- 
(ju'h  ce  ((ue  je  te  revoie. 

Je  puis  étouffer  tous  mes  sentiments,  sauf  celui-ci,  que  je  ne 
voudrais  (las  éteindre  en  luoi...  car  je  contemple  enfin  des  sites  pa- 
reils à  ceux  parmi  lesquels  commença  ma  vie,  les  premières  scènes 
(le  mon  existence,  les  seules  qui  me  conviennent.  Ah  !  si  de  bonne 
heure  j'avais  ajijiris  à  fuir  la  foule ,  j'eusse  été  meilleur  que  je'ne 
suis  h  présent  :  les  passions  (jui  m'ont  déchiré  seraient  restées  en- 
dormies :  je  n'aurais  pas  soufTert,  et  toi,  tu  n'aurais  pas  pleuré. 

Je  n'avais  rien  à  démêler  avec  une  fausse  ambition;  peu  a\  ce  l'a- 
mour, et  bien  moins  encore  avec  la  gloire;  cl  cependant  ces  trois 
penchants  sont  venus  h  moi  sans  que  je  les  eusse  cliercbés  :  ils  ont 
grandi  en  moi,  et  ils  ont  fait  de  moi  tout  ce  qu'il  est  en  leur  pou- 
voir de  faire  ..  un  nom.  l'ourlant  ce  n'était  pas  là  ce  que  je  cher- 
chais. Mais  tout  est  fini je  suis  une  unité  de  plus  à  joindre  aux 

millions  de  dupcs'qui  ont  vécu  avant  moi. 

yuant  à  l'avenir,  celui  du  monde  me  tourmente  peu;  je  me  suis 
survécu  jdus  d'un  jour  à  moi-même,  ayant  survécu  a  tant  de  choses 
du  pa.sse  :  mes  années  n'ont  point  été  un  sommeil  ;  elles  ont  élé  la 
])iole  de  veilles  incessantes;  les  accidents  de  ma  vie  auraient  pu 
remplir  un  (juart  de  siècle,  jvanl  que  j'eusse  vu  s'écouler  le  quart 
de  celle  durée. 

Ce  qui  me  resie  encore  à  vivre,  je  m'y  résigne  volontiers,  cl  je  ne 
suis  même  pas  sans  reconnaissance  pour  le  passé...  car  au  milieu 
denies  innombrables  agitalions,  il  s'eslglissé  parfois  des  momenls 
de  bonheur  :  pour  le  présent  enfin,  je  ne  veux  pas  éloull'er  davan- 
tage mes  senlimenls...  Et  avec  (oui  cela  ,  je  ne  cacherai  pas  que  je 
puis  encore,  en  jetant  les  yeux  autour  de  moi ,  adorer  la  nalure 
d'un  cœur  reconnaissant. 

Pour  toi,  ma  s(eur  unique  et  bien-aimée,  je  sais  que  je  puis 
compter  sur  ton  cœur,  comme  toi  sur  le  mien  :  toi  et  moi,  nous 
avons  été  et  sommes  encore  des  êtres  qui  ne  peuvent  renoncer  l'un 
à  l'autre,  lléunis  ou  séparés,  peu  importe,  depuis  le  cominencc- 
meiit  de  la  vie  jusqu'à  son  long  déclin  ,  nous  sommes  enlacés... 
vienne  la  mort  lente  ou  rapide,  noire  premier  lien  durera  encore 
le  dernier. 


Sun    LA   MALADIE   DE   LADV   BVRON    (septcml)l'e    1816). 

Tu  as  élé  triste  ..  et  je  n'étais  pas  avec  toi  !  Tu  asété  malade, et  je 
n'étais  pas  làl  Pourtant,  je  croyais  que  la  sauté  et  la  joie  seules  pou- 
vaient être  où  je  ne  suis  pas...  et  ici  la  soutTrance  et  le  chagrin  !  En 
est-il  donc  ainsi'?...  lien  esl  comme  je  l'avais  jiredit,  el  l'avenir  sera 
pire  encore  ;  car  l'Ame  se  replie  sur  elle  même,  et  le  cœur,  après  son 
naufrage,  reste  glacé,  rassemblant  laborieusement  ses  débris  épars. 
V.i'  n'(|sl  pas  dans  la  tempêlc  ou  dans  la  lulle  que  nous  nous  sentons 
écrasée  et  (pie  nous  soubaitons  de  ue  plus  l'être  ;  c'est  sur  le  rivage, 
où  règne  maintenanl  le  silence,  et  quand  tout  est  perdu  sauf  une 
vie  insignifiante  et  courte. 

Je  suis  trop  bien  vengé  !...  mais  c'élait  mon  droit:  quelles  que 
fussent  mes  fautes,  tu  n'étais  pas  envoyée  ci.mnie  une  Némésisavec 
la  mission  de  me  |>unir...  le  ciel  ne  pouvait  avoir  fait  choix  d'un 
instrument  si  rapproché  de  mon  cœur.  Miséricorde  est  accordée au.x 
miséricordieux  !...  si  lu  as  été  charitable,  charité  te  sera  faile  au- 
jourd  bui.  Tes  nuils  ne  sont  plus  le  domaine  du  soiumeil...  Oui, 
certains  peuvent  te  fialter,  mais  tu  sentiras  une  intime  agonie  qui 
ne  peut  guérir,  car  lu  as  pour  oreiller  une  malédiction  trop  pro- 
fonde. Tu  as  semé  dans  ma  douleur,  et  tu  as  à  recueillir  une  anière 
moisson  de  maux  aussi  réels  que  les  miens.  J'ai  eu  bien  des  enne- 
mis, mais  aucun  comme  toi  ;  car  envers  les  autres  je  puis  me  dé- 
fendre et  me  venger,  ou  je  puis  changer  leur  haine  en  amitié  ;  mais 


loi,  en  restant  implacabb'.  qn'avais-ln  à  craindre...  protégée  par  la 
faiblesse  et  par  mon  amour,  qui  ne  l'a  fail  que  trop  de  concessiniis 
et  (|ui,  en  considération  de  toi,  éjiargna  longtemps  ceux  qui  ne 
m('Tilaieiil  pas  d'être  épargnés'»...  Ainsi,  ma  riilicule  indulgence,  la 
créance  que  t'accordait  le  monde  ,  In  folle  renommée  de  ma  jeu- 
nesse (irageusc...  des  choses  (|ui  n'étaient  pas  et  d'aulres  chose»  (pil 
sont  réellement...  voilà  les  bases  sur  lesquelles  tu  as  fondé  un  mo- 
nument cimenté  par  le  crime.  Clytemneslre  morale  de  Ion  époux, 
lu  as  immolé,  d'un  glaive  dont  je  ne  me  déliais  pas,  réputation, 
paix  ,  espérance  et  jus(|u'à  celte  vie  meilleure,  qui,  sans  la  froide 
Irahison  ,  eût  pu  riîsurgir  encore  du  tombeau  de  nos  dissenlimenls 
et  trouver  un  jdus  noble  devoir  que  celui  de  nous  séparer.  Mais  tu 
as  fait  un  vice  de  tes  vertus ,  tu  en  as  froidement  trafiqué  en  vue  de 
ta  colère  présente  et  de  l'or  qui  luisait  dans  l'avenir...  et  lu  as 
acheté  à  tout  prix  la  sympalbie  d'autrui.  Ainsi  entrée  dan»  des  voies 
tortueuses  ,  celle  sincérité  ,  orgueil  de  la  jeunesse ,  cessa  d'êlrc  ta 
compagne  ;  et  parfois,  avec  un  cœur  ignorant  de  ses  propres  crimes: 
l'imposture  ,  les  as.«erlions  inconciliables,  l'équivoque,  les  pensées 
familières  aux  esprits  à  double  face ,  le  coup  d'œil  aelroit  qui  sail 
menlir  en  silence,  les  prélexles  lires  de  la  prudence  cl  de  ses  avan- 
tages, l'acquiescement  à  tout  ce  qui,  de  manière  ou  d'autre  ,  con- 
duit au  ternie  désiré...  tout  fut  admis  par  la  philosophie.  Les  moyens 
étaient  dignes  du  but:  et  le  but  esl  atteint.  Je  n'aurais  jamais  fait 
envers  loi  ce  que  tu  m'as  fait. 


A   MON  OREILLEn    H). 

Solitaire  oreiller ,  C>  mon  oreiller  solitaire  !  où  donc  est  mon 
amant  ?  mon  amant,  où  donc  est-il  ?  N  est-ce  pas  sa  barque  (pie  j'a- 
perçois au  milieu  de  mes  tristes  rêves,  là-bas,  tout  là-bas,  seule 
errante  sur  les  flots. 

^  Solitaire  oreiller,  (*•  mon  oreiller  solitaire!  pourquoi  faut-il  quema 
tête  souffrante  repose  seule  où  a  reposé  son  beau  front  ?  Comme  la 
longue  nuit  se  traîne  lenlemenl  sans  amour  I  Ma  tète  s'incline  sur 
toi  comme  le  saule  des  tombeaux. 

Solitaire  oreiller,  oreiller  irisle  et  solitaire  !  en  retour  des  pleurs 
que  je  répands  sur  loi  dans  mes  veilles,  donne-moi  de  tendres  rêves 
pour  empêcher  mon  cieur  de  se  briser.  Oh  !  que  je  ne  meure  pas 
avant  de  l'avoir  vu  revenir  au  rivage. 

Alors,  (■)  mon  oreiller,  tu  ne  seras  plus  solitaire  :  ces  bras  le  pres- 
seront encore  sur  mon  cœur,  puis,  si  tu  le  veux,  j'expirerai  de  joie. 
Mais  ijiie  je  puisse  le  revoir,  ([ue  mon  âme  ne  soit  plus  seule,  6  mon 
oreiller  solitaire! 


LA    TRENTE-SIXIEUK    A.N.NEE. 

Missolongbi,  «janvier  18î4  (î). 

Il  est  temps  que  ce  cœur  cesse  de  s'émouvoir  ,  puisqu'il  a  ri- 
de loucher  les  autres  ;  et  pourtant ,  quoique  ne  pouvant  plus  r 
aimé,  je  veux  aimer  encore. 

Mes  jours  sont  un  feuillage  jauni  ;  les  fleurs  et  les  fruits  de  I  ! 
mour  ont  disparu  :  la  douleur  seule,  ver  rongeur,  cancer  dévorai  i  . 
est  resiée  avec  moi. 

Le  feu  qui  dévore  mon  sein  est  solitaire  comme  une  île  volca- 
nique. C'est  un  bûcher  funéraire  où  nul  llaïubeau  ne  vient  em- 
prunter sa  clarté. 

L'espoir,  la  crainte,  les  soucis  jaloux  ,  renthousiaslc  douleur  et 
l'enthousiaste  pui.ssance  que  nous  donne  l'amour,  rien  de  tout  cela 
n'est  plus  mon  partage  :  il  ne  me  reste  que  sa  chaîne. 

Mais  ce  n'est  pas  ici  et  maintenant,  ipie  de  telles  pensées  doivent 
toucher  mon  ;\mc  ,  quand  la  gloire  s'apprête  à  fermer  le  cercueil 
du  hér(.)S  ou  à  eouronner  son  front. 

Kpées,  drape;iox ,  champs  de  bataille,  et  la  gloire  et  la  Grèce, 
voilà  ce  qui  s'offre  autour  de  moi  I  Le  Sfiarliate  rapporté  sur  son 
bouclier  n'était  pas  plus  libre  (jue  je  ne  dois  l'être. 

Eveille-toi...  ee  n'est  point  à  la  Grèce  que  je  parle,  car  elle  ne 
dort  plus...  éveille-loi ,  ô  mon  Ame:  je  dois  me  rappeler  d'où  vient 
ce  sang  que   tu  animes  et  frapper  en  songeant  à  mes  pères. 

Foule  aux  pieilsccs  passions  qui  revivent  en  toi ,  ô  faible  liuma- 
nilé!  Désormais  i[ue  te  fait  la  beauté?  que  t'importent  ses  sourires 
ou  ses  dédains? 

Si  tu  regreltes  la  jeunesse,  pourquoi  vivre  davanlage?  c'est  ici 
le  digne  théâtre  d'une  mort  honorable...  Au  combat  donc,  cl  sache 
mourir  à  propos! 

Va  chercher...  ce  que  l'on  trouve  plus  souvent  encore  qu'on  ii- 
le  cherche;  va  chercher  le  tombeau  d'un  soldat,  le  seul  qui  te  con- 
vienne. Regarde  autour  de  loi,  choisis  la  place,  et  repose. 

(i;  Lord  Byron  êcrivil  cos  stances  im  pou  >va  it  .->oii  dt'p.irt  |)oiir  la 
Grèce.  Klles  devaient  (iire  clian'iH'S  sur  l'air  iiuioii  Alla  malla  punca,  ipic 
la  coinle^sc  Giiiccioli  aimait  beaucoup. 

li',  Trois  mois  environ  aviil  la  mon  de  l'auleur,  qui  eut  li  u  le 
19  avril  mivanl. 

FIN  nns  peRSiES. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOilD  J5VR0N. 


2J5t> 


MANFRED 


POEME    DRAMATIQUE    EN    TROIS    ACTES, 


PERSONNAGES. 

Manfred.  —  Un  chasseur  de  chamois.  —  L'abbé  de  Saint-Mau- 
rice. —  Manuel.  --  Hermann.  —  La  fée  des  Alpes.  —  Aimi- 
mane.  —  némésis.  — 
Les  Destinées.  — Gé- 
nies, etc. 

La  scène  est  dans  les  Kau- 
tes-Alpes  :  partie  an  chàtea;! 
de  Manfred,  partie  dans  les        .-- 
montagnes.  l4^ 


ACTE    PREilIi:». 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Une  galerie  gothique.  — 
fliinuit. 

MANFRED  ,  seul. 

Il  faut  remplir  ma  lain 
pe;  encore  ne  durera-i- 
elle  pas  aussi  longtemps 
que  ma  veille.  Mon  assou 
pissement...  quand  j. 
m'assoupis...  n'est  pas  un 
sommeil  :  ce  n'est  qu'uiir 
continuation  de  ma  pen- 
sée, incessante,  irrésisti- 
ble alors.  Moncœur  veille 
toujours  ;  mes  yeux  ne  se 
ferment  que  pour  regar- 
der intérieurement;  el 
pourlantje  vis,  etj'ai  l'as- 
pect d'un  homme  vivant. 
Mais  la  douleur  devrait 
instruire  le  sage  ;  souf- 
frir, c'est  connaître:  ceux 
qui  savent  le  plus  on  t  aussi 
le  plus  à  gémir  sur  la  fa- 
taie  vérité;  l'arbre  de  la 
science  n'est  pas  l'arbre 
de  la  vie.  J'ai  essayé  la 
philosophie,  lascience,les 
sources  du  merveilleux , 
la  sagesse  du  monde,  et 
mon  esprit  a  en  lui  la  for- 
ce nécessaire  pour  s'ap- 
proprier de  pareils  élé- 
ments :  à  quoi  tout  cela 
me  sert-il?  J'ai  fuit  du 
bien  aux  hommes,  etj'ai 
trouvé  du  bon  même  par- 
mi les  hommes  :  h  quoi 
cela  m'a-t-il  servi?  J'ai 
eu  des  ennemis,  nul  (l'en- 
tre eux  ne  m'a  vaincu  , 
beaucoup  sont  tombés  de- 
vant moi  :  à  quoi  cela  m'a-t-il  seru?...  Bien  ou  mal,  vie,  facultés, 
passions,  tout  ce  que  je  retrouve  dans  les  autres  êlresaété  pour  moi 
comme  la  pluie  sur  le  sable ,  depuis  cette  heure  à  laquelle  je  ne 
puis  donner  un  nom.  Je  ne  redoute  rien,  et  c'est  pour  moi  une  ma- 
lédiction de  n'avoir  aucune  crainle  naturelle,  aucune  palpitation 
d'incertitude,  de  ne  sentir  battre  dans  mon  cœur  ni  désir,  ni  espoir, 
ni  un  reste  d'amour  pour  personne  sur  la  terre.  Maintenant,  à 
l'œuvre  ! 

Puissances  mystérieuses  !  Esprits  de  l'univeis  illimité!  vous  que 
j'ai  cherchés  dans  les  ténèbres  et  la  lumière  ;  vous  qui  en  un  instant 
parcourez  la  terre,  revêtus  d'une  essence  plus  subtile...  vous  dont 
la  demeure  est  au  sommet  des  monts  inaccessibles,  à  qui  les  ca- 
vernes de  la  terre  et  de  l'Océan  sont  des  Heux  familiers...  je  vous 
évoque  par  le  charme  écrit,  quime  donne  autorité  sur  vous  :  levez- 
vous,  paraissez  !... 

Ils  ne  viennent  pas  encore.  Maintenant ,  parla  voix  de  celui  qui 
est  le  premier  parmi  vous...  par  ce  signe  qui  vous  fait  trembler... 

Pauis,  —  Imp.  Lacour  el  C*,  nie  SùufQui,  IG. 


Si  c'est  vivre  que  de  porter  un  désert  aride  dans  son  cœur.. 


au  nom  des  droits  d'un  être  qui  ne  meurt  pas...  levez-vous!  parais- 
sez... paraissez! 

Ah  !  ah!  pas  encore!  Eh  bien  donc!  Esprits  de  la  terre  et  de  l'air, 
vous  ne  m'éluderez  pas  ainsi.  Par  une  puissance  plus  grande  que 
toutes  celles  que  j'ai  déjà  nommées,  par  ce  charme  irrésistible  qui 
a  pris  naissance  dans  une  étoile  condamnée,  débris  brûlant  d'un 
monde  détruit,  enfer  errant  dans  l'éternel  espaôe;  par  la  terrible 
malédiction  qui  pèse  sur  mon  âme ,  par  la  pensée  qui  est  en  moi  et 
autour  t|e moi,  je  vous  somme  de  m'obéir  :  paraissez!  [On  voit  bril- 
ler vue  étoile  à  l'exlrémité  la  plus  sombre  de  la  galerie  ;  elle 
reste  immobile,  et  l'on  entend  chanter .) 

Premier  génie. — Mortel!  à  la  voix  j'ai  quitté  mon  palais  élevé 
dans  les  nuage?,  (juc  le  crépuscule  a  bàli  d^  son  souffle,  et  que  le 

couchant  d'été  colore  d'u- 
ne teinte  de  pourpre  et 
dazui'broyée  tout  exprès. 
(Japable  encore  de  résisler 
à  tes  ordres,  je  suis  accou- 
ru néanmoins,  porté  sur 
le  rayon  d'une  étoile  ;  j'ai 
obéi  à  tes  conjurations. 
Mortel,  fois-moi  connaître 
les  volontés  ! 

Second  génie.  —  Le 
mont  Blanc  est  le  roi  des 
montagnes  ;  elles  l'ont 
couronné  ily  a  longtemps 
sur  un  trône  de  rochers, 
avec  un  manteau  de  nua- 
ges et  un  diadème  de  nei- 
ges. Il  a  les  forêts  pour 
ceinture,  et  sa  main  tient 
u  n  e  avalanche;  mais  avant 
de  tomber,  le  foudroyant 
projectile  doit  attendre 
mon  commandement.  La 
masse  froide  et  mobile  du 
glacier  s'avance  chaque 
jour  ;  mais  c'est  moi  qui 
lui  permets  de  passer  ou- 
tre, ou  qui  l'arrête  avec 
ses  glaçons.  Génie  de  ces 
hauts  lieux,  je  puis  faire 
trembler  la  montagne,  et 
la  secouer  jusque  dans  sa 

base  caverneuse Mais 

loi,  que  me  veux-tu? 

Troisième  génie.  — 
Dans  les  profondeursazu- 
rées  des  tlots,  où  la  vague 
est  tranquille,  où  le  vent 
est  inconnu,  où  \  il  le  ser- 
penldesmers,  oùlasirène 
jiare  de  Coquillages  sa  ver- 
te chevelure,  ton  évoca- 
tion a  retenti  comme  l'o- 
rage sur  la  face  des  eaux. 
Dans  mou  paisible  palais 
de  corail,  l'écho  me  l'a 
portée...  Je  suis  le  génie 
de  l'Océan,  fais-moi  con- 
naître tes  désirs! 

Quatrième  génie.  — 
Aux  lieux  où  le  tremhle- 
mentde  terre  endormi  re- 
pose sur  un  orei  lier  de  feu , 
où  bouillonnent  des  lacs 
de  bitume,  où  les  racines 
des  Andes  s'enfoncent  autant  dans  la  terre  que  leurs  sommets  s'é- 
lèvent vers  le  ciel ,  ta  voix  est  venue  jusqu'à  moi ,  et  pour  obéir  à 

tes  ordres,  j'ai  quitté  le  lieu  natal Ton  charme  m'a  subjugué, 

que  ta  volonté  me  guide. 

Cinquième  génie.  —  Le  vent  est  mon  coursier;  c'est  moi  qui  al- 
lume l'orage;  l'ouragan  que  je  viens  de  quitter  est  encore  brûlant 
des  feux  de  la  foudre;  pour  venir  plus  vite  vers  loi,  j'ai  franchi  la 
terre  et  les  mers  sur  l'aile  de  l'aquilon  ;  la  flotte  que  j'ai  rencon- 
trée voguait  paisiblement  :  elle  doit  sombrer  avant  que  la  nuit  soit 
écoulée. 

Sixième  génie.  -^  Ma  demeure  est  l'ombre  de  la  nuit,  pour- 
quoi ta  magie  ra'inflige-t-ello  le  supplice  de  la  lumière? 

Septième  génie.  —  L'étoile  qui  règle  ta  destinée  a  vu  son  cours 
réglé  par  moi  avant  la  naissance  de  la  terre  :  jamais  astre  plus  frais 
et  plus  beau  n'accomplit  sa  révolution  autour  du  soleil;  sa  marche 
était  libre  el  régulière  ;  l'espace  ne  comptait  pas  dans  son  sein  d'é- 
toile plus  charmante.  Une  heure  fatale  survint,  el  elle  ne  fui  plus 

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290 


LBS  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRËES. 


i|ii"iinc  masse  crmnliMle  flnmmfl»  informefi,  un«  comèlo  vnpabmirtft, 
une  innii'-clirlion  ,  nui-  iniMiacc  RUspRndiie  sur  l'univers,  conliiiiinnt 
h  roiiliM- jt.ir  sn  propre  force,  sans  orbi(<;,  sans  «iirprlinii .  hrillniili; 
(lilTiirmilo  du  (innainenl,  iiinnslruosiié  dans  le-;  ri^K'""*  'I"  ciol  I  Kl 
loi,  iirt  sons  son  infliicnee...  loi,  vermisseiiii  ;iiii|ii('l  j'olicis,  el  (]iii! 
je  niéprisi» —  un  pouvoir  qui  n'est  pas  le  lien,  mais  qui  l'a  de 
prAli'  pour  me  soimiclire,  me  foreo  de  deseendre  iin  insiaiil  en  ce 
lien  ,  eonfonilii  avec  ces  pénics  pusillanimes  <pii  ennrhent  le  fronl 
ile\anl  le  lien  ,  et  île  eonvi-rser  avec  un  Hre  aussi  cliélif...  Fils  de  In 
poii'isièie ,  que  veux-lu  <le  moi? 

lis  sr.i'T  liKMKs.  —  l.a  Icrre,  l'ocian ,  l'air,  la  null,  les  monla- 
pnes,  les  vents.  Ion  étoile  ,  nllendenl  Ion  signal  ol  les  ordres,  (ils 
de  la  pou»sii''>re.  \  ta  demande,  tous  ces  pt^niessonl  nccourusdevant 
loi  :  —  que  vcix-lu  de  nous?  l'arje,  (ils dos  mortels I 

MANFruu).  —  l.'ouhli. 

Le  piiKMiKn  (;i>ME.  — de  qimi  ?  Pc  qui?  pourquoi  ? 

Manfricp.  —  De  ce  qui  est  au-dedans  do  moi,  lisez-le;  vous  le 
savez  ,  cl  je  no  puis  le  (lire. 

Lr  gi'-mk.  —  Nous  pouvons  le  donner  ee  que  nous  possédons... 
ncmande-nous  des  siiiels ,  le  souverain  pouvoir,  l'empire  d'une 
partie  de  la  terre  ou  ne  la  terre  entière,  un  signe  par  lequel  tu 
puisses  commander  au.x  élémcnls;  chacune  de  ces  choses  ou  toutes 
enseml)!c  deviendront  Ion  partage. 

Manfri-m).  —  1,'ouldi!  l'oul)li  de  moi-mùmel  Ne  pouvez-vous  pas, 
<le  Ions  ces  domaines  mjslcrieux  que  vous  m'olîrez  avec  tant  de 
prod'i.'alité.  m'exiraire  ee  que  je  demande? 

I.i;  uKNir.  —  Cela  n'est  point  dans  notre  essence,  dans  notre 
pouvoir.  Mais  tu  peux  mourir. 

MANFnKu.  —  La  mort  me  donnera-t-elle  l'ouhli? 

Lu  CKME.  —  Nous  sonuncs  immortels,  el  nous  n'ouhlions  |)as; 
nous  sommes  éternels,  le  passé  nous  est  présent  comme  l'avenir.  Tu 
as  notre  réponse. 

Manfrbd.  —  Vous  vous  raillez  de  moi  ;  mais  le  pouvoir  qui  vous 
amène  ici  vous  a  mis  à  ma  disposition.  Esclavesl  ne  vousjonez  pas 
de  ma  volonté!  l'Ame,  l'esprit,  l'étincelle  de  Promélhée ,  l'éclair 
do  mon  être  enfin,  est  aussi  hriliaiil,  anssi  perçant,  el  d'une  aussi 
prande  portée  que  levijlrc.pt,  bien  qu'emprisonné  dans  son  argile  , 
il  ne  vous  cédera  point.  Répondez,  ou  vous  apprendrez  à  me  con- 
naître ! 

Le  oÉNiE.  — Nous  répondrons  comme  nous  avons  répondu;  les 
propres  paroles  conlienneni  notre  réponse. 

MANTRrn.  —  Que  voulez-vous  dire? 

Le  geme. —  Si,  comme  tu  le  prétends.  Ion  e?sence  esl  semblable 
^  la  notre,  nous  avons  répondu  quand  nous  t'avons  dit  :  Ce  que  les 
mortels  appellent  la  mort  n'a  rien  de  commun  avec  nous. 

Manfred.  — C'est  donc  en  vain  que  je  vous  ai  fait  venir  de  vos 
sphères  ?  Vous  ne  pouvez,  vous  ne  voulez  |)as  venir  à  mon  aide  ? 

Le  gëme.  —  Parle!  ce  que  nous  possédons  est  à  loi:  nous  te 
l'olTrons;  réfléchis  avant  de  nous  congédier  ■.  tu  peux  demander  en- 
core :  l'empire,  la  puis.=ance,  la  force  et  de  longs  Jours. 

RLvNFRKi).  —  Maudits!  qu'ai-jc  àfaire  de  jours?  les  tuions  n'oni 
déjà  que  trop  duré.  .  Arrière  !  Parlez  I 

Le  oéme.  —  Réfléchis  encore  ,  pendant  que  nous  sommes  ici , 
nous  voudrions  le  servir.  Sonpes-y  bien.  N'y  a-t-il  aucun  aulrcdon 
que  nous  puissions  rendre  digne  de  toi  ? 

Manfred.  —  Aucun.  Pourtant,  arrêtez  un  moment  encore;  avant 
que  nous  nous  séparions,  je  désire  vous  voir  face  à  face.  J'entends 
vos  voix,  mélancoliques  et  douces  comme  une  symphonie  qui  glisse 
sur  les  eaux,  el  je  vois  dislinclement  une  grande  étoile,  brillante  el 
immobile.  .Montix-z-vous  à  moi  tels  que  vous  êtes,  un  seul  ou  tous 
ensemble,  sous  vos  formes  accoutumées. 

Le  r.ENiE.— Nous  n'avons  point  de  forme  autre  que  les  éléments 
dont  nous  sommes  l'âme  et  le  principe;  mais  choisis  une  figure 
quelconque,  c'est  sous  celle-là  que  nous  paraîtrons. 

Manfred.  — Je  n'ai  pas  de  choix  à  faire;  nulle  lifure  sur  la  terre 
ne  m'est  hideuse  ou  belle.  Que  le  plus  puissant  d'entre  vous  revêle 
celle  qu'il  jugT>ra  convenable.  Allons! 

Le  septième  géme,  paraixsant  sons  In  forme  d'une  belle  femme. 
—  Regarde  !  ,       ' 

MAN-FitEo. —  O  Dieu  I  s'il  eu  est  ainsi,  el  si  lu  n'es  ni  une  rail- 
lerie ni  1  illusion  d'un  cerveau  en  démence,  je  puis  être  le  plus  heu- 
reux des  hommes.  Je  le  presserai  dans  mes  bras,  et  nous  serons  en- 

co'C {L'apparition  s'évanouit.)  Mon  cœur  se  brise.     {Manfred 

tombe  sans  mouvement.  —  On  entend  une  roi.r  qui  chante  ee  qui 
suit:)  '  ' 

A  l'heure  où  la  lune  brille  sur  les  vagues,  le  ver-luisanl  dans  le 
gazon,  le  naéléoresur  les  tombeaux, le  fou-follel  dans  le  marécage; 
al  heure  où  filent  le-;  étoiles  lomhanies ,  où  l'écho  repèle  la  voix 
du  hibou,  où  les  feuilles  se  taisent  dans  l'ombre  de  la  colline,  alors 
mon  Ame  planera  sur  la  tienne  avec  un  pouvoir  et  avec  un  signe. 

Au  sein  du  plus  pr  fund  sommeil.  Ion  esprit  ne  dormira  pas;  il 
est  des  ombres  qui  ne  penvciil  disparaître,  des  pensées  que  lu  ne 
peux  bannir.  En  vertu  d  un  pouvoir  que  tu  ignores,  tu  ne  peux  ja- 
mais être  seul;  enveloppé  commr  dans  un  linceul,  emprisonné  dans 
un  nuage,  tu  seras  à  jamais  l'esprit  de   mon  chant  magique. 


San»  me  voir  passer  à  les  cAlés,  les  youx  me  reconnaîtront  pour 
un  objet  qui  a  été  cl  doit  ètri  pri-s  de  loi  ;  et  lor<qu''.  apilé  par  une 
terreur  inliirtc  ,  lu  tioiriiera»  la  IWo  en  arriérer,  tu  t'é|.itniiT:i«  de  ne 
pas  me  voir  connu.  ■,',.■      ,    i  i.,,ir 

qui  pèseraiir  Imi 

L'n  rli)Vn»  li  u  -    ■  i   ■         '  i 

lion,  cl  un  K*nie  (!.•  1  ,iir  i  a '.ii:.!  ■  'I  ifi-  un  pié>;c.  Il  .v  a  da.'i-  le 
vent  une  voix  qui  te  défendra  du  lu  réjouir;  el  la  nuit"  le  refus  r.i 
le  repos  rpielle  verse  dans  le  firmamcnl,  le  jour  aura  pour  toi  un 
soleil  (|ui  le  fera  désirer  sa  llii. 

I>e  les  larmes  menteuses  j'ai  distillé  une  cs.scnce  lélliiftrc;  j'ai 
tiré  de  Ion  cœur  un  «ang  iiidr  puisé  h  sa  plus  noire  source;  j'ai 
dérobé  le  serpent  qui  hantait  ton  sonrire  .  el  y  roulait  ses  anneaux 
comme  dans  un  hiii.sson  ;  j'ai  pris  sur  les  lèvres  le  charme  qui  don- 
nait à  tous  ces  venins  leurs  elTetsIes  plus  malfaisant!*  :el  après  avoir 
fait  res.sai  de  Ions  les  poisons  connus,  j'ai  trouvé  que  le  plus  én<: 
giqiie  était  le  tien. 

Par  Ion  cœur  froid  et  ton  sourire  de  serpent,  par  labimu  sans 
fond  dota  fourberie,  par  les  yeux  i|u'anime  si  bien  un  semhbinl  de 
vertu,  par  l'hypocrisie  de  ton  âme  toujours  close,  p;ir  la  piTfection 
de  tes  ariifices  qui  ont  réussi  à  faire  croire  que  tu  avais  un  civur 
humain,  par  les  délices  que  le  font  éprouver  1rs  douleur»  d'auirui, 
par  ta  coofraternité  avec  Caïn ,  je  te  condamne  à  trouver  en  loi-  • 
même  ton  enfer. 

Sur  ta  tête  je  verse  le  vase  de  malédiction  qui  le  dévoue  à  (■■ 
épreuve;  ta  destinée  sera  de  ne  pouvoir  ni  dormir,  ni  mourir 
verras  sans  cesse  la  mort  auprès  de  loi  pour  la  désirer,  mais  an 
pour  la  crainilre.  Tiens  :  voilà  que  dijà  le  charme  a  opéré  am 
de  lui,  cl  une  chaîne  silencieuse  |)èse  sur  ton  âme  ;  tonca'uret  ' 
cerveau  tout  ensemble  plient  sous  l'arrêt  fatal  ;  maintenant  la  d' 
dence  est  commencée. 


SCENE  n. 

Le  mont  Junp-Frau.  Le  point  du  jour. 
>IA\FRED,  seul  sur  les  rochers. 


Les  Esprits  que  j'avais  évoqués  m'abandonnent...  les  charmes  qu 
j'ai  tant  étudiés  m'ont  déçu...  le  remède  sur  lequel  je  complais  m 
torture;  je  neveux  plus  recourir  h  ces  êtres  surnaturels  :  leur  p  : 
sance  ne  s'étend  point  au  passé,  et  l'avenir,   tant  que  le  iiass' 
sera  pas  englouti  dans  les  icnèbrcs,  je  n'ai  que  faire  de  le  rherci- 
—  0  terre  !  ô  ma  mère  !  et  loi,  jour  qui  eommences  h  pondre 
vous  montagnes,  pourquoi  donc  êtes-vous  si  belles? Je  ne  iiiiis  \ 
aimer.  Œi\  brillant  de  l'univers,  ouvert  sur  tous,  source  de  dél 
pour  tous,  lu  ne  luis  point  sur  mon  co'iir.  Rochers,  sur  le  bord'] 
quels  je  suis  debout,  ayant  à  mes  pied-  le  lit  du  torrent  cl  lesli.i 
pins  qui  le  couvrent,  èl  qui  de  cette  di>i.inee  étourdissant.- seruM.  m  i 
des  arbrisseaux....  il  suffirait  d'un  élan,  il  un  pas,  d  une  iuipuNi.  i,. 
d'un  souffle  pour  me  briser  sur  ce  lit  pierreux  el  re[^os.;i  ciisu  !• 
Pourquoi  donc  liésilcr?  J'éprouve  le  désir  de  me  précipiter  de  < 
hauteur,  et  pourtant  je  n'en  fais  rien  ;  je  vois  le  péril,  pl  je  nf 
cule  pas;  mon  cerveau  a  le  vertige  cl  mon  pied  est  ferme:  je  nr 
quel  pouv(dr  m'arrête  et  me  condamne  à  vivre .  si  toutefois  i 
vivre  que  de  porter  en  moi  cette  slérdité  de  cœur,  el  d-  n'être  i 
que  le  sépulcre  de  mon  âme  ;  car  j'ai  cessé  d'être  justifié  à  mes  i 
près  yeux...  dernière  infirmité  du  mal.     {(  n  aigtr  f/ns.ie  nu  /o»  ' 

Noble  habitant  des  airs!  toi  dont  1  aile  rapide  fend  les  iinaj; 
dont  ie  rn\  nudacteux  dépasse  toutes  les  hauteurs  .  tu  fais  bien 
l'approcher  de  moi.  Déjà  je  devrais  être  la  proie,  el  servir  de  pi"i' 
à  tes  aiglons.  Ah!  maintelftint,  lu  t'éloignes  à  une  dislance  ou  i 
œil  ne  peut  te  suivre;  mais  le  tien  pénètre  h  travers  lespace.  .  i' 
que  c'est  beau  !  comme  tout  est  beau  dans  ce  monde  visible,  i| 
est  mapnifi(|ue  en  lui-même  et  dans  toutes  ses  manifeslalious!  M 
nous,  ses  prétendus  souverains,  nous,  moi  ié  piMissièi-e,m  dliédi. 
également  inc:ipables  de  descendre  cl  de  mouler,  notre  css. 
mixiejeticle  trouble  dans  les  éléments  de  cet  univers;  et,  pla..' s . 
de  vilsbesoinscl  des  désirs  superbes,  nous  respirons  à  la  i- 
gradation  et  l'orgueil,  jusqu'au  moment  où  notre  mortal: 
mine;  alors  les  hommes  deviennent  ce  qu'ils  ne  s'avou' ' 
eux-mêmes,  ce  qu'ils  n'osent  se  confier  les  uns  aux  autres. 
entend  de  loin  la  pùte  d'un  berger.) 

Mais  quelle  douce  mélodie  !  ô  simples  accents  du  chalumeau  i. 
montagnes!  ..  Ici  |,i  vie  des  pasteurs  el  des  patriarches  n'c^l  pas  un.- 
f:ible.  La  llùlc  mêle  ses  sons  au  doux  bruil  des  clochettes  du  trou- 
peau ;  mon  âme  semble  en  aspirer  les  échos.  Oh!  que  ne  sui- 
ÎAme  in^isihle  d'un  son.  voix  vivante,  souffle  harmonieux ,  jon 
sance  incorporelle,  afin  de  naître  el  de  mouriravec  la  douce  intoi 
lion  qui  serait  tout  mon^êlrol    (//i  ciiasski  n  de  chamoisarric 
bas  de  la  moninrjne.) 

Le  ciiASSEï  n.  —  C'est  par  ici  que  le  chamois  a  bondi,  ses  pi 
agiles  onllronipé  mon  adresse:  mes  profits  daujourd  hiii  ne  p 
roni  pas  un  travail  où  je  risque  vingt  fois  «le  me  rompre  le  ■• 
Que  vois-je  ?  Cet  homme  n'est  pis  de  notre  profession  ;  et  cep. 


I 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


291 


il.iiil  il  est  arrivé  îi  une  iiauteur  qu'entre  Ions  nos  monlagiiards  les 
iiK'illeurs  chasseurs  peuvent  seuls  alleindre.  Il  est  riclicnient  \êlu; 
sun  a^ipecl  est  imposant,  et,  à  en  juger  d'ici.  Il  poj'le  clans  son  air 
touie  la  fierté  d'un  pavsin  né  libre...  il  faut  l'examiner  de  plus  près. 

Manfbi;d.  sans  le  ruir.  —  Blanchir  ainsi  dans  la  ^î^eur  comme 
ces  pins  flétris  par  l'hiver,  dépouillés  d'écorce  el  de  brapches,  troncs 
foudroyés  sur  une  racinemaudite,  qui  n'alimente  plws. qu'une  ruine! 
Etre  ainsi,  éternellement  ainsi...  el  avoir  été  aulroment.  Voir  mon 
front  sillonné  par  des  rides  qu'y  ont  creusées  non  les  années,  mais 

des  moments...  des  heures  douloureuses  qui  ont  été  des  siècles 

des  heures  auxquelles  je  survis 0  vuus  ,  rochers  de  glace!  ava- 
lanches qu'un  souflle  peut  précipiter  comme  des  montagnes  crou- 
lantes, tombez!  écrasez-moi!  J'entends  au-dessus  de  ma  tête  et  à 
mes  pieds  le  fracas  de  vos  bonds  redoutables,  mais  vous  passez  sans 
m'adeindre,  vous  allez  frapper  des  êtres  qui  voudraient  vivre  en- 
core, la  jeune  forêt  au  verdoyant  feuillage,  le  hameau  du  villageois 
inoffensif 

Le  chasseur. —  Les  vapeurs  commencent  à  s'élever  du  sein  de 
la  vallée;  je  vais  l'avertir  de  descendre,  sans  quoi  il  risque  do  per- 
dre à  la  fois  el  sa  roule  et  la  vie. 

Wanfued. —  Les  vapeurs  tourbillonnent  autour  des  glaciers;  les 
nuages  montent  sons  mes  pieds  eu  flocons  blancs  et  sulfureux:  on 
dirait  les  flots  écumeux  de  la  mer  infernale  qui  se  brisent  sur  un 
rivage  où  les  damnée  sont  entassés,  comme  les  cailloux  de  cette 
horrible  grève...  Le  vertige  me  saisit. 

Le  cha.sseur.  —  Il  faut  l'aborder  avec  précaution  :  le  bruit  sou- 
dain de  mes  pas  peut  le  surprendre;  et  il  semble  chanceler  déjà. 

Manfred. —  Des  montagnes  se  sont  écroulées,  lai.'sant  un  vide 
dans  les  nuages ,  faisant  tressaillir  sous  le  choc  les  Alpes  leurs 
sœurs,  remplissant  les  vertes  vallées  des  débris  de  leur  chute,  in- 
terrompant le  cours  des  rivières  par  un  obstacle  soudain,  qui  dis- 
perse leurs  eaux  en  poussière  liquide  et  obli^'e  leurs  sources  à  se 
tracer  un  nouve.iu  cours.  Ainsi  en  est-il  advenu ,  dans  sa  vieillesse, 
au  mont  Rosemberg...  que  n'étais-je  dessous! 

Le  chasseur. —  Eh!  l'ami!  prends  garde:  un  pas  de  plus  peut 
t'ètre  fatal!...  Pour  l'amour  de  celui  qui  t'a  créé  ,  ne  reste  pas  sur 
le  bord  de  ce  précipice! 

Manfred  ,  .w?i.s  l'entendre.  —  C'eût  été  pour  moi  une  tombe 
convenable:  à  cette  profondeur,  mes  os  eussent  repo.-é  eu  paix; 
ils  n'auraient    pas  été  disséminés  sur  les  rocs,  jouet  des  vents  , 

ainsi  qu'ils  le  sei'ont  quand  je  me  serai  précipité  d'ici Adieu, 

vaste  cip|,  qui  t'ouvres  sur  ma  tète;  ne  me  regarde  pas  de  cet  air 

de  reproche lu  n'as  pas  été  fait  pour  moi 0  terre!  reçois  ces 

alomes!  {Au  moment  oh  Manfred  vase  précipiter,  le  chasseur 
le  saisit  et  le  retient.) 

Le  chasseur. —  Arrête  ,  insensé!  si  la  vie  t'est  à  charge,  ce  n'est 
point  une  raison  pour  souiller  ai  ton  sang  coupable  la  pureté  de 
nos  vallées;  viens  avec  moi...  je  ne  te  lâcherai  pas. 

Manfred. —  Je  sens  mon  cœur  défaillir...  ne  me  serre  pas  tant... 
je  ne  sois  que  faiblesse;  les  montagnes  tournent  rapidement  au- 
tour de  moi;  je  ny  vois  plus...  Qui  es-lu? 

Le  chasseur. —  Je   te  le  dirai  plus  tard viens  avec  moi  :  les 

nuages  s'amoncellent.  Bien!  appuie-toi  sur  mon  bras...  pose  ici  le 
pied...  ici.  Prends  ce  bâton  ;  accroohe-loi  un  instant  à  cet  arbuste  .. 
Maintenant ,  donne-moi  la  main,  et  saisis  fortement  ma  cciuluie... 
Doucement...  bien...  dans  une  heure,  nous  serons  au  cliàlet... 
Viens,  nous  trouverons  bientôt  un  terrain  plus  sûr  et  une  sorte  de 

sentier  creusé  par  les   torrents  de  l'hiver Allons,  voilà  qui  est 

bien tu  étais  né  pour  faire  un  chasseur...  Suis-moi.  {/Is  con- 
tinuent de  descendre  péniblement  les  rochers.) 


ACTE    II. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Un  cfaâlet  au  milieu  des  Alpes  Bernoises. 

MANFRED   et  LE  CHASSEUR   DE  CHAMOIS. 

Le  chasseur. —  Non,  non demeure  encore:  tu  partiras  plus 

tard:  ton  esprit  et  ton  corps  ne  sont  pas  en  état  de  se  confier  f  un 
à  l'autre ,  du  moins  pour  quelques  heures;  quand  tu  seras  mieux, 
je  te  servirai  de  guide  ..  mais  où  irons-nous? 

Manfred. —  11  n'importe;  je  connais  parfaitement  mon  chemin, 
et  n'ai  plus  besoin  de  guide. 

Le  chasseur. —  Tes  vêtements  et  tes  manières  annoncent  une 
haute  naissance.  Tu  es  sans  doute  un  de  ces  chefs  nombreux  dont 
les  châteaux,  bâtis  sur  des  rochers,  dominent  les  vallées  inférieu- 
res..... Quel  est  le  manoir  où  tu  règnes  en  seigneur?  De  pareilles 
habitations  .  je  ne  connais  que  le  dehors  ;  il  est  rare  que  mon  genre 
de  vie  me  conduise  dans  la  plaine,  el  que  j'aille  me  récliaullèr  au 
large  foyer  de  ces  vieilles  demeures,  ou  m'y  réjouir  avec  les  vas- 


saux; mais  les  sentiers  qui  mènent  de  nos  montagnes  à  leurs  portes 
me  sont  familières  dejiuis  mou  enfance.  Lequel  de  ces  châteaux  est 
le  tien? 

Manfred. —  Peu  importe! 

Le  chasseur. —  Eh  bien!  excuse  mes  questions  indiscrètes,  et 
reprends  un  peu  de  gaîié.  Allons,  goûte  mon  vin  :  il  est  vieux; 
plus  d'une  fois,  il  a  dégelé  le  sang  de  mes  veines  au  milieu  de  nos 
glaciers;  qu'aujourd'hui  il  en  fasse  autant  pour  toi...  Allons,  fais- 
moi  raison. 

Manfrf.d. —  Arrière!  arrière!  sur  les  bords  de  cette  coupe,  il  y 
a  du  sang!  La  terre  ne  le  boira-t-elle  donc  jamais! 

Le  chasseur. —  Que  veux-tu  dire?  ta  raison  t'abandonne. 

Manfred.  —  Je  te  dis  que  c'est  du  sang mon  sang  à  moi!  la 

source  pure  qui  coulait  dans  les  veines  de  mon  père  et  dans  les  nô- 
tres, quand  nous  étions  jeunes  et  que  nous  n'avions  qu'un  cœur, 
nous  aimant  comme  nous  n'aurions  pas  dû  nous  aimer  ;  alors  ce 
sang  a  été  versé;  mais  il  s'élève  aujourd'hui  contre  moi;  il  rouj-it 
les  nuages  qui  nie  ferment  l'entrée  du  ciel,  du  ciel  où  elle  n'est 
pas,  où  je  lie  serai  jamais! 

Le  chasseur. —  llomme  aux  paroles  étranges ,  dévoré  par  quel- 
que remords  délirant  qui  peuple  pour  toi  le  vide,  quelles  que  soient 
les  teneurs  el  tes  soufl'rances,  il  est  encore  pour  toi  des  consola- 
tions dans  l'aide  des  hommes  pieux,  dans  une  religieuse  patience. 

Manfred. —  La  patience  !  la  jiatience!  arrière!...  Ce  mot  fut  créé 
pour  les  bêtes  de  somme ,  non  pour  I  aigle  au  vol  indépendant. 
Prêche  la  patience  à  des  mortels  de  ton  argile;  je  ne  suis  point  de 
ta  race. 

Le  chasseur. —  J'en  rends  grâce  au  ciel  ;  je  ne  voudrais  pas  être 
de  la  tienne  peur  la  libre  renommée  d'Un  Guillaume  Tell;  mais 
quel  que  soit  ton  mal ,  il  faut  l'endurer,  et  ces  sauvages  frémis.se- 
menissont  inutiles. 

Manfeed. —  Ne  l'ai-je  point  enduré?...  Regarde-moi...  je  vis. 

Le  ch.\sseur. —  C'est  un  état  convulsif  :  ce  n'est  pas  la  vie  régu- 
lière de  la  santé. 

Manfred.  —  Je  te  dis,  homme  des  montagnes,  que  j'ai  vécu 
bien  des  années,  et  de  longues  années;  mais  elles  ne  sont  rien 
maintenant,  eu  comparaison  de  celles  qu'il  me  reste  à  vivre:  des 
siècles...  des  siècles  ..  l'espace  et  l'éternité...  et  le  sentiment  de 
l'existence  avec  une  soif  ardente  de  la  mort,  soif  qui  ne  sera  ja- 
mais étanchée  ! 

Le  chasseur. —  Mais  c'est  à  peine  si  ton  front  porte  l'empreinte 
de  l'âge  mûr;  et  je  suis  de  beaucoup  ton  aine. 

Manfred. —  Penses  lu  donc  que  l'existence  se  compte  par  la 
durée?  Cela  n'est  vrai  qu'en  apparence;  mais  nos  actions,  voilà  nos 
époques.  Les  miennes  ont  rendu  mes  nuits  et  mes  jours  impérissa- 
bles, illimités,  uniformes  comme  les  grains  de  sable  du  lavage: 
innombrables  alomes  d'un  désert  fi'oid  et  stérile,  sur  lequel  les  va- 
gues viennent  se  briser,  mais  où  rien  ne  reste  que  des  squelettes, 
des  débris  de  naufrages,  des  fragments  de  rochers  et  des  algues 
amères. 

Le  chasseur. —  Hélas!  il  est  fou...  je  ne  dois  pas  le  quitter. 

Manfred. —  Plût  au  ciel  que  je  fusse  fou  !....  car  alors  toutes  les 
choses  que  je  vois  ne  seraient  plus  que  le  rêve  d'un  insensé. 

Le  chasseur. —  Et  quelles  sont  ces  choses  que  lu  vois,  ou  que 
tu  crois  voir  ? 

Manfred. —  Je  te  vois,  et  je  me  vois...  toi ,  paysan  des  Alpes... 
tes  humbles  vertus,  ton  toit  hospitalier,  ton  âme  patiente,  pieuse, 
fière  el  libre;  ton  respect  de  toi-même,  entretenu  par  des  pensées 
d'innocence;  les  jours  de  saine  vigueur,  les  nuits  de  sommeil;  les 
travaux  ennoblis  par  des  dangers  exempts  de  crimes;  l'espérance 
d'une  vieillesse  heureuse,  puis  d'une  tombe  tranquille,  avec  une 
croix  el  des  fleurs  sur  son  vert  gazon,  el  l'amour  de  tes  enfants  pour 

épitaphe  :  voilà  ce  que  je  vois puis  je  regarde  au-dedansde  moi- 

niême  el  j'y  trouve n'importe  quoi!  Bien  longtemps  avant  cela, 

la  douleur  avait  déjà  sillonné  mon  âme. 

Le  chasseur. —  Voudrais-tu  donc  échanger  ta  destinée  contre 
la  mienne  ? 

Manfred. —  Non  ,  mon  ami  t  je  ne  voudrais  point  d'un  marché 
qui  te  serait  funeste  ;  je  ne  voudrais  échanger  mon  destin  avec  ce- 
lui d'aucun  être  \  ivant.  Ce  que  je  puis  supporter  dans  la  vie...  et  je 
le  supporte,  quoique  misérablement...  d  autres  ne  pourraient  l'en- 
durer même  en  rêve,  ils  en  mourraient  dans  leur  sommeil. 

Le  chasseur. —  Et  avec  cela...  avec  cette  tendre  syrripathie  pour 
les  douleurs  ti'autrui,  se  peut-il  que  le  crime  ait  souillé  ton  âme? 
Ne  me  le  dis  pas.  Serait-il  iiossible  qu'un  homme  rempli  de  pensées 
si  bienveillantes  eût  immolé  ses  ennemis  à  sa  vengeance? 

Manfred.  —  Oh  !  non  ,  non  !  mes  fureurs  sont  tombées  sur  ceux 
qui  m'aimaient,  sur  ceux  que  j'aimais  le  plus;  je  n'ai  jamais  abattu 
un  ennemi ,  si  ce  n'est  pour  ma  défense  légitime  :  mes  seuls  em- 
brassenienls  ont  été  funestes. 

Le  chasseur.  —  Que  le  ciel  te  donne  le  calme  !  Que  la  pénitence 
te  rende  à  loi-même,  je  prierai  pour  toi. 

M4KFUED.  — Je  n'en  ai  pas  besoin,  mais  je  puis  endurer  la  pitié. 
Je  pars,  il  en  est  temps...  Adieu  !...  voilà  de  l'or;  reçois  aussi  mes 
remercîments...  point  de  refus,  ce  que  je  te  donne  t'est  dû.  Ne  me 


292 


LKS  VKILLI:ES  LITTr^IKAIKES  ILLUSTRÉES. 


suis  pns...  jn  cnnniii»  mon  chemin;  In  monlaf^ne  n'offre  plus  dc 
dangers  ;  jc  te  le  répMe,  ne  mo  suis  pas.     {Uaiifred  torl.) 


SCRNE  M. 

One  vallée  au  bas  de»  Alpes.  Une  cataracte. 

trrirr  manfakd. 

F'a.<!  encore  midil...  les  rayons  du  soleil  jettent  8\ir  le  torrent 
un  are  brillant  de  ionics  les  couleurs  du  ciel  ;  ta  masse  des  eaux 
tiiiiihe  en  nappe  d'ar(.'ent  le  loup  du  roc  perpendiculaire,  et  ba- 
lance ses  ^rerbc's  di^ninic  lumineuse,  pareilles  Ji  la  queue  de  ce 
cheval  prtie  et  pi(;anli'sque  qui ,  suivant  le  PrnpbMe,  a  la  Mort  pour 
cavalier.  Nul  d'il  autre  <iue  le  mien  ne  s'abreuve  maintenant  de 
celle  vue  enebanteresse.  Seul  dans  celte  douce  retraite,  je  puis  par- 
taper  avec  le  p-nie  du  lieu  Ibonimape  de  ces  ondi's...  Je  vais  l'ap- 
peler. '  Manfrcil  prend quplqiics  iioiillc.i  d'eau  dfins  le  rreii.r  de  so 
main  ,  el  les  jette  en  l'air  en  inurtniirant  des  paroles  maijiqiies. 
./près  un  moment ,  la  fée  des     llpes  parait  sniis  I  arc-en-ciel.) 

Viens,  lîspril  de  beauté  !  avec  ta  chevelure  lumineuse  ,  tes  yeux 
«éblouissants  dc  ploire,  tes  formes  (|ui  rappellent  les  charmes  des 
plus  iminati^rielles  d'entre  les  fdles  de  la  terre,  charmes  aprandis 
dans  des  propiirtinns  plus  (pie  lerreslres,  el  formés  de  l'essence  d'é- 
léments plus  purs!  Sur  Ion  eélcstc  visapc  brillent  les  couleurs  de 
la  jeunesse,  ou  ce  tendre  incarnat  de  la  joue  d'un  enfant  endormi 
SIM-  le  sein  de  sa  mère,  et  bercé  par  les  batleinenls  du  cœur  qui  le 
chérit  ;  ou  encore  ces  'teintes  rosées  que  le  crépuscule  d'été  laisse 
après  lui  surla  neige  virginale  des  hauts  placiers,  rougeur  pudique 
de  la  terre  dans  les  embrasseincnts  du  ciel  I  L'éclat  de  les  traits  rii- 
\ins  fait  paraître  moins  brillant  l'arc-en-ciel  qui  te  couronne!  Ksprit 
dc  beiiiilé!  sur  Ion  front  calme  et  pur,  dans  celle  sérénité  d'âme 
(|iii  à  elle  seule  ré>i'le  ton  immorlalilc,  je  lis  que  lu  pardonnes  à 
un  lils  de  la  terre,  (|uand  les  puissances  les  plus  mystérieuses  dai- 
pntiil  qiiehpiefois  se  coiiinuiniqut'r  ;i  lui  :  que  lu  lui  pardonnes  de 
faire  usape  dessecrels  mapiques  qu'il  possède,  pour  l'évoquer  ainsi 
et  te  contempler  un  moment. 

La  fkk.  —  Fils  de  la  terre!  je  te  connais,  comme  je  connais  ceux 
h  (pii  lu  dois  Ion  pouvoir  ;  jc  te  connais  pour  un  homme  aux  pensées 
vnpaboiidcs,  qui  a  fait  lour-ii-tour  le  bien  et  le  mal ,  extrême  en 
liiiis  les  deux  ,  acceptant  et  donnant  la  soulVrance.  Je  t  attendais... 
que  veux-tu  de  moi  '! 

Manfrep.  —  Tonlempler  ta  beauté,  el  rien  de  plus.  Le  spectacle 
iiu'olïre  la  face  de  la  terre  m'a  rendu  insensé,  et  je  me  réfugie  dans 
les  m\ stères  quelle  nous  cache-,  je  pénètre  jusqu'au  séjour  des 
esprits  qui  la  pouvernent...  mais  ces  esprits  ne  peuvent  rien  pour 
moi  :  je  leur  ai  demandé  ce  qu'ils  n'ont  pu  me  donner,  et  mainte- 
nant j'ai  cessé  de  les  interroger. 

La  fkk. —  Est-il  un  vœu  au-dessus  du  pouvoir  des  monarques  de 
l'invisible? 

iManfred.  — 11  en  est  un  ;  mais  pourquoi  le  répéter  ?  Inutile  re- 
quête ! 

La  fke.  —  C'est  ce  que  j'ignore  :  fais-le-moi  connattre. 

MA>rREn.  —  Nouvelle  lorluie  cpieje  vais  m'infliper!  mais  nim- 
porie  !  ma  douleur  aura  pu  .s'épancher...  Dès  ma  jeunesse,  mon 
espri!  ne  marchait  ]ias  avec  les  Âmes  des  hommes  ,  et  ne  regardait 
pas  la  terre  avec  des  yeux  humains.  La  soif  de  leur  ambition  n'était 
pas  la  mienne  ;  le  but  (h;  leur  existence  n'était  pas  le  mien  ;  nies 
joies,  mes  chagrins,  mes  jiassions ,  mon  pénic,  tout  faisait  do  moi 
un  étranger  parmi  eux.  Respirant  mfii-môme  sous  une  enveloppe 
de  chair,  je  n'avais  aucune  sympathie  pour  la  chair;  el  parmi  les 

ci-éalures  d'argile  qui  m'entouraient,  il  n'y  en  avail  point Ah  ! 

il  y  en  avait  une  seule  !...  J'en  ]iarlerai  tout  à  l'heure...  (//  s'arrête 
lin  moment.) 

Je  le  l'ai  dit,  je  n'étais  guère  en  communion  avec  les  hommes  et 
Il  s  pensées  des  hommes.  Au  contraire,  loules  mes  joies  étaient  dans 
la  solitude  :  j'aimais  h  respirer  l'air  raréfié  des  inonlapnes  couver- 
tes déglace,  sur  la  cime  desquelles  l'aigle  n'ose  bAlir  son  nid, 
et  (kuit  le  granit  nu  n'est  jamais  eflleuré  par  l'aile  dun  insecte; 
j'aimais  à  me  plonger  dans  le  torrcnl,  à  rouler  avec  le  rapide  tour- 
billon dc  la  vague  sur  les  fleuves  ou  l'Océan  :  luttes  où  mes  forces 
naissantes  s'exaltaient  avec  délices!  J'aimais  encore  à  suivre  par 
une  belle  nuit  la  marche  de  la  lune  et  le  cours  brillant  des  étoiles, 
ou  à  saisir  dans  l'orage  les  éclairs  élincelants ,  jusqu'à  ce  que  mes 
yeux  en  fussent  éblouis;  ou,  l'oreille  attenlive,  je  suivais  le  vol  des 
feuilles  éparses  ,  alors  que  les  vents  d'automne  murmuraient  leurs 
cbanls  du  soir.  Tels  étaient  mes  passe- temps...  toujours  seul!  car 
.si  un  des  êtres  au  nonihie  desquels  je  devais  me  compter  (el  i  eu 
avais  honte)  se  rencontrait  sur  mon  chemin  ,  je  me  sentais  redes- 
cendre jusqu'à  l'homuie.  et  je  me  retrouvais  tout  argile. 

Souvcni  mes  rêveries  solitaires  me  conduisaient  dans  les  caveaux 
de  la  mort  ;  et  là,  par  les  elVets  dc  la  destroc-lion,  je  cherchais  à  en 
peiiclier  les  causes  :  de  ces  ri;\nes  de.-i.séebés  ,  de  celle  poussière 
amoncelée,  j'osais  tuer  de  criminelles  inductions.  Pendant  des  an- 


née* entières,  je  passai  mes  nnlls  dan»  l'élude  de  sciences  que  l'an- 
tiquité seule  a  connues.  A  force  de  temps  et  de  travail ,  après  dc 
terribles  épreuve»  cl  des  austérités  par  lesquelles  on  acquiert  tout 
pouvoir  sur  les  esprits  de  l'air  cl  de  la  terre,  de  l'espace  et  de  linlini, 
je  me  familiarisai  avec  l'éternité  :  ainsi  tirent  autrefois  les  mages  cl 
ce  philosophe  ff)  qui ,  dans  les  bains  de  (iadara,  évoqua  du  sein  de 
leiii-s  ondes  Eros  et  Anléros  ,  comme  je  t'évoque  aujourd'hui.  Knfln 
avec  la  science  s'accrul  en  moi  la  soif  de  la  science  :  je  jouis  avec 
ivresse  de  ma  puissance  el  de  mes  facullés,  jusqu'au  moment  où... 

La  fkk.  —  Poursuis. 

Vanfri;i).  —  Oh  !  si  j'ai  prolongé  ce  récit,  si  jc  me  suis  appe- 
santi sur  l'éloge  de  ces  vains  attributs,  c'est  que  j'approche  de  la 
plaie  vive  de  mon  eo-ur...  Mais  continuons.  Je  ne  lai  parlé  ni  de 
père,  ni  de  mère,  ni  de  maîtresse,  ni  d'ami ,  ni  d'aucun  des  êtres 
auxquels  j'étais  enchaîné  par  les  liens  de  Ihumanité  :  si  ces  rela- 
tions existaient  pour  moi,  elles  n'étaient  point  réelles  à  mes  yeux  , 
pourtant  il  était  une  femme... 

La  fi;e.  —  Ne  rougis  point...  poursuis. 

Manfred.  —  Elle  me  ressemblait.  Elle  avait .  disait  on ,  mes 
yeux,  mes  cheveux,  mes  traits,  tout,  jusqu'au  son  dc  ma  voix  ;  mais 
tout  cela  prenait  chez  elle  un  caractère  plus  doux  et  tempéré  par 
la  beauté.  Elle  avait,  comme  moi,  les  goùls  errants  et  solitaires,  la 
soif  dc  connaître  les  choses  cachées  ,  el  un  esprit  capable  de  com- 
prendre l'univers.  A  celaelle  joignait  des  facultés  plus  paisibles  que 
les  miennes  :  la  pitié  ,  le  sourire  et  les  larmes  cpii  me  manquaient, 
et  la  tendresse;  mais  ce  dernier  sentiment,  je  l'éprouvais  pour  elle. 
ICIle  avait  encore  l'humiliié,  que  je  n'eus  jamais.  Ses  défauts  étaient 
les  miens;  ses  vertus  étaient  à  elle  seule.  Je  l'aimais,  et  je  lui  don- 
nai la  mort... 

La  fke.  —  De  ta  main! 

Manfred.  —  Ce  fut  l'œuvre ,  non  de  ma  main ,  mais  de  mon 
cœur...  qui  brisa  le  sien  :  son  flme  regarda  mon  ,^me  et  se  flétrit. 
J'ai  versé  du  sang,  mais  ce  ne  fut  pas  celui  de  ses  veines...  et  pour- 
tant son  sang  aussi  fut  répandu...  Je  le  vis  couler,  el  ne  pus  l'é- 
lancher. 

La  fée.  —  Et  c'est  pour  un  tel  objet pour  une  fdie  de  celle 

race  que  lu  méprises,  et  au-dessus  de  laquelle  tu  voudrais  l'élever 
en  t'unissant  à  nous  et  aux  nôtres  ;  c'est  pour  elle  que  lu  négliges 
les  dons  de  notre  science  sublime,  et  retombes  dans  les  liens  dégra- 
dants dc  la  nature  mortelle.  Arrière  ! 

Manfred.  —  Fille  de  l'air!  je  le  le  dis,  dès  ce  moment...  mais 
des  paroles  ne  sont  qu'un  vain  souffle  ;  regarde-moi  dans  mon  som- 
meil ,  ou  suis-moi  des  yeux  dans  mes  veilles...  viens  l'asseoir  à  mes 
côtés!  ma  solitude  n'est  plus  une  solitude;  elle  est  peuplée  par  les  fu- 
ries. La  nuit  m'a  vu  dans  son  ond)re  grincer  des  dents  jusqu'à 
l'aurore;  le  jour  m'a  vu  me  maudire  jusqu'au  coucher  du  soleil  ; 
j'ai  imploré  la  démence  comme  un  bienfait,  elle  m'a  été  refusée. 
J'ai  afl'ronlélauiort...  parmi  la  guerre  desélémenis,  les  flots  se  sont 
écartés  de  moi,  cl  le  peril  a  passé  sans  m'alleindre.  La  main  glacée 
d'un  démon  impitoyable  me  retenait  par  un  seul  cheveu  qui  n'a  1 
jamais  voulu  se  roniprc.  Je  me  suis  niongé  dans  les  magniticences  < 
de  mon  imagination...  autrefois  si  riche  et  si  prodigue  :  maiscomme 
hi  v;igiie  qui  reflue  sur  elle-même,  elle  m'a  rejeté  dansle  goulTre  sans 
fond  de  ma  pensée.  Je  me  suis  plongé  dans  la  société  des  hommes  ; 
j'ai  cherché  l'oubli  partout,  sauf  aux  lieux  où  il  se  trouve,  el  c'est  ce 
qui  me  reste  à  connaître:  les  hautes  sciences,  ces  connaissances  sur- 
naturelles ,  fruit  d'une  si  longue  étude .  tout  cela  échoue  ici  comme 
un  simple  art  mortel...  Je  reste  dans  mon  désespoir...  et  je  vis,  je 
vis  pour  toujours. 

La  fée.  —  l'eul-êlre  en  ce  point  te  scrai-je  utile. 

Manfred. —  Pour  1  être,  il  faut  que  la  puissance  évoque  les  morts 
ou  m'envoie  tlorinir  avec  eux.  Vienne  le  trépas!....  N'iniDorte  la   ^ 
forme,  l'heure  et  la  soufl'iaïu-e.  pourvu  que  ce  soit  la  dernière. 

La  fke.  —  Cela  n'est  pas  dans  mes  allributions  ;  roiûs  si  tu  veux 
me  jurer  obéissance,  je  puis  accomplir  ton  vœu.  / 

Manfred. — Jc  ne  jurerai  rien...  moi  ;  obéir  !  et  à  qui  ?  aux  esprits 
que  je  fais  comparaître  devant  moi?  moi,  l'esclave  de  ceux  qui  fu- 
rent si  longtemps  à  mes  ordres?  Jamais. 

La  fée.  —  Kst-ce  là  tout?  N  as-tu  pas  de  réponse  moins  rude  à 
me  faire?  Penses-y  encore,  et  réfléchis  avant  de  rejeier  mon  ofl're. 

Manfred.  —  J'ai  dit. 

La  fke.  —  Il  suffit!  Je  puis  donc  me  retirer  ?...  Parle  I 

Manfred  .  —  Hctire-loi  l     (La  fée  disparait.) 

Jouets  du  temps  cl  île  nos  terreurs,  nos  jours  passent  et  nous  pas- 
sons; et  cependant  nous  vivons  ,  toujoui-s  abhorrant  la  vie  et  re- 
doutanl  la  mort.  Tant  que  nous  portons  ce  joug  délesté,  ce  poids 
sous  leijuel  le  cœur  se   débat ,  écrasé  par  les  chagrins  ,  palpitant 
de  douleur  ou  d'une  joie  passagère,  parmi  tous  les  jours  du  passé 
et  de  l'avenir  (car  dans  la  vie  il  n'est  pas  de  présent),   pcnt-il   en    ' 
être  quelques-uns.  en  est-il  un  seul  où  l'âme  cesse  de  souhaiter  la    j 
mort!  Et  néanmoins  elle  recule  devant  le  Irép.is.  comme  en  hiver    j 
nous  craignons  le  conlact  de  l'eau,   bien  iiu'il  suflise  dc  braver  la 
première  impression 

(\)  lambliqiic  :  vovcî  sa  vie  par  Eun.-ipins. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


•293 


Pourtant  ma  science  m'olTre  encore  une  ressource  :  je  puis  évo- 
(luerles  morts  ul  leur  demander  en  quoi  consiste  ce  que  nous  re- 
doutons si  fort.  Au  pis  aller,  j'aurai  pour  réponse  le  tomiieau,  et  le 
tombeau  n'est  rien...  Mais  si  l'on  ne  répondait  pas  !...  Eh  quoi  ! 
le  prophète  enseveli  a  bien  répondu  à  la  magicienne  d'Endor;  le 
monarque  Spartiate  a  bien  obtenu  que  la  vierge  de  Bvzance  lui  ré- 
vélât sa  destinée.  Il  avait,  sans  le  vouloir,  immolé  celle  qu'il  aimait, 
et  mourut  impardonné  ,  bien  qu'il  appelât  à  son  aide  le  Jupiter  des 
l>roscrits,  bien  que  dans  Phjgalie,  par  la  voix  des  exorcistes  arca- 
diens,  il  suppliât  l'ombre  indignée  de  déposer  sa  colère,  ou  de  fixer  un 
terme  à  sa  vengeance.  Savictime  lui  répondit  par  des  paroles  d'un 
sens  douteux,  mais  qui  néanmoins  reçurent  leur  accomplissement. 
Et  moi,  si  je  n'avais  jamais  vécu  ,  celle  que  j'aime  vivrait  encore  ; 
si  je  n'avais  jamais  aimé,  celle  que  j'aime  serait  encore  belle  et 
heureuse;  elle  ferait  le  bonheur  des  autres.  Qu'est-elle  maintenant? 
une  victime  de  mes  fautes...  un  objet  sur  lequel  je  n'ose  arrêter  ma 
pensée...  le  néant  peut-être.  Dans  quelques  heures,  mes  doutes  se- 
ront éclaircis...  et  toutefois  je  redoute  ce  que  je  vais  affronter;  jus- 
qu'à présent  la  vue  d'un  esprit  ne  m'avait  jamais  effrayé,  appar- 
tînt-il au  ciel  ou  à  l'enfer....  Mais  voici  que  je  tremble  et  sens  sur 
mon  cœur  je  ne  sais  quel  froid  glacial.  Âb  I  je  suis  capable  d'ac- 
complir même  ce  que  j'abhorre  le  plus,  et  de  défier  toute  humaine 
frayeur...  La  nuit  approche.  Allons!  [Il  sort) 


SCENE  IH. 

La  cime  du  mont  Jnng-l"rau. 

Arrive  la  premikhe  destinéi!. 

La  lune  se  lève,  large,  ronde  et  brillante.  Sur  ces  neiges  que  le 
pied  d'un  mortel  ne  foula  jamais,  nous  marchons  chaque  nuit  sans 
lai.sser  d'empreinte;  nous  parcourons  cet  océan  sauvage,  cette 
mer  de  glaces  qui  scintille;  nous  effleurons  ces  rudes  brisants, 
semblables  à  des  flots  écumeux   soulevés  par  la  tempête  et  que  le 

froid  aurait  subitement  congelés trombe  liquide  réduite  à  lim- 

mobililé  et  au  silence.  Cette  cime  escarpée  et  fantastique,  façonnée 
par  quelque  tremblement  de  terre,  où  s'arrêtent  les  nuages  pour  s'y 
reposer  en  passant;  et  c!rae  est  consacrée  à  nos  fêtes  et  à  nos  veil- 
les Ici  j'attends  mes  sœurs,  qui  doivent  visiter  avec  moi  le  palais 
d'Ahrimane,car  cette  nuit  se  célèbre  notre  grande  réunion;  je  m'é- 
tonne qu'elles  n'arrivent  pas. 

Lue  VOIX  chante  duns  /'éloignement.  —  L'usurpateur  captif, 
précipité  du  trône,  gisait  immobile,  oublié,  solitaire  :  je  l'ai  éveillé! 

j'ai  brisé  sa  chaîne  ,  je  lui  ai  donné  une  armée le  tyran  règne 

encore  !  Il  reconnaîtra  mes  services  par  le  sang  d'un  million  d'hom- 
mes, par  la  ruine  d'une  nation ,  par  sa  propre  fuite  et  son  long  dé- 
sespoir. 

Une  seconde  voix. — Le  vaisseau  voguait,  le  vaisseau  voguait  ra- 
|iide  ;  mais  je  ne  lui  ai  pas  laissé  une  voile ,  je  ne  lui  ai  pas  laissé 
un  mât;  il  ne  reste  plus  une  planche  de  la  carène  ou  du  pont;  il  n'a 
pas  survécu  un  infortuné  pour  pleurer  son  naufrage.  J'ai  sauvé 
cependant  un  des  marins,  en  le  soutenant  sur  les  flots  par  une 
touffe  de  ses  cheveux  ;  mais  celui-là  était  bien  digne  de  ma  sollici- 
tude :  traître  sur  la  terre,  pirate  sur  l'Océan,  je  l'ai  sauvé  afin  quil 
me  préparât  le  spectacle  de  calamités  nouvelles. 

La  première  destinée,  répondant  à  ses  sœurs.  —  La  ville  est 
endormie;  l'aurore  la  trouvera  plongée  dans  les  larmes;  lente  et 
sinistre,  la  noire  peste  s'est  étendue  sur  elle.  Des  milliers  déjà  sont 
dans  la  tombe  ,  des  milliers  périront  encore  ;  les  vivants  fuiront  les 
malades  qu'ils  devraient  soigner.  Rien  ne  pent  arrêter  la  contagion. 
La  douleur  et  le  désespoir,  la  maladie  et  l'effroi  enveloppent  une 
nation  entière:  heureux  ceux  qui  meurent  et  ne  voient  jias  ce  spec- 
tacle de  désolation  ,  cet  ouvrage  d  une  nuit ,  celte  immolation 
d'un  royaume...  cette  œuvre  de  mesmainsj  tous  les  siècles  me  l'ont 
vu  faire,  et  je  la  renouvellerai  encore. 

.'irrivent  la  seconde  et  la  troisième  destinée  (elles  chantent 
toutes  trois  ensemble).  —  Les  cœurs  des  hommes  sont  dans  nos 
mains;  leurs  tombes  nous  servent  de  marche-pied...  esclaves  à  qui 
nous  donnons  le  souffle  pjur  le  reprendre  aussitôt. 

Première  destinée.  —  Salut!  où  est  Néniésis? 

Deuxième  destinée.  —  Occupée  à  jiuelque  œuvre  importante;  ce 
que  c'est,  je  l'ignore  ;  car  mes  mains  étaient  eu  action. 

Troisième  destinée.  —  La  voici. 

Première  destinée. —  D'où  viens-tu  donc?  Mes  sœurs  viennent 
bien  tard  cette  nuit. 

Jrrive  Némésis.  —  J'étais  à  réparer  des  trônes  brisés  ,  à  ma- 
rier des  imbéciles,  à  restaurer  des  dynasties,  à  venger  les  hommes 
de  leurs  ennemis  pour  les  faire  repentir  ensuite  de  leur  vengeance; 
à  tourmenter  les  sages ,  au  point  de  les  rendre  fous  ;  à  inspirer 
aux  sots  des  oracles  nouveaux  pour  gouverner  le  monde,  caries 
vieux  commençaient  à  n'être  plus  de  mise.  Les  mortels  se  met- 
tent à  penser  par  eux-mêmes,  à  peser  les  rois  dans  leurs  ba- 
lances et  à  parler  de  liberté,  c'esl->-dire  du  fruit  défendu Par- 


lons! nous  avons  laissé  passer  l'heure;  montons  sur  nos  nuages. 

[Elles  sortent.) 

SCENE  IV. 

Le  palais  d'Ahrimane.  Ahrimane  sur  un  globe  de  feu  qui  lui  sert 
de  trône.  Les  génies  rangés  en  cercle  autour  de  lui. 

Ili/mne  des  GÉNIES. 

Salut  à  notre  maître  !  au  prince  de  la  terre  et  de  l'air!  il  marche 
sur  les  nuées  et  sur  les  eaux...  il  tient  dans  sa  main  le  sceptre  des 
éléments;  et  ceux-ci  à  sa  voix  se  dissolvent  pour  faire  place  au 
chaos!  Il  souffle,  et  la  tempête  agite  l'Océan;  il  parle,  et  les 
nuages  lui  répondent  par  la  voix  du  tonnerre;  il  regarde,  et  les 
rayons  du  soleil  disparaissentdevant  son  regard  ;  il  se  meut,  la  terre 
tremble  et  se  déchire.  Les  volcans  éclatent  sous  ses  pas^  son  ombre 
est  la  peste  ;  les  comètes  précèdent  sa  route  dans  les  cieux  brû- 
lants, et  devant  sa  colère,  les  planètes  sont  réduites  en  cendre.  La 
guerre  lui  offre  des  sacrifices  journaliers  ;  la  mort  lui  paie  tribut;  la 
vie  lui  appartient  avec  ses  innombrables  agonies.  Notre  maître  est 
l'âme  de  tout  ce  qui  est.     (Entrent  les  destinées  et  Némésis.) 

PREMiiiRE  DESTINÉE.  —  Gloirc  à  toi ,  Ahrluiane!  Ta  puissance 
s'accroît  sur  la  terre;  mes  sœurs  ont  exécuté  tes  ordres,  et  moi,  je 
n'ai  pas  négligé  mon  devoir. 

Deuxième  destinée.  —  Gloire  à  toi,  Ahrimane  !  Nous  qui  cour- 
bons la  tête  des  hommes,  nous  nous  inclinons  devant  ton  trône. 

Troisième  destinée.  —  Gloire  à  toi,  Ahrimane,  nous  attendons 
un  signe  de  ta  volonté. 

NÉMÉSIS. —  Souverain  des  souverains!  nous  sommes  à  toi,  et  tout 
ce  qui  vit  est  partiellement  à  nous,  et  presque  toutes  choses  nous 
appartiennent  entièrement;  néanmoins  pour  accroître  notre  pouvoir 
en  augmentant  le  lien,  notre  sollicitude  est  nécessaire,  et  c'est  pour- 
quoi nous  sommes  vigilantes.  Tes  derniers  commandemenis  ont  été 
remidis  dans  toute  leur  étendue.  (Entre  Manfred.) 

Un  génie.  —  Qui  s'avance  ?  Un  mortel  !...  Téméraire  et  vile  créa- 
ture, fléchis  le  genou,  et  aJore! 

DiiuxiÈME  GÉNIE.  —  Je  coiinaîs  cet  homme  :  c'est  un  magicien 
d'une  grande  puissance  et  d'une  science  formidable. 

Troisième  génie.  —  Fléchis  le  genou  et  adore,  esclave!  Quoi  ! 
ne  reconnais-tu  pas  ton  maître  et  le  nôtre?  Tremble  et  obéis! 

Tous  LES  génies.  —  Prosterne-toi,  prosterne  ton  argile  maudite, 
fils  de  la  terre!  ou  crains  les  derniers  chàtimeuts. 

Manfred.  —  Je  connais  vos  tortures;  et  né..nmoins,  tu  vois  que 
je  ne  fléchis  point. 

Quatrième  génie.  —  Nous  t'apprendrons  à  fléchir. 
Manfred.  —  Je  ne  l'ai  que  trop  appris  ;  combien  de  nuits,  sur 
la  terre  nue,  j'ai  courbé  mon  front  dans  la  poussière  et  couvert  ma 
tète  de  cendres  !  J'ai  connu  la  plénitude  de  l'humiliation  ;  car  je 
me  suis  afl'aissé  devant  mon  désespoir,  agenouillé  devant  ma  déso- 
lation. 

Cinquième  génie.  —  Oses-tu  bien  refuser  au  grand  Ahrimane 
sur  son  trône  ce  que  toute  la  terre  lui  accorde  sans  l'avoir  contem- 
plé dans  la  terreur  de  sa  gloire?  Courbe-toi,  le  dis-je. 

Manfred.  —  Dis-lui  qu'il  ait  à  se  courber,  lui,  devant  son  supé- 
rieur et  son  maître...  devant  l'Infini,  devant  le  suprême  régulateur 
des  choses,  devant  le  Créateur  qui  ne  l'apoint  fait  pour  être  adoré... 
qu'il  s'agenouille,  et  je  ferai  de  môme. 
Les  GÉNIES.  — Ecrasons  ce  ver  de  terre!  Mettons-le  en  pièces! 
Pre.mière  destinée.  — Arrêtez,  éloignez-vous!  cet  homme  est  à 
moi.  Prince  des  puissances  invisibles!  celui-ci  n'est  pas  un  homme 
ordinaire  ,  comme  l'attestent  son  attitude  etsa  présence  en  ces  lieux; 
ses  souU'rances  ont  été,  comme  les  nôtres,  d'une  nature  immortelle; 
sa  science,  ses  talents  et  sa  volonté  se  sont  élevés  aussi  haut  que 
le  permet  l'argile  qui  emprisonne  une  essence  éthérée;  il  a  pris 
son  essor  au-dessus  des  habitants  de  la  terre  et   n'a  retiré  de  ses 
veilles  d'autre  fruit  que  de  savoiv  comme  nous  celte  grande  vérité  : 
la  science  n'est  pas  le  bonheur  ;  elle  ne  fait  que  substituer  une  igno- 
rance à  une  autre.  Ce  n'est  pas  tout  :  les  passions,  ces  attributs  in- 
hérents à  la  terre  etau  ciel,  dont  nulle  puissance  ,  nul  être  n'est 
exempt,  à  partir  de  l'humble  vermisseau;  les  passions  ont  trans- 
percé son  cœur,  et  ont  fait  de  lui  un  être  si  malheureux,  que  moi, 
l'impitoyable,  je  pardonne  à  ceux  qui  en  ont  pitié.  Cet  homme  est  à 
moi  et  à  toi  aussi  peut-être...  Quoi  qu'il  en  soit,  nul  autre  esprit  dans 
cette  région  n'est  au-dessus  de  lui...  nul  n'a  pouvoir  sur  son  âme. 
NÉMÉsis.  —  Alors  que  vient-il  faire  ici  ? 
Première  destinée.  —  Qu'il  réponde  lui-même. 
Manfred.  —  Vous  savez  quels  mystères  j'ai  pénétrés,  et  sans  un 
pouvoir  supérieur,  je  ne  serais  pas  au  milieu  de  vous;  mais  il  est 
des  pouvoirs  plus  grands  encore,  je  viens  les  interroger. 
NÉMÉSIS.  — Que  demandes-tu? 

Manfked.  —  Tu  ne  peux  me  satisfaire  toi-même.  Evoque  les 
moris  devant  moi  :  c'est  à  eux  que  s'ailressent  mes  questions. 

NÉMÉSIS. — Grand  Ahrimane,  pernicls-tii  ipie  le  désir  de  ce  mortel 
soit  exaucé? 

Ahrimane.  —  Je  le  permets. 


20  i 


I.FS  VF.II.IJ'FS  IITTI'RAIRFS  iM.nfrRftK*;. 


Nkmésis.  —  0"'  voiix-lii  lircrclftsnccnrtrpT 

MANPnEn.  —  Vn  iii"il  sans  sopiilliirc  :  évixiiio  Aslnrir. 

Nkmksis  — C)iiil)re!  nil  espiil!  quoi  i|iip  lu  suis,  (iiicl'iiic  [linlioii 
(lui  li'  iTsli-  (les  fcirmcs  (|ue  lu  reçus  h  lu  tuiissnucc,  de  If-nvi'loppn 
(inrRilc  i|iii;  lu  as  rcntluc  aux  éliMUouls,  ruvifiisii  la  cinric  du  juur; 
rcvii'tis  Ifllc  que  lu  étais,  avec  le  nii^iiiu  cœur  et  la  mëfiic  cliair  ili';- 
riilics  un  miiinciil  aux  vers  do  la  liniilie.  Tarais,  parai'-l  Crlui  cpii 
l'ciiNciva  là  lins  rôclanii"  id  ta  présonrc  I  (/,'»  forme  d.htnrlc  s  i- 
Itrc  1 1  nsti'  (Irhoiil  au  iiii/iiu  dis  (iniirs.) 

MA^pnl:n.  — Kst-rc  liion  la  mort  qui  paraîi?  l-'incarnal  osl  sur 
SCS  jiiucs;  mais,  je  le  vnis,  en  ne  sont  pas  des  couleurs  vivantes; 
c'c<l  une  l'oupeur  maladive,  ])arcille  aux  li'iules  que  l'auldtnne  im- 
prime sur  les  feuilles  niorli'S  !  <)  l'ieu!  CdminenI  se  fiiil-il  (pie  je 

tremble  de  la  regarder?...  Asiarlé!...  Non,  je  ne  puis  lui  jiarler 

Dites-lui  qu'elle  parle;  que  j'attends  de  sa  bouche  mon  pardon  ou 
mon  arrM. 

Ni'.MKSis.  —  Par  la  puissance  qui  a  bris(5  pour  toi  les  liens  du 
trépas  ,  réponds  h  celui  qui  t  interpelle  ;  réponds  ii  ceux  qui  t'ont 
fait  venir  ! 

Manhued.  —  Elle  garde  le  silence...  et  ce  silence  est  plii.s  qu'une 
réponse. 

Nkmksis.  — Mon  pouvoir  ne  va  pas  plus  loin.  Prince  de  l'air,  loi 
seul  peux  faire  davanlaije  :. commande-lui  de  p.u-ler. 

Aiiiii.MANi:.  —  lisprit!...  obéis  à  ce  sct'plre. 

NÉMiisiy.  —  Muette  encore!  ICIle  n'est  pas  des  nôtres:  elle  ap- 
jiarlient  aux  autres  puissances.  Mortel!  la  demande  est  vainc,  cl 
nous-mêmes  nous  sommes  sans  pouvoir. 

ItlANFRUu.  —  lùilonds-moi!  cnlcnds-moi  ' Asiarlé,  ma  bien- 

airnée!  parle-moi  :  j'ai  tant  souffert!  jesnulTre  tant;  rc{çarde-nioi  ! 
La  tombe  ne  l'a  pas  chanfiée  ,  et  je  ne  suis  pa*  cliaiipé  pour  loi. 
Tu  m'as  trop  aime,  et  moi  je  l'ai  trop  aimée  aussi:  nous  n'étions 
pas  (lotinés  à  nous  torturer  ainsi  run  l'aiiln; ,  encore  que  nous 
ayons  été  bien  coupables  d'aimer  comme  nous  avons  aimé.  Dis  que 

tu   ne  me  hais  pas (pie  je  suis  puni  pour  nous  deux...  que  tu 

vivras  parmi  les  bienheureux  ,  cl  que  je  mourrai,  moi.  (^ar  jus(iirii 
présent  tout  ce  qu'il  y  a  d'oilleux  ici-bas  conspire  h  me  relenirdans 
les  liens  de  rexistencc,  dans  une  vie  (|ui  me  fait  envisager  l'iminor- 
lalilé  avec  ell'roi,  comme  un  avenir  idcniiciue  au  passé.  Pom-  moi 
plus  de  repos.  Je  ne  sais  nice  que  je  dcmatidc  nice  (pie  je  cherche  ; 
je  sens  uniquement  Ion  existence,  la  mienne;  et  il  me  serait  doux 
d'entendre  unefois  encore  avant  de  mourir  la  voix  qui  fui  mon  bar- 
nioiiic...  l'arle-moi!  car  je  l'ai  appelée  dans  le  calme  de  la  nuit  :  ma 
voix  a  effrayé  1  oiseau  endormi  sous  le  feuillage  silencieux,  cl  j  ai 
réveillé  le  loup  dans  la  montagne  :  j'ai  appris  aux  échos  des  caver- 
nes ;i  répéter  vainement  Ion  nom;  et  ils  m'ont  répondri...  inul  m'a 
répondu,  les  esprits  et  les  hommes...  mais  loi,  lu  es  restée  muclte. 
Ob  !  maintenant,  parltMuoi  !  J'ai  veillé  plus  longtemps  que  les  étoi- 
les, CI  me<  regards  l'on!  vainement  cherchée  dans  les  cicnx.  Parle- 
moi  !  j'ai  erré  sur  la  terre  et  n'ai  rien  vu  de  semblable  à  loi...  Parle- 
moi  I  Vois  ces  démons  qui  nous  eiilourenl...  ils  .«viniialbiseul  avec 
ma  douleur;  je  ne  les  crains  pas,  je  n'ai  de  seniimeni  que  pour  toi 
seule.  Parle-moi,  quand  tu  (lc\  rais  prononcer  des  paroles  de  colère... 
Dis-moi  seulement...  n'importe  quoi...  mais  que  je  l'entende  une 
fois...  une  fois  encore  ! 

Le  famùmk  n'AsTARTÉ.  —  Manfred  ! 

Manfred.  —  Poursuis,  poursuis!  toute  ma  vie  s'absorbe  dans  les 
sons  que  j'entends...  Oli  !  oui,  c'est  bien  sa  voix  ! 

Le  kantùve.  —  Manfred  !  la  prochaine  journée  terminera  tes 
maux  terrestres.  Adieu  ' 

Manfred.  —  Vn  mol  encore!  Suis-je  pardonné? 

Le  FANT().ME.  —  .\dieu! 

Manfred.  —  Dis!  nous  reverrons  nous  ? 

Le  FANT('iME.  —  Adieu  ! 

Mantrei».  —  lin  mol  de  pardon  !  dis!  tu  m'aimes.  Asiarlé! 

Le  fantôme.  —  .Manfred  I     {l.e  fnn/time  d'.lsinrté  disparaît.) 

Nemé-is. —  lîlle  est  partie,  et  il  n'est  plus  possible  de  la  rappeler; 
ses  paroles  s'accompliroiil.  Hetournesur  la  terre. 

Un  génie.  — Quelles  convulsions'  quel  diisespoir!  Juste  puni- 
lion  d'un  mortel  qui  veut  connaître  les  choses  placées  au-delà  des 
limites  de  «a  nature. 

AcTRE  (;ÉNiE.  —  Cependant,  voyez  :  il  se  maîtrise  ,  et  soumef  sa 
soiifTrance  h  sa  volonté.  Né  l'un  de  nous,  c'eilt  été  un  esprit  d  une 
effrayante  puissance. 

Nemesis.— Est-il  encore  d'autres  questions  que  tu  veuilles  adres- 
ser h  notre  monarque  ou  à  ses  adorateurs  ? 

Manfred.  —  Aucune. 
'  Nemesis.  —  Alors,  adieu  ])our  un  temps. 

Manfred.  —  Nous  nous  reverrons  dime?  Où?  sur  la  terre?... 
soil!  où  tu  voudras.  Pour  la  faveur  qui  m'a  été  accordée. je  suis  ton 
débiteur.  Adieu  !  (  Manfred  sort.) 


itc'i'i:   III. 

SCENE    PKEMIEHE. 

l'ne  sallo  nu  cliAlcau  de  Manfrtd. 

M.^XFREb,  HERMANN. 

Manfred. —  Ouelle  heure  est-il? 

IIeiimann.— ï),ins  une  heure,  le  folcil  se  coucIki.i,  ikju»  au- 
rons une  belle  soirée. 

Manfred. —  Dis-moi  :  toul  est-il  disposé  relon  mes  ordres? 

IIer.mann.—  Tout  esl  prêt,  monseigneur;  Voici  la  clef  cl  la  cas- 
si'ttc. 

Manfred.  —  C'est  bien  !  tu  peux  le  rolirer.  [Ilrmuinn  sort.)  Je 
sens  en  moi  un  calme,  une  Irampiillilé  inexplic.;ilile,  qui.  jusqu'à  pré- 
sent ,  a  mamiué  dans  ec  que  j'ai  connu  de  la  vie  ;  si  je  ne  savais 
que  la  jdiilosophie  est  de  toutes  nos  vanités  la  jdns  futile,  que  c'esl 
le  mot  le  plus  vide  dont  le  jargon  de  l'école  ait  jamais  déçu  nos 
oreilles,  je  croirais  nue  le  secret  d'or,  que  l'idéal  e.'.t  enfin  trouvé 
cl  que  son  siège  est  dans. mon  ftme.  Cet  état  ne  peut  durer;  mais  il 
est  bon  de  l'avoir  connu,  nefùl-ce  qu'une  fois  :  Il  agrandit  mes  pen- 
sées en  me  donnant  un  ,'ens  nouveaii  ;  et  je  noierai  dans  iiie-s  ta- 
blettes qu'un  tel  sentiment  existe.  Qui  est  là?    {Hnire  Uermann.) 

Hermann  —  Seigneur,  l'abbé  de  Saint-. Maurice  demande  à  être 
introduit  près  de  vous  [llntrp  /'abhv  de  .Siiinl  Maurice.) 

I,  abri;. —  Ijue  la  paix  soit  avec  le  comte  .Manfred! 

.Manfred. —  Je  le  remercie,  bon  [lère!  sois  le  bienvenu  dansées 
murs  :  la  présence  les  honore  et  ilcvicnl  une  bénédiction  pour  ceux 
((iii  les  liabilenl. 

L'abri:.  —  Plût  au  ciel ,  comte  ,  qu'il  en  fût  ainsi!...  Mais  je  vou- 
drais vous  entretenir  en  particulier. 

.Manfred. —  Hermann,  laisse-nous.  [Hermann  sort.)  Que  me 
v^j'it  mon  hole  vénérable? 

L'abbé. —  J'entre  tout  dioit  en  matière...  mon  4ge.  mon  zèle, 
ma  profession,  mes  bonnes  intentions  excuseront  la  liberté  que 
je  prends  ;  je  pourrais  aussi  invoquer  notre  voisinage,  bien  que 
nous  nous  connaissions  jieu.  11  court  des  bruits  étranges,  auxquels 
on  mêle  votre  nom,  ce  nom  glorieux  depuis  des  siècles'  puisse  ce- 
lui qui  le  porte  aujourd  liui  le  transmciire  sans  tache  à  ses  descen- 
dants I 

Manfred. —  Poursuis!...  j'écoule. 

L'abbé. —  On  prétend  que  vous  vous  livrez  à  des  éludes  inter- 
dites aux  recherclies  de  l'homme  ;  que  vous  êtes  en  rapport  avec 
les  babilanls  des  sombres  demeures,  celle  foule  d  esprits  malfai- 
sants et  impies  qui  errent  dans  la  vallée  d'-  l'ombre  de  la  mort  Je 
sais  que  vous  êtes  rarement  en  commuoicaiion  de  pensées  avec  les 
homines,  vos  semblables,  cl  que  votre  solitude,  pour  èlre  celle  d'un 
anachorète,  n'aurait  besoin  que  d'être  sainte. 

Manfred. —  Et  quels  sont  ceux  qui  disent  ces  choses? 

L'abbé  —  Les  frères  de  mon  ordre,  les  paysans  effr.iyés vos 

propres  vassaux...  qui  vous  regardent  avec  des  yeux  inquiets.  Bref 
votre  vie  même  esl  en  péril. 

Manfred.—  Qu'on  la  prenne! 

L'abbé. — Je  viens  pour  sauver,  et  non  pour  détruire.  Il  ne  m'ap- 
partient pas  de  sonder  les  secrets  de  votre  Ame  ;  mais  .«i  ces  rumeurs 
reposent  sur  quelque  vérité,  il  est  temps  encore  de  recourir  à  la 
pénitence  et  au  pardon,  de  vous  réconcilier  avec  la  véritable  Eglise, 
et  par  ri'"glise  avec  le  ciel. 

Manfred  —  Je  te  comprends  :  voici  ma  réponse  :  Quels  que 
soient,  quels  que  pnis.sent  avoir  elé  mes  sentiments  intimes,  c'est 
un  secret  entre  le  ciel  et  moi...  je  ne  choisirai  pas  un  homme  pour 
médiateur.  Ai-je  transgressé  les  lois  religieuses?  Qu'on  le  prouve, 
et  qu'on  me  puni<se! 

Labbe.—  .Mon  lils,  ce  n'est  pas  de  punition  que  j'ai  parlé,  mais 
de  pénitence  et  de  pardon...  Nos  rites  et  notre  foi  me  mettent  à 
même  d'aplanir  au  pécheur  la  voie  vers  des  espérances  pins  hautes 
et  des  pensées  meilleure-;;  quant  au  droit  de  punir,  je   labandnnne 

au  ciel «  La  vengeance  esl  à  moi  seul,  »  a  dit  le  Seigneur;  cl 

son  serviteur  n'est  que  I  humble  écho  de  celte  redoutable  parole. 

.Manfred. —  Vieillard!  ni  le  pouvoir  des  hommes  pieux,  ni  l'effi- 
cacité de  la  prière,  ni  les  formes  expiatrices  de  la  pénitence,  ni  la 
conlrilion  extérieure,  ni  les  jeûnes,  ni  les  souffrances  ....  ni  plus 
que  tout  cela,  les  tortures  intimes  de  ce  profond  di'sespnir  qui  est 
le  remords  sans  la  crainte  de  l'enfer  ..rien  ne  peut  exorciser  l'ànic 
iudépeiulante;  rien  ne  peut  lui  arracher  le  sentiment  énergique  de 
ses  propres  fautes,  de  ses  crimes,  de  ses  tourments  et  de  sa  ven- 
geance sur  elle-même:  point  desiipplicis  h  venir  qui  puissent' éga- 
ler la  justice  que  la  conscience,  en  nous  condamiiani ,  exerce  sur 
noire  propre  cnmr. 

L'ABBE.—  Tout  cela  est  bien,  car  tout  cela  passera  cl  fera  pince  .i 
une  espérance  salutaire;  voti'e  Ame  pourra  s'élever  avec  une  calni'' 
assurance  vers  ce  foriuné  séjour ,  où  sont  admis  tous  ceux  qui  <ii 
ont  la  ferme  volonté  .  quelles  qu'aient  été  leurs  terrestres  erreul^ 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


295 


pourvu  que  le  repenlir  les  ait  expiées.  Le  commencement  ile  cctlo 
expiation  est  dans  le  sentiment  de  sa  néeessilé  :  parlez,  et  tous  les 
enseignemenisilo  l'Iïglise  vous  seront  prodigués,  et  tout  ce  que  des 
prflres  peuvent  iibsondre  vous  sera  pardonné. 

filANFRiii).—  Quand  le  sixième  empereur  de  Rome  vit  arriver  sa 
fin,  à  la  siiile  dune  blessure  que  lui  même  s'était  faite  pour  se 
soustraire  au  supplice  public,  infligé  par  un  sénat  naguère  son  es- 
clave, un  soldat,  ému  d'une  fidèle  pitié,  voulut  étancher  le  sang 
qui  jaillissait  de  la  gorge  de  son  empereur;  le  Romain  expirant  le 
repoussa,  et,  jetant  sur  lui  un  regard  où  brillait  encore  un  reflet 
de  la  puissance  impériale  :  «  11  est  trop  tard,  lui  dit-il;  est-ce  là  de 
la  fidélité  "?  •> 

L'abbé. —  Où  voulez-vous  en  venir? 

JIanfred  —  Je  réponds  avec  le  Romain  :  «  Il  est  trop  tard!  » 
L'ABBiJ. —  Il  ne  saurait  jamais  être  trop  tard  pour  vous  réconci- 
lier avecvolre  âme,  etpourrécoiiciliervotre  âme  avec  leciel.  Ne  vous 
reste-t-il  diTnc  plus  d'espérance?  Je  m'en  étonne:  ceux-là  même  qui 
désespèrent  du  ciel  sa  créent  sur  la  terre  des  illusions,  fragiles  ro- 
seaux auxquels  ils  se  rallacbenl  comme  des  hommes  qui  se  noient. 
Manfbed.  —  Oui,  mon  père!  je  les  ai  connues,  ces  illusions  ter- 
restres, aux  jours  de  ma  jeunesse.  Alors,  j'éprouvais  la  noble  am- 
liiliou  de  m  emparer  de  la  volonté  des  hommes,  d'éclairer  les  na- 
tions, de  m'é^ever  je  ne  sais  à  quelle  hauteur  ....  pour  tomber 
peut-être,  mais  pour  tomber  comme  la  cataracte  des  monlagnes,  qui 
bondit  des  cimes  éblouissantes  jusque  dans  les  profondeurs  de  l'a- 
bîme écunieux,  et  qui  de  là  fait  jaillir  encore  vers  le  ciel  des  colon- 
nes de  poussière  liquide,  nuages  retombant  en  pluie  :  elle  gît  alors 
bien  bas,  mais  bien  puissante  encore.  Ce  temps  d'ambition  n  est 
plus;  mon  espoir  n'était  qu'une  erreur. 
L'abbé. —  lit  pourquoi? 

iManfreu. —  Je  n'ai  pu  plier  ma  nature;  car  il  doit  servir,  celui 
qui  veut  commander.  Il  faut  flatter,  supplier,  épier  les  occasions, 
se  glisser  pai-tout,  devenir  un  mensonge  vivant,  si  l'on  veut  être 
puissant  parmi  les  êtres  abjects  dont  se  coniposeni  les  masses.  Je 
dédaignai  de  f.iire  partie  d'un  troupeau...  d'un  troupeau  de  loups, 
dnssi'-je  en  èire  le  chef.  Le  lion  est  seul,  et  je  suis  comme  le  lion. 
Labbé  —  Et  pourquoi  ne  pas  vivre  et  agir  comme  les  antres 
honnnc'^  ? 

Manfkf.d.  —  Parce  que  ma  nature  était  antipathique  à  celte  vie  ; 
et  pourtant  je  n'étais  pas  cruel,  car  je  voulais  trouver  nn  dé.serl,  mais 
non  pas  en  faire  un.  Je  ressemblais  au  simoun  ,  à  ce  vent  dont 
l'haleine  brûle  et  dévore  :  il  n'habite  que  le  désert  ;  il  ne  souille  que 
sur  des  sables  stériles,  où  ne  croît  nul  arbuste;  il  prend  ses  ébats 
parmi  leur.s  vagues  sauvages  et  arides;  il  ne  cherche  personne,  ti 
personne  ne  le  cherche;  mais  à  tout  ce  qu'il  renconire  son  contact 
est  mortel.  T  1  fui  le  cours  île  mon  existence;  il  s'est  trouvé  sur 
mon  chemin  desobjelsqui  ne  sont  plus. 

L'abbé.-—  Hélas!  je  cmnmence  à  craindre  que  vous  n'ayez  point 
de  secours  à  tirer  de  moi  et  du  saiul  ministère.  Pourtant ,  si  jeune 
encore,  je  voudrais... 

iMaxfriîd.  —  Regarde-moi  !  Il  est  sur  la  terre  des  hommes  qui 
deviennent  vieux  dès  leur  jeunesse  et  meurent  avant  le  midi  de 
l'âge,  sans  chercher  cependant  la  mort  violente  du  guerrier;  il  en 
est  qui  succombent  au  plaisir,  d'autres  à  l'étude;  ceux-ci  meurent 
d'un  excès  de  travail ,  ceux-là  d'ennui  ;  qui  de  maladie  ,  qui  de  dé- 
mence; plusieurs  enfin  d'un  brisement  dé  cœur,  mal  qui  tue  plus 
de  monde  qu'on  ne  pense  :  elle  revêt  toutes  les  formes  et  prend  bien 
des  noms.  Regarde  moi  !  j'ai  éprouvé  tontes  ces  choses,  et  une  seule 
suffirait  pour  donner  la  mort.  Ne  t'étonne  donc  pas  que  je  sois  ce 
que  je  suis,  mais  bien  que  j'aie  jamais  pu  \ivre,  ou  qu'ayant  vécu, 
je  sois  encore  sur  la  terre. 

L'abbe. —  Ecoute/.-moi,  cependant... 

IManfred.  —  Vieillard!  je  respecte  ta  profession  ;•  je  vénère  tes 
cheveux  blancs;  tes  intentions  me  paraissent  pieuses;  mais  tes  ef- 
forts seraient  impuissants.  Ne  m'accuse  pas  de  manquer  d'égards  pour 
tiii  :  c'est  dans  ton  intérêt,  et  non  dans  le  mien,  que  j'évite  une 
plus  longue  conférence...  Ainsi,  mon  père,  adieu!  (Manfred  soi't.) 
L'abbé. —  Cet  homme  aurait  pu  être  une  noble  créature;  il  a 
tiuile  l'énergie  qui,  d'éléments  généreux,  aurait  produit  un  bel  en- 
seiidde,  s'ils  eussent  été  sagement  combinés.  En  leur  étal  actuel, 
c'est  un  ellrojahie  chaos,  un  mélange  confus  de  lumière  et  d  ombre, 
d'esprit  et  de  poussière,  de  passions  et  de  pensées  sublimes,  mais  li- 
vrées à  une  Inlle  désordonnée  et  sans  frein  ,  tantôt  inactives,  tan- 
tôt destructrices.  H  va  périr,  et  pourtant  cela  ne  devrait  pas  être.  Je 
veux  faire  une  nouvelle  tentative  ,  car  de  telles  âmes  méritent  bien 
d'être  rachetées,  et  mon  devoir  est  de  tout  oser  dans  un  but  \er- 
tueux.  Je  le  suis...  prudence  et  fermeté!  (L'abbé  soi't.) 

SCÈNE  II. 

Un  antre  appartement. 

MANURED,     HERMANN. 

Hermann. —  Monseigneur,  vous  m'avez  dit  de  venir  prendre  vos 


ordres  au  coucher  du  soleil  :  le  voilà  qui  descend  derrière  la  mon- 
tagne. 

Manfred. —  Vraiment!  je  vais  le  regarder.  (Manfred  s'avance 
vers /a  fenêtre  de  l'appartement.)  Astre  glorieux!  idole  de  l'homme 
encore  enfant,  de  cette  race  vigoureuse,  pure  de  toute  souillure, 
de  ces  géants  nés  des  amours  des  anges  avec  un  sexe  plus  beau 
qu'eux-mêmes,  et  qui  fit  descendre  du  ciel,  descendre  sans  retour, 
ces  esprits  égarés!  Astre  glorieux,  tu  fus  adoré  avant  qu'eût  été  ré- 
vélé le  mystère  de  ta  création;  le  premier,  tu  annonças  la  gloire  du 
Tout-Puissant;  tu  réjouis  au  sommet  de  leurs  monla'gnes  le?  cœurs 
des  bergers  chaldéens,  qui  se  répandirent  en  prières  devant  loi! 
Dieu  matériel!  tu  es  le  représentant  de  l'Inconnu,  qui  t'a  choisi 
pour  son  ombre!  Etoile  souveraine,  centre  de  milliers  d'étoiles!  tu 
rends  notre  terre  habitable  ,  lu  ravives  les  teintes  et  les  cœurs  de 
tout  ce  qui  existe  sous  l'influence  de  les  rayons!  Père  des  saisons, 
monarque  des  climats  divers,  de  près  ou  de  loin ,  nos  pensées , 
comme  les  traits  de  nos  visages,  se  colorent  à  tes  fenx.  Tu  te  lèves, 
tu  resplendis  ,  tu  te  couches  dans  ta  gloire.  Adieu!  je  ne  te  verrai 
plus.  IVlon  premier  regard  d'amour  et  d'admiration  fut  pour  toi,  re- 
çois aussi  mon  dernier  salut  :  tes  rayons  n'éclaireront  aucun  mor- 
tel à  qui  le  don  de  la  vie  ail  été  plus  fatal.  Il  est  parti  :  je  vais  le 
suivre.  (Manfred  sort.) 

SCÈNE   HI. 

Les   montagnes.  A  quelque  distance,  le   château  de  Manfred.  Une 
terrasse  devant   une  tour.  Minuit. 

HERMANN,  MANUEL,  ET  AUTRES  DOMESTIQUES  DE  MANFRED. 

Hermann. —  C'est  bien  étrange!  chaque  nuit ,  pendant  longues 
années,  il  a  poursuivi  ses  veilles  dans  cette  tour  solitaire.  J'y  suis 
entré,  nous  y  avons  tous  pénétré  plus  d'une  fois;  maisil  serait  im- 
possible, d'après  ce  qu'elle  contient,  déjuger  exactement  de  la  na- 
ture des  occupations  auxquelles  il  se  livre.  Pourtant  il  y  a  une. 
chambre  où  personne  n'est  admis;  je  donnerais  trois  années  de 
mes  gages  pour  en  percer  les  mystères. 

Manuel.  —  Il  pourrait  y  avoir  quelque  danger  :  contente-toi  de 
ce  que  tu  sais. 

Iiermann.  —  Ah  !  Manuel,  tu  es  vieux  ;  tu  as  de  l'expérience,  et. 
tu  pourrais  nous  en  apprendre  beaucoup...  Depuis  combien  d'an- 
nées es -tu  ici? 

Manuel.  —  Avant  que  le  comte  Manfred  fût  né ,  je  servais  son 
père,  auquel  il  ressemble  bien  peu. 

Hermann.  —  C'est  ce  qui  arrive  à  beaucoup  d'enfants  ;  mais  en 
quoi  le  père  et  le  fils  dillèrent-ils  donc  tant  ? 

Manuel.  —  Il  ne  s'agit  pas  des  traits  du  visage  ou  des  formes  ex- 
térieures, mais  du  caractère  et  des  habitudes.  Le  comte  Sigismond 
était  fier,  mais  gai  et  franc  ;  c'était  tout  à  la  fois  un  guerrier  et  un 
homme  de  plaisir.  11  ne  vivait  pas  au  milieu  des  livres  et  dans  la  soli- 
tude :  il  n'employait  pas  la  nuit  en  lugubres  veilles,  mais  en  festins 
joyeux,  et  il  en  passait  les  heures  plus  gaiment  que  celles  du  jour. 
On  ne  le  voyait  pas  hanter  comme  un  loup  les  bois  et  les  rochers , 
et  s'isoler  des  hommes  et  de  leurs  plaisirs. 

Hermann. —  Merci.de  moi,  c'étaient  d  heureux  temps  que  ceux- 
là  !  Je  voudrais  en  voir  renaître  de  semblables  dans  ces  vieilles  mu- 
railles ;  elles  m'ont  tout  l'air  de  les  avoir  oubliés. 

Manuel  —  11  faudrait  d'abord  que  ces  murs  changeassent  de  maî- 
tre. Oh  Hermann  !  J'ai  vu  d'étranges  choses  dans  leur  enceinte. 

Hermann.  — Allons,  sois  bon  enfant;  raconte-m'en  quelques- 
unes  pour  passer  le  temps.  Je  l'ai  entendu  parler  vaguement  d'un 
événement  qui  est  arrivé  quelque  part  de  ce  côté,  dans  le  voisinage 
de  cette  même  tour. 

Manuel.  —  Je  me  la  rappelle ,  cette  nuit-là  !  c'était  peu  après  le 
coucher  du  soleil,  comme  qui  dirait  raainlenant,  une  soirée  comme 
celle-ci.  Un  nuage  rougeàlre  couronnait  la  cime  de  l'Eigher,  tout 
pareil  à  celui  que  nous  y  voyons  ;  ils  se  ressemblent  tellement  que 
peut-être  est-ce  le  même.  Le  vent  était  faible  et  soufflait  par  bouf- 
fées ;  la  lune,  qui  se  levait,  commençait  à  faire  briller  la  neige  des 
montagnes  ;  le  comte  Manfred  était,  comme  mainienani,  renfermé 
dans  sa  tour  ;  ce  qu'il  y  faisait,  nul  ne  le  sait.  H  n'avait  avec  lui  que 
la  seule  compagne  de  ses  rêveries  et  de  ses  veilles  ;  la  seule  de  tou- 
tes les  créatures  terrestres  qu'il  parût  aimer,  comme,  en  eli'et,  les 
liens  du  sang  lui  en  faisaient  un  devoir.  La  comtesse  Asiarté;  c'était 

sa Chut  !  qui  va  là  ?         (Entre  l'abbé  de  Saint-Maurice.) 

L'abbé.  — Où  est  votre  maître? 
Hermann.  —  Là-bas,  daus  la  tour. 
L'abbé.  —  J'ai  besoin  de  lui  parler. 

Manuel.  —  Impossible  !  il  est  dans  une  de  ses  heures  de  solitude, 
et  nous  ne  pouvons  introduire  person  ne  auprès  deluiencemoment. 
L'abbé.  —  Je  prends  sur  moi  la  responsabilité  de  la  faute,  si  c'en 
est  une  ;  mais  il  faut  que  je  le  voie. 
Hermann.  —  Vous  l'avez  déjà  vu  ce  soir. 
L'abbé.  —  Hermann  !  je  te  l'ordonne  ;  va  frapper,  et  annonce- 
moi  au  comte. 
Hermann.  —  Personne  de  nous  ne  l'oserait. 


2W; 


I.KS  VKIIXKKS  l,n  ll':UAIUK.s  II.LUSTHKKS. 


l.'AiinK.  —  Ell  bien  !  jn  suis  dans  la  nécessilé  de  in'nnnonccr  mni- 

IIII^IIIC. 

Mamiel.  —  Mon  ri'MTCiid  pen',  arrtlcz.  arrôlcz,  jo  vous  prie  ! 

I/abbk.  —  Pouri|iioi  ? 

Mam'el.  —  Vciii'r  par  ici,  je  vous  en  ilirni  davantage. 

SCKNIi  IV. 

L'inK'rit'iir  de  In  lour. 

HANFRKIi,  Sflit. 

I-os  ('toiles  brillent  ;  la  lune  plane  .sur  les  ciincs  ncigcu8cs  des 
m(inlai;nes  :   C>  spectacle 
nia);nilîquc!  J'aime  à  pro- 
longer ces  entretiens  avec 
la  iiatnre  ;  car  le  v  isage 

de  la  nuit  est  plus  faiiii-  :^ —  ,^_..^ 

lier  h  mes  regards  que  J      -- ■-- 1^-- 

celui  de  l'homme,  el  la  -7=:  '    -      '"  " 

bcanli-   solitaire    de  son  "  ' 

ombre  éioilée  m'a  révélé 
l.'i  langue  d  lin  antre 
luuiidc.  Je  nie  r:ippelle 
que,  bien  jeune  eneoie, 
pendant  mes  vovages,  par 
une  seiiiblalilc'  nuit ,  je 
lue  trouvai  dan.s  l'encein- 
te du  tlolisée  ,  an  milieu 
lies  |)Ims  imposants  déliri- 
(le  la  puissante  Home:  les 
arbres,  qui  poussent  sur 
les  arches  brisées,  balan- 
çaient leur  noir  feuillage 
sur  le  fond  bleu  de  l,i 
nuit,  et  les  étoiles  bril- 
laient à  travers  les  fente> 
de  la  grande  ruine.  An 
loin  ,  de  l'autre  côté  iln 
Tibre,  les  chiens  faisaient 
entendre  leurs  aboie- 
ments; ])lus  près  de  moi, 
le  cri  prolongé  du  hibou 
s'échappait  du  yialais  de^ 
Césars ,  et  l'appel  des 
sentinelles  placressur  les 
lointains  remparts  s'éle- 
vait et  iiiourail  lour-à- 
lour,  apporté  par  la  brise 
légère.  Au-delà  des  brè- 
ches pratiquées  par  le 
temps  .  ipiciques  evpiès 
seniblaieiit  border  lliori- 
zon  ;  el  pourtant  ils  n'é- 
taient (pi'ii  une  portée  de 
Irait.  Au.\  lieux  (pi'habi- 
laient  les  Césars,  et  (piha- 
bitent  aujourd'hui  les  oi- 
seaux de  la  iiuil  à  la  voix 
discordante,  on  n'aper- 
çoit plus  que  des  arbres 
qui.  croissant  sur  les  frag- 
ments des  corniches  é- 
croulées,  enlacent  leurs 
racines  à  la  pierre  du  fo- 
vcr  impérial  ;  là,  partout 
le  lierre  a  usurpé  la  place 
du  laurier  ;  les  apparte- 
ments du  grand  Jules  et  les  Ihermes  d'Auguste,  décombres  ignorés, 
sont  obstrués  parla  cendre...  Kt  cependant  le  cirque.  oilieu.\  théâtre 
des  jeux  sanglants  des  gladiateurs  ,  le  cirque  est  toujours  debout , 

imposant  naufrage  des  siècles  ,  perfection  de  la  ruine  ! lit  loi , 

lune  erranle.  tu  brillais  sur  tout  eel  ensemble;  ta  large  cl  suave 
clarté  adoucissait  lausière  rudes.^e  et  les  leinles  heurtées  de  ces  dé- 
bris; lu  comblais  les  vides  (qicrés  par  les  siècles,  lais-sant  sa  beauté 
il  ce  qui  était  beau  et  embellissanl  le  reste.  Alors  un  pieux  recueil- 
lement saisissait  1  ftine,  et  la  pensée  embrassait  dans  une  adoration 
silencieuse  les  grands  hommes  d'autrefois,  ces  monarques  qui.  loul 
morts  qu'ils  sont,  ont  conservé  leur  sceptre  ,  et  du  fond  de  leurs 
urnes  gouvernent  encore  nos  âmes.  C'était  une  nuit  comme  celle-ci! 
il  est  étrange  que  je  nie  la  rappelle  en  cet  instant  ;  mais  je  l'ai  tou- 
jours éprouvé  ,  c'est  au  moment  même  où  la  pensée  devrait  .se  re- 
cueillir le  plus  profondément  qu'elle  tente  ses  excursions  les  plus 
lointaines.  {/:ntie  /al/hv  de  .Saint-Maurice) 

L  ABBÉ.  —  Noble  seigneur,  pardonnez-moi  celle  seconde  démar- 


ArrOtc,  insensé! 


cite;  ne  vour  ofTenow.  point  de  l'imporlanilé  de  mon  buinblc  zèle... 
que  1.1  faute  rclombr  sur  moi  seul  el  que  le»  effets  salutaires  des- 
eendi'iit  sur  votre  l^te  :  je  voudrais  pouvoir  dire  dans  votre  ea*ur  ! 
nil  '  ce  eieiir,  si,  par  mes  paroles  ou  mi's  prières,  je  parvenais  à 
le  loucher,  je  ramènerais  dans  le  ciroil  cheiuiii  un  noble  esprit  qui 
s'est  égaré  ,  mais  (|ui  n'esl  pas  perdu  sans  ictour. 

Manfbkd.  —  Tu  ne  me  connais  pa«  ;  mes  jours  sont  ooinpiés,  et 
mes  actes  inscrits!  Relire-loi;  la  pré.senre  ici  pourrait  le  devenir 
fatale...  .  Soi-s! 

L'abhb.  —  Dans  Ion  intention,  sans  doule,  cei  n'esl  pas  une  me- 
nace. 

Manfrkd.  —  Non  certes  :  je  l'averlig  sculemenl  qu'il  y  a  du  dan- 
ger pour  loi  h  rester  ici.  et  je  voudrais  le  préserver  de  tout  mal. 

I.'Abbk.  —  Oiieveux-lu 
dire? 

MANFBnii.  —  Ilegarde 
Ih,  que  vois-lu? 
I.'abiié.  —  Kien. 
Mankrkd.  —  Regarde 
;■  bien,  le  di-<-je Main- 

tenant, di»-moi  ce  que  lu 
'.  ^"'*- 

L'abbk.  —  Un  être  qui 
devrait  me  faire  trem- 
bler... maisje  ne  le  crains 
pas  Je  vois  sortir  de  terre 
lin  spectre  sombre  el  ter- 
rible, qui  res.semble  à  une 
divinité  infernale;  son  vi- 
sage est  Vdilé,  et  des  nua- 
ges sinislr(?s  forment  .«on 
vêlement  ;  il  se  lient  de- 
bout entre  nous  deui 

mais,  comme  je  l'ai  dit,  je 
ne  le  crains  pa.«. 

Manfued.  —  Tu  n'as 
aucune  raison  de  le  crain- 
dre. .  il  ne  te  fera  p;is  de 

mal mais  sa  vue  seule 

peut  frapper  de  [laralvsie 
les  membres  affaiblis  par 
l'âge.  Je  le  répète re- 
lire toi  ! 

L'aiihk.  —  Kl  moi ,  je 

réponds  :  «  Jamais  I  »  je 

veux  livrer  combal  à  ce 

démon...  que  fait-il  ici? 

.Manfreu.  —  Mais...  en 

effet....  que  fait-il  ici? 

je  ne  lai  pas  mandé 

il  est  venu  sans  mon  or- 
dre. 

L'abbé.  — Hélas  !  mor- 
tel abandonné  I  Quels 
rapports  peux -lu  avoir 
avec  de  pareils  holes?  Je 
tremble  pour  la  sùreié  ; 
p'iurqiioi  ses  regards  se 
lixcnl-ils  sur  loi  ,  el  les 
liens  surlui  ?  Ah  I  le  voilà 
qui  l.-iis.se  à  découvert  son 
visage  ;  son  fronl  porte 
encore  les  cicatrices  qu'y 
Jaissa  la  foudre  ;  dans  ses 
yeux  brille  I  iminorlalilé 
de  l'enfer.  Arrière  ! 

Manfreu.  —  Parle,  Es- 
prit I  que  me  veux-tu  ? 
L'esi'Bit.  —  Viens  ! 
L'abbk.  —  Qui  es-tu,  être  mystéiieux  ?  réponds-moi  I 

L'ESPRIT.  —  le  génie  de  ce  mortel Viens!  il  est  temps. 

SlANFREn.  —  Je  suis  préparé  à  loul  ;  mais  je  ne  reconnais  pas  le 
pouvoir  ipii  m  appelle.  Qui  l'envoie  ici? 
L'esprit.  —  Tu  le  sauras  plus  lard.  Viens  !  viens  I 
Manfred.  —  J'ai  soumis  des  êtres  d'une  essence  bien  supérieure 
à  la  tienne;  je  me  suis  mesnré  avec  les  maiires.  \a-l'eii. 

L'esprit.  —  Mortel  !  ton  heure  est  arrivée...  parlons,  te  dis-je. 
Manfred.  —  Je  savais  cl  je  sais  que  mon  heure  est  arrivée  ;  mais 
ce  n'esl  jias  .'i  un  être  tel  que  toi  uue  je  remetlrai  mon  Ame.  Arrière  ! 
je  mourrai  seul,  ainsi  que  j'ai  vécu. 

L  ESPRIT.  —  lin  ce  cas ,  je  vais  appeler  mes  frères.  Paraissez  I 
{D'autres  fi/jn'/.v  siirgissettl.)  _ 
L'abbé.  —  Arrière,  maudits!  arrière,  vous  dis-je  !  l'arloul  oii  la 
piété  .se  iiioulie.  vous  n'avez  aurnn  pouvoir,  cl  je  vous  somme  au 
nom... 


V 


T);^^.''" 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


301 


L'esprit.  —  Vieillanl  !  nous  savons  ce  que  nous  sommes  ;  nous 
connaissons  notre  mission  et  Ion  ministère  ;  ne  prodigue  pas  tes 
saintes  paroles,  ce  serait  en  vain  :  cet  Iioninie  est  condamné.  Une 
fois  encore,  je  le  somme  de  venir.  Parlons,  partons  ! 

Manfred.  —  Je  vous  défie  tous;  quoique  je  sente  mon  âme  prête 
à  me  quitter  ,  je  vous  défie  tous  ;  je  ne  partirai  pas  d'ici  tant  qu'il 
me  restera  un  souffle  pour  vous  exprimer  mon  mépris...  une  ombre 
de  force  pour  lutter  contre  vous;  tout  esprits  que  vous  êtes,  vous 
ne  m'arracherez  d'ici  que  morceau  par  morceau- 

L'esprit. — Mortel  obslinéà  vivre!  Le  voilà  donc  ce  magicien  qui 
osait  s'élancer  dans  le  monde  invisible,  et  qui  se  faisait  presque 
notre  égal  !...  Se  peut-il  que  tu  sois  si  épris  de  la  vie,  de  celte  vie 
qui  l'a  rendu  si  misérable  ! 

Manfred.  —  IJémon  imposteur,  tu  mens  !  ma  vie  est  arrivée  à  sa 
dernière  heure  ;  je  le  sais,  et  je  ne  voudrais  pas  racheter  de  celle 
heure  un  seul  moment.  Je  ne  lutte  point  contre  la  mort,  mais  contre 
toi  et  les  anges  maudits  qui  t'entourent  :  j'ai  du  mon  pouvoir,  non 
à  un  pacte  avec  les  tiens, 
niaisà  mes  connaissances 
supérieures,  à  mes  auslé- 

l'ités,  à  mon  audace,  à  

mes  longues  veilles,  à  ma  .'"  7 

force  intellectuelle  et  à 
la  science  qu'ont  jiossé- 
dée  nos  pères ,  alors  que 
la  terre  voyait  les  hom- 
mes et  les  anges  marcher 
decompagnie,  etquenous 
ne  vous  cédions  en  rien. 
Je  m'appuie  sur  ma  for- 
ce... je  vous  défie...  vous 
renie...  je  vous  exècre  et 
vous  méprise  ! 

L'esprit.  —  Mais  tes 
crimes  nombreux  font 
rendu... 

Manfred.  —  Que  foui 
mes  crimes  à  des  cires 
tels  que  toi  ?  doivent-ils 
être  punis  par  d'autres 
crimes  et  par  de  plus 
grands  coupables  ?  lic- 
lournc  dans  ton  enfer  ! 
Tu  n'as  aucun  pûu\oij' 
sur  moi  ;  cela,  je  le  sens; 
tu  ne  me  posséderas  ja- 
uiais;  cela,  je  le  sais.  Ce 
que  j'ai  fait  est  fait  :  je 
porte  en  moi  un  supplice 
auquel  ceux  dont  tu  me 
menaces  ne  peuvent  rien 
ajcinler.  L'âme  imniur- 
tclle  léconipense  ou  pu- 
nit elle-même  ses  pen- 
sées vertueuses  ou  cou- 
pables ;  elle  c.<t  tout  à  la 
fois  l'oriyine  el  la  fin  du 
mal  qui  vit  eu  elle  ;  in- 
dépendante des  temps  et 
des  lieux ,  son  sans  in- 
time ,  une  fois  affranchi 
des  liens  mortels ,  u'eui- 
prunle  rien  aux  choses 
fugitives  du  monde  exté- 
rieur ;  mais  elle  s'absor- 
be dans  la  souffrance  ou 
le  bonheur  que  lui  donne 
la  conscience  de  ses  mé- 
rites. Tu  ne  m'as  pas  ten- 
té ,  et  tu  ne  pouvais  me 
tenter;  je  ne  fus  jamais 
la  dupe,  je  ne  deviendrai 

point  ta  proie;  je  fus,  et  je  serai  toujours  mon  propre  bourreau. 
Retirez-vous,  démons  impuissants  !  la  main  de  la  mon  est  étendue 
sur  moi,  mais  non  la  vôtre.  {Les  démons  disparaissent .) 

L'abbé.  —  Hélas!  comme  tu  es  pâle!  tes  lèvres  sont  décolorées 

ta  poitrine  se  soulève  péniblement,  etiavoix  ne  forme  plus  que  des 
sons  ranques  et  éloulïés...  Adresse  au  ciel  les  prières...  prie,  ne 
fût-ce  que  par  la  pensée...  mais  lu  ne  dois  point  mourir  ainsi. 

Manfred.  —  Tout  est  fini mes  yeux  no  t'aperçoivent  plus  qu'à 

travers  un  nuage;  tous  les  objets  semblent  flotter  autour  de  moi, 
el  la  terre  osciller  sous  mes  pas.  Adieu  !  donne-moi  la  main. 

L'abbé.  —  Froide,  froide  !  et  le  cœur  aussi...  une  seule  prièrel... 
Ilélas  !  comment  te  Irouves-lu  ? 

Manfred.— 'Vieillard!  il  n'est  pas  si  difficile  demoiuir.  {Il  expire.) 


La  Fée  des  Alpes, 


L'abbé.  —  11  est  parti  !...   l'àuie  a  pris  son  vol  loin 

pour  aller  où?  je  iiemblo  d'y  penser mais  il  est  partjlan'  celui 

>e?î»Aoé7.) 

FIN   de   IMANFRED. 


LE 


CIEL   ET    LA  TERRE 


Et  n  arriva...  que  les  fils 
de  Dieu  troiiverem  les  filles 
(les  lioinmes  belles;  et  ils 
prirent  pour  femmes  celles 
qui  leur  plurent. 

Ge.vése,  ch.  VI,  2. 

PERSONNAGES. 

. /ne/es:  Samiasa.  —  Aza- 
ziel.  —  Raphael. 

Hommes  :  NoÉ.  —  Irad. 
—  Se.m,  Japhet,  fils  de 
Noé. 

Femmes  :  Anah.  —  Aiio- 

LIBAMAH.— ChQEURDES 
ESPRITS    DE   LA    TERRE. 

—Choeur  DES  MORTELS. 


SCÈNE  PRIÎMIÈRE. 

t'ne  contrée  boisée  et  mon- 
tngneuse  près  du  mont 
Ararat.  Minuit. 

ANAH  ,  AHOLIBAMAH. 

Anah.  —  Noire  père 
dort.  Voici  l'heure  où 
ceux  qui  nous  aiment  des- 
lendent  chaque  nui  t  à  tra- 
\ers  les  sombres  nuages 
(|ui  couronnent  le  mont 
Ararat. Comme  mon  cœur 
bat  ! 

Aholibamah.  —  Com- 
mençons noire  invoca- 
tion. 

Anah.  —  Les  étoiles  ne 
brillent  pas  encore;  je 
tremble. 

Aholibamah.  —  Et  moi 
aussi;  mais  ce  n'est  pas 
de  crainte  :  je  ne  crains 
que  leur  absence. 

Anah. —  Ma  sœur,quoi- 
r|ue  j'aime  Azaziel  plus 
que...  Oh  I  beaucoup  trop! 
Qu'allais -je  dire?  mon 
cœur  devient  impie. 

Aholibamah.  —  Est-ce 
une  impiété  d'aimer  des 
natures  célestes? 

Anah.  —  Mais,  Aholi- 
bamah, j'aime  moins  Dieu 
depuis  que  son  ange  m'aime.  Cela  ne  saurait  être  bien;  et  quoique 
je  ne  pense  pas  mal  faire,  je  sens  mille  craintes  que  le  bien  ne 
saurait  produire. 

Aholibamah.  —  Unis-toi  donc  à  quelque  fils  de  la  poussière,  tra- 
vaille et  file;  Japhet  t'aime  depuis  longtemps  :  sois  son  épouse,  et 
donne  le  jour  à  des  êtres  d'argile! 

Anah.  —  Je  n'aimerais  pas  moins  Azaziel  s'il  était  mortel  ;  pour- 
tant je  suis  bien  aise  qu'il  ne  le  soit  pas.  Ainsi ,  je  ne  serai  point 
forcée  de  lui  survivre  ;  et  quand  je  pense  que  son  vol  immortel  doit 
planer  un  jour  sur  le  sépulcre  de  l'humble  fille  qui  l'adora  comme 
il  adore  le  Très-Haut,  la  mort  me  semble  moins  terrible.  Lui,  cepen- 
dant, je  le  plains  :  sa  douleur  durera  des  siècles,  du  moins  telle  se- 
rait la  mienne  si  j'étais  le  séraphin,  et  qu'il  fût  l'être  périssable. 


L>r»(i 


I.MS  VIII.IJ'IKS  UTTf^HAIRKS  ILLDSTRI^IvS. 


l.ABBK.  —  Ç,  —  pj,  q„ii rhiij^ira  quelque  autre  flile  de  ]t  lerro , 
""^""''  .rninn»  il  niiiinil  Anah. 

Ma\cbi»_  s;j  r,.|;i  (i.Miji  fin!  ,  cl  iiu'iIIp  l'aimAt,  pliilAl  le  «avoir 

J;'*'!S'  i|ii''  lie  I'll  rmlitT  une  seule  Inrtne  I 

AiliM.iiiAUMi.  —  Si  ji!  |M'iis;iis  qu'il  en  Ml  ninsi  de  l'anifuir  ili!  Sa- 
iniiiH;i  ,  liiul  sor.'i|iliiii  <|u'il  esl ,  je  le  repousserais  avec  niépriii.  Mais 
tnisiiii-i  iKiire  inxnMli.iji.  Vnici  îli-uri'. 

A.NAii.  — Séraiiliin  I  du  sein  do  la  spliÏTc,  quelle  que  soil  l'éloile 
qui  CHiilieniie  la  (.'luire  ;  soil  qui-,  dans  les  ('•leriielles  pnir<indeurs  des 
riiMix  ,  lu  vcilli  s  ii\'T  les  sipl  jirclian^crs  ;  soil  que,  paiiiii  res|'aro 
inliiii,  les  aili'8  hiillauti'-;  «.-uidrut  îles  innmlcs  il.ius  cur  ninrclu' , 
eiiieiiils-nioi  I  Ob!  pense  i  l'-llc  qui  U-  ehénll  ci  luit:  uièuic  qu<lle 
iif  serait  rien  pour  loi ,  sou^e  (pie  lu  es  Imil  pour  elle.  Tu  ne  con- 
nais pas.  .  el  puissent  de  l'Iles  douleurs  uèlre  iullifjées  c|u'à  uioi  I  .. 
lu  ne  connais  pas  liiiuei  liinie  des  larmes.  L  élemiié  compose  les 
jotn-s;  la  beauté  sans  aunuc  el  sans  déi-liu  brille  dans  les  yeux;  lu 
lie  peux  sentir  coinnie  mol,  si  ce  n'est  en  amour,  et  la  lu  dois 
avouer  que  jamais  nrjiile  plus  aimante  n'a  pleuré  sous  le  ciel.  Tu 
parcours  rimiiicnsilé  des  mondes;  lu  contemples  la  face  de  celui 
qui  l'a  fail  grand  ,  Ciiiiime  il  a  fait  de  moi  l'une  des  mriiiulres  cré.i- 
liires  lie  la  race  exilét'  d'ivieii  ;  el  ce[icndanl ,  .sérapliin  chéri  ,  eu  • 
tends-moi  I  car  tu  m'as  aimée,  el  je  ne  vou<lrais  mourir  que  si  lu 
iirmildiais  II  est  yraïul  lamour  de  ceux  i|ui  aiment  dans  lu  péi'lié 
et  dans  la  crainte.  Pardonne,  ô  mon  scrapliin  !  pardonne  à  iinelilie 
d'Adum  de  telles  pensées,  car  la  douleur  est  notre  élément,  el  le 
bonheur  un  liden  dérobé  à  notre  vue,  quoiqu'il  vienne  parfnis  se 
mêler  îi  nos  rêves.  L'heure  apiu-oche.  Par.iis!  puais,  séraphin! 
mon  A/aziel!  alianJonnc  les  étoiles  h  lour  propre  lumière. 

AiioL<n.\MAii.  —  Saiiiiasa  !  dans  quelque  partie  des  célestes  ré- 
pions que  lu  eonimandes soit  que  lu  combattes  les  liera  esprits 

qui  osent  disputer  l'empire  à   leur  créateur  ;  soit  (|ue  tu  rap()elles 

3uel(iiie  étoile  égarée  a  travers  les  espaces  de  l'abime;  soit  qoe  tu 
aignes  te  mêler  aux  conceris  des  chérubins  inférieurs...  Sa:niasa, 
je  l'appelle,  je  l'alicnds  et  je  t'aime  Iteaocoup  pourront  l'adorer, 
mais  non  moi  :  si  ton  prnch.inl  t'inviie  a  de-cendre  vers  moi,  des- 
cends et  partage  mou  sort!  l,juoi(|ue  je  sois  formée  d'argile,  et  loi 
d'une  lumière  plus  brillante  que  le?  ra^'ons  du  soleil  retléchis  sur 
les  ondes  d  Dilen.  Imu  iiomorlalilé  ne. '^aurait  payer  mou  amour  d'un 
amour  plus  ardent.  Il  est  en  moi  un  rayon  (pli,  sans  pouvoir  briller, 
fut  allumé .  je  le  sens ,  à  la  .  larlé  de  Dieu  el  à  la  tienne,  l'^ve,  notre 
iniTC,  nous  a  lé;.'ué  la  niorl  el  la  caducité;  mais  mou  cœur  les 
brave  :  si  celle  vie  doit  prendre  fin,  est-ce  une  laisiui  pour  (pie  nous 
S(jvoiis  séparésl  ïii  es  imiii  irtel...  cl  moi  aus-si.  Je  sens  mon  im- 
mortalité déborder  toutes  les  angoisses  et  toutes  les  terreurs.  Sera- 
ce  une  vie  de  bonheur,  je  1  ignore,  cl  ne  veux  point  le  savoir  ;  ce 
secret  appartient  au  Tout-I'nissanl,  qui  couvre  de  nuages  lessourcis 
de  ncis  biens  et  de  nuç  maux  ;  mais  toi  el  moi,  il  ne  |)eut  jamais 
nous  détruire;  il  peut  nous  changer  sans  nous  anéantir  :  nous  som- 
mes d'une  essenc'  aussi  éieruelle  que  la  sienne,  et  .s'il  nous  fuit  la 
guerre,  nous  la  loi  fertuis  •  gaiement.  Avec  toi.  je  puis  tout  endurer, 
inèmoiine  iininoilelle  douleur;  lu  n'as  pascrainlde  partager  ma  \ie 
terrestre,  pourcpi  i  recnleiais-jc  devant  l<>n  éternité'?  .\ou ,  (piand 
le  daiddii  serpent  devrait  percermon  cœur;  quand  tusciaisloi-M.èmc 
semblable  au  serpent,  enlace  moi  de  tes  replis  1  el  je  sourirai,  el  je 
lie  le  niaudiiai  pas;  el  jet.,-  presserai  d'une  aussi  énergique  étreinte... 
-Mais  descends;  viens  iiieitre  à  l'épreuve  l'amour  d'une  ihortelle 
pour  un  immortel  !  Si  les  cieux  conliennenl  plus  de  bonheur  que  tu 
Il  en  peux  donner  ci  recevoir  ici-bas,  demeure  où  tu  es! 

Anaii.  —  Ma  sii'urîma  su'ur!  jevois  leurs  ailes  s'ouviir  une  voie 
luinineuse  h.  travers  les  ténèbres  de  la  nuil. 

AiiOLiRAMAn.  —  Les  nuages  s'écarlcul  devant  eux  comme  s'ils 
apportaient  la  lumière  du  jour 

AxAii.  —  >!ais  si  noire  père  apercevait  celle  clartéî 

Aiioi.inAMAii.  —  Il  croirait  que  la  lune,  h  la  voix  des  magiciens, 
paraît  une  heure  Irop  lAl. 

Anaii.  -»-  Ils  viennent!  il  vient  !...  Azaziel  ! 

Aiioi-inAMAîi.  —  Courons  à  leur  rencontre!  Oh!  pendant  qu'ils 
iilaiieni  la-haut,  que  n  ai-je  des  ailes  pour  importer  nion  Ame  ver» 
Sanuasa! 

Anaii.  —  Vois!  leur  présence  a  éclairé  tout  le  ciel...  vois  !  sur  la 
cime  tout  h  llieurc  cachée  de  l'Araral  brille  maintenant  un  d.'ux 
arceii-eicl  aux  mille  couleurs,  trace  ébhuiissanle  di-  leur  passage! 
l't  maintenant,  voilà  que  la  montagne  rcdcient  obscure  derrière 
eux. 

Aiioi.iDAMAii.  —  Us  ont  louché  la  terre,  Saniiasa  I 

Anah.  —  Mon  Azaziel  !  [Elles  sorleiit.) 


SCKNK  H. 

IllAI),  .lAl'IIET. 

InAo.  —  Ne  le  laisse  (loini  .ihaiiie  :  que  scrl  de  promener  ainsi  les 
pas  errants,  nuiei  dans  la  nuit  silemieuse,  et  de  lever  vers  les  étoi- 
les tes  jeux  chargés  de  pleurs?  Les  astres  ne  peuvent  rien  pour  loi. 


Jamiit.  —  Mai»  leur  vue  me  fait  du  bien...  peut -être  en  ce 
moment  elle  les  regarde  cruninc  moi.  Il  me  scnible  ipi  un  objet  si 
beau  s'enib<«llil  encore  quand  ses  regards  fi*  lUent  Mir  la  b'-auté, 
riti'rnelle  b'  aillé  de*  chosm  iminoiielles.  (>  Aiiah! 

Ibad.  —  .Muis  elle  ne  t'aime  pas. 

Japiikt.  —  Hélas! 

Ibad.  — lit  ror).'ueillcusc  Aliolibamah  me  dédaigne  égaiemeul. 

Japiiet   —  Je  plains  nnssi  Ion  siu-l. 

IrtAii  — ^,)u Clli'  garde  son  orgueil  ;  le  mien  nie  donn<-  la  force  de 
supporter  «es  mépris;  peut-être  l'avenir  se  chargera  -  t-il  dome 
venger. 

Jai'uet.  —  Peux-tu  trouver  de  la  Joie  dans  une  telle  jienneoT 

ln\D.  —  Ni  joii'  ni  droib-or.  Je  1  aimais  sincèreiiii-nt  :  je  I  aurai* 
plus  aimée  eiirore,  si  elle  m'avait  payé  de  telour:  innintenanl  )i; 
l'abanihMine  h  des  desllnées  plus  lirilfanles,  si  elle  les  jo^"'  l'-ll"». 

Jaimikt.  —  Qup|l(»s  destinées  t 

InAu.  —  J'ai  lieu  de  croire  qu'elle  en  aime  un  autre. 

Japiikt.  Allah  ! 

Ihao.  —  Non.  sa  su-iir. 

Japiii:t   — Quel  autre? 

Ihao.  —  C'est  ce  (pie  j'ignore  ;  mais  ses  manières  ,  sinon  .«es  pa- 
roles, me  le  disenl  assez. 

Japiiet  —  Soit!  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  d'Anah  :  elle  n'aime 
que  son  Dieu. 

Ibao.  —  Ijup  l'importe  qui  elle  aime ,  si  elle  ne  l'aime  pas? 

Japiiet.  —  C'est  vrai;  mais  j'aime. 

Ibao.  —  Ivl  moi  aussi,  j'aimais. 

Japiikt.  —  lîl  muinlei>ant  que  tu  n'aimes  jilus,  ou  crois  ne  plus 
aimer   es-tu  plus  heureux? 

liiM).  —  Oui. 

Japiiet.  —  Je  te  plains. 

IRAU.  —  Je  mets  l'amertume  de  les  paroles  sur  le  compte  de  la 
souffrance,  el  je  ne  voudrais  pas  sentir  comme  loi  pour  filos  d'or  que 
n'eu  japporteraieni  les  (Mupeaux  de  nos  pères,  échangés  contre  le 
méial  des  enfants  de  Cain...  De  Idr!  celte  poussière  jaune,  qu'ils 
es.saienl  de  nous  olTrir  en  paiement,  comme  si  ce  rcboi  de  la  terre 
])ouvuil  twe  l'éipiivalenl  du  lait,  de  la  lame  de  la  chair,  des  fruits , 
el  de  tout  ce  que  pruduiseiii  nos  Iroup'-aox  el  no«  solitudes...  Pour- 
suis, Japiiet  ;  adresse  les  soupirs  au\  étoiles,  comme  les  loups  hur- 
lent Il  la  lune...  Je  vais  me  livrer  au  repos. 

Japiiet.  — Je  ferais  comme  toi,  si  je  pouvais  reposer. 

Irad.  —  'lu  ne  viens  donc  pas  Ji  nos  leiiies  ? 

Japiiet.  —  Non,  Irad  :  je  me  rends  h  la  caverne  qui  ctmiraunque, 
dil-on,  avec  le  monde  souterrain,  el  livre  passage  aux  esprits  inté- 
rieurs de  la  lerre  quand  ils  viennent  errer  sur  sa  surlace. 

iBAn.  —  Et  pourquoi  ?  que  jieux-tu  faire  IJi  ? 

Japiiet.  —  Je  vais  chercher  dans  la  snnibre  tristesse  de  ce  lieu 
un  aiioucisscnient  à  la  uiieniie;  la  désolation  convient  à  un  cœur 
désolé. 

Ibad.  —  Mais  celte  caverne  olFre  des  dangers.  Des  bruits  et  des 
apparitions  étranges  l'ont  peuplée  de  terreurs.  Je  veux  t  y  accom- 
pagner. 

Japiiet.  — Non,  Irad;  crois-moi,  je  n'ai  aucune  mauvaise  pen- 
sée .  et  je  ne  crains  aucun  mal. 

liiAD  —  Moins  il  y  .a  de  rapport  entre  toi  el  les  êtres  malfaisants, 
plus  ils  le  seroni  hostiles  :  tourne  tes  jias  d'un  autre  C(')lé,  ou  per- 
mets que  je  marche  avec  toi. 

Japiiet.  —  Ni  l'un  ni  l'autre,  Irad  :  je  dois  aller  Ih-bas,  et  y  aller 
seul. 

Irad.  —  Alors,  la  paix  soit  avec  loi  !  [Irad  sort.) 

Japhkt,  seul.  —  La  paix  !  je  l'ai  cherchée  où  elle  devait  se  trou- 
ver ,  dans  1  amour  ;  et ,  a  sa  place  ,  qu'ai  je  obtenu  ?  le  trouble  du 
cn'iir ,  le  découragement  ;  des  jours  monotones,  des  nuits  que  fuit 
le  doux  sommeil.  La  paix  !  quelle  paix!  le  ca'me  du  désespoir,  le 
silence  de  la  forêt  solitaire,  interrompu  seulement  jiar  le  soulfle  de 
la  lempêle  qui  fait  gémir  les  rameaux  :  tel  est  l'état  souibn:-  èl  agité  de 
iiii'ii  àme.  La  lerre  esi  perverlie  ;  des  signes  et  des  présages  nombreui 
anuoiicent  i|u'une  caïasirophe  terrible  meUtTce  les  êtres  périssables. 
C)  mon  Anah!  quand  viendra  l'heure  redonlalile.  quand  s'ouvriront 
les  Sources  de  l'abime.  tu  aurais  trouvé  un  refuge  sur  mon  opur,  ce 
ru'iir  (|ui  ballil  vainemeul  pour  toi.  et  qui  battra  plus  vainem- ni  en- 
cor-,  landis  que  le  tien...  O  Dieu  !  que  la  colère  1  épargne  !  elle  est 
pure  au  milieu  des  pécheurs,  comme  une  éloile  au  .sein  des  nuages. 
.Mon  Anah!  combien  je  t'aurais  adorée  I  mais  lu  ne  la-s  pas  voulu  ; 
el  iiéaniiioins  je  voudr.iis  te  sauver...  Je  voudrais  te  voir  encore 
quand  l'Océan  sera  le  tombeau  de  la  terre:  quand  Leviathan,  roi  de 
la  mer  sans  rivage  et  de  l'univers  liquide,  sc-tonnera  de  l'immensilé 
de  son  empire.  [Japiiet  sort.  —  Entrent  \(\é  el  .Sem.) 

NoÉ.  —  Où  est  ton  frère?  où  est  Japhet? 

Sem.  —  11  esl  parti  en  disant  qu'il  allait  trouver  Irad  .  selon  sa 
eouluiiie;  mais  je  crains  qu'il  ne  se  si'it  dirigé  vers  les  lentes  d'A- 
uih  ,  autour  desquelles  on  le  voit  errer  chaque  nuil  comme  une  co- 
hiiiilie   voliige  autour  do  son   nid  dévasté.  Peut-éire  encore  a-t-il 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


301 


poi'lé  ses  pas  vers  la  caverne  qui  s'ouvre  au   cœur  du  l'Ai-aiat. 

NoÉ.  —  Que  fait-jl  là?  c'est  un  lieu  mauvais  sur  celle  terre,  où 
tout  est  mauvais;  car  il  s'y  rassemble  des  ètics  piies  encore  que  les 
hommes  inéchanls.  Japhct  persisteà  aimer  celle  tille  d'uiierace  con- 
lîanince,  cct'c  tille  qu'il  ne  pourrait  épouser  lorsmèuie  qu'elle  l'ai- 
merait, et  elle  ne  l'aime  pas.  0  cœurs  niallienreux  des  hommes! 
faul-il  qu'un  (ils  de  mon  sang,  connaissant  la  perversité  de  la  race 
actuelle  des  humains,  et  sachant  que  son  heure  s'approche,  se  livre 
à  des  seiiliinents  aussi  coupables!  Conduis-moi,  il  faut  que  nous  le 
trouvions. 

Sem.  — Neva  pas  plus  loin,  mon  père;  je  chercherai  .laphet. 

NoÉ.  —  Ne  crains  rien  pour  moi  :  les  êtres  malfaisants  né  peu- 
vent rien  contre  l'élu  de  Jehovah.  .Marchons. 

Sem.  —  Vers  les  lentes  du  père  des  deux  sœurs? 

Noii.  —  Non,  vers  la  caverne  du  Caucase.  (.Voe  et  Sem  sor~ 
tent.) 

SCÈNE  m. 

Une  caverne  et  les  rochers  du  Caucase. 

JAPIIKT,  seul. 

Solitudes,  qui  semblez  éternelles;  et  toi ,  caverne  insondable  ,  cl 
vous  montagnes  si  terribles  dans  votre  beauté,  rochers  rudes  et  ma- 
jestueux .  arb  es  gigantc-ques  qui  enfoncez  vos  racines  dans  la 
pierre,  sur  la  cime  escarpée,  oià  le  pied  de  l'homme  ne  pourrait 
atteimlie  et  n'oserait  se  poser! Oui,  nobles  soliiudes,  vous  sem- 
blez éternelles!  et  pourtant,  encore  quelques  hi'ures,  et  vous  serez 
bouleversées,  ensevelies  par  la  mas-e  des  eaux;  elles  pénéireront 
jusque  dans  les  dernières  profondeurs  de  celle  caverne,  qui  s'-mble 
l'entrée  d'un  monde  souterrain,  et  les  dauphins  se  joueront  dans  la 
lanière  du  lion!  Et  l'Iioraine!...  ô  mes  frères!  quel  autre  que  moi 
pleurera  sur  votre  tombe  univer.-elle?  Helas!  en  quoi  nije  mérité 
de  vous  survivre?  que  deviendront  le.-i  lieux  chéris  où  je  venais  rê- 
ver à  mon  Anah,  ahu's  que  j'espérais,  et  les  solitudes  sauvages  , 
mais  non  moins  chères  p^ut-êlre,  où  je  suis  venu  depuis  exhaler 
mon  désespoir  ?  Se  peut-il,  grand  Dieu!  quoi!  ce  pic  orgueilleux 
du  Caucase,  ilonl  la  cime  élincelante  ressemble  h  une  étoile  loin- 
taine, disparaîtra  sous  les  flois  bouillonngnlsl  Le  soleil  levant  ne 
viendra  plus  dégager  ce  sommet  altier  du  sein  des  flotlanles  vapeurs  ; 
le  soir,  nous  ne  verrons  plus  derrière  sa  tète  s  abaisser  le  large  dis- 
que de  1  astre  du  jour,  en  laissant  sur  son  fiont  une  couronne  bril- 
lante de  mille  couleurs!  Il  ne  sera  plus  le  phare  du  monde,  où  les 
anges  viennent  prendre  terre,  comme  au  lieu  le[iliis  ra;iproché  des 
étoiles!  Se  peut-il  que  ce  mot,  «  jamais  plus,  »  soit  fait  pour  lui  , 
pour  toute  chose  .  si  ce  n'est  pour  nous  et  les  créatures  muettes 
réservées  par  mon  père  d'après  1  ordre  de  Jéhovah  !  Ces  créatures, 
mon  père  les  sauvera,  et  moi  je  n'aurai  pas  !e  pouvoir  de  soustraire 
la  plus  charmante  des  filles  de  la  terre  à  une  condamnation  qui 
n'atteindra  pas  le  serpent  et  sa  femelle  ;  car  ils  vivi'ont.  ces  reptiles, 
pour  conserver  et  propager  leur  espèce  ,  pour  silûer  et  darder  leur 
venin  ilansquel([iie  nuuveau  monde.  Oui,  un  monde  doit  sortir  tnul 
fumant  el  humide  encore  du  limon  qui  recouvrira  le  cadavre  de 
celui-ci;  sous  lardeurdii  soleil,  le  marais  délaissé  par  les  Ilots  amers 
doit  redevenir  un  globe  habitable,  leciuel  servira  de  monument  uni- 
que et  de  sépulcre  universel  à  des  myriades  d'êtres  actuellement 
pleins  de  vie!  Que  de  sonftle  viial  arrêté  en  un  jour!  Monde  en- 
core jeune  et  beau,  ei  déjà  voue  à  la  destrucliim,  c'est  le  cœur  brisé 
que  je  te  contemple  pendant  ces  jours  et  ces  nuits  qui  sont  déjà 
comptés.  Je  ne  puis  te  sauver,  je  ne  puis  même  sauver  celle  dont 
l'amour  t'aurait  encore  embelli  pour  moi  ;  mais  je  suis  une  poriion 
de  ton  argile,  et  je  ne  puis  penser  à  la  fin  prochaine  sans  éprou- 
ver...— 0  Dieu!  Peux-tu  bien...  (//  s'interrompt.  On  entend  sor- 
tir de  la  caverne  un  bruit  semblable  à  un  vent  violent,  puis  des 
éclats  de  rire,  tii  Ksprit  parait.) 

Ja1'iii:t.  —  .Vu  nom  du  Tiès  Haut,  qui  es-tu? 

L'esi'rit,  riant.  —  'ria  !  ha!  ha! 

J.vpuET.  —  Par  tout  ce  qu'il  y  a  déplus  saint  sur  la  terre,  parle. 

L'esprit,  riant.  — Ha  I   ba  ! 

Japuet.  —  Parle  déluge  qui  s'approche!  par  la  terre  que  l'Océan 
vaengluuiirlpar  l'abimequi  va  ouvrir  toutes  ses  sources!  par  le  ciel 
qui  va  convenir  ses  nuages  en  nouveaux  océans  !  par  le  'l'out-l'uis- 
sant  qui  crée  et  détruit  !  faniôme  inconnu,  vague  et  terrible,  fils  des 
ombres,  parle-moi!  pourquoi  ris-tu  de  cet  eli'royable  rire? 

L'IilspBiT.  —  Pourquoi  pleures  tu' 

Japiiet.  —  Je  pleure  sur  la  terre  et  sur  tous  ses  enf  ints. 

L'espmt.  —  Ha!  bal  ha!  (L'Esprit  disparait.) 

Japiiet.  —  Comme  ce  démon  insulte  aux  tortures  du  monde,  à  la 
ruine  prochaine  d'un  globe  sur  lequel  le  soleil  viendra  luire  sans  y 
trouver  de  vie  à  réchauffer!  Et  cependant  la  terre  dort!  el  tout  ce 
qu'elle  contient  dort  aussi,  à  la  veille  de  mourir!  Pourquoi  les  hom- 
mes s'éveilleiaieut-ils?pour  aller  au  devant  de  la  mort?...  Mais  quels 
sont  ces  êtres  qui  ressemblent  à  la  mort  vivante,  et  parlent  cumiue 
s'ils  étaient  nés  avant  ce  monde  expirant?  Ils  approchent  comme 
(les  nuages!  (Divers  Esprits  sortent  de  la  caverne.) 


U\'  ESPRIT. —  Réjouissoiis-nous!  la  race  abhorrée  qui  n'a  jiant  celui 
ver  son  haut  rang  dans  Eden  ,  parce  qu'elle  a  prêté  Y mé'Phaéi.) 
science  isolée  de  la  puissance;  celte  race  touche  à  l'heure 
mort!  Ce  n'est  pas  lentement,  un  à  un.  que  les  hommes  doivent  sTJe, 
comber;  la  gloire,  la  d  uleur,  les  années,  les  chagrins  du  ceur,  }.e 
inai'che  destructive  du  temps  ne  les  moissonneront  pas.  Voici  venir 
leur  dernier  jour;  la  terre  deviendra  un  oc 'an  .  et,  sur  l'immensité 
des  vagues,  il  n'y  aura  de  souffle  que  celui  de  la  tempèle!  Les 
anges  fatigueront  leurs  ailes  sans  trouver  un  lieu  pour  s'abattre. 
Pas  un  rocher  ne  fera  sortir  sa  cime  de  ce  tombeau  liquide,  pour 
oITrirun  refugeau  désespoir,  ou  signaler  l'endroit  oùil  aura  terminé 
sa  souffrance  après  avoir  longtemps  promené  ses  regards  sur  une 
mer  sans  limiies,  attendant  un  reflux  qui  ne  doit  point  arriver. 
Partout  sera  le  vide,  partout  la  deshuclion  I  Un  nouvel  élément 
dominera  partout,  et  les  enfanls  abhorrés  de  la  poussière  périront 
tous.  De  toutes  ces  couleurs  qu'étale  la  terre,  il  ne  restera  plus 
qu'un  azur  sans  bornes;  (dus  de  montagne  pittoresque,  plus  de 
plaine  fertile;  les  cèdres  et  les  pins  lèveront  en  vain  leurs  cimes. 
Tout  sera  submergé  dans  l'iiiondalion  universelle;  l'homme,  la 
terre  et  le  feu  mourront;  le  ciel  et  1  Océan  n'offriront  plus  aux  yeux 
de  l'Eternel  qu'un  es|)ace  immense  et  sans  vie.  Sur  l'écume  des  Ilots, 
qui  construira  une  demeure? 

Japhet,  s'avançant.  —  Ce  sera  mon  père  !  La  semeni-edela  terre 
ne  périra  pas;  le  mal  seul  sera  retranché.  Loin  d'ici,  démons  qui 
triomphez  du  mallieur  des  hommes,  qui  hurlez  voire  hideuse  joie 
alors  que  Dieu  détruit  ce  que  vous  n'osez  détruire  !  llâlez-vous  de 
fuir!  retournez  dans  vos  antres  souterrains  !  Bientôt  les  vogues  vous 
poursuivront  dans  vos  profmdes  retraites,  et  votre  race  fatale, 
laiiC'-e  au  loin  dans  l'espace,  deviendra  le  misérable  jouet  de  tous 
les  venis. 

L'esprit.  —  Fils  de  celui  qui  doit  être  sauvé  I  quand  toi  et  les  tiens 
vous  aurez  bravé  le  vasie  et  terrible  élément:  quand  sera  brisée  la 
barrière  Û'  labime,  toi  et  les  tfens  seivz-vous  bons  et  heureux  ?... 
Non!  la  douleur  sera  le  pnriage  du  nouveau  monde  et  de  la  race 
nouvelle.  Devenus  moins  beaux  .  les  hommes  vivront  moins  long- 
temps que  les  glorieux  géant-  qui  parcourent  le  globe  dans  leur 
orgueil,  que  ces  enfanls  des  amours  ilu  ciel  avec  les  vierges  de  la 
terre.  11  ne  vous  resiera  du  pa.ssé  que  les  larmes.  Et  n  as-tu  donc 
pas  honte  de  survivre  à  tes  frères ,  de  toujours  manger  ,  boire  et 
propa;-er  ta  race?  Peux-tu  avoir  le  cœur  assez  làe.he  et  assez  vil 
[lour  apprendre  l'approchede Cette  immense deslruclion  sans  qu'une 
douleur  courageuse  l'inspire  la  résolution  d  attendre  toi-même  les 
flots  dévastateurs,  plutôt  que  de  pariager  un  asile  privilégié ,  et  de 
hàiir  ta  demeure  sur  la  tombe  de  la  terre  submergée?  Aveugle  et 
lâche  qui  consent  à  survivre  à  sa  race  !  La  mienne  exècre  la  tienne, 
comme  appartenant  à  une  autre  classe  d'êtres;  mais  nous  ne  lia'is- 
sq^is  pas  nos  propres  frères.  11  n'esi  aucun  de  nous  qui  n'ait  laissé 
dans  le  ciel  un  trône  vacant,  pour  habiter  ici  dans  l'obscurité,  plu- 
tôt que  de  dire  à  ses  frères  :  «  .4llez  souffrir  sans  moi.  »  Va,  niisé- 
l'able  !  vis,  et  transmets  une  vie  comme  la  tienne  à  d'autres  misé- 
rables! Kl  quand  les  flots  destructeurs  couvriront  les  ruines  qu'ils 
auront  faites  ,  alors  lu  porteras  envie  aux  géaii's  patriarches  qui  ne 
seront  plus,  lu  mépris  ras  ton  père  i  our  leur  avoir  survécu  ;  et 
toi-même,  tu  rougiras  d'être  son  fils!  [La  voix  des  Esprits  s'élève  en 
chœur  du  sein  de  la  caverne.  ) 

Chœur  des  esprits. — Réjouissons-nous!  la  voix  humaine  ne 
viendra  plus  dans  les  airs  interrompre  notre  j'ùe  par  ses  chants 
pieux  ;  les  homines  n'adoreront  [ilu.s^  et  nous,  qui  depuis  des  siècles 
avons  cessé  d'adorer  le  Seigneur,  nous  verrons  périr  ces  créatures 
orgueilleuses  de  leur  chétive  argile,  el  leurs  os  blanchis,  éparpillés 
dans  les  cavernes,  dans  les  anires,  dans  les  crevasses  des  monta- 
gnes, dernières  retraites  où  l'onde  amère  les  poui  suivra.  Les  ani- 
maux eux-mêmes,  dans  leur  désespoir,  cesseront  de  faire  la  guerre 
h  l'homme  et  de  s'attaquer  entre  eux  :  le  tigre  se  couchera  pour 
mourir  à  côté  de  l'agneau,  comme  s'ilétail  son  frère.  Toutes  choses 
redeviendront  ce  qu'elles  étaient, silencieuses  et  inorganisées. à  l'ex- 
ception du  ciel.  Seulement,  il  sera  l'aii  une  courte  trêve  avec  la 
mort;  elle  voudra  bien  épargner  de  faibles  débris  de  la  création  an- 
térieure, à  la  condition  d  engendrer  de  nouvelles  nations  pour  la 
servir;  ces  débris  flotteront  sur  les  eaux  du  déluge,  et  quand  ces 
eaux  seront  retirées,  quand  la  chaleur  du  soleil  aura  consolidé  le 
sol  fumant  encore,  ils  donneront  le  jour  à  de  nouveaux  êtres. 
Alors  aussi  reviendront  les  années,  les  maladies,  les  douleurs,  les 
crimes,  avec  leur  cortège  d'agilation  et  de  haine,  jusqu'au  jour... 

Japhet, /p.s  interrompant.—  Jusqu'au  jour  où  la  volonté  éternelle 
daignera  expliquer  ce  rêve  de  biens  et  de  maux,  rappeler -à  lui  tous 
les  temps  et  tous  les  êtres,  les  rassembler  sous  ses  puissantes  ailes, 
abolir  l'enfer,  et  renilant  à  la  terre  régénérée  sa  beauté  primitive  , 
lui  restituer  son  Edeu  dans  un  paradis  sans  fin,  où  l'homme  ne 
pourra  pins  succomber,  où  les  démons  eux-mêmes  seront  justes! 

Les  esprits. — El  quand  s'accomplira  cette  merveilleuse  pro,  bétie? 

Japhet.  Quand  leRédcmpteursera  venu,  d'abord  dans  les  souf- 
frances, puis  dans  sa  gloire. 

Un  esprit.  — En  atlendant,  conliiio  ;-  .'i  \oiis  débattresous  votre 
chaîne  moitelle,  jusqu'à  ce  que  la  ten  '   ;i  i  \iiilli.  Faites  uneguerre 


■2M 


LKS  VKiLLfiKS  LIlK-JKAlKËS  ILLUSTKEKS. 


I.'abbk.  — 

inline.        .  h  vous-fiii^me».  el  à  Tenfor  cl  au  ciol,  jusqu'à  ce  quo  Its 

MANrF«oienl  rouj:i.s  lics  vapeurs  rxlinlécs  des  rli;ini|is  de  hatailli-. 

L'ABi'aux  sii'cles.  nouveaux  climats,    nouve.iuv    ails,    iiuuveaux 

V.nnies;inais  aussi  vieilles  larmes,  vieux  criuies,  vieux  maux  d'au- 

,,,i'efois.  Les  mômes   leuipi^les  murales  inonderont  l'avenir  ,  rumuie 

ries  vaines  vont  couvrir  les  tombeaux  des  ^'"'-anls  glorieux. 

CiKKin  KKS  Ksi'HiTS.  —  l'rèrcs,  réjonissons-nous'  mortel  .adieu  I 
Ecoule/!  écoutez!  déjà  l'on  entend  la  voix  luRuhre  de  l'Océan  qui 
s'enfle  cl  gronde;  les  vents  balancent  leurs  ailes  rapides;  les  nua- 
ges remplissent  leurs  réservoirs;  les  sources  de  l'abîme  vont  se  dé- 
chaîner, et  les  cataractes  du  ciel  s'ouvrir.  Kl  cependant  les  hommes 
voient  ces  redoutables  prc-sages  sans  en  prendre  souci;  leur  aveu- 
glement continue.  Nous  entendons  des  bruits  (ju'ils  ne  peiiveut  en- 
tendre :  la  menaçante  armée  des  tonnerres  se  rassemble ,  mais  sa 
marche  est  dilTére'e  de  (juelques  heures;  les  bannières  brillent  dans 
lescieux,  mais  elles  ne  sont  pas  déployées,  et  le  re(,'ard  perçant 
des  Esprits  peut  seul  les  apercevoir.  Gémis,  ù  terre,  pémis!  lu  es  plus 
rapprochée  de  la  mort  que  de  Ion  berceau  si  récent!  trenddez, 
montagnes,  qui  allez  disparaître  sous  les  Ilots  déburdés!  les  vagues 
viendront  assaillir  les  cimes  de  vos  rochers;  et  les  coquillages,  les 
petits  coquillages,  les  hôtes  les  plus  chélifs  de  l'Océan  ,  seront  dé- 
pusis  aux  lieux  où  laigle  couve  maintenant  .ses  aiglons...  L'aigle  !... 
quels  cris  il  va  Taire  entendre  en  planant  sur  la  mer  impitoyable  I  En 
vain  ,  il  appellera  sa  nais.santc  famille,  la  vague  envahissante  lui 
répondra  seule;  vainement  aussi  l'homme  lui  enviera  ses  larges 
ailes  qui  ne  le  sauveront  pas...  où  pourra-t-il  reposer  son  vol, 
alors  qu'à  perle  de  vue  l'espace  ne  lui  offrira  que  l'Océan,  son  tom- 
beau'? Frères,  réjouissons-nous!  élevons  les  accents  de  nos  voix 
surhumaines!  Tout  mourra,  horuiis  un  faible  débris  dé  la  postérité 
de  sell) débris  soustrait  à  la  mort  préscnle,  et  réser\é  à  de  fu- 
tures douleurs.  .Mais des  lilsde  Cain  aucun  ne  survivra,  et  toutes  «es 
lilies  si  belles  serontenglouliessousles  vaguesdé\oranles,  ou,  llotianl 
à  lasurfacedc  l'Océan,  leurs  longs  cheveux  épars  sur  les  ondes,  elles 
accuseront  la  cruauté  du  ciel,  qui  n'a  pas  voulu  épargner  des  créa- 
tures si  charmantes  jusque  dans  la  ;ciort.  L'anèl  est  prononcé,  lous 
doivent  mourir!  et  ii  la  clameur  unixcrselh;  des  humains  succédera 
l'universel  silence!  Fu^'ons,  frères,  fuyons!  mais  réjouissons-nous  I 
nous  sommes  tombés!  ils  tombent!  ainsi  périssent  tous  Its  chétifs 
ennemis  du  ciel  qui  reculent  devant  l'enfer!  (  /^s  esprits  prennent 
leur  vol  et  disparaissent.) 

Japhet  seul. —  Dieu  a  prononcé  la  gentence  delà  terre.  L'arche  de 
salut  de  mon  père  en  était  l'annonce;  les  démons  eux-mêmes  la  pro- 
clament du  fond  de  leurs  cavernes;  le  livre  d'Iùiocli  l'a  depuis  long- 
temps prédite,  dans  ses  pages  muettes  dont  le  silence  en  dit  plus  à 
l'esprit  que  la  foudre  à  l'oreille.  Et  cependant  les  hommes  n'ont 
point  écouté,  et  ils  n'écoutent  pas;  mais  ils  marchent  aveuglément 
à  leur  destinée,  à  cette  di'Slinée  si  prochaine,  dont  leur  slupidc  fti- 
crédulilé  ne  s'émeut  pas  plus  que  leurs  derniers  cris  n'ébranleront 
la  volonté  du  Très-Haut,  ou  l'Océan  obéissant  et  sourd  cpii  l'accom- 
plira. Kul  signe  n'arbore  encore  sa  bannière  dans  les  airs;  les  nuages 
peu  nombreux  ont  leur  apparence  accoutumée;  le  soleil  se  lèvera 
sur  le  dernier  jour  de  la  terre,  comme  il  se  leva  sur  le  quatrième 
jour  de  la  création,  quand  I>ieu  lui  conuuanda  de  luire,  et  qu'il  lit 
briller  sa  première  aurore.  Alors  sa  naissante  lumière  n'éclaira  pas 

le  père  du  genre  humain  (il  n'était  pas  néi mais  elle  alla  é\ciiler 

a\ant  la  prière  île  l  homme  les  concerts  (dus  doux  des  oiseaux,  qui, 
dans  le  \as:e  lirmamenl ,  i)renneiit  leur  vol  comme  les  anges,  et 
comme  eux  saluent  le  ciel  chaque  jour  avant  les  lils  d'Adam. 
L'heure  de  cet  hymne  matinal  approche...  déjà  l'orient  se  colore.... 
bientôt  les  oiseaux  vont  chanter,  et  le  jour  va  paraître,  comme  si 
la  redoutable  catastrophe  ne  devait  pas  éclater  tout  à  1  heure.  Hélas! 
les  oiseau.v  laisseront  tomber  sur  les  ondes  leurs  ailes  fatiguées  ;  et 
le  jour...  le  jour  se  lè>era;  mais  sur  quoi?...  sur  un  chaos  pareil  à 
celui  qui  précéda  la  lumière,  et  qui ,  en  se  renouvelant,  anéanlira 
le  temps!  car,  sans  la  vie,  que  sont  les  heures?  Sans  Jéliovah  l'é- 
leniilé  elle-même  ne  serait  qu'un  vide  :  sans  l'homme,  le  temps 
meurt,  englouti  dans  cet  océan  qui  n'a  point  de  source....  Que  vois- 
je  ?  des  fdles  de  la  terre  et  des  tils  de  l'air  ?  Non  ,  ce  sont  tous  des 
enfants  du  ciel ,  tant  ils  sont  beaux.  Je  ne  puis  distinguer  leurs 
traits  ;  je  ne  vois  que  leurs  formes.  Avec  quelle  grâce  ils  descendent 
la  montagne  grisâtre,  dont  ils  fendent  les  brouillards!  Après  les  fa- 
rouches et  sombres  esprits  qui  viennent  d'e.xhaler  l'hymne  impie  du 
lriom|)he,  leur  présence  est  douce  à  mon  cœur  comme  une  apparition 
d  Eden.  Peut-être  viennent-ils  m'annoncer  un  délai  accordé  à  notre 
jeune  monde,  ce  délai  que  mes  prières  ont  tant  de  fois  imploré. 
—  Ils  \icnnentl...  Anah!  0  Dieu!  et  avec  elle...  [entrent  Saminsa, 
Izujiel,  Anah  et    llivlibamah.) 

Anau.  Japhet! 

Samusa.  — tjuoi!  un  lils  d'Adam! 

AzAZiEL.  — ijue  fait  ici  Icnfaut  de  la  lerre,  pendant  que  toute  sa 
race  sommeille? 

Japuet. —  Ange  !  que  fais-tu  toi-même  sur  la  terre  quand  tu  devrais 
être  au  ciel  ? 


AzAziRi..  — Ignores-lu,  ou  aurais-lu  oublli  qu'une  partie  de  nos 
fondions  consiste  à  »  piller  sur  ce  globe? 

J\piiKT.  —  Mais  déjà  tous  les  bons  anges  ont  quitté  latrrro  con- 
damnée; les  mauvais  esprits  eux- mêmes  fuient  le  chaoït  (|ui  s'ap- 
proche. Anah!  Anah!  toi  que  j'ai  si  vainement  et  kI  longtemps 
aimée,  loi  que  jaune  encore,  pourquoi  te  promener  ainsi  avec  cet 
esprit,  en  ce  moment  où  nul  habitant  du  ciel  ne  séjourne  icibasT 

A.NAii. — Japhet,  je  ne  puis  le  répondre;  cependant  pardonne- 
moi. 

Japiikt.  — l'iiis-e  le  cic-l .  qui  bientôt  ne  pardonneraplus,  te  par- 
donner à  lui!  car  la  lenlaliun  est  puissante... 

AiioLiBAMAii.  — Relourne  vers  les  frères,  Tils  insolent  de  Noël  nous 
ne  le  connaissons  pas. 

Japiikt. — Un  temps  viendra  pcut-êlre  où  lu  méconnaîtras  mieux, 
et  où  ta  su'ur  me  retrouvera  tel  que  j'ai  toujours  éic. 

Samiasa.  —  Fils  du  patriarche  i)ui  fut  toujours  juste  devant  Dieu, 

auelles  que  soient  tes  afflictions  (  car  tes  paroles  semblent  mêlées 
e  douleur  et  de  colère),  en  quoi  Azaziel  et  moi  avons-nous  pu  te 
faire  injure? 

Japhet.  —  Injure  I  la  plus  grande  de  toutes  les  injures;  mais  lu  as 
raison  .  bien  que  celte  femme  ne  fût  comme  moi  que  d'argile,  je  ne 
la  méritais  pas,  je  ne  pouvais  la  mériter.  Adieu  ,  Anah!  ce  mot,  je 
l'ai  dit  souvent!  mais  maintenant  je  le  prononce  pour  la  dernière 
fois.  Ange!  ou  qui  que  lu  sois,  as-tu  le  pouvoir  de  sauver  celle 
beauté...  ces  deux  beautés  sorties  de  la  race  de  Caïn  ? 

Azaziel.  —  Les  sauver!  et  de  quoi  ? 

Japhet.  —  Se  peut-il  que  vous  aussi  vous  l'ignoriez?  Anges! 
malheureux  anges  !  vous  avez  partagé  le  péché  de  l'homme ,  et 
peut-être  devez-vous  partager  aussi  son  châtiment,  ou  du  nioios 
ma  douleur. 

Samiasa.  — Ta  douleur!  C'est  la  première  fois  que  j'entends  un 
fils  d'Adam  me  parler  en  énigmes. 

Japhet.  — Ces  énigmes,  le  Très-Haut  ne  vous  les  a-lil  pas  ex- 
pliquées? Alors  c'en  est  (ail  de  vous  et  d'elles  aussi. 

Aiioi.iBAMAii. —  Eh  bien!  soit!  s'ils  aiment  comme  ils  sont  aimés, 
ils  n'hésiteront  pas  plus  à  subir  la  destinée  des  mortels  que  je  ne 
reculerais,  moi,  devant  une  immortalité  de  souiïiauccs  avec  Sa- 
miasa I 

Anah.  —  Ma  sœur!  ma  sœur!  ne  parle  point  ainsi. 

Azaziel.  —  As-tu  peur,  mon  Aiian? 

AxAii.  — Oui,  pour  toi!  je  sacrifierais  volontiers  ce  qui  me  reste 
de  cette  courte  vie  pour  épargner  à  ton  éternité  un  seul  instant  de 
douleur. 

Japhet.  —  C'est  donc  pour  lui,  pour  le  séraphin  ,  que  lu  m'as 
abandonné!  ce  n'est  rien,  si  tu  n'as  pas  aussi  abandonné  ion  Oieu  I 
car  de  telles  unions  entre  une  nioriellc  et  un  immortel  ne  siiu- 
raieiit  être  heureuses  ni  saintes.  Nous  avons  élé  envoyés  sur  la 
terre  pour  travailler  et  mourir  ;  et  eux  ,  ils  furent  créés  pour  servir 
le  Très-Haut  dans  lescieux  ;  mais  sicetangea  le  pouvoir  de  le  sauver, 
I  heure  ne  tardera  pas  à  venir  où  les  hommes  n'auront  de  recours 
que  dans  une  aide  céleste. 

Anah.  —  Ah  !  il  prétend  nous  annoncer  la  mort. 

Sa.mia.sa.  —  La  mort,  à  nous!  et  à  celles  qui  sont  avec  nous  I  Si 
cet  homme  ne  semblait  accablé  d'affliction,  il  me  ferait  sourire. 

Japhet.  -  Si  je  m'afflige,  si  je  crains,  ce  n'est  pas  pour  moi- 
même.  Je  dois  être  épargné,  non  pour  mes  mérites,  mais  pour  ceux 
d'un  père  vertueux,  qui  a  élé  trouvé  assez  juste  pour  sauver  ses  cn- 
fanls.  Cette  puissance  de  rédemption  ,  hélas  !  que  n'esl-elle  plus 
grande  encore!  Plût  à  Dieu  que,  par  l'échange  de  ma  vie  contre  la 
sienne,  la  plus  charmante  des  filles  de  Caïn  put  être  admise  dans 
l'arche  qui  recevra  les  débris  de  la  race  de  Seih. 

Aholibamah. —  Et  pcnses-lu  que  nous,  qui  sentons  couler  dans 
nos  veines  ardentes  le  .sang  de  <-aïn  ,  du  premier  né  de  l'homme,  de 

Caïn  le  fort,  de  Caïn  engendré  dans  le  paradis nous  consentions 

à  nous  mêler  aux  enfants  de  Seth,  du  dernier  fruit  de  la  vieillesse 
d'Adam?  Non,  non,  quand  le  salut  de  toute  la  terre  devrait  en  dé- 
pendre! notre  race  a  vécu  séparée  de  la  vôtre  depuis  le  commen- 
cement ;  il  en  sera  de  même  dans  l'avenir. 

Japhet.  — Ce  n'est  pas  à  toi  que  je  m'adressais,  Aholibamali)  H 
ne  t'a  que  trop  transmis  de  son  orgueil,  celui  qui  versa  le  premier 
sang,  le  sang  d'un  frère!  Mais  toi,  mon  Anah  !  laisse-moi  l'appeler 
ainsi,  bien  qu'il  me  faille  renoncera  toi;  mon  Anah!  toi  qui  me 
fais  quelquefois  penser  qu' Abel  a  laissé  une  fille  pieuse  dans  laquelle 
il  revit,  tant  tu  ressembles  peu  au  reste  de  laitière  postérité  de 
Caïn,  si  ce  n'est  par  la  beauté. 

Aholibamah,  l'interrompant. — Voudrais-tu  donc  qu'elle  ressem- 
blât d'àme  et  de  corps  à  l'ennemi  de  notre  père?  Si  je  le  croyais, 
si  je  pensais  qu'il  y  eût  en  elle  quelque  chose  d'Abel!,..  Retire-toi, 
fils  de  N'ié;  tu  cherches  une  querelle. 

Japiikt.  —  Fille  de  Caïn,  c'est  ce  que  fil  ton  père. 

AiioLiBAUAH.  —  Mais  il  n'a  pas  tué  Setli  :  et  qu'as-lu  avoir  dans 
d'autres  actes  qui  restent  entre  son  Dieu  et  lui? 

Japhet.  — Tu  dis  vnii;  son  Dieu  l'a  jugé,  et  je  n'aurais  pas  rap- 
pelé son  action,  si  tu  n'avais  toi-même  semblé  te  glorifier  de  lui. 

Aholibamah.  —  Il  fut  le  père  de  nos  pères,   le  premier-né  de 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DR  LORD  BYRON. 


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riiomnie,  le  plus  fort,  le  plus  harli  et  le  plus  énergique.  Roiiglrai-je 
de  celui  h  qui  nous  devons  l'être?  Regarde  les  enfants  de  notre 
race;  vois  leur  stature  et  leur  beauté,  leur  courage,  leur  vigueur,  le 
nombre  de  leurs  jours. 

Japiiet.  — Leurs  jours  sont  comptés. 

AnoLiBA.MAii.  —  Soit!  mais  tant  que  durera  le  souffle  qui  les  anime, 
je  me  glorifierai  dans  mes  frères  et  dans  mes  pères. 

Japmict.  —  Mon  père  et  sa  race  ne  se  glorifient  que  dans  leur 
Dieu.  Anah  I  et  toi  ? 

Axam.  —  Quoi  que  notre  Dieu  ordonne,  le  Dieu  de  .'^elh  et  de 
Caïn,  je  dois  obéir,  et  je  m'efforcerai  d'obéir  avec  résign:ilion.  Hlais 
dans  celte  heure  de  vengeance  universelle,  si  j'osais  dnmander  à 
Dieu  quelque  chose,  ce  ne  serait  pas  de  survivre  seule  à  toute  ma 
famille.  Ma  sœur  I  ô  ma  sœur!  que  serait  le  monde,  que  seraient 
d'autres  mondes,  que  serait  l'avenir  le  plus  brillant,  sans  le  passé 
si  doux...  sans  ton  amour...  sans  l'amour  de  mon  père...  sans  tous 
ces  êtres  qui  semblent  nés  avec -moi,  étoiles  radieuses  d'où  descend 
sur  ma  ténébreuse  existence  de  douces  lumières  qui  n'étaient  pas  eu 
moi!  Aliolibamah  !  oh!  s'il  y  a  possibilité  de  pardon,  demande-le... 
obliens-lc  ;  je  hais  la  mort  s'il  faut  que  tu  meures. 

AnoLiBAiiAn.  — Eh  quoi  !  ce  rêveur,  avec  l'arche  de  son  père,  cet 
épouvantai! qu'il  a  construit  pour  le  vulgaire,  aurait-il  donc  effrayé 
ma  sœur?  Ne  sommes-nous  pas  aimées  par  des  séraphins?  et  lors 
même  que  nous  n'aurions  pas  cet  appui,  irions-nous  placer  notre 
vie  sous  la  protection  d'un  fils  de  Noé?  Ah  !  plutôt  mille  fois...  Mais 
c'est  un  insensé  qui  rêve  les  pires  de  tous  les  rêves,  un  cerveau  que 
les  veilles  ont  échauffé,  et  dans  lequel  l'amour  rebuté  engendre 
mille  funestes  visions.  Eh!  qui  donc  ébranlera  ces  pesantes  mon- 
tagnes, cette  terre  solide?  Qui  viendra  dire  à  ces  nuages  et  à  ces  eaux 
de  dépouiller  la  forme  que  nous  et  nos  pères  leur  avons  vu  revêtir 
sans  cesse?  Qui  le  pourra? 

Japiiet.  — Celui  qui  les  a  créés  d'une  parole. 

AuoLiBAMAit.  —  Cette  parole,  qui  l'a  entendue? 

Japhet.  —  L'univers  ,  qui  à  son  ordre  s'élança  dans  la  vie.  Ah  ! 
un  sourire  de  dédain!  Interroge  tes  séraphins,  et  s'ils  ne  l'attestent 
pas,  ce  titre  ne  leur  est  pas  dû. 

Samiasa.  —  Aholibaniah,  confesse  ton  Dieu  ! 

AuoLiBAMAH.  —  J'ai  toujours  reconnu  celui  dont  nous  sommes 
l'ouvrage.  Samiasa,  ton  Créateur  est  le  mien  ;  c'est  un  Dieu  d'a- 
mour, non  de  douleur. 

Japiiet.  —  Hélas!  qu'est-ce  que  l'amour,  sinon  une  douleur? 
Celui-là  même  qui  créa  la  terre  dans  son  amour  eut  bientôt  à  s'af- 
fliger sur  les  premiers  habitants  qu'il  y  avait  mis. 

Aholibamaii.  —  On  le  dit... 

Japhet.  —  C'est  la  vérité.     (Entrent  Aoéel  Sem.) 

Noé.  —  Japhet!  Que  fais-tu  dans  ces  lieux  avec  les  enfants  des 
pécheurs?  Ne  crains-tu  pas  de  partager  leur  châtiment  qui  s'ap- 
proche ? 

Japhet.  —  Mon  père,  serait  ce  donc  un  péché  que  de  chercher  à 
sauver  d(?s  filles  de  la  terre?  Regardez,  elles  ne  sauraient  être  cri- 
minelles, puisqu'elles  sont  dans  la  compagnie  des  anges. 

Noé. — Voilà  doncceux  qui  désertent  le  trône  de  Dieu  pour  choi- 
sir des  femmes  dans  la  race  de  Cain  ;  voilà  ces  fils  du  ciel  qui  re- 
cherchent les  filles  de  la  terre  pour  leur  beauté  I 

Ae^ziel.  —  Patriarche!  lu  l'as  dit. 

Noe.  —  Malheur,  malheur  à  de  telles  unions  !  Dieu  a  établi  une 
barrière  entre  le  ciel  et  la  terre,  et  limité  chaque  être  à  son  espèce. 

Samiasa.  —  L'homme  n'a-t-il  pas  été  fait  à  l'image  de  Jéhovah  ? 
Dieu  n'aime-t-il  pas  ce  qu'il  a  fait?  et  faisons-nous  autre  chose  qu'i- 
miter son  amour  pour  ses  créatures  ? 

Noé.  —  Je  ne  suis  qu'un  homme,  et  il  ne  m'appartient  pas  de 
juger  les  hommes,  encore  moins  les  Ills  du  ciel;  mais  notre  Dieu 
ayant  daigné  se  communi(iuer  à  moi  et  me  révéler  ses  jugements, 
j'atteste  que  dans  la  conduite  des  séraphins  qui  descendent  de  leur 
éternel  séjour  vers  un  monde  périssable  et  à  la  veille  de  périr,  il  ne 
saurait  y  avoir  rien  de  bon. 

AzAziEL.  —  Et  si  c'était  pour  les  sauver  ? 

Noé.  —  Ce  n'est  pas  vous,  quelle  que  soit  votre  gloire,  qui  pour- 
rez sauver  ce  qu'a  condamné  l'auteur  de  cette  gloire  même.  Si  votre 
mission  était  une  mission  de  salut,  elle  serait  générale  et  ne  se  bor- 
nerait pas  à  deux  créatures,  bien  belles  en  effet,  mais  néanmoins 
condamnées. 

Japhet.  — Mon  père!  Ne  dites  pas  cela. 

NoÉ. — Mon  fils!  mon  fils!  si  tu  veux  éviter  leur  châtiment,  oublie 
qu'elles  existent;  bientôt  elles  auront  cessé  d'être,  taudis  que  toi,  tu 
seras  le  |)ère  d'un  monde  nouveau  et  meilleur. 

Japhet.  — Ahl  je  voudrais  mourir  avec  ce  monde  et  avec  elles! 

NoÉ. — Tu  le  mériterais  pour  une  telle  pensée  ;  mais  il  n'en  sera 
point  ainsi  :  tu  seras  sauvé  par  celui  à  qui  appartient  le  salut. 

Samiasa.— El  pourquoi  lui  et  toi,  et  non  celles  que  ton  fils  préfère 
à  tous  deux? 

NoÉ.  — Adresse  celte  question  à  l'être  qui  te  fit  plus  grand  que 
moi  et  les  miens,  mais  également  soumis  à  sa  toute-puissance.  Mais 


je  vois  venir  le  moins  sévère  de  ses  messagers,  et  pourtant  celui 
qu'aucune  tentation  ne  peut  atteindre.    {Entre  l'archange  Raphael.) 

Raphael.  —  Esprits  !  dont  la  place  est  auprès  du  trône  suprême, 
que  faites-vous  ici  ?  tîst-ce  ainsi  que  vous  observez  votre  devoir  de 
séraphins,  maintenant  que  l'heure  approche  où  la  terre  doit  être 
abandonnée  à  elle-même  ?  Retournez  offrir,  avec  les  sept  élus  ,  le 
glorieux  hommage  de  vos  adorations  et  de  vos  flammes.  Votre  place 
est  au  ciel. 

Samiasa.  —  0  Raphaël  !  le  premier  et  le  plus  beau  des  enfants 
de  Dieu,  depuisquand  est-il  interdit  aux  anges  de  fouler  cette  terre, 
qui  vit  si  souvent  Jéhovah  imprimer  sur  son  sol  la  trace  de  ses  pas? 
11  aima  ce  monde  et  le  créa  pour  aimer;  combien  de  fois,  d'une 
aile  joyeuse,  nous  avons  apporté  ici  ses  messages,  l'adorant  dans 
ses  moindres  œuvres,  veillant  sur  cette  planète,  la  plus  jeune  de 
toutes,  et  désireux  de  maintenir  digne  de  notre  maître  ce  dernier 
produit  de  son  auguste  parole!  Pourquoi  nous  montrer  un  front  sé- 
vère ?  pourquoi  nous  parler  de  destruction  prochaine  ? 

Raphael. —  Si  Samiasa  et  Azaziel  étaient  restés  à  leur  poste, 
avec  les  cliœurs  des  anges,  ils  auraient  vu  écrit  en  lettres  de  feu  le 
di-rnier  décret  de  Jéhovah,  et  n'auraient  point  à  s'informer  auprès 
de  moi  de  la  volonté  de  leur  créateur;  mais  l'ignorance  accompagne 
toujours  le  péclié;  les  lumières  des  esprits  eux-mêmes  diminuent  en 
raison  de  leur  orgueil.  Alors  que  tous  les  bons  anges  se  sont  éloi- 
gnés de  la  terre,  vous  y  êtes  restés,  mus  par  d'étranges  passions,  et 
abaissés  par  des  affections  mortelles,  pour  une  mortelle  beauté; 
niais  jusqu'ici  Dieu  vous  pardonne  :  il  vousrappelle  parmi  vos  égaux 
irréprochables.  Parlez!  partez!  ou  restez,  et,  parce  délai,  perdez 
votre  éternité  ! 

Azaziel.  —  Et  toi ,  si  le  séjour  de  la  lerre  est  interdit  par  le  dé- 
cret que  nous  ignorions  jusqu'à  ce  moment ,  n'es-tu  pas  également 
coupable  de  te  trouver  ici  ? 

Raphael.  —  Je  suis  venu  pour  vous  rappeler  dans  votre  sphère, 
au  nom  tout  puissant  de  Dieu  même;  ses  ordres  me  sont  toujours 
chers,  et  le  devoir  que  je  viens  remplir  en  ce  moment  ne  lest  pas 
moins  pour  moi.  Jusqu'à  présent  nous  avons  foulé  ensemble  l'éter- 
nel espace;  continuons  à  parcourir  d'un  même  vol  l'empire  des 
étoiles.  La  terre,  il  est  vrai,  doit  mourir  I  la  race  de  ses  fils,  rappelée 
dans  ses  entrailles,  doit  se  flétrir,  ainsi  qu'un  grand  nombre  des  ob- 
jetsqui  l'embellissent;  mais  cette  terre  ne  saurait-elle  donc  être  créée 
ou  détruite  sans  qu'il  se  fasse  un  vide  dans  les  rangs  des  immortels, 
Satan,  notre  frère,  est  tombé  ;  sa  volonté  hautaine  a  mieux  aimé  af- 
fronter la  souffrance  que  d'adorer  encore.  Mais,  vous,  séraphins,  purs 
jusqu'ici,  vous  moins  puissants  que  ce  premier  de  tous  les  anges, 
rappelez-vous  sa  chute,  et  voyez  si  la  satisfaction  de  tenter  l'homme 
peut  compenser  la  perte  du  ciel  trop  tard  regretté?  Longtemps  j'ai 
combattu,  longtemps  je  dois  combattre  encore  l'esprit  orgueilleux 
qui  ne  put  supporter  la  ]iensée  d'avoir  été  créé,  et  refusa  de  recon- 
naître celui  qui  l'avait  fait  briller  en  face  des  chérubins  ,  comme 
brille  un  soleil  relativement  aux  aslres  qu'il  régit,  éclipsant  même 

les  archanges  placés  à  sa  droite.  Je  l'aimais 11  était  si  beau!  ô 

ciel!  après  son  Créateur,  qni  jamais  égala  Satan  en  beauté  et  en 
puissance  !  Si  l'heure  qui  le  vit  faillir  pouvait  être  oubliéeunjour!.. 
Non...  ce  souhait  même  est  impie.  Mais  vous!  qui  n'êtes  point  dé- 
chus encore,  que  son  exemple  vous  instruise!  L'éternité  avec  lui, 
ou  avec  son  Dieu  :  voilà  le  choix  que  vous  avez  à  faire.  Satan  ne 
vous  a  point  tentés,  vous  ;  il  ne  peut  tenter  les  anges  placés  au- 
dessus  de  ses  pièges  ;  mais  l'homjne  a  écouté  sa  voix  ,  et  vous  celle 

de  la  femme La  femme  est  belle;  et  la  parole  du  serpent  avait 

moinsdefascination  qu'un  baiser  de  la  beauté.  Le  serpent  n'a  vaincu 
que  la  poussière  ,  mais  la  femme  fera  tomber  du  ciel  de  nouveaux 
anges  violateurs  des  célestes  lois.  Fuyez!  il  en  est  temps  encore.  Vous 
ne  pouvez  mourir,  mais  ces  filles  de  la  lerre  mourront  ;  et  vous,  le 
ciel  retentira  de  vos  regrets  douloureux  pour  ces  créatures  d'argile 
périssable,  dont  la  mémoire  survivra  de  beaucoup  dans  votre  im- 
mortalité au  soleil  qui  leur  donna  le  jour.  Songez  que  votre  essence 
n'a  de  commun  avec  la  leur  que  la  faculté  de  soutTrir.  Pourquoi 
vous  associer  aux  douleurs  qui  doivent  être  le  partage  des  en- 
fants de  la  terre...  nés  pourvoir  leur  existence  labourée  par  les  ans, 
semée  par  les  chagrins  et  moissonnée  par  le  trépas,  ce  maître  du 
domaine  de  l'humanité.  Lors  même  que  leur  vie  n'eût  pas  été  abré- 
gée par  la  colère  de  Dieu,  et  qu'on  les  eût  laissés  se  frayer  à  travers 
des  siècles  un  chemin  vers  la  tombe,  ils  n'en  eussent  pas  moins  été  la 
proie  du  péché  et  de  la  douleur. 

AiioLiBAMAH.  —  Qu'ils  fuieiit  !  j'entends  la  voix  qui  annonce  que 
nous  devons  mourir  avant  l'âge  où  scmt  morts  n^'S  patriarches  en 
cheveux  blancs,  et  que  là-haut  un  océan  est  prêt  à  fondre  sur  nous, 
pendant  qu'ici-bas  les  eaux  de  l'âbime  s'élèveront,  et  iront  se  join- 
dre aux  torrents  des  cieux.  Un  petit  nombre,  il  paraît,  sera  seul 
épargné  ;  la  race  de  Cain  n'y  est  point  comprise,  et  c'est  vainement 
qu'elle  implorerait  le  Dieu  d'Adam.  Puisqu'il  en  est  ainsi,  ma  sœur, 
puisque  nos  supplications  ne  sauraienl  obtenir  la  rémission  d'une 
seule  heure  de  soufl'rance,  séparons-nous  de  ce  que  nous  avons 
adoré  ;  affrontons  les  vagues  ,  comme  nous  affronterions  le  glaive, 
sinon  sans  émotion  ,  du  moins  sans  peur,  gémissant  moins  sur 


:i02 


LKS  VKILLEUS  LU  l'ÉilAiKUâ  ILLUSTRÉES. 


nous  qiiu  »ur  rou\  qui  nous  survivrmil  (Jann  un  rsclavaKU  m>jricl 
oil  imuioiicl ,  <;l  (|iii.  aillés  I  «'•'•uillfiiiciil  tlu8  oiiilc^,  |ileurcroiil  sur 
k'siii^riailos  d  .Mit'si|iii  no  itoiir oui  plu?  |i|i-iiiit.  I'ii.M'z.  s(T;i|iliiiis. 
vers  vos  l'éKionH  i^iuriiellti>,  où  iln'^v  npuinulu  m-iiI(!  (|ui  iiiuf;i8seiii. 
(le  Vii^îiic-i  (|iii  ({CMiiileiil.  Noire  soi-l,  îi  nous,  csi  do  mourir,  le  \olrc 
de  ^i^^o  .'i  jniii.'iis;  ii'Uislni|Ucllu  \uol  iiiiciix  d  iiiiuL-lciiiilé  du  niurlou 
d'uiiu  \u'  l'Ieiiielli-,  le  CréaUnir  usi  le  seul  (|iii  le  saclie.  Obiiis-sc^liii 
coiiiiiio  iiouii  lui  obéIroiiK.  Je  ne  vuiidruis  |i<is ,  pour  luulc  la  iiiisé- 
licdide  .irconlce  à  la  rarir  d."  Si'ili.  giirii'i-  vivaiilc  ct'llc  ar^-ilo  nue 
lii-iuedo  plus  que  sa  vidoiili:  nu  I  orduriiic,  ni  ujus  \oir  perdre  uiin 
iMiiliMn  de  sa  iiHuur.  Finrzl  ri  quand  vos  ailus  vous  euipurler'Xit 
loin  (le  ee  s(''jour,  sonj^i.'.  S.iuiiasu,  qui!  uiou  amour  doit  uionlcr  axic 
loi jiisijUHii  cicll  Alliai,  en  suiv;iul  loii  vol,  mes  yeux  rc-lt-iii  mob 
liiruics,  c'(;sl  (jiii:  la  lianeée  d  Un  augedôlaii-'iie  de' pleurer..  Adieu! 
L^l  loi.  in.'iinti'iianl.  Ié\o-loi,  ('i  nier  iri(;\oi'alil(;' 

Anaii.  —  j-'aiii-il  donc  inouiir?  faul-il  doii.;  li;  perdre  aussi,  Aza- 
ziel!  O  mon  iia'ur  !  iiii>n  cœur  I  les  pi(;,-ag(;s  claienl  vrais!  cl  puiir- 
lant ,  lu  l'i.iis  .'•i  lieiiieux  I  le  coup,  Itieii  i|ue  prévu,  me  frappé 
nommouii  tniii  soudain. Niuipurlc.  quiUe-nioi.Ali!  (ioiirr|ui)i?...  in.iis 
qi:ejf  m;  le  reiienne  pas...  luisl  Mes  douleurs  nu  peuvent  qu'être 
coiÉilts;  mais  les  tiennes  .'craienl  élenielles.  si  lu  l'iiii*  e.xili-  du  ciel 
à  cau'e  de  moi  Tu  n'as  ilt'jà  i'.[é  (|ue  trop  hou  poui'  une  lille  d  A- 
dani!  notre  partage,  c'est  la  douleur.  Noii-seiiJiMuent  pour  nous, 
mais  au.ssi  pour  les  esprits  (|ui  n  ont  pas  dédaigiKJ  di;  nous  aimer,  il 
n'est  dans  I  a>cnirque  suutl'raiK  e  cl  que  lionle.  Le  premier  qui  nous 
c'iiseiftiia  la  science  lut  picripiK;  de  s-n  injne  d'aiclianfie,  dans  je 
ne  .sais  (jiiel  monde  inconnu,  lil  loi,  Azaziell  non, lu  ne  c-nnaîiias 
pas  la  douleur  à  tau>e  de  moi  l'ars!  et  ne  pleure  pas!,..  Non,  tu 
ne  |icn.\  pleurer;  mais  la  douleur  sans  larmes  lien  .sera  que  plus 
poi^nanlc;  oublie  donc  celle  it  ipii  les  fl()ls  de  rt)céan  desirucleur 
ii'a|)porieronl  point  d  angoisse  pareille  à  celle-ci  I  Fuis!  fuis  !  quand 
tu  lie  si'ras  plus  là,  il  me  sera  moins  difficile  de  mourir. 

Japhet.  —  Obi  ne  dis  pas  cela! Won  père!  et  loi  noble  ar- 
changel dans  la  pure  et  austère  st-KJniliîde  ce  fionl,  je  lis  la  misé- 
ricorde céleste;  que  ces  deux  sœurs  ne  deviennent  pas  la  pr.de  de 
I  (^(îi'an  sans  rivage  ;  que  noire  arcli»  les  reçoive,  ou  je  ce^s^erai  de 
vivrel 

Noii. — Sili-ncel  enfant  des  pa.ssions,  silence!  Bi  lu  ne  peux  maî- 
Iristr  Ion  cœur,  que  la  bouche  du  moins  n'oulrase  pas  ton  Dieu! 

Vis  comme  il  I  exige meurs,  quaml  il  I  ordonnera,  meurs.de  la 

mort  des  jiisles,  et  non  comme  la  race  de  Caïn.  C  sse  ilc  t  allliger 
()u  gémis  eu  silence;  c  sse  de  fatiguer  le  ciel  de  les  lamcnialions 
égoïstes.  Voudrais-tu  que  Oieu  commît  une  faute  pour  loi  ?  c  en  sé- 
rail une  (jiie  de  changer  .ses  décreis  dans  le  seul  luiérèl  dune  dou- 
leur miuielle.  Sois  homme  I  et  supporte  ce  que  la  race  d'Adam  doit 
et  l'Cul  supporier. 

JAi'nKT.  —  Oui.  mon  père!  Mais,  quand  tous  auront  péri,  quand 
nous  rest  ions  seuls  flollanls  sur  le  désert  azuré;  ipiand  les  vagues 
qui  nous  poricront  cailieronl  (bins  leurs  abîmes  notre  lerrc  cliérii;. 
el,  plus  cbeiR  encoie,  des  amis,  des  frères  silencieux,  tous  ensevelis 
dans  cet  abiiuc  sans  fond,  abus  comment  amMcr  nos  larmes  (it  nos 
Cris?  Uans  le  silence  (b;  la  dcstrucliruf  irouveroiis-nous  leicposV 
O  Dieu!  SO.VCZ  Dieu;  épargnez  pendant  qu'il  eu  est  temps  encore!  Ne 
renouvelez  point  la  cbnle  d  Adam.  I.e  genre  humain  ne  se  compo- 
sait abus  que  d'un  seul  couple  ;  mais  les  liabiianls  di'  la  terre  sont 
leliemcnt  multi|ilii's  aujourd  liui  (pie  les  vagues  irritées  s'élèveront 
que  les  gouttes  de  cette  pluie  fatale  Inmheront,  moins  nombreuses 
qur  ne  le  seraient  leurs  tombeaux...  si  la  race  de  Caiii  devait  même 
a\oir  des  tuinbeaux. 

NoK.  —  Silence  I  présomptueux  enfant,  chacune  de  les  paroles 
esl  un  crime.  Angel  pardonne  au  désespoir  de  ce  jeune  homme. 

ll.M>UAi;i..  —  Séraphins  I  le  langage  de  ces  mortels  est  celm  île  la 
passion  ;  vous  ,  (|ui  Oies  ou  devez  être  impassibles  et  [uirs,  vous  pou- 
vez retournerau  ciel  avec  moi. 

Samiasa.  —Nous  pouvons  aussi  n'y  point  retourner.  Nousavons 
fait  notre  choix,  nous  subiions  les  suites. 

ItAPHAEi,.  —  Ksi-ce  la  voire  réponse? 

Azazii;l.  — Le  qu'il  a  dit,  je  le  dis  aussi. 

UAPiiAiii..  —  lùicore  !  \  dater  de  ce  moment,  dépouillés  que 
vous  éics  de  voire  pouvoir, éirangers  h  voire  Dieu, je  vous  (piiite. 

Japiif.t.— Hélas!  où  iront-ils?  où  ironi-elles?  Kcoulez  !  écoulez! 
des  bruiis  lugubres  s'échappent  du  .sein  de  la  montagne:  ils  vont 
en  auguieiilanl  ;  il  n'y  a  pas  sur  toutes  les  hauteurs  un  .seul  souffle 
de  \enl.  il  ie|icndaiit  les  leiiilles  tombent,  les  fleurs  se  déiacheul, 
la  lerrc  gémil  comme  sous  nu  poids  accablant. 

NOE.  —  Kcoulez  1  écoulez  le  cri  des  oiseaux  do  mer!  Leur  multi- 
tude s  elend  coniinc  un  nuage  dans  latinospliere  assombrie  ;  ils  pla- 
nent autour  de  la  montagne,  vers  laquelle  jain.'iis  une  aile  blanche 
buniiile  lies  flots  amers,  n'avait  osé  diriger  sou  essor,  même  ji 
lieu  des  IcmpiMes  les  plus  viidenles.  Ce  sera  bienliH  leur  uniq 
vage.apicsleqiR'l  il  ny  en  aura  plus  pour  eux! 

JAi'iiiiT.  —  Le  soleil  I  le  soleil!  il  se  lève;  mais  non  avec  sa  Iti- 
mieie  bieof.iisaiile;  etleceirb;  noir  qu.  nnlouro  si.n  disqu.'  mu- 
gcatre  annonce  a  la  terre  que  .son  dernier  jour  a  commencé  I  Les 
nuages  ont  garde  les  teintes  de  la  iiuil ,  sculemenl  leur  eoubur  est 


même  an  ini- 
ique  ri- 


bronzéc  à  lendroil  de  Ihorizon  on  naguère  »e  levaient  des  aurores 
brillanics 

.NoK. — Yoyez-voii»  luire  cci  éclair  ?  c'est  le  mcMUatr  du  lonnenu 
loinlain  !  Il  aiipniclie  !  parlons  !  parlons  !  laitons  aux  éléiii.-nl»  leur 
crimiiicllf  proie!  rcndons-nuus  au  lieu  où  notre  arche  kainlu  élève 
ses  flancs  protcclcunià  l  épreuve  du  naufrage. 

Japiikt.  —  Omon  père!  arrêtez!  n  abandonnez  pas  mon  Anali 
ù  la  fureur  des  vagues. 

NoK.  — Nedevons-iiMus  pas  leur  abaiid ler  loul  ce  iiui  respire? 

Partons  1  ' 

Jai'iikt.  —  Je  resterai. 

Nok.  —  Meurs  donc  avec  eux  I  Oscs-tu  bien  lever  les  yeux  vers 
ce  ciel  piopliélique,  el  vouloir  sauver  de»  condainnéK  conire  les- 
quels tout  suiiil,  dans  un  irrésislible  accord,  avec  la  juste  c<dère  (le 
Jehovah  ■! 

Japiiut.  —  La  colère  el  la  justice  peuvent-ellos  marcher  cnEcm- 

Not.  —  Bliisphémuteur  !  (jses-tu  bien  murmurer  «lans  un  pareil 
moment? 

liAMiAEi..  — ratriarche  !  montre-loi  encore  père!  désarme  ton 
fronl  :  eu  dépit  de  sa  démence,  ton  lils  vivra.  Il  ne  sail  ce  qu  il  dit; 
néanmoins,  il  ne  boiia  pas,  |iarmi  des  saugiols  éloulfés,  réciime 
amèic  des  vagues  lurbiileules;  mais,  quand  son  délire  sera  calmé,  il 
sera  aussi  jiisle  que  loi  ;  il  ne  doit  pas  périr,  comme  C^js  lils  du  ciel, 
avec  les  lilies  des  boinme.t. 

AuoLinAtiAii.  —  La  tempête  approclic  ;  le  ciel  el  la  terre  s'unis- 
seni  pour  la  deslrucliuu  de  tout  ce  qui  a  vie:  entre  noire  force  cl 
l'éiernelle  pui.<.saiice,  la  lutte  est  inégale! 

Samiasa.  —  Mais  noire  puissance  est  avec  vous;  nous  vouseni- 
porlcrous  dans  ipiclqiie  étoile  paisible,  où  Auab  el  loi,  vous  parta- 
gerez notre  sort  ;  et  si  tu  ne  rcgreites  pas  la  lerrc,  nous  oublierons 
aussi  la  perte  du  ciel. 

Anaii  —  O  leutes  de  mon  père  !  C>  berceau  de  ma  naissance!  6 
montagnes,  forêts  !  quand  vous  ne  serez  plus,  qui  essuiera  mes  lar- 
mes? 

Azaziel. — L'ange,  Ion  époux.  Ne  crains  rien;  bien  gue  nous 
soyons  exilés  du  ciel ,  il  nous  reste  plus  d'un  asile  d'où  nul  ne 
(looria  nous  chasser. 

Rapiiaei.. —  Kebellel  les  paroles  sont  aussi  coupables  que  tes 
acles  seront  désormais  impulsants;  le  glaive  de  feu  qui  chassa 
rhomiiie  du  paradis  étincelle  cucore  dans  la  main  de  l'archange. 

Azaziel.  —  11  ne  peut  rien  sur  nous  ;  adresse' à  la  p  rus.Mère  tes 
menaces  de  morlj  et  parle  de  glaive  à  ceux  qui  ont  du  sang  à  ré- 
pandie.  (Jue  sont  les  glaives  pour  des  iinmoriels? 

Uaphaei..  — Le  moment  esl  venu  d'eu  faire  l'épreuve  ;, lu  vas  ap- 
prendre enfin  combien  est  vaine  la  lutte  conire  les  volontés  de  Ion 
Dieu  ;  louie  la  force  était  dans  ta  foi.  [On  voi(  arricer  du  tnur- 
ti'h  qui  fuient  et  cherchent  un  refugn.) 

CiioEun  nrs  mortels.  —  Le  ciel  el  la  lerr.^  se  confondenl.  Dieu 
Di.'u!  (lu  avons-nous  fail? épargne-nous!  lîcoule!  il  n'est  pasjusipi 
bêles  dos  forêts  i|ui  ne  hurlent  des  prières!  le  dragon  sorl  en  r 
panl  do  Sun  anlre,  el  vient,  effrayé,  inoffensif,  .se  mêler  aux  h 
mes;  les  oiseaux  rcinplissent  I  air  de  cris  ]il:iiniiis!  O  Ji'ho>. 
écanc  encore  la  verge  de  la  colère  :  prends  en  pitié  le  di-sespoii 
monde,  ton  ouvrage'  entends  les  supplications,  non  de  1  boni., 
seul,  mais  de  loule  la  nature! 

Kaphael.  —  Adieu,  terre  I  Kl  vous,  malheureux  cnfanl^de  lu 
poussière,  je  ne  puis  ni  ne  dois  vous  secourir  :  votre  ai-rCi  est  porté! 

[RaphavI  sort.) 

Japiiet.  —  Quelques  nuages  volent  comme  des  vautours  piuirsui- 
vanl  leur  proie,  pendant  que  d'autres,  immobiles  ainsi  (pie  des  ro- 
chers, attendeul  l'ordre  d'epanehcr  l'océan  de  leur  C'iere.  Uii  vêle- 
mont  d'azur  ne  parera  plus  le  lirmamcnt  ;  nulle  étoile  ny  viendra 
briller.  La  mort  seule  s'est  levée  dans  les  cicux  :  à  la  place  du  .soleil, 
une  clarté  pâle  et  sépulcrale  s'est  répandue  par  toute  l'atmosphère 
mourante. 

AzAzii:L. —  Viens,  Anali  !  quitte  celle  prison  ,  dont  les  fondo- 
monls  sont  un  chaos  :  les  éléments  viennent  la  rendre  ;i  I  éial  d 
elle  est  sortie;  à  l'abri  de  ces  ailes  tu  seras  en  sùreto.  comme  air 
fois  1  aiglon  sons  celles  de  sa  mère...  Laissons  mugir  l'iiniveisi  , 
ruino  avec  tous  ses  éléments  déchaînés!  ne  l'elfraie  pas  du  fr.i.-, 
de  leur  lulle  bruwinle!  Nous  allons  explorer  un  mondi;  pins  br  I- 
lanl,  un  monde  "où  lu  le-pireias  le  soiifllc  dune  vie  aérienne:    ' 
est  d  autres  lirmameuts  que  ces  nuages  sombres,     (.tztizet  et  .•• 
miasn  s'envolent  et  disparaissent  arec  .Inah  et  ./hnlilinnia/i.) 

Japhet.  —  Kilos  sont  parties!  elles  ont  disparu  au  milieu  ■ 
grand  cri  du  monde  abandonne  ;  ot,  soit  qu  elles  \i\enl,  soit  que  i 
meurent  avec  toute  vie  sur  la  lerrc.  maintenani  près  de  sa  li 
Anah  !  non  désormais  ne  [iciit  te  rendre  h  mes  regards  I 

CiioEiH  DES  mortels.  —  D  fils  de  Noél   piiié  pour  tes  fi-ère    ' 
Quoi!  veiix-lu  donc  nous  laisser  tous...  tous  livrés  à  la  mort,  pi:  - 
(îanl    qu'au   milieu   de   la  guerre  d's  élémenls,  lu  vogueras   s.ii 
crainte  dans  ton  arche  bénie  du  Seigneur! 

Une  mkre,  présentant  son  enfant  a  Japhet.  —  Oh!  prends  r. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DR  LORD  BYRON. 


303 


(iiifanl  avec  lui  1  je  l'ai  uiis  au  inonde  dans  la  doulcui'  ;  mais  j'ai 
souri  de  joie  en  le  voyant  suspendu  à  ma  mamelle.  Pourquoi  est-il 
né?  qu'a-l-il  fait...  mon  fils,  qui  n'a  encore  goùié  que  mon  lait  .. 
qu'a-t-il  fait  |iniir  niéi'iler  la  colère  de  Jéliovah  ?  Qu'y  a-t-il  donc 
dans  mon  sein  do  si  coupable,  pour  que  le  ciel  et  la  ierre  doivent 
s'armer  contre  mon  enfant,  afin  d'étoulTer  sons  les  \ agues  son  souf- 
fle innocent?  Sauve-le,  fils  de  Setli  !  ou  sois  maudit...  avec  celui 
qui  t'a  créé,  ainsi  que  toute  la  race,  ,î  laquelle  il  nous  saorilie. 

.Iapiiet.  —  Silence!  ce  n'est  pas  le  temps  de  maudire,  mais  de 
prier. 

Choeur  des  mortels.  —  De  prier  1  il  Et  oîi  montera  la  prière, 
quand  les  nuages  gonflés  s'abaissent  sur  les  montagnes,  et  y  ver- 
sent leurs  torrents  ;  quand  l'Océan  débordé  renverse  les  cliaîuesde 
rocbers  qui  I  arrêtent,  et  abreuve  jusqu'à  la  soif  dfs  déserts?  Mau- 
dit soit  celui  qui  te  créa,  toi  et  ton  père  I  Nous  savons  que  nos  ma- 
lédictions sont  vaines,  il  nous  faut  mourir;  mais  puisque  nntre  sort 
ne  peut  être  aggravé,  poui'quoi  feiions-nous  entendre  des  byranes 
pieux  ?  pourquoi  fléchirions-nous  le  genou  devant  I  implacable 
Tout-Puissant?  après  tout,  nous  n'en  mourrons  pas  moins.  S'il  a 
créé  la  terre,  qu'il  rougisse  de  n'avoir  fait  un  monde  que  pour  le 
torturer.  Voilh  (pi'dlcs  accourent  les  vagues  impiioyables  I  elles  ac- 
courent dans  leur  fureur!  et  leur  mugissement  fait  laire  la  nature 
pleine  de  s.inté  et  de  vie.  Les  arbres  des  forêts  contemporains  de 
l'Eden ',  nés  avant  qu'Eve  aiqiurlàt  au  piemier  homme  la  science 
pour  dut,  ou  qu'Adam  chaulai  sou  premier  hymne  dVsclavage,  ces 
arbres  gigantesques,  verts  encore  dans  leur  vieillesse,  les  flots  ont 
dépassé  leur  cime;  leurs  fleurs  s'en  vont  floilersur  l'Océan,  qui 
monte,  moule  toujours,  l'n  vain  nous  levons  nos  regards  vers  les 
cieux;  les  cieux  s'abaissent,  se  confondent  avec  les  mers,  ei  ca- 
chent Dieu  aux  mortels  sup|dianls.  Fuis,  lils  de  Nné ,  fuis!  éta- 
blis-toi paisd)le  dans  la  tenie  qui  l'a  été  dressée  sur  l'Océan  ;  vois 
se  balancer  sur  leseau.\  les  ciidavresdes  honmies  parmi  lesquels  s'é- 
coulèrent tes  beaux  jours,  et  à  ce  spectacle  élève  vers  Jéhovah 
l'hymne  de  la  reconnaissance. 

Un  mortel.  —  Heureux  les  morts  qui  meurent  dans  le  Sei- 
gneur! Quoique  les  eaux  couvrent  la  terre,  c'est  l'œuvre  de  sa  pa- 
role, adorons  ses  décrets  I  11  me  donna  la  vie  ;  en  me  l'ôlant ,  il  ne 
fait  que  reprendre  son  bien;  et  quand  mes  yeux  devraient  se  fermer 
pour  jamais,  quand  ma  voix  suppliante  ne  pourrait  plus  se  faire 
entendre  au  pied  de  son  Irône,  béni  soit  le  Seigneur  pour  ce  qui 
est  passé,  comme  pour  ce  qui  est.  Car  toute  chose  est  à  lui,  depuis 
la  premièie  jusqu'à  la  dernière,  le  temps,  l'espace,  l'éternité,  la  vie, 
la  mort,  le  vaste  domaine  du  connu,  et  le  champ  illimite  de  l'in- 
connu. Ce  qu'il  a  fait,  il  peut  le  détruire;  irai-je,  pour  un  léger 
souifle  de  vie,  blasphémer  et  gémir?  Non,  jai  vécu  dans  la  foi  ;  et, 
dût  l'univers  chanceler  sur  sa  base,  je  moin'rai  dans  la  foi. 

CnœuR  DiiS  MORTELS.  —  OÙ  fulr ?  sur  les  hautes  montagnes?  les 
torrents  se  précipitent  de  leui's  sommets  au-devant  de  l'Océan,  qui 
s'avance  après  avdir  submergé  les  collines,  et  rempli  les  profon- 
deurs des  cavernes. 

Une  femme.  —  Oh!  sauvez-moi,  sauvez-moi  I  Notre  \  allée  n'est 
plus  ;  m^jn  père  et  la  tente  de  mou  père,  mes  frères  et  les  Iroupcaux 
de  mes  frères  ;  les  arbres  cliaiTuants,  qui  à  midi  nous  prêtaient  leur 
ombre,  et  d'où  le  soir  s'écha|qiait  le  doux  chant  des  oiseaux:  le 
petit  ruisseau  qui  rafraîchissait  nos  verts  pâturages  :  tout  a  disparu. 
Ce  malin,  quand  j'ai  gi-avi  la  nionlagrie,  je  me  suis  r'etournéc  pour 
bénir  ce  séjour,  et  pas  une  feuille  ne  paraissait  prête  à  tomber... 
et  maintaiant,  la  place  même  a  disparu.  Obi  pourquoi  suis-je 
née  ?... 

Japhet. —  Pour  mourir,  pour  mourir  jeune,  heureuse  ile  ne 
pas  voir  l'universel  tombeau,  sur  leqirel  je  srris  condamné  à  pleu- 
rer eu  vain.  Quand  tous  périssent,  pourquoi  liiut-ii  que  je  vive  en- 
core ? 


Les  eaux  montent;  les  hommes  fuient  de  tous  côtfe;  les  vagues  on  attei- 
gnent un  grand  nombre  ;  le  chœur  des  mortels  se  disperse  et  cheiche 
un  refuge  dans  les  montagnes.  Japliet  reste  di-bout  sur  un  r'ocher;  on 
aperçoit  l'arche  qui  flotte  dans  le  lointain  et  s'avance  vers  lui. 


ÂRINO    FALIERO. 


PERSONNAGES. 

Ifoiiuiies  .■'filAMso  Faliero,  doge  de  Venise.  —  Bertlccio  I-'alierg, 
neveu  du  doge.  —  Lrom,  patricien  et  sénateur.  —  Benintende, 
présiilenl  du  conseil  des  l>ix.— Michel  Steno,  l'un  des  tr'oiscapi 
des  Quarante.  —  Israel  Bertuccio.  conimai.dant  de  l'arsenal.  — 
Philippe  Cale^daro,  Dagolino,  Bertram,  conspiraleius.  — 
Dei(x  neiyneurs  de  la  nuit,  of  liciers  de  ta  République. —  Premier 
citoijen.  —  Deuxième  citoyen.  —  Troisième  citoyen. —  Vixcenzo, 
PiETRO,  Battista,  officrcrs  du  palais  ducal.  — Antokio,  donics- 
tii|ue  de  I.EONi.  —  Le  seei'élair'c  du  conseil  des  Dix.  — Gardes, 
conspirateurs,  citoyens,  le  conseil  des  Dix,  1   junte. 

Femmes  :  Axgiolina,  femme  du  doge.  —  !\Iarianna.  son  nniie.  — 
Suivanles ,  etc. 

I  a  scène  est  ;\  Venise,  en  1353. 


acte:  PRE  si  1ER. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Une  antichambre  dans  le  palais  ducal. 

PIETRO,    B.\TTISTA. 

Pietro. —  Le  messager  n'esl-il  pas  de  retour? 

Battista.  —  Pas  encore;  j  ai  envoyé  plusieur-s  fois  le  demander 
d'après  vos  ordres;  mais  la  Seigneurie  est  encor'o  en  conseil,  et  en- 
gagée dans  de  longs  débats  sur  l'accusation  de  Sténo. 

Pietro.  —  Oui  trop  longs  ;  c'est  du  nroins  ce  q  e  pense  le  doge. 

Battista.  —  Comment  sup|)0  le-t-il  cette  attente? 

PiETito.  —  Avec  une  paiience  décommande.  Assis  devant  la  table 
ducale,  couverte  de  lout  le  faii'as  des  aff.iires,  pétilions,  dépêches, 
jugements,  actes,  lellresde  sursis,  i-apports,  il  semble  absorbé  dans 
ses  fonctions;  maisà  peine  enlerul-il  le  bruit  d'une  porte  qui  s'ouvre, 
ou  des  pas  qui  s'appr-ocbent,  ou  le  murmure  d'une  voix,  il  pro- 
mène autour  de  lui  un  œil  agile,  il  S'j  lè\e  de  son  siège,  puis  l'csle 
immobile,  puis  se  rassied,  et  fixe  les  regards  sur  quelque  édit...  j'ai 
rem;ir'i|ué  que  depuis  une  heure  il  n'a  pas  tourne  un  feuillet. 

Battista. —  On  dit  que  son  irriialion  est  grande,  et  certes  Sténo 
est  bien  coupable  de  l'avoir  aussi  grossièrement  oulrvrgé. 

l'iETRO  —Oui!  si  l'offenseur  élait  nu  homme  p;iuvrc  et  obscur: 
Sleno  est  patricien;  il  est  jeune,  fr'ivole,  brrllaut  et  lier. 

Battista.  —  Vous  pensez  donc  qu'il  ne  sera  pas  jugé  sévè- 
rement. 

Pietro.  — Il  suKirait  qu'il  frit  jugé  avec  équité,  mais  ce  n'est  pas 
à  nousd anticiper  sur  la  senlence  des  (Juararric. 

Battista.  —  La  voici...  Vincenzo,  quelle  iiuinellc?  [Entre  I  in- 
ceiizo  ) 

Vincenzo,  —  L'affair'e  est  terminée;  mars  on  ne  connaît  pas  en- 
core la  sentence,  .l'ai  vu  le  président  sceller  le  parchemin  qrri  por- 
tera au  doge  le  jugement  des  Quarante,  et  je  me  hâte  d'aller  lui 
annoncer  ce  message.  [Ils  sortent.) 


SCENE  IL 

La  chambre  ducale. 

MARIiXO  FALIERO,   BliRTUCClO  FAI.IERO. 

Beutuccio.  —  Il  est  impossible  que  justice  ne  soit  pas  faite. 

Le  doge. —  Oui,  comme  l'ont  faite  les  avogadoi-i,  qiri  ont  renvoyé 
ma  plainle  aux  Qiiar'ante,  afirrquole  coupable  frit  jugé  par  ses  pair's, 
c'est-à-dii-e  par  lui-même. 

Bertuccio. —  Sespairsn'osei'aientlc  protéger  :  unpai'eilacle  affai- 
blii'ait  toute  autorité. 

Le  doge.  —  Ne  connais-tu  pas  Venise?  ne  connais-tu  pas  les 
Quai-arrle?  Mais  noirs  allons  bien  voir. 

Bertuccio,  à  /  incenzo  qui  entre.  —  Eh  bien  ! quelle  nou- 
velle ? 

VixcENzo.  -  Je  suis  chargé  d'annoncerà  Votre  Altesse  que  la  Cour 
a  prononcé  son  arrêt,  et  qu'aussitôt  les  formes  légales  accomplies, 
la  sentence  sera  envoyée  au  doge.  Les  Quarante  saluent  le  prince  de 
la  République,  et  le  prient  d'agréer  leurs  respecis. 


:M)i 


u;s  vKiLLiïEs  i,iTTi';iuiiir,s  ii.i.rsTisEEs. 


I.i;  DOCK.  —  Oui (■•lomininmciil  respectueux  el  hiiinliles.  I. a 

si'iilpiici"  est  iironnnrée.  dilcs-voiis? 

Vim:i:\zii  —  Ciii.  prince;  le  prêsideiil y  apposait  le  sceau  nuaiui 
on  m'a  manili-,  afin  ijuesans  perdre  de  temps  il  en  fût  ilimne  a\is 
au  clier  lie  la  Ri'-|iiil)li(|ue  ainsi  qu'au  plaignant,  luus  deux  réunis 
dans  la  nii^nn'  personne. 
Bertitcio.  —  Avcz-vous  pu  deviner  la  nature  de  leur  décision  ? 
Vim:k.\/o.  —  Non,  scipnenr;  vous  connaisse/,  la  discrétion  liahi- 
tuclle  des  Iribunaux  de  Venise. 

ni:nTi ccio.  —  Sans  doute:  mais  pnnr  un  observalcnr  intclli^'cnt 
et  alleiilif,  il  y  a  toujours  inalière  à  conjeclure;  ce  sera  un  cliuclio- 
temeut  ou  un  inurniiirc,  un  air  plus  ou  moins  .soli>nnel.  I.cs  Qua- 
rante ne  sont  que  des  iMiiimes,  après  tout...  des  Immnu's  estimahics, 
sapes,  justes  et  circonspects,  je  l'accorde,  et  discrets  comme  la  tombe 
à  l.iquellc  ils  romlamnent  le  coupal)le;  mais  avec  tout  cela,  dans 
leurs  traits,  dans  crux  des  plus  jeunes  du  moins,  un  rcpard  scruta- 
teur, un  rcpard  comme  IcvAlre,  par  exemple,  Vinccnzo,  aurait  pu 
lire  la  sentence  avant  qu'elle  fi1t  prononcée. 

ViNc.KNzo. —  Seipneur,  j'ai  quitté  la  table  sans  avoir  le  temps  de 
reman|ner  ce  qui  se  passait  parmi  les  jupes;  d'ailleurs  mon  poste 

auprès  de  l'accusé,  Michel  SIeno,  m'oblj^'eait 

I,E  DOGK,  brusquement .  —  Et  quelle  était  sa  contenance,  à  lui  ? 
diti's-noiis  cela. 

ViNcf.Nzo.  —  Calme,  mais  non  aballii.  il  allendait  avec  resigna- 
tion l'arrùl  (piel  qu'il  ]iùt  être  ..  .'^lais  voici  qu'on  l'apiiorle  ^  Volri" 
Altesse  pour  ([u'elb;  on  prenne  lecture.  \i:iitrc  le  sccirliiire  des 
(Juaran/e.) 

Le  SECRÉTAIBK.  —  Lc  tiaut  tribunal  des  Quiirante  envoie  ses 
souliailsel  ses  respeclsaudopeFaliero,  premier  magistrat  de  Venise, 
et  prie  Son  Altesse  de  vouloir  lire  et  approuver  la  sentence  pro- 
noncée contre  Michel  Sténo,  mis  en  accusation  pour  des  faits  rela- 
tés, ainsi  ipie  la  peine,  dans  l'écrit  que  je  vous  présente. 

Le  doue.  — Retirez-vous,  et  attendez  hors  de  col  apparlenient. 
[Le spcréluire  et  l'incenzo  sortent.)  Prends  ce  papier  :  mes  veux 
troublés  ne  peuvent  distinguer  les  caractères. 

BEnTiTc.io.  —  Du  calme,  mon  cher  oncle;  pourquoi  tremblez- 
vous  ainsi  ?...  N'en  doutez  pas,  tout  ira  comme  vous  le  souhaitez. 
Le  do(;k.  —  Lis. 

Beiiticcio,  lisant.  —  «Décrété  en  conseil. h  l'unanimilc,  que  Mi- 
chel Sieno.  coupable,  de  son  propre  aveu,  d'avoir,  dans  la  dernière 
nuit  du  carnaval,  pravé.sur  le  tronc  les  paroles  suivantes  (I)... 

Le  iKHii:.  —  Voudrais-tu  les  répéter?  oserais-tu  les  répéter?... 
toi,  un  Faliero?  Voudrais-tu  aiquiyer  sur  l'éclalant  déshonneur  d- 
notre  maison,  avilie  dans  son  clicl"...  dans  le  prince  de  Venise,  la 
première  des  cités?...  Passe  h  la  sentence. 

Berticcio.  —  Excusez-moi,  seipneur,  j'ohî'K...  {Il  continue  de 
lire.)  H  tlondauine  Michel  Sténo  à  un  mois  d'arrêts  forcés.  » 
Le  do(;e.  —  Poursuis. 
Berticcio.  —  Seipneur,  c'est  tout. 

Le  nouE. — Que  dis  tu?...  C'est  lout!  est-ce  que  je  rôvet...  C'est 
faux...  Donne-moi  ce  papier...  (//  lui  nrrache  le  papier  et   lit.) 

n  Condamne  Michel  Sténo »  Mon  neveu,  ton  bras! 

BERTuccm.  —  Revenez  h  vous,  soyez  calme;  ce  transport  est 
sans  motif  raisonnable...  Je  vais  chercher  du  secours. 
Le  doge.  —  Arrête...  ne  bonpe  pas...  c'est  passé. 
Berticcio.' — Je  dois  convenir  avec  vous  que  la  peine  est  Iroj) 
légère,  comparée  à  l'offense.  Les  Quarante  ont  tort  de  i)unir  d'ui; 
chAliment  aussi  faible  un  outrage  infâme  qui  retombe  sur  eux,  à 
qui  vous  commandez.  Mais  la  chose  n'est  pas  sans  remède  :  vous 
pouvez  appelei-  de  leur  décision  à  eux-mêmes  ou  aux  avopadori, 
(|ui,  vo\anl  que  justice  vous  est  refusée.  ])rendront  eu  main  la 
cause  qu'ils  avaient  déclinée.  Ne  le  pensez-\ous  pas,  mon  oncle? 
Mais  pourquoi  restez-vous  immobile?  vous  ne  m'entendez  pas?  .je 
vous  en  conjure,  écoutez-moi. 

Le  doge,  jetant  par  terre  sa  toque  ducale,  va  pour  la  fouler  aiijc 
pieds;  }nais  son  nereu  l'arrête.  —  Oh  !  plùl  au  ciel  que  les  Sarr.isins 
fussent  sur  la  place  Saint-Marc!  Voilà  tout  ce  que  je  ferais. 

Berticcio.  — Au  nom  du  ciel  el  de  tous  les  saints,  monsei- 
gneur... 

Le  noGB.  —  Laisse-moi.  Oh  I  que  les  Génois  nç  sonl-ils  dans  le 
port  !  Qne  les  Turcs,  vaincus  par  moi  à  Zara,  ne  sont-ils  ranges  en 
baladle  auiour  du  palais  I 

Berticcio  —  Voilh  des  souhaits  peu  convenables  dans  la  bouche 
d'un  liuc  do  Venise 

Le  doge. —  Leduc  de  Venise!  qui  est  duc  de  Venise  maintenant? 
je  veux  le  voir  afin  qu'il  nie  rende  justice. 

Bertuccio.  —  Si  vous  oubliez  le  caractère  et  les  devoirs  de  votre 
charpe,  rai)pelez-vous  votre  dignité  d'homme  et  calmez  ce  transport. 
Le  duc  de  Venise... 

Le  doge,  l'interrompant.  — Il  n'y  en  a  pas...  c'est  un  mot... 
moins  qu'un  mot,  un  surnom  sans  valeur.  L'ôtic  le  plus  avili,  lésé, 

(1)  Marino  Faliero,  dalla  bella  mo{ilie...aUrila  gode,  ed  eyli  la  man'iene, 
M.iriiio  Ivilioro,  qui  a  une  belle  lemme...  d'autres  en  jouissent  ei  il  l'cii- 
treliont.  (Samjto,  Vie  det  Doges.) 


nulrapé.  le  plus  dénué  de  tout,  obligé  <le  mendier  son  pain,  si  quel- 
qu'un lui  en  refuse,  peut  l'obtenir  iliin  cieur  ]dus  liiimaln  ;  mais 
celui  il  (|iii  justice  est  refusée  par  les  homuies  dont  le  devoir  eut 
d'êire  justes,  celui-là  est  plus  indigent  que  le  mendiant  qu'on  re- 
poii.sse...  c'est  un  e»clave...  et  c'est  ce  que  je  suis,  ce  que  tue», 
ce  qu'est  toute  notre  maison,  à  dater  de  ce  moment.  Le  dernier  des 
artisans  nous  montrera  au  doigt,  et  le  noble  hautain  peut  nous  cra- 
cher h  la  face...  Où  esl  notre  recours  ? 
Bkrti  ccio.  —  Dans  la  loi  ,  mon  prince. 

Lu  DOGE  l'interroinpiint.  —  Tu  vriis  ce  qu  elle  a  fait  pour  moi... 
Je  n'ai  demandé  justice qu'.'i  la  loi...  j'ai  imoqué  commejiigcs  eeux 
que  la  loi  a  institués...  souverain,  j'en  ai  appelé  h  mes  siijeis,  ces 
mêmes  sujets  qui  m'ont  fait  souverain  ,  et  m'ont  donné  ainsi  un 
double  droit  de  l'être.  Les  privilèges  que  me  conlî^rent  ma  eharge  et 
leur  libre  choix  ,  les  droits  que  je  liens  de  ma  naissiince,  ceux  que 
j'ai  acquis  (ar  mes  services,  les  honneurs  dont  je  suis  revêtu  ,  mon 
grand  ;\ge.  mes  cicatrices,  mes  cheveux  blancs,  les  voyages,  les  Ira- 
vaux,  les  piTils,  les  fatigues,  le  sang  et  les  sueurs  de  quatre-vingts 
années,  tout  cela  mis  dans  la  balance  contre  le  plus  abominable 
outrage,  la  plus  grossière  insulte,  le  mépris  criminel  d'un  patricien 
vindicatif,  tout  cela  s'est  trouvé  insuffisant,  Dois-je  le  soull'rir  ? 

Berticcio.  —  Je  ne  dis  pas  cela Dans  le  cas  où  votre  appel 

serait  rejeté  ,   nous  trouverons  d'autres  moyens  d'arranger  cette 
affaire. 

Le  doge.  — Moi!  cnajq)eler!  es-tu  bien  le  fils  de  mon  frère?  un 
rejeton  de  la  maison  des  Faliero?  le  neveu  d'un  doge?  né  de  ce  sang 
quia  déjà  donné  trois  princesàVcnise?  Mais  tu  dis  vrai...  nous  de- 
vons être  humbles  à  présent. 

Bertuccio.  —  Mon  oncle  et  mon  seigneur,  votre  émotion  est  trop 
grande...  j'avoue  la  gravité  de  l'offense  el  l'injuslicc  de  ceux  qui 
n'ont  point  voulu  la  punir  convenablement  ;  toutefois,  ce  transport 
excède  la  provocation,  et  même  toute  provocation.  Lésés,  nous  de-     1 
manderons  justice;  si  elle  nous  esl  refusée,   nous  nous  la  ferons     , 
nous-mêmes;  mais  tout  cela  sans  emportement...  La  vengeance  la     j 
plus  terrible  est  (ille  du  silence  le  plus  profond.  Je  n'ai  pas  encore 
le  tieis  de  votre  :"ige.  j'aime  notre  maison  ,  ie  vous  honore  comme     ^ 
nolle  chef,  comme  le  guide  et  le  soutien  de  ma  jeunesse,.,  mais 
bien  cpie  je  comprenne  votre  douleur,  et  que  j'entre  dans  vos  res-     I 
seniiincnts,  je  ne  puis  voir  votre  colère,  comme  les  vagues  de  l'A-     • 
driatique,  s'exhaler  eu  écume  dans  les  airs.  I 

Le  noGE.  —  Je  te  dis...  dois-je  donc  te  le  dire...  ce  que  ton  père 
ciit  compris  avant  d'ouïr  une  seule  parole?  Es-tu  sans  Ame...  sans 
])assion  ?...  n'as-lu  \>ns  le  sentiment  intime  de  Ihonneur? 

Bertcccio.  — C'est  la  première  fois  que  mon  honneur  a  été  mis 
en  riotite:  et  de  la  part  de  loui  autre  ce  .serait  la<lcrnière. 

Le  doge.  — Tu  connais  l'olfense  de  ce  misérable,  de  ce  lâ- 
che et  vindicatif  scélérat  qui  vient  d'être  absous;  il  n'a  pas  craint 
de  déverser  son  poison  infAme  sur  l'honneur  de  qui?  grand  Dieu! 
sur  l'honneur  de  ma  femme;  il  n'a  pas  craint  d'attaquer  ce  qu'un 
homme  a  de  plus  cher  et  de  plus  sacré:  et  sa  lAche  calomnie,  pas-  '* 
saut  de  bouche  eu  bouche,  accompagnée  de  sales  el  grossiers  com- 
mentaires, ira  fournir  matière  aux  cyniques  ]daisanteries,  aux  blas- 
phèmes obscènes  de  la  populace;  et  de  leur  cflté,  les  nobles,  couvrant 
le  sarcasme  du  vernis  de  l'élégance,  se  rcpèteronl  à  l'oreille  le 
conte  scandaleux,  et  approuveront  d'un  -sourire  le  mensonge  qui. 
me  ravalant  à  leur  niveau,  fail  de  moi  un  mari  dupé  et  complai- 
sant ,  résigné  à  son  déshonneur,.,  que  dis-jel...  s'en  faisant  gloir'' 

Berticcio.  —  Mais  ,  après  tout ,  c'est  un  mensonge...  vous  le  > 
vez,  et  tout  b'  monde  en  est  convaincu. 

Le  doge.  —  Mon  ncNCU,  un  Romain  illustre  dit  un  jour  :  «  l.,i 
femme  de  César  ne  doit  pas  être  soupçonnée;  »  et  il  la  répudia. 
Berticcio.  —  C'est  vrai;  mais  à  celte  époque... 
Le  doge.  —  Quoi  donc!  ce  que  n'eùl  pas  souffert  un  Komain, 
un  i)rince  de  Venise  doit  le  souffrir?  Le  vieux  Daudolo  refusa  le 
diadème  des  Césars,  el  porta  la  toque  ducale  :il  jette  par  terre  son 
bonnet  de  doijc);  et  moi  je  foule  cette  toque  à  mes  pieds,  p.r'- 
quelle  est  avilie. 

Bertuccio.  —  Elle  l'esl  en  effet. 

Le  doge.  —  i:ile  l'est,  elle  l'est  !  Je  n'ai  point  vengé  cette  infa- 
mie sur  la  feninie  innocente  que  l'on  ose  calomnier  lâchement  pour 
avoir  épousé  un  vieillard  ,  parce  que  ce  vieillard  était  l'ami  de  son 
père  et  le  protecteur  de  sa  maison  ;  comme  s'il  n'y  avait  d'amour 
dans  le  cœurdes  femmes  que  pour  une  jeunesse  libertine,  pour  des 
visages  imberbes...  Je  ne  me  suis  point  vengé  sur  elle;  mais  j'ai 
invoqué  contre  le  calomniateur  la  justice  demon  pays,  cette  justice 
due  à  l'homme  le  plus  obscur,  ayant  une  femme  dont  la  fidélité  lui 
est  douce,  une  maison  dont  lefoyer  lui  est  cher,  un  nom  dont 
l'Iionneur  est  tout  pour  lui ,  et  qui  "voit  tout  ce  qu'il  aiiue  se  flétrir 
sous  le  soulfle  maudit  de  In  calomnie  et  de  l'oulrage. 

Bertuccio. —  El  quelle  réparation  atlendie/.-vous  donc?  Quel  chA- 
liment voulicz-vous  qu'on  intligeût  au  coupable? 

Le  doge  —  La  m<u't  !  N'étais-je  |>as  le  chef  de  l'Etat?  ne  m'avail- 
on  pas  insulté  jusque  sur  mon  troue?  ne  m  avait-on  pas  rendu  la 
risée  des  hommes  qui  me  doivent  obéissance?  n'étais-je  pas  outragé 
comme  époux,  avili  comme  buiumc,  humilié,  dégradé  comme  pi  ince  ? 


OEUVKES  CO.MPLËTKS  DE  EOHD  BYllON. 


I.'insiille  et  la  Iraliison  ii'élaienl-ellcs  pas  acciimulres  dans  un  seul 
acje  ?  m  on  laisse  vivre  l'insoleiil  et  le  traître  !  Ali  !  si  au  lieu  du 
lionc  du  doge,  il  eût  choisi  l'escabelle  d'un  paysan  pour  y  graver 
son  oiilrago,  il  eût  leinl  de  son  sang  le  seuil  de  la  cabane. 

Beiiticcio.  —  Soyez  certain  qu'il  ne  vivra  pas  au  couclier  du 
snleil.,.  laissez-moi  faire,  et  calmez-vous. 

Le  dooe.  —  Arrête,  mon  neveu  :  hier  cela  eût  suffi;  maintenant 
je  n  en  veu.\  plus  à  cet  homme. 

pEiiTLccio.  —  Que  voulez-vous  dire?  l'offense  n'est-elle  pas  dou- 
blée par  celle  infâme  décision  que  je  n'appellerai  pas  acquilienicnt? 
c'est  pire,  puisque  le  môme  acte  constale  le  délit  et  l'impunité  ! 

Le  doge.  —  L'offense  est  doublée  en  etfet ,  mais  ce  n'esl  point 
par  lui  :  les  Quarante  ont  décrété  un  mois  d'arrèls...  nous  dc\ons 
ob('ir  aii.\  Quarante. 

Bertuccio.  —  Leur 
obcii-  !  eux  qui  ont  mé- 
ciinnu  leur  devoir  envers 
le  souverain  ! 

Le  doge.  —  C'est  jus- 
te... mon  enfant,  tu  com- 
prends la  queslioi)  main- 
tenant :  en  ma  qualiié , 
soit  de  citoyen  qui  de- 
mande jnslice  ,  soit  de 
souverain  de  qui  la  jus- 
tice émane,  ils  m'ont  lésé 
dans  mon  double  droil  ; 
mais,  malgré  tout  cela, 
qu'il  ne  tombe  pas  un  seul 
cheveu  de  la  lèle  de  Sle- 
no...  cette  lèle  ,  il  ne  la 
gardera  pas  longtemps. 

Bertuccio.  —  11  ne  la 
garderait  pas  douze  heu- 
res si  vous  me  laissiez 
faire.  En  m'écoutant  avec 
calme,  vous  auriez  vu  que 
mon  intention  n'est  pas 
de  laisser  l'offense  de  ce 
scélérat  impunie  ;  je  vou- 
lais seulement  vous  voir 
réprimer  celle  explosion 
de  colère,  afin  de  concer- 
ler  ensemble  les  moyens 
de  nous  en  défaire. 

Le  do'ce.  —  Non,  mon 
neveu  :  il  faut  qu'il  vive, 
du  moins  pour  le  mo- 
ment. Une  vie  aussi  mé- 
prisable que  la  sienne  se- 
rait maintenant  peu  de 
chose.  Dans  l'antiquité, 
cerlains  sacrifices  n'exi- 
geaient qu'une  victime; 
il  fallait  une  hécatombe 
pour  les  grandes  expia- 
tions. 

Bertuccio.  —  Vos  vo- 
lonlés  seront  ma  loi;  ce- 
pendant j'aurais  voulu 
vous  montrer  combien 
j'ai  à  cœur  l'honneur  de 
notre  maison. 

Le  doge.  —  Ne  crains 
rien,  lu  pourras  faire  tes  » 

preuves  en  temps  et  lieu  ; 
mais   ne  t'emporte    pas 
comme  je  l'ai  fait  moi- 
même,  .le  suis  honteux  maintenant  de  ma  colère;  je  te  prie  de  me 
la  pardonner. 

Bertuccio.  —  Je  reconnais  enfin  mon  oncle  ,  l'homme  de  guerre 
et  1  homme  d  Etat,  celui  qui  commande  li  la  République  et  à  lui- 
même!  Je  m'étonnais  de  vous  voir,  a  votre  âge,  oublier  à  ce  point 
la  prudence,  bien  que  la  cause... 

Le  doge.  —  Oui,  pense  à  la  cause...  ne  l'oublie  pas...  quand  tu 
le  livreras  au  sommeil,  qu'elle  vienne  jeter  une  ombre  sur  tes  rêves; 
quand  1  aurore  paraîlra,  qu'elle  s'élève  entre  le  soleil  et  toi,  comme 

un  nuage  de  mauvais  augure  par  un  jour  de  fête mais  pas  une 

parole    pas  un  geste...  abandonne-moi  le  soin  de  tout  ;  nous  au- 
rons de  1  occupation  ,  et  tu  en  prendras  ta  part...  Mais  à  présent 
rclire-toi,  j'ai  besoin  d'être  seul. 

Bertuccio,  relevant  la  toque  dvcale  et  la  replaçant  sur  ta  table. 
—  Avant  de  partir,  je  vous  conjure  de  reprendre  ce  que  vous  avez 
repoussé,  jusqu'à  ce  que  vous  changiez  celle  coiffure  contre  une 
couronne.  Je  vous  quille  ,  vous  suppliant  de  compter  sur  mon  em- 

Pa-h.  —  Imp.  Ucoui,  el  C.  rue  Sniifd.i:,  Id. 


Que  C3tta  nuit  soit  la  dernière  employée  en  vains  discours  ! 


pressement  ji  faire  tout  ce  que  le  devoir  prescrit  à  un  parent  fidèle 
et  dévoué,  à  un   citoyen  et  sujet  non  moins  loyal.     (//  snrl.) 

Le  doge,  .<!P(^/.—- Adieu,  mon  digne  neveu {{I  prend  la  toque 

ducale.)  Colifichet  frivole  I  entouré  de  toutes  les  épines  qui  garnis- 
sent une  couronne,  sans  investir  le  front  insulté  qui  te  porte  de  la 
toute  puissante  majesté  des  rois;  jouet  doré,  inutile  et  dégradé,  je 

le  reprends  comme  je  reprendrais  in. ;,-;•;<;.  {lUa  met  sur  sa  tête.) 

Comme  tu  pèses  douloure^iseraent  sur  mon  front!  Sous  ton  poids 
honteux,  quelle  fièvre  fait  baltre  mes  tempes!  Ne  pourrai-je  te 
transformer  en  diadème?  Ne  pourrai-je  briser  ce  sceptre  de  Briarée, 
tenu  par  un  sénat  aux  ceni  bras,  qui  Wduit  le  peuple  à  rien,  et  fait 
du  prince  un  roi  de  ihéàlre?  Dans  ma  vie,  je  suis  venu  à  boutden- 
trepriscs  plus  difficiles  dansl'inlérèl  de  ceux-là  mêmequi  m'ontainsi 

récompensé...  Ne  puis-je 
donc  les  payer  de  retour? 
Oh!  que  le  ciel  me  rende 
une  année,  un  seul  jour 
de  ma  robuste  jeunesse  , 
alorsquemoncorpsobéis- 
sait  à  mon  âme  comme  le 
coursier  généreux  à  son 
cavalier  ;  d'un  bond  je  me 
serais  jeté  sur  eux  ,  et  il 
ne  m'eût  pas  fallu  beau- 
coup d'aide  pour  renver- 
ser ces  palriciens  orgueil- 
leux :  mais  je  dois  main- 
tenant recourir  à  des  bras 
plus  jeunes  pour  mènera 
lin  les  projets  de  celle  têle 
blanchie...  cependant  je 
combinerai  mes  plans  de 
telle  sorte  que  leur  exé- 
cution n'exigera  pas  des 
forces  herculéennes.  — 
Quoique  ma  pensée  soit 
encore  un  chaos ,  et  ne 
couve  jusqu'ici  que  des 
germes  imparfaits,  dans 
son  premier  travail,  mon 
imagination  expose  alier- 
nalivement  à  la  lumière 
les  images  obscures  des 
choses,  afin  que  le  juge- 
ment choisisse  avec  ma- 
turilé...  Les  forces  sont 
peu  nombreuses  à... 
{f-:iitre  I  inceitz-o.) 
VI^•^E^■zo  —  Quoi- 
qu'un demande  à  être  ad- 
mis devant  Votre  Altesse. 
Le  doge  —  Je  suis  in- 
disposé... je  ne  puis  re- 
cevoir personne,  pas  mô- 
me un  patricien  :  qu'il 
porte  son  allaire  au  con- 
seil. 

ViNCENZo. — Seigneur, 
je  vais  Iransmelire  voire 
réponse;  il  s'agil  d'une 
affaire  de  peu  d'impor- 
tance ,  sans  doute  :  le 
visiieur  n'est  qu'un  plé- 
béien ,  le  patron  dune 
galère ,  je  crois. 

Le  doge.  —  Le  patron 
d'une  galère,  dites-vous? 
c'est  un  serviteur  de  l'E- 
tat. Qu'on  l'inlroduise  ;  ilvienlpeut-ôlrepourunobjet  relatif  au  ser- 
vice public.  [fiiicenzosort) 

Le  doge,  seul.  — Il  faut  sonder  ce  patron  ;  je  veux  savoir  sa  pen- 
sée. Déjà  j'ai  appris  que  le  peuple  est  mécontent  :  il  a  des  molifs  de 
j'êlre  depuis  la  victoire  des  Génois  à  la  fatale  journée  de  Sapienza; 
il  en  a  d'autres  encore  depuis  qu'il  n'est  plus  rien  dans  l'Etat,  et 
dans  la  cité,  noins  que  rien,  un  simple  instrument  condamné  à 
servir  des  plaisirs  vraiment  palriciens.  Les  troupes,  trop  longtemps 
bercées  devalues  promesses,  réclament  le  long  arriéré  de  leur  solde, 

et  murmurent  sourdement Au  moindre  espoir  de  changeineni,' 

elles  se  soulèveront  afin  de  se  payer  elles-mêmes  parle  bulin.  Mais 
les  prêtres...  Je  doute  que  le  clergé  embrasse  noire  cause  ;  il  me  dé- 
leste depuis  le  jour  où,  dans  un  mouvement  d'impatience,  je  [loussai 
le  trop  lent  évêqee  de  Trévise,  pour  accélérei-  sa  marche  sainte. 
Cependant  on  peut  se  concilier  1  Eglise,  ou  du  moins  le  pontife  de 
Rome,  par  des  concessions  opporlunes;  mais  sur  toute  chose,  il  faut 
de  lacélérité  :  je  suis  au  crépuscule  de  mesjours.  Si  je  pouvais  ilé- 

2(1 


306 


LR8  VKlI.UfeKS  LITTfriAIURS  ILLOSTRÎÎRS. 


Inrer  Vi-iii- .....— i-  iiie<:  iiijiiroj.  j<>  noirnis  avoir  v<Wii,  tl  aus- 

sjiiVi  j'li,:  lijiiiiir  iuec  iiu's  |icres;  s'il  n'en  dnil  pas  êlrc 

îiinsi ,  1.  1  que  sur  mes  quali'c->ing(s  aniK'cs  sojxanlc 

f(is,=.ni  (1.  j.i  n.i  ...ui.  s  dnivenl  aller  s'ileindrc mieux  eill  valu 

«I'l'dlos  ii'ciissciil  jamais  «'lé,  que  tie  inavoir  comluil  jusqu'ici  pour 
ilcvrnir  cc  <|uo  ces  infâuies  opprrssiurs  voiidraienl  faire  ile  moi. 
Voyons...  il  V  a  trois  mille  lionimes  «le  bonnes  Iroupes  cantonnées 
It.'.  '  (/Cntreiil  liiiceiizo  et  hrafi /lertuœto.) 

ViNr.KNzo. —  Monsoi(infiur,  le  patron  que  je  vous  ai  annoncé  al- 
iène! |i>  bon  plai.'^irdi'  V.iire  Altesse. 

I.K  nor.E.  —  Vincoiiz'i.  laissez-nous...  (l'iiiccnzosorl.)  Vous,  avan- 
cez... que  voulez-v(.u<  ? 

IsR.VKL.  —  Képaralion. 

Lk  iiouE  —  i:i  de  qui  rntlondcz-vous? 

ISHAEL.  —  De  liii'u  el  du  doffc. 

Lf  nocE.  —  lii-ias  !  mon  ami .  mmis  vous  adressez  à  fo  rju'il  y  a 
de  moins  rcspecli;  il  de  moins  inOuentà  Venise;  il  faul  préscnler 
^ot^e  réclamalion  au  conseil. 

IsiiAEL.  —  Démarelie  inutile;  celui  qui  m'a  outrapi-  en  fait  partie. 

i.E  no(.E.  —  Il  y  a  du  sang  sur  la  figure...  d'où  vient  il  ? 

Israel.  —  C'est  le  mien  ,  et  ce  n'est  pas  le  premier  que  jaic  ré- 
pandu pour  Venise  ;  mais  c'est  le  premier  qu'une  main  véniticnuc 
ail  fait  couler:  un  nolile  m'a  frappé. 

Le  noGE.  — Est-il  vivant? 

Israel.  —  Il  ne  1  eût  pas  été  longtemps  sans  l'espoir  que  j'avais 
ol  que  j'ai  encore,  que  \i'Uf,  mon  prince,  soldat  comme  moi,  vous 
priité(.'eic/.  un  lioniuic  à  (jui  les  lois  de  la  discipline  et  de  Venise 
ne  iioiiiioilenl  pas  de  se  proléger  lui-même...  Sinon...  je  n'en  dis 
pas  davantage. 

I.E  doge.  —  Mais  tu  agirais...  n'est-ce  pas  T 

Israel.  —  Je  suis  liorame.  seigneur. 

Lb  uoan.  —  Celui  qui  la  fiappé  l'est  pareillement. 

Israel.  —  Il  en  porte  le  nom,  bien  plus,  il  est  noble...  du  moins 
à  Venise  ;  mais  puisqu'il  a  oublié  ma  qualité  d'Iiommc,  et  m'a  traité 
comme  une  bruic,  la  brute  se  retournera  contre  lui...  le  ver  lui- 
même  .se  révolte,  dil-on. 

Le  nooK.  —  Tarte. ..son  nom,  sa  famille  ! 

Israel.  —  Barbaro. 

Le  nooE.  —  Quelle  a  été  la  cause  ou  le  prétexte  de  cet  outrage? 

Israel.  —  Je  suis  commandant  de  l'arsenal  ;  je  fais  réparer  pour 
le  moment  quelques  galères  que  les  Génois  uni  un  peu  maltraitées 
dans  la  dcruii';re  campagne.  Ce  matin  est  venu  le  noble  Barbaro, 
fort  en  roUre  do  ce  que  nos  artisans  avaient  népli^'é  cliez  lui  ji-  ne 
sais  ([uels  lra\au\  frivoles,  pour  exécuter  ceux  de  l'ICiat.  J'ai  osé 
justilicrmcs  butnmes...  il  a  levé  la  main  sur  moi.  Voyez  mon  sangl 
c'es^Ia  première  fois  qu'il  a  coulé  d'une  manière  désbonoranle. 

Le  doge.  —  As-tu  servi  longtemps  ? 

Israel.  —  Assez  longtemps  pour  me  rappeler  le  siège  de  Zara,  et 
pour  avoir  combattu  sous  le  vainqueur  des  lluns,  aloi-s  mon  géné- 
ral, aujûurd  bui  le  doge  Faliero. 

Le  doge.  —  Comment!  nous  sommes  camarades?...  Je  n'ai  re- 
vêtu que  depuis  peu  la  robe  ducale,  el  tu  as  été  nommé  comman- 
dant de  l'ar-senal  avant  mon  retour  de  Rome  ;  c'est  ce  qui  fait  que 
y  ne  t'ai  pas  reconnu.  A  qui  dois-tu  ce  poste? 

Israel.  —  Au  dernier  doge  ;  je  conserve  mon  ancien  grade  comme 
palrnn  d'une  galère  ;  mon  nouvel  emploi  m'a  élé  donné  en  récora- 
peiise  de  quelipios  cicatrices  (ainsi  dai,i;nait  le  dire  votre  prédéces- 
seur). J'étais  loin  de  m'altendre  que  des  fonctions  dues  à  la  bien- 
veillance du  chef  de  .LKlat  m'amèneraient  un  jour  devant  son 
successeur  en  suppliant  niallieurcux 

Le  doi;e.  —  Ls  lu  grièvement  lilesso  ? 

Israel.  —  D'une  manière  irréparable  dans  ma  propre  estime. 

Le  doge.  —  Parle  ouvertement ,  ne  crains  rien  ;  violemment 
outragé  comme  lu  l'es,  quelle  vengeance  voudrais-tu  tirer  de  l'au- 
teur de  l'oulrage? 

Israel. —  Une  vengeance  que  je  n'ose  indiquer,  et  que  j'obtien- 
drai cependant. 

Le  doge.  —  Que  vienslu  donc  faire  ici? 

Israel.  —  Je  viens  demander  justice  h  mon  général,  qui  est  doge, 
el  qui  ne  lai.ssera  pas  fouler  aux  pieds  l'un  de  ses  vieux  soldats,  .'^i 
tout  autre  que  Faliero  avait  occupé  le  trûne,  il  cill  fallu  du  sang 
pour  etVaccr  celui-ci. 

Le  noGE.  —  Tu  viens  me  demander  justice?...,  à  moi,  doge  de 
Venise  I  et  je  ne  puis  le  l'accorder  ;  car  je  ne  puis  l'obtenir  pour 
moi-même...  Il  n'y  a  pas  une  beure  qu'on  me  l'a  solennellement 
refusée  I 

Israel.  —  Que  dit  Votre  Altesse? 

Le  doge.  —  Sicno  est  condamné  à  un  mois  d'arrêts  forcés. 

I.«hAEL.  —  Quoi  !  l'iiomuie  (|ui  osa  souiller  le  trône  ducal  de  ces 
mois  inf;lme^,  dont  la  boule  a  frappé  toutes  les  oreilles  dans  Venise? 

Le  i>o(;e.  —  Sans  douic  l'écli"  de  l'arsenal  les  a  répété.'  ;  ils 
l'iil  accompagné  le  marlcau  tombant  en  mesure,  el  fourni  un  texie 
de  plaisanicrie  à  l'artisan  goguenard  ;  ils  ont  mêlé  un  gai  refrain 
au  bruil  dos  rames,  el  les  esclaves  de  nos  galères  les  ont  chantés 


eu  cliœur,  en  le  félicitant  de  u'étrc  pits  comiuo  le  doge  uii  de  <■• 
vieux  radoteur»  qu'on  ouli,i;:e  impunément, 

Israel. —  Eil-il  possibb?  un  mois  d'arrêts  I  et  c'est  là  toute  la 
punition  de  Sténo? 

Le  doge.  — Tn  .  !Lse,  la  connais  maintenant  lo  cliA- 

timcnl;  et  lu  m^'  ':i-o,  à  moi  !  Adresso-toi  aux  Qua- 

rante,qui  uni  proii.M,..  >,i  >,:iii<iice  contre  lliclicl  Sleno;  ilsafiironi 
s.nis  (Imiio  d<>  m^me  à  I  égard  de  Barbaro. 

Israel.  —  Ob  I  si  j'osais  parler  I 

Le  doge.  —  l'arle,  je  puis  tout  endurer  maintenant. 

Israel.  —  Kli  bien  I  vous  n'avez  qu'un  mot  h  dire  pour  punir  et 
venger...  je  ne  dis  pas  mon  injure,  qui  est  peu  de  cliosc  (car  un 
coup  n'est  rien  ,  quelipie  bonté  qui  s'y  attache,  (juand  l'Injure  s'a- 
dresse à  un  être  au'^si  rlo'lif  que  moi  j,  mais  le  lâche  outrage  fait  à 
voire  dignité  cl  h  vohf  iiersonne. 

Le  doge.  — Tu  exagoros  mon  pouvoir,  qui  n'o^'  in. 

Colle  loque  n'a  rien  de  l'oinumn  avec  la  couronne  ■  :■; 

ce  manteau  peut  exciter  la  compassion  ;i  au^si  ju-  irs 

haillons  d'un  mendiant,  c't  même  plus  juslcmcni  cuc'.ie  ,  c.ir  b's 
guenilles  d'un  indigent  lui  appartiennent,  et  cellos-ci  ne  sont  que 
prêtées  h  la  pauvre  marionnette,  dont  le  rAjp  ci  la  puissance  se 
bornent  à  porter  celle  hermine. 

Israël.  —  Voiidriez-vous  être  roi? 

Le  doge.  —  Oui...  d'un  peuple  heureux. 

Israel.  — Voudriez-vous  être  souverain  scigD«ur  de  Venise? 

LeVoge.  —  Oui ,  ù  condition  qu"  le  peuple  partageât  cette  sou- 
veraineté, et  que  ni  lui  ni  moi  ne  fussions  plus  les  esclaves  de  celle 
liyiiro  gigantesque  de  l'arislocralio  dont  los  lûtes  venimeuses  exha- 
lent parmi  nous  des  vapeurs  peslileniicllos. 

Israel.  —  Cependant  vous  êtes  né.  vous  avez  vécu  patricien. 

Le  docb.  —  Pour  mon  malheur,  je  suis  né  Ici;  mon  origine,  en 
me  désignant  pour  être  doge,  m'a  exposé  à  l'insulte.  Mais  si  j'ai 
travaillé  et  combattu,  c'est  pour  Venise  cl  les  Vénitiens,  el  non  pour 
le  sénat  :  je  n'ai  jamais  eu  en  vue  que  le  bien  public  et  ma  propre 
gloire.  Si  j'ai  versé  mon  sang  sur  les  champs  de  bataille ,  si  j'ai 
commandé  et  vaincu  ,  si  dans  mes  négoojations  j'ai  fait  conclure  ou 
refuser  la  paix,  selon  (pje  Icxigeaienl  les  intérêts  de  mon  pa>s  :  si, 
pendant  près  de  soixante  ans  de  services  non  interrompus,  j'ai  tra- 
versé les  terres  et  les  mers.  c'éUiit  pour  Venise  seule,  pour  la  patrie 
de  mes  pères  et  la  mionne;  je  me  trouvais  suffis:imment  recom- 
pensé lorsque ,  sur  l'azur  de  se-;  lagunes  ,  je  revoyais  de  loin  briller 
les  faîtes  de  ses  tours  bien-aimées.  Mes  sueurs  et  mon  sang  ne  cou- 
lèrent jamais  pour  une  caste,  pour  une  sect;  ou  pour  une  fartiun 
quelconque;  mais  veux-tu  savoir  pourquoi  j'ai  fait  tout  cela  ?  de- 
mande au  pélican  pourquoi  il  se  dechin:  le  soin  :  si  l'oiseau  pouvait 
répondre,  il  dirait  que  c'est  pour  tous  ses  enfants,  sans  en  cxce|)tiT 
un  seul. 

Israel.  — El  néanmoins  ils  vous  ont  fait  duc. 

Le  doge  — C'est  vrai  !  Je  ne  le  cbercbais  pas  :  ces  chaînes  dor  ' 
sont  venues  me  trouver  à  mon  retour  clo  l'ambassade  de  Rome  ; 
jusque-lh  ne  mêlant  jamais  refusé  ;i  aucune  fatigue,  ii  aucun  fanl 
imposé  par  l'Etal,  je  crus,  malgré  mon  grand  àne.  devoir  on. 
accepter  cette  charge,  la  plus  élevée  de  toutes  en  apparence,  n 
la  dernière  en  elTel  par  los  devoirs  cl  les  humiliations  qu'elle  i 
pose  ;  je  t'en  prends  toi-même  à  témoin,  toi,  mon  sujet  outrage  :  j 
ne  puis  obtenir  justice  ni  pour  toi  ni  pour  moi-même. 

Israel.  —  Vous  la  ferez  vous-même  h  l'un  et  à  l'.iutre ,  si  v.  m 
le  voulez,  ainsi  qu'à  des  milliers  d'opprimés,  qui  n'attendent  qu'un 
signal... 'Voulez-vous  le  donner? 

Le  doge.  — Tes  paroles  sont  une  énigme  pour  moi. 

Israel.  —  Je  vais  los  rendre  claires  au  péril  de  ma  vie ,  si  vous 
daignez  me  prêter  une  oreille  atlenlive. 

Le  doge.  —  Poursuis. 

Israel. — Nous  ne  .sommes  pas  les  seuls  dans  Venise  qui  se  trouvent 
lé.sés,  outragés,  avilis,  foulés  aux  ]iicils  :  la  population  toul  entière  gé- 
mit, el  comprime  avec  peine  le  ressonlimenl  de  ses  injures;  les  trou- 
pes étrangères,  qu'entretient  lo  sénat,  réclamenl  l'arrioré  de  leur 
solde  :  les  marins  nationaux  et  les  soldais  de  la  milice  civique  pen- 
sent comme  leurs  amis  ;  car  quel  est  celui  d'entre  eux  iVint  les  frères, 
les  enfants,  le  [H-re,  la  femme  ou  la  sœur  n'ont  point  été  victimes  de 
l'oppression  ou  du  libertinage  des  patriciens?  La  malheureuse  issno 
de  la  guerre  contre  les  Génois,  soutenue  à  l'aide  du  sang  el  di:,- 
sueui's  du  peuple,  a  encore  augmenté  lo  mécontenleinent...  Mais 
j'oublie  qu'en  tenant  ce  Lingage,  c'est  mon  arrêt  de  mort  pcul-êire 
que  je  prononce  I 

Le  doge.  —  Après  ce  que  tu  as  soutTert...  lu  crains  de  mourir? 
Alors,  tais-toi,  continue  de  vivre,  et  laisse-loi  Irappcr  par  ceux  pour 
qui  tu  as  versé  ton  sang. 

Israel.  —  Non ,  je  parlerai  à  tout  risque,  et  si  dans  le  doge  de 
Venise  je  dois  trouver  un  délateur,  honte  cl  malheur  ;i  lui!  il  y 
perdra  ])lus  que  moi. 

Lu  doge.  —  Ne  crains  rien  de  ma  part,  continue  ! 

Israel.  —  Sachez  donc  qu'il  s'est  formé  une  société  de  frères  qui 
s'assemblent  en  secret,  enchaînés  par  un  serment,  cœurs  vaill.r. 
cl  fidèles,  hommes  qui  ont  éprouve  l'une  el  l'autre  fortune,  qui  .i 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


307 


Iniis longtemps  gémissaient  à  bon  droit  siu-  le  destin  de  Venise;  qui, 
l'ayant  servie  sous  tous  les  climats,  et  (léfendue  contre  les  ennemis 
du  dehors,  sont  prêts  à  la  défendre  également  contre  ses  ennemis 
intérieurs.  Peu  nombreux,  ils  le  sont  assez  toutefois  pour  le  but  qu'ils 
se  proposent.  Us  ont  des  armes,  des  ressources,  du  cœur,  des  espéran- 
ces, une  foi  vive  et  un  courage  patient. 

Le  doge.  — Q'attendent-ils  donc? 

ISR.\EL  —  L'heure  de  frapper. 

Le  doge,  à  part.  —  La  cloclic  de  Saint-Marc  la  sonnera. 

Israël.  —  J'ai  remis  en  votre  pouvoir  ma  vie,  mon  honneur, 
tontes  mes  espérances  terrestres,  dans  la  ferme  conviction  que  des 
injures  telles  que  les  nôtres,  nées  de  la  même  cause,  produiront 
une  seule  et  même  vengeance.  S'il  en  est  ainsi,  soyez  maintenant 
notre  chef...  et  plus  tard  notre  souverain. 

Le  doge.  —  Combien  êlcs-vous? 

Israël.  — Vous  aurez  ma  réponse  lorsque  j'aurai  la  vôtre. 

Le  DOGE.  —  Eh  quoi  !  des  menaces  ? 

Israel.  —  Non  pas,  une  résolution  !  Je  me  suis  livré  moi-même  ; 
mais  les  puits  mystérieux  creusés  sous  votie  palais,  les  cellules  non 
moins  terribles  appelées  «  les  toits  de  plomb  »  n'ont  point  de  tor- 
tures qui  puissent  me  faire  révéler  le  nom  d'un  seul  de  mes  com- 
jiliccs  ;  les  Pozzi  et  les  Piomhi  peuvent  m'arracber  du  sang,  mais 
une  délation,  jamais.  Je  franchirais  le  redoutable  pont  des  Soupirs, 
joyeux  de  penser  que  le  dernier  de  mes  gémissements  serait  aussi 
le  dernier  répété  par  l'écho  de  l'onde  stygicnne  qui  coule  entre  les 
bourreaux  et  les  victimes,  baignant  à  la  fois  les  murs  de  la  prison 
et  ceux  du  palais  :  des  amis  me  survivraient  pour  s'entretenir  de  ma 
mort  et  pour  la  venger. 

Le  doge.  —  Si  tels  sont  tes  projets,  si  tel  est  ton  pouvoir,  pour- 
quoi venir  ici  me  demander  une  justice  que  tu  vas  te  faire  toi- 
même  ? 

Israel.  —  Parce  que  l'homme  qui  demande  protection  à  l'auto- 
rité, montrant  par  là  même  sa  confiance  et  sa  soumission  à  cette 
autorité,  peut  diftlcilement  être  soupçonné  de  conspirer  contre  elle. 
Si  je  m'étais  trop  humblement  ré'sig'né  à  cet  outrage,  un  front  cha- 
grin, des  menaces  à  demi  articulées  m'auraient  bientôt  signalé  h 
l'inquisition  des  Quarante  ;  mais  une  plainte  bruyante,  quelque  pas- 
sionnée qu'en  soit  l'expression,  n'est  pas  h  craindre,  et  inspire  peu 
de  défiance.  Puis,  outre  ce  motif,  j'en  avais  un  autre. 

Le  doge.  —  Et  lequel  ? 

Israel.  —  Le  bruit  avait  couru  que  le  doge  était  irrité  de  l'acte 
des  avo;îadori  envoyant  aux  Quarante  le  jugement  de  Michel  Sténo; 
j'avais  servi  sous  vos  ordres,  je  vous  honorais,  et  savais  qu'on  ne 
vous  insulterait  pas  impunément,  étant  de  ceux  qui  rendent  au  dé- 
cuple le  bien  ou  le  mal  :  je  me  proposais  donc  de  vous  sonder  et  de 
vous  exciter  à  la  vengeance.  Maintenant  vous  savez  tout,  et  le  péril 
auquel  je  m'expose  vous  est  un  garant  do  la  vérité  de  mes  paroles. 

1,E  doge.  —  Tu  as  beaucoup  hasardé,  mais  c'est  ainsi  que  l'on 
peut  beaucoup  gagner;  pour  moi,  je  n'ai  qu'une  réponse  à  te  faire  ; 
ton  secret  est  en  sûreté. 

Israel.  —  Et  après  ? 

Le  doge.  — A  moins  que  tout  ne  me  soit  confié,  que  peux-tu  at- 
tendre de  plus? 

Israel.  — Vous  pouvez  vous  fier  h  qui  vous  livre  sa  vie. 

Le  doge.  —  Mais  il  faut  que  je  connaisse  votre  plan ,  les  noms  et 
le  nombre  des  conjurés;  alors  peut-être  consentirai-je  à  doubler 
ce  nombre  et  h  mûrir  vos  projets. 

Israel.  —  Nous  sommes  assez  de  soldats ,  et  vous  êtes  le  seul 
allié  que  nous  désirions. 

Le  doge.  —  Faites-moi  au  moins  connaître  vos  chefs? 

Israel. —  Je  le  ferai  sur  votre  assurance  formelle  de  garder  le 
secret. 

Le  doge.  — Quand?  où  ? 

Israel.  —  Cette  nuit  je  conduirai  à  votre  appartement  deux  des 
piincipaux  conjurés  ;  il  y  aurait  péril  à  en  amener  un  plus  grand 
nombre. 

Le  doge.  ^—  Arrête  !  il  faut  que  je  réHéchisse  à  cela.  Si  j'allais 
moi-même  au  milieu  de  vous  ? 

Israel.  —  Seul? 

Lu  DOGE. — Avec  mon  neveu. 

Israel  — Non,  quand  ce  serait  votre  fils. 

Le  doge.  —  Malheureux  !  oses-tu  bien  parler  de  mon  fils?  il  est 
mort  h  Sapienza,  lesarmes  à  la  main,  pour  cette  ingrate  République. 
Ob  !  que  n'est-il  vivant,  et  moi  dans  le  cercueil  !  ou  au  moins  que 
ne  pput-il  revivre  avant  que  je  descende  dans  la  tombe  I  je  n'aurais 
pas  besoin  de  recourir  h  l'aide  équivoque  des  étrangers  ! 

Israel.  —  Il  n'est  pas  un  de  ces  étrangers,  suspects  à  vos  yeux, 
qui  ne  vous  porte  une  affection  filiale,  pourvu  que  vous  leur  gardiez 
la  foi  d'un  père. 

Le  doge.  —  Le  sort  en  est  jeté.  Oiî  est  le  rendez-vous? 

Israel.  —  A  minuit,  je  viendrai  seul  et  masque  au  lieu  que  Votre 
Altesse  voudra  bien  me  désigner  ;  je  vous  y  attendrai  pour  vous  con- 
"duire  quelque  part  où  vous  recevrez  notre  hommage  et  jugerez  de 
pos  plans. 

Le  doge.  —  A  quelle  heure  la  lune  se  lèvc-lellc?    , 


_  Israel.  —  Tard;  mais  l'almosphère  est  brumeuse  et  sombre.  Le 
sirocco  règne. 

Le  doge. — A  minuit  donc,  près  de  l'église  où  dorment  mes  pères, 
et  qui  a  emprunte  son  double  nom  aux  apôtres  Jean  et  Paul;  dans 
l'étroit  canal  qui  l'avoisine,  se  glissera  silencieuse  une  gondole  à 
une  seule  rame.  Trouve-toi  là. 

Israel.  —  Je  n'y  manquerai  pas. 

Le  doge.  —  Maintenant,  tu  peux  te  retirer. 

Israel.  — Je  m'éloigne  avec  Vespoir  que  Votre  Altesse  persévérera 
dans  sa  grande  résolution.  Prince,  je  prends  congé  de  vous.  (/4- 
raèl  Bertuccio  sort.) 

Le  doge,  seiil.—  \  minuit,  près  de  l'église  deSaint-Jean-et-Saint- 
Paul  où  dorment  mes  nobles  ancêtres,  j'irai...  quoi  faire?  tenir  con- 
seil dans  l'ombre  avec  des  scélérats  vulgaires  qui  conspirent  la  ruine  de 
l'Etat. Mes  illustres  a'ir-ux,  parmi  lesquelsdeux  doges,  ne  sortiront-ils 
pas  de  leurs  caveaux  funèbres  pour  m'entraîner  dans  la  tombe  avec 
eux?  Plût  h  Dieu!  car  je  reposerais  honorablement  parmi  leurs 
mSnes  honorés.  Hélas  !  je  ne  dois  plus  penser  à  eux,  mais  à  ceux 
qui  m'ont  rendu  indigne  d'un  nom  aussi  glorieux  que  les  noms  con- 
sulaires gravés  sur  les  marbres  de  Rome...  Ah!  ce  nom,  je  lui  rendrai 
dans  nos  annalestout  son  ancien  lustre,  en  immolantà  ma  vengeance 
tout  ce  que  Venise  a  d'infâme  ,  et  en  donnant  la  liberté  au  reste... 
Hélas!  et  peut-être  aussi  le  livrerai-jc  aux  noires  calomnies  d'un 
monde  qui  n'épargne  jamais  un  vaincu,  et  juge  de  César  ou  de  Ca- 
tilina  par  ce  qu'il  prend  pour  la  pierre  de  touche  du  mérite....  le 
succès. 


ACTE   II. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Un  appartement  au  palais  ducal: 

AIVGIOLINA,  MARIANNA. 

Angiolina.  —  Qu'a  fait  répondre  le  doge? 

Marianna.  — Il  était  pour  l'instant  obligé  d'assister  à  une  conlé- 
rence  ;  mais  la  séance  doit  maintenant  être  terminée;  je  viens  de 
voir  les  sénateurs  s'embarquer  ;  on  aperçoit  encore  la  dornièio 
gondole  glissant  à  travers  la. foule  des  barques  dont  les  eaux  bril- 
lantes sont  parsemées. 

AxGioLiNA.  —  Plùt  au  ciel  qu'il  fût  de  retour!  je  le  trouve  bien 
agité  depuis  peu;  le  temps,  qui  n'a  point  dompté  son  naturel  ar- 
dent, qui  n'a  pas  même  affaibli  sa  constitution  physique  ,  soutenue 
merveilleusement  par  une  âme  si  active  et  si  inquiète  qu'elle  consu- 
merait un  corps  moins  robuste...  le  temps  paraît  avoir  peu  de  puis- 
sance sur  ses  ressentiments  et  ses  chagrins.  Différent  d'autres  carac- 
tères également  bouillants,  qui,  dans  le  premier  emportement  de  la 
passion,  exhalent  toute  leiu'  colère  ou  leur  douleur,  tout  en  lui 
porte  un  cachet  d'éternité  :  ses  pensées,  ses  sentiments,  ses  pas- 
sions bonnes  on  mauvaises  n'ont  rien  de  la  vieillesse  ;  et  son  front 
altier  porte  les  cicatrices  de  l'âme,  la  maturité  de  l'âge  et  non  sa  dé- 
crépitude. Depuis  quelque  temps,  il  est  moins  calme  que  de  coutume. 
Que  n'est-il  de  retour  auprès  de  moi!  car  seule  j'ai  quelque  pouvoir 
sur  son  esprit  troublé. 

Maria>"na.  —  Il  est  vrai.  Son  Altesse  a  été,  et  avec  raison,  gran- 
dement blessée  par  l'audace  de  Sténo  ;  mais  je  ne  doute  pas  qu'au 
moment  où  nous  parlons,  le  coupable  ne  soit  condamné  à  expier 
son  offense  par  un  châtiment  qui  fera  respecter  l'honneur  des  fem- 
mes et  la  noblesse  du  sang. 

Angiolina.  — L'insulte  était  grossière;  mais  ce  qui  m'a  vraiment 
affectée,  ce  n'est  pas  la  calomnie  effrontée  de  cet  audacieux  ,  c'est 
son  effet;  c'est  l'impression  profonde  qu'elle  a  produite  sur  l'âme 
de  Faliero,  cette  âme  fière,  irasciljle,  austère  pour  tout  autre  que 
pour  moi.  Je  tremble,  quand  je  réfléchis  aux  suites. 

I\Iarianna.  —Assurément  le  doge  n'a  aucun  motif  de  vous  soup- 
çonner. 

Angiolina. — Me  soupçonner,  moi!  Sténo  lui-même  ne  l'a  point 
osé.  Certes  ,  quand  il  se  glissa  furtivement,  à  la  clarté  de  la  lune,  ' 
pour  écrire  son  mensonge  ,  sa  conscience  dut  lui  reprochor  cette  ac: 
tion  ,  et   il  put  voir  dans  chaque  ombre  projetée  sur  la  muraille  un 
témoin  désapprobateur  de  sa  lâche  action. 

Marian.na.  —  Je  voudrais  qu'il  fût  sévèrement  puni. 

Angiolina.  —  Il  l'est. 

Marianna.  —  Quoi  donc?  la  sentence  est-elle  prononcée?  est- il 
condamné  ? 

Angiolina.  —  Je  l'ignore;  mais  il  a  été  signalé. 

Marianna.  — Jugez-vous  donc  que  ce  soit  unepunition  sufllsantc 
pour  une  telle  injure  ? 

ANGmLiNA.  — Je  ne  voudrais  pas  être  juge  dans  ma  propre  cause, 
et  je  ne  sais  quel  degré  de  châtiment  est  nécessaire  pour  faire  im- 
pression sur  des  âmes  comme  celle  de  Sténo  ;  mais  si  le  ressenti- 
ment de  l'insulte  ne  pénètre  pas  plus  avant  dans  l'âme  de  ses  jugea 


308 


LES  VKILLRES  LITTÉRAIRES  II.LU-îTRfiRS. 


quo  dans  h  niiiMino,  ils  l'aliar-ilonni'roiU,  pour totilc peine,  à  sa  con- 
fusion ou  Ji  son  cITriinIrric 

M^niANNA.  —  Qucli|uo  répnralion  est  pourtant  duc  h  la  vcrlu 
calomniée. 

Ammoi.ina.  —  Qu'psI-ccdoncqnp  la  vprlu,  sIpIIc  a  besoin  de  vic- 
linips,  ou  s'il  faut  iju'ellp  dépende  du  lanKa);o  des  huniines?  L'u  il- 
luslre  Koniain  distil  en  mourant  (|u"clle  n'était  qu'un  nom  :  elle 
ne  «croit  que  cela,  en  elTct,  si  le  souffle  de  la  parole  humaine  pou- 
vait la  faire  ou  la  défaire. 

Marianna.  — Ilien  des  femme»,  cependant ,  quoique  fidèles  et 
pures,  rc5!>cntiraient  profondénient  un  tel  oulrape;  et  des  dames 
moins  rigides,  comme  il  en  est  beaucoup  à  Venise  ,  demanderaient 
ïisiice  h  grands  eris. 

Angiqlina.  — Cela  prouve  qu'elles  prisent  le  nom  plus  que  la  rliose. 
Sans  doute,  les  premières  regardent  la  conservation  de  leur  hon- 
neur comme  une  tAclie  fort  difficile,  piiis(|ii'clles  veulent  le  voir 
entouré  d'une  auréide  de  gloire  ;  quant  à  celles  qui  ne  l'ont  point 
gardé,  elles  en  recherchent  l'apparence,  comme  un  ornement 
dont  elles  se  trouvent  bien  parées;   ces  personnes  vivent  dans  la 

Sensée  des  autres,  et  veulent  qu'on  les  croie  honnêtes,  comme  elles 
ésirent  paraître  bellp-s. 

Maiiianna.  —  Voilhd'élranges  Idées  pour  une  dame  patricienne. 

Angioi.ina.  — C'étaient  celles  de  mon  père,  c'est  le  .seul  héritage 
qu'il  mail  laissé  avec  son  nom. 

Mabianna.  —Femme  d'un  prince,  du  chef  de  la  République,  quel 
besoin  aviez-vous  d'une  dot?  ;     • 

Angiolina.  — Je  n'en  aurais  pas  souhaité,  lors  même  que  j'eusse 
épousé  un  simple  paysan;  mais  je  ne  sens  pas  moins  combien  je 
dois  d'amour  et  de  reconnaissance  i^irm  père  pour  ni'avoir  confiée 
à  l'ami  fidèle  et  dévoué  de  sa  jeunraRi,  au  comte  Val  di  Marino,  au- 
jourd'hui notre  doge. 

Mahianna.  —  Kt  avec  votre  main,  a-l-il  aussi  donne  votre  cœur? 

Angiolina.  —  La  main  n'eût  jamais  été  sans  le  cœur. 

Marian'na.  —  Néanmoins,  celte  étrange  disproportion  d'dge,  et, 
pcrmetlez-moi  d'ajoulcr,  le  peu  de  conformité  de  vos  cai-aèlères. 
pourraient  faire  douter  au  monde  qu'une  telle  union  fùl  propre  à 
Vous  donner  un  bonheur  conslanl  el  paisible. 

Angioli.na.  —  Le  monde  a  des  pensées  mondaines  ;  mais  mon 
cœur  s'est  toujours  renfermé  dans  le  cercle  de  mes  devoirs,  qui  sont 
nombreux,  mais  non  difliciles. 

Marianna.  —  L'aimez-vous? 

Anmolina.  —J'aime  loutes  les  noblesqualilésqui  méritentrafTec- 
tioii  ;  el  j'aimais  mon  père  qui,  le  premier,  m'apprit  à  disiinguer  ce 
que  nous  devons  chérir  dans  autrui ,  et  à  comprimer  tool  ce  qui 
pourrait  abai.sser  les  meilleurs  et  les  plus  purs  senliu-.enls  de  notre 
nature.  11  accorda  ma  main  à  Kaliero  :  il  l'avait  connu  noble, 
brave,  généreux,  riche  de  loiiles  les  qualités  du  soblul,  du  ciloven, 
de  l'ami;  je  l'ai  trouvé  en  tout  tel  que  me  l'avait  repré.'-enté  inon 
père.  Ses  défauts  sont  ceux  des  .'unes  fières,  élevées  dans  l'habilude 
du  commandement  :  un  excès  d'(irgueil,  des  passions  iinpétucu.ses, 
développées  par  une  existence  patricienne,  au  sein  îles  orages  de  la 
politique  et  de  la  guerre;  enfin  un  vif  .sentiment  de  l'honneur  qui , 
renfermé  dans  de  justes  limites,  est  un  devoir,  mais  qui  lievienl  un 
\ice  lorsqu'on  l'eïagère;  et  c  est  ce  que  je  redoute  en  lui.  Puis  il  a 
toujours  été  emporté  ;  mais  ce  défaut,  il  le  rachète  par  une  si  grande 
nolilesse  de  caractère,  que  la  nliis  inconstante  des  républiques  lui 
a  prodigué  loules  les  hautes  cliargcs  de  l'iilal,  depuis  sa  première 
campagne  jusqu'il  sa  dernière  ambassade  ,  au  retour  de  laquelle  la 
dignilédedoge  lui  a  été  décernée. 

Marianna.  —  Mais  antérieurement  à  ce  mariage,  votre  cœur  n'a- 
vait-il point  battu  pour  quelque  noble  et  jeune  cavalier;  ou,  depuis, 
n'avcz-vous  vu  personne  qui  put  firétendre  h  la  main  de  la  tille  de 
Lorrdan  ,  si  cette  main  était  encore  à  donner? 

Angiolina.  —  J'ai  répondu  îi  votre  première  question  en  parlant 
de  mon  mariage. 

Marianna.  —  lîl  la  seconde? 

An(;ioi.ixa.  —  N'exige  pas  de  réponse. 

Mahianna.  —  Pardonnez-moi  si  je  vous  ai  Offensée. 

Angiolina.  —  Ce  n'est  point  du  déplaisir  que  j'éprouve  ,  mais  de 
l'étonné  rent  :  j'ignorais  qu  il  fût  permis  à  un  ca  ur  soumis  aux 
lois  de  l'hymen  d'arrêter  sa  pensée  sur  une  autre  liaison  pos.sible, 
et  de  s'occuper  d'autre  chose  que  de  l'objet  de  son  premier  choix. 

Marianna,  — Ah!  ce  premier  choix  lui-môme  fait  souvent  penser 
que  s'il  était  h  refaire,  on  choisirait  plus  sagement. 

Anoioi.ina.  —  Cela  se  peut.  Ue  telles  pensées  ne  me  sont  jamais 
venues. 

Marianna.  —  Voici  le  doge....  dois-je  me  retirer? 

Angiolina.  —  Il  vaut  peut-être  mieux  que  vous  me  quittiez  ;  il 
semble  absorbé  dans  ses  léHexions...  Comme  il  a  I  air  préoccupé. 
[Marianna  sort.  Entrent  le  Doge  et  I'iktro.) 

I.K  DORE,  se  parlant  à  lui-métne.  —  Il  y  a  maintenant  à  l'arsenal  un 
certain  Thilippe  Calendaro  ,  qui  commande  quatre-vingts  hommes, 
tt  eveice  une  grande  infiueiiee  sur  l'esprit  de  ses  camarades:  c  est, 
dit-on,  un  homme  hardi  el  populaire,  aussi  résolu  (jue discret  :  il  se- 


rait bon  de  nous  l'adjoindre;  déji  gans  doulc  Israël  s'cs!  a«s:irj 
de  lui;  mais  il  con\iendrail  de 

PiKTRo  — Pardon,  seigneur,  si  j'inicrromps  vo»  méjjialioiis; 
le  noble  llertuccio,  votre  parent,  m'a  chargé  de  vou8  demander  une 
heure  iii'i  il  pui.ssc  s'entretenir  avec  vous. 

l.R  Dooi:.  —  Au  coucher  du  soleil...  Attends  un  peu  ..  \Ojrons  ... 
dis-lui  de  venir  h  la  seconde  heure  de  la  nuit.         [Piétrusurt.] 

Angiolina.  —  Monseigneur  I 

Lk  dock.  —  Ma  chèie  enfant,  pardonnez-moi....  pourquoi  rester 
ainsi  h  l'écart?...  je  ne  vous  voyais  pas. 

Angiolina.  —  Vous  étiez  plongé  dans  vos  rédexions,  et  I  homme 
qui  vient  de  s'éloigner  pouvait  avoir  des  communications  impor- 
tantes h  vous  faire. Je  n'ai  pas  voulu  linterromprepcndant  qu  ils'ac- 
(lulttail  envers  vous  de  ses  devoirs  et  de  ceux  du  sénat. 

Le  noGE.  —  Les  devoirs  du  sénat  I  vous  vous  méprenez,  UMn  en- 
fant, c'est  nous  qui  avons  envers  le  sénat  des  devoirs  à  reiii|iliil 

Angiolina.  —  Je  croyais  que  le  duc  commandait  à  Venis-. 

Le  iiOGE.  —  Il  y  commandera....  .Mais  laissons  cela...  oeeupons- 
nous  de  choses  plus  gaies.  Comment  vous  trouvez-vous?  Hti's  vous 
sortie?  le  jour  est  sombre  ;  mais  le  calme  de  l'onde  est  favorable  à 
la  promenade  en  gondole.  Avez-vous  reçu  vos  amies,  ou  la  musi- 
que a-l-elle  charmé  votre  matinée  solitaire?  Parlez,  y  a-t-il  quel- 
que chose  que  le  doge  puis.se  faire  pour  vous  dans  le  cercbi  étroit 
de  son  pouvoir?  Quelles  splendeurs  permises  ,  quels  honnêtes  plai- 
sirs, en  société  ou  seule,  pourraient  donner  un  peu  de  joie  ii  votre 
cœur  et  le  dédommager  des  heures  pénibles  passées  dans  la  com- 
pagnie d'un  vieillard  trop  souvent  consumé  de  graves  soucis?  Par- 
iez, vous  serez  satisfaite. 

Angiolina.  —  Vous  êtes  toujours  si  bon  pour  moil  je  n'ai  rien 
h  désirer,  ni  à  demander,  si  ce  n'est  de  vous  voir  plus  souvent,  et 
de  vous  trouver  plus  calme. 

Le  noGE.  —  Plus  calme? 

Angiolina. — Oui ,  plus  calme,  monseigneur...  Pourquoi  cher- 
chez-vous la  solitude?  Pourquoi  vous  voit-on  marcher  seul?  Pour- 
quoi sur  votre  visage  ces  émotions  violentes,  qui,  sans  se  irahir  en- 
tièrement, ne  laissent  que  tro|)  percer... 

Le  doge.  —  Percer!...  quoi'..   Que  laissent-elles  percer? 

Angiolina.  —  Un  cœur  mal  à  l'aise. 

Le  noGE.  —  Ce  n'est  rien  ,  mon  enfant....  mais  vous  savez  quels 
soucis  journaliers  pèsent  sur  les  chefs  de  celle  malheureuse  llépii- 
blique,  attaquée  au-dehors  ijarles  Génois,  au -dedans  par  les  mécon- 
tents.. .  voilà  ce  qui  me  rend  plus  pensif  et  moins  calme  que 
d  habitude. 

Angiolina.  — Ces  motifs  d'inquiétude  existent  de  longue  date,  et 
c'est  depuis  peu  de  jours  seulement  que  je  vous  vois  ainsi.  Pardon- 
nez-moi, je  lis  au  fond  de  vos  préoccupations  quelque  cliK.se  de 
plus  que  vos  devoirs  publics;  une  longue  habitude  cl  des  talents 
tels  que  les  vôtres  vous  ont  rendu  ces  travaux  f.iciles,  el  même  né- 
cessaires pour  nourrir  l'énergie  de  votre  Ame.  Ni  les  périls  intérieurs 
ni  les  hostilités  des  Etals  voisins  ne  sauraient  vous  affecter  ainsi, 
vous  qu'aucune  tempêle  n'a  pu  abattre  ;  vous  qui ,  sur  la  route  es- 
carpée du  pouvoir,  n'avez  jamais  manqué  il'haleine  ;  qui,  arrivé  au 
.sommet,  pouvez  regarder  à  vos  pieds  d'un  œil  calme  et  sans  éprou- 
ver de  vertige.  Si  les  galères  de  Gènes  fioltaienl  dans  le  pi)rt,  si  la 
guerre  civile  hurlait  sur  la  place  Saint-Marc,  vous  ne  seriez  pas 
homme  h  défaillir;  mais  vous  tomberiez  comme  vous  êtes  monté, 
en  conservant  un  front  inaltérable...  Vos  émotions  actuelles  sont 
d'une  nature  différente  :  l'orgueil  souffre  en  vous,  et  non  lu  pa- 
triotisme. 

Le  DOGE. —  L'orgueil  !  Angiolina;  hélas!  on  ne  m'en  a  pas  laissé. 

An<,iolina.  — Oui  ..  ce  péché  qui  a  causé  l.i  chute  des  anges,  cl 
auquel  sont  exposés  surtout  les  mortels  qui  se  rappruchcnl  de  la 
nature  des  anges  ;  les  petits  ne  sont  que  vains,  les  grands  sont  or- 
gueilleux... 

Le  iioGE.  —  J'avais  l'orgueil  de  l'honneur,  de  votre  honneur, 
Angiolina,  profondément  enraciné  dans  mon  àme!...  Mais  chan- 
geons de  sujet. 

Angiolina.  —  Oh!  non!...  vous  m'avez  admise  avec  bonté  au 
partage  de  vos  joies;  que  je  ne  sois  pas  exclue  de  vos  aftliitions. 
S'il  s  agissait  d'affaires  publiques  .  vous  savez  que  je  n'ai  jamais 
cherché  ,  que  je  ne  chercherai  jamais  à  vous  arracher  une  seule 
parole;  mais  vos  chagrins  sont  évidemment  d'une  nature  privée; 
il  m'appartient  d'en  alléger  ou  d'en  partager  le  f.irdeaii.  Depuis  le 
jour  où  la  calomnie  insensée  de  Sleiio  est  venue  troubler  votre 
repos  ,  vous  êtes  bien  changé  ,  el  je  voudrais,  par  mes  soins  ,  vous 
ramener  à  ce  que  vous  étiez. 

Le  DOGE.  —  a  ce  que  j'étais!....  vous  a-t-on  dit  la  peine  pro- 
noncée contre  Sténo? 

Angiolina.  —  Non. 

Le  doge.  —  Un  mois  d'arrêts. 

Angiolina.  —  N'est-ce  pas  assez? 

Le  DOGE. — Assez!...  oui.  pour  un  esclave  ivre  qui ,  .sous  le 
fouet,  murmure  contre  son  maître;  mais  non  pour  un  imposteur, 
un  scélérat  qui,  froiilement  et  de  propos  délibéré,  vient  ûéirir  l'hon- 
neur d'une  nob^c  dame  et  d'un  prince... 


ŒUVUliS  COMPLÈTliS  DE  LOlU)  lîYllON. 


309 


AxGioi.iXA.  — Vn  patricien  convaincu  d'iniposlure  me  semlilerait 
suflisaiiiiuoiii  piiiii  :  l'iile  peine  Bit  légère  ,  comparée  à  la  perle  de 
riioiineiir. 

Le  DOGi;.  —  De  telles  gens  n'ont  point  d'honneur;  une  vie  mépii- 
sable,  voilà  tout  ce  qu'ils  ont....  et  on  la  leur  lais.'^e  I 

Angiou.nw.  —  Vous  ne  voudriez  pas,  sans  doute,  qu'il  mourût 
pour  celle  offense"? 

Le  DOGt:.  — Maintenant,  non....  puisqu'il  est  encore  vivant ,  je 
consens  volontiers  à  le  laisser  vivre  autant  qu'il  pourra  :  il  a 
cessé  de  mériter  la  mort;  la  protection  donnée  au  coupable  est  la 
condamnation  de  ses  juges;  il  est  innocent,  lui,  car  à  présent  son 
crii-e  est  devenu  le  leur. 

Angiolina.  —Oh  !  lout  impudent  calomniateur  qu'il  est,  si  ce 
jeune  audacieux  avait  payé  de  son  sang  son  absurde  mensonge  ,  il 
n'y  aurait  plus  pour  moi  un  seul  moment  de  joie  ou  de  sommeil 
paisible. 

Le  doge.  —  La  loi  divine  n'ordonne-t-elle  pas  que  le  sang  soit 
paye  par  le  sang?  Celui  qui  calomnie  ne  tue-t-il  pas  plus  encore 
que  celui  qui  poignarde'?  Quand  un  homme  est  frappé,  est-ce  la 
douleur  du  coup  ou  la  honte  qui  s'y  attache  qui  en  fait  une  mor- 
telle injure  ?  Les  lois  humaines  ne  veulenl-elb\s  pas  que  l'honneur 
soit  venge  par  le  sang?  et  ce  sang  ne  coule-t-il  pas  pour  bien 
moins  que  1  honneur,  pour  un  peu  d'or?  C'est  encore  au  prix  du 
sang  que  la  lui  des  nations  punit  la  trahison.  N'est-ce  rien  que 
d  avoir  mis  du  poison  dans  ces  veines  où  coulait  la  santé?  Nest-ce 
rien  que  d'avuir  souillé  votre  nom  et  le  mien...  les  deux  plus  no- 
bles de  Venise?  N'est  ce  rien  que  d  avoir  fait  d'un  prince  la  risée 
de  son  peuple,  d  avoir  méconnu  le  respect  que  le  genre  humain 
accorde  à  la  jeunesse  dans  la  femme,  h  la  vieillesse  dans  l'homme 
a  I  innocence  dans  voire  sexe,  à  la  dignité  dans  le  nôtre?....  Mais 
ceux  qui  I  ont  épargné  devront  prendre  garde  à  cuxl  . 

AxciOLiNA.— Leciel  nous  enjoint  de  pardonner  h  nos  ennemis. 

Le  doge.  — Le  ciel  pardonne-t-il  aux  siens?  Salan  a-l-il  échappé 
a  la  culcre  éternelle? 

Angiolina.  —Ne  parlez  point  avec  cet  emportement  ;  Dieu  vous 
pardonnera  comme  à  vos  adversaires. 

Le  doge.  — Ainsi  suit-il!  que  le  ciel  leur  pardonne! 

Angiolixa.  —  Kt  vous,  leur  pardonnerez- vous? 

Le  doge.  —  Oui,  quand  ils  seront  au  ciel. 

Angiolina.  —  Et  pas  avant  ? 

Le  doge.—  Que  leur  importe  mon  par,!on,  le  pardon  d'un  vieil- 
lard use,  méprise,  repous^e,  outragé?  qu'importe  mon  pardon  ou 
mon  ressentiment,  tous  deux  impuissants  et  indi^'nes  d'attention  ' 
i  ai  trop  longtemps  vécu.  ...  Mais  parlons  d  autre  chose....  mou  en- 
fant! mon  épouse  outragée,  tille  de  Lorédan,  le  brave,  le  chevale- 
rct^iiue.  Ah!  certes,  quand  ton  père  t'unissait  à  son  ami,  il  étailbien 
loin  de  prévoir  qu  il  te  vouait  au  déshonneur...  hélas'  au  déshon- 
neur non  mente,  car  tu  es  sans  tacl  c  Tout  autre  que  le  dnse  étant 
ton  époux  à  Venise,  cet  outrage,  celle  flétrissure,  ce  blasphème  ne 
lussent  jamais  descendus  sur  toi.  Uh  !  si  jeune,  si  belle  si  ver- 
tueuse, si  pure,  essuyer  cet  affront,  et  n'èlrj  pas  vengée!  '  " 

Angiolina. —  Je  suis  irop  bien  vengée,  car  vous  m'aimez  et  m'ho- 
norez encore  ;  et  votre  confiance  ne  m'est  pas  retirée  et  tout  le 
monde  sait  que  vous  êtes  juste  et  que  je  suis  fidèle.  Que  puis-ie  de- 
mander, que  pouvez-vous  exiger  de  plus? 

Le  doge.  —Tout  va  bien,  tout  ira  peut-être  mieux  encore  ■  mais 
quoi  qu  il  arrive,  vous,  du  moins;  Angiolina,  veuillez  être  indul- 
gente envers  ma  mémoire. 

Angiolixa.  —  l'ourquoi  me  parlez-vous  ainsi  ? 

Le  dogk.  —  11  n'importe  pourquoi  ;  mais  quelle  que  soit  fnpinion 
des  autres  a  mon  égard  ,  je  voudrais  garder  votre  estime  maintenant 
et  après  ma  mort. 

Angiolina.  —  Pourquoi  en  douteriez-vous  ?  vous  a-t-ellc  iamais 
manque?  -' 

Le  doge.  —Approchez,  mon  enfant;  j'ai  quelque  chose  à  vous 
dire.  Notre  père  était  mon  ami;  les  vicissitudes  de  la  fortune  le 
rendiientmon  oblige  pourquelques-uns  de  ces  services  qui  unissent 
plus  étroitement  les  cœurs  vertueux.  Quand,  sous  le  poids  de  sa 
dernière  maladie,  il  désira  notre  union,  ce  n'était  pas  pour  sacqui"t- 
ler  env.rs  moi  :  sa  loyale  amitié  m'avait  depuis  longtemps  p-iyé- 
son  but  était  d'assurer  à  votre  beauté  orpheline  un  honorable  abri 
contre  les  dangers  qui  dans  ce  nid  de  scorpions  assiègent  une  jeune 
lille  isolée  et  sans  lurtune.  Je  ne  pensais  point  comme  lui  ■  mais  je 
ne  voulus  pas  contrarier  une  espérance  qui  adoucissait  ses'dernieis 
moments. 

Angiolina.  —  Je  n'ai  pas  oublié  avec  quelle  noble  délicatesse 
vousmedemandàtes  de  declarer  si  mon  jeunecœur  nourrissait  quelque 
secrete  prclerence  à  laquelle  j'attachasse  mou  bonheur  ni  l'offre 
que  vous  me  files  dune  dot  capable  de  m'égaler  aux 'plus  hauts 
partis  de  Unise,  renonçant  vous-même  à  tous  les  droits  que  vjus 
teniez  des  dernières  volontés  de  mon  père. 

'-'^..P^.'^f- — •'«,."6  cédai  donc  pas  aux  honteux  caprices,  aux 
appelils  libertins  d  un  Meillard,  en  convoitant  une  beauté  virginale 
ces  passions  ,  je  les  avais  domptées  dans  ma  plus  fougueu'^e  jeu- 
nesse ;  mon  vieil  âge  n'était  point  infecté  de  celle  lèpre  delu.xuiequi 


souille  les  cheveux  blancs  des  hommes  vicieux,  qui  leur  fait  vider 
jusqn  à  la  lie  la  coupe  des  plaisirs  pour  y  trouver  un  bonheur  qi:i 
n  est  plus  ;  qui  leur  fait  acheter  par  un  égo'i'sle  hvinen  quelque  jeune 
victime,  trop  faible  pour  refuser  un  honnête  établisseraenl ,  Irop 
sensible  pour  ne  pas  se  trouver  malheureuse.  Tel  ne  fut  pas  noire 
hymenée  :  je  vous  laissai  libre  dans  votre  choix,  et  vous  confirmâtes 
celui  de  votre  père. 

Angiolina.  —  Je  le  fis  et  je  le  ferais  encore ,  h  la  face  de  la  terra 
et  du  ciel  ;  je  n'ai  jamais  eu  de  regret  pour  moi ,  mais  quelquefois 
pour  vous,  en  songeant  aux  inquiétudes  qui  vous  agitent. 

Le  doge.  —  Je  savais  que  mon  cœur  ne  s'endurcirait  jamais  en- 
vers vous  ;  je  savais  que  ma  vie  ne  vous  importunerait  pas  long- 
temps :  libre  un  jour,  la  fille  de  mon  plus  ancien  ami,  sa  digne  fille, 
plus  riche  à  la  fois  et  plus  formée,  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté  de 
femme,  éclairée  par  ces  années  d'épreuves,  héritière  du  nom  et  de 
la  fortune  d'un  prince,  et,  pour  prix  de  quelques  tristes  années 
passées  aux  côtés  d'un  vieillard,  mise  à  l'abri  de  tous  les  efforts  que 
pourraient  soulever  contre  ses  droits  les  chicanes  de  la  loi  et  des 
parents  envieux  ;  la  fille  de  mon  meilleur  ami  pourrait,  dis-je,  faire 
un  second  choix  plus  convenable  sous  le  rapport  de  l'Sge  et  non 
moins  digne  de  ses  affections. 

A.NGioLiNA.  — Seigneur,  pour  accomplir  tous  mes  devoirs  et  vous 
donner  ma  foi,  je  n'ai  consulté  que  mon  cœur  et  le  désir  de  mon 
père  sanctifié  par  ses  dernières  paroles.  D'ambitieuses  espérances 
ne  iroublèreul  jamais  mes  songes;  et  si  jamais  arrivait  l'heure  fu- 
neste dont  vous  parlez,  je  saurais  le  prouver. 

Le  doge.  —Je  vous  crois;  je  connais  votre  sincérité.  Quant  à 
l'amour,  l'amour  romanesque,  je  savais  dès  ma  jeunesse  que  ce  n'é- 
tait qu'une  illusion,  jamais  je  ne  l'avai.s  vu  durable,  mais  Irop  sou- 
vent lalal;  il  ne  m'avait  point  séduit  dans  le  feu  de  l'âge,  et  ce  n'est 
pas  maintenant  qu'il  eût  pu  me  séduire.  Vous  entourer  de  respect 
et  de  tendres  alternions,  veiller  assidûment  à  votre  bonheur,  com- 
bler vos  innocents  désirs,  caresser  vos  vertus,  étendre  sur  vous  une 
sollicitude  inaperçue,  et  corriger  ces  petits  défauts  auxqueU  la  jeu- 
nesse est  sujette ,  non  pas  en  les  réprimant  durement ,  mai»  en  les 
redressant  peu  à  peu,  afin  que  votre  changement  vous  semble  l'effet 
de  votre  libre  arbitre;  mettre  enfin  mon  orgueil ,  ntfn  d^ns  vcitra 
beauté,  mais  dans  votre  conduite;  vous  prodiguer  ma  confiance... 
une  tendresse  patriarcale...  plutôt  qu'un  aveugle  hommage,  tels 
elaisut  les  moyens  par  où  je  voulais  obtenir  voire  confiance. 

Angiolina.  —  Vous  lavez  toujours  eue. 

Le  doge.  —  Je  la  pense,  car  en  m'ac.ceplant  vous  connaissiez  la 
disproportion  de  nos  Ages,  et  vous  ne  m'en  avez_pas  moins  accepté. 
Je  ne  fondais  pas  ma  confiance  sur  mes  qualiks  personnelles,  et 
ce  n'est  pas  sur  elles,  ni  sur  les  avantages  extérieurs,  que  je'me 
reposerais  si  j'étais  encore  dans  mon  vingl-cinquième  printemps; 
c]est  an  sang  de  Lorédan,  ce  sang  pur  qui  coulait  dans  vos  veines,' 
c'est  à  l'àme  que  Dieu  vous  a  donnée...  aux  principes  transmis 
par  votre  père...  à  voire  croyance  au  ciel,  à  vos  douces  vertus...  à 
votre  foi,  à  voire  honneur,  que  le  mien  se  confiait. 

Angiolina.  —  Et  vous  aviez  raison  I  Je  vous  remercie  de  cette 
confiance  qui  a  fortifié  mon  estime. 

Le  doge. — Partout  où  l'honneur  est  inné,  corroboré  pas  do 
sages  principes,  la  fidélité  conjugale  est  assise  sur  un  roc  inébran- 
lable ;  mais  où  il  n'est  pas,  où  fermentent  les  pensées  légères,  où  la 
vanité  des  plaisirs  mondains  empoisonne  le  cœur,  où  l'âme  est 
assailliepar  les  désirs  des  sens,  insensé  qui  demande  des  vertus 
chastes  à  un  sang  infecté,  quand  même  le  mariage  aurait  couronné 
la  passion  la  plus  ardente.  Le  dieu  do  la  jioésie  lui-même  revêlanl 
toute  la  beauté  de  son  marbre  di\in,  ouAlcidc,  ledemi-dieu,  dans  sa 
virilité  majestueuse  et  plus  qu'humaine,  ne  suffiraient  point  à  en- 
chaîner un  cœur  où  manque  la  vertu.  La  persévérance  constitue  la 
vertu  et  en  est  le  signe  :  le  vice  ne  peut  se  fixer,  la  vertu  ne  peut 
changer.  La  femme  qui  a  succombé  une  fois  succombera  toujours; 
car  il  faut  au  vice  de  la  diversité,  tandis  que  la  vertu  reste  immo- 
bile comme  le  soleil ,  et  tout  ce  qui  se  meut  autour  d'elle  lire  de  sa 
présence  la  vie,  la  lumière  et  la  gloire. 

Angiolina.  —  Pensant  ainsi,  sentant  si  hien  cette  vérité  dans  les 
autres,  pourquoi  (je  vous  prie  de  m'excuser,  seigneur),  pourquoi 
vous  abandonner  à  la  plus  violente,  à  la  plus  fatale  des  passions? 
Pourquoi  vos  augustes  pensées  sont-elles  troublées  par  une  haine 
implacable  contre  un  être  aussi  chélif  que  Sténo? 

Le  doge.  —  Vous  êtes  dans  l'erreur,  Angiolina.  Ce  n'est  pas 
Sténo  contre  qui  s'élève  ainsi  ma  colère;  si'c'était  lui,  bientôt... 
mais  laissons  cela. 

Angiolina.  —  Quel  est  donc  le  motif  qui  vous  affecte  s;  profon- 
dément? 

I,Ë  doge.—  La  majesté  de  Venise  violée  à  la  fois  dans  son  prince 
et  les  lois.  ' 

Angiolina.  —  Hélas!  pourquoi  prendre  la  chose  ainsi? 

Le  doge.  —  Celte  pensée  me  poursuivra  jusqu'à Mais  reve- 
nons à  notre  eulrelien.  Ayant  pesé  toutes  ces  raisons,  je  vous  épou- 
sai. Le  monde  rendit  justice  à  mes  motifs;  ma  conduite  prouva 
qu'il  ne  se  trompait  pas,  et  la  vôtre  fut  au-dessus  de  tout  éloge. 
Vous  eûtes  pleine  liberté...  respecte!  confiance  absolue  vous  furent 


:ilo 


LES  VEILLfilîS  LmÉllAlIlKS  ILLUSTIlKES. 


iirrip|(|(>s  |nr  iitf'i  cl  l''?  niions;  bref,  issue  de  ce  sang  i|iii  ilonna 
cli"i  iirincfs  il  1.1  Ui''piil)lii|iic  cl  lll•lr^^^!l  Ji-s  nils  aux  rives  (Iranf^ros, 
'iMis  vrtiiH  iniiiili.Vi«i  I'll  loiii  la  [ireniitrc  di's  dniuc8  de  Venise. 

\N<iioLi.\A.  — Où  voulez-vous  en  venir  ? 

I.K  oiMiK .  —  A  cello  conclusion...  (ju'il  a  ruITI  du  souffle  d'un 
sci'liT.it  i"iiir  fif-trW  tout  cela...  un  inisc'r.iMc,  nui  par  son  impu- 
dciicc,  au  iiiiliru  ilc  noire  pramlc  fiiU;,  iiiavail  forcé  de  le  nicltrt;  .'i 
la  n'irte,  pour  lui  apprendre  îi  se  rniiduirc  ccjuvenableiii'-iit  dans  li; 
palais  durai  l'n  pareil  ilre  laissera  sur  lu  mur  le  uioricl  venin  du 
Sun  cour  plein  de  fiel,  cl  le  iinisun  circulera  parloul!  el  I  iniiocenrc 
delà  femme,  l'honneur  di-  lliomme  devifuuronl  le  jouet  du  pre- 
mier venu  !  el  le  iloiilili^  frl'Ui,  april-s  avoir  iiisuiti  la  luodeslie  \ir- 
pinale  par  un  affront  ^riossier  fait  aux  dciiioiscll''s  de  votre  suite,  on 
présence  de  nos  ;;i;iililfhoMines,  de  nos  plus  noLles  dann'P,  se  \cn- 
pera  de  sa  trop  juste  expulsion  en  imprimant  une  puhliiiuc  souil- 
lure h  l'épouse  de  son  souverain,  et  il  sera  absous  par  ses  pairs! 

Angioli.va.  —  Slais  il  a  clé  condamné  h  remprisonuemcnt. 

Lu  no(ji:  —  Pour  de  tels  êtres,  ce  n'est  là  qu'une  absolution;  cl 
la  courte  durée  de  sa  prétendue  capliviié  se  passera  dans  un  jialais. 
Mais  ne  parlons  pas  do  lui,  c'est  .le  vous  maiutenant  qu'il  s'agil. 

An(.ioi.i.\\.  —  De  moi,  seigneur? 

I.u  no(;E.  —  Oui,  Angiolina.  Ne  sojoz  point  surprise;  j'ai  différé 
celle  communication  autant  que  je  l'ai  pu  ;  mais  je  sens  que  ma  vie 
approche  dcson  terme,  et  je  désirerais  être  assure  que  vous  suiviez 
les  instructions  consignées  dans  cet  écrit...  Ç//  lui  remet  un papkr.) 
Ne  craigne/  i  ien  ;  tout  est  dans  votre  intcrôt  :  prenez-en  icclure 
en  temps  opportun. 

A>uioLiN.*.  —  Seigneur,  pendant  comme  après  votre  vie,  vous 
serez  toujours  Imnoré  par  moi.  .^lais  puissiez-vous  jouir  de  longs 
jours...  plus  heureux  que  ceux-ci!  Celte  exaltation  se  calmera, 
et  vous  redeviendrez  ce  que  vous  de>ez  être...  ce  que  vous  étiez. 

I.E  Doci;.  —  Je  serai  ce  que  je  dois  élrc,  ou  je  ne  serai  rien, 
l'ourlant  jamais...  olil  non!  jamais,  jamais,  sur  le  petit  nombre 
'I  heures  ou  de  jours  réservésencoreàla  vieillesse  flétrie  de  Faliero, 
le  repos  no  fera  luire  son  doux  crépuscule!  Jamais  le  reflet  brûlant 
d'un  passé  qui  ne  fut  pas  sans  utilité  et  sans  gloire  ne  se  projettera 
sur  le  soir  d'une  vie  épuisée,  pour  m'adoucir  l'approche  du  long 
sommeil  de  la  tombe.  Il  ne  me  reste  (|ue  bien  peu  de  choses  à  de- 
mander ou  i\  espérer,  outre  la  considération  due  au  sang  que  j'ai 
versé,  îi  mes  sueurs,  aux  fatigues  que  mou  ànie  a  subies,  en  tra- 
vaillant il  la  gloire  de  mon  pa^ys,  comme  sou  serviteur...  son  sci- 
vileiir  bien  que  son  chef...  J  aurais  pu  rejoindre  mes  aïeux  avec 
un  nciiii  irréprochable  et  pur  comme  le  leur-;  mais  ce  bienfait  m'a 
élé  refusé...  Uh!  que  ne  suis-je  mort  îi  Zaïal 

ANiiioLixA.  —  C'est  là  que  vous  sau\illes  la  République;  vivez 
donc  pour  la  sau\er  encore;  une  journée  pareille  a  celle-là  serait 
le  meilleur  chûlimenl  h  infliger  à  vos  ennemis,  la  seule  vengeance 
digne  de  vous. 

I.E  DOCK.  —  Une  telle  journée  ne  luit  qu'une  fois  dans  un  siècle; 
peu  s'en  faut  (|ue  ina  \ie  n'ait  atteint  celle  durée, el  c'est  assez  pour 
moi  que  la  forluncra'aitaccoidé  une  fois  ce  qu'elle  accorde  à  peine, 
sur  une  grande  diversité  de  pajs  et  à  de  longs  intervalles,  à  un 
seul  mortel  favorisé.  Mais  pourquoi  parler  ainsi?  Veuise  a  oublié  ce 
jour...  dois-je  me  le  rappeler?...  Adieu,  douce  Angiolina!  il  faut 
que  je  rentre  dansmon  cabinet  :  j'ai  beaucoup  d'occupations...  et  le 
temps  s'écouln. 

A.NCioM.NA.  —  Rappelez-vous  ce  que  vous  fûtes. 

Le  dogb. — Ce  serait  en  vain  !  le  souvenir  du  bonheur  n'est  plus 
du  bonheur;  mais  le  souvenir  des  peines  est  une  peine  encore. 

Angiolina.  —  Du  moins,  quelque  occupation  qui  vous  presse,  je 
vous  supplie  de  ne  point  vous  fatiguer.  Votie  sommeil  depuis  plu- 
sieui'S  nuits  a  clé  Icllemeni  agité,  que  c'eût  clé  vous  soulager  peut- 
être  i|ue  de  vous  éveiller;  mais  j'esjiérais  que  la  nalure  finirait  [lar 
dom|iier  les  pensées  qui  vous  troublaient  ainsi.  Une  heure  de  repos 
vous  rendrait  à  vos  travaux  avec  une  intelligence  plus  libre,  une 
vigueur  nouvelle. 

I.i;  DooE.  —  Je  ne  puis  dormir je  le  pourrais  que  je  ne  le  de- 
vrais [las;  car  personne  n'eut  jamais  plus  de  motifs  de  veiller.  Kn- 
coie  un  petit  nombre  de  jours  et  de  nuits  d'agitation,  et  je  doi  mirai 
on  paix...  mais  où?...  n'importe.  Adieu,  mon  Angiolina. 

Anliolin  V.  —  Souffrczque  je  demeure  près  de  >ous  un  instant... 
un  seul  int  .nt  encore  !  je  ne  puis  supporter  l'idée  de  vous  laisser 
ainsi. 

I.B  DOGE.  —  Viens  donc,  mon  aimable  enfant!...  Pardonne-moi  : 
lu  étais  née  pour  qu'jlipie  chose  de  mieux  que  le  partage  d'une  des- 
tinée qui  louche  à  s6n  déclin  el  s'avance  rapidement  vers  la  vallée 
sombre  où  tiege  l,i  inurt.  IJuaiidje  ne  serai  plus...  ce  sera  peut-être 
plus  tôt  encore  que  mon  flgc  ne  l'annonce;  car  au-dcdaus,  au-de- 
liiirs  .  quelque  clm-e  se  pirpaïc  qui  peuplera  les  cimetières  de  celle 
Mlle  plus  que  n'eût  jamais  f;dl  In  pesie  ou  la  gueiTC  ..  quand  je  ne 
serai  |)lus  rien  de  ce  que  j'étais,  qu'il  reste  encore  parfois  sur  tes 
lèvres  uii  nom,  dans  la  mémoire  une  ombre,  pour  le  rappeler  celui 
qui  le  demande,  non  des  laruics,  mais  un  souvenir.  Allons,  ma  lille , 
le  temps  presse.  [Ils  sortent.) 


sci:nk  II. 

L'n  lieu  éctrtû,  piès  de  l'arKnal. 
ISn.lEL  UEHTLCCIO,   rilILIl'i'K  CtLKKDAhO. 

CALENOAno.   —  \'A\   bien  I    Israël,  quel  .-ueeè»  a  obtenu  lotro 
plainte  ? 
I.siiAEL.  —  Lo  plus  heureux. 
Calemiaho.  —  KsI-il  possible,  l'agresseur  «era  l-il  puni? 

IbllAliL.  —  Oui. 

Cale.mjaiio.  —  Do  quelle  peiue?  l'amende  ou  la  prison  ? 

IsnAKi..  —  La  mort! 

Cai.enuaro.  —  Vous  rêvez  sans  doute  ,  ou  votre  intention  est  do 
vous  venger  de  vos  propres  wains,  comme  jo  vous  lu  coaseillais. 

lâiiAi.L.  —  C'est  cela  I  et  pour  boire  une  seule  gorpée  de  ven- 
geance, abandonner  la  grande  réparation  que  nous  méditons  eu  fa- 
veur de  Venise,  changer  une  \ie  d'espoir  en  une  »ie  d'exil,  écraser 
un  scorpion  et  en  laisser  mille  autres  qui  perceront  de  leurs  ilards 
mes  amis,  ma  famille,  mes  compatriotes!  non.  Calcndaro  :  le>  pHil- 
les  de  siingqucle  misérable  a  fait  rouler  scronl  pavi'Mîs  «le  loul  le 
sien...  de  bien  plus  encore:  nous  n'avons  pas  .sfîuleiiicnl  des  injures 
privées  à  venger  ;  cila  est  bon  pmir  des  passions  écDÎstes  et  d<is 
iiomuies  désespérés;  mais  cela  n'est  pas  digne  de  lexlerminaliMir 
des  tyrans. 

CALENDAno.  —  Vous  avez  plus  do  patience  que  je  n'en  veux  pour 
moi-même.  Si  j'a\aisété  présent  quand  vous  avez  reeu  celte  insulte, 
j'aurais  tué  riiommc  sur  la  place,  j'aurais  succombé  daus  un  vain  ef- 
fort pour  cotilcuir  ma  rage. 

Israel.  —  Dieu  merci  !  vous  n'étiez  pas  là...  sans  quoi  tous  nos 
projets  eussent  été  entravés  :  en  l'étal  actuel  des  choses,  notre  cause 
s'offre  encore  sous  un  aspect  favorable. 

Calendaro.  —  Vous  avez  vu  le  doge...  que  vous  a-t-il  répondu? 

Israel.  —  Qu'il  n'y  avait  point  de  cluUiinent  pour  des  hommes 
tels  que  Itarbaro. 

Cale.ndaro.— Jevous  avais  bien  dit  qu'il  n'y  avait  point  de  justice 
à  cberclier  de  ce  cùté. 

Israel.  —  J'ai  du  moins  réussi  à  écarter  les  soupçons  par  cette 
manifestation  de  confiance.  Si  j'avais  gardé  le  silence,' tous  Icssbiri's 
auraient  eu  l'œil  sur  moi ,  comme  sur  un  homme  qui  médite  une 
vengeance  silencieuse,  solitaire,  implacable. 

Cale.ndaiio.  —  Mais  jiourquoi  ne  pas  vous  adresser  au  eonseil  ? 
Le  doge  est  un  mannequin,  el  c'est  à  [leine  s'il  peut  obtenir  justice 
pour  lui-même.  Pourquoi  vous  èles-vous  |(réseulé  à  lui  ? 

Israel.  —  C'est  ce  que  vous  saurez  plus  lard. 

Calendaro.  —  Pouniuoi  pas  maintenant? 

Israel. —  Attendez  minuit.  Réunissez  vos  hommes,  cl  dites  k  vos 
amis  de  tenir  leurs  compagnies  sur  le  qui-vive.  .  que  tout  soit  prêt 
pour  frapper  le  coup  décisif  dans  quel(|ues  heures  pcul-êlre.  Nous 
attendons  depuis  longtemps  le  moment  favorable;  ce  moment,  il  se 
peut  que  le  soleil  de  demain  nous  le  donne;  de  plus  longs  délais 
proiluiraienl  un  double  dauger.  Ayez  soin  que  tous  se  rendent 
ponctuellement  et  en  armes  au  lieu  du  rendez-vous,  à  l'excepiion 
de  ceux  d'entre  les  Seize  qui  resteront  au  milieu  des  troupes  pour 
attendre  le  signal.  . 

Calendaro.  —  Voilà  d'agréables  paroles,  et  qui  répandent  dans 
mes  veines  une  nouvelle  vie.  Je  suis  las  de  tous  ces  di-lais.  de  toutes 
ces  bésitatious  ;  les  jours  succèdent  aux  jours,  el  cbaeiiu  d'eux  ne 
fait  qu'ajouter  un  nouvel  anneau  à  une  trop  longue  cliaiiie.  qu  in- 
fliger à  niis  frères  el  à  nous  de  nouveaux  oulra^'es  el  qu'augiucntiir 
en  cùn.-équence  la  force  et  l'orgueil  de  nos  tyrans.  Je  ne  demande 
qu'à  en  venir  aux  mains  avec  eux,  et  peu  m'importe  le  résultat  ;  ce 
ne  peut  être  que  la  mort  ou  la  liberté. 

Israel.  — .Morts  ou  vivants,  nous  serons  libres!  la  tombe  n'a 
point  de  chaînes.  Toutes  vos  listes  sont-elles  prêtes  ,  el  les  sci/c 
Coiiiiiagiiies  sont-elles  portées  an  complet  de  soi.vaiite  hommes. 

Cale.ndaro.  —  Toutes,  à  l'exception  de  deux,  dans  lesquelles  il 
manque  vingt-cinq  hommes. 

Israel. — N'importe!  nous  pouvons  nous  en  passer.  QucUessonl 
ces  deux  compagnies? 

Cale.ndaro.  —  Celles  de  Bertram  el  (fU  vieux  Soranzo ,  qui  tous 
deux  paraissent  peu  zélés. 

Israel. — Votre  nature  ardente  vous  fait  accuser  de  tiédeur  quicon- 
que est  plus  calme  et  plus  posé  que  vous;  mais  souvent  il  n'y  a  p;is 
moins  de  résolution  daiisicsesprils  concentrés  quedans  ceux  qui  IjiiI 
le  plus  de  bruit;  ne  vous  nuTiez  pas  d'eux. 

Cale.ndaro.  —  Je  ne  me  mélie  pas  du  vieillard... mais  il  y  a  dans 
Bertram  une  liésilalioii,  une  facilité  d  impressions  fatales  à  des  en- 
trepiises  e  .mine  la  nôtre.  J'ai  vu  cet  homme  pleurer  comme  un  cu- 
faut  sur  les  maux  d'autrui .  sans  songer  aux  siens ,  quoique  plus 
grands;  el.  dans  une  querelle  récente,  il  a  semblé  sur  le  point  de  .se 
trouver  mal  à  la  vue  du  .sang,  quoique  ce  fût  celui  d  uti  vaurien. 

Israel  —  Les  vrais  braves  ont  le  cœur  prompt  à  s'éraouvon 
les  larni">  facile;,  el  l"ur  seiiîib'li'.'-  il' o!  ii   .■  ■  m.-  !■•  •i'/V'.i;-  o\  - 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYilON. 


311 


(l'ruv.  Je  coTiiaisBeilvam  ili-puis  Inngfenips  ;  il  n"exisle  pas  sous  le 
ciel  une  âme  plus  remplie  d  lionneur. 

Caluxuaro.  —  Cela  se  peut:  ce  ([ue  j'apprélicnde  en  lui,  c'est 
nmins  île  la  IraliisiMi  que  de  la  faildcsse  ;  cependant  comme  il  n'a  ni 
niaîlrcfsc  nifcniniepour  exploiter  celle  mollesse,  peut-être  sorlira-l-il 
convenablement  de  l'épreuve.  Heureusement  il  est  orphelin,  et  n'a 
d'amis  que  nous;  une  femme  et  un  enfant  l'eussent  rendu  moins 
résolu  qu'eux-mêmes. 

Israel.  —  De  tels  liens  ne  conviennent  pas  Ji  des  liorames  que 
Irur  destinée  appelle  à  purifier  une  république  corrompue.  Nous 
devons  mettre  en  oubli  tous  les  sentiments  liormi.s  un  seul...  nous 
ne  devons  avoir  d'autres  passions  que  notre  dessein,  d'autre  objet 
en  vue(|ue  la  patrie;  et  le  trépas  doit  nous  sembler  beau,  si  le  sang 
do  la  victime  monte  vers  le  ciel  et  en  fait  descendre  à  jamais  la 
liberté. 

Calendako.  —  Mais  si  nous  échouons? 

Israel. — lis  n'échouent  jamais,  ceux  qui  meurent  dans  une  grande 
cause  ;  le  liillol  boit  leur  sang,  leur  tête  se  dessèche  au  soleil,  leurs 
membres  sont  exposés  aux  portes  des  villes  .  aux  créneaux  des 
tours...  mais  leur  esprit  vit  toujours  présent.  En  vain  les  années 
s'écoulent,  en  vain  d  autres  victimes  subissent  le  même  destin,  elles 
ne  font  que  grossir  la  pensée  unique,  intense,  qui  bientôt  fait  taire 
toutes  les  autres,  et  finit  par  conduire  les  peuples  à  la  liberté .  ()ue 
serions-nous  si  Brutus  n'avait  pas  vécu?  11  est  mort  en  combattant 
pour  l'indépendance  de  Rome,  mais  il  a  laissé  après  lui  une  leçon 
immortelle...  un  nom  qui  est  une  vertu  et  une  âme  qui  renaît  en 
tout  temps,  i)artout  où  les  méchants  prospèrent,  où  le  peuple  devient 
esclave.  Lui  et  son  noble  ami  furent  appelés  les  derniers  Romains. 
Sovons  les  premiers  des  véritables  Vénitiens,  issus  du  sang  de 
Rome. 

Calendaro.  —  Si  nos  ancêtres  ontfui  devant  Attila,  s'ils  se  sont  ré- 
fugiés dans  ces  îles,  où  depuis  des  palais  se  sont  élevés  sur  des 
rives  arrachées  au  limon  de  la  mer,  ce  n'était  certes  pas  pour  re- 
connaître des  milliers  de  despotes.  Plutôt  fléchir  devant  le  roi 
des  Huns  et  avoir  un  Tarlare  pour  maître  ,  que  d'obéir  à  ces 
vers  à  soie  gonflés  d'orgueil.  Du  moins  le  barbare  était  un  homme, 
et  avait  le  glaive  pour  sceptre:  ces  êtres  elféminés  cl  rampants  com- 
mandent sans  armes  à  nosépées,  et  nous  gouvernent  d'un  mot, 
connue  par  un  charme  fnagique. 

Israel.  — Ce  charme  sera  bientôt  rompu.  Vous  dites  que  tout  est 
jnèt  ;  aujourd'hui  je  n'ai  pas  fait  ma  ronde  accoutumée,  et  vous 
savez  pourquoi  ;  mais  votre  vigilance  aura  suppb'é  i  la  mienne.  Le 
conseil,  ayant  récemment  donné  l'ordre  de  redoubler  d'elforls  pour 
léparer  les  galères,  on  s'est  servi  de  ce  prétexte  et  l'on  a  introduit 
dans  l'arsenal  un  grand  nombre  des  nôtres,  en  qualité  d'ouvriers  de 
la  marine,  ou  comme  membres  de  l'équipage  des  flottes  qui  se  pré- 
parent... Tous  sont-ils  munis  d'armes? 

i^ALEXDARo.  —  Tous  ccux  du  moius  qui  ont  été  jugés  dignes  de 
celte  marque  de  confiance;  un  certain  nombre  doivent  rester  dans 
l'ignorance  jusqu'au  moment  de  frapper  ;  alors  on  les  armera.  Dans 
lu  première  chaleur  de  la  crise,  force  leur  sera  démarcher  avec  ceux 
au  milieu  desquels  ils  se  trouveront. 

Israel.  —  Bien  dit.  Les  avez-vous  remarqués,  ceux-lh? 

(Calendaro.  —  J'en  ai  pris  note  à  part,  et  j'ai  recommandé  aux 
iliefs  d'user  de  la  même  précaution  dans  leurs  compagnies  rcs[iec- 
tivL's.  Autant  que  j'ai  pu  le  voir,  nous  sommes  assez  nombreux  pour 
assurer  le  succès,  si  l'exécution  a  lieu  demain  ;  mais  jusque-là,  cha- 
que instant  perdu  est  une  source  de  nouveaux  périls. 

Israel.  — Que  les  Seize  se  rassemblent  à  l'heure  accoutumée  ,  à 
l'exception  de  Soranzo.de  Nicolelto  Blondo  et  de  .Alarco  Giuda,  qui 
continueront  de  veiller  à  l'arsenal  et  devront  se  tenir  prêts  au  signal 
convenu. 

Cale.ndauo.  —  Ils  seront  à  leur  poste. 

I.srael.  —  Que  tous  les  autres  viennent  au  rendez-vous  :  j'ai  un 
étranger  à  leur  présenter. 

Calendaro.  —  Un  étranger?  Connaît-il  le  secret? 

Israel.  —Oui. 

(Iale.ndaro.  —  El  vous  avez  osé  mettre  en  péril  la  vie  de  vos 
amis  par  votre  confiance  précipitée  dllns  un  homme  que  nous  ne 
connaissons  pas? 

Israel.  —  Je  n'ai  exposé  d'autre  vie  que  la  mienne...  soyez-en 
certain.  C'estun  hommequi.en  nous  accordant  sonaide,rend  notre 
succès  doublement  assuré.  D'ailleurs,  s'il  s'y  refuse,  il  n'en  est  pas 
moins  en  notre  pouvoir  :  il  viendra  .seul  avec  moi ,  et  ne  saurait 
nous  échapper.  Mais  il  ne  reculera  pas. 

Calendaro.  — Je  n'en  pourrai  juger  que  du  moment  où  je  le 
connaîtrai...  Est-il  de  notre  classe  ? 

Israel.  —  Oui ,  par  le  sentiment;  quoique  fils  de  la  grandeur, 
c'est  un  homme  capable  d'occuper  ou  de  renverser  un  trône...  un 
homme  qui  a  fait  de  grandes  choses,  éprouvé  de  grandes  vicissitudes; 
ce  n'est  point  un  tyran  ,  bien  qu'élevé  pour  la  tyrannie.  Vaillant 
à  la  guerre,  sage  dans  les  conseils  ;  noble  par  sa  nature  ,  quoique 
fier;  actif,  mais  prudent;  avec  tout  cela,  il  est  tellement  asservi  à 
certaines  passions,  qu'une  fois  blessé,  comme  il  l'a  été  sur  un  des 
points  k'.s  plus  scnsibics,  il  devient  indomptable.  Non,  la  mythologie 


des  Grecs  n'avait  point  de  furie  comparable  à  celle  dont  les  mains 
brûlantes  déchirent  ses  entrailles,  jusipi'à  le  rendre  capable  de  tout 
oser  pour  satisfaire  sa  vengeance.  Ajoutez  à  cela  un  esprit  libéral, 
qui  voit  et  déplore  l'oppression  du  peuple,  et  sympathise  avec  ses 
souffrances.  Tout  considéré,  nous  avons  besoin  d'un  tel  homme,  et 
il  a  besoin  de  nous. 

Calendaro.  —  Et  quel  rôle  vous  proposez-vous  de  lui  confier 
parmi  nous? 

Israel.  —Celui  de  chef  peut-être. 

Calendaro.  —  Quoi!  vous  résigneriez  le  commandement? 

Israel. —  Sans  nul  doute;  mon  but  est  de  mener  notre  entre- 
prise h  bonne  fin  ,  et  non  pas  de  me  frayer  la  route  du  pouvoir. 
Mon  expérience,  quelques  talents  et  vos  suffrages  m'ont  désigné 
pour  vous  commander,  jusquà  ce  qu'il  se  présentât  un  chef  plus 
digne  ;'si  j'ai  trouvé  l'homme  que  vous-mêmes  vous  m'auriez_  pré- 
féré, pensez-vous  que  l'égoisrae  ou  l'amour  d'une  autorité  précaire 
puissent  me  faire  hcsiler;  que  je  rattache  à  moi  seul  tous  nos  inté- 
rêts, plutôt  que  de  céder  la  place  à  un  homme  mieux  doué  de  ternies 
les  qualités  d'un  chef?  Non  .  non  ,  Calendaro  ,  connaissez  mieux 
votre  ami;  mais  vous  en  jugerez  tous...  Séparons-nous  pour  nous 
réunir  à  l'heure  fixée. 

Cale.ndaro.  —  Digne  Israiîl,  je  vous  ai  toujours  connu  fi:lèle  et 
brave,  et  mon  cœur  ni  ma  tête  n'ont  jamais  failli  aux  plans  que  vous 
aviez  conçus.  Pour  ma  part,  je  ne  demande  point  d'autre  chef  que 
vous  ;  ce  que  nosamis  décideront, je  l'ignore;  m;iis,  dans  toutes  vos 
entreprises  je  suis  à  vous  comme  je  l'ai  toujours  été...  Maintenant 
adieu,  jusqu'à  ce  que  l'heure  ile  minuit  nous  réunisse,  (//s 
sortent.) 


ACTE   III. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Place  entre  le  canal  et  l'église  de  Saint-Jean  et  Saint-Paul ,  devant  la- 
quelle on  voit  une  statue  équestre.  —  Uuo  gondole  est  dans  le  canal  i 
quelque  distance. 

LE  DOCE,  seul  et  dcijtiisé. 

Me  voici  au  rendez-vous  avant  l'heure,  heure  solennelle, -dont  le 
signal  résonnant  sous  la  voûte  de  la  nuit  devrait  communiquer  à 
ces  palais  une  prophétique  commotion,  faire  tressaillir  ces  maibres 
jusque  dans  leurs  fondement-;,  et  réveiller  ceux  qui  y  dorment  au 
moment  où  un  rêve  obscur,  mais  horrible,  les  avertit  du  sort  qui  les 
menace.  Oui,  cité  orgueilleuse!  il  faut  que  tu  sois  purgée  du  sang 
corrompu  qui  fait  de  toi  un  lazaret  de  tyrans  :  cette  tâche  m'est  iiii- 
posée  malgré  moi  ;  je  ne  l'ai  pas  cherchée  ;  et  c'est  pourquoi  j'ai 
été  puni,  car  j'ai  vu  croître,  s'étendre  sous  mes  yeux  cette  peste 
patricienne,  jusqu'au  moment  où  elle  est  venue  m'attciiidre  moi- 
même  dans  ma  sécurité  ;  et  maintenant  tout  souillé  de  cette  lèpre  , 
il  faut  que  je  lave  les  taches  de  la  contagion  dans  les  eaux  qui  gué- 
rissent. Temple  majestueux  où  dorment  mes  ancêlres,  dont  les 
sombres  statues  projettent  leur  ombre  sur  le  sol  qui  nous  sépare 
des  morts,  où  une  poignée  de  cendres  est  tout  ce  qu'il  reste  de  tant 
de  héros  qui  ont  ébranlé  le  monde!  Temple  des  saints  protecteurs 
de  notre  maison  1  caveaux  où  reposent  deux  doges...  mesa'i'eux! 
qui  uioiu'urent  l'un  sous  le  fardeau  des  atïaires  publiques  ,  l'autre 
sur  le  champ  de  bataille  ;  sépulture  d'une  longue  race  de  guerriers 
et  de  sages  qui  m'ont  légué  leurs  grands  travaux,  leurs  blessures  et 

leur  rang que  les  tombeaux  s'ouvrent,  que  l'église  voie  surgir 

tousces  morts  dans  son  enceinte,  et  qu'ils  sortent  en  foule  desporti- 
(pies  en  fixant  sur  moi  leurs  regards!  Je  les  prends  à  témoin,  ainsi 
que  toi,  basilique  vénérable,  des  motifs  qui  m'ont  poussé  dans  celte 
entreprise...  Ils  savent  que  ma  seule  pensée  est  de  venger  leur  no- 
ble sang,  leur  blason  glorieux,  leur  non!  illustre,  avilis  en  moi,  non 
par  moi,  mais  par  des  patriciens  ingrats,  que  nos  exploits  devraien  t 
avoir  faits  nos  égaux  et  non  pas  nos  maîtres...  Et  toi  surtout,  brave 
Ordelafo,  tombé  sur  ces  mêmes  champs  de  Zara,  qui  depuis  m'im! 
vu  vaincre,  les  hécatombes  de  tes  ennemis  et  des  ennemis  de  Venise, 
que  ton  descendant  a  offertes  à  les  n.ânes,  devaient-elles  être  ain.'^i 
récompensées?  Ombres  de  mes  a'ieiix!  daignez  nie  sourire;  car  mi 
cause  est  la  vôtre,  ep  tant  iiue  les  choses  de  celte  vie  j)cuvent  vous 
toucher  encore...  votre  gloire,  votre  ncm  sont  intéresses  à  ce  déb  ii, 
d'où  dépendent  les  destinées  de  notre  race!  Que  je  réussisse,  etp' 
rendrai  cette  cité  libre  et  immortelle  ,  et  le  nom  de  noire  maison 
plus  digne  de  vous  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  {Entra  Isratl 
Bertuccio.) 

Israel.  —  Qui  va  là? 

Le  doge,  —  Ami  de  Venise. 

ISR.^EL.  —C'est  lui.  Salut!  seigneur...  vous  avez  devancé  l'heure. 

Le  doge.  —  Je  suis  prêt  à  me  rendre  dans  votre  assemblée. 

Israel.  —  A  inerveillc;  je  sois  fier  cl  charmé  de  voir  tant  d; 
confiance  et  d'ardeur.  Ainsi  depuis  notre  dernière  entrevue,  vus 
d.iulis  :-e  sf:it  lii^-Miiés? 


:(i'2 


LES  VKILLf:RS  LITTfiUAIUKS  ILLKSTKr-KS. 


Lr  DocE  —Noll  .iiiaisje  mc  suis  décidé  h  joucr  «nr  celle  chance 
le  pou  de  Vic  .luil  mo  roslo  ;  le  dé  en  fut  jeté  la  \>t.-nnl-re  I..I8  que  je 
nrélai  luroilloh  lu  iraliison...  Ne  tressaille  point!  cost  le  inni  ;  je 
iir  i.uis  accnutuinor  ma  langue  h  rcvi^lir  do  noms  innocents  dos  ac- 
tes coupahlos  l)icn  «lUC  je  sois  décidé  h  les  commettre.  Quand  tu 
CH  venu  lonlor  Ion  souverain  ,  et  <iuo  jo  fai  écoulé  sans  fcnvovor 
on  prison,  dès  ce  moment  je  suis  devenu  ton  complice  le  plus  cri- 
minel; tu  poux  maintenant,  si  cola  le  convient,  faire  à  mon  égard 
CO  (luc  J'aurais  pu  faire  au  lion. 

IsRAïa.  —  Voilà  déliaiigos  paroles,  seigneur,  cl  je  ne  crois  pas 
les  avoir  méritées;  je  no  suis  point  un  espion  ,  et  nous  ne  sommes 
pas  des  traîtres.  .  ...,1,1 

I.E  iioGE. Nous...  nous!  uimportel  tuas  acheté  le  droii  do 

dire  Nous...  Mais  venons 
nu  fait...  Si  le  suecè< cou- 
ronne celte  entremise,  si 
Venise,  reiuluo  libre  et 
lloris.sanle,  (piand  nous 
serons  dcscomlus  au  cer- 
cueil, conduit  SOS  généra- 
lions  sur  nos  tombeaux  , 
et,  par  les  petites  mains 
de  i-es  enfants,  fait  semer 
des  fleurs  sur  la  cendre  de 
SOS  libérateurs,  alors  les 
résiillals  auront  sanelilié 
noire  action,  cl  dans  les 
annales  de  l'avenir  nous 
serons  missur  la  ligne  des 
doux  Brulus;  mais,  dans 
le  cas  contraire,  si,  ein- 
plovanl  des  moyens  san- 
glants et  la  voie  des  coiii- 
plols,  bien  que  dans  un 
iiiil  Icgiliinc,  nous  de- 
vions siiccoiiibor ,  alors 
nous  serions  dos  traîtres, 
lionnôle  Israel...  loicom- 
iiie  celui  qui ,  il  y  a  six  heu- 
res, était  Ion  souverain,  et 
mai  iilenant  n'est  plus  que 
ton  complice. 

IsHAEL.  —  Ce  n'est  pas 
le  moMienl  do  discuter  ces 
ipiestions,  aulrcineiit  jo 
pourrais  répondre...  Al- 
lons à  rassemblée,  car  ici 
nous  pourrions  être  ob- 
servés. 

Le  noGE. — Nous  som- 
mes ob.servés  el  nous  l'a- 
vons déjà  été. 

Isn.VEL.  —  Par  qui?  sa- 
chons qui  nous  épie...  et 
ce  poignard... 

Le  doge.  —  Arrête  ; 
nous  n'avons  pas  ici  de 
mortels  pour  témoins:  re- 
garde de  ce  côté...  que 
vois-tu  V 

Israel. — Je  ne  vois  à 
la  clarté  obscure  de  la  lu- 
ne que  la  statue  colossale 
d'un  guerrier  monté  sur 
un  superbe  coursier. 

Le  poge.  —  Ce  guer- 
rier était  un  de  mes  aieux, 
cl  celle  statue  a  été  érigée 

par  la  ciié  que  son  bras  avait  deux  fois  sauvée...  Ponseslu  qu'il 
nous  regarde  ? 

IsBAEL.  —  Seigneur,  ce  .sont  là  des  illusions;  le  marbre  n'a  pas 
d'yeux. 

Le  doge.  —Mais  la  mort  en  a.  Je  te  dis,  Israël,  qu'il  y  a  dans  ces 
objets  un  esprit  qui  agit  el  qui  voit,  et  qui  se  fait  sentir,  bien  qu'in- 
visible :  el  s'il  est  quelque  charme  as>cz  puissant  pour  réveiller  des 
morts,  il  se  trouve  dans  des  actes  comme  celui  que  mus  allons 
accomplir.  Crois-Ui  donc  que  les  âmes  des  héros  de  ma  raeo  puis- 
sent demeurer  en  repos,  pendant  que  le  dernier  de  leur.-'  dosccn- 
daiils  conspire  avec  (b's  plébéiens  au  bord  même  de  leur  vénérable 
tombe 

Isi'.AEL.  —  Vous  auriez  dû  faire  ces  réflexions  avant  do  vous  en- 
gager dans  notre  grande  entreprise...  Vous  repentez-vous? 

i.E  DOGE.  —  Non  ;  mais  je  sens,  et  continuerai  à  sentir  jusqu'à 
la  lin.  Je  ne  puis  tout-à-coup  l'ieiinlie  une  vie  glorieuse,  rapetisser 
ma  laillo  au  rule  que  je  dois  jouer  maiiiiouanl,  cl  ine  rcsoudre,  sans 


liéhitatiun,  h  immoler  des  hoiiimes  par  surprise.  Néanmoins  n^doulr 
p.TS  do  moi;  c'est  ce  sentiin<'iil  méiiie  ,  c'est  la  conscience  di-  or  ipn 
m'a  réduit  à  cette  cxtréniili'  qui  constitue  la  meilleure  garantie.  Il 
n  est  point  parmi  tes  complices  d'arlisan  plus  outragé,  plu»  ravala- 
(pie  moi.  plus  impérieuscnieiit  poussé  h  obtenir  réparation  :  ce»  l\ 
rans  infànips,  je  le»  abhorre  doublement  pour  les  actes  qu'il  iw 
faut  accomplir,  alin  de  tirer  vengeance  îles  leurs. 

Israel.  —  Parlons!...  écoulez...  l'heure  .sonne. 

Le  DOGE.  —  Allons  [...allons!...  c'est  notre  gla.sdc  mort,  ou  celui 
de  Venise!..    Allons. 

Israel.  —  Diles  plutôt  que  c'e?t  le  carillon  de  sa  liberté  Iriom- 
pbaiilo!...  par  ici...  le  rendez-vous  n'est  pas  loin,    [ils  sortent.) 

SCÈNE  II. 

La  maison  où  »o  r.i«si>m- 
lilont  les  cons|iiralciirs. 

«ACOMNO  — DOnO.  — 
DERTIIAM  —  FKItF.- 
I.F..  —  I  lu  VISANO.  — 
CAI.I.MIAIIO.  —  A.>'- 
TO.MdKKI.LICIIK.IIDE, 

etc. .  etc. 

Calendaro  ,  en  en- 
trant. —  Tous  sonl-ils 
ici? 

Dagolino.  —  Tous,  h 
l'excoplirin  de  trois  qui 
sont  à  leur  poste,  et  de 
notre  chef  Israël  ,  que 
nous  attendons  d'un  mo- 
menta l'aulre. 

Cale.ndaro.  —  Où  est 
Bertram  ? 
Bertram.  —  Me  voici  ! 
Calexdabo.  —  Kles  - 
VTius  jiarvcnu  à  complé- 
ter votre  compagnie? 

Hertram.  — J'avais  je- 
té les  yeux  sur  quelques 
hommes:  mais  je  n'ai  pis 
osé  leur  dévoiler  le  secret 
avant  d'etre  assuré  qu'ils 
méritaient  ma  conliancc. 
Cale.noaro.  — Il  n'y  a 
rien  à  leur  conlicr  :  hors 
nous  el  nos  camarades  les 
plus  sûrs,  nul  n'est  com- 
plélement  instruit  de  nos 
intentions,  ils  se  croient 
secrètement  engagés  au 
service  de  la  Seigneurie 
pour  châtier  quelqucsjeu- 
nes  nobles  plus  di-solus 
que  les  autres,  et  bravant 
l'autorité  des  lois  ;  mais 
une  fois  qu'ils  auront  mar- 
ché ,  que  leurs  épécs  se- 
ront teintes  du  coupable 
sang  des   sénateurs  les 
plus  odieux,  ils  n'hésite- 
ront pasà  en  sacrifierd'au- 
tres ,  surtout    quand  ils 
verront  les  chefs  leur  don- 
ner l'exemple;  et  pour  ma 
part,  je  ferai  si  bien  que, 
soit  crainte,  soit  honle,  ils  ne  s'arrêteront  pas  avant  d'avoir  tout 
exterminé. 
Bertram.  —  Que  dites-vous,  tous? 
Calundaho.  —  Et  qui  voudriez-vous  épargner? 
BeTrtram.  —  Moi ,  épargner!  je  n'ai  le  pouvoir  d'épargner  per- 
sonne. C'était  une  simple  question  :  je  pensais  que,  môme  parmi  cos 
'   hommes  criminels,  il  pouvait  s'en  trouver  que  leur  âge  ou  leurs 
qualités  recommanderaient  à  la  pilié. 

Calendaro.- Oui!  une  jiiiie  comme  celle  que  merilenl  et  qu  ob- 
tiennent les  tronçons  séparés  de  la  vipère,  alors  que.  dans  la 
'  dernière  énergie  de  leur  venimeuse  existence,  ils  tressaillent  con- 
vuLivcmcnl  au  soleil.  Moi,  en  sauver  un  seul'  j  aimerais  autant 
épargner  un  des  crocs  empoisonnés  du  serpent  ;  ce  sont  tous  les 
,  anneaux  dune  moine  chaîne  ;  ils  ne  forment  qu'une  seule  vie.  qu'un 
seul  corps;  ils  boivent,  mangent  el  procréent  ensemble:  ils  pren- 
nent leurs  obais.  nientunt,  oppriment  et  tuent  de  concert...  qu'ils 
iiicnienl  donc  comme  un  seul  liomu.o! 


Marino  et  son  neveu. 


ŒUVRES  COMPLETES  DR  LORD  KYRON. 


313 


Dagomno.  — S'il  en  ccliappait  un  seul  ,  il  serait  aussi  dangereux 
,]iie  la  lolalilé;  ce  n'est  pas  leur  nombre,  qu'on  les  compte  par 
dizaines  ou  par  milliers,  c'est  l'esprit  de  celle  aristocratie  qu'il  faut 
déraciner;  s'il  restait  du  vieil  arbre  un  seul  rejeton  vivant,  il  pren- 
drait racine  dans  le  sol,  et  produirait  encore  son  lugubre  feuillage 
et  SCS  fruits  amers.  Bertram,  de  la  fermeté  ! 

Calendaro. —  Prends-y  garde,  Bertram;  j'ai  l'œil  sur  toi. 

lÎERTBAM.  —  Qui  se  méfie  de  moi  ? 

Calendaro.  —  Ce  n'est  pas  moi  ;  car  si  cela  était,  tu  ne  serais  pas 
ici  à  nous  parler  de  confiance  :  c'est  sur  ta  sensibilité,  et  non  sur  ta 
fidélité  qu'on  a  conçu  des  craintes. 

Bertram. — Vous  qui  m'écoutez,  vous  devriez  savoir  qui  je  suis  et 
ce  iiuc  je  suis  :  comme  vous,  j'ai  pris  parti  contre  l'oppression;  j'ai  un 
cœur  sensible,  j'en  con- 
viens, et  plusieurs  d'en  Ire 
vousl'ontéprouvé;  quant 
à  ma  bravoure,  tu  dois  en 
savoir  quelque  chose,  toi, 
Calendaro,  qui  m'as  vu  à 
l'œuvre;  pour  peu  qu  à 
cet  égard  il  le  reste  des 
doutes,  je  suis  prêt  à  les 
cclaircir  en  tête  à  lête 
avec  toi  ! 

Calendaro.  —  Je  ne 
demande  pas  mieux,  dès 
que  nous  aurons  mis  à 
fin  notre  entreprise,  que 
nulle  querelle  particu- 
lière ne  doit  interrom- 
pre. 

Bertram.  —  Je  ne  suis 
point  querelleur;  mais  je 
suis  homme  à  pénétrer 
dans  les  rangs  de  l'enne- 
mi aussi  avant  qu'aucun 
de  ceux  qui  m'écoutent; 
sans  cela  m'aurait -on 
choisi  pour  faire  partie 
des  principaux  conjurés"? 
Cependant  j'avouerai  ma 
faiblesse  naturelle,  l'idée 
d'un  massacre  général  me 
fait  tressaillir;  la  vue  du 
sang  ruisselant  sur  des 
têtes  blanchies  ne  s'ac- 
corde poin  t  pour  moi  avec 
ridée  d'un  triomphe ,  et 
je  ne  vois  aucune  gloire 
dans  la  mort  infligée  h  un 
ennemi  sans  défense.  Je 
sais  trop  que  nous  som- 
mes forcés  d'agir  ainsi  en- 
vers ceux  dont  les  actes 
ont  soulevé  de  telles  ven- 
geances; mais  s'il  eût  éié 
possible,  dans  l'intérêt  de 
notre  propre  gloire,  d'ex- 
cepter quelques  lêtes  de 
cette  proscription  univer- 
selle, d'épargner  à  notre 
entreprise  ijuelques  ta- 
ches de  meurtre ,  afin 
qu'elle  n'en  fût  pas  com- 
plètement souillée ,  j'a- 
voue que  cela  eût  été  d'ac- 
cord avec  mes  sentiments; 
et  je  ne  vois  rien  dans  ce 
vœu  qui  justifie  les  sarcasmes  ou  les  soupçons. 

Dagolino.  —  Calme-loi ,  Berlrara  ;  nous'  ne  te  soupçonnons  pas  ; 
aie  hou  courage  ,  c'est  notre  cause ,  et  non  noire  voloiité,  qui  exige 
de  tels  actes  :  les  eaux  pures  de  la  liberté  laveront  toutes  ces  laches. 
[Entrent  Israel  Bertuccio,  et  le  Doge  déguisé.) 

Dagolino.  —  Salut ,  Israël  ! 

Les  conjurés.  —  Sois  le  bien  venu  !  Brave  Israël,  tu  t'es  bien  fait 
attendre.—  Ouel  est  cet  élrauger! 

Calendaro.  —  Il  est  temps  de  le  nommer  ;  nos  camarades  sont 
prêts  à  l'aicueillir  comme  un  frère  ;  je  les  ai  prévenus  que  tu  avais 
conquis  un  appui  à  notre  cause;  ce  choix,  ajant  ton  approbation  , 
aura  aussi  la  nôtre,  tant  est  grande  notre  confiance  en  tous  tes  actes. 
Maintenant,  qu'il  se  découvre. 

Israel.  —  Etranger,  avancez.  (Le  doge  se  découvre.) 

Les  conjurés.  —  Aux  armes!  —  Nous  sommes  trahis,  c'est  le 
doge!  —  Qu'ils  meurent  tous  deux  ,  notre  capitaine  qui  nous  livre, 
et  le  tyran  auquel  il  nous  a  vendus. 


La  mort  du  Doge. 


Calendaro  ,  mettant  l'épcc  à  la  main.  —  Airèlcz  !  arrêlcz!  (pii- 
conque  fait  unpasvers  eux  est  mort.  Arrêtez!  laissez  parler  Israel... 
Kh  (|uoi!  l'épouvante  vous  a  saisis  tous,  parce  qu'un  vieillard  seul, 
désai'mé,  sans  défense,  est  au  milieu  de  vous?...  Israel,  parle  !  que 
signifie  ce  mystère? 

Israel. —  Qu'ils  s'avancenti  qu'ils  s'immoliMit  eux-mêmes  en 
nous  immolant,  et  consomment  leur  ingrat  suicide!  car  de  noire 
vie  dépend  la  leur,  avec  toute  leur  fortune  et  toutes  leurs  espé- 
rances. 

Le  doge.  —  Frappez  !  si  j'avais  craint  la  mort,  une  mori  plus  ter- 
rible que  celle  dont  vos  épées  nous  menacent,  je  ne  serais  pas  ici  en 
ce  moment...  Oh!  le  noble  courage,  fils  de  la  crainte,  ijui  s'attacpie 
à  celle  tète  blanchie  et  sans  défense!  Voyez  ces  chefs  vaillanis! 

ils  veulent  réformer  les 
Etals ,  renverser  des  sé- 
nats, et  la  vue  d'un  sou- 
verain les  remplit  de  fu- 
reur et  d'effroi!...  Tuez- 
moi,  vous  le  pouvez;  je 
m'en  inquiète  peu...  Is- 
raël, sont-ce  là  les  hom- 
mes, les  cœurs  iniréjudes 
dont  vous  m'avez  parlé? 
Regardez-les  ! 

Calendaro.  —  En  vé- 
rité! il  nous  fait  honte,  et 
avec  raison.  Esl-ce  là  vo- 
tre confiance  dans  un  chef 
fidèle?  Vous  tournez  vos 
épées  contre  lui  et  l'étran- 
ger qu'il  vous  amène!  re- 
mettez-les dans  le  four- 
reau ;  écoulez-le. 

Israel.  —  Je  dédaigne 
de  leur  parler.  Ces  liora- 
mespouvaientetdevaient 
saviiirqu'un  cœurcorame 
le  mien  est  incapable  de 
trahison,  et  qu'investi  par 
eux  du  pouvoir  d'adopter 
tous  les  moyens  que  je 
jugerais  nécessaires  au 
succès  de  notre  entrepri- 
se ,  je  n'en  ai  jamais 
abusé.  Ils  devaient  savoir 
qu'un  étranger  aniené 
par  moi  dans  cette  assem- 
blée n'y  venait  que  pour 
être  ,  à  son  choix  ,  ou 
complice  ou  victim^'. 

Le  doge.  —  El  laquelle 
de  ces  deux  alternatives 
me  faudra-t-il  subir?  Vo- 
tre conduite  m'autorise  à 
douter  qu'il  me  reste  la 
liberté  du  choix. 

Israel.  —  Seigneur,  je 
serais  mort  ici  avec  vous, 
si  ces  insensés  ne  s'étaient 
arrêtés.  Mais  voyez  ,  ils 
rougissent  de  cette  folle 
impulsion  d'un  moment, 
et  baissent  la  tête  devant 
vous:  croyez-moi,  ils  sont 
tels  que  je  vous  les  ai  re- 
présentés... Parlez-leur. 
Calendaro. — Oui, par- 
lez; nous  vous  écoulons. 
Israel,  aiix  conjurés.  —  Vous  n'avez  rien  à  craindre  ;  il  y  a  plus, 
vous  louchez  au  triomphe.  Ecoutez,  et  vous  verrez  que  je  vous  dis  vrai. 
Le  Doge.  —  Vous  avez  devant  vous,  comme  on  le  disait  tout  à 
l'heure,  un  vieillard  désarmé  et  sans  défense  ;  hier  encore,  vous 
m'avez  vu,  revèlu  de  la  pourpre  officielle,  souverain  a[>pareiit  de 
nos  cent  îles,   présider  dans  le  palais  ducal,  faire  exécuter  les  dé- 
crets d'un   pouvoir  qui  n'est  pas  à  moi,  ni  à  vous,  mais  à  nos 
maîtres...  aux  patriciens.  Pourquoi  j'étais  là,  vous  le  savez  ou  pen- 
sez le  savoir;  pourquoi  maintenant  je  suis  ici,  celui  d'entre  vous 
qui  a  élé  le  plus  lésé,  insulté,  outragé,  foulé  aux  pieds,  jusqu  à  dou- 
ter s'il  était  un  ver  ou  un  homme ,  celui-là  peut  ré|iondre  à  ma 
place,  en  se  demandant  quels  motifs  l'ont  amené  oi'i  il  est.  Vous 
savez  ce  qui  m'est  récemment  arrivé,  tout  le  monde  le  sait  et  en 
juge  autrement  que  ceux  dont  la  sentence  vient  d'ajouter  l'outrage 
à  l'oulrage;  épargnez-moi  ce  récit...  Elle  est  là,  là  dans  mon  cjeiir, 
cette  insulte  !...  mais  des  paroles ,  des  plaintes ,  qui  ne  se  sont  déjà 
que  trop  exhalées,  dévoileraient  plus  encore  ma  faiblesse,  et  jo  viens 


31  i 


LlîS  VKILU':i':S  lu  iftUMKES  ILLlTSTItftl' 


ici  pour  (loiiiH'i'  Ji!  In  Turcc  niCiiic  aux  furla,  pour  les  stimuler  h 
l'acliuii ,  et  lion  pour  coiiiljatlrc  avec  dus  annus  do  rominc.  Mai» 
t\u'ofl  il  hrsiMii  i|U(!  je  vous  stimule  T  nos  KrieTs  pri\ûs  boiil  nés  des 
\irps  piil)!ic«  de  cet  litat,  ni  répuliliquc  ni  n'yaiimc,  puisriu'on  y  clier- 
clii'iait  iiiiililcnicnl  un  roi  et  un  peuple;  mais  i|ui  réunit  tous  les 
drfaiils  de  l'aiicieniio  Sparlo,  sans  ta  tempérance  et  son  courapc  : 
les  niaitrcs  de  Lacédéinune  élaienl  dos  soldats  ;  les  nôtres  sont  des 
s_\!iarilcs.  et  nous  des  ilotes,  dont  le  plus  avili,  le  plus  opprimé,  c'est, 
moi.  ViiiisiMcs  réunis  pour  renverser  cette  constitution  monstrueuse, 
ce  pinverneroent  qui  n'en  est  pas  un  ,  co  spectre  qu'il  faut  exor- 
riscravccdusanp.  VA  alors,  nous  ramènerons  la  vérité  de  la  Justice; 
nous  ferons  fleurir  dans  une  républi(|ue  sinoère  et  liljre,  non  une 
éjralité  insensée .  mais  des  droits  proportionnés  rouinie  les  colonnes 
d'un  temple  ,  (pii  se  prêtent  une  force  uiuluelle ,  et  donnent  à  tuut 
lédiliee  tant  de  solidité  et  de  (.'rdcc  qu'on  ne  saurait  supprimer  au- 
cune partie  sans  rompre  la  svméliie  de  l'ensemble.  Pour  accomplir 
ce  tfraiid  elianf:ement,  je  demande  à  me  joindre  à  \ous,  si  muis 
rivez  cuiiliance  en  moi;  sinon,  voilà  ma  poitrine,  frappcï!...  ma 
vie  o.st  coniprcimise,  et  j'aime  mieux  mourir  de  la  main  d'uommes  li- 
Ijjos  <nie  de  vivre  un  jour  de  plus  pour  jouer  mon  rôle  de  tvran,  dé- 
li''f:iié  de  la  i>rannie.  Tel  je  ne  suis  point,  tel  je  n'ai  jamais  été...  nos 
annales  en  font  foi  ;  j'en  appelle  à  mon  gouvernement  passé,  dans 
Lien  des  contrées  et  bien  des  villes  :  elles  vous  diront  si  j'ai  été  un 
oppresseur  ou  un  homme  plein  de  sympalliie  pour  les  maux  de  ses 
semblables.  l'eul-étre,  si  j'avais  été  ce  que  le  sénat  voulait  iiuc  je 
fusse,  un  mannequin  couvert  de  pourpre  et  de  colilichcts,  desiiné 
à  siéf-'er  au  sein  du  sénat,  comme  un  souverain  en  peinture,  un 
fléau  du  peuple,  une  macliine  à  sij,'iicr  des  sentences,  un  partisan 
quand  même  du  sénat  et  des  Quarante,  un  adversaire  de  toute 
nw'sure  désagréable  aux  Dix,  un  flatteur  ser\ilc  du  conseil, 
un  instrument,  une  marionnette...  ils  n'eussent  jamais  pris  sous 
leur  protection  le  misérable  qui  m'a  oulraf,'é.  Ce  (|ue  je  soufl're, 
c'est  ma  sympatlne  pour  le  peuple  qui  me  l'a  valu;  beaucoup 
le  savent  ,  et  ceux  qui  l'ignorent  encore  l'apprendront  i|uclquc 
jour.  En  attendant,  quoi  qu'il  advienne,  je  mets  au  service  de  votre 
entreprise  les  derniers  jours  de  ma  vie...  mon  pouvoir  actuel,  Ici 
tiuel ,  non  le  pouvoir  du  doge  ,  mais  celui  d'un  homme  qui  a  été 
giand  avant  qu'on  le  ravalât  h  la  dignité  de  doge,  et  qui  a  encore 
du  courage  et  des  ressources  individuelles.  Je  joue  sur  cette  rliaiice 
ma  gloire  (et  j'ai  eu  quelque  gloire)...  ma  vie  (c'est  ce  qu'il  y  a 
de  moins  important,  car  elle  touche  à  son  terme)...  mon  cœur...  mes 
espéranpcs,  mon  âme  entière  1  Tel  que  je  suis,  je  m'olTre  à  vous  et 
à  vos  cl'efs  :  aeecplez  ou  l'ejetez  en  moi  un  prince  qui  veut  être  ci- 
toyen ou  rien,  et  qui,  pour  cela,  quitte  un  trône. 

Cai-kndako.  —  Vive  Faliero  I...  Venise  sera  lihtc. 

Les  GONJiinÉs.  —  Vive  Faliero  ! 

IsRAUL  —  i:amarades!  ai-je  bien  fait  ;  l'adjonction  d'ua  tel  homme 
ne  vaiitellc  pas  une  armée? 

Le  dooe.  — Trêve  d'éloges  et  de  félicitalions!  suis-je  des  vôtres? 

Call.ndaro.  —  Oui,  et  le  premier  jiarmi  nous,  coinme  tu  l'es  dans 
Venise...  Sois  notre  chef  et  notre  général  I 

Lr:  DOGE.  —  Chef!...  général  I...  j'étais  général  à  Zara,  chef  à 
Itliodes  et  à  Chypre,  prince  à  Venise  ;  je  ne  puis  pas  descendre... 
c'est-à-dire,  je  ne  suis  pas  propre  à  commander  une  bande  de... 
patriotes.  Si  j'abdique  mes  dignités,  ce  n'est  pas  pour  en  revêtir  de 
nouvelles,  mais  pour  être  I  égal  de  mes  compagnons.  Maintenant  au 
fait:  Israël  m'a  eommuiii(iuc  tout  votre  plan;  il  est  hardi,  mais 
inaticable  avec  mon  aide,  et  1  e.véculion  en  doit  commencer  sur-le- 
champ. 

Cale.ndaro.  — Dès  que  vous  voudrez.  N'est-ce  pas,  mes  amis? 
J'ai  tout  disposé  pour  frapper  un  coup  subit  :  quaiiu  sera-ce  ? 

Le  docjk.  —  Au  lever  du  soleil. 

UUHTRAM.  —Si   tôt? 

Le  dooe.  —  Si  tôt?...  dites  si  tardl...  Chaque  heure  accumule 
péril  sur  péril,  et,  plus  rapidement  que  jamais,  maintenant  ([ue  je 
suis  réuni  à  vous.  Ne  connaissez-vous  pas  le  conseil  et  les  Di.x,  les 
e.-^pioiis  .  les  précautions  des  patriciens,  qui  se  méfient  de  leurs  es- 
claves, et  plus  encore  du  prince  dont  ils  ont  l'ait  un  esclave  ?  Il  faut 
frapper,  vous  dis-je,  et  sans  iclard,  au  cœur  de  l'hjdre...  et  les  têtes 
lomberunt. 

i:M,i..NDAno. —  Je  vous  appuierai  de  toute  l'énergie  de  mon  ftnie 
et  lie  niuii  épée  ;  nos  compagnies  sont  prêtes,  composées  chacune  de 
soixante  hommes,  et  par  l'ordre  d'Israël,  toutes  sont  maintenant 
sous  les  armes,  chacune  à  son  rendez-vous  particulier,  cl  dans 
ral,tenle  de  quehiue  grand  coup.  Que  tous  se  rendent  au  poste  qui 
leur  est  assigné!  Seigneur,  quel  sera  le  signal? 

Le  uoce.  — Quand  vous  entendrez  sonner  la  grande  cloche  de 
Saint-Marc,  à  laquelle  on  ne  peut  toucher  que  par  l'ordre  spécial 
du  doge  (dernier  et  chétif  privilège  qu'ils  ont  conservé  à  leur 
prince)...  alors  marchez  sur  Saint-Marc! 

Israel. —  Kl  là?... 

Le  DooE. —  Dirigez-vous  par  des  chemins  différents;  que  les 
compagnies  débouchent  sur  la  place  par  des  points  opposés.  Uépé- 
tcz  sur  votre  luule  que  les  (Jéiiois  a|iproclient,  qu'on  a  vu  leiir 
flolle.  .1  la  [loin'i;  du  jour,  se  diriger  vers  le  l'ort.  Formez-vous  en 


bataille  autour  du  palais,  dont  la  cour  sera  oceuiije  par  iiinn  neveu 
et  les  clients  de  ma  maison,  tous  armés  ri  prêts  a  bien  faire.  Quand 
la  cloche  sonnera  ,^  criez  ;  u  Sainl-.Marc  !  renncini  est  dans  nos 
eaux.  » 

Calknuabo.  —  Je  vois  miffiitenaul...  mais  continuez,  mon  nobk- 
seigneur. 

Le  i>oce.  —  Tous  les  patriciens  se  rendront  précipilammcat  au 
conseil,  car  ils  n'oseront  pas  désobéir  au  signal  terrible  qui  reten- 
tira du  haut  de  la  tour  de  leur  saint  patron  :  celle  moisson,  ain-i 
ras.ecmblée,  tombera  sous  le  trancliant  de  nos  glaives,  couimc  le  blé 
sous  la  faucille.  Quant  aux  retardataires  et  aux  absents,  dans  leur  « 
isiplement,  il  nous  sera  facile  d'en  avoir  raison,  après  que  la  ma- 
jorité aura  été  mise  hors  d'étal  de  nuire. 

Cale.ndaro.  —  Que  ce  moment  n'est  il  venu!  nous  ne  frapperons 
pas  de  main  morte. 

Bertram.  —  Avec  votre  permission,  Calendaro,  je  répéterai  la 
(Iiieslion  iiiie  j'ai  faite  avant  qu'Israël  eût  adjoint  à  notre  cause  cet 
important  allié  qui,  rendant  son  succès  plus  assuré,  permet  de  faire 
briller  une  lueur  de  démenée  sur  une  partie  de  nos  victimes... 
Tous  les  nobles  sont-ils  condamnés  à  périr? 

Calendaro.  —  Tous  ceux  du  moins  qui  seront  rencontrés  par 
moi  ou  les  miens;  nous  aurons  pour  eux  la  clémence  qu'ils  oui  eue 
pour  nous. 

Les  conjurés.  —  Tous!  tous!  Est-ce  le  moment  de  parler  de  clé- 
mence ?  Quand  nous  ont-ils  témoigné  une  pitié  réelle  ou  feinte  ? 

Israel. —  Bertram,  ta  fausse  compassion  n'est  pas  seulement  une 
folie ,  c'est  encore  une  injustice  envers  les  camarades  et  Ja  causo 
que  nous  défendons  !  Ne  vois-tu  pas  que  si  nous  en  épargnons  (|ucl- 
ques-uns,  ils  ne  vivront  que  pour  venger  ceux  qui  aurouT  suc- 
combé? Et  commirnt  distinguer  maintenant  l'innocent  du  coupable? 
Tous  leurs  actes  sont  un...  c'est  une  én)aiiation  unique  d'un  seul 
corps!  C'est  déjà  beaucoup  que  nous  laissions  la  vie  à  leurs  en- 
fants, je  ne  sais  même  pas  si  ces  derniers  doivent  tous  être  épargnés 
indistinctement  t  le  chasseur  peut  réserver  un  des  petits  du  tigre, 
mais  (jui  songerait  à  conserver  le  père  ou  la  mère,  à  moins  de  vou- 
loir périr  sous  leurs  griffes?  Toutefois,  je  me  rangerai  à  l'avis  du 
doge  Faliero;  qu'il  décide  s'il  faut  en  épargner  quelques-uns? 

Le  uoge.  —  Ne  me  demandez  rien...  c'est  me  tenter  que  de  m 
poser  une  semblable  question...  décidez  vous-mêmes. 

Israël.  —  Vous  connaissez  leurs  vertus  beaucoup  mieux  que 
nous,  qui  n'avons  senti  que  leurs  vices  publics  et  l'inhlme  oppres- 
sion qui  pèse  sur  nous;  s'il  en  est  un  parmi  eux  qui  mérite  de 
vivre,  prononcez. 

Le  doge.  —  Le  père  de  Dolfino  était  mon  ami ,  Lando  combattit  i 
à  mes  côtés,  Marc  Cornaro  fut  avec  moi  en  ambassade  à  Gênes; 
j'ai  déjà  sauvé  la  vie  de  Veniero...  la  sauverai  je  une  deuxième  foi»? 
l^lùt  à  Dieu  que  je  pusse  les  préserver  tous  et  Venise  aussi  I  Tou» 
ces  hommes  ou  leurs  pères  ont  été  mes  amis,  jusqu'au  moment  où 
ils  sont  devenus  mes  sujets;  alors  ils  se  sont  détachés  de  moi  comme 
des  feuilles  ingrates  se  détachent  de  la  fleur  sur  laquelle  a  soufflé 
l'aquilon,  et  mont  laissé  là,  tige  épineuse,  solitaire,  flétrie,  ne  pou- 
vant plus  rien  abriter.  Puisqu'ils  m'ont  abandonné,  qu'ils  meurent 
eux-mêmes! 

Calendaro.  —  Us  ne  pourraient  exister  avec  la  liberté  de  Venise. 

Le'OOGE. —  Vous,  citoyens,  quoique  vous  connaissiez  et  sentiez 
comme  moi  l'ensemble  de  nos  couimnns  outrages,  néanmoins, 
vous  ignorez  quel  poison  recèlent  les  institutions  de  Venise,  poison 
fatal  aux  sources  de  la  vie,  aux  liens  de  l'humanité,  à  tout  ce  qu'il 
y  a  de  vertueux  et  de  sacré  sur  la  terre.  Tous  ces  hommes  étaient 
iucs  amis  ;  je  les  aimais ,  leur  honorable  affection  me  pay.ail  de  re- 
tour; nous  avionsserviel  combattu  ensemble,  ensemble  on  uousavait 
vus  sourire  et  pleurer;  nous  mettions  en  commun  nos  douleurs  et 
nos  joies  ;  les  liens  du  sang  et  du  mariage  nous  uni.ssaieni  ;  nous 
croissions  en  Age  et  en  honneurs...  tout  cela  fut  ainsi  jusqu'au  mo- 
ment où  leur  propre  désir,  et  non  mon  ambition,  leur  fil  naître 
l'idée  de  me  choisir  pour  leur  prince.  Dès  lors,  adieu!  adieu  les 
souvenirs  afl'ectueux,  la  communauté  des  pensées!  adieu  le  lien  si 
doux  des  vieilles  amitiés,  par  lequel  les  survivants  d'un  passé  dt'j.'i 
historique  consolcnl  ce  peu  de  jours  qui  leur  restent.  Ces  vieux  ca- 
marades ne  se  rencontrent  jamais  sans  voir  mutuellement  sur  leurs 
fronts  se  réfléchir  un  demi-siècle,  sans  évoquer  une  foule  d'êtres 
maintenant  dans  la  tombe,  qui  revieniicnt  parler  à  leur  oreille  des 
jours  écoulés,  cl  ne  seinbleiil  pas  tout-à-fait  morts  Uint  que  de  cette 
vaillante,  joyeuse,  insouciante  cl  glorieuse  bande  qui  n'avait  qu  un 
cœur  et  qu'une  ;\me,  il  reste  deux  vieillards  qui  ont  conservé  le 
souffle  pour  donner  un  soupir  au  passé,  et  la  voix  [tour  parler  de 
hauts  faits  qui,  sans  eux,  n'auraient  d'interprètes  cpie  le  marbre  fu- 
néraire... Malheur  à  moi  !  malheur  à  moi  !...  dois-je  dune  prendre 
une  résolution  si  cruelle? 

Israël.—  Seigneur,  vous  vous  laissez  trop  émouvoir;  ce  n'est 
pas  le  moment  de  penser  à  ces  choses. 

Le  noGE.  —  Encore  un  instant  de  patience...  Je  ne  recule  pas  ; 
suivez  avec  moi  les  sombres  vices  de  ce  gouvernenieiit.  Du  mom'-nt 
où  je  fus  doge,  et  dans  la  condition  que  leur  volonté  m'avait  laite 
adieu. 1"  passé!  je  fu?  mort  pour  t'.ius.  ou  plutôt  i!s  cessèrent  <ï' 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYUON. 


313 


ler  pour  moi  ;  plus  d'aiiiis,  plus  d'affeclion,  plus  de  vie  privée  :  lout 
me  fut  enlevé.  On  ne  n.'a|ipioclia  plus,  c'eût  élé  donner  de  l'om- 
brage; on  ne  [louvait  plus  m'aimcr...  c'était  la  loi;  vn  fit  de  Ihos- 
tililé  contre  moi...  politique  du  sénat;  on  se  joua  de  moi...  devoir 
d'un  patricien  ;  je  fus  lésé...  intérêt  de  l'Ktal  ;  on  ne  pouvait  me 
rendre  justice...  fallait-il  se  rendre  suspect  ?  Je  devins  donc  l'esclave 
(le  mes  propres  sujets,  en  butte  à  l'inimitié  de  mes  amis.  J'eus  pour 
gardes  des  espions...  au  lieu  de  puissance  réelle,  des  vêlemenls  de 
parade...  pour  toute  liberté,  du  faste...  pour  conseils,  des  geôliers... 
pour  amis,  des  inquisiteurs...  et  pour  existence,  l'enfer!  11  ne  me 
restait  qu'une  source  de  repos,  et  ils  l'ont  empoisonnée!  on  a  brisé 
sur  mon  foyer  les  images  de  mes  chastes  pénates,  et  j'ai  vu  l' obscé- 
nité et  la  dérision  s'asseoir  sur  leurs  autels. 

IsnAiiL.  —  Vous  avez  été  cruellement  outragé ,  et  avant  qu'une 
auire  nuit  commence,  vous  serez  noblement  vengé. 

Lu  DOUE.  —  .l'avais  tout  enduré...  je  souffrais,  mais  j'eus  pa- 
tience jusqu'au  moment  qui  a  fait  déborder  le  vase  d'amertume 

jus(iu'à  cet  e  dernière  et  tlagranle  insulte  non-seulement  impunie  , 
mais  eucure  sanctionnée.  Alors  j'ai  fait  taire  toute  sympathie  anté- 
rieure, celle  sympathie  qu'ils  avaient  étouffée  à  mon  égard  depuis 
longtemps,  au  mciment  même  où  ils  prêtaient  devant  moi  le  ser- 
ment de  leur  fidélité  hypocritel  A  cet  instant  même,  ils  reniaient 
leur  ami  en  faisant  de  lui  un  souverain,  comme  des  enfants 
qui  se  fabriquent  des  jouets  pour  s'en  amuser puis  les  bri- 
ser! Dès  lors,  je  n'ai  plus  vu  que  des  sénateurs  complotant  dans 
l'ombre  contre  le  doge;  une  réciprocité  de  hafne  et  de  crainte  s'é- 
tablit de  part  et  d'autre  :  eux,  craignant  qu'il  ne  leur  arrachât  la 
tyrannie  ;  et  lui,  abhorrant  ses  tyrans.  C'est  pourquoi  il  n'existe  plus 
entre  ces  hommes  et  moi  aucune  relation  privée;  ils  n'ont  pas  le 
droit  d'invoquer  des  liens  qu'eux-mêmes  ont  rompus  les  pre- 
miers :  je  ne  vois  en  eux  que  des  fonctionnaires  punissables  pour 
leurs  actes  arbitraires...  comme  tels,  qu'il  en  soit  lait  justice. 

Cai.e.ndaro.  —  Et  maintenant,  il  faut  agir!  Frères,  à  nos  postes; 
et  puisse  celle  nuit  être  la  dernière  passée  en  paroles  inutiles!  11 
me  faut  à  moi  diS  actions!  Au  point  du  jour,  la  grande  cloche  de 
Sainl-JIarc  me  tromera  réveillé. 

Israel.  —  Séparez-vous  donc  :  soyez  fermes  et  vigilants;  songez 
aux  maux  que  nous  endurons,  aux  droits  que  nous  voulons  c(jn- 
quérir.  Ce  jour  et  celle  nuit  auront  vu  nos  derniers  périls  !  attendez 
le  signal,  et  alors,  en  avant!  Je  vais  rejoindre  ma-troupo;  ([ue  cha- 
cun soit  prompl  à  terminer  la  lâche  qui  lui  est  assignée.  Le  doge  va 
relourner  au  palais  afin  de  tout  préparer  pour  le  coun  décibif;  sé- 
parons-nous pour  nous  réunir  bieutùl  au  sein  de  la  liberté  et  de  la 
gloire. 

Calendaro.  —  Doge,  la  première  fois  que  nous  nous  reverrons, 
je  veux  avec  la  tète  de  Sleuô'au  bout  de  cette  épée  vous  offrir  mun 
hommage. 

Le  uuge.  —  Non  ,  gardez-le  pour  le  dernier,  et  ne  vous  détour- 
nez point  pour  frapper  une  proie  si  chélive  tant  qu'un  plus  noble 
gibier  ne  sera  pas  abattu  ;  son  offense  ne  fut  que  l'ébulliliun  du  vice 
et  de  la  corruption  générale  engendrée  par  l'aristocratie;  il  n  eût 

pu il  n'eût  point  osé  la  risquer  dans  des  jours  meilleurs.  Tout 

ressentiment  particulier  conlre  lui  s'absorbe  chez  moi  dans  la  pen- 
sée de  notre  grande  enlieprise.  Un  esclave  m'insulte,  je  demande 
le  didliment  du  coupable  à  son  maître  orgueilleux;  si  ce  dernier 
s'y  refuse,  l'oll'ense  devient  sienne,  et  c'est  à  lui  d  en  répondre. 

"CALE.NnARo.  —  Cependani ,  comme  il  est  la  cause  immédiate  de 
l'alliance  qui  donne  à  notre  entreprise  une  consécration  de  plus,  je 
lui  dois  tant  de  reconnaissance,  que  je  ne  serais  pas  lâché  de  le  ré- 
compenser ainsi  qu'il  le  mérite  :  me  le  permettez-vous? 

Le  doge.  —  Vous  voudriez  couper  la  main ,  et  uioi  la  tôle;  frap- 
per l'écolier ,  moi  le  maître  ;  punir  Sténo,  moi  le  sénat.  Je  ne  puis 
songer  ;i  des  inimitiés  pariieulières  dans  la  vengeance  générale, 
universelle  ,  qui,  semblable  au  feu  du  ciel,  doit  tout  dévorer  sans 
dislinclioii,  comme  eu  ce  jour  où  le  lac  d'asphalte  recouvrit  les  cen- 
dres de  deux  vilks. 

Israel.  —  A  vos  postes  donc!  je  reste  un  moment  en  arrière  pour 
reconduireje  doge  jusqu'au  lieu  de  notre  rendez-vous,  el  m'assurer 
qu'aucun  espion  n'est  sur  nos  traces;  de  là  je  cours  rejoindre  ma 
Iroupe  qui  m'attend  sous  les  armes. 

Calexdauo.  —  Adieu  donc...  jusqu'au  point  du  jour. 

Israel.  —  .\dieu  !  bon  succès! 

Les  co.njlrés.  —  11  ne  nous  manquera  pas.  —  Partons.  —  Sei- 
gneur, adieu.  {Les  conjurés  saluent  le  doge  el  Isrml  Berluccio, 
ctse  retirent  conduits  par  Philippe  Calendaro. — Le  doye  et  Israel 
restent.) 

Israel.  —  Us  sont  à  nous! notre  réussite  est  certaine;  c'est 

maintenant  que  vous  allez  être  véritablement  souverain  :  vous  lé- 
guerez à  l'avenir  un  nom  immortel  qui  dépassera  les  plus  grands 
noms  :  on  avait  vu  des  ruis  fnippés  par  des  citoyens  libres,  des  Cé- 
sars immolés,  des  dictateurs  brisés  par  des  mains  patriciennes,  et 
des  palriciens  tombant  sous  le  poignard  populaire;  maisjusquà  ce 
jour,  quel  prince  a  conspiré  pour  la  liberie  de  son  jieuple,  ou  risqué 
sa  vie  pour  afiranchir  ses  sujets'?  Loin  de  là,  nos  sénateurs  sont  en 
tlat  de  c,i.mplol  permanent  conlre  le  peuple,  s'occupant  à  lui  for- 


ger des  chaînes  qu  il  ne  dépose  que  pour  s'armer  contre  les  autres 
peuples  ses  frères,  afin  ([ue  loppression  enfante  partout  l'oppres- 
sion. Revenons,  seigneur,  à  noire  entreprise...  elle  est  grande,  et  la 
récompense  plus  grande  encore  ;-mais  pourquoi  restez-vous  immo- 
bile et  pensif?  Il  n'y  a  qu'un  moment,  vims  éliez  tout  impatience. 

Le  doge.  —  Le  sort  en  est-il  donc  jeté  ?  faut-il  qu'ils  meurent? 

Israel.  —  Qui? 

Le  doge.  —  Ceux  qu'unissaient  à  moi  les  liens  du  sang  et  une 
amiiié  cimentée  par  le  temps  et  des  exploits  communs  :  les  mem- 
bres du  sénat. 

Israel.  —  Vous  avez  prononcé  leur  sentence  :  elle  est  juste. 

Le  doge.  —  Oui,  elle  le  semble,  et  elle  l'est  en  effet  pour  vous; 
vous  êtes  un  patriote,  un  Gracchirs  plébéien...  l'oracle  des  rebelles, 
le  tribun  du  peuple...  je  ne  vous  blâme  pas...  vous  agissez  confor- 
mémenl  à  voire  vocation.  Ils  vous  ont  fiappé,  opprimé,  dégradé,  et 
moi  aussi  ;  mais  vous  n'avez  point  conversé  avec  eux  ;  vous  n'avez 
jamais  rompu  leur  pain,  goûté  de  leursel;  vous  n'avez  point  appro- 
ché leur  coupe  de  vos  lèvres;  vous  n'avez  point  grandi  et  vieilli,  ri 
et  pleuré  avec  eux  ,  ou  partagé  la  joie  de  leurs  banquets;  vous  n'a- 
vez point  souri  en  les  voyant  sourire,  ni  échangé  avec  eux  un  bien- 
veillant accueil;  vous  n'avez  point  cru  en  leur  parole;  vous  ne  les 
avez  point  portés ,  conmie  moi,  dans  votre  cœur.  Mes  cheveux  sont 
blanchis;  il  en  est  de  même  de  ceux  des  anciens  du  conseil  :  jeme 
souviens  du  temps  où  notre  chevelure  à  tous  était  noire  comme 
l'aile  du  corbeau;  alors  nous  parcourions  ensemble,  à  la  poursuile 
de  notre  i)roie  ,  la  mer  eouverle  d'îles  arrachées  à  la  domination  du 
musulman  perfide  :  puis-jeme  résoudre  à  les  voir  baignés  dans  leur 
sang?  Dans  chaque  coup  de  poignard  qui  leur  sera  porté,  je  croirai 
voir  mon  propre  suicide. 

Israel.  —  Doge!  doge!  cette  hésitation  serait  à  peine  digne  d'un 
enfant  ;  si  vous  n'êtes  pas  tombé  dans  une  seconde  enfance,  rappe- 
lez votre  fermeté,  et  ne  nie  faites  pas  rougir  pour  vous  et  pour  moi. 
Par  le  ciel!  j'aimerais  mieux  succomber  dans  notre  entreprise  ou  y 
renoncer  entièrement  que  de  voir  l'homme  que  je  vénère  descendre 
de  ses  hautes  résolutions  à  de  pareilles  faiblesses!  Vous  avez  ré- 
pandu le  sang  dans  les  batailles,  vous  avez  vu  couler  le  voire  et 
celui  des  autres  ;  et  vous  vous  effraieriez  de  quelques  gouttes  tirées 
des  veines  de  ces  vampires  en  cheveux  blancs,  qui  ne  feront  que 
rendre  le  sang  de  tant  de  milliers  d'hommes  dont  ils  se  sont 
gorgés  ? 

Le  noGE.  —  Soyez  indulgent  pour  moi!  vous  me  verrez  marcher 
du  même  pas  que"  vous  ,  et  prendre  ma  part  de  tous  vos  périls  ;  ne 
pensez  pas  que  je  chancelle  dans  ma  résolution  :  oh!  non!  si  je 
tremble,  c'est  par  la  certitude  même  de  tout  ce  que  je  suis  décidé  à 
faire.  IMais  qu'elles  passent  ces  dernières  émolions  qui  n'ont  que  la 
nuit  el  vous  pour  témoins,  témoins  inditferents;  quand  le  moment 
sera  venu  ,  mon  role  sera  de  sonner  le  glas  de  la  mort,  de  frapper 
le  coup  terrible  qui  dépeuplera  plus  d'un  palais,  jettera  bas  les  ar- 
bres généalogiques  les  plus  ailiers,  dispersera  leurs  fruits  sanglants, 
et  les  frappera  de  stérilité  ;  je  le  ferai,  je  le  veux...  je  le  dois...  je 
lai  promis  ,  el  rien  ne  peut  me  délourner  de  ma  destinée  ;  mais  je 
ne  puis  envisager  sans  frémir  ce  que  je  dois  être ,  ce  que  j'ai  élé  ! 
Soyez  indulgent. 

Israel.  —  Raffermissez  votre  âme  ;  je  ne  sens  jDoinl  de  tels  re- 
mords, et  ne  les  comprends  pas.  Pourquoi  vos  résolutions  chan- 
geraient-elles? vous  avez  agi,  vous  agissez  encore  en  toute  liberté. 

Le  doge.  —  Oh!  sans  nul  doute...  vous  ne  sentez  pas  de  remords, 
ni  moi  non  plus;  sans  quoi  ..  écoute,  Israël,  je  te  poignarderais  à 
l'instant,  pour  sauver  des  milliers  de  vies ,  et  en  te  luunl  je  ne  se- 
rais point  homicide...  Vous  ne  sentez  pas  de  remords,  vous  marchez 
à  celle  œuvre  de  carnage  comme  si  ces  palriciens  étaient  des  bœufs 
amenés  à  vos  boucheries.  Quand  tout  sera  fini,  vous  aurez  le  cœur 
conlent ,  l'âme  joyeuse,  et  vous  laverez  iranquillemenl  vos  mains 
rougies  ;  mais  moi  qui ,  dans  cet  effroyable  massacre,  irai  plus  loin 

que  vous  el  les  vôtres  ,  que  n'aurai-je  jioint  à  voir  et  à  sentir 

0  Dieu!  ô  Dieu!...  tu  dis  vrai ,  Israël ,  lu  as  eu  raison  de  me  dire 
ipie  j'agissais  par  ma  libre  volonté,  et  cepenilant  tu  te  trompes,  car 
j'agirai ,  n'en  doiUe  pas...  ne  crains  rien  ;  je  serai  Ion  plus  impi- 
toyable complice!  el  cependant  ce  n'est  ni  à  ma  libre  volonté,  ni 

à  "mon  sentiment  intime  que  j'obéis tous  deux  au  contraire  s'y 

opposent;  mais  un  enfer  est  en  moi  et  autour  de  moi;  et,  comme 
le  démon  qui  croit  et  tremble,  j'abhorre  mou  action  tout  en  la  com- 
mettant. Parlons!  partons!  cours  rejoindre  les  compagnons:  je  vais 
moi  réunir  les  partisans  de  ma  maison  ;  n'en  doute  point,  la  grande 
cloche  de  Saint -Marc  réveillera  tout  Venise,  hormis  son  sénat 
égorgé.  Avant  que  le  soleil  plane  sur  l'Adriatique  dans  toute  sa 
splendeur,  il  s'élèvera  une  voix  gémissante  ,  et  le  mugissement  des 
vagues  sera  étouffé  par  le  cri  du  sang  !...  Ma  résolution  est  prise... 
parlons! 

1SR.IEL.  —  De  tout  mon  cœur!  mais,  seigneur,  tenez  en  bride 
ces  mouvements  de  la  passion  ;  rappelez-vous  le  traitement  que  ces 
hommes  vous  ont  fait  subir;  songez  que  ce  sacrifice  doit  briserles 
fers  de  notre  glorieuse  cité,  et  lui  procurer  des  siècles  de  liberté  et 
de  bonheur.  Un  l.M'an  véritable  dépeuplerait  des  empires,  qu'il  n'é- 
piouverait  pas  lélrange  pitié  qui  vous  a  ému  ep-  laveuï  de  quel- 


31G 


LES  VEILLfcES  1,1  TTfJlAlllES  ILLUSTRÉES. 


(pics  Irallres.  Crcivfz  riini  .  iiim   k'Ilc  pilio  surail  plus  dr|ilaei''c  en- 
core que  rimliilpiMici"  du  sciial  pour  Sieuo. 

Le  W)ce.  —  Israël ,  lu  as  louché  la  corde  douloun-usc  qui  vilirc 
dans  mon  rœur,  eu di^'$onu^cc  avec  tuulc  la  nature...  Allons!  à  nu- 
ire lâche  I  {Ils  sorlcnt.) 


AVTK    IV. 

SCENE  PREMIERE. 

Le  palais  du  patricien  Lioni. 

LIONI  (It'/iose  son  mosque  et  son  manteau;  antomo,  son 
domestique,  l'accompagne. 

LioM.  —  J'ai  besoin  de  repos;  celle  fc^te  m'a  vraiment  fatigué; 
c'est  la  plus  brillante  que  nous  avons  eue  depuis  plusieurs  mois,  et 
ji-  ne  .'•ais  connncnl  elle  m'a  laissé  une  impression  de  tristesse.  Vn 
piiids  douloureux  écrasait  mon  rreur,  même  au  milieu  du  tourbd- 
ion  enivrant  de  la  danse;  et  bien  que  j'eu.sse  devant  moi  la  dame 
de  mon  amour,  que  mon  re^-ard  se  confondit  a^ecson  repard,  (pie 
ma  main  loucliJit  sa  main  ,  ce  jioids  m'oppro.ssail.  plaçait  ma  pensée 
cl  mon  sanp.  et  couvrait  mon  front  d'une  sueur  froide  comme  cidie 
(le  la  mort.  J'ai  essa.yé,  à  laide  d'une  Raité  feinte,  de  secouer  celle 
impression;  lout  a  été  inutile.  Au  milieu  des  accords  d'une  musi- 
que mélodieuse,  les  sons  lointains  d  un  glas  de  mort  parvenaient 
dislinrlement  à  mon  oreille,  comme  les  va^'ucs  de  rAdrlali(|ue,  en 
se  brisanlconire  le  boulcvart  extérieur  du  Lido,  dominent  pendant 
la  nuit  11  s  bruits  de  la  cilé.  Si  bien  ,  que  j'ai  (|uitlé  la  fôle  avant 
([u'elle  fût  h  l'apogée  de  son  éclat;  et  je  viens  dc;nander  h  ma  cou- 
che ,  ou  des  pensées  (dus  calmes,  ou  l'oubli.  Antonio,  prends  mon 
mas(|ue  et  mon  manteau,  et  allume  la  lampe  de  ma  chambre. 

.■\NT(,Mo.  —  Oui.  seigneur;  vous  faut-il  quelques  rafraîchisse- 
Mienls? 

l.ioNf.  —  Aucun  ,  si  ce  n'e?t  le  sommeil ,  qui  ne  se  laisse  point 
roniriiaïuler.  J'espère  l'obtenir,  malgré  lapilalion  que  j'éprouve. 
{Antonio  sort.)  Essayons  si  le  grand  air  calmera  mes  csprils.  La 
nuit  est  belle;  le  vent  orageux,  (pii  souillait  de  l'Orient,  est  leniré 
dans  son  anlre,  cl  la  lune  brjlle  dans  toute  sa  splendeur.  Quel  si- 
lence I  [Il  s'approche  (l'une  croisée  ourertr.)  Kl  quel  contraste  avec 
le  lieu  que  je  viens  de  quillcr,  où  l'éclal  des  flambeaux  et  la  lueur 
pins  pAle  des  lampes  d'argent ,  reflétés  sur  les  tapisseries  des  murs, 
lépandenl  sous  de  vastes  galeries  une  masse  cblouissanlede  lumière 
arlificiellc.  qui  montre  toutes  choses  aiilremenl  qu'elles  ne  s(uUl 
C'est  là  qu'essayant  de  rappebr  le  passé,  après  une  heure  laborieu- 
.'cmcnt  employée  îi  orner  son  visage  des  teintes  de  la  jeunesse,  après 
maint  regard  jeté  sur  la  glace  trop  fidèle,  la  femme  que  l'âge  a  mar- 
([iiée  de  son  sceau  s'élance  dans  tout  l'orgueil  de  la  parure;  se  liant 
à  celle  lumière  trompeuse  et  indulgente,  elle  oublie  ses  années,  et 
croit  qu'on  les  oublie.  La  jeunesse,  qui  n'a  pas  besoin  de  ces  vains 
atours,  vient  gaspiller  sa  fraîcheur  véritable,  sa  sanié,  sa  beauté 
virginale,  dans  l'almosphôre  malsaine  d'une  foule  échaulTee  par 
l'ardeur  du  plaisir.  Elle  saeiilie  ses  heures  de  repos  h  ce  qu'elle 
prend  pour  du  plaisir,  cl  demain  les  premiers  rayons  du  jour  éclai- 
reront des  joues  livides,  des  yeux  éteints  ,  qui  avaient  encore  bien 
des  années  à  briller. 

Lanmsiquc,  le  banquet,  la  coupe  écumante,  les  roses  et  leur  par- 
fum... les  yeux  élincelanls,  les  parures  éclatantes...  ces  beaux  bras 

blancs,  ces  belles  chevelures  noires avec  leurs  tresses  et  leurs 

bracelets les  épaules  de  cygnes,  les  colliers,  trésors  de  llnde 

moins  éblouissants  que  les  trésors  qu'ils  entourent;  ces  robes,  pa- 
reilles h  de  légers  nuages  qui  riollcnt  entre  le  ciel  et  nos  regards  ;  ces 
pieds  agaçants,  ces  petits  pieds  de  sylphides,  révélant  la  symétrie 

secrète  du  beau  cor|is  qui  se  Icrmine  si  bien toute  l'illusion  de 

cet  éblouissant  tableau,  ces  enchantements  h  la  fois  réels  et  men- 
songers de  l'art  et  de  la  nature  qui  semblaient  tournoyer  devant 
moi  ;  ces  spectacles  de  la  beauté  dont  s'enivraient  mes  yeux,  comme 
le  voyageur  altéré  boit  le  mirage  trompeur  du  désert  :  toul  a 
disparu.  Autour  de  moi  les  flots  ut  les  étoiles  qui  se  reflètent  dans 
l'Océan,  speclaclc  autre  qne  les  lurches  dont  une  glace  réfléchit  la 
lundi  le  ;  autour  de  moi  le  vaste  firmament,  qui  est  h  lesjiaee  ce  que 
roeéan  est  à  la  terre,  déroule  au  loin  ses  [ilaines  d'azur,  rafraîchies 
par  le  premier  souffle  du  printemps.  Dans  les  cieux,  la  lune  vogue 
calme  et  belle;  elle  éclaire  de  sa  lumière  paisible  ces  orgueilleux 
palais  assis  sur  les  flots.  0  palais  de  Venise,  à  voir  vos  colonnes  de 
porphyre,  vos  façades  magnifiques,  ornées  de  marbres  orientaux  , 
et  rangées  le  long  du  vaste  canal,  on  vous  prendrait  pour  at.ilant 
de  trophées  glorieux  sortis  du  sein  des  eaux.  Tout  est  paisil  le  et 
doux  ;  aucun  son  rude  ne  se  fait  entendre  ;  et  chaque  être  mobile 
glisse  dans  l'air  comme  un  e-pril  aérien.  Les  sons  de  la  guitare  vi- 
gilante sous  le  balcon  d'une  belle  adorée;  le  bruit  léger  d'une  croi- 
sée qui  s'ouvre  avec  préeauiion  pour  faire  connaître  qu'on  écoule; 
une  main  jeune,  délicate,  blanche  comme  la  lumière  de  la  luue,  qui 


Iremble  en  pouvant  la  fcn('^lre  d>  r^ndu"  p.  lir  faire  entrer  l'amour 
a^c^  l'harmonie;  la  clarté  nhosphorique  (pie  i.i  rame  fait  jaillir  ;  le 
seinlillemcnl  de»  limiières  lolniaines  sur  les  gondole»  qui  effleurent 
bs  ondes  ;  les  chants  des  gondoliers  qui  se  répondent  ver»  pour  vers; 
une  ombre  qui.  çà  et  là  ,  ob-^eiircitsur  le  Riaito  le  faite  brillant  duo 
palais,  ou  la  pointe  d'un  obélisque  :  voilà  tout  ce  qui  frappe  loreillc 
ou  la  vue  dans  la  cilé  ,  flilc  de  l'Océan  et  reine  de  la  terre  ..  Qu'elle 
est  bienfai.sante  cl  douce  cette  heure  de  silence  !  fi  nuit  !  je  le  rend» 
grâces  ,  car  lu  as  dissipé  ces  horribles  pres.«cnliments  que  je  i:e  pou- 
vais  écarter  au  milieu  de  la  f..ule  :  et  maintenant,  sous  ta  paisible 
cl  b'iiigne  influence,  ie  vais  trouver  ma  couche,  quoique  ce  soil 
vraimciit  faire  injure  à  une  nuit  si  liclle  que  de  l'emplo>crà  dor- 
mir. {On  entend  frapper  au-deliors.) 

Ecoutons I  quel  est  ce  bruit?  qui  peut  se  présenter  chez  moi  à 
pareille  heure?  [Entre  Ant:)mo.) 

Amomo.  —  Seigneur,  un  homme  qui  vient,  dil-il,  pour  affaires 
urgentes,  implore  la  faveur  d'être  introduit  jirès  de  vous. 

LioM. —  Èslceun  étranger? 

Antomo.  —  Sa  figure  est  cachée  sous  son  manteau,  mais  sa  voix 
et  sa  tournure  ne  me  sont  pas  inconnues:  je  lui  ai  demandé  son 
nom,  mais  il  ne  veut  le  di  c  (lu'à  vous:  il  demande  avec  instance 
qu  on  lui  permette  de  vous  parler. 

LioM.  —  L'heure  de  la  visite,  les  instances  de  cet  homme  ont 
quelque  chose  d'étrange!  Cependant  il  n'y  a  pas  grand  danger  :  ce 
n'est  pas  chez  eux  qu'on  poi-narde  les  nobles,  et  je  ne  me  connais 
jias  d'ennemis  à  Venise  :  néanmoins,  il  est  saac  d'user depn-caution. 
Fais-le  donc  entrer  :  retire -toi,  mais  appelle  quelques-uns  de  les  ca- 
marades qui  se  tiendront  dans  la  picci;  voi-ine...  Quel  p 'Ut  être  cel 
homme?  {.Inlonio  sort  et  rentre  aussitôt  accompagné  de  Hcrt ram, 
enveloppé  dons  son  manteau.) 

nKiiTR.VM.  —  Seigneur  Lioni,  je  n'ai  point  de  temps  à  perdre  ni 
vous  non  plus...  faites  retirer  ce  domestique,  j'ai  à  vous  parler  en 
particulier. 

LioM.  —  Il  me  semble  reconnaître  la  voix  de  Bertram sors, 

Antonio,  (./nlonio  sort.)  Maintenant,  étranger,  que  uic  voulez-vous 
it  celle  heure? 

UmiTHAU,  se  dicourranl .  —  Une  faveur,  mon  noble  patron  ;  vous 
en  avez  accordé  un  grand  nombre  à  votre  pauvre  client  Bertram  : 
ajoutez  celle  ci  à  toutes  les  autres,  et  vous  le  rendrez  heuienx. 

l.ioM. —  Tu  nfas  connu  dès  notre  (enfance,  toujours  prêt  àt'élre 
utile  et  h.  te  procurer,  dans  la  condition,  tous  les  avantages  aux- 
quels un  homme  de  ta  classe  peut  légilimemenl  prétendre;  jeté     , 
piomellrais  d'avance  de  faccoraer  ce  que  tu  .is  à  me  demander  si,    \ 
considérant  l'heure  indue  et  le  mode  étrange  de  ta  visile,  je  ne  soup-    " 
connais  quelque  motif  mystérieux...  mais  parle  .  Qucfesi-i|  arrive? 

quelque  folle  et  subi;e  querelle? une  rasade  de  trop?  une  lutte 

corpsà  corps?  un  coup  de  pi'ignard  ?..  de  ces  choses  ipii  arrivent 
tous  les  jours?  Pourvu  que  tu  n'aies  pas  versé  de  sang  noble.  _ie 
te  garantis  ta  sûreté;  mais  alors  il  faut  l'éloigner,  car  des  amis 
et  des  (larenls  irrités,  dans  le  premier  emportement  de  la  vengeance, 
sont  plus  à  craindre  à  Venise  que  les  lois. 

Bi^iiTRAM.  —  Seigneur,  je  vous  remercie  ;  mais... 

LioM. —  -Mais  quoi?  tu  n'as  sans  doute  pas  levé  une  main  témé- 
raire contre  un  homme  (le  notre  ordre?  Si  cela  est,  pars,  fuis,  cl  ne 
l'avoue  pas...  je  ne  voudrais  point  ta  mort...  mais,  dans  ce  cas,  mon 
devoir  me  défend  de  le  sauver!  Quiconque  a  versé  du  sang  patri- 
cien... 

Bertram.  —  Je  viens  pour  sauver  du  sang  patricien  ,  cl  non  pour 
en  répandre.  J'ai  hâte  de  parler;  chaque  minute  perdue  peui  en- 
traîner la  perte  d'une  vie  ;  car  le  Temps  a  remplace  sa  faulx  tardive 
par  une  épée  à  double  tranchant ,  et  il  va  puiser  la  cendre  des  sé- 
pulcres pour  remplir  son  sablier...  Garde-toi  de  sortir  demain  ! 

Lioni.  —  Que  signifie  cette  menace  ? 

Bertram.  —  N'en  cherche  pas  la  signification  ,  mais  fais  ce  que 
je  le  demande  en  grâce...  demain  ne  bouge  pas  de  Ion  palais,  quels 
que  soient  les  bruits  que  lu  entendras;  quand  le  mugissement  de 
la  foule...  les  clameurs  des  femmes...  les  cris  des  enfants...  les  gé- 
missements des  hommes...  le  cliquetis  des  armes...  les  roulements 
du  tambour...  le  son  aigu  du  clairon  ,  la  voix  grave  des  cloches  fe- 
raient entendre  à  la  fois  un  immense  cri  d'alarme ne  sors  pas 

que  le  tocsin  n'ait  cessé,  et  même  pour  sortir,  attends  mon  retour. 

LiOM.  —  Encore  une  fois,  que  veux-lu  dire? 

Bertram.  —  Encore  une  fois,  ne  me  le  demande  pas;  mais  p.ir 
tout  ce  que  tu  estimes  sacré  sur  la  terre  et  au  ciel,  par  les  âmes  de 
tes  pères...  par  l'espérance  que  tu  as  de  marcher  sur  Icuis  traces, 
et  de  laisser  après  loi  des  descendants  dignes  d'eux...  par  tout  ce 
qu'il  y  a  de  bonheur  dans  ton  passé  et  Ion  avenir...  par  tout  ce  que 
lu  as  à  craindre  dans  ce  monde  et  dans  l'autre...  par  tous  les  bien- 
faits que  je  te  dois  et  dont  je  m'acquitte  aujourdhiii.  reste  chez 
loi...  confie  la  sûreté  li  les  dieux  domestiques  et  à  ma  p.irole  :  elle 
te  sauvera,  si  lu  fais  ce  que  je  conseille...  sinon,  tu  es  perdu. 

I.IOM.  —  Je  me  perds  en  efl'cl  dans  I  étonnemenl  qui  me  saisit  ; 
assurément  lu  es  dans  le  délire.  Qu'ai-je  à  craindre?  quels  sont 
mes  cnuemis?  et  si  j'en  ai,  pourquoi  es  lu  lig'ié  avec  eux  ,  toi  ?  ou 


ŒUVRES  COMPLÈIES  DE  LORD  BY  RON. 


317 


l)liilùl  poiii'>|Uoi  iloiic  allemlre  ju?(|u';i  ce  moment  pour  m'avei-tir? 

1  ERTRAM.  —  J.e  ne  puis  répondre  à  cela.  Sorliras-lu  en  dépit  de 
cet  avis  fidèle? 

LioM.  —  Je  ne  suis  pas  homme  à  reculer  pour  de  vaines  mena- 
ces dont  j'ignore  le  motif.  A  quelque  heure  que  le  conseil  s'assemble, 
je  ne  serai  (las  du  nombre  des  absenis. 

BicuTRAM.  —  Ne  me  parle  point  ainsi. Encore  une  fois,  es-tu  dé- 
cidr  à  sortir? 

LioM.  —  Je  le  suis,  et  rien  ne  peut  m'arrèler. 

BtnTBAM.  —  Alors,  que  le  ciel  ait  pitié  de  ton  âme!...  adieu!... 
(//  se  dispose  à  s'é/oi(/»er.) 

LioNi. — Arrête...  un  motif  supérieur  à  ma  propre  sineté  m'o- 
blige à  te  rappeler;  nous  ne  devons  pas  nous  quitter  ainsi,  Bertram  : 
il  y  a  trop  longtemps  que  je  te  connais. 

Bertram.  —  Depuis  mon  enfance,  seigneur,  vous  avez  été  mon 
protecteur;  à  cet  âge  d'insouciance  où  le  haut  rang  s'oublie,  ou 
pluiôtn'a  point  encore  apprisses  froides  prérogatives,  nous  avons 
vécu  ensemble  plusieurs  années  :  nous  avons  souvent  mêlé  nos 
jeux,  nos  sourires  et  nos  larmes.  Mon  père  était  le  client  de  voire 
père;  et  moi  j'étais,  pour  ainsi  dire,  le  frère  nourricier  de  son  ûls, 
Moments  heureux!  oh  !  bien  différents  de  celui-ci! 

LioM.  —  Bertram,  c'est  toi  qui  les  as  oubliés. 

Bertram.  —  Ni  maintenant  ni  jamais;  quoiqu'il  pût  arriver,  je 
vous  aurais  sauvé.  Quand  nous  fûmes  deshomme.=,  quand  vous  com- 
nienràl>-s  l'élude  des  affaires  publiques,  comme  il  convenait  à  votre 
rang,  d'humbles  occupations  devinrent  le  partage  de  l'humble  Ber- 
tram; mais  il  ne  fut  cependant  point  oublié  par  vous,  et  si  la  fortune  ne 
m'a  pas  été  plus  favorable,  ce  n'est  pas  la  faute  de  celui  qui  est  venu 
fiéquemment  à  mon  aide,  et  m'a  soutenu  dans  ma  lutte  avec  les  cir- 
constances, torrent  qui  entraîne  le  faible.  Jamais  sang  noble  n'é- 
chaufl'a  un  cœur  plus  noble  que  n'a  été  votre  cœur  à  l'égard  de 
Bertram,  du  pauvre  plébéien.  Plut  au  ciel  que  les  sénateurs,  vos 
collègues,  vous  ressemblassent  tous! 

LiONi.  —  Qu'as-tu  à  dire  contre  les  sénateurs? 

Bertram.  —  Rien. 

LioM.  —  Je  sais  qu'il  est  des  esprits  farouche?  et  turbulents  qui 
complotent  dansl'onibre,  qui  se  retirent  dans  les  lieux  écarléset  ne 
sérient  que  la  nuit,  enveloppés  dans  leur  manteau,  pour  maudire  la 
noblesse;  des  soldats  licenciés,  des  anarchistes  mécontents,  d'effré- 
nés libertins,  vils  suppôts  de  tavernes.  Tune  hantes  point  ces  gens- 
là...  Depuis  quelque  temps,  il  est  vrai,  je  l'ai  penlu  de  vue  ;  mais 
je  t'ai  connu  menant  une  vie  rangée  ;  tu  ne  le  liais  qu'avec  d'hon- 
nêtes gens...  ta  mine  éiait  joviale...  que  t'est-il  donc  arrisé?  Ton 
œil  creux,  les  joues  pâles,  ton  maintien  agité,  semblent  indiquer 
qu'au  fond  de  la  conscience  la  douleur  el  la  honte  se  livrent  un 
condiat. 

Bi-RTRAM.  —  Douleur  et  honte  plutôt  à  la  tyrannie  maudite  qui 
inficie  jusqu'à  l'air  qu'on  respire  à  Venise  ,  et  l'ait  délirer  les  hom- 
mes. Comme  des  pestiférés  à  l  agonie! 

^  LioM.  —  Bertram  !  quels  scélérats  t'ont  endoclriiu5  ?  Ce  ne  sont 
là  ni  tes  discours,  ni  tes  sentiments  d'aulrefois;  quelque  misérable 
l'a  enivré  de  jiensées  de  révolle.  Je  ne  veux  pas  que  tu  le  perdes 
ainsi  Tu  étais  bon  et  humain  ;  tu  n'es  pas  né  pour  les  actes  de  bas- 
sesse auxquels  le  vice  et  le  crime  voudraient  te  conduire;  avoue- 
moi  tout...  lu  peux  te  confier  à  moi...  tu  me  connais...  Je  suis  ton 
anji,  n'e.st-ce  pas  ?  le  fils  unique  de  l'ami  de  ion  père  ;  notre  afleclion 
est  un  héritage  que  nous  devo^ls  transmettre  à  nos  enfanis  tel  que 
nous  l'avons  reçu,  ou  même  en  v  ajoutant  encore  ;  elibien  !  qu'as- 
lu  donc  résolu  de  faire,  que  moi  je  doive  le  regarder  comme  un 
homme  dangereux  et,  pour  éviter  ta  rencontre,  me  tenir  renfermé 
comme  une  jeune  fille  malade? 

Bertram.  —  Ni;  m'interrogez  pas;  il  faut  que  je  parte. 

LioM  —  El  moi  que  je  meure  assassiné  I  Parle,  n'est-ce  pas  là 
ce  que  tu  disais,  mon  cher  Bertram  ? 

Bertram.  —  Qui  parle  d'assassiner?  ai-je  parlé  d'assassiner? 
c'est  faux  I  je  n'ai  pas  prononcé  un  pareil  mot. 

I  loNi. — Tu  ne  l'as  pas  prononcé;  mais  dans  ton  œil  sauvage, 
si  différent  de  ce  que  je  lai  connu,  je  vois  reluire  l'houiicide.  Si 

c'est  de  ma  vie  qu'il  s'agit ,  prends-la  ;  je  suis  désarmé et  alors 

pars  !  Je  ne  voudrais  pas  la  tenir  de  la  capricieuse  pilié  d'êtres  pa- 
reils à  toi  et  à  ceux  dont  lu  es  l'instrument. 

Bertram.  —  Pour  épargner  ta  vie,  je  mets  la  mienne  en  péril; 
pour  qu'il  ne  soit  pas  touché  à  un  seul  de  Ils  cheveux  ,  j'expose  des 
milliers  de  Icles,  et  quelques-unes  aussi  nobles,  plus  nobles  même 
que  la  tienne. 

LioM.  —  De  qui  veux-tu  parler,  Bertram?  Quels  sont  ceux  que 
tes  paroles  peuvent  mettre  en  danger,  ou  ceux  qui  menacent  de 
faire  tomber  des  tètes  ? 

Bertram.  —  Venise,  avec  tout  ce  qu'elle  renferme,  est  une  mai- 
son en  discorde  avec  elle-même,  et  ses  principaux  citoyens  périront 
avant  le  point  du  jour. 

LioNi.  — Nouveaux  mystères,  mystères  terribles!  11  paraît  que  loi, 
ou  moi,  ou  peut-èlre  lousdeux,  nous  lonchonsà  noire  perle.  Expli- 
que-loi sans  détour,  et  lu  garantis  la  sûreté  et  la  gloire;  car  il  est  plus 
glorieux  desauverque  de  luer,  et  surtout  de  tuerdansl'ombre...  Fi, 


Bertram!  un  tel  rôle  ne  saurait  te  convenir;  il  serait  beau,  vrai- 
ment, de  le  voir  porter  sur  une  pique,  aux  yeux  du  peuple  fris^uu- 
nant  d'horreur,  la  lê'e  de  celui  dont  le  cœui'  le  fut  ouvert  !  Et  telle 
peut  èlre  ma  destinée;  car  j'en  fais  ici  le  serment,  qricl  que  suit  le 
péril  dont  tu  me  menaces,,  je  sortirai ,  à  moins  que  tu  ne  me  fasses 
connaître  les  motifs  et  les  conséquences  de  ce  qui  t'amène  ici. 

Bertram.  —  N'est-il  donc  aucun  moyen  de  te  sauver?  Les  mi- 
nute's voU'nt,  et.li  dernière  heure  va  sonner  pour  toi  !...  toi!  mon 
seul  bienfaiteur ,  mon  seul  appui  dans  toutes  mes  vicissitudes.  Ah  ! 
ne  fai*  pas  de  moi  un  traître;  laisse-moi  te  sauver...  tuais  épargne 
mon  honneur. 

LioM.  —  Oii  peut  êlre  l'honneur  dans  une  ligue  de  meurtriers? 
Qui  sont  les  traîtres,  sinon  ceux  qui  bouleversent  l'Etat? 

Bertram.  —  Une  conjuration  est  un  contrat  d'autant  plus  sacré 
pour  les  cœurs  honnêtes,  qu'ils  ne  sont  liés  que  par  leur  parole.  .\ 
mou  sens,  le  traître  le  plus  odieux  est  celui  dont  la  trahison  intime 
enfonce  le  poignard  dans  les  cœurs  qui  s'étaient  fiés  à  lui, 

LiOKi.  —  El  qui  enfoncera  le  poignard  dans  le  mien  ? 

Bertram.  —  Ce  ne  sera  pas  moi.  Je  pourrais  contraindre  mon 
âme  à  tout,  hormis  à  cela.  Tu  ne  doispas  mourir,  toi  !  Juge  combien 
ta  vie  m'est  chère,  puisque  j'en  risque  tant  d'autres  pour  elle.  Que 
dis-je!  n'ai-je  point  risqué  l'existence  suprême,  la  liberté  des  géné- 
rations à  venir,  pour  ne  pas  èlre  l'assassin  que  lu  vois  en  moi?  Une 
fois,  une  fois  encore,  je  t'en  conjure,  ne  franchis  pas  le  seuil  de 
ton  palais. 

LioM.  —  C'est  en  vain...  Je  sors  à  l'inslanl  même. 

Bertram.  —  Alors  ,  périsse  Venise  plutôt  que  mon  ami  !  Je  vais 
dévoiler...  livrer...  trahir...  déiruire!...  Oh!  quel  infâme  scélérat 
je  vais  devenir  à  cause  de  loi  ! 

LioM.  —  Dis  plutôt  que  lu  vas  être  le  sauveur  de  ton  ami  et  de 
l'Elail...  Parle...  n'hésile  pas;  toutes  les  récompenses,  tous  les  ga- 
ges que  lu  réclameras  pour  ta  sûreté  et  ton  bien-être  le  seront  ac- 
cordes. Je  le  promets  toutes  les  richesses  que  l'Etat  accorde  à  ses 
plus  dignes  serviteurs;  la  noblesse  même,  pourvu  que  lu  le  mon- 
tres sincère  et  repentant. 

Bertram.  —  J'ai  réfléchi  :  cela  ne  se  peut...  Je  l'aime...  tu  lésais; 
ma  présence  ici  en  est  la  preuve;  mais  après  avoir  rempli  mon  de- 
voir envers  toi ,  je  dois  le  remplir  envers  mon  pays.  Adieu  !...  nous 
ne  devons  plus  nous  revoir  dans  cette  vie!...  Adieu! 

LioM.  —  Ah!  ah!,.,  holà!  Antonio  I  Pedro,  gardez  la  porte  :  que 
personne  ne  passe... Qu'on  arrête  cet  homme  {[Entrent  Antonio 
et  d'autres  domestiques  armés  qui  s'emparent  de  Bertraïu.) 

LioNi,  continuant.  —  Qu'il  ne  lui  soit  fait  aucun  mal.  Apportez- 
moi  mon  épée  et  mon  manteau  !  Quatre  rames  à  la  gondole!  Dcpè- 
cliez-vous!  [Jntonio  sort.)  Nous  irons  chez  Giovanni  Gradenigo  , 
el  nous  enverrons  chercher  .Marco  Cornaro...  Ne  crains  riiMi,  Ber- 
tram ;  celte  violence  n'est  pas  moins  nécessaire  à  ta  sûreté  (ju'à 
celle  de  l'Etat. 

Bertram. —  Où  vas-lu  me  conduire? 

LioM.  —  D'abord  an  conseil  des  Dix,  puis  chez  le  doge. 

Bertram. —  Chez  le  doge? 

LioM.       Assurément.  N'est-il  pas  le  chef  de  l'Etat? 

Bertram, —  Peu!  être  le  sera-l-il  au  lever  du  soleil... 

Lio.M. — Que  veux-tn  dire?...  Mais  nous  saurons  cela  plus  lard. 

Bertram."—  En  as-tu  la  certitude? 

Lioxi.  —  Autant  ([ue  l'emploi  des  moyens  de  douceur  nous  per- 
mettra de  tout  savoir,  au  cas  où  ils  ne  sulfiraienl  pas  ,  lu  conn.iis 
les  Dix  el  leur  tribunal  ;  lu  sais  que  Saint-Marc  a  des  cachots,  et  ces 
cachots  des  tortures! 

Bertram.  —  Applique-les  donc  avant  l'aurore  qui  va  bientôt  pa- 
raître.,. Encore  un  mot  comme  celui-là,  et  tu  périras  dans  les  sup- 
plices auxquels  lu  me  crois  réservé.  [.Intonio  entre.) 

Antonio.  —  La  gondole  vous  attend,  soigneur,  et  tout  est  prêt. 

LioM.  —  Veillez  sur  le  prisonnier,  Bertram,  nous  causerons  en- 
semble en  nous  rendant  au  palais  du  magniflco,  le  sage  Gradenigo, 

{Ils  sortent.) 

SCENE  II, 

Le  palais  ducal;  l'appartement  du  doge. 

LE  DOGE  ET  BERTUCCIO  FALIERO. 

Le  doge.  —  Tous  les  gens  de  notre  maison  sont-ils  rassemblés? 

Berticcio.  —  Tous  sous  les  arines  attendent  le  signal  dans  l'en- 
ceinle  de  notre  palais  de  San  Paolo,  Je  viens  chercher  vos  derniers 
ordres. 

Le  doge,  —  Nous  aurions  dû  réunir  un  plus  grand  nombre  de 
vassaux  de  mon  fief  de  Val  di  Marin.)  ;  mais  il  est  trop  tard. 

Bertl'ccio,  —  H  me  semble  ,  seigneur,  que  les  choses  sont  bien 
mieux  ainsi-  un  rassemblement  subit  de  nos  forces  eût  éveillé  les 
soupçons,  et,  quoique  braves  et  dévoués,  les  vassaux  de  ce  district 
sont  trop  grossiers  et  d'humeur  trop  bouillante  pour  conserver 
longtemps  la  discipline  nécessaire,  jusqu'à  ce  que  nous  eu  venions 
aux  mains  avec  nos  ennemis. 


31H 


Li:s  \KiLiJ':i:s  urri^RAiiuùs  lu.usTRKiii. 


Li:  iiù(.r..  —  C'c^l  uai,  mais  une  fois  le  signal  donné,  voilii  ice 
limi;iiins  (ju'il  f.uii  (l;ins  une  fiihi'inisc  Idle  que  It  nrtiii'.  Ces  cs- 
il.i.i-i  lies  villi.-^  uui  lours  |ircililcclions,  leurs  anlipaliiii's  pailicii- 


lii'iis,  leurs  iirr'jii;;és  pour  ou  conlre  (cl  nu  Ici  nolilo,  ec  qui  pcul 
es  cnndiiire  a  dépasser  le  liul,  ou  .'i  épar^-iHT  dans  un  moment  m'i 


la  rlrinencf  est  folie.  Les  rurouclics  jiavsans ,  seils  di-  ninn  coniié 
de  Val  di  Marino,  cxéculeraieni  aNeut;l'ériieiil ,  indisiinclemenl  l<s 
ordres  de  leur  seigneur.  Peu  leur  importent  Marcello  ou  rornaro, 
un  (îradenigo  ou  un  Foscaii;  ils  n'ont  point  l'ii.'iliitude  de  Irem- 
Mer  devant  ces  vains  noms,  ni  de  respecter  une  assemblée  civile; 
il  leur  Tant  pour  suzerain  un  clicf  barde  de  fer,  et  non  un  magistrat 
en  hermine. 

UrnTiccio.  —  Noua  sommes  assez,  nombreux;  el  quant  aux  dis- 
pnsiiions  de  nos  clients  envers  le  sénat,  j'en  réponds. 

Lr  DOGi;.  —  Kli  bien  !  les  dés  sont  jetés  !  Mais  pour  (aire  la  guerre, 
l)nur  un  service  de  campagne,  parlez-moi  de  mes  paysans.  Je  les 
ai  \us  fiiiie  pénétrer  le  soleil  dans  les  rangs  des  Huns,  pendant  que 
vos  [liMes  liourgeois,  cacbés  sous  leurs  lentes,  trendilaicnl  aux  airs  de 
^icloire  de  leurs  propres  trompelles.  S'il  y  a  peu  de  résistance,  vous 
verrez  res  citoyens  devenus  tous  des  lions,  conunc  leur  étendard; 
mais  si  la  partie  devient  plus  diflicilc  à  jouer,  vous  regretterez  avec 
moi  de  n'avoir  pas  derrière  vous  une  bande  de  nos  campagnards. 

Hkutuccio.  —  Je  m'étonne  qu'avec  ces  idées-là,  vous  vous  soyez 
dé'idé  à  frapper  si  lot  le  coup  décisif. 

Le  nncR.  —  C'est  sur-Ic-clianip  ou  jamais  ,  qu'il  faut  frapper  de 
tels  cou|is.  Une  fois  que  j'eus  dompté  la  faildesse  et  le  lAclie  re- 
mords qui  8'ilttacllaienl<^  mon  creur,  cl  voyant  que  je  m'étais  laissé 
un  instant  émouvoir  aux  souvenirs  amollis'sanls  du  passé,  j'eus  hàU' 
d'en  venir  .'i  l'exécution  :  d'abord  pour  ne  point  céder  de  nouveau  à 
de  pareilles  faiblesses,  ensuite  parce  que,  si  j'en  excepte  Israi'l  el 
l'Iiilippe  Caleudaro,  le  courage  cl  la  lidélité  de  nos  conjurés  ne 
iiiélaiini  las  suflisammenl  connus.  Cette  journée  peut  voir  surgir 
liainii  eux  un  traître  conlre  nous,  comme  celle  d'hier  en  a  suscité 
mille  conlre  le  sénat;  mais  une  fois  lancés,  une  fois  l'épée  au  poing, 
il  leur  faudra  marcher  dans  l'intérêt  de  leur  propre  salut.  Dès  le 
picniier  coup  frappé,  l'inslincl  laroucbe  de  Ca'in.  le  premier-né,  cel 
inslinei  comprimé  (pii  fermente  toujours  dans  quelque  coin  du 
eieur  liumain,  fera  de  tous  ces  hommes  des  loups  furieux.  Il  suflii 
à  la  foule  de  la  vue  du  sang  pour  lui  en  donner  la  joif.  comme  la 
première  coupe  de  vin  est  le  prélude  d'une  longue  débauche.  Ouanl 
ils  auront  commencé,  il  sera  plus  diflicile  de  les  arrêter  qu'il  ne 
l'élail  de  les  pousser  en  avant;  mais  jusque-là  il  suffit  dune  parole, 

d  une  jiaille,  d'une  ombre  ,  pour  changer  leurs  dispositions Où 

en  est  la  nuit? 

BrRTi'ccio.  —  Tout  prèsde  sa  fin. 

Le  noGE.  —  Alors  il  esl  temps  de  sonner  la  cloche.  Nos  hommes 
sont-ils  h  la  tour? 

RKnTurcio  —  Maintenant,  ils  doivent  y  ôlre;  mais  ils  ont  ordre 
daliendre,  pour  sonner,  que  je  sois  venu  le  leur  dire  de  votre  part. 

1k  nor.i;.  — C'est  bien...  L'aube  n'éleindra-l-ell  ■  donc  jamais  es 
éloiles(pii  seinlillenl encore  dans  les  cieux  ?  Ma  résolution  est  pii.-^e 
el  firmemenl  arrêtée  ,  el  lelTort  même  qu'il  m'a  fallu  faire  sur  mol 
pour  me  décider  h  purifier  parla  flamme  celle  indigne  lépublique 
a  mis  plus  de  calme  dans  mon  âme.  J'ai  pleuré,  j'ai  tremblé  à  la 
pensée  de  ce  funeste  devoir;  mais  maintenant  j'ai  fait  taire  loulc 
eiiioiinu  inutile,  el  comme  le^iilolc  d'un  vaisseau  amiral,  je  rcfrarde 
lixement  la  lempêlc  qui  s'approche.  Cependant,  le  croiras-tu,  mon 
ami  ?  il  m'en  a  coûté  pour  en  venir  Ih  plus  d'elTorls  qu'au  jour  où 
le  deslin  de  deux  nations  allait  dépendre  d'une  bataille  olTiuie  par 
moi ,  el  dans  laquelle  des  milliers  d'hommes  devaient  infaillilile- 
ineut  périr.  Oui ,  pour  verser  le  sang  corrompu  de  quelipies  despotes 
(■r;:ueiMenx,  pour  accomplir  un  acte  qui  arenduTimoléon  immortel, 
il  ma  fallu  plus  d'emjiire  sur  moi-même  que  pour  affronter  les  fati- 
gues cl  les  uangers  d  une  vie  de  combats. 

BEnTi'ccio.  —  Je  suis  bien  aise  de  voir  voire  sagesse  ordinaire 
imposer  silence  h  la  fureur  qui  vous  agitait  avant  que  voire  parti 
fût  arrêté. 

Le  nocE.  —  Je  fus  toujours  ainsi  :  l'agitation  s'empare  de  moi 
ilans  la  première  formation  d'un  dessein  ,  alors  que  rien  ne  vient 
llmiler  l'empire  de  la  passion  ;  mais  au  moment  d'adr,  j'ai  toujours 
et.'  aussi  ciliiie  que  les  cadavres  étendus  autour  ue  moi.  C'est  ce 
qiie  n'ignoraient  pas  ceux  qui  m'ont  fait  ce  que  je  suis;  ils  ont 
compté  sur  le  pouvoir  que  j'ai  de  dompter  mes  rcssentimeiiis  uni- 
fois  leur  première  fuiguc  exhalée;  mais  ils  ne  savaient  pas  que 
reiiains  ovitrapes  changent  en  vertu  rélléchie  celte  même  vengeance 
qui  est  chez  d'autres  une  impulsion  d'aveugle  colère.  Dans  le  som- 
meil des  lois,  la  justice  veille;  souvent  les  ftmes  indignées  font 
servir  au   bien  pul)lic  leurs  injures  particulières,  et  se  jusiilienl  à 

elles-mêmes  leurs  actes Il  me  semble  que  le  jour  commence  à 

paraiire...  n'est-il  pas  vrai?  Regarde,  la  vue  est  plus  jeune  et  meil- 
i-ure  que  la  mienne  ..  une  fraîcheur  matinale  se  n'-pand  ilans  l'air, 
el.  à  mes  yeu.x  du  moins,  la  mer,  vue  de  celte  fenêtre,  coiiiincncc 
h  prendre  une  teinte  gris.'ilre. 

BEnTtcdo.  —  C'est  vrai ,  le  jour  commence  h  poindre  dans  les 
cieux. 


Le  Por.E.  —  l'arf  donc;  va  fiiif  doniior  l''  M/ii.'il  .  ri  n-i  pr.-;ri!cr 
coup  de  (1     ■  'd 

maison,  j  I  : 

Iront  en  n.    ;  i- 

que  pas  de  prendre  po.Mli  ai  à  !  i- 

basse  sur  les  Dix  ;  nou<  ne  de  ir 

nous-mêmes...  Quant  il  la  toui  !  ,  ,  ■ 

handonneraiix  glaives  de  nos  aile  -.  l(.ipj>elle-ioi  (|.|-;  1,;  cri  de  j:u.-: 
est  :  u  SainlM  irc!...  Les  Génois  sont  dans  le  port!  aux  arm 
Saint-Marc  el  Liberté  !...  »  Maintenant...  il  faut  a«irî 

IlEBTrcrio.  —  Ailieu  donc,  mon  oncle  '  nous  nous  quittons  pour 
nous  revoir  libre,  ou  ne  nou.«  revfiir  jamais! 

Le  noGE.  —  Viens,  mon  cher  Rertiiccio...  que  je  l'embrasse!... 
lIAlc-loi,  car  le  jour  ce  Itve...  Quanil  tu  auras  rejoint  nos  troupes, 
envoie-moi  un  messager  pour  me  dire  comment  vont  le»  chovc«  ; 
puis  fais  sonner...  fais  sonner  In  cloche  d'alarme  ile  Saint-  Marc. 

{firriiinid  ttnrt.) 

Lnnociî,  sevL  —  Il  est  parti!  el  chacun  i\<'f9  pa-^  iV-rv'.r'  rVime 
vie...  C'en  esl  faiti  maintenant  l'ange  de  la  mort  yl  .\  i  i-, 

cl  suspend  son  vol  avant  d'épaneber  le  vase  de  col-  i- 

Rle  .  regardant  sa  proie  du  haul  des  airs,  ces'e  un  w.  ■rt 

ses  ailes  puissantes  ,  puis  tonl-à-coiip  fond  d'en  haut  cl  fr.i;  ;  e  de 

son  bec  infaillible...  Ojnur,  qui  effleures  lenlement  lese.-iux! 

marche!.. .  marche!...  je  ne  veux  pas  frapper  dans  l'ombre;  j'aiiu  ■ 
mieux  m'assurer  par  mes  yeux  de  la  portée  des  coups.  El  vo" 
vagues  d'azur!  je  vous  ai  déj.H  vues  loules  rouges  du  sang  des  C 
nois,  des  Sarrasins  et  des  Huns,  mêlé  au  sang  de  Venise,  mais  -: 
Venise  triomphante;  maintenant  un  seul  sang  va  voii.s  colorer! 
amis  ou  ennemis ,  il  ne  tombera  dan«  c"  massacre  que  des  conci- 
toyens. Rt  j'ai  vécu  jusqu à  quatre-vingts  ans  pour  celai  moi  -]•— 
Venise  nommait  son  sauveur!  moi ,  au  nom  de  qui  des  milliers   ' 
bonnets  volaient  en  l'air,  et  des  milliers  de  voix  s'élevaient  m 
le  ciel,  appelant  sur  moi  ses  bénédictions  pendant  une  suite 
longues  années!...  Faut-il  que  je  sois  témoin  d'un  pareil  jour!  M  - 
ce  jour  marqué  d'un  signe  néfaste  sera  le  commencement  d'une  ère 
bonheur  el  de  gloire.  Le  doge  Dandolo  survécut  h  son  quatre-vin^-t- 
dixième  été,  vainqueur  des  empires  el  refusant  des  couronnes; 

moi ,  j'aurîii  abdiqué  un  trAne  et  rendu  la  liberté  h  ma  patrie 

mais,  hélas!  par  quels  mivens?  One  noble  fin  doit  les  justifier 

Que  sont  quelques  goiilles  de  sang  humain?...  humain?  non  ..  le 
sang  des  tyrans  n'a  rien  d'humain  :  ces  Molorbs  incarnés  se  rc-  • 
paissent  du  nôtrp,  el  il  est  temps  de  les  envoyer  eux  -  mêmes  à  la 
tombe  qu'ilsont  tant  peuplée...  Omonde!  ô  hommes!  qu'êtes- vousT 
que  sont  nos  plus  vertueux  projets,  qu'il  nous  faille  punir  le  crime 
par  le  crime,   et  employer  le  fer,  comme  si  la  mort   n'avait   e- 
celle  voie,  tamlisque  peu  d'années  eussenl  rendu  leplaive  super': 
VA  moi,  arrivé  sur  les  limites  de  ces  régions  inconnues,  laul-il  q  . 
j'envoie  tanl  de  hérauts  pour  m'y  précéiier!...  Ne  ncms  arrèims 
pas  Jt  ces  vaincs  pensées.  [Moment  do  silence.)  Ecoulons!  il  m'a 
semblé  enleudrc  un  murmure  de  voix  lointaines  cl  le  pas  régulier 
d'une  troupe  militaire!  Cela  ne  se  peut  ..  Le  sienal  n'a  pas  encore 
sonné...  l'ourquoi  ce  retard?  Le  messager  de  mon  neveu  doit  être 
en  route,  el  peut-êlre  au  moment  même  où  je  parle  tourne  sur  .-«es 
énormes  gonds  la  porte  de  la  tour  où  se  balance  la  cloche  colos- 
.sale,  ce  lugubre  oracle  dont  la  voix  ne  résonne  que  pour  la  mort 
des  princes,  ou  les  jiérils  de  l'Etal.  Qu'elle  exccule  son  office; 
qu'elle  fassi-  entendre  pour  la  dernière  fois  son  tocsin  le  plus  ter- 
rible, jusqu'il  faire  trembler  sur  sa  Imsela  robuste  tour! Quoi  ! 

silencieuse  encore!  J'irais  moi-même,  si  mon  poste  n'était  ici  pour 
servir  de  point  de  ralliement  aux  éléments  trop  divers  dont  se  com- 
posent ces  sortes  de  ligues,  el  pour  relever  î'bésiialion  et  l.i   f.ii- 
blesse  en  cas  de  résistance  ;  car  s'il  doit  y  avoir  lutte,  c'est  ici,  d.o' 
le  palais  ,  que  le  combat  sera  le  plus  acliarné.  C'est  ici  que  je  d 
rester  comme  chef  de  l'entreprise...  Mais  écoutons!...  Il  vient... 
vient,  le  messager  de  mon  neveu,  du  brave  Bertuceio...  Rb  bien  ' 
(pielles  nouvelles  ?  esl-on  en  marche?  tout  va-l-il  bien?.  .  Ah!  i;  . 
vient  ici?...  Tout  esl  perdu!...  Néanmoins,  encore  un  elTort!    (/.// 
(re  un  seigneur  de  la  nuit  avec  des  gardes  ,  etc.,  etc.) 

Le  seigneur  de  la  nuit.  —  Doge,  je  l'arrête  pour  crime  de  han' 
trahison  ! 

Le  iioGE.  — Moi!  ton  prince!  pour  haute  trahison?...  Qui  so: 
ils  ceux  qui  osent  voiler  leur  propre  trahison  S")us  un  tel  ordre"' 

Lk  seigneir,  er/iihant  son  ordre.  —  Voici  l'ordre  du  conseil  <!  - 
Dix. 

l.K  DOGE. —  OÙ  et  pourquoi  les  Dix  sont-ils  assemblés?  Ce  (■■! 
seil  n'est  légal  que  présidé  par  le  prince,  el  cel  office  e=i  1  •  nii  • 
Je  te  somme,  au  nom  du  lien,  do  me  laisser  passer,  ou  il"  me  c 
duire  à  la  chambre  du  ciuiseil. 

Le  seigneur.  —  Duc ,  cela  ne  se  peut  :  le  conseil  n'est  pas  .- 
semblé  dans  le  lieu  ordinaire  de  ses  séances,  mais  au  cou\ent 
Sainl-Sauveur. 

Le  iKiGK.  —  Tu  as  donc  l'audac»  de  me  désobé'r? 

Le  SEIGNEUR.  —  Je  sers  l'Klai  et  le  dois  servir  fidèlement;  j 
pour  mandai  l'ordre  do  ceux  qui  gouvernent. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


310 


If.  DOf.E.  —  Jusqu'à  ec  que  ce  mandai  soit  revelu  de  ma  signa- 
liire  .  il  csl  ilk'gal;  et  dans  son  application  actuelle,  c'est  un  acte 
de  lebellijn.  As-Ui  bien  calculé  ce  que  vaut  la  vie,  que  lu  oses  ainsi 
assumer  la  responsabilité  d'un  acte  illégal? 

Le  SEIGNEUR.  —  Won  devoir  est  d'agir  et  non  de  parler...  Je  suis 
envoyé  ici  pour  garder  votre  personne,  et  non  pour  vous  entendre 
cl  vous  juger. 

Le  doge  ,  à  part.  —  Il  faut  gagner  du  temps pourvu  que  la 

cloche  sonne,  tout  peut  encore  aller  bien.  Hâte-toi,  Bertucciol... 
liâle-toil...  liâlc-toil...  notre  destinée  oscille  dans  la  balance,  et 
malheur  aux  vaincus,  que  ce  soil  le  prince  et  le  jieuple,  ou  le  sénat 
elles  esclaves!  {On  entend  sonner  ta  grosse  cloclie  de  Saint-Marc.) 
Elle  sonne!  elle  parle!  {Haut.)  Entends-tu,  seigneur  de  la  nuit? 
Et  vous,  esclaves,  lâches  instruments  d'un  pouvoir  mercenaire, 
c'est  votre  glas  de  mort!...  Sonne,  sonne,  tocsin  redoutable!  Main- 
tenant, misérables,  par  quelle  rançon  rachèterez -vous  votre  vie? 

LESEiGNEun.  — Malédiction  !  tenez  ferme  et  gardez  la  porte.  Tout 
est  perdu  ,  si  l'on  ne  réduit  bientôt  au  silence  cette  cloche  terrible. 
11  faut  que  l'officier  se  soit  égaré  en  route,  ou  qu'il  ait  rencontré 
quelque  obstacle.  Anselme ,  marche  droit  à  la  tour  avec  ta  com- 
pagnie; que  le  reste  demeure  ici.    (l'nepartie  des  gardes  sortent.) 

Le  DOGE.  —  Malheureux!  si  tu  liens  encore  à  ta  misérable  vie, 
implore  ma  pilié  :  tu  as  une  heure  encore!  Oui!  oui  !  envoie  tes 
lâches  sicaires,  ils  ne  reviendront  plus. 

Le  SEIGNEUR.  — Soit;  ils  mourront  en  faisant  leur  devoir,  et 
moi  aussi. 

Le  doge.  —  Insensé!  l'aigle  poursuit  une  proie  plus  noble  que 
toi  cl  les  myrmidons...  vis,  pourvu  que  ta  résistance  n'expose  point 
ta  tête  ;  et  si  une  àrac  aussi  obscure  peut  regarder  le  soleil  en  face, 
connais  la  liberté.  {La  cloclie  ce.'ise  de  sonner.) 

Le  seigneur.  —  Et  toi,  tu  connaîtras  les  fers...  il  a  cessé  le  cou- 
pable signal  qui  devaitlancer  contre  nous  la  meute  populaire...  Le 
glas  de  mort  a  sonné,  mais  ce  n'est  pas  pour  le  sénat. 

Le  doge,  après  un  moment  d'attente.  —  Tout  est  silencieux! 
tout  est  perdu! 

Le  seigneur. — Maintenant,  doge  ,m'appelleras-lu  encore  l'esclave 
rebelle  d'un  conseil  de  révoltés?  nai-jepas  fait  mon  devoir? 

Le  doge.  —  Silence!  Tu  as  );iit  un  digne  exploit:  lu  as  gagné  le 
prix  du  sang  .  et  ceux  qui  l'emploient  le  récompenseroiit  ;  mais  tu 
as  été  envoyé  ici  pour  me  garder,  et  non  pour  parler,  selon  ta  pro- 
pre remarque.  Remplis  donc  ton  office,  mais  eu  silence  comme  tu 
le  dois  :  étant  ton  prisonnier,  je  n'en  suis  pas  moins  ton  prince. 

Le  seigneur.  —  Je  ne  voudrais  pas  manquer  au  respect  dû  à 
votre  rang  ;  en  cela,  je  vous  obéirai. 

Le  doge  .  apart.  —  A  présent ,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  mourir  ; 
et  cependant  combien  près  du  succès!  Je  serais  lombé  avec  orgueil 
au  milieu  du  triomphe;  mais  le  perdre  ainsi! {Entrent  des  sei- 
gneurs de  la  nuit  avec  Bertiiccio,  prisonnier .) 

Le  secokd  seigneur.  —  Nous  avons  saisi  ce  chef  des  rebelles 
sortant  de  la  tour  où  ,  par  l'ordre  du  doge  dont  il  est  porteur,  le 
signal  avait  commencé  à  sonner. 

Le  premier  seigneur.  — Tous  les  passages  qui  conduisent  au 
palais  sonl-ils  occupés? 

Le  second  seigneur. — Tous...  mais  il  n'en  est  guère  besoin.  Les 
chefs  sont  pris;  on  en  juge  déjà  quelques-uns...  Leurs  complices 
sont  dispersés,  et  plusieurs  arrêtés. 

lÎERTUccio.  —  Mon  oncle! 

Le  DOGE.  — 11  esl  inutile  rie  lutter  contre  la  fortune  :  la  gloire  a 
dé.serté  notre  maison. 

Bertuccio.  —  Qui  l'eût  pu  croire  ?...  Ah  !  un  moment  de  plus! 

Le  DOGE.  —  Un  moment  eût  changé  la  face  des  siècles  ;  celui-ci 
nous  livre  à  l'éternilé.  Nous  subirons  notre  sort  en  hommes  dont 
le  triomphe  ne  dépend  pas  du  succès,  et  dont  1  âme  ,  quoi  qu  il  ad- 
vienne ,  sait  faire  face  à  toutes  les  destinées.  Ne  te  lai.^se  pas  abat- 
tre, ce  n'est  qu'un  court  passage...  Je  voudrais  partir  seul,  mais  si, 
chose  probable,  on  nous  dépêche  ensemble,  moutrons-nous  dignes 
de  nos  pères  et  de  nous. 

liERTuccio.  —  Won  oncle,  je  ne  vous  ferai  point  rougir. 

Le  premier  seigneur.  —  Nobles  Falieri ,  nous  avons  l'ordre  de 
vous  garder  dans  deux  pièces  séparées,  jusqu'au  moment  où  le 
conseil  vous  mandera  devant  lui  pour  le  jugement.  ' 

Le  doge.  -^  Un  jugement!  Veulent-ils  donc  pousser  la  raillerie 
jusqu'au  bout?  Qu'ils  en  agissent  avec  nous  comme  nous  en  au- 
ridiis  agi  avec  eux,  sans  tant  decérémonie.  C'est  un  jeu  d'homicide 
mutuel  :  nous  avons  jeté  le  coupa  qui  mourrait  le  premier;  ils  ont 
gagné  ;  mais  leurs  dés  étaient  pipés...  Qui  a  été  notre  Judas  ? 

Le  premier  seigneur.  —  Je  ne  suis  pas  autorisé  à  répondre  à 
celle  demande. 

Hertuccio.  —  J'y  répondrai,  moi...  C'est  un  certain  Bertram,  qui 
fait  en  ce  moment  des  révélations  à  la  junte  secrète. 

Le  doge.  —  Bertram,  le  Bcrgamasque  !  quels  vils  inslrumenls 
peuvent  perdre  ou  sauver!  Ce  lâche,  souillé  d'une  double  trahison, 
va  recueillir  des  récompenses  et  des  honneurs;  l'hisloire  va  le  pla- 
cer à  cùlé  des  oies  du  Capitole,  dont  le  cri  nasillard  éveilla  Rome 


et  qui  obtinrent  un  triomphe  annuel  ;  tandis  que  Mnnlius,  le  vain- 
queur des  Gaulois,  fut  précipité  du  haut  de  la  roche  Tarpcieniie. 

Le  premier  seigneur.  —  Il  se  rendit  coupable  de  Ualiison  et 
voulut  usurper  la  tyrannie. 

Le  doge.  —  Il  sauva  l'Etat,  et  voulut  réfirmer  ce  qu'il  avait 
sauvé...  mais  loul  cela  est  inutile  ..  Allons,  messieurs,  faites  votre 
œuvre. 

Le  premier  seigneur.  —  Noble  Bertuccio,  il  faut  que  vous  pas- 
siez dans  une  autre  pièce. 

Bertuccio  —  Adieu,  mon  oncle!  J'ignore  si  nous  devons  nous 
revoir  dans  cette  vie;  mais  on  permettra  sans  doute  que  nos  cen- 
dres soient  réunies. 

Le  doge.  —  Oui ,  ainsi  que  nos  âmes,  lesquelles  feront  ce  que 
notre  argile  n'a  pu  faire.  Les  patriciens  ne  pourront  anéantir  la 
mémoire  de  ceux  qui  ont  voulu  renverser  leur  tyrannie,  et  dans  un 
avenir  lointain,  notre  e.xemple  trouvera  des  iinitateurs. 


ACTE  V. 

SCENE  PREMIÈRE 

La  salle  du  conseil  des  Dis.  Los  Dix,  pins  queli|ncs  srii.iteurs  .idjoinls. 
composent  la  junte  destinée  à  juger  Marino  Faliero  et  ses  comiiliccs. 

Beninténde.  —  Après  une  démonstration  aussi  claire  de  leurs 
crimes,  nombreux  autant  qu'énormes,  il  ne  reste  plus  qu'îi  prononcer 
sur  ces  hommes  endurcis  la  sentence  de  la  loi;  tâche  douloureuse 
pour  nous,  dont  le  devoir  est  d'articuler  l'arrêt,  comme  pour  ceux 
qui  ont  à  lentendre.  Uélas!  pourquoi  faut -il  que  celle  lâche  re- 
tombe sur  moi,  et  que  l'époque  de  ma  charge  soit  souillée,  dans  les 
âgesâ  venir, par  celte  infâme  et  criminelle  conjuration,  ourdie  pour 
renverser  un  Etat  juste  et  libre,  connu  du  monde  entier  comme  le 
boulevart  des  chrétiens  contre  le  Sarrasin  et  le  Grec  schisinalique, 
contre  le  sauvage  Ilun  et  le  Franc  non  moins  barbare I  une  ville 
qui  a  ouvert  à  1  Europe  les  trésors  de  l'Inde ,  le  dernier  refuge  dos 
Romains  contre  les  vengeances  d'Attila,  la  reine  de  l'Océan  ,  la 
triomphante  rivale  de  l'orgueilleuse  Gènes!  c'est  pour  saper  le  trùne 
de  celle  noble  cité,  que  ces  hommes  désespérés  ont  risqué  et  livré 
au  glaive  de  la  loi  leurs  misérables  vies!...  Qu'ils  meurent  donc! 

Israel.  —  Nous  sommes  prêts  :  c'est  un  service  que  nous  ont 
rendu  vos  tortures.  Qu'on  nous  mène  à  la  mort. 

Benintende.  —  Si  vous  avez  quelque  chose  à  dire  qui  puisse  vous 
obtenir  un  adoucissement  de  peine ,  la  junte  est  prêle  à  vous  en- 
tendre; si  vous  avez  des  aveux  à  faire  ,  il  en  est  temps  encore,  et 
peul-être  vous  profiteront-ils. 

Israel.  —  Nous  sommes  ici  pour  écouter,  et  non  pour  parler. 

Benintende.  —  La  preuve  de  vos  crimes  résulte  pleinement  des 
aveux  de  vos  complices  et  de  toutes  les  circonstances  qui  viennent 
les  corroborer;  néanmoins  nous  voudrions  entendre  de  votre  pro- 
pre bouche  un  aveu  complet  de  vtUre  trahison  :  sur  le  bord  de  ce 
goulTrc  redoutable  d'où  l'on  ne  revient  pas,  la  véiilé  seule  peut 
vous  profiter  sur  la  terre  et  au  ciel  Parlez  donc  ;  quel  était  votre 
motif? 

Israel.  —  La  justice. 

Benintende  —  Votre  but? 

Israel.  —  La  liberté. 

Benintende.  —  Vos  paroles  sont  brèves. 

IsKAEL.  —  Comme  ce  qu'il  me  reste  de  vie  :  j'ai  été  élevé  pour 
faire  un  soldat,  et  non  un  sénateur. 

Benintende.  —  Vous  croyez  peut-être  parce  laconisme  irriter 
vos  juges  et  relarder  la  sentence. 

Israel.  —  Soyez  aussi  expédilifs  que  moi  ;  et  sachez  que  je  pré- 
fère celle  faveur  à  votre  pardon. 

Benintende.  —  Est-ce  là  lout  ce  quo  vous  a\ez  à  répondre  au 
tribunal? 

Israel.  —  Allez  demander  à  vos  bourreaux  ce  que  les  tortures 
nous  ont  arraché  ;  livrez-nous  de  nouveau  à  leurs  mains.  Il  reste  à 
notre  corps  quelques  gouttes  de  sang,  et  quelque  sensibilité  à  nos 
membres  meurtris;  mais  vous  n'oseriez  nous  clouer  derechef  sur 
vos  chevalets  déjà  teints  de  notre  sang ,  car  vous  perdriez  le  spec- 
tacle de  notre  mort  que  vous  voulez  donnera  vos  esclaves,  pour  les 
elTiayer  et  consolider  leurs  fersl  D'ailleurs,  des  gémissements  ne 
sontpas  des  paroles,  l'agonie  n'est  pas  un  assentiment;  l'aftirma- 
tion  ne  mérite  pas  créance,  si  la  nature,  succomlianlà  l'excès  de  la 
douleur,  oblige  lâuie  àun  mensonge  pour  obtenir  un  court  répit  .. 
Que  prétendez-vous  nous  infliger,  la  torture  ou  la  morf 

Benintende.  —  Quels  étaient  vos  complices? 

Israel.  —  Le  sénat. 

Benintende.  — Que  voulez-vous  dire? 

Israel.  —  Demandez  à  ce  peuple  soulliant,  que  les  crimes  de  vos 
patriciens  ont  poussé  au  crime. 

Benintende.  —  Vous  connaissez  le  doge  ? 


320 


LKS  VRILLfeKS  LIT  1  KRAI l«KS  ILLUSIUfcKS. 


IsnvKi..  —  le  cinihnllnia  sous  ses  oi-ili-f>5  h  Zara  ,  pendanl  quo 
\dtis  (^liez  ici  ,  occuih^s  h  pagm-r  par  des  discours  vo?  di^rnili's  ar- 
lui'lli's;  nous  risquions  notrn  vin  |ipndant  que  vos  aeciKa'i'Piis  rl 
vosdcfcnses  cxposaienl  siiiiplcuiciitla  vie  rips  anircs;  pour  U'.  rosle, 
lout  Vcnisp  connaît  son  doge  par  ses  grandes  actions  et  les  outra- 
ges du  sénat. 

Ukmntendr.  —  Avez-vous  eu  des  confi^rcnrcs  avec  lui  ? 

IsRAKL.  — Jp  suis  faligné  de  vos  questions  plus  encore  que  de  vos 
torluics;  je  vous  requiers  de  passer  à  la  senlcnre. 

llKNiNTENOE.  —  Kilc  ne  lardera  pas...  lîl  vous,  Philippe  Calen- 
daro,  qn'avcz-vous  h  objecter  roulre  voire  condamnation? 

Caixn'oaiio  — Je  ne  fus  jainai'i  grand  parleur,  et  maintenant  j'ai 
peu  de  cliose  ii  dire  qui  en  vaille  la  peine. 

1!em\tem)E.  —  Une  nouvelle  ajiplicalion  à  la  torture  pourrait 
cliauper  voire  ton. 

•  ALENDAno.  —  C'est  vrai;  elle  a  di^jh  produit  sur  moi  cet  efTcl  ; 
mais  elle  ne  eliangera  pas  mes  paroles  ,  ou  si  elle  le  faisait... 

Hi:MNTE\ni:    — Kli  hien? 

Calenuabo.  —  Des  aveux  obtenus  sur  le  clicvalcl  auront-ils  quel- 
que vak'iir  aux  yeux  de  la  loi  ? 

Hkmntende   —  Assurément. 

Calendaro  —  Quel  que  soit  le  coupalile  signalé  par  moi? 

Hkmntende.  —  Sans  aucun  doute,  nous  le  ineitrons  eu  juge- 
iiienl" 

Calexdaho.  —  Kt  sa  vie  dépendra  de  ce  tcmoipnap;e? 

Hi;xixTENnE  —  Pourvu  que  vos  aveux  soient  coiuplels  et  expli- 
cites, il  devra  défendre  sa  vie  devant  noire  liibuiial. 

Cai.endaho.  —  Kn  ce  cas,  président,  |)rendsgardeà  toi!  car  j'en 
jure  par  l'cicrnilé  qui  s'ouvre  béante  devant  moi  :  c'est  toi,  et  loi 
seul  (|ue  je  dénoncerai,  si  l'on  me  remet  à  la  torture. 

I'n  lUEMiiRE  DE  i.A  JUNTE.  —  SeifTncur  président,  il  serait  peut- 
èlre  ciin\eiKible  de  [irocéder  au  jugement  ;  il  n'y  a  plus  rien  à  tirer 
de  ces  liDiiiiiie.s. 

ItEMNTENOE. —  Malbeurciix  insensés!  préparez-vous  îi  une  mort 
immédiate.  La  nature  de  votre  forfait,  nos  lois,  le  péril  de  l'IClat... 
ne  vous  laissent  pas  une  heure  de  répil..  Gardes,  comluisezlcs  sur 
le  balcon  aux  colonnes  roufics,  où  le  doçe  se  place  le  Jeudi-Gras 
pour  assister  au  combat  ilc  taureaux;  là,  ipiil  en  soil  fait  justice, 
et  que  leurs  corps  suspendus  restent  sur  le  lieu  de  re\éeiiiion  ,  ex- 
posés aux  regards  du  peuple!...  Puisse  le  ciel  avoir  pilié  de  leurs 
àines! 

I.A  JUNTE.  —  Ainsi  soit-ill 

I.SRAKi..  —  Adieu,  seigneurs!  c'est  pour  l.i  derniri-e  fuis  que  nous 
nous  li-iiuvoiis  dans  le  même  lieu. 

Benintenoe.  —  Kl  de  peur  qu'ils  ne  teulciit  de  soulever  la  mul- 
liludc...  gardes,  qu'ils  soient  b;\illonnés  pour  Icxécuiion...  Qu'on 
l''s  en:nicne! 

(^ALENDAno.  —  Quoi  !  ne  pourrons-nous  même  dire  adieu  à  un 
ami,  01  adresser  une  dernière  parole  à  notre  confesseur? 

nicNiNTf.NDE.  —  Un  prêtre  vous  attend  dans  la  pièce  voisine; 
quant  à  vos  amis,  ceiteenlrevue  leur  serait  pénible,  cl.n'aurait  pour 
MHis  aucune  utilité. 

CAi-KNDAno.  —  Je  savais  bien  qu'on  nous  bâillonnait  pendant 
noire  vie,  tous  ceux  du  moins  qui  n'avaient  pas  le  courage  de  dire 
librement  leur  pensée  à  tout  risque;  néanmoins,  j'espérais  que, 
dans  nos  derniers  moments,  la  liberie  de  la  parole,  cetie  chélive 
faveur  accordée  aux  mourants,  ne  nous  serait  pas  refusée,  mais 
|Hiisque... 

Israel.  —  Laisse-les  faire  comme  ils  l'cntendenl ,  brave  Calen- 
daro!  Que  nous  importent  quelques  paroles  de  plus  ou  de  moins  ? 
Mourons  sans  recevoir  d'eux  la  moiudie  marque  de  faveur;  noire 
sang  doit  s'en  élever  contre  eux  avec  plus  de  force  ,  el  léiiioigner 
contre  leur  cruaulé  plus  que  ne  pourrait  le  faire  un  volume  pro- 
noncé ou  écrit.  Notre  voix  les  fait  trembler...  ils  redoutent  jusqu'à 
notre  silence...  Qu'ils  vivent  en  proie  îi  leurs  terreurs  1...  Abandon- 
nons-les à  leurs  pensées ,  el  que  les  nôtres  ne  s'adressent  plus  qu'au 
ciel!  Marchez!  nous  sommes  prêts. 

Calendaro.  — Israël,  si  lu  m'avais  voulu  croire  ,  tout  ceci  ne  sé- 
rail pas  arrivé;  et  ce  pâle  scélérat,  ce  lâche  Beriram  anr.iil... 

Israel.  —Tais-toi,  Calendaro!  à  quoi  bon  penser  à  cela  raain- 
leiKiiil. 

liKRTRAM.  —  Ilélas!  j'aurais  désiré  que  vous  mourussiez  en  paix 
avec  moi...  Ce  rôle  pénible,  je  ne  l'ai  point  cherché;  il  m'a  été  im- 
posé. Uiles-moi  que  vous  me  pardonnez  I  Hélas!  je  ne  me  pardon- 
nerai jamais  h  moi-même  I...  Ne  me  regardez  pas  avec  colère. 

Israel.  —  Je  meurs  et  je  le  pardonne. 

Calendaro,  crachant  de  son  calé.  —  Je  meurs  et  je  te  méprise  ! 
[Les  gardes  emmcnenf  Israël  Berluccioet  P/iilivpc  Calendaro.) 

Bemntende.  —  .Mainlenant  que  nous  en  avons  nui  avec  ces  cri- 
minels, il  est  temps  de  prononcer  la  sentence  du  plus  grand  coupable 
que  présentenl  nos  annales,  du  dogel''aliero.  Les  preuves  sontconi- 
pléleoient  acquises,  les  circonslances  el  la  nature  de  son  crime  exi- 
gent une  procédure  rapide  ;  le  ferons-nous  venir  pour  entendre  son 
arrêl  ? 
La  junte.  —  Oui!  oui  I 


Bemntende.  — Avogadori,  faites  comparaître  le  dojc  en  fré- 
senee  du  con>^eil. 

Un  MKMnni:  de  la  jinte  —  Et  les  autres? 

IlEMNTENDK.  —  Quan  I  uoiis  aiirous  prononré  SUP  Ic  80rt  de  tous 
les  chefs.  Quelques-uns  se  sont  enfuis  h  Chio/.za;  mais  plusieurs 
milliers  de  siddals  sont  h  leur  poursuite  ,  el  b-s  précautions  prises 
sur  la  terre  ferme,  ainsi  que  da^is  les  Iles  ,  font  espérer  que  pas  un 
seul  n'échappera  pour  aller  en  pays  étranger  exhaler  la  calomnie 
contre  le  séiial.  [Entre  le  doge  ,  prisonnier ,  accompagné  de  gar- 
des, etc.) 

Doge ,  car  vous  l'êles  encore,  et  légalement  vous  devez  être  con- 
sidéré comme  tel  jusqu'au  moment  où  l'on  dépouillera  de  la  loge 
ducale  celte  têie  qui  n'a  pu  porter  avec  une  dignité  calme  une  cou- 
ronne plus  nobb-  que  celle  d'un  empire,  mais  qui  a  conspire  la 
ruine  delà  patrie,  cl  médité  d'élciiidre  dans  le  sang  la  gloire  de 
Venise  ..  Les  avogadori  onl  déjà  mis  sous  vos  yeux  tl)Ute,^  les  preu- 
ves qui  s'élèvent  contre  vous,  et  jamais  plus  nombreux  témoignages 
n'ont  parlé  pour  confondre  un  coupable  Qu'avez-vousàdirccn  vo- 
tre déf-nse  ? 

Le  doge.  —  Que  vous  dirai-jc,  puisque  ma  défense  serait  voire 
condamnation?  Vous  êtes  lout  à  la  fois  le.s coupables  el  les  accusa- 
tcuis,  les  juges  et  les  bourreaux!.  .  Exercez  votre  pouvoir. 

Benintknde.  —  Vos  principaux  complices  ayant  tout  avoué,  il  ne 
vous  reste  aucun  es|)oir. 

Le  Dor.E    —  Et  qui  sont-ils? 

Benintenoe.  —  Ils  sont  nombreux;  mais  le  premier  est  devant 
vous,  au  sein  de  la  cour,  Bertram  de  Bergamc Avez-vous  quel- 
ques questions  à  lui  adresser? 

Le  doce,  regardant  Bertram  arec  mépris.  —  Non. 

Benintknde.  —  Deux  autres,  Israël  Bertuccio  el  Phili;ipe  Calen- 
daro, onl  avoué  leur  complicité  avec  le  doge. 

Le  DOfiE   —  \'X  où  sont-ils? 

Benintende.  —  Ils  sont  dans  leur  dernière  demeure,  el  rendent 
compte  mainlenanl  au  ciel  de  ce  qu'ils  onl  fait  sur  la  terre. 

Le  doge.  —  Ali  !  il  est  donc  mori,  le  Brutus  plébéien  !  et  l'ardent 
Cassius  de  l'arsenal,  aussi!...  Comment  ontil.s  vu  venir  leur  der- 
nière heure? 

Benintende  —  Pensez  à  la  vôtre,  qui  .s'approche  !  Ainsi  vous  re- 
fusez de  voMs  d''fendre? 

Le  doge.  —  Je  ne  puis  plaider  ma  cause  devant  mes  inférieurs, 
et  je  ne  vous  reconnais  pas  le  droit  de  me  juger  :  quelle  loi  vous  le 
confère? 

Benintenoe.  —  Dans  les  grandes  crises  ,  la  loi  d  dt  être  refaite  ou 
corrigée.  Nos  pères  n'avaient  poi ni  établi  de  [leine  pour  un  lel  crime, 
comme  aulrefois  ;i  Rome  on  avait  oublié  sur  les  tables  de  la  loi  le 
chAiimentdu  pairiride.  Qui  jamais  eut  pu  prévoir  (jue  la  nature  hu- 
maine serait  souillée  par  l'altental  d'un  lils  contre  son  père,  d'un 
prince  contre  son  royaume?  Votie  crime  nous  a  comluil  à  promul- 
guer une  loi  nouvelle  ;  précédent  établi  à  l'avenir  conlro  les  grands 
coupables  (|ui  lenlcraienl  un  jour  d^  monter  à  la  tyrannie  par  la    \ 
voie  de  la  trahison  ,  et  qui,  non  eonlenis  de  posséder  un  seep'r.;,     ' 
Voudraient  le  convertir  en  un  glaive  à  deux  tranehants  !  La  dignité     ' 
de  doge  ne  vous  suflisailelle  pas?  Qu'y  a-lil  au-dessus  de  la  soi 
gneurie  de  Venise  ? 

Le  doge.—  La  seigneurie  de  Venise  !  En  me  la  donnant,  vousm'a- 
vez  trahi,  vous  perfides  qui  siégez  ici!  Votre  égal  par  ma  nais- 
sance, votre  supérieur  par  mes  actes,  vous  m'avez  enlevé  à  d  ho- 
norables travaux,  aux  services  même  que  je  vous  rendais  dans  les 

contrées  lointaines sur  l't^ccan  ,  sur  les  champs  de  bataille,  au 

sein  des  métropoles...  Vous  m'avez  choisi  pour  faire  de  moi  une  victime 
couronnée,  enehaînêe  sur  l'aitel  où  vous  seuls  pouviez  sacrifier. 
Mon  election,  que  j  ignorais...  je  ne  l'avais  ni  recherchée...  ni  dé- 
sirée... ni  rêvée...  elle  vint  me  surprendre  à  Rome,  et  il  me  fallut 
obéir;  mais  à  mon  arrivée,  je  vis  qu'en  addition  à  la  jalouse  vigi- 
lance qui  vous  a  toujours  conduits  à  frustrer,  à  contrarier  les  meil- 
leures intentions  de  votre  souverain  ,  vous  aviez  réduit  et  mutilé 
le  petit  nombre  de  privilèges  laissés  au  doge  de  Venise;  tout  cela, 
je  le  supportai ,  el  je  le  supporterais  encore,  si  le  contact  impur  de 
votre  licence  n'était  venu  souiller  jusqu'à  mes  foyers  ;  cl  le  vois 
parmi  vous  l'infime  qui  m'a  outragé,  digne  membre  d'un  tel 
tribunal. 

Benintende,  l'interrompant.  —  Michel  SIeno  est  ici  en  vertu  de 
sa  charge  ,  comme  membre  des  Quarante,  les  Dix  ayant  cru  devoir 
s'adjiiiiidre  un  certain  nombre  de  sénateurs  pour  profiler  de  leurs 
lumières  dans  une  alTaire  aussi  importante  it  au'si  insolite.  D  ail- 
leurs, par  ce  motif  que  le  doge,  institué  pour  prêter  main-forlc  à  la 
loi ,  n'a  pas  le  droit  de  réclamer  contre  d'autres  doyens  lafiplica- 
tion  de  ces  mêmes  instilulions  que  lui-même  renie  et  foule  aux 
[lieds,  il  a  été  fait  remise  à  Sténo  de  la  punition  prononcée  con- 
tre lui. 

Lf.  doge.  —  La  punition!  j'aime  cent  fois  mieux  le  voir  siégeant 
ici,  repaissant  ses  regards  du  spectacle  de  ma  nnrt ,  que  subissant 
la  peine  dérisoire  à  laquelle  votre  hypocriie  justice  l'av.iil  con- 
damné. Snn  crime  infâme  est  la  pureté  même  ,  si  je  le  compare  ù 
votre  |iroteclioii. 


OEUVRES  COMPLÈIES  DE  LORD  BYUON. 


321 


CLM^■n•;^'llE.  —  Se  |ieiU-il  que  lilUislre  doge  de  Venise,  courbé 
sous  le  poids  de  l'âge  el  de  quinze  lustres  d  honneurs,  se  soit  laissé 
emporter  comme  un  enfant,  à  tel  point  que  la  provocation  d'un 
jeune  homme  ait  suffi  pour  élouQ'er  en  lui  tout  sentiment,  toute  sa- 
gesse, tout  devoir,  toute  crainte  salutaire  ! 

Le  doge.  —  Il  suffit  d'une  étincelle  pour  allumer  un  incendie;  c'est 
la  dernière  goutte  versée  qui  fait  déborder  la  coupe,  et  depuis  long- 
temps la  mienne  était  pleine.  Vous  opprimiez  le  prince  et  le  peuple  ; 
j'ai  voulu  affranchir  l'un  et  l'autre  ,  et  j'ai  échoué  dans  cette  double 
tenlaiive.  Si  j'avais  réussi ,  j'eusse  été  récompensé  par  la  gloire,  la 
vengeance,  et  un  nom  qui,  faisant  rivaliser  Venise  avec  la  Grèce 
et  Syracuse,  m'eût  fait  prendre  place  à  côté  de  Gélon  et  deThrasy- 
bule...  Ayant  succombé  ,  je  n'ai  à  recueillir  dans  le  présent  que 
l'infamie  et  la  mort...  L'a- 
venir me  jugera  ,  quand 
Venise  ne  sera  plus  ou 
sera  libre.  N'hésilez  pas; 
je   n'aurais  point  eu  de 
pitié  pour   vous,  je   no 
vous    en    demande    pas. 
J'ai  joué  ma  vie  dans  un 
coup  immense;  j'ai  per- 
du, prenez  ce  que  j'au- 
rais pris  moi-même-  Je 
me  serais  dressé  solitaire 
parmi  vos  tombeaux,  ac- 
courez en   foule  autour 
du  mien  :  venez  le  fouler 
aux   pieds  comme  vous 
■  avez  foulé  ce  cœur  vivant. 

Benintende.  —  Vous 
avouez  donc  votre  crime, 
et  reconnaissez  la  justice 
de  la  cour? 

Le  doge.  —  J'avoue 
avoir  succombé.  La  for- 
tune est  femme  :  depuis 
ma  jeunesse ,  elle  m'a 
comblé  de  ses  faveurs; 
j'ai  eu  tort ,  à  mon  âge  , 
de  compter  encore  sur 
ses  premiers  sourires. 

Benintende.  —  Vous 
ne  con  lestez  donc  eu  rien 
notre  équité? 

Le  doge.  —  Nobles  vé- 
nitiens! ne  me  tourmen- 
tez pas  de  questions;' je 
suis  résigné  à  tout;  mais 
je  sens  encore  en  moi  le 
sang  de  mes  jours  meil- 
leurs ,  et  je  ne  suis  pas 
doué  d'une  excessive  pa- 
tience... Hpargnez-raoi 
tout  interrogatoire  qui  ne 
serviraitqu'à  transformer 
un  juge  1  ent  en  débats. 
Mes  réponses  ne  feraient 
que  vous  offenser  et  ré- 
jouir vos  ennemis,  déjà 
trop  nombreux.  Ces  murs 
lugubres ,  que  l'on  croit 
sans  échos,  ont  des  oreil- 
les et  même  des  langues  ; 
et  si  la  vérité  n'a  pas 
d'autres  moyens  de  fran- 
chir cette  enceinte ,  vous 
qui  me  condamnez,  vous 

qui  me  redoutez  et  rn'immolez,  vous  ne  pourrez  emporter  dans  votre 
tombe  mes  paroles  en  bien  et  en  mal  ;  ce  secret  sera  un  fardeau 
trop  pesant  pour  vos  âmes  :  qu'il  dorme  donc  dans  la  mienne  ,  à 
moins  que  vous  ne  vouliez  attirer  sur  vous  un  danger  deux  fois 
plus  grand  que  celui  auquel  vous  venez  d'échapper.  Telle  serait  ma 
défense,  si  je  voulais  la  rendre  fameuse  et  lui  donner  toute  la  lati- 
tude qu'elle  com|)orte  ;  car  les  paroles  vraies  sont  des  fails,  et  les 
paroles  des  mourants  leur  survivent  et  quelquefois  les  vengent. 
Laissez  les  miennes  ensevelies,  si  vous  voulez  que  l'avenir  soit  à 
vous:  acceptez  ce  conseil,  et,  quoique  durant  ma  vie  vous  ayez 
souvent  soulevé  ma  colère,  laissez-moi  mourir  en  paix;  vous  pou- 
vez m'accorder  cette  faveur..  .  Je  ne  nie  rien,  ne  me  défends  en 
rien,  ne  vous  demande  rien  :  je  veux  pouvoir  garder  le  silence,  et 
que  la  cour  prononce  son  arrêt. 

Bemntende.  —  La  plénitude  de  cet  aveu  nous  épargne  la  dure 
nécessité  d'employer  la  torture  pour  nous  arracher  la  vérité  tout 
entière. 


J^^'<)oy^ 


La  justice  frappe  le  traître. 


Le  doge.  —  La  torture!  vous  m'y  avez  mis  chaque  jour  depuis 
que  je  suis  doge;  mais  si  vous  voulez  y  ajouter  les  douleurs  physi- 
(lues,  vous  le  pouvez  ;  ces  membres  atl'aiblis  par  l'âge  céderont  aux 
étreintes  du  fer,  mais  il  y  a  dans  mon  cœur  une  énergie  qui  lassera 
vos  supplices.  {Entre  un  officier.) 

L'officier.  — Nobles  vénitiens,  la  duchesse  Faliero  demande  à 
être  admise  en  présence  de  la  junte. 

Benintende.  —  Qu'en  pensez-vous,  pères  conscrits?  Devons- 
nous  la  recevoir? 

Un"  membre  de  la  junte.  —  Elle  peut  avoir  d'importantes  révé- 
lations à  faire  :  ce  motif  doit  faire  accueillir  sa  demande. 

Benintende.  —  Tout  le  monde  est-il  de  cet  avis? 

Tous.  —  Oui. 
Le  doge.  —  Admira- 
bles lois  de  Venise I  q''i 
admettent  le  témoign.jge 
de  la  femme  dans  l'espnir 
qu'elle  dépo.scra  contre 
son  mari  !  Quelle  gloire 
pour  les  chastes  dame.?  du 
cette noblecité!  Maisceiix 
qui  siègent  dans  celte  eng 
ceinte,  accoutumés  à  flé- 
trir de  leurs  hlasplièmes 
l'honneur  des  gens  de 
bien,  ne  font  que  suivre 
leur  vocation.  Mainte- 
nant, lâche  Sleno,  si  cette 
femme  doit  faillir,  je  te 
pardonne  ta  calomnie, 
ton  acquittement  ,  ma 
mort  violente  et  ta  misé- 
rable vie.  (i«  DUCHESSE 
enl/-e). 

Benintende.  —  Mad.i- 
me,  ce  tribunal  équitable 
a  résolu  de  faire  droit  à 
votre  demande,  quelque 
insolite  qu'elle  soit.  Tout 
ce  que  vous  avez  à  nous 
dire,  nous  l'écnuterons 
avec  le  respect  dû  à  votre 
rang  et  à  vos  vertus.  Mais 
vous  pâlissez!  Qu'on  sou- 
tien ne  la  ducliesse!  qu'on 
avance  un  siège. 

Angiolina.  —  Ce  n'est 
qu'une  faiblesse  passagè- 
re... je  suis  mieux.  Par- 
donnez-moi...je  ne  m.'as- 
sieds  pas  en  présence  de 
mon  prince  et  de  mon 
époux,  quand  lui-môme 
est  debout. 

Benintende.  —  Quel 
motif  vous  amène,  ma- 
dame? 

Angiolina. — Des  bruits 
étranges,  mais  trop  con- 
firmés par   tout  ce  que 
j'entends  et  t(]Ut  ce  que 
je  vois  ,  sont  arrivés  jus- 
qu'à moi  ;  et  je  viens  pour 
connaître  toute  l'étendue 
de   mon  malheur;   par- 
donnez  la  précipitation 
de  ma  démarche.  Est-il  vrai?...  je  ne  puis  parler...  je  ne  puis  for- 
muler ma  questiun...  mais  vos  yeux  (|ui  se  détournent,  vos  fronts 
sinistres  ont  répondu  d'avance...  0  Dieu!  ce  silence  est  celui  de  la 
tombe  ! 

Benintende,  après  un  moment  de  silence.  —Madame,  épargnez- 
nous,  épargnez-vous  à  vous-même  la  répétition  d'un  acte  qui  fut  pour 
nous  un  devoir  terrible,  impérieux,  envers  le  ciel  et  les  hommes! 

Angiolina.  —  Parlez  toujours;  je  ne  puis,  je  ne  puis...  non ,  je 
ne  puis  encore  le  croire,  même  à  présent.  Est-il  condamné  ? 
Benintende.  —  Hélas! 
Angiolina."—  Elait-il  donc  coupable? 

Benintende.  —  Madame!  le  trouble  naturel  de  vos  idées  dans  un 
pareil  moment  rend  cette  demande  e.xcusable;  dans  tout  autre  cas, 
ce  serait  un  délit  grave  que  de  former  un  tel  doute  contre  l'équité 
d'un  tribunal  suprême.  Mais  interrogez  le  doge,  et  s'il  nie  en  pré- 
sence des  preuves  produites  contre  lui,  croyez-le  aussi  innocent  que 
vous-même. 


323 


LBS  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLOSTRËBS. 


Angiolina.  —  Ksi-il  M'ai?  iium  st^JKniMir...  mon  Koiivfirain...  O 
vous  l'ami  ilr  mon  [iniiMu  \>hc  ..  vous  si  ^riinil  »ur  Ick  clmmi)»  do 
iialaillo  ,  si  siiK''  <l^>"'''  l^^*  conseils ,  déiuuuU'z  los  paroles  de  cet 
lioinine!...  Vnus  ^Mrde/  lo  silonrel 

llKM.NTEMiK. —  Il  a  déjà  confessé  8on  crime,  cl  vou»  voyez  que 
in.'iinli'iiaiil  il  un  l<!  nif  |)n.<i. 

Anoiolina.  —  Soit  :  mais  il  ue  doit  pas  mourir....  IDparfrm'z  |i; 
piMi  (raniK'fs  (|ni  lui  reslciit;  la  honlo  et  la  douleur  les  rHuironl  à 
un  petit  nombre  de  jours!  un  instant  de  culpabilité  iiupuissiuite  ne 
iliiji  [ins  ellai'cr  seize  lustres  iraetiims  glnrieiises. 

UK.MNTb.NUti.  —  Larrét  doit  ôlro  execute  sans  délai  et  sans  lé- 
mjssidii. 

Ant.iolina.  —  Il  est  coupable...  mais  la  clémenre  peut  encore 
.s'étendre  sur  lui. 

Be.mktkmii:.  —  La  clémence  en  cette  occasion  ne  se  concilierait 
pas  avec  la  jusiiee. 

AiXiioi.i.NA.  —  Hélas I  seipncur,  l'bommc  qui  n'est  que  juste  est 
cruel.  Qui  resterait  vivant  sur  la  terre,  si  tous  étaient  jugés  suivant 
les  l•^^'les  do  lajiisiicc'^ 

ItB.M.NTE.NUB.  —  Lc  salut  dc  l'Etal  exige  son  châtinicnl. 

Anuioli.na.  — Sujet,  il  a  servi  l'Etal;  général,  il  l'a  sauvé;  souve- 
rain, il  l'a  K'ouverné. 

Un  ukuiirl  du  conseil.  —  Conspirateur,  il  l'a  trahi. 

An'gioli.na'.  —  Sans  lui,  il  n'y  aurait  point  aujounl  hui  d'Etat  à 
sauver  ou  <i  détruire;  et  \ous  ,  qui  prononrez  ici  la  mort  de  votre 
libérateur,  vous  seriez  à  raiiii'r  dans  les  galèvcs  nmsulm.ines,  ou  , 
ebarpés  de  cbaincs,  vous  travailleriez  dans  les  mines  des  lluiisl 

l.N  MEMiuiii  DU  CONSEIL.' — Nou,  uiadaïue,  il  en  e«t  qui  périraient 
plutôt  que  dc  vivre  esclaves! 

Angiolina.  —  S'il  en  est  dans  cetto  enceinte  ,  toi,  tu  n'es  pas  du 
nombre  :  les  vrais  braves  sont  ^'énéreux  pour  les  vaincus...  N'est-il 
plus  d'c<poir? 

Uemntenok.  —  Il  n'y  en  a  plus,  madame. 

Ant.iolina,  se  tmirnant  vers  le  duye.  —  Meurs  donc,  Faliero! 
I>iiisqu'il  le  l'aul  ;  meurs  connue  doit  mourir  l'ami  de  mon  père.  Tu 
l'es  rendu  coupable  d'une  grande  faute  ;  mais  la  dureté  de  ces 
bommcs  t'a  justifié  plus  qu'à  demi.  Je  les  aurais  implorés...  sup- 
|>liés...  comme  le  mciulianl  alTamé  qui  demande  du  pain....  ma 
voix  en, pleurs  eût  invoqué  li'ur  clémence  comme  ils  invoqueront 
celle  dc  Dieu,  qui  leur  répondra  ainsi  qu'ils  me  répondent...  si  cela 
n'eiit  été  iiidigiK!  do  Ion  nom  et  du  mien  ,  et  si  la  froide  cruauté 
écrite  dans  leurs  regards  ne  m'annonçait  des  cœurs  lAcbes  (lui  se 
vengent.  Subis  done  la  deslinée  comme  un  prince  doit  la  subir. 

Le  doge.  —  J'ai  vécu  trop  longtemps  pour  ne  pas  savoir  mourir! 
Pes  prières  ne  feraient  pas  plus  d'iuipression  sur  ces  hommes  que 
les  bêlements  de  l'agneau  n'en  l'ont  sur  le  boucher,  ou  les  pleurs 
(les  matelots  sur  la  vagne  irritée.  Je  ne  \oiii!rai8  pas  môme  d'une 
vie  éternelle,  s'il  me  fallait  la  lenir  des  mains  de  misérable;»  dont  j  .li 
voulu  bri.ser  le  joug  mimstrueux. 

MiciiKL  Sténo.  —  Doge!  J'ai  un  mot  à  te  dire,  ainsi  qu'à  celle 
noble  daine,  que  j'ai  tant  olVensée.  Plût  au  ciel  que  ma  <loiiienr , 
ma  honte  ou  mon  repentir  |iiisseiit  anéantir  1  ine.xorablc  passé!  .Mais 
di-;ons-noiis  ,  du  moins,  adieu  en  chrétiens,  et  séparon.s-nùus  en 
paix.  C'est  a\ec  un  cœur  contrit  que  j'implore  ,  non  votre  pardon  , 
m.iis  votre  compassion  à  tous  deux,  et  (|iic  j'offre  ^Dieu  mes  prières 
pour  vous,  quelque  impuissantes  nu'elles  soient. 

AN(iioLiNA,  —  Sage  nenintende,  aujourd'hui  premier  jt^e  de 
Venise,  c'est  à  vous  que  je  m'^idrcsse,  en  réponse  aux  paroles  quo 
vieni  de  prononcer  re  seigneur.  Dites  à  l'infdme  Sténo  ipie  les  pa- 
roles calomnieuses  d'un  bomnie  le!  que  lui  n'ont  jamais  excité  dans 
le  cd'iir  (le  la  lille  de  l.orédnn  qu'un  senliment  de  commisération 
pour  lui.  Je  voudrais  iiiie  tous  eussent  montré  pour  ses  propos  au- 
tant dc  mépris  qu  ils  m'ont  inspiré  <lo  pilié  :  je  préfère  mon  hon- 
neur ;i  mille  existences,  si  elbrs  pouvaient  toutes  se  concentrer  dans 
la  mienne;  mais  je  ne  voudrais  pas  qu'il  en  eoi'ilAt  la  vie  à  per- 
sonne pour  avoir  attaqué  ce  qu'il  n'est  donné  à  aucune  puissance 
bumaine  d'atteindre...  le  senliment  de  la  vertu,  dont  la  récompense 
est  en  elie-mèmo  et  non  dans  ce  ipi'on  jjcnse  d'elle.  Tour  moi ,  les 
(laroles  du  calouiniateur  ont  été  ce  qu'est  le  vent  pour  le  rocher; 
mais...  hélas!...  il  est  des  esprils  plus  irritables  sur  lesquels  de  tels 
outrages  font  l'effet  dc  l'ouragan  sur  les  flots;  il  est  des  ftines  pour 
qui  lombie  seule  du  déshonneur  est  une  réalité  i)lus  terrible  i|ue  la 
mort  et  lu  malédirtion  éternelle  ;  des  hommes  qui  ont  le  Ion  de  s'ef- 
faroucher il  la  moindre  raillerie  du  vice  ,  et  qui,  sacliant  résister  ;\ 
tous  les  alliaiis  (lu  plaisir ,  .^  loules  les  angoisses  de  la  douleur, 
ne  peuvent  sansetl'roi  \oir  le  mi>indresoulflc  ternir  le  nom  superbe 
sur  le(pi(d  ils  avaient  placé  leurs  espi'rances,  jaloux  de  ce  nom 
comme  l'aigle  de  son  aire.  Puisse  coque  nous  voyons  maintenant,  ce 
(pie  nous  sentons  et  souffrons,  arrêter  ;\  l'avenir  ces  misérables  ca- 
lomniateurs, et  leur  apprendre  à  ne  pas  s'alta(iucr,  dans  leur  dépit, 
il  des  èlresd'un  ordre  supérieur!  Ce  n'est  pas  la  première  fois  (|u  il 
a  sulli  d'un  insecte  pour  moilre  le  lion  en  fureur;  une  flèche  au 
talon  lit  mordre  la  poussière  au  brave  des  bravos;  le  déshonneur 
dune  femme  amena  la  ruine  dc  Troie;  le  déshonne*ir  d'une  femme 
engagea  Home  à  chasser  pour  jamais  ses  rois;  un  époux  onlrau-é 


amena  b^n  Ijaulois  h  Clusiiim  ,  puis  h  Rome,  qui  fui  c|ii"'lipie  temps 
esclave;  l'univcni  avait  supporté  les  eruniités  de  i;.ilii;il.i,  nii  ge.slo 
obscèiKj  lui  coûta  la  vie;  linjure  d'une  vierge  lit  de  J'Ksp.ignc  un« 
iirovince  maure, et  deuxlicneKcalnmnieu<<e«dc  .Sl«io  auront  décimé 
Venise,  mis  en  péril  un  sénat  huit  fois  wrulaire,  <U:\Tl\né  un  prince, 
abattu  «a  tête  ilécoitronnéc,  et  fotgé  de  nouveaux  fers  h  un  peuple 
gémissant!  Comin(>  la  courtisane  qui  incendia  Poisi'polis,  que  leinisi';- 
rablcsoitrier  de  cet  exploit;  il  le  peut...  c'est  unorgueil  digne  de  lui! 
Mais  qu'il  ne  vienne  pas  insulter  par  ses  prières  aux  derniem  mo- 
iiieiils  d'un  liomnic  qui.  aujourd'hui  accusé,  fut  naguère  un  héros; 
lien  de  bon  ne  saurait  venir  d'une  telle  source ,  cl  de  lui  nous  ne 
Voulons  rien  maintenant  ni  jamais.  Non»  le  laissons  ,'i  lui-même; 
c'est  le  laisser  dans  l'abline  le  plus  profond  de  la  Irnsscse  liumaine. 
Le  pard(Ui    est    fait   pour  les  liomme.s  et  non  pour  les  reptiles. 


Nous  n'avons  pour  Sieno  ni  pardon  ni  colère;  les  êtres  leU  (pie  lui 
Sont  faits  pour  darder  leur  venin,  les  êtres  supérieurs  pour  souffrir; 
c'est  la  loi  de  la  vie.  L'homme  mordu  par  la  vipère  peut  bien  écraser 
la  bêle  venimeuse,  mais  il  ne  seul  point  de  colère;  le  reptile  a  obéi 
h  Son  instinct,  et  il  est  des  bomnii.'s  reptiles  dont  l'Ame  cal  plus 
rampante  que  le  ver' même  de  la  tombe. 

Le  do(;b,  a  Beniiilende. — Seigneur!  achever  ce  que  vous  regardez 
comme  votre  devoir. 

Uenintendb.  —  Avant  de  procédera  l'accomplissement  de  ce  de- 
voir, nous  prions  la  princes.se  dc  vouloir  bien  se  retirer;  il  lui  sera 
trop  doulourcu.x  d'en  être  témoin. 

Angiolina. —  Je  le  sais,  mais  je  dois  souffrir  tout  le  reste,  car  cela 
fait  partie  de  mon  devoir...  Je  ne  quiticrai  point  mon  mari  que  je  n'y 
sois  contrainte  |iar  la  force...  Poursuivez,  ne  craignez  point  de  ma 
part  des  cris,  des  soupirs  ou  des  larmes  ;  dût  mon  cœur  se  briser,  il 
se  taira...  Parlez,  j'ai  lii  quehpic  cho.se  (jui  domptera  tout. 

Bemntendb.  —  Mariuo  Faliero,  doge  de  Venise,  comte  de  Val 
di  .Maiino,  -sénateur,  pendant  longtcni|is  général  de  la  flotte  et  de 
l'.uuii'e  .  noble  véoilien  plus  d'une  fois  chargé  par  l'Etal  des  plus 
hauts  eiuplois,  écoute  ta  sentence!  Convaincu,  par  un  grand  nom- 
bre de  lémoit;nages et  de  preuves,  ainsi  (pic  par  les  propres  aveux  , 
d'un  crime  de  trahison  inou'i  jusqu'à  ce  jour...  lu  as  encouru  la 
peine  de  mort.  Tes  biens  seront'confisqués  au  profit  de  l'Klat;  ton 
nom  sera  rayé  de  ses  annales  :  on  ne  le  rappellera  que  le  jour  où 
nous  célébrerons  par  de  publiques  actions  de  gnlces  notre  (Jélivrance 
miraculeuse.  Ce  jour-là  ton  nom  sera  mentionné  avec  les  trcmble- 
ineiilsde  terre,  la  peste,  l'ennemi  étranger  et  le  grand  ennemi  des 
hommes;  et  nous  remercierons  annuellement  le  ciel  d'avoir  pré- 
servé nos  jours  et  notre  patrie  dc  tes  complots  pervers.  Li  place 
où  eu  ta  (pialité  de  doge  devait  être  mis  ton  portrait,  parmi  ceux  de 
tes  illustres  préiléeejseurs ,  sera  lais-Si'e  vide  cl  couverte  d'un  voile 
noir;  6t  ai:  '  oit  gravés  ces  mot'i  :  «C'est  ici  la  place  de 

.Maiino  lali  pour  ses  crimes  »     . 

Le  i)0(.i:  lies!  »  Mais  (pi'imporlc?  toutes  ces  précau- 

tions seront  iiiuiil'j>.  i  e  voile  noir  étendu  sur  mon  nom  proscrit,  ce 
voile  ([ui  cachera  ou  semblera  cacher  mes  traits  ,  attirera  plus  les 
regards  que  les  mille  porirails  de  res  tyrans  du  peuple  qui  étale- 
ront sur  la  toile  leur  brillant  costume  (Jucal.  «  Derapilé  pour  st?s 
crimes!...  »  Quels  crimes?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  rappeler  les 
faits,  afin  que  le  spcclaleur  pût  approuver  la  sentence  ou  du  moins 
ajiprendie  le  motif  de  mes  actes!  Quand  il  saura  qu'un  doge  a  con- 
spiré, qu'on  lui  dise  pourquoi,  cela  fait  partie  dc  votre  histoire  I 

Bbninten'db.  —  Le  Usmpsse  chargera  de  résoudre  celle  question  ; 
nos  fils  jugeront  le  jugement  de  leurs  pères  ,  que  maintenant  je 
prononce,  l^imme  doge,  re\êtu  du  manteau  ducal,  tu  seras  conduit 
à  l'escalier  des  Géanls,  tbé.ltre  de  ton  investiture  et  de  celle    ' 
tous  nos  princes;  là,  après  qu'on  t'aura  dépouillé  dc  la  couroi 
ducale,  tu  auras  la  tète  tranchée  ;  et  que  le  ciel  ait  pilié  de  ton  'hu 

Le  doge.  —  Est-ce  là  la  sentence  de  la  junte? 

Denintende.  —  Oui. 

Le  I)0(;e.  —  Je  l'accepte...  Et  quand  aura  lieu  fcxeculion  ? 

Henintende.  —  Immédiatement....  Fais  la  paix  avec  Dieu  :  dans 
une  heure,  fuseras  en  sa  présence. 

Le  doue.  —  J'y  suL'  déjà,  cl  mon  sang  montera  vers  le  ciel  avant 
les  Ames'de  ceux  qui  vont  le  répandre...  Toutes  mes  terres  sont- 
elles  conlis([uées? 

Bemmtende.  —  Elles  le  sonl,|ainsi  que  tes  joyaux,  les  trésors.  ••■- 
biens  de  toute  nature,  moins  deux  mille  ducats  dont  lu  peux  <! 
poser. 

Le  doge.  — Cela  est  dur;  j'aurais  voulu  réserver  mes  terres  | 
dc  Trévise  ,  que  je  tiens  par  investiture  de  Laurence  comie-é\('-  ; 
de  Céncda.  et  qui  devaient  conslilucr  un  fief  perpétuel,  liansu, 
sible  à  mes  héritiers  ;  j'aurais  voulu  .  disje  ,  les  partager  entre  in.i 
femme  el  mes  )iarenls  ,  abandonnant  à  l'État  mon  jialais ,  mes  tré- 
sors et  loiil  ce  que  je  possède  à  Venise. 

Bi;ninti;nde. —  Tes  parents  sont  eux-mêmes  mis  au  ban  de  l'Elat  : 
leur  chef,  ton  neveu,  est  menacé  d'une  accusation  capitale.  .Mais  le 
conseil  .ijourne  pour  le  moment  toute  décision  à  cet  égard  ;  si  lu 
veux  faire  une  dotation  h  ta  veuve,  ne  crains  rien ,  jusiice  lui  sera 
rendue. 

Anciiolinv.  —  Seigneur  .  je  ne  prendrai  point  ma  part  des  dé-    . 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


323 


pouilles  (le  mon  mari  !  sache;;  qu'à  dalcr  de  ce  jour,  je  me  consacre 
à  Dieu,  el  vais  cherclior  un  refuge  dans  le  cloître. 

Le  doge.  —  Allons!  ce  moment  est  pénible  ,  mais  il  prendra  fin. 
Avez-vous  quelque  chose  encore  à  m'imposer,  outre  la  mort? 

Benintende.  —  Il  ne  le  reste  plus  qu'à  le  confesser  et  à  mourir. 
Le  prèlre  est  revêtu  de  l'étole;  Il  glaive  est  tiré  du  fourreau  ;  l'un  et 
l'aulre  l'allendent...  Mais  surtout  ne  songe  point  à  parler  au  peuple: 
une  foule  innombrable  se  presse  autour  des  portes  ,  mais  elles  sont 
fermées  ;  les  Dix,  les  avogadori,  la  junte  et  les  principaux  des  Qua- 
rante assisteront  seuls  à  ton  supplice;  ils  sont  prêts  à  escorter  le 
doge. 

Le  doge.  —  Le  doge? 

Benintende. —  Oui  1  le  doge.  Tu  as  vécu  el  tu  mourras  souverain. 
Tu  oublias  ta  dignité  quand  tu  te  ravalas  à  comploter  avec  d'obscurs 
coupables;  nous  ne  l'oublions  pas,  nous,  et,  jusqjie  dans  ton  chil- 
limenl,  nous  respectons  la  dignité  du  prince.  Tes  vils  complices 
sont  morts  comme  meurent  des  chiens  ou  des  loups;  mais  toi,  lu 
tomberas  comme  tombe  le  lion  sous  les  coups  des  chasseurs , 
entouré  d'hommes  qui  éprouvent  encore  pour  loi  une  noble  com- 
passion ,  et  déplurent  celte  mort  inévitable,  provoquée  par  ta  sau- 
vage fureur,  par  ta  royale  audace.  Maintenant  nous  le  laissons  te 
préparer;  sois  bref;  bientôt  nous  l'accompagnerons  à  l'endroit  où 
naguère  nous  avons  été  unis  à  toi  comme  tes  sujets  et  tes  conseillers, 
et  oîi  maintenant  ces  liens  doivent  être  pour  jamais  rompus...  Gardes! 
escortez  le  doge  jusqu'à  son  appartement.         (  Tous  sortent.  ) 


SCENE  IL 

L'appartement  du  Doge. 

LE  nOGE,  prlsonnkv,  la  duchesse. 

Le  doge.  —  Maintenant  que  le  prêtre  est  parti,  il  serait  inutile  de 
jirolonger  de  quelques  minutes  ma  misérable  existence;  encore  une 
douleur,  celle  de  le  quitter,  el  je  renverserai  le  peu  de  sable  qui  reste 
encore  de  l'heure  qui  m'a  été  accordée...  Le  temps  et  moi  nous 
avons  réglé  tous  nos  comptes. 

Angici.ina.  —  Hélas  I  et  de  tout  ceci  c'est  moi  qui  suis  la  cause , 
la  cause  innocente  I  Cette  lugubre  union,  que  tu  promis  à  mon  père 
au  moment  de  sa  mort,  elle  a  scellé  la  tienne  I 

Le  doge.  —  Non.  11  y  avait  en  moi  quelque  chose  qui  me  réser- 
vait à  subir  un  grand  revers;  je  m'étonne  seulement «jue  le  coup 
ail  été  suspendu  si  longtemps;  et  cependant  il  m'avait  été  prédit. 

Angiolina. —  Comment,  prédit? 

Le  doge.  —  Il  y  a  bien  longtemps  de  cela  ;  j'étais  jeune,  je  servais 
la  République  en  qualité  de  podestat  et  capitaine  de  la  ville  de  Tré- 
vise.  Un  jour  de  fête,  l'évêque,  qui  portait  le  Saint-Sacrement,  ex- 
cita mon  impatience  et  ma  colère  par  sa  lenteur,  et  la  réponse  hau- 
taine qu'il  fit  aux  reproches  que  je  lui  adressais;  je  levai  sur  lui  la 
main ,  le  frappai ,  et  le  fis  tomber  à  terre  avec  son  fardeau  sacré. 
S'étant  relevé,  il  étendit  vers  le  ciel  ses  mains  tremblantes  d'un 
pieux  courroux,  puis,  montrant  l'hostie  sainte  qui  s'était  échappée 
de  ses  mains,  il  se  tourna  vers  moi  :  «  Un  moment  viendra,  dit-il, 
où  celui  que  lu  as  renversé  te  renversera.  La  gloire  désertera  ta 
maison;  la  sagesse  abandonnera  Ion  ;\me,  et  dans  la  pleine  matu- 
rité de  ton  esprit,  une  démence  de  cœur  le  saisira;  tu  seras  déchiré 
par  les  passions  à  une  époque  de  la  vie  où ,  chez  les  autres  hommes, 
les  passions  s'éteignent  ou  se  transforment  en  vertus.  La  majesté  de 
la  vieillesse  ne  couronnera  la  tête  que  pour  la  faire  tomber;  les 
honneurs  annonceront  ta  ruine;  les  cheveux  blancs,  la  boute;  les 
uns  et  les  autres,  la  mort;  mais  non  cette  mort  qui  sied  au  vieil- 
lard. »  Ce  disant,  il  passa  son  chemin...  La  prédiction  se  vérifie. 

Angiolina.  —  Et  comment,  ainsi  averti,  ne  vous  être  pas  elTorcé 
de  détourner  cette  fatale  destinée  et  d'expier  votre  faute  par  la  péni- 
tence. 

Le  doge.  —  J'avoue  que  ces  paroles  de  l'évêque  pénétrèrent  aii 
fond  de  mon  cœur,  tellement  que  je  me  les  suis  souvent  rappelées 
au  milieu  du  tourbillon  de  la  vie,  où  elles  me  faisaient  tressaillir 
comme  la  voix  d'un  spectre  dans  un  rêve  surnalui'el  ;  et  je  me  re- 
pentis. Mais  je  n'ai  jamais  eu  pour  habitude  de  reculer  en  quoi  que 
ce  fût  :  quel  que  dût  être  mon  avenir,  je  ne  pouvais  le  changer,  je 
ne  le  craignais  pas...  Ce  n'est  pas  (out  :  lu  ne  peux  avoir  oublié  une 
circonstance  que  tout  le  monde  se  rappelle.  Le  jour  de  mon  débar- 
quement ici  comme  doge  ,  à  mon  retour  de  Rome ,  un  brouillard 
épais  précéda  mon  navire,  semblable  à  la  colonne  sombre  qui  mar- 
chait devant  Israiil  sortant  d'Egypte  ;  en  sorte  que  le  pilote  perdit  sa 
route ,  et  nous  fit  aborder  entre  les  piliers  de  Saint-Marc,  où  l'on 
exécute  les  criminels,  au  lieu  de  nous  débarquer,  selon  l'usage,  à 
la  Riva  délia  Paglia...  Tout  Venise  frissonna  à  ce  présage. 

Angiolina.  —  Ah  I  que  servent  maintenant  ces  souvenirs? 

Le  doge.  —  J'éprouve  une  consolation  à  penser  que  ces  choses 
sont  l'œuvre  de  la  destinée;  j'aime  mieux  céder  au  ciel  qu'aux 
honimes;  je  me  plais  à  mettre  une  foi  aveugle  dans  la  fatalité,  et  à 
voir  des  inslrum«nls  d'une  puissance  supérieure  dans  ces  mortels, 


dont  la  plupart,  je  le  sais,  sont  vils  conmie  la  pou>ssière,  et  aussi  im- 
puissants que  viis.  Ils  n'ont  rien  pu  par  eux-mêmes...  ils  n'ont  pu 
vaincre  Ctlui  qui  avait  tant  de  fois  vaincu  pour  eux. 

Angiolina.  —  Employez  le  peu  d'instants  qui  vous  restent  à  des 
pensées  plus  consolantes ,  et  pour  prendre  votre  vol  vers  les  cieux  , 
soyez  en  paix  même  avec  ces  misérables. 

Le  doge.  —  Je  suis  en  paix.  Je  la  dois,  cette  paix,  à  la  certitude 
qu'un  jour  viendra,  où  les  enfants  des  enfants  de  mes  bourreaux,  où 
cette  ville  orgueilleuse  el  ces  flots  azurés,  et  tout  ce  qui  fait  la  gloire 
et  la  splendeur  de  ces  rivages,  où  tout  cela  ne  sera  plus  que  déso- 
lation et  malédiction,  où  Venise  enfin  deviendra  la  risée  des  peuples, 
une  Carthage,  une  Tyr,  une  Babel  de  l'Océan  ! 

Angiolina.  —  Cessez  de  parler  ainsi  :  le  flot  de  la  colère  déborde 
en  vous  jusqu'au  dernier  moment  ;  vous  vous  abusez  vous-même  , 
et  ne  pouvez  rien  contre  vos  ennemis...  Soyez  plus  calme. 

Le  doge.  —  Je  suis  déjà  dans  l'éternité  :  elle  se  déroule  devant 
moi;  et  je  vois...  d'une  mani?!re  aussi  palpable  que  je  contemple 
ton  doux  visage  pour  la  dernière  fois...  je  vois  les  jours  dont  mes 
prédictions  menacent  ces  murs  et  ceux  qui  les  habitent. 

Un  gaude,  s  avançant.  —  Doge  de  Venise,  les  Dix  attendent  Votre 
Altesse. 

Le  doge.  —  Adieu  donc,  Angiolina  !...  que  je  t'embrasse  encore... 
Pardonne  au  vieillard  qui  fut  pour  toi  un  époux  affectueux  ,  mais 
fatal;  .chéris  ma  mémoire.  Je  n'en  aurais  pas  réclamé  autant  pour 
moi  si  j'eusse  vécu;  mais  maintenant  tu  peux  méjuger  avec  plus 
d'indulgence ,  en  voyant  que  toutes  mes  mauvaises  pensées  sont 
calmées.  En  outre,  de  tous  les  fruits  de  mes  longues  années,  la 
gloire,  la  richesse,  la  puissance,  un  grand  nom  ;  de  tous  ces  fruits 
qui,  ordinairement,  laissent  quelque  éclat  sur  la  tombe  d'un  homme, 
il  ne  me  reste  rien  ;  pas  une  parcelle  d'honneur,  d'amitié  ou  d'estime, 
rieu  dont  la  fastueuse  douleur  d'une  famille  pût  extraire  seulement 
uneépitaphe;  une  heure  a  su  fli  pour  déraciner  toute  ma  vie  antérieure, 
et  j'ai  survécu  à  tout,  excepté  à  Ion  cœur,  asile  de  pureté,  de  bonté, 
de  douceur,  dont  la  douleur  silencieuse,  mais  sincère,  conservera... 
Comme  tu  pâlis  !...  Hélas  !  elle  s'évanouit!...  Le  pouls  et  la  respira- 
lion  lui  manquent!...  Gardes  I  prêtez-moi  votre  aide...  Je  ne  puis  la 
laisser  eu  cet  état;  et  cependant,  peut-être,  vaut-il  mieux  qu'il  en 

soit   ainsi chaque   moment    d'insensibilité    lui    épargne  une 

torture.  Quand  elle  aura  secoué  cette  mort  passagère,  je  serai  avec 
l'Eternel...  Appelez  .ses  femmes...  Encore  un  regard  !...  Que  sa  main 
est  froide  I...  aussi  froide  que  sera  la  mienne  avant  qu'elle  ait  repris 
ses  sens...  Oh!  donnez-lui  les  soins  les  plus  attentifs,  et  recevez 
mes  derniers  remerciments...  Maintenant  je  suis  prêt.  (  Les  sui- 
vantes d'Angiotlna  entrent  et  entourent  leur  maîtresse  évanouie. 
—  Le  Doge  sort  accom/jagné  des  gardes.) 


SCENE  III. 

La  cour  du  palais  ducal.  Les  portes  extérieures  sont  fermées  pour  empê- 
cher le  peuple  d"y  pénétrer.  —  Le  doge,  revêtu  du  costume  de  sa  di- 
gnité, s'avance  au  milieu  du  conseil  des  Dix  et  d'autres  patriciens.  It  est 
suivi  par  des  gardes  jusqu'au  sommet  de  l'escalier  des  Géants,  c'est  li 
qu'est  placé  l'exécuteur,  son  glaive  à  la  main.  —  En  arrivant,  un  mem- 
bre du  conseil  des  Dix  dépouille  la  tète  du  doge  de  la  toque  ducale. 

Le  doge.  —  A  dater  de  ce  moment  le  doge  n'est  plus  rien,  et  me 
voilà  enTiu  redevenu  Marino  Faliero  ;  c'est  quelque  chose,  bien  que 
ce  soit  pour  un  seul  moment.  C'est  ici  que  j'ai  été  couronné  :  le  ciel 
m'en  est  témoin,  je  ressens  plus  de  joie  à  résigner  ce  brillant  jouet, 
ce  colifichet  ducal,  que  je  n'en  éprouvai  à  ceindre  ce  fatal  ornement. 

L'un  des  dix.  —  Tu  trembles,  Faliero! 

Le  doge.  —  Oui,  mais  c'est  de...  vieillesse. 

Beni>'tende. —  Faliero,  as-tu  à  faire  au  Sénat  quelque  recomman- 
dation compatible  avec  nos  lois  ? 

Le  doge.  —  Je  recommande  mon  neveu  à  sa  clémence,  ma  femme 
à  sa  justice  ;  entre  l'Etat  etmoi  tout  doit  être  compensé  par  ma  mort, 
et  par  une  telle  mort. 

Benintende.  —  Il  sera  fait  droit  à  l'une  et  à  l'autre  de  ces  de- 
mandes, malgré  Ion  crime  inou'i. 

Le  doge.  — Inouï!  certes;  l'histoire  nous  présente  une  foule  de 
conspirateurs  couronnés,  tramant  contre  le  peuple;  mais  un  souve- 
rain qui  meurt  pour  le  rendre  libre .  cela  ne  s'est  vu  que  deux  fois. 

Bemntende.  —  Et  quels  iirinces  sont  morts  pour  une  telle  cause? 

Le  doge.  —  Le  roi  de  Sparte  et  le  doge  <le  Venise...  Agis  et  Fa- 
liero. 

Benintende.  —  Te  reste-t-il  encore  quelque  chose  à  dire  ou  à 
faire  ? 

Le  doge.  —  Puis-je  parler  ? 

Benintende.  —  Tu  le  peux;  mais  rappelle-toi  que  le  peuple  est 
hors  de  la  portée  de  ta  voix. 

Le  doge. —  Ce  n'est  plus  aux  hommes  que  je  m'adresse,  mais  au 
temps  et  à  l'éternité  dont  je  vais  faire  partie.  Eléments,  avec  qui  je  , 
me  confondrai  tout  à  l'heure,  que  ma  voix  soit  comme  une  âme 
pour  vous  !  Vagues  d'azur,  qui  portiez  ma  bannière!  venis,  qui  vous 
jouiez  dans  ses  plis  avec  amour,  qui  tant  de  fois  avez  enflé  lua  voile 


J2i 


LES  VEILLÉES  IJTTftRAlRES  ILLUSTRÉES. 


el  prM  vos  ailes  h  ma  flollft  violoricuspl  el  toi,  terre  ^l^ang^rc  , 
qui  as  bu  ce  saiip  vnlunlaireiiicnl  épanché  par  plus  d'une  l>iessure  I 
pnvcs,  qui,  loiil  h  l'Iicure,  n'al)S(irl(orez  pas  le  [leii  ipii  m'en  reste  ; 
car  il  moulera  vers  le  ciel  !  rieiix  qui  le  roceirez  !  soleil  .  qui  hrilles 
f\n  loiilca  ces  choses,  el  loi,  qui  allunu's  les  soleils  el  qui  les  éteins, 
je  vous  prcndi  tous  Ji  léuioiu!  je  ne  suif  pas  innocent...  maiscenx- 
Ifi  le  soiil-ils?  Je  meurs;  mais  je  serai  venpé;  les  siècles  lointains 
.  m'.Tpparaissenl  flottants  sur  l'aliimc  de  l'avenir  ;  et  avant  t|ue  mes 
veux  se  ferment ,  il  leur  est  donné  de  voir  le  ctiAliineiit  réservé  îi 
celle  ville  orgueilleuse  !...  Oui,  il  couve  silencieusement  le  jour  où 
la  eiiéqui  éleva  un  rempart  contre  Attila  courhera  la  t'^le  lAchemenl 
cl  sans  ccmilial,  dev  aiil  un  Atlila  brtiard.  sans  nu^oie  verser  pour  se 
défendrenulant  de  s.inp  qu'il  en  coulera  tout  ii  l'Iieure  de  ces  vieilles 
veines,  épuisées  pour  la  proléper...  Klle  sera  vendue  cl  achetée,  cl 
ilonnée  en  apanape  h  des  maiires  qui  la  mépriseront!  D'empire,  elle 
deviendra  province,  de  capitale  petite  ville,  avec  des  esclaves  pour 
♦éuat,  «li's  uiendianls  poin*  nobles  et  nn  peuple  de  courtisanes!  0 
\enis(  I  quanil  l'Hébreu  occupera  les  palais,  le  lliin  tes  ciladelles  ; 
(piaiiil  le  (jri'c.  maiire  de  les  marchés,  s'y  promènera  en  souriant; 
i|iiaiid,  le  lonp  de  les  rues  étroites,  les  patriciens  mendieront  un  pain 
airiri-.  et,  dans  leur  houleuse  indiKcnce,  feront  de  leur  tmblesse  un 
litre  h  la  compassion!  quand  le  petit  nombre  de  ccix  qui  auront 
conservé  les  débris  de  Iherilasre  de  leurs  plorieux  ancêtres  ram - 
pcnuil  aux  [lii'ils  du  lieutenant  barbare  d'un  \ico-roi,  dans  ce  même 
palais  où  ils  mirent  h  morl  leur  souverain  ;  quand,  se  p;nant  d'un 
nom  illustre  iléslionoré  par  eux,  nés  d'une  mère  adultère  ,  or- 
Kueillcuse  de  ses  impudiques  ;imours  avec  le  gondolier  robuste  ou  le 
soldat  étranger,  ils  se  feront  ploire  de  trois  Rénérations  de  liAlardise  ; 
quand  tes  fds,  descendus  au  point  le  plus  l)as  dans  l'échelle  des  êtres, 
seront  cédés  aux  vaincus  par  les  vaiiiqururs,  qui  n'en  voudront  pas, 
méprisés  comme  lAches  par  de  moins  lAches  qu'eux,  et  repoussés 
par  les  vicieux  eux-mêmes  pour  des  vices  monstrueux  que  nul  ne 
pourra  spécilicr  ni  nonnner;  quand  ,  de  l'héritage  de  Chypre,  au- 
jourd'hui soumise  à  ton  sceptre,  il  ne  te  restera  que  son  infamie 
transmise  ."i  les  fdies,  quand  tous  les  maux  des  lîtals  conquis  .s'atta- 
cheront à  toi,  le  vice  sans  splendeur  ,  les  plaisirs  des  sens  privés 
Miênre  du  brillant  relief  de  l'amour;  mais  à  la  place  de  ce  dernier, 
riiabilude  d'une  débauche  grossière  ,  un  libertinage  sans  passion  , 
une  impudicilé  froide  cl  compassée,  réduisant  en  art  les  faiblesses 
d(!  la  nature...  quand  tous  ces  fléaux  ,  et  d'autres  encore ,  seront  ton 
partage;  quand  le  sourire  sans  joie,  les  amusements  sans  plaisir, 
la  jeunesse  sans  courage,  la  vieillesse  sans  dignité;  qu.ind  la 
b.i.ssesse  el  limpuis-sance  auront  fait  de  toi ,  ô  Yenisei  le  pire  des 
déserts  peuplés;  alors,  dans  le  dernier rAlc  de  ton  agonie  au  milieu 
de  tous  les  supplices  .  dont  tu  seras  victime,  rappelle-loi  le  mien  I 
Caverne  de  brigands  ivres  du  sang  de  leurs  princes,  enfer  au  mi- 
lieu des  eaux,  Sodoiue  de  l'Océan  !  je  le  dévoiip  aux  dieux  infer- 
naux, loi  el  ta  race  de  serpents  1  [Ici  le  dor/r  se  tourne  vers  l'e'ré- 
cii/ci/r  el  lui  dit  :  )  Esclave!  fais  ton  métier  !  frappe  comme  je  frap- 
p.iis  l'ennemi!  frappe  comme  j'aurais  frappé  ces  tyrans!  frappe 
de  toute  la  force  de  mon  anathème  I  et  ne  frappe  qu'une  fuis.  [Le 
(loge  se  jet  le  à  genoux ,  et  au  moment  où  l'exécuteur  lève  son 
glaire,  la  toile  tombe.  ) 


SCENE  IV. 

l-a  piazza  et  la  piazzetla  de  Saint-Marc.  —  Le  peuple  est  rassemblé  en 
foule  autour  des  grilles  du  palais  ducal,  qui  sont  fermées. 

Pnr.MiF.R  ciToviiN.  —  J'ai  atteint  la  grille,  et  je  puis  distinguer 
les  Dix  rangés  autour  du  doge,  dans  leur  costume  de  cérémonie. 

Siif.oNn  CITOYEN. — Je  uc  puls,  malgré  mes  efl'orls,  parvenir  jus- 
qu'à loi.  Que  se  passe-t-il  1  tâchons  au  moins  d'entendre,  puisqu'il 
n'y  a  que  les  (dus  rapprochés  de  la  grille  qui  puissent  voir. 

Lf:  PRHMii-n  niTOYiîN.  —  Un  d'eux  s'est  ap|iroi'hé  du  doge;  voil.'i 
qu'on  dépouille  sa  tète  de  la  loque  ducale.  Mainlenanl  il  lève  les 
yeu.x  au  ciel  ;  je  les  vois  briller,  je  vois  le  mouvement  de  ses  lèvres... 
Silence!...  Silence  I  Ce  n'est  qu'un  niurraurc...  Maudit  éloigne- 
nicnl  !  on  ne  peut  comprendre  ses  paroles  ;  mais  sa  voix  senfle 
comme  les  sourds  grondements  du  tonnerre.  Oh!  si  nous  [louviuus 
seulement  entendre  une  phrase  I 

Skconu  citoyen.  —  Silcnccl  peul-cire  saisirons-  nous  quelques 
sons. 

VnKMiKR  CITOYEN.  —  C'est  en  vain  que  je  prèle  l'oreille  :  je  ne 
puis  lenlendre...  Ses  cheveux  blancs  flottent  au  souffle  des  vents, 
comme  l'écume  sur  les  vagues!  Maintenant  ..  Maiuteiiaul  il  s'a- 
pen(uiillc....  el  h  présent  ils  forment  un  cercle  autour  de  lui,  et 
on  n'aperçoit  plus  rien...  Mais  je  vois  l'épée  en  l'air...  .\h  !  écou- 
tez !  elle  frapjie!  [Le  peuple  murmure.) 

TnoisiÉsii;  »;itovi;n.  —  Ils  ont  assassiné  celui  qui  voulait  nous 
afl'ranehir. 

yuATniii.ME  CITOYEN.  —  Il  a  toujours  été  bon  pour  le  peuple. 


CiNQOïKVE  CITOYEN.  —  lls  Ont  sageincnl  fait  de  tenir  les  prille.^ 
fermées.  Si  nous  avions  su  avant  de  venir  ce  qui  Allait  se  pa>-ser... 
nous  aurions  apporté  de  quoi  forcer  les  portes. 
Sixii;me  CITOYEN.  —  Etes-vous  bien  sûr  qu'il  soit  mortT 
Premier  citoyen.  —  J'ai  vu  l'épée  s'abattre...  Voyez  1  que  vient- 
on  nous  monlrcr'? 

Sur  le  hnlron  du  paints  ,  diml  lu  ftimdr  donne  sur  la  place  , 
s'iironri'  un  rliifdi  s  /Ji.r,  lenrini  a  la  main  mi  t/laive  eiuianylanle; 
il  l'ngifr  Irais  fais  aux  ijru.r  du  peuple  et  dit  : 

I,a  justice  a  frajqié  le  grand  coupable. 

les  grilles  s'ourrent  :  le  /yeuple  se  pri'ripite  vert  l'escalier  des 
(ieants,  où  l'e.récutiou  a  eu  lieu.  Les  plus  avancés  crient  a  ceux 

qui  sont  derrière  eux  : 

La  lètc  sanglante  roule  sur  les  marches  de  l'escalier  des  (Icaiils  I 

(Im  toile  tombe.) 

FIN    IIE    SIARINO   FAI.IKRO.  , 


CAIN 


MVSTi;nE    Tiiii';    di-:    l  ancii;n -Ti;srAMn:NT. 


•  PERSONNAGES. 

Hommes  :  Adam.  —  Cain.  —  Abei. 

Esprits  :  Un  ange  du  SEioNEim.  —  Liciper. 

Femmes     Eve.  —  Adah.  —  Zillaii. 


A€TR  PBE!HIBR. 

Environs  du  Paradis,  Lever  du  soleil. 

AHAM,  i-.VE,  CAIN,   ABEL,  ADAH,  ZII.LAn  , 

offrant  un  sacrifice. 

AnvM.  —  Dieu  éternel,  infini  !  sagesse  suprftme  !  toi  dont  la  pa- 
role, des  ténèbres  de  l'abime  ,  fil  jaillir  la  lumière  sur  les  eaux... 
salut  !  Jéhovah  !  ([uand  revient  la  lumière,  salut  ! 

livE.  —  Dieu  1  qui  nommas  le  jour,  en  séparant  le  matin  et  la 
nuit,  auparavant  confondus...  qui  divisas  les  flots,  et  donnas  le 
nom  de  iirmaraent  à  une  partie  de  ton  ouvrage,  salul  I 

Abel.  —  Dieu!  qui  groupas  les  éléments  pour  en  composer  la 
lerre...  l'océan...  l'air...  et  le  feu  ;  qui,  après  avoir  créé  le  jour  et 
la  nuit,  ainsi  que  les  mondes  sur  lesquels  se  répandent  leur  lumière 
et  leur  ombre,  formas  des  êtres  pour  en  jouir,  les  chérir  el  te  chérir 
toi-même...  salut!  salut! 

Adaii.  —  Dieu  éternel!  Père  de  toutes  choses!  qui  fis  ces  ôtre.^ 
bons  el  beaux,  pour  être  aimés  par-dessus  tout,  à  l'exception  de 
toi...  permets  qu'en  l'aimant  je  les  aime  aussi...  salut!  salul! 

ZiLi.AH.  —  O  Dieu!  qui,  protégeant  et  bénissant  toutes  les  œu- 
vres de  les  mains  ,  as  permis  ncaninoins  au  serpent  de  se  plisser 
dans  le  paradis,  cl  d'en  expulser  mon  père  ,  préserve-nous  de  tout 
mal  à  venir...  salul!  salul! 

Adam.  —  Caïn,  mon  fils,  mon  premier-né,  pourquoi  deineures-lu 
muet? 

Cain.  —  Pourquoi  parler  ? 

AiiAM.  —  Pour  prier. 

Cain.  —  N'avez-vous  pas  prié? 

AnAM.  —  Oui.  el  avec  ferveur. 

Cain.  —  Kl  d'une  voix  élevée.  Je  vous  ai  entendus. 

Adam.  —  Kl  Dieu  aussi,  je  l'espère. 

Arel.  —  Qu'il  eu  soit  ainsi  ! 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


323 


Adam.  —  Mais  loi,  mon  premiei--iié,  tu  continues  de  garder  le 
silence. 

Cain.  —  11  est  mieux  que  je  me  taise. 

Adam.  —  Pourquoi  ? 

Cain.  —  Je  n'ai  rien  h  demander. 

Adam.  —  Et  rien  dont  tu  doives  rendre  grice  ! 

Cain.  —  Non. 

Adam.  —  Ne  vis-tu  pas? 

Cain.  —  Ne  dois-je  pas  mourir? 

Eve.  — Hélas!  voici  déjà  le  fruit  défendu  qui  commence  à  tom- 
ber de  l'arbre. 

Adam.  —  Et  nous  devons  le  ramasser.  0  Dieu  !  pourquoi  as-tu 
planté  l'arbre  de  la  science  ? 

Cain. —  El  pourquoi,  vous,  n'avez-vous  pas  cueilli  le  fruit  de  l'ar- 
bre de  vie?  vous  auriez  pu  alors  braver  le  lyran. 

Adam.  —  0  mon  fils!  ne  blasphème  pas  :  ce  sont  les  paroles  du 
serpent. 

Cain.  —  Pourquoi  pas  ?  Le  serpent  a  dit  vrai;  d'un  côté  était  l'ar- 
bre de  vie;  de  l'autre,  l'arbre  de  la  science  :  la  science  est  bonne, 
et  la  vie  est  bonne;  en  quoi  l'une  et  l'autre  réunies  seraient-elles  un 
mal? 

Eve.  —  Mon  enfant!  lu  parles  comme  je  parlais  dans  le  péché, 
avant  ta  naissance.  Que  je  ne  voie  pas  mon  mallieur  se  renouveler 
dans  le  tien.  Je  me  suis  repentie.  Mon  fils  ne  doit  pas  tomber  ici 
dans  les  pièges  qui  ,  au  sein  du  paradis  ,  ont  perdu  ses  parents. 
Conlente-toi  de  ce  qui  est.  Si  nous  1  avions  fait,  tu  serais  heureux  au- 
jourd'hui... O  mon  fils! 

Adam.  — Nos  prières  sont  terminées;  séparons-nous.  Que  chacun 
se  rende  à  son  travail...  il  n'est  pas  pénible,  bien  que  nécessaire  : 
la  lerre  est  jeune  ,  elle  nous  donne  ses  fruits  avec  bonté  el  sans 
beaucoup  d'etTorts. 

Eve.  —  Cain,  mon  fils,  vois  ton  père  content  et  résigné;  fais 
comme  lui.  [Adam  et  Eve  sortent). 

ZiLLAH.  —  Ne  veux-tu  pas  te  calmer,  mon  frère? 

Abel.  —  Pourquoi  garder  sur  ton  front  celte  tristesse ,  qui  doit 
allirer  la  colère  de  lElernel? 

Adah. — Cain,  mon  bienaimé,  me  regarderas  lu  donc,  moi 
aussi,  d'un  air  sombre? 

Gain. — Non,  Adah,  non.  Je  voudrais  être  seul  un  moment. 
Abcl,  je  souffre  au  fond  du  cœur ,  mais  cela  passera.  Précède-moi, 
mon  frère...  je  ne  tarderai  pas  Ji  le  suivre.  El  vous  aussi  ,  mes 
sœurs,  ne  m'attendez  pas;  votre  douceur  ne  méiile  pas  un  accueil 
larouchc  :  je  vous  suis  tout  à  l'heure. 

Adah.  —  Si  lu  lardes,  je  viendrai  le  chercher  ici. 

Abel.  —  La  paix  de  Dieu  soit  avec  ton  esprit,  mon  frère!  {Abel, 
Zillah  et  Adah  sortent.) 

Cain,  sent.  — Et  voilà  donc  la  viel...  le  travail.  Et  pourquoi 
travailler?  Parce  que  mon  père  n'a  pas  su  conserver  sa  place  dans 
Eden.  Qu'avais-je  fait,  moi  ?  je  n'étais  pas  né  ;  je  ne  demandais  pas 
à  naître ,  et  je  n'aime  pas  l'élat  où  cette  naissance  m'a  placé. 
Pourquoi  a-t-il  cédé  au  serpent  et  à  la  femme?  ou  bien,  après 
avoir  cédé,  pourquoi  en  a-t-il  été  puni?  L'arbre  était  piaulé,  et 
n'élait-il  pas  pour  lui?  Sinon,  pourquoi  l'avoir  placé  près  de  cet  ar- 
bre, le  plus  beau  de  tous?  Ils  n'ont  à  ces  questions  qu'une  réponse? 
«  C'était  la  volonté  du  Maiire,  et  le  Maître  est  bon.  »  Qu'en  sais-je: 
Parce  qu'il  est  lout  puissant,    s'ensuil-il  qu'il  soit  souverainement 

lion  ?  Je  ne  juge  que  par  les  fails,  et  ils  sont  amers Cependant , 

il  faut  que  je  m'en  nourrisse,  pour  une  faute  qui  n'est  pas  la 
mienne...  Que  vois-je?  un  Esprit  qui  a  la  forme  des  anges;  néan- 
moins son  aspect  a  qnehiue  chose  de  plus  sévère  et  de  plus  triste. 
Pourquoi  donc  frémir?  Pourquoi  le  craindre  plus  que  ces  autres  Es- 
prits célestes,  que  je  vois  chaque  jour  brandir  leurs  glaives  redou- 
tables devant  lesquels  je  m'arrête  rêveur  à  l'heure  du  crépuscule, 
alors  que  je  viens  jeler  un  coup  d'œil  sur  ces  jardins,  mon  légitime 
héritage,  et  sur  les  arbres  immortels  qui  couronnent  les  créneaux 
défendus  par  les  cliérubins  ?  Je  n'ai  point  peur  de  ces  anges  armés 
de  feux.  Pourquoi  celui  qui  s'approche  maintenant  m'inspirerait- 
il  de  l'elTroi  ?  11  me  paraît  de  beaucoup  leur  supérieur  en  puissance 
et  leur  égal  en  beauté;  et  pourtant  il  semble  n'être  plus  aussi  beau 
qu'il  l'a  été,  ou  qu'il  pourrait  l'être.  La  douleur  paraît  la  moitié  de 
son  immortalité.  L'humanité  n'est  donc  passeule  à  souffrir?  H  vient. 

[Entre  Lucifer.) 

Lucifer.  —  Mortel  ! 

Gain.  —  Esprit ,  qui  es-tu  ? 

LuciFEtt,  —  Le  maître  des  Esprits. 

Gain.  —  Et  comment  se  fait-il  que  tu  les  quittes  pour  visiter  la 
poussière  î 

Lucifer.  —  Je  connais  les  pensées  de  la  poussière  ;  j'ai  pitié  d  elle 
et  de  loi. 

Gain.  —  Comment  I  lu. connais  mes  pensées  ? 

Lucifer.  —  Ce  sont  les  pensées  de  tout  ce  qui  est  digne  d'en  avoir  ; 
la  partie  immorlelle  de  toi-même  parle  en  toi. 

Cain.  —  Quelle  partie  immortelle?  Ceci  n'a  pas  été  révélé.  L'im- 


bécililé  d'Adam  nous  a  privés  du  fruit  de  l'arbre  de  vie;  tandis  que 
par  la  précipitation  de  ma  mère,  le  fruit  de  l'arbre  de  la  science  l'ut 
trop  tôt  cueilli,  et  ce  fruit,  c'est  la  mort  ! 

Lucifer.  —  On  t'a  trompé  ;  tu  vivras. 

Gain.  —  Je  vis  ;  mais  je  vis  pour  mourir  ;  et  vivant ,  je  ne  vois 
rien  qui  rende  la  mort  haissable,  si  ce  n'est  une  répugnance  in- 
née, un  lâche,  mais  invincible  instinct,  que  j'abhorre,  comme  je  me 
méprise,  et  que  pourtant  je  ne  puis  surmonter....  c'est  ainsi  que  je 
vis  Plût  au  ciel  que  je  n'eusse  jamais  vécu! 

LuciFSK.  —  Tu  vis,  et  dois  vivre  toujours  :  ne  crois  pas  que  ton 
enveloppe  extérieure  et  terrestre  soit  l'existence  même...  elle  cessera 
d'être,  et  alors  tu  ne  seras  pas  moins  que  tu  n'es  uiainlcnanl. 

Gain.  —  Pas  moins  ?  et  pourquoi  pas  plus  ? 

Lucifer.  — Peut-être  seras-lu  comme  nous  sommes. 

Gain.  —  El  qu'êles-vous  ? 

Lucifer.  —  Nous  sommes  éternels. 

Gain.  —  Etes-vous  heureux  ? 

Lucifer.  —  Nous  sommes  puissants. 

Gain.  —  Etes-vous  heureux  ? 

Lucifer.  —  Non.  Et  loi,  l'es-tu? 

Gain.  —  Comment  le  serais-je  ?  Regarde-moi. 

Lucifer-  — Pauvre  argile!  Et  tu  prétends  être  malheureux  !  toi! 

Cain.  —  Je  le  suis...  Et  loi,  avec  toute  ta  puissance,  qu'es  lu? 

Lucifer.  —  Un  Esprit  qui  voulut  remplacer  ton  Créateur,  el  qui 
ne  t'aurail  pas  fait  ce  que  tu  es. 

Cain.  —  Ah  !  tu  ressembles  presqu'à  un  dieu;  et... 

Lucifer.  —  Je  ne  suis  pas  Dieu.  N'ayant  pu  le  devenir,  je  ne 
voudrais  pas  être  autre  que  je  suis.  Il  a  vaincu...  qu'il  règne  ! 

Gain.  —  Qui  ? 

Lucifer.  —  Le  Créateur  de  ton  père  et  de  la  lerre  eulière. 

Gain.  —  Et  du  ciel,  et  de  tout  ce  qu'il  contient,  comme  je  l'ai  en- 
tendu chanter  par  les  séraphins;  c'est  ce  que  répèle  mon  père. 

Lucifer.  —  Ils  disent...  ce  qu'ils  sont  obligés  de  dire,  sous  peine 
d'être  ce  que  je  .suis...  ce  que  tu  es...  moi ,  parmi  les  Esprits;  toi, 
parmi  les  hommes. 

Gain.—  Et  quoi  donc? 

Lucifer.  —  Des  âmes  qui  ont  le  courage  d'user  de  leur  immor- 
talité, des  âmes  qui  osent  regarder  le  tyran  face  à  face,  dans  sa 
toute-puissance  et  son  éternité,  pour  lui  dire  que  le  mal,  son  ouvrage, 
n'est  pas  un  bien  !  S'il  nous  a  faits,  comme  il  ledit...  ce  que  j'ignore 

et  ne  crois  pas s'il  nous  a  faits,  il  ne  peut  nous  défiire  ;  nous 

sommes  immortels!...  Bien  plus,  il  nous  a  voulus  ainsi  afin  de  pou- 
voir nous  torturer qu'il  le  fasse!  Il  est  grand...  mais  dans  sa 

grandeur,  il  n'est  pas  plus  heureux  que  nous  dans  notre  lutte  I  La 
bonté  n'eût  pas  créé  le  mal  ;  a-l-il  fait  autre  chose  ?  Mais  qu'il  con- 
tinue de  siéger  sur  son  trône  solitaire,  occupé  à  créer  des  mondes, 
pour  alléger  l'éternité  qui  pèse  sur  cette  immense  existence,  celle 
solitude  sans  partage.  Qu'il  entasse  planète  sur  planète ,  il  reste 
toujours seuldaus  salyrannieinfinie,  indissoluble.  S'il  pouvait  s'écra- 
ser lui-même  ;  ce  serait  le  prodige  leplusprécieux  qu'il  eût  jamais  fait  : 
mais  non...  qu'il  règne,  else  multiplie  dans  la  douleur!  Esprits 
et  hommes,  nous  sympathisons  du  moins...  et,  souffrant  de  toncert, 
nous  rendons  plus  supportables  nos  innombrables  souffrances,  en 
les  partageant  tous  entre  tous.  Mais  lui,  malheureux  dans  son  élé- 
vation, livré  à  l'inquiète  aclivilé  de  sa  misère,  il  faut  qu'il  crée  et 
crée  encore... 

Gain. — Tu  me  parles  de  choses  qui  depuis  longtemps  nagent 
dans  ma  pensée  comme  des  visions;  je  n'ai  jamais  pu  concilier  ce 
que  je  voyais  avec  ce  que  j'entendais.  Mon  père  et  ma  mère  m'en- 
tretiennent de  serpents,  de  fruits,  d'arbres;  je  vois  les  portes  de  ce 
qu'ils  appellent  leur  paradis  gardées  par  des  chérubins  armés  d'é- 
pées  flamboyantes,  qui  nous  en  interdisent  l'accès,  à  eux  comme  à 
moi  ;  je  sens  le  poids  d'un  travail  journalier  et  d'une  pensée  inces- 
sante; autour  de  moi,  mes  regards  se  promènent  sur  un  monde  où 
je  semble  n'être  rien,  et  je  sens  naître  en  moi-même  des  pensées  qui 

semblent  capables  de  dominer  toutes  choses mais  je  considérais 

ce  malheur  comme  mon  partage  exclusif...  Mon  père  s'est  résigné  ù 
son  abaissement;  ma  mère  a  oublié  cette  soif  de  science  qui  lui  fit  ris- 
quer la  malédiction  éternelle  ;  mon  frère  n'est  qu'un  jeune  berger, 
offrant  les  prémices  de  son  troupeau  à  Celui  par  qui  la  lerre  n'ac- 
corde ses  fruits  qu'à  nos  sueurs  ;  ma  sœur  Zillah  entonne  cliaque 
jour  un  hymne  plus  matinal  que  celui  des  oiseaux  ;  et  mon  Adah, 
ma  bien-aimée  ,  ne  comprend  pas  davantage  la  pensée  qui  m'op- 
presse :  jusqu'à  présent  je  n'avais  rencontré  personne  dont  les 
sentiments  répondissent  aux  miens.  Soil!  je  vivrai  dans  la  société 
des  Esprits. 

Lucifer.  — Et  si  la  nature  de  ton  âme  ne  t'avait  rendu  digne 
d'une  telle  société,  tu  ne  me  verrais  pas  maintenant  devant  toi, 
sous  un  tel  aspect  :  il  eût  encore  suffi  d'un  serpent  |)our  le  fasciner. 

C\iN.  — ■  Ah  !  c'est  donc  toi  qui  as  tenté  ma  mère? 

Lucifer  —Je  ne  lente  personne,  si  ce  n'est  avec  la  vérité  ;  cet  ar- 
bre n'était-il  pas  celui  de  la  science?  et  n'y  avait-il  pas  encore  des 
fruits  sur  l'arbre  de  vie?  Est-ce  moi  qui  lui  ai  dit  de  ne  pas  cueillir 
ceux-ci?  est-ce  moi  qui  ai  placé  des  objets  défendus  sous  la  main 
d'êtres  innocents  el  curieux  ,  en  raison  do  leur  innocence  même  ? 


32(5 


i.r.s  VKILIJÎES  i.nii=;H4<Ki-:s  h.lustrées. 


Jniirniii  fail  ilf  \uiis  Jes  dieux,  et  celui  qui  vous  a  clia8s<'-ii  a  craiiil 
hii-iu(nic  dt3  \ous  voir  «  iiiiiiiger  dts  fruits  de  vie  el  devenir  des 
dieux  (•(Uiiiue  lui.  «  Suul-cclàses  paroles? 

Cain.  —  Aiii.si  rue  les  ont  répétées  ceux  qui  les  oui  entendues  au 
briiil  di"  la  foudre. 

l.iciFiJi.  —  Qui  donc  était  le  mauvai.s  Esprit?  celui  qui  n'a  pas 
Voulu  vous  laisser  vivre,  ou  celui  ([ui  vous  aurait  fait  vivre  à  jamais 
nu  sein  dos  joies  et  du  pouvoir  que  donne  la  .science  ? 

Cain.  —  l'Ii^i  au  ciel  qu'ils  eu-'^scnl  cueilli  le  fruit  des  deux  arbres, 
ou  n'oïK'vsenl  touclié  ni  à  l'un  ni  à  l'aulre  I 

Lfcii'EH.  —  Déjà  l'un  est  h  vous  ,  l'autre  peut  eucore  vous  ap- 
parie ni  r. 

Cain.  —  Comment? 

I.bc.iFEB.  —  Montrez-vous  ce  que  vous  Mes,  par  vnlic  résistance. 
Ilien  ne  peut  éteindre  l'ilnie,  si  l'Ame  veut  être  cllc-ménic,  et  se 
lairc  le  centre  de  tout  ce  qui  l'cutoure...  lille  fut  créée  pour  com- 
mander. 

(^M.N.  —  Mais  as-tu  tenté  mes  parents? 

I.KMFEn. —  Moi?  pourquoi  et  comment  les  aurais-je  tentés? 

Cain.  —  Ils  disent  que  le  .'icipent  était  un  Esprit. 

LiciFi-n  —  Qui  le  leur  a  dit  ?  Cela  n'est  point  écrit  là-haut  il'or- 
(,'iicilleux  Créateur  ne  saurait  à  ce  |)oinl  dénaturer  la  vérité.  Mais 
les  terreurs  exagérées  de  l'homme  et  sa  vanité  nuérile  peuvent 
avoir  rejeté  sa  lAche  défaite  .«ur  la  nature  spirituelle.  Le  serpent 
était  le  serpent  ..*  et  rien  de  plus;  et  pourtant  il  n'était  point 
inférieur  à  ceux  qu'il  a  tentés:  sa  nature  était  d'ar^'ile  comme  la 
leur...  mais  il  leur  était  supérieur  en  sagesse,  puisqu'il  triompha 
ri  eux,  cl  devina  que  la  science  serait  fatale  à  leurs  étroites  joies. 
Cniis-iu  que  je  veuille  revêtir  la  forme  de  créatures  destinées  à 
mourir? 

Cain.  —  Mais  le  serpent  avait  en  lui  un  démon. 

I-uciFKn.  —  H  ne  fit  qu'en  éveiller  un  dans  ceux  à  qui  parla  sa 
langue  fourchue.  Je  te  le  répète  :  le  serpent  n'était  autre  chose  qu'un 
serpent  ;  demande  aux  chérubins  qui  gardent  l'arbre  tentateur. 
Quand  mille  générations  auront  passé  sur  la  cendre  insensible  et 
sur  celle  des  tiens,  la  race  qui  habitera  le  monde  couvrira  peut-être 
la  première  faute  de  l'homme  d'un  voile  fabuleux,  et  m'attribuera 
une  forme  que  je  méprise,  comme  je  méprise  tout  ce  qui  fléchit  de- 
vant le  Créateur  intéressé  d'êtres  qu'il  destine  à  peupler  et  aduler 
sa  farouche  et  solitaire  éternité  ;  mais  nous,  qui  voyons  la  vérité, 
nous  devons  la  dire.  Tes  crédules  parents  prèlèrent  l'oreille  à  un 
ftre  rampant:  ils  succombèrent.  Pour  quel  motif  des  Esprits  les  au- 
raient-ils tentés? qu'y  avait-il  donc  de  si  allravant  dans  les  étroites 
limites  de  leur  jiaradis,  pour  que  des  Esprits"  ((ui  embrassent  l'es- 
jiaec...  .Mais  je  le  parle  de  choses  que  tu  ignores,  en  dépit  de  ton 
arbre  de  la  i^cience. 

Cai.n.  —  Quelle  que  soit  la  science  dont  lu  me  parles,  j'aspire  à 
la  posséder,  j'en  ai  soif,  et  mon  esprit  est  capable  delà  comprendre. 

Licii'icR.  —  Auras-tu  le  courage  de  laregarder  eu  face? 

Cain.  —  Mets-moi  à  l'épreuve. 

Li'ciFiin.  —  Oserais-tu  regarder  la  mort? 

(ÎAiN.  — •  Elle  ne  s'est  point  encore  montrée  ici. 

I.i'ciFKii.  —  Mais  tout  ici  doit  la  subir. 

Cain.  —  Mon  père  assure  une  c'est  une  chose  effrayante;  ((uand 
son  nom  est  prononcé,  ma  mere  pleure,  Abel  lève  les  yeux  au  ciel, 
Zillali  baisse  les  siens  vers  la  terre  et  murmure  une  prière,  Aduh 
me  regarde  et  reste  muelte. 

LfClFKR.  —  Et  toi? 

Cain.  —  D'inexprimables  pensées  se  pressent  dans  mon  cœur  et 
le  brillent  quand  j'entends  parler  de  celle  mort  toute  puissante,  qui 
parait  inévitable,  l'ourrais-jc  lutter  contre  elle?  En  jouant  avec  le 
lion,  dans  mon  enfance,  il  m'est  arrivé  de  le  presser  jusqu'à  ce  qu'il 
se  dégageât  de  mon  étreinte,  cl  s'enfuît  en  rugissant. 

l.iciFKR.  — La  mort  n'a  point  de  forme  extérieure;  mais  elle 
absorbera  tout  ce  qui  est  né  sur  la  terre. 

.Caix.  —  Alil  je  la  prenais  pour  un  être  :  quel  autre  en  elfelpeut 
faire  de  tels  maux  à  des  êtres? 

l.L-riFER.  —  Demande  au  Destrucleur. 

Cain.  —  A  qui? 

Lucifer.  — Au  Créateur...  Appelle-le  comme  lu  voudras:  il  ne 
crée  que  pour  détruire. 

Cain.  —  Je  l'ignorais;  mais  j'y  ai  songé,  depuis  que  j'ai  entendu 
parler  de  la  mort.  Sans  savoir  bien  ce  que  c'est ,  il  me  semble  que 
ce  doit  être  quelque  chose  d'horrible.  Je  l'ai  cherchée  dans  la  vasie 
solitude  de  la  nuit;  et  quand  je  voyais,  sous  les  murs  d  Eden,  des 
ombres  gigantesques  au  milieu  desquelles  les  glaives  des  chéru- 
bins faisaient  luire  leurs  éclairs,  il  me  semblait  que  j'allais  la  voir 
apparaîlre  ;  ear  il  s'élevait  dans  mon  cœur  un  désir,  mêlé  de  crainte, 
de  connaître  ce  qui  nous  fait  tous  trembler;  mais  rien  ne  venait: 
et  alors,  détournanl  mes  yeux  fatigués  de  ce  paradis  défendu  ipii 
fut  notre  berceau,  je  les  reportais  vers  ces  clartés  ([ui  brillent  là-liaul. 
dans  l'azur,  et  qui  sont  si  belles;  ces  clartés  aussi  doi\ent-elles 
mourir? 

LiciFER.  —  Peut-être mais  elles  doivent  survivre  longtemps 

à  loi  et  au\  liens. 


Cai.v.  — Tant  mieux  :  je  ne  voudrais  pas  les  voir  mourir...  elles 
sonl  si  douces  II  mes  veux.  Qu'est-ce  (pic  la  mort?  Elle  doit  être 
bien  terrible  :  je  le  crains,  je  le  sens;  mais  ce  que  c'i»i,  je  ne  puis 
le  dire  :  nous  en  sommes  tous  menacés  comme  d'un  mal,  et  ceux 

qui  ont  péché  et  ceux  qui  n'ont  pas  péché En  quoi  coniislc  <'C 

mal  ? 

LfciFER.  —  A  retourner  à  la  lene. 

Cain.  —  .Mais  le  senlir:ii-je  ? 

LiciFER.  —  Comme  je  ne  connais  pas  la  mort,  je  ne  puis  le  ré- 
pondre. 

Cain.  —  Si  je  devenais  une  terre  insensible  ,  Il  n'y  aurait  pan 
grand  mal  à  cela,  l'iùl  à  Dieu  que  je  n'eusse  jamais  été  que  pous- 
sière. 

LrciFER.  —  Lâche  souhait,  qui  te  place  au-dessous  de  ton  père; 
car  il  désira  la  .science. 

-Cai.n.  —  Mais  il  ne  désira  pas  la  vie;  ou  alors,  que  ne  cueillait- 
il  le  fruit  de  l'arbre  de  vie? 

Li'uiFER.  —  11  en  fut  empêché. 

Cai.n.  —  Erreur  fatale  I  de  n'avoir  pas  arraché  d'abord  ce  fruit  : 
mais  avant  qu'il  cueillît  la  science,  il  ignorait  la  mort.  Hélas  1  c'est 
à  peine  maintenant  si  je  sais  ce  que  c'est,  el  pourtant  je  la  crains... 
Je  crains...  je  ne  sais  quoi I 

LtciFËR.  —  Et  moi  qui  sais  tout,  je  ne  crains  rien.  Tu  vois  ce 
qu'est  la  véritable  science. 

Cain.  —  Veux-tu  m'enscigner  tout? 

Lir.iFER.  —  A  une  condition. 

Cain.  —  Quelle  est-elle? 

LiciFER. —  Tu  te  itrosternerasel  m'adoreras  comme  ton  Seigneur. 

(;ain.  —  Tu  n'es  pas  le  Seigneur  que  mon  père  adore  ? 

LrciFER.  —  Non. 

Cain.  —  Es-lu  son  égal  ? 

LiciFER.  — Non...  Je  n'ai  rien  et  neveux  rien  avoir  de  commun 
avec  luil  Quelle  que  soit  ma  place  au-dessus  ou  au-des.«ous  de  lui. 
il  n'est  rien  que  je  ne  préfère  à  la  nécessité  de  parlacer  ou  d"  ser- 
vir sa  puissance.  J'existe  à  part;  mais  je  suis  grand beaucoup 

m'adorent;  de  plus  nombreux  m'adoreront...  Sois  un  des  premiers. 

Cain. — Je  n'ai  pas  encore  fléchi  le  genou  devant  le  Dieu  de  mon 
père,  quoique  mon  frère  Abel  me  conjure  souvent  de  me  joindre  îi 
lui  dans  ses  sacrifices...  ;'0urquûi  donc  m'abaisserais  je  en  la  pré- 
sence? ' 

Lucifer.  —  Ne  t' es-lu  jamais  incliné  devant  lui? 

Cain.  —  Je  te  l'ai  dit...  Elail-il  besoin  de  le  le  dire?  Ta  science 
profonde  doit  le  révéler  toutes  choses. 

l.i'ciFER.  —  Celui  qui  ne  se  courbe  pas  devant  lui  s'est  courbé 
devant  moi. 

Cain.  —  Je  ne  venx  fléchir  pour  personne. 

LiciFER.  —  Tu  n'en  es  pas  moins  mon  adorateur  :  dès  que  lu  ne 
l'adores  pas.  tu  es  à  moi. 

Cain.  —  Qu'est  ce  donc  qu'être  à  loi? 

LiciFER.  —  Tu  le  sauras  bientôt. ..  et  plus  tard  mieux  encore. 

Cain.  —  Fais-moi  seulement  connaître  le  mystère  de  mon  être 

LiiiFER.  —  Suis-moi  où  je  vais  te  coniluire. 

Cain.  —  Mais  il  faut  que  j'aille  cultiver  la  terre...  j'ai  promis... 

Lucifer.  —  Quoi? 

Cain.  —  De  cueillir  les  prémices  de  quelques  fruits... 

LiciFKR.  —  Pourquoi  ? 

(;ain.  —  Pour  les  ofl'rir  avec  mon  frère  sur  un  auleL 

Lucifer.  —  Ne  disais-tu  pas  tout  à  l'heure  que  tu  n'avais  jamais 
courbé  ton  front  devant  le  Créateur? 

Cain.  —  Il  est  vrai mais  j'ai  cédé  aux  sollicitations  pressantes 

d'Abel  ;  l'ofl'rande  est  la  sienne...  et  Adah  .. 

Lucifer.  —  Pourquoi  hésites-tu? 

Cain.  —  Elle  est  ma  soeur;  nous  sommes  nés  le  même  jour,  du 
même  flanc  :  ses  larmes  m'ont  arraché  celte  promesse  ;  et,  plutôt  qui: 
de  la  voir  pleurer,  je  puis  tout  souffrir...  tout  adorer. 

Lucifer.  —  Suis-moi  donc.  i/Oi^îrAnAii.) 

Adah.  —Mon  frère,  je  viens  te  chercher;  c'est  maintenant  notre 
heure  do  repos  et  de  joie...  et  nous  .sommes  moins  heureux  en  ton 
absence.  Tu  n'as  pas  travaillé  ce  matin ,  mais  j'ai  rempli  ta  tâche  : 
les  fruits  sout  mùi-s  et  brillants  comme  la  lumièi-c  qui  les  mi'irii. 
Viens. 

Cain.  —  Ne  vois-tu  pas? 

Auaii.  —  Je  vois  un  ange  ;  nous  en  avons  vu  plus  d'un.  Veut- il 
partager  l'heure  de  notre  repos?  11  est  le  bien-venu. 

Cain.  —  .Mais  il  n'est  pas  comme  les  anges  que  nous  avons  vus. 

AnAii.  —  V  en  at-il  donc  d'autres*  N'importe  !  .il  est  le  bien- 
venu comme  eux.  Ils  ont  daigné  êlre  nos  liûles.  Veut-il  l'être  ? 

Cain.  —  Le  veux-tu  ? 

Lucifer.  —  Je  le  demande  d'être  le  mien. 

Cain.  —  Il  faut  (pie  j'aille  avec  lui. 

.\i)Aii.  —  Et  tu  nous  quilles? 

Cain.  —  Oui. 

.Vdmi.  —  .Moi  aussi? 

Cain.    -  Clière  .\(lah' 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYRON. 


327 


Adah.  —  Lai-se-moi  t'accompagner. 

I.rciFiîn.  —  Non,  cela  nu  se  peut. 

AiiAH.  — Qui  es-lu,  toi,  qui  l'imposes  eulrc  un  cœur  et  un  cœur? 

Cain.  —  C"est  un  dieu. 

Adah.  —  Comment  le  sais-tu? 

Cain.  —  11  parle  comme  un  dieu. 

Adaii.  —  Ainsi  faisait  le  serpent,  et  il  mentait. 

LrciFER  —  Tu  te  trompes,  AJah  ! L'arbre  n'était-il  pas  celui 

de  la  science? 

Adah.  —  Oui...  à  noire  éternelle  douleur. 

LfciFEB.  — Cependant  cette  douleur  môme  est  une  science;  il  ne 
mentait  donc  pas  :  s'il  vous  a  perdus,  c'est  avec  la  vérité  ;  et  la  vé- 
rité dans  son  essence  ne  peut  être  que  bonne. 

Adah.  —  Mais  tout  ce  que  nous  connaissons  a  produit  malheur 
sur  malheur;  notre  expulsion  ,  et  la  crainte,  et  le  travail,  et  les 
sueurs,  et  la  fatigue,  le  remords  de  ce  qui  fut...  et  l'espérance  de  ce 
qui  n'arrive  pas.  Cain!  n'accompagne  pas  cet  Esprit ,  supporte  ce 
que  nous  avons  supporté,  et  aime-moi...  Je  t'aime. 

Lucifer.  —  Plus  que  ta  mère  et  ton  père? 

Adah.  —  Oui.  Est-ce  là  aussi  un  péché? 

Li  ciFER.  —  Non,  pas  encore.  Mais  un  jour  c'eo  sera  un  pour  vos 
enfants. 

Adau.  —  Quoi  !  ma  fille  ne  pourra-l-elle  aimer  son  frère  Enoch  ? 

Lucifer.  —  Elle  ne  pourra  l'aimer  comme  tu  aimes  Ca'in. 

Adah.  —  0  Dieu!  ils  ne  s  aimeront  pas;  leur  tendresse  ne  don- 
nera pas  le  jour  à  des  êtres  destinés  à  s'aimei-  comme  eux?  Mon 
sein  ne  les  a-t-il  pas  allaités  tous  deux  ?  Leur  père  n'est-il  pas  né 
des  mêmes  flancs,  à  la  même  heure  que  moi?  ne  nous  sommes- 
nous  pas  aimés,  et  en  multipliant  notre  être  n'avons-nous  pas  mul- 
tiplié des  êtres  aimants?  Gain!  ne  suis  pas  cet  Esprit;  il  n'est  pas 
des  nôtres. 

Lucifer.  —  Le  péché  dont  je  vous  parle  n'est  pas  mon  ouvrage, 
et  ne  saurait  être  un  péché  en  vous...  de  quelque  manière  qu'on  l'en- 
visage eu  ceux  qui  vous  remplaceront  dans  votre  condition  mor- 
telle. 

Adah. —  Quel  est  le  péché  qui  n'est  pas  un  péché  en  lui-même? 
Le  crime  et  la  vertu  peuvent-ils  dépendre  des  circonstances?... S'il 
en  est  ainsi,  nous  sommes  les  esclaves  de... 

Lucifer.  —  Des  êtres  plus  grands  que  vous  sont  esclaves;  et  de 
plus  grands  qu'eux  et  vous  le  seraient  également,  s'ils  ne  préféraient 
l'indépendance,  au  milieu  des  tortures,  aux  lâches  faiblesses  de  l'a- 
dulation qui  s'exhale  en  hymnes,  en  accords  de  harpes  et  en 
prières  de  commande,  en  face  de  celui  qui  est  tout  puissant,  unique- 
ment parce  qu'il  est  tout  puissant  ;  non  par  amour  pour  lui,  mais 
dans  des  vues  d'égo'isme  et  de  crainte. 

Adah.  —  La  toute-puissance  ne  peut  être  que  la  suprême  bonté. 

Lucifer. —  En  fut-il  ainsi  dansÉden? 

Adah.  —  Esprit  mauvais!  ne  me  tente  pas  avec  ta  beauté,  tu  es 
jilns  beau  que  n'était  le  serpent  et  lu  parais  aussi  trompeur  que 
lui 

Lucifer.  —Je  suis  également  sincère.  Demandez  à  Eve,  votre 
mère  ;  ne  possède-t-elle  pas  la  science  du  bien  et  du  mal  ? 

Adah.  —  O  ma  mère  !  tu  as  cueilli  un  fruit  plus  fatal  à  la  posté- 
rité qu'à  toi-même;  toi,  du  moins,  lu  as  passé  ta  jeunesse  au  sein  du 
paradis,  dans  un  commerce  innoceni  et  fortuné  avec  les  Es[irils  bien- 
heureux ;  mais  nous,  tes  enfants,  qui  n'avons  point  connu  Eden  , 
nous  sommes  entourés  de  mauvais  Esprits  qui  savent  imiler  la  pa- 
role de  Dieu,  et  se  servent,  pour  nous  tenter,  do  nus  pensées  cha- 
grines ou  curieuses...  Ainsi  tu  fus  tentée  par  le  serpent,  dans  l'in- 
noccnte  imprudence  et  le  confiant  abandon  du  bonheur.  Je  ne  puis 
répondre  à  l'être  immortel  qui  est  là  devant  moi  ;  je  ne  puis  le 
hair;  je  le  regarde  avec  un  plaisir  mêlé  d'elTroi,  et  je  ne  le  fuis  pas. 
11  j  a  dans  son  regard  une  attraction  puissante  qui  fixe  mes  jeux  sur 
les  siens;  mon  cœurpalpite  avec  force;  il  m'effraie  et  me  séduit  tout 

ensemble,  et  je  me  sens  attirée  de  plus  en  plus  vers  lui  ! Ca'in  ! 

Cain  !  sauve-moi  de  son  empire. 
Gain.  —Que  craint  mon  Adah  !  Ce  n'est  point  un  mauvais  Esprit. 
Adah.  —  Ce  n'est  point  Dieu  ni  un  des  anges  de  Dieu.  J'ai  vu  les 
chérubins  et  les  séraphins  ;  il  ne  leur  ressemble  pas. 
Cain.  — Mais  il  y  a  des  Esprits  plus  élevésencore  ..  les  archanges. 
Lucifer.  —  Et  même  de  plus  élevés  que  les  archanges. 
Apah.  —  Oui,  mais  ceux-là  ne  sont  pas  au  nombre  des  bienheu- 
reux. 
Lucifer. — Si  le  bonheur  consiste  dans  l'esclavage...  non. 
Adah.  -J'ai  entendu  dire  que  les  séraphins  sont  ceux  qui  aiment 
le  plus...  les  chérubins  ceux  qui  saventle  plus...  celui-ci  doit  être  un 
chérubin...  puisqu'il  n'aime  pas. 

Lucifer.  —  Et  si  la  science  supérieure  anéantit  l'amour,  que 
doit-il  être  celui  qu'on  ne  peut  plus  aimer  dès  qu'on  le  connaît  ?  S'il 
est  vrai  que  les  chérubins,  qui  savent  tout,  aiment  le  moins,  l'amour 
des  séraphins  ne  peut  être  que  de  l'ignorance.  Le  châtiment  qui  a 
puni  1  audace  de  les  parents  prouve  que  ces  deux  choses  ne  sont 
pas  compatibles.  Choisis  entre  l'amour  et  la  science...  puisqu'il  n'y 
a  pas  d'autre  choix.  Ton  père  a  déjà  choisi  :  son  adoration  n  est  que 
de  la  crainte. 


Ad.ui.  — 0  Caiu  !  choisis  l'amour. 

Gain.  —  Pour  toi ,  mon  Adali  !  Je  ne  l'ai  pas  choisi ,  il  est  ne  avec 
moi;  mais  après  toi ,  je  n'aime  rien. 
Adaii.  —  Nos  parents? 

Gain.  —  Nous  ont-ils  aimés,  quand  ils  ont  commis  la  faute  qui 
nous  a  tous  expulsés  du  paradis  ? 

Adaii.  —  Nous  n'étions  pas  nés  alors et  quand  nous  l'aurions 

élé  ,  Gain  ,  ne  devrions-nous  pas  les  aimer,  ne  devrious-uous  pas 
aimer  nos  enfants  ? 

Gain.  — Mon  petit  Enoch!  et  sa  sœur!  Si  je  pouvais  les  voir  heu- 
reux, j'oublierais  presque Mais  après  trois  mille  générations  on 

ne  l'aura  pas  oublié!  Jamais  les  hommes  ne  chériront  la  mémoire 
de  ce   père  qui  enfanta  le  mal  en   même  temps  qu'il  enfanta  le 

genre  humain!  Ils  ont  cueilli  le  fruit  de  la  science  et  le  péché 

et  non  contents  de  leur  malheur,  ils  nous  ont  engendrés,  moi,  toi,... 
le  petit  nombre  de  ceux  qui  maintenant  existent,  el  toute  celte  in- 
nombrable muUilude  .  ces  millions  d'êtres  qui.  doivent  venir  au 
monde,  pour  hériter  des  douleurs  accumulées  par  les  siècles!...  Et 

je  dois  être  le  père  de  tels  êtres!  Ta  beauté  et  ton  amour mon 

amour  et  ma  joie,  l'ivresse  d'un  moment  et  le  calme  qui  la  suit, 
tout  ce  que  nous  aimons  dans  nos  entmts  et  dans  nous-mêmes,  eh 
bien  !  tout  cela  ne  servira  qu'à  leur  faire  traverser,  ainsi  qu'à  nous, 
une  longue  suite  d'années  de  péchés  et  de  douleurs,  ou  une  courte 
vie  d'aflliclions  entremêlées  de  rapides  instants  de  plaisir,  pour  nous 

conduire   tous  à  ce  but  inconnu la  mort*!  Il  me  semble  que 

l'arbre  de  la  science  n'a  pas  rempli  sa  promesse Si  nos  parents 

ont  péché,  du  moins  ils  auraient  dû  connaître  toute  la  science...  et 

le  mystère  de  la  mort.  Que  savent-ils? qu'ils  sont  misérables. 

Il  n'était  pas  besoin  de  serpent  et  de  fruits  pour  nous  apprendre 
cela. 
Adah. — Je  ne  suis  pas  malheureuse,  Gain  ;  et  situ  étais  heureux... 
Gain.  —  Sois  donc  heureuse  seule Je  ne  veux  point  d'un  bon- 
heur qui  m'humilie  moi  el  les  miens. 

Adaii.  —  Seule,  je  ne  voudrais  ni  ne  pourrais  être  heureuse  ;  mais 
au  milieu  des  nôtres  il  me  semble  que  je  pourrais  l'être,  en  dépit 
de  la  mort. 

Lucifer.  —  Et  tu  ne  pourrais,  dis-tu,  être  heureuse  seule? 
Adau.  —  Seule!  ô  mon  Dieu  !  qui  pourrait,  seul,  être  heureux 
ou  bon  ?  Ma  solitude  me  semblerait  un  péché ,  si  je  ne  pensais  que 
je  vais  bientôt  revoir  mon  époux,  mon  frère,  et  nos  enfants  et  nos 
parents. 

Lucifer.  — Cependant  ton  Dieu  est  seul;  est-il  heureux  et  bon  dans 
sa  solitude  "? 

Adah.  —  Il  n'est  point  seul  ;  il  s'occupe  du  bonheur  des  anges  et 
des  mortels,  et,  en  répandant  la  joie  ,  il  est  heureux  lui*même.  En 
quoi  peut  consister  le  Lonheuf,  si  ce  n'est  à  faire  des  heureux? 

Lucifer.  —  Interrogetonpère,  récemmentexilé  d'Eden  ;  interroge 
son  fils  premier-né;  interroge  ton  propre  cœur:  il  n'est  pas 
tranquille. 

Adaii.  — Ilélas  !  non!  Et  foi es-tu  du  nombre  des  habitants 

du  ciel? 

Lucifer.  —  Si  je  n'en   suis  pas  ,  demandes.-en  la  raison  à  cette 
universelle  source  de  bonheur  que  tu  proclames  ,  à  ce  Créateur  si 
grand  et  si  bon  de  la  vie  el  des  êtres  vivants  ;  c'tîst  son  secret,  il  le 
garde  pour  lui.  Nous  sommes  tenus  de  souffrir  ;  quelques-uns  résis- 
tent, et  résistent  vainement,  disent  les  séraphins,  mais  la  chosevaut 
la  peine  d'être  tentée,  puisqu'on  n'en  est  pas  mieux  pour  ne  pas 
l'essayer  :  il  y  a  dans  l'esprit  une  sagesse  qui  le  dirige  vers  le  vrai, 
comme  dans  le  bleu  firmament,  vos  yeux,  à  vous,  jeunes  mortels  , 
seportent  naturellement  vers  l'étoile  qui  sourit  au  lever  de  l'aurore. 
Adaii.  —  C'est  une  belle  étoile  ;  je  l'aime  pour  sa  beauté. 
Lucifer.  —  Et  pourquoi  ne  pas  l'adorer  ? 
Adah.  —  Notre  père  n'adore  que  l'Invisible. 
Lucifer.  — Mais  les  symboles  de  l'Invisible  sont  ce  qu'il  y  a  do 
plus  beau  parmi  les  choses  visibles;   et  cette  brillante  étoile  est  le 
chef  de  l'armée  du  firmament. 

Adaii.  —  Notre  père  dit  qu'il  a  vu  Dieu  lui-même,  son  créateur 
et  celui  de  notre  mère. 
Lucifer.  —  Toi ,  i'as-tu  vu? 
Adau.  —  Oui ,  dans  ses  ouvrages. 
Lucifer.  —  Mais  dans  sa  personne  ? 

Adah.  —  Non si  ce  n'est  dans  mon  père,  qui  est  l'image  même 

de  Dieu  ;  ou  dans  ses  anges  ,  qui  sont  semblables  à  toi ,  et  plus  bril- 
lants, quoiquen  apparence  moins  puissants  et  moins  beaux:  ils 
nous  apparaissent  dans  la  silencieuse  splemleur  d'un  beau  jour  et 
sont  luule  lumière  à  nos  yeux;  mais  toi.  tu  ressembles  à  une  nuit 
éihérée ,  alors  que  de  longs  nuages  blancs  se  dessinent  sur  un  fond 
bleu-sombre;  et  que  d'innombrables  étoiles,  soleils  qui  semblent  près 
d'éclore,  parsèment  de  leur  brillante  poussière  la  voûte  mystérieuse 
du  ciel.  Elles  sont  si  belles,  si  nombreuses,  si  charmantes!  sans 
éblouir,  elles  nous  attirent  si  doucement  à  elles,  que  je  ne  puis  les 
voir  sans  que  mes  yeux  se  mouillent  de  larmes  :  et  il  en  est  ainsi  de 
toi.  Tu  parais  malheureux;  ne  nous  rends  pas  malheureux  nous- 
mêmes,  et  je  pleurerai  sur  toi. 


:i28 


LES  VEILLEES  LITTÈKAIKES  ILLUSTREES. 


l  DciPER.  —  Alil  CCS  larmes!  si  lu  savais  quo  de  (lois  il  en  sera 
répandu  ! 
AtiAii.  —  Par  niiil? 
LuciKKB.  —  i'ar  Ions. 

AliAii.  —  Qui  c'i'in^ 

LrapKii.  —IK'S  luilliuiisdc  millions...  la  terre  peuplée...  la  terre 
dt^euplée...  l'enfer  trop   peuplé,  dont  le  pcrmecsl  dans  Ion  liane. 

An.*ii.  —  0  Cain  !  eel  lispril  nous  maudit. 

C\]>i.  —  I.aisse-lc  dire  ;  je  vais  le  suMre. 

AnAii.  —  Où? 

Lucifer.  —  Dans  un  lieu  d'où  il  reviendra  vers  loi  au  bout  d'une 
liourt-  ;  mais  durant  ei-llc  heure,  il  verra  les  choses  de  bien  des  jours. 

Ai>Aii.  —  Comment  cela  se  peut-il? 

LvciFKn. —  Votre  Créa- 
teur, ajanl  pour  maté- 
riaux de  vieux  mondes , 
n'a-l-il  pas  fait  ce  monde 
nouveau  en  quelques 
jours?  l'U  moi,  qui  l'ai- 
dai dans  celle  œuvre,  ne 
iiiiis-jc  faire  voir  en  une 
iieure  ce  qu'il  a  fait  en  un 
firand  nombre  d'Iieures 
ou  délruit  en  quelques- 
unes? 

Cain.  —  Va  :  je  le  suis. 

AuAH.  —  Reviendra-l- 
il  réellement  dans  une 
heure  ? 

Llcifer.  —  Oui  ;  avec 
nous  los  ùclions  sont  af- 
franchies du  temps;  nous 
pouvons  eonileiiser  l'é- 
ternilé  dans  un  moment, 
ou  faire  d'un  momAit  une 
élernilé.  Notre  existence 
n'est  pas  mesurée  comme 
celle  des  hommes  ;  mais 
c'esl  Ih  un  mystère.  Ca'in  ! 
viens  avec  nmi. 

Anvii.  —  Uevicndra- 
lil? 

LfciFKR.  —  Oui,  fem- 
me! 11  est  le  premier  et 
le  dernier,  à  l'exccplion 
d'un  seul ,  qui  reviendra 
di'  ce  lieu  ;  seul  entre  tous 
les  mortels,  il  te  sera  ra- 
mené, pour  que  ce  monde 
loinlain,  à  présent  sileri- 
oifux  et  dans  l'attente , 
ilevienneaussi  peupicquc 
le  sera  celui-ci. 

Adah.  —  Où  habites- 
tu? 

IxciFER.  —  llans  tout 
l'espace.  Où  serait  donc 
ma  ilcn)cure  ?  Aux  lieux 
où  réside  Ion  Pieu  on  les 
dieux ,  là  je  réside  aussi, 
il  partage  avec  moi  toute 
chose  :  la  vie  et  la  mort... 
le  temps...  l'éternité.  .  le 
ciel  et  la  terre,  et  cet  es- 
pace qui  n'est  ni  le  ciel 
ni  la  tcire.  mais  qu'ha- 
bilonl  ceux  qui  ont  peu- 
plé ou  peupleront  l'un  et 

laiiire  :  voilâmes  domaines  I  En  sorte  qu'une  partie  de  son  royaume 
csi  à  moi ,  el  que  j'en  possède  un  autre  qui  n'est  point  à  lui.  Si  je 
n'étais  pas  ce  que  j'ai  dit,  serais-je  ici?  Ses  anges  sont  h  la  portée 
de  ta  vue. 

Adaii.  —  Il  en  était  ainsi  quand  le  beau  serpent  parla  pour  la 
première  fois  à  ma  mère. 

LutiFicR.  —  Ca'in  !  lu  as  entendu.  Si  tu  as  soif  de  la  science  ,  je 
puis  la  satisfaire;  je  ne  le  ferai  goûter  à  aucun  fruit  qui  puisse  le 
priver  d'un  seul  des  biens  que  le  vainqueur  l'a  lais.sés.  Suis-moi. 
('.AIN.  —  lisprit ,  je  l'ai  promis.       i  Uici/er  et  Cain  sortent.  ] 
AiiAH ,  les  suit  en  criant  :  Caïu  I  mon  frère  ! 


Xt^ 


Abcl ,  je  l'en  prie ,  ne  feins  pas  avec  moi. 


ACTK  11. 

SCÈNE   l'HK.MIÈnB, 
l.'ablnie  de  l'espace. 
CAIK  et  LUCIFEK. 

Cain. — Je  marche  dans  l'air,  el  ne  tombe  pas;  cependant  jccniins 
de  tomber. 

Li'ciFER.  —  Aie  con- 
fiance en  moi  ;  el  l'air, 
dont  je  suis  le  prince,  te 
soutiendra. 

Cain.  —  Le  puis-je  sans 
im[>iélé  ? 

LiT.iFER.  —  «Crois...  cl 
tu  ne  tomberas  pas!  Dou- 
te, el  lu  mourras!  n  Ainsi 
serait  conçu  le  décret  de 
l'autre  Dieu  ,  qui  m'ap- 
pelle démon  devant  les 
anges:  nom  répété  par 
eux  à  de  misérables  êtres 
qui,  ne  percevant  ri.-n  au- 
delà  de  leurs  faibles  st-ns, 
adorent  le  mol  qui  frappe 
leur  oreille  .  et  accepient 
pour  bon  ou  mauvais  ce 
qui ,  dans  leur  avilisse- 
ment, leur  est  donné  pour 
tel.  3e  n'impose  pas  de 
',  telles  lois.  Adore  ou  n'a- 
dore pas  ,  lu  n'en  verr.is 
pas  moins  les  mondes  qui 
existent  par-delà  ton 
monde  chetif  ;  el  ce  n'est 
pas  moi  qui ,  pour  punir 
les  doutes,  le  condamne- 
rai à  souffrir  après  ta 
courte  existence.  Un  jour 
viendra  où,  s'a\aiiiMnl 
sur  quelques  goulh-s 
d'eau,  un  homme  doit  dire 
à  un  homme  :  «Crois  en 
moi  .  et  marche  sur  la 
mer  !  »  et  l'homme  mar- 
chers sur  les  vagues  sans 
danger.  Je  ne  te  dirai  pas 
de  croire  en  moi ,  et  ne 
ferai  p.is  de  la  croyance 
une  condition  de  salut. 
Mais,  viens,  franchis  d'un 
vol  égal  au  mien  le  gouf- 
fre de  l'espace  ,  et  je  dé- 
ploierai à  les  yeux  con- 
vaincus l'histoire  des 
mondes  passés,  présents 
el  à  venir. 

Cain.  —  Qu'  que  lu 
sois,  dieu  ou  démon,  est- 
ce  noire  ten  e  que  je  vois 
là-bas  ? 

Lucifer.  —  Ne  recon- 
nais-tu pas  la  poussière 
dont  ton  père  fui  formé  ? 

Cain.  —  Se  peut-il?  Ce  pelil  globe  bleuâtre  qui  flotte  si  loin  dans 
l'éther,  accompagné  d'un  autre  globe  inférieur,  semblable  à  celui 
qui  éclaire  nos  nuils  lerr.stres  :  est-ce  là  notre  paradis?  Où  sont 
ses  murs  el  ceux  qui  les  gardent? 
Lucifer.  —  Montre-moi  où  est  situé  le  paradis. 
Gain.  —  Comment  le  pourrais-je?  pend.int  que  nous  avaiir.ins 
rapides  comme  les  lavons  du  soleil,  ce  globe  va  toujours  en  s  amoin- 
drissant, el  à  mesure  qu'il  diminue,  il  se  forme  autour  de  lin  une 
auréole  semblable  à  celle  que  je  voyais  briller  autour  de  la  plus 
grande  des  étoiles  quand  je  les  contemplais  près  des  limites  du  pa- 
radis :  il  me  semble  qu'à  mesure  que  nous  nous  éloignons  d  eux  . 
ces  deu.x  sphères  se  confondent  avec  les  myriades  d  astres  qui  nous 
entourent,  et  vont  en  augmenter  le  nombre. 

Lucifer.  —  Et  s  il  y  avait  des  m mdes  plus  \astes  que   le   lien  , 
habiter  -»v  des  êtres  plus  grands  que  toi ,  plus  nombreux  que  les 


œUVKES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYIION. 


329 


pi'nJMS  (te  poussière  de  ta  terre  chétive,  tous  vivants,  touscondamnés 
à  mourir,  tous  malheureux ,  que  dirais-tu  ? 

Cain.  —  Je  serais  fier  de  la  pensée  qui  connaîtrait  de  telles 
choses. 

Lucifer.  —  Mais  si  cette  pensée  était  attachée  à  une  servile  masse 
de  matière  ;  si,  connaissant  de  telles  choses,  aspirant  à  une  science 
plus  étendue  encore,  ton  èlre  était  asservi  aux  plus  grossiers,  aux 
plus  vils  besoins,  tous  dégoûtants  et  bas  ;  si  la  plus  exquise  de  les 
jouissances  n'était  qu'une  attrayante  dégradation,  une  impure  et 
énervante  déception,  ayant  pour  objet  de  te  solliciter  à  engendrer 
de  nouvelles  âmes  et  de  nouveaux  corps,  tous  prédestinés  à  être 
aussi  fragiles  et  plus  malheureux  encore?.., 

Cain.  —Esprit!  je  ne  connais  la  mort  que  comme  un  héritage 
que  mes  parents  m'ont 
légué  en  même  temps 
que  la  vie,  héritage  mal- 
heureux, autant  que  j'ai 
pu  en  juger  jusqu'à  pré- 
sent. Mais  si  ce  que  tu 
dis  est  vrai  (  et  intérieu- 
rement une  prophétique 
torture  me  l'atteste),  lais- 
se-moi mourir  ici  ;  car 
donner  lejour  à  des  êtres 
qui  doivent  souffrir  de 
longues  années ,  pour 
mourir  ensuite,  ce  n'est 
que  propager  la  mort  et 
multiplier  l'homicide. 

Lucifer.  —  Tu  ne  peux 
mourir  tout  entier...  Il  y 
a  en  toi  quelque  chose  qui 
doit  survivre  au  reste. 

Cain.  —  L'autre  n'en  a 
point  parlé  à  mon  père, 
alors  qu'il  l'a  chassé  du 
Paradis  avec  la  mort  écri- 
te sur  son  front.  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  mortel  en 
moi  peut  périr,  si  avec  le 
reste  je  deviens  sembla- 
ble aux  anges. 

Lucifer.  —  Je  suis  an- 
ge ;  voudrais-tu  être  com- 
me moi  ? 

Cain.  —  Je  ne  sais  ce 
que  tu  es  ;  je  vois  ton  pou- 
voir, je  vois  que  tu  me 
montres  des  choses  qui 
dépassent  toute  la  puis- 
sance de  mes  facultés 
mortelles,  et  néanmoins 
inférieures  à  mes  désirs. 

Lucifer.  —  Et  quels 
sont  les  désirs  assez  hum- 
bles pour  habiter  avec 
des  vers  une  demeure 
d'argile  ? 

Cain.  —  Et  qui  es-tu, 
toi  qui,  en  esprit,  nour- 
ris un  orgueil  si  haut,  loi 
qui  embrasses  la  nature 
.et  l'immortalité...  et  qui 
néanmoinsporteslesceau 
de  la  douleur? 

Lucifer.  —  Je  semble 
ce  que  je  suis;  c'est  pour- 
quoi je  te  demande  si  tu 
veux  être  immortel. 

Cain.  —  Tu  as  dit  que  je  serais  immortel  en  dépit  de  moi-même. 
Je  l'ignorais  jusqu'ici...  mais  puisque  celadoit  ôlre,je  veux,  heureux 
ou  malheureux,  anticiper  sur  mon  immortalité. 

Lucifer.  —  Tu  l'as  déjà  fait  avant  de  me  voir. 

Cain.  —  Comment? 

Lucifer.  —  En  souffrant. 

Cain.  —  La  souffrance  doit-elle  donc  être  immortelle? 

Lucifer.  —  Nous  et  les  fils  nous  le  saurons.  Mais  maintenant  re- 
garde! N  est-ce  pas  un  magnifique  spectacle? 

Cain. — 0  champs  de  l'air,  dont  la  beauté  surpasse  l'imagination  ; 
et  vous,  masses  innombrables  de  lumière,  qui  vous  multiplier  sans 
cesse  à  mes  yeux!  qu'êtes-vous  ?  que  sont  ces  plaines  d  azur,  qu'est 
ce  désert  sans  bornes  où  vous  floUez  comme  j'ai  vu  flotter  les 
feuilles  sur  les  fleuves  limpides  d'Eden?  Voire  carrière  vous  est-elle 
tracée?  ou,  abandonnées  aux  seules  lois  de  vos  caprices,  errez-vous 
dans  un  univers  aérien  d'une  expansion  sans  limite...  doijt  1»  seule 


pensée  donne  le  verlige  à  mon  âme  enivrée  d'éternilé?  O  Dieul  ô 
dieux!  ou  qui  que  vous  soyez!  qu'ils  sont  beaux  vos  ouvrages,  ou 
vos  manifestations,  de  quelque  nom  enfin  qu'on  doive  les  nommer  ! 
Puissé-je  mourir  comme  meurent  les  atomes  (si  toutefois  ils  meu- 
rent) ou  vous  connaître  dans  voh-e  puissance  et  dans  votre  science  I 
Mes  pensées  en  ce  moment  ne  sont  pas  indignes  de  ce  que  je  vois, 
bien  que  je  ne  sois  que  poussière  ;  Esprit!  il  faut  que  je  meure,  ou 
que  je  les  voie  de  plus  près. 

Lucifer. —  N'en  es-tu  pas  assez  près?  retourne-toi  et  regarde  ta 
terre. 

Cain.  —  Où  esl-elle  ?  Je  ne  vois  rien,  si  ce  n'est  une  masse  d'in- 
nombrables lumières. 
Lucifer.  —  Regarde  par  Ih. 

Cain.  —  Je  ne  puis  la 
voir. 

Lucifer.  —  Pourlant 
elle  brille  encore. 

Gain.  —  Cela? là- 
bas? 
Lucifer.  —  Oui. 
Cain.  —  Est-il  bien 
vrai?  J'ai  vu  les  mouches 
phosphoriques  et  les  vers 
luisants  briller  au  crépus- 
cule dans  les  bosquets 
sombres  et  sur  le  vert 
gazon  ,  et  jeter  plus  de 
lumière  que  ce  monde 
qui  les  porte. 

Lucifer.  —  Tu  as  vu 
briller  les  insectes  et  les 
mondes...  qu'en  penses- 
lu? 

Gain.  —  Je  pense  qu'ils 
sont  beaux,  chacun  dans 
sa  sphère,  et  que  pendant 
la  nuit  qui  les  fait  res- 
plendir ,  (juclque  chose 
doit  guider  la  mouche 
phosphorique  dans  son 
vol,  et  l'étoile  immortelle 
dans  son  cours. 

Lucifer.  —  Mais  qui 
ou  quoi  peut  les  guider  ? 
Gain.  —  Fais  -  le  -  moi 
voir. 

Lucifer.  —  O.seras-tu 
regarder? 

Cain.— Comment  puis- 
je  savoir  ce  que  j'oserais 
regarder?  Jusqu'à  ce  mo- 
ment tu  ne  m'as  rien 
monti-é  sur  quoi  je  n'aie 
osé  fixer  mes  regards. 

Lucifer.  —  Suis -moi 
donc.  Veux -tu  voir  des 
êtres  mortels  ou  immor- 
tels ?  Quelles  sont  les 
choses  qui  l'intéressenl 
le  plus? 

Gain.  —  Celles  que  je 
vois. 
Fuite  de  Cain.  Lucifer. -Quelles sont 

celles  qui  auparavant  t'in- 
téressaient plus  encore? 
Gain.  —  Les  choses  cpie 
je  n'ai  pas  vues  et  ne 
verrai  jamais...  les  mys- 


tères de  la  mort. 

Lucifer.  —  Si  je  le  montrais  des  êtres  qui  sont  morts,  de  même 
que  je  t'en  ai  fait  voir  beaucoup  qui  ne  peuvent  mourir? 

Gain.  —  Montre-les-moi. 

Lucifer.  —  En  avant  donc,  sur  nos  puissantes  ailes. 

Gain.  —  Oh!  comme  nous  fendons  l'azur!  Les  étoiles  pâlissent 
derrière  nous  !  La  terre  I  où  est  ma  lerre?  que  je  la  rega.'de  une  fuis 
encore,  car  c'est  d'elle  que  j'ai  été  tiré. 

Lucifer.  —  Elle  est  maintenant  hors  de  la  vue;  ce  n'est  |ilus 
dans  l'univers  qu'un  point  plus  imperceptible  encore  que  loi-mêmi' , 
mais  ne  crois  pas  pouvoir  lui  échapper  ;  lu  retourneras  hionlùl  à  la 
lerre  et  à  sa  poussière;  c'est  la  condilion  de  ton  éternité  et  de  la 
mienne. 

Gain.  — Où  me  conduis-tu? 

Lucifer. — Vers  ce  qui  était  avant  toi,  vers  le  fantôme  il'un  momlL', 
doiU  le  lien  n'est  qu'un  débiis. 

Gain.  —  Quoi  !  il  n'est  donc  pas  nouveau  ? 


980 


LRS  VEILLEES  LITTEHAJKES  ILLL'STllEES. 


Lrrin-n.  —  I'tm  plus  <)U)>  la  vin;  ol  la  vi(>  exiitlait  avaiil  l«i,  uNiiiil 
nioi,  aviiiit  I'l'  (|iii  mills  M'lnliln  plus  ),'riiii<l  <|U(i  l<>i  cl  iiiol.  Ui'aiicoiip 
d'elrcs  ii'aiiripiil  (iiis  ilt-  I'm.  el  quel(|ue8-uus  ijui  pri'lciulcnl  n'avoir 
]ia8  fii  di'  I'liiiiiiiniKM-iiit'iil  onl  \-ii  une  oiiifim-  uiishi  «liiilix!  ipic  la 
lieiinc:  ili'st^lrcspliis  piiisitunls  )<ij  loiiit  •■loiiil.i  pour  fniru  place  ii  ilij* 
ôlr(!.«  iiilirines  au-delà  tie  cr  quo  imus  pniiviuiK  iniafiincr;  car  il  n',v 
a  jaiiinis  fu  o(  il  n'v  niira  <^lerii<>lloiiicnt  dinniuialili'»  que  If  l(;iii|is 
el  I  (spacp.  Mais  pour  lav^^ilo  sfiili-,  rliauKcr  c'osl  mourir;  liiiumie 
fail  d  ar);ile...  lu  ne  peux  couiprcndrc  quo  do»  Aires  (jui  I'ureul  ar- 
gile, I'l  c'esi  (•(•  qui!  Ill  vas  viiir. 

C.Ais.  —  ArRile  «u  espril...  je  puis  voir  loiilec  que  tu  voudras. 

Li;i:iKi:ii.  —  Fn  avant  ilnnr  ! 

Cain.  —  Mais  les  lumi^r(•s  s'enaeeni  rfipidemenl  loin  d<»  moi. 
Quelques-unes  loul  h  l'heure  grossissaient  i  notre  approche,  clrcs- 
sciiililaicnt  ù  des  mondes. 

I. l'en  1:11.  — Ce  sonlefl'ecliveineni  des  mondes. 

C.AiN.  —  Contiennent-ils  aussi  des  Kdeos? 

LiiiiFEH.  —  Peut-être. 

Cain.  —  Et  des  homines? 

Li  ciFBH.  —  Oui ,  ou  (les  Mres  plus  relevés. 

Cai.n.  —  lit  des  serpents  aussi,  sans  doute  ? 

l.iciFUii.  —  Voudruis-lu  donc  qu'il  s'y  IrouvAt  lies  iiummcs  el 
point  de  serpents?  Les  reptiles  qui  se  tiennent  dcbuul  sunt-ils  les 
seuls  qui  aient  droit  de  vivre? 

Cai>'.  —  Comme  les  lumières  s'éloipncnt!  où  allons-nous? 

l.rr.ii'Kn. —  Dans  le  monde  des  fanloincs,  des  onihrcs  de  ceux  qui 
ne  sont  plus,  ou  qui  sont  encore  à  naître. 

Cai.n. —  ]M:us  l'oherurilé  s'accroH  toujours...  les  étoiles  ont 
disjiaiu. 

LieiFKn.  —  Et  cependant  lu  y  vois. 

Cain.  — Quelle  clarté  lugubre!  Plus  de  soleil,  plus  de  lune, 
]dus  d'étoiles.  L'azur  pnnrpré  du  soir  fait  place  k  un  somhre 
crépuscule,  et  cependant  e  vois  de  vastes  masses;  mais  elles  ne  res- 
Remblcnt  pas  aux  mondes  dont  nous  nous  sommes  approchée;  ceux- 
ci.  entourés  de  lumière,  paraissaient  pleins  de  vie,  même  quand 
leur  radieuse  atmosphère  s'était  dissipée,  el  qu'on  voyait  se  dessi- 
rcr  h  leur  surface  les  inégalités  de  leur  sol,  leurs  profondes  vallées, 
leurs  hantes  montagnes;  quelques-uns  jetaient  des  étincelles, 
d'autres  laissaietil  apercevoir  d'immenses  jilaines  d'eau.;  d'autres 
étaient  accompagnés  de  cercles  radieux,  de  lunes  Huilantes  qui 
offraient  également  l'aspect  charmant  de  la  terre...  au  lieu  de  cela 
tout  ici  est  terreurs  et  ténèbres. 

I.rni'iiB.  —  Mais  tout  ,v  est  distinct.  ïu  désires  voir  la  mort  et 
des  êtres  devenus  sa  proie  ? 

Cain.  — Je  ne  la  clicrche  pas  ;  mais,  comme  je  sais  qu'elle  existe, 
comme  par  le  péché  mon  père  s'est  (ilacé  soiib  son  empirj',  avec 
iiioiinéme  et  lout  notre  héritage,  je  ne  serais  pas  fàehé  d'entrevoir 
maioteiianl  ce  que  je  dois  contempler  forcéinent  un  jour. 

I.i  l'.ii'ËR.  —  Regarde. 

(;ain.  —  Je  n'aperçois  que  ténèbres. 

LuciKKH.  —  Ces  ténèbres  existeront  éternellcnienl  ;  mais  nous 
allons  en  ouvrir  les  portes. 

Cain.  —  D'énormes  lourbillons  de  vapeurs  s'écartent  devant 
nous...  Que  signifie  cela? 

LuciFKit.  —  Entrons  I 

Cain.  —  Pourrai-je  revenir  sur  mes  pas? 

Lt'cib'ER.  —  Certainement;  sans  cela,  qui  peuplerait  l'empire  de 
la  mort?  il  est  désert  auprès  de  ce  qu'il  sera,  grAce  h  loi  el  aux 
liens. 

Cain. —  Les  nuages  s'écartent  de  plus  en  plus,  et  nous  entourent 
de  leurs  vastes  cercles. 

LiciFEn.  —  Avance  I 

Caix.  —  El  loi? 

I.ir.ii'En.  — Ne  crains  rien...  sans  moi,  tu  n'aurais  nu  sortir  des 
limites  du  Ion  monde.  Eu  avant I  en  avant!  {Ils  disparaisseii/ 
dans  /('S  nuages.) 

SCÈNE  M. 

HadÈs  (1). 

i.rciFER  r/  CAts  entirnf. 

Cain.  —  Comme  ils  sont  silencieux  et  vastes,  ces  mondés  de  té- 
nèbios!  Il  me  semble  qu'il  v  en  a  plusieurs  ,  et  poiirlanl  ils  onl  une 
piqiulaliiin  plus  uombrcnse  (jue  celle  des  globes  iiumeuseset  lumi- 
neux que  j'ai  vus  nager  dans  l'air  supérieur;  le  nombre  de  ceux-ci 

(1)  KoMi  grec  qui  désigne  l'enter  ou  le  gouffre  de  la  mort. 


éluil  si  ^raiid  <|>i  -  priH  pour  les  brill.-inl''  h^ibilanlsi  de 

je  ne  sais  quel  I  .  lisible,  el  null  pour  d'>  i;|i.bcs  dcsli- 

iiÙR  eui-méuiuK  a  '  -,  si,  en   les  approdiaiii,  je  n'eusse 

ilislln^Mié  une  iiiiiocii..<ilé  il.;  (iialière,  faile  pour  servir  de  deiiieiire  à 
dus  étruR  vivaiilH,  jilutOt  que  iiour  recevoir  clle-iuéine  la  vie.  .Vais 
ici  tout  est  obscur  ;  tout  porte  l'cm|ircintc  du  crépuscule  :  tout  au- 
uuiieu  un  jour  qui  n'est  plus. 

LriirRB.  —  C'est  ici  le  royaume  de  la  morl...  Veu»-tu  la  voir 
paraître  ? 

('AIN.  —  Jusqu'à  ce  que  je  sache  ce  qu'elle  est  réellement,  je  ii"^ 
puis  réponilrc;  mais  si  elle  est  ce  que  j'ai  enicndii  dire  par  mon 
père  dans  .ses  lamentaiinns  sans  lin...  ()  Dieu  !  je  n'ose  y  pen- 
ser! !\laudil  soit  celui  qui  inventa  la  vie  ipii  mène  ii  la  morl!  Mau- 
dite soil  la  matière  stu[iide  qui,  en  |iosse!)sion  do  la  vie  ne  i,i|i  |:i 
conserver  et  la  pcrdil...  même  pour  les  innoeenis  ' 

LiciFEii.  —  Maudis-lu  donc  ton  père? 

(>Ai.N.  —  Ne  m'a-t-il  pas  maudit  on  me  donnant  It^join  .'  ne  lua- 
1-il  |ias  maudit  avant  ma  naissance,  en  touobaiil  au  fruil  iléfendu? 

l.rcrFKK.  —  Tu  dis  vrai  :  entre  ton  père  el  loi  la  uialédiclion  est 
mutuelle...  Mais  les  enfants  el  ton  frère  ? 

Cain.  —  Ils  la  partageront  avec  moi.  moi  leur  père  el  leur  frère! 
Quelle  autre  cliuse  m'a-t-rm  léguée?  je  leur  laisse  mon  héritage... 
O  vous!  régions  ténébreuses  cl  sans  bornes,  omiircs  flolianlcs  d'é- 
normes fantômes  ,  les  uns  complélemenl  h  découvert,  d'autres  se 
dessinant  dans  le  vague,  el  tous  inipusanls  et  lugubres...  qui  êtes 
vous  ?  f'ies-vous  vivants  ,  où  avez-vous  vécu  ? 

I.i'ciFEii.  —  Ils  apparlienncnt  à  l'un  el  h  l'autre  des  deux  états. 

Cain.  —  Qu'est-ce  donc  que  la  mort? 

l.iciFKH. — Quoi!  celui  qui  vous  a  créés  n'a-l-il  pas  dit  que  c'é- 
laii  une  autre  vie? 

Cais. — Jusqu'à  présent  il  n'a  rien  dit,  si  ce  n'est  que  tous  mour- 
ront. 

Lucifer.  —  Peut-être  dévoilera-l-il  un  jour  ce  secret. 

Cain.  —  Heureux  ce  jour-là! 

Lucifer.  —  Oui,  heureux  !  il  sera  révélé  au  milieu  d'inexpri- 
mables agonies,  accrues  encore  de  douleurs  étemelles,  iulligées  à 
d  innombrables  mvriades  d'atomes  innoceuts  qui  suut  encore  à 
nalti-e,  el  ne  recevront  la  vie  que  dans  ce  seul  but. 

Cain.  —  Quels  «ont  ces  puissants  fantômes  que  je  vois  flotter  au- 
tour de  niiii  '!  ils  n'ont  ^las  la  forme  des  intelligences  que  j'ai  vues 
autour  de  iiiitre  regrette  et  inabordable   Edcn  ;  ils  n'ont  pas   non 
plus  celle  de  l'homme,  telle  que  je  l'ai  vue  dans  Adam  ,  dans  Abcl, 
dans  moi ,  ou  dans  ma  sœur  bien-aimée,  ou  dans  mes  enfants,  cl 
cependant  leur  aspect,  bien  que  dilïérent  de  celui  d  s  houmies  et 
des  anges,  annonce  des  êtres  qui,  inférieurs  à  ceux-ci,  sont  pour- 
tant supérieurs  aux  premiers.  Beaux  et  fieis,  pleins  de  fmce.  m. 
d'une  forme  inexplicable,  ils  n'ont  ni  les  ailes  des  séraphins,  m 
traits  de  l'homine,  ni  la  forme  des  animaux  les  plus  forls.  et  no  1 
scinblenl  à  rien  de  ce  qui  a  vie  maiulenanl  :   ils  égalent  en  puis- 
sance et  en  beauté  les  êtres  les  plus  puissants  et  les  plus  beauv  qui 
respirent;  et  néanmoins  ils  en  dilTereiii  tellement  que  c'est  ii  peine 
si  je  puis  voir  en  eux  <les  êtres  vivants. 

LiT.iFEft.  —  (Cependant  ils  onl  vécu. 

Cain.  —  Où? 

LtClFER.  —  OÙ  tu  vis. 

Cain.  —  Quand? 

LiciFEn.  —  Ils  habitaient  ce  que  tu  nommes  la  terre. 

Cain.  —  Adam  est  le  iiremicr. 

LtciFEB.  —  Oui ,  de  la  race...  mais  il  est  trop  peu  de  chose  pour 
appartenir  h  celle-ci. 

Cain.  —  Et  eux,  que  sont-ils? 

LrciFiin.  —  Ce  que  tu  seras. 

Cain.  —  Mais  qu'ont-ils  été  ? 

LrciFED.  —  Des  êtres  vivants,  élevés,  bons,  grands  et  glorieux, 
aussi  supérieurs  en  tout  .'i  ce  que  ton  père  eût  jamais  pu  être  dans 
lùlcu,  que  la  soixante-millième  génération,  dans  sa  triste  cl  froide 
dégénérescence,  le  sera  inférieure  à  loi  et  h  ton  lils.  Quant  ."i  leur 
faiblesse  actuelle,  juges-en  d'après  ta  propre  chair. 

Cain.  —  Malheureux  que  je  suis!  et  ils  ont  péri  ? 

LiciFER.  —  Sur  leur  terre,  comme  tu  disparaîtras  do  la  tienne. 

Cain.  —  Mais  la  mienne  était-elle  la  leur? 

Lucifer.  —  Oui. 

Cain.  --  Sans  doute,  ce  n'élait  pas  dans  son  état  actuel  :  elle  est 
trop  chétive  pour  de  telles  créatures. 

LiciFEn.  —  A  la  vérilé,  clic  était  plus  splendide. 

Cain.  —  Et  pour  quelle  cause  est-elle  dérhue? 

Lic.iFEB.  —  Interroge  celui  qui  fait  déchoir. 

Cain.  —  .Mais  comment  ! 

LioiFUR. —  Une  destruction  inexorable,  un  effroyable  désordre 


ŒUVRES  COMPLiïTES  DE  LOUD  BYRON. 


331 


des  éléments  fil  rentrer  un  monde  dans  le.chaos  d'où  il  était  sorti. 
Ces  choses,  quoique  rares  dans  le  temps,  sont  fiéqueutes  dans  l'é- 
ternilé...  A\ance,  et  contemple  le  passé! 

Cain.  —  Spectacle  terrible! 

LuciFEii.  —  Et  vrai  :  vois  ces  spectres  !  Il  fut  un  temps  où  ils 
élaient  aussi  matériels  que  toi. 

Cain.  —  El  deviendrai-je  comme  eux? 

LuciKKn.  —  Que  ton  créateur  réponde  à  cette  question.  Je  te 
montre  ce  que  sont  tes  prédécesseurs  ;  ce  qu'ils  furent,  tu  le  sens 
autant  que  le  comporte  la  faililesse  de  tes  sentiments,  de  ton  intel- 
lii-'cnce  immortelle  cl  de  ta  force  terrestre.  Ce  que  vous  eûtes  de 
commun,  c'est  la  vie  ;  ce  que  vous  aurez,  c'est  la  mort.  Le  reste  de 
vos  chciifs  attributs  est  digne  de  reptiles  engendrés  du  limon  d'un 
puissant  univers,  réduit  à  n'être  plus  qu'une  planète  informe,  peu- 
plée d'êtres  dont  le  bonheur  devait  consister  dans  l'aveuglement 

paradis  de  l'ignorance  dont  la  science  était  écartée  comme  un  poi- 
son. Mais  examine  ce  que  sont  ou  ce  que  furent  ces  êtres  supé- 
rieurs, ou,  si  ce  spectacle  t'est  pénible,  retourne  sur  tes  pas,  et 
reprends  la  tâche,  la  culture  de  la  terre.  Je  t'y  ramènerai  sain  et 
sauf. 

C.MN.  —  Non  ;  je  préfère  rester  ici. 

Lucifer.  —  Combien  de  temps? 

Cain.  —  Toujours  !  Puisqu'il  faut  qu'un  jour  de  la  terre  je  vienne 
iii,  j'aime  autant  y  rester;  je  suis  las  de  la  poussière...  je  préfère 
livre  au  milieu  des  ombres. 

Ll'cifer.  —  Cela  ne  se  peut  :  tu  vois  maintenant  comme  une  vi- 
sion ce  qui  est  une  réalité.  Pour  devenir  propre  à  habiter  ce  lieu , 
tu  dois  passer  par  où  ont  passé  les  êtres  que  tu  vois  devant  toi... 
par  les  portes  de  la  mort  ! 

Caix.  —  Par  quelle  porte  sommes-nous  donc  entrés  ? 

Lucifer.  —  Par  la  mienne  !  Mais  comme  tu  dois  retourner  sur  la 
terte,  mon  esprit  soutient  ton  souflle  dans  ces  régions  où  nul  ne 
respire  que  toi.  Regarde,  mais  ne  songe  pas  à  demeurer  ici  avant 
que  ton  heure  soit  venue. 

Caix.  —  Et  ceux-ci,  ne  peuvent-ils  plus  revenir  sur  la  terre? 

Lucifer.  —  Leur  terre  est  à  jamais  perdue...  Les  convulsions 
qu'elle  a  subies  l'ont  tellement  changée,  que  c'est  à  peine  s'ils 
pourraient  reconnaître  un  seul  endroit  de  sa  surface  nouvelle  et 
à  peine  solidifiée.  C'était...  oh!  quel  monde  splendide  !... 

Gain.  —  Il  l'est  encore.  Ce  n'est  pas  à  la  (erre  que  j'en  veux,  bien 
que  je  sois  condamné  à  la  cultiver:  ce  qui  m'irrite,  c'est  de  ne 
pouvoir  m'approprier  sans  travail  ce  qu'elle  produit  de  beau  ;  c'est 
de  ne  pouvoir  rassasier  mille  pensées  avides  de  savoir,  ni  calmer 
mes  mille  craintes  de  mort  et  de  vie. 

Lucifer.  —  Ce  qu'est  ton  monde,  lu  le  vois  ;  mais  tune  peux  com- 
prendre l'ombre  de  ce  qu'il  élait. 

Cain.  —  El  ces  créatures  énormes,  ces  fantômes  qui  paraissent 
inférieurs  en  intelligence  aux  êtres  que  nous  venons  de  voir  passer, 
ils  ressemblent  un  peu  aux  holes  sauvages  des  bois  de  la  terre,  aux 
|dus  gigantesques  d'entre  ceux  qui  mugissent  la  nuit  dans  la  pro- 
fondeur des  forêts  ;  mais  ils  sont  dix  fois  plus  terribles  et  plus 
grands;  leur  taille  dépasse  la  hauteur  des  murs  d'Eden  ;  leurs  yeux 
resplendissent  comme  les  glaives  flamboyants  qui  en  défendent  l'ap- 
proche ;  leurs  défenses  se  projettent  comme  des  arbres  dépouillés 
de  leur  écorce  et  de  leurs  branches...  Qu'étaient-ils? 

Lucifer.  — Ce  qu'est  le  mammouth  sur  votre  terre  ;  les  dépouilles 
de  ceux-ci  gisent  par  myriades  dans  ses  entrailles. 

Cain.  —  Et  aucun  ne  vit  à  sa  surface  ? 

Lucifer. — Non;  car  si  fa  race  avait  à  leur  faire  la  guerre,  la 
malédiction  lancée  contre  elle  serait  inutile  :  vous  seriez  trop  tôt 
anéantis. 

Cain.  —  Mais. pourquoi  la  guerre  ? 

Lucifer.  —  Tu  as  oublié  la  sentence  qui  chassa  ta  race  d'Eden  : 
la  guerre  avec  tous  les  êtres,  la  mort  pour  tous,  et  pour  le  plus 
grand  nombre ,  les  maladies  ;  tels  ont  été  les  fruits  de  l'arbre  dé- 
fendu. 

Cain.  —  Mais  les  animaux  en  ont-ils  aussi  mangé,  qu'ils  doivent 
également  mourir? 

Lucifer.  —  Votre  Créateur  vous  a  dit  qu'ils  étaient  faits  pour 
vous  comme  vous  pour  lui...  Voudrais-tu  que  leur  sort  fût  supérieur 
au  vôtre?  Si  Adam  n'était  pas  tombé,  ils  seraient  tous  restés  debout. 

Cain.  —  Hélas!  malheureux  êtres!  ils  partagent  le  sort  de  mon 
père,  comme  ses  fds  ;  et,  comme  eux,  sans  gvoir  mangé  leur  part 
de  la  pomme  ;  comme  eux  aussi,  sans  la  possession  de  la  science  si 
chèremeni  achetée!  L'arbre  mentait;  car  nous  ne  savons  rien.  Il 
promettait  la  science  au  prix  de  la  mort,  il  est  vrai  ;  mais  la  science 
enfin  :  or,  qu'est-ce  que  l'homme  sait? 

Lucifer.  —  Peut-être  la  mort  conduit-elle  à  la  suprême  science  : 
et  comme  de  toutes  choses  c'est  la  seule  qui  soit  certaine,  elle  con- 


duit à  la  science  la  plus  sûre.  L'arbre  disait  donc  vrai ,  bien  qu'il 
donnât  la  mort. 

Gain.  — -  Ces  ténébreux  royaumes  !  je  les  vois  ;  mais  je  ne  puis 
les  connaître. 

Lucifer.  —  Parce  que  ton  heure  est  encore  loin ,  et  que  la  ma- 
tière ne  peut  comprendre  entièrement  l'esprit  ;  mais,  n'est-ce  rien 
de  savoir  que  de  telles  régions  existent? 

Cain.  —  Nous  connaissions  déjà  l'existence  de  la  mort. 

Lucifer.  —  Mais  vous  ne  saviez  pas  ce  qu'il  y  avait  par-delà. 

Gain.  —  Je  ne  le  sais  pas  davantage. 

Lucifer.  —  Tu  sais  qu'il  existe  un  état,  ou  plusieurs  étals  ,  par- 
delcà  le  tien  ;  et  c'est  ce  que  lu  ignorais  ce  matin. 

Gain.  —  Mais  ici  toul  ne  semble  qu'ombre  et  obscurité. 

Lucifer.  — Sois  satisfait  !  Tout  cela  paraîtra  plus  clair  à  ton  im- 
mortalité. 

Gain.  —  Et  cet  espace  liquide,  d'un  éclatant  azur?  celte  plaine 
flottante  ,  qui  s'étend  à  perte  de  vue,  qui  semble  être  de  l'eau,  et 
que  je  prendrais  pour  le  fleuve  du  paradis,  si  cette  onde  n'était 
sans  limites,  sans  rivage,  et  d'une  couleur  élhérée...  apprends-moi 
ce  que  c'est.  . 

Lucifer.  —  Il  existe  sur  la  lerre  des  plaines  semblables,  bien 
qu'inférieures  à  celle-ci;  et  les  enfants  habiteront  sur  leurs  bords... 
C'est  le  fantôme  d'un  océan. 

Cain. —  On  dirait  un  autre  monde,  un  soleil  liquide.  Et  ces 
créatures  extraordinaires  qui  se  jouent  à  sa  surface  brillante? 

Lucifer.  —  Ce  sont  ses  habitants,  les  Leviathans  d'autrefois. 

Cain.  — Et  cet  immense  serpent,  qui,  du  fond  de  l'abîme,  lève 
son  humide  crinière  et  sa  vaste  tète,  dix  fois  plus  haut  que  le  cèdre 
le  plus  élevé  ;  il  semble  capable  d'envelopper  de  ses  replis  l'un  de 
ces  globes  que  nous  venons  de  voir.  .  N'appartîent-il  pas  à  l'espèce 
qui  roulait  ses  anneaux  sous  l'arbre  d'Eden  ? 

Lucifer.  —  Eve,  la  mère,  pourrait  mieux  que  moi  dire  quelle  es- 
pèce de  serpent  l'a  tentée. 

Gain.  —  Celui-ci  paraît  terrible  ;  l'autre  sans  doute  était  plus 
beau. 

Lucifer.  —  Ne  l'as-tu  jamais  vu  ? 

C.AiN.  —  J'en  ai  vu  beaucoup  de  la  même  espèce  (on  me  l'a  dit 
du  moins),  mais  jamais  celui-là  précisément  qui  offrit  à  ma  mère 
le  fruit  fatal;  je  n'en  ai  même  jamais  vu  qui  lui  fût  tuut-à-fait 
semblable. 

Lucifer.  — Ton  père  ne  l'a  pas  vu  ? 

Gain.  —Non  :  ce  fut  ma  mère  qui  vint  tenter  son  époux,  après 
avoir  été  tentée  par  le  reptile. 

Lucifer.  —  Homme  naïf!  toutes  les  fois  que  ta  femme  ou  les 
femmes  de  tes  fils  vous  induiront  dans  quelque  tentation  nouvelle, 
vous  reconnaîtrez  celui  par  qui  d'abord  elles  auront  été  tentées. 

Gain.  —  Ton  précepte  vient  trop  tard  :  le  serpent  n'a  plus  de  ten- 
tation à  offrir  à  la  femme. 

Lucifer.  —  Mais  il  est  encore  des  tentations  où  la  femme  peut 
induire  l'homme  ,  el  l'homme,  la  femme...  Que  tes  fils  y  prennent 
garde  !  Mon  conseil  est  généreux,  car  il  esl  piincipalemeut  donné  à 
mes  dépens  ;  il  est  vrai  qu'on  ne  le  suivra  pas,  je  ne  hasarde  donc 
pas  grand'chose.  ► 

Gain.  —  Je  ne  te  comprends  pas. 

Lucifer.  —  Tu  n'en  es  que  plus  heureux  !...  Le  monde  et  toi 
vous  êtes  trop  jeunes  encore.  Tu  te  crois  bien  criminel  et  bien  mal- 
heureux, n'est-ce  pas  ? 

Gain.  —  Quant  au  crime,  je  ne  le  connais  pas;  mais  pour  la 
douleur,  j'en  ai  ressenti  beaucoup. 

Lucifer.  —  Premier-né  de  l'homme  I  ton  état  actuel  de  péché... 
car  le  crime  est  dans  ton  cœur  ..  de  douleur...  car  lu  souffres;  cet 
état,  c'est  Eden,  dans  toute  sa  candeur,  comparé  à  ce  que  tu  seras 
peut-être  bientôt,  el  ce  redoublement  de  misère  où  tu  le  trouveras 
alors  sera  lui-même  un  paradis,  comparé  à  ce  que  les  descendants 
doivent  un  jour  endurer  et  faire...  Maintenant ,  retournons  sur  la 
terie. 

Gain.  —  Est-ce  seulement  pour  m'apprendre  cela  que  tu  m'as 
conduit  ici  ? 

Lucifer." — N'était-ce  pas  la  science  que  lu  cherchais? 

Gain.  —  Oui,  comme  étant  la  roule  du  bonheur. 

Lucifer.  —  Si  la  vérité  conduit  au  bonheur,  tu  la  possèdes. 

Gain.  —  Alors,  le  Dieu  de  mon  père  a  bien  fait  de  prohiber  l'ar- 
bre fatal. 

Lucifer.  —  Il  eût  mieux  fait  encore  de  ne  jamais  le  planter.  Mais 
l'ignorance  du  mal  ne  préserve  pas  de  ses  aiieinies  ;  le  fléau  n'en 
poursuit  pas  moins  son  cours,  partie  inlégi-ante  de  toutes  choses. 

Gain.  —  De  toutes  choses?  Non,  je  ne  puis  le  croire...  car  j'ai 
soif  du  bien. 


332 


LES  VRILLÉES  LITTÊRAIHES  ILLUSTRÉES. 


I.vciPKn.  —  RI  qiipis  soni  les  Mrcs  et  les  elinses  (pii  ne  l'ont  pas. 
celle  soif?  Qui  désire  le  mal  poiir  sa  propre  ameritiiiie  ?...  jier- 
sonne.  .  rien!  Le  mal  esl  le  levain  de  loule  vie,  de  loule  cnusi' 
inaniiiK^e. 

Cain.  —  Dans  tous  ces  globes  splendide.s  etinnombrablesque  nous 
avons  vus  briller  de  loin  avanl  d'enlrer  dans  une  région  île  ra- 
dii'ii.x  fanl('nips,  certes  le  mal  ne  peut  pénétrer:  ils  sont  trop  beaux. 

l.rr.iFKu.  — Tu  les  as  vus  de  loin. 

C..\\y.  —  Kl  qu'importe?  la  distance  no  peut  qu'affaiblir  leur  splen- 
deur... Vus  de  près,  ils  doivent  être  plus  beaux  encore. 

I  rriKKn  — Approrlie  des  cboscs  les  plus  séduisantes  de  la  terre, 
et  juf,'c  de  leur  beauté  eu  les  examinant  de  près. 

Cain.  —  Je  l'ai  fait...  L'objet  le  plus  charmant  que  je  connaissu 
csl  plus  rharmant  encore  vu  de  près. 

Lrr.iricn  — Alors  ce  doit  être  une  illusion.  Quel  est  donc  cet  ob- 
jet qui,  vu  de  près,  est  encore  plus  beau  à  les  yeux  que  les  plus 
braux  obji'ls  vus  do  loin  ? 

Cain.  —  Ma  sœur  Adab...  Toutes  les  étoiles  du  ciel,  l'azur  fonré 
de  la  nuit,  éclairé  par  un  plobc  semblable  h  un  esprit  ou  au  monde 
d  lin  esprit;  les  teintes  du  crépuscule,  le  lever  raiticujt  du  soleil, 
son  coucher  indescriptible  (car,  en  le  voyant  descendre  à  l'horizon, 
mes  yeux  se  baignent  de  larmes ,  et  je  sens  mon  co'ur  flotter  dou- 
cement avec  lui  vers  l'occident,  vers  son  paradis  de  nuages)  ;  la  fo- 
rêt ombreuse,  le  vert  bocage,  la  voix  de  l'oiseau,  qui  mêle  ses  chants 
d'amour  à  ceux  des  chérubins,  quand  le  jour  dore  lus  murs  d'Kden 
de  ses  derniers  ravons  :  lout  cela  esl  moins  beau  que  le  visage  d'A- 
dab.  et,  pour  la  contempler,  mes  regards  se  délournenl  du  specta- 
cle du  ciel  et  de  la  terre. 

l.i'ciFEii.  —  Klle  est  belle  autant  que  peuvent  l'être  les  rejetons 
lie  la  mortalité  fragile  dans  la  ])remière  fleur  de  sa  création,  les 
fiuilsdcs  premiers  embrassemenls  des  auteurs  de  la  race  humaine; 
mais  c'est  toujouis  une  illusion, 

Cain  — Tu  penses  ainsi  parce  que  tu  n'es  pas  son  frère. 

LrciFER.  —  Mortel  I  je  n'ai  de  fraternité  qu'avec  ceux  qui  n'ont 
pas  d'enfants. 

Cain.  —  Alors  lu  ne  pourrais  en  avoir  avec  nous. 

l.iniFKn.  —  Il  est  possible  que  la  tienne  me  soit  acquise  ;  mais  si 
tu  possèdes  un  objet  charm.'iiit  qui  surpasse  toute  beauté  à  tes  yeux, 
pdurquoi  es-lu  malheureux? 

Caix.  —  Dis-moi  pourquoi  j'existe?  pourquoi  es-tu  malheureux 
loi-même'  pourquoi  tous  les  êlres  le  sont-ils?  Celui-lîi  même  qui 
iiDUs  a  fails  doit  l'être,  comme  créaleur  d'êtres  malheureux  !  F.n- 
fanter  la  desiruclion  ne  saurait  être  l'emploi  d'un  être  heureux  ,  et 
nourlaiit  mon  père  le  dit  lout  puissant  ;  s'il  esl  bon,  pourquoi  donc 
I  mal  exisle-t-il?  J'ai  posé  cette  question  h  mon  père,  il  m'a  ro- 
piiiidu  que  le  mal  éiail  une  route  pour  arriver  au  bien.  Singulier 
bien  qui  ne  peut  résulter  que  de  son  contraire  !  Je  vis,  il  y  a  quel- 
que temps,  un  agneau  piqué  par  un  reptile;  le  pauvre  animal  gi- 
sait écumanl  auprès  de  sa  mère,  dont  la  douleur  s'exhalait  en  vains 
bêlements;  mon  père  cueillil  quelques  herbes,  et  les  appliqua  sur 
la  blessure:  bientôt  le  pauvre  agneau  fut  rendu  à  sa  vie  insou- 
ciante, et  se  leva  pour  téter  sa  mère  qui  debout,  tremblante  de  bon- 
leur,  se  mil  h  lécher  ses  membres  ranimés.  «  Vois,  mon  lils  ,  me 
dit  Adam,  comme  le  bien  naît  du  mal  même.  » 

l.uciKEii.  —Que  répondis-lu? 

Cain.  —  Hien,  car  il  est  mon  père;  mais  je  pensai  qu'il  eût  beau- 
coup mieux  valu  pour  l'animal  n'avoir  jamais  été  piqué  que  d'a- 
cheter le  retour  de  sa  vie  chélive  au  prix  d'inexprimables  douleurs, 
bien  qu'allégées  par  le  suc  des  plantes  salutaires. 

LiciFEn. — Tu  disais  qu'entre  tous  les  êtres  que  tu  aimes,  tu 
prélêres  celle  qui  a  parlagé  avec  loi  le  lait  de  ta  mère,  et  donné  le 
sien  à  tes  enfants? 

Cain.  —  Assurément  !  que  serais-jc  sans  elle  î 

Ll'cifer.  —  Kl  que  suis-je,  moi  ? 

Cain.  — N  aimes-tu  rien  ? 

LuciFEB.  —  Ton  Dieu,  qu'aime-t-il? 

Cain.  — Toutes  choses,  dii  mon  père  ;  mais  j'avoue  que  leur  ar- 
rangement ici-bas  esl  loin  de  le  prouver. 

Lucifer.  —  Ainsi  lu  ne  [leux  juger  si  j'aime  ou  non  ;  tu  ignores 
si  je  n'observe  pas  un  plan  général  et  \astc,  dans  lequel  les  objets 
particuliers  viennent  se  fondre  comme  la  neige  dans  les  flots  d'un 
lac. 

Cain.  —  La  neige  !  qu'est-ce  que  cela? 

Lucifer.  —  Kstime-toi  heureux  de  ne  pas  connaître  ce  que  devra 
subir  ta  postérité  lointaine;  mais  continue  à  jouir  de  ton  climat 
sans  hiver. 

Gain.  —  Mais  n'aimes-tu  pas  quelque  objet  semblable  à  toi? 

Ll'cifer.  — T'aimes-tu  toi-même? 

Caix.  —  Oui  ;  mais  j  aime  davantage  celle  qui  me  rend  mes  dou- 


leurs plus  supportables;  celle  qui,  h  mes  yeux,  est  plu»  que  moi, 
parce  que  je  l'aime. 

LiTiFER. — Tu  l'aimes,  jiarce  qu'elle  est  belle  comme  était  la 
pomme  aux  veux  de  ta  mère;  quand  elle  cessera  de  l'être,  ton 
amour  cessera  comme  tout  autre  penchant. 

Cain.  —  Cesser  d'être  belle!  coiiiment  cela  se  peut-il? 

Lucifer.  —  Avec  le  temps. 

Gain.  —  Mais  le  temps  s'est  écoulé,  et,  jusqu'à  présent,  Ad.im  et 
ma  mère  sont  beaux  encore,  moins  qu'Adah  et  les  séraphins,  mais 
très  beaux  cependant. 

LiciFER.  —  Tout  cela  doii  s'cfl'acer  en  eux  et  en  elle. 

Gain.  —  Je  m'en  affligerai  ;  maisjc  ne  comprends  pas  en  quoi  cela 
pourrait  diminuer  mon  amour  pour  elle.  ICI,  quand  sa  beauté  dis- 
parailra,  il  me  semble  que  celui  par  qui  toute  beauté  fut  créée  per- 
dr.i  plus  que  moi  en  voyant  dépérir  un  si  bel  ouvrage. 

Lui:iFER.  — Je  te  plains  d'aimer  ce  qui  doit  périr. 

Gain.  —  Et  moi,  je  te  plains  de  ne  rien  aimer. 

Lucifer.  —  Kl  ton  frère...  n  est-il  pas  aussi  près  de  ton  co-ur? 

Cain.  —  Pourquoi  pas? 

Li:cifer.  —  Ton  père  l'aime  beaucoup...  Ion  Dieu  égalemenl. 

Gain.  —  Kl  moi  aussi. 

Lucifer.  — C'est  très  bien  agir,  et  avec  humilité. 

Gain. — Avec  bumililél 

Lucifer.  — 11  est  le  second  CIs  de  l'homme,  et  le  favori  de  la 
mère. 

Cain.  —  Qu'il  garde  cette  faveur  :  le  serpent  a  clé  le  premi  t  à 
l'oblenir. 

Lucifer.  —  Et  celle  de  ton  père? 

Gain.  — Que  m'imi)orle?  ne  dois- je  pas  aimer  celui  qui  est  aimé 
de  tous? 

Lucifer.  —  Et  Jéhovah...  le  Seigneur  indulgent...  ce  généreux 
créateur  du  paradis,  dont  il  vous  interdit  l'entrée...  lui  aussi,  il 
sourit  avec  bienveillance  ^  son  Abel. 

Cain.  —  Je  ne  l'ai  jamais  vu,  et  j'ignore  s'il  sourit. 

Lucifer.  — Mais  lu  a&vu  ses  anges? 

Gain. —  Rarement.  j- 

Lucifer.  — Assez,  néanmoins,  pour  être  certain  de  leur  afTeclion 
envers  ton  frère;  ses  sacriflces  sont  favorablement  accueillis. 

Gain.  —  Qu'ils  le  soient  toujours!  Pourquoi  me  parler  de  ces 
choses  ? 

Lucifer.  —  Parce  que  tu  y  as  déjà  pensé.  i 

Cain.  —  Et  quand  cela  serait,  pourquoi  rappeler  une  pensée      ' 
qui...  [Il  s'arré/e  en  proie  à  une  violente  agitation.)  Esprit!  nous      ! 
sommes  ici  dans  ton  monde,  ne  parlons  pas  du  mien.  Tu  as  dévoilé      ' 
à  mes  regards  d'étonnantes  merveilles;  tu  m'as  fait  voir  ces  êtres 
puissants  antérieurs  h  notre  race,  qui  ont  foulé  une  terre  dont  la 
nôtre  n'est  qu'un  débris;  lu  m'as  montré  des  myriades  de  mondes 
lumineux,  donl  le  nôtre  est  le  compagnon  obscurci  loiiuain,  dans 
la  carrière  illimitée  de  la  vie  ;  tu  m'.is  fait  voir  des  ombres  de  cet  être 
au  nom  redouté,  que  notre  père  a  mis  au  monde,  la  mort;  tu  m'as 
fail  voir  beaucoup  de  choses,  mais  pas  tout  encore  :  monire-moi  la 
demeure  de  Jéhovah,  son  paradisspecial...  ou  bien  le  tien  ;  où  est-il  ? 

Lucifer.  —  Ici,  et  dans  tout  l'espace. 

Gain.  —  Mais,  comme  tous  les  êtres,  tu  as  un  séjour  qui  t'est  assi- 
gné. Nous  avons  la  lerre  pour  demeure;  les  autres  mondes  ont  aussi  | 
leurs  habitants;  toutes  les  créatures  douées  d'une  exislence  tempo-  . 
raire  ont  leur  élément  particulier,  et  tu  m'as  dii  ijue  des  êtres  qui 
ont  cessé  d'être  animés  du  souffle  vital  ont  pareillement  le  leur; 
Jéhovah  et  loi,  vous  devez  avoir  le  vôtre...  vous  n'habitez  pas  en- 
semble? 

Lucifer.  —  Non  :  nous  régnons  ensemble  ;  mais  nos  demeures 
sont  distinctes. 

Gain.  —  Plût  au  ciel  qu'un  seul  de  vous  deux  existât  I  Peut-être 
que  l'unité  de  but  établirait  la  concorde  entre  des  éléments  qui  main- 
tenant se  combattent...  Esprits  sages  et  infinis,  comme  vous  l'éics, 
comment  avez-vous  pu  vous  séparer?  N  ètes-vous  pas  des  frères  par 
votre  essence,  votre  nature  et  votre  gloire?  I 

Lucifer.  —  N'es-tu  pas  le  frère  d'Abel?  1 

Gain.  —  Nous  sommes  et  nous  resterons  frères  ;  mais  quand  même 
il  en  serait  autrement,  l'esprit  est-il  comme  la  chair  ?  peut-il  y  avoir 
lutte  dans  le  sein  de  l'infini  et  de  l'immorlalilé?  esl-il  possible  qu'ils 
se  divisent,  et  transforment  1  espace  en  un  champ  de  misère?...  et 
pourquoi? 

Lucifer.  —  Pour  régner. 

Gain.  — Ne  m'as-tu  pas  dit  que  vous  étiez  tous  deux  éternels? 

Lucifer.  —  Oui  1 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


333 


Cain.  —  Kt  cet  aziii'  immense  qiiej'ai  pai'i'ouni,  n'est-i!  pas  sans 
liiiiiles"? 

LuciFKR.  —  Oui  ! 

Cain.  —  Ne  pouvcz-voiis  donc  pas  réjïn»!'  tons  deux?  n'y  a-l-il 
pas  assez  d'espace?  Pourquoi  êtes-vous  di\isés? 

LiT.ii'Eu.  — Nous  régnons  tous  deux. 

Gain.  —  Mais  l'un  de  vous  deux  est  l'aulenr  du  mal. 

Lucifer.  —  Lequel  ? 

Cain.  — Toil  car  si  tu  peux  faire  du  bien  à  l'homme,  pom  quoi 
ni>  lui  en  fais-lu  pas  ? 

Ijtifer.  —  Kt  pourquoi  celui  qui  vous  a  fails  no  s'esl-il  pas 
chargé  de  ce  soin  ?  Je  ne  vous  ai  pas  faits,  moi  :  vous  êtes  ses  créa- 
turcs,  non  les  miennes. 

Cain.  —  Laisse  donc  Ih  ses  créatures,  comme  tu  nous  appelles  ; 
.'■inon,  monlre-niiii  ta  demeure,  ou  la  sienne. 

I.iciFrn.  —  .le  |)ourrais  le  inonlrcr  l'une  et  l'autre  ;  mais  uu  temps 
\icndra  où  lu  habiteras  à  jamais  l'une  d'elles. 

Cain.  —  Et  pourquoi  pas  mainlenanl? 

Lucifer.  —  C'est  à  peine  si  Ion  intelligence  d'homme  est  capalilo 
de  saisir  avec  calme  et  clarlé  le  peu  que  je  t'ai  fait  voir,  et  lu  pré- 
tendrais t'clever  jusqu'au  grand  et  double  mystère  des  tieux  prin- 
cipes! lu  oserais  les  conlempler  face  ti  face  sur  leurs  troncs  mysté- 
rieux I  Poussière  I  mels  des  bornes  à  ton  ambition,  car  tu  ne  pour- 
rais envisager  l'un  ou  l'autre  sans  mourir  ! 

Cain.  —  Que  je  meure,  pourvu  que  je  les  voie. 

LcciFEn.  —  Voilà  bien  le  fils  de  cell;  qui  a  cueilli  la  pomme  !  Mais 
lu  mourrais  seulement,  et  ne  les  verrais  pas;  cette  vue  est  réservée 
pour  l'autre  état. 

Cain.  —  Celui  de  la  mort  ? 

LiciFEn.  —  La  mort  en  est  le  prélude. 

Cain. — Je  la  redoute  moins  depuis  que  je  sais  qu'elle  mène  5 
(]uelque  chose  de  défini. 

Lucifer.  —  Mainlenant,  je  vais  le  ramener  sur  la  terre  pour  y 
mnlliplier  la  race  d'Adam  ;  pour  manger,  boire,  travailler,  rire  , 
pleurer,  dormir,  et  mourir. 

Cain.  —  Et  dans  quel  but  m'as-tu  montré  louies  ces  choses? 

Lucifer.  —  Ne  demandais-tu  pas  la  science?  et  dans  ce  que  je 
l'ai  fail  voir,  ne  t'ai-je  pas  appris  à  le  connaître? 

Caix  — Hélas  I  il  me  semble  que  je  ne  suis  rien. 

Lucifer.  —  Et  c'est  à  quoi  doit  aboutir  toute  la  science  hu- 
maine :  à  connaître  le  néant  de  la  nature  mortelle.  Transmets  cette 
science  h.  tes  enfants  ;  elle  leur  épargnera  bien  des  maux. 

Cain.  —  Esprit  orgueilleux!  tu  parles  Irop  fièrement;  mais  toi- 
même,  loul  superbe  que  lu  es,  tu  as  un  maître. 

Lucifer.  —  Non!  par  le  ciel  où  il  règne,  par  l'immensité  des 
mondes  et  de  la  vie  dont  je  pailage  avec  lui  l'empire...  Non  !  j'ai  un 
vainqueur.. .  il  est  vrai,  mais  point  de  maîlre.  Il  reçoit  les  hommages 
de  tous...  mais  aucun  de  moi  ;  je  le  combats  encore  comme  je  l'ai 
combattu  dans  le  ciel.  Pendant  loute  l'éternité,  dans  les  gouffres 
impénétrables  de  la  morl,  dans  les  royaumes  illimités  de  l'espace, 
dans  l'infini  des  siècles,  tout,  tout  lui  sera  disputé  par  moi.  Monde 
après  monde,  étoile  après  étoile,  univers  après  univers,  oscilleront 
dans  la  balance  :  ce  grand  débat  ne  pourrait  cesser  que  par  l'anéan- 
tissement de  l'un  des  deux!  Et  qui  peut  anéantir  noire  immorla- 
ité  ou  notre  muluelle  et  implacable  haine?  En  sa  qualité  de  vain- 
queur, il  donnera  au  vaincu  le  nom  de  mal;  mais  de  quel  bien  lui- 
même  est-il  l'auteur?  Si  j'étais  le  vainqueur,  ses  œuvres  seraient 
réputées  les  seules  mauvaises.  Et  vous,  moitels,  si  jeunes  el  à  peine 
nés  à  la  vie,   quels  sont  les  dons  qu'il  vous  a  déjà  fails'' 

Cain.  —  iJes  dons  peu  nombreux,  et  quelques-uns  bien  amers. 

Lucifer.  —  Betourne  donc  avec  moi  sur  la  terre,  pour  y  goûter 
le  reste  des  célestes  faveurs  qu'il  le  réserve  ainsi  qu  aux  tiens  Le 
bien  et  le  mal  sont  tels  par  leur  propre  essence;  ils  ne  doivent  pas 
leur  qualité  à  celui  qui  les  dispense;  si  donc  ce  qu'il  vous  donne  est 
bon...  appelez-le  bon  lui-même;  si  c'est  le  mal  qui  vous  vient  de 
lui,  ne  me  l'attribuez  pa»  sans  en  avoir  vérifié  la  source.  Jugez,  non 
sur  des  paroles,  fussent-elles  prononcées  par  des  Esprits,  mais  sur 
les  résultais  lels  quels  de  voire  existence.  Il  est  un  bon  résultat  que 

vous  devez  à  la  falale  pomme  :  c'est  voire  raison qu'elle  ne  se 

laisse  pas  dominer  par  des  menaces  lyranniques,  qu'elle  n'accepte 
jias  d' s  croyances  déraenlies  par  les  sens  extérieurs  et  la  conscience 
intime;  s;\cbez  penser  et  soufirir...  et  créez-vous,  dans  votre  âme, 
un  monde  à  vous...  quand  le  monde  du  dehors  vous  fait  faute.  C'est 
ainsi  que  vous  approcherez  de  la  nature  spirituelle,  et  lutlerezviclo- 
rieusemenl  contre  une  terrestre  origine.     {Ils  disparaissent .) 


ACTE  III. 

La  terre ,  environs  d'Eden ,  comme  au  premier  acte. 

Entrent  gain  et  AD.\n. 

AnAii.  —  Pas  de  bruit!  marche  doucemeni,  Ca'in  I 

Cain.  —  Volontiers;  mais  pourquoi? 

Adaii  — Notre  petit  Enoch  durt  sur  ce  lit  de  feuillage,  à  l'ombre 
du  cyprès. 

Cain.  —  Le  cvprès!  c'esl  un  arbre  de  tristesse  qui  semble  pleurer 
sur  les  idijels  qu'il  couvre  de  son  ombre;  quelle  raison  le  l'a  fait 
choisir  pour  abriter  notre  enfant? 

Adaii.  —  Parce  que  ses  branches,  interceptant  le  soleil,  comme 
le  ferait  la  nuit,  m'ont  semblé  propres  à  voder  le  repos. 

Cain.  —  Oui,  le  dernier...  et  le  plus  long...  n'importe...  mène-moi 
vers  mon  fils.  [Ils  s'approchent  de  l'enfant.)  Qu'il  est  charmani! 
le  pur  incarnat  de  ses  petites  joues  rivalise  avec  les  feuilles  de  rose 
dont  sa  couche  est  semée. 

Adaii.  — Et  ses  lèvres,  comme  elles  sont  gracieusement  entr'ou- 
verles  I  Non,  pas  de  baiser  mainlenant,  attends  un  peu,  il  va  bienlùt 
s'éveiller...  son  sommeil  de  midi  ne  tardera  pas  à  finir;  mais,  jus- 
que-là, ce  serait  dommage  de  le  troubler. 

Cain.  —  Tu  as  raison;  jusqu'à  son  réveil,  je  contiendrai  mon 
cœur.  Il  sourit  et  dort...  Dors  et  souris,  mon  enfant,  jeune  hérilier 
d'un  monde  presque  aussi  jeune  que  loi;  dors  el  souris!  Heureux 
Age,  où  les  heures  et  les  jours  rayonnent  d'innocence  et  de  joie  ! 
Toi,  tu  n'as  pas  cueilli  le  fruit  fatal...  tu  ne  .sais  pas  que  lu  es  nul 
Doit-il  venir  uu  lemps  où  tu  seras  puni  pour  des  fautes  qui  ne  fu- 
rent ni  les  tiennes,  ni  les  miennes?  Mais  dors  maintenant!  Un  sou- 
rire plus  vif  colore  ses  joues;  et  ses  paupières  brillantes  tremblent 
abaissées  sur  ses  longs  cils,  aussi  noirs  que  le  cyprès  qui  balance  sur 
lui  son  ombrage;  et,  sous  ce  rideau  entr'ouvert,  rit,  jusque  dans  le 

sommeil,  le  transparent  azur  de  ses  yeux!  Sans  doute  il  rêve de 

quoi?  du  paradis!...  Oui,  rêve  de  ton  paradis,  enfant  déshérité!  ce 
n'est  qu'un  rêve,  car  jamais  plus,  ni  loi,  ni  les  fils,  ni  tes  pères,  nul 
homme  n'entrera  dans  ce  lieu  de  délices  1 

Adaii.  —  Cher  Ca'in  1  ne  murmure  pas  auprès  de  ton  fils  ces  dou- 
loureux regrets  du  passé;  pleureras-lu  donc  toujours  le  paradis? 
n'est-il  donc  point  en  notre  pouvoir  de  nous  en  créer  un  autre? 

Gain.  — Où? 

Adaii. — Ici,  partout  où  tu  voudras  :  quand  tueslà,  je  nesens  pas 
l'absence  de  cet  Eden  tant  regretté.  N'ai-je  pas  mon  époux,  noire 
enfant,  notre  père,  notre  frère,  ZiU.ih,  notre  sœur  chérie,  et  noti'e 
Eve,  enfin,  à  qui  nous  devons  tant,  outre  notre  naissance? 

Gain.  —  Oui...  la  mort  est  au  nombre  des  bienfaits  que  nous  lui 
devons. 

Adaii.  —  Ca'in,  cet  orgueilleux  Esprit  qui  t'a  emmené  avec  lui  t'a 
rendu  plus  sombre  encore.  J'avais  espéré  que  les  merveilles  qu'il 
avait  promis  de  te  montrer,  ces  visions  des  mondes  présents  et  pas- 
sés, auraient  donné  à  ton  âme  le  calme  de  la  curiosité  salisfaile; 
mais  je  vois  que  ton  guide  t'a  été  fatal  :  cependant,  je  le  remercie, 
et  peux  tout  lui  pardonner,  puisqu'il  t'a  si  tôt  rendu  à  nous. 

Gain. —  Sitôt? 

Adaii.  —  Tu  as  été  à  peine  deux  heures  absent,  deux  longues 
heures  pour  moi,  mais  deux  heures  seulement  d'après  le  soleil. 

Gain.  —  El  pourtant  je  me  suis  approché  de  ce  soleil ,  j'ai  vu  des 
mondes  qu'il  a  éclairés  et  qu'il  n'éclairera  plus,  el  d'autres  sur  les- 
(|uels  il  n'a  jamais  brillé;  il  me  semblait  que  mon  absence  avait 
duré  des  années. 

Adah.  —  A  peine  des  heures. 

Gain.  —  En  ce  cas,  l'Esprit  fait  le  lemps  ou  du  moins  le  mesure  à 
.sa  manière  par  ce  qu'il  sent  d'agréable  ou  de  pénible,  de  petit  ou  de 
grand.  J'ai  vu  les  oeuvres  immémoriales  d'êtres  infinis;  j'ai  effleuré 
des  mondes  éteints;  et ,  en  conlemplant  l'éternité  ,  il  me  semblait 
avoir  empriinlé  quelque  chose  d'elle;  mais,  mainlenant,  je  sens  de 
nouveau  ma  petitesse.  L'Esprit  avait  raison  de  dire  que  je  n'étais 
rien. 

Adaii. — Pourquoi  a-l-il  dit  cela?  Jéliovah  ne  l'a  point  dit. 

Gain. —  Non  :  il  se  contente  de  faire  de  nous  le  néant  que  nous 
sommes,  el  après  avoir  laissé  entrevoir  à  la  poussière  tiden  et  l'im- 
mortalité ,  il  la  réduit  de  nouveau  à  n'être  plus  que  poussière... 
Pourquoi? 

Adah.  —Tu  le  sais...  à  cause  de  la  faute  de  nos  parents. 
Cain.  — Que  nous  fait  celle  faute,  à  nous?  Ils  ont  péché,  c'esl  à 
eux  de  mourir. 


33V 


LKS  VKILLËKS  LITTÉRAIRES  ILLUSTIlÊnà. 


AiiAii.  — Cl-  (|iii'  III  viens  de  dire  n'e«l  pas  bien;  celle  pensée  ne 
vieil!  pas  de  lui,  niuis  de  i'lvs|ii'il  ijiii  l'a  ciniiieiié.  l'Iill  nu  ciel  qu'ils 
vécussent,  cl  que  j'eusse  îi  mourir  pour  eux! 

Cain.  —  J'en  dis  aulaiil...  Pmirvti  qu'uni'  viciirne  salisra,ssc  l'fttrc 
insaliaMc;  p»ur\u  i|ue  ce  pelil  dunni'iir  aux  jiiucs  vcrineillc.-:  ne 
l'iiiuiaissc  ni  In  mort  ni  les  peines  humaines,  el  n'en  Iransmclle  pas 
riiérila^'O  .'i  ceux  (|ui  naitroiil  <Ii:  lui. 

Adam.  —  Que  snvuiis-Mous?  pcut-èlre  quelque  jour  une  expialimi 
di>  Cl-  Kenre  lachèlera  iiolic  race... 

i:m\  —  Sacrifier  l'innocent  pour  le  coupable,  esl-ce  là  une  expia- 
lion  ?  Nous  sommes  innoccnis,  nous;  qu'avons-nons  faits?  Pour- 
quoi serions  nous  vicliines  d'une  action  commise  avant  notre  nais- 
sance? Ht  comment  faudrail-il  des  viclimes  pour  expier  ce  péclié 
mvsiérieux  et  sans  nom...  si  toutefois  c'est  un  |iéclié  si  grand  que 
(1  aspirer  a  coiuuiitie? 

Ai»Aii.  —  Hélas  I  tu  pi'-clics  mninleiiani,  mon  bien  aimé;  tes  pa- 
roles résoiinonl  commi'  quelque  chose  d'impie  h  mon  oreille. 

Oain'.  —  Alors,  abandonne-moi  ! 

Aiiui.  —  Jamais!  ijuand  Ion  Pieu  t'abandonnerait. 

Cain. —  Dis-moi,  i|u'j'  a-t-il  là? 

Adah.  —  Deux  autels  élevés  par  notre  frère  Abel,  pendant  ton 
absence,  pour  y  offrir  n  Dieu  un  sacrifice  après  ton  retour. 

Cain.  —  Kl  comment  savait-il  que  je  serais  disposé  à  prendre  part 
aux  offrandes  que,  d'un  front  humble  ci  soumis,  moins  ri'adora- 
lioii  que  de  crainte,  il  présente  au  Créateur  pour  capter  .sa  bien- 
veillance? 

AriAii.  —  Assurément,  il  l'ait  bien. 

Cain.  —  Un  seul  autel  peut  suffire  :  je  n'ai  point  d'offrnndu. 

Adaii.  —  Les  productions  de  la  terre,  les  fleurs  nouvelles,  les  fruits, 
sont  des  olVraiàdes  ajiréahles  au  Seigneur,  quand  elles  sont  pré- 
sentées par  un  ciour  doux  el  conlrit. 

Cain.  — J'ai  travaillé,  j'ai  culiivé  la  lerieà  lasueur  de  mon  front, 
conformément  à  sa  malédiction;  cela  ne  suffit-il  pas?  Pourquoi  se- 
rais-je  doux?  parce  que  j'ai  à  faire  la  guerre  aux  cléments  avant 
(|u'ils  me  livrent  le  pain  que  nous  mangeons?  Pourquoi  seraisje  re- 
connaissant? paiTcque  je  suis  poussière,  et  que  je  dois  ramper  dans 
la  poussière  jnsipi'à  ce  que  je  redevienne  poussière  ?  Si  je  ne  suis 
rien...  dois-je  offrir  pour  ce  rien  des  actions  de  grftces  hypocrites, 
cl  me  montrer  satisfait  de  souffrir?  De  quoi  serais-je  contrit?  du 
péché  de  mon  père,  déjà  expié  parce  (pie  nous  avons  tous  subi,  et 
par  ce  que  notre  race  doit  subir  encore  dans  les  siècles  prédits?  Ce 
petit  enfant  qui  dort  ne  se  doute  pas  qu'il  porte  en  lui  le  gerrae  du 
malheur  de  générations  sans  nombre  ;  mieux  vaudrait  le  saisir  dans 
Son  Sommeil,  et  le  briser  contre  ces  rochers  que  de  le  laisser  vivre 
pour... 

Adam. — 0  mon  Dieu  !  ne  touche  pas  à  l'enfant...  mon  enfant!... 
Ion  enfant!  ô  Ca'iu  I 

i:ain.  —  Ne  crains  rien  !  Pour  tous  les  astres ,  pour  toute  la  puis- 
sance ipii  les  dirige,  je  ne  voudrais  pas  faire  éprouver  à  cet  enfant 
lin  cdiiiacl  plus  rude  que  le  baiser  d'un  père  ! 

Adaii.  —  Pourquoi  donc  la  parole  est-elle  si  terrible? 

Ca'n. — Je  disais  que  pour  lui  mieux  vaudrait  cesser  de  vivre  que 
de  causer  tant  de  douleurs  à  venir;  mais,  puisque  celte  parole  le 
ciinirarie,  je  dirai  seulement...  mieux  eût  valu  qu'il  ne  fût  ja- 
mais né. 

AiiAii.  —  .Ml  I  ne  dis  pas  cela  !  Où  seraient  alors  les  joies  d'une 
mère,  le  lu  m  lieu  r  de  U:  veiller,  delenuurrir,  de  l'aimer?  Doiiccmeiil! 
il  s'éveille.  Cher  Knocb  !  { /■://.e  s'approche  de  l'enfant.)  0  Cain  ! 
ri'gnide-le;  vois  comme  il  est  plein  de  vie,  de  force,  de  santé,  de 
beauté  et  de  joie!  comme  il  me  ressemble...  cl  à  loi  aussi,  quand 
tu  es  paisible  !  car  alors  nous  nous  ressemblons  tons  ;  n'est-ce  pas, 
Cain  ?  Mère,  père  ,  enfants,  nos  traits  se  rélléchissent  les  uns  dans 
les  antres,  comme  dans  l'onde  limpide  et  paisible.  Aime-nous  dune, 
miin  chi-r  Cain  !  et  aime-loi ,  pour  l'amour  de  nous  ;  car  nous  l'ai- 
mons! Vois,  comme  il  ril  !  comme  il  étend  ses  pelils  bras;  comme 
il  ouvre  tout  grands  ses  yeux  bleus,  et  les  lient  fixés  sur  les  \cux , 
pour  l'aire  accueil  à  son  père,  pendant  que  tout  son  corps  s'agite 
comme  si  In  joie  lui  donnait  des  ailes  !  (juc  pirles-tu  de  douleur  ? 
Les  chérubins,  qui  n'ont  pas  d'enfanis,  pourraient  envier  les  jouis- 
sances dun  père.  liénis-le,  l^.ain  !  il  n'a  point  encore  de  paroles 
pour  te  remercier  ;  mais  son  cœur  te  remerciera,  et  le  lien  aussi. 

Cain.  —  Enfant!  je  te  bénis,  si  la  bénédiclion  d'un  mortel  a  qticl- 
(pic  |)uis<>ancc,  si  elle  peut  te  garantir  de  la  maléilii'lion  du  serpent! 

AnAii.  —  Klle  l'en  garantira.  La  subtilité  d'un  reptile  ne  saurait 
prévaloir  contre  la  bénédiclion  d'un  père. 

Caix.  —  J'en  doute  ;  mais  je  le  bénis  cependant. 

Adaii.  —  Notre  frère  vient. 

l'.AiN.  —  fou  fièrc  Abel? 

(Entre  Adbl.) 


Abel.  —  Je  le  salue,  Caïn  I  raon  frère  ,  la  paix  du  Seigneur  loit 
avec  toi  1 

Cain.  —  Abel,  salul! 

Abki..  —  Ma  sœur  m'a  dit  qui;  lu  an  eu  un  cnli-elien  secret  avec 
un  Ksprit,  et  que  lu  l'as  accompagné  bien  au-dehl  du  cercle  de  nus 
promenades.  Klail-ce  l'un  de  ce»  lisprils  que  nous  avons  vussiiK>u- 
vcnl,  el  avec  qui  nous  avons  conversé,  comme  nous  le  ferions  avec 
notre  jièrc  ? 

Gain. —  Non. 

Abkl.  —  Pourquoi  alors  l'enlrclenir  avec  lui  ?  c'est  peut-être  un 
ennemi  du  Tiès-llaul... 

Cain.  —  lit  un  ami  de  rhoiume.  S'csl-il  montré  notre  ami ,  le 
Très-Haut...  puisque  c'est  ainsi  que  lu  l'appelles? 

Abel  —  Que  je  l'appelle  !...  les  discours  sont  étranges  aujour- 
d'hui,  mon  frère.  Adah,  ma  sœur,  laisse-nous  un  moment...  nous 
av<ius  un  .sacrifice  à  faire. 

AnAii. — Adieu,  mon  bien  airaé  Ca'in  ;  mais  d'abord  eral)ras.se  ton 
fils.  Puissent  son  esprit  innocent  el  la  piété  d'Abel  le  rendre  le  calme 
cl  la  sérénité.  i.ldali  sort  avec  son  enfant.^ 

Abel.  —  Ffère,  où  as-tu  été? 

Cain.  —  Je  n'en  sais  rien. 

Abkl.  —  Qu'as-tu  vu? 

Cain. — Les  morts;  les  mystères  éternels,  illimités,  tout  puissants, 
écrasants  de  l'espace  ;  les  mondes  innombrables  qui  ont  exislr  el 
(pii  existent  ;  un  tourbillon  il'objels,  soleils,  lunes,  terres,  mulant 
autour  de  moi  dans  leurs  sphères  avec  une  fulgurante  harmonie,  rt 
tous  si  étianges.  que  je  me  sens  incapable  de  me  livrer  à  un  cuire - 
lien  terrestre  :  laisse-moi,  Abel. 

Abel.  —  Quelle  lumière  brille  dans  tes  yeux  !  quelle  teinte  colore 
les  joues  !...  qu'esl-ce  donc  qui  résonne  dans  la  voix!...  que  signifie 
cela  ? 

Cain.  —  Cela  signifie...  je  l'en  prie,  laisse-moi. 

Abicl.  — Je  ne  te  quitte  pas  que  nous  n'ayons  prié  el  sacrifié  en- 
semble. 

Cain.  —  Abel,  je  t'en  prie,  sacrifie  seul...  Jéhovah  t'aime. 

Abel.  —  Il  nous  aime  tous  deux,  j'espère! 

Cain. —  Mais  lu  es  celui  qu'il  aime  le  mieux  :  cela  m'est  égal  ;  lu 
es  plus  propre  à  son  culte  que  moi  ;  révère-le  donc...  mais  seul... 
du  moins,  sans  moi. 

Abel.  —  Mon  frère,  je  mériterais  bien  peu  le  nom  de  fils  d'Adam, 
si  je  ne  te  révérais  comme  mon  aîné  ;  si ,  dans  le  culte  (jue  nous 
rendons  à  Dieu,  je  ne- t'appelais  à  prier  avec  moi,  et  à  me  précéder 
dans  l'exercice  de  ce  sacerdoce...  c'est  ton  droit. 

Cain.  —  Je  ne  l'ai  jamais  réclamé. 

Abel.  —  C'est  ce  qui  m'affiige  :  je  le  prie  de  le  faire  aujourd  hui  ; 
ton  Ame  semble  placée  sous  1  inUucnce  de  je  ne  sais  quelle  illusion 
terrible  :  cela  le  calmera. 

Cain.  —  Non,  rien  ne  peut  plus  me  calmer;  que  dis-je!  bien  qu8' 
j'aie  vu  le  calme  dans  les  éléments,  mon  Ame  ne  l'a  jamais  connu. 
Mon  Abcl,  quitte-moi,  ou  permets  que  je  le  laisse  h  ton  p:eux  des- 
sein. 

Abkl.  — Je  ne  ferai  ni  l'un  ni  l'autre;  nous  devons  remplir  no- 
tre lAchc  ;  ne  me  refuse  pas. 

Cain.  —  Tu  le  veux  ;  et  bien  soi'.!  que  faut-il  faire? 

Abel.  —  Choisis  l'un  de  ces  autels. 

Cain.  —  Choisis  pour  moi  :  à  mes  yeux,  ils  ne  sont  que  du  gazon 
et  des  pierres. 

Ahel.  — Décide  toi-même  I 

('.AIN.  — J'ai  fait. 

AnKL.  — Ccst  le  plus  grand;  i)  te  convient  comme  à  laine. 
Maiiilenant  prépare  Ion  offrande. 

Cain.  —  Oil  eslJa  tienne  ? 

Abkl.  —  La  voici  :  les  prémices  du  troupeau,  humble  offrande 
d'un  berger. 

('AIN.  —  Je  n'ai  pas  de  troupeau;  je  cultive  la  terre,  et  je  ne 
jiuis  offrir  que  les  dons  qu'elle  accorde  à  mes  sueurs...  ses  fruits. 
[Il  cueille  des  friUls.)  Les  voici  dans  tout  leur  celai  et  toute  leur 
nial'jrité.     [Ils  disposent  leurs  autels,  et  y  allumeni  un"  /lamine.) 

Abel.  —  Mon  frèro,  comme  l'aîné,  offre  le  prcmi.r  les  prières  el 
les  actions  de  grAces  qui  doivent  accompagner  le  s.-ierifice. 

Cain.  —  Non...  je  suis  novice  dans  ces  choses;  commence,  je 
l'imiterai...  comme  je  pourrai. 

Abel.  .l'aqenoiidlant.  —  0  Dieu  !  loi  qui  nous  as  créés,  qui  as  mis 
dans  nospoilrineslesinifnede  vie.  etq'ii  nous .is bénis;  loi  qui,  après 
le  péché  de  notre  père,  au  lieu  de  perdre  tous  ses  cnfanls,  comme 


ŒUVRES  COiMPLÈlES  DE  LORD  BYRON. 


33a 


lu  le  pouvais,  ?i  la  miséricorde,  dans  laquelle  lu  te  complais,  n'a- 
\:iil  Icmijéré  lajuslice,  daignas  nous  accorder  un  iiardon  qui  csl.  un 
vHi-iUible  paradis,  vu  l'énormité  de  nos  offenses...  Unique  roi  de  la 
hnnièrc,  source  de  lout  bien,  de  toute  gloire,  de  toute  éternilé;  toi, 
sans  qui  tout  serait  mal,  et  par  l'aide  de  qui  rien  ne  peut  l'aillir,  si 
oc  n'est  pourquelqueulile  dessein  de  taboulé  toute  puissante...  èlre 
inipénéti'ahle,  mais  irrésistible...  accepte  de  Ion  humble  serviteur,  du 
l)iciMier  berger,  la  fleur  du  premier  troupeau.  Cette  otVrande  en 
elle-même  n'est  rien...  quelle  olTraïKle  pourrait  être  quelque  chose 
à  les  jeux?  acceple-la  néanmoins  comme  rhommaf,'e  de  celui  qui , 
le  front  prosterné  dans  la  poussière  d'oii  il  est  sorti,  olTre  ce  sacri- 
lice  à  la  l'ace  du  ciel,  en  Ion  honneur,  et  à  la  gloire  de  Ion  nom, 
dans  tous  les  siècles  des  siècles  ! 

Cai.n,  dehoiif.  — Esprit  !  qui  que  tu  sois,  tout  puissant,  peut-èlre  I 
bon,  je  1  ignore;  c'est  ii  tes  actes  de  le  prouver  I  Jéhovah  sur  la  terre 
cl  Dieu  dans  le  ciel!  peut-être  as-tu  d'autres  noms  encore,  car  les 
allribuls  .semblent  aussi  nombreux  que  tes  œuvres;  si  la  faveur  peut 
s'id)lenir  par  des  prières,  accepte  les  noires!  Si  des  autels  peuvent 
iiiniler  la  bienveillance,  et  un  sacrifice  te  fléchir  :  deux  èlres  hu- 
mains ont  élevé  pour  toi  ces  autels.  Aimes-tu  le  sang?  11  y  a  du  sang 
sur  l'autel  du  pasleur,  qui  fume  à  ma  droite  :  il  a  égorgé  en  ton  liou- 
iicur  les  premiers-nés  de  son  troupeau,  dont  les  membres  palpitants 
exhalent  vers  le  ciel  l'encens  du  carnage.  Mais  si  ces  fruits  au 
giiùt  suave,  aux  couleurs  vermeilles,  doux  produits  de  la  clémence 
(les  saisons,  étalés  à  la  face  du  soleil  qui  les  a  mûris,  sur  ce  gazon 
que  le  sang  n'a  point  souillé;  si  ces  fruits  peuvent  le  plaire,  intacts 
dans  leurs  formes  et  leur  vie,  pur  échantillon  de  les  ouvrages,  nuUe- 
nienl  desliné  à  faire  descendre  ton  regard  sur  les  noires!  si  un  autel 
sans  viclimes  ,  un  autel  non  rougi  peut  attirer  ta  faveur,  regarde 
celui-ci!  Quant  à  l'homme  qui  l'a  paré,  fl  est  ce  que  tu  l'as  fait,  et  ne 
demande  rien  de  ce  qu'on  obtient  àgenoux;s'il  est  méchant,  frappe- 
le!  lu  es  tout  puissant  ■  quelle  résistance  pourrail-il  l'opposer?  S'il 
est  bon,  frappe-le  ou  épargne -le,  comme  il  le  plaira!  puisque  tout 
repose  sur  toi,  et  que  le  bien  et  le  mal  semblent  dépendre  de  la  vo- 
lonté... Celle  volonté  elle-même  est-elle  bonne  ou  mauvaise?  je 
l'ignore ,  n  étant  ni  tout  puissant  ni  capable  de  juger  la  toute-puis- 
sance, mais  condamné  seulement  à  subir  ses  décrets  comme  je  les 
ai  subis  jusqu'ici.  [Le  feu  allumé  sur  l'autel  d'Abel  forme  une 
colonne  de  flamme  brillante  qui  monte  vers  le  ciel,  pendant  qu'un, 
tourbillon  renverse  Vaidel  de  Cain  et  disperse  les  fruits  sur  la. 
terre.) 

AuEL,  s'ayenouillant. — 0  mon  frère!  à  genoux!  Jéhovah  est  irrité 
contre  loi! 

Cain.  —  Pourquoi? 

Abiîl.  —  Vois  tes  fruits  jetés  par  terre  et  dispersés. 

Cain. — Us  viennent  delà  terre,  qu'ils  y  retournen  il  leurs  semences, 
avant  (pie  vienne  l'été,  produiront  de  verts  rejetons,  'l'on  sacrilicede 
cliair  brûlée  reçoit  un  meilleur  accueil  ;  vois  comme  le  ciel  aspire  à 
lui  la  flamme  quand  elle  est  parfumée  de  sang. 

Adiîl. —  Ne  pense  pas  à  la  manière  dont  mon  offrande  est  agréée; 
mais  prépares-en  une  autre  avant  qu'il  soit  trop  lard. 

C*ix.  — je  n'élèverai  plus  d'aulels,  et  ne  souffrirai  pas  ([u'il  en 
Suit  élevé. 

Ahel,  selerant.  —  Ca'in  !  que  prélends-tu? 

i:ain.  —  .leter  bas  ce  vil  appareil  qui  flatic  les  nuages,  qui  porle 
nu  ciel  parmi  des  flots  de  fumée  tes  slupides  prières...  cet  aulel 
Il  inl  du  sang  des  agneaux  etdes  chevreaux  arrachés  au  lait  malernel 
piiiir  mourir  égorgés  ! 

Aiu;i. ,  se  plaçant  devant  hd. — Tu  n'en  feras  rien  !  N'ajoute 
]ias  I  iinpiélé  des  actes  à  l'irapiélé  des  paroles!  Cet  aulel  reslera 
deboul...  Il  est  maintenant  consacré  par  l'immortelle  faveur  de  Jé- 
ho\ah ,  qui  a  daigné  accepter  mon  oll'rande. 

Cain.  —  Sa  faveur  !  à  lui  !  Le  sublime  plaisir  qu'il  prend  Ji  respirer 
la  \apour  des  chairs  sanglantes  peut-il  être  mis  en  balance  avec  la 
douleur  de  ces  mères  qui,  par  leurs  bêlements,  appellent  encore 
leurs  nourrissons,  ou  bien  compense-l-il  les  angoisses  des  inno- 
ceiiles  viciimeselles-mèlnessous  le  pimix  couteau?  Arrière  !  Ce  mo- 
imiiieni  de  cruauté  ne  restera  pas  debout  à  la  face  du  soleil,  pour 
lUire  honte  à  la  création  ! 

Abui,.  —  Arrête,  mon  frère!  Tu  ne  porteras  pas  une  main  vio- 
Icnle  sur  mon  aulel:  si  lu  veux  tenter  un  autre  sacriflce,  libre  à 
toi. 

Cain. — Un  autre  sacrifice!  Retire-toi,  ou  la  viclimo  pourrait 
bien... 

AuEL.  —  Où  veux-tu  en  venir  ? 

(;ain.  — Eloigne...  éloigne-loi!,..  Ton  Dieu  aime  le  sang!,., 
pi'ends-y  garde  !...  Eloigne-toi,  si  tu  ne  veux  qu'il  lui  en  soit  offert 
]ilus  encore. 

AiiiiL.  —  En  son  nom  tout  puissant ,  je  m  interpose  enlre  loi  et 
laulel  que  sa  faveur  a  honoré. 

C.AiN.  —  Si  lu  as  souci  de  la  vie,  fais-moi  place,  que  je  disperse 
ce  gazon  sur  son  sol  nalal,..  sinon... 


Abel,  se  mettant  der. Hit  lai.  —J'aime  Dieu  beiuc  up  plus  que 
ma  vie. 

Cain.  Il  saisit  un  tison  sur  l'autel,  et  en  frapjie  .litel  à  la  trnipr. 
— Porle  donc  la  vie  Ji  Ion  Dieu,  puisqu'il  se  complait  dans  l'iinni'i- 
lation  de  15  vie, 

Aniîi. ,  en  tombant. —  Qu'as-lu  fait,  mon  frère! 

Cain.  —  Mon  frère  ! 

Abei,.  —  0  Dieu  !  reçois  bm  serviteur,  et  pardonne  à  son  mcur- 
Iricr,  car  il  n'a  pas  su  ce  qu'il  faisait  !...  Cain,  donne-moi...  donne- 
moi  la  main  !  et  dis  à  la  pauvre  Zillah... 

Cain  ,  après  vn  moment  de  .stupéfaction.  —  .Ma  main  I  elle  e.st 
rougie  ;  et...  comment?  (Long  silence. —  Il  promène  Iciilement 
ses  regards  autour  de  lui.) 

Où  suis-je?  seul!  Où  est  Ahel?  où  est  Ca'in?  Se  peul-il  que  ce 
soit  moi  !  Mon  frère,  éveille-loi  !...  Pourquoi  restes-tu  là,  gisant  sur 
le  gazon  ?  ce  n'est  pas  l'heure  du  sommeil...  Pourquoi  es-tu  sipAle? 
qu'as-tu  ?  tu  étais  plein  de  vie  ce  malin!  Abel  !  je  t'en  conjure ,  ne 
le  joue  pas  de  moi  !  Je  t'ai  frappé  trop  rudement;  mais  le  coup  ne 
sera  rien.  Ah  !  pourquoi  m'as-tu  résisté  ?  Ceci  est  une  feinte;  lu  veux 
m'effrayer...  Je  n'ai  porlé  qu'un  coup...  un  seul  coup...  Remue,... 
remue  donc!.,,  de  grâce,  un  seul  mouvement!  Lîi,  comme  cela... 
c'est  bien  !...  Tu  respires!...  que  je  sente  ton  souffle!  0  Dieu  !  ù 
Dieu! 

Abel  ,  d'une  voi.r.  faible.  —  Qui  parle  de  Dieu  ? 

Gain.  —  Ton  meurtrier. 

Abel.  —  Alors  que  Dieu  lui  pardonne  !  Cain  ,  console  la  jiauvre 
Ziilah  ..  elle  n'a  plus  qu'un  frère  mainlenanl!     [Abel  meurt.) 

Cain.  —  Et  moi ,  je  n'en  ai  plus  !...  Qui  m'a  ravi  mon  frère  ?  Ses 
yeux  sont  ouverts  1  il  n'est  donc  pas  mort  ?  La  mort  ressemble  au 
sommeil,  et  le  sommeil  ferme  nos  paiipières;  ses  lèvres  aussi  sont 
enlr'ouverles  :  il  respire  donc;  et  cependant  je  ne  sens  point  son 
haleine...  Son  cœur!...  son  c(Eurl  Ah!  voyons  s'il  bat!  11  me  semble... 
Non  !..  non  !  il  faut  que  ce  soit  une  illusion,  ou  que  je  sois  devenu 
l'iiabitant  d'un  autre  monde,  pire  que  celui-ci.  La  terre  tourne  au- 
tour de  moi,,..  Qu'est-ce?...  son  front  est  humide.  ( //  porte  la 
main  au  front  d'Abel ,  puis  la  regarde.) 

Et  pourtant  il  n'y  a  pas  de  rosée  !  c'est  du  sang...  mon  sang...  le 
sang  de  mon  frère  et  le  mien,  et  répandu  par  moi  !  Que  me  sert  do 
vivre,  maintenant  ciue  j'ai  arraché  la  vie  à  ma  propre  chair?  Jlais 
il  ne  se  peut  pas  qu'il  soit  mort  !  Est-ce  la  mort  que  le  silence  ?  non  ; 
il  reprendra  ses  sens  :  veillons  auprès  de  lui.  La  vie  ne  saurait 
èlre  une  chose  qu'on  puisse  détruire  si  promptement  1...  Depuis  le 
coup  il  m'a  parlé;  que  lui  dirai-je''...  mon  frère?...  Non;  il  ne  ré- 
pondra pas  à  ce  nom,  car  des  frères  ne  se  frappent  pas...  N'im- 
porte,... n'importe...  parle-moi!  oh!  une  seule  parole  de  ta  douce 
voix,  afin  queje  puisse  supporter  encore  le  son  de  la  mienne. 

[liLL.Mi  entre.) 

ZiLLAii. —  J'ai  entendu  un  bruit  étrange;  qu'est-ce  donc?...  Eh 
quoi!  Gain  qui  veille  auprès  de  mon  époux!  Que  fais-tu  là,  mon 
frère?  dort-il?  0  ciel!  que  signifient  celte  pâleur  et  ce  , sang?... 
Non,  non  ,  ce  n'est  pas  du  sang;  qui  aurait  pu  le  verser?  Abel! 
qu'y  a-t-il  donc?...  qui  a  fait  cela?.,  11  ne  remue  pas  ;  il  ne  respire 
)dus,  et  ses  mains,  que  je  soulève,  retombent  inanimées!  Ah!  cruel 
Gain!  comment  n'es-lu  pas  venu  Ji  temps  pour  le  défendre?  n'im- 
porte qui  l'ait  attaqué  ,  lu  étais  le  plus  fort ,  tu  devais  te  jeter  enlre 
lui  et  l'assaillant!  Mon  père!...  Eve!...  Adah!..,  venez!  la  mort  est 
dans  le  monde!  [ZiUahsort  en  appelant.) 

Cain,  seul.  —  Et  qui  l'a  l'ail  venir,  celte  morl?...  Moi!  moi,  qui 
l'abhorrais  à  lel  point,  que  celle  idée  empoisonnait  ma  vie  avant 
que  je  connusse  son  aspect...  je  l'ai  amenée  ici  ,  et  j  ai  livré  mon 
frère  à  son  froid  et  silencieux  emhrassemenl,  comme  si  elle  avait 
besoin  de  mon  aide  pour  revendiquer  son  inexorable  privilège  ! 
Enfin,  je  suis  réveillé...  un  rêve  funeste  m'avait  rendu  insensé... 
mais  lui,  il  ne  se  réveillera  plus!     (Arrivent  Adam,  Eve,  AoiiAe^ 

ZlLLAIl.) 

Adam. —  Les  cris  douloureux  de  Zillah  m'ont  appelé  ici 4)ue 

vois-je?.,.  11  n'est  que  Irop  vrai!...  mon  fils!.,,  mon.fils!  (A  Eve.) 
Femme,  coiilemple  l'ouvrage  du  serpent  et  le  lien! 

Eve, —  Oh!  no  parle  point  de  cela  maintenant;  le  dard  du  ser- 
pent est  dans  mon  cœur  !  Mon  bien-aimé  Abel  I  Jéhovah  !  m'enlever 
mon  fils!  oh!  ce  châtiment  déjiasse  le  crime! 

Adasi.-^  Quia  commis  cet  acte  all'reux?...  Parle,  Cain,  puisque 
lu  élai?  présent.  Est-ce  quelque  ange  ennemi  qui  ne  communique 
pas  avec  Jéhovah,  ou  bien  un  animal  sauvage  sorli  des  forêts? 

Eve.-—  Ah!  un  liorrible  Irait  de  lumière  m'apparaît  comme  la 
foudre!  Ce  lisou  énorme  arraché  de  l'autel,  noirci  par  la  fumée  et 
rouge  de... 

Adam. —  Parle,  mon  lils!  parle,  assure-nous  qu'à  notre  immense 


33G 


lALS  VKII.l.KI'lS  MTTKltAIUKS  ll.l.l  STi;ij:.S. 


iiiroi'tuiiu  nulls  III!  lii'voiis  |i.is  jiiiiidrc  un  tnnliicur  plus  grand  on- 
core. 

Adah. —  Pnrlo,  Cain  I  et  dig  que  ce  n'csl  p.is  loi! 

RvK. —  C'rsI  lui,  je  |p  vois  mainlrnniil...  il  hiiisse  sa  tôle  coupu- 
lilf.  el  cduvco  sps  yeux  réroces  de  ses  mains  eiis.TnpIanliScsI 

AiiAii. —  Ma  mire,  lu  l'accuses  hiorl...  <!ain,  juslilictoi  de  celle 
linrriltlcacciis.nlinn  .  que  la  dnuleiir  arrache  h  nuire  mère. 

ICvK. —  Fnlnnds-nuii .  J^linvali  I  «nie  IV'Iernelle  innlédiclinn  du 
serpent  soil  sur  lui  !  Il  élait  fail  pour  la  race  du  reptile  pliilot  ipie 
pour  la  noire  :  que  le  désespoir  remplisse  lous  ses  jours  !  que... 

Adaii. —  Arri^le!  ne  le  niauilis  pas.  ma  mère  ;  il  esl  ton  fils...  ne 
le  maudis  pas,  ma  mère  :  il  est  mon  frère  et  mon  époux  I 

l'VK. —  Par  lui  lu  n"as  plus  de  frère..  Zillah  n'a  plus  d'époux... 
nvii ,  je  n'ai  plus  de  lils!...  Pour  cela,  je  le  maudis  et  le  bannis 
.'i  jamais  de  m.i  pré.sencc;  je  brise  lous  les  liens  (|iii  nous  unis- 
saient, comme  il  a  brisé  ceux  de  la  nature  eu...  0  luorli  mort! 
|iouri|iioi  ne  m'as-lu  prise,  moi  qui  l'ai  méritée  la  première?  pour- 
quoi ne  mo  piemls-lu  pas  niaiulcnanl? 

AiiAM. —  Eve  .  que  celle  doiilem  naturelle  ne  l'entraîne  pas  jus- 
qu'il l'inipièté!  Un  cbAtimcnt  reiloiilable  nous  a  été  deiuiis  long- 
temps préilii  ;  mainleiianl  (|uil  commence,  supportons-le  luimblu- 
meui  el  que  notre  Dieu  nous  trouve  soumis  h  sa  volonté  sainte. 

l'^VK  .  montrant  Criin.  —  Sa  volonté!...  dis  plutôt  la  volonté  de  cet 
esprit  de  ;oorl  incarné,  que  j'ai  mis  au  monde  pour  semer  la  terre 
(le  cadavres!...  Que  toutes  les  iiialélictions  de  la  vie  ilesceudentsur 
sa  lète  !  que  »es  lorlures  lo  chassent  dans  le  désert ,  comme  nous  fû- 
mes chassés  d'I'den,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  tr.iité  par  ses  enfants  comme 
il  a  irailé  son  frère!  Puissent  les  glaives  et  les  ailes  des  chérubins 
iriilés  le  poursuivre  nuit  et  jour...  des  serpents  naître  sous  ses 
pas...  les  fiiiits  de  la  terre  se  Iransformer  en  cendres  dans  sa  bou- 
che... le  feuillage  où  il  appuiera  sa  lèle  pour  doimir  fourmiller  de 
scorpions!  Puissc-l-il  rêver  de  sa  victime  et,  à  son  réveil,  trembler 
conliniiellemcut  devant  la  mort!  Que  l'onde  limpide  se  change  en 
sang  dès  qu  il  approchera  du  bord  sa  lèvre  impure  el  cruelle!  (pie 
tous  les  éléments  le  repoussent ,  et  que  pour  lui  leurs  lois  s'inler- 
vertissenl!  Qu'il  vivedans  les  souflVances  aux(|uelles  succombent  les 
autres,  et  que  la  mort  soit  [dus  qu'iinc  mort  pour  celui  qui,  le  pre- 
mier, la  fit  connaître  à  l'homme!  Hors  d'ici,  fratricide!  Désormais, 
ce  mol  voudra  dire  Cain  dans  toute  la  suite  des  géni'Mations  humai- 
nes ,  qui  te  délesteront,  quoi(iue  leur  père!  Puisse  l'herbe  se  fleliir 
sous  les  pas!  puissent  les  buis  te  refuser  leur  ombrag!,  la  terre  un 
asile,  la  poudre  un  tombeau,  le  soleil  sa  lumière, el  le  ciel  son  Dieu! 

{/■:vc  s'vloUjne.) 

AoAM.—  Caïn!  relire-loi;  nous  n'habiterons  jilus  eu.senible.  P.usl 
et  laisse-moi  le  soin  du  mort...  Désormais,  je  suis  seul...  nous  ne 
(levons  plus  nous  revoir! 

AiiAii. —  Oh!  ne  l'abandonne  point  ainsi,  mon  père;  u'ajoulc 
pas  sur  sa  lèle  la  malédielion  à  celle  de  sa  mère! 

Adam. —  Je  ne  le  maudis  [las  :  que  sa  malédielion  soil  en  lui- 
iiièiiie!  Viens,  Zillah  I 

Zii.LAii. —  Je  dois  veiller  auprès  du  corps  de  mon  époux. 

Adam. —  Nous  reviendions  quand  il  sera  parti,  celui  qui  nous  a 
pié|)aré  ce  funeste  office  :  viens,  Zillah I 

Z11.LAI1. —  Un  baiser  encore  h.  cette  pâle  argile  ,  à  ces  lèvres  na- 
guère pleines  de  vie...  0  mon  cœur!  mon  pauvre  cœur!  {  Idam 
et  /.illali  séluigneul  en  pleurant.) 

Adaii. —  Caïn  !  lu  as  entendu  :  il  nous  faut  partir.  Je  suis  pnMe  ; 
nos  enfants  le  seront  bientôt.  Je  porterai  lîuoch  ,  el  toi  sa  sœur. 
Partons  avant  que  lo  soleil  descende  vers  l'Iiori/ou  ,  pour  ne  pas 
traverser  le  désert  sous  l'ombre  de  la  nuit...  l'arle-uioi  (loue,  à  moi, 
à  Ion  Adah!... 

Cain.  —  l.aisse-moil 

Adaii. —  llélasl  tous  t'ont  laissé! 

Cain. —  Kl  |iourquoi  resles-lu?  ne  erains-lu  pas  d'habiler  avec 
celui  qui  a  fait  pareille  chose? 

Adah.  —  Je  ne  crains  ipie  de  le  quitter,  quelle  que  soit  mon  aver- 
sion pour  l'acte  qui  fa  privé  d'un  frère.  Je  ne  dois  pas  en  parler. 
Que  cet  acte  reste  entre  loi  et  le  Dieu  tout  puissant. 

l'vK   VOIX.  —  Gain  !  Ca'iii  ! 

Adaii.  —  Entends  lu  celte  voi.x? 

I.,A   voix.  —  Caïn!  Cain! 

Adaii.  —  C'est  la  voix  d'un  ange.      (L'ange  du  Seigneur  entre.) 

L'ange.  —  Où  est  ton  frère  Abel  ? 

Cain.  —  Suis-je  le  gardien  demon  frère? 

L'ange.—  C.iïn!  qu'as-tu  fail?  La  voix  du  sang  de  ton  frère  crie 
el  inouK;  jusqu'au  Seigneur!.  .  Maintenant,  lu  es  maudit  sur  la 
terre,  qui  a  bu  le  .sang  fraternel  versé  par  ta  main  coupable;  désor- 
mais ,  le  sol  que  tu  cultiveras  ne  cé(iera  plus  à  les  efforts;  désor- 
mais, lu  \ivras  en  fugitif,  el  tu  promèneras  sur  la  terre  une  exis- 
tence vagabonde  ! 

.\daii. —  Ce  châtiment  est  au-dessus  de  ses  forces.  Vois:  lu  le  re- 
pousses de'  la  face  de  la  terre,  cl  la  face  de  Dieu  lui  sera  cachée  ! 
S  il  erre  en  fugitif,  le  premier  qui  le  rencontrera  le  iiiera. 


Caïn  —  Plût  au  ciel!  mai»  ceux  (pii  me  lueronl,  où  sont-ils,  «ur 
la  lerre  encore  inhabitée» 

L'angb. —  Tu  as  lue  Ion  frère  :  qui  le  répond  quo  Ion  fiLs  ne  le 
donnera  p.is  la  mort? 

Adaii. —  Ange  de  lumière!  sois  miséricordieux;  ne  dis  pas  i|uc 
ce  sein  d'uiloiinux  peut  1  niirrir  le  metirlrier... 

L'ange. —  Il  ne  ferait  qu'imiter  son  père;  le  lait  d'ICve  n'a-t  il 
pas  nourri  cidiii  que  mnlnleiiant  tu  vois  baiuné  dans  les  ncilq  de  son 
sang?  Le  fratricide  peut  Wen  engendrer  le  parricide..  Mais  il  n'en 
sera  pas  ainsi...  le  Seigneur,  Ion  Dieu  et  le  mien,  me  commande 
d'imprimer  son  sceau  sur  Caïn ,  afin  que  nul  u'allenle  h  s(!s  jours; 
(piieonqiie  liiera  Caïn  attirera  sur  sa  lèle  une  vengeance  sept  fois 
plus  terrible.  Approche! 

Caïn.,.—  Que  veux-tu  de  moi  ^ 

L'ange.  —  .Mettre  sur  Ion  fronl  une  marque  qui  le  préserve  d'être 
viclim.'  d'un  forfait  pareil  au  lien. 

Cain. —  Non.  je  prélêrc  mourir. 

L'ange. —  Cela  ne  doit  pas  être.  [L'amje  met  la  marque  sur  le 
/Yunt  de  Caïn.) 

Caïn.  —  .Mon  fronl  brûle  ,  mais  moins  encore  que  mon  cervc-iu. 
lestée  lout?  je  suis  pièl. 

L'ange. —  Depuis  ta  naissance  ,  tu  as  élé  dur  el  rebelle,  comme 
le  sol  que  tu  dois  désormais  culiiver;  mais  cdiii  (pic  lu  as  tué  éiail 
paisible  el  doux  comme  les  Inuipeaiix  qu'il  gardait. 

Gain. —  Je  suis  né  Irop  loi  après  la  chute  de  nos  parenis:  le 
souvenir  du  serpent  n'avait  p(jiDl  quitté  ma  mère,  el  Adam  pleur.iit 
encore  la  perle  d'Kden.  Je  suis  ce  que  je  suis;  je  n'avais  point  de- 
mandé .'i  naître,  et  je  ne  me  suis  pas  fait  moi  mi^me  ;  mais  si  je 
pouvais,  au  prix  de  ma  mort,  rappeler  Abel  à  la  vie...  Kl  pourquoi 
non?  qu'il  revienne  à  la  lumière,  et  que  moi  je  sois  étendu  l!i, 
sanglant!  Ainsi,  Dieu  rendra  la  vie  à  celui  qu'il  aime  et  m'ôtera  le 
fanleau  d'une  existence  que  je  n'ai  jamais  aimée. 

L'ange. —  Qui  effacera  le  meurtre?  Ce  qui  esl  fail  esl  fait;  val 
accomplis  la  lâche  de  tes  jours  ,  et  que  les  acies  ne  ressemblent  pas 
à  celui-ci!  {/.'ange  dis/iarait.) 

Adaii. —  11  est  parti;  éloignons-nous  :  j'entends  pleurer  n'.lre 
petit  ICiioch. 

Cain. —  Ah!  il  ne  .sait  guère  uour(|uoi  il  pleure!  et  in(d.qiii.ai 
versé  du  sang,  je  ne  puis  verser  (les  larmes!  .Mais  lous  les  (lois  des 
quatre  lleuves  (ï'Eden  ne  pourraient  laver  la  souilliiie  de  mou  Ame. 
Crois-tu  que  mon  enfant  veuille  encore  me  regarder? 

Adaii. —  Si  je  pensais  qu'il  ne  le  voulût  pas,  je  cesserais  de  lai- 
mer.  . 

Cain,  l'interrompant. — Non,  plus  de  menaces:  il  n'y  en  a  eu  que 
trop.  Va  trouver  nos  enfants;  je  te  suis. 

Adaii. —  Je  ne  veux  pas  le  laLsser  seul  avec  le  mort;  éloigiions- 
nous  eii.senilile. 

Gain. —  0  témoin  inanimé  et  éternel,  dont  le  sang,  que  rien  ne 
peut  faire  disparaître,  obscurcit  la  terre  et  le  ciel!  ce  que  lues 
maiiiionani ,  je  l'ignore;  mais  si  tu  vois  ce  que  je  suis,  sans  doule 
lu  pardonnes  ,à  celui  qui  n'aura  jamais  le  pardon  de  son  Dieu  ni  le 
pardon  de  sou  Amel...  Adieu!  je  ne  dois  pas,  je  n'ose  pas  toucher 
mon  ouvrage.  Moi  qui  suis  sorti  des  mêmes  fl. mes  que  loi,  qui  ai  bu 
le  même  lail;  qui,  tant  de  fois  dans  mon  enfance,  l'ai  pressé  ten- 
dreinent  sur  mou  sein  fraternel  :  je  ne  le  verrai  plus ,  el  je_  ne  puis 
mêr.ie  faire  pour  toi  ce  que  lu  aurais  dû  faire  pour  moi...  déposer  ta 
dépouille  dans  son  tombeau...  le  premier  destiné  à  la  race  mortelle! 
Mais  qui  l'aura  fait  creu.ser,  ce  tombeau?  0  terre!  en  relourde  lous 
les  Iriiils  ((ue  tu  m'as  donnés,  prends  celui-ci...  .Maintenant,  au  dé- 
sert I 

Adaii.  se  baissant  et  imprimant  un  baiser  sur  le  front  d'.4bel. — 
Un  sort  fuiieslc  el  prématuré,  ô  mon  frère,  a  terminé  tes  jours!  De 
tous  ceux  qui  le  p'greltent,  je  suis  la  seule  qui  ne  doive  pas  pleu- 
rer :  ma  liche  est  d'essuver  des  larmes,  el  non  d'en  verser.  Pourtant, 
de  lous  ceux  qui  gémissent,  nul  ne  gémit  plus  douloureusement .  et 
non-seulemeni  sur  toi  .  mais  sur  ton  meurtrier.  Maintenant,  Caïn, 
me  voilà  prêle  à  porlcr  la  moitié  de  ton  fardeau. 

Cain. —  Nous  dirigerons  notre  marche  à  forientd'Eden  ;  c'est 
le  côté  le  plus  aride  et  celui  qui  me  convient  le  mieux. 

Adaii. —  Conduis-moi!  tu  .seras  mon  guide;  puisse  notre  Dieu 
être  le  tien  !  Allons  chercher  nos  enfants. 

f;AiN. —  Oh  !  celui  qui  est  là  gisant  n'avait  pas  d'enfants  I  j'ai  tari 
la  source  d'une  race  pacifique ,  qui  aurail  embelli  son  hymen  encore 
nouveau,  et  eût  tempéré  la  farouche  ardeur  de  mon  sang  p.ir  1  u- 
nion  de  mes  enfants  avec  ceux  d'Abel.  0  Abel! 

.\daii. —  La  paix  soit  avec  lui! 

Gain.  —  Mais  avec  moil...     (Ils  s'éloignent.) 


FIX  de  caïn. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYKON. 


337 


WERNER 


:  as:  3EK.  s.  m?' .^^  «sa- jie:: 


TRAGEDIE. 


Hommes  :  — Werner  ou  Siegendorf 
Idf.nsteix.  —  Gabor. 

—  Fritz.  —  Henurich. 

—  lÎRIC.  —  Arnheim. 

—  Meister.  —  KouoL- 
Piir;.  —  LuDwiG.  —  Le 
prieur  Albert. 

Femmrs  :  —  Joséphine. 

—  Ida    de    Stralen- 

UEIM. 

I.es  trois  premiers  actes 
se  passent  sur  la  frontière 
lie  ia  Sik'-sie.  et  les  deux 
ilerriiers  au  cliàteau  de  Sie- 
frenclni-r,  près  de  Prague. 
—  i;[>o(|ue  :  I.a  fin  de  la 
guene  de  trente  ans  (1648). 


acte:  premier. 

La  s.nlle  d'honneur  d'un 
cluiteau  délabré  dans  le 
voisinage  d'une  petite  vil- 
le ,  sur  la  frontière  nord 
de  la  Silèsie.  Une  nuit 
orageuse. 

Jo.sKPuiNE. — Mon  bien- 
aimé,  ralnie-loij 

\\  ERXER.  —  Je  suis 
calme, 

Joséphine.  —  Knvers 
moi,  oui;  mais  non  en 
loi-même  :  ta  démarche 
est  précipilée  ;  un  homme 
dont  le  cœur  serait  tran- 
quille ne  parcourrait 
point  d'un  pas  si  rapide 
une  chambre  étroite  com- 
me celle-ci.  Si  c'était  un 
jardin,  je  te  croirais  heu- 
reux. 

Werner.  —  L'air  est 
froid  ;  la  tapisserie  laisse 
pénétrer  le  vent  qui  l'a- 
gite. Mon  sang  est  glacé. 

Josephine.  —  Loin  de 
là. 

Werner,  souriant.  — 
Voudrais-tu  donc  qu'il  le 
fùf? 

Joséphine.  —  Je  vou- 
drais lui  voir  son  cours 
naturel. 


PERSONNAGES. 

Ulrich.  —  Straleniieim.  - 


Werner.  —  Qu'il  circule  jusqu'à  ce  qu'il  soit  répandu  ou  arrêté 
dans  son  cours...  peu  importe  quand. 

Joséphine.  — Ne  suis-je  donc  [dus  rien  dans  ton  cœur? 

Warner.  —  Tu  es  tout. 

Josephine.  —  Comment  peux-lu  donc  désirer  ce  qui  doit  briser 
le  mien  '? 


Warner,  s  approchant  d'elle  lentement.  —  Sans  loi,  jamais 
été...  n'importe  quoi...  un  mélange  de  beaucoup  de  bien  et  de  beau- 
coup de  mal.  Ce  que  je  suis,  tu  le  sais;  ce  que  j'aurais  pu  ou  dû 
être,  tu  ne  le  sais  pas;  mais  je  ne  l'en  aime  pas  moins,  cl  rien  ne 
nous  sé|jarera.  {U  s'éloigne  brusquement ,  puis  se  rapproche  de 
Joséphine.) 

L'orage  de  la  nuit  influe  peut-être  sur  moi  :  je  suis  trop  impres- 

l'ARis.  —  IiDpr.  Lacuh  Cl  c  ,  rue  Soiifllut.  Ii. 


sionnable,  et  je  me  ressens  encore  de  ma  dernière  maladie,  dans 
laquelle  .  en  veillant  à  mon  chevet,  tu  as  plus  soulîert  que  moi. 
Joséphine.  —  Te  voir  rétabli,  c'est  beaucoup;  le  voir  heureux... 
Werner,  —  As-tu  vu  quelqu'un  qui  le  fût  ?  Laisse-moi  être  malheu- 
reux avec  le  commun  des  hommes 

Joséphine.  —  Pense  à  tous  ceux  qui,  dans  celte  nuit  d'orage, 
frissonnent  sous  la  bise  aiguë  et  la  pluie  battante,  en  se  courbant 
vers  la  terre,  qui  ne  leur  offre  d'abri  que  dans  son  sein. 

Werner.  —  El  ce  n'est  pas  là  le  pire.  Qu'imporie  une  chambre 
commode?  c'est  le  repos  qui  est  tout.  Les  malheureux  dont  tu  par- 
les, oui ,  le  vent  hurle  auiour  d'eux ,  et  la  pluie  ruisselante  les  pé- 
nètre jusqu'à  la  moelle.  J'ai  été  soldat,   chasseur,  voyageur;  au- 
jourd'hui, je  suis  indigent,  et  dois  connaître  par  expérience  les 
privations  dont  tu  parles. 
Josephine.  —  N'es-lu  pas  à  l'abri  de  ces  privations? 
Werner. —  Oui  ;  mais  de  celles-là  seulement. 
JosÉuiNE.  —  C'est  déjà  quelque  chose, 

Werner.  —  Sans  dou- 
to,  pour  un  paysan. 

Joséphine.  —  L'hom- 
me qui  s'enorgueillit  il'u- 
ne  noble  naissance  , 
quand  le  vent  de  la  for- 
lune  l'a  poussé  sur  les 
écueils  de  la  vie,  doit-il 
méconnaître  le  bienfait 
d'un  asile  que  ses  habitu- 
des de  délicatesse  lui  ren- 
dent ])lus  nécessaire  en- 
core ([u'au  paysan? 

Werner.  —  Ce  n'est 
pas  cela,  tu  le  sais;  lout 
cela,  nous  lavons  sup- 
porté, je  ne  dirai  pas  avec 
patience  ,  car  seule  tu  as 
été  patiente...  mais  enfin 
nous  l'avonà  supporté. 
Joséphine, — Eh  bien  ! 
Werner.  —  Quelque 
chose  de  plus  que  nus 
souffrances  extérieures 
(quoique  bien  suffisantes 
pour  déchirer  nos  âmes) 
vient  souvent  me  tortu- 
rer, et  maintenant  plus 
que  jamais.  Sans  celle 
maladie  malencontreuse 
qui  m'a  saisi  sur  celte 
frontière  inculte,  qui  a 
épuisé  tout  à  la  fois  mes 
forces  et  mes  ressources, 
et  qui  nous  laisse...  non, 
c'est  plus  que  je  n'en 
puis  supporter  I...  sans 
cette  circonstance,  j'au- 
rais été  heureux  ,  ainsi 
que  loi...  J'aurais  soute- 
nu la  splendeur  de  mon 
rang...  l'honneur  de  mon 
nom...  du  nom  de  mon 
père...  et  surtout,.. 

Joséphine,  l'interrom- 
pant.—  Mon  fils.,,  notre 
fils...  notre  Ulrich,  de- 
Gabor.  P^'^   longtemps  absent, 

eût  été  de  nouveau  pressé 
dans  mes  bras,  et  sa  pré- 
sence eût  rassasié  de  joie 
le  cœur  de  sa  mère.  Voilà 
douze  ans!  il  n'en  avait 
alors  que  huit...  Il  était 
beau,  il  doit  l'être  encore, 
mon  Ulrich,  mon  fils  adoré! 

Werner  —  J'ai  été  souvent  poursuivi  par  la  fortune;  elle  vient 
de  m'atteindre  dans  un  lieu  oti  je  ne  puis  plus  résister,  m  je  suis 
malade,  pauvre  et  seul. 

Joséphine    —  Seul!  cher  époux! 

Werner.  —  Ou  pire  encore...  enveloppant  tout  ce  que  j'aime 
dans  une  infortune  plus  cruelle  qu'un  isolement  complet.  Seul  , 
j'eusse  trouvé  la  fin  de  toutes  choses  dans  un  tombeau  sans  nom. 

Joséphine.  —  Et  je  ne  t'aui-ais  pas  survécu;  mais,  je  ten  con- 
jure, rassure-loi!  Nous  avons  lutté  longtemps,  et  ceux  qui  combat- 
tent la  fortune  finissent  par  triompher  d'elle  ou  par  la  latigucr;  iN 
arrivent  au  but,  ou  bien  ils  ce,ssenl  de  ressentir  leurs  maux.  Cuu- 
sole-toi...  nous  retrou\erons  notre  enfant. 


3:)3 


LKS  VRII,I.I';F.S  MTTLRAIRF^S  II.I.USTRfvRS. 


WriiNFR.  —  Noil'!  riimis  ÎI  la  vrille  (In  Ic  rrlroiivcr,  ol  <1p  nous 
vciir  iiideiiiiiisis  de  loulos  nos  suulTi'anccs  passées  ....  cruelle  do- 
I'l  [iiioii  ! 

Jii-i  I'iiim;   —  Nmis  iic  sommes  [ins  dceiis. 

WiiiiMii.  —  .Ne  iKiu.n  Iriiuvnn.o-iiKtis  n.'is  s,ins  argeiil? 

J(i-ii  I'iiim:.  —  Nuns  n'-ivono  JAmnis  éle  rirlics. 

\\  i;ii.m:r.  —  J'étais  né  pour  la  richesse,  le  r.inï,  le  pouvoir;  je 
les  jii  giiûlés;  je  m'y  suis  complu;  liéins  !  j'en  ai  abusé  et  les  ai 
perdus  par  le  courroux  de  mon  père  après  une  jeunesse  extra>a- 
j;aiitr.  jlais  lollies  mes  fautes  ont  été  e.xpiées  par  de  longues  souf- 
frances !  |,a  morl  de  mon  père  m'ouvrait  de  nouveau  une  voie  libre, 
scniéc  toutefois  de  périls  .  ce  parent  maudit .  cet  être  froid  et  ram- 
pant, ipii  depuis  si  longtemps  tient  ses  jeux  lixés  sur  moi  ,  comme 
le  serpent  sur  l'oiseau  qu'irfa.scine.doit  m'avoir  devancé  pour  s'ap- 
liroprier  liies  droits,  etses  usurpations  lui  auront  procuré  la  fortune 
et  le  ranp  d'un  |)rince  ' 

Josi>i>niNF..  —  Qui  sail?  Pcul-ôire  notre  fils  est  revenu  près  de 
son  a'ieiil.  et  a  revendiqué  la  place. 

WnnNEH.  —Vain  espoir!  depuis  son  étrange  disparition  de  la  mai- 
son (le  mon  pèl'C ,  comme  s'il  eùl  nouIu  licriler  (le  mes  fautes,  on 
n'a  eu  de  lui  aucune  nouvelle.  Je  lavais  quitté  en  Je  laissant  chez 
son  aieul,  sur  la  promesse  de  ce  dernier  que  sa  colère  ne  s'élendrail 
pas  jusqu'^  la  troisième  génération  ;  mais  on  dirait  que  le  ciel  in- 
dexible veut,  dans  la  personne  de  mon  (ils,  punir  mes' pfoiirfes 
fautes.  '-  '  '       •  " 

JoSKPHiNE. —  J'ai  meilleur  espoir.  Jusqu'à  présent,  (|u  moins, 
nous  avons  trompé  les  poursuites  de  Straleiiheim.  "> 

Wehneh.  —  Nous  l'ainions  pu  sans  cette  fatale  inciisposition  , 
plus  funeste  (pi'une  maladie  mortelle;  car  sans  ôter  là"m''  elW  élo 
tout  ce  qui  eu  fait  la  consolation;  en  ce  moiueiit  mémC,  il  nic'Seni'-' 
ble  élre  environné  de  toutes  parts  des  pièges  de  ce  duincjh  avare... 
qui  sait  s'il  n'a  pas  suivi  notre  piste jus(|u  ici"?        ''  '  "    "   '    " 

JosKPHiNK.—  Il  ne  le  connaît  pas  personnellement,  et  nous  avons 
laissé  h  llandiourg  les  espions  qu'il  avait  depuis  silon^tCnlps  atta- 
chés h  nos  pas.  Notre  départ  inattendu  et  Ion  chati^entënV  de  nom 
rendent  toute  découverte  impossible;  on  nous  pt'ertil  ibî  pwui*  ce 
que  nous  semblons  être.  l't.'i   !.;|;,    ■ 

\Vi;bm;i\.  .—  Ce  que  nous  semblons  être  I  dis  ce  mic  nous  som- 
mes... des  mendiants  malades,  sans  avenir  nième\'  nos  propre 
yeux...  lia!  ha!  ha!  '      '   "    ■  i  '   i 

JosFi'nrNi;   —  Hélas!  quel  rire  amer! 

WcfiNKiv.  —  Qui  devinerait,  sous  cette  enveloppe,  l'âme  allière 
du  rejeton  d'une  illustre  race?  sous  cet  habit,  liliéfili'ei- "d'un  do- 
maine princier?  Qui  reconnaîtrait  dans  cet  œil  'éteint  el  morne 
l'orgueil  du  rang  el  de  la  naissance?  el  avec  ce  front  hive,  ce  vi- 
sage creusé  par  la  faim,  le  seigneur  de  ces  cliAleaux  où  mille  vas- 
saux trouvent  chaque  jour  une  lable  abondante?   '  "'"' 

JdSM'iiiNi:.  —  Tu  ne  t'occupais  pas  de  richesses  el  de  litres,  mon 
Werner,  (piaiid  lu  daignas  choisir  pour  ton  épousé' là'  ÛllC  étran'-^ 
géie  d'un  exilé  errant.  " '•  '*  '''''■ 

\\'mm:r.  —  La  fille  d'un  exilé  était  un  parti  sortable  pour  un 
Ills  proscrit;  mais  j'espérais  encore  l'élever  au  ran^''^>biir  lequel 
nous  étions  nés  tous  deux.  La  maison  de  ton  père  él;i![  illustre , 
quoique  déchue  de  sa  splendeur,  et  sa  noblesse  pouvait  rivaliser 
avec  la  ni'jtre.  '• 

JosÉeniNE.  —  Ton  père  ne  pensait  point  ainsi ,  quoiqu'il  sût  que 
ma  famille  était  noble;  mais  si  mon  seul  titre  auprès  de  loi  à+Uit 
l'-ié  ma  naissance,  je  l'aurais  considérée  uiiiquCinenl  pour  Cd 
iin'elle  est. 

WicRNKR.  —  El  qu'est  donc  la  naissance  à  tes  yeux  ? 

J(V-<i;i'riiNF..  —  Ce  qu'elle  nous  a  vain;.,  riert."  >   "' 

W'i.iiNKii.  — Conimenl...  rien?  '     '■ 

Jo.sKpiriNK.  —  Ou  pire  encore;  car,  dès  l'origine  ,  la  noblesse  du 
sang  a  été  im  cancer  dans  ton  cœur;  sans  elle  nous  aurions  sup- 
jiorte  gaiment  notre  pauvreté,  comme  des  millions  de  mortels  sup- 
jiorteiit  la  leur.  Sans  ces  fantômes  de  les  ancêtres  féodaux  ,  tu  au- 
rais pu  gagner  ton  pain  comme  tant  d'autres;  ou  si  celle  nécessité 
l'eilt  sHuihlé  trop  dégradante,  tu  aurais  essayé,  par  le  commerce  el 
par  d  autres  occupations  paisibles,  de  réparer  les  torts  de  la  for- 
tune. 

Werner,  ironiquement.  — Je  serais  devenu  un  bon  bourgeois 
de  la  ligue  hanséatique?  excellent! 

JoscpuiNE.  —  Dans  tous  les  cas,  tu  es  pour  moi  ce  qu'aucun  étal 
Iniinble  ou  élevé  ne  saurait  changer  :  le  premier  choix  de  mon 
ca'ur...  (|ui  t'a  choisi  sans  connaître  de  toi  autre  chose  que  les  dou- 
leurs; tant  qu'elles  dureront,  laisse-moi  le.s  consoler  ou  les  parta- 
ger; quand  elles  finiront,  que  les  miennes  finissent  avec  elles  ou 
avec  toi. 

Werner.  — .Mon  bon  angel  telle  je  l'ai  toujours  trouvée.  L'cm- 
poriemcnt,  ou  plutôt  la  faiblesse  de  mon  caractère,  ne  fil  jamais 
naître  en  moi  une  pensée  injurieuse  pour  toi  ou  pour  les  tiens.  Tu 
n'as  poinl  entravé  ma  l'orluue  :  ma  propre  nature,  celle  de  ma  jiu- 
nesse,  était  suffisante  pour  me  faire  perdre  un  empire,  si  un  empire 
eùl  été  mon  hérilage.  Mais  maintenant ,  thàtié,  dompte,  épuisé  cl 
insliuil  à  me  connaître perdre  lout  cela  pour  notre  fils  et  pour 


loi!  rrnis-mol,  quand,  flcé  de  vind-ileux  ani,  je  \U  mon  p'tc 
m'intenlire  sa  maison  ,  ;i  moi .  le  derniiT  rejeton  de  tant  d'aï'Mix 
fear  j'élai»  alor»  le  dernier  ,  j'éprouvai  un  choc  moins  dunlonreux 
(|u'ji  voir,  malgré  leur  innociiiee,  mon  enfant  el  la  mère  d'-  mon 
enfant  enveloppés  dans  la  pro^efi|itiori  qtie  hVJ'S  failles  ont  méritée. 
V.\ ,  cependant  ,  à  la  pfeniH+c  '('•poque,  moi*  passions  étaient  touleii 
des  serpents  vivants,  enlacés  autour  de  moi  comme  ceux  de  la  Gor- 
gone.    On  t'utnid  (rap\)er  rudtl/Hent  a  lu  porte.) 

Josephine.  —  lieoule! 

\\  KRNiîR.'—  On  frappe  I 

Josephine.  —  Qui  peut  venir  ^  celle  heure?  nous  attendons  peu 
de  visiles.  ■   i  '  '   .    '     " 

Wkhner.  —  La  pauvreté  n'en  recoil  aucune  qui  ne  la  rende  plus 
pauvre  encore.  Kh  bien  !  je  suis  préparé.  (It'erner  met  la  main 
dons  son  sein  commo  pour  1/  clierchtr  une  arme  ) 

JosÉpiMNK.  —  Oh!  ne  prends  jmir  cet  air  sombre.  Je  vais  ouvrir; 
ce  ne  peut  être  (jiielque  chose  d  important  dans  ce  lieu  retiré,  d.ins 
celte  contrée  inculte...  le  dé.sert  mel  I  homme  à  l'abri  de  l'homme.  " 
[Elle  va  à  la  porte  et  fourre.  Ioenstein  rn/re.) 

loENSTEiN.  —  Ronne  nuit  Ji  ma  belle  InMcsse  cl  au  digne...  com- 
ment vous  nommez-vous,  mon  ami  ? 

U'i'RNER.  — .\e  craignez-vous  pas  d'être  indiscret? 

loENsTEiN.  —  Craindre?  parbleu!  je  crains  en  tHTi'l.  On  dirait  à 
votre  air  que  je  demande  quelque  chose  de  plus  difficile  à  dire  que 
votre  nom. 

Wehnir.  — De  plus  difficile,  monsieur! 

loEN.-iTiciN.  —  De  plus  ou  de  moins,  comme  s'il  s'agis.<ail  de  ma- 
riage... Au  fait,  vi^ilù  un  mois  que  vous  logez  dans  le  cli&teaii  du 
prince...  il  est  vrai  que  depuis  douze  ans  Son  Alies.«c  l'abandonne 
iOXrCveuanls  el  au.x  rats...  mais,  enfin  ,  c'est  un-ehlteau...  je  dis 
que  toilà  un  mois  que  vous  logez  chez  nous,  et  cependant  nous  ne 
savons  |ins  encore  votre  nom.  Voyons! 

\yÉn:<ER.  —  .Mon  nom  est  Werner. 

Il>iî>(SrtiN.  —  Un  beau  nom  ,  ma  foi  !  aussi  beau  nom  qu'on  en 
vil'j.linals  figurer  sur  l'enseigne  d'une  boutique.  J'ai  au  lazaret  de 
Hambourg  un  cousin  ,  dont  la  femme  portait  ce  nom-là.  C'<!st  un 
rtIliciW-  de  santé;  aide-chirurgieii ,  il  espère  devenir  chirurgien  un 
jiilir,  el  il  a  fait  des  miracles  dans  sa  profession.  Vous  êtes  pcul- 
èUc  lie  la  famille  de  ma  cousine? 
'Werner.  —  De  votre  cousine? 

Josf.piiiNE.  —  Oui,  nous  .sommes  parents  éloignés.  {Ras  à  ff'er- 
ner.)  Tâchons  de  nous  accommoder  à  l'Iiumeur  de  cet  ennuyeux 
bavard,  jusqu'à  ce  que  nous  sachions  ce  qu'il  nous  veut. 

InEN.sTEiS" — J'en  suis  vraimenl  charmé;  je  m'en  doutais,  j'a- 
vais quelque  chose  dans  le  cûeur  qui  me  le  disait C'islque, 

voyez-vous,  cousin,  le  sang  n'est  pas  de  l'eau;  el,  à  propos  d'eau, 
il  irons  faut  du  vin  pour  boire  à  notre  plus  ample  connaissance  :  \es 
p.irciiis  doivertl être  amis. 

■  'Uerner^  — '■  Vous  paraissez  avoir  bien  assez  bu  ;  et  quand  cela 
no  serait  pas,  je  n'ai  pas  de  vin  à  vous  offrir,  à  moins  que  ce  ne 
soit  le  vOlre  :  voUs'lC  savez',  oli  vous  devriez  le  savoir.  Vous  voyez 
que  j'e  suis  pauvre  el  malade,  et  vous  iie  voulez  pas  comprendre  que 
je  désire  être  SCu|!  Mais,  an  fait,  quel  motif  vous  amène? 

It)ENSTEix.  —  Que\  motif  pourrait  m'amener? 

WERNÉh:  — Je  né  sais,  quoique  je  devine  ce  qui  pourra  vous 
faire  soî-lif.         ' 

JosÉPinNE,  «  part.  —  Patience,  cher  Werner. 

Ibenstet:».  —  Vous  ne  s.ivez  donc  pas  ce  qui  est  arrivé  ? 

Jo.<KPiirNE.  —  Comment  le  saurions-nous? 

ftjENsTEiN.  —  La  rivière  a  débordé. 

Joséphine.  —  llélas!  pour  notre  malheur,  nous  le  savons  depuis 
cint]  jours,  puisque  c'est  le  motif  ipii  nous  relient  ici. 

luENSTEiN.  —  .Mais  ce  que  vous  ne  .savez  pfts,  c'est  qu'un  grand  I 
personnage,  qui  a  vmilu  traverser  malgré  le  courant  el  les  représen-  I 
talions  de  trois  postillons,  s'est  noyé  au-dessous  du  gué,  avec  cinq  1 
chevaux  de  poste,  un  singe,  un  caniche  et  un  laquais. 

Joséphine.  —  Pauvres  gens!  en  èles-vous  bien  s\ir? 

InENSTEiN.  -  Oui,  quant  au  singe,  au  laquais  cl  aux  chevaux; 
maisjusqu'â  présent  on  ignore  encore  si  Son  Excellence  est  moiio 
ou  en  vie.  lÀ-s  nobles  sont  durs  en  diable  à  noyer  .comme  il  C(jn- 
vicut  à  des  hommes  en  [ilace  ;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  a 
avalé  l'eau  de  1  (Jder  en  assez  grande  quantité  pour  faire  rrev('r 
deux  paysanfe.  Kn  ce  moment,  un  Saxon  et  un  voyageur  hongrois 
(pii,  au  péril  de  leur  vie,  1  ont  arraché  augoulTre  dcseanx.  ont  en- 
voyé demander  pour  lui  un  logement  ou  un  tombeau,  selon  qu'il 
sera  mort  ou  vivant. 

Joséphine.—  ttoti  le  recevrez-vous?  Ici ,  j'espère;  si  nous  pou- 
vons être  utiles.  .  vous  n'avez  qu'à  parler. 

iBËN-STEiN.  —  Ici?  non  I  mais  dans  l'ai>partcmenl  même  du  prince, 
comme  il  convient  à  un  Imte  illustre.;.  Les  pièces  sont  humides, 
sans  doute,  navant  pas  été  habitées  depuis  douze  ans;  mais  coinino 
il  vient  dun  endroit  beaucoup  plus  hoinide  encore,  il  n'e^t  pas 
jirobable  qu  il  s'y  enrhume,  s'il  est  encore  susceptible  de  s'enrhu- 
mer... et  dans  le  cas  contraire,  il  sera  encore  plus  mal  loge  demain. 


œUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


339 


lîn  adendanf,  j'ai  fait  allumer  lUi  fou  ,  et  préparer  tout  ce  qu'il  lui 
faut  au  cas  qu'il  eu  réchappe. 

Joséphine.  —  Le  pauvre  homme!  j'espère  de  tout  mon  cœur  qu'il 
se  rétablira. 

Weiiner.  —  Monsieur  l'intendant,  avez- vous  appris  son  nom? 
(.t part  a  sa  femme.)  Ma  Joséphine,  retire-loi  •  je  vais  sunder  cet 
imbécile.     [Joséphine  sort.) 

Idenstein.  —  Son  nom?  mon  Dieu,  qui  sait  s'il  a  niainlciiant  un 
nom?  11  sera  temps  de  le  lui  demander  quand  il  pourra  rcpundre, 
ou  bien  lorsqu'il  faudra  le  mettre  sur  son  épitaphe.  Tout  à  l'heure, 
ce  me  semblé,  Vous  trouviez  mauvais  que  je  demancjasse  le  nom 
des  sens. 

Werner.  —  C'est  vrai ,  vous  parlez  en  homme  sage.  [Entre 
Gabor.) 

Gabor.  —  Si  je  dérange  quelqu'un  ,  je  lui  demande  mille  par- 
dons. 

Idenstein.  —  Oh!  nullement;  vous  êtes  dans  le  chàleau  du 
prince;  cet  homme  est  étranger  comme  vous  :  je  vous  prie  de  ne 
pas  vous  gêner.  Mais  où  est  Son  Excellence,  fetcômiiiéiit  se  pdrle- 
t-elle?  '  '        '■■  .•-.., 

Gabor.  —  Son  Excellence  est  trempée  et  fatiguée  ,  mais  hors 
de  danger  :  elle  s'est  arrêtée  pour  changer  de  vêlements,  dans  une 
chaumière  où  j'ai  moi-même  quitté  les  miens  pour  ceux-ci.  Le 
Mivageur  est  presque  entièrement  remis  de  Son  bain,  cl  sera  bien- 
lùfici.  .  ■.    •  . 

Idekstein.  —  Holk  !  oh  !  qu'on  se  dépêche  !  Ici  Hermann  ,  Weil- 
burg,  Pierre,  Conrad!  [Entrent  divers  valets  auxquels  Idenstein 
donne  des  ordres.) 

Un  noble  seigneur  couche  cette  nuit  au  château...  ayez  soin  que 
tout  soit  en  ordre  dans  la  chambre  damassée...  entretenez  le  poêle... 
J'irai  moi-même  au  collier...  etmadame  Idenstein  (c'est  mon  épouse, 
étranger)  fournira  le  linge  de  lit;  car,  à  dire  vrai,  c'est  un  article 
merveilleusement  rare  dans  l'enceinte  dé  ce  château,  depuis  une 
douzaine  d'années  que  Son  Altesse  1'^  quitté.  Et  puis,  Son  Excel- 
lence soupera  sans  doute? 

Gabor.  —  5Ia  foi  !  je  ne  saurais  dire;  je  pense  que  l'oreiller  aura 
pour  notre  baigneur  plus  d'attraits  que  la  table,  après  le  plongeon 
qu'il  a  fait  dans  la  rivière;  mais  pour  que  vos  provisions  ne  se 
perdent  pas  ,  je  me  propose  de  souper  moi-même  ,  et  j'ai  là  au-de- 
hors  un  ami  qui  fera  honneur  à  votre  repas  avec  tout  l'appotit  d'un 
voyageur. 

Idenstein.  —  Mais  êtes-vous  sûr  que  Son  Excellence  quel 

est  son  nom  ? 

Gabor.  —  Je  n'en  sais  rien. 

Ide.nstein.  —  Et  cependant  vous  lui  avez  sauvé  la  vie. 

Gabor.  — J'ai  assisté  eu  cela  mon  ami. 

Idenstein  —  Voilà  qui  est  étrange  :  sauver  la  vie  à  un  homme 
qu'on  ne  connaît  pas  ! 

Gabor.  —  Il  n'y  a  rien  d'étrange  ;  car  II  est  des  gens  que  je  con- 
nais si  bien,  que  je  ne  me  donnerais  pas  cette  peino-là  pour  eux. 

Idenstein.  —  Dites-moi,  mon  ami,  qui  êtes-vous  ? 

Gabor.  —  Ma  famille  est  hongroise. 

Idenstein.  —  Et  vous  l'appelez  ? 

Gabor.  —  Peu  importe  ! 

Idenstein,  à  part.  —  Je  crois  que  tout  le  monde  s'est  fait  ano- 
nyme aujourd'hui,  (à  Gabor.)  Dites-moi,  je  vous  prie.  Son  Excel- 
lence a-l-elle  une  snile  nombreuse? 

Gabor.  —  Une  suite  suffisante. 

Idenstein.  —  Quel  est  lé  nombre  de  ses  gens  ? 

Gabor.  —  Je  ne  les  ai  pas  comptés.  C'est  le  hasard  qui  nous  a 
conduits  juste  à  temps  pour  retirer  Son  E.xcellence  par  la  portière 
de  son  carrosse.  :    •     .  . 

Idenstein.  —  Oh  !  que  ne  donnerais-je  pas  pour  sauver  un  grand 
personnage  !...  Sans  doute,  vous  aurez  pour  récompense  une  johe 
somme. 

Gabor.  —  Peut-être. 

Idenstein.  —  A  combien  croyez-vous  pouvoir  l'évaluer  ? 

Gabor  .^Je  ne  me  suis  pas  encore  mis  aux  enchères.  En  atten- 
dant, ma  meilleure  récompense  serait  un  verre  de  votre  vin  de 
Ilncheim un  verre,  orne  de  riches  grappes  et  d'eniblènies  ba- 
chiques, plein  jnsi)u'au  bordduvin  leplusvieux  de  votre  cellier;  en 
retour  de  quoi,  au  cas  où  vous  seriez  en  danger  de  vous  noyer, 
genre  de  mort  qui,  très  probablement,  ne  sera  pas  le  votre,  je  vou.s 
promets  de  vous  .sauver  pour  rien.  Vite,  mon  ami,  et  songez  que 
pour  chaque  rasade  que  je  sablerai,  une  vague  de  moins  coulera  sur 
votre  tète. 

Idenstein,  à  part.  —  Je  n'aime  guère  cet  homme-là,  il  semble 
discret  et  sec,  deux  qualités  qui  ne  me  conviennent  pas  du  tout. 
Toutefois,  il  aura  du  \in  ;  si  cela  ne  le  déboulonne  pas,  la  curiosité 
ne  me  laissera  pas  dormir  de  la  nuit.        [Idenstein  sort.) 

Gabor,  à  Jf'erner.  —  Cet  homme  est  l'intendant  du  château  ,  je 
picsume.  Lédifice  est  beau,  mais  délabré. 


M'erner.  —  L'appartement  destiné  à  la  personne  que  vous  avez 
sauvée  est  mieux  disposé  que  celui-ci  pour  recevoir  un  malade. 

Gabor.  —  Je  m'étonne  que  vous  ne  l'occupiez  pas  ;  car  vous  pa- 
raissez être  d'une  santé  délicate. 

Werner,  brusquement.  —  Monsieur  I 

Gabor.  —  Veuillez  m'excuser.  Ai-je  dit  quelque  chose  qui  vous 
ofiénse? 

Werner.  —  Rien  ;  mais  nous  sommes  étrangers  l'un  à  l'autre. 

Gabor. —  C'est  justement  pour  cela  que  nous  devons  faire  con- 
naissance. 11  me  semble  avoir  entendu  dire  à  notre  hôte  alTairé  que 
vous  étiez  ici  passagèrement  et  par  hasard,  comme  mes  compa- 
gnons et  moi-même. 

Werner.  —  C'est  vrai. 

Gabor. —  Nous  ne  nous  sommes  jamais  vus,  et  il  est  probable  que 
nous  ne  nous  reverrons  jamais  :  en  conséquence,  je  m'étais  proposé 
d'égayer  un  peu,  pour  moi  du  moins,  ce  vieux  donjon-ci,  en  vous 
priant  de  partager  noire  repas. 

Werner.  — Veuillez  m'excuser  ;  ma  sanlé... 

Gabor.  —  Comme  il  vous  plaira.  J'ai  été  soldat,  et  peut-être  ai-je 
conservé  des  manières  un  peu  brusques. 

Werner. —  J'ai  servi  également,  et  je  sais  reconnaître  le  bon 
accueil  militaire. 

Gabor.  —  Dans  quelle  arme  ?  au  service  impérial  sans  doute. 

Werner,  rf'aèorà  rapidement,  puis  sHnterrompant.  —  J'ai  com- 
mandé  non,  c'est-à-dire  j'ai  servi;  mais  il  y  a  de  cela  bien  des 

années,  à  l'époque  où  la  Bohême  prit  pour  la  première  l'ois  les  ar- 
mes contre  l'Autriche. 

Gabor.  —  Tout  cela  est  fini  maintenant,  et  la  paix  a  obligé  des 
milliers  de  braves  à  chercher,  tant  bien  que  mal,  des  moyens  d'exis- 
tence ;  et  à  dire  vrai ,  quelques-uns  ont  pris  la  voie  la  plus  courte. 

Werner.  —  Quelle  voie? 

Gabor.  —  La  première  qui  se  présente  à  eux.  Toute  la  Silésie  et 
les  forêts  de  la  Lusaee  sont  occupées  par  des  bandes  d'anciens  sol- 
dats, qui  prélèvent  sur  le  pays  les  frais  de  leur  entretien.  Les  cliùle- 
lains  sont  obligés  de  rester  dans  leurs  manoirs  :  au-dehors  la  roule 
n'est  pas  sûre  pour  le  riche  comte  ou  le  fier  baron  en  voyage.  Ce 
qui  me  console,  c'est  que  partout  où  j'irai,  je  n'ai  pas  grand'  chose 
à  perdre. 

Werner.  —  Et  moi  rien  du  tout. 

Gabor.  —  C'est  encore  plus  dur.  Vous  avez  été  soldat,  dites-vous? 

Werner.  —  Je  l'ai  été. 

Gabor.  —  Vous  en  avez  encore  la  mine.  Tous  les  soldats  sont  ou 
doivent  être  camardes,  lors  même  qu'ils  se  trouvent  ennemis.  Quand 
nosénées  sont  tirées,  il  faut  qu'ellesse  croisent  ;  nos  mousquets  char- 
gés, fis  doivent  être  pointés  les  uns  sur  les  autres;  mais  i|uand  uno 
trêve,  une  paix,  ou  n'importe  quoi,  fait  rentrer  l'acier  dans  le  four- 
reau, et  laisse  éteindre  la  mèche,  alors  nous  sommes  frères.  Vous 
êtes  pauvre  et  malade;  je  ne  suis  pas  riche,  mais  je  me  porte  bien  ; 
je  puis  me  passer  de  bien  des  choses,  vous  paraissez  manquer  de 
ceci  (il  tire  sa  bourse)  :  voulez-vous  partager? 

Werner.  —  Qui  a  pu  vous  faire  croire  que  je  fusse  un  mendiant? 

Gabor.  —  Vous-même,  qui  avouez  en  temps  de  paix  que  vous 
étiez  soldat. 

Werner,  le  regardant  d'un  air  de  méfiance.  —  Vous  ne  me 
connaissez  pas  ?... 

Gabor.  —  Je  ne  connais  personne,  pas  même  moi  :  comment  con- 
naîtrais-je  un  homme  que  j'ai  vu  à  peine  un  instant? 

Werner.  —  Monsieur,  je  vous  remercie.  Votre  offre  serait  géné- 
reuse, si  elle  s'adressait  à  un  ami;  faite  à  un  inconnu,  elle  est 
pleine  de  bienveillance,  quoique  un  peu  imprudente;  mais  je  no 
vous  en  remercie  pas  moins.  Je  suis  indigent  de  fait,  sans  l'être  de 
profession  ,  et  quand  j'aurai  un  service  de  ce  genre  à  demander,  je 
m'adresserai  de  préférence  à  celui  qui,  le  jiremier,  m'a  offert  ce  que 
peu  de  gens  obtieunent,  même  en  le  demandant.  Veuillez  m'excu- 
ser. [Werner  .•iort .) 

Gabor,  sevl.  — Il  m'a  l'air  d'un  bon  diable,  quoique  usé  comme 
la  [ilnpart  de  ses  pareils,  par  la  peine  ou  le  plaisir  qui,  se  disputent 
avant  le  temps  les  lambeaux  de  notre  vie  :  je  ne  sais  laquelle  de  ces 
deux  causes  agît  le  plus  promptement.  Quoi  qu'il  en  soit,  cet  homme 
me  semble  avoir  connu  des  jours  meilleurs;  et  n'est-ce  point  le  cas 
de  quiconque  a  un  passé?  Mais  voici  notre  sage  intendant  qui  ap- 
porte du  vin  ;  en  faveur  de  la  coupe,  je  supporterai  l'échanson. 

[Entre  Idenstein.) 

Idenstein.  —Le  voilà,  le  supernaculum  !  S'il  n'a  pas  vingt  ans, 
il  n'a  pas  un  jour. 

Gabor.  —  L'âge  des  jeunes  femmes  et  du  vieux  vin!...  et  c'est 
grand  dommage  que  de  ces  deux  choses  excellentes,  l'une  s'amé- 
liore par  les  années,  et  l'autre  devienne  pire.  Remplissez  jusqu'aux 
bords...  Je  bois  à  notre  hôtesse  !...  à  voUe  charmante  épouse  ! 

Idenstein.  —  Charmante  !...  fort  bien  ;  vous  m'avez  1  air  de  vou.s 
connaître  en  vin  comme  en  beauté  ;  néanmoins  je  vous  ferai  raison. 

Gabor.  —  La  femme  délicieuse  que  j'ai  rencontrée  dans  la  salle 
voisine,  et  qui  m'a  rendu  mon  salut  avec  un  air,  un  port,  des  y^ux, 


3iO 


I.KS  VKILLÊKS  LHTÊKAIRKS  ILLDSTRÈKS. 


qui  niirnioni  fail  lifninrur  h  ce  rliAlfaii  dans  les  jours  leg  plus  liril- 
laiilsilii  iliirnaiiic,  liii-n  que  sa  mise  Ml  adaptée  au  di-lalin-ment  ac- 
tuel de  relie  ileineure...  relie  femme  n'est-elle  pas  votre  épouse? 

liiKNSTiiN.  —  Je  Vdudrais  liieii  qu'elle  le  fill!  mais  vous  vous  mé- 
preni'z  :  e'csl  la  femme  de  l'élranpcr. 

(lAimn.  —  A  la  voir,  on  la  prendrait  pour  celle  d'un  prince.  Bien 
que  le-  temps  ail  eu  sur  clic  quelque  empire,  elle  conserve  encore 
une  majestueuse  beauté. 

li)i:.\sTKiN  — Isl  c'est  plus  que  je  n'en  puis  dire  de  madame  Ideii- 
sleiii.  du  moins  pour  la  tieaule;  quant  h  la  majesté,  elle  a  bien  quel- 
ques-uns des  atlriliuls  de  reite  vertu  ,  altriliuls  donl  elle  pourrai!  se 
pa.«ser...  Mais  ne  vous  en  inquiétez  pas! 

Gahor.  —  Cela  m'est  parfaitement  égal.  Mais  qui  peut  6tre  cet 
étranger  T  Son  air  est  au-dessus  de  sa  position  apparente. 

luKNSTEiN.  —  Imi  ccla  ,  nous  différons  d'oi)iniiin.  Il  est  pauvre 
comme  Job,  et  pas  toul-à-fail  aussi  patient;  mais  je  ne  connais  de 
lui  que  son  nom.  encore  ne  l'ai-je  appris  que  ce  soir. 

(i  \uon.  —  Mais  comment  est-il  venu  ici? 

liiKNsTf.iN.  —  |)ans  une  vieille  et  misérable  calèche,  il  y  a  envi- 
ron un  mois  ;  h  peine  arrivé,  il  est  tombé  malade,  et  on  l'a  vu  à  deux 
doi^its  de  la  mort.  Il  aurait  bien  fait  de  mourir. 

Gabor.  —Touchante  sensibilité!...  mais  pourquoi  aurait-il  bien 
fait  1 

Idknstein.  —  Qu'est-ce  que  la  vie  iniand  ou  n'a  [tas  de  quoi  vi- 
vre? Il  isl  sans  le  sou. 

Gabor.  —  lîn  ce  c:is,  je  m'étonne  qu'un  homme  comme  vous  , 
qui  paraissez  doué  d'une  si  rare  prudence,  ail  reçu  dans  cette  noble 
résidence  des  botes  réduits  à  un  tel  dénùment. 

JDENSTEiN.  —  C'est  Vrai  ;  mais  la  pitié,  vous  le  savez,  entraîne  le 
cœur  à  faire  ces  folies;  et  puis,  il  faut  dire  aussi  qu'ils  possédaient  à 
celte  époque  certains  objets  de  prix  qui  les  ont  fait  vivre  jusqu'au 
moment  actuel;  j'ai  donc  pensé  qu'ils  nouvaient  loperici  tout  aiussi 
bien  qu'à  la  petite  taverne,  el  j'ai  mis  a  leur  dispositition  (|uelques- 
uiies  des  chambres  les  plus  délabrées.  Ils  ont  chassé  l'humidité  de 
ces  appartements...  aussi  longtemps,  du  moins,  qu'ils  ont  pu  payer 
leur  bois  de  cbautTage. 

Gabor.  —  Pauvres  gens! 

IniiNSTEix.  —  Oui,  e.vcessivcment  pauvres. 

Gabor.  —  El  toutefois  peu  faits  à  la  pauvreté,  si  je  ne  me  trompe. 
Où  (lonr  allaiciil-ils? 

liiiiNSTEiN.  —  Oh!  Dieu  le  sait;  peut-être  au  ciel.  Il  y  a  quelipies 
jours,  r'élail  pour  Werner  le  voyage  le  plus  probable. 

Gabor.  —Werner!  j'ai  entendu  ce  nom-là;  mais  c'est  peut- 
être  un  niiiu  supposé. 

luEN.sTKiN.  —  Vraisemblablement!  mais  écoutez!  on  entend  le 
roulement  des  roues,  et  j'aperrois  la  lumière  des  torches.  Aussi 
sûr  qu'il  y  a  une  destinée,  Son  Excellence  arrive:  il  faut  que  je  me 
rende  à  mon  poste.  Ne  vous  joindrez-vous  pas  à  moi  |)our  l'aider  à 
descendre  de  voilure,  el  lui  présenter  à  la  porte  vos  humbles  de- 
voirs? 

Gabor. — J'ai  retiré  cet  hommedc  son  carrosse  dans  un  moment  où 
il  aurait  donné  sa  baronie  ou  son  comte  pour  éloigner  les  Ilots  qui 
le  sutVoquaieiit.  Il  a  maintenant  assez  de  valets  :  tantôt  ils  se  te- 
naient à  l'écart,  secouant  sur  la  rive  leurs  oreilles  trempées,  hur- 
lant tous  :  Au  secours I  et  n'en  offrant  aucun.  Quant  aux  devoirs 
dont  vous  parlez...  j'ai  fait  le  mien  alors,  faites  le  vôtre  maintenant. 
Allez,    el   amenez-nous  Son  Excellence,  en  rempant  devant  elle. 

liiENSTKiN.  —  Moi  ramper Mais  je  perds  le    moment au 

diable  I  il  sera  ici,  et  je  n'aurai  pas  été  là-bas.  [Idenstein  sort  à  la 
iHite.  —  Werner  rentre.) 

Werner,  à  part.  — J'ai  entendu  un  bruit  de  carrosse  et  de  voix. 
Comme  tous  les  bruits  me  troublent  1  [Apercevant  Cabor.)  Encore 
ici!  ne  serait-ce  pas  un  espion  ?  L'offre  qu'il  m'a  failesi  subitement, 
à  iHoi  inconnu,  n'annonrail-elle  pas  un  secret  ennemi?  les  amis 
ont  moins  d'empressement'  sur  ce  cnapilre. 

Gabor.  —  Monsieur,  vous  semblez  rêveur  ;  el  cependant  le  mo- 
ment n'est  pas  propice  à  la  méditation  :  ces  vieux  murs  vont  cesser 
d'être  paisibles.  Il  vous  arrive  un  baron,  un  comte,  ou  quel  que  soit 
son  tilre,  un  noble  à  demi  noyé,  à  qui  le  village  et  ses  pauvres  ha- 
biianls  montrent  plus  de  respect  que  ne  lui  en  ont  témoigné  les 
éléments. 

liiENSTEiN,  en  dehors.  —  Par  ici  I...  par  ici ,  Excellence  !...  pre- 
nez garde!  l'escalier  est  obscur  et  tant  soit  peu  délabré;  mais  si 
nous  avions  attendu  un  hôte  au.'si  important. ..  Veuillez  vous  ap- 
puyer sur  mon  bras,  monseigneur.  (  Stralenheih  entre  arec 
liiKNSTKiN  et  (les  (lome.ttiqties;  les  uns  font  partie  de  sa  suite,  les 
autres  appartiennent  au  domaine.) 

Strm-eniieim.  —  Je  me  reposerai  ici  un  moment. 

Idenstein,  aux  domestiques.  —  Holà!  un  siège!  {Stralenheim 
s'aasiid  ) 

Werner,  à  part.  —  C'est  lui  ! 

Stralemieim.  —  Je  me  sens  mieux  maintenant.  Qui  sont  ces 
étrangers? 


Idenstein.  —  Avec  votre  permission,  monseigneur,  il  en  est  un 
qui  prétend  ne  pas  vous  être  étranger. 

Werner,  /laut  et  brusquement.  —  Qui  dilccla?  [Tout  lemonde 
le  regarde  arec  surprise.) 

Idenstein. —  Mai«  personne  ne  vous  parle,  c(  ne  parle  de  vouai 
Voici  une  persimne  que  Son  Excellence  daignera  sans  doute  recon- 
naître.    (//  montre  Cahor.) 

(jABOR.  — Je  lie  veux   point  importuner  sa  noble  mémoire. 

Stkai.eniieisi.  — Je  pense  que  c'est  l'un  de  ces  étrangers  à  qui  je 
dois  mou  salut.  [  Montrant  K'erner.)  N'est-ce  point  là  l'autre?  1,'élat 
où  j'étais  quand  on  est  venu  à  mon  secoure  doit  excuser  la  diflicullé 
que  j'éprouve  à  reconnaître  ceux  envers  qui  je  suis  si  re  lovable. 

Idenstein.  —  Lui!  non  !  monseigneur,  il  a  plus  besoin  de  se- 
cours (ju'il  n'est  capable  d'en  donner  :  c'est  un  pauvre  voyageur 
harasse  et  malade;  il  a  récemment  quille  le  lit  d  où  11  a  cru  un 
moment  ne  devoir  plus  se  lever. 

Strai.eniieim.  —  Il  me  semblait  qu'ils  étaient  deux. 

Gabor.  —  Nous  étions  deux,  en  sffel  ;  mais  un  seul,  et  il  est  ab- 
sent ,  a  véritablement  contribué  à  secourir  Votre  Seigneurie  ;  sa 
bonne  étoile  a  voulu  qu'il  fût  le  premier.  Mon  empressement  ne  le 
cédait  pas  au  sien  ;  mais  sa  force  el  sa  jeunesse  m'ont  ilevancé:  ne 
perdez  donc  point  vos  reTiierciments  avec  moi.  Je  me  trouve  heu- 
reux d'avoir  seconde  un  plus  habile. 

Strai.eniieim.  —  Où  est-il? 

U.N  DOMESTIQUE.  — Monscigueur,  il  est  resté  dans  la  cabane  où 
Votre  E.xcelJence  s'est  reposée  une  heure  :  il  a  dit  qu'il  serait  ici  de- 
main. 

Straleniieiu.  — Jusque-là,  je  ne  puis  offrir  que  des  remercl- 
menls  ;  mais  alors... 

Gabor.  —  Je  n'en  demande  pas  davantage,  et  c'est  à  peine  si  j'en 
mériie  autant.  Mon  camarade  parlera  pour  lui. 

Stralenheim,  a  part  après  avoir  fixé  ses  regards  sur  ll'erner. 
—  Cela  ne  se  peut!  cependant  il  faut  avoir  l'œil  sur  lui.  il  y  a  vingt 
ans  que  je  ne  l'ai  rencontré,  cl  quoique  mes  agents  ne  l'aient  point 
perdu  de  vue.  la  prudence  m'a  fait  un  devoir  de  me  tenir  à  tlistanee, 
de  peur  de  l'effrayer  et  de  lui  faire  soupçonner  mes  plans.  Pour- 
quoi faut-il  r|uc  j'aie  laissé  à  Hambourg  ceux  qui  auraient  pu  nié- 
elairer  ?  Je  devrais  être  déjà  le  maître  de  Siegendorf,  el  j'étais  puiii 
à  la  h;Ue  dans  ce  but;  mais  les  éléments  eux-mêmes  parai>s>Mit 
ligués  contre  moi,  et  ce  débordement  subit  (leut  me  retenir  ici  pri- 
sonnier jusqu'à  ce  que...  [Il s'arrête,  reijarde  Werner,  puis  conti- 
nue.] Il  faut  surveiller  cet  homme.  Si  c'est  lui,  il  est  tellement 
changé  que  son  père  lui-même,  sorti  du  tombeau,  passerait  près  de 
lui  .sans  lereconnaître.  De  la  prudence!  la  précipitiition  gàtcrail  tout. 

Idenstein.  —  Votre  Seigneurie  semble  rêveuse  ;  lui  plairail-il  de 
se  rendre  à  son  appartement  ? 

Stralenheim.  —  C'est  la  fatigue  qui  me  donne  tel  air  abattu  cl 
pensif:  j'irai  prendre  du  repos. 

Idenstein.  —  La  chambre  du  prince  es!  prête,  avec  tous  les 
meubles  ((ui  lui  ont  servi  lors  de  son  dernier  séjour,  cl  qui  ont  en- 
core tout  leur  éclat.  (.-/  part.)  Ils  sont  un  peu  délabrés  el  humides 
en  diable;  mais  ils  font  de  l'effet  à  la  lumière,  el  c'est  tout  ce  qu'il 
l;iut  pour  ces  nobles  à  vingt  quartiers  :  ils  peuvent  bien  coucher  au- 
jourd  hui  dans  une  demeure  du  genre  de  celle  où  ils  doivent  un 
jour  reposer  à  jamais. 

Stralenheim  ,  se  levant  —  Bonne  nuit,  braves  gens  !  (.Se  tour- 
nant vers  Gabor.)  Monsieur,  j'espère  que  demain  vous  me  trou- 
verez plus  en  étal  de  reconnaître  vos  services.  En  allendaiil,  je 
vous  serais  obligé  si  vous  vouliez  bien  me  tenir  compagnie  un  in- 
stant dans  ma  chambre. 

Gabor.  —  Je  vous  suis. 

Stralenheim.  après  avoir  fait  quelques  pas  s'arrête,  et  apjtelle 
H'erner.  —  Mon  ami  I 

Werner.  —  Monsieur! 

Idenstein.  — Monsieur!  ah!  mon  Dieu!  pourquoi  ne  dites-vous 
pas  monseigneur  ou  excellence?  Veuillez,  monseigneur,  excuser 
le  manque  d'éducation  de  ce  pauvre  homme  :  il  n'est  pas  accou- 
tumé à  se  trouver  en  pareille  société. 

Stralenheim,  a  Idenstein.  —  Paix  !  monsieur  l'intendant. 

Idenstein.  — Je  suis  muet. 

Stbalenheim,  à  If'erner.  — Etes-vous  ici  depuis  longtemps  ? 

Werner.  — Depuis  longtemps?... 

Stralenheim.  — Je  désirais  une  réponse  et  non  un  écho. 

Werner.  —  Vous  pouvez  demander  l'un  el  l'autre  à  ces  murs. 
Je  n'ai  pas  l'habitude  de  répondre  aux  gens  que  je  ne  connais  pas. 

Stralenheim.  —  En  vérité  !  vous  pourriez  néanmoins  répondre 
liolimenl  à  une  demande  faite  avec  bienveillance. 

Werner.  —Quand  j'aurai  cette  conviction,  j'y  répondrai  de 
même. 

Stralenheim.  —  L'intendant  m'a  dit  que  vous  aviez  été  retenu 

ici  par  une  maladie...  Si  je  pouvais  vous  être  utile voyageant 

dans  la  même  direction  ? 

Werner,  brusquement.  —  Je  ne  voyage  pas  dans  la  uicine  di- 
reclion. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


341 


Stralemieim.  —  Qu'en  savez-vous?  vous  ignorez  quelle  roule 
je  suis. 

WnrtKER.  —  Je  sais  qu'il  n'y  a  qu'un  voyage  où  le  riche  et  le 
pauvre  suivent  la  même  roule.  Vous  vous  ôles  écarti^  de  cette  voie 
ledoutable  il  y  a  quelques  heures,  et  moi  il  y  a  quelques  jours  : 
nous  suivons  deux  chemins  opposes,  quoiqu'ayant  une  même  des- 
tination. 

Stralenheim.  —  Votre  langage  est  au-dessus  de  votre  position. 

AVerner.  avec  V7ie  ironie  amère.  —  Vous  croyez  ? 

Stralenheim.  —  Ou  du  moins  au-dessus  de  ce  qu'annonce  votre 
coutume. 

Werner.  —  11  est  heureux  que  je  ne  sois  pas  au-dessous,  comme 
il  est  arrive  parfois  aux  gens  bien  vêtus;  mais  enfin  que  me  vou- 
lez-vous ? 

Stba-leniieim,  surpris.  —  Moi  ? 

M'i:ii>M:n.  —  Oui,  vous!  Vous  ne  me  connaissez  pas  et  vous  me 
quesliunnez  ;  et  vous  vous  étonnezque  je  ne  vous  réponde  pas  quand 
j'ignore  qui  m'interroge.  Expliquez  ce  que  vous  désirez  de  moi,  et 
alors  j'éclaireirai  vos  doutes...  ou  les  miens. 

Stralenheim.  —  J'ignorais  que  vous  eussiez  des  motifs  pour 
vous  tenir  sur  la  réserve. 

^\■ER^■ER.  —  Bien  des  gens  en  ont n'en  avez-vous  pas  vous- 

niêiiie  ? 

Stralenheim.  —  Aucun  qui  puisse  intéresser  un  étranger. 

A\'erner.  —  Pardonnez  donc  à  cet  liumble  étranger,  à  cet  in- 
connu, s'il  désire  rester  tel  pour  un  homme  qui  ne  peut  avoir  rien 
de  commun  avec  lui. 

Stralenheim.  —  Monsieur,  mon  dessein  n'est  pas  de  vous  con- 

liarier;  quelque  peu  agréable  que  soil  votre  humeur,  je  ne  voulais 

que  vous  renilre  service...  Mais,  bonne  nuil!  Monsieur  l'inlen- 

dant,  précédez-moi.  (J  Gabor.)  Monsieur...  m'accompagnez- vous? 

[Stralenheim  sort  avec  ses  domestiques,  Idenslein  et  Gabor.) 

Werner,  seul. —  C'est  lui!  mevoilh  pris  au  piège.  Avant  mon  dé- 
part de  Hambourg,  Giulio,  son  dernier  Intendant,  m'apprit  qu'il 
avait  obtenu  un  ordre  de  l'électeur  de  Brandebourg  pour  arrêter 
Kl  uiizer  (tel  était  le  nom  que  je  portais)  dès  qu'il  paraîtrait  sur  la 
(rcinlière.  Les  privilèges   de  la  ville   libre  m'ont  garanti  jusqu'au 

sortir  de  ses  murs Insensé  que  je  fus  de  les  quillerl  mais  je 

croyais  que  cet  humble  costume,  que  celle  route  détournée,  au- 
raient mis  en  défaut  les  limiers  envoyés  à  ma  poursuite.  Que 
faire?  11  ne  me  connaît  pas  persounellenieni;  el ,  moi-même,  il  m'a 
fallu  les  yeux  de  la  crainle  pour  le  reconnaître  au  bout  de  vingt 
ans  ;  nous  nous  étions  vus  si  rarement  et  si  froidement  dans  notre 
jeunesse!  Mais  ceux  qui  rentoureull  Je  comprends  mainlenant  les 
avances  de  ce  Hongrois,  qui  sans  doute  n  est  qu'un  inslrumenl, 
qu'un  espion  de  Siralenheira  ,  chargé  par  lui  de  me  sonder  et  de 
s'assurer  de  moi.  Sans  ressource,  malade,  pauvre...  retenu  en  outre 
par  le  fleuve  débordé,  barrière  infranchissable  même  pour  le  riche 
aidé  de  tous  les  moyens  que  l'or  peut  procurer...  quel  espoir  me 
reste-t-il  ?  Il  y  a  une  heure,  je  trouvais  ma  position  désespérée,  et 
mainlenant  elle  est  telle  que  le  passé  me  semble  un  paradis  :  un 
jour  de  plus  ,  et  je  suisdécouvert!...  à  la  veille  de  rentrer  dans  mes 
honneurs,  mes  droits,  mon  héritage;  quand  il  suffirait  d'un  peu 
d'or  pour  me  sauver  en  favorisant  ma  fuite!  (Idenstein  entre  en 
causant  avec  Fritz.) 

Fritz.  —  Sur-le-champ. 

Ioenstein.  —  Je  vous  disque  c'est  impossible. 

Fritz.  —  Toutefois  .  il  faut  le  tenter;  et  si  un  exprès  échoue,  il 
faut  en  envoyer  d'autres,  jusqu'à  ce  qu'on  reçoive  la  réponse  du 
commandant  de  Francfort. 

Idenstein.  —  Je  ferai  ce  que  je  pourrai. 

Fritz.  —  Souvenez-vous  de  ne  rien  épargner;  vous  serez  payé 
au  décuple. 

Idenstein.  —  Le  baron  repose-t-il? 

Fritz.  —  11  s'est  jeté  dans  un  grand  fauteuil  près  du  feu,  où  il 
sommeille  ;  il  a  ordonné  qu'on  n'entrât  pasavantonze  heures;  c'est 
alors  qu'il  se  mettra  au  lit. 

Idenstein  —  Dans  une  heure  d'ici,  j'aurai  fait  de  mon  mieux 
pour  le  servir. 

Fritz.  —  N'oubliez  rien  !  [Fritz  sort.) 

Idenstein.  — Que  le  diable  emporte  ces  grands  personnages  I  Ils 
pensent  que  toutes  choses  ne  sont  faites  que  pour  eux.  11  me  faut 
maintenant  faire  quitter  leurs  grabats  à  une  demi-douzaine  de  vas- 
saux grelotants,  et  les  envoyer  à  Francfort  en  traversant  la  rivière 
au  péril  de  leur  vie.  Certes  ,  l'expérience  qu'a  faite  le  baron  il  y  a 
quelques  heures  aurait  dû  lui  inspirer  quelque  humanilé  envers  ses 
semblables;  mais  non  :  «il  le  faut  I  «et  tout  estdit.  Quoi  donc  ! 
\oiis  ici,  monsieur  Werner? 

Werner.  —  Vous  avez  quitté  bien  promplement  votre  noble 
hôte? 

Idenstein.  —  Il  sommeille,  et  semble  vouloir  ne  laisser  dormir 
personne.  Voilà  un  paquet  pour  le  commandant  de  Francfort,  qu'il 


me  faut  envoyer  à  tous  risques  et  à  tout  prix.  Mais  je  n'ai  pas  de 
temps  à  perdre  ;  bonne  nuit  !  [Idenstein  sort.) 

Werner.  —  «  A  Francfort!  »  le  nuage  grossit!  Oui,  «  le  com- 
mandant! »  Cela  correspond  parfaitement  avec  les  démarches  an- 
térieures de  ce  froid  démon  ,  qui  s'interpose  entre  moi  et  la  maison 
de  mon  père.  Sans  doute  ,  il  demande  un  détachement  pour  me  faire 
conduire  secrètement  dans  quelque  forteresse...  Ah  !  plutôt...  {ff^er- 
ner  regarde  autour  de  lui  et  saisit  un  couteau  qu'il  trouve  sur  une 
table.]  Maintenant,  du  moins,  je  suis  son  maître.  Ecoutons!  on  vient  ! 
Qui  sait  si  Stralenheim  attendra  môme  le  semblant  d'autorité  dont 
il  veut  couvrir  son  coup  de  main  ?  Il  est  certain  qu'il  me  soup- 
çonne. Je  suis  seul,  une  suite  nombreuse  l'accompagne  ;  je  suis 
faible,  il  est  fort.  Il  a  pour  lui  la  richesse,  le  nombre,  le  rang,  l'au- 
torité. Mol ,  je  suis  sans  nom  ;  ou  le  mien  ne  peut  qu'amener  ma 
perte,  tant  que  je  neserai  point  sur  mesdomaines;  lui,  il  est  fier  de 
ses  litres  ,  qui  exercent  plus  d'ascendant  dans  celte  fietile  bourgade 
que  parloul  ailleurs.  Silence  !  on  approche  encore.  Pénétrons  dans 
le  secret  passage  qui  communique  avec...  Non  ,  le  silence  règne... 
mon  imagination  m'abusait...  tout  est  calme  comme  dans  l'inler- 

valle  redoutable  qui  s'écoule  entre  l'éclair  et  la  foudre Je  dois 

imposer  silence  à  mon  Ame  au  milieu  de  ces  perds;  cependant  il 
faut  que  je  m'engage  dans  le  passage  que  j'ai  découvert  et  que 
j'examine  s'il  a  pu  rester  inconnu  :  il  me  servira  du  miiins  de  re- 
fuge pendant  quelques  heures.  {Werner  fait  glisser  un  panneau 
deboiserie,  etsort  enle  fermant apj-és  lui.  —  Entrent  Gabor  et  Jo- 
séphine.) 

Gahor.  —  Où  est  votre  mari? 

Joséphine.  —  Je  croyais  le  trouver  ici  :  il  n'y  a  pas  longtemps 
que  je  l'ai  laissé  dans  cette  chambre  ;  mais  ces  appartements  ont  de 
nomhreuses  Issues,  et  il  a  peut-être  accompagné  l'inlendanl. 

Gabor.  —  Le  baron  a  beaucoup  questionné  l'intendant  au  sujet 
de  votre  mari,  et,  à  vous  parler  franchement,  je  doute  qu'il  vous 
veuille  du  bien. 

Joséphine.  —  Hélas  !  qu'y  aurait-il  de  commun  entre  l'orgueil- 
leux et  opulent  baron  et  l'Inconnu  Werner? 

Garor.  —  C'est  ce  que  vous  savez  mieux  que  moi. 

Joséphine.  —  Et  d'ailleurs  pourquoi  vous  Inléresseriez-voiis  h 
mon  mari  plutôt  qu'à  l'homme  dont  vous  avez  sauvé  les  jours? 

Gabor.  —  J'ai  contribué  à  sauver  ce  voyageur  quand  11  était  en 
péril;  mais  je  ne  me  suis  pas  engagé  à  le  servir  dans  des  actes 
d'oppression.  Je  connais  ces  nobles  et  les  mille  moyens  qu'ils  em- 
ploient pour  vexer  le  pauvre.  J'en  al  fait  l'expérience,  et  mon  indi- 
gnalion  s'allume  quand  je  les  vois  conspirer  la  ruine  du  faible... 
c'est  là  mon  seul  motif. 

Joséphine.  —  Il  ne  serait  pas  facile  de  convaincre  mon  mari  de 
vos  bonnes  Intentions. 

Gabor.  —  Est-Il  donc  si  soupçonneux? 

Joséphine.  — 11  ne  létait  pas  autrefois;  mais  le  temps  elle  mal- 
heur l'ont  fait  tel  que  vous  le  voyez. 

Gabor.  — J'en  suis  fâché  pour  lui  :  le  soupçon,  pesante  armure, 
embarrasse  celui  qui  la  porte  plus  qu'elle  ne  le  protège.  Bonne  nuit! 
j'espère  le  revoir  à  la  pointe  du  jour.  (Gabor  sort.  —  Idenstein 
rentre  accompagné  de  quelques  paysans;  Joséphinese  retire  à  l'ex- 
trémité de  la  salle.) 

Premier  paysan.  —  Mais  si  je  me  noie? 

Ide.nstein.  —  Eh  bien  !  lu  seras  largement  payé  pour  cela,  el  je 
ne  doute  pas  que  tu  n'aies  souvent  risqué  plus  que  la  noyade  poiir 
bien  moins. 

Second  paysan.  —  Mais  nos  femmes  et  nos  enfants? 

Idenstein.  —  Ne  peuvent  y  perdre,  et  y  gagneront  peut-être. 

Troisième  paysan.  —  Je  n'en  ai  point ,  moi  ;  et  je  tenterai  l'a- 
venture. 

Idenstein.  —  C'est  bien  ,  cela!  Voilà  un  brave  garçon  ,  digne 
de  faire  un  soldat.  Je  te  ferai  entrer  dans  les  gardes  du  prince  si  tu 
réussis,  et  en  outre  lu  auras,  en  belles  pièces  neuves,  bien  luisantes, 
deux  ihalers. 

Troisième  paysan. —  Pas  davantage! 

Idenstein.  —  FI  de  ton  avarice!  Comment  un  vice  si  bas  peut-il 
s'allier  à  tant  d'ambition  ?  Je  le  dis,  l'ami,  que  deux  Ihalers  subdi- 
visés en  petite  monnaie  consliluent  un  trésor.  Est-ce  que  cinq  cent 
mille  héros  ne  risquent  pas  journellement  leur  vie  et  leur  àme 
pourle  dixième  d'un  thaler? Quand  as-lu  possédé  la  moitié  de  celte 
somme  ? 

Troisième  pay'san.  —  Jamais...  pourtant  il  m'en  faut  trois. 

Idenstein.  —  Ah  !  tu  oublies,  coquin,  de  qui  lu  es  né  le  vassal. 

Troisième  paysan.  —  Je  suis  vassal  du  prince  et  non  d'un 
étranger. 

Idenstein.  — Maraud!  en  l'absence  du  prince,  c'est  mol  qui  suis 
ici  souverain  ;  et  le  baron  est  une  de  mes  connaissances  particuliè- 
res, el  même  un  peu  mon  parent.  «  Cousin  Idenstein  ,  m'a-t-il  dit, 
vous  mettrez  en  réquisition  une  douzaine  de  vilains.  »  Par  consé- 
quent ,  vilains,  en  avant!...  marchez  !...  marchez,  vous  dis-je!  et 


342 


LLS  VLiLLiiLS  UilLUAIULS  ILLlbliUiLS, 


Fi  iin  spiil  I'll  lie  CO  paiiiii'l  csl  rnniiilli''  par  les  llols  de  l'Oilnr.  prc- 
iK'z-y  panic  :  iiniir  rhacnie  fi-iiillc  ilo  |i.i|i|it  t-'AU'i; ,  iiin"  dc  \ns 
pciiin  sera  coiiverlie  eii  (larelioiuin  el  tundue  sur  un  lamlioiir, 
cmiiineeelle  dc/iska.  aliii  de  Latin:  lagénénde  coiilrc  lous  les  va"!- 
nMi\  n'fiaclaires  qui  se,  rcfiiseiil  à  faire  l'iin|iossible...  Parlez,  vers 
de  lerre  I     (//  iort  ca  les  r/i(t.ssaiil  divmit  lui.) 

JiiSKPiiiNB  ,  s'araiiaint.  —  (lue  ne  puis- je  fuir  le  s|ieclaple  trop 
fiéquenl  de  celte  tyrannie  fé<»dale  exercée  sur  d'impuissantes  ^ic- 
liuieg.  Ne  pouvant  rien  pour  elles,  je  ne  veux  pas  ôlre  témoin  de 
leurs  Si  tu  lira  II  ors.  Ici  même  ,  dans  celte  oliscure  bourgade,  dans  ce 
«Muton  ignoré,  on  relrouve  l'insolonee  de  la  médiocrité  cinors  de 
plus  iiuliL'iMiis  (pielle,  l'orfiucil  de  In  doiueslicllé  des  noliles  h  l'é- 
gard d  une  classe  plus  ser\ilc  encore,  et  le  vice  misérable  alTeclant 
un  faste  en  liailbuis!  tj'iel  élal  de  choses  I  Hans  ma  clière  Toscane, 
ce  |ia.>s  (piécliaulTe  un  doux  soleil,  les  nobles  étaient  citoyens  et 
luarcliunds  ,  comme  les  Medicis.  Nous  avions  nos  maux;  mais 
ils  ne  ressemblaienl  pas  à  ceux-ci.  La  pauvreté  n'exclue  pas  le 
bonlieiir  de  nos  joyeuses  et  fertiles  vallées;  cliatiue  uiin  d'bcrbe  est 
un  aliment,  el  de  cliaque  panifire  coule  oc  breuvage  enchanteur 
(pii  réjouit  le  cœur  de  Iboiumc;  c'est  l;i  qu'un  soleil  bienfaisant  ra- 
rement voilé  par  les  nuages,  ou  du  moins  laissant  après  lui  sa  cha- 
leur pour  consoler  de  l'absence  de  ses  rayons ,  rend  les  mortels 
j)lus  heureux,  sous  un  manteau  usé  ou  sous  une  robe  légère,  que  les 
rois  ne  le  sont  sous  leur  pourpre  splendide.  Mais  les  despotes  du 
Nnrd  paraissent  vouloir  imiler  le  veut  glacial  de  leur  climat;  leur 
tyrannie  pénètre  jusque  sous  les  haillons  du  vassal  greloiaiit  pour 
lui  torturer  l'dme  comme  les  frimas  lui  torlurcnt  le  corps!  ICI  voilà 
les  souverains  parmi  lesquels  mon  mari  brûle  de  prendre  place  I 
Va  telle  est  la  force  de  son  orgueil  nobiliaire...  qu'il  a  résisté  à  vingt 
iiiinées  de  traitements  tels  que  pas  un  père  dans  une  classe  plus 
humble  n'aurait  le  courage  de  lusinlliger  iisoii  (ils!  Mais  moi,  dont 
la  naissance  eslaussi  noble,  j'ai  reçu  de  la  tendresse  paternelle  une 
leçon  bien  dilTérenle.  0  mon  père!  que  ton  âme,  longtemps  éprou- 
vée ici-bas,  cl  qui  maintenant  goûte  dans  le  ciel  le  repos  des  élus, 
jette  un  regard  sur  nous  et  sur  noire  Ulrich,  ce  Bis  dont  nous  appe- 
lons impatiemment  le  retour!  J'aime  mou  fils  comme  lu  m'as  ai- 
mée! Mais  que  vois-je?  Werner,  est-ce  toi?  list-il  possible?  lin 
(|uel  état  te  voilai  (WEBMiB  entre  bnisfjufmcnl,  un  vouleuu  a  la 
main  ,  par  le  panneau  secret,  qu'il  ferme  précipitummcnt  après 
lui.) 

•WiîRNER,  qui  (l'abord  ne  reconnait  pas  sa  femme.  —  Je  suis  dé- 
couvert !  en  ce  cas,  la  morl [La  reconnaissant.)  Ah  !  Joséphinel 

jiounpioi  ne  reposes-tu  |)as? 

Joséphine.  —  Reposer!  Mon  Dieu  !  que  signifie  tout  cela? 

Wehnkr,  montrant  un  rouleau  d'or.  —  Voilà  de  l'or...  cet  or, 
Josi'phine,  nous  délivrera  d'undonjim  délesté. 

Josiii'iiiNE.  —  Coinmciit  l'as-tu  acquis?...  ce  couteau... 

\\'ei\nkr.  —  Il  n'est  ]ias  teint  de  sang...  pas  encore!...  parlons  .. 
rendons-nous  h  noire  chambre. 

JosÉpiii.NE.  —  Mais  d'où  vieiis-tu? 

\\  ERNER.  —  Ne  me  le  demande  pas!  Songeons  seulement  où  nous 
irons  ..  Ceci...  ceci  nous  ouvrira  un  chemin...  {.Montrant  l'or.)  Je 
les  délie  niainleiiani  ! 

JosEPiiiMj  —  Je  n'ose  te  croire  coupable  d'un  acte  qui  puisse 
t'inipnmcr  le  déshonneur. 

VViiRNEB.  —  Le  déshonneur  I 

JosÉPiiiiNË.  —  Je  lai  dit. 

Werner. —  Kloignons-nous;  c'est  la  dernière  nuit  que  nous  pas- 
sons ici.  je  l'espère. 

Josephine.  —  lit  moi  je  souhaite  que  ce  ne  soit  pas  la  pire. 

Werner.  — Tu  le  souliailesl  moi  je  suis  sûr.  Mais  regagnons 
notre  chambre. 

Josephine.  —  Encore  une  question...  qu'as-tu  f.iil  ? 

Wehner,  d'un  air  faroucUe.  —  Je  nie  suis  abstenu  de  faire  ce 
qui  ;>uraii  tout  arr/ingé  pour  le  mieux;  n'y  peusunsplus  I  Partons  ! 

Joséphine.—  ilélas!  pourquoi  faut -il  que  je  doute  de  loi!  [Ils 
surlent.] 


ACTE  U. 

SCÈNE  PUliMlÈRE. 

Une  autre  salle  du  même  château. 

IDENSTEIN  entre  avec  I'ritz  et  d'autres  vassaux. 

Idenstein.  —  La  belle  affaire!  la  superbe  afl'aire!  l'honnête  af- 
faire !  un  baron  volé  dans  le  cliàleau  d'un  prince  !  où  jamais  ,  jiis- 
tpi  à  i:e  jour,  pareil  crime  n'était  arrivé! 

Trit/..  —  La  clio.se  n'était  guère  possible,  à  moins  que  les  rats  ne 
dérobasscul  aux  souiis  quelques  lambeaux  de  tapisserie. 


Idenstein.  —  Oh!  faul-il  qiiej'.iii'  véro  pi-iir  iMre  lémnln  d'un  p.l- 
reil  jour  !  L'honneur  de  noire  endroit  est  perdu  h  jamais. 

Fritz.  —  Fort  bien;  mais  il  s'agit  de  découvrir  le  roiipable.  Le 
baron  e.st  déterminé  à  ne  pas  perdre  cette  somme  sans  faire  des  re- 
cherches. 

InENsTEiN.  — El  moi  aussi. 

Fritz.  —  Mais  qui  soupçonnez-vous? 

Ide.vstein.  —  (Jui  je  soupçonne?  loul  le  monde  :  dehors...  d»  • 
dans...  en  haut...  eu  bas...  le  ciel  nie  soit  en  aide  I 

Fritz.  —  La  chambre  n'a-l-ellc  pas  d'autre  entrée* 

InENsTEiN.  —  Aucune  nuire. 

Fritz.  —  En  éles-vous  sûr? 

loENSTEiN.  —  Très  sûr.  J'ai  vécu  ici  depuis  ma  naissance,  et  s'il 
y  avait  des  issues  dérobées,  je  les  aurais  vues,  ou  j'en  aurais  en- 
tendu parler. 

Fritz  —  Alors  le  voleur  doit  être  un  homme  qui  avait  a' ces 
dans  l'antichambre. 

Idenstein.  —  Sans  aucun  doute. 

Fritz.  —  Ce  Werner  est-il  pauvre? 

Idenstein.  —  Pauvre  comme  un  cancre.  Mais  il  est  logé  bien 
loin  dans  l'autre  aile,  qui  n'a  aucune  coinmûnicalion  avec  la  cham- 
bre du  baron  :  ce  ne  saurait  être  lui.  En  outre,  je  lui  ai  dit  bonsoir 
«lans  la  grande  salle  qui  est  presque  h  un  mille  d  ici ,  el  qui  ne 
conduit  qu'à  son  apparlcmenl;  je  l'ai  uuillé  au  moment  1116  1  c  où 
ce  vol.  cet  infûtnc  larcin  parati  avoir  6le  commis. 

Fritz. —  El  cet  aiilre,  l'étranger? 

Idenstein.  —  Le  Hongrois? 

Fritz.  —  Celui  qui  a  aidé  à  repêcher  le  baron  dans  l'Oder  ? 

Idenstein  —  La  chose  n'est  pas  impossible.  Mais  ,  à  propos...  ne 
jioun ail-ce  pas  être  quelqu'un  de  vos  gens? 

Fritz.  — Comment?  nous,  monsieur? 

Idenstein.  —  Non  ..  je  ne  dis  pas  vous  ,  mais  quelque  valet  en 

sous-ordic.  Vous  dites  (juc  le  baron  dormait  dans  le  lauleuil le 

fauteuil  de  velours...  avec  sa  robe  de  chambre  brodée  ;  devant  lui 
était  la  table  ;  sur  la  table  ,  un  pupilre  avec  des  lettres,  des  papiers 
et  plusieurs  rouleaux  d'or,  dont  un  seul  a  disparu;  la  porte  n  était 
pas  fermée  au  verrou l'accès  en  était  facile. 

Fritz.  —  Mon  bon  monsieur,  ne  soyez  pas  si  prompt;  la  probilé 
du  rorjis  qui  forme  la  suite  du  baron  est  irréprochable,  >le[)uis  l'in- 
Icndaiil  jusqu'au  marmiton  :  je  ne  jiarle  pas  des  choses  lionnêles  el 
permises,  fournitures  cl  mémoires,  noids ,  mesures,  office,  cave, 
sommellerie,  où  chacun  peut  faire  de  petits  profits;  comme  aussi 
dans  les  noris  de  lettres,  la  perception  des  fermages,  les  provisions, 
les  pois  de  vin  convenus  avec  les  honnêtes  marchands  qui  fournis- 
sent nos  nobles  maîtres  ;  mais  quant  à  des  vols  mesquins  ,  à  des 
filouteries  directes,  nous  les  méprisons  comme  nous  méprisons  nos 
raailieureux  gages.  El  puis,  si  l'un  de  nos  gens  avait  fait  la  chose, 
aurail-il  eu  la  simplicité  de  s'exposer  à  la  potence  pour  un  .seul 
rouleau  ?,..  il  aurait  fait  ràlle  du  tout ,  et  eût  enlevé  jusqu'au  pupi- 
tre ,  qui  est  portatif. 

Idenstein.  —  Il  y  a  de  la  justesse  dans  ce  raisonnemenl. 

Fritz.  —  Non  ,  monsieur,  soyez-en  persuadé,  le  coupable  nô 
fait  point  partie  de  notre  corps;  c'est  quelque  petit  lilou  vulgaire, 
sans  génie  el  sans  art.  Toute  la  question  est  de  savoir  qui  a  pu  jié- 
néirerdans  la  chambre,  après  le  Hongrois  el  vous. 

Idensticin.  —  Vous  ne  me  soupçonnez  pas,  sans  doute? 

Fritz.  — Non,  monsieur,  j'honore  trop  vos  talents. 

Idenstein.  —  El  mes  principes,  j'espère? 

Fritz.  — Cela  va  sans  dire.  Mais  à  la  question!  Que  reste-l-il  à 
faire? 

Idenstein.  —  Rien...  mais  beaucoup  à  dire.  Nous  offrirons  une 
récompense;  nous  remuerons  ciel  el  lerre;  nous  ferons  agir  la  po- 
lice '(pioiqu'il  n'y  en  ait  pas  de  plus  rapprochée  que  celle  de  Fraiic- 
forl  ;  nous  poserons  des  afliches  à  la  main  (car  nous  n'avons  pas 
d'imprimeur;  ;  el  mou  clerc  se  chargera  de  les  lire  (car  il  n'y  a 
guère  ici  que  lui  et  moi  qui  sachions  lire)  ;  nous  enverrons  Dos  vas- 
saux pour  déshabiller  bs  mendiants  et  touiller  les  poches  wdes; 
nous  ferons  arrêter  tous  les  bohémiens,  tous  les  gens  sales  el 
mal  vêtus.  Si  nous  ne  mettons  pas  la  main  sur  le  coupable,  nous 
aurons  dû  moins  des  prisonniers:  el  quant  à  l'or  du  baron....  si  on 
ne  le  trouve  pas,  du  moins  il  aura  la  grande  satisfaction  d'en  dé- 
penser deux  foislii  valeur  pour  évoquer  l'ombre  de  ce  rouleau.  Voilà, 
j'espèn- ,  une  cure  alcbiiuique 

Fritz.  —  Le  baron  eu  a  trouvé  une  meilleure. 

Idenstein.  —  Oui  ? 

Fritz.  —  Dans  un  immense  héritage.  Le  comte  Siegendorf ,  son 
parent  éloigné,  est  mort  près  de  Prague,  dans  son  chàleuu  ;  et 
monseigneur  va  prendre  possession  du  domaine. 

Idenstein.  —  N'y  avait-il  pas  un  héritier  direcl? 

Fritz  — Peste!  oui;  mais  dès  longlem])s  on  l'a  perdu  de  vue, 
cl  peut-être  u'est-il  plus  de  ce  niouile.  C  était  un  enf.int  pmdigiie,' 
éloigné  depuis  vingt  ansde  son  )ière.  lequel  a  refusé delucr  pour  lui 
le  veau  gras;  par  conséquent,  s'il  vit  encore,  il  doit  être  dans  quel- 
que coin  occujie  à  mâcher  des  cosses  de  pois-  .Mais  s'il  venait  à  pa- 


ŒUVRES  COxMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


343 


railre,  le  b.iron  Iromcrait  le  moyen  de  le  faire  taire  :  c'est  un  grand 
poliliqiie.  et  il  a  lieaucoup  d'inliitence  dans  certaines  cours. 

iDr.NSTEiN.  —  C'est  fort  lieurcux. 

1'"ritz.  —  11  existe  bien,  d'ailleurs,  un  petit-fds  que  le  feu  comlo 
avail  retiré  des  mains  du  prodigue,  et  élevé  comme  son  héritier  ;  mais 
sa  naissance  est  douteuse. 

InKNSTEiN. — Comment  cela? 

Fritz. — Son  père  avait  contracté  un  mariage  d'amour,  une  sorte 
de  mariage  de  la  main  gauche  avec  la  fille  aux  yeux  noirs  d'un 
exilé  italien,  noble  aussi,  dit-on ,  mais  parti  peu  sortablc  pour  une 
maison  telle  que  celle  des  Siegendorf.  Le  grand -père  vit  cette  al- 
liance avec  déplaisir;  et  quoiqu'il  eût  pris  l'enfant  avec  lui,  il  ne 
voulut  jan)ais  revoir  ni  le  père  ni  la  mère. 

iDENSTEiN.  —  Si  le  jeune  homme  a  du  cœur,  il  peut  encore  faire 
valoir  ses  droits,  et  filer  une  trame  que  voire  baron  aura  de  la  peine 
à  débrouiller. 

Fritz  —  Du  cœur,  il  n'en  manque  pas  ;  on  dit  qu'il  offre  un  heu- 
reux mélange  des  qualités  de  sa  famille...  impétueux  comme  son 
père,  politique  comm^^on  aïeul;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange, 
c'est  qu'il  a  disparu  i^msi,  Jl  y  a  quelques  mois. 

iDENSTEiN.  —  Par  quel  diable?... 

Fritz.  —  Tout  juste,  le  diable  seul  peut  lui  avoir  mis  en  tête 
de  partir  dans  un  moment  aussi  critique,  à  la  veille  de  la  mort  du 
vieillard,  dont  son  absence  brisa  le  cœur. 

IniiKSTEi.N.  —  N'a-t-on  assigné  aucune  cause  à  ce  départ? 

Fritz.  —  Mille  causes  diverses,  dont  peul-être  aucune  n'est  la 
véritable.  Les  uns  ont  dit  qu'il  éiait  allé  à  la  recherche  de  ses  pa- 
renls;  d'autres,  qu'il  a  voulu  s'affranchir  de  la  contrainte  que  lui 
imposait  le  vieillard  (mais  cela  n'est  guère  probable,  car  ce  dernier 
en  raffolait).  Un  troisième  prétendait  qu'il  avait  été  prendre  du  ser- 
vice dans  les  armées;  mais  la  paix  ayant  suivi  de  près  son  départ, 
il  serait  maintenant  de  retour.  Un  quatrième  enfin  conjeclur.iit  cba- 
rilablement,  d'après  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'étrange  et  de  mysté- 
rieux, que  le  jeune  homme,  dans  la  sauvage  exubérance  de  sa  na- 
ture, élait  allé  se  joindre  aux  bandes  noires  qui  dévastent  la  Lusace, 
les  montagnes  de  la  Bohême  et  la  Silésie,  depuis  que  la  guon-e  a 
l'ait  place  à  un  système  de  brigandage,  chaque  troupe  ayant  son 
chef,  et  chefs  et  soldais  ligués  contre  le  genre  humain. 

InENSTEiN.  —  Impossible  !  un  jeune  héritier,  élevé  d.nns  le  luxe 
et  l'opulence,  risquer  son  honneur  pour  vivre  avec  des  soldats  li- 
cenciés, des  gens  sans  aveu. 

Fritz.  —  Le  ciel  sait  ce  qu'il  en  est  !  mais  certaines  natures  sont 
tellement  imbues  d'un  goût  farouche  pour  les  entreprises  hasar- 
deuses, qu'elles  cherchent  le  péril  comme  un  plaisir.  Rien  ne 
pi'ut  civiliser  l'Indien  ni  apprivoiser  le  tigre,  leur  enfance  fùt-elle 
nourrie  de  lait  et  de  miel.  Après  tout  vos  Wallenstein,  vos  Tilly, 
vos  Gusiave,  vos  Banner,  vos  Torstenson  et  vos  Weimar  n'étaient 
que  des  brigands  sur  une  grande  échelle;  maintenant  qu'ils  on  dis- 
paru et  que  la  paix  est  proclamée,  ceux  qui  veulent  se  livrer  au 
même  passe-temps  doivent  agir  pour  leur  comple.  Mais  voici  le  ba- 
ron avec  le  Saxon  qui  a  le  plus  contril)ué  à  le  sauver,  et  qui  a 
quille  ce  malin  la  chaumière  sur  les  rives  de  l'Oder. 

(Stralenheim  e7itre  avec  Ulrich.) 

Stralenheim.  —  Généreux  étranger,  en  refusant  toute  récom- 
pense, vous  me  réduisez  à  ne  pouvoir  vous  payer  ma  dette  même 
en  paroles  ;  et  vous  me  faites  rougir  de  la  stérilité  de  ma  reconnais- 
sance, comparée  à  ce  que  voire  courage  a  fait  pour  moi. 

Ulrich.  —  Ne  parlons  plus  décela,  je  vous  prie. 

Stralenheim.  —  Mais  ne  puis  je  vous  èlre  utile?  Vpus.êles  jeune, 
cl  voire  nature  est  de  celles  qui  produisent  les  héros  ;  vous  êtes 
bien  l'ait,  brave  :  le  .service  que  vous  m'avez  rendu  en  est  la  preuve; 
et  sans  doute  avec  des  qualités  aussi  brillantes,  vous  alT'i'onleriez 
les  glorieux  périls  de  la  guerre  ,  comme  vous  avez  bravé  la  fureur 
des  eaux  pour  sauver  un  inconnu  d'une  mort  imininenle.  Vous  êtes 
né  pour  la  carrière  des  armes.  J'ai  servi  moi-même ,  j'occupe  un 
grade  que  je  dois  h  ma  naissance  et  à  mes  services  ;  j'ai  des  amis 
qui  seront  les  vôires.  Il  est  vrai  qu'un  intervalle  de  paix  est  peu 
favorable  à  une  pareille  profest;ion;  mais  avec  l'inquiéiude  qui  tra- 
vaille les  esprits,  cet  état  de  choses  ne  peut  être  d  une  longue  du- 
rée; après  trente  ans  de  combals,  la  paix  n'est  qu'une  petite  guerre 
dont  chaque  forêt  est  le  théâtre,  ce  n'est  vérilableilieiU  qu'une  (rêve 
armée.  Lin  attendant  les  hostilités  sérieuses,  vous  pourrez  oblenir 
un  grade,  simple  point  de  départ  pour  un  autre  plus  élevé  ;  el,  par 
mon  influence,  vuus  ne  sauriez  manquer  d  arriver  aux  plus  hauts 
postes.  Je  parle  du  Brandebourg,  où  je  suis  en  crédit  auprès  de  l'é- 
lecieiu';  en  Bohème,  où  nous  sommes  en  ce  moment,  je  suis  étran- 
ger comme  vous. 

Ulrich.  —  Je  suis  saxon,  monsieur,  comme  vous  le  voyez  à  mon 
roslume,  et  naturellement  je  dois  mes  services  à  mon  souverain;  si 
je  décline  votre  offre,  c'est  avec  le  môme  sentiment  qui  vous  l'a  in- 
spirée. 

Stralenheim.  —  Comment  donc  1  mais  c'est  une  véritable  usure  ! 
Je  \ousdois  la  vie,  et   vous  me  rolusez  le  mojen  d'acunller  1  in- 


térêt de  ma  dclle.  pour  accumuler  sur  moi  de  nouvelles  obligations 
jusqu'à  ce  que  j'en  sois  écrasé  ! 

Ulrich.  —  Attendez  pour  le  dire,  que  j'en  réclame  le  paiement. 

Stralenhei.m.  —  Ainsi,  monsieur,  puisque  vous  ne  voulez  rien 
accepter.  .  vous  êtes  de  nais.sanco  noble? 

Ulrich.  —  Ma  famille  passe  pour  telle. 

Stralenheim.  —  Vos  actions  le  prouvent.  Puis-je  vous  deman- 
der votre  nom  ? 

Ulrich.  —  Ulrich. 

Stralenheim  —  Le  nom  de  votre  famille  ? 

Ulrich.  —  Quand  je  m'en  .serai  rendu  digne.,  je  vous  répondrai. 

Stralexheiji,  à  part.  —  C'est.  Sans  doute  un  Anjricbien  que  la 
prudence  oblige  à  cacher  son  origine  sur  ces  frontières  sauvages, 
où  le  nom  de  son  pays  est  abhorré.  [Haut  à  Fritz  et.  à  Idenstein). 
Eh  bien  I  messieurs,  avez-vous  réussi  dans  vos  recherches? 

Idenstein.,  —  Passableraeni,  monseigneur. 

SxRALpNHEiM.  —  Le  volcur  est  donc  pris? 

Idenstein.  —  Mais...  pas  posilivemenl. 

Stralenheim.  —  Ou  du  moins,  soupçonné? 

Idenstein.  —  Ah  !  pour  cela  oui,  très  fortement  soui)çon  né. 

Stralenheim.  —  Qui  peut-il  être? 

Idenstein.  —  Ne  puurriez-vous  pas  nous  le  dire,  monseigneur? 

Stralenheim.  —  Couiinent  le  pourrais-je,  je  dormais. 

Idenstein.  —  Et  moi  aussi,  ee  qui  fait  que  je  n'en  sais  pas  plus 
que  'Votre  Excellence. 

Stralenheim., —  Imbécile  ! 

Idenstein.  —  Si  Votre  Seigneurie,  qui  a  été. volée,  ne  reconnaît 
pas  le  voleur,  comment  moi,  qui  ne  l'ai  pas  été,  le  distinguerais-jo 
parmi  tant  de  gens?  Permctlez-moi  dédire  il  Votre  Exeellence  tiue 
rien  ne  peut  faire  connaître  le  voleur  à  la  vue  :  il  ressend)le  à 
tout  le  monde,  et  peut-être  a-t-il  encore  meilleure  mine  que  d'au- 
tres. Ce  n'est  qu'à  la  barre  du  tribunal  et  en  prison  que  les  gens 
avisés  reconnaissent  un  criminel  :  que  l'homme  qui  vous  a  volé  y 
paraisse  seulement,  et  j'en  réponds,  coupable  ou  non,  son  visage 
le  fera  condamner. 

Stralenheim,  à  Fritz.  —  Dis-moi,  Fritz;  qu'a-t-on  l'ait  pour  se 
mettre  sur  les  traces  du  voleur  ? 

Fritz.  —  Ma  foi,  monseigneur,  on  n'a  guère  fait  jusiju'à  [)réscnt 
que  des  conjectures. 

Stralenheim  —  Sans  parler  de  la  perte,  qui,  je  l'avoue,  m'affecte 
en  ce  moment  d'une  manière  sensible,  je  désirerais  découvrir  le 
coupable  par  des  motifs  d'ordre  publie;  car  un  voleur  aussi  adroit, 
capable  de  se  faire  jour  parmi  mes  gens,  de  traverser  un  si  grand 
nombre  de  chambres  éclairées  et  habitées,  d'arriver  jusqu'à  moi 
pendant  mon  sommeil,  et  de  me  dérober  mon  or  sous  mes  yeux  à 
peine  fermés un  tel  coquin  aurait  bientôt  dévalisé  votre  bour- 
gade, monsieur  l'intendant.       ,  ^ 

Idenstein.  —  Cela  serait  à  craindre ,  s'il  y  nvait  ici  quelque 
chose  à  prendre. 

UiJiicH.  —  De  quoi  donc  s'agit-il  ? 

Stralenheim.  —  Vous  n'êles  venu  nous  r  joindre  que  ce  malin 
ft  vous  ne  pouvez  pas  encore  savoir  qu'on  m'a  volé  la  nuit  der- 
nière. 

Ulrich.  —  J'en  ai  entendu  dire  quelque  chose  en  traversant  le 
vcsiib'ile,  mais  voilà  tout. 

Stralenheim.  —  C'est  un  étrange  événement.  Voici  l'affairi'. 
J'élais  endormi  dans  un  fauteuil,  ayant  devant  moi  une  table  sur 
laquelle  il  y  avait  de  l'or  (en  plus  grande  ipiantilé  que  je  n'en  vou- 
drais perdre);  un  coquin  sublil  est  parvenu  à  se  faire  jour  à  travers 
mes  domeslicjues  et  leS  gens  du  château  ,  et  m'a  emporté  cent  du- 
cats ,  que  je  ne  serais  pas  fàclié  de  reirouver.  Voilà  tout.  Comme  je 
me  sens  encore  faible,  voudriez-vous,  au  service  important  que  \ous 
m'avez  rendu  hier,  en  ajouter  un  autre  moins  considérable,  mais 
auquel  je  mels  quelque  prix?  c'est  d'aider  ces  gens,  qui  me  parais- 
sent un  peu  tièdcs,  à  recouvrer  mon. argent. 

Ulrich. — Très  voloniiers,  et  sans  perdre  de  temps...  [.Hdenstciii.) 
Venez  avec  moi,  monsieui'. 

Idenstein.  —  On  avance  rarement  les  choses  avec  tant  de  hâte, 
et... 

Ulrich. — On  les  avance  bien  moins  encore  en  ne  bougeant 
pas...  Nous  causerons  en  marchant. 

Idenstein.  —  Mais... 

Ulrich.  —  Montrez-moi  l'endroit  d'abord. 

Fritz.  —  J'irai  avec  vous,  monsieur,  si  Son  Excellence  veut  Lieu 
le  permettre. 

Stralenheim.  —  Va,  et  emmène  avec  loi  ce  vieil  âne. 

Frit/,.  —  Parions  ! 

Ulrich,  à  Idenstein.  —  Viens,  vieil  oracle,  et  lu  nous  expliqueras 
tes  énigmes.  (//  sort  avec  Idenstein  et  Fritz-} 

Stralei>ueim  ,  .seul.  —  Voilà  un  jeune  homme  résolu,  actif, 
à  1  air  militaire  ;  beau  comme  Hercule  avant  le  premier  de  ses 
travaux  I  Quand  il  est  en  repos,  son  front  révèle  des  pensées 
au-dessus  de  son  âge,  jusqu'à  ce  (juc  son  regard  s'anime  sous 
le   reeard   qui    1  interroge.    Je    voudrais  me  latlaciicr.    J'ai  be- 


3'»V 


LCS  VKIM.KKS  I.IUKIIAIUKS  !l.l,l)STI«l',KS. 


Foin  <le  qnoliiiirs  psprils  de  celle  Irempo  ;  rnr  il  Tan'lrn  liilirr 
|MHir  (it)U'iiir  col  lirrilnRC  ,  cl  je  ne  suis  |i;is  lininiMC  îi  I'a- 
li.iiiilnnnor  sans  rnnibat.  II  en  est  ainsi  de  ceux  i|'ii  sinterimsenl 
iMilic  nioi  el  I'libjcl  de  mes  désirs.  Le  jeune  prélen<lant  esl.  dil-on, 
jiltin  (le  cinir  ;  mais,  dans  un  moinenl  de  ra|irloc'  <iii  de  folie,  il  a 
ilis|iarii  .  laissant  à  la  fortune  le  soin  de  défendre  ses  droits  :  e'est 
ficn!...  I.c  père,  que  je  suis  à  la  pisic  depuis  qui-Uiues  années, 
foninie  pourrait  le  faire  un  limier,  sans  jamais  l'apercevoir  ,  mais 
nnssi  sans  jamais  perdre  sa  trare,  était  parvenu  îi  me  mettre  en 
d'faut;  mais  ici  je  le  liens,  cl  tout  est  pour  le  mieux.  Ce  doit  (>lre 
lui  !  Inut  me  le  dit.  Oui,  cet  liommc,  son  aspect,  le  mystère  et  l'épo- 
que de  son  arrivée,  ce  (pie  l'intendant  me  dit  de  l'.iir  de  (lignit(S  et 
(le  l'aspect  étranpcr  de  sa  femme,  l'antipalliic  <|ui  s'est  manifestée 
entre  nous  dts  notre  preinic're  rencontre,  comme  le  lion  et  le  ser- 
pent reculent  en  présence  1  un  de  l'autre,  tout  m'afTermit  dans  ccllr: 
opinion.  Quoi  qu'il  en  soit ,  nous  nous  mesurerons.  Dans  (pieUpies 
heures,  l'ordre  arrivera  de  Francfort,  si,  comme  le  temps  l'annonce, 
le  lleii\e  ne  conlinue  pas  à  monter.  Je  mettrai  ce  prétendu  Werner 
en  sùrelé  d.ins  une  prison  où  il  devra  faire  Cfjnnaîtrc  son  élat  et  son 
nom  véritables.  Kl  lors  même  qu'il  ne  serait  pas  ce  que  je  soup- 
çonne, quel  mal  y  aura-t-il  après  tout?  l"c  vol  lui-même  (à  part  la 
perte  réelle)  est  un  incident  lieureux.  Notre  homme  est  pauvre  ,  et 
|iar  conséquent  suspect;  il  est  inconnu,  et  nécessairement  sans  dé- 
f''nse...  11  est  vrai  que  nous  n'avons  pas  de  preuve  de  sa  culpabi- 
lilé...  mais  quelles  preuves  at-il  de  son  innocence  ?  Si,  sous  d'autres 
rapports,  c'élait  un  homme  indilTérenl  pour  moi,  je  souiiçonneiais 
plutôt  le  Hongrois,  en  qui  je  remarque  des  choses  qui  luiine  |)lai- 
sent  pas,  et  qui  d'ailleurs,  à  l'e.xccplion  de  1  intenclant.  des  jreiis  du 
prince  et  des  miens,  a  été  seul  admis  dans  mon  aitparlemi-ni. 

(GABon  entre). 

I'll  bien  !  ami,  comment  vous  trouvez-vous? 

(î.viioii.  —  Comme  lessens  ((ui  se  trouvent  bien  partout,  quand 
ils  ont  soupe  et  dormi  n'imporle  comment ...  et  vous,  monseifineur  ? 

STii\Li;.Mii3i.M.  —  Chez  moi,  I  ariicle  du  repos  va  mieux  (jue  celui 
de  la  bourse;  mon  auberge  va  probablement  me  couler  cher. 

(iMion.  —  J'ai  entendu  [larlcr  de  votre  perle  ;  mais  c'est  une 
ba;,'alelle  pour  vous. 

STnAi.KMiKi.M.  —  Vous  pcusericz  aulrement  peut-tîlre  si  vous 
étiez  le  perilaiit. 

CiAnoii.  —  Je  n'ai  jamais  eu  tant  d'arpent  à  la  fois,  et  je  ne  puis 
pa!-  conséquent  décider  la  question.  Mais  je  vous  cherchais.  Vos 
Courriers  sont  re.enus  sur  leurs  pas...  je  les  ai  rencontrés  en  route. 

.^th.\li:nhi;i.m.  —  Vous!  comment? 

l^ianoR.  —  A  la  poinle  du  jour,  j'ai  été  voir  où  en  étaient  les  eaux, 
impaiient  que  j'étais  de  continuer  mon  voyage.  Vos  mes.sagers  se 
.sont  Irouvés  comme  nioi  dans  la  nécessité  d'atlenure;  cl,  voyant 
qii  il  n'y  a  pas  de  remède,  je  me  résigne  au  bon  plaisir  du  fleuve. 

STiiALEMitiiM. —  Les  vauriens  niérileraient  d'être  au  fond!  Pour- 
i|(ioi  n'oiit-ils  pas  du  moins  tenté  le  passage 'i  je  l'avais  ordonné  h 
tous  risques. 

Gabor.  — 3i  vous  aviez  pu  ordonner  aux  flots  de  l'Oder  de  s'en- 
Ir  ouvrir,  comme  lit  Moïse  à  la  mer  Kouge,  et  si  l'Oder  vous  eût 
obéi,  ils  auraient  sans  doule  tenté  l'aventure. 

Stbalemieim.  —  H  faut  que  je  voie  cela;  les  marauds!  les  niisé- 
rabbîs  !...  mais  ils  me  le  paieront  !  {.Stralen/ieim  sort.) 

G\bor,  seul. — Voilà  bien  mon  noble,  féodal  et  cgoisic  baron! 
ré|iiliiiiié  de  ce  qui  nous  reste  des  preux  chevaliers  du  bon  vieux 
lumps!  Hier,  il  aurait  donné  ses  domaines  (s  il  m  a),  cl  plus  encore, 
SCS  seize  quartiers,  pour  autant  d  air  qu'il  en  lieiil  d.uis  une  vessie, 
pendant  que,  la  tête  à  demi  sortie  de  la  poriière  de  sou  carrosse  sub- 
iiicigé  ,  il  se  débattait  avec  les  flots;  et  niaintcnanl,  il  s'emporte 
C(Uilre  une  demi-douzaine  de  valets,  parce  qu'eux  aussi  lionnent  ù 
leur  vie!  Mais  il  a  raison,  cet  attachement  est  bien  étrange  de  leur 
part  dans  un  monde  où  un  pareil  liommo  a  le  droit  de  leur  faire 
loot  risquer  au  gré  de  son  cap.rice.  0  monde!  tu  n'es  véritablement 
qu'une  triste  plaisanterie  1  {Gubtir  sort .) 


SCKNR  II. 

L'appariemcnt  de  Werner  dans  le  château. 

/entrent  JOSEPHINE  et  ILniCII. 

Josi:pii!M".  —  Reste  ainsi  un  moment,  que  je  le  regarde  encore! 
î\lnii  Ulrich!...  mon  bien-aimél...  se  peut-il...  après  douze  ans? 

L'luicii.  —  Ma  bonne  mère! 

JosKPMiNE. — Oui,  mon  rêve  s'est  réalisé...  que  mon  fils  est  beau!  .. 
au-delà  de  tout  ce  que  j'ai  désiré  !  0  ciel  !  reçois  les  remcrcîuicnls 
(rune  mere  (!l  ses  larmes  de  joie!  C'est  bien  ton  ouvrage'...  en  un 
Ici  monieiil,  ce  n'est  pas  seMlcineiil  un  fils,  c'est  un  sauveur  qui  nous 
arrive. 

ULRirii.  — Si  un  tel  bonheur  m'est  réservé,  il  doublera  l'ivresse 


que  j'éprouve  ,  en  allégeant  mon  cœur  d'une  porlion  de  sa  longue 
(lellc,  la  dette  du  devoir,  non  de  lamour.  car  je  n'ai  jamais  cessé 
de  vous  aimer...  Pardoiiniz  moi  ce  long  délai,  je  n'en  suis  pas  cou- 
pable. 

JosKPiiiMK.  —  Je  le  sais;  mais  je  ne  puis  maintenant  no'occuper 
de  sujets  de  douleur;  je  doule  m(mc  si  j'en  eus  jamais  :  ce  transport 
délicieux  lésa  cITacés  de  ma  mémoire!...  mon  illsl    (WEn.NEnen/rc.) 

Wkbneb.  —  Que  vois-jc  ! ...  encore  un  nouveau  visage  ! 

J()si-.pui\K,  —  Non,  regarde-le!  Qui  est-ce? 

Wehner.  —  Un  jeune  homme  que  je  n'ai  jamais  vu. 

I'lbicii,  s'a<jinouill(int.  —  Que  vous  n'avez  pas  vu  depuis  douze 
longues  années,  mon  père! 

WiCRNKB.  —  0  Dieu  ! 

Joséphine.  —  Il  perd  connaissance. 

Wehner.  —  N(M),  je  suis  mieux...  Ulrich!  (//  t'emhrasse.) 

ri.iiir.u.  — .Mon  père!  monsieur  de  Siependorf! 

Wkii.ner.  tressaillant.  —  Silence  I  mon  lils;  les  murs  pourraient 
enlendrece  nom. 

Ulrich.  —  Eh  bien? 

Werneb.  —  Kb  bien...  .  mais  nous  pa^J^rops  de  cela  plus  lard. 
Happclle-toi  que  je  ne  dois  être  connu  ici  qftp'sous  b;  nom  de  Wer- 
ner! Viens!  viens  encore  dans  mes  bras!  Ah!  tu  es  tout  ce  que 
j'aurais  dû  iMre,  tout  ce  que  je  n'ai  pas  été.  Jo.séphine!  non.  ce  n'est 
pas  la  tendresse  paternelle  qui  m'éblonit  :  si  je  I  avais  vu  au  milieu 
de  dix  mille  jeunes  gens  des  plus  distingués,  mon  cœur  l'aurait 
choisi  priur  mim  lils. 

Ui-Ricii.  —  VA  pourtant,  vous  ne  m'avez  pas  reconnu  ! 

Wkrneb.  -  Hélas!  j'ai  dans  mon  flme  quelque  chose  qui.  au  pre- 
mier coup  d'œil,  ne  me  laisse  voir  dans  les  hommes  que  le  mal. 

Ulrich.  —  .Ma  mémoire  a  mieux  servi  ma  tendresse  :  je  n'ai  rien 
oublié;  et,  sous  les  orgueilleux  lambris  de fje  ne  nomme- 
rai pas  ce  lieu,  puisque,  dites-vous,  il  y  a  péril  à  le  faire...  au 
milieu  des  pompes  féodales  du  manoir  de  mou  aïeul,  combien  de 
fois,  au  coucher  du  soleil,  j'ai  tourné  mes  regards  vers  les  monta- 
gnes de  la  Bohème,  et  pleuré  de  voir  un  autre  jour  se  clore  entre 
vous  et  moi,  séparés  par  ces  hautes  barrières  !  Elles  ne  nous  sejia- 
reront  plus. 

Wkb.ner.  —  Je  l'ignore.  Sais-tu  que  mon  père  a  cessé  de  vivre? 

Ulrich.  —  O  ciel!  je  l'avais  laissé  dans  une  vieillesse  pleine  de 
verdeur,  semblable  à  un  chêne  chargé  d'années,  mais  opposant  en- 
core un  tronc  robuste  au  choc  des  éléments,  au  milieu  des  jeunes 
arbres  qui  lombent  aulour  de  lui  :  il  y  a  de  cela  trois  mois  à  peine. 

Wernkr.  —  l'oiin|uoi  l'as-tu  (pjitlé? 

JosKPiiiNK ,  embrassant  Ulrich.  —  Peux-tu  le  lui  demander? 
N'est-il  l'as  ici? 

Werner.  — C'est  vrai  !  il  est  allé  h  la  recherche  de  ses  parents, 
et  il  les  a  trouvés,  mais  comment!  et  dans  quel  élat  ! 

Ulrich.  —  Tout  ira  mieux.  Ce  que  nous  avons  , H  faire ,  c'est 
daller  siutcnir  nos  droits  ou  plulùt  les  votre';  car  je  renonce  à 
loule  prétention,  h  moins  que  mon  aïeul  n'ait  disposé  en  ma  faveur 
de  la  plus  grande  partie  de  ses  biens  :  dans  ce  cas,  je  ferais  valoir 
mes  droits  pour  la  forme;  mais  j'espère  qu'il  en  esl  autrement,  et 
que  tout  vous  appartient. 

Werner.  —  As-tu  enlcndu  parler  de  Stralenhoim? 

Ulrich.  —  Hier,  je  lui  ai  sauve  la  vie;  il  est  ici. 

Werner.  —  Tu  as  sauvé  le  serpent  qui  mms  perdra  tous. 

Ulrich.  —  Je  ne  vous  comprends  pas  :  ce  Strulenheim,  qu'a-l-ll 
de  commun  avec  nous? 

Wernkr.  —  Plus  de  choses  que  tu  ne  penses  :  il  revendique  l'hé- 
ritage de  mon  père;  il  est  notre  parent  éloigné,  notre  plus  mortel 
ennemi. 

Ulrich.  — J'entends  son  nom  pour  la  première  fois.  Le  comte,  il 
est  vrai,  parlait  quelquefois  d'un  parent  qui,  dans  le  cas  où  la  Igne 
directe  viendrait  îi  s'éteindre  ,  pourrait  avoir  des  droiis  éventuels  à 
sa  succession  ;  mais  ses  titres  n'ont  jamais  été  désignés  plus  claire- 
ment devant  moi.  El  qu'importe,  d'ailleurs?  son  droit  s'efface  de- 
vant le  m'itre. 

Werner.  —  Oui,  si  nous  étions  à  Prague;  mais.  ici.  il  esl  tout 
puissant.  Il  a  tendu  ses  pièges  autour  de  nous,  et  si  j'ai  pu  m'y 
-soustraire  jusqu'à  ce  jour,  c'est  à  la  fortune  seule  que  j'en  dois  rendre 
grâce. 

Ulrich.  —  Vous  connait-il  personnellement? 

Werner.  —  Non  ;  mais  il  a  des  soupçons  qui  se  sont  trahis  hier 
.soir;  et  je  ne  dois  peut-êire  ma  liberté  (ju'à  son  hésitation. 

Ulrich  —  Je  pense  ipie  vous  laccusez  à  tort  (  pardonnez-moi 
celle  liberté)  :  Stralenhciui  n'est  pas  ce  que  vous  croyez:  et,  dans 
tous  les  cas,  il  m'a  des  obligations.  Je  lui  ai  sauvé  la  vie;  à  ce  titre, 
il  m'accorde  sa  confiance.  Il  a  été  volé  depuis  son  arrivée;  il  est 
malade,  il  esl  étranger,  et,  comme  tel,  n'étant  pas  capable  de 
faire  lui-même  les  recherches  nécessaires  pour  découvrir  I  infime 
qui  l'a  dévalise  ,  j'ai  pris  l'engagement  de  le  remplacer  en  celte  oc- 
casion ;  et  c'est  là  le  luincipal  molirqui  m'amenait  ici  ;  mais  en  cher- 
chant l'argent  d  un  autre,  j'ai  trouvé  moi-même  un  trésor  ....  je 
vous  ai  trouvé. 


ŒUVRES  COMPLÈTRS  DE  LORD    BYRON. 


345 


WnRNrn,  arec  agitation.  —  Qui  a  pu  l'apprendre  à  prononcer 
ce  iKiMi  dinfàme? 

Uluicii.  —  Quel  nom  plus  noble  puis-je  donner  h  des  voleurs 
vulRaircs"? 

Werner.  —  Qui  a  pu  l'apprendre  à  flétrir  un  inconnu  d'un  stig- 
male  infernal  ? 

Ulricfi.  —  Je  n'obéis  qu'à  mes  propres  sei\limenls  quand  je  qua- 
lifie un  malfaiteur  d'après  ses  actes. 

Werner.  —  Qui  t'a  dit,  enfant  longtemps  regretté  et  que  je  re- 
trouve pour  mon  malheur;  qui  ta  dit  que  tu  pourrais  insulter  im- 
punément ton  père  ? 

Ui.nicFi.  —  J'ai  parlé  d'un  infâme  :  qu'y  a-l-il  de  commun  entre 
un  pareil  être  et  mon  jjère  ? 

\ViiRNER.  —  Tiiul!  Cet 
infâme  est  ton  père  ! 

Joséphine.  —  0  mon 

fils  !  ne  le  crois  pas 

Et  cependant  .... 

IIm  voix  lui  manqrie.) 

Ulrich.   //  tressaille, 
regarde  fixement  Jl'er-  ^ 
ner,  puis  lui  dit  lente-  -^ 
ment  :  —   Et   vous   l'a- 
vouez ? 

Werner.  —  Ulrich  , 
avant  de  mépriser  Ion 
père  ,  apprends  à  con- 
naître les  hommes.  Jeu- 
ne ,  impétueux  ,  nouvel- 
lement entré  dans  la  vie, 
élevé  au  sein  de  l'opu- 
lence, est-ce  à  ioi  de  me- 
surer la  force  des  pas- 
sions ou  les  lenlalions 
du  malheur?  Attends  (ce 
ne  sera  pas  bien  long , 
car  le  malheur  vient , 
comme  la  nuit,  d'un  pas 
rapide).  .  attends  que  tu 
aies  vu  comme  moi  les 
espréances  flétries...  que 
le  chagrin  et  la  boule 
soient  devenus  les  servi- 
teurs, la  famine  et  la 
pauvreté  tes  convives,  le 
désespoir  ton  compagnon 
de  lit....  aliirs,  lève-toi, 
et  prononce  !  Si  jamais 
ce  jour  arrivait  pour  toi  ; 
si  lu  voyais  le  serpent  qui 
a  enlacé  de  ses  leplis  tout 
ce  que  lu  as  de  plus  cher 
et  de  plus  précieux  étendu 
et  endormi  sous  les  pas, 
et  les  anneaux  du  repiile 
s  inler])0.=anl  seuls  entre 
le  bonheur  et  toi  ;  si  le 
hasard  niellait  en  ton 
pouvoir  celui  qui  ne  res- 
pire que  pour  le  ravir 
Ion  nom  ,  tes  biens  et  la 
vie  même;  si  lu  te  voyais 
un  couleau  à  la  main,  la 
nuit  le  couvrant  de  son 
nianleau,  le  sommeil  fer- 
mant toutes  les  paupières, 
même  celles  de  ton  plus 
mortel  ennemi  ;  si  tout 
l'invitait  à  lui  donner  la  mort,  jusqu'à  ce  sommeil  qui  en  est 

l'image  ,  et  que  sa  mort  pût  seule  le  sauver remercie  Dieu,  alors, 

o  mou  fils  I  si  content  d'un  faible  larcin  ,  tu  le  détournes  et  t  éloi- 
gnes :  c'est  ce  que  j'ai  fait. 

Ulrich.  —  Mais 

Werner,  brusquement.  — Laisse-moi!  Je  ne  puis  entendre  une 
voix  d'homme à  peine  osé-je  écouter  la  mienne  (si  toute- 
fois c'est  encore  une  voix  humaine)....  Laisse  moi  continuer  !  Tu 
ne  connais  pas  cet  liumme Je  le  connais,  moi.  Il  est  lâche,  per- 
fide, avare.  Tu  te  crois  en  sijrelé  parce  que  tu  es  jeune  et  brave  ; 
mais  apprends  que  nul  ne  peut  se  sousiraire  à  la  haine  implacable 
et  à  la  trahison.  Mon  plus  grand  ennemi  ,  Stralenheim  ,  lo;;c  dans 
ce  château,  couché  dans  la  chamhre  du  prince,  était  livré  à  mou 
poignard!  Un  instant un  léger  mouvement la  moindre  im- 
pulsion m'eussent  délivré  de  lui  et  de  toutes  mes  terreurs  sur  la 
terre.  Il  était  en  mon  pouvoir....  ma  main  était  levée....  le  fer  s  est 
détourné  de  lui et  me  voilà  en  sa  puissance  !....  N'es-tu  pas  éga- 


Meurtre  de  Stralenheim. 


lement  exposé  à  ses  coups?  Qui  m'assure  qu'il  ne  le  connaît  pas, 
que  ses  artifices  ne  l'ont  pas  amené  ici  pour  l'immoler,  ou  le  plon- 
ger avec  tes  parents  dans  un  cachot? (//  s'arrfte.) 

Uluicii.  —  Achevez achevez  ! 

Werner. —  Moi,  il   m'a  poursuivi  dans  tous  les  temps,  dans 

toutes  les  positions,  sous  tous  les  noms Pourquoi  pas  toi  au?si? 

Es-tu  plus  versé  dans  la  connaissance  des  hommes  ?  Il  m'a  entouré 
de  pièges,  a  semé  sur  ma  voie  des  reptiles;  d.ms  ma  jeunesse,  il 
eût  suffi  de  mon  mépris  pour  les  écarter  de  ma  présence  ;  mais  au- 
jourd'hui mon  dédain  ne  ferait  que  leur  fournir  de  nouveaux  poi- 
sons. Veux-tu  mécouler  avec  calme?  Ulrich  ! Ulrich  !  Il  est  des 

crimes  allénués  par  les  circonstances,  et  des  tentations  que  la  na- 
ture ne  peut  ni  maîtriser  ni  éviter. 

Ulrich.  Ilregarde  d'a- 
bord son  père,  puis  Jo- 
séphine. —  Ma  mère! 

Werner.  —  Oui  !  je  le 
prévoyais  ;  il  ne  le  reste 
plus  quelle.  Moi ,  j'ai 
perdu  à  la  fois  et  mon 
lière  et  mon  fils. 

(  llerner  sort  préci- 
jntaynment.) 

Ulrich   —  Arrêtez  ! 

Joséphine,  à  l'irich. — 
Ne  le  suis  pas  ;  attends 
que  cet  orage  se  soit  cal- 
mé. Penses-lu  que  je  ne 
l'aurais  pas  suivi  moi- 
même  si  cela  eijt  pu  le 
soulager  ? 

Ulrich.  —  Je  vous 
obéis,  ma  mère,  quoi- 
qu'à  regret  ;  mon  pre- 
mier acte  ne  sera  pas  un 
acte  de  désobéissance. 

Joséphine.  —  Oh  !  ton 
père  est  bon  !  ne  le  con- 
damne pas  sur  son  pro- 
pre témoignage  ;  mais 
crois-en  la  mère,  qui  a 
tant  souffert  avec  lui  el 
pour  lui  ;  lu  n'as  vu  "que 
la  surface  de  son  âme; 
elle  contient  de  meilleurs 
sentiments  dans  ses  pro- 
fondeurs. 

Ulrich. —  Ces  princi- 
pes n'appartiennentdonc 
qu  à  mon  père?  Ma  mère 
ne  les  partage  pas  ? 

Joséphine.  —  Il  ne 
pense  pas  lui-même  com- 
me il  parle.  Hélas  !  de 
longues  années  de  cha- 
grin ont  altéré  sa  rai- 
son, qui  chancelle  quel- 
quefois. 

Ulrich.  —  Expliquez- 
moi  donc  clairement  les 
prélenlions  de  Stralen- 
heim, afin  qu'après  avoir 
tout  considéré,  je  sache 
ce  que  j'ai  à  lui  dire,  ou 
que  je  puisse  du  moins 
vous  délivrer  de  vos  pé- 
rils   actuels.     Je   prends 

l'engagement  de  le  faire Que  ne  suis-je  arrivé  quelques  lieures 

plus  lot  ! 
Josephine.  —  Ah  !  plùl  au  ciel  I 

(  Gabor  et  Idenstein  entrent  avec  divers  domestiques.  ) 

Gabor,  à  Ulrich.  —  Je  vous  cherchais,  camarade.  Voilà  donc  ma 
récompense  ? 

■Ulrich.  —  Que  voulez-vous  dire  ? 

Gabor  —  Coibleu  !  suis-je  arrivé  à  mon  âge  pour  cela  ?  {.-/  Iden  - 
stein.  )  Quant  à  loi,  n'étaient  les  cheveux  gris  et  la  bêtise,  je 

InENSTEiN.  —  Au  secours!  ne  me  louchez  pas  !  Mettre  la  main 
sur  un  iulendanl  ! 

Gabor.  —  Je  ne  te  ferai  pas  l'honneurde  sauver  Ion  cou  de  la  po- 
tence en  t'élranglant  de  mes  propres  mains. 

Idenstein-  —  Je  vous  remercie  de  ce  sursis;  mais  il  csl  des  gens 
qui  en  ont  plus  besoin  que  moi. 

Ulrich.  — Expliquez-moi  celte  singulière  énigme. 


3VG 


LES  VEILLÉES  LITTËRAIHES  ILLUSTREES. 


(iAiiiiii.  —  \'"iiri  le  fail  :  le  liaion  a  éli'  vdli- ,  cl  le  ilif;iic  person- 
naK"  M'"'  *""■'  ■'  ''•''K'"'  f''!'"-'  loiiibersiiniioi  ses  liiciiveiliaiitssoup- 
r(iii«;  iiini  (lu'il  a  vu  hier  noiir  lu  picruiric  fois. 

IiiKNSTKi.N.  —  Fullail-il  (loue  soiiproiiiicr  mes  amis  et  coniiais- 
gaii"~  ■'  Saclioï  ([ue  je  liaiile  mcillcuic  conijia}:iiio  (|uo  cela 

(iAiion. — Tu  ne  laiilnas  pas  à  liaulcr  la  ineilleuip  cl  la  <lcr- 
uiire  puur  loul  le  mundc ,  celle  des  vers  du  cercueil,  uici'liaiil 
driMo.  (Gubur  If  saisit.) 

Ulrich  .  s'interposanl.. —  Poiiil  de  violence  !  il  csl  vieux,  diîsar- 
ni(^.  .  conlcncz-\ous,  Gabor. 

Gaboii  .  /nclidiit  lilenalein.  —  Vous  a\ez  raison  ,  je  suis  un  sot 
do  lu'oublicr.  parte  que  îles  imbéciles  me  prennent  pour  un  fripon  ; 
c'est  un  lioinina;:e  de  leur  part. 

Ui.i'itli,  «  IdumUin.  —  (Comment  vous  trouvez-vous? 

ll)l:^sTl:l^•.  —  Au  secours  ! 

I'm  uui.  —  Je  vous  ai  secouru,  Menslciii. 

li)i:.\sTt:iN.    -  Tiic/.  le,  el  j'en  corjvi.'udrai. 

(iAiioii   — Je  suis.rcaloie...  je  le  laisse  la  vie! 

liii:\STi;iN.  —  -C'çst-.plus  {pi'oii  ne  fera  l>our  vous,  s'il  y  a  des 
ju(;es  ut  des  tribnn;iii'x  en  Alieniagne.  Le  baron  décidera. 

(Iaiiob.  —  To  sou'ient-il  dans  Ion  accusalion  ? 

lni:N>ri;iN.  — (^crlainenient.  , 

•.(jAUoii.  —  Une  autrefois  ,  il  pourra  coulfcr  à  fohu  avà:i,l  ijùc  je 
me  baisse  pour  1  eMiiièrber  de  se  nojer.  Mais  il  vieiil...  (Stralen- 
iiËi.M  cnlre.  Cubur  ai  a  lui.) 

Niibir  seigneui,  me  voici... 

STHALi;.\ui;i.\i.  —  Eli  bien? 

Garoii. — Avez-vous  H  me  parler?  ^,j, 

Stiïalk.miei.m.  —  Qu'aurais  je  S  répibi-  àvbç  .ypusT  , 

Gabou  —  Vous  le  savez  bien,  si  le  bain  fi'liîer  lié  vbiis  a  fiaslôd 
la  uii'iuoire.  Mais  ceci  uesl  ((u'um'  La.î^ili'll-  ;  pour  u'  expiiiluer 
plus  caléftoriquemenl ,  je  suis  accusé  par  cet  intemlanl  d  avoir  pillé 
voire  peisoiine  ou  votre  cliambre  :  1  accusalion  vient-elle  de  vous 
ou  de  lui  ? 

Stiiali-mieim.  —  Je  n'accuse  pèrspijiie,      ,, 

GADon. — Alors  vous  me  mettez  liors  de  cause  ? 

bTiiALii.NiiEiM.  —  Je  ne  sais  qui  accuser  ou  mettre  hors  de  t:àiisë  ; 
je  sais  à  peuic  qui  soupçonner.  ,........, 

Gaiioii.  —  .Mais  du  moins  vous  pouvez  savoir  qui  vous  ne  devez 
pas  soupçonner.  Je  suis  insullç.,..  injurié  par  vos  lûcbcs  valcls ,  et 
c'«sl  |irè.s  de  vous  que  je  réclamé...  qu'ils  apineiuienl  de  vous  leur  ! 
deviiri  l'our  cela,  ils  doiveni  cpinnjencrr  pai- çlieiclier  le  voleur 
pavuÉi  eux  ,  en  un  mol,  si  j  ai  undccusalcur,  (Jii'il  soit  digne  d'un 
lionnne  lel  ([ue  moi.  Je  suis  voire  égal. 

STRAi.ii.Mii;iM. — Vous?  i   ■     -■ 

Gauoii.  —  Oui,  niousjeur,  el  voire  supérieur  peotêire.  Mais  con- 
tinuez... H  ne  s'agit  pas  de  demi-mois,  ((e  cqiijéclurcs,  ni  ni^ijic 
de  preuves  circonslançielles  ;  je  sais  assez  ç.ç  .(jne  j  al  fail  pour  \pus, 
cl  ce  que  vous  me  devez  ,  el  par  c,oiLSC(^iiciit  j'aurais  alknclu  inoii 
paieuieici  sans  le  prendre  rnoi-^i^me,  si  vdIic  or  uiavqit  leiilé.  Je 
sais  aussi  ipie,  fussé-je  le  fnpon  pour  qui  l'on  me  premi,  lé  service 
iiuc  je  vous  ai  rendu  tout  recemuient  ne  vous  pernicitiail  pas  de 
)ioiirsui\rc  ma  mort  .sans  désbonorcr  voire  écusson.  .Mais  luul  cela 
u  est  rien  ,  je  v(jus  demande  justice  de  vos  insolejiis  serviteurs;  je 
denianile  que  voire  boucbe  désavoue  la  sanciiou  dont  ils  prétendent 
couvrir  leur  impudence  ;  c'est  bien  le  moins  que  vous  deviez  à 
voire  sauveur.  .    j  '      •     .- 

Stralenheim.  —  Ce  Ion  peut  être  celui  de  rinnpçeiic.é. ,.  ., 

Gauok.  —  Jlorbicu!  qui  oserait  en  douter,  sinon  des  C0(juifis  ^ui 
ne  l'uni  jamais  connue. 

Stralenueim.  —  Vous  vous  écbauffez,  monsieur. 

Gauur.  —  l)ois-je  me  transformer  en  glaçon  sous  le  souffle  de 
quelques  valels  et  de  leur  maître? 

Stralenheiai.  —  Ulricli!  vous  connaissez  cet  homme?  je  l'ai 
trouvé  dans  voire  compa^'nie. 

Gabor.  —  Nous  vous  avons  trouvé  dans  l'Oder,  el  nous  aurions 
dû  vous  J  laisser. 

Strai.eniieim.  —  Je  vous  offre  mes  remercîmenis,  monsieur. 
Gabou   — Je  les  ai  mériiés  ;  mais  d  autres  peut-èlre  m'eussent 
accordé  davantage  si  je  vous  avais  laissé  à  voire  destin. 
STBAi.ENnEiM.  —  Ulricli  !  V  ous  connaissez  cet  liomme  ? 
Gabor.  —  Il  ne  me  connaît  pas  plus  que  \ous,  s  il  ne  rend  pas 
ténioii.'nagc  à  mon  bonneur. 

l'LRicn   —  Je  puis  alleslcr  voire  courage,  el  même  autant  que 
m'y  auiorise  noire  courte  liaison,  je  puis  garantir  votre  honneur. 
.^TRAi.KMiKlM.  —  Alors  je  suis Satisfait. 

Gabor,  urvc  //ow/'e.— Facilement,  cerne  semble.  Qu'y  a-til  donc 
dans  son  aflirmalion  de  plus  que  dans  la  mienne? 

Stralenheim.  —  J'ai  dit  que  j'étais  saiisl'ail,  non  que  vous  éliez 
absous. 
Gabor.  —  Encore  !  suis-je  accusé,  oui  ou  non? 
Stbai.kniieim.  —  AlliMis  diinc  !  vous  devenez  par  trop  insolent... 
t^i  les  circonsiances  el  la  rnnieur  générale  s'élevent_ contre  .vous, 
est  ce  ma  faute?  Ne  vous  suflil-il  pas  <pie  je  n  inlervienne  en  rien 
diUis  laqueslion  de  voire  culpabilile  ou  de  voire  innocence  ? 


GvBoR.  —  Mou'^ipur,  monsieur,  ce  n'est  pas  Vu  de  la  francbi-.- 
c'est  une  biche  éipiivoque  ;  vous  savez  que  \n«  ilnuli'S  soni  des  i' 
litudcK  pour  tous  ceu%  qui  vouscnlourciil...  Il  y  a  dans  voire  \< 
dans  le  froncement  de  voh  sourcils  une  sentence;  vous  abusez   i 
de  voire  pouvoir;  mni»  prenez-y  garde I  vous  ne  connaissez  p 
celui  (pie  vous  piélendez  fouler  uux  pieds. 

.Stbai.emieim.  —  Vous  menacez  I 

Gabor.  —  Moins  que  vous  n'accusez.  Vous  insinuez  contre  n 
riin|iulalioii  la  plus  llche.  J'y  réponds  par  un  avis  plein  de  fr.i 
cliisc 

Straleniieim.  — Gomme  vous  l'avez  dit,  il  est  vrai  que  jevi.n. 
dois  (piclipie  chose;  il  paraît  que  votre  intention  csl  de  vouspa.'.' 
par  vos  mains. 

Gabor.  —  Ce  n'est  pas  du  moins  avec  votre  or. 

Ptiialkmikim.   —  C'est  alors  en  insolence.    (^  nés  (jrns  <l 
Idi'ii.sli'iii  j  Vous  pouvez  laisser  cet  honiine  :  qu'il  .soit  libre  <le  l'oi- 
tinucr  sou  cliemiu.  Ulrich,  adieu.      {.Stralenheim  sort  arec  lil'ii- 
stiii  et  ses  gens) 

GAjton,  le  suivant.  —  Je  le  suivrai  eft. 

L'Lfiibii,  l'arrctant.  —  Ne  faites  point  un  seul  pas. 

Gaohr.  —  Oui  mon  empécliera  ? 

Ulrujii.  —  Vdlii'  pr(.pre  raison,  après  un  ranmcnt  de  reflexi'ii. 

Gabor.  —  .lL^|(,iul,-il  supporter  un  lel  affront? 

Ulrich.  — f]^ht:nou8  foinmes  tous  obligés  de  supporter  l'arro- 

f;ance...  Les  ])lus  liants  ne  peuvent  désarmer  Satan  ,  ni  les  plus 
lurobles  seç  vice-gérants  sur  la  terre.  Je  vous  ai  vu  braver  le.s  cic- 
menis,  el  su|)Jiprtcr  des  choseS  en  face  de.squelles  ce  ver  à  fuie  eûl 
clian^é  dp  p.<î4Ùfv  (^'  il  suflira  de  quelques  paroles  ironiques  pour 
vous  déeoiicerjçr! . 

Gauo(i.  —  ppis-Je  soulfrir  qn'on  me  prenne  i)0ur  un  voleur?!'  • 
cocon;- polir  lin  njtndit  de  la  foréi..  il  y  a  dans  ce  métier  (juel  | 
chose  (le  liàrdi...  indis  déndier  l'argent  dun  boumie  endormi! 

Ulricm.  —  Il  semblerait  donc  que  vous  n'êtes  pas  coupable  ? 

CiAjipii,  —  A)-j()  nicn  entendu?  vous  aussi? 

Uuiif;ii.  —  C'est  iipp  simple  (jucslion. 

GÀuoii.— -Au  jugé  (|ui  me  la  fei-ail,  je  répondrais:  Non!. ..à  vous, 
voici  ma  réponse.    ;    ,,  .,        [Il  met  l'èinc  à  la  muin.) 

Xi\.\.\ç\i ,  tirant  la  swnnc.  —  De  tout  mon  cœur. 

JosKi'jiiNn  , —  Au  secours!  au  secours!  au  meurlrol  IJasépiiiiu; 
snrÇ  en  rri(in(.,..  Gabor  et  II, rich  sr  balteiU;  (iabor  est  dtsunné  au 
moment  oïi  arrivent  Stralenheim,  Josèimii.m-:,  Ide.nstein,  etc  ) 

Josephine.  —  Ô  Dieii  piilssaiil!  il  est  hors  de  danger. 
Stu\li:.\hi:im,  à  Josrphine.  —  Qui? 

Jo.-l  1  lll.NK.  — .Voii... 

Ulrich,  l'interrompant  d'un  regard,  puisse  tournant  versStruF- 
len'rim.  —  Ttuis  deu.\  j  il  n'y  n  pas  grand  mal. 

t^Tn.vLiiNui;!».  —  (Quelle  est  la  cause  de  tout  ceci? 

Ulrich.  —  Je  pense  (Jue  c'est  vous  ,  baron  ;  mais  puisqu'il  .n'en 
est  rien  résullç,  ne  vous  iu(iuiélez  nas...  Gabor,  voici  votre  épéo. 
La  première  foisqu  il  vous  arrivera  ae  vous  en  servir,  que  ce  ne  soit 
pas  contre  vos  Âipis,  Ulrich  appuie  sur  ces  derniers  mots  qu'il 
prononce  avec  léhièùript  a  roix  basse.) 

Gabor.  —  Je  vous  remercie,  moins  pour  raa  vie  que  pour  voire 
conseil. 

.S.TRALENnF.iM.  —  Ces  querelles  doivent  avoir  une  fin. 
i..d,liioR,  prenant  son  èpée —  belles  finiront.  Vous  m'avez  fait  loit, 
Ulrich  ,  plus  par  vos  doutes  injiirieu.v  que,  par  votre  épée  ;  j'aii: 
rais   mieux   sentir   celle  ci    dans  mon  cœur  que   de   renconi 
le  soupçon  dans  le  voire.  J'aurais  pu  supjiorter  les  absurdes  in- 
n nations  de  ce  noble  seigneur...  lignorance  et  les  méfiances  siu- 
pirles  l'ont  partie  de  son  apanage  ,  el  dureront  plus  longtemps  que 
ses  domaines...  mais  je  suis  de  force  à  lui  répondre.  Quant  à  vous, 
vous  m'avez  vaincu  ;  une  sotte  colère  m'a  poussé  à  lullcr  avec  vous, 
vous  (|uo  j'avais  vu  triompher  de  plus   grands  périls  que  celui  de 
mon  épée.  Nous  nous  reverrons  un  jour...  mais  en  amis.    (0'»'"o- 
sort.) 

Stralenheim.  —  Je  n'en  veux  pas  endurer  davantage I  cl 
tra^'C .  ajouté  à  tous  les  antres,  peut  être  à  son  crime,  elfuce  le 
que  mérilaitsou  aide  trop  vanté  ;  car  c'est  à  vous  surloutque  je 
la  vie.  Uhirb  ,  nèles-vous  pas  blessé? 

Ulrich.  —  Je  n'ai  même  pas  une.  égratignure. 

Stralenheim,  a  Idcnstcin.  —  Monsieur  l'inlcndant,  prenez 
mesiir.s  pour  \ous  assurer  de  cet  liumpic.  Je  reviens  sur  m.i  pr  ■ 
dente  indulgence  ;  je  veux  Idivuyer  .^  Francfort  avec  une  esc-: 
dès  que  les  eau.x  du  fleuve  seront  baissées. 

luEXSTEiN.  —  M'a-ssurer  de  lui  !  il  a  encore  son  épée...  il  parait 
s'en  servir  à  merveille,  c'est  probablement  son  métier;  moi ,  je  suis 
dans  le  civil.     , 

Stralenheim. —  Imbécile!  cette  escouade  de  vassau.x  qui  est  sur 
vos  talons  ne  si. fill  elle  pas  pour  jcn  arrôler  une  douzainecumuie  lui? 
Allô  s  ,  par;ez 

Ulrich.  —  Uaron,  je  vous  supplie I 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LOllD  BYRON. 


3i7 


Strai.eniieim.  —  Pas  un  mol!  je  veux  être  obéi. 

iDKXSTEiN.— Allons,  iiiiisqu'il  le  faut  absoluiiieiil...  En  avant  ! 
vassaux!  Je  suis  votre  commanJant,  et  je  foruieiai  l'arrière-garde; 
un  sage  général  ne  doit  jamais  exposer  sa  précieuse  vie...  sur  la- 
quelle tout  repose.  J'aime  cet  article  du  code  de  la  guerre.  [Iden- 
steiit  sort  avec  les  doniestiaues.) 

Stralemieim.  —Venez,  Ulrich.  Que  fait  ici  cette  femme?  Oh  !  je 
la  reconnais  :  c'est  l'épouse  de  l'étranger  qui  se  fait  appeler  Werner. 

Ulrich.  —  C'est  son  nom. 

Stralenheim.  —  En  vérité  !  Votre  mari  est-il  visible,  belle  dame  ? 

JosÉpnixE.  —  Qui  le  demande  ? 

Stralenheim.  —  Personne...  pour  le  moment.  Mais,  Ulrich,  j'ai 
à  vous  parler  en  particulier. 

Ulrich.  — Je  vais  me  retirer  avec  vous. 

Joséphine. —  Non,  vous  êtes  le  plus  étranger  ici;  on  doit  vous 
céder  la  place.  [Bas  a  Ulrich  en  se  retirant.)  Ulricli.  prends  garde! 
souviens-loi  qu'un  seul  mot  imprudent  peut  nousperdie. 

Ulrich,  bas  à  Joséphine.  —  Ne  craignez  rien.  [Joséphine  sort.] 

Stralenheim.  —  Ulrich,  je  puis  cerlâinemenl  me  fier  à  vous: 
vous  m'avez  sauvé  la  vie...  et  de  tels  services  commandentune  con- 
fiance illimitée. 

Ulrich.  — Parlez. 

Stralenheim.—  Des  circonstances  mystérieuses,  qui  datent  de 
loin,  et  sur  lesquelles  je  ne  m'e.vpliquerai  pas  mainleuaiit  davan- 
tage, m'ont  rendu  cet  homme  importun...  peut-être  me  scra-t-il 
fatal. 

Ulrich.  —  Qui  ?  Gabor  le  Hongrois  ? 

Stralenheim.  — Non...  ce  Werner,  avec  son  faux  nom  et  son 
déguisement. 

Ulrich  —Comment cela  est-il  possible?  c'est  le  plus  pauvre  en- 
tre tous  les  pauvres  ,  et  la  pâle  maladie  habite  encore  ses  yeux 
creux  ;  cet  homme  est  dénué  de  tout. 

Stralenheim.  — Je  le  crois....  mais  n'iniporte...  S'il  est  l'homme 
que  je  le  soupçonne  d'être ,  et  mes  appréhensions  à  cet  égard  sont 
confirmées  par  tout  ce  que  je  vois,  je  dois  m'assurer  de  sa  personne 
avant  douze  heures. 

Ulrich.  —  Et  en  quoi  cela  peut-il  me  concerner? 

Stralenheim.  —  J'ai  envoyé  demander  h  Francfort,  au  gouver- 
neur qui  est  mon  ami,  une  force  militaire  convenable;  j'y  suis  au- 
torisé par  un  ordre  de  la  maison  de  Brandebourg...  mais  celte  mau- 
dite inondation  intercepte  toute  eonuuunication ,  et  l'interruption 
peut  durer  encore  pendant  quelques  heures. 

Ulrich,  —  L'eau  diminue. 

Stralenheim.  —  Tant  mieux. 

Ulrich,  —  Mais  quel  intérêt  puis  je  avoir  à  cela? 

Stralenheim.  —  Après  avoir  tant  fait  pour  moi,  vous  ne  pouvez 
être  indiiféreut  à  ce  qui  m'est  d'une  importance  plus  grande  que  la 
vie  que  je  vous  dois.  Ayez  l'œil  sur  cet  homme;  il  m'évite,  il  sait 
que  maintenant  je  ie  connais...  survciLlez-le  ,  comme. vous  surveil- 
leriez le  sanglier  réduit  aux  abois  par  le  chasseur...  comme  lui,  il 
faut  qu'il  succombe. 

Ulrich.  — Pourquoi? 

Stralenheim.  —  Il  s'interpose  entre  moi  et  un  magnifique  héri- 
tage. Oh  !  si  vous  pouviez  voir  ce  superbe  domaine  !  mais  vous  le 
verrez. 

Ulrich.  —  Je  l'espère. 

Stralenheim.  — C'est  le  bien  le  plus  riche  de  la  riche  Bohème. 
La  guerre  l'a  épargné;  il  est  tellement  protégé  par  la  ville  forte  de  Pra. 
gue,  que  le  feu  et  le  glaive  l'ont  à  peine  eflleuré  ;  en  sorte  que 
maintenant,  outre  sa  fertilité  .propre,  sa  valeur  est  doublée  par  la 
comparaison  avec  les  autres  terres  du  pays  ,  qui  sont  entièrement 
ravagées.  , ,  - 

Ulrich.  —  Vous  en  faites  une  description  enthousiaste. 

Stralenheim.  —  Ah  !  vous  parleriez  comme  moi  si  vous  pouviez 
le  Voir...  mais  vous  le  verrez,  vous  dis-je. 

Ulrich. — J'en  accepte  laugure. 

Stralenheim.  —  Demandez-moi  alors  la  récompense  que  vous 
jugerez  digne  de  vous  et  des  obligations  que  nous  vous  aurons, 
moi  et  les  miens. 

Ulrich,  —  Ainsi,  cet  homme  isolé,  pauvre  ,  malade,  cet  étranger 
mourant  s'interpose  entre  vous  et  ce  paradis  (  a  part)  ?...  comme 
Adam  entre  le  diable  et  l'Eden. 

Stralenheim.  —  C'est  cela  même. 

Ulrich.  —  Na-l-il  aucun  droit? 

Stralenheim.  —  Aucun.  C'est  un  enfant  prodigue,  déshérité,  qui, 
depuis  vmgt  ans,  a  déshonoré  sa  race  par  toute  sa  conduite,  mais 
surtoiit  par  ses  relations  avec  des  bourgeois,  des  boutiquiers,  des 
marchands  et  des  juifs,  et  enfin  par  une  certaine  alliance... 
Ulrich.  —  Il  a  donc  une  femme? 

5TRALENHEIM.  —  Vous  rougiricz  d'uvoir  une  telle  mère...  Vous 
avez  vu  celle  qu'il  appelle  sou  épouse  ? 
Uluu;h.  —  Xe  l'cst-elle  pas  ? 
STRALENUEni,  —  l'as  plus  qu'il  n'est  votre  père-.,  c'est  une  Ita- 


lienne, la  fille  d'un  proscrit,  et  qui  vit  avec  ce  Werner  d'amour  et 
de  privations... 

Ulrich.  —  Ils  sont  donc  sans  enfants? 

Stralenheim.  —  11  y  a  ou  il  y  avait  un  bâtard  ,  que  le  vieillard, 
le  grand  père  (vous  savez  que  la  vieillesse  est  faible)  avait  pris  au- 
près de  lui  pour  se  réchaulfer  le  cœur  sur  la  route  glaciale  de  la 
tombe;  mais  ce  jeune  homme  n'est  point  un  obstacle  pour  moi.  H 
s'est  ejifui,  pour  aller  personne  ne  sait  oîi  ;  et  quand  même  il  serait 
présent .  ses  prétentions  sont  trop  peu  fondées  pour  me  donner  de 
l'inquiétude...  Qu'est-ce  qui  vous  fait  sourire? 

Ulrich.  —  Vos  vaines  craintes.  Un  pauvre  homme  presque  en 
votre  pouvoir...  un  enfant  de  naissance  douteuse,  voilà  ce  qui  ef- 
fraie un  grand  seigneur  ! 

Stralenheim.  —  On  doit  tout  craindre  quand  on  a  tout  à  ga- 
gner. 

Ulrich.  —  C'est  vrai,  et  c'est  pour  cela  qu'on  doit  tout  faire. 

Stralenheim.  —  Vous  avez  touché  la  corde  sensible  ;  puis-je 
com|iler  sur  vous?  ■     ,  . 

Ulricu.  —  11  serait  trop  tard  pour  en  douter, 

Stralenheim.  —  Qu'une  sotte  pitié  n'ébranJe  pas  votre  àme  (car 
l'extérieur  de  cet  homme  est  fait  pour  attendrir)  ;  c'est  un  misérable, 
qui  peut  tout  aussi  bien  être  l'auteur  du  v^il  que  le  drôle  sur  qui 
planent  les  soupçons,  sauf  que  les  circonstances  le  compromettent 
moins;  car  il  est' logé  loin  d'ici,  et  sa  chambre  n'a  point  de  com- 
munication avec  la  mienne.  A  vrai  dire,. j'ai  trop  bonne  opinion 
d'un  sang  allié  au  mien  pour  le  croire  capable  de  descendre  à  un 
pareil  acte.  D'ailleurs,  il  a  été  soldat  et  il  s  est  montré  brave,  quoi- 
que trop  emporté. 

Ulrich,  —  Et  nous  savons,  monseigneur,  que  ces  gens-là  ne  dé- 
pouillent que  ceux  dont  ils  ont  fait  sauter  la  cervelle,  ce  qui  fait 
qu  ils  en  hériteul,  et  ne  les  volent  pas.  Les  morts,  ne  sentant  plus 
rien  ,  ne  peuvent  rien  perdre,  et  par  conséquent  ne  peuvent  être 
volés  ;  leur  dépouille  est  un  legs,  voilà  tout. 

Stralenheim.  — Je  vois  que  vous  aimez  à  rire.  Eh  bien  1  me  pro- 
mettez-vous d'avoir  l'œil  sur  cet  homme ,  et  de  m'inslruire  de  la 
moindre  tentative  qu'il  pourrait  faire  pour  s'échapper? 

Ulrich.  —  Soyez  assuré  que  je  serai  en  sautiuidle  auprès  de  lui , 
et  (pie  vous  ne  le  surveilleriez  pas  mieux  vous-même. 

Stralenheim.  —  En  retour,  je  suis  entièrement  à  vous. 

Ulrich.  —  J'y  compte.  [Ils  sortent.) 


ACTE}    III. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

La  s;ille  du  |iremièr  acte,  où  se  trouvi'  l'issue  du  corridor. 
Entrent  WERNER  et  gabor. 

Gabor.  —Monsieur,  je  vous  ai  dit  mon  histoire.  Si  vous  voulez 
m'accorder  un  refuge  pour  quelques  heures,  c'est  bien...  sinon,  j'i- 
rai lenier  fortune  ailleurs. 

Werner.  —  Comment  un  malheureux  tel  que  moi  en  peut-il 
abriter  un  autre?  J'ai  besoin  moi-même  d'un  asile,  comme  le  daim, 
poursuivi  par  les  chasseurs,  a  besoin  d'une  retraite... 

Gabor.—  Ou  le  lion  blessé,  de  sa  caverne.  "V'ous  m'avez  plutôt 
l'air  d'être  homme  à  faire  face  à  vos  ennemis,  et  à  éventrer  le  chas- 
seur. 

Werner,  — Vous  croyez  ? 

Gabor,  —  Je  ue  m'en  in(iuiète  pas,  car  je  serais  moi-même  fort 
disposé  à  en  faire  autant.  Mais  voulez-vous  me  donner  un  refuge  ? 
Je  suis  opprimé  comme  vous...  pauvre  comme  vous.,,  déshonoré... 

Werner,  virement.  —  (jui  vous  dit  que  je  suis  déshonoré  ? 

Gabor,  —  Personne.  Je  n'ai  pas  dit  que  vous  l'étiez  ,  je  n'ai  éta- 
bli le  parallèle  que  sous  le  point  de  vue  d,'i  la  pauvreté  ;  mais 
j'allais  ajouter,  avec  vérité  ;  comme  vous  pourriez  l'être  injustement 
voU'i-nième. 

Wkuxer.  —  Encore  I  comme  moi  ? 

Gabor.  —  Ou  comme  tout  autre  honnête  homme.  Que  diable  vou- 
lez-vous? Sans  doute,  vous  ne  me  croyez  pas  coupable  de  ce  lâche 
larcin! 

Werneb.  —  Non,  non...  je  ne  le  puis. 

Gabor. —  Voilà  ce  que  j'appelle  un  honnête  homme!  Quant  à 
votre  harpagon  d'intendant,  et  à  votre  noble  boufû —  tous...  tous 
m'ont  soupçonne.  Et  pourquoi?  parce  que  j'étais  plus  mal  vèln 
qu'eux,  et  que  mon  nom  est  obscur;  cependant  si  nous  avions  une 
fenêtre  à  la  poitrine,  mon  àme  s'y  monirerait  plus  hardiment  que 
la  leur  ;  mais  voilà  ce  que  c'est...  Vous  êtes  pauvre  et  sans  appui, 
plus  encore  que  moi-même... 

Werner.  —  Qu'en  savez-vous? 

Gabor.  —  Vous  avez  rai.-;ou.  Je  demandi.'  asile  à  un  homme  que 


348 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRÉKS. 


je  dis  *lre  sans  nppni  ;  si  vous  inc  le  refusez,  je  l'niirai  mrrili^  Mais 
vous,  i)ui  scniltlc?.  avdir  (^(iniiMr  In  saliilnirc  aniprliimc!  (le  la  vie, 
voire  rdn.srlonri' (loll  vous  apprenilre  que  liniUiir  du  Nomeau- 
Mondc  ne  s.uirail  tenter  ilioninic  qui  ronnalt  sa  valeur  vi^rjlalile  , 
à  iiKiins  (et  dans  ce  cas  j'admets  le  prix  de  ec  nii^lal  ,  h  inoinsqunn 
puisse  r(d>lcnir  par  des  moyens  qui  ne  <lonnent  pas  le  eaucliemar. 
Wkrnkk.  — Que  voulez- vous  dire  ? 

Garor.  —  Ce  que  je  dis?  Je  erovais  in"^lre  expliqué  elairemcnt  ; 
vous  n'iMes  pas  un  vcdeur...  ni  moi  non  plus,  cl,  en  honnftles  gens, 
nous  devons  nous  aider  nuitiielletncnl. 

Wkhnkh.  — C'est  nn  monde  niaudil  que  celui-ci  ! 
Gaiior  —  Il  en  est  de  mfine  du  plus  voisin  des  deux  mondes  h 
venir,  h  ce  que  disent  les  prêtres  j  el  ils  doivent  s^  connaître)  ;  je 
m'en  liens  donc  il  celui-ci...  je  suis  peu  désireux  d'indurer  le  m'ar- 
tjre,  et  surtout  avec  une  épitaplie  de  voleur  sur  ma  lomlie  Je  ne 
vous  demande  asile  que  pour  une  nuit;  demain  les  eaux  du  fleuve 
auront  baissé,  el,  comme  la  colombe  de  l'arche,  je  tenterai  le 
passa  j;c. 

\Vi;nNEn.  -  Baissé,  dites-vous!  peul-on  l'espérer? 
G.Mii.R.  — A  midi,  on  en  avait  l'espoir. 
\\  KRNKR.  —  Alors  nous  serions  sauvés  I 
riABoR.  —  Kies-vous  menacé? 
Wkr.nkr.  —  La  pauvreté  l'esl  toujours. 

Gabor. — Je  le  sais  par  une  longue  expérience.  Voulez-vous  me 
venir  en  aide? 
Wkrner.  —  Quant  à  voire  pauvreté  ? 

(iABoR.  —  Non...  vous  n'(Mes  pas  le  docteur  que  je  choisirais  pour 
guérir  une  telle  maladie,  je  parle  du  péril  qui  me  poursuit  ;  vous 
a\ez  un  toit,  je  n'en  ai  point.  Je  ne  eherrhe  qu'une  retraite. 

Werner.  — C'est  juste.  Comment  serait-il  po.ssihle  qu'un  malheu- 
reux romme  moi  posscd.1l  de  l'or? 

Garor.  —  Honnêtement,  à  dire  vrai,  ce  sérail  difCcile;  et  pourtant 
je  serais  tenté  de  vous  souhaiter  l'or  du  baron. 
\\'Kn.\Kn.  — O.sez-vous  insinuer?... 
Gabor.  —  Quoi  ? 

^\■l:R^ER.  —  Savez-vous  h  qui  vous  parlez? 
Gaiior.  — Nom,  et  je  ne  suis  pas  homme  à  m'en  soucier  beaucoup 
{On  eiiliml  du  bruit  au-dehors.)  lîcoulez,  ils  viennent. 
Wkr.ner.  —Qui? 

Gabor.  —  L'intendant  et  ses  limiers  lâchés  après  moi.  Je  les  al- 
lendiais  ;  mais  ce  serait  en  »ain  qu'on  espérerait  faire  enlendre  rai- 
son à  (le  pareilles  gens.  Où  irai  je?  Cachez-moi  n'importe  où.  Je 
vous  jure,  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  que  je  suis  innocent  • 
faites  ce  que  vous  voudriez  qu'on  fil  pour  vous  si  vous  étiez  à  ma 
place. 

Werner,  à  part.—  0  juste  Dieu  I  Ion  enfer  est  venu  !  Suis-ie 
enroie  vivani  ? 

Gaiior.  —  Je  vois  que  vous  êtes  ému:  cela  témoifine  en  votre  fa- 
veur. Je  pourrai  reconnaître  ce  service. 

\\  KRNKR.  —  Ne  seriez-vous  point  un  espion  de  Siralenheim  ? 

Gabor.  —  Non  ,  certes  I  el  si  je  l'étais,  (ju'y  a-t-il  ;i  espionner 
lei  ?  Je  me  rappelle  cependant  ses  questions  sur  vous  et  votre 
épouse  :  cela  p()urrait  donnera  penser;  mais  vous  savez  mieux  que 
personne  à  quoi  vous  en  tenir;  pour  moi,  je  suis  son  plus  mortel 
ennemi. 

Werner.  —  Vous? 

Gabir.  —  Après  le  retour  dont  il  a  payé  le  service  que  j'ai  con- 
tribue il  lui  rendre,  je  suis  son  ennemi  :  si  tous  n'êtes  pas  son  ami 
vous  me  viendrez  en  aide.  ' 

Werner.  —  J'y  consens. 

Gabor.  —  Mais  comment? 

Werner,  montrant  le  panneau.  —  Il  y  a  là  une  issue  secrète. 
Rappelez-vous  que  je  I  ai  découverte  par  hasard,  et  que  je  ne  m'en 
sui,'«  servi  que  pour  ma  .'ùrelé. 

Gabor  —Ouvrez-la,  et  je  m'en  servirai  dans  le  même  but. 

W  ER.NER.  —  Celte  ouverture  est  pratiquée  dans  des  murs  sinueux, 
assez  épais  pour  que  l'on  puisse  marcher  dans  l'inléiieur,  et  qui 
toutefois  n'ont  rien  perdu  de  leur  solidité;  on  v  trouve  des  cellules 
cl  des  niches  obscures.  Je  ne  sais  où  abouiit  ce  passage  :  vous  ne 
cherrhercz  pointa  pénétrer  trop  avant,  donnez-nien  voire  parole. 

Gabor.— Cela  est  inutile.  Comment  voulez-vous  que  je  me  dirige 
dans  les  ténèbres,  à  travers  les  détours  inconnus  d'un  labyrinthe 
golliique? 

Werner.  —  Prenez  toujours  garde.  Qui  sait  où  ce  labyrinthe  peut 
aboutir?  Kemarquez  que  je  n'en  sais  rien  !...  Mais  peut-être  vous 
coiiduirait-ildans  la  chambre  de  votre  ennemi,  tant  elles  sont  singu- 
lièrement construites,  ces  galeries,  ouvrage  des  Teutons,  nos  ancê- 
tres, et  dune  époque  où  l'homme  cherchait  moins  à  se  fortifier 
contre  les  elenicnis  que  contre  ses  belliqueux  voisins!  N'allez  lias 
au-delà  des  deux  premiers  détours;  si  vous  le  faites,  quoique  je 
n  aie  jamais  été  plus  loin,  je  ne  réponds  pas  des  conséquences 

Gaiior.  —J  en  re| ds,  moi.  Mille  leniercinienls. 

W  ER.NER.  —  \(>us  trou\erez  fueikniciit  le  ressort  de  l'autre  ciMé 
de  la  porte,  cl  quand  vous  voudrez  revenir,  il  cédera  au  plus  léeer 
on  lad.  '  "^ 


Gabor.  —  Je  m'ériipsc. 
secret  ) 


Adieu  I     {Gatxtr  entre  dnn.t  le  pn^ 


Wrbner,  .w//.  — Quai -je  fait?  Hélas  I  c'est  rc  que  j'avais  fait 
aiipar.-ivanl  qui  me  fail  éprouver  maintenant  loules  ces  craintes? 
Toutefois  ce  sera  pour  moi  une  sorte  d  expiation  d  avoir  sauvé  eeL 
liomine.  dont  la  perle  eiU  peut-être  empêché  la  mienne.  .  Ils  vien- 
nent, mais  ils  sen  ironl  chercher  ailleurs  ce  qui  est  devant  eux. 
(Idknstein  entre  avec  les  domestiques.) 

Idenstein.  —  Il   nosl  pas  ici.    H  a  donc  disparu  par  ces  fenêir,-. 
ogivales  a>ec  le  pieux  secours  des  saints  réprésentés  .sur  les  vin 
rouges  et  jaunes,  carreaux  de  crisMl  que  chaque  souffle  de 
proclame  aussi  fragiles  que  loute  vie  et  toute  gloire.  Quoi  uu  il 
soit ,  il  est  parti.  ' 

Werner.  —  Qui  cherchez-vous? 

Idenstein.  —  Un  coquin  ! 

Werner.  —  Fallait-il  donc  aller  si  loin  ? 

Idenstein.  —  Nous  cherchons  celui  qui  a  volé  le  baron. 

Werner.  —  lites-vous  certains  de  C(«nnallre  le  coupable? 

Idenstein.  —  Aussi  certains  que  vou.s  êtes  là  devant  nous   M 
par  ou  a-t-il  passé? 

Werner.  —  Qui? 

InENSTEiN.  —  Celui  que  nous  cherchons. 

Werner.  —  Vous  voyez  qu'il  n'esl  point  ici. 

Idenstein.  —  El  cependant  nousl'avons  vu  entrer  danscetle  salle. 
Lies-vous  complices,  ou  êtes-vous  sorciers  ? 

Werner.  — J  agis  avec  franchi.se;  c'est  un  crime  de  sorcellerie 
aux  yeux  de  bien  des  gens. 

Idenstein.  —  Il  est  possible  que  j'aie ,  plus  tard,  une  nu  deux 
(luestions  à  vous  .idie.sser;  mais  pour  le  moment,  nous  allons  con- 
tiiiiier  à  chercher  l'autre. 

Werner.  —  Vous  feriez  bien  de  commencer  sur-le-champ  votre 
interrogatoire;  je  puis  ne  pas  être  toujours  aussi  patient. 

Iden.stein.  —  R>i  bien!  je  désirerais  savoir  si  vous  n'êtes  na' 
1  hninme  que  cherche  .Siralenheim. 

Werner.  —  Insolent  !   iN'avez-vous  pas  dil  qu'il  nVtait  point  ici 
Idenstein.—  Oui  ;  mais  il  en  est  un  qu'il  cherche  avec  persévé- 
rance ;  el  peut-être  bientôt   il  se  verra  investi  ,  à  cet  cIT.-t,  d'une 
autorité  supérieure  à  la  sienne  et  à  la  mienne.  Mais  venez,  mes 
enfants  !  Depèchons-nous  ;  nous  sommes  en  défauL 

[Idenstein  sort  avec  sa  suite.  ) 


pas 


Werner—  Dans  quel  labyrinthe  m'entraîne  ma    mvslérieiise 
desliiiée  !  Un  acte  de  bassesse  m'a  élé  moins  fatal  que  le  scrupule 
qui   m'a   retenu    en  face  d'un  crime  bien  plus  grand.  Khiignc-toi 
pensée  perverse  ,  qui  t'élèves  dans  mon  cœur!  Il  est   trop  lard!  Je 
ne  veux  pas  tremper  mes  mains  dans  le  sang.       (Ulrich  entre.) 

Ulrich.  —  Mon  père,  je  vous  cherchais. 

Werner.  —  N'y  a-t-il  pas  du  danger  pour  loi  à  me  parler? 

Ulbich.  — Non!  Siralenheim  ignore  complètement  les  liens  qui 
nous  unissent;  bien  plus,  il  m'a  chargé  de  surveiller  vos  actions, 
me  croyant  entièrement  dévoué  à  ses  intérêts. 

Werner.  —  Il  ne  doit  point  être  sincère  :  c'est  un  piège  qu'il  nous 
tend  à  tous  deux  pour  prendre  du  même  coup  de  filel  el  le  père  et 
le   fils. 

Ulrich.—  Pourquoi  m'arrêtera  loules  ces  craintes  futiles?  pour- 
quoi suspendre  ma  marche  devant  les  incertitudes  qui.  sembl.ihles 
à  des  ronces,  s'élèvenl  sur  notre  voie?  Il  faut  que  je  me  fraie  un 
chemin  à  travers  ces  obstacles.  Les  filcU  sont  bons  pour  prendre  des 
grives  el  non  des  aigles.  Nous  les  franchirons  ou  nous  les  briserons. 

Werner.  —  Et  comment? 

Ulrich.  —  Ne  devinez- vous  pas? 

Werner.  —  Non. 

Ulrich.  —C'est  singulier.  La  pensée  ne  vous  en  est-elle  pas  venue 
la  nuit  dernière? 

Wfrner.  —  Je  ne  te  comprends  pas. 

Ulrich.  —  Rn  ce  cas,  nous  ne  nous  comprendrons  jamais 
Mais  pour  changer  d'entretien 

Werner.  —  Pour  le  reprendre,  veux-tu  dire  :  nous  parlions  des 
moyens  de  nous  mettre  en  sûreté. 

Ulrich.  —  Vous  avez  raison ,  me  voilà  sur  la  roule.  Je  vois  plus 
clairemcnl  ce  dont  il  s'agit ,  et  noire  situation  in'apparaîl  dans  son 
vrai  jour.  Les  eaux  du  fleuve  baissent;  dans  quelques  heures  les 
myrmidons  de  Siralenheim  arriveront  de  l'rancf.irl  ;  alors  vous  serez 
prisonnier,  pire  encore  peut-être,  el  moi  je  serai  proscrit,  el  déclare 
bAlard  ,  pour  faire  place  au  baron. 

Werner.  —  Kl  quel  remède  Irouves-lu?  J'avais  dessein  d'em- 
ployer cet  or  pour  m'é\ailer;  mais  mainlenant  je  n'ose  ni  m'en 
servir  ni  le  laisser  \o\t  à  personne  ,  et  c'est  à  peine  si  j'ose  moi- 
même  le  regarder.  Il  me  semble  qu'il  porte  mon  crime  en  exergue 
au  lieu  de  la  marque  de  l'Ktal;  elà  la  placedela  tête  du  souverain, 
je  crois  y  voir  la  mienne  ayant  pour  chevelure  des  couleuvres  sif- 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


3-49 


flanles,  Imiicléps  autour  des  tempes,  et  criant  à  tous  ceux  qui  m'ap- 
prnnlieiil  :  Voilà  un  voleur. 

Ulrich  —Il  ne  faut  point  le  montrer,  maintenant  du  moins.  Mais 
prenez  celle  bague.  (//  remet  un  bijou  à  Werner.) 

Werner.  —  C'est  une  pierre  précieuse.  Elle  appartenait  à  mon 
père  ! 

Ulrich.  — Et  comme  telle,  elle  vous  appartient  maintenant.  Ser- 
vez-vons-en  pour  gagner  l'intendant ,  afin  qu'il  mette  à  votre  di.^- 
pnsition  la  vieille  calèche  et  des  chevaux,  et  que  vous  puissiez  partir 
avec  ma  mère  au  lever  du  soleil. 

Werner.  —  Te  laisserai-je  dans  le  péril  au  moment  où  tu  viens 
de  mêlre  rendu? 

Ulrich.  —  Ne  craignez  rien.  Il  n'y  aurait  de  danger  que  si  nous 

disparaissions   ensemble    :   ce  serait  trahir  notre   intelligence 

L'inondaiion  n'intercepte  que  la  coramunicalion  directe  entre  ce 
bourg  et  Francfort;  en  cela  elle  nous  est  favorable.  La  route  de 
Bidième,  quoique  partiellement  inondée  ,  n'est  pas  impraticable,  et 
quand  vous  aurez  gagné  une  avance  de  quelques  heures,  ceux  qui 
vous  poursuivront  y  trouveront  les  mêmes  obstacles.  La  frontière 
une  fois  franchie,  vous  êtes  sauvé. 

Werner.  —  Jlon  noble  fils! 

Ulrich.—  Silence!  point  de  transports!  nous  nous  livrerons  à 
noUe  joie  dans  le  château  de  Siegendorf!  Cachez  votre  or;  montrez 
la  bague  à  Idenstein  ;  je  connais  cet  homme,  j'ai  lu  à  travers  son 
âme  De  celle  manièredeu.\  bulsseront  atteints.  Siralenheim  a  perdu 
de  l'or,  non  des  bijoux  :  cette  bague  ne  peut  donc  être  à  lui;  et 
d'ailleurs,  comment  soupçonner  son  possesseur  d'avoir  dérobé  l'or 
du  baron,  quand  il  lui  eût  été  facile  de  convertir  cette  bague  en  une 
somme  plus  considérable?  Ne  soyez  avec  Idenstein  ni  trop  timide 
ni  trop  allier,  et  il  vous  servira. 

Werner.  — Je  suivrai  en  tout  tes  instructions. 

Ulrich.  —  Je  vous  aurais  épargné  cette  démarche.  Mais  si  j'avais 
p  ru  prendre  inlérèt  à  vous,  surtout  en  vous  donnant  ce  joyau  pré- 
cieux ,  tout  eùl  été  éventé. 

Werner. —  Omon  ange  gardienlMais  que  deviendras-tu  en  notre 
absence? 

Ulrich. —  Siralenheim  ignore  les  liens  qui  nous  unissent  ;  je  ne 
resterai  avec  lui  qu'un  jour  ou  deux  pour  endormir  les  soupçons; 
puis  j'irai  rejoindre  mon  père- 

Wer.ner.  —  Pour  ne  plus  nous  quitter? 

Ulrich.  — Peut-être;  mais  ,  du  moins  ,  nous  nous  reverrons  une 
fois  encore. 

\^'ERNER. — Omon  fils!  mon  ami!  mon  uniqueenfanti  mon  sau- 
veur! Oh!  ne  me  hais  pas! 

Ulrich.  —  Moi  !  je  haïrais  mon  père! 

Werner.  —  Hélas!  mon  père  n'avait  pour  moi  que  de  la  haine; 
pourquoi  mon  fils  ne  l'iinilerait-il  pas? 

Ulrich.  —  Votre  père  ne  vous  connaissait  pas  comme  je  vous 
connais. 

Werner. —  11  y  a  des  scorpions  dans  tes  paroles  1  Tu  me  connais! 
dans  mon  état  actuel ,  lu  ne  peux  me  connaître  ;  je  ne  suis  pas  moi- 
inèn:e.  Cependant  ne  me  hais  pas,  je  serai  bientôt  ce  que  je  dois  être. 

Ulrich.  —  J'attendrai  :  cependant  tout  ce  qu'un  fils  peut  faire 
pour  ses  parents,  je  le  ferai  pour  les  miens. 

Werner.  —  Je  le  vois  et  je  le  sens.  Hélas  !  je  sens  en  outre  que 
tu  me  méprises. 

Ulrich.  —  Pourquoi  vous  mépriserais-je  ? 

Werner.  —  Dois-je  m'humilier  encore? 

Ulrich.  — Non;  j'y  ai  mûrement  pensé,  ainsi  qu'à  vous  ;  mais 
n'en  parlons  plus,  du  moins  pour  le  moment.  Votre  erreur  a  doublé 
tous  nos  périls  :  en  guerre  secrète  avec  Siralenheim,  nous  ne  devons 
songer  qu'à  tromper  sa  vengeance.  Je  vous  ai  indiqué  un  moyen. 

Werneb.  —  Le  seul ,  et  je  l'embrasse  avec  la  même  joie  que  m'a 
causée  le  retour  d'un  fils  qui  ne  s'est  montré  à  moi  que  pour  devenir 
mon  sauveur. 

Ulrich.  —  Vous  serez  sauvé;  que  cela  suffise.  Si  une  fois  nous 
étions  dans  nos  domaines,  la  présence  de  Siralenheim  en  Bohême 
nous  troublerait-elle  dans  la  jouissance  de  nos  droits? 

Werner.  —  Assurément  il  nous  gênerait  encore  dans  la  situation 
ofi  nous  sommes,  quoique  l'avantage  puisse  rester,  comme  il  ar- 
rive d'ordinaire,  au  premier  possesseur,  surtout  s'il  fonde  son  droit 
sur  les  liens  du  sang. 

Ulrich.  —  Du  sang!  c'est  un  mot  qui  a  plusieurs  significations; 

dans  les  veines  et  hors  des  veines,  ce  n'est  pas  la  même  chose 

En  effet,  ceux  qui  sont  du  même  sang  deviennent  quelquefois  en- 
nemis, comme  les  frères  thébains  ;  et  lorsqu'une  partie  du  sang  est 
corrompue,  quelques  gouttes  répandues  à  propos  purifient  le  reste. 

W  EUNER.  — Je  ne  te  comprends  pas. 

Uluicu.  —  C'est  possible peut-être  tout  est-il  mieux  ainsi 

et  cppeiolant  à  l'œuvre!  il  faut  que  ma  mère  et  vous,  vous  parliez 
celle  nuit  même.  Voici  l'intendant.  Sondez-le  avec  la  bague;  ce 
trésor  plongera  dans  son  âme  vénale  comme  le  plomb  dans  l'Océan, 
•et  en  rapportera  ilu  limon  et  de  la  fange,  en  avcrlissant notre  navire 
du  voisinage  des  écueils.  La  cargaison  est  riche,  il  faut  lever  l'ancre 


sans  plus  tarder!  Adieu!  le  temps  presse;  cependant  donnez-moi 
voire  main,  mon  père! 

Werner.  —  Laisse-moi  l'embrasser. 

Ulrich.  — On  peut  nous  voir  :  maîtrisez  vos  émotions  jusqu'au 
dernier  instant.  Tenez-vous  à  distance  de  moi  comme  d'un  ennemi. 

Werneb.  —  Maudit  soit  celui  qui  nous  oblige  à  éloulTer  les  meil- 
leurs et  les  plus  doux  sentiments  de  nos  cœurs,  et  dans  Un  pareil 
moment  encore  ! 

Ulrich.  -Oui,  maudissez...  celavous  soulagera.  Voicirinlendaul. 
(  loEN'STEiN  entre.) 

Ah!  monsieur  Idenstein  ,  où  en  èles-vous?  avez-vous  attrapé  le 
coquin? 

InENSTEiN.  — Non,  ma  foi. 

Ulrich.  —  Parbleu!  il  y  en  a  bien  d'autres;  vous  aurez  la  pro- 
chaine fois  une  chasse  plus  heureuse.  Où  est  le  baron? 

Idenstein.— Rentré  dans  son  ap[iartement ,  et  puisque  j'y  pense, 
je  vous  dirai  qu'il  vous  demande  avec  l'impatience  convenable  à 
son  rang. 

Ulrich.  —  Les  grands  seigneurs  veulent  qu'on  leur  réponde  à 
l'instant,  comme  le  coursier  qui  bondit  au  coup  d'éperon  :  il  est  fort 
heureux  qu'ils  aient  des  chevaux  ;  car  il  nous  faudrait ,  je  le  crains , 
traîner  leur  char,  comme  des  rois  traînaient  celui  de  Sésoslris. 

InENSTEiN.  —  Quel  était  ce  Sésoslris? 

Ulrich.  —  Un  ancien  Bohémien...  un  empereur  d'Egypte. 

Idenstein.  —  Un  Egyptien  ou  un  Bohémien,  c'est  tout  un;  car 
on  emploie  indifféremment  ces  deux  noms.  Et  ce  Sésoslris  en  élait? 

Ulrich.  —  On  me  l'a  dit.  Mais  il  faut  que  je  vous  quitte...  Mon- 
sieur l'intendant,  votre  serviteur! [.4  IFerner,  d'un  ton  leste.) 

Werner,  si  tel  est  votre  nom,  bonsoir!  [Ulrich,  sort.) 

Idenstein  — Un  charmant  homme,  bien  élevé,et  s'exprimant  fort 
bien.  11  sait  se  metire  à  sa  place;  avez-vous  vu  comme  il  rend  à 
chacun  ce  qui  lui  est  dû? 

Werner.  —Je  m'en  suis  aperçu,  et  j'applaudis  à  son  discerne- 
ment et  au  vôtre. 

Idenstein.  —  C'est  bien...  c'est  très  bien.  Vous  aussi,  vous  con- 
naissez votre  rang;  et  pourtant,  je  ne  sais  pas  trop  si  je  le  connais, 
moi. 

Werner,  montrant  la  bague.  —  Ceci  pourrait-il  vous  aider  dans 
celle  recherche? 

Idenstein.  —Comment!...  quoi?...  Eh!  une  ]uerre  précieuse! 

\\'erner.  —  Elle  esta  vous,  moyennant  une  condilion. 

Idenstein.  —  A  moi?...  parlez. 

Werner.  —  A  savoir  que  vous  me  permettrez  de  la  racheter  plus 
tard  trois  fois  sa  valeur;  c'est  une  bague  de  famille. 

Idenstein.  —  Une  famille!...  la  vôtre!  Un  si  beau  bijou!  la  sur- 
prise m'ôle  la  respiration  ! 

Werner. — Il  faut  aussi  que  vous  me  fournissiez,  une  heure 
avant  le  point  du  jour,  les  moyens  de  quitter  ce  lieu. 

Idenstein.  —  Est-ce  vraiment  une  pierre  fine?  laissez-moi  la  re- 
garder. C'est  un  diamant,  ma  foi,  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  gloiieux! 

Werner.  —  Allons,  je  me  confie  à  vous;  vous  avez  deviné,  sans 
doute,  que  ma  naissance  est  au-dessus  de  ce  qu'annonce  mon  exté- 
rieur actuel. 

Idenstein.  —  Je  ne  puis  dire  que  je  l'aie  deviné,  quoique  celle 
bague  en  soit  une  assez  bonne  preuve;  voilà  le  véritable  indice  d'un 
noble  sang. 

Werner.  —  J'ai  d'importantes  raisons  pour  garder  l'incognito  en 
poursuivant  mon  voyage. 

Idenstein.  —  Vous  êtes  donc  l'homme  que  cherche  Siralenheim  ? 

Werneb.  — Je  ne  le  suis  pas;  mais  si  l'on  me  confondait  avec  ce 
personnage,  il  pourrait  en  résulter  de  graves  embarras  pour  moi 
d'abord,  et  pour  le  baron  plus  tard.  C'est  afin  d'éviter  ce  double  in- 
convénient que  je  veux  tenir  mon  départ  secret. 

Idenstein.  —  (^ue  vous  soyez  ou  ne  soyez  pas  l'homme  en  ques- 
tion, cela  ne  me  regarde  pas;  d'ailleurs,  je  n'obtiendrai  jamais  la 
moitié  de  ce  que  vous  m'offrez  en  servant  ce  noble  orgueilleux  et 
ladre,  qui  voudrait  soulever  tout  le  pays  pour  rattraper  quelijues 
ducats,  et  n'a  jamais  offert  de  récompense  précise Mais,  ce  dia- 
mant! que  je  le  voie  encore. 

Werner.  —  Regardez-le  à  votre  aise  :  à  la  pointe  du  jour,  il  peut 
être  à  vous. 

Idenstein.  —  0  adorable  brillant,  préférable  à  la  pierre  philoso- 
phale!  pierre  de  touche  de  la  philosophie  elle-même.  Œil  étiiicelant 
de  la  mine!  étoile  de  l'âme!  pôle  magnétique  vers  lequel  tous  les 
cœurs  se  tournent  comme  des  aiguilles  aimanléesl  Esprit  rayon- 
nant de  la  terre!  placé  sur  le  diadème  des  rois,  tu  attires  plus 
d'hommages  que  n'en  obtient  la  majesté  même  de  leur  personne... 
Seras-tu  bien  à  moi?  Il  me  semble  déjà  que  je  suis  un  monaïque 
moi-même,  un  alchimiste  fortuné...  un  sage  magicien,  qui  a  lié  le 
diable  par  un  pacte,  sans  lui  vendre  son  âme.  Mais  venez,  Werner, 
ou  de  quelque  nom  qu'il  faille  vous  appeler. 

Werner.  —  Continuez  à  m'appeler  Werner;  vous  me  connaîtrez 
plus  tard  sous  un  plus  noble  litre. 


380 


M:s  VI-ILLÈES  LITTÉRAIRFS  ILLUSTKtES 


iDENSTriN.  —  Je  rroi<i  en  loi.  Werner!  nous  Inn  humble  vftlemenl. 
lu  en  l'espril  ilniit  j'ai  iDiiKletiips  rivé...  Mais  vicn»,  je  le  gerviriii, 
el,  en  ili'|)il  «les  eniix,  lu  feras  aussi  lil)re  que  l'air,  l'arlons;  je  le 
prouverai  <|iie  je  sais  <^lre  JKiuni^le  iij  elier  diauiaiill)...  je  le  four- 
nirai. Werner,  de  lels  moyens  de  fuile  qui-,  fiisses-lu  un  iiniaeon, 
les  oiseaux  ne  pourraient  devancer  la  course. ..  Alil  pcrmels  que  je 
le  rejjaKJe  encore!  J'ai,  h  llamhourf;.  un  mien  lieau  frère  très  eon- 
n.iisseiir  en  pierres  fines,  ("onibirn  de  carats  peut-il  l)lcn  peser?.,. 
Viens,  Werner,  je  vais  le  donner  des  ailes.  (Ils  sortent.) 


SCENE  II. 
La  clianibre  de  .'^IralenlM.ini. 
STnALENHCIM  '/  VWVÏ/.. 

FniTZ.  —  Tout  est  prôl,  inonseifrneur.  # 

.'^TiiAi.KNUi-iM.  — Je  n'ai  |ias  ^oijinieil,  el  cependant  j'ai  besoin  de 
inc  eiiiielicr;  je  sens  je  ne  sais  (juel  poids,  je  ne  sais  quelle  sensation 
lni|>  allanî^uissanlc  pnur  nie  pirnietlre  de  veiller,   trop  poi^riianle 

pour  dnrniir.  C'est  comme  un  nuaf^e  répamlii  sur  le  lirnia ni.  qui 

iniereepte  les  ra_\ons  du  soleil,  sans  néanmoius  se  résoudre  eu 
pluie.  Je  vais  chercher  niim  oreiller. 

FniTz.  —  Si  le  ciel  écoute  mes  vœux,  vous  allez  reposer  profon- 
dément. 

SmALENiiKiM.  — Profomlément,  je  le  sens  et  le  crains. 

l''niTZ. —  i'ourquoi  ilone  craindre? 

Stii.u.kmieim. — Je  ne  sais  pourquoi,  et  c'est  ce  qui  fait  que  je 
cvains  davantage  une  cho.se  indélinissahle...  .Mais  c'est  une  fulic. 
Al-on.  comme  je  l'ai  orduoné,  chan(;é  aujourd'hui  les  serrures  de 
celle  chambre?  L'aventure  de  la  nuit  dernière  rendait  celle  précau- 
tion indispensable. 

TiiiTz.  — (".erlaiiiciiicnl  I  tout  a  élé  exécuté  conformément  ;i  votre 
oriire,  sous  mon  inspection,  el  sous  celle  du  jeune  Sa.xon  qui  vous 
a  sauvé  la  vie.  Je  présume  qu'on  laiqielle  Ulrich. 

Stralkniieui.  —  Tu  résumes!  dédaifineu.v  esclave?  De  quel  droit 
lourmcnles-tu  la  mémoire,  qui  devrait  être  prompte,  heureuse  et 
lière  de  lelcnir  le  nom  du  sauveur  de  ton  maître,  comme  une  lita- 
niequ'ilestde  ton  devoir  deré|)étercliaquc  jour?...  Uetire-toil  tu|)ré- 
sumes  !  en  vérité  !  loi  qui  rcsiais  h  hurler  et  à  secouer  les  vêtements 
humides  sur  la  rive  pendant  (|ue  je  luttais  contre  la  mort,  et  que 
l'éiranper,  s'élançant  dans  l'onde  mugissante,  accourait  me  rendre  à 
la  \ie!  A  lui  ma  reconnaissance  el  à  toi  mon  ujépris.  lu  présumes... 
et  c'est  à  |ieine  si  lu  peux  te  rappeler  son  nom!  Je  ne  perdrai  pas 
mon  temps  à  t'en  dire  davantage.  Uéveille-nioi  de  bonne  lieiu-e. 

l'niTz  — Bonne  nuit.  J  espère  que  demain  Votre  Seigneuiie  se 
Iroiivera  mieu.x  porlautc  et  de  meilleure  hununir. 

(/.a  scène  c/ianye.) 

SCENE  m. 

Le  passage  secret. 

c.ABOR,  seul. 

•  J  î.i  compte  quatre cinq...  .  .=ix  heures,  comme  une  sentinelle 

d'avanl-poste,  au  triste  sou  de  la  cloche,  celle  voix  lugubre  du 
temps...  Uni,  hipiibrc,  car  lors  môme  qu'elle  sonne  pour  le  bonheur, 
chacun  de  ses  lintemenij  enlève  quelque  cho.se  à  la  jouissince.  Klle 
semble  un  glas  de  moii  même  quand  c'est  un  hunen  qu'elle  an- 
imnce;  on  dirait  qu'elle  sonne  les  funérailles  de  l'amour  descendu 
four  loujours  dans  la  tombe  de  la  possession.  Mais  lorsqu'elle  linle 
pour  le  trépas  d'un  parent  charge  d'années,  c'est  im  écho  de  bon- 
ueiir  qui  résonne  à  I  oreille  avide  d'un  héritier.  J'ai  froid...  je  n'y 
vois  goutte. ..j'ai  soufflé  dans  mes  doigls...  j'ai  compté  et  recompté 
mi's  pas.:,  j'ai  heurté  ma  tète  contre  je  ne  sais  combien  de  solives 
(londrcuscs...  j'ai  e.xcilé  parmi  les  rats  et  les  chauves-souris  une  in- 
surrection générale,  si  bien  que  le  trépignement  de  leurs  pattes  et 
le  bruissement  de  leurs  ailes  empêchaient  tout  aulre  bruit  d'arriver 
jiisipià  moi....  Ahl  j'a|ieiçois  une  lumière  :  autant  que  jeu  puis 
juger,  elle  est  h  quebpic  distance  ;  mais  elle  scinlillc,  cnnune  ii  tra- 
vers une  fente  on  le  trou  d'une  serrure,  dans  la  direction  de  la 
partie  (pii  m'est  interdite.  Approchons!  ce  sera  loujours  une  diver- 
sion :  la  clarté  loinlaine  dune  lampe  est  un  événement  dans  un 
pareil  re[iaire.  Kus.se  le  ciel  qu'elle  ne  me  conduise  à  aucune  tenta- 
tion !  sinon,  le  ciel  me  vienne  en  aide  pour  échapper  .sain  et  sauf, 
011  obtenir  r(d)jet  convoité  !  Klle  brille  encore  !  yuand  ce  serait  l'é- 
toile de  Lucilei-,  ou  Lociler  lui-même  couronné  des  rayons  de  celle 
clarté,  je  ne  puis  me  conleiiir  plus  longtemps.  Doueèmcnl  I  Voilà 
qui  est  .^  merveille!  j'ai  franchi  un  détour...  l'ar  ici...  ^ou  ..  l'ort 
bien!  la  lumière  se  rapproche.  Voici  un  angle  ténébreux...  bon...  il 
csi  passé!...  Arrêtons-nous!  Si  ce  passage  allait  me  conduire  à  un 


danper  pluii  (?rnnd  que  relui...  n'impoile...  Il  iinrall  le  mi^rjlc  de  la 
nouveauté,  el  les  nouveaux  péril»  i>onl  comme  les  nom  elles  mat- 

Iresses Avançons,  cortli-  quecoille...  ni  je  me  trouve  dans  un 

nuiiivais  pas.  j'ai  ma  dague  pour  nie  défendre...  Continue  à  luire, 
iicliill.'iiiibeaii!  lu  es  mon  Ujnis  fntuu.i.  mon  feu  follet  «laliunnaircl... 
ilien  !  bien!  il  a  entendu  mon  invocation  ;  il  m'exauce. 

ilM  sane  change.) 

SCÈiNE  IV. 

Un  jardin. 

f:nlre  WKIWEn. 

Je  n'ai  pu  dormir!...  et  mainlenant  I  heure  approche;  tout  est 
prêi.  Idenslein  a  tenu  parole  :  Ih  voilure  attend  hors  du  liourg,  sur 
la  li-ièrc  de  la  forêl.  Les  éluilcs  roinmencent  îi  pfthV.  C'est  la  der- 
nière fcds  que  je  vois  ces  horribles  murailles.  Oh  !  jamaiit!  jamais  je 
ne  les  oublierai!  je  suis  venu  ici  pauvre,  mais  l'honneur  intact,  ci 
je  jiars  avec  une  tache,  si  ce  n'est  sur  mon  nom,  du  moins  dans  le 
cceiir^  j'emporle  un  ver  rongeur  el  immortel  que  ni  la  splendeur 
(|ui  m'allcnd.  ni  mes  droils  recouvrés,  ni  les  terres  et  la  souverai- 
neté de  SiegcndorI  ne  pourront  assoupir  un  seul  moment.  Il  f.mt 
trouver  quelque  moyeu  de  reslilrtlion  qui  soulage  en  partie  mon 
Ame;  mais  comment  sans  m'exposera  être  découvert*...  Il  le  f.iul 
cependant,  et  dès  (jueje  serai  en  sOrelc,  je  veux  j  réOéchir.  Le  dé- 
lire de  ma  misère  m'a  entraînéh  cette  infamie  :  le  repentir  peut  l'ex- 
pier. Je  ne  veux  rien  avoir  sur  la  conscience  que  Stralenheim  puisse 
revendiquer,  quoiqu'il  cherche  à  me  ravir  ma  fortune ,  ma  liberté, 
ma  vie!.. .  Kl  cependant,  il  dort  peut-être  aussi  paisible  que  l'en- 
fance; il  dort  sous  de  pompeux  rideaux,  sur  des  oreillers  de  soie, 
comme  moi-même  autrefois,  alors  que...  Ecoutons!  Quel  est  ce 
bruil?...  Encore!  les  branclics  des  arbres  sagilcnt,  et  quelques 
pierres  se  sont  détachées  de  celle  terrasse.  JI'lbicii  saule  m  hn.t 
(le  ta  terrasse.)  Ulrich!  ah!  toujours  le  bien-venu  I  trois  fois  .■ 
bien-venu  en  ce  moment!  Ta  tendresse  lilialc... 

Ui.ninii.  —  Arrête/.!  avant  de  m'approcher,  dites-moi... 

Werner.  —  D'où  vient  cet  air  étrange'' 

Ui.iiir.ir.  —  F.st-ce  mon  père  que  Je  contemple  ou... 

Wkiimer.  —  Quoi? 

Ui.iiicii.  —  Un  assassin? 

Wernf.r.  —  Insensé  ou  insolent! 

Ulrich. —  Répondez-moi,  mon  père,  si  vous  tenez  h  voire  vie  \,n 
àla  mienne. 

Werner.  —  A  quoi  dois-je  répondre? 

Ui.nicii.  —  Èles-vous  ou  n'êtes-vous  pas  le  meurtrier  de  Stralen- 
heim. 

Werner.  — Que  veux-tu  dire?  je  n'ai  jamais  donné  la  mort  h 
personne. 

Uluicii.  — N'avezvous  pas  cette  nuit,  comme  la  nuit  précédente, 
parcouru  le  passage  secret?  N'êtes-vous  pa,s  entré  de  nouveau  dans 
la  chambredeSIralenheim?  et....     (Il  s'arrCte  ) 

Werner.  —  Poursuis. 

Ui.iiieii.  —  N'esl-il  pas  mort  de  voire  main? 

Werner.  — Grand  Dieu  1 

Ulrich.  —  Vous  files  donc  innocent  1  mon  père  est  innocent! 
embrassez-moi!  Oui...  votre  son  de  voix,  votre  air!  ..  oui,  oui!... 
tout  me  le  dit;  mais  répétez-le  vous-même! 

Werner.  —  Si  jamais  une  telle  pensée  esl  venue,  quand  j'étais 
en  possession  de  moi-même,  s'oiïrir  à  mou  esprii  ou  .\  mon  ci-ur  ; 
si ,  lorsqu'elle  m'est  apparue  un  monieiii  îi  travei-s  lirrilalion  de 
mon  Ame  découragée  ,  je  ne  l'ai  pas  repoussée  au  fond  de  l'enfi-r, 
que  le  ciel  soit  pour  jamais  ravi  k  mes  regards  el  à  mes  es|M!rances! 

Ulrich.  —  Et  pourtant  Stralenheim  esl  morl! 

Werner.  —  (/est  horrible!  c'est,  affreu.x  I  mais  qu'ai-je  de  com- 
mun avec  ce  crime? 

Ulrich.  —  Aucune  serrure  n'est  forcée  ;  on  ne  voit  nulle  Irace 
de  violence,  si  ce  n'est  sur  le  corps  de  la  victime.  Une  partie  de  ses 
gens  a  élé  avertie;  mais  comme  l  intendant  est  absout,  j'ai  pris  sur 
moi  daller  chercher  la  polire.  Nul  doute  qu'un  meurtrier  n'ait  pc- 
nélré  secrètement  dans  saehimbre.  l'anloniiez-moi  si  la  nalure.... 

Werner.  — 0  mon  lils  !  quels  maux  inconnus,  œuvre  dune 
sombre  fatalité,  s'accumulent  comme  des  nuages  sur  iioirc  maison. 

Uluich.  —  llélaslvou.s  êtes  innocent  h  mesyeu.x;  mais  aux  jeux 
du  monde  en  sera-t-il  de  même  ?  Que  dis-je  ?  pensez-vous  que  les 
juges,  si  jamais...  Parlez  donc  à  I  instant  même. 

Werner.  —  Non  1  je  ferai  fjce  au  danger.  Qui  osera  me  soup- 
çonner? 

Ulrich.  —  Vous  n'aviez  point  d'hôtes  auprès  de  vous...  point  de 
visiteurs  ...  nul  être  vivant  autre  que  ma  mère? 

Werner.  —  Ah!  le  Hongrois! 

Ulrii.h.  —  Il  est  parti  !  il  a  disparu  au  lever  du  soleil. 

Werner.  —  Non,  je  l'ai  caché  dans  celle  même  galerie  sccrèie, 
falale  ù  mon  honneur. 


ŒUVRES  COMPLÈTKS  DE  LORD  RYRON. 


3-il 


Utnicii.  —  Je  vais  l'y  trouver.  [Ulrich  fait  mi  pas  pour  sortir; 
ff'erncr  l'arrête.) 

Werner.  —  H  est  trop  lard  :  Gabor  a  quitte  le  palais  avant  moi  ; 
j'ai  trouvé  le  panneau  secret  tout  ouvert,  ainsi  que  les  portes  qui 
conduisent  à  la  salle  où  aboutit  le  passage.  Je  pensais  quil  avait 
prdfilé  d'un  moment  favoral)le  pour  échapper  au.\  myrmidons  d  1- 
denstein  qui  le  traquaient  hier  soir. 
Ulrich.  —  Vous  avez  refermé  le  panneau? 
Whrner.  — Oui,  et  ce  n'est  pas  sans  trembler  du  péril  qu'il  m'a- 
vait fait  courir  ,  et  sans  maudire  sa  stupide  négligence  qui  risquait 
de  dénoncer  son  protecteur. 
Ulrich.  —  Vous  êtes  sûr  de  l'avoir  fermé? 
Werxer.  — J'en  suis  certain. 

Ulrich.  —  C'est  bien  !  mais  il  eût  été  mieux  de  ne  pas  faire  de 
cette  retraite  un  repaire  de  ..     (/[s'arrête.) 

Werner.  —  De  voleurs!  veux-tu  dire  :  je  dois  le  supporter,  cl  je 
le  mérite;  mais  je  ne  m'attendais  pas... 

Ulrich.  —  Non,  mon  père,  ne  nous  arrêtons  pas  à  cela:  ce  n'est 
pas  le  moment  de  pensera  des  fautes  secondaires;  pensons  plutôt 
à  prévenir  les  conséquences  d'un  attentat  teiTible.  Pourquoi  donner 
asile  à  cet  homme? 

Werner.  —  Pouvais-je  le  refuser?  un  homme  poursuivi  par 
mon  plus  grand  ennemi,  accusé  de  mon  propre  crime  ,  viclimc  ini- 
mtilée  à  ma  sûreté,  demande  un  abri  pour  quelques  heures  au  mi- 
sérable dont  l'acle  lui  avait  rendu  cet  abri  nécessaire  !  Quand  c'eût 
été  un  assassin,  je  n'aurais  pu  le  repousser. 

Ulrich.  —  El  il  a  reconnu  ce  service  en  véritable  assassin  ;  mais 
ces  réflexions  sont  tardives.  11  faut  que  vous  parliez  avant  l'aube; 
je  resterai  ici  pour  atteindre  le  meurtrier,  s'il  est  possible. 

Werner. —  Ma  fuite  soudaine  fera  planer  sur  ilioi  les  soupçons  ; 
d'un  autre  côté,  si  je  reste,  il  y  aura  doux  victiiiles  aii  lieu'd'unô  : 
le  Hongrois  fugitif  qui  sendîle  être  le  coupable,  et... 

Ulrich  —  Qui  semble!  Quel  autre  qtlè  luipourrait-ce  être? 
Werner.  —Ce  n'est  pas  moi,  biÈn  t[Uel6Ut  îil'heur'é/tîi  eusses 
des  doutes...  toi ,  mon  fils!  .;  m  ,;..i   ■  •,■  ,..  i. <.■■■■ ,; 

Ulrich.  —  Et  vous,  conservez-vous  des  doutes  sur  le  fugitif? 
Werner.  —  Mon  enfant  !  depuis  quéje  sui.s  lombo  dans  l'alùnie 
'Hi  crime  (quoique  ma  faute  soit  d'une  nature  moins  grave),  dopiiis 
v|iibj'ai  vu  opprimer  l'innocent  à  ma  place,  je  puis  douter  même 
de  la  culpabilité  du  criminel.  Ton  cœUi',  ému  d  une  vertueuse  indi- 
gnation, est  prompt  à  tout  accuser  sur  de  simples  apparences,  et 
voit  peut-être  un  criminel  dans  celui  dont  ribnoceiice  est  entourée 
de  quelques  légers  nuages.  '  "'     ' '''      ■  ■      '     •■  ■ 

Ulrich.  —  Et  que  fera  donc  le  mon(le  qui  ne  vous  connaît  pas, 
ou  ne  vous  a  connu  que  pour  vous  oppritiièr?  N'en  couvez  pafe  le 
risque.  Parlezl  j'arrangerai  tout.  Ulcnslein,  dans  son  prii[)re  iii- 
térèl,  et  séduit  d'ailleurs  par  le  présent  de  la  bague,  gardera  le  si- 
lence... en  outre,  il  esl  complice  de  vulre  fuite. 

Werner.  —  Moi,  je  fuirais!  je  lai.sserais  accoler  mon  nom  à 
celui  du  Hongrois!  ou,  comme  le  plus  pauvre,  j'aéc'epl'érais  la  tlo- 
trissure  du  meurtre  !  '  '      '"  '    '"  '       ' 

Ulrich.  —  Dabi  oubliez  tout  cela  !  ne  songez  qu'à  l'héritage  et 
au  domaine  de  votre  père,  que  vous  avez  Si 'longlémp^  attendus  t 
Votre  nom,  diles-vous;  quel  nbin  ?  vous  lï'en  avez  p'Oilit;cÉ(i'é'élui 
que  vous  portez  est  supposé.                  "'  "'    '""  '    ''  ■'" 

Werner.  —  C'est  vrai;  et  néanmoins  je  ne  voudrais  pas  voir  ce 
nom  d'emprunt  gravé  en  caractères  de  sang  dans  la  mémoire  des 
hommes,  môme  en  ce  canton  obscur  et  isolé D'ailleurs  les  re- 
cherches... 

Ulrich.  —  Je  puis  pourvoir  à  tout.  Nul  ne  vous  connaît  ici  pour 
l'héritier  de  Siegendorf;  si  Idenslein  s'ea'dôùtë,  cé"n"ésl  qu'un 
soiuiçon  .  cet  homme  n'est  qu'un  imbécile;  d'ailleurs  son  cer\eau 
stilYii'le  sera  tellementoccupé,  que  force  lui  sera  d'oublier  l'inconnu 
Werner,  afin  de  songer  a  des  inlérèls  plus  importants  pour  lui.  Les 
lois,  si  elles  ont  jamais  été  en  vigueur  dans  ce  village,  sont  toutes 
suspendues  à  la  suite  d'une  guerre  de  trente  années  ;  c'est  à  peine 
si  elles  resurgissent  lentement  de  la  poussière  où  les  a  refoulées  la 
marche  dis  armées.  Stralenlieiin ,  quoique  d'illustre  naissance,  est 
inconnu  en  ce  lieu  :  il  ne  possède  nul  domaine,  nulle  autre  in- 
llucnce'  que  celle  qui  a  péri  avec  lui.  Il  est  peu  d  hommes  dont 
laulorilé  se  prolonge  au-delà  des  huit  jours  qui  suivent  leurs  funé- 
railles,  à  moins  que  leur  pouvoir  poslliuine  n'agisse  sur  des  parents 
mus  par  l'intérêt.  Or,  tel  n'est  pas  le  cas  :  il  esl  mort  isolé,  inconnu; 
une  tiiirdje  solitaire,  obscure  comme  ses  mérites,  sans  écusson  , 
c'est  tout  ce  qu'il  ohliendra  ,  et  tout  ce  dont  il  a  besoin.  Si  je  dé- 
couvre Tàssassih ,  tant  mieux...  sinon,  croyez  que  nul  autre  ne  le 
découvrira!  Tous  ces  valets  pourront  hurler  sur  sa  cendre,  comme 
ils  le  faisaient  autour  de  lui  quand  il  allait  périr  sur  l'Oder  ;  mais  ils 
ne  remueront  pas  plus  aujourd'hui  qu'alors.  Partez!  partez  !  je  ne 
dois  pas  entendre  votre  réponse!...  Voyez;  les  étoiles  ont  presque 
disparu,  et  une  teinte  blanchàire  commence  à  se  répandre  sur  la 
noire  chevelure  de  la  nuit.  Ne  me  répondez  pas...  pardonnez-moi 
fi  je  prends  ce  ton  d'autorité;  c'est  votre  Ills  qui  vous  parle  ,  voire 

fils  si  longtemps  perdu,  reirouvé  si  lard! Appelons  ma  mère; 

marchez  rapidement  et  sans  bruit,  et  laissez-moi  le  soin  C\u  reste; 


je  réponds  de  l'événement  :  c'est  mon  premier  devoir,  et  j'y  serai 
fidèle.  Nous  nous  reverrons  au  château  de  Siegendorf ,  nosbnniiièrcs 
s'y  déploieront  encore  avec  gloire!  i'eiisez  à  cela  seulement,  et 
ahandonnez-moi  tousles  autres  soins;  ma  jeunesse  fera  fice  à 
tout...  Partez!  et  que  votre  vieillesse  soit  heureuse!...  Je  vais  em- 
brasser encore  une  fois  ma  mère!  et  qu'ensuite  le  ciel  vous  soit  en 
aide! 

Werner.  —  Ce  conseil  est  prudent...  mais  est-il  honorable  ? 

Ulrich.  —  L'honneur  d'un  fils  consiste,  avant  tout,  à  sauver  son 
père.  (Ils  sortent.) 


ACTE  IV. 

SCÈNE   PREMIÈRE. 

One  salle  gotliiquc  du  cliâleau  de  Siegendorf,  près  de  Prague. 

Entrent  Kuic  et  iiENDUicn,  de  la  suite  du  comte. 

Eric.  —  De  meilleurs  temps  sont  enfin  venus;  ces  vieux  murs  ont 
reçu  de  nouveaux  maîtres,  qui  avec  eux  ont  ramené  la  joie;  nous 
avions  grand  besoin  de  ce  double  renfort. 

Hemiricii.  —  Les  amateurs  de  nouveautés  peuvent  se  réjouir 
d'avoir  do  nouveaux  maîtres ,  quoiqu'ils  les  doivent  à  la  tomlic  ; 
mais  pour  la  joie  et  les  feslins ,  il  me  semble  que  l'hospitalité  féo- 
dale du  comle  dé  Siegendorf  pouvait  rivaliser  avec  celle  de  tout  au- 
tre priiice  itë  l'^lmpire. 

Eric.  — ' Sous  le  rapport  de  la  bouteille  et  de  la  bonne  chère, 
nous  étions  assez  bien  ,  sans  nul  doute;  mais  pour  ce  qui  est  de  la 
joiè  et  lin  pliisir  ,  sans  quoi  un  repas  n'est  guère  assaisonné,  noire 
parl;ipc  él.iil  il. 'S  plus  ch''4ifs. 

'    lIi;Miiti(  Il   —  Le  vieux  comte  n'aimait  pas  la  gaîté  bruyanic  des 
feslins  ;  èlcs-Mjus  sûr  que  celui-ci  en  soit  plus  grand  partisan  ? 
'   Eiiic.  —  Jusqu'à  pi'ésent  il  s'est  montré  aussi  affable  que  gi'né- 
reux.  et  nous  le  oliérissons  tous. 

HENmucii." —  La  [iremière  année  d'une  royauté  ressemble  à  la 
lune  de  iniël  de  l'hymen  :  bientôt  nous  connaîtrons  son  vérilable 
caraclère.  '  '        ' 

Eric  —  Puisse-t-il  rester  toujours  ce  qu'il  esti  Et  son  brave  (ils, 
le  côilite  Ulrich  !  voilà  un  chevalier  1  quel  dommage  qu'il  n'y  ail  plus 
fie  guerre! 

IlKNORicn.  —  Pourquoi? 

Kmc. — Kegarde-le,  et  réponds  toi-même. 

IlExnRicii.  —  Il  a  la  beauté  et  la  force  d'un  jeune  li-,'re. 

Eric   —  Cette  comparaison  n'est  pas  d'un  vassal  lidèle. 

IIexdhicii. —  i\Iais  peu!  être  d'un  vassal  sincère. 

Eric.  —  (l'est  dommage,  disais-je,  qu'il  n'y  ait  plus  de  guerre; 
mais  dans  un  salon  ,  (pii ,  mieux  que  le  comte  Ulnch  ,  sait  déve- 
lopper cette  lioble  lierlé  qui  impose  sans  offenser?  A  la  chasse  ,  qui 
hiànie  comme  lui  l'épieu,  quand,  avec  ses  lerrihles  défenses,  le 
sanglier  éventrè  à  droite  et  à  gauche  les  limiers  hurlants?  Qui 
monte  à  cheval,  ([ui  pol'te  un  faucon  au  poing  comme  lui?  A  qui 
l'épée  sled-èlle  niicux?  sur  quel  front  de  chevalier  le  panache  se 
baiance-lil  avec  plus  de  grâce? 

IlENORiCii.  —  Personne  ne  l'égale  en  tout  cela,  j'en  conviens  : 
sois  tranquille,  si  la  guerre  est  longue  à  venir  ,  il  est  homme  à  la 
faire  pour  son  compte;  et  peut-être  a-t-il  déjà  commencé. 

Eric.  —  Que  veux-tu  dire? 

Hendrich.  —  Tu  ne  peux  nier  que  ceux  qu'il  attache  à  sa  suite  et 
parmi  lesquels  bien  peu  sont  nés  sur  ces  domaines,  ne  soient  de  ces 
sortes  de  bandits  que...     {Il  s'arrête.) 

Eric.  —  Ëh  bien  ! 

Hendrich  —  Que  la  guerre,  dont  tu  es  si  enthousiaste,  laisse 
vivaiils  après  elle;  car  ,  ainsi  que  d'aulres  mères,  elle  favorise  les 
pires  de  ses  enl'anis. 

Eric. —  Folie  1  ce  sont  tous  des  hommes  do  fer  comme  les  aiiuait 
le  vieux  Tilly. 

Hendrich.  —  Et  qui  aimait  Tiilly  ?  demande  à  Magdebourg.  Qui 
aimait  Wallenslein  ?  Ils  sont  allés  lous  deux... 

Eric.  —  Jouir  du  repos  de  la  lombe;  quant  au  sorl  qui  les  allend 
au-di'là  ,  ce  n'est  pas  à  nous  de  le  dire. 

IIenurich.  —  Ils  auraient  bien  dû  nous  laisser  un  peu  de  repos 
à  nous.  Au  sein  d'une  paix  noiiiinale  ,  le  pays  est  parcouru  dans 
tous  les  sens...  Dieu  sait  par  qui  !  Ces  bandits"  se  mettent  en  cam- 
pagne la  nuit,  et  disparaissent  au  lever  du  soleil,  cl  leurs  exploits 
ne  font  pas  moins  de  ravages,  ils  en  font  plus  peut-être;  que  n'en 
ferait  une  guerre  ouverte. 

Eric.  —  Mais  quant  au  comle  Ulrich...  qu'est-ce  que  lout  cela 
peut  avoir  de  commun  avec  lui? 

Hendrich.  —  Lui  !  il  pourrait  empêcher  ces  désordres.  Si,  comme 
tu  dis,  il  aime  la  guerre,  pourquoi  ne  la  l'ait-il  pas  à  ces  marau- 
deurs ? 


3K2 


I.KS  VKILI.I  I  S  Miil.UAIi;i:s  ILLliSTHÉKS. 


ICnic.  —  Tii  (let  mis  Ic  lui  iliMiiamlor  h  liii-iiièini-. 

IlKMinii:!!.  —  J'niiiicrais  aulunt  demander  au  liun  pourquoi  il  ne 
lappi*  pas  (tu  InJl. 

ICmi:.  —  l.i"  voiri. 

llKMinini.  —  l>i,il)l(*l  lu  rcllondras  la  laripue,  n'csl-ccpasT 

ICnii:.  —  l'ounpioi  iiAlis-Ui? 

Ili-Nonirii   —  Ce  n  o«l  rien...  mais  lais-toi  I 

l';nic:.  —  Sur  ce  que  lu  a.s  dit  ? 

llKNnnini.  —  Je  l'assurn  que  mes  paroles  n'avaient  nuonn  sens... 
simple  plaisanlerie.  D'ailleurs ,  Ulrirli  doil  épouser  la  ^enlillc  ba- 
ronne Ida  de  Siralenlieim,  l'Iiérilièrc  du  Teii  baron;  sans  douleelle 
niloueira  ce  que  de  longues  guerres  inleviines  onl  laissé  de  sauia^re 
dans  lous  les  cararlères,  el  siirloul  tbi.'z  les  hoNimes  qui ,  nés  pen- 
dant leur  cours  ,  ont  été 
baptisés,  pour  ainsi  dire, 
dans  le  sanj;.  Je  t'en  prie, 
bourbe  close  sur  tout  ce 
que  j'ai  dit.  (r.nireni  Ul- 
nicii  et  RoDOLpiiB.  )  Sa- 
lut, comte  I 

Ulrich.  —  Bonjour, 
mon  brave  Ilendricb. 
Eric,  tout  est-il  prêt  pour 
la  cliasse  ? 

Knic.  —  Les  meutes 
sont  |)arlies  pour  la  fo- 
rêt .  les  vassau.v  baltent 
les  taillis,  et  ic  jour  s'an- 
nonce bien.  Appellerni- 
je  la  suite  de  Votre  Kx- 
ccllence  ?  Quel  clicval 
voulez-vous  monter  ? 

Ulrich.  —  Le  clieval 
bai  Walslein. 

Khicii.  —  Je  crains 
qu'il  ne  soit  pas  réiabli 
des  fatigues  de  lundi  der- 
nier; c'était  une  belle 
chasse  :  vous  avez  lue 
quatre  sangliers  de  votre 
main. 

Ulrich.  —  C'est  vrai, 

Eric  ,  je  l'oubliais le 

monterai  donc  le  pris,  le 
vieux  Ziska.  Voilà  quinze 
jours  qu'il  n'est  sorti. 

Erich.  —  Il  sera  capa- 
raçonné dans  l'instant. 
De  combien  de  vassaux 
voulez-vous  éire  suivi  ? 

Ulrich.  —  Je  laisse  à 
Wcilburgb,  mon  écuyer, 
le  soin  de  régler  tout  ce- 
la. [Eric  sort.)  Rodol- 
phe I 

lloDOLPHE. — Seigneur! 

Ulrich.  —  Il  est  arrivé 
de  fâcheuses  nouvelles 
de...  (liodulphe  lui  jail 
remarqutr  llendrick.  ] 
VM  bien  !  Ilendiich,  que 
faites  vous  là? 

IIëndhicii.  —  J'attends 
vos  ordres,  monseigneur. 

Ulrich  —  Allez  trou- 
ver mon  père,  présenlez- 

lui  mes  devoirs,  et  sachez  s'il  n'a  rien  à  me  dire  avant  que  je  monte 
achevai.  (Ilendiich  surt.) 

Rodolphe  I  nos  amis  onl  essuyé  un  échec  sur  les  frontières  de 
Franconie.  On  assure  que  les  troupes  envoyées  contre  eux  doivent 
être  renforcées.  Il  faut  que  j'aille  bientôt  les  rejoindie. 

ItonoLPHi!.  —  Il  cous  ieiidrait  d'attendre  des  a\is  ultérieurs  et  plus 
positifs. 

Ulrich.  —  C'est  ce  que  je  me  propose  de  faire Certes,  rien  ne 

pouvait  déranger  tous  mes  plans  d'une  manière  plus  fâcheuse. 

Rouolpiil.  —  Il  sera  diflicile  d'excuser  votre  absence  aux  yeux  du 
comie  \olro  père. 

Ulrich.  — San*  doute;  mais  la  mauvaise  situation  de  notre  do- 
maine de  la  llaule  Sllesle  servira  de  prétexte  à  mon  vuvape.  ICn 
attendant,  tandis  que  nous  serons  occupés  à  la  chasse,  vous  eiiiinc- 
nerez  les  quatre-vingts  hommes  que  commande  WollT...  Suivez  la 
route  de  la  forêt,  vous  la  connaissez I 


Je  connais  l'assassin le  voici. 


RonoLPiiB.  —  Aussi  bien  que  je  la  ronnaisMis  relie  nuit  où  nousj 
avons   .  I 

Ulrich.  —N'en  parlons  plus  avant  d'avoir  obtenu  le  niêm>  sir- 
cès.  Quand  vous  aurez  rrjoinl  les  nôtres,  rcinellez  celle  leliie  i  i 
.semlii-rg.  (//  fui  donne  unr  Irtirr)  Vous  ajouterez  que  j'ai  ri; 
ce  r.iiblc  renfort  avec  vous  cl  vv.dlT.  pour  précéiler  mon  an. 
bien  qu'en  ce  moment  ce  sacrilire  m'ait  coûte,  car  mon  père 
h  ce  que  le  rhûleaii    renferme  une    nombreuse    suite    de  va- 
jiiscpi'à  ce  que  les  fêtes  du  mariage  soient  linies  avec  leurs  pompi;..     . 
nia,.series,  et  que  le  carillon  nuptial  ait  cessé  de  faire  entendie  son 
tapage. 
RoDoi.piiK.  —  Je  croyais  que  vous  aimiez  la  baronne  Ida. 
Ilrich.  —  Certaine<nenl...  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  je  veuille 

enchaîner  ma  jeunesse 
cl  sa  glorieuse  carrière  à 
la  ceinture  d'une  femme,' 
quand  ce  serait  relie  de 

Vénus Toutefois,  je 

l'aimerai     comme     une 
épouse  doit  être  ainii 
siiirèrement  et  sans  \ 
tage. 

RonOLPHE.  —  Et  ■:■■ 

consianre  ! 

Ulrich.  —  Je  le  crois, 
car  aucune  autre  femme 
ne  ma  inspiré  ce  que  je 
sens  auprès  d'elle.  .Mais 
je  n'ai  pas  le  icmy^  .!.• 
in'arrèter  aux  bagai. 
du  cœur;  avant  [leu  i, 
avons  de  grandes  cli-  -  ■ 
■1  faire.  Ainsi,  Uodolph  •. 
Iiàlez-vous. 

RonoLPiiE.  —  A  1! 
'■■!our,   je    Irouver.i 
iKininne  Ida  transfoi  ; 
Il   comtesse  de  Siégea-- 

-l^Tf. 

Ulrich.  —  Mon  père  le 
désire.  El,  en  vérité,  ce 
n'est  pas  une  mauvaise 
politique  ;  cette  union 
avec  le  dernier  rejeton 
M'  la  branche  rivale  ef- 
l'e  le  passé  el  réconcilie 
■  ivenir. 

Rodolphe.  —  Adieu. 
Ulrich.  —  Demeurez  '' 
Il  Core...  nous  ferons  bien 
•  rester  ensemble  jus- 
qu'à ce  que  la  chasse  soil 
commencée  ;  alors ,  vous 
vous  éloignerez,  et  vous 
suivrez  exactement  mes 
ordres. 

RonoLPnK.  —  Je   n'y 
man(iuerai    pas.    Mais , 
pour   revenir    à  ce    que 
nous  disions  tout  à  l'heu- 
re..... ce  fui  un  acte  gé- 
néreux de  la  part  du  com- 
te votre  père,  d'envoyer 
chercher,  à  Kœnisberg, 
celle  bi'lle  orpheline,  el 
de  la  saluer  du  nom  de  sa 
fille. 
Ulrich.  —  On  ne  peut 
plus  généreux  !  considérant  surtout  le  peu  de  bienveillance  qui  exis- 
tait entre  les  pères  de  leur  vivant. 

Rodolphe.  —  N'est-ce  pas  une  fièvre  qui  a  emporté  le  dernier 
baron  ? 
Ulrich  —  Comment  le  saurais-je  î 

ItonoLPiiE.  —  J'ai  entendu  dire  que  sa  mort  était  environnée  d'un 
étrange  mystère...  c'est  même  à  peine  si  l'on  sait  le  lieu  précis  de 
son  décès. 

Ulrich.  —  Quelque  village  obscur  sur  la  frontière  de  Saie  ou  de 
Silésie. 

Rodolphe.  —  Il  n'a  poinl  laissé  de  testament...  nulle  trace  de  ses 
dernières  volontés? 

Ulrich. — Je  ne  saurais  le  dire,  n'éiantni  confesseur,  ni  notaiic, 
Rodolphe.  —  Ah!  voici  la  baronne  Ma. 

[Iliiirr  Inv  de  Str.vlenheim.) 

Uliiicii.  — Vous  êtes  matinale,  ma  charmante  cousine  I 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYUON. 


333 


Ida.  — Je  ne  le  suis  pas  Irop,  chcrUli'irh,  si  ma  présence  ne  vous 
esl  |)oiMt  imporlunc.  Pourquoi  m'appelezvous  cousine? 

Uf.nicti.  —  Ne  sommes-nous  pas  cousins  ? 

luA.  —  Oui,  mais  je  n'aime  pas  ce  tili'e  :  il  a  (|uel(|ue  chose  de  si 
froid!  on  dirait  qu'en  le  prononçant  vous  pensez  à  notre  généa- 
logie ,  et  que  vous  mesurez  à  quel  degré  nous  sommes  raiq)rocliés 
par  le  sang. 

Ulrich,  tressaillant.  —  Le  sang  ! 

Ida.  —  Pourquoi  le  vôtre  s'est-il  loul-;i-coup  retiré  de  vos  joues? 

I'lhicii.  —  Serait-il  vrai  ? 

IriA.  —  Mais  non  ;  le  voilà  qui  se  précipite  de  nouveau,  comme  un 
torrent,  par  tout  votie  front. 

L'i.nicH,  se  remettant.  —  S'il  s'est  retiré,  c'est  que  voire  présence 
l'a  l'ait  refluer  vers  mon 
cœui-,  qui  ne  bat  que  pour 
vous,  cliarmaule  cousine. 

Ida.  —  Kncorel 

Ul:!1ch.  —  Eh  bien,  je 
vous  appellerai  ma  sœur. 

Ida.  —  Ce  nom  me  dé- 
plaît encore  davantage. 
Plût  à  Dieu  que  nous 
n'eussions  jamais  été  pa- 
rcnis! 

Ulrich,  dim  air  som- 
bre. —  Plût  à  Dieul 

Ida  .  —  O  ciel  !  pouvez- 
vous  bien  !... 

Ulrich.  —  Chère  Ida, 
ma  voix  n'a  été  que  l'é- 
cho de  la  vôtre. 

Ida.  —  Sans  doute, 
Ulrich  ;  mais  je  n'ai  point 
accon^pagné  mes  paroles 
d'on  semblable  regard, 
et  je  savais  à  peine  ce 
que  je  disais.  Mais  queje 
sois  votre  sœur  ou  votre 
cousine,  tout  ce  que  vous 
voudrez,  pourvu  que  je 
vous  sois  quelque  chose! 

Ulrich.  —  S'^ous  serez 
tout  pour  moi...  tout... 

Ida.  —  Vous  èles  déjà 
tout  i)iiur  moi,  et  c'est 
moi  tiui  \ous  ai  devancé. 

Ulrich.  —  Chère  Ida  ! 

Ida.  —  Oui!  appelez- 
moi  Ida,  votre  Ida;  car 
je  veux  être  à  vous,  et  à 
vous  seul.  Et,  en  elTet,  il 
ne  me  reste  plus  que  vous 
depuis  que  mon  pauvre 
père...  [Elle  s'arrête.) 

Ulrich.  — 11  vous  reste 
le  mien...  et  moi. 

Ida.  —  Cher  Ulrich  1 
Mon  tendre  père!  que 
n'est-il  témoin  de  mon 
bonheur,  il  n'y  manque 
que  sa  présence! 

Ulrich.  —  Vraiment! 

Ida.  —  Vous  l'auriez 
aimé  ;  vous  lui  eussiez  été 
cher,  car  les  braves  s'ai- 
ment et  s'apprécient;  ses 
manières  étaient  un  peu 
froides ,  son  âme  était 
fière  :  c'est  l'apanage  de  la  naissance  ;  mais  sous  cet  extérieur  sé- 
rieux... Oh!  si  vous  l'aviez  connu,  si  vous  aviez  été  près  de  lui  pen- 
dant son  voyage,  il  ne  serait  pas  mort  sans  un  ami  pour  adou- 
cri  ses  derniers  moments. 

Ulrich.  —  Qui  prétend  cela? 

Ida. —  Quoi? 

Ulrich.  —  Qu'il  est  mort  dans  l'isolement? 

Ida.  —  La  rumeur  publique,  la  disparition  complète  de  ses  servi- 
teurs. Elle  devait  être  bien  redoutable,  la  maladie  qui  les  a  tous 
moissonnés! 

Ulrich.  —S'ils  élaie'ht  près  de  lui,  il  n'est  donc  pas  mort  seul  et 
sans  secours. 

,,  '■?'*■  ~  t',él3s!  qu'est-ce  qu'un  valet  à  notre  lit  de  mort,  alors  que 
1  œil,  prêt  a  se  fermer  pour  toujours,  cherche  vainement  un  objet 
aime!  On  dit  qu'il  est  mort  d'une  lièvre. 

Ulrich.  —  On  dit  !...  cela  est  ainsi. 

Ida.  —  Je  rêve  pourtant  qncli|uefois  aulre  chose. 

Pap.is.  —  Imp.  Lacuiii  el  C",  eus  Svufllct ,  10. 


Fuyez  !  je  ne  suis  pas  maître  de  mon  chAteau  ni  même  de  cette  tour. 


Ulrich.  — Tout  rêve  est  mensonge. 
Ida.  —  Et  pourtant,  je  le  vois  comme  je  vous  vois. 
Ulrich.  —  Où? 

Ida. — Dans  mon  sommeil...  je  le  vois  couché,  pâle,  sanglant, 
et  un  homme  leuant  un  couteau  levé  sur  lui. 
Ulrich.  —  Cet  homme,  vous  ne  voyez  pas  sou  visage? 
Ida,   le  regardant. — Non!    ô  mon   Dieu!    El   vous  le  voyez, 
vous  ? 
Ulrich.  —  Pourquoi  celte  que.-ilion? 

Ida.  —  Parce  ([ue  vous  avez  l'air  de  celui  qui  voit  un  assassin. 
Ulrich,  agité.  —  Ida,  c'est  un  enfantillage;  votre  faiblesse  me 
-gagne,  je  l'avoue  à  ma  honte;  cela  vient  de  ce  que  j'cnire  dans  tous 
vos  seiitimenis   Veuillez,  ma  chère  enfant,  changer... 

Ida.  — Enfant!  en  vé- 
rité! j'ai  vu  mon  quin- 
zième été. 

(Un  cor  ré.sonne.) 
RoDOLPiiiî. — Seigneur, 
cnlendez-vous  le  cor? 

Ida,  arec  -hvnteur,  à 
Rodolphe.  —  Pourquoi  le 
lui  dire?  ne  peut-il  l'en- 
tendre sans  que  vous  ser- 
viez d'écho  à  ce  bruit? 

Rodolphe.  —  Pardon- 
nez-moi, belle  baronne. 
Ida.  —  Je  ne  vous  par- 
donnerai pas,  si  vous  ne 
m'aidez  à  dissuader  le 
comie  Ulrich  de  se  ren- 
dre aujourd'hui  à  la  chas- 
se. 

Rodolphe. —  Madame, 
vous  n'avez  nul  besoin 
de  mon  aide. 

Ulrich.  —  Je  ne  puis 
nie  dispenser  de  celte  par- 
lie. 
Ida.  —  Vous  n'irez  pas. 
Ulrich.    —    Je    nirai 
pas  ? 

Ida.  —  Non ,  ou  vous 
n'êtes  point  un  vrai  clie- 
^alier.  Allons,  cher  Ul- 
rich ,  cédez-moi  sur  ce 
point  pour  aujourd'hui 
seulem;ut  :  le  temps  est 
incertain,  vous  êtes  pâle, 
et  semhlrz  mal  à  l'aise. 

Ulrich.  —  Vous  plai- 
santez. 

Ida.  —  Nullement;  de- 
mandez à  Rodolphe. 

Rodolphe.  —  Il  est 
vrai,  seigneur;  en  un 
quart  d'heure,  vous  avez 
plus  changé  que  deiiuis 
des  années. 

Ulrich.    —    Ce    n'est 
rien  ;   mais  ,    dans    lous 
les  cas,  le  grand  air  me 
remettra.  Je  suis  un  vrai 
caméléon  :  je  ne  vis  que 
de  l'air  du  ciel  ;  vos  lêtes 
dans  les  salons,  vos  bril- 
lants banquets  ne  nour- 
rissent pas  mon  âme... 
il  me  faut  la  forêt ,  il  me 
faut  l'air  libre  des  hautes  montagnes  :  j'aime  lout  ce  qui  fait  la  vie 
de  l'aigle. 
Ida.  —  Hormis  sa  proie  ,  j'espère. 

Ulrich.  —  Charmante  Ida,  souhaitez-moi  une  heureuse  chasse  , 
et  je  vous  rapporterai  pour  trophées  les  hures  de  huit  sangliers. 

Ida  —Vous  persistez  donc  à  partir...  Vous  ne  partirez  pas!  venez, 
je  vous  chanterai  quelque  chose. 

Ulrich. —  Ida,  vous  n'êtes  guère  faite  pour  être  l'épouse  d'un 
soldat. 

Ida.  —  Je  ne  demande  pointàl'èlre;  j'espère  bien  que  ces  guerres 
sont  pour  jamais  finies,  et  que  vous  vivrez  en  paix  dans  vos 
domaines.    (A'H/z'e  Werner,  maintenant  comte  rfeSiKCENDORF.) 

Ulrich.   —Mon   père,  je  vous  salue,  et  je  regrelle  que  ce  soit 

pour  vous  quitter  si  tôt Vous  avei  entendu  le  cor  :  les  vassaux 

atteiulerît. 

SiLCENDORF.  —  Qu'lls  alicndcut !. ,.  Vous  oubliez  que  demain  est 

23 


j;..'» 


i.KS  vi:iLLi:i:s  i.n  ri.r,Air.i:s  iij.usii'.kitis. 


Il' jour  fixa  1)0111-  la  fOlc  |)ar  kuiiiulleon  doit  célébrer,  h  Pragup .  lo 
u'tulilis;eiiiriil  (lulu  paix.  L'ui'j(;ui' (|uc  vous  iiictliv.  It  In  clias.^e  iic 
vous  pcrincllia  (.'"i'icdèlrc  lie  rclour  aujouni  liui  :  ouilu  moins  vous 
serez  Irop  fjliguo  pour  pouujir  demain  vous  joindre  au  corlége  de 
la  noblesse. 

Il  iiiiiii. —  Comle,  vous  occuperez  ma  place  et  la  vôtre  ;  jcn'aiinc 
|i;is  iDule.s  CCS  cérémonies. 

Sii:t;icM)(>iii-.  —  Ulrich  ,  il  ne  conviendrait  pas  que  vous  seul  entre 
liius  nos  jeunes  nobles 

li>A.  —  iCl  11'  plus  noble  de  tous  par  son  cxlérieur  et  ses  manières. 

SiKi;LNnoiii',  a  Ida. — C'est  vrai,  ma  chère  enfant,  auoii|ue  pour 
une  jeune  demoiselle  ce  soit  dit  un  peu  hardiment...  Ulrich  ,  rapj 
I  i-lox  vous  notre  poi-ition,  songez  que  nous  sommes  depuis  peu  rein- 
lé^rés  dans  noire  rang.  Croyez-moi,  celle  absence  dans  une  pareille 
occasion  serait  remarquée  de  la  part  de  loulc  autre  maison  ,  et  sur- 
tout de  la  nôIre.  En  outre,  le  ciel ,  qui  nous  a  rendu  l'héritage  de 
iiris  aïeux  en  même  temps  qu'il  a  donné  la  paix  au  monde  ,  a  dou- 
blement droit  à  nos  ai-lions  de  grâces  :  nous  devons  le  remercier, 
d'abord  pour  notre  patrie  ,  ensuite  pour  nous-mêmes. 

L'i.iiinii,r(/jai7.— 11  ne  lui  manquait  plus  que  d'être  dévot.  {.4 son 
/;f;Y'.)i;h  bien!  seigneur,  je  vous  obéis.(./»/«  dumeslh/iie.)  Ludwig, 
\a  congédier  les  vassaux.     [Ludwig  suri.  ) 

Ida.  —  Ainsi  vous  accordez  sur-le-champ  au  noble  comte  ce  que 
j';uirais  pu  deuiandcr  en  vain  pendant  des  heures  eiiliêres. 

Sii-.GLXDoiiF ,  sow/'/a«/. — .res|ière,i)etiic  rebelle,  que  vous  n'êtes 
pas  jalouse  de  moi.  Vous  voudriez  donc  sanctionner  ladi'S(d)éissancc 
envers  tout  autre  que  vous?  Mais  rassurez-vous  :  le  temps  viendra 
bientôt  OÙ  vous  exercerez  un  pouvoir  plus  doux  et  plus  siîr. 

Ida.  —  Mais  je  voudrais  régner  dés  h  présent. 

SiKGENDoni'.  —  régnez  sur  votre  harpe,  qui  vous  attend  avec  la 
comles.se,  dans  sa  chambre;  vous  faites  inlidébtc  à  la  musique,  et 
voire  mère  désire  votre  présence. 

Ida.  —  Adieu  donc,  mes  généreux  protecteur.s.  Ulrich,  vicndrez- 
vons  m'enlendre? 

l'i-Ricn.  —  Tout  h  l'heure. 

Ida.  —  Croyez  bien  que  mes  chants  sont  préférables  aux  sons  de 
voire  cor;  soyez  jionctuel  à  venir,  je  vous  jouerai  la  marche  du  roi 
(justavc. 

Ulrich.  —  Pourquoi  pas  celle  du  vieux  Till^? 

Ida.  —  Ce  monstre  I  jamais  I  je  croirais  tirer  de  ma  harpe  des 
péreisseiuents  luimaiiis,  et  non  de  l'harmonie...  Mais  venez  promp- 
tement  ;  votre  mère  sera  heureuse  de  vous  voir.  (  Ida  sort.) 

SiEGENDORF.  —  Uli'ich  ,  jc  désirc  vous  pailer. 

Ulricu.  —  Mon  temps  vous  appartient.  {lias  à  Rodolphe.)  Ro- 
dolphe ,  cloigne-l(d  ;  fais  ce  que  je  l'ai  dit,  et  que  j'aie  une  prompte 
lépun.'e de  Kosemberg. 

Rodolphe.  — Comte  de  Sicgcndorf,  avez-vous  quelques  ordres  à 
me  donner  '?  je  pars  pour  un  voyage  au-dclh  de  la  l'ronlière. 

SiEGENDoBF,  IressuilUtuI .  —  Ah!  quelle  frontière? 

RoooLi'ni:.  —  La  frontière  dcSilésie,  pour  me  rendre...  [Bas  à 
l  Irich}.  Où  lui  dirai-je  que  je  vais? 

Ulrich,  has  à  Hodolplie.  —  A  Hambourg  I  [.4  part.  )  Ce  mot  suf- 
fira je  pense  pour  mettre  un  terme  à  son  interrogatoire. 

UoDOLPiiK.  —  Cduilo  ,  pour  me  rendre  à  llniubourg. 

yii;(;i;\Dom- ,  ayili. — A  Hambourg?  (  /  jKirt.)  Nom  ,jo  n'ai  lai.ssé 
aucun  souvenir  de  ce  côté-lîi  ;  je  n'ai  aucun  rnpport  avec  cette 
ville.  (Haul.)  Ainsi,  que  Uieu  vous  soit  eu  aide  I 

RoDOLi'iiii.—  Adieu  ,  coiiilc  de  Sicgendorf.    (Rodolphe  sort.) 

SiECKNDORF.  —  Ulricli,  ccthonime  cstun  des  étranges  compagnons 
dont  jc  me  proposais  de  vous  parler. 

Ulrmi.  — Seigneur,  il  est  de  noble  naissance,  et  appartient  à 
l'une  des  premières  maisons  de  la  Sa\e. 

Sii;gi:ndori'.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  sa  naissance,  mais  de  sa  con- 
duite. On  parle  de  lui  d'une  manière  peu  favorable. 

Ui.iik;ii. —  C'est  ce  qui  arrive  à  la  plupart  des  hommes.  Le  mo- 
narque lui-même  n'est  pas  ù  l'abri  de  la  médisance  de  son  chambellan 
ou  lie  lu  haine  du  dernier  courtisan  dont  il  a  fait  un  ingrat  en  le 
combl.Tiit  d'honneurs. 

Siiu.uKDORF.  —  S'il  faut  parler  clairement,  il  court  des  bruits  très 
fâcheux  sur  ce  Rodolphe  ;  on  dit  qu'il  fait  partie  des  bandes  noires 
qui  infestent  la  frontière. 

Ui  RICH.  —  Ajoulcriez-vous  foi  à  ces  on-dit  ? 

SiKGiiNpoRF.  —  Dans  ce  cas,  oui. 

Ulrich.  —  Dans  tous  les  cas,  je  croyais  que  vous  connaissiez  assez 
le  monde  pour  ne  pas  considérer  une  accusation  comme  une  sen- 
tence definitive. 

SiEcF.NDoHF.  —  Mon  fils,  je  vous  comprends,  vous  voulez  parler 
de...  îlais  la  destinée  m'a  lellemcnl  enlacé  de  .';cs  filets,  que,  sem- 
blable à  la  mouclic  prise  dans  la  toile  dn  l'araignée,  je  ne  puis  que 
me  débattre  sans  pouvoir  les  briser.  Prenez  garde,  Ulrich;  vous 
avez  vu  où  m'ont  conduit  les  passions.  Vingt  longues  années  d'indi- 
gence et  de  malheur  n'ont  pu  les  amortir  :  vingt  mille  ans  encore, 


pareils  à  ceux  que  j'ai  |ia«.sés,  ne  pnurrniciil  cITaccr  ou  expier  ' 
dénieiicc  cl  la  honte  d'un  instant.  Ulrich,  écoulez  votre  pèrj!..  ' 
n'ai  pas  écoulé  le  mien,  cl  vous  me  voyez. 

Ulrich  —  Je  vois  Sicgendorf  heureux  et  chéri,  en  possession  des 
domaines  d'un  prince,  honoré  do  ceux  qu'il  gouverne,  ainsi  que  de 
ses  égaux. 

Sii:(.i;ndorf.  —  Tcux-tu  bien  me  dire  heureux,  quaml  je  crains 
pour  loi  ?  chéri,  quand  tu  ne  m'ainif .--  |i.is  ''  'J'ous  les  cœurs,  hormis 
un  seul,  peuvent  éprouver  de  l'affection  pour  moi...  muis  si  celui 
de  mon  fils  reste  froid... 

ULnicii.  —  Qui  ose  dire  cela  ? 

SiEGENDORF.  —  Nul  autrc  que  moi  ;  je  le  vois...  je  le  sens  pi.: . 
douloureusement  que  ton  glaive  ne  se  ferait  sentir  dans  le  cœur  de 
l'adversaire  qui  oserait  le  tenir  ce  langage.  Mais  mon  cœur  à  moi 
survit  h  sa  blessure. 

Ulrich.  —  Vous  vous  trompez  ;  je  ne  suis  pas  accoutumé  ;i  des 
manifcslalions  extérieures  de  tendresse;  séparé  de  mes  parents 
pendant  douze  années,  comment  pourrait-il  en  être  ijutremenl? 

Siegkndorf.  — El  moi,  ne  les  ai-je  point  également  pass 'es  dans 
la  douleur  de  ton  absence?  .Mais  c'est  en  vain  que  je  le  parle  :  des 
remontrances  n'ont  jamais  changé  la  nature.  Changeons  de  sujet 
de  conversation.  Mon  fils,  considérez,  je  vous  prie,  que  si  vous  con- 
tinuez h  fréquenter  ces  jeunes  nobles  violents,  connus  p.ir  de  fu- 
nestes exploits  (oui,  des  plus  funestes,  s'il  faut  en  croire  le  bruit 
public),  ils  vous  conduiront... 

Uliucii  {arec  impatience).  —  Je  ne  me  laisserai  jamais  conduire 
par  |ier.soiine. 

Sie(;kni)orf.  —  J'espère  aussi  que  vous  ne  conduirez  jamais  de 
tels  hommes.  Afin  de  vous  arracher,  une  f(>is  pour  toutes,  aux  pé- 
rils de  voire  jeunesse  et  de  voire  aud.ice,  j'avais  jugé  convenable  de 

vous  donner  pour  épouse  Ida  de  Stralculicim d'autant  plus  que 

vous  paraissez  l'aimer. 

Ulrich.  —  J'ai  dit  que  je  me  conformerais  à  vos  ordres,  quand 
vous  m'ordonneriez  d'épouser  llécale;  un  fils  peut-il  en  dire  davan- 
tage? 

SiECENDORF.  —  Un  fils  qui  parle  ainsi  eu  dit  trop.  Il  n'est  p  . 
dans  la  nature  de  votre  sang  ni  de  votre  caractère  de  parler  si  i. 
dénient,  ou  d  agir  avec  insouciance,  dans  une  matière  qui  courouni; 
ou  détruit  la  félicité  d'un  homme  :  (jucique  penchant  impérieux, 
quelque  sombre  démon  s'est  empare  de  vous;  autrement,  vous 
m'auriez  dit  sur-le-champs  :  «  J'aime  la  jeune  Ida  I  et  je  l'épou- 
serai »  ;  ou  bien  :  «  Je  ne  l'aime  pas ,  cl  toutes  les  puissances  (le 
la  terre  ne  me  la  feront  jamais  aimer.  »  C'est  ainsi  qu'à  votre  âge 
j'aurais  répondu. 

Ulrich.  —  Mon  père  !  vous  vous  êtes'  marié  par  amour. 

SiECENDORF.  —  C'cst  Vrai  ;  et  cet  amour  i  été  mon  unique  refuge 
dans  bien  des  infortunes. 

Ulrich. —  Infortunes  qui  n'auraient  jamais  existé  sans  ce  m.n- 
riage  par  amour. 

SiEGKNDOBF.  — Voilà  encore  un  langage  contraire  à  votre  iu'' 
à  votre  nature.  Qui  jamais  à  vingt  ans  fil  pareille  objection? 

Ulrich. — Ne  in'avez-vous  pas  recommandé  de  ne  pas  sui\rc  \..- 
Ire  exemple? 

SiEGENnoHF.  — Jeune  sophiste  I  En  un  raot,  aimez-vous  ou  n'ai- 
mez-vous pas  Ida  ? 

Ulrich.  — Qu'importe,  si  je  suis  prêt  à  vous  obéir  en  l'épousant? 

SiEcrNnoRF.  —  Pour  vous,  la  chose  peut  être  indifférente  :  mais 

Kour  elle,  il  y  va  de  sa  vie  tout  entière.  Elle  est  jeune,  elle  est 
elle,  elle  vous  adore...  elle  est  revêtue  de  tous  les  dons  qui  ()'u- 
vent  répandre  sur  vous  le  bonheur,  cl  faire  de  votre  vie  on  rêve 
iucn'able.  Celle  qui  donnera  tant  de  bonheur  en  mérite  un  peu  en 
retour:  je  ne  voudrais  pas  voir  son  cœur  se  briser  pour  un  hoinine 
qui  n'aurait  pas  de  cœur  à  échanger  contre  le  sien,  lille  est... 

Ulrich.  —  Elle  est  la  fille  de  Straleuheini ,  votre  ennemi.  Néan- 
moins je  l'épouserai,  sans  être  violemment  épris  d'une  telle  al- 
liance. 

SiEGEXDORF.  —  Mais  elle  vous  aime. 

Ulrich.  —  Je  l'aime  également  ;  c'est  pour  cela  que  je  voudrais 
y  penser  deux  fois. 

SiEGENftoF.  —  Hélas  !  c'est  ce  que  l'amour  n'a  jamais  fail. 

Ulrich.  —  Alors,  il  est  temps  qu'il  s'y  nielle,  qu'il  ôte  le  ban- 
deau de  ses  yeux ,  et  qu'il  regarde  avant  de  prendre  son  élan  ;  jus- 
qu'ici il  a  toujours  agi  en  aveugle. 

SiEGENDoRF.  —  Tixcz  donc  l'époquc  du  mariage. 

Ulrich.  —  L'usage  et  la  courtoisie  veulent  que  cette  lib:rlé  ap- 
partienne à  la  fiancée. 

SiEGE.NDoRF.  —  Je  m'engagerai  pour  elle. 

Ulrich.  —  C'est  ce  que  je  ne  voudrais  fiire  pour  aucune  femme; 
cl  comme  rien  ne  doit  être  eh.ingé  à  ce  que  j'aurai  une  fois  décidé, 
quand  elle  aura  donné  sa  réponse,  je  donnerai  la  mienne. 

SiEGEXDORF.  —  .Mais  il  csi  do  votre  devoir  de  faire  les  avances. 

Ulrich.  —  Comte,  ce  mariage  est  votre  œuvre:  chaigez-vons 
donc  de  tous  ces  soins.  Mai-!,  pour  vous  co;uplaire,  je  v.iis  uiaiiile- 
nant  otirir  mes  devoirs  à  ma  mère,  auprès  de  qui,  vous  savez,  Ida 
se  trouve  en  ce  moment...  Que  voulez-vous  de  moi?  vous  m'avez 


Œuvi'.ivs  coMi'i  i;ti:s  n:-;  i.ord  [syuon. 


3.:; 


inlnrdil  île  mâles  ainiiscmenlf  hors  de  ronceiiile  du  cli.'ilc.Tii  :  je 
Miiis  (i!)('is;  vous  voulez  ([ue  je  me  Irausfonnc  en  amouieux  de  sa- 
lon ;  que  j'adle  ramasser  des  gaiils,  des  éventails  el  des  aiguilles, 
écouler  dos  diauls  el  de  la  niusiiiue,  épier  des  sourires,  sourire 
nioi-nièuio  à  uu  l)abil  frivole,  el  conlempler  les  yeux  d'une  l'cmme, 
eoHiuic  des  guerriers  conleniplcnl  l'elnile  du  malin  avant  une  ba- 
laille  qui  doit  déciiler  de  l'empire  du  monde...  que  peuvent  faire  de 
plus  un  fds  et  un  homme?  [IJlrkh  sort.) 

SiEGENDonF,  seul.  —  C'est  trop  I...  c'est  Irop  de  soumission  ,  et 
pas  assez  de  tendresse!  Ce  qu'il  me  paie,  il  ne  me  le  doit  pas  ;  telle 
a  éié  ma  destinée,  que  je  n'ai  pu  jusqu'à  présent  remplir  aiiprès  de 
lui  les  devoirs  d'un  père.  Mais  sa  tendresse  ne  m'en  est  pas  moins 
duc»;  car  il  n'a  jamais  été  absent  de  ma  pensée,  et,  les  ,\eux  bai- 
gnés de  larmes  ,  je  n'ai  cessé  de  soupirer  après  le  jour  où  je  Êever- 
rais  mon  enfant.  Et  maintenant  je  l'ai  trouvé,  mais  dans  quelles 
dispositions!...  plein  d'obéissance,  mais  aussi  de  froideur;  soumis 
en  ma  présence,  mais  inditTérenl,  mystérieux...  concentré...  s'ab- 
senlant  fréquemment ,  pour  aller  oij'?...  personne  ne  le  sait...  lié 
avec  les  plus  distingués  de  nos  jeunes  seigneurs,  quoique,  pour  lui 
rendre  justice,  jamais  il  ne  s'abaisse  à  leurs  vulgaires  plaisirs.  Néan- 
moins, il  existe  entreeux  des  rapports  dont  j'ignore  la  nature.  Leurs 
yeux  sont  fixés  sur  lui...  ils  le  consultent...  se  groupent  autour  de 
lui  comme  autour  d'un  chef;  tandis  que  moi ,  Ulrich  ne  me  témoi- 
gne aucune  confiance!  Ah  !  puis-je  l'espérer,  après  que...  Eh  quoi  I 
la  malédiction  de  mon  père  descendraiUelle  jusque  sur  mon  fils?  Le 
Hongrois  sanguinaire  rOde-t-il  encore  autour  de  nous  ?  oubien  serait- 
ce  toi,  onil)re  de  Stralenheim,  qui  erres  dans  cette  enceinte  pour  y 
frapper  d'une  fatale  influence  ceux  qui  ne  t'ont  pas  inimolé,  il  est 
vrai,  mais  qui  ont  ouvert  la  porte  à  ton  assassin?  Nous  socnmes  in- 
nocents de  la  mort.  Tu  étais  mon  ennemi,  et  pourtant  je  t'épargnai 
dans  un  moment  où  ma  ruine  dormait  avec  toi,  pour  surgir  à  ton 
réveil  I  Je  me  contentai  de  prendre...  Or  maudit  !  tu  es  comme  un 
feu  infect  dans  mes  mains  ;  je  n'ose  ni  me  servir  de  toi  ni  m'en  sé- 
parer; la  manière  dont  je  t'ai  obtenu  me  fait  penser  que  tu  souille- 
rais toutes  les  consciences  comme  tu  as  souillé  la  mienne...  Cepen- 
(K',:il,  infâme  métal,  pour  expier  ma  faiblesse,  pour  expier  la. mort 
lie  ton  maître,  quoiqu'elle  ne  soit  1  ouvrage  ni  de  moi  ni  des  miens, 
j'ai  fait  autant  que  s'il  eût  été  mon  frère!  J'ai  recueilli  sa  fille  or- 
plieline...  je  l'ai  chérie  comme  celle  qui  doit  élre  la  femme  de  mon 
iils!...  {i'n  domestique  entre.) 

Le  DOMESTIQUE.  —  IMonscIgncur ,  le  saint  abbé  que  voiis  avez 
envoyé  chercher  attend  qu'il  plaise  à  Votre  Excellence  de  le  rece- 
voir. [Le  domestiijue  sort;  le  prieur  Albert  entre.) 

Le  prieur.  — Paix  à  ces  murs  et  à  tous  ceux  qui  les  habitent  ! 

Sir.GENnoiiF. —  Soyez  le  bienvenu,  mon  père!  et  puisse  \olre 
prière  être  entendue!  tous  les  hommes  en  ont  besoin,  et  moi... 

l.i:  PRiEim.  —  Vous  avez  droit  plus  que  personne  aux  prières  de 
notre  communauté.  Notre  couvent,  fondé  par  vos  ancêtres,  est  en- 
core protégé  par  la  même  famille. 

SiEGENDORF. —  Oui ,  moH  père,  continuez  à  priei-  chaque  jour 
pour  nous  dans  ces  temps  d'hérésie  et  de  sang,  qui  ne  deviennent 
pas  meilleurs,  quoique  le  Suédois  schisraatisque,  quoique  Gustave 
soit  parti... 

Le  prieur.  — Pour  réternelle  demeure  des  infidèles,  pour  ce  sé- 
jour des  douleurs  sans  fin ,  où  sont  les  grincemonls  de  dents ,  les 
larmes  de  sang,  le  feu  éternel,  et  le  ver  qui  ne  meurt  pas. 

SiEGENDORF.  —  Il  ést  vrai,  mon  père...  et  voulant  délivrer  de  ces 
tourments  un  homme  qui,  appartenant  à  noire  sainte  Eglise,  est 
mort  néanmoins  privé  de  ces  secours  suprêmes  qui  aplanissent  le 
chemin  de  i'ilme  h  travers  les  souffrances  du  purgatoire,  voici  une 
donation  que  je  vous  offre  humblement,  afin  d'obtenir  des  messes 
pour  le  repos  de  son  âme.  [Siegendorf  remet  au  prieur  un  rou- 
leau d'or.) 

Le  prieur.  —  Comte,  je  reçois  ce  don,  sachant  trop  bien  qu'un 
refus  vous  offenserait.  Soyez  persuadé  que  tout  cet  argent  sera  em- 
ployé en  aumônes,  et  qu'on  n'en  dira  pas  moins  les  messes  que  vous 
demandez.  Notre  monastère  n'a  pas  besoin  de  donations ,  grâce  à 
celles  que  lui  fit  jadis  votre  maison;  mais  nous  devons  vous  obéir, 
ainsi  qu'aux  vôtres,  en  toutes  choses  légitimes.  Pour  qui  les  mes- 
ses seronl-ellos  dites? 

SiEGENoonr.  —  Pour...  pour...  un  mort. 

Le  prieur.  — Mais  il  faudrait  indiquer  son  nom. 

SiEGENDORF.  —  Cc  o'esl  pas  un  nom  ,  mais  une  âme  que  je  vou- 
drais soustraire  aux  peines  de  l'autre  monde. 

Le  prieur. — Je  ne  prétends  point  pénétrer  vos  secrets;  nous 
prierons  pour  un  inconnu ,  aussi  bien  que  pour  le  plus  élevé  des 
mortels. 

SiEGENDORF.  —  Des  secrcts  !  je  n'en  ai  pas  ;  mais,  mon  père,  ce- 
lui qui  est  raorl  pouvait  en  avoir  un  :  ou  bien  il  a  légué...  non,  il 
n'a  lien  légué  ;  mais  des  intentions  pieuses  me  dictent  l'emploi  de 
cetli-  somme. 


Le  prieur  —  C'esl  une  précaution  louable  dans  l'iutc;èl  il'un 
ami  défunt. 

SiEGENDORF.  —  Lc  défunt  n'ét.Tit  pas  mon  ami  ;  c'était  le  pbis 
mortel,  le  plus  acharne  domes  ennemis. 

Le  prieur.  —  Encore  mieux  !  employer  nos  richesses  à  obtenir  le 
ciel  pour  les  âmes  de  nos  ennemis  mm-ts  est  digne  de  ceux  qui  sa- 
\aient  leur  pardonner  pendant  leur  vie. 

SiEGENDORF.  —  Jo  u'ai  poiut  pardonné  à  cet  homme  ;  je  l'ai  dé- 
testé jusqu'au  dernier  moment,  comme  il  me  détestait  lui-même. 
En  ce  moment,  je  ne  l'aime  pas,  mais 

Le  PiiiEun.  —  De  mieux  en  mieux  !  c'est  là  de  la  religion  toute 
pure  :  vous  voulez  soustraire  aux  châtiments  divins  celui  que  vous 
baissiez,  compassion  tout-à-fait  évangélique...  et  de  vos  propres  de- 
niers encore  ! 

SiEGENDORF.  — Mou  père,  cet  or  n'est  point  à  moi. 

Le  prieur.  —  A  qui  appartient-il  donc?  vous  m'avez  dit  que  ce 
n'étail  point  un  legs. 

SiEGENDORF.  —  l'cu  imporlG  l'origine  de  cette  somme...  qu'il  vous 
suffise  de  savoir  que  son  maître  n'en  a  plus  besoin,  si  cc  n'est  pour 
acheter  des  prières.  Elle  est  à  vous  et  à  votre  monastère. 

Le  prieur.  —  N'y  a-t-il  pas  de  sang  sur  cet  or  ? 

SiEGENDORF.  —  NoH  ;  Hiais  il  y  a  pire  que  du  sang  :  il  y  a  une 
éternelle  infamie. 

Le  prieur.  —  Celui  qui  le  possédait  est-il  mort  dans  son  lit  ? 

SiEGENDORF.  —  Héhis!   OUL 

Le  PRIEUR.  —  Mon  fils,  vous  retombez  dans  voire  esprit  de  ven- 
geance, si  vous  regrettez  que  votre  ennemi  n'ait  poiut  péri  de  mort 
violente. 

SiEGENDORF.  —  Sa  mort  a  été  effroyable  et  sanglante. 

Le  PRIEUR.  —  Vous  disiez  qu'il  était  mort  dans  son  lit,  el  non  sur 
le  champ  de  bataille. 

SiEGENDORF. —  Il  périt,  je  sais  à  peine  comment...  mais  il  fui  as- 
sassiné dans  l'ombre,  il  fui  égorgé  dans  son  lit  I...  Maintenant  vous 
savez  tout...  Oui...  regardez-moi  !  je  ne  suis^ias  l'assassin  :  sur  ce 
point  jo  puis  alTronter  voire  regard,  comme  un  jour  celui  de  Dieu. 

Le  prieur.  —  N'avez-vous  été  en  rien  complice  de  sa  mort? 

SiEGENDORF.  —  Nullement  :  par  le  Dieu  qui  voit  et  qui  frappe  ! 

Le  prieur.  — Ne  connaissez-vous  pas  le  meurtrier? 

SiEGENDORF.  —  J'ai  Seulement  soupçonné  un  homme;  il  m'était 
étranger,  aucun  lien  ne  nous  unissait  ;  il  n'a  point  agi  par  mes  or- 
dres, et  je  ue  l'ai  connu  qu'un  seul  jour. 

Le  prieur.  —  Vous  êtes  Jonc  pur  de  toute  culpabilité  I 

SiEGENDORF,  vivement.  —  Oh!  le  suis-je?...  Parlez. 

Le  prieur.  —  Vous  l'avez  dit,  el  vous  devez  le  sivoir. 

SiEGENDORF. — Mon  père!  j'ai  dit  la  vérité,  rien  que  la  vérilé, 
sinon  toute  la  vérité.  Repélez-moi  que  je  ne  suis  pas  coupable,  car 
le  sang  de  cet  homme  pèse  sur  moi  comme  si  je  l'avais  versé  ;  cl 
cejiendanl,  j'en  atteste  ce  Dieu  qui  abhorre  le  sang  humain,  sa  mort 
n'est  pas  mon  ouvrage  I...  Bien  plus,  je  l'épargnai,  quand  j'aurais  pu 
et  peut-être  dû  le  frapper,  si  toutefois  il  est  permis  à  l'honmie,  pou'- 
sa  défense  personnelle,  d'immoler  un  ennemi  tout  puissant.  .Mais 
[iriez  pour  lui ,  pour  moi  et  pour  toute  ma  maison  ;  car ,  je  vous  l'ai 
dil  ,  bien  que  je  sois  innocent ,  j'éprouve  ,  je  ne  sais  pourquoi ,  un 
douloureux  remords.  Priez  pour  moi,  mon  père  ;  on  vain,  j'ai  moi- 
même  prié  bien  longtemps. 

Le  PRIEUR.  — Je  le  ferai,  consolez-vous!  innocent,  vous  (Ie\oz 
être  calme  comme  l'innocence. 

SiEGENDORF. —  Ah  I  Ic  calmc,  je  le  sens,  n'est  pas  toujours  le  par- 
tage de  l'innocence. 

[e  PRIEUR.  —  Il  en  sera  ainsi  quand  votre  àme  aura  pu  se  re- 
cueillir else  calmer.  Rappelez-vous  lagrandesolennilé  qu'on  célèbre 
demain,  dans  laquelle  vous  cl  votre  vaillant  fils  devez  prendre  rang 
parmi  nos  premiers  seigneurs;  qu'au  milieu  des  prières  élevées  vers 
Dieu  pour  le  remercier  d'avoir  mis  un  terme  à  l'effusion  du  sang, 
ce  sang  que  vous  n'avez  point  versé  ne  jette  pas  un  nuage  sur  vos 
pensées  :  un  pareil  excès  de  sensibilité  serait  condamnable.  Con- 
solez-vous ,  seigneur  ;  oubliez  un  triste  événement ,  et  laissez  les 
remords  aux  coupables.  [Ils  sortent.) 


ACTE  V. 
SCÈNE  PREMIÈRE. 

Grande  el  magnifique  salle  gothique  du  château  de  Siegendorf,  décorée 
de  tropliéos,  de  bannières  et  des  armoiries  do  la  famille. 

Entrent  AntiUEiM  et  meister,  hommes  de  la  suite  du  comte  de 
Siegendorf. 

Arniieim.  —  Dépèchez-vùu.s!  le  comte  va  revenir  de  l'égiiso  ;  les 
dames  sont  déjà  sous  le  portail  ,\vez-vous  envoyé  à  la  rooliorche 
de  l'individu  en  question? 


:m 


LES  VRILLKRS  LIlTfiRAIRES  ILI.U^TUEHS. 


Mkistfi».  —  J'iii  r;iil  parciiiirir  Prague  dans  toiilos  los  ilirerlions, 
roiir  trouver  iin  luxiime  ilnnt  In  tiffuie  el  Ic  rosliinic  fussriil  con- 
fiiinii's  nil  .«igiinlcm''nl  (|iie  vous  m'avez  <Jonii(^.  Le  ili.-vlilc  emporte 
Irs  hniiquels  et  les  proressions!  tout  le  plaisir,  s'il  y  en  a,  est  pour 
les  spcetalcurs  ;  il  n'3  en  a  guère  pour  nous  qui  sommes  le  spectacle 
mt'^nii'. 

Akmieih.  —  Allez  h  votre  afTaire!  voici  madame  la  comtesse. 

MEisTun.  —  J'aimerais  mieu.\  monter  tout  un  jo'ir,  h  la  chasse, 
une  rosse  érpintéc,  (juc  de  marcher  à  la  suite  d'un  grand  peison- 
nape  dans  ces  ennuyeuses  céréimmies. 

AiiMiEiM.  — Parrcz.  !  allez  plaisanter  plus  loin.  {fis  sortent. — 
/iiliiiil  ta  comlvsuc  Josti'iiiNK  de  Sikgendorf  et  Ida  de  Stba- 

LEMIEIM.) 

Joséphine.  —  Kiilin,  Dieu  soit  loué!  la  cérémonie  est  terminée. 

Ida.  —  ComiiH'iit  pouvez  vous  parler  ainsi?  je  n'ai  jamais  rien 
rêvé  des!  heau.  (les  (leurs,  ces  feuillages,  ceslannièrcs,  ces  seigneurs, 
ces  chevaliers,  leurs  pierreries,  leurs  manteaux  ,  leurs  panaches, 
ce  hoiilieur  craprcinl  sur  tous  les  visages,  ces  coursiers,  cet  encens, 
ce  snlcil  rayonnant  h  travers  les  viliau.x,  jusqu'il  ces  toinhes  revê- 
tues d'une  beauté  si  calme,  ces  hymnes  pieuses  (|ui  semblaient  venir 
du  cii'l  au  lien  d'y  monter;  l'orgue  faisant  résonner  sa  voix  grave, 
comme  un  tonnerre  harmonieux;  toutes  ces  robes  blanches,  tous 
cc<  regards  tournés  vers  le  ciel;  le  monde  en  paix  et  tous  en  paix 
avec  tous!  0  ma  tendre  mère.    (A'//e  embrasse  Joséphine.) 

Jo.sKniiNE.  —  Ma  chère  enfant!  car  j'espère  que  vous  serez  bien- 
tôt ma  lillo. 

Ida.  — Oh!  nelasuis-;e  point  déjîi!  sentez  comme  mon  cœurbat. 

Joséphine.  —  Kn  effet,  ma  teudre  fille!  puisse-t-il  ne  battre  ja- 
mais avec  jdus  d'amertume. 

In  V.  —  Comnienl  cela  se  pourrait-il  ?  Qui  pourrait  nous  affliger? 
Je  110  puis  souffrir  qu'on  parle  de  douleurs  ;  comment  serail-on 
Iristo  quand  on  s'ainV  aussi  tendrement  que  nous  tous,  vous,  votre 
époux,  Ulrich  et  voire  fille  Ida? 

Jo»Ériii\E.  —  Pauvre  enfant! 

Ida.  —  Vous  me  plaignez? 

JosKPiiixE.  —  Non  ,  mais  j'éprouve  le  sentiment  d'une  doulou- 
reuse envie, duiicenvie  qui  neressemblepoint  àcequele  mnnde  en- 
tend par  ce  mol,  à  ce  vice  universel,  si  toutefois  il  est  un  vice  plus 
général  que  les  autres. 

Ida.  —  Je  ne  veux  pas  qu'on  dise  du  mal  d'un  monde  qui  con- 
tient et  vous  et  mun  Ulrich.  Avez-vous  jamais  rien  vu  d'aussi  beau 
que  lui?  Comme  il  les  dominait  tous  de  la  tète!  Comme  tnus  les 
yeux  le  suivaient!  Les  fleurs  jelées  de  chaque  fenêtre  tombaient  à 
SCS  ])ieds  plus  nombreuses  que  devant  tout  aulre;  partout  où  il  a 
marché,  elles  croissent  encore  pour  ne  jamais  se  flétrir. 

Joséphine.  —  Vous  le  gAleriez,  petite  flatteuse,  s'il  vous  enlen- 
dail. 

Ida.  —  Il  ne  m'en lendra  jamais;  je  n'oserais  pas  lui  en  dire  au- 
tant ..je  le  redoute  un  peu. 

Joséphine.  —  Pourquoi  ?  il  vous  aime. 

Ida.  —  Je  ne  puis  jamais  trouver  les  paroles  convenables  pour 
lui  exprimer  ce  qiieje  sens.  Et  puis,  quelquefois  il  me  fait  peur. 

Joséphine.  —  Comment  cela  ? 

Ida.  —  Un  nuage  obscurcit  tout-à-coup  ses  veux  bleus  iiendant 
qu'il  rcsie  .'ilencieux  cl  sombre. 

Joséphine.  — Ce  n'est  rien.  Les  hommes,  surtout  en  ces  temps  de 
inmbKs,  ont  beaucoup  à  penser. 

Ida.  —  Mais  moi,  je  ne  puis  penser  qu'h  lui. 

Joskpiiine.  —  Cependant  il  y  a  d'autres  hommes  aussi  beaux 
qu'l'liicli  aux  yeux  du  monde  :  par  exemple ,  le  jeune  comte  de 
W  aldorf,  dont  les  yeux  aujourd'hui  n'ont  cessé  d'être  fixés  sur  vous. 

Ida.  —  Je  ne  l'ai  pas  vu,  je  ne  voyais  qu'Ulrich.  L'avez-vous  re- 
marqué au  moment  où  chacun  fléchissait  le  genou?  je  pleurais,  et , 
h  travers  mes  larmes  abondantes,  il  m'a  semblé  le  voir  me  sourire. 

Joséphine.  —  Moi.  je  ne  voyais  que  le  ciel,  vers  lequel  étaient 
levés  mes  yeux  et  ceux  de  tout  un  peuple. 

Ida.  — Je  pensais  aussi  au  ciel  en  regardant  Ulrich. 

Jo.<KpiiiNE  — Venez,  retirons-nous;  ils  seront  bienlôt  ici  pour 
le  banquet.  Allons  (]uilter  ces  plumes  et  ces  robes  traînantes. 

Ida.  —  Kt  surtout  ces  pesants  joyaux  :  je  sens  ma  tête  et  mon 
cœur  ballre  douloureusement  sous  l'éclat  dont  ils  brillent  à  mon 
ficint  it  à  ma  ceinture.  Ma  chère  mère,  je  vous  suis.  (Elles  sor- 
tent. —  l.c  comte  de  Siegendorf  ,  en  grand  costume ,  entre  avec 

LlDWlO.) 

Siecendorf.  —  Ne  l'a-l-on  pas  trouvé  ? 

LtuwiG.  —  On  fait  partout  d'activés  perquisitions;  et,  si  cet 
homme  est  à  Pragiii\  soyez  sur  qu'on  mettra  la  main  dessus. 

SiEc.rNnoRF.  —  Où  csl  Ulrich? 

LiDwiG.  —  Il  a  pris  l'autre  route  ,  avec  quelques  jeunes  nobles  ; 
mais  il  n'a  pas  tardé  à  les  quitter  ;  et  si  je  ne  me  Irompe,  je  viens 
d'«'niciidre  Son  Excellence  franchir  au  galop,  avec  sa  suite,  le  pont- 
lovisdc  loues'.  (l-'.nife  L'i.Ric.11  splendidement  habillé.) 


SiE(;EMionp  '/;  Liidirit/].  —  Allez,  et  veillez  i  ce  qu'on  continue 
sans  interruption  les  rcriieiches.  (LrnwiG  sort.)  O  Ulrich!  coinbi>-n 
j'ai  dé«iro  votre  présence! 

UtnicH.  —  Votre  vœu  csl  sali-fiil  ..  me  voiei. 

Siëgendobf.  —  J'ai  vu  le  nieurlrier. 

Ulrich  —  Qui?  où? 

Siegendobp  —  Le  Hongrois  qui  a  tué  Slralcnhcim. 

Ulrich.  —  Vous  rêvez! 

SiEGENDORp.  —  Aussi  vrol  que  j'existe,  je  l'ai  vu,  je  l'ai  entendu I 
Il  a  même  osé  prononcer  mon  nom. 

Ulrich.  —  Quel  nom  ? 

Siecendorf.  —  Werner!...  c'était  le  mien. 

ULnirii  —  '■■  •  ''^t  plus  votre  nom,  oublicz-Ie. 

S:  — J.iinai<!  jamais  !  Toute  ma  destinée  â'ost  rallachée 

h  ce  nom  ;  il  ne  sera  pas  gravé  sur  ma  tombe,  mais  il  peut  m'y  con- 
duire. 

Ulrich.  —  Au  fait!...  le  Hongrois? 

SiEGENDoBF.  — Lxoutcz!...  L'cgiisc  était  remplie,  l'hymne  pieu«e 
s'élevait  vers  le  ciel  ;  la  voix  des  nations  plutôt  que  celle  du  chœur 
entonnait  le  7'e  Deum.  Je  me  levai  avec  tousles  seigneurs, el  au  mô- 
me ni  où,  du  haut  de  notre  paierie,  je  promenais  mes  regards  sur  toutes 
les  têtes,  j'aperçus...  ce  fut  pour  moi  comme  un  éclair  qui  me  déroba 
tout  autre  objet...  j'aperçus  le  visage  du  Hongrois;  je  me  sentis  hors 
de  moi.  Quand  j'eus  repris  mess  ns,  jeregardaiaumême  enilrciil... 
il  n'y  était  plus.  Les  chants  avaient  cessé,  et  le  cortège  s'était  rerois 
en  marche. 

Ulrich.  —  Continuez. 

Siecendorf.  —  Bientôt  nous  arrivâmes  au  pont  de  la  Moldau. 
Toute  celle  foule  qui  le  couvrait,  ces  barques  innombrables  ch.ir- 
gées  de  citadins  en  habits  de  fêle,  qui  glissaient  sur  l'ond';  au- 
dessous  de  nous;  la  rue  brillamment  décorée,  le  long  cortège,  la 
musique  retentissante,  le  tonnerre  lointain  de  l'artillerie,  qui  .sem- 
blait dire  un  long  et  bruyant  adieu  à  .ses  sanglants  exploils;  les 
étendarils  qui  flottaient  sur  ma  tête,  le  bruit  de  tous  ces  p.ns,  le  mu- 
gissement de  celle  foule  précipitant  ses  vagues  comme  un  torrent... 
rien...  ri 'n  ne  pouvait  écarter  de  mon  souvenir  cet  homme,  que  ce- 
pendant mes  yeux  ne  voyaient  plus. 

Ulrich.  —  Vous  ne  l'avez  donc  plus  revu  ? 

Siecendorf.  —  J'avais  soif  de  le  revoir,  comme  un  soldat  mou- 
rant sur  le  champ  de  bataille  implore  une  gorgée  d'eau  ;  je  ne  le 
vis  pas .  mais  à  sa  place... 

Ulrich.  —  Eh  bien  !  à  sa  place? 

SiRGP.NDORF.  —  Mes  yeux  renconlraienl  sans  cesse  voire  ondoyant 
panache  qui.  placé  sur  la  têle  la  plus  liauicct  la  plus  aimée,  domi- 
nait tout  cet  océan  de  plumes  dont  les  flots  inondaient  les  rues  de 
Prague. 

Ulrich.  — Quel  rapport  avec  le  Hongrois? 

Siecendorf.  —  Je  l'avais  oublié  pour  ne  penser  qu'à  mon  fils; 
mais,  au  moment  où  la  foule  inlerrompil  ses  acclamations,  les  ci- 
toyens tombant  tous  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  j'entendis  une 
voix  basse,  mais  plus  distiucle  h  mon  oreille  que  la  voix  tonn:uilc 
du  bronze,  prononcer  ce  nom...  Werner! 

Ulrich.  —  Qui  le  prononçait? 

SiE(iENDORF. —  Lui!  Je  mé  retournai...  je  le  vis  et  je  tombïil 

Ulrich.  —  Et  pourquoi?...  Vous  a-t-on  aperçu  ? 

Siecendorf.  —  Ceux  qui  m'entouraient,  me  voyant  évanoui  cl  en 
ignorant  la  cause,  me  transporicrent  à  l'écart.  Vous  étiez  trop  loin 
dans  le  cortège  des  jeunes  seigneurs  pour  venir  à  mon  aide. 

Ulrich.  —  Je  le  ferai  maintenant. 

Siecendorf.  —  Comment? 

Ulrich.  —  En  cherchant  cet  homme  ,  ou...  Quand  nous  l'aurons 
trouvé,  qu'en  ferons  nous'' 

Siecendorf.  —  Je  ne  sais. 

Ulrich.  —  Pourquoi  donc  le  chercher.? 

Siecendorf.— Parcequ'il  u'yaura  point  de  repos  pour  moi  que  je 
ne  l'aie  trouvé.  Son  destin,  celui  de  Slralenhcim.  le  nôtre,  semblent 
enchaînés  ensemble  !  c'est  un  nœud  mystérieux  qui  ne  peut  se  dé- 
nouer que...        [In  domestique  entre.) 

Le  domestiqie.  —  Un  étranger  demande  à  parler  à  Votre  Excel- 
lence. 

Siecendorf.  —  Qui  est-il  ? 

Le  DosiESTioi'E.  —  Il  ne  s'est  point  nommé. 

Siecendorf.  —  N'importe,  faites  entrer.  [I.e  domestir/u^  intro- 
duit Gabor  et  se  retire.) 

Gabor.  —  C'est  donc  bien  Werner! 

Siecendorf,  arec  hauteur.  —  Celui  que  vous  avez  connu  sous 
ce  nom. 

Gabor,  regardant  autour  de  lui.  —  Je  vous  reconnais  tous  deux  : 
le  père  cl  le  fils,  à  ce  qu'il  semble.  Comte,  j'ai  su  que  vous,  ou  les 
vôtres,  vous  me  faisiez  chercher;  me  voici. 

Siecendorf.  — Je  vous  cherchais,  cl  je  vous  ai  Irouvé.  Vous  èl-^ 
accusé,  votre  propre  cœur  doit  vous  dire  de(iuel  crime... 

(//  s'arrête.) 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  LORD  BYRON. 


357 


GABon.  —Soyez  précis,  et  j'accepterai  les  conséquences  de  mes 
actes. 

SiEGENDORF.  —  U  le  faudra  bien...  h  moins. 

Gabor.  —  D'abord,  qui  m'accuse? 

SiEUENDORF.  —  Toutes  clioscs,  sinon  tout  le  monde  :  le  bruit  gé- 
néral, ce  que  j'ai  vu  moi-même,  élant  présent  sur  les  lieux...  le 
théàli'e  du  crime...  enfin  toutes  les  circonstances  se  réunissent  pour- 
vous  designer  comme  le  coup.ible. 

Gabor.  —  El  moi  seul?  Réflécliissez  avant  de  répondre  :  n'est-il 
point  d'autre  nom  que  le  mien  compromis  dans  celte  afTaire? 

SiEGENDORF. — Scélérat,  qui  le  fais  un  jeu  de  Ion  crime!  de  tous 
le?  iiommes,  aucun  ne  connaît  mieux  que  toi  l'innocence  de  celui 
contre  lequel  lu  voudrais  insinuer  une  sanglante  calomnie.  Mais  je 
n'adresserai  point  d'inutiles  parolesà  un  misérab'e;  je  me  bornerai 
à  ce  qu'e.vige  slriclement  la  justice.  Réponds  donc  sur-le-cbamp  et 
sans  équivoque,  à  mon  accusation. 

Gabor  —  lille  est  fausse. 

SiEGENDORF  — Quiditcla? 

Gabor.  —  Moi. 

SiEGENDORF.  —  Comuient  Ic  prouveras-lu? 

Gabor.  —  En  montrant  ici  l'assassin. 

SiEGENDORF.  —  Nomiiie-le. 

Gabor.  —  U  peut  avoir  plus  d'un  nom  :  il  fut  un  temps  où  Voire 
Seigneurie  en  avait  deux. 

SiEGENDORF.  —  Si  c'cst  moi  quo  tu  veux  désigner,  je  brave  tes 
accusations. 

Gabor. — Vous  le  pouvez  en  toute  si^irelo  ;  un  autre  csl  l'assass^in, 
cl  moi  je  le  connais. 

SiEGENDORF.  —  OÙ  CSl-il? 

Gabor,  mon/nint  Ulrich.  —  Près  de  vous  [t  Irlch  reiif  se  pré- 
cipiter sur  Gabor,  Siecjendorf  le  retient.) 

SiEGENDORF.  —  Iinposlcur  maudit  !  l\Iais  on  n'altenlera  pont  à 
tes  jours;  ces  murs  m'appartiennent  :  tu  seras  en  sùrelé  dan  sieur 
enceinte.  {Se  totirnant  vers  Ulrich.)  Ulrich,  repousse  comme  moi 
celle  caloninie;  j'avoue  qu'elle  esl  si  monstrueuse,  que  je  n'aurais 
]Hi  croire  qu'un  homme  en  fût  capable.  Calme-toi,  elle  se  réfutera 
d'elle-même;  mais  ne  touche  pas  cet  homme.  [Ulrich  s'efforce 
de  composer  .sou  ri.sage.) 

Gabor.  —  Regardez-le,  comte  ;  et  puis  écoulez-moi. 

SiEGENDORF,  à  Gubor.  — Je  vous  entends.  [Regardant  Vlriclt.) 
Grand  Dieu  !  tu  as  l'aspect... 

Ulrich.  —  Quel  aspect? 

SiEGENDORF. — Cclui  quo  jc  l'ai  VU  daus  celle  nuit  terrible  où  nous 
nous  renconlrâraes  au  jardin. 

Ulrich,  se  remettant.  —  Ce  n'est  rien. 

Gabor.  —  Com  le,  vous  èles  tenu  de  m'entendre,  je  ne  vous  cher- 
chais pas  ;  vous  m'avez  chercbé.  Quand  je  m'agenouillai  au  milieu 
(lu  peuple,  dans  l'église,  je  ne  m'attendais  pas  à  rencontrer  l'indi- 
gent Werner  sur  le  siège  des  sénaieurs  et  des  princes;  mais  vous 
avez  voulu  me  voir,  et  me  voici  devant  vous. 

SiEGENDORF.  —  CoDliuuez,  monsieur. 

Gabor.  —  D'abord,  permellez-moi  de  vous  demander  àqui  lamort 
de  Slralenheim  à  élô  profitable;  esi-ce  à  moi...  qui  suis  pauvre 
comme  je  lélais,  si  les  soupçons  attachés  à  mon  nom  ne  m'ont  pas 
rendu  plus  pauvre  encore?  Dans  ce  dernier  atlenlat,  on  n'a  enlevé 
au  baron  ni  jojaux  ni  or;  on  n'a  pris  que  sa  vie...  et  celle  vie  était 
un  obstacle  aux  prétenlions  de  certains  hommes  qui  convoilaicnt 
un  rang  et  une  fortune. 

SiEGENDORF.  —  Ccs  inslnuatious,  aussi  vagues  qu'impuissantes, 
sont  dirigées  contre  moi  et  contre  mon  fils. 

Gabor.  —  Ce  n'est  pas  ma  faute,  mais  que  les  conséquences  re 
tombent  sur  celui  deulre  nous  qui  se  sent  coupable.  C'est  à  vous 
que  je  m'adresse,  comte  Siegendorf ,  parce  que  je  vous  sais  inno- 
cent, et  vous  crois  juste;  mais  avant  que  je  poursuive...  oserez- 
vous  me  proléger''  oserez-vous  m'ordonner  de  continuer  ?  (Siegen- 
dorf regarde  d'abord  le  Hongrois,  pnis  Ulrich  qui  a  6té  son  sabre 
de  sa  ceinture,  et  qui  trace  avec  le  bout  du  fourreau  des  lignes  sur 
le  plancher. 

Ulrich,  jetant  un  regard  à  son  père.  —  Qu'il  continue. 

Gabor.  —  Comte,  je  suis  désarmé...  dites  à  voire  fils  de  déposer 
son  sabre. 

Ulrich,  le  lui  offrant  avec  mépris.  —  Prends-le. 

Gabor.  — Non,  monsieur;  il  suffit  que  nous  soyons  désarmés  l'un 
et  l'autre...  Je  ne  voudrais  pas  porter  un  glaive  que  peut  avoir 
souillé  un  sang  versé  ailleurs  que  dans  les  combats. 

VhMCH,  jetant  son  sabre  avec  mépris.  —  Ce  même  glaive...  ou  un 
antre  ,  épargna  un  jour  votre  vie  ,  lorsque  vous  étiez  désarmé  e;  à 
ma  merci. 

Gabor.  —  C'est  vrai...  je  ne  l'ai  point  oublié  ;  vous  m'avez  épar- 
gné pour  servir  vos  vues  secrètes,  pour  faire  peser  sur  moi  l'igno- 
minie d'un  autre. 

Ulrich  —  Continuez;  le  récit  est  digne,  sans  doute,  de  celui  qui  le 
fait.  [J Siegendorf.)  liais  couvienl-il  que  mon  père  l'enlende? 
SiEGENDORF,  prenant  la  main  de  son  fils.  — Mon  fils,  je  connais 


mon  innocence,  et  je  ne  mets  pas  la  vôtre  en  doute...  mais  j'ai  pro- 
mis h  cet  homme  d'être  patient  :  qu'il  continue! 

Gabor.  —  Je  n'abuserai  pas  de  vos  moments  en  parlant  lon- 
guement de  moi  :  j'ai  débuté  de  bonne  heure  dans  la  vie...  et  je  suis 
ce  que  le  monde  m'a  fait.  L'hiver  dernier,  je  me  trouvais  à  Franc- 
fort sur  l'Oder,  où  je  vivais  obscurément.  Le  hasard  me  conduisit 
quelquefois  dans  certains  lieux  de  réunion  ,  et  là,  au  mois  de  fé- 
vrier, j'entendis  raconter  une  étrange  aventure.  Un  corps  de  troupes 
de  l'Etat  avait  réussi  à  s'emparer,  après  une  vive  résistance,  d'une 
bande  d'hommes  désespérés  qu'on  supposait  des  maraudeurs  du 
camp  ennemi  ;  il  se  trouva  que  ces  hommes  étaient  des  brigands  que 
le  hasard  ou  quelque  expédition  avait  entraînés  au  delà  des  limites 
ordinaires  de  leurs  opérations...  les  forêts  de  laBohême...  et  amenés 
jusqu'en  Lusace.  Plusieurs  d'entre  eux,  disait-on,  étaient  d'un  haut 
rang...  On  laissa  dormir  un  moment  les  lois  rigoureuses  de  la  guerre, 
et  enfin  ils  furent  escortés  jusqu'aux  frontières  et  placés  sous  la  sur- 
veillance des  magistrats  de  la  ville  libre  de  Francfort.  J'ignore  ce 
qu'ils  sont  devenus  depuis. 

SiEGENDORF.  —  Qucl  rapport  cela  peut-il  avoir  avec  Ulrich? 

Gabor.  —  Parmi  eux  se  trouvait,  disail-on,  un  homme  que  la  na- 
ture avait  comblé  de  ses  dons...  on  vantait  sa  naissance,  sa  fortune, 
sa  jeunesse,  sa  force,  sa  beauté  plus  qu'humaine,  son  courage  sans 
pareil;  et  l'on  attribuait  à  lamagie  son  ascendantsur  ses  compagnons, 
sur  ses  juges,  lant  cette  infiuem'e  était  irrésistible...  Je  n'ai  pasgrande 
foi  à  la  magie,  si  ce  n'est  à  celle  de  l'or...  je  le  crus  donc  riche... 
une  vive  curiosité  ,  mille  instincts  secrets  me  portaient  à  rechercher 
ce  prodige,  à  le  voir  du  moins. 

SiEGENDORF.  —  Et  le  vilCS-VOUS? 

Gabor.  —La  suite  vous  l'apprendra.' Le  hasardvintme  favoriser: 
un  tumulte  populaire  avait  rassemblé  une  grande  foule  sur  la  place 
publique.  Celait  une  de  ces  occasions  où  l'âme  se  montre  tout  en- 
tière, où  les  hommes  apparaissent  tels  qu'ils  sont;  du  moment  que 
mes  yeux  renconlrèreut  le<  siens,  je  m'écriai  :  Le  voilà  I  Quoiqu'il 
fût  alors,  comme  je  l'ai  trouvé  depuis,  au  milieu  des  grands  de  la 
ville,  j'étais  sûr  de  ne  pas  me  tromper;  je  l'épiai  longtemps,  et  de 
près;  j'examinai  sa  taille...  ses  gestes...  ses  trails...  sa  démarche... 
et  au  milieu  de  lout  cela ,  au  milieu  de  tous  ces  dons  naturels  et  ac- 
quis, je  crus  discerner  le  reganl  de  l'as-sassin  et  l'âme  du  gladiateur. 

Ulrich  ,  souriant.  -Voilà  une  histoire  intéressante 

Gabor.  —  Elle  le  deviendra  plus  encore...  11  me  parut  un  de  ces 
hommesaudaeieux,  devant  lesquels  la  fortune  s'incline...  et  qui  tien- 
nentsouvent  dans  leurs  mains  la  destinée  de  leurs  semblables.  D'ail- 
leurs une  sensation  inexplicable  m'attirait  vers  cet  homme,  comme 
si  ma  forlune  devait  dépendre  de  lui...  En  cela  je  me  trompais. 

SiEGENDORF.  —  Et  VOUS  pourricz  bien  vous  tromper  encore. 

Gabor  —Je  le  suivis,  je  sollicitai  son  attention...  je  l'obtins... 
mais  non  son  amitié.  .  Son  dessein  était  de  quitter  la  ville  secrète- 
menl...  nous  parlîmesensemble...  et  ensemble  nous  arrivâmes  dans 
la  bourgade  obscure  où  ^Verner  élait  caché,  et  où  nous  sauvâmes 
les  jours  de  Slralenheim.  Maintenant  nous  voici  à  la  cataslroplie  : 
oserez-vous m'écouler  encore? 

SiEGENDORF.  — Jc  le  (luis...  OU  j'en  ai  trop  entendu. 

Gabor. — Je  reconnus  en  vous,  sous  le  nom  de  Werner,  un  homme 
au-dessus  de  sa  position.  Vous  étiez  pauvre,  vous  aviez  tout  de  la  mi- 
sère, sauf  les  haillons  :  j  offris  de  partager  avec  vous  ma  bourse, 
quelque  légère  qu'elle  fût;  vous  refusâtes. 

SiEGENDORF.  —  Mou  l'cfus  ui'a-t-il  rendu  votre  obligé,  que  vous 
veniez  ainsi  me  rappeler  votre  otVre? 

Gabor.—  Cependant  vous  m'avez  une  obligation,  quoique  d'une 
autre  nature  ;  et  moi  je  vous  dus,  aumoins  en  apparence,  ma  sûreté, 
quand  les  satellites  de  Slralenheim  me  poursuivaient,  en  m'accusant 
de  l'avoir  volé. 

SiEGENDORK.  —  Je  VOUS  ai  abrité;  et  c'est  vous,  vipère  réchauffée 
dans  mon  sein,  qui  venez  m'accuser,  ainsi  que  les  miens? 

Gabor.  —  Je  n'accuse  personne...  si  ce  n'est  pour  me  défendre. 
Vous,  comte,  vous  vous  êtes  constitué  accusateur  et  juge  :  votre 
palais  est  ma  cour  de  justice  ;  votre  cœur,  mon  tribunal.  Soyez  équi- 
table, et  je  serai  indulgent. 

SiEGENDORF.  —  Vous,  indulgeut!  vous!  lâche  calomniateur! 

Gabor. —  Moi!  du  moins  je  pourrai  l'être....  Vous  me  fîtes 
cacher...  dans  un  passage  secret  connu  de  vous  seul,  me  dites- 
vous.  Au  milieu  de  la  nuit,  ennuyé  de  veiller  dans  les  ténèbres,  et 
incertain  si  je  pourrais  retrouver  ma  roule,  je  vis  de  loin  une  lu- 
mière scintiller  à  travers  quelques  fentes  :  j'approchai,  et  je  parvins 
à  une  porte...  à  une  porte  secrète  qui  donnait  dans  une  chambre  ;  là, 
ayant  d'une  main  prudente  et  circonspecle  agrandi  l'étroite  ou- 
verture ,  je  regardai  et  vis  un  lit  tout  rouge,  et  sur  ce  lit  Slralen- 
heim ! 

SiEGENDORF.  —Endormi!  et  tu  l'as  assassiné...  misérable! 

Gabor.  —  11  élait  déjà  égorgé  et  saignant  comme  une  victime. 
Tout  mon  sang  se  glaça. 

SiEGENDORF. —  Mal's  il  était  seul.  Tu  ne  vis  personne  ,  tu  ne  vis 
pas  le...  [Son  émotion  l'oblige  à  s'arrêter.) 

Gabor.  —  Non  ,  non  ,  celui  que  vous  n'osez  nommer,  et  que 
j'ose  àp.eine  me  rappeler,  n'était  pas  en  ce  moment  dans  la  chambre. 


358 


I.K3  VEILI.fiKS  l.ll  IKRAIIIKS  II.LUSTIlf'KS. 


SiiT.RNDnm-  ((  I'hkli.  —  Alors,  inoii  (lis,  lues  liinoccnl  oiiCiirc.  . 
I  II  jyiir ,  ic  mi;!!  souviens,  tu  me  siiiiplials  tic  déclarer  <|iio  J'élals 
iiiiioci'iit ',a  iirésunlje  le  fais  l.i  inCinc  pricirc. 

G.Miiiii.  —  l'alii'iicol  je  ne  reculerai  pas  maiiilcnanl,  quanti  mes 
paroles  ilovraicnl  t-brunlerecsmurscl  les  fain?  erouler  sur  nos  ({les. 
Votisvous  rappelez...  sinon  vous,  tlu  moins  voire  (ils...  ijuc  les  ser- 
rures a\aicnl  clti  cliaugéos  sous  l'iiispeelion  spéciale  ilT'lricli  tl.uis  la 
niniiiiée  de  ce  même  jour;  ctimmeiit  il  élail  entré,  c'est  ."i  lui  de  le 
dire  ..  uiai.5  dans  une  anlieliamlire  dont  la  [lorle  élail  enlr'ouvcilc, 
je  \i<  nil  lioinmc  qui  lavait  ses  mains  saiifîlunlcs,  et  tournait  uti  re- 
(.'aid  farouciic  et  inquiet  vers  le  corps  de  la  vicliine...  mais  ce  corps 
était  sans  mouvement. 

Sii:i;iiNuiii\F.  —  0  Dieu  de  mes  pî-rcsl 

(j.vnoii. — Je  vis  son  visage  comme  je  vols  le  viitre.  .  mais  ce  n'é- 
tait pas  le  vi5lrn  quoitpi'il  vous  rc.ssciiihiftt.  Je  le  reconnais  tians 
ei'Iui  tlu  comte  Ulrich,  ipioicpic  l'cxpressiMH  de  ses  traits  ni'  fût  pas 
nliHs  ce  tprelle  est  îi  présent....  mal';  Iclletpi'elle  était  encore  lout 
à  riiruv'  au  iiioineiil  où  jo  l'iiaci'iisi'  tlu  crime. 

Sii;fit:>nii|»K,  a  pari,  r—  lîn  ciïel,  j'ai  remarqué... 

(jAuoii.  l'iiiti nomijfint.  —  ICcoutez-mei  jusqu'au  Ijout;  vous  le 
devez  maiiileii.int...  Je  me  crus  trahi  par  vous  et  par  lui  (car  je  dé- 
coiiviis  alors  iin'il  cxislail  nu  lleji  entre  \ous);  je  crus  i|uc  vous  ne 
ii)':nicz  a'-eoiilé  ci;  prétendu  reloge  que  pour  rejeter  sur  moi  votre 
forfait;  et  ma  iircmifcrc  peiisco  fui  la  vengeance.  J'avais  laissé  mon 
(■péi'  et  fiiioiquo  je  fusse  armé  d'un  uoignard,  je  ne  pouvais  lutter 
aiec  l'Iricli  daiiresse  ou  do  force  :  j  en  avais  i;iit  l'épreuve  dans  la 
iiiatiuée.  Je  i.el)roussai  chemin  et  m'enfuis  dans  les  ténèbres  ;  le 
hasard  inc  reconduisit  ù  la  porte  secrète  de  la  salle,  puis  h  la  chain- 
lirc  où  vous  étiez  endorii  i.  Si  je  vous  avais  trouve  éveillé,  Dieu  seul 
peut  tlire  i  quelles  extrémllésla  vengeance  et  le  sou|iÇ"ii  m'eussent 
l'orlé  contre  vous;  mais  jamais  le  crime  ne  tlormit  comme  donnait 
\\(i'iier. 

SitT.E.VDOiiF.  — Et  pourtant  j'eus  d'horribles  rêves,  et  mon  som- 
meil lut  si  court,  fiue  je  m'éveillai  avant  que  les  étoiles  eussent  paii. 
l'oiu(|uoi  m'as-tu  épargné? 

Gabob.— Je  pris  la  fuite  cl  me  cachai...  Le  hasard,  après  un  si  long 
iiilervalle,  m'a  enfin  amené  ici,  et  m'a  fait  voirWerncr,  que  j'avais 
cherché  vainement  sous  le  chaume  ,  habitant  le  palais  d'un  souve- 
rain !  Vous  avez  voulu  me  voir,  vous  m'avez  vu Maintenant 

vi'us  connaissez  mon  secret,  et  vous  pouvez  en  peser  la  valeur. 

Sii'tiKNDORF  ,  après  vn  moment  de  silrnre.  —  Nous  le  pouvons. 
•(jAnon.  —  A  quoi  songez-vous?  îi  la  justice  ou  k  la  vengeance? 

Sii;i;ii>'DonF.  —  Nia  lune  ni  à  ranirc.  Je  pesais  la  valeur  de  votre 
secret. 

Gador. — Je  vais  vous  la  faire  connaître  en  peu  de  mots.. .Quand 
vous  étiez  pauvre,  cl  moi,  quoique  pauvre ,  assez  riche  pour  secou- 
lir  un  [ilus  indigent  que  moi,  je  vous  offris  ma  bourse  :  vous  refu- 
sAtos  de  la  partager...  je  serai  plus  franc  avec  vous  :  vous  êtes  riche, 
noble,  en  crédit  auprès  de  l'empereur  :  vous  me  comprenez? 

.•^iKtïENDonF.  —  Oui. 

Uauor.  —  l'as  tout-hfait  ;  vous  nic"  croyez  vénal ,  et  ne  pouvez 
me  croire  siiici'^re;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ma  destinée  m'a 
rendu  l'un  et  l'autre.  Vous  m'aiderez  :  je  vous  aurais  aidé  ;  cl  d'ail- 
leurs j'ai  soulTert  dans  ma  réputation  jiour  sauver  la  vôtre  cl  celle 
de  \nlro  lils.  .Méditez  ce  que  je  vous  ai  tlit. 

SiiiijiiNDoiiF.  —  Voulez-vous  nous  pcrraellre  de  délibérer  quelques 
minutes? 

(iAniPit,  jetant  un  regard  sur  L'Irich  qui  fst  appuyé  contre  un  pi- 
li(  r.  —  Kl  dans  le  cas  où  j'y  consentirais? 

.•^iioiiNDOBF.  —  Jerépondsde  votre  vie  sur  lamienne.  Entrez  dans 
cette  tour.  {//  ouvre  une  porte  basse.) 

Gador,  hésitant.  —  Voilà  le  second  asile  sur  que  vous  m'oin'cz. 

SiiiGi;NuoRF.  —  Le  premier  ne  l'élail-il  pas? 

Gabor.  —  Je  n'en  sais  trop  rien  ,  même  aujourd'hui...  mais  j'es- 
saierai du  second.  D'ailleurs  j'ai  une  autre  garantie...  Je  ne  suis  pas 
viMiu  seul  J»  Trague;  et,  dans  le  cas  où  l'on  m'enverrait  dormir 
avec  Stralenheim,  il  est  des  langues  qui  parleraient  pour  moi.  Que 
Vdlre  décision  soit  prompte. 

SiixENDoHP.  — Elle  le  sera...  Ma  promesse  est  sacrée  et  irrévo- 
lalile;  mais  elle  ne  garantit  votre  sûreté  que  dans  l'enccinlo  de  ce 
elu\tcau. 

Gauor.  —  Je  la  prends  pour  ce  qu'elle  vaut. 

oiiiijENDORF ,  montrant  le  sabre  d'ilrich  qui  est  resté  à  terre.  — 
rrinez  aussi  celle  arme...  je  vous  ai  vu  la  regarder  tl'un  air  in- 
quiet et  jeter  sur  Ulrich  un  coup  d'ieil  plein  de  méfiance. 

Gabor,  nimassani  l'arme.  —Je  le  veu.v  bien  ;  je  serai  du  moins 
en  état  île  vendre  chèremeiU  ma  vie.  [Gabor  entre  dan.'i  la  tour 
dont  Siegendorf  ferme  la  porte.) 

.^'iKGENnoRF,  s'firtinranl  vers  l'irich-  — Maintenant,  comte  Ulrich, 
car  je  n'ose  plus  lapjielei- mon  fils,  le  justifieras-tu? 
l  Liiit:ii.  —  Ce  qii  il  a  dit  est  la  vérité.  ' 

SiEoEMioRF. —  l.a  vériié,  monstre! 

Ui.uicii.  —  La  vérité,  mon  ju'-re!  et  vous  avez  hi'Mi  fait  il'écoutcr 
son  récit  :  pour  parer  Ji  un  daiigtr.  on  doit  ilabord  le  connailre.  Il 
s'atil  de  faire  laire  cet  homme. 


SiEoi-NnoRp.  —  Oui,  a\ec  la  moitié  de  mes  dunaines  ;  cl  pirtt  au 
ciel  ipi'avec  l'autre  luoilie  nous  pusiiuiis  eir.ieer  ci-  fiirf.iit! 

Ui.Rii  II.  —  Ce  n'est  point  le  moment  de  dissimuler  uu  de»e  jiaver 
de  paroles.  J'ai  dit  que  son  récit  est  conforme  à  la  vérité,  et  j'ajoute 
de  nouveau  qu'il  s'agit  de  le  faire  taire. 

SiKfîRMioBF.  —  Comment? 

Ulrich.  —  Comme  on  a  fait  taire  Stralenheim.  Etes-vous  a^sez 
simple  pour  ne  vous  être  aperçu  de  rien  jusqu'ici?  Quand  nous 
nous  sommes  rencontrés  dans  le  jardin  ,  à  moins  d'avoir  pris  l'as- 
sassin sur  le  fait ,  comment  aurais-jc  pu  coiinaitrc  la  mort  du  ba- 
ron ?  Si  j'avais  cITeclivcment  donné  l'alarine  aux  gens  de  la  maison 
du  prince,  est-ce  ."l  moi,  est-ce  à  un  étranger  tju'on  eût  confié  le  soin 
d'avertir  la  police?  Si  notre  dép.trt  n'avait  précédé  de  plusieurs  heu- 
res la  découverte  du  crime  .  aurions-nous  eu  une  seule  minute  à 
perdre  en  roule  ?  Et  vous ,  Werner,  vous  l'objet  de  la  hair.e  el  de» 
craintes  du  baron,  uuriez-vous  pu  fuir?  Je  vous  cherchai  el  je  son- 
dai votre  âme,  doutant  s'il. y  avail  en  vous  dissimulation  ou  faiblesse. 
Je  reconnus  que  vous  n'étiez  que  faible,  et  pourtant  je  vous  ai 
trouvé  lant  d'assurance  que  parfois  je  doutais  encore. 

Sii.i;em)orf.  —  l'arrîcidc  non  moins  qu'assassin  vulfiaire!  quel 
acte  (II'  ma  vie,  quelle  pensée  de  mon  etpur  a  pu  te  faire  supposer 
que  j'étais  pronre  h  devenir  ton  complice? 

Ulrich.  —  Mon  père,  n'évoquez  pas  la  discorde  entre  nous  Co 
tiu'il  nous  faut  maintenant,  c'est  de  l'union  el  du  courage,  cl  non 
(les  querelles  inteslines.  Pendant  que  vmis  éliez  i  la  torture,  pou- 
vais-je  être  calme?  j'ensez-vous  nue  j'aie  eiilendu  le  rvcil  de  cet 
homme  sans  quelque  émotion?...  Vous  m'avez  appris  à  ne  songer 
tpi'à  vous  et  à  moi ,  quel  autre  sentimeut  humain  avez- vous  jamais 
mis  dans  mon  cœur  ? 

Siegendorf. —  0  malédiction  de  mon  père,  tu  agis  mainlenani! 

Uj.iiicii.  —  l.e  tombeau  la  conlientlra!  Des  cendres  sont  des  enne- 
mis peu  dangereux.  Cependant  tcoulez-moi  encore!...  Si  vous  me 
condamnez,  rappelez-vous  celui  qui  me  conjurait  jadis  de  l'écouler. 
Qui  m'a  enseigne  qu'il  y  avait  des  crimes  que  l'occasion  rendait 
excusable,  que  la  passion  consliluail  notre  nature,  que  la  faveur  du 
ciel  s'allachaitaux  biens  de  la  fortune?  qui  m'a  fait  voir  l'humanité 
placée  sous  l'uniiiue  sauve-garde  d'une  sensibililé  nerveuse?  nui  a 
failli  me  priver  de  lout  moyen  de  revendiquer  mon  rang  et  mes 
ilroils  à  la  face  du  jour  en  imprimant  sur  mon  front  le  stigmate  île 
la  bâtardise,  et  sur  le  sien  môme  celui  de  l'infamie?  Lhommi;  tout 
à  la  fois  violent  et  faible  invite  à  faire  pour  lui  ce  qu'il  ilésiie  ac- 
complir sans  l'o.ser.  Est-il  étrange  que  j'aie  exécuté  ce  ipie  vous  avez 
pensé?  Pour  nous,  la  ques'ion  du  bien  el  du  mal  est  nulle;  cest 
au.\  effets  et  non  aux  causes  que  nous  devons  songer.  Par  un  mou- 
vement inslinclif,  j'avais  sauvé  la  vie  de  Slralenlieim  .«ans  le  con- 
naître, comme  j'aurais  sauvé  celled'un  paysan  ou  d'un  chien;  quand 
je  l'ai  connu,  je  l'ai  tué,  non  par  vengeance,  mais  parce  qu'il  était 
notre  ennemi;  c'était  un  rocher  placé  sur  noire  pa^usage  ,  cl  je  l'ai 
brisé  comme  eût  fait  la  foudre,  parce  qu'il  s'interposait  entre  nous 
et  notre  destinée.  Connue  étranger,  je  l'ai  sauvé,  et  il  rae  (!e>ait  la 
vie  ;  au  jour  de  l'échéance,  j'ai  repris  ce  qui  m'était  dû.  Lui,  vous 
et  moi,  nous  étions  au  bortl  d'un  gouffre,  cl  jy  ai  précipité  notre 
ennemi.  Vous  avez  le  premier  allumé  la  torche;  vous  lu'ave?.  inonti-é 
le  chemin;  montrez-moi  maintenantcelui  de  outresûreté...  ou  laissez- 
moi  m'occuper  de  ce  soin. 

SiEuENitoRF.  —  J'en  ai  Uni  avec  la  viel 

Ulrich.  —  Finissons-en  plutôt  avec  ce  qui  ronge  la  vie...  avec  ces 
discordes  intestint»,  ces  vaines  récriminations  sur  des  choses  con- 
sommées sans  retour.  Nous  n'avons  plus  rien  à  nous  apprendre  nu 
ît  nous  cacher  ;  je  n'éprouve  aucune  crainte,  el  j'ai,  dans  cette  en- 
ceinte, des  hommes  que  vous  ne  connaissez  pas  et  qui  sonl  (iréls  ii 
tout.  Vous  êtes  en  crédit  auprès  du  gouvernement;  ce  qui  se  pas- 
sera ici  n'excitera  que  faiblement  sa  curiosité;  gardez  votre  seeiel, 
contenez-vous,  ne  bougez  pas,  ne  dites  mot...  abandonnez-moi  le 
tout;  il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  entre  nous  l'iudiscrétion  d'un  tiers. 

[L'Irich  sort.) 

SiEGiiNDORF,  seul.  —  Suis-jc  bien  éveillé?  Est-ce  ici  le  château 
de  mes  pères  ?  Est-ce  bien  là  mon  fils?  .Mon  filsl  Moi  qui  abhorrai 
toujours  les  U'oèbres  et  le  sang,  me  voici  plongé  dans  un  enfer  de 
sang  et  de  ténèbres.  11  faut  me  hâter,  ou  le  sang  va  couler  encore. .. 
celui ilu  Hongrois!...  Ulrich...  11  [laraitavoir  ici  des  partisans; j'au- 
rais dû  m'en  douler.  Oh!  insensé  que  je  suis!  Les  loups  rôdent 
par  bandesl  II  a  comme  moi  la  clef  de  la  porte  opposée  de  la  tour. 
C'est  maintenant  qu'il  faut  agir,  si  je  ne  veux  pas  être  père  de  nou- 
veaux crimes,  comme  je  suis  père  d'un  criiuinel  !  llolà  !  Gabor  ! 
Gabor  I        (//  entre  dans  la  tour  dont  il  ferme  la  imrlc.iprvs  lui.) 


SCENI-:  11. 

L'inti'irieurilc  la  lonr. 

u.\uoii  el  situEMmnr. 

Gabor.  —  l^)ui  m'app'dle? 

MEGKMionF.  —  t;'cst  moi...  Sicgcnd  irf!  Prends  ceci  cl  fui? 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LOUD  BYUON. 


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perds  pas  un  moment  !  (//  détache  desa  poitrine  une  étoile  de 
diduuints  et  d'aulrcsjutjaii.r,  qu'il  jette  dans  la  main  de  Gubor.) 

Cabob.  —  Que  ferai-je  de  cela? 

SiiiOENDOBF.  —  Ce  que  lu  voudras;  vends  ces  joyaux  ou  }^:arde- 
Ifs,  el  pi-ospère  ;  mais  fuis  sans  retard,  on  tii  es  perdu  ! 

Gabob.  —  Vous  vous  êtes  engagé  sur  l'iionneur  à  veiller  ii  ma 
sùnié  ! 

SiEc.ENDORF.—  Je  remplis  en  ce  moment  ma  promesse.  Fuis  :  >c 
ne  suis  pas  maître,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  mon  cliàteau...  Je  nu  puis 
commander  à  mes  gens...  ni  même  à  ces  murs...  ou  je  leur  ordon- 
nerais de  crouler  sur  moi!  luiis,  ou  lu  seras  égorgé  par... 

Gabor.  —  Esl-il  vrai?  adieu  donc  I  Toutefois,  comte  ,  rappelez- 
vous  (jue  vous-même  avez  cherché  cette  fatale  entrevue. 

SiKGENDOBF.  —  Je  le  sais;  qu'elle  ne  devienne  pas  plus  fatale  en- 
core !...  Fuis! 

Gabor.  —  Taul-il  prendre  le  même  chemin  par  lequel  je  suis 
entré  ? 

SiEGENDORF.  — Oul,  il  cst  sùr  cucorc  ;  mais  ne  l'arrête  pas  à 
Prague...  tu  ne  sais  pas  îi  qui  lu  as  affaire. 

Gabob.  —  Je  le  sais  Irop  bien...  et  je  le  savais  avant  vous,  mal- 
heureux père!  Adieu.  (Gabor  sort.) 

SiEGENDORF,  seul  et  prêtant  l'oreille.  —  Il  a  franchi  l'escalier! 
Ah!  j'entends  la  porte  se  refermer  sur  lui!  11  est  sauvé!  sauvé!,.. 
Ond)re  de  mon  père!  je  ne  me'soutiens  plus.  (//  s'appuie  sur 

vu  banc  de  pierre  contre  le  mur  de  la  tour.  Ulrich  entre  avec  une 
troupe  de  gens  armés ,  le  sabre  nu  à  la  main.) 

Ulrich.  —  Dépêchez-le!...  il  est  icil 

LuDwiG.  —  Le  comte,  monseigneur  ! 

Ulrich,  reconnaissant  Sierjendor/'.  —  Vous  ici!  mon  père  ! 

SiEGENDORF.  —  Oui  ;  s'il  Ic  faul  une  autre  victime,  frappe! 

Ulrich,  s'apercevant  qu'il  n'a  plus  ses  insignes.  —Où  est  le  scé- 
lérat qui  vous  a  dépouillé?  Vassaux  ! 'hàlez-vous  d'aller  à  sa  l'e- 
cherche!  Vous  voyez  que  je  disais  vrai...  le  misérable  a  dépouillé 
mon  père  de  joyaux  capables  de  former  l'apanage  d'un  prince!  '\i 
lez!  je  vous  suis.  [Tous  sortent  à  l'exception  de  Siegendur/  cl 
d'I  Irich.)  Que  signifie  cela?  oii  est  l'infâme? 

SiEGENDORF.  —  Il  j  en  a  deux;  lequel  cherches-tu? 
Ulbich.  — Ne  parlons  plus  de  cela  !  il  faut  que  nous  le  trouvions 
Vous  ne  l'avez  pas  laissé  érhapper? 

SiEGENDORF.   —  Il  CSt  pai'li. 

Ulrich.  —  Grâce  à  votre  assistance? 

SiiiGENDORF.  —  Je  lui  al  donné  touie  l'aide  que  j'ai  pu. 

Ulrich.  —  Adieu  donc!  [l'Irich  fait  un  mouvement  pour  s'é- 
lo'cncr  ] 

SiEGE.xDORF.  — Arrête,  je  te  l'ordonne  !...  je  l'eu  supplie!  0  Ul- 
licli!  veux-Ui  donc  me  quitter? 

Ulrich.  —  Eh  quoi  !  je  resterais  pour  me  voir  dénoncé,  arrêté, 
chargé  déchaînes,  el  tout  cela  pour  votre  faiblesse,  votre  demi-hu- 
manilé,  vos  remords  égoïstes,  votre  pitié  vacillante  qui  sacrilie  toute 
votre  race  pour  sauver  un  misérable  et' l'enrichir  par  notre  ruine  I 
Non  ,  comte  ;  à  dater  de  ce  jour,  vous  n'avez  plus  de  ills  I 

SiEGE.VDORF.  —  Je  n'cu  ai  jamais  eu  ;  et  plùl  au  ciel  que  lu  n'en 
eusses  jamais  porté  le  vain  nom  !  Où  vas-tu  ?  je  ne  voudrais  pas  te 
voir  partir  dénué  de  toute  ressource. 

Ulrich.  —  Laissez-moi  ce  souci.  Je  ne  suis  pas  seul;  je  ne  suis 
pas  uniquemenlle  chélif héritier  de  vos  domaines:  mille, que dis-je  ! 
dix  mille  glaives,  dix  mille  cœurs  sont  à  moi. 

SiEGENDORF.  —  Les  brigauds  de  la  forêt!  au  milieu  desquels  le 
Hongrois  le  vil  pour  la  première  fois  à  Francfort?... 

Ulrich.  — Oui...  des  êlres  qui  méritent  le  nom  d'hommes  I  Que 
vos  sénateurs  veillent  sur  l'rague  !  ils  se  soul  un  peu  trop  hâtés" de 
célébrer  le  retour  de  la  paix  ;  tous  les  gens  de  cœur  ne  sonl  pas  morts 
avec  Wallenslein  !  [Entrent  Joséphine  et  Ida.) 

Joséphine.  —  Qu'avons-nous  appris,  mon  Siegendorf  ?  Dieu  soit 
loué  !  tu  es  sain  et  sauf. 

SiEGENDORF.  —  Sain  el  sauf! 

Ida.  —  Oui,  mon  cher  père! 

SiEGENDORF.  —  Nou,  HOU,  je  n'ai  plus  d'enfants  :  ne  me  donnez 
plus  ce  nom  de  père,  le  dernier  de  tous  lesJioms. 

Joséphine.  — Queveux-lu  dire,  cher  époux? 

SiEGENDORF.  —  Quc  lu  as  mis  au  jour  un  démon  ! 

Ida,  prenant  la  main  d'I'lricli.  —  Qui  ose  parler  ainsi  d'Ulrich? 

SiEGENDORF. —  Ida,  pi'cuds  garde  :  il  y  a  du  sang  sur  cette  main . 

Ida,  se  baissant  pour  baiser  la  main  d'Ulrich.  —  Quand  ce  se- 
r;:il  le  mien,  mes  baisers  l'effaceront. 

SiEGENDORF.  —  Tu  l'as  dit  :  c'est  le  tien. 

Ulrich.  —  Arrière!  c'est  le  sang  de  Ion  père. 

Ida.  —  Grand  Dieu  I  Et  j'ai  pu  aimer  un  tel  homme  !  [Ida  tombe 
éranouie;  Joséphine  reste  muette  d'horreur.) 

SiEGENDORi'.  —  Le  misérable  a  tué  le  jièrc  et  la  fille...  Ma  Jnsé- 
pliiiic!  nous.sommes  seuls!.,  tout  i.sl  liiii  pnur  moi!  .,  M^inlciianl, 


ô  mon  père  ,  ouvre-moi  ton  sépulcre  ;  la  malédiction  est  tombée  sur 
moi  plus  terrible  en  me  frappant  dans  mou  lils'..  ..  La  race  des 
Siegendorf  est  finie. 


FIN  DE   WERNER. 


LE 


BOSSU    TRANSFORWÊ 


PERSONNAGES. 

Un  étranger,  ensuiie  appelé  César.  —  Arnold.  —  Bourbon. 
—  Philibert.  —  Cellini. — Bertue.  —  Olimpia.  — /^syjr(7s, 
soldats  ,  citoyens  de  Rome ,  prêtres,  paysans,  etc. 


PRI<:!HIEnE  PAU'E'IK. 

SCÈNE  PREI\UERE. 

Une  forêt. 

/in/)'f  ARNOLD ,  arec  sa  mère  lîiinriîE. 

Bebthe.  — A  l'ouvrage,  bossu  ! 

Arnold.  —  Je  suis  ne  comme  cela ,  ma  mère. 

Berthe. —  A  l'ouvrage,  incube!  cauchemar!  de  s^'pl  lils  qnrj'ui 
eus  ,  loi  seul  es  un  avorton. 

Arnold.  —  Plût  au  ciel  que  je  l'eusse  élé  eu  effet  et  n'eusse 
jamais  vu  la  lumière! 

Berthe.  —  Oui,  plût  au  ciel!  mais  puisque  lu  l'as  vue,  va-t'en, 
va-t'en  el  travaille  de  ton  mieux!  Ton  ilos  peut  porter  une  charge; 
il  est  plus  haut ,  sinon  aussi  large  que  d'autres. 

Arnold.  —  11  porte  son  fardeau mais  mou  cœur  !  souliendra- 

l-il  celui  dont  vous  l'accablez,  ô  mère?  Je  vous  aime,  ou  du  moins 
je  vous  aimais  :  vous  seule  au  inonde  pouviez  aimer  un  être  tel 
que  moi.  Vous  m'avez  nourri ne  me  tuez  pas. 

Berthe.  —  Oui...  je  t'ai  nourri,  parce  que  tu  étais  mon  premier- 
né  et  que  je  nesavais  pas  si  j'aurais  un  second  enfant  moins  affreux 
que  loi ,  caprice  monstrueux  de  la  nature.  Mais  va-t'en  ramasser 
du  bois. 

Arnold.  —  J'y  vais;  mais  quand  je  rapporterai  ma  charge, 
parlez-moi  avec  bonté.  Quoique  mes  frères  soient  beaux  el  loris,  et 
aussi  libres  que  le  gibier  qu'ils  poursuivent,  ne  me  repoussez  pas  : 
eux  et  moi  nous  avons  sucé  le  même  lait. 

Berthe.  —  Tu  as  fait  comme  le  hérisson  qui  vient  à  minuit  téter 
la  mère  du  jeune  taureau  ,  en  sorte  que  la  laitière  trouve  le  lende- 
main matin  les  mamelles  taries  et  le  ]jis  malade.  N'appelle  pas  mes 
autres  enfants  tes  frères  !  no  m'appelle  pas  ta  mère;  car  si  je  l'ai  mis 
au  monde,  j'ai  imité  la  poule  stupide,  qui  parfois  fait  éclore  des  vi- 
pères en  couvant  des  œufs  étrangers.  Va-l'en,  magot  I  va-t'en  1 

[Berthe  sort.) 

Arnold,  seul.  — 0  merci...  elle  est  partie,  et  je  dois  lui  obéir... 
Ah!  je  travaillerais  avec  plaisir,  quelque  fatigué  que  je  sois, -si  je 
pouvais  seulement  espérer  en  retour  un  mot  bienveillant.  Que  fairo? 
[Il  se  met  à  couper  du  bois,  mais  en  tramillant  il  se  blesse  à  la 
main.)  Voilà  que  jene  pourraiplus  travailler  du  reste  de  la  journée. 
Maudit  soit  ce  sang  qui  coule  si  vite!  car  maintenant  une  double 
malédiction  m'attend  au  logis...  quel  logis?...  jen'ai  pointde logis, 
point  de  parents,  point  de  semblables.  Je  nesuis  point  fait  comme 
les  autres  créatures,  ni  destiné  à  parlager'Seurs  jeux  el  leurs  jdai- 
sirs.  Dois-je  donc  saigner  comme  elles ^.Je  voudrais  que  de  chacune 
de  ces  gouttes  qui  tombent  à  ti'rre,  ilpût  naître  un  serpenl  pour  les 
mordre  conime  ils  m'ont  mordu,  ou  qu'au  moms  le  démon,  à  qui  l'on, 
me  compaw,  daignât  venir  en  aide  à  son  image.  Si  j'ai  sa  dill'oruiité, 
juKirquoi  pas  aussi  son  pouvoir  ?  Est-ce  la  volonté  qui  me  manque? 
Un  mol  bienveillant  de  celle  qui  m'a  porté  dans  ses  flancs  suffirait 
pour  me  réconcilier  même  avec  mon  aspect  odieux.  Lpons  celte 
blessure.  (//  s'approche  d'une  source  et  se  baisse  pour''y  ulunger 
ses  mains:  mais  touta-coup  il  recule.)  - 

Ils  ont  raison,  cl  ce  miroir  de  la  nature  me  mon  Ire  à  moi  lelqu'elle 
m'a  l'ail    Je  ne  sciix  [jIus  arrêter  mes  regards   sur   cetti;   image  et 


«P 


3G0 


LES  VEILLÉES  LITIl'JUIHES  ILLUSTUÉES. 


j'ose  il  ppino  y  |ionscT.  Ilidr-iisn  ciraliiio  que  jfl  suis!  Les  eaux  elles- 
iiii^nrs  s(Mulili-iil  mu  riiiller  eu  reproduisaiil  mou  liuiriblu  iiunge... 
|>ari'ille  ik  un  ili'-iiion  placé  au  fond  <li-  la  snuroe  pour  on  écarler  les 
lriiii|iraui.  (  /  ii  momrntde  silrm-e.)  (^oiilinuiTai-ji'  iloiic  h  vivre  eii 
liiirreurh  In  terre  el  h  moi-iiii^uiCj  ohjel  de  lioule  hour  celle  qui  m'a 
donné  la  vie!  (>  Faiigqui  coule  si  aliotnlaimnenl  d'une  Kini|i|i-  r^'ra- 
lif:nure,  j'essaierai  de  lui  ouvrir  une  plus  large  issue,  alin  <|ue  mes 
maux  s'éeouli'nt  pour  jamais  avec  lui  :  je  veux  rendre  à  la  lerre  eei 
odieux  nssernlilage  de  ses  atomes  ;  (|u'il  se  dissidNe,  (|u'il  riloiirne 
à  res  éléments  priinitiTs  ,  qu'il  prenne  la  forme  di|  idus  afl'reuv 
reptile  ,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  la  mienne,  el  qu'il  devienne  un 
monde  pour  des  myriades  de  vermisseaux.  Voyons  ti  ce  couli'aii 
saLUa  trancher  celle  IIkc  lléirle  île  la  ii,ili;re.  coijiini-  il  coiipail  les 
liinnclies  vertes  de  la 
loiiM.  (  //  fixe  son  cou- 
Ivtiu  en  terre,  ta  pointe 
en  haut.) 

Le  voilà  bien  et  je  puis 
me  jeter  sur  sa  pointe. 
Mais  encore  un  regard  à 
ce  beau  jour,  (pii  ne  voit 
rien  d'aussi  hideux  que 
moi ,  à  ce  doux  soleil  <|ui 
m'a  récbaniré,  mais  en 
vain.  Ces  oiseaux...  Oh! 
ciiniine  ils  clianl<Mil  gal- 
iiuMiil  Qu'ils  clianlent, 
cir  je  ne  veux  iioinl  être 
pleuré  ;  que  leur  plus 
joyeux  accords  soient 
mon  glas  funéraire,  les 
fonilles  tombées  mon  mo- 
nument ,  et  le  murmure 
tic  la  source  voisine  la 
seule  élégie  sur  mon  sort. 
Maintenant  ,  mon  bon 
couteau ,  tiens-toi  ferme 
pendant  que  je  vais  m'é- 
iancer.  (^1«  moment  où 
il  va  se  précipiter  sur  le 
roiiteau,  son  regard  est 
toiit-à-roiip  frappé  d'un 
nwurrment  qu  il  aper- 
init  dans  le  ruisseau.) 

1,'onde  fc  meut  sans 
(pi'aucun  vent  ait  soufflé  : 
mais  une  agitation  de 
l'onde  snffira-l-ell(!  pour 
changer  ma  résolution. 
l.a  Miilà  qui  s'cicve  en- 
core !  Ce  n'est  p.is  l'air 
qui  semble  la  mettre  en 
raouveinent,  mais  je  ne 
sais  quelle  puissance  sou- 
terraine qui  ébranle  le 
monde  intérieur.  Que 
voisjc?    un    brouillard! 

rien    de    plus? (  In 

nuaç/e  s'élcre  delasour- 
ee.  .Irnold  le  contemple, 
et  quand  le  nuaqe  est 
dissipé,  tin  grand  II om- 
me  noir  s'avance  vers 
lui.) 

An\oi.t>.  —  Que  vcux- 
in?  l'aile  :  es-tu  un  cs- 
piit  ou  un  homme? 

l.'ÉTR.VNGEn. — Puisque 
riiomme  est  l'un  el  l'autre,  pourquoi  no  pas  se  servir  d'un  seul  et 
même  mol? 

Arnold.  —  Ta  forme  extérieure  est  celle  de  l'homme,  el  cepen- 
dant lu  poux  élrc  un  démon. 

l.'i;TRAM;i;n.  —  Tant  d'hommes  le  sont  ou  passent  pour  tels  que 
tu  peux  me  placer  dans  l'un  ou  l'antre  genre,  sans  faire  de  lorl  à 
person'  e.  Mais  voyous  :  lu  voulais  te  tuer  ;  .icliève. 

Arnold.  —  Tu  es  venu  m'interronipre. 

LÉTRAXCER.  —  Pauvre  résolution  (|iio  cpIIo  qui  peut  être  inter- 
rompue !  Si  jéiais  le  diable,  comme  tu  crois  .  un  momeiil  do  plus, 
cl  ton  suicide  l'aurait  livré  à  moi  pour  toujours  :  el  pourtant  c'est 
ma  venue  qui  le  sauve.  i 

Arnold.  —  Je  n'ai  pas  dit  que  lu  es  le  Jémon.  mais  (juc  ton  ap- 
luiiclic  ii'ssembic  à  la  .sienne. 

I  rTBANCKR.  —  A  mnins  de  le  fréquenter  (el  tu  ne  parais  guère 
.Hcoulumc  à  si  bonne  compagnie  .  lu  ne  peux  dire  quelle  csi  son 
apiMoche.  Quant  à  son  aspect ,  jf.lle  les  yeux  sur  ce  miroir  liquide, 


Je  n'ai  pas  dit  que  lu  es  le  démon ,  mai?  que  ton  aspect  ressemble  au  sien. 


puis  sur  moi.  el  juge  lequel  de  nous  deux  re«wmble  le  plu»  à  lélrc 
au  pied  fourchu  dont  \os  paysans  se  font  un  objet  de  terreur. 
Arnol».  —Oserais-tu  me  raill<T  sur  ma  diiïormilé  nahinlle? 
l,'i:TR.VM:Rn.  —  Si  je  reprochais  au  biifllc  ce  pied  fourchu  <lont 
vous  faites  nionaltrihulion,  on  au  rapide  dromadaire  m  Ixisdeambi- 
tieuse  si  semblable  ."i  1a  tienne,  ces  animaux  scrai.nt  charmés  <lu 
comphmeiil.  Kl  ceiiendant  ils  sont  plus  agiles  .  plus  forts.  \>la*  ra- 
iiable»  d  action  el  de  résistance  que  toi  et  les  êtres  les  |)lus  beaux  ei 
les  plus  courageux  de  la  race.  Ta  forme  est  naturelle  ruculemcnt  la 
nature  .s'esl  méprise  dans  sa  prodigaliic  ,  en  donnant  à  un  homme 
les  altribols  dune  autre  espèce. 

Arnold.  —  Donne-moi  la  force  du  buffle  el  son  pied  redoutable, 
qui  h  1  approche  de  l'euncuii  fait  voler  la  poussière;  ou  bien  donne- 
moi  la  longauimc  agilité 
du  dromadaire,  ce  vais- 
seau du  désert alors 

je  supporterai  piliiMu- 
nieni  les  diaboliques  sar- 
casires. 

I/liTRANCEB.   —  Je    le 

veux  bien. 

AnNru.D,  avec  surpri- 
se. —  Le  peux-tu  ? 

L'ÙTRANGEn.  —  (;'esl 
selon.  Que  veux-tii  en- 
core T 

Arnold.  — Tu  le  mo- 
ques de  moi. 

L'i:tran»;eb.  —  Non, 
rei  les.  VoudraH-jc  radier 
celui  que  tout  le  monde 
raille?  Triste  di\erlisse- 
niciit  selon  moi!  Pour 
le  parler  le  langage  des 
hommes  (car  lu  ne  peux 
encoie  comprendre  le 
mien),  le  franc  chasseur 
ne  pour.-uil  point  le  ti- 
mide lapin,  mais  le  .san- 
glier, le  loup  ou  le  lion  , 
laissant  le  menu  gibier  à 
ces  petits  bourgeois  (pii 
une  fois  par  an  qiiiltcnt 
leurs  masures  pour  appro- 
visionner leur  cuisine  de 
ces  miuceaux  \ulgaires. 
Les  plus  faibles  se  mo- 
quent de  toi,  el  moi  je 
me  n)ot|ue  des  plus  puis- 
.^anis. 

Arnold.  —  Kn  ce  cas 
ne  perds  pas  ton  temps 
ici  :  je  ne  t'ai  point  ap- 
pelé. 

L'ÉTBANCER.  —  Tes 
pensées  ne  sont  p.is  éloi- 
gnées de  moi.  Ne  me  ren- 
voie pas  :  il  n'est  pasfaeilc 
de  me  rappeler  jiour  ob- 
tenir un  bon  ofliee. 

Arnold.  —  Que  f#i-as- 
lu  pour  m'èlre  utile? 

L'ÉTnANGER. — Jechan- 
gerai  de  forme  avec  loi , 
si  lu  veux,  puisque  la 
tienne  te  dé|daît,  ou  je  te 
donnerai  celle  qui  le 
plaira. 
Arnold.  —  Oh  !  en  ce  cas,  tu  es  réellement  le  démon,  car  lui  seul 
peut  consentir  à  prendre  ma  laideur. 

L'icTR.vNGEB.  —  Je  tc  montrerai  les  formes  les  plus  belles  que  le 
monde  ail  jamais  possédées,  et  je  te  donnerai  le  choix. 
Arnold.  —  A  quelle  comlilion  ? 

L'ETRANGER.  —  Belle  question  !  Il  y  a  une  heure,  tu  aurais  donne 
ton  âme  pour  ressembler  aux  autres  hommes,  el  maintenant  tu  hé- 
sites quand  il  s'agit  de  revêtir  la  forme  des  héros. 

Arnold.  —  Non.  Je  neveux  point,  je  ne  dois  point  compromcltrc 
mon  iinie. 

L'ÉTRANGER.  —  Quelle  Ame  d'une  valeur  quelconque  voudrai!  li.v 
biler  une  pareille  carcasse? 

Arnold.  —  Il  s'y  trouve  une  âme  ambitieuse,  quelque  peu  di;;ne 
d'elle  que  soil  son  logement.  Mais  fais-moi  connaître  le  pacte:  doii- 
il  être  signé  a\ec  du  sang? 
L'ETRANGER.  — Non  pas  avec  le  tien? 
Arnold.  —  .\veciiuel  sang  donc? 


OEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


361 


L'ÉTRANGER.  —  Nous  parleroDS  de  cela  plus  tard.  Mais  je  ne  se- 
rai point  exigeant,  car  je  vois  en  toi  déballes  dispositions.  Tu  n'au- 
ras d'autre  engagement  que  la  volonté,  d'autre  pacte  que  ta  volonté. 
Es-tu  content  ? 

Arnold.  —  Je  le  prends  au  mot. 

L'ÉTRANGER.  — A  l'œuvrc  donc!  (//  s'approche  de  la  source,  puis 
se  tourne  vers  ./ritold.)  Un  peu  de  ton  sang. 

Arnold.  —  Pourquoi  faire? 

L'ÉTRANGER.  —  Pour  le  mêler  avec  ces  eaux  magiques  et  rendre 
le  charme  efficace. 

Arnold,  lui  présentant  son  bras  blessé.  — Prends  touti 

L'ÉTRANGER.  —  l'as  encorc  :    quelques  gouttes  suffiront.  (/.'('- 
tranger  prend  dans  sa  main  deux  ou  trois  f/outtes  du  sang  d' .Ir- 
nolci  et  les  jette  dans  la 
fontaine.) 

Ombres  de  la  beauté! 
ombres  de  la  puissance  ! 
obéissez  à  ma  voix. 
L'heure  est  venue  :  sor- 
tez, charmanles  et  doci- 
les, du  fond  de  cette 
source,  comme  le  géant 
enfant  des  nuages  par- 
court les  sommets  du 
Hartz.  Venez  telles  que 
vous  fûtes,  afin  que  nos 
yeux  puissent  vou'  dans 
l'air  le  modèle  de  la  formr 
à  créer.  Apparaissez  bril- 
lantes comme  Iris  lors 
qu'elle  déploie  son  arc 
Tel  est  le  désir  du  néo- 
phyte, tel  est  mon  com- 
mandemenl.  Uéro'iques 
démons,  aulrefois  revêtus 
de  la  forme  du  stoïcien 
ou  du  sophiste,  ou  do 
celle  de  tous  les  vain- 
queurs ,  depuis  l'enfant 
de  la  Macédoine  ju.squ'à 
ces  orgueilleux  Romains 
qui  ne  respiraient  que 
pour  détruire!  ombres  de 
la  puissance!  ombres  de 
la  beauté!  obéissez  à  ma 
voix.  L'heure  est  venue. 
(Divers  fantômes  s'élè- 
vent à  la  surface  des 
emixef  passent  l'iin  après 
l'autre  devant  l'étranger 
et  Jrnold.) 

Arnold.  —  Qu'est-ce 
que  celui-là? 

L'ÉTRANGKR.  —  Le  Ro- 
main aux  yeux  noirs,  au 
nez  aquilin  ,  qui  jamais 
ne  vit  son  vainqueur, 
qui  jamais  ne  pénétra 
dans  un  pays  sans  le  ran- 
ger aux  luis  de  Rome, 
tandis  que  Rome  elle- 
même  se  soumit  à  lui  et 
à  tous  ceux  qui  héritèrent 
de  son  nom. 

Arnold.  —  Le  fantôme 
est  chauve  :  et  c  est  la 
beauté  que  je  cherche.  Si, 
avec  ses  défauts ,  je  pou- 
vais obienir  sa  gloire... 

L'ÉTRANGER.  —  Son  frout  fut  ombragé  de  lauriers  plus  que  de 
cheveux.  Tu  vois  son  aspect  :  prends  ou  refuse.  Je  ne  puis  te  pro- 
mettre que  son  aspect;  quanta  sa  gloire  ,  on  se  tourmentera  et 
combattra  longlemps  pour  l'obtenir. 

Arnold.  —  Je  veux  aussi  combattre,  mais  non  en  César  pour 
rire.  Laissons-le  :  ce  corps-là  peut  être  beau,  mais  il  ne  me  con- 
vient pas. 

L'ÉTRANGER.  —  Ku  Cela  tu  es  plus  difficile  que  la  sœur  de  Calon 
cl  la  mère  de  Brntus  ou  Cléopâtre  à  seize  ans,  âge  oii  l'amour  n'est 
piis  moins  dans  les  yeux  que  dans  le  cœur.  Mais  soit!  Ombre, 
disparais!     (I.e  fantôme  de  Jules  César  s'évanouit). 

Arnold.  —  Se  peut-il  que  l'homme  qui  ébranla  le  globe  ait  ainsi 
dispara  sanslaisser  de  traces? 

L  ÉTRANGER.  —  Tu  le  Irompes.  Son  existence  a  laissé  après  elle 
as?ez  de  tombeaux,  assez  de  calamités  et  plus  de  gloire  qu'il  n'eu 
faut  jiour  éterniser  sa  mémoire.  Quant  à  son  ombre,  au  soleil,  elle 


Allons,  vous  me  charmez. 


n'est  pas  plus  que  la  tienne,  sauf  qu'elle  est  un  peu  plus  haule   et 
plus  droite.  En  voici  un  autre.     [Vn  second  fantôme  passe.) 
Arnold.  — Quel  est  celui  ci? 

L'ÉTRANGER.  —  Il  fut  le  plus  brave  et  le  plus  beau  des  Athéniens; 
examine-le  bien. 

Arnold.  —  Il  est  plus  gracieux  que  le  premier  ;  quelle  admira- 
ble beaulé  ! 

L'ÉTRANGER.  —  Tel  fut  le  fils  de  Clinias,  l'Athénien  aux  cheveux 
bouclés...  Veux  lu  revêtir  ce  beau  corps? 

Arnold. —  Plût  au  ciel  qu'il  m'eût  été  accordé  en  naissant!  Mais 
puisqu'il  m'est  donné  de  choisir,  passons  à  d'autres. 

[L'omlire  d'Alcibiade  disparait.) 
L'ÉTRANGER.  — Regarde  mainicnant. 

Arnold.  —  Quoi!  ce 
salyre  trapu,  basané  , 
au  nez  court,  aux  yeux 
ronds,  avec  ses  larges  na- 
rines, sesjambes  cagneu- 
ses, sa  taille  engoncée  et 
sa  mine  de  Silène!  J'ai- 
merais mieux  rester 
comme  je  suis. 

L  ETRANGER.       Et, 

pourtant  il  fut  l'idéal  ter- 
restre do  louie  beauté 
morale  et  la  perfection 
de  toute  vertu.  Mais  ce 
n'est  pas  Ion  alfaire? 

Arnold.  —Quand  mê- 
me, avec  sa  forme,  j'au- 
lais  aussi  ce  qui  la  com- 
pensait, je  n'en  voudrais 
pas. 

L'ÉTRANGER    —    Je    nC 

puis  le  promelire  cela; 
mais  tu  peux  essayer,  et 
poul-êlre  Irouvera's  lu  la 
vei'lu  plus  aisée,  soit  avec 
celle  forme,  soii  avec  la 
tienne. 

Arnold.  —  Non,  je  ne 
suis  pas  né  pour  la  phi- 
losophie, quoique  jeu  aie 
besoin  :  qu'il  jiarie. 

L'ÉTRANGER.  —  Rede- 
viens air,  ô  buveur  de  ci- 
guë! (L'ombre  de  Socrate 
disparait.  Une  autre  la 
remplace). 

Arnold.  —  Quel  est 
celui-ci  dont  le  large 
front,  la  barbe  frisée  et  le 
mâle  aspect  rappellent 
Hercule,  si  ce  n'est  que 
son  œil  joyeux  tient  plus 
de  Bacchus? 

L'ÉTRANGER.     —     C'csl 

celui  à  qui  lauiour  fit 
perdre   l'ancien   monde. 

Arnold.  —  Je  ne  puis 
le  blâmer,  car  moi  j'ai 
aventuré  mon  âme,  parce 
que  je  ne  trouvais  pas  ce 
qu'il  préférait  à  l'empire 
de  la  lerre. 

L'ÉTRANGER.  —  Puis- 
que tu  sympathises  avec 
.    ,  lui,  veux-tu  revêtir   ses 

Arnold. -Non.  Comme  lu  m'as  donné  la  faculté  de  choi^r  ie 
deviens  difticile,  ne  fut-ce  que  pour  voir  des  héros  que  je  n'aurais 
jamais  rencontres  de  ce  côté  du  sombre  Heuve  qu'ils  ont  nuitté  doup 
venir  voltiger  devant  nous.  *^ 

L'ÉTRANGER.  —  Retire  toi,  triumvir:  ta  Cléopâtre  t'attend 
(Vombre  d'Antoine  di.iparaît;  une  autre  surgit  ) 

Arnold.  —  Quel  est  celui-ci?  11  a  vraiment  l'air  d'un  demi-dieu 
jeune  et  brillant  avec  une  chevelure  dorée  et  une  slature  qui  si  ell« 
n  est  pas  plus  haute  que  celle  des  humains,  a  je  ne  sais  quelle  eiàco 
immorlelle  et  indicible,  dont  il  est  revêlu  comme  le  soleil  de  ses 
rayons...  un  je  ne  sais  quoi  qui  brille  en  lui  et  qui  n'est  que  l'écïa- 
lanle  émanation  de  quelque  chose  de  plus  noble  encore'  Cet  être 
n'etait-il  qu'un  homme? 

L'ÉTRANGER  —  Quc  la  Icrrc  parle,  s'il  reste  encore  quelques  ato- 
mes de  lui  ou  de  1  or  plus  solide  qui  compo.sail  son  urne 

Arnold.  —  Et  qui  fut  cet  homme,  la  gloire  de  son  espec'e?' 


W» 


nr.« 


l,KS  VKILLIÎBS  IJITh'HAIISKS  ll,l,IISri\l'"'»i. 


I.'ktranck*.  —  I.II  lii>nlc  (le  Ia  Grftpc  pendant  In  pnix,  son  foiiHrc 
ill!  ^'^le^re  «Ions  los  comltnls...  IV^inétriiis  le  Mftc^ilonieii,  le  I'rciicur 
<l<;  \lll.'s. 
AnNni.ii.  — Rnrnre  line  autrn  ombre! 
L'i;TiiA\(;i;n.  — Uetoiiriie  dans  tes  liras  ile  Lamia. 
(/¥iM(7r(i/s  l'oliorcélc  s'èvanouU;  un  aulre  /'unlilnir  parait.) 
Je  Ironverai  Ion  affaire,  nc  rrains  rien,   imin  iiniNc  Iidssu  :  si  les 
rinihros  <lo  cenx  qui  ont  existé  no  pcnvpiit  salisfniir  ton  gout  déli- 
cat, j'aniniovai,  s'il  le  faut,  le  marbre  iiléal.  jusqu'à  ce  ((ue  tonûme 
(inipni'se  placer  dans  sa  iinuvdir  ('n\cl(i])pe. 

AiiMii.n.  —  Mon  rbnix  est  fail  ;  je  me  liens  h  cclui-ci. 
1.'i.tiian(;eb.  —  Je  dois  applaudir  h  ton  tiiiM  :  c'est  le  divin  fils 
de  la  Néréide  et  i\c  l'éléc  ■  remanie  fcs  longs  cheveux  voués  au  fleuve 
Spcrchius,  aussi  beaux  et  aussi  brillants  <|ne  les  Mots  il'ambri'  du 
riche  Pactole  qui  roule  sur  un  sable  ddr.  Anis  leurs  anneaux  adou- 
cis par  le  cristal  de  celle  soiirec  onduler  cimimede-:  lleurs  llotliudes 
au  soufllo  de  la  brise.  Tel  il  élail  auprès  de  l'ol.v  xène.  cunduil  ;i  l'aulel 
jiar  un  annuir  pur  cl  léfiilinieelconleaipiani  son  épuusc  Irojenue: 
les  rcuuu-ds  causés  par  le  trépas  illlei-lor  et  les  pleurs  de  l'riam  se 
luélaieiil  dans  son  cœur  à  sa  pndonde  tendresse  pour  la  uiorlesic 
vierge  dont  la  Taible  main  Ircudilail  dans  celle  du  nicurlrier  de  son 
frère.  Tu  le  vois  tel  que  la  Grèce  le  vil  pour  la  dernière  lois  dans 
ce  temple,  avant  que  la  llèclie  de  l'Aris  eiU  immolé  en  lui  le  plus 
grand  des  héros. 

Arnold.  — Je  le  contemple  comme  si  j'étais  son  âme,  lui  dont  la 
forme  va  bientôt  servir  d'enveloppe  à  la  mienne. 

I.'ktranger.  — Tuas  bien  choisi.  Le  comble  de  l.i  difformité  nc 
doil  s'échanger  que  coiilre  le  comble  do  la  beauté,  s'il  est  vrai, 
selon  un  proverbe  des  bonmics,  que  les  extrêmes  selduchcnl. 
AiiNOLO.  —  Allons.  Dépèehousuous-.  Je  suis  impatient. 
L'ETRANGUn.  —  Comme  une  jeune  lillc  devant  son  miroir.  Klle 
et  loi  vous  \ovez,  non  ce  que  vous  êtes,  mais  ce  que  vous  voudriez 
élre. 
Arxolo.  —  Faudra-l-il  attendre  ? 

L'ETRANGER.  —  Non.  Cc  scrall  dommage.  Mais  encore  un  mol. 
La  slalure  d'Achille  est  de  douze  coudées;  voudrais-tu  I  élever  si 
fori  au-dessus  de  la  taille  de  notre  époque  cl  devenir  un  titan  ? 
Arnolu.  —  l'ouniuoi  pas? 

Lktranger. —  Noble  ambition  I  que  l'on  aime  à  voir  surtout 
dans  les  nains.  \]n  Golialh  aurait  échangé  .«a  stature  contre  celle 
d'un  petit  David  ;  mais  loi,  mon  humble  nabot,  tu  aspires  à  la  taille 
plus  ipi'à  l'héroïsme.  Si  le!  est  Ion  désir,  ilsera  satisfait;  cepon- 
danl,  crois- moi,  en  léloif,'naut  un  \>eu  moins  des  proportions  de 
riiuinanilé  aeluelk',  tu  la  dimiineras  plus  facilement  ;  car  avec  colle 
taille  gigiiules(iue,  lu  venais  tous  les  nommes  le  courir  sus,  connue 
pour  chasser  un  niammiouli  rossuscilé,  et  leurs  maudits  engins,  cou- 
levrinos  et  autres  semblables  pénélreraieut  l'armure  de  noire  ami 
Achille  avec  plus  de  faeililé  ipic  la  flèche  de  l'adultère  l'Aris  no  perça 
son  talon  (pie  Thélis  avait  oublié  de  plonger  dans  le  Styx. 

Arnold.  —  Puisqu'il  en  est  ainsi ,  fais  ce  que  lu  jugeras  conve- 
nable. 

L'ltranokr.  —  Tu  seras  aussi  beau  que  c«  fantôme,  au.ssi  fort 
(pic  l'élait  .\chille,  cl... 

Arnold.  —  Je  ne  demande  pas  à  être  vaillant,  car  la  dilTormi'.é 
est  naturellement  pleine  d  audace.  11  est  dans  son  essence  de  se 
mettre  a'i  niveau  des  autres  hommes,  et  même  de  les  surpasser  par 
l'énergie  de  l'Ame  et  du  ca'iir.  Il  .v  a  dans  l'irrégularité  même  de  ses 
mouveoienls  un  aiguillon  (|iii  lui  fait  ambilionn'er  ce  qui  est  refusé 
à  (laulres,  pour  compenser  la  parcimonie  d'une  nature  uiarAlie. 
Ivlle  recherche  par  d'intrépides  exploits  les  soinires  de  la  birlune, 
et  souvent ,  coinme  Tiuioui  ,  ce  Tarlare  boiteux  ,  elle  parvient  à  les 
obtenir. 

L'étranger.  —  Bien  dit!  Kl  en  conséquence  lu  vas  sans  doule 
rester  fait  comme  lu  es.  Je  puis  congédier  cette  ombre,  modèle  de 
lerueloppede  chair  dans  laquelle  j'allais  encliAsser  celle  i\iuc  hardie 
qui  n'eu  a  pas  besoin  pour  achever  de  grandes  clmses. 

Arnold.  —  Si  aucune  puissance  ne  m'avait  offert  la  possibililé 
d'un  ehangement,  iiuui  Ame  aurait  fait  de  son  mieux  pour  se  fr.nor 
un  chemin  sous  le  poiii--  f'inesle  et  décourageant  de  la  dilVormilé 
(pii  pèse  sur  mou  cœur  et  sur  mes  épaules  comme  une  mcn- 
lagne,  et  qui  rend  hideux  el  lia'issalde  aux  yeux  des  hommes  plus 
heureux.  Alors  la  vue  de  ce  sexe  qui  est  le  type  de  tout  ce  q'ic  'nous 
C'lnnaissiins  (III  ri"'viiiisde  plus  beau  m'eût  arraché  des  soupirs,  non 
(l'a ur  mais  de  désespoir;  et  le  eu-ur  plein  de  tendresse,  je  n'au- 
rais puint  lente  de  me  faire  aimer  délicsipii  ne  pouvaient  me  piyer 
de  retour  a  cause  de  cette  envebipi*  hideuse  (pii  me  condamne  .'i 
r«solemenl.  Oui  j'aurais  pu  tout  supporte^  si  ma  mère  ne  m'avait 
pas  rcpou.ssé.  L'ourse  lèche  ses  nourrissons  et  linlt  par  leur  donner 
uik;  espèce  de  forme...  ma  mère  a  vu  (juc  chez  moi  il  n'y  avait  pas 
de  remède.  Si,  comme  une  Spartiate,  elle  m'avait  exposé  avant  f|iie 
je  me  connusse  iiioi-méuie,  je  me  serais  confondu  avec  le  sol  de 

la  vallée plus  heureux  do  iièlie  rien  que  d'être  ce  que  je  suis. 

Mais  dans  mou  état  actuel,  étant  le  plus  laid ,  le  plus  vil ,  le  dmiii  r 
(b's  lioiniiies,  avec  du  courage  et  de  la  persévérance,  peut  être  se- 
I  II  -je  desenu  quelque  cbiwe...  la  chose  est  arrivée  à  tics  héros  jetés 


dans  le  même  moule  que  moi.  Tout  h  l'heure  la  m'as  vu  mallrc  d'- 
ma  propiT  vie  et  prCt  fi  en  faire  le  sacrifiée  :  qui  est  maître  (le  sa 
vie  est  maître  aussi  de  qiiicoiiipie  craint  la  mort. 

L'i;tran(;er.  —  Choisis  entre  ce  que  tu  as  élé  et  ce  que  tu  peux 
élre. 

Arnold.  —  Le  choix  csl  fail.  Tu  a»  ouvert  une  peropccUyo  plus 
brillante  à  mes  yeux  et  plus  douce  .'i  mon  cœur.  Comme  tu  m'ns 
offert  din'érentes  formes ,  je  pr<;nds  celle  qui  est  maintenant  sous 
nos  yeux.  IIAtons-nous!  hfttons-nousl 

L'ETRANGER.  —  ICI  moi,  (piellc  lormc  prendrai-jet 

Arnold.  —  Sans  doute,  celui  qui  dispose  à  son  pré  de  toutes  les 
formes  prendra  la  plus  belle  d<!  toutes  ,  quelque  apparence  supé- 
lieiire  même ^ee (ils  do  l'éléoipii  est  devant  mius.  Il  pourrait  pren- 
dre celle  du  Troyeii  un  uririer d  A(;hille,  celle  de  PAiis.  ou  séb-vanl 
|iliis  haul,  il  peut  revêtir  la  beauté  du  dieu  des  poètes,  beauté  qui 
est  en  elle-méiiir!  une  harmonie. 

L  i:tra\gi:ii.  —  Je  nie  conlenterai  de  moins;  car  moi  aussi,  j'aime 
le  changement. 

Arnold.  — Ton  aspect  est  sombre,  mais  non  disgracienv. 

L'ÉTRANGER.  —  Si  je  voulais  je  serais  plus  blanc;  mais  j'ai  nu 

penchant  pour  le  noir l/esi  une  couleur  si  franche  !  pui^!  avec 

elle  on  n'est  exposé  ni  ii  rougir  de  honte  ,  ni  h  pAlir  de  crainte  ; 
mais  je  l'ai  portée  assez  longtemps ,  el  maintenant  je  vais  prendre 
ta  ligure. 

Arnold.  —  La  mienne? 

L'ÉTRANGER.  —  Uui  :  lu  dcvicudras  le  fils  de  Thélis,  el  moi,  celui 
de  Betihe ,  la  progéniture  de  ta  mère.  Chacun  son  goût  :  tu  as  I 
lien,  j'ai  U-  mien. 

Arnold.  —  IIAtons-nous!  liAlons-nous! 

L'tTiiANuER  —  Soit.  (//  prend  de  tu  terre  et  la  pétrit  sur  le  sol  ; 
puis  il  s'adresse  au  fantôme  d'  lc/iill<.) 

Belle  ombre  du  lils  de  Thélis  endormi  sous  le  gazon  qui  cou>re 
Troie,  Comme  fil  létre  créateur  d'Adam,  cl  que  jimilc  ici ,  avec  de 
la  terre  ruugc  je  fais  nue  créalure  à  ton  image.  Argile,  anime-lui  I 
que  ses  joues  se  coloienl  du  carmin  de  la  rose  en  bouton  !  Violette», 
formez  ses  yeux  !  el  loi  onde,  où  le  soleil  ivlléehit  sa  lumière,  chan- 
ge-loi en  sang;  que  ces  tiges  d'hyacinllie  deviennent  s,i  longue 
chevelure  flottante  sur  son  front  ciuniiie  elles  se  balançaient  dans 
l'air!  Son  cœur  se  formera  du  granit  que  je  détache  de  ce  rocher  ;  .«a 
voix  sera  le  ramage  des  oiseaux  qui  chaulent  sur  ce  chêne  ;  sa  chair 
sera  formée  (le  l'argile  la  plus  jiure  i^ui  nourris.sait  les  racines  de-ce 
lys,  el  qu'abreuvait  la  jilus  douce  rosec.  Oii';  ses  membres  soient  les 
plus  agiles  ipii  aient  jamais  été  formés,  el  sou  aspect  le  plus  beau 
qu'on  puisse  voir  sur  la  terre!  Eléments  qui  ni'entijurcz,  mêlez- 
vous,  animez- vous;  reconnaissez-moi.  levez- vous  à  uin  parole. 
Rayons  du  soleil,  éehaulTez  cette  œuvre  terrestre!...  C'en  est  fail  : 
l'êlre  a  pris  son  rang  dans  la  création.  '  Arnold  totiibe  inniiimé; 
sail  âme  fMis^e  dans  le  corps  d'.tihille  qui  se  1ère  de  terre;  cepm- 
dniit  le  fan/iiiiie  a  disjHiru  membre  u  membre,  a  mesure  tjue  >'■ 
formait  la  (iyure  a  kK/uelle  il  a  servi  tie  modèle.) 

Arnold  ,  sous  sa  forme  nouviltc.  —  J'aime  et  je  puis  être  ain 
0  vie,  à  la  fin  je  te  sens!  Kapril  glorieux! 

L'ÉTRANGER.  —  Arrôle!  (pie  deviendra  l'enveloppe  que  tu  as 
quittée,  cette  bosse,  ce  bloc  de  laideur  que  tu  habitais,  ou  qui  était 
toi  il  n'y  (in'un  instanl"? 

Arnold.—  Uun  in'iniporte?  Les  loups  el  les  vautours  peuvent  s  en 
accommoder;  grand  bien  leur  fasse! 

L'ÉTHANGEii.  —Et  s'ils  s'.cn  emparent,  s'ils  ne  s'en  éloignent  pas 
avec  effroi,  tu  iioiirras  dire  que  la  paix  règne  sur  la  terre,  el  que  les 
champs  ne  leur  offrent  pasd  autre  proie. 

Arnold.  —  Laissons  là  ce  cadavre:  que  nous  fait  ce  qu'il  d  - 
viendra?  ,      . , 

L'ÉTRANGER.—  Cela  n'est  pas  poli  ;  c'est  même  ingrat  :  quel  qu  i! 
soit,  ce  corps  a  logé  ton  Ame  pendant  bien  longtemps. 

Arnold.  — Oui,  c'est  le  fumier  qui  recelait  une  perle  maintenant 
enchAssée  dans  l'or,  coinme  doil  l'être  un  objet  aussi  précieux. 

L  ÉTRANGER.  — Mais  si  je  l'ai  donné  une  nouvelle  forme,  ce  doit 
être  un  échange  loyal  cl  non  pas  un  larcin  ;  car  cenx  qui  créent 
des  hommes  sans  l'aide  de  la  femme  ont  depuis  b.nglemps  pris  nu 
brevet,  et  n'aiment  pastes  eonlrefaclcurs.  Le  diable  prond  bs  hom- 
mes, mais  il  ne  les  fait  pas...  bien  qu'il  reeucille  les  profits  du  fa- 
brieanl.  Il  faut  doue  trouver  quelqu'un  qui  revêle  la  forme  que  lu 
as  quittée. 

Arnold.  —  Qui  pourrait  v  consentir? 

L'ETRAMiKR.—  Jc  nc  sais  trop  :  c'est  pourquoi  je  m'en  chargerai 
moi-même. 

Arnold.  —  Toi  ? 

L'ÉTRANc.En.  —  Je  le  l'avais  dit  avant  que  lu  fusses cnlre  dans  ce 
palais  de  bcauléque  tu  occupes  actuellement. 

Arnold.  —C'est  vrai.  J'ai  tout  oublie  dans  la  joie  de  celle  im- 
morlelle  transformation. 

L'ÉTRANGER.  —  Dans  qucIqucs  instants  jê  serai  ce  que  lu  ■  'ais  , 
il  tu  me  verras  loujoure  auprès  de  toi,  comme  Ion  ombre. 

ArNôLD.  — Je  voudrai?  éviter  ec  désagrément. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


363 


L'ÉTRANGER.  —  Cela  ne  se  peut.  Eh  quoil  déj^  ee  que  tu  es  au- 
rait peur  (le  voir  ce  que  tu  étais. 

Arnold.  —  Fais  ooiume  il  te  plaira. 

L'ÉTRANGER,  S  adressant  ttu  corps  d'.l mold  étendu  sur  ta  terre. 
—  Argile  qui  u'cs  pasmorle,  mais  où  il  n'y  a  plus  iràine,  bien  que 
nul  homme  ne  voulût  de  loi,  un  imniorlel  daigne  l'accepter.  Tu  es 
argile,  et  aux  yeux  d'un  esprit  toute  argile  est  égale.  0  feu  I  sans 
qui  rien  ne  peut  vivre,  mais  en  qui  rien  ne  vit,  hormis  ces  âmes 
immorlelles  qui  errent  et  brûlent  dans  des  flammes  inextinguibles, 
suppliant  celui  qui  ne  pardonne  pas,  et  implorant  avec  des  hurle- 
ments une  seule  goutte  d'eau;  ô  feu!  seul  élément  dans  lequel  ni 
poisson,  ni  quadrupède,  ni  Oiseau ,  ni  reptile  ne  peuvent  conser- 
ver leur  forme  un  seul  instant,  si  ce  n'est  le  ver  qui  ne  meurt  pas; 
loi  qui  absorbes  tout,  toi  qui  es  pour  riiomme  un  instrument  de 
salut  et  de  mort;  ô  feu,  premier-né  de  ta  création,  annoncé  d'a- 
vance comme  devant  apporter  la  ruine  quand  le  ciel  en  aura  lini 
avec  ce  monde  ;  6  feu!  aide-moi  à  rappeler  la  vie  dans  ce  corps  qui 
est  là  gisant,  raide  et  glacé I  Sa  résurrection  dépend  de  toi  et-de 
moi!  Une  légère  élincelle  de  flamme,  telle  qu'il  s'en  élève  parfois 
dans  les  marécages...  et  il  redeviendra  ce  qu'il  était  ;  mais  j'occu- 
perai la  place  de  son  Ame.  [Un  feu  follet  ■voltige  à  travers  la  forél 
et  vient  se  poser  sttr  le  front  du  cadavre.  L'étranger  disparait. 
Le  corps  se  lève.) 

Arnold,  sous  sa  nouvelle  forme.  —  Horreur  !  horreur  I 

L'ÉTRANGER,  Qui,  dès  Ce  moment,  reste  sous  la  forme  primitive 
d'Jrnuld. — Quoi!  tu  trembles? 

Arnold.  —  l'as  tout-à  -fait...  je  frissonne  seulement.  Où  est  allée 
la  forme  dont  tu  étais  revêtu  tout  à  l'heure? 

L'ÉTRANGER.  --  Daus  le  monde  des  ombres.  Mais  parcourons 
celui-ci.  Où  veux-tu  aller? 

Arnold.  —  Dois-je  t'avoir  pour  compagnon  ? 

L'ÉTRANGER.  —  Pourquoi  pas?  Des  gens  qui  valent  mieux  que  loi 
hanlent  plus  mauvaise  compagnie. 

Arnold.  —  Qui  valent  mieux  que  moi? 

L'ÉTRANGER. — Oil  I  je  le  vois,  ta  nouvelle  figure  t'a  rendu  fier  : 
j'en  suis  bien  aise.  Tu  deviens  Ingrat  en  outre!  fort  bien;  tu  fais  des 
progrès  :  deux  transformations  en  un  instant!  te  voilà  déjà  vieilli 
dans  les  voies  du  monde.  Mais  daigne  me  supporter  :  tu  verras 
d'ailleurs  que  jeté  serai  utile  dans  ton  pèlerinage.  Voyons,  décide  où 
nous  irons. 

Arnold. — Dans  les  endroits  les  plus  peuplés  du  monde,  où  je 
puisse  voir  .ses  œuvres. 

L'ÉTRANGER.  —  C'est-à-dire  aux  lieux  où  la  guerre  et  la  femme 
déploient  leur  activité.  Voyons!  l'Espagne...  l'Ilalie...  le  nouveau 
monde  trausallanlique...  l'Afrique  avec  ses  Maures.  En  vérité,  il  y 
a  peu  de  choix  à  faire  :  les  honmies  sont  partout  acharnés,  comme 
d'ordinaire,  les  uns  contre  les  autres. 

Arnold.  —  J'ai  entendu  vanler  Rome. 

L'ÉTRANGER.  —  Excellent  choix!  11  serait  difficile  de  trouver 
mieux  sur  la  terre  depuis  que  Sodome  n'est  plus.  Certes,  on  peut  s'y 
donner  carrière;  car,  a«  moment  où  nous  parlons,  le  Franc,  le 
Hun,  la  race  ibérique  des  vie.ux  Vandales,  prennent  leurs  ébats  à 
travers  ce  jardin  du  monde. 

Arnold.  —  Comment  irons-nous  d'ici  là? 

L'ÉTRANGER.  —  Eu  hravcs  chevaliers,  sur  nos  bons  coursiers  de 
bataille.  Holà!  mes  chevaux!  11  n'y  en  eut  jamais  de  meilleurs  de- 
puis que  Phaéton  fut  précipité  dans  l'Eridan.  Allons!  nos  pages! 
(Deux  pages  entrent  avec  quatre  chevaux  tout  noirs.) 

Arnold.  —  Voib'i  un  noble  équipage  ! 

L'ÉTRANGER.  —  Et  des  chevaux  de  noble  race.  Qu'on  me  trouve 
leurs  pareils  en  Barbarie,  en  Arabie  même! 

Arnold.  —  Les  nuages  de  vapeurs  qui  s'échappent  de  leurs  na- 
seaux embrasent  l'air,  et  des  étincelles  brillantes,   pareilles  à  des 
j     mouches  phosphoriques,  tourbillonnent  autour  de   leur  crinière, 
j    comme  ces  vulgaires  insectes  qui  voltigent  le  soir  autour  des  vul- 
j    galles  coursiers. 

'        L'ÉTRANGER.  —  En  scUe,  monseigneur;  eux  et  moi,  nous  sommes 
à  voire  service. 

Arnold.  —  Et  ces  deux  pages  aux  yeux  noirs,  comment  s'apnel- 
leut-ils? 

L'ÉTRANGER.  —  Vous  Ics  bapliscrez  vous-même. 

Arnold.  —  Avec  de  1  eau  bénite? 

L  ÉTRANGER.  —  Pourquol  pas?  les  plus  grands  pécheurs  font  les 
meilleurs  saints. 

.\iîNOLD.  —  Us  sont  beaux  et  ne  sauraient  être  des  démons. 

L  ÉTRANGER  — Vous  avez  raison  :  le  diable  est  toujours  laid,  et 
ce  qui  est  beau  n'est  jamais  diabolique. 

Arnold.  — •  Celui  qui  porte  ce  cornel  d  or  et  qui  a  de  si  florissantes 
coideurs,  je  l'appellerai  Huon  ;  car  il  ressemble  à  un  aimable  enfant 
de  ce  nom  qui  s'est  égaré  dans  la  forêt  et  qu'on  n'a  plus  retrouvé. 
Quant  à  l'autre,  |dus  sombre  et  plus  pensif,  sans  sourire,  mais  sé- 
rieux et  calme  cunime  la  nuit,  son  nom  sera  celui  de  Memnon,  d'a- 
près ce  roi  d'Eihiopie  dont  la  statue  fait  de  la  musique  chaque 
malin.  El  toi  ? 


L'ÉTRANGER.  — J'ai  dix  mille  noms  et  deux  fois  autant  d'attributs; 
mais,  snus  une  figure  humaine,  je  prendrai  un  nom  humain. 

Arnold.  —  Plus  humain  que  ta  forme,  quoiqu'elle  ait  élô  la 
mienne. 

L'ÉTRANGER.  —  Appclle-moi  donc  Césai'. 

Arnold.  — Ehl  c'est  un  nom  impérial,  qui  fut  porté  par  les  maî- 
tres du  monde. 

L'ÉTRANGER.  —  C  ost  pour  Cela  qu'il  convient  au  diable  déguisé... 
puisque  tu  me  prends  pour  le  diable. 

Arnold.  —  Eh  bien,  soit!  va  pour  César.  Pour  moi,  je  continuerai 
à  nl'appeler  loul  sinqdement  Arnold.  • 

CÉSAR  (ou  l'étranger).  —  Nous  y  joiridions  un  titre  :  «  Comte 
Arnold;  »  c'est  un  nom  qui  sonne  bien  et  fera  bon  efl'et  sur  un 
billet  doux. 

Arnold.  —  Ou  dans  un  onlre  du  jour,  la  veille  dune  bataille. 

CÉSAR,  ctiantant.  —  A  cheval  !  à  cheval  I  mon  coursier  noir  frappe 
la  terre  du  pied,  et  ses  naseaux  aspirent  l'air!  nul  coursier  arabe 
ne  connaît  mieux  son  cavalier.  11  gravira  la  colline  sans  se  fatiguer; 
plus  elle  sera  haute,  plus  il  sera  rapide.  Dans  les  marais,  il  ne  ra- 
lentira jamais  le  pas;  dans  la  plaine,  on  ne  pourra  |ias  l'atteindre; 
dans  les  ondes,  il  ne  sera  point  submergé;  sur  les  bords  des  ruis- 
seaux, il  ne  s'arrêtera  pas  pour  boire;  on  ne  le  verra  pas  haletant 
dans  sa  course  ni  affaibli  au  combat;  sur  les  cailloux,  il  ne  bron- 
chera pas;  le  temps  ni  la  fatigue  ne  pourront  l'abattre;  il  ne  devien- 
dra pas  malade  à  l'écurie;  mais,  sans  autres  ailes  que  ses  pieds,  il 
volei-a  comme  le  grifl'on.  Ne  sera-ce  pas  un  voyage  délicieu.ï?  Vive 
la  joie!  jamais  nos  coursiers  noirs  ne  l'eronl  un  dangereux  faux 
pas!  Des  Alpes  au  Caucase  courons,  ou  iilutôt  volons!  Ces  monta- 
gnes vont  disparaître  derrière  nous  en  un  clin  d'œil. 

[Ils  montent  a  cheval  cl  disparaissent.) 


SCENE  U. 

Un  camp  sous  les  mors  ilo  Ruine. 

ARNOLD  et  CÉSAU. 

CÉSAR.  —  Te  voici  arrivé  à  bon  port. 

Arnold.  —  Oui,  eu  j)assanl  sur  des  cadavres  ;  mes  yeux  sont 
pleins  de  sang. 

CÉSAR.  —  Essuie-les,  et  tu  y  verras  clair  !  Peste!  saislu  que  tu  es 
un  conquérant?  Te  voilà  le  chevalier  favori  et  le  frère  d'armes  du 
brave  Bourbon,  ci-devant  connétable  de  France,  à  la  veille  de  com- 
mandei'  dans  Rome,  jadis  empire  qui  commandait  à  la  terre,  et  de- 
puis royauté  hermaphrodite,  changeanl  de  sexe  sans  changer  de 
sceptre,  aujourd'hui  la  maîtresse  de  l'ancien  monde. 

Arnold.  — Comment  l'ancien  monde?  Y  en  a-t-il  donc  un  nou- 
veau ? 

CÉSAR.  —  Oui,  nouveau  pour  vous  autres  hommes.  Vous  connaî- 
trez bientôt  son  existence  par  ses  riches  productions,  son  or  et  des 
maladies  nouvelles  ;  une  moitié  de  la  terre  le  nommera  le  nouveau 
monde,  parce  que  vous  ne  connaissez  rien  que  sur  le  douteux  té- 
moignage de  vos  oreilles  et  de  vos  yeux. 

Arnold.  —  Ce  sont  des  organes  que  j'aime  a.ssez  à  croire. 

CÉSAR.  —  Crois-les!  Ils  te  tromperont  agréablement,  et  cela  vaut 
mieux  que  l'amère  vérité. 

Arnold.  —  Chien  ! 

CÉSAR.  —  Homme  ! 

Arnold.  —  Démon  ! 

Cesar.  —  Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Arnold.  —  Dis  plutôt  mon  maître.  Tu  m'as  entraîne  jusqu'ici 
à  travers  des  scènes  de  carnage  et  de  débauche. 

CÉSAR.  —  Et  où  voudrais-tu  être  ? 

Arnold.  —  Ah  !  en  paix,  en  paix! 

CÉSAR.—  Et  qui  donc  est  en  paix  dans  l'univers?  Depuis  l'étoile 
jusqu'au  vermisseau  rampant,  tout  ce  qui  a  vii;  est  en  mouvement, 
et  une  commotion  est  le  dernier  degré  de  la  vie.  La  planète  tourne 
jusqu'à  ce  qu'elle  devienne  comète,  et  que,  détruisant  les  étoiles 
sur  son  passage,  elle  s'échappe  do  son  orbite.  Le  ver  chétif  rampe 
sur  la  terre,  vivant  de  la  mort  des  autres  êtres.  Tu  es  tenu  comme 
lui  d'obéir  à  ce  qui  commande  l'obéissance  de  tous,  à  la  loi  im- 
muable de  la  nécessité. 

Arnold.  —  Et  quand  la  révolte  réussit  ? 

CÉSAR.  — Ce  n'est  plus  la  révolte. 

Arnold.  —  Réussira-l-elle  maintenant? 

CÉSAR.  — Bourbon  a  ordonné  de  livrer  l'assaut,  et  à  la  pointe  du 
jour,  il  y  aura  de  l'ouvrage. 

Arnold. —  Hélas!  faut-il  que  R..me  sucoinbe  !  Je  vois  d'ici  le 
temple  gigantesque  du  vrai  Dieu  et  de  l'apôtre  Pierre.  Il  élève  son 
dôme  et  son  divin  symbole  vers  ce  même  ciel  où  le  Christ  monta 
en  montant  sur  la  croix,  instrument  de  ^oii  supplice  et  gage  du 
bonheui-  éternel  de  l'humaiiité. 

Cesar.  —  Oui,  on  l'y  \oilet  on  l'v  vcn.i 


iglemps  encore. 


m\ 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


ABNot.n.  —  0""'' 

CiisAi»  — 1.0  rriirinx  lîlhaill,  et  plus  il'iip  aul'-l  h  bps  piods  ; 
coniniu  niissi  des  roiilcvriiics  sur  les  romparls,  cl  des  arquebuses  , 
ri  je  lie  «ais  quoi  enrore ,  sans  eimipler  les  lioinmcs  qui  doivent  y 
iiiollro  !'•  feu  ['"ur  tuer  d'atitres  lionimes. 

Arnoi.ii.  —  Kl  ees  areeaux  siiper|iii<és.  ces  ennsirurlions  ('•lerncl- 
|i'<;,  (lu'on  a  peine  h  croire  riiu\rii(.'c  de  riidinim!  ce  llicAlre  m'i  les 
CMipcreurs  et  leurs  suji-ls  fers  sujets  t'iaienl  des  Kniiiains)  conlcin- 
plaiciil  le  couil)al  des  rnonarqurs  du  dcserl ,  le  lion  el  l'éléplianl, 
(piou  fai-inil  luller  ilans  ^a^^ue  ?  Il  ne  leur  restait  plus  de  peuples 
Ji  i-oiiquérir,  et  il  fallait  que  la  forftt  pajfll  son  trihut  de  vie  a  l'atn. 
pliilhéiMre  ;  il  fallait  que  les  guerriers"  de  la  Dacic  s'éporgeasscTil 
iMilrc  eux  pour  amuser  un  moment  le  peuple  romain  :  et  puis  l'on 

passait  îi  un  nouveau  gladiateur l'"aul-il  aussi  que  lout  cela  soit 

déiruit? 

C.i:s\n.  —  l.a  ville  ou  l'amphitliéAtre?  l'église  de  Saint-Pierre  ou 
une  autre,  ou  toutes  les  autres  églises?  car  tu  confonds  loules  ces 
clioses,  et  tu  me  confonds  moi-même. 

AnNOLn. —  Demain  le  sif^nal  de  l'assaut  sera  donné  au  [iremier 
chant  du  coq. 

CiisAK.  —  Si  lout  se  termine  le  soir  avec  le  premier  chant  du  ros- 
signol, ce  sera  une  nouveauté  dans  l'histoire  des  grands  s^iéges  ;  car 
après  de  longues  fatigues ,  il  faut  bien  (|ue  les  homines  aient  leur 
proie. 

Aunoi.d.  —  Le  soleil  se  eriiiehe  aussi  calme,  el  peut-être  plus  beau 
que  le  jour  où  Iténuis  fiancliit  le  premie:-  fossé  de  Kome. 

Cksar.  — Je  lai  vu. 

AfiNOLn.  —  Toi? 

llKsvn. —  Oui.  mon  cher;  (u  oublies  que  je  suis,  on  du  moins 
ipi  •  je  fus  1111  e<pril,  jusqu'au  jour  où  j'ai  pris  la  défro(|iie  et  un 
nmn  pire  encore.  Maiiiti'iiaot  je  suis  César  et  bissu.  lili  bien  !  le 
premier  des  Césars  était  chauve ,  et,  si  Ion  en  croit  l'Iiisloire.  il 
faisait  plus  de  cas  de  ses  lauriers  comme  perruijue  que  coiniiie 
gloire.  Ainsi  va  le  monde  ;  mais  cela  ne  doit  p-is  nous  otcr  noire 
gaîlé.  Tout  pauvre  diable  que  je  suis,  j'ai  vu  ton  Uoinulus  tuer  son 
frère,  son  Irére  jumeau,  parce  qu'il  avait  .=auté  un  fossé.  Uonie 
n'avait  |ias  de  murs  alors;  le  premier  ciment  de  la  ville  éternelle 
l'ut  le  .sang  d'un  frère,  et  si  demain  le  sang  de  ses  habiianls  coule 
;'i  grands^  llols  jusqu'à  ce  que  les  eaux  du  Tibre  deviennent  aussi 
rouges  qu'elles  sontjaunes,  cela  nesera  rien  auprès  du  carnage  dont 
ce  peuple  de  brigands,  celle  postérité  du  friilricide,  a  pendant  tant 
de  siècles  rougi  la  terre  cl  lOcéan. 

Arnold.  —  Mais  qu'a  fait  leur  postérité  éloignée,  celte  population 
actuelle,  qui  a  vécu  dans  la  paix  du  ciel,  el  qui  s'est  réchaulTée  au 
soiril  de  sa  [iropre  piété  ? 

(;ksar.  —  Kl  qu'avaient  fait  ceux  que  les  anciens  Romains  ont 
écrasés?...  Ecoule  ! 

Arnold.  —  Ce  sont  des  soldats  qui  chantent  une  ronde  joyeuse, 
à  la  veille  de  tant  de  trépas  et  peut-être  du  leur. 

CÉ.sAR.  —  Et  pourquoi  ne  feraient-ils  pas  entendre  te  chant  du 
cygne  ?  Il  est  vrai  que  ce  sont  des  cygnes  noirs. 

Arnold.  — Je  vois  que  lu  es  un  savant. 

Cksar.  —  En  fait  de  grammaire,  assurément.  Je  fus  élevé  pour  la 
profession  de  moine;  j'étais  autrefois  liés  versé  dans  la  connaissance 
des  lettres  étrusques,  et  si  je  voulais,  je  rendrais  les  hiéroglyphes 
d'Egvple  aussi  clairs  que  votre  alphabet. 

Arnold.  —  El  pourquoi  ne  le  fais-tu  pas? 

('.i;sAii.  — J'aime  mieux  transformer  l'alphabet  en  hiéroglyphe.  En 
cela  j  imite  vos  hommis  d  Elat,  vos  prophètes,  pontifes  docteurs, 
alcliimistes  ,  philosophes,  et  je  ne  sais  quoi  eu'ore;  es  gens-lh  ont 
construit  maintes  toursde  Babel  sans  nouvelle  dispersiiii  des  races. 
Quant  à  la  gcnt  bégayante  sortie  de  la  vase  du  déluge,  ces  humains 
primitifs  échouèrent  et  se  séparèrent,  pourquoi?  Pour  une  misère  : 
parce  que  nul  ne  pouvait  comprendre  son  voisin.  Les  hommes  sont 
mieux  avisés  maintenant;  le  non-sens  el  l'absurdité  ne  sont  plus 
une  raison  déterminante  de  séparation.  Tout  au  contraire  ,  c'est  là 
ce  qui  constitue  la  base  de  leur  sécurité,  c  est  leur  Shibboleth,  leur 
Koran,  leur  Talmud,  leur  cabale,  la  pierre  angulaire  sur  laquelle 
ils  b:\tissent... 

Arnold,    l'in/errompant. —  Eternel  goguenard,   tais-toi! 

C(uiiine  le  chant  grossier  de  ces  soldats  s'adoucit  dans  le  lointain  et 
prend  la  cadence  dun  hymne  harmonieux!  Ecoulons. 

CiïsAR.  —  Oui.  J'ai  entendu  chanter  les  anges. 

Arnold.  —  Kl  hurler  desdémons. 

Cksar.  —  E.t  les  hommes  aussi.  Ecoutons:  j'aime  la  musique. 

{Chaut  dis  soldai*  dans  le  lohitaiii.)  —  Les  bandes  noires  ont 
franchi  les  Alpes  neigeuses;  avec  Bourbon  le  proscrit  elles  ont  tra- 
versé le  large  Eridan.  Nous  avons  battu  tous  nos  ennemis;  nous 
avons  pris  un  roi;  i>ul  ne  nous  vit  jamais  tourner  le  dos.  Ainsi 
chaulons  :  Vive  îi  jamais  Bourbon  !  Quoique  tous  sans  sou  ni 
maille,  nous  allons  donner  assaut  à  ces  vieux  murs  ;  Bourbon  à 
notre  tôle,  ;i  la  pointe  du  jour,  nous  nous  réunirons  devant  les  por- 
tes, et  tous  ensemble  nous  forcerons  les  remparts  ou  nous  les  Iran- 
chirons.  Quand  chacun  de  nous  posera  sur  l'échelle  un  pied  cou- 
rageux.  nous  pousserons  des  cris  de  jciie,  et  il  n'y  aura  de  muet 


que  la  morl.  Avec  Bourbon .  nous  escaladerons  les  remparts  de  la 
vieille  Home,  cl  alors  qui  cuniplera  les  dépouilles  de  tous  ce»  édifi- 
ces? Vivent,  vivent  les  lis!  A  bas  les  clés  de  saint  Pierie  !  Dans 
la  vieille  itomc- aux  sept  collines,  nous  prendrons  à  l'aise  no» 
chats.  Le  sang  coulera  dans  ses  rues;  son  Tibre  en  sera  roug'>,  et 
le»  lcii>plesanti(piesré<:onncront  du  bruit  de  nos  pas.  VivpBuurbon  ! 
vive  ilourboii  !  \ive  BourbonI  c'est  le  refrain  de  notre  ronde!  En 
avant,  en  avant!  Noire  armée  cosniopolllea  llvsp.igne  pour  avant- 
garde;  après  I  l'Npagiiol  viennent  les  tambours  de  lAllemapne,  el 
les  lances  des  Italiens  sont  en  arrêt  contre  leur  mère;  mais  nous 
avons  pour  chef  un  cnfanl  de  la  France,  en  giierr»;  avec  son  roll 
Vive  BourbonI  vive  Bourbon!  sans  foyer,  sans  patrie,  nous  sui- 
vons Bonrbon  au  pillage  de  la  vieille  Rome. 

Cksar.  —  Voilà  une  ihansoii  (pii,  ce  me  semble  ,  ne  doit  guère 
être  du  goût  dc<  assiégés. 

Arnold.  —  Certes  non,  si  les  chanicurssont  fidèles  à  leur  refrain. 
Mais  voici  le  général  avec  ses  officiers  el  .ses  allblés  ;  un  rebelle  ili- 
bonne  tHine,  ma  foi  I  ii.nlre  le  connétable  de  Boirbon  avecsasiill' 

l'iiiLinERT.  —  Qu'avez-vous  ,  noble  prince?  vous  ne    parai>- 
pas  gai. 

B  piRRON.  —  Pourquoi  le  scrais-je? 

Pmilioert.  — La  plupart  se  montreraient  joyeux  à  la  veille  d'une 
contpiêle  comme  celle  qui  vous  attend. 

BounnoN.  —  Si  j'en  étais  sùi  ! 

Philibkrt. —  Ne  douiez  pas  de  nnsfoldals.  Quand  les  murs  se- 
raient de  diamant,  nos  hommes  lesbri.seraienl.  I^'csl  une  redoutable 
artillerie  que  la  faim. 

BoiRHoN.  —  Ils  ne  broncheront  pas;  c'est  la  moindre  de  mes  in- 
quiétudes. Comment  échouerai  nt-ils,  ayant  Bourbon  à  leur  têlect 
stimulés  parla  faim?...  Quand  ces  vieux  remparis  seraient  des  mon- 
lagnes,  et  ceux  qui  les  défendent  pareils  aux  dieux  de  la  fable,  je 
cumpierais  sur  mes  titans...  Mais  ici... 

PiiiLiRERT.  —  Ce  n'est,  après  tout,  qu'à  des  honimcs  que  n^ 
avons  alfaire. 

Bourbon. —  Il  est  vrai  ;  niaisccsniurs  ont  vudes  siècles  de  gloire 
et  il  en  est  sorti  d'héro'iques  génies.  Le  passé  deRonie  triomphaiii", 
el  son  ombre  actuelle  ,  sont  peuplés  de  ses  guerriers.  Je  crois  voir 
leurs  fantômes  errer  sur  les  remparts  de  la  ville  éternelle,  éiendre 
vei's  moi  leurs  mains  glorieuses  et  sanglantes,  cl  me  faire  signe  de 
m'éloigiier. 

PuiLiBERT. —  Bah!  l.a  menace  de  ces  ombres  vous  fera-t-cllc 
reculer? 

Bourbon.  —  Elles  ne  menacent  point.  J'aurais  bravé  ",  je  crois, 
les  fureurs  d'un  Sylla;  mais  elles  joignent  leurs  mains  livides  et 
su|)pliantes,  et  les  lèvent  vers  le  ciel;  leurs  visages  décharnés  et  leurs 
yeux  fixes  fascinent  mes  regards.  Vois! 

PniLiRERT.  —  Je  n'aperçois  que  de  hautes  tours  et... 

l'oLRiioN.  — Et  de  cec(jté? 

Philibert.  —  Pas  même  une  sentinelle;  elles  se  tiennent  pru- 
demment derrière  le  parapet  pour  éviter  quelques  balles  égarées  de 
nos  lansquenets  à  qui  il  pourrait  prendre,  envie  de  s'exercer  h  la 
fraîcheur  du  crépuscule. 

BoiRBON.  — Tu  es  aveugle. 

Philibert.  — Si  c'est  l'être  que  de  ne  voirquecequi  est. 

Bourbon. —  Dix  siècles  ont  rassemblé  leurs  héros  sur  ces  murs. 
Le  dernier  Caton  est  là  ((ui  déchire  encore  ses  entrailles  plutôt  que 
de  survivre  à  la  liberté  de  celte  Rome  que  je  veux  rendre  esclave, 
et  le  premier  Cé.sar,  colouré  du  cortege  de  ses  victoires,  vole  de  cré- 
neaux en  créneaux. 

Philibert.  —  Rangez-donc  sous  vos  lois  la  ville  pour  laquelle  il 
a  vaincu,  et  soyez  plus  grand  que  lui. 

BouRlioN.  —  Oui,  il  le  faut,  ou  je  périrai. 

Philibert.  —  Vous  ne  périrez  pas.  .Mourir  dans  une  telle  enlre- 
prise,  ce  n'est  ])as  mourir,  c'est  voir  se  lever  l'aurore  d'un  jour 
éternel.  (I.e  comte  .Irnold  et  César  s'uranccnt.) 

i;èsar.  —  Et  ceux  qui  veulent  rester  tout  uniment  des  hommes 
sonl-ils  aussi  condamnés  à  suer  sous  les  rayons  brûlants  de  cette 
dévorante  gloire? 

Bourbon. —  Ah  !  saint  au  caustique  bos-su  !  ainsi  qu'à  son  ami, 
le  plus  beau  guerrier  de  notre  armée,  aussi  brave  que  beau,  au^si 
généreux  qu'aimable!  Nous  vous  trouverons  à  lousdeuxdc  l'occu- 
l)ation  avant  l'aube. 

César.  —  N'en  déplaise  à  Votre  Altesse, elle  aura  pour  elle-même 
suftisamment  de  quoi  s'occuper. 

BouRHON. —  Le  cas  échéant,  il  n'y  aura  pas  de  travailleur  ]>lus 
zélé  que  loi.  bossu. 

César.  —  Vous  pouvez  me  donner  ce  nom  .  car  vous  m'avez  vu 
par  tierrière.  en  votre  (pialité  de  général,  plaré  à  larrière-garde  au 
moment  de  l'action...  mais  vos  ennemis  ne  |iourraient  pas  en  due 
aulanl. 

Bourbon.  —  La  rejilique  est  bonne,  et  je  l'ai  provotiuéc...  mais 
la  poitrine  du  Bourbon  s'est  toujours  présentée  el  se  présentera  Ion. 
joursaudanger,  aussi  prompleinenl  que  latienne.  fusses-tu  Te  diable- 

C.ESAR  —  Si  je  l'étais,  j'aurais  pu  m'épargner  la  peine  de  ve- 
nir ici. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


365 


BocnncN.  —  Pourquoi  cela? 

CÉSAR.  —  La  moiiié  <le  vos  couiageiises  bandes  ira  bientôt  à  lui 
de  son  propre  mouvement,  et  vous  y  enverrez  l'autre  plus  promp- 
tement  encore  et  non  moins  sûrement. 

BouRBOX. —  Amolli,  votre  amile  bossu  ressemble  au  vieux  ser- 
pent flans  ses  discours  comme  dans  ses  actes. 

C,:  s\n,  —  Votre  Aliesse  se  méprend  beaucoup  :  le  serpent  était  un 
flatteur...  je  n'en  suis  pas  un  ;  et  quant  à  mes  actes,  je  ne  pique 
que  quand  je  suis  piqué. 

Bourbon.  — Tu  es  brave,  et  cela  me  suftlt;  tu  le  montn.-:  aussi 
prompt  à  la  répartie  qu"à  l'action...  et  cela  vaut  mieux  encore.  Je 
ne  suis  pas  seulement  un  soldat,  mais  le  camarade  de  mes  soldais. 

CÉs.vR.  —  C'est  une  fort  mauvaise  compagnie  ,  Altesse,  et  pire 
encore  pour  les  amis  que  pourles  ennemis,  en  ce  sens  que  pour  les 
premiers  la  connaissance  est  de  plus  longue  durée. 

Philibert.  —  En  vérité,  drôle!  lu  pousses  l'insolence  au-delà  des 
privilèges  d'un  bouffon. 

CÉS.VR.  —  Vous  entendez  par  là  que  je  dis  la  vérité;  je  mentirai 
si  vous  voulez,  rien  n'est  plus  facile  ;  alors  vous  me  louerez  de  vous 
avoir  appelé  un  bérns. 

Bourbon.  —  Pliilibert,  laisse-le;  il  est  brave,  et  avec  sa  figure 
basanée  et  son  dos  protubérant,  on  l'a  toujours  vu  le  premier  au 
combat  et  à  l'assaut,  et  le  plus  patient  à  supporter  les  privations; 
quant  à  sa  langue,  dans  un  camp  on  peut  prendre  quelques  licen- 
ces, et  les  vives  réparties  d'un  gai  vaurien  sont  de  beanciiup  préfé- 
rables, selon  moi,  aux  grognements  stupides  d'un  valet  grondeur, 
triste  et  affamé,  àqui  il  faut,  pour  le  contenter,  un  bon  repas,  du 
vin,  du  sommeil  et  quelques  maravédis,  avec  lesquels  il  se  croit  riche. 

CÉS.VR.  —  11  serait  beureux  que  les  princes  delà  tone  pussent  se 
contenter  de  cela 

Bourbon.  —  Tais-toi. 

CÉSAR.  — Soit'  Mais  je  ne  resterai  pas  inaclif.  Vous,  ne  soyez 
pas  obiche  de  paroles,  vous  n'en  avez  pas  pour  longtemps. 

PuiLiBEiiT.  — Que  prétend  cet  audacieux  bavard? 

(^usAR.  —  Bavarder  comme  tant  d'autres  prophètes. 

Bourbon.  —  Philibert ,  pourquoi  le  tourmenter"?  N'avons-nous 
pas  assez  h  penser  ?  Arnold,  demain  je  commanderai  l'assaut. 

.'\RN0Ln.  —  C'est  ce  que  j'ai  appris,  seigneur. 

Bourbon.  —  Kt  vous  me  suivrez? 

Arnold.  —  Puisqu'il  r.e  me  sera  pas  permis  de  marcher  le 
pn  mier. 

Bourbon.  —  Pour  stimuler  une  armée  en  proie  aux  plus  dures 
privations,  il  faut  que  son  chef  soit  le  premier  à  mettre  le  pied  sur 
l'échelle. 

CÉSAR.  —  Et  sur  le  plus  haut  échelon,  j'espère  :  c'est  ainsi  qu'il 
prendra  le  rang  qui  lui  estdii. 

Bourbon. — Peut-être  dès  demain  la  grande  métropole  du  monde 
serat-ellc  en  notre  pouvoir.  A  travers  tant  de  changements  succes- 
sifs, la  ville  aux  sept  collines  a  conservé  sa  domination  sur  les  peu- 
ples :  les  Césars  ont  fait  place  aux  Alaric,  les  Alaric  aux  pontifes: 
Romains,  Goths  et  prêtres  sont  restés  les  maîtres  du  monde.  Siège 
de  la  civilisation,  de  la  barbarie  ou  de  lareligion,  les  murs  de  Romu- 
lus sont  demeures  le  siège  d'un  emj  ire.  Eh  bien  !  ceux-là  ont  en 
leur  tour...  Xous  aurons  le  nôtre;  nous  combattrons  aussi  bien,  et 
nous  gouvernerons  mieux. 

CÉSAR. —  Sans  doute,  les  camps  sont  l'école  des  droits  civiques. 
Que  ferez-vous  de  Rome? 

Bourbon.  —  Nous  la  rendrons  ce  qu'elle  était. 

CÉSAR.  —  Au  temps  d'Alaric? 

Bourbon.  — Non,  drôle!  au  temps  du  premier  César  dont  lu 
porles  le  nom  comme  plus  d'un  chien... 

CÉSAR.  —  Et  plus  d'un  roi!  c'est  un  beau  nom  pour  des  chiens 
de  combat. 

BonRBON.  —  Il  y  a  un  démon  dans  cette  langue  de  serpent  à 
sonnettes.  Ne  parleras-tu  jamais  sérieusement? 

CÉSAR.  —  Ala  veille  d'une  bataille...  cela  ne  serait  pas  d'un  sol- 
dat. C'est  au  général  à  réfléchir;  nous  autres  aventuriers  nous  pou- 
vons rire.  De  quoi  nous  inquiéterions-nous?  Notre  chef  est  une  di- 
vinité tutclaire  qui  prend  soin  de  notre  sort.  Rè^le  générale,  que  les 
soldais  pensent  le  moins  possible  !  Si  jamais  ces  gens-là  se  mettent 
à  rèilèchir,  il  vous  faudra  prendre  Rome  à  vous  tout  seul. 

Bourbon.  —  Tu  peux  narguer;  ce  qui  te  sauve,  c'est  que  lu  ne 
t'en  bats  pas  plus  mal. 

César.  —  Je  vous  remercie  de  celte  liberté  ;  c'est  la  seule  solde 
que  j'aie  encore  touchée  au  service  de  Votre  Altesse. 

Bourbon.  —  Eh  bien!  demain  tu  le  paieras  loi-même.  Vois  ces 
reniparls,  c'est  là  qu'est  mon  trésor.  Mais,  Philibert,  il  faut  nous 
rendre  au  conseil.  Arnold,  nous  requérons  votre  présence. 

Arnold.  —  Prince!  disposez  de  moi  au  conseil  comme  sur  le 
champ  de  bataille. 

Bourbon.  —  En  toute  occasion,  nous  apprécions  vos  services,  et 
demain,  à  la  pointe  du  jour,  vous  occuperez  un  poste  de  confiance. 

Cesar.  —  Et  moi!  quel  sera  mon  puste. 

Bourbon.  —  Tu  marcheras  à  la  gloire  sur  les  pas  de  Bourbon. 
Bonne  nuit. 


Arnold  ,  à  César.  —  Prépare  mon  armure  pour  l'assaut ,  et  at- 
lends-moi  dans  ma  tente.  (Bourbon,  Arnold,  rhUibert,  etc. ,  sor- 
tent.) 

César.  —  Dans  ta  tente  !  penses-tu  donc  que  je  te  perde  de  vue, 
ou  que  ce  coffre  contrefait  qui  contenait  ton  principe  vital  soit  autre 
chose  pour  moi  qu'un  masque?  Parbleu!  les  voilà  donc  ces  hom- 
mes, ces  héros,  ces  guerriers,  la  fleur  des  bâtards  d'Adam!  Voilà  où 
Ion  arrive  en  donnant  à  la  matière  la  faculté  de  penser;  sub- 
stance opiniâtre,  ses  idées  et  ses  actes  sont  un  chaos,  et  sans  cesse 
elle  retombe  dans  ses  premiers  éléments.  Eh  bien  !  je  vais  m'amuser 
avec  ces  chélives  poupées  :  c'est  le  passe-temps  d'un  esprit  à  ses 
heures  de  loisir.  Quand  cela  m'ennuiera,  j'ai  de  l'occupation  parmi 
les  astres  que  ces  pauvres  créatures  croient  faits  tout  exprès  pour 
le  plaisir  de  leurs  yeux.  Ce  serait  un  bon  tour  en  ce  moment  que 
d'en  faire  descendre  un  tout  juste  au  milieu  de  ces  gens-là,  et  de 
mettre  le  feu  à  leur  fourmilière.  Comme  les  fourmis  courraient  sur 
le  sol  brûlant,  et,  cessant  de  se  déchirer  les  unes  les  autres,  comme 
elles  feraientenlendre  une  jérémiade  universelle!  Ha!  ha!  [César 
sort.) 


DEUXIÈME    P.4RT1E. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Les  murs  de  Rome.—  I.'assant.— Larmée  avec  les  échelles  est  prèle  h  es- 
calader les  remparts  ;  en  tète  s'avance  Bourbon  avec  une  échappe  blan- 
che sur  son  armure. 

CHOEUR   d'esprits  D.\NS  LES  AIRS. 

1. 

Triste  et  sombre  l'aurore  se  lève.  Où  fuit  l'alouette  silencieuse  ? 
où  se  cache  le  soleil  voilé  ?  Le  jour  a-t-il  réellement  commencé  ?  La 
nature  jette  un  œil  morne  sur  cette  ville  illustre  et  sainte  :  autour 
d'elle  s'élève  un  vacarme  capable  de  réveiller  les  saints  qui  dor- 
ment dans  son  enceinte,  et  de  ranimer  les  nobles  cendres  parmi 
lesquelles  le  Tibre  précipite  ses  ondes  jaunâtres.  Héroïques  colli- 
nes !  éveillez-vous,  avant  d'être  ébranlées  dans  votre  base! 


Entendez-vous  le  bruit  régulier  des  pas!  Mars  lui-mêmeen  dirige 
la  cadence!  Les  soldais  observent  la  mesure,  comme  les  ma- 
rées obéissent  à  la  lune!  Ils  marchent  à  la  mort  en  réglant  leurs 
mouvements  comme  les  vasues  de  l'Océan  qui  franchissent  les  môles 
en  conservant  toujours  leur  symétrie  .  et  en  se  brisant  par  files 
alignées.  Enlendez-vous  les armuresqui  résonnent!  Voyez  le  guerrier 
fixer  un  regard  courroucé  sur  les  remparts:  vo.vez  ces  échelles  qui 
avec  leurs  degrés  ressemblent  à  la  peau  rayée  d'une  couleuvre. 

■i. 
Regardez  ces  remparts  hérissés  de  guerriers,  garnis  dans  toute 
leur  étendue  de  canons  à  la  gueule  sombre  ,  de  lames  étincelantes ,' 
de  mèches  allumées,  d'engins  infernaux  prêts  à  vomir  la  mort  1  Tous 
les  instruments  de  carnage,  anciens  et  nouveaux  ,  sont  réunis  dans 
cette  lutte  entre  le  présent  et  le  passé,  aussi  nomhreux  qu'un  nuage 
de  sauterelles.  Ombre  de  Rémus!  ce  jour  est  aussi  terrible  que  celui 
où  ton  frère  versa  ton  sangl  Des  chrétiens  sont  armés  contre  le 
Christ...  son  destin  doit-il  ressembler  au  tien.? 

4. 
Ils  s'approchent  :  la  terre  tremble  sousleuis  pieds  ;  un  bruit  sourd 
accompagne  d'abord  leur  marche,  comme  celui  de  l'Océan  à  demi 
réveillé  ,  jusqu'au  moment  où,  devenu  plus  fort  et  plus  bruyant, 
son  choc  réduit  les  rochers  en  poussière...  ainsi  s'avancent  les  flots 
de  cette  armée.  0  vous  !  héros  dont  le  nom  est  immortel!  guerriers 
puis.sants!  ombres  éternelles!  premières  fleurs  des  sanglantes  prai- 
ries dont  Rome  est  environnée,  cette  mère  d'un  peuple  qui  n'eut 
point  de  frère  !  dorniirez-vous pendant  que  les  querelles  des  nations 
déracinent  vos  lauriers?  Vous  qui  pleuiàtes  sur  Carthage  en  cen- 
dres, ne  pleurez  pas...  frappez  ;  car  Rome  va  succomber. 

5. 

Les  guerriers  de  vingt  nations  diverses  s'avancent!  Depuis  long- 
temps la  famine  a  mesuré  leurs  vivres.  Aussi  nombreux  ,  mais  plus 
redoutables  que  des  troupeaux  de  loups,  la  haine  et  la  faim  les 
])oussent  vers  ces  remparts.  0  cité  glorieuse!  faut-il  que  tu  devien- 
nes un  objet  de  pitié!  Romains,  combattez  tous  comme  vos  pères! 
Alaric  était  un  ennemi  clément ,  comparé  aux  farouches  bandits  de 
Bourbon!  Lève-toi,  cité  éternelle  ;  lève-toi!  répands  de  tes  propres 
mains  l'incendie  dans  ton  enceinte  plutôt  que  devoir  de  tels  hôtes 
souiller  le  plus  humble  de  les  foyers. 

6. 
Vois  ce  spectre  sanglant!  Les  enfants  dllion  ne  trouvent  plus 


Utit; 


LK8  VKILLBK8  LITTEltAIKK8  ILLUSTKEK>. 


■  I  lli'clr.r;  Irs  lilddc  Priam  nimaii'til  letirrrtpc;  Icfondal.'urdp  Homo 
(piililja  Hii  mbrr  c|iiaii(l  il  lim  son  vnillniil  jumeau  ,  ft  se  sDiiilla  dun 
r.r'uw  ini'X|>ialdr.  Vnis-lu  sun  oiiiUri- Ki(;aiilrM|K(' pliiiicr  ilo  lnulo  sa 
liaulour  sur  les  rciniiaris?  I.e  jour  où  il  fraiiflnl  la  |irPinii.TC  eii- 
roinli'.  la  rnndatjoii  ful  allrlsli^i' du  pn'-saci'clp  la  rliulo.  MiiiiilfinanI, 
liiiMi  (|iir  lu  sois  aussi  liaiile  qirunc  tiou\ell«  llaliel ,  f|ul  pi!Ul  arrêu-r 
ses  |ias?  Kiijnnihant  los  rdiflccs  Ips  plus  (élevés,  llouius  récinuic  «a 
vcrifoanre  :  iimllicur  i\  loi,  «^  Rome  I 

7. 
la  (iircur  dp  l'ennemi  I'nlipinl  mninlennnt  :  la  flamme,  la  fura<^c 
pi  des  iiruits  inforiiaux  t'eiivironnenl,  /i  niorvpille  du  mondcl  Dans 
IPS  niurs,  sous  les  murs  psI  l.i  morl!  L'acicr  fail  résonner  l'acier; 
l'éclipllp  rrai|ue  ol  se  brise  sous  son  fardeau  d'airain  <|u'on  voit  au 
loin  reluire  ,  pl  îi  ses  pieds  (épiaient  les  blasphèmes  I  De  nouveaux 
assaillanis  surffiascnl!  Chaque  guerrier  qui  suecomhe  esl  rcmplaeé 
jiar  un  autre  qui  gravit  h  son  tour.  La  miMi^c  devient  plus  épaisse; 
lesmp  de  riùiropeinondeles  fossils.  Home,  tes  murs  peuvent  tom- 
ber; mais  cet  engrais  fertilisera  tes  ehamps,  cl  les  couvrira  d'une 
uiuissoii  vivante.  Cependant,  sois  Home  encore;  au  milieu  deles 
douleurs,  combats  comme  aux  joui-s  de  les  triomphes. 

8. 

0  dieux  Pénates!  no  soufTrez  pas  uue  vos  foyers  soient  livrés  de 
nouveau  h  l'inflexible  Aie!  Ombres  ucs  héros,  ne  vous  soumeltez 
pas  à  ces  Nérons  étrangers  1  Si  le  César  matricide  répandit  le  sang 
lie  Rome,  il  était  votre  frère  :  c'était  un  Romain  qui  opprimait  les 
Romains...  l'étranger  Brenniis  fut  repoussé.  Saints  et  martyrs,  le- 
vez-vous! vos  litres  sont  plus  sacrés  encore!  Divinités  puissantes 
des  temples  qui  s'écroulent  et  dont  la  ruine  esl  encore  imposaiile! 
et  vous,  fondateurs  plus  puis.sants  de  la  vi  aie  foi  et  des  aulels  chré- 
tiens... accourez  tous!  frappez  les  assaillants!  Tihie!  Tibre!  cpie  les 
Ilots  témoignent  du  courroux  de  la  nature.  Que  tout  euenr  vivant  se 
soulève,  comme  le  lion  qui  se  retourne  contre  le  chasseur!  (Juand 
lu  devrais  être  pulvérisée,  quand  il  ne  devrait  rester  de  toi  qu'un 
vaste  tombeau,  fl  Romel  sois  toujours  la  Rome  des  Romains! 

(RornBoN,  AnvoLD,  César  el  autres  arrivent  au  pied  du  rem/mrt. 
Iniiild  HP  dispose  à  y  appuijer  son  éclielle.) 

Hoi  iiuoN.  —Arrêtez,  Arnold!  je  dois  mouler  le  premier. 

AnNOi.n.  —  11  n'en  sera  rien,  seigneur. 

RounnoN.  —  Arrêtez,  vous  dis- je!  suivez-moi!  je  suis  fier  d'être 
suivi  d'un  tel  homme;  mais  je  ne  soufTriral  pas  qu'on  me  précède. 
(//  appuie  son  échelle  et  commence  a  monter.)  .Maintenant,  en  l'an  ts! 
en  avant!  en  avant!  ^l'n  coup  de  feu  l'atteint  et  il  tomlte.) 

CiisAR.  —VA  le  Voilà  par  lerre. 

AnNoi.D.  —  Puissances  élernelles!  Le  découragement  va  s'emparer 
de  l'armée...  Vengeance!  vengeance! 

IlotiRnoN.  —  Ce  n'est  rien.  Donnez-moi  votre  main,  [linurlmn 
prend  la  main  d'.trnoldet  se  1ère;  mais,  au  moment  ou  il  remet  le 
pied  sur  l'échelle,  il  reto)nhe.)  Arnold!  c'en  est  fait  de  moi  :  cachez 
ma  mort,  et  tout  ira  bien...  Cachez  ma  morl,  vousdis-je:  jetez  mon 
manteau  sur  ce  qui  ne  sera  bientôt  plus  que  poussière;  que  les  sol- 
dais ne  voient  pas  mon  cadavre. 

Arnold.  —  Il  faut  vous  transporter  à  l'écart;  le  secours  de... 

Rot  RRON.  —  Non,  mon  brave;  mon  heure  est  venue.  .Mais  qu'est- 
ce  qu'une  vie  de  plus  ou  de  moins?  L'ftnie  de  Bourbon  plane  encore 
sur  les  siens.  Ils  apprendront  seulement  après  la  victoire  que  je  ne 
suis  plus  qu'une  argile  insensible...  Faites  alors  ce  qu'il  vous 
plaira. 

CÉSAR.  —  Voire  Altesse  voudrait-elle  bai.ser  la  croix  ?...  Nous  n'a- 
vons pas  de  prêtre  ;  mais  la  garde  d'une  épée  pourra  voiisservir  :  c'est 
ainsi  que  lit  Bayard. 

UouRRoN.  —  Esclave  railleur!  me  faire  entendre  ce  nom  en  un 
pareil  moment!  .Mais  je  l'ai  mérité. 

Arnold,  à  César.  — Coquin,  laistoi. 

Ci;sAR.  —  Quoi!  lorsqu'un  chrétien  meurt,  ne  puis-je  lui  offrir, 
en  bon  chrétien,  un  rade  in  pace  t 

Arnold  —  Silencp...  Oh!  comme  ils  sont  ternes  ces  yeux  qui  re- 
gardaient le  monde  ;vvcc  dédain,  les  yeux  de  celui  qui  ne  vovait 
point  d'égal! 

RoCRBoN. — Arnold,  si  jamais  vous  revoyez  la  France...  .Mais 
écoutez!  écoutez!  l'assaut  redouble  d'acharnement.  Oh!  une  heure, 
une  minute  de  vie  pour  mourir  dans  ces  remparts  I  IIAiez-vous, 
Arnold'  IrAtez-vous!  ne  perdez  pas  de  temps...  Ils  prendront  Ron;e 
sans  vous. 

Arnold.  —  Ki  «ans  vous! 

Boi:rron.  — Non,  non;  mon  Ame  y  sera.  Couvrez  mes  restes,  et 
silenre!  Partez!  et  soyez  vainqueur! 

Arnold.  —  Mais  je  ne  dois  pas  vous  quitter  ainsi. 

Bourbon.  —  Il  le  faut...  adieu...  Kn  avant!  la  victoire  esta  nous. 

[Il  meurt.) 

CicsAU    (/    Irnold.  —  Venez,  comte;  h  louvraf.'.'  ! 

Arnold.  —  Tu  as  raison  ;  je  pleurerai  i)lus  lard.  {  Irnold  couvre 
d'un  manteau  le  corps  de  Hourbon,  et  monte  à  l'échelli'  en  .«.■■'- 


criant)  :  Bourbon]  Bourbon!  En  avant,  mo«  enfant»!  Rome  c«l  à 
nous! 

CÉRAR.  —  Bonne  nuit,  seigneur  connétable;  lu  étais  un  homme, 
liii.  i<  isar  suit  Irnold:  ils  atleigiient  1rs  crénrnu.ret  sont  nncrr- 
sés.)  l'nn  jolie  culbute  !  Votre  Seigneurie  est  clic  meurtrie? 

Arnold.  —  Non.  (//  remonte  à  l'échelle.) 

Cbsah.  —  Le  gaillard  e«l  franc  du  e.dlier,  une  fois  éehaullé;  el, 
par  ma  foi,  ce  n'est  pas  un  jeu  d'enrunt.  Comme  il  y  va!  Il  pou 
sa  main  .sur  le  créneau...  il  le  saisit  e.iinme  on  embr.LSscrait  un 
autel  ;  voilà  qu  il  y  pose  le  pied,  el...  qu  esl-ro  qui  arrive  ici?...  un 
Romain,  '/n  homme  tomlte.)  Le  jiremier  oiseau  de  la  couvée I  II 
est  loinbé  en  deliorg  du  nid.  \-'.h  bien,  camarade? 

Lk  RLE.saÉ.  —  Une  goutte  d'eau  ? 

(>BSAR. —  D'ici  au  Tibre,  il  n'y  a  d'autre  liquide  que  du  sang. 

Lk  RLnssÉ.  — Je  meurs  pour  Rome.  (//  meurt.) 

CÉSAR.  —  Bourbon  aussi,  <lans  un  autre  sens.  Oh!  tous  ces  hom- 
mes iiiimorlels!  avcch'iir  généreux  mobile!  Mais  il  faut  que  j'aille 
rejoindre  mon  jeune  maître;  il  doit  être  maintenant  au  Forum.  Ivn 
avantl  en  avant!  (//  monti;  a  féchelle.) 

SCKNE  n.  ^ 

La  ville  de  Rome.  —  Les  assiégeants  el  les  ansiégés  comball<'nt  dans  les 
rues.  —  Les  citoyens  fuient  en  désordre. 

CÉSAR  entre.  —  Je  ne  trouve  point  mon  héros  ;   il  est  confondu 
dans  celte  foule  héroïque  qui  poursuit  lesfuyanls.ctallaqiie  ceux  qui 
cornbatleni  encore  en  désespérés.  Que  vois-je?  Un  ou  deux  cardi- 
naux qui  ne  paraissent  pas  lrèsé|irisdu  martyre.  Comme  ec»  viiil' 
jambes  rouges  se  démènent!  S'ils  pouvaient  se  débarr.isfi-r  de  1.- 
grègues  comme  ils  ont  fait  de  leur  chapeau,  ce  serait  bien  beui. 
pour  eux  ;  ils  ne  serviraient  pas  cle  point  de  mire  aux  pillards.  M 
qu'ils  fuient  1  les  flols  de  sang  ne  lachcronl  point  leurs  bas  roiiL-'  - 
Surrient  une  troupe  de  amdmttants.  —  Arnold  m/  a  la  tête  <!■  - 
assaillants.)   Voici  mon  homme  iiui  arrive,  tenant  par  la  main  l's 
deux  jumeaux  bénins,  la  gloire  et  le  carnage.  Holà!  comie! 

Arnold.  —  En  avant!  Ne  leur  donnons  pas  le  letups  de  se 
rallier. 

Cksar.  —  Je  l'en  préviens ,  ne  sois  pas  si  téméraire;  h  l'ennemi 
qui  fuit  il  faut  faire  un  pont  d'or.  Je  t'ai  dcmné  la  beauté  extérieure 
el  une  exemption  de  certaines  maladies  du  corps,  mais  non  des 
blessures  qui  atteignent  l'ime,  ce  qui  est  hors  de  mon  pouvoir.  Quoi- 
que je  t'aie  donné  la  forme  du  fils  de  Pelée,  je  ne  l'ai  pas  Irrrapé 
dans  le  Styx;  el  contre  l'épée  d'un  ennemi,  je  ne  garantirais  pas  plus 
ton  cœur  chevaleresque  que  le  talon  d  Achille;  sois  donc  prudent  el 
rappelle-loi  que  lu  es  encore  mortel. 

Arnold.  — El  quel  homme  ayant  du  cœur  voudrait  combattre  s'il 
était  invulnérable?  Ce  serait  une  singulière  plaisanterie.  Penscs-lu  a{ 
que  si  l'on  fait  la  chasse  aux  lions,  je  sois  un;homme  à  courir  après 
des  lièvres?      (Irnold  se  précipite  dans  la  mêlée.)  1 

CÉSAR.  —  Voilà  un  bel  échantillon  de  l'humanité  I  Fort  bien  !  Son 
sang  esl  échauffé;  quand  il  en  aura  perdu  quelques  goultes,  se 
lièvre  se  calmera.  (.-Irnold  attaque  un  Komain  qui  bal  en  refraitf 
vers  un  portique.) 

Arnold.  —  Rends-loi,  esclave;  je  le  promets  la  vie  sauve. 

Le  Romain.  —  Cela  est  bieniût  dit. 

Arnold.  —  Et  bientôt  fait...  ma  parole  esl  connue. 

Lk  Romain. —  Et  mes  actions  vont  l'être. 

[Ils  recommencent  le  combat  ;  César  s'arance.) 

CÉSAR.  —  Arrête.  Arnold!  tu  as  affaire  à  un  artiste  célèbre  .  à  un 
habile  sculpteur,  non  moins  exercé  à  manier  l'épée  "t  la  dague  que 
le  ciseau.  Il  se  serl  également  bien  du  mousquet  ;  c'est  lui  qui  a  lire 
sur  Bourbon  du  haut  du  rempart 

Arnold.  —  Ah!  c'est  lui?  Eh  bieni  c'est  son  monument  ipi'il  a 
sculpté. 

Lk  Romain. —  Je  puis  vivre  encore  assez  pour  achever  celui  de 
gens  qui  valent  mieux  que  loi. 

(JKSAR.  —  Bien  dit,  mon  tailleur  de  marbre  Benvenulo!Tu  te 
connais  aux  deux  métiers;  et  celui  qui  tuera  Cellini  accomplira  une 
lAelic  non  moins  rude  que  la  tienne  lorsque  lu  travaillais  les  b!i>es 
de  Carrare.  {.Arnold désarme  et  Idesse  légèrement  Cellini,  qui  tire 
de  sa  ceinture  un  pistolet  et  fuit  feu,  puis  s'vloiqne  et  disparuit 
sous  te /tortique.)  tlommentrcii  irouvcs-tu?  Tu  asun  avanl-goùl  du 
banquet  de  Bellnne. 

Arnold,  chancelant.  —  Ce  n'est  qu'une  égralignure.  Prête-moi 
ton  écharpe;  ce  bandit  ne  m'échappera  pas  ainsi. 

Cksar.  —  Où  es-tu  blessé? 

Arnold.  —  A  l'épaule  gauche.  Le  bras  qui  tient  I  épée  est  inl.-.cl, 
et  cela  me  suffil:  j  ai  soif  Je  voudrais  uiipeu  d  eau  dans  un  casqoe. 

CÉSAR.  — C'est  un  liipiide  qui  esl  mainiciiant  en  grande  estime  , 
mais  qu'il  n'est  pas  facile  de  se  procurer. 

Arnold. — Ma  soif  augmcnle...  mais  je  trouverai  le  moyen  de 
léleindre.  • 

Cksar.  —  Ou  de  le  faire  éteindre  loi-même. 

.\iiN0LD.  —  Lachance  est  égale;  je  jetterai  le  dé.   Mais  je  perdi 


ŒUVRES  COMPLÈTliS  DE  LORD  BYRON. 


367 


mou  temps  eu  parulcs.  (César  met  técharpe'UU  hiuts  d'./rnokl.) 
Pouriiuoi  restes-tu  ;i  ne  rien  faire?  Pourquoi  ne  frappes-lu  pas? 

CÉSAR.—  Les  anciens  philosophes  rejian.laieut  tranquillement 
agir  l'humanité,  comme  de  simples  spectateurs  rcgardiaentlesjcux 
olynijiiques.  Lorsque  je  Irouverai  un  prix  digne  d  être  disputé  ,  je 
deviendrai  un  nouveau  Milon. 

Aunoi.d.  —  Oui,  pour  lutter  contre  un  chêne. 

César. Contre  une  forêt  quand  cela  me  conviendra.  Je  com- 

hals  contre  des  masses,  ou  pas  du  tout.  En  attendant,  poursuis  ton 
<Euvre,  comme  moi  la  mienne  :  celle-ci  se  borne  à  regarder  faire, 
puisque  tous  ces  ouvriers  récoltent  ma  moisson  gratis. 

Arnold.  —  Tu  es  toujours  un  démon. 

Cesar. — Et  toi,  un  homme. 

Ar.nold.  —  Tel  aussi  je  veux  me  montrer  :  mais  les  hommes  que 
sont-ils? 

CÉSAR.  — Tu  le  sens  et  tu  le  vois.  (.Iniolcl s'cloigne  et  se  mêle  au 
combat  qui  eoiitinue  partiellement.) 


SCENE  IlL 

L'intérieur  de  l'église  de  Saint-Pierre.  —Le  pape  esta  l'autel.  —  Prêtres 
accourant  en  désordre.  Citadins  cherchant  un  asile,  et  poursuivis  par 
tes  soldats. 

CÉSAR  entre. 

Un  soldat  espagnol.  —  Frappez,  camarades!  emparez- vous  de 
ces  candélabres!  cassez-moi  lesreinsàce  moine  tondu!  son  rosaire 
est  en  or  I 

U.\  SOLDAT  LUTHÉRIEN.  —  Veugoancel  vengeance!  le  pillage 
après  :  d'ahord  la  vengeance...  Voilà  l'Antéchrist  1 

CÉSAR,  s' interposant.  —  Eh  bien!  hérétique,  que  prétends-tu 
faire? 

Le  soldat  luthérien.  —  Détruire  au  nom  du  Christ  cet  orgueil- 
leux Antéchrist.  Je  suis  chrétien. 

CÉSAR.  —  Oui  ,  si  bien  que  le  fondateur  de  la  foi  y  renoncerait 

rn  voyant  de  pareils  prosélytes.  11  vaudrait  mieux  t'en  tenir  au 

pillage. 

Le  SOLDAT  luthérien.  — Je  te  dis  que  c'est  le  diable  en  personne. 

CÉSAR.  —  Chut  !  Garde  ce  secret,  de  peur  qu'il  ne  te  reconnaisse 

pour  l'un  des  siens. 

I>E  SOLDAT  LUTHÉRIEN.  —  Voudrais-tu  le  sauver  ?  je  le  répète  que 
c'est  le  diable  ou  le  vicaire  du  diable  sur  la  terre. 

CÉSAR.  —  Et  c'est  jusiemcnt  -pour  cela  que  tu  ne  dois  pas  lui  faire 
de  mal  ;  voudrais-tu  le  brouiller  avec  tes  meilleurs  amis  ?  Tiens-toi 
tranquille  ;  son  heure  n'est  pas  encore  venue. 

Le  SOLDAT  luthérien.  —  Nous  allons  voir.     (//  se  précipite  en 
arnnt;  un  des  gardes  du  pape  Lui  tire  un  coup  de  mousquet,  et  il 
tomije  au  pied  de  l'autel.) 
César,  au  luthérien.  —  Je  te  l'avais  bien  dit. 
1,E  SOLDAT  LUTHÉRIEN.  —  Nc  mc  veugcras-tu  pas? 
CÉSAR.  —  Moi  ?  nullement.  Tu  sais  que  «  la  vengeance  appartient 
au  Seigneur;  »  et  tu  vois  que  ceux  qui  usurpent  ce  droit  sont  mal 
venus  auprès  de  lui. 

Le  soldat  luthérien,  mourant.  —  Oh  !  si  je  l'avais  tué,  je  serais 
moulé  au  ciel, couronné  d'une  éternelle  gloire IDieu,  pardonne  à  la 
faiblesse  de  mon  bras  qui  n'a  pu  l'atteindre,  et  reçois  ton  serviteur 
dans  la  miséricorde.  Notre  triomphe  est  encore  glorieux;  l'orgueil- 
leuse Babylone  n'est  plus  ;  la  prostituée  des  sept  collines  a  échangé 
sa  robe  d'écarlate  contre  le  cdice  et  la  cendre.  (//  meurt.) 

CÉSAR.  — Oui ,  la  cendre  ,  y  compris  la  tienne.  {Les  gardes  du. 
pape  se  défendent  arec  acharnement  pendant  que  le  pontife  gagne 
un  passage  secret, et  s'cnfuitau  fatican,  puis  an  cliùleau  Saint- 
Ange.) 

Allons!  voilà  qui  s'appelle  se  battre  comme  il  faut.  Le  prêtre  et 
le  soldat,  les  deux  grandes  puissances,  sont  aux  prises  !  Je  n'ai  pas 
vu  de  pantomime  plus  comique  depuis  le  jour  où  Titus  prit  Jérusa- 
lem. Mais  les  Romains  eurent  l'avantage  alors;  c'est  maintenant  le 
lourdes  au  1res. 

Les  soldats.  —  11  s'est  enfui!  mettons-nous  à  sa  poursuite. 
Un  soldat.  — Ils  ont  barricadé  l'étroit  passage  ,  obstrué  du  reste 
par  une  niasse  de  cadavres! 

CÉSAR.  — Je  suis  bien  aise  qu'il  ait  échappé  :  c'est  bien  à  moi 
qu'ilie  doit.  Je  nc  voudrais  pas  pour  tout  au  monde  voir  abolir  ses  bul- 
les; elles  font  la  moitié  de  mon  empire.  En  retour  descs  indulgences, 
nous  pouvons  en  avoir  un  peu  pour  lui...  Non,  non,  il  nc  faut 
pas  (lu  il  succombe...  et  d'ailleurs  sa  délivrance  actuelle  peut  four- 
lur  malière  à  un  nouveau  miracle,  à  preuve  de  son  infaillibilité. 
(.lux  soldats  espagnols.)  Eh  bien!  coupe-jarrets,  pourquoi  restez- 
vous  là  les  bras  croisés?  Si  vous  ne  faites  bâte  ,  il  ne  vous  res- 
tera pas  un  seul  chaînon  d'or  pieux.  Et  vous  êtes  des  catholiques  ! 
vfiudriez-vous  donc  revenir  d'un  semblable  pèlerinage  sans  une 
seule  lelique?  Les  luthériens  eux-mêmes  ont  une  dévoliun  plus 
■\iaie  :  voyez  comme  ils  dépouillent  les  aulels. 


Les  soldats.  —  Par  saint  Pierre  !  il  dit  vrai  ;  les  hérétiques  em- 
porteront tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur. 

CÉSAR.— Quelle  honte  pour  vous  !  Allez  donc  1  aidez-les  dans  leur 
conversion.  (Les  soldats  se  dispersent,  plusieurs  quittent  l'église, 
d'autres  y  entrent.)  Us  sont  partis;  leurs  compagnons  arrivcnl. 
Ainsi  se  succèdent  les  flots  de  ce  que  ces  gens  appellent  l'éter- 
nité, secroyantles  vagues  de  cet  océan,  tandis  qu'ils  n'eu  sont  que 
l'écume...  Allons,  unefemmel  (Entre  Olimpiapoursuir'ie par  des 
soldats...  elle  s'élance  sur  Pautel.) 
Un  SOLDAT.  —  Elle  est  à  moi. 

Un  autre  soluat,  arrêtant  le  premier.  —  Tu  mens;  c'est  moi 
qui,  avant  tous,  l'ai  dépistée;  et,  fût-elle  la  nièce  du  pape,  je  ne  la 
céderai  pas.  (Us  se  battent.) 

Troisième  soldat,  s'avançant  vers  Olimpia.  —  Vous  pouvez  ré- 
gler vos  prétentions;  je  vais  l'aire  valoir  les  miennes. 

Olimpia.  —  Esclave  de  l'enfer,  lu  ne  me  loucheras  pas  vivante. 
Le  troisième  soldat.  —  Vivante  ou  morte! 
Olimpia  ,  embrassant  un  crucifix  d'or  massif.  —  Respecte  ton 
Dieu! 

Le  troisième  soldat.  —  Oui,  quand  il  est  d'or  et  qu'il  brille. 
Ma  fdle,  c'est  ta  dot  que  tu  tiens  làilans  tes  bras.  (lu  moiiicnl  oii 
il  s'avance,  Olimpia,  d'un  violent  et  soudain  ejfort,  lame  le  cruci- 
fix, qui  va  frapper  le  soldat  et  l'étend  à  terre.)  Grand  Dieu  ! 
Olimpia.  —  Ah  !  tu  le  reconnais  maintenant. 
Le  TROISIÈME  soldat.  — J'ai  le  cràue  fracassé!  Camarades,  à 
mon  secours!  Ah!  lout  est  ténèbres!  (//  meurt.) 

Autre  SOLDAT,  accourant.  —  Tuez-la,  quand  elle  serait  mille  fois 
plus  belle  encore;  elle  a  tué  notre  camarade. 

Olimpia.  —  Une  telle  mort  sera  la  bien-venue!  la  vie  que  vous 
me  donneriez,  il  n'est  pas  d'esclave  qui  eu  voulût.  Grand  Dieu  !  au 
nom  de  votre  fils  rédempteur  et  de  sa  sainte  mère,  recevez-moi  telle 
que  je  désire  mourir,  digne  d'elle,  et  de  lui,  et  de  vous.  (Arnold 
entre.) 

Arnold.  —  Qui  vois-je?  Maudits  chacals  !  arrêtez! 
CÉSAR  ,  à  part  et  riant.  —  Ha!  ha!  en  voilà  de  lajusiice!  Ces 
gens-là  ont  les  mêmes  droits  que  lui.  Mais  voyons  ce  qui  va  s'en- 
suivre. 
Le  SOLDAT.  —  Comte ,  elle  a  tué  noire  camarade. 
Arnold.  —  Avec  quelle  arme? 

Le  soldat.  —  Avec  cette  croix  ,  sous  le  poids  de  laquelle  il  est 
écrasé;  voyez-le  ici  gisant,  plussemblableà  un  ver  qu'à  un  homme  ; 
elle  lui  a  îancé  le  crucilix  à  la  tête. 

Arnold.  —  Vraiment!  voilà  une  femme  digne  de  l'amour  d'un 
brave:  si  vous  l'étiez,  vous  l'auriez  honorée.  Mais  éloignez- vous  , 
et  rendez  grâce  à  votre  bassesse  :  c'est  la  seule  divinité  que  vous  ayez 
à  remercier  de  votre  existence.  Si  vous  aviez  touché  un  seul  cheveu 
de  celte  tête,  j'aurais  éclairci  vos  rangs  plus  que  n'a  fait  l'ennemi. 
Partez,  chacals!  rongez  les  os  que  le  lion  vous  laisse;  mais  atten- 
dez pour  cela  sa  permission. 

Un  soldat  ,  murnmrant.  —  Alors  que  le  lion  sache  vaincre  à  lui 
seul. 

Arnold,  le  rappe  et  le  renverse.  —  Mutin  ,  va  te  révoller  contre 
Satan  !  Obéis  sur  la  terre!     [Les  soldats  attaquent  .-irnold.) 

Venez!  j'en  suis  enchanté!  Je  vais  vous  montrer,  esclaves  que 
vous  êtes,  comment  on  doit  vous  conduire.  Vous  allez  connaître 
celui  qui  vous  a  précédés  sur  ces  murs  que  vous  hésitiez  à  escala- 
der ,  jusqu'au  moment  où  vous  avez  vu  ma  bannière  flotter  sur  les 
créneaux  !  Maintenant  que  vous  êtes  entrés  ,  le  courage  vous  est 
donc  revenu?  (Arnold  renverse  le  plus  avancé,  les  autres  jettent 
bas  leurs  armes.) 
Les  soldats.  — Quartier!  quarlier  I 

Arnold.  —  Apprenez  donc  vous-mêmes  à  l'accorder.  Connaissez- 
vous  maintenant  celui  qui  vous  a  guidés  sur  les  remparts  de  la  ville  / 
éternelle  ?  ' 

Les  soldats.  —  Nous  le  connaissons  ;  mais  pardonnez  un  moment 
d'erreur  dans  l'emportement  de  la  victoire  à  laquelle  vous  nous 
avez  conduits. 

Arnold.  —  Retirez-vous  I  Allez  à  vos  quartiers!  vous  les  trouverez 
établis  au  palais  Colouna. 
Olimpia,  à  part.  —  Dans  la  maison  de  mou  père  ! 
Arnold,  aux  soldats.  —  Laissez  vos  armes,  vous  n'en  avez  plus 
besoin,  et  souvenez-vous  de  tenir  vos  mains  nettes,  au  je  vous  bap- 
tiserai dans  une  eau  rouge  comme  l'est  maintenant  le  Tibre. 

Les  soldats,  déposant  leurs  armes  et  partant.  —  Nous  obéis- 
sons. 
Arnold,  à  Olimpia. —  Madame,  vous  êtes  en  sûrelé. 
Olimpia.  —  Je  le  serais,  si  j'avais  seulement  un  couteau;  mais 
n'importe...  mille  voies  sont  ouvertes  à  la  mort,  et,  avant  que  tu  par- 
viennes jusqu'à  moi,  ma  tête  sera  brisée  sur  ce  marbre,  au  pied  de 
cet  aulel  d'où  je  contemple  ma  destruction.  Homme,  que  Dieu  te 
pardonne  ! 

Arnold.  —  Je  désire  mériter  son  pardon  et  le  lien,  quoique  je  ne 
t'aie  point  offensée. 


3<;8 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


Oi.iMi'iA.  —  Niiti,  111  as  seiilemPiil  saccage  ma  cilé  natal'-...  Non! 

In  as  fail  de  la  maison  ilo  mon  pt>re  une    caverne  ilc  voleurs! 

Non  I  In  as  iiionih'  ce  Icmple  <lu  sang  des  Romains  et  îles  pn'tres  !  ICI 
maintenant  In  voudrais  nu-  sauver  pour  faire  de  moi...  mais  cela  ne 
sera  jamais!  il.lli'  It're  les  ijnix  rers  le  ciel,  s'rnioiire  des  plis  de  su 
r(ihe,elsrpri'/xire  a  se  précipiter  du  liaiildel'aiilel  du  coté  op/MJSC 
ticeliii  oil  se  lient  .Irnold.) 

AnNoi.li.  —  Arrêtez  I  arr/^lcz.  Je  jure... 

Oi.iMi'i.v.  — Kparpne  h  Ion  Ame,  dcjà  maudilc,  un  parjure  (|ui  le 
rendrait  odieux  à  Tcnfcr  même  :  je  le  connais! 

AnMii.i).  —  Non,  lu  ne  me  connais  pas;  je  lie  suis  pas  de  ces  gens- 
là,  i|iioii|nc... 

Oi.iMi'i.v.  — Je  le  jngi-  par  tes  compagnons  :  Dieu  le  jugera  tel 
que  tii  es.  Je  le  \ois  rougi  du  sang  de  Rome;  prends  le  mien  :  c'est 
tout  ce  ((ne  lu  auras  de  niuj  Ici,  sur  le  marijrc  de  ce  temple  dont 
les  fonts  baptismaux  m'ont  vue  consacrée  h  Dieu,  je  lui  oll're  un 
sang  aiis.si  pur  qu'il  l'était  le  jour  où  le  baptême  racliela  mon  unie 
d'enfant.  (Olimpia  fait  un  geste  de  dédain  a  .Irnold,  cl  se  préci- 
pite (lu  haut  de  l'autel  sur  le  marbre.) 

AnNiii.n.  —  Dieu  éternel!  je  le  reconnais  mainlenanl.  Au  secours! 
au  secours  !  Rlle  est  niorle. 

dis  vu,  s'approrliaitt.  —  Me  voici. 

AnNoi.o.  — Toi  !  mais  viens,  sauve-la  ! 

Cks.vh,  l'aidant  à  relever  Olimpia.  —  Elle  y  a  été  de  fianc  jeu! 
La  chute  est  grave. 

Ai\Noi.D.  —  Oh  !  elle  est  sans  vie. 

Cksaii.  —  Dans  ce  cas,  je  ne  puis  rien  pour  elle  ;  la  résurrection 
n'est  pas  de  mon  ressort. 

AnNoi.n.  —  ICsclave  ! 

Cesar. — Oui.  esclave  ou  maître,  c'est  tout  un  :  il  me  semble 
pourtant  que  de  bonnes  paroles  ne  g;\lenl  jamais  rien. 

Arnolm.  —  Des  paroles  !...  l'eux-iu  la  secourir? 

Cesar.  —  J'cssnierai.  Nous  ne  ferons  peut-être  pas  mal  de  l'asper- 
ger un  peu  de  cette  eau  bénite.  (//  apporte  de  l'eaubénite  dans  son 
casque.) 

Arnolo.  —  Klle  est  môlée  de  sang. 

CÉsAii.  —  Kn  ce  moment,  il  n'y  en  a  pas  à  Rome  de  plus  claire. 

ARNOtn. — Qu'elle  est  pâle!  (pielle  est  belle!  La  vie  l'a  pourtant 
abandonnée!  Vivante  ou  morte,  ô  toi  !  essence  de  toute  beauté,  je  ne 
veux  aimer  que  toi  ! 

Cesar.  -  C'est  ainsi  qu'Achille  aima  Fenlbésilée  :  il  paraît  que 
tu  as  aussi  le  cœur  du  bcros,  et  cependant  il  n'était  pas  très  tendre. 

Arnold.  —  Kllc  respire!  mais  non,  ce  n'était  que  le  faible  et  der- 
nier soiii'lle  que  la  vie  dispute  à  la  mort. 

Ci:sAn.  —  l'Ille  respire. 

Arnold.  —  Tu  le  (lis,  donc  c'est  vrai. 

CÉSAR.  —  Tu  me  rends  juslice...  Le  diable  dit  la  vérité  plus  fran- 
chem'Mit  qu'on  ne  croit;  mais  il  a  souvent  affaire  à  un  auditoire 
ignorant. 

Arnold,  sans  l'écouter.  —  Oui,  son  cœur  bat!  Hélas!  pourquoi 
faut-il  que  le  seul  cœur  que  j'aie  jamais  désiré  sentir  à  l'unisson  du 
mien  pal|iile  sous  la  main  d'un  meurtiier. 

CÉSAR.  —  Réflexion  sage,  mais  qui  vient  un  peu  lard  I 

Arnold.  —  Vivra -t-elle? 

CÉSAR.  —  Aulanl  que  peut  vivre  la  poussière. 

Arnold.  —  Klle  est  donc  morte  "? 

Ci:SAR.  —  llalil  bah!  tu  es  mort  toi-même  sans  le  savoir.  Elle  re- 

^ient  à  la  vie li  ce   que  tu  appi'll's  la  vie,  à  cet  état  où  tu  es 

maintenant;  mais  il  nous  faut  recourir;!  des  moyens  humains. 

Arnold.  —  Nous  allons  la  transporter  au  palais  Culonna  ,  où  j'ai 
arboré  ma  bannière. 

Cesar.  — Viens  donc!  Relevons-la. 

Arnold.  —  Doucement. 

Cesar.  —  Aussi  doucement  qu'on  porte  les  morts,  par  la  rai.son 
peut-être  qu'ils  ne  peuvent  plus  sentir  les  cahots. 

Arnold.  —  Mais  vit-elle  réellement? 

Cksar.  —  Ne  cr.iins  rien  !  Toulefois,  si  plus  tard  lu  en  as  regret, 
ne  l'en  prends  pas  à  moi. 

Arnold.  —  Qu'elle  \ive  seulement! 

Clsar.  —  Le  souflle  de  la  vie  est  encore  dans  son  sein,  et  peut  se 
ranimer.  Comte!  comte!  je  suis  ton  serviteur  en  loules  choses,  et 
voilà  un  emploi  nouveau  pour  moi.  11  est  rare  que  j'en  exerce  du 
môme  genre;  mais  tu  vois  quel  ami  dévoué  lu  as  dans  celui  que  tu 
appelles  démon.  Sur  la  terre,  vous  n'avez  souvent  que  des  démons 
pour  amis  :  moi,  je  n'abandonne  pas  le  mien.  Allons,  emportons  ce 
beau  corps!  J'en  suis  presque  amoureux,  comme  les  auges  le  fu- 
rent jadis  des  premières  tilles  des  hommes. 

Arnold.  — Toi  ? 

César.  —  Moi!  Mais  ne  crains  rien,  je  ne  serai  pas  Ion  rival. 

Arnold.  —  Mon  rival  ! 

("esar.  —  Je  serais  formidable;  mais  depuis  que  j'ai  tué  les 
sept  maris  de  la  fiancée  de  Tobie  il  a  suffi  d'un  peu  d'encens  pour 
arranger  l'atTaiie),  j'ai  rais  de  côté  l'intrigue  amoureuse  :  ce  qu'on 
y  gagne  vaut  rarement  les  efl'orts  nécessaires  pour  l'obtenir,  et  sur- 


tout |iour  s'en  défaire;  car  telle  est  la  difticulté,  du  moins  pour  les 
mortels. 

Arnold.  —  Silence,  je  l'en  priel  doiiccmenll  il  me  semble  que  ses 
lèvres  remuent,  que  ses  jeux  s'ouvrent. 

CÉSAR. — Comme  des  astres,  sans  doulo;  car  c'est  une mélapli'  : 
inspirée  par  Lucifer  ou  Vénus. 

Arnold.  —  \u  palais  Colonna,  comme  je  le  l'ai  dit. 

CÉSAR.  — Oh  !  je  connais  mon  chemin  dans  Rome. 

Arnold.  —  Allons!  marchons  doucement. 

(Ils  sortent  en  portant  Olimpia.) 


TnOISIKUE    PARTiK. 

Un  cli.ticau  des  Apennins,  entouré  d'une  contrée  saovage,  mais  riante. 
Chdîur  de  villageois  chantant  devant  les  portes. 


La  guerre  est  terminée;  le  printemps  est  de  retour.  La  fiancée  et 
son  amant  sont  rentrés  au  manoir  :  ils  sont  heureux,  réjouissons- 
nous  !  Que  leurs  cœurs  aient  un  écho  dans  nos  voiï. 


Le  printemps  est  de  retour;  la  violette  est  (lélrie,  la  prcmière-nr 
du  premier  soleil  :  ce  n'esl  pour  nous  ()ii'iine  fleur  d'hiver  :  la  neige 
des  montagnes  ne  la  fait  point  périr;  elle  lève  au  milieu  d'elles  sa 
têle  humide  de  rosée,  et  ses  yeux  bleus  réfléchissent  l'azur  du  jeune 
lirmamctit. 

3. 

Et  quand  vient  le  printemps  ave  ses  légions  rosées,  la  fleur  la 
plus  aimée  s'éloigne  de  la  foule  avec  ses  parfums  célestes  et  sescou- 
leurs  virginales. 

4. 

Cueillez  loules  les  autres  ;  mais  rappelez- vous  celle  qui  les  devança 
dans  le  simbre  Décembre,  celle  qui  fut  leur  étoile  du  malin,  cl  nous 
annonça  l'approche  des  longs  jours;  même  au  milieu  des  roses, 
n'oubliez  jamais  la  violette,  la  violette  virginale. 

(CÉSAR  entre  ) 

CÉSAR.  —  Les  guerres  sont  finies;  nos  épées  sont  oisives  ;  le  cour- 
sier mord  son  frein;  le  casque  est  appendu  à  la  muraille.  L'aventu- 
rier se  repose;  mais  son  armure  se  rouille.  Le  vétéran  s'engourdit, 
et  bâille  dansiechi\teau.  Il  boil  ;  mais  qu'est-ce  que  l'ivre.«se?  lire 
trêve  à  la  piMisée!  Les  sons  belliqueux  du  cor  ne  le  réveillent  plus. 

Le  ciioei.r.  —  Déjà  le  limier  aboie;  le  sanglier  court  la  forêt  , 
et  l'orgueilleux  faucon  est  impatient  de  prendre  son  essor  :  le  voilà 
sur  le  poing  du  noble  seigneur,  perché  comme  un  cimier  sur  un 
casque;  et  les  oiseau.v,  désertant  leurs  nids,  troublent  l'air  de  leurs 
clameurs. 

CÉSAR. — Ombre  de  la  gloire  !  faible  irnagc'le  la  guerre!  mais  la  vé- 
nerie n'a  pointdannales,  seshérosn'ontpointde  renommée:  à  peine 
cite-t-on  Nerarod,  l'inventeur  de  la  chasse,  le  fondateur  d'empires, 
qui  le  premier  épouvanta  les  forêts.  Quand  le  lion  était  jeune,  et 
dans  tout  l'orgueil  de  sa  puissance,  les  forts  se  faisaient  un  jeu  de 
lutter  Contre  lui  ;  armés  d'un  sapin  en  guise  de  lance,  ils  allaquaicnl 
le  mammouth  ou  le  béhémolh  écumant.  La  taille  de  1  homme  éga- 
lai; alors  en  hauteur  les  tours  de  noire  temps.  Premier-né  de  la  na- 
ture, il  était  sublime  comme  elle. 

Le  giioI';i:r.  —  La  guerre  est  terminée  ;  le  printemps  est  de  retour. 
La  fiancée  et  son  amant  sont  rentrés  au  manoir  :  ils  sont  heureux; 
réjouissons-nous  !  Que  leurs  cœurs  aient  un  écho  dans  nos  voix. 

[Les  villageois  sortent  en  chantant.) 


Ici   ■i'arri>tc  le  nianuncrit  du 

BOSSU   TRANSFORMÉ. 


--SSt  t^S^-SJ^uT^»?*- 


ŒUVRES    COiMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


ntii 


SARDANAPALE, 


PERSONNAGES. 

flammes  :  —  Sardanapale,  roi  de  Ninive  et  d'Assyrie.  —  Arbace, 
Méde  aspirant  au  trône.  —  BiiLÉsÈs,  Chaldéen  et  devin.  —  Sa- 
LÉMENÉs  ,  beau -frère 
du  roi.  —  Altada, 
officier  du  palais.  — 
Zamès.  —  Pania.  — 
Sfi'.ro.  —  Baléa. 

Femmes  .  —  Zarina.  la 
reine.  —  Myrrua,  jeu- 
ne Ionienne ,  esclave 
favorite  de  Sardana- 
pale. 

Femmks  du  harem  de 
Siirdantipale.  —  Gar- 

Di:S      et      SERVITEURS  , 
prêtres      CIIALDÉENS  , 

WÉDES,  etc.,  elc. 


acte:  premskr. 

Une  salle  du  palai':. 
SALÉSIIÎMÈS,  seul. 

11  psl  coupable  envers 
la  reine,  mais  il  est  son 
époux  ;  coupable  envers 
ma  sœur,  mais  il  est  mon 
frère  ;  coupable  envers 
son  peuple ,  mais  il  est 
encore  souverain  :  mon 
devoir  est  de  rester  son 
ami,  son  sujet.  Il  ne  doit 
pas  périr  ainsi.  Je  ne  ver- 
rai pas  la  terre  boire  le 
sang  fie  Nemi'od  et  de  Sé- 
miramis,  un  empire  de 
treize  siècles  finir  comme 
un  conte  de  berger;  il 
faut  le  réveiller  de  sa  lé- 
thargie. Dans  son  cœur 
efféminé  ,  il  y  a  encore 
un  courage  insouciant, 
que  la  corruption  n'a  pu 
étouffer,  et  une  énergie 
latente,  comprimée  par 
les  circonsiances  ,  mais 
non  détruite...  submer- 
gée ,  mais  non  pas  noyée 
dans  locéan  des  volup- 
tés. Né  sous  le  chaume,  il 
se  lût  frayé  un  nîin 
jusqu'au  trône  ;  né  sur 
le  trône,  il  ne  le  léguera 
paS'à  ses  fils  :  il  ne  leur  transmettra  qu'un  nom  qui  ne  paraîtra  pas 

un  suffisant  héritage Cependanl  il  n'est  pas  perdu  sans  retour; 

il  peut  encore  racheter  sa  mollesse  et  sa  honte  en  revenant  au  de- 
voir, chose  aussi  facile  que  de  s'en  écarter.  Serait-il  plus  pénible  de 
gouverner  ses  peuples  que  d'user  ainsi  sa  vie  dans  les  plaisirs  ,  de 
Commander  une  armée  que  de  présider  un  sérail?  11  se  consume 
en  voluplés  sans  saveur,  énerve  son  âme  et  use  ses  forces  dans  des 
fatigues  qui  ne  lui  donnent  ni  la  santé  comme  la  chasse,  ni  la  gloire 
comme  la  guerre  :  il  faut  le  réveiller.  Hélas!  il  n'est  besoin  pour 
cela  de  rien  moins  qu'un  coup  de  lonneire.  (On  entend  les  sons 
d'une  musique  mélodii-ase.)  Ecoutons!  le  lulh,  la  lyre,  le  tambou- 
rin, les  sons  amollissants  d'une  musique  lascive,  les  douces  voix 
des  femmes,  se  mêlent  aux  accents  de  la  débauche,  pendant  que  le 
grand  roi,  le  souverain  de  toute  la  terre  connue,  chancellecouronné 
de  roses,  et  abandonne  son  diadème  à  la  première  main  hardie  qui 
osera  s'en  saisir.  Les  voilà  qui  s'avancent  de  ce  côté  :  déjà  viennent 
jusqu'à  moi  les  parfums  que  sa  suite  porte  partout  avec  elle;  je  vois 

Paris.  —  Imp.  Lagour  et  C\  rue  Sourflot ,  i6. 


briller  dans  la  galerie  les  joyaux  élincelanls  des  jeunes  beautés 
qui  sont  tout  h  la  fois  les  chanteuses  des  chœurs  et  les  membres  de 
son  conseil  ;  et  au  milieu  d'elles,  sous  des  vêtements  aussi  effémi- 
nés, et  presque  aussi  femme  qu'elles,  voici  venir  le  descendant  de 
Sémiramis,  rhomme-reinel...Levoici!  L'attendrai-je  ?  oui,  et  je  l'a- 
borderai sans  crainte,  etje  lui  répéterai  ce  que  les  honnêtes  gens  di- 
sent de  lui  et  des  siens.  Ils  viennent,  les  esclaves,  précédés  du  monar- 
que soumis  à  ses  esclaves.  {Entre  Sardanapale,  dans  un  costume 
efféminé,  vêtu  d'une  robe  flottante,  la  tête  couronnée  de  roses,  ac- 
compagné d'un  cortège  de  femmes  et  déjeunes  esclaves.) 


Ne  voudrais-tu  pas  ôter  la  vie  ?i  ceux  qui  en  veulent  S  la  tienn 


Sardanapale  ,  s'adre.isa/if  à  quelques-uns  des  gens  de  sa  suite. 
—  Que  le  pavillon  sur  l'Euphrate  soit  décoré  de  guirlandes,  illu- 
miné et  dis[iosé  pour 
un  banquet;  au  milieu 
de  la  nuit,  nous  y  sou- 
perons  :  ayez  soin  que 
rien  ne  manque,  et  tenez 
les  galères  prêles.  Une 
brise  fraîche  ride  la  vaste 
surfacedu  fleuve  limpide; 
nous  nous  embarquerons 
bientôt.  Belles  nymphes, 
qui  daignez  partager  les 
moments  fortunés  de 
Sardanapale,  nous  nous 
reverrons  à  celte  heure 
délicieuse  où  les  étoiles 
se  grouperont  sur  nos 
(êtes  pendant  que  vous 
formerez  ici-bas  un  ciel 
aussi  brillant  que  le  leur; 
jusque-là,  chacune  peut 
ilispnser  de  son  temps, 
l't  loi,  IMyrrha,  ma  char- 
mante Ionienne,  veux-tu 
aller  avec  elles,  ou  rester 
avec  moi? 
Mtrrha.  —  Seigneur! 
Sardanapale.  —  Sei- 
gneur !  pourquoi  donc, ô 
ma  vie  !  me  répondre  si 
IVoidement?  c'est  le  mal- 
heur (les  rois  de  rece- 
voir de  semblables  ré- 
ponses. Dispose  de  tes 
heures  comme  tu  dis- 
poses des  miennes...  dis- 
moi,  veux-tu  accompa- 
gner nos  convives,  ou 
charnier  ma  solitude? 

Myrriia.  —  Le  désir 
du  roi  est  le  mien. 

Sardanapale.  —  ,Ie 
t'en  conjure ,  ne  parle 
pas  ainsi  :  mon  plus 
grand  bonheur  est  de 
combler  les  souhaits.  Je 
n'ose  exprimer  mes 
vœux,  de  peur  qu'ils  ne 
soient  en  opposition  avec 
les  tiens;  car  tu  es  trop 
prompte  à  sacrifier  les 
goijts. 

Myrrha.  —  Je  préfère 

rester  ;    je   n'ai    d'auti'e 

bonheur  que  de  le  voir 

heureux  ;  mais... 

Sardanapale.  —  Mais  !  pourquoi  ce  mais  ?  Ta  volonté  chérie  est 

la  seule  barrière  qui  s'élèvera  jamais  entre  nous. 

Myrrha.  —  Je  crois  que  voici  l'heure  fixée  pour  le  conseil  ;  il  est 
convenable  que  je  me  retire. 

Salémenès  ,  s'avançant.  —  L'esclave  ionienne  a  raison.  Il  est 
temps  qu'elle  se  retire. 
Sardanapale.  —  Qm  a  parlé?  Ah!  c'est  vous,  mon  frère? 
Salémenès.  —  Le  frère  de  la  reine  et  voire  très  fidèle  vassal ,  ô 
mon  royal  maître. 

Sardanapale,  aux  femmes  de  sa  suite.  —  Comme  je  l'ai  dit,  que 
chacune  de  vous  dispose  de  son  temps  jusqu'à  minuit,  heure  où 
nous  vous  prions  toutes  de  nous  accorder  de  nouveau  voire  pré- 
sence. {La  cour  se  retire.  A  Myrrha  qui  s'éloigne.)  Myrrha,  je 
croyais  que  tu  restais  ici. 
Myrriia.  —  Grand  roi,  tu  ne  me  l'as  pas  ordonné. 
Sardanapale.  —  Je  l'ai  lu  sur  ton  visage  :  je  ilevine  jusrpi'au 

2i 


:i70 


LES  VRILLKRS  LITTÉRAIRES  ILLDSTKÊES. 


moindre  rec.ird  iln  l'cs  Wmi\  yeux  cl'Ioiiie;  ils  me  ilisnieiil  que  lu 
lin  me  (|iiiil('rni!i  pus. 

MïnniiA,  —  Siro  ,  v.ilio  frère... 

Sai.kmkms.  —  I.p  fri-roile  la  reine,  esclave  d'Ioniel  pcux-lubieu 
me  nimiiiier  sans  roiit'ir? 

.<AniUNAPALK.  —  Sans  rcingir!  il  fniit  (|ue  lu  n'aies  pas  d'venx  ;  lu 
.•ip|ielli'S  sur  ses  joues  des  cnuieiirs  iiiii'.illi's  h  relies  du  jour  tnou- 
raiil  sur  le  Diniease,  ijuand  le  sideil  ronelmnl  colore  la  neige  dune 
lelnle  lie  rose,  el  pui;  lu  lui  lais  un  reproeiie  de  Ion  pro(UT  aveu- 
};lemeull  l'.li  quoi  I  lu  verse»  des  larmes,  ma  Myrrlia* 

S.\i.k»ii:m':s.  —  Ouelle  pleure;  ee  ii  esl  p;is  pour  elle  seule  ;  elle 
esl  la  cause  de  larmes  plus  am^rcs. 

SAiinANAPM.K.  —  Maudit  soil  l'êlre  qui  fail  rouler  lanl  de  pleurs  ! 

Sai.kmicnks  —  Ne  le  maudis  pas  loi-mèmo;  des  millions  d'Iiom- 
tues  1'^  ni.ui(lis>eiil  déj.*!. 

Sabdanai'ale.  —  ïu  t'oublies;  ne  me  force  pas  h  me  ra|)peler 
que  je  mus  roi. 

Sallsikmcs.  —  Plût  au  ciel  I 

MvnniiA.  —  Mon  souverain,  et  vous,  mon  prince,  permettez  que 
je  Mi'éloi).'ue. 

.^AnnANAPAi.ij.  —  Puisque  lu  le  veux,  el  que  cet  homme  sans 
liilié  \ient  jiHliiiur  une  ;'iriii'  si  douce,  j'y  rousriis.  Mais  rappelle- 
lid  que  nous  ilemus  hlriilôl  nous  revoir  :  j'aimerais  mieux  perdre 
uu  empire  que  d'ôlre  privé  de  la  présence.         [Mijrriia  sort.) 

SAi.nuENÈs.  —  Peul-ôlre  perdras-tu  pour  jamais  l'un  et  l'autre. 

Saiidanai'ai.i:.  —  .Mou  frère,  il  faut  du  moins  que  je  saclie  régner 
sur  nioi-môuic  pour  écouler  un  pareil  langage;  mais  ne  me  fais  pas 
surlir  de  ma  nature. 

Salèuicnès.  —  C'est  de  celle  nature  Irop  facile,  beaucoup  trop 
Tirilc,  (picje  vdudrais  le  faire  sortir.  Oh  I  que  nepuis-jc  te  réveiller, 
fùi  re  en  l'irrilanl  contre  nioi-môuiel 

SABnANAPALiî.  —  Par  le  diuu  Baal  I  cet  horomç  voudrait  faire  de 
moi  un  lyraii. 

SalkmÉ.m':?.  —  Tu  l'es  en  effet.  Penses-tu  qu'il  n'y  ait  de  tyran- 
nie que  celle  des  chaînes  el  du  sauf;'?  Le  ilcspolisine  du  vice la 

f,iililes.so  et  la  corruption  dune  vie  faslueuse...  la  néglif,'ence...  l'a- 
pailiic,  les  Lc;oins  de  la  mollesse  et  de  la  sensualité...  enfantent  dix 
mille  tyrans  dont  la  cruauté  subalterne  surpasse  dans  ce  qu'ils  ont 
lie  pire  les  actes  d'un  maître  énergique,  (juel'iue  dure  et  pesante 
que  soit  sa  domination.  Le  décc\aul  el  séduisant  exemple  de  les 
(iéhauchcs  ne  corronqil  pas  moins  ([u'il  n'opjuiine,  et  mine  luiil  .'i  la 
fuis  ton  vain  pouvoir  cl  ceux  qui  devraient  le  soutenir;  en  sorte  que 
l'invasion  étrangère  et  la  guerre  ciule  le  seront  égalenierU'  funes- 
tes; les  sujets  n'auront  pas  le  courage  de  résister  h  la  première; 
laulre  trouvera  en  eux  ,  non  des  adversaires,  mais  des  complices. 

Sabdanapalk.  —  Qui  donc  te  donne  le  droit  d'inlerprcler  les  sen- 
limculs  du  peuple  ? 

SAi.É.MiiNks.  — L'oubli  de.s  outrages  infligés  à  raa  sœur;  une  ten- 
(liesse  naturelle  pour  mes  jeunes  neveux  ;  ma  fldéhlé  envers  le  roi, 
tiilélilé  qui  trouvera  bientni  peut-èlrc  l'occasion  de  se  maiilfesler  au- 
trement nue  par  des  paroles;  mon  respect  pour  la  race  il''  Xiinrid, 
el  un  antre  motif  encore  que  lu  no  connais  pas. 

Saboanapale.  — Quel  est-il? 

Salkmknés.  —  C'est  un  mot  qui  l'est  inconnu. 

Sardanapale.  —  Nomme-le  :  j'aime  à  m'instruire. 

Salémenés.  —  La  vertu. 

SABDANAPAtE.  —  Moi  !  jc  ne  connais  pas  ce  mot!  quand  je  l'en- 
tends sans  cesse  résonner  à  mon  oreille les  cris  de  la  populace, 

les  sons  de  la  trompette,  me  sont  moins  odieux  ;  ta  swui'  uc  iiie  par- 
lait pas  d'autre  chose. 

Saleuënés.  —  Pour  passer  à  un  sujet  de  conversation  moins  pé- 
nible pour  loi.  entends  parler  de  vice. 

Sabda.napale.  — Qui  m'en  parlera  ? 

SALÉMENib.  —  Les  venis  eux-mêmes,  si  lu  veux  prêter  l'oreille  îi 
l'écho  qui  réi.ète  la  voix  de  la  nation. 

Saboanapale.  —  Allons,  je  suis  indulgent,  tu  le  sais  ;  patieni,  lu 
las  Souvent  éprouvé...  ivirle,  quel  motif  t'amène? 

.^Ai-KMENÈs.  —  'l'on  peril. 

SAiinANAPALE.  —  Poursuis. 

Salémenès.  —  Entends-moi  donc.  Toutes  les  nations  tributaires, 
el  elles  son!  nombreuses,  relies  que  ton  père  ta  laissées  en  héritage, 
exhalent  hautement  contre  toi  leur  indignation. 

Sardanapale.  —  Contre  moi?  Que  veulent  ces  esclaves? 

Saléme.nés.  —  Un  roi. , 

.Sardanapale.  —  Et  que  su|s-je  donc  ? 

Salé.mi:nès.  — A  leurs  veux,  tu  n'es  rien  ;  mais,  aux  miens,  tu 
es  un  liunime  qui  pourrait  encore  redevenir  quelque  chose. 

Sabdanapalk.  —  Lrs  insolents!  que  demandent-ils ÎN'onl-ils  oas 
la  paix  et  l'abondance  ? 

Salémenès.  —  Quant  h.  la  première,  ils  en  ont  plus  que  la  gloire 
n'en  comporte;  pour  la  seconde,  ils  en  ont  moins  que  le  roi  ne 

|ieoso. 

SAunANAPALE.  —A  qui  la  faute,  si  ce  n'est  aux  satrapes  infidèles 
qui  ne  s'aeqortienl  pas  mieux  de  ce  soin  ? 


.'^ALÉiiKNès.  —  La  f.inle  en  e«l  au'si  un  peu  nu  monarque  qui  ne 
voit  rien  «le  ec  qui  se  pa.^se  hurs  de  son  palais,  ou  qui  n  fn  s  .ri  quo 
pour  se  rendre  .^  (Jneluiic  resilience  d'été,  oà  il  allcilrt  'n  lin  I  rfi.i- 
leurs.  O  pljtrleni  llMil  qui  rrén$  ce  vaile  empire  .  ,| 

rang  des  diein,   ou   du  moins  brillas  ccuiime  tel.  i.; 

Riiile  de  sièidei  de  (.-loire.  cet  hiiMinie,  réputé  ton  •  n  a 

jamais  vu  en  roi  ces  royaumes  que  lu  lui  léguas  on  lier  -  -i  cet 
l'Hais  furent  conquis  au  prix  de  ton  s.in;.'  el  de  laiil  d'année^t  de  Ir.i- 
vaiix  et  de  périls,  ce  fui...  pourquoi?  pour  fournir  aux  fiais  d'un 
b.inqiiet  joyeux,  aux  cvactions  d'un  favori. 

Sahiianapale.  — Jc  le  comprends...  lu  voudrais  faire  de  moi  un 
conquéraiil.  Par  tous  les  aslrcs  dont  le  tangage  e^l  intelligible  a  la 
science  des  Chaldéens...  ces  esclaves  remuants  m'-rileraieiit  de  mo 
voir,  pour  leur  malheur,  exaucer  leurs  vœux  et  les  conduire  ù  la 
gbdie. 

SALÉMENiis.  —  Pourquoi  non  ?  Sémiramis....unc  femme...  a  bien 
conduit  nos  Assyriens  sur  les  rives  du  Gange,  que  le  soleil  éclaire 
de  ses  [uemicrs  rayons. 

.Sabiianapalb.  —  Rien  de  plus  vrai;  el  comment  en  est-elle  re- 
venue? 

Salémenès.  —  fin  homme...  en  héros,  trompée  dans  son  espoir, 
mais  lion  vaincue.  Accompagnée  de  vingt  gardes  seulement,  elle 
effectua  sa  retraite  en  Uactriane. 

Sabdanapalk.  —  El  combien  en  laissa-t-elle  dans  l'Inde  pour 
servir  de  (lAlurc  aux  vautours? 

Salbmënés.  —  Nos  annales  ne  le  di.sept  pas. 

Sahdanapale.— Ivh  !  bien,  je  dirai,  moi.  qu'il  d'il  mieux  il 
el!e  nier  dans  son  palais  \ingt  tu(iii|ues  de  lin,  (|uc  de  i' 
Bactriane  avec  vingt  hummcs,  abainlmnant  aux  corbe.iux,  >   - 
et  aux  hommes,  la  plus  féroce  des  trois  espèces,  des  myiii'l  ■■- 
sujels  dé\oués.  Est-ce  donc  là  ce  (|u'nn  appelle  la  gloire?  ICn 
cas.  je  con.sens  à  vivre  pour  jamais  dans  l'ignominie. 

Salésienès.  —  Toutes  lus  âmes  b-lliqueuses  n'ont  pas  le  ii.èmo 
destin.  Pémiraniis,  la  glorieuse  nuT  de  cent  rois.  (]i;ii!i|n'c'li-  n'it 
échoué  dans  l'Inde,  réunit  la  Perse,  la  .Médie  et  la  Bactriane,  "i  anl 
de  royaumes  ([ue  tu  pourrais  gouverner  comme  elle. 

Sardanapale.  —  Je  les  gouverne...  elle  ne  Gt  que  les  subjuguer. 

Salé.menés.  —  Le  moment  peut-être  approche  où  ils  auront  plus 
besoin  de  son  glaive  que  de  ton  sceptre. 

Sardanapale.  —  Jadis  a  vécu  un  certain  Bacchus,  n'est  ce  pas? 
J'en  ai  eiiteiHlu  parler  ii  mes  jeunes  Grec'pies  :  elles  disent  qucce. 
l'ut  un  dieu,  c'est-à-dire  un  dieu  de  la  Grèce,  une  iilole  élrangère 
au  culte  de  l'Assyrie.  11  Gt  la  conquête  de  ce  royaume  opulent,  de 
celle  Inde  dont  lu  parles,  el  où  Semiramis  fut  vaincue. 

Salémenès.  —  J'ai  entendu  parler  de  cet  homme  :  tu  vois  que  c'est 
pour  ses  exploits  qu'on  en  a  l'ait  un  dieu. 

Sauuaxapai.e  — C'esl  dans  sa  diunilé  que  je  veux  l'honorer 

comme  liunmie,  j'en  fais  peu  de  ras.  Holà!  mon  échans  »n  ! 

Salkmenés.  — Que  veul  le  roi? 

Sardanapale.  —  Adorer  le  Dieu,  et  non  le  conquérant.  Qu'on  me 
donne  du  villi  {Entre  /écuanson.)  Apporte-moi  la  couue  dor  in- 
crustée de  pierreries  el  connue  sous  le  nom  de  coujio  de  Ncuirod. 
Em|dis-la  jusqu'aux  bords  et  hâte-loi.  {L'éclimnun  sort.) 

Salémknès.  —  Est-ce  le  moment  de  reprendre  les  interminables 
excès.'      (L'i'cliaiuon  rentre  arec  du  rin.) 

Sabdanapale,  prenant  la  coupe.  —  Mon  noble  parent,  si  ccsQrcçs 
barbares,  habiîanis  des  lointains  rivages  quj  bordent  nos  IClaUs,  ne 
sont  pas  tous  menteurs,  ce  Bacchus  a  conquis  l'iude  entière,  n'esl- 
il  pas  vrai  ? 

SALÉ.MENÈS.  —  Oui  sans  doute,  et  c'esl  pour  cela  qu'on  en  a,  fait 
un  dieu. 

Sardanapale.  —U  n'en  est  rien  :  de  lotîtes  ses  conquêtes,  quel- 
ques colonnes  qui  sont  à  lui,  el  qui  seraient  .^  moi  si  je  les  croyais 
(lignes  dêlre  achetées  el  transportées  ici,  voilà  tout  ce  qoi  rapjielle 
les  meis  de  sang  versées,  des  royaumes  mis  au  pillage,  et  les  C'curs 
brisés.  .Mais  celte  coujie  rontient  ses  véritables  titres  à  l'imm  )rtali:é.. . 
la  grapjie  divine  dont  il  exprima  l'ilaie,  et  qu'il  nous  d.innajpour 
réjouir  celle  de  l'homme  en  expiation  du  mal  qu'avaient  fall  .ses 
victoires.  Sans  ce  titre,  il  n'aurait  obtenu  que  le  nom  d'un  moiiel, 
comme  il  en  eut  la  tombe  :  il  ne  serait  aujour'J'hui,  com:iic  m  'U 
ai'eule  Sémiraniis,  qu'un  monstre  humain,  paré  dune  gloir  •  dni- 
leuse.  C'esl  ce  jus  immortel  qui  l'a  déilié...  que  niaiulen.ml  d  1  hu- 
manise, frère  morose  el  grondeur  :  bois  avec  moi  au  dieu  ib-   ir^-csl 

Salémenès.  —  Pour  tous  les  royaumes,  jc  ne  consenlif.i  jixi  à 
blT^phémer  ainsi  les  croyances  de  mon  pays. 

Sardanapale.  —  Ainsi,  à  les  yeux,  Bacchus  est  un  liéro.s,  ;iarce 
qu'il  a  versé  le  sang  par  torrents  :  mai^il  ne  mérite  pas  d'^  .  •■;  un 
(lieu  pour  avoir  transformé  un  fruit  en  bli  breuvage  enchante,  qui 
dissipe  le  chagrin,  ravive  la  vieillesse,  inspire  le  jeune  Age,  fait  ou- 
blier an  travail  la  fatigue,  à  la  ciainle  le  danger,  et  ouvre  à  noire 
âme  un  inonde  nouveau  quand  celui-ci  a  perdulool  attrait.  El  bien  ! 
pour  être  d'arcrrd  a^cc  toi.  je  bois  h  lui  comme  î\  un  simple  i.iorlol 
qui,  en  bien  ou  en  mal.  a  lait  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  ètonuer  lo  genre 
humain. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYKON. 


371 


SALnjiKMîs.  —  Vas-tu  donc  recommencer  les  orgies? 

Sardanapalk.  —  Quand  cela  serait,  je  préférerais  une  orgie  à  une 
victoire,  car  elle  ne  coûterait  de  larmes  à  personne.  Mais  ce  n'est 
pas  maintenant  mon  intention  de  m'y  livrer,  puisque  tu  ne  veux  pas 
me  f.dre  raison;  tu  peux  continuer.  (A  l'échanson.)  Enfant,  retire- 
loi.     {L'éc/ianson  sort.) 

Salkmenès.  —  J'aurais  voulu  dissiper  ton  rêve;  il  est  bon  que  tu 
sois  réveillé  par  une  voix  amie  et  non  par  la  révolte. 

Sardaxapale. — Qui  se  révolterait?  pourquoi?  quel  en  serait  le 
prétexte  et  la  cause?  Je  suis  un  souverain  légitime,  descendu  d'une 
race  de  rois  qui  n'ont  point  eu  de  prédécesseurs.  Que  t'ai-je  fait, 
qu'ai  je  fait  au  peuple,  pour  que  tu  viennes  me  railler  ainsi  ou  qu'il 
se  révolte  con  tre  moi  ? 

Salémenès.  —  Je  ne  parle  point  de  ce  que  tu  m'as  fait. 

Sardanapale.  —  Mais  lu  penses  que  j'ai  des  torts  envers  la  reine, 
n'est-ce  pas? 

Salémenès.  —  Je  pense  I  non,  j'affirme  que  tu  es  coupable  envers 
elle. 

Sabdanapale.  —  Patience,  prince,  et  écoute-moi.  La  reine  est  en 
possession  de  tout  le  pouvoir,  de  toute  la  splendeur  attachés  à  son 
rang;  elle  est  respectée  ;  les  héritiers  du  trône  d'Assyrie  sont  placés 
sous  sa  tutelle  ;  elle  jouit  des  honneurs  et  des  droits  de  la  souverai- 

neié.  Je  l'ai  épuusée  comme  se  marient  les  monarques pour  les 

avantages  quelle  m'apportait;  je  l'ai  aimée  comme  la  plupart  des 
maris  aiment  leurs  femmes.  Si  elle  ou  toi  vous  vous  êtes  imaginé 
que  j'étais  homme  à  m'enchaîner  à  une  femme,  comme  un  paysan 
chaldéen  à  sa  moitié,  vous  n'avez  connu  ni  moi,  ni  les  monarques, 
ni  l'humanité. 

Salémen'Ès.  — Je  t'en  supplie,  parlons  d'autre  chose  :  je  suis  d'un 
sang  qui  dédaigne  la  plainte;  et  la  sœur  de  Salémenès  ne  réclame 
point  un  amour  furee,  même  du  souverain  de  l'Assyrie!  Elle  ne 
voudrait  point  d'une  affection  qu'il  lui  faudrait  partager  avec  des 
courtisanes  étrangères  et  des  esclaves  ioniennes.  La  reine  se  tait. 

Sardaxapale.  —  Et  pourquoi  son  frère  n'en  fait-il  pas  autant? 

Salémenès.  —  Je  ne  suis  que  l'écho  de  la  voix  de  l'empire;  qui- 
conque dédaigne  cette  voix  ne  saurait  longtemps  régner. 

Sardaxapale.  —  Esclaves  ingrats  et  grossiers!  s'ils  murmurent 
c'est  que  je  n'ai  pas  versé  leur  sang  ,  que  je  ne  les  ai  pas  en- 
voyés se  dessécher  par  millions  dans  la  poudre  des  déserts,  ou  blan- 
chir de  leurs  ossements  les  rives  du  Gange;  c'est  que  je  n'ai  pas 
empl'iyé  leurs  sueurs  à  bâtir  des  pyramides  ou  des  murailles  comme 
celles  de  Babylone. 

Salémenès  —  Pourtant  ce  sont  là  des  trophées  plus  dignes  d'une 
nation  et  de  ses  princes  que  des  chants,  des  luths,  des  banquets, 
des  concubines,  que  le  gaspillage  des  trésors  et  le  mépris  des  vertus. 

Sardaxapale.  —  J'ai  pour  trophées  des  villes  fondées  par  moi  : 
par  exemple.  Tarse  et  Anchiale,  toutes  deux  construites  en  un  jour. 
iUa  belliqueuse  a'i'eule,  la  reine  sanguinaire,  la  chaste  Sérairamis, 
qn'aurait-elle  pu  faire  de  plus  ,  si  ce  n'est  de  les  détruire? 

Salémenès.  —  C'est  vrai.  Je  te  reconnais  dans  la  fondation  de 
ces  villes,  provoquée  par  un  caprice,  et  célébrée  pardes  vers  où  ton 
nom  et  le  leur  sont  dénoncés  aux  mépris  de  la  postérité. 

Sardanapale.  —  Les  mépris  !  par  Baal,  les  villes,  quoique  super- 
bement bâties,  ne  l'emportent  pas  sur  les  vers!  Dis  ce  qu'il  te  plaira 
contre  moi.  c(mtrema  manière  de  vivre  ou  de  régner,  mais  respecte 
celte  inscription  véridique  et  concise.  Certes,  ces  quatre  lignes  con- 
tiennent l'histoire  de  toutes  les  choses  humaines  Les  voici...  «  Le 
roi  Sardanapale,  fils  d'Anacyndaraxès,  a  construit  en  un  jour  An- 
chiale et  Tarse.  Mangez,  buvez,  aimez  :  tout  le  reste  ne  vaut  rien.  » 

Salémenès.  —  Digne  morale,  sages  conseils  offerts  par  un  roi  à 
ses  sujets! 

Sardanapale.  —  Oh!  sans  doute,  tu  eusses  préféré  qu'elle  fût  ré- 
digée en  forme  d  édit;  par  exemple «  Obéissezau  roi portez 

voire  argent  à  son  trésor...  recrutez  ses  phalanges...  versez  votre 

sang levez-vous  et  travaillez.  »  Ou  bien  tu  aui'ais  voulu  qu'elle 

fût  conçue  en  ces  termes...  «  Dans  ce  lieu  ,  Sardanapale  tua  cin- 
quante mille  de  ses  ennemis  ;  c'est  ici  que  sont  leurs  tombeaux  ,  et 
voilà  Son  trophée.  »  Je  laisse  celaaux conquérants  ;  c'est  assez  pour 
moi  si  mes  sujets  portent  plus  légèrement  le  fardeau  des  misères 
humaines,  et  descendent  sans  gémir  dans  la  tombe.  Tout  ce  que  je 
fais,  je  leur  permets  de  le  faire  :  nous  sommes  tous  hommes. 

Salémenès.  —  Tes  pères  ont  été  révérés  comme  dieux. 

Sardanapale.  —  Oui,  dans  la  poussière  et  dans  la  mort,  où  ils  ne 
sont  ni  dieux  ni  hommes.  Ne  me  parle  pas  de  cela!  les  vers  sont 
dieux,  du  moins  ils  se  sontrepusde  vos  dieux  ,  et  nesont  morts  que 
lorsque  ce  mets  leur  a  manqué.  Ces  dieux  n'étaient  que  des  hom- 
njes  :  regarde  leur  descendant...  je  sens  en  moi  raille  choses  mor- 
telles, mais  rien  de  divin...  hormis  ce  penchant  que  lu  condamnes, 
et  qui  nie  porte  à  aimer,  à  être  miséricordieux,  à  pardonner  les  folies 
de  mon  espèce,  et  (mais  c'est  là  un  sentiment  humain)  à  être  indul- 
gent pimr  les  miennes. 

Salémenès  —  Hélas  I  c'en  est  fait  de  Ninivel...  malheur...  mal- 
heiu'  a  la  cité  sans  rivale! 

Sardaxapale.  —  Que  crains-tu  ? 

Salémenès.  —  Tu  es  entouré  d'ennemis;  dans  quelques  heures 


peut-être  éclatera  la  tempête  qui  doit  te  renverser,  ainsi  que  les 
tiens  et  les  miens;  encore  un  jour,  et  ce  qui  subsiste  de  la  race  de 
Bélus  aura  disparu. 

Sardanapale.  —  Qu'avons-nous  à  redouter? 

Salémenès.  —  L'ambition  perfide  dont  les  p'éges  t'environnent; 
mais  il  y  a  encore  une  ressource  :  confie-moi  le  sceau  royal,  je  ré- 
primerai les  complots,  et  jetterai  à  tes  pieds  les  tètes  de  tes  ennemis. 

Sardanapale.  —  Leurs  têtes...  Combicii  ? 

Salémenès.  —  Dois-je  m'arrôler  à  les  compter  lorsque  la  tienne 
elle-même  est  en  péril?  Je  pars  ;  donne-moi  ton  sceau...  et  pour  le 
reste,  aie  confiance  en  moi. 

Sardanapale.  —  Je  ne  confierai  à  personne  un  pouvoir  illimité 
de  vie  et  de  mort.  Quand  on  ôle  la  vie  aux  hommes,  on  ne  sait  ni 
ce  qu'on  leur  enlève,  ni  ce  qu'on  leur  donne. 

Salémenès.  —  Ne  prendrais-lu  pas  la  vie  de  ceux  qui  veulent 
prendre  la  tienne? 

Sardanapale.  —  C'est  une  question  difficile  ;  cependant,  je  ré- 
ponds :  je  la  prendrais.  Mais  ne  peut-on  se  dispenser  d'en  venir  là  ? 
Qui  sont  ceux  que  tu  soupçonnes?...  qu'on  les  arrête. 

Salémenès.  —  Je  te  prie  de  ne  pas  rae  questionner  à  cet  égard  ; 
ma  réponse  circulerait  oientôt  parmi  la  troupe  babillarde  de  tes 
maîtresses,  de  là  au  palais,  puis  dans  la  ville,  el  tout  serait  man- 
qué... 11  faut  le  fier  à  moi. 

Sardanapale.  —  Tu  sais  que  je  l'ai  toujours  fait  ;  prends  mon 
sceau  royal.  (//  lui  donne  son  anneau.) 

Salémenès.  —  J'ai  encore  une  demande  à  te  faire. 

Sardanapale.  —  Quelle  e-t-elle? 

Salémenès.  —  Que  tu  veuilles  bien,  cette  nuit,  décommander  le 
banquet  dans  le  pavillon  de  l'Euphraie. 

Sardanapale.  — Décommander  le  banquet!  je  n'en  ferai  rien,  en 
dépit  de  tous  les  conspirateurs  qui  ontjamais  ébranlé  un  royaume  ! 
Qu'ils  viennent  et  accomplissent  leur  œuvre;  ils  ne  me  feront  point 
pâlir;je  ne  m'en  lèverai  pas  unmoment  plus  tôt  ;  je  n'en  boirai  pas 
unecoupe  de  moins,  une  rosedemoinsnecouronnerapasmon front; 
ils  ne  m'ôteront  pas  une  seule  heure  de  joie...  Je  ne  les  crains  pas. 

Salémenès.  —  Mais  tu  t'armeras ,  n'est  ce  pas ,  s'il  est  néces- 
saire ? 

Sardanapale.  —  Peut-être.  J'»i  une  superbe  armure,  un  glaive 
d'une  admirable  trempe,  un  arc  et  une  javeline  que  Nemrod  aurait 
pu  envier  ;  ces  armes  sont  un  peu  lourdes,  mais  mon  bras  les  ma- 
nie aisément.  Maintenant  que  j'y  pense,  il  y  a  longtemps  que  je  ne 
m'en  suis  servi,  même  à  la  chasse.  Les  as-tu  vues,  mon  frère? 

Salémenès.  —  Est-ce  un  temps  convenable  pour  badiner  ainsi? 
S'il  le  faut ,  t'en  serviras-tu  ? 

Sardanapale.  —  Si  je  m'en  servirai  !  Oh!  cela  est-il  absolum  nt 
nécessaire.?  ces  esclaves  insensés  ne  peuvent-ils  être  gouvernés  qu  à 
cette  condition  ?Alors  je  manierai  le  glaive  de  manière  à  leurfaijo 
souhaiter  de  le  voir  changer  en  quenouille. 

Salémenès.  — Ils  disent  que  la  transformation  est  déjà  faite. 

Sardanapale.  —  C'est  faux!  mais  qu'ils  le  disent  :  les  anciens 
Grecs  ,  si  nous  en  croyons  les  chants  de  nos  captives  ,  en  disaient 
autant  du  plus  grand  de  leurs  héros,  Hercule,  parce  qu'il  aima  une 
reine  de  Lydie.  ïu  vois  que  partout  le  peuple  saisit  avec  empresse- 
ment toutes  les  calomnies  qui  peuvent  avilir  ses  souverains. 

Salémenès.  —  On  ne  parlait  pas  ainsi  de  tes  pères. 

Sardanapale.  —  Non  ,  parce  qu'on  les  craignait  ;  les  peuples 
étaient  occupé.s  à  travailler  et  à  combattre  ;  ils  n'échangeaient  leurs 
chaînes  que  contre  des  armes.  Aujourd  hui  ils  ont  la  paix  et  des 
loisirs;  ils  peuvent  se  réjouir  et  railler;  je  ne  m'en  offense  pas,  je 
ne  donnerais  pas  le  sourire  d'une  belle  fide  pous  tous  les  suH'rages 
populaires  qui  ont  jamais  tiré  un  nom  du  néant  I  Que  valeut  les 
langues  empoisonnées  de  ce  vil  troupeau,  que  l'abondance  a  rendu 
insolent,  pour  que  j'attache  du  prix  à  sa  bruyante  approbation,  ou 
que  je  redoute  ses  assourdissantes  clameurs? 

Salé.menès.  —  Tes  sujets  sont  deshommes  as-tu  dis;  comme  tels, 
leur  affection  est  quelque  chose. 

Sardanapale.  —  Celle  de  mes  chiens  aussi ,  et  j'en  fais  plus  de 
cas  ;  car  ils  sont  plus  fidèles...  Mais  agis  ;  tu  as  mon  sceau...  puis- 
qu'ils veulent  faire  du  bruit,  qu'on  les  ramène  à  la  raison,  mais  sans 
moyens  violents,  à  moins  d'absolue  nécessité.  Eu  effet,  je  hais 
toute  souffrance  donnée  ou  reçue  ;  nous  en  portons  assez  en  nous- 
mêmes,  depuis  le  plus  humble  vassal  jusqu'au  plus  haut  monarque; 
au  lieu  d'ajouter  mutuellemeulau  fardeau  de  nos  misères  mortelles,  il 
vaul  mieux  diminuer  par  une  aide  réciproque  la  somme  fatale  des 
maux.  Mais  cela,  ils  l'ignorent  ou  veulent  l'ignorer.  Baal  m'est  té- 
moin que  j'ai  tout  essayé  pour  me  les  concilier  :  je  n'ai  point  fait  la 
guerre  ;  je  n'ai  décrété  aucun  nouvel  impôt  ;  je  ne  suis  point  inter- 
venu dans  leur  vie  privée  ;  je  leur  ai  laissé  passer  leurs  jours  comme 
ils  l'entendaient,  passant  les  miens  comme  je  1  entends. 

Salémenès. —  Tu  ne  remplis  pas  les  devoirs  d'un  roi  ;  c'est  pour- 
quoi ils  disent  que  lu  n'es  pas  fait  pour  régner. 

Sardanapale.  —  Ils  mentent.  Malheureusement,  je  suis  incapa- 
ble d'autre  chose  que  de  régner  ;  sans  cela,  je  céderais  ma  [ilace  au 
dernier  des  Mèdes. 

Salémenès  — Il  est  un  Mode  du  moins  qui  aspire  à  le  remplacer. 


37» 


LES  VRILLftRS  LITTÉRAIRES  ILLOSTRERS. 


Saroanapalk.  —  0"e  voux-lii  dirp?...  rVdt  Inn  «prrel  :  lu  vein 
quo  jr  riralisli-'iinfi  <lo  qiicslioiis,  pl  je  ne  hiiIh  pas  curieux  dénia 
n.itun-.  l'ri'nils  les  mtvsures  ni^cessaiics;  el  puisque  la  nf'-oessilé 
l'exige,  j'appriiiive  et  sanctionne  tout  ce  que  lu  feras.  Jamais  homme 
n'eut  plus  h  cœur  de  gouverner  paisiblrnienl  une  nation  paisihle. 
S'ils  me  Tout  sortir  de  mon  caraclrre,  mieux  vaudrait  pour  eux  qu'ils 
eussent  f^voqiiô  de  ses  cendres  le  sombre  Nemrod  ,  «  le  puissant 
chasseur.  »  Je  changerai  ces  royaumes  en  un  va«le  di^'crt  ;  et  ceux 
qui  furent  des  hommes,  et  qui,  par  leur  propre  choix  ,  n'auront  plus 
voulu  l'i^tre,  seront  traqués  par  moi  comme  des  hi^tes  fauves.  Ils  in- 
Bullenlà  ce  que  je  suis...  ah!  ce  que  je  serai  di'-passcra  tout  ce  que 
leurs  calomnies  mit  pu  inventer  de  pire,  et  c'est  àeux-mCmea  qu'ils 
devront  sen  prendre. 

Sai.i:»iem'>.  — Tu  peux  donc  enfin  t'émouvoir! 

.^AROANAi'ALK.  —  M'émouvoir  !  qui  ne  s'émeut  au  spectacle  de 
l'ingralitude  ? 

Sai.i;mi:nk.«.  — Je  ne  m'arrêterai  pas  h  te  répondre  par  des  paroles. 
ce  sont  des  actes  qu'il  faut.  Ne  l.nis.se  pas  retomber  cette  énergie  qui 
parfois  sommeille,  m:iis  qui  n  est  pa*  morte  dans  ton  Ame,  el  tu 
peux  donner  encore  autant  de  gloire  îi  ton  régne  que  de  pui.«sance 
à  ton  empire.  Adieu.  {Saicmrnés  sort.) 

SAnnANAPAi-E,  seul.  —  Il  pst  parti,  emportant  h  son  doigt  mon  an- 
neau, qui  est  pour  lui  un  sceptre.  Cet  homme  esl  aussi  ferme  que  je  su  is 
insouciant;  et  les  esclaves  méritent  de  .«enlir  la  main  d'un  maître. 
J'igimie  de  quelle  naliiie  est  le  danger  :  il  l'a  découvert,  qu'il  lo 
comprime.  I)ois-je  consumer  ma  vie...  eclle  vie  si  courte  ..  à  me 
prémunir  contre  tout  ce  qui  pourrait  l'ahréger  ?  ICIle  ne  vaut  pas 
tant  de  peines  ;  ce  serait  mourir  d'avance  que  de  vivre  ainsi  dans  la 
frayeur  de  la  mort,  occupé  h  rechercher  sans  cesse  des  conspira- 
leii'is;  soupçonnant  et  ceux  qui  m'entourent,  et  ceux  qui  s'éloignent. 
Mais  s'il  en  doit  être  ainsi,  s'ils  m'exilent  .'i  la  fois  de  l'empire  et 
de  la  vie,  eh  liien  !  qu'est-ce  que  1  empire?  qu'est-ce  que  la  vie?  J'ai 
aimé,  j'ai  \écu,  j'ai  iiiulti[die  mon  image  ;  mourir  est  un  acte  non 
moins  naturel  (|iic  ceux-là!  Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas  fait  couler  des 
fleuves  de  sang,  comme  je  l'aurais  pu,  jusqu'à  faire  de  mon  nom  le 
synonyme  de  Trépas,  une  terreur  el  un  trophée.  Mais  je  le  re- 
grette peu  ;  ma  vie  ,  c'est  l'amour.  Si  j'envoie  jamais  des  hommes  à 
la  mort,  ce  sera  contre  mon  pré.  Jusqu'à  ce  jour,  pas  une  goutte  de 
sang  as.syrien  n'a  coulé  par  moi;  p,is  une  obole  n'est  sortie  des 
vastfs  trésors  de  Ninive  pour  des  objets  qui  pouvaient  coûter  une 
liiiioe  à  ses  fiN.  Si  donc  ils  mehaï^^senl,  c'est  queje  ne  h:iis  point; 

s'ils  se  révollrnt ,  c'est  tpie  je  n'opprime  point 0  hommes!  on 

doit  \oiis  gouverner  avec  le  fer,  et  non  avec  le  sceptre;  il  faut  vous 
liiiicher  comme  l'herbe,  si  l'on  ne  veut  recueillir  des  plantes  mau- 
dites el  une  moisson  d'ivraie  qui  change  un  sol  fertile  eu  désert. 
Je  n'y  veux  plus  jienser.  Holà  !  quelqu'un  !     [Entre  un  s'errilcur.) 

Sardanapale.  —  Esclave,  dis  à  Myrrha  l'Ionienneque  je  souhaite 
Si}  présence. 

Le  SEnviTuun.  — Grand  roi!  la  voici.  (MvnniiAewrre.) 

SAnuANAPALE,  ail  serrileur.  —  Retire-loi!  {■! Mp-rhn.)  0  reine 
de  lieauli!  tu  devines  mon  cmuravant  qu'il  ait|parlé  :  il  ball^iitpour 
loi,  et  voilà  que  lu  viens  :  laisse-moi  penser  que,  si  nous  nousquit- 
loiis,  une  iiilUience  inconnue,  un  doux  oracle,  nous  met  en  com- 
munication invisible,  el  nous  attire  l'un  vers  l'autre. 

Myruua.  —  Je  le  crois. 

SAnnA>APALE.  —  Je  sens  l'existence  de  ce  pouvoir,  mais  j'ignore 
son  mim  :  quelesl-il? 

MvnmiA.  —  Dans  ma  terre 'natale,  c'est  un  dieu  ,  el  dans  mon 
cu'ur,  c'est  unsentimentexaltéqui  porte  une  enipreintedivine;  mais 
j'avoue  qu'il  est  mortel,  car  ce  que  j'éprouve,  c'est  quelque  chose 
d'humble,  el  cependant  d'heureux,  ou  du  moins  qui  aspire  à  l'être  ; 
mais...  (Myrrha  s'arrête.) 

Sahdanapale.  —  Toujours  quelque  chose  vient  s  interposer  entre 
nous  et  ce  que  nous  regardons  comme  le  bonheur.  Que  ne  puis-je 
faire  tomber  l'obstacle  qui  s'oppose  à  ta  félicité  comme  ta  voix  timide 
me  l'annonce!... 

MvnnnA.  —  Mon  seigneur! 

Saruanapale. — Mon  seigneur!...  mon  roi!...  mon  souverain  !... 
voilà;  c'est  toujours  ainsi:  on  ne  me  parle  qu'avec  terreur.  Je  ne 
puis  voir  un  sourire,  si  ce  n'est  à  la  folle  lumière  d'un  grand  ban- 
ipiet,  quand  l'ivresse  a  rétabli  l'égalité  entre  mes  boutTons  et  moi  , 
ou  quand  l'intempérance  ma  invjjé  jusniià  leur  aliaissement.  Myr- 
rlia,  tiius  ces  noms  de  seigneur...  de  roi...  de  monaniue...  je  puis 
les  entendre  de  la  bouche  des  esclaves  et  des  nobles...  il  fut  même 
un  temps  où  j'en  faisais  cas,  c'est-à-dire  où  je  les  supportais;  mais 
quand  je  les  entends  sortir  des  lèvres  que  j'adore  ,  de  lèvres  que 
les  miennes  ont  pressées,  un  froid  glacial  saisit  mon  cœur;  je  sens 
alors  tout  ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  ce  rang  suprême  qui  refoule  le 
sentiment  dans  l'àinc  de  tant  d'êtres  chéris,  el  je  regrette  de  ne 
pouvoir  dépciser  ma  tiare  importune,  partager  avec  toi  une  cabane 
sur  le  Caucase,  et,  pour  toute  couronne,  porter  une  couronne  de 
Hours. 

Mmihiia.  —  Que  n'en  est-il  ainsi  I 


Sakuanapai.e.  —  Kstcc  bien  \\  ta  pensée?...  Pourquoi  ? 

MvniiiiA.  —  l'arec  que  lu  saurais  alors  ce  que  tu  ncHaurasjamais. 

SAnuANAPAi.K.  — Quoi  donc? 

MvRRiiA.  —  Ce  cpie  vaut  un  i-œur,  du  moins  un  cœur  de  femme. 

Sariianapai.k.  — J'en  ai  éprouvémillc...  etmille,elinilleencure. 

MrnniiA.  —  l)esc(pui-s? 

Sardanapai.r.  r-  Je  le  pense. 

.MvnnuA.  —  l'as  un  seul  I  Un  temps  viendra  peut-être  où  tu  feras 
celte  épreuve. 

Sarpanapalb. — Ce  temps  viendra.  Kcoule,  Myrrha.  Salémenè»  n 
déclaré...  comment  l'a-l-il  deviné?  Délus,  le  fondateur  de  ce  vaste 
royaume,  le  sait  mieux  que  moi...  mais  enfin  Saléiucnès  a  déclare 
que  mon  tronr- était  en  peril. 

MrRRiiA.  —  Il  n  bien  fait. 

SARtiANAPALi:.  —  Kl  tu  licns  ce  langage,  loi  qu'il  a  traitée  avec  un 
si  dur  mépris,  toi  qu'il  a  cha«sée  de  notre  présence  avec  ses  barba- 
res sarcasmes,  loi  qu'il  a  fait  rougir  el  pleurer? 

.MvRRiiA  —  Je  devrais  rougir  et  pleurer  plus  souvent;  il  a  bien 
fait  de  me  rappeler  à  mon  devoir.  Mais  tu  parles  de  périls...  de 
périls  qui  le  menacent. 

Saroanapale.  —  Oui,  ce  sont  de  noirs  complots  ourdis  par  des 
Mèdes...  des  mécontentements  dans  l'armée  et  dans  le  peuple,  cl 
je  ne  sais  quoi  encore...  C'est  un  labyrinthe  où  je  me  perds  ..  un 
confus  amas  dt  menaces  et  de  mystères  :  tu  connais  l'humme...  tu 
sais  que  telle  est  son  habitude;  mais  il  est  vertueux. Viens,  n'y  pcii- 
sonsplus...  Ne  nous  occupons  que  de  la  fête  de  celle  nuil. 

Myrriia.  —  Il  est  temps  de  penser  à  autre  chose  qu'à  des  fêles. 
Tu  n'as  point  dédaigné  ses  sages  avis? 

Saroanapai-e.  —  Quoi  donc?  Aurais-tu  peur? 

Myrriia.  —  Peur!...  Je  suis  Grecque,  puis-je  craindre  la  morl? 
esclave,  puis-je  redouter  ma  liberté? 

Saruanapale.  —  Pourquoi  donc  tai-je  vuepftlir? 

Myiirha.  — J'aime. 

Saruanapale. —  Et  moi  donc?  Je  t'aime  plus...  beaucoup  plus 
que  la  vie  el  le  vaste  empire  (|ue  je  suis  menacé  de  perdre...  Pour- 
tant je  ne  pilis  point. 

.Myrriia.  —  Cela  prouve  ipie  tu  n'as  d'alTection  pour  rien:  car 
celui  qui  aime  doit  s'aimer  lui-même  pour  l'amour  de  l'objet  aimé. 
C'est  pousser  trop  loin  l'imprudence  :  la  vie  et  la  couronne  ne  doi- 
vent point  se  perdre  ainsi. 

Saroanapale. — Se  perdre!...  Quel  est  l'audacieux  i)ui  oserait 
aspirera  me  les  ravir? 

M'jrriia.  —  Qui  pourrait  craindre  de  le  tenter?  Quand  celui  qui 
gouverne  s'oublie,  qui  se  souviendra  de  lui? 

SAnnANAPALE.  —  Myprha  ! 

Myrriia.  —  Ne  me  regarde  point  avec  colère;  je  l'ai  vu  trop 
souvent  me  sourire  pour  que  ce  regard  ini'contcnl  ne  me  soit  (las 
le  plus  cruel  de  tous  les  supplices.  Roi,  je  suis  votre  sujcilclmiiirc, 
je  suis  voire  esclave!  homme  ,  je  vous  ai  aimé!...  je  vous  ai  aimé 
par  je  ne  sais  qu'elle  fatale  faiblesse;  bien  que  je  sois  Grecque,  éle- 
vée dans  la  naine  des  rois...  esclave  ,  et  maudissant  mes  fers... 
Ionienne,  et  conséquemmenl,  si  je  suis  éprise  d'un  étranger,  plus 
dégradée  parcelle  jiassion  que  jiar  mes  fers!  pourtant  je  vous  ai 
aimé.  Si  cet  amour  a  été  as.sez  fort  pour  dompter  ma  nature,  ne  le 
serait-il  pas  assez  pour  vous  sauver"? 

Sardanapale.  —  .Me  sauver,  beauté  charmante!  Tu  es  merveil- 
leusement belle  :  et  cequeje  te  demande,  c'est  ton  amour,  ton  amour 
de  femme...  et  non  ma  sécurité. 

Myrriia.  —  C'est  au  sein  d'une  femme  que  vous  commencez  à 
boire  la  vie;  ses  lèvres  vous  ont  enseigné  vos  premières  paroles; 
elle  sèche  vos  premières  larmes,  et  recueille  vos  derniers  soupirs 
lorsque  déjà  les  hommes  ont  reculé  devant  la  pénible  tâche  de  veil- 
ler les  derniers  instants  de  celui  qui  fut  leur  mailre. 

Sardanapale.  — Mon  éloquente  Ionienne!  ta  parole  esl  unehai^ 
monie  ;  elle  me  rappelle  les  chants  de  ces  chœurs  tragiques,  si  chers 
au  pays  de  tes  pères.  Ohl  ue  pleure  pas...  calme-loi. 

Myrrha. —  Je  ne  pleure  pas...  Mais  je  t'en  prie,  ne  me  parle  pas 
de  mes  pères  el  de  mon  pays. 

Saroanapale. —  Cependant  tu  en  parles  souvent. 

Myrriia.  —  C'est  vrai...  c'est  vrai  :  toujours  l'objet  qui  remplit 
la  ])eiisée  se  trahit  sur  les  lèvres;  mais  quand  un  autre  que  moi 
parle  de  la  Grèce,  cela  me  fait  mal. 

Saroanapalk.  —  Eh  bien  donclcomnient  voudrais-tu  mesau\> 

Myrriia.  —  En  l'apprenant  à  te  sauver  toi-même,  et  non-seul 
ment  toi,  mais  ces  vastes  royaumes,  des  fureurs  de  la  |)ire  de  toui'  - 
les  guerres...  une  guerre  intestine. 

Sardanapale. — Eh  !  mon  enfan't,  j'abhorre touteespèce  de  gueri' 
ie  vis  au  sein  de  la  paix  et  des  plaisirs  :  que  peut  faire  de  plus  un 
nomme? 

Myrriia.  —  Hélas  I  seigneur,  envers  le  commun  des  mortels,  l'ao- 
paroil  de  la  guerre  n'est  que  trop  souvent  nécessaire  pourconser^ 
les  bienfaits  de  la  paix,  et,  pour  un  roi,  il  vaut  mieux  quelquef 
inspirer  la  crainte  que  l'amour. 

Sardanapale.  —  Je  n'ai  jamais  ambitionné  que  ce  dernier  ï.mi- 
limenl. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


373 


MvRRiiA.  — Et  tu  n'as  obtenu  ni  l'un  ni  l'autre. 

Sardanapai.e  —  Est-cfibien  toi,  Myrrha,  qui  me  dis  cela? 

Myrrha,  —  Je  parle  de  l'amour  populaire,  qui  n'est  que  l'amour 
de  chacun  pour  soi-même;  on  l'obtient  en  tenant  les  hommes  dans 
une  crainte  respectueuse  et  sous  le  joug  des  lois,  sans  toutefois  qu'ils 
soient  opprimés...  Il  faut  du  moins  qu'ils  ne  croient  pas  l'être,  ou, 
s'ils  le  savent,  qu'ils  jugent  cette  oppression  nécessaire  pour  se  sous- 
traiie  à  un  joug  plus  dur,  celui  de  leurs  passions.  Un  roi  de  fes- 
tins et  de  débauches,  un  roi  d'amour  et  de  plaisir  ne  fut  jamais  un 
roi  de  gloire. 

Saudanapale.  —  La  gloire!  qu'est-ce  que  cela? 

Myrrha.  —  Demande-le  anx  dieu.v  tes  ancêtres. 

Sardanapale.  —  Ils  sont  muets;  les  prêtres  seuls  parlent  en  leur 
nom  quand  un  nouveau  tribut  est  apporté  à  leur  temple. 

JIvRRHA.  —  Consulte  les  annales  des  fondateurs  de  ton  empire. 

Sardanapale.  —  Elles  sont  tellement  souillées  de  sang  que  je  ne 
puis  les  lire.  Mais  qu'exiges-tu  de  moi?  L'empire  a  été  fondé;  je  ne 
puis  multiplier  à  l'infini  les  empires. 

Myrrha.  —  Conserve  le  lien. 

Sardanapale.  —  J'en  jouirai  du  moins.  Viens,  Myrrha.  rendons- 
nous  sur  l'Iùiphrate,  l'heure  nous  y  invite,  la  galère  est  prête  ;  le  pa- 
villon, orné  pour  le  banquet  du  soir,  resplendira  de  beaulé  et  de 
lumière,  si  bien  que  les  étoiles  au-dessus  de  nos  têtes  le  prendront 
pour  un  astre  rival.  Nous  serons  là  couronnés  de  fleurs  comme... 

Myrrha.  — Comme  des  victimes. 

Sardanapale.  —  Non,  comme  des  souverains;  comme  ces  rt^is 
bergers  du  temps  patriarcal,  qui  ne  connaissaient  pas  de  plus  bril- 
lants diadèmes  que  les  guirlandes  de  l'été,  et  dont  les  triomphes  ne 
coûtaient  point  de  larmes.  Allons  I  (Entre  Pania.) 

Pania.  —  Que  le  roi  vive  à  jamais  I 

Sardanapale.  —  Tant  qu'il  pourra  aimer,  pas  une  heureaudelà. 
Combien  je  déteste  ce  langage  qui  fait  de  la  vie  un  mensonge,  en 
flattant  la  poussière  de  l'espoir  de  l'éternité!  Eh  bien!  Pania, 
sois  bref. 

Pania.  —  Je  suis  chargé  par  Saléménès  de  réitérer  au  roi  la  prière 
que  le  frère  de  la  reine  lui  a  déjàfaile,  de  ne  point  quitter  le  palais, 
au  moins  pour  aujourd'liui  :  legénéral,  à  son  retour, fera  connaître 
ses  motifs  ;  ils  sont  tels  qu'ils  justifieront  sa  hardiesse  et  lui  obtien- 
dront peut-être  le  pardon  de  la  liberie  qu'il  a  prise. 

Sardanapale.  — Eii  quoi!  veut-on  donc  me  mettre  en  charte 
privée?  Suis-je  déjh  captif? Ne  puis-je  même  respirer  l'air  du  ciel? 
Va  dire  au  prince  Saléménès  que,  dùti'Assyrie  tout  entière  s'insurger 
conire  moi,  et  des  myriades  de  révoltés  assiéger  ces  murs,  je 
sortirai. 

Pania.  —  Je  dois  obéir:  cependant... 

Myrrha.  — 0  monarque!  écoute-moi...  tlombien  dejours  n'es-tu 
pas  resté  dans  l'enceinte  de  ton  palais,  étendu  mollement  sur  lasoie. 
sans  \ouloir  le  montrer  aux  yeux  de  ton  peuple;  privant  tes  sujets 
de  la  présence,  laissant  les  satrapes  sans  contrôle,  les  dieux  sans 
culle,  ol  toute  chose  dans  l'anarchie  ou  l'inaction;  si  bien  que  tout, 
honnis  le  mal,  dormait  dans  ton  royaume!  Et  maintenant  lu  refu- 
serais de  rester  ici  un  seul  jour...  un  jour  qui  doit  peut-être  assurer 
ton  salut?  Au  petit  nombre  de  ceux  qui  te  sont  restés  fidèles,  tu 
refuscnais  quelques  heures  pour  eux,  pour  toi,  pour  l'honneurde  tes 
ancêtres,  pour  l'héritage  de  tes  fils? 

Pania.  —  C'est  la  vérité!  D'après  l'empressement  que  le  prince  a 
mis  à  m'envoyer  en  votre  présence  sacrée,  je  prends  la  liberté  de 
Joindre  ma  faible  voix  à  celle  qui  vient  de  parler. 

Sardanapale.  —  Non,  cela  ne  sera  pas. 

Myrrha.  —  Au  nom  de  l'empire. 

Sardanapale.  —  Partons! 

Pania.  —  Au  nom  de  tous  vos  fidèles  sujets,  qui  se  rallieront  au- 
tour de  vous  et  des  vôtres! 

Sardanapale —Ce  sont  des  illusions;  il  n'y  a  pas  de  péril...  Pure 
invention  de  Saléménès,  pour  montrer  son  zèle  et  se  rendre  né- 
cessaire ! 

Myrrha.  — Par  tout  ce  qu'il  y  a  de  juste  et  de  glorieux,  écoute  ce 
conseil. 

Sardanapale.  —  A  demain  les  affaire-)! 

Myrrha.  — Et  celte  nuit,  la  mort! 

Sardanapale. —  Eh  bien  I  qu'elle  vienne  inattendue,  qu'elle  me 
surprenne  au  milieu  de  la  joie  et  des  plaisirs,  de  la  gaîté  et  de  l'a- 
mour; que  je  tombe  comme  la  rose  cueillie!...  Plutôt  finir  ainsi  que 
de  me  flélrir  lentement! 

RlYHRHA.  —  Eh  quoi!  tous  les  motifs  les  plus  capables  d'agir  sur 
le  cœur  d'un  monarque  ne  pourront  obtenir  de  toi  que  tu  renonces 
à  une  fêle  frivole? 

Sardanapale.  —  Non. 

Myrrha.  —  Eh  bien!...  pour  l'amour  de  moi! 

Sard.\napale.  —  De  toi,  ô  ma  Myirha? 

Myrrha.  —  Cestla  première  faveur  que  j'aurai  demandée  au  roi 
d'Ass_\rie. 

Sardanapale.  —  Et  quand  ce  serait  mon  royaume,  je  te  l'accor- 


derais. Eh  bien  !  pour  l'amour  de  toi,  jeme  rends.  Pania,  retire-toi  ! 
Tu  m'entends. 
Panu.  —  Etj'obéis.  {Pa7>ia  sort.) 

Sardanapale.—  Tu  m'étonnes,  Myrrha;  quel  peut  être  ton  motif 
pour  me  faire  ainsi  violence? 

Myrrha.  —  Le  soin  de  ta  sûreté  et  la  certitude  qu'il  n'y  a  qu'un 
danger  imminent  qui  puisse  engager  le  prince  à  faire  une  demande 
aussi  pressante. 

Sardanapale.  —  Si  je  ne  le  redoute  pas  ce  danger,  pourquoi  le 
redouterais-tu? 

Myrrha.  —  Parce  que  tu  ne  le  crains  pas. 

Sardanapale.  —  Demain  tu  souriras  de  ces  vaines  terreurs. 

Myriiha.  —  Si  tout  est  perdu  ,  je  serai  dans  ces  lieux  où  nul  ne 
pleure,  et  cela  vaudra  mieux  que  le  pouvoir  de  sourire.  Et  toi? 

Sardanapale.  —  Je  serai  roi  comme  auparavant. 

Myrrha.  —  Où  ? 

Sardanapale. — AvecBaal,  Nemrod  et  Sémiramis,  et  seul  monar- 
que en  Assyrie,  ou  ailleurs.  Le  destin  m'a  fait  ce  que  je  suis...  et  il 
peu!  faire  que  je  ne  sois  plus  rien...  mais  je  ne  vivrai  pas  avili. 

Myrrha. —  Si  tu  avais  toujours  pensé  ainsi,  personne  n'eût  songé 
à  t'avilir. 

Sardanapale.  —  Et  qui  le  fera  maintenant? 

Myrrha.  —  Ne  soupçonnes-tu  personne? 

Sardanapale.  —  Soupçonner!...  c'est  le  fait  d'un  espion.  Oh! 
combien  de  moments  précieux  perdus  en  vaines  paroles  et  en  ter- 
reurs plus  vaines  encore!  Holà!  qu'on  vienne!...  Esclaves,  préparez 
la  salle  de  Nemrod  pour  le  banquet  du  soir  ;  s'il  faut  que  mon  pa- 
lais soit  changé  en  prison  ,  du  moins  nous  porterons  gaîment  nos 
fers;  l'Euphrate  nous  est  interdit,  ainsi  que  le  pavillon  d'été  qui 
orne  ses  rives  charmantes,  mais  ici  du  moins  on  ne  nous  menace 
pas  encore.  Holà!  quelqu'un  !  {Sardanapale  sort.) 

Myrrha,  seule. —  Pourquoi  faut-il  que  j'aime  cet  homme?  Les 
filles  de  ma  patrie  n'aiment  que  des  héros.  Mais  je  n'ai  point  de  pa- 
trie :  l'esclave  n'a  plus  rien,  rien  que  ses  chaînes.  Je  l'aime;  hélas! 
aimer  ce  que  nous  n'estimons  pas,  de  toutes  les  chaînes  c'est  la 
plus  pesante.  Eh  bien!  soit;  l'heure  s'approche  où  il  aura  besoin  de 
l'aHeclion  de  tous,  et  où  il  n'en  trouvera  dans  personne.  11  y  aurait 
plus  de  lâcheté  à  l'abandonner  maintenant  que  la  Grèce  elle-même 
n'eût  trouvé  d'héroïsme  à  le  poignarder  sur  son  trône  et  dans  toute 
sa  puissance;  je  ne  suis  faite  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre  de  ces 
actes.  Si  je  pouvais  le  sauver,  ce  n'est  pas  lui,  mais  moi  que  j'en 
aimerais  davantage  ;  et  j'ai  besoin  de  cela,  car  je  suis  déchue  dans  ma 
propre  estime  depuis  que  j'adore  ce  voluptueux  élranger.  Mainte- 
nant ,  ce  qui  me  le  rend  encore  plus  cher  ,  c'est  de  le  voir  en  butte 
à  la  haine  des  Barbares,  ces  ennemis  naturels  de  tout  ce  qui  a  du 
sang  grec  dans  les  veines.  Si  je  pouvais  seulement  éveiller  dans 
son  cœur  une  pensée  semblable  à  celle  qui  animait  les  Phrygiens 
eux-mêmes  alors  qu'ils  combattaient  entre  la  mer  et  les  remparts 
d'Ilion  ,  il  foulerait  à  ses  pieds  triomphants  la  multitude  des  lîàlbd- 
res.  11  m'aime,  et  je  l'aime;  l'esclave  chérit  son  maître,  et  voudrait 
l'affranchir  du  joug  de  ses  propres  vices.  Sinon ,  il  me  reste  un 
moyen  de  liberté!  et  si  je  ne  puis  lui  apprendre  à  régner,  je  puis 
du  moins  lui  montrer  la  seule  route  par  laquelle  un  roi  doit  quitter 
son  trône.  Il  ne  faut  pas  le  perdre  de  vue.  (Elle  sort.) 


ACTE  II. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Le  portique  du  même  appartement  dans  le  palais. 

BÉLESÈS,  seul. 

Déjà  le  soleil  descend  vers  l'horizon  ;  l'astre  semble  s'affaisser 
avec  plus  de  lenteur  en  laissant  tomber  son  dernier  regard  sur  l'em- 
pire d'Assyrie.  Sa  rouge  clarté  brille  au  milieu  de  ces  nuages  som- 
bres, comme  le  sang  dont  elle  est  l'avant-coureur.  Soleil  qui  vas 
disparaître,  étoiles  qui  vous  levez  dans  les  cieux,  si  ce  n'est  pas  en 
vain  que  j'ai  lu  dans  chacun  de  vos  rayons  les  décrets  tracés  par 
vos  orbites,  décrets,  qui  font  frémir  le  temps  lui-même  à  l'aspect 
des  destinées  qu'il  apporte  aux  nations;  si  je  vous  comprends  bien, 
la  dernière  heure  de  l'Assyrie  est  venue.  Et  néanmoins  que  cette 
heure  est  calme!  Une  chute  si  grande  devrait  être  annoncée  par  un 

tremblement  iie  terre c'est  un  soleil  d'été  qui  la  révèle.  Pour  le 

Chaldéeu  qui  sait  lire  dans  les  astres,  ce  disque  porte  écrit  sur  sa 
page  éternelle  la  fin  de  ce  qui  semblait  éternel  comme  lui.  Mais,  ô 
soleil  infaillible  1  brûlant  oracle  de  tout  ce  qui  vit,  source  de  toute 
existence,  et  symbole  do  celui  qui  la  donne,  pourquoi  ne  nous  au- 
uonces-lu  que  les  calamités?  [jourquoi  ne  point  nous  révélr-r  des 
jours  plus  dignes  de  ton   cours  glorieux"?  Poiuiiuoi  ne  p.is  dnidcr 


n-v 


IJ;S  WAl.W.m  LITTEHAIRES  ILLUST«ÈK8. 


ilaiK  I  avenir  nil  r.n>>ii  d'osp^rnnrp,  lonl  nii«si  liltn  quo  ilc  colt'TP* 
lùiitMiiis-inoil  oh  I  pnloii(ls-ni"i  I  je  suis  lui  ii  loraloiir,  Ion  pr'^iro  . 
Ion  scrvilpur...  Ji'  I'lii  rniiicmplù  ii  Inn  lover  cl  à  Ion  roiiclicf,  (\i  j'ai 
conrlx^  mon  fronl  duvniil  Inn  midi,  nlors  que  incs  yeux  n'osalenl 
sYlevrr  vers  loi.  J'ai  éiiii^  Ion  T'-vril,  jii  I'lii  pri''-,  jo  t'al  o(T<'l-t  ilos 
wifrHice<,  jc  I'ni  connullu,  jc  I'ni  craiiil,  jc  l'ai  inlerroRi^,  cl  In  m'as 
répiiiiilii...  Iif'la»!  les  ropoiKCii  soul  loujoiirs  rrslécs  CnfcrmfeR  dans 
nil  (•••ii'io  Talal...  Mais  tandis  que  j  ('•li'-ve  ainsi  la  voix  vi;rs  lui ,  I'as- 
(rr  iln  juiir  snliaisitc  du  plus  en  |>lus...  II  est  parli....  laissant  un 
ri'ilri  (le  sa  heauli^,  mais  non  de  sa  sei.-nee,  h  l'oceidcnt  flinrm^qiii 
sViiivrc  des leinlesdesainoiiranto  gloire,  yu'est-cedonr  que  In  mort 
ijiiand  elle  est  glorieuse?  c'est  un  coucher  de  soleil  ;  el  les  mnr'ejs 
doivent  n'estinior  liciircnx  de  ressemhler  au.\  dieux,  ne  fûlce  que 
dans  leur  déclin.       (Audace  entre  par  une  porte  intérieure.] 

AnBAci:.  —  Ri'IostV-,  pr)iiri|iioi  le  vois-je  ainsi  abfsorb^  dans  les 
pienseK  rôvcries?  ICs-lu  oceiipe  à  conlemplcr  la  dispaiilinn  de  ton 
ilii'ii  ilaiislcs  domainesd'iin  jour  inconnu?  Nous  avons  alTa're  h  la 
niiil.  lillc  est  venue. 

llKLKSii.s.  —  Mais  elle  n'e.sl  pas  partie. 

.Aiiiivn;.  — 0"  ("11''  s'écoule...  nous  sommes  pr/\ls. 

lli:i.i;si-:!î.  —  Oui  !  Que  n'esl-ellc  à  sa  lin  ! 

Aiin\i:i:.  —  Est-ce  que  le  diiule  se  serait  emparé  du  prophète, 
alors  ipi'îi  ses  jeux  les  astres  font  lirillcr  la  vicloirc* 

Ui'vLbi.sÉs.  —  Jc  ne  doute  jias  de  la  victoire,  mais  du  vainqueur. 

AniiAcK.  —  Eh  bien  I  que  tii  science  détermine  ce  point.  V.n  atten- 
dant, j'ai  préparé  des  lances  étincelanles  en  a'-^ez  p;ran(I  nombre 
|)Mur  éclipser  l'éclat  de  nos  alliées  les  planMes.  Uien  ne  contrarie 
plus  nos  projets. Le roi-fi;muic,  moins  que  femme,  c=l  à  présent  sur 
les  fluls  avec  ses  compagnes;  l'ordro  est  donné  [lourque  la  fêle  ait 
lieiidansle  pavillon.  La  premit''ri' coupc  qu'il  boira  sera  la  der- 
nièio  vitléc  par  la  race  de  Ni'uirod. 

ni'a.KSi';s.  —  Ce  fut  une  race  vaillante^ 

AnoAcn.  —  C'est  mainlenant  une  race  affaiblie...  usée...  A  nous 
de  la  régénérer. 

Dklesés.  —  En  es-tu  sur? 

Abbace.  — Son  fondateur  fut  un  chasseur....  je  suis  un  soldat.... 
Qu'.v  a-t-il  h  craindre? 

Hki.ksks.  —  Le  soldat. 

Ahiiacr.  —  Ou  le  prêtre,  peut-être;  mais  si  lu  pensais  ainsi ,  si 
c'est  encore  la  pensée,  pourquoi  ne  pas  parder  ton  roi  de  concubi- 
nes' Pourquoi  exciter  mon  coinage?  l'uunpioi  me  pousser  à  celle 
entreprise,  qui  n'est  pas  moins  la  lionne  quo  la  micnuc? 

Itri.KsKs.  —  Itefiaiile  le  ciel. 

Abuaci:. — Je  le  refjarde. 

lliii.i  si:s.  — Que  vois-tu? 

Arbace.  —  Un  beau  crépuscule  d'été  et  les  étoiles  qui  commen- 
cent à  paraître. 

Iliîi.iîsiis.  —  ICt  parmi  elles,  remarques-tu  la  plus  précoce,  la  plus 
bri^iiiic.  dont  la  lumière  vacille  comme  si  clin  allait  changer  de 
place  clans  le  bleu  lirmament? 

Aubaci;.  —  lîh  bien? 

Hici.ESKs. — C'est  ton  étoile  natale..,  C'est  la  planète  dont  les 
rayons  présidèrent  à  ta  naissance. 

Abbace,  mettant  la  main  sur  le  fourreau  de  son  épée.  —  .Mon 
étoile  est  ici  :  quand  clic  va  briller  elle  éclipsera  les  comètes  Pensons 
Ji  ce  qu'il  faut  faire  pour  jnslilier  les  jilanelos  et  leurs  présa^jes. 
Qiianil  nous  aurons  vaincu,  elles  auront  dos  temples...  oui,  el  dos 
lirôlres  aussi  ..  et  toi  tu  seras  le  pontile...  de  tels  dieux  qu'il  te  plaira: 
c.ir  j'ai  remarqué  qu'ils  sonl  tous  également  jiislcs,  et  quà  leurs 
yeux  le  plus  brave  est  le  plus  dévot. 

L<ÉLi:si;s.  — Oui,  et  les  plus  religieux  se  montrent  aussi  devant 
eux  les  plus  bravos...  Tu  ne  m'as  pas  vu  iourner  le  dos. 

Abback.  —  Non,  je  le  reconnais  pour  chef  aussi  vaillant  que  tu 
es  haliile  dans  le  culte  de  la  Chaldée  ;  mainlonant  le  plairail-ii  d'ab- 
diquer un  moment  le  piètre  et  de  me  faire  voir  le  guerrier? 

lii;LRsi;s.  —  Poiiriiuoi  pas  l'un  et  l'aiilre? 

Abmaci:. —  Cela  n'en  vaudra  qiin  mieux,  et  cependant  je  suis 
presqoe  honteux  do  voir  que  nous  avons  si  peu  il  l'aiie.  Celle  guerre 
de  fi'iiiinc  dégrade  jusqu'au  vainqueur.  Ilenverser  de  son  trône  un 
dcspnli!  hardi,  sanguinaire  ;  lutter  contre  lui  le  fer  à  lu  main,  vain- 
queur ou  vaincu,  c  eût  été  d'un  héros;  mais  lever  mon  épée  contre 
ce  ver  h  soie,  entendre  peul-ètri-  sa  voix  plaintive... 

BÉLEsi;s.  —  N'en  crois  rien  :  il  y  a  en  lui  ipielque  chose  qui  peut 
encore  le  donner  de  l'occupation,  et,  f('it-il  même  ce  que  tu  lo  crois, 
ses  gardes  sont  braves  et  commandés  par  l'habile  el  austère  .-^a- 
lémenès. 

Arbace.  —  Ils  ne  résisteront  pa.^. 

BÉLESÉs.  —  Pourquoi  non  ?  ils  sont  soldats. 

Abdace.  —  C'est  vrai  ;  et  il  leur  en  faut  un  pour  chef. 

Iliii.EsÉs.  —  Salémenès  est  siddat. 

Abbaue.  —  Mais  il  n'est  pas  leur  roi.  D'ailleurs,  lui-même,  à  cause 
de  la  reine  sa  sœur,  <létesle  l'ôire  elTcnniné  qui  nous  gouverne. 
.N'aslii  pas  remarqué  qu'il  s'éloigne  de  toutes  les  fêles  ? 


!IÉi.E!<i:s.  —  Mais  il  ne  s'éloigne  pas  du  conseil  ;  il  y  est  i.nijour.^ 
assidu. 

Abbacb.  —  Ht  toujours  conIrariA.  Que  faut-Il  de  plus  puiir  f.iirc 
do  lui  un  rebelle T  Voir  un  ins^^nsé  sur  le  irrtn",  mn  «an,' désho- 
noré et  lui-même  rebuté  I  commcnl  donc  T  c'est  pour  le  venger  que 
nous  travaillons. 

Bi:i.rsi;s.  —  PIrtt  au  ciel  qu'on  pdt  l'amener  à  penser  ainsi  I 

Abbaciî.  —  Il  faudrait  le  sonder. 

Bi':i.i;sÉs.  —  Oui,  çj  l'ope.ision  s'en  précenic.     {Entre  Daléa.) 

Dai.éa.  —  Satrapes,  le  roi  réclame  votre  présence  h  la  fêle  celte 
nuit. 

nÉi.EsÈs.  —  Eulemlre,  c'est  obéir.  Li  fMc  a  lieu  ilans  le  pavillon, 
sans  doute? 

Uai.ha.  —Non,  ici,  dans  le  palais. 

Arbacr.  —  Comment,  dans  le  palais?  tel  n'était  pas  l'ordre. 

Uai.ha.  —  C'est  l'ordre  mainlenanl. 

AmiACE.  —  ICI  poiiiqiini  ? 

Hai.ea.  —  Je  l'ignore.  Puis-jc  me  relirerT 

Arbace.  —  Demeure. 
_  Hli.iisés.  à  part  a  ./rhnrr. — Laisse-le  partir,  (yi  llaléa.)  Oui,  Ba- 
léa.  remercie  le  monarque  de  notre  part,  baise  le  bord  de  son  man- 
teau impérial,  et  dis-lui  que  ses  esclaves  rama«seronl  les  miettes  qu  il 
daignera  laisser  tomber  de  sa  royale  table  à  l  heure  de...  C'est  à 
iniiiuil,  je  pense  ? 

IIai.éa.  —  A  minuit,  dans  la  salle  de  Nenirod.  Seigneurs,  jc  m'in- 
cline devant  vous,  et  prends  congé.  (Hatéa  sort.) 

Abbace.  —  Ce  changement  subit  n'annonce  rien  de  bon  ;  il  y  a 

(pielquc  mystère  lii  dessous. 

UÉLEsiis.  —  ICt  ne  change-t-ll  pas  mille  fois  par  jour?  L'indo- 
lence est  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  capricieux  ;  ses  projets  se 
modilient  plus  souvent  que  les  marches  et  les  contremarehes  cl  un 
général  qui  veut  prendre  son  aciversaire  en  faule.  A  quoi  peiises-ln? 

Abbace.  —  Il  aimait  ce  p.ivillon,  son  séjour  favori  pendant  Tele. 

Bi  i.ESÉs.  —  Il  a  aimé  aussi  la  reine...  puis,  après  elle,  trois  mille 
courtisanes...  Il  n'est  rien  que  toiir-h-lour  il  n'ait  aimé,  hormis  la 
sagesse  et  la  gloire. 

Arbace.  — Quoi  qu'il  en  soit...  il  y  a  là  quelque  chose  qui  ne  me 
plait  [las  ;  puisqu'il  a  changé  de  caprice...  nous  devons  changer 
aussi  nos  plans.  L'attaque  était  facile  dans  ce  pavillon  solitaire,  en- 
touré de  gardes  appesantis  par  le  vin  et  de  courtisans  tout-àfuit 
ivres  ;  mais  dansla  salle  de  Nemrod... 

BÉLF.sÈs.  —  Comment  donc  !  l'orgueilleux  guerrier  semblait 
craindre  que  les  avenues  du  trcjne  ne  fussent  trop  faciles...  Se- 
rais tu  donc  fAché  de  trouver  un  degré  ou  deux  plus  glissants  que 
lu  ne  l'y  attendais  ? 

Arbace.  —  Le  moment  venu,  tu  sauras  si  j'ai  peur.  Tu  m'as  vu 
jouer  gaiinenl  ma  vie;  mais  aujourd'hui,  il  y  va  de  beaucoup  plus 
que  ma  vie un  royaume  est  l'enjeu. 

BÉLESÉs.  —  Je  t'ai  prédit  que  lu  gagnerais... 

Aiibace. —  Si  j'étais  devin  ,  je  m'en  serais  prédit  autant.  Mais 
obéissons  aux  étoiles:  je  ne  veux  me  brouiller  ni  avec  elles  ni  avec 
leur  interprète.  Qui  vient  ici?  (Entre  Salkmenes.) 

S.vi.KMENÈs.  —  Satrapes  ! 

Bi';i.ESÉs  — Prince  I 

Sai.ksienès.  —  Heureux  de  vous  rencontrer...  je  vous  cherchais 
tous  deux,  mais  ailleurs  qu'au  palais. 

Abbace.  —  Pourquoi  clone? 

Sai.émenès.  —  Ce  n'est  p,as  l'heure. 

Abbace.  —  L'heure...  quelle  heure? 

SAf.KMENKB.  —  De  minuit. 

Bki.'sés.  —  Minuit,  seigneur? 

Salémenès. -^ Quoi  donc?  n'étes-vous  pas  invités? 

llELKSÈs.  —  Ah  I  oui...  nous  avions  oubhé  ce  dont  vous  parlez. 

Sali:.menes.  —  Est-il  habituel  d'oublier  l'invitation  d'un  souvc- 
l'din  ? 

Abbace. —  C'est  que  nous  n'avons  appris  qu'Ji  l'inslaiil  même 
I  heure  et  le  lieu. 

Sai.émenès.  —  Que  faites-vous  ici  î 

Arrace.  —  Noire  service  nous  y  appelle. 

Sm.émknès.  — Quel  service? 

Bki.esès.  —  Le  service  de  llilat.  Nous  avons  le  privilège  d'ap- 
procher le  iiionarc|uo:  mais  nous  l'avons  trouvé  absent. 

Saléjiknès.  —  l';t  moi  aussi,  j'ai  un  servic:e  h  faire. 

Arbace.  —  Pourrions-nous  connaître  sa  nature  ? 

Sai.émenès.  — C'est  d'arrêter  deux  traîtres.  Gardes  h  moi!  (/.« 
f/rirrte.i  entrent.) 

Sai.émenès,  continuant.  —  Salrajies,  vos  êpées! 
Bei.esès,  rendant  son  ipée.  —  Seignenr.  voici  mon  cimeterre. 
.\bbace,  tirant  son  gtaire  du  fourrrau.  —  Viens 'prendre  1; 
mien. 

Sat.éminÉs.  .l'mvinrant.  — J'Y  vais. 


CEUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


375 


Aruace.  — Tu  on  recevras  la  lame  dans  le  cœur...  la  poignée  ne 
(liiii'-ora  pas  ina  main. 

Salkmf.nès,  mettant  le  fer  à  la  main.  —  Ali  !  ali  !  lu  veux  (loue 
n'sisler?  C'est  bien...  cela  épargnera  un  ju^jcinent  et  peul-èlre  une 
funeste  ciémencf.  Soldats,  frappez  ce  rebelle! 

Arbace.  —  Tes  soldais!  oui seul,  tu  ne  l'oserais  pas. 

Sai.kmemès.  —  Seul!  esclave  insensé  !  qu'y  a-t-il  en  toi  qui  puisse 
fiiiro  ipculer  nn  prince?  Nous  redouions  ta  ti'aliison,  mais  non  pas 
la  force  ;  ta  dent  n'est  rien  sans  son  venin,  c'est  celle  du  serpent, 
non  du  lion.  (Ju'on  l'immole. 

Biii.FSÈs,  s' interposant .  —  Arbace!  où  est  voire  raison?  n'ai- 
jo  pas  rendu  mon  cpée ,  moi?  Fiez-vous  également  à  la  justice  de 
notre  souverain. 

Arbace.  —  .\on.  j'aime  mieux  nie  fier  aux  étoiles,  dont  tu  nous 
yiarles  tant,  et  à  ce  faible  bras  ;  je  veux  mourir  souverain  de  moi- 
même,  maître  au  moins  de  mon  souffle  et  de  mon  c*ps... 

Salé.mem'îs,  aux  gardes.  —  Vous  l'entendez  ,  et  vous  enleudez 
mes  ordres;  ne  le  prenez  pas...  tuez-le.  (Ara  gardes  attaquent 
Arbace,  qui  se  défend  avec  bravoure  et  adresse,  et  les  fait  reculer  ) 

Sai.kmenès.  — Eh  quoi!  faut-il  donc  que  je  fasse  l'oftice  de  bmir- 
reau  ?  Lâches!  vous  allez  voir  comment  on  punit  un  traître.  [Sa- 
lémenès  attaque  Àrbace  ,•  Sardanapale  entre  avec  sa  suite.) 

Sardanapale.  —  Arrêtez! sous  peine  de  la  vie,  vous  dis-je. 

Eh  quoi!  êles-vous  sourds  ou  ivres?  Mon  épée! ...  Imprudent  que  je 
suis,  je  ne  porte  point  d'épée.  (.■/  im  garde.)  Voyons,  loi,  donne- 
umi  ion  arme.  [Sardanapale  prend  Pépée  d'un  soldat ,  se  jette 
entre  les  combattants  et  les  sépare.)  Jusque  dans  mon  palais  !  Je  ne 
sais  nui  m'empêche audacieux  querelleurs! 

BÉLESÈs.  —  Sire  ,  c'est  voire  juslice. 

Salemenés.  •—  Oui...  voire  faiblesse. 

Sardanapale.  —  Comment? 

Salemenés.  — Frappe!  pourvu  que  tu  frappes  aussi  le  traître... 
mais  si  tu  l'épargnes  un  moment ,  sans  doute,  c'est  pour  le  livrer 
aux  tortures...  Frappe-moi  d'abord  j'y  consens. 

Saiidanapale. —  Lui,  un  iraîlrelQui  donc  ose  attaquer  Arbace? 

Solémenès.  —  5Ioi  ! 

Sardanapale.  —  Prince,  vous  vous  oubliez.  En  vertu  de  quel 
tilre  agissez-vous  ici  ? 

Salemenés,  montrant  Icsceau.  —  En  vertu  de  celui  que  tu  m'as 
donné. 

Ai-.BACE,  confus.  —  Le  sceau  du  roi  ! 

Salemenés.  —  Oui!  le  roi  peut  le  confirmer. 

Sardanapale.  — Je  ne  le  l'ai  pas  remis  pour  un  semblable  usage. 

Salemenés.  —  Je  l'ai  reçu  de  vous  pour  garantir  votre  sûreté... 
j'en  ai  fait  l'usage  que  j'ai  cru  le  meilleur.  Prononcez  vous-même. 
Ici  je  ne  suis  que  votre  esclave,  tout  à  l'heure  j'étais  votre  repré- 
sentant. 

Sardanapale.  —  Eh  bien  !  remettez  vos  glaives  dans  le  fourreau. 
{Jrhace  et  Salénienès  obéissent.) 

Palémenés.  —  Soit  !  mais  je  vous  supplie  de  garder  le  vôtre  : 
c'cFl  le  seul  sceptre  assuré  qui  vous  reste. 

Svrdanapale.  —  11  est  bien  pesant;  la  poignée  me  blesse  la  main. 
'./  if7i  garde.)  Soldat,  reprends  ton  arme.  Eh  bien!  seigneurs,  que 
signifie  tout  cela? 

BÉii^És.  —  C'est  au  prince  à  répondre.  * 

Salemenés.  —  De  mon  ccMé  est  la  fidélité,  du  leur  la  trahison. 

Sardanapale. —  Trahison  !...  Arbace!  trahison  etBélesès!  voilà 
des  noms  que  je  n'aurais  jamais  cru  voir  réunis. 

HÉLESÉs.  —  Où  est  la  preuve? 

Salemenés.  —  Je  répondrai  quand  le  roi  aura  demandé  lépée  de 
l')n  complice. 

Arbace  ,  à  Salemenés.  —  Celte  cpée  a  été  tirée  aussi  souvent  que 
la  !;i-iiin:  contre  si'S  ennemis. 

SalésÎenés.  —  Elle  vient  d'être  tirée  contre  le  frère  du  roi,  elle 
le  s'i-a  (!i-.ns  une  heure  contre  le  roi  lui-même. 

S- RDANAPALE.  —  Il  n'osciait...  non,  non,  je  ne  veux  point  cn- 
teii,  le  de  telles  choses.  Ces  vaines  accusations  sont  propagées  par 
di>  .ils  mercenaires  qui  vivent  de  la  calomnie  déversée  sur  les  gens 
de  liien.  Il  faut  qu'on  vous  ail  trompé,  mon  frère. 

."■•ALÉMKNÉs  — Qu'il  comuience  par  rendre  son  épée,  que  parcel 
acte  de  soumission  il  se  proclame  votre  sujet,  et  je  répondrai  à  tout. 

Sardanapale.  —  Si  je  le  croyais!...  mais  non,  le  Mède  Arbace... 
ce  .'ïuerrier  loyal...  le  meilleur  de  mes  lieutenant^...  non  ,  je  ne  lui 
fer  .•  point  Linsulte  de  l'obliger  à  rendre  un  cimeterre  qu'il  ne  ren- 
dit jumais  à  nos  ennemis.  Satrape,  gardez  votre  arme. 

Salemenés,  lui  rendant  le  sceau.  —  iMonarque,  reprenez  voire 
sceau. 

Sardanapale.  — Non  ,  garde-le  !  mais  tâche  d'en  user  avec  plus 
cd  modération. 

Salemenés.  —  Grand  roi ,  j'en  ai  usé  dans  l'intérêt  de  votre  hon- 
neur ,  et  je  vous  le  rends  parce  que  je  n'en  puis  faire  l'usage  que 
mon  honneur  me  prescrit.  Confiez-le  à  Arbace. 

Sardanapale.  —  Je  le  devrais  ;  il  ne  me  lu  jamais  demandi''. 


Salemenés.  —  N'en  doutez  pas,  il  l'obtiendra  sans  ce  semblant 
de  respect. 

BÉLKSÉs.  —  Je  ne  sais  qui  a  |)U  prévenir  si  malheureusement  le 
prince  contre  deux  sujets  dont  personne  n'a  égalé  le  zèle  pour  le 
liieu  de  rAs.syrie. 

Salemenés'.  — Tais-loi,  prêtre  factieux,  guerrier  perfide;  lu  réu- 
nis dans  ta  personne  les  vices  les  plus  hideux  des  deux  profe.^sions 
li's  plus  dangereuses.  Garde  les  paroles  emmiellées  et  les  homélies 
menteuses  pour  ceux  qui  ne  te  connaissent  pas.  Le  crime  de  ton 
complice  est  du  moins  un  crime  hardi,  qui  n'est  point  déguisé  par 
les  ruses  que  t'enseigna  la  Chaldée.  . 

BÉLP.sÉs.  —  L'entendez -vous!  ô  mon  souverain,  fils  de  Bélus? 
Il  blasphème  le  culte  de  l'empire,  la  divin  lé  de  vos  pères. 

Sardanapale.  —  Ah  !  pour  cela,  je  vous  prie  de  l'absoudre  ;  je 
me  dispense  du  culte  des  morts,  sentant  que  je  suis  mortel,  et  con- 
vaincu que  la  race  dont  je  suis  issu  est...  ce  que  je  la  vois...  de  la 
cendre. 

BÉLESÈs.  —  Roi  ,  n'en  croyez  rien;  vos  ancêtres  sont  avec  les 
astres,  et... 

Sardanapale.  — Tu  iras  bientôt  les  rejoindre  là-haut,  si  tu  con- 
tinues à  prêcher  sur  ce  ton...  (lomment  donc  !  mais  c'esl  un  crime 
de  lèse-majesté  au  premier  chef. 

Salemenés.  —  Seigneur... 

Sardanapale.  —  Me  faire  ici  la  leçon  sur  les  idoles  d'Assyrie  ! 
Qu'on  l'éloigné...  donnez-lui  son  épée. 

Salemenés.  —  Mon  seigneur  ,  mon  roi ,  mon  frère ,  réfléchissez, 
je  vous  prie  ! 

Sardanapale.  — Oui,  oui,  n'est-ce  pas?  pour  être  sermonne , 
étourdi,  assourdi  de  l'histoire  des  morts,  et  de  Baal,  et  de  tous  les 
mystères  astrologiques  de  la  Chaldée! 

"Bélesés.  —  Monarque,  respectez  les  feux  du  ciel  ! 

Sardanapale.  —  Obi  pour  eux,  je  les  aime.  J'aime  à  les  con- 
templer dans  la  voûte  azurée,  et  à  les  comparer  aux  yeux  de  ma 
.Myriiiii  ;  j'aime  à  voir  leurs  rayons  se  refléter  dans  l'onde  argentée 
cl  tremblante  de  l'Euphrale,  quand  la  brise  légère  de  la  nuit  iide  la 
surface  du  fleuve  et  soupire  dans  les  roseaux  qui  couvrent  ses  bords  ; 
mais  que  ce  soient  des  dieux,  comme  vous  le  dites,  ou  le  séjour  des 
dieux,  comme  d'autres  le  préiendent,  ou  simplement  les  flambeaux 
de  la  nuit;  que  ce  soient  des  momies  ou  les  luminaires  distincts 
des  mondes  ,  je  l'ignore  et  me  soucie  peu  de  le  savoir.  Il  y  a  dans 
mon  incertitude  je  ne  sais  quoi  de  doux,  que  je  n'échangerais  pas 
contre  votre  scieucTi  chaldéenne.  D'ailleurs,  lout  ce  que  l'argile  hu- 
maine peut  connaître  de  ce  qui  est  au-dessus  et  au-dessous  d'elle... 
se  réduit  à  rien.  Je  vois  l'éclat  des  astres,  et  je  sens  leur  beauté... 
brillant  sur  mon  tombeau,  ils  ne  seront  plus  rien  pour  moi. 

BÉLESÈS.  —  Dites  plutôt,  grand  roi,  que  vous  les  connaîtrez  mieux. 

Sardanapale. —  J'attendrai,  s'il  vous  plaît,  pontife;  je  ne  suis 
pas  pressé  de  posséder  cette  science.  Cependant,  reprenez  votre 
épée,  et  sachez  que  je  préfère  vos  services  militaires  à  votre  minis- 
tère sacerdotal...  quoique  je  me  soucie  peu  de  luu  e:  de  lautrek 

Salemenés,  à  part.  —  Ses  débauches  l'ont  privé  de  sa  raison';  il 
faut  le  sauver  malgré  lui. 

Sardanapale.  —  Veuillez  m'éeouler, satrapes,  et  toi  surtout,  prê- 
tre de  Baal,  parce  que  je  me  méfie  plus  de  loi  que  de  ee.guerrier  ; 
et  je  m'en  méfierais  plus  encore  si  tu  n'élais  à  demi  soldat.  Sépa- 
rons-nous en  paix...  je  ne  parle  pas  de  pardon...  on  ne  l'accorde 
qu'aux  coupables;  et  je  n'affirmerai  pas  que  vous  l'êtes.  Cependant 
vous  savez  que  votre  vie  dépend  d'un  souffle  de  ma  bouche,  et  que 
la  moindre  appréhension  vous  serait  fatale,  ftlais  ne  craignez 
rien...  car  je  suis  clément  et  ne  me  laisse  point  dominer  par  la 
crainte...  Vivez  donc.  Si  j'étais  ce  que  vous  me  croyez,  vos  têtes  se- 
raient déjà  suspendues  aux  portes  de  ce  palais....  N  en  parlons 
plus.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  je  ne  vous  crois  pas  coupables,  et  je 
ne  vous  proclame  pas  non  plus  innocents.  Des  hommes  qui  valent 
mieux  que  vous  et  moi  sont  prêts  à  vous  accuser;  et  si  jabandoii- 
n.iis  voire  destinée  à  des  juges  plus  sévères,  je  pourrais  sacrifier 
deux  hommes  qui,  dans  tousles  cas,  ont  été  autrefois  fidèles.  Vous 
êtes  libres,  seigneurs. 

Arbace.  — Sire,  cette  clémence... 

Bélesés,  /  interrompant.  —  Est  digne  de  vous  ;  et,  bien  qu'inno- 
cents, nous  vous  rendcms  grâces. 

Sardanapale. —  Prêtre,  gardez  vos  actions  de  grâces  pour  Bé- 
lus ;  son  descendant  n'en  a  pas  besoin. 

BÉLESÉS.  —  Mais  étant  innocents... 

Sardanapale.  —  Vous  devez  vous  taire...  le  crime  a  la  voix 
haute.  Si  vous  êtes  fidèles,  on  vous  a  fait  outrage,  et  vous  devez 
éprouver  de  la  douleur,  non  de  la  reconnaissance. 

BÉLESÉS.  —  Sans  doute  ,  si  la  justice  élait  toujours  rendue  sur  la 
terre  par  uu  pouvoir  tout  imissaiit;  mais  rinnocence  est  souvent 
obligée  de  recevoir  la  juslice  comme  une  faveur. 

Sardanapale.  —  La  remarque  serait  bonne  dans  un  sermon  ; 
mais  ici  elle  est  déplacée.  Je  vous  prie  de  garder  ces  belles  choses 
pour  plaider  devant  le  peuple  la  cause  de  votre  souverain. 

BÉLiiSÉs.  —  Certes,  il  n'y  a  pas  pour  cela  de  motifs. 

Sardanapale.  —  l'oinl  de- motifs,  peut-être;  mais  beaucoup  degeus 


37« 


LKS  VEILLÉES  LITTÉKAIKES  ILLUSTUÉES. 


qiiichci'clicnl  hen  faire  naître.  Si  vous  rencontrez  decesRcns-là  dans 
l'exercice  île  vos  (onctions  sur  l:i  terre,  ou  si  vous  en  lisez  l'exis- 
lence  au  ciel,  n'oubliez  pas  qu'entre  le  ciel  cl  la  terre  il  y  a  quel- 
que chose  de  pire  nu'un  roi  qui  gouverne  un  grand  nombre  de  su- 
jets et  n'en  immole  r.-";  un  seul:  qui,  s.ins  se  haïr  lui-mûine, 
aime  assez  ses  semblables  pour  épargner  ceux  qui  ne  l'épar- 
pneraienl  pas  s'ils  devenaient  un  jour  les  maîtres...  Satrapes,  vous 
ttcs  libres  de  faire  ce  qu'il  vous  plaira  de  vos  personnes  et  de  vos 
ipées  ;  mais,  Ji  dater  de  ce  moment,  je  n'ai  plus  besoin  ni  des  unes 
ni  des  autres.  Saléraenès.  suivez-moi.  {Sardanapale  sort  avec  Sa- 
léinenés  et  sa  suite,  laissant  Arbace  et  Bélesés.) 

AnoACB.  —  Bélesès! 

Itri.ESÈs.  —  l'^h  bien  !  que  penses-tu? 

AiiBACB.  —  Une  nous  sommes  perdus. 

RÉi.ESKS.  —  Que  le  royaume  est  à  nous. 

Arbaci:.  —  Eh  quoi!  ainsi  soupronnos...  le  glaive  suspendu  sur 
nos  têtes  par  un  cheveu  que  pourrait  briser  le  souffle  impérieux 
qiii  nous  a  épargnés  !  ..  j'ignore  poiiniuoi  I 

BÉLKSKs. —  Ne  cherche  point  i  le  savoir;  mettons  le  temps  à 
profit.  L'heure  est  eneore  à  nous...  notre  puissance  est  la  mûme... 
eetle  nuit  est  celle  que  nous  avions  destinée  à  notre  entreprise. 
Kien  ii'est  changé  pour  nous,  si  ce  n'est  que  nous  ne  i)ensions  pas 
ôlre  soupçonnés,  et  que  maintenant  nous  le  savons  avec  une  certi- 
tude qui  ferait  de  tout  délai  une  folie. 

AnBACE.  —  Pourtant. .. 

Bei.f.sés  —  Quoi  !  encore  des  doutes? 

Abbaci;.  —  11  a  épargné  notre  vie  ;  que  dis-je  ?  il  nous  a  défendus 
contre  son  frère  I 

Hklksès.  —  Et  combien  de  temps  serons-nous  épargnés  ?  jusqu'à 
la  première  minute  d'ivresse. 

Ahback.  —  Ou  plutôt  de  sobriété!  Quoiqu'il  en  soit,  il  a  noble- 
ment api  -.  il  nous  a  donné  avec  une  générosité  royale  ce  que  nous 
avions  lAchement  mérité  de  perdre. 

Hiii.iiSKS.  —  Dis  donc  courageusement. 

Abbaciî. —  L'un  et  l'autre  peut-être.  Mais  sa  confiance  lu'a  tou- 
ché, et,  quoi  qu'il  advienne,  je  n'irai  pas  plus  loin. 

BÉLESKS  —  Et  lu  ab.indonnerais  l'empire  du  monde! 

AniiACE.  —  J'abandonnerais  tout  plutôt  que  l'estime  de  moi- 
même. 

BixEsPs.  —  Je  rougis  de  voir  que  nous  devons  la  vie  à  ce  roi , 
dniii  le  sceptre  est  une  quenouille  ! 

AnBACE.  —  Toujours  la  lui  devons-nous,  et  je  rougirais  bien  plus 
d  ôler  la  vie  à  qui  me  la  donne. 

Helksès.  —  Tu  peux  endurer  tout  ce  qu'il  te  plaira...  les  astres 
en  ont  décidé  autrement. 

Abbace.  —  Dussent-ils  descendre  du  ciel  et  marcher  devant  moi 
dans  toute  leur  spl-Mideur.  je  ne  les  suivrai  pas. 

B1CI.ESÈS.  —  Voilà  une  faiblesse...  pire  que  colle  d'une  femme  ef- 
frayée dun  rêve  de  mort,  et  s'éveillant  dans  les  ténèbres.  En  avant! 

Ahbace.  — Quand  il  parlait,  il  m'a  .semblé  voir  en  lui  Nemrod. 
dont  la  statue  impériale  règne  encore  dans  son  temple,  au  nnlieu 
de«  images  (les  autres  monarques. 

Pelesés  —  Je  l'avais  dit  moi-méntc  que  tu  Tii.sais  trop  peu  de  cas 
de  cet  homme,  et  qu'il  y  avait  en  lui  i|uelque  chose  de  royal... 
qu  en  conclure?  C'est  au  moins  un  noble  ennemi. 

Abbace.  — Et  nous,  nous  sommes  de  lùclies  adversaires!...  Oh! 
piiurijuui  faut-il  qu'il  nous  ait  épargnés? 

BÉi.ESÈs.  — Voudrais-tu  donc  avoir  péri  de  la  sorte? 

Ahbace.  —  Non...  mais  c'eut  été  mieu.v  (|ue  de  vivre  ingrats. 

HÉLEsÈs.  —  Oh!  que  certains  hommes  ont  l'Ame  étrangement 
faite  !  Tu  envisageais  froidement  ce  que  les  poliliqui's  appellent 
un  crime  d'Etat,  et  des  insensés  une  trahison...  et  voii'à  que  tout- 
à-coup,  par  je  ne  sais  quel  caprice,  ce  roi  débauché  s'élant  interposé 
orgueilleusement  entre  lui  et  Saléinenès,  tu  dianges  de  pensée...  te 
voilà  devenu...  quoi?...  un  Sardanapale!  je  ne  connais  pas  de  plus 
ignominieux  surnom 

Ahbace.  —  Il  y  a  une  heure,  malheur  à  qui  me  l'eût  donné  !  sa 
vie  eût  tenu  à  peu  de  chose...  Maintenant  je  te  pardonne  comme  il 
nous  a  pardonné...  Sémiramis  elle-même  n'en  eut  pas  fait  autant. 
ItELESEs.  —  Non...  la  reine  n'aimait  pas  que  l'on  Icntit  de  |)ar- 
tager  son  autorité  royale,  et  son  épon.v  en  a  su  quelque  chose. 
Ahbace.  —  Désormais  je  veux  le  servir  loyalement. 
IÎE1.ESËS.  —  Et  bu  1  blement. 

Ahbace.  —  Non,  prêtre,  mais  avec  fierté...  car  je  serai  vertueux. 
Ainsi,  je  serai  plus  prés  du  trône  que  tu  ne  l'es  du  ciel;  pas  tout-à- 
faii  si  liauiain  peul-ôire ,  mais  plus  élevé.  Tu  peux  faire  ce  qu'il  te 
plaira..  In  as  des  explications  mysticpies.  des  règles  subtiles  du  juste 
et  de  l'injuste,  dont  je  manque  pour  me  conduire;  moi,  je  m'a- 
b.indonne  à  la  diiection  d'un  cœur  simple.  Et  maintenant  tu  me 
connais. 
Bf.LEsÈs.  —  As-tu  fini  ? 
Arbace.  —  Oui,  a\ec  toi. 

Belesès  — Et  tu  me  tiahiiassans  doute  comme  lu  inequities? 
Ahbace  — C'est  la  pensée  d'un  prêirr  ei  non  celle  d'un  soldat  ! 


BÉLESÈS.  — Comme  tu  voudras...  trêve  à  cca  querelles  ;  éconic- 
moi  un  moment. 

Abbace.  —  Non...  11  y  a  plus  de  périls  dani  ton  esprit  subtil  que 
nans  toute  une  phalange. 

BÉLESKS.  —  Puisqu'il  en  est  ainsi,  je  marcherai  seul  en  avant. 

Abbace.  —  Seul  I 

BÉLESÈS  —  Sur  un  trône  il  n'y  a  de  place  que  pour  un. 

Ahbace.  —  Mais  celui-ci  esl  occupé. 

Hklesès. —  Par  un  monarque  méprisé,  ce  qui  est  pire  que  s'il 
était  vacant.  lléfl'Thissez,  Arbace  :  je  vous  ai  toujours  aidé,  chéri, 
encouragé  ;  j'aimais  à  vous  servir,  dans  l'espoir  de  servir  l'Assyrie. 
Le  ciel  même  .semblait  d'accord  avec  nous,  et  tout  nous  a  souri 
jusqu'au  dernier  moment,  où  tout-à-coup  votre  ardeur  s'est  chan- 
gée en  une  honteuse  faiblesse.  Mais  maintenant,  plutôt  que  de 
voir  gémir  ma  patrie,  je  veux  être  son  sauveur  ou  la  victime  de 
son  tyran,  oiPpeul-être  l'un  et  l'autre,  comme  il  arrive  quelque- 
fois ;  et  si  je  triomphe,  Arbace  sera  mou  sujet. 

Ahdace  —Ton  sujet! 

BÉLESÈS.  —  Pourquoi  pas?  cela  vaut  mieux  que  d'être  l'esclave, 
et  l'esclave  pardonné  d'un  roi-femme.  (Entre  Pâma.) 

Pania.  — Seigneurs,  je  suis  porteur  d'un  ordre  du  roi. 

Aroace.  — Avant  de  le  connaître,  nous  obéissons. 

BÉLESÈS.  — Cependant  quel  est-il? 
1       Pâma.  — 11  vous  est  enjoint  de  partir,  cette  nuit  même,  pour 
vous  rendre  dans  vos  satrapies  respectives  de  Babylono  et  de  Mcdie. 
!       BÉLESÈS.  —  Avec  nos  troupes  ? 

Pâma.  —  Mon  ordre  ne  comprend  que  les  satrapes  et  leur  suite. 
i       \rrace.  —  Mais... 

BÉLESÈS.  — Il  faut  obéir.  Dis  que  nous  partons. 
i       Pania.  —  Mon  ordre  est  de  vous  voir  partir,  et  non  de  transmel- 
I   tre  votre  réponse. 

I       BÉLESÈS,  a  part.  —  Oh,  oh  !  (,-/  Pania.)  Nous  vous  suivons. 
i       Pâma.  — Je  vais  commander  la  garde  d'honneur  à  laquelle  voire 
J   rang  vous  donne  droit  ;  puis,  j'attendrai  votre  convenance,  pourvu 
([ue  le  délai  ne  dépasse  pas  une  heure.  (Pania  sort.) 

BÉLESÈS.  — Obéis  donc  à  présent. 

Arbace.  —  Sans  nul  doute. 

BÉLESÈS.  — Oui .  ton  obéissance  te  conduira  jusqu'aux  portes  du 
palais  qui  nous  sert  actuellement  de  prison...  pas  au-delà. 

Arbace. — Tu  as  touché  juste!  le  royaume  dans  sa  vaste  étendue 
ne  nous  offre  plus  à  tous  deux  que  des  cachots. 

Belesès.  —  Dis  plutôt  des  tombeaux. 

Ahbace.  —  Si  je  le  pensais,  cette  bonne  épée  en  creuserait  un 
autre  avant  le  mien. 

BÉLESÈS. —  Elle  aura  suffisamment  à  faire;  j'augure  plus  favo- 
rablement que  loi.  A  présent,  sortons  d'ici  comme  nous  pourrons; 
tu  reconnais  avec  moi  que  cet  ordre  est  une  couJanina:ion. 

Arbace.  —  Quelle  autre  interpréiation  pourrait-on  lui  donner? 
('.'est  la  politique  des  monarques  île  l'Orient:  le  pardon  et  le  poi- 
son ..  des  faveurs  et  un  glaive,  un  voyage  lointain  et  un  sommeil 
éternel.  Combien  de  satrapes,  du  temps  de  son  père...  car  lui,  je 
l'avoue,  est  ennemi  du  sang,  ou  du  moins  il  l'a  été  ju.squ'à  eejoiir... 

BÉLESÈS.  —  Mais  maintenant  il  ne  le  sera  plus  el  nu  saurait  l'être. 
%  Arbace.  —  Je  doute  qu'il  le  puisse.  Combien,  du  temps  de  son 
])ère,  n'ai-je  pas  vu  de  satrapes  se  mettre  en  route  pour  aller  pren- 
dre possession  de  puissantes  vice-rovautés,  et  rencontrer  un  tom- 
beau sur  leurs  pas  !  Je  ne  sais  comment  cela  se  faisait  :  mais  tous 
tombaient  malades  en  chemin  ,  tant  la  roule  était  pénible. 

Bf.lesés.  -Gagnons  seulement  l'air  libre  de  la  ville,  et  nous 
abrégerons  le  voyage. 

Ahbacb.  —  Peut-être  qu'aux  portes  mêmes  on  nous  l'abrégera. 

BÉLESÈS. —  Ils  n'oseront  risquer  la  chose;  leur  [Mdjet  est  sans 
doute  de  nous  faire  périr  secrètement,  mais  non  dans  le'palais  ni 
dans  l'enceinte  de  la  ville,  oii  nous  sommes  connus  et  pouvons 
avoir  des  partisans  ;  s'ils  avaient  eu  l'inteutlon  de  nous  immoler 
ici,  nous  ne  serions  déjà  plus  du  nombre  des  Mvants.  Partons. 

Arbace.  —  Si  je  croyais  qu'on  n'en  voulût  pas  à  ma  vie  ! 

Belesès.  —  Insensé!  Eloignons-nous...  Quel  autre  but  pourrait 
avoir  le  despotisme  alarmé?  Allons  rejoindre  nos  troupes. 

Arbace.  —  Pour  marcher  vers  nos  provinces? 

Belesès. — Non.  version  royaume.  Nous  avons  du  temps,  du 
cœur,  de  l'espoir,  et  des  moyens  que  nous  laissent  amplement  leurs 
demi-mesures...  En  avant! 

Arbace.  —  Au  milieu  de  mon  repentir  me  faut-il  donc  encore  re- 
tomber dans  le  crime? 

Belesès.  —  La  défense  personnelle  est  une  vertu,  et  le  seul  bou- 
,  levari  de  tout  droit.  Parlons,  dis-je!  quittons  ce  lieu;  on  y  respire 
un  air  épais  et  funeste;  les  murailles  y  sentent  la  prison...  Sor- 
tons, ne  leur  laissons  pas  le  lemps  de  délibérer  davantage;  un 
prompt  départ  prouve  notre  zèle  et  empêche  le  digne  Pania  ,  qui 
doit  nous  escorter,  d'anticiper  sur  les  ordres  qui  poiirraienl  lui  être 
donnés  à  quelques  parasanges  d'ici.  Non  ,  il  n'y  a  pas  d'autre  parti 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


377 


à  prendre...  partons  !  dis-je.     (//  sort  avec  Arbace  qui  le  suit  à  re- 
gret; entrent  Sardanapale  et  Salùmenés.) 

Sardanapale.  — Eh  bien  I  tout  est  réparc  sans  effusion  de  sang, 
1,;  plus  sol  de  tous  les  remèdes;  l'exil  de  ces  hommes  assure  notre 
tranquillité.  .      .  ,   ■      • 

Salemenès. Oui,  nous  sommes  en  surcte,  comme  celui  qui  mar- 
che sur  des  fleurs  est  à  l'abri  de  la  vipère  enlacée  autoui'  de  leurs 
racines  .,  ,        ,        n 

.'^ardanapale.  —  Que  faudrait-il  donc  faire  ? 

Salemenès.  —  Annuler  ce  que  vous  avez  fait. 

Sardanapale.  —  Révoquer  mon  pardon  ? 

Salémenés.  —  Fixer  la  couronne  qui  chancelle  sur  votre  Ictc. 

Sardanapale.  —  Salé- 
iiunès,  ce  serait  une  con- 
duite t.vrannique. 

Salémenijs.  —  Mais 
prudente. 

Sardanapale.  —  Quel 
danger  peuvent-ils  nous 
susciter  à  la  frontière? 

Salemenès.  —  Us  n'y 

sont  pas  encore et  si 

l'on  m'en  croyait ,  ils  n'y 
arriveraient  jamais. 

Sardanapale.  —  Je 
t'ai  écoulé...  pourquoi 
ne  les  entendrais-je  pas 
à  leur  tour? 

Salemenès.  —  Vous  le 
saurez  plus  tard;  main- 
tenant je  cours  rassem- 
bler voire  garde.  « 

Sardanapale.  —  Et  tu 
nous  rejoindras  au  ban- 
quet? 

Salemenès.  —  Sire , 
veuillez  m'en  dispenser. . . 
je  ne  suis  pas  un  ami  de 
la  table  ;  commandez- 
moi  pour  tout  autre  ser- 
vice. 

Sardanapale.  —  Mais 
il  est  bon  de  se  réjouir 
de  temps  en  temps. 

Salemenès.  —  Il  est 
bon  aussi  qu'ca  veille 
pour  ceux  qui  se  réjouis- 
sent trop  souvent.  Puis- 
je  me  retirer? 

Sardanapale.  —  Reste 
encore  un  moment,  mon 
bon  Salemenès,  mon  frè-  -7^. 

re,  mon  fidèle  sujet,  meil- 
leur rirince  que  je  ne  suis 
roi.  Tu  aurais  dû  être  mo- 
narque, toi  ;  et  moi...  peu 
importe  1  mais  ne  crois 
pas  que  je  sois  insensible 
à  ta  vertueuse  sagesse,  à 
ton  affection  franche  et 
sincère,  à  ton  indulgence 
pour  mes  folies,  bien  que 
tu  ne  sois  pas  pour  moi 
ménager  de  reproches. 
Si ,  contre  Ion  avis,  j'ai 
épargné  ces  hommes,  ou 

du  moins  leur  vie ce 

n'est  pas  que  je  doute  de  la  prudence  de  tes  conseil;  mais  laissons- 
les  vivre  pour  se  corriger.  Leur  bannisjiiuent  me  laissera  un  som- 
meil tranquille,  ce  que  leur  mort  n'eût  pas  fait. 

Salemenès.  —  Pour  sauver  des  liaîtres,  vous  courez  le  risque  de 
dormir  à  jamais.  Un  moment  de  rigueur  eût  épargné  des  années  de 
crimes.  Cet  exil,  celle  demi-indulgence,  ne  servira  qu'à  les  irriter... 
Il  faut  que  la  giàce  soit  entière,  sans  quoi  elle  est  nulle. 

Sardanapale.  —  Je  m'étais  borné  à  les  destituer,  ou  du  moins  à 
les  éloigner  de  ma  présence;  n'est-ce  pas  toi  qui  m'as  pressé  de  les 
renvoyer  dans  leurs  satrapies? 

Salemenès.  —  C'est  vrai  ;  je  l'avais  oublié.  S'ils  arrivent  dans 
leur  gouvernement,  c'est  alors  que  vous  aurez  raison  de  me  repro- 
cher mon  conseil. 

Sardanapale.  — Et  s'ils  n'y  arrivent  pas Prends  bien  garde 

il  faut  qu'ils  s'y  rendent  en  toute  sûreté... 
Salemenès  —  Permettez  que  je  sorte;  je  veillerai  sur  eux. 
SARi).\>Ai'u.r.  —Va  donc  et  pense  mieux  de  ton  frère. 


Arbace,  Salemenès  et  Bélesès 


Salemenès.  —  Je  servirai  toujours  loyalement  mon  souverain. 

{Salemenès  sort.) 
Sardanapale,  seul. —Ctl  bomme  est  d'un  earaclère  trop  in- 
flexible :  il  a  la  dureté  d'un  roc.  Mais  il  en  a  aussi  l'élévatinn  11 
est  exempt  des  souillures  de  la  commune  argile...  tandis  que  moi  je 
suis  fait  d'une  pâte  plus  molle,  tout  imprégnée  du  suc  des  fleurs... 
hélas!  nos  acles  doivent  être  conformes  à  notre  nature.  Si  j'ai  erré 
cette  fois,  ma  faute  est  de  celles  qui  pèsent  le  plus  légèrement  sur 
ce  sens  inconnu,  auquel  je  ne  sais  quel  nom  donner,  mais  qui  me 
cause  une  impression  parfois  de  peine  et  pauXois  de  plaisir;  sur  cet 
esprit  qui  semble  placé  auprès  de  mon  cœur  pour  compter  ses  bat- 
tements, et  qui  m'interroge  comme  n'ose  jamais  faire  aucun  mor- 
tel- Chassons  ces  vaines  pensées.,  ne  songeons  qu'à  la  joie!  Voilà 

justement  son  messager 
qui  m'arrive. 

(Entre  Myrrua  ) 

Myrrha.  —  Le  ciel  se 
couvre  et  s'assombrit;  le 
tonnerre  gronde  sourde- 
ment dans  les  nuages  qui 
s'accumulent,  cl  l'éclair, 
dardant  ses  flèches  de 
feu,  nous  annonce  une 
horrible  lenipêle.  Grand 
roi,  qiiilteras-tu  donc  le 
palais  ? 

Sardanapale.  —  Une 
tempête,  dis-tu? 

MïRRHA.  —  Oui ,  sei- 
gneur. 

Sardanapale  —  Pour 
moi ,  je  ne  serais  pas  fâ- 
ché de  varier  l'uniformité 
du  spectacle,  et  de  con- 
templer la  guerre  des  élé- 
ments; mais  cela  n'ac- 
commoderait guère  les 
vêtements  de  soie  et  les 
membres  délicats  de  nos 
convives.  Dis,  Myrrha , 
^  es-tu  de  celles  qui  crai- 

gnent   le    mugissement 
des  orages? 

MvRRHA.  —  Dans  mon 
pays  nous  respectons  leur 
voix  comme  les  augures 
de  Jupiter. 

Sardanapale.  —  Jupi- 
ter! Ah!  oui,  votre  Baal, 
à  vous...  le  notre  préside 
aussi  au  tonnerre,  et  de 
temps  à  autre  la  chulc  de 
la  foudre  atteste  sa  divi- 
nité. Malheureusement , 
il  arrive  parfois  que  ses 
coups  s'égarent  et  vont 
frappersespropresaulels. 
MïRRiiA. — Ceseruitun 
funeste  présage. 

Sardanapale.  —  Oui, 
pour  les  prêtres.  Eh  bien  I 
nous  ne  sortirons  pas  cel- 
te nuit  de  l'enceinte  du 
palais  ;  c'est  ici  que  la  fête 
a  lieu. 

MvHRHA.    —   Mainle- 

nant.    que    Jupiter    soit 

loué!  il  a  entendu  la  prière  que  tu  ne  voulais  jias  entendre.  Les 

dieux  sont  plus  bienveillants  pour  toi  que  tu  ne  les  toi-même;  ils 

inler()osent  cet  orage  entre  les  ennemis  et  toi. 

Sardanapale.  —  Enfant  !  s'il  y  a  du  danger,  n'est  il  pas  tout  aussi 
grand  dans  ces  murs  que  sur  les  bords  du  fleuve? 

MvRRHA.  —  Non  :  ces  murailles  sont  hautes  et  solides  ;  elles  sont 
bien  gardées;  il  faut  pour  arriver  à  toi  que  la  trahison  franchisse 
plus  d  un  détour,  plus  d'une  porte  massive;  mais  dans  le  pavillon 
du  fleuve  tu  n'avais  aucun  moyen  de  défense. 

Sardanapale.  —  Contre  la  trahison,  il  n'est  de  sûreté  ni  dans  le 
palais,  ni  dans  la  forteresse,  pas  même  au  sommet  du  Caucase, 
qu'entoure  un  rempart  de  nuages,  et  où  l'aigle  suspend  sou  aire  aux 
rocs  inaccessibles;  de  même  que  la  flèche  atteint  partout  le  roi  des 
airs,  le  poignard  peut  atteindre  le  roi  de  la  terre.  Mais  rassiire-toi  : 
les  deux  satrapes,  innocents  ou  coupables,  sont  bannis,  et  déjà  loin. 
MvRRHA.  —  Us  vivent  donc  ? 
Sahdanap.\le,  —  Toi  !  demander  du  sang  ! 


378 


LKS  VKILLÊIÎS  LITTËRAlKKS  ILLD8TRÈR8. 


MniniiA.  —  Ji"  iliMiifiiKlo  tin  juste  cliiVlinipnl  ponr  rciix  qui  osent 
ulleiiler  à  ta  vie;  si  je  pensais  aiilreinenl,  je  ne  nii'rileraiR  pis  de 
conserver  In  mienne.   D'ailleurs .  lu  as  eiiieudu  le  prinee. 

S\nn\N*rAi.K.  —  VoilJi  qui  csl  élrniijre!  la  douceur  et  la  si^vcri  '• 
sont  l'Kalenii'nt  lipu^es  roulre  moi  cl  nie  poussent  h  la  vcnf-ance 

MvnnuA.  —  l.n  venpeaneeesl  une  vertu  piceipie. 

SAimANAPALE.  —  Mais  non  une  vertu  royale...  Je  n'en  veux  pas; 
ou  si  j''  "l'v  aimndonnc,  ce  sera  contre  des  rois  mes  (^gaux. 

MYiiniiA. —  (À'S  lioMinies  aspiraient  h  le  devenir. 

Sabpanap^le.  —  M»rrlia,  ce  sont  là  des  senlimenls  de  femme  :  ils 
vieiMienl  de  la  crainte. 

M\  iiBiiA.  —  De  ma  rrainle  pour  tes  jours. 

SAnnANAPAi.r.  —  N'impnrli-,  c>;l  toujours  de  la  crainte.  Ton  sexe 
timide,  une  fois  irrité,  pousse  sa  vindicative  fureur  à  un  degrc';  de 
persévérance  que  je  ne  voudrais  pas  imiter.  Je  le  croyais  exemple 
de  la  puérile  fnililcsse  des  femmes  de  l'Asie. 

MviinuA.  —  Seigneur,  il  ne  m'appartient  pas  de  vanter  mon  amour 
ou  mon  (lévoùinent  :  j'ai  partagé  voire  splendeur,  je  partagerai  vos 
périls,  l'eut-élre  trouvere/.-vous  un  jour  plus  de  Gdclilé  dans  une 
esclave  que  dans  des  myriades  de  sujets.  Mais  puissent  les  dieux 
écarter  ce  présage  I  idutol  être  aimée  .•^ans  en  paraître  digne  que  de 
vous  prouver  mon  amour  dans  des  aflliclions,  que  peut-être  tous 
mes  soins  ne  pourraient  adoucir. 

SAnnANAPAi.E.  —  Où  existe  l'amour  parfait,  l'aflliction  ne  sau- 
rait pénétrer;  elle  reconnaît  bientôt  son  impuissance  et  s'éloigne- 
Entrons,  l'heure  approche;  il  faut  nous  préparera  recevoir  nos 
convives.  'Ih  sortent.) 


ACTE  III. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

I.a  s.ille  du  palais  est  illuminée.  —  Sardanapalc  et  ses  hôtes  sonl  k  tabl<). 
—  On  cnlenii  le  bruit  d'une  tempête,  et  le  tonnerre  gronde  i  plusieurs 
reprises  pendant  le  banquet. 

SARDANAPALIi  ,   ZAMKS  .    ALTADA  ,    MYnnilA  ,    CtC. 

Sardanapale.  —  Remplissez  jusqu'aux  bordsl  Voilai  (|iri  est  bien, 
je  suis  ici  dans  mon  vrai  royaume,  entouré  de  ces  yeux  briUanls  ci 
de  ces  visages  resplendissants  de  bonheur  et  de  beauté.  Ici  la  dou- 
leur ne  saurait  nous  atteindre. 

Zamès.  —  Ici  ni  ailleurs...  où  est  le  roi,  le  plaisir  brille. 

Sabdanapale.  —  Ceci  ne  vaut-il  pas  mieux  quo  les  chasses  de 
Ncmrod,  ou  ces  cxpédiiions  de  mon  aïeule  insensée  chassant  aux 
royaumes,  et,  apri^s  les  avoir  conquis,  ne  pouvant  les  garder  ? 

Altada.  —  Ouelque  puissants  qu'ils  aient  été  ,  nul  de  \o.s  pré- 
ilécesseurs  n'égala  Sardanapale;  caiil  a  placé  son  bonluurdans  la 
paix,  seule  glriire  véritable. 

Sardaxapale.  —  Kt  dans  le  plaisir,  dont  la  gloire  n'est  que  !e 
chemin,  cher  Allada.  Que  cherche  l'homme?  les  jouissances!  Nous 
en  a»ons  abrégé  la  roule,  el  nous  n'avons  pas  voulu  y  marcher  en 
creusant  une  tombe  sous  chacun  de  nos  pas. 

Zamés.  —  Non  ;  tous  les  canirssont  heureux  ,  el  toutes  les  voix 
béni.sseni  le  roi  paeifiiiue  qui  tient  le  monde  en  joie. 

Saroanapale.  —  lui  es-tu  bien  siir?  J'ai  entendu  parler  diffé- 
rcnimi'iii.  Un  prétend  qu'il  est  des  traîtres. 

Zamks.  —  Traîires  eux-mêmes  qui  parlent  ainsi...  c'est  impossi- 
ble :  quels  seraient  leurs  motifs? 

Saroanapale.  —  Leurs  mniifs?  c'est  vrai...  remplissez  ma  coupe! 
Ne  pensons  pas  ît  ces  gens-là  ;  ils  n'existent  pas  ;  ou  s'ils  existent , 
ils  simt  loin. 

Ai.TAUA.  —  Convives,  écoulez  la  sanlé^quc  je  vais  porter!  tout  le 
monde  Ji  genoux!  Buvons  au  salut  du  roi...  buvons  au  monanpie, 
au  dieu  Sardanapale  I  (Zames  et  les  convires  s'agriioiiil/ent  et  .s'c- 
rrieiit  :  Au  dieu  Sardanapale,  plus  grand  que  Baal,  son  aïeul!) 
'tu  moment  où  les  conrircs  s'agenouillent ,  le  tonnerre  gronde: 
ijnelf/iies-uns  se  lerint  e/frni/es.} 

Zamés.  —  Pourquoi  vous  levez-vous  ,  mes  amis?  Par  la  voix  de 
la  foudre,  les  dieux,  ancêtres  du  monarque,  expriment  leur  assen- 
liment. 

Mïrrha.  — Ou  plutôt  leur  courroux.  Roi ,  comment  pcux-lu  souf- 
frir celle  folle  impiélé? 

SvuoANAPAi.E.  —  Impiélé  !...  si  mes  prédécesseurs  sont  îles  dieux, 
je  ne  ferai  pas  honle  à  leur  lignag".  Mais  levez-uius,  mes  pieux 
amis;  gardez  vos  prières  pour  le  di'U  (|ui  tonne  en  ce  moment  : 
je  désire  l'amour,  et  non  l'adoration.  Il  me  semble  que  le  tonnerre 
rediiublc  :  la  nuit  est  affreuse. 

Myrriia.  —  Oh  I  oui ,  pour  ceux  qui  n'ont  pas  de  palais  où  ils  re- 
çoivent leurs  adorateurs. 

.■^AnnwAPAi.E  — Tu  as  raison,  ma  .Myrrha  ;  que  ne  puis-je  trans- 
former mon  royaume  o»  un  vaste  asile  pour  tous  les  malheureux  I 


MrnnnA.  —  Tu  n'es  donc  pas  un  dieu  ,  puisque  lu  m-  peux  ac- 
complir nu  vo'u  d'une  bienveillance  aussi  \mlveit!cllc. 

Sarpanapalk.  —  Et  vos  dieux,  ibinc,  qui  le  peuvent  ut  ne  le 
font  pas? 

MvRRiiA.  — Taisons-nous,  de  peur  de  les  irriter. 

Saruanapai,!:.  —  C  est  vrai;  ils  n'aiment  pas  plus  que  les  hom- 
mes à  être  censurés.  .Mes  amis,  il  mi-  vient  une  pensée  ;  s'il  n'y 
avait  pas  de  temple,  croyez-vous  qu'il  y  eiïi  des  adorateurs  de  1  air, 
surtout  l.irsqu'il   f.iit  tapage  eonime  en  rc'iU'imeut? 

MvRRiiv.  —  Le  Persan  |)rie  sur  sa  montagne. 

Saruanapai.e. — Oui,  quand  le  soleil  luit. 

MvRRiiA.  —  Si  ce  palais  était  sans  toiture  et  en  ruines,  crois-lu 
qu'il  y  eût  beaucoup  de  flaneurs  qui  viendraient  baiser  la  poussière 
sur  laquelle  le  roi  serait  étendu. 

Ai.TADA.  —  La  belle  Ionienne  abuse  de  la  satire  envers  une  na- 
tion qu'elle  ne  connait  pas  siifUsamment  :  les  Assyriens  ne  con- 
naissent de  bonheur  que  celui  de  leur  roi,  et  c'est  dans  Ihommagc 
qu'ils  lui  rendent  qu'ils  mettent  leur  orgueil. 

Sahoanai'ai.iî.  —  Mes  nobles  holes  voudront  bien  pardonner  a  la 
belle  Grecque  sa  parole  un  peu  vive. 

Ai.TAnA.  —  Lui  pardonner,  sire!  a|Mès  vous,  c'est  elle  que  nous 
honorons  le  plus.  Silence!  qu'ai-je  entendu? 

Zamks.  —  Le  bruit  de  quelque  porte  éloignée,  ébranlée  por  le 
vent. 

Ai.TAnA.  —  J'ai  cru  reconnaître  le  cliquetis  des...  Ecoulez  encore. 

Zami;s.  —  C'est  la  pluie  qui  bondit  sur  le  toit, 

SARDANAPALE.  —  Il  sufl'it!  .>lyrrha  ,  mon  amour,  la  lyre  e«l-idle 
prêti- ?  chanle-nons  un  hymne  de  Sajpho,  tu  sais,  celle  (pii ,  dans 
ton  pays,  se  précipita...  "(pâma  entre  avec  son  épér  el  ses  rfte- 
ments  ensanglantés  ;  les  convives  se  lèvent  en  désordre.) 

Pâma  ,  avx  gardes.  —  Veillez  aux  porles!  courez  aux  mursex- 
téricur.s!  Aux  armcsl  aux  armes!  le  roi  est  en  danger!  Monarque, 
excusez  cet  empressement  :  c'est  celui  de  la  fidélité. 

SARnANAPALE.  —  Parle! 

Pâma.  —  Les  craintes  de  Salémenès  se  sont  réalisées  :  les  per- 
fides satrapes... 

Saroanapale.  — Tu  es  blessé  !...  du  vin.  Reprendshaleine,  brave 
Pallia. 

Pâma.  —  Ce  n'est  rien  :  les  chairs  seules  sont  entamées.  Je  suis 
plus  l'alif.'iié  de  la  hâle  que  j'ai  mise  à  venir  avertir  mon  souverain 
que  de  ma  blessure  même. 

Mtrriia.  —  Kh  bien  !  les  rebelles? 

Pania.  —  A  peine  Arbace  cl  Belesis  furent-ils  arrivés  \\  leurs 
quarlicrs  dans  la  ville,  qu'ils  se  sont  refusés  ;\  pousser  plus  loin  ;  et 
lors')iic  l'ai  essayé  de  faire  usage  des  pouvoirs  qui  m'avaient  été  dé- 
jéirués,  ils  ont  appelé  à  leur  aide  leurs  troupes,  qui  se  sont  auda- 
cieiisement  soulevées. 

MvRRHA.  —  Toutes? 

PANtA.  —  Un  trop  grand  nombre. 

SardAnaPàle.  —  Dis  tout  ce  que  tu  sais  ;  n'épargne  pas  la  vérité 
à  mi<n  oreille. 

Pâma. — Ma  faible  garde  s'est  montrée  fidèle,  el  ce  qui  reste  l'est 
encore. 

.MvBRHA.  —  Sonl-ce  les  seuls  qui  soient  restés  dans  le  devoir? 

Pâma.  —  Non  :  nous  avons  encore  les  Bactricns  commandés  par 
Salémenès,  qui  s'était  mis  en  marche,  en  conséquence  des  soup- 
çons que  lui  inspiraient  les  généraux  mèdcs.  I.cs  Baciriens  sont 
nombreux  ,  ils  tiennent  tête  aux  rebelles,  disputent  le  terrain  pied 
il  pied,  et  se  sont  concentrés  autour  du  palais,  où  Salémenès  se 
propose  de  réunir  toutes  ses  forces  pour  la  défense  du  roi.  (//  hé- 
site.) Je  suis  chargé  de... 

MvRRiiA.  —  Ce  n'est  pas  le  moment  d'hésiter. 

Pania.  —  Le  jirince  Salémenès  su])plie  le  roi  de  s'armer,  ne  fût- 
ce  i]ue  pour  tin  mumcnl,  el  de  se  montrer  aux  soldais  ;  sa  seule  jiré- 
sence  pourrait  faire  en  ce  moment  plus  qu'une  armée  entière. 

Sardanapale.  —  Allons,  mes  armes  ! 

Myrrha.  — Tu  veux  donc... 

Sardanapale.  — Si  je  le  veux  ?...  Voyons,  qu'on  se  dépêche  !... 
Je  ne  prendrai  point  mon  bouclier;  il  est  trop  lourd...  une  légère 
(■uirasse  et  mon  épée!  Où  sont  les  rebelles? 

Pâma.  —  Le  plus  fort  du  combat  est  h  un  stade  tout  au  plus  du 
mur  extérieur. 

Sardanapale.  —  .\lors  je  puis  combattre  h  cheval.  Hol'i.  Sf^ro  ! 
cMi'iin  amène  mon  ctuirsier.  On  trouverait  assez  d'espace  irénie  dans 
les  cours  et  près  de  la  porte  extérieure  pour  f.iire  mauiiMurer  la 
moitié  des  cavaliers  de  1  Arabie.  (.*iféro  sort  pour  rlu  relier  les  ar- 
mes du  roi.) 

Mtrrra.  —  Combien  je  l'aime  I 
Sardanapale. — Je  n'en  ai  jamais  douté. 
.Myrrha.  — Ce  n'est  qu'à  présent  que  je  te  connais. 
Sardanapale  a  un  de  ses  serviteurs.  —  Qu'on  apporte  aussi  ma 
lanco...  Où  est  Salémenès? 
Pania.  —  Au  poste  dun  soldai,  au  plu?  fort  de  la  mêlée. 


œUVRES  COMPLETES  DE  LORD  BYRON. 


Saruanapale.  —  Va  le  trouver  snr-lu-champ...  Le  passage  est-il 
libre  ?  Les  coniiminicalions  sont-elles  maintenues  entre  le  palais  et 
les  troupes?  .,..,, 

P^N,,^.  _  Oui ,  sire  ,  du  moins  elles  l'étaient  lorsque  j  ai  quitte  le 
prince,  et  je  n'ai  pas  de  crainte  ;_nos  soldats  faisaient  bonne  conle- 
nanee,  et  la  phalange  était  formée. 

Sardanapale. — Dis-lui  de  ménager  sa  personne  pour  le  mo- 
ment; ajoute  que  je  n'épargnerai  pas  la  mienne...  et  que  je  vais  le 
rejoindre. 

Pâma.  —  Ce  mot  décide  la  victoire.  [Pania  sort.) 

Saiidanapale.  —  Altadal...  Zamèsi...  allons,  armez-vous!  Vous 
trouverez  dos  armes  dans  l'arsenal.  Qu'on  mette  les  femmes  en  sû- 
reté dans  les  appartements  les  plus  reculés;  qu'une  garde  y  soit 
placée,  avec  l'ordre  formel  de  ne  quiiter  ce  poste  qu'avec  la  vie.  Za- 
mès,  lu  en  prendras  le  commandement.  Allada,  va  l'armer,  et  re- 
viens ;  Ion  poste  est  auprès  de  notre  personne.  [Zaïnés,  Altada 
et  ions  sortent ,  à  l'exception  de  Myrrha;  S  fera  et  d'autres  offi- 
ciers du  palais  arrivent  portant  les  armes  du  roi.) 

Sfbbo.  —  Prince,  voici  votre  armure. 

S.^rdanapale  ,  s'armant.  —  Donnez-moi  ma  cuirasse...  bien; 
mon  baudrier,  maintenant  mon  épée  ;  j'oubliais  le  casque...  où  est- 
il  ■?  C'est  bien...  non ,  il  est  Irop  lourd  ;  vous  vous  êtes  trompé,  ce 
n'est  jias  celui  ci  que  je  voulais,  mais  l'autre  qui  porte  un  diadème. 

Sfébo.  — J'ai  craint  que  les  iderreries  dont  il  est  orné  n'atiiias- 
seiit  trop  les  regards,  et  n'exposassent  votre  front  sacré...  Croyez- 
moi,  celui-ci,  quoique  moins  riche,  est  d'un  métal  plus  solide. 

Sardanapale.  —  Tu  as  craint  I  Serais-tu  devenu  un  rebelle"?  Ton 
devoir  est  d'obéir  ;  retourne  sur  tes  pas,  et...  Non,  il  est  trop  lard... 
je  m'en  passerai. 

Sféro.  —  Portez  du  moins  celui-ci. 

^ARDANAPALE.  — J'aimcrais  autant  .porter  le  Caucase  I  c'est  une 
vraie  montagne  que  j'aurais  sur  la  tète. 

Si'KRo.  —  Sire,  il  n  est  pas  un  soldat  qui  voulût  combattre  exposé 
ainsi.  Tout  le  monde  vous  reconnaîtra;  car  l'orage  a  cessé,  et  la 
lune  brille  de  tout  son  éclat. 

Sardanapale.  —  Je  sors  pour  qu'on  me  reconnaisse...  Mainte- 
nant... ma  lance  !  Je  suis  armé.  {Sur  le  point  de  sortir,  il  s'arrête 
cl  se  tourne  vers  Sféro.)  Sféro...  j'avais  oublié...  donne-moi  un 
miroir. 

Sféro.  —  Un  miroir,  sire  1 

Sardanapale.  —  Oui,  le  miroir  de  bronze  poli  rapporte  parmi 
les  dépouilles  de  l'Inde...  mais  dépêche-toi.  (Sféro  sort.)  Myrrha, 
retire-toi  dans  un  lieu  sûr.  Pourquoi  n'es-tu  pas  avec  les  femmes? 

MvRRHA. —  Parce  que  ma  place  est  ici. 

Sardanapale.  —  Et  quand  je  serai  parti? 

MvRRHA. — Je  le  suis. 

Sardanapale. — Toi,  au  combat! 

MvRniiA.  —  Si  cela  était,  je  ne  serais  pas  la  première  fille  de  la 
Grèce  qui  aurait  pris  ce  chemin.  J'attendrai  ici  ton  retour. 

Sardanapale.  —  Ce  lieu  est  découvert,  c'est  le  premier  où  l'en- 
nemi pénétrera  s'il  est  vainqueur.  S'il  en  était  ainsi,  et  que  je  ne 
levinsse  pas 

MvRRUA.  —  Nous  nous  rejoindrions  également. 

Sardanapale.  —  Où? 

MvRRHA.  —  Dans  le  lieu  où  tous  doivent  se  réunir  un  jour... 
dans  le  domaine  des  ombres,  s'il  est,  comme  je  le  crois,  un  rivage 
par-delà  le  Styx  ;  et,  s'il  n'en  est  pas,  dans  le  tombeau. 

Sardanapale.  — Oseras-tu? 

MvRBHA.  —  J  oserai  tout!  mais  non  survivre  à  ce  que  j'ai  tant 
aimé,  et  consentir  à  être  la  proie  d'un  rebelle.  Pars,  et  que  rien  n'ar- 
rête ton  courage.  [Sféro  rentre  avec  le  miroir.) 

Sardanapale,  se  mirant.  —  Cette  cuirasse  me  sied  à  ravir,  le 
hauilricr  mieux  encore,  et  le  casque  pas  du  tout.  (//  rejette  le  cas- 
ijiic  après  l'avoir  essayé  de  nouveau.)  H  me  semble  que  je  suis  très 
iiien  sous  celte  parure  ;  il  s'agit  maintenant  de  la  metlre  à  l'épreuve. 
Aliada!  où  est  Allada? 

Sféro.  — Seigneur,  il  attend  dehors  et  porte  voire  bouclier  ;  c'est 
un  driiii  de  naissance  transmis  de  génération  en  génération. 

Sardanapale. —  Myrrlia!  embrasse-moi...  encore!...  encore!... 
aime-moi,  quoi  qu'il  advienne;  ma  principale  gloire  sera  de  me 
rendre  plus  digue  de  ton  amour. 

MvRBUA. —  Pars,  et  reviens  vainqueur!  {Sardanapale  et  Sféro 
.•iorteyit.)  Maintenant  me  voilà  seule  ;  tous  sont  partis  :  combien  peu 
reviendront!  Qu'il  soit  vainqueur  ,  dussé-je  périr!  S'il  est  vaincu, 
je  meurs  ;  car  je  ne  veux  pas  lui  survivre.  Il  s'est  enlacé  à  mon 
cœur,  je  ne  sais  ni  comment  ni  pourquoi.  Ce  n'est  pas  parce  qu'il 
est  roi,  car  à  présent  son  trône  vacille  sous  lui,  et  la  terre  s'ou- 
vre prête  à  ne  lui  laisser  qu'un  tombeau  ;  et  cependant  je  l'en  aime 
davantage.  0  puissant  Jupiter!  pardonne -moi  ce  monstrueu.\ 
amour  pour  un  barbare  qui  ne  connaît  pas  l'Olympe  !  Oui,  je  l'aime 
maintenant,  mainlenanl,  beaucoup  plus  que...  licoulons  !...  J'en- 
tends les  cris  des  comballanls!  on  dirait  qu'ils  s'approclienl.  S  il 


en  doit  êlre  ainsi  [elle  lire  une  fiole),  ce  suhlil  poison  de  la  Col- 
chide,  que  mon  père  apprit  à  composer  sur  le  rivage  du  Pont,  et 
qu'il  me  dit  de  conserver;  ce  poison  me  délivrera!  Il  m'eût  déjà 
délivrée  depuis  longtemps,  si  je  n'avais  aimé  au  point  d'oublier  que 
j'étais  esclave...  dans  un  pays  où,  hormis  un  >e'il.  tous  sont  escla- 
ves, et  fiers  de  leur  servitude,  pourvu  qu'ils  dominent  à  leur  loin- 
sur  d'aulres  hommes  placés  plus  bas  sur  l'échelle.  Ils  oublient,  hé- 
las !  que  des  cliaines  portées  comme  parure  n'en  sont  pas  moins 
des  chaînes.  Encore  des  cris  !  le  cliquetis  des  armes  s'approche  .. 
il  est  temps...  il  est  temps...  {Entre  Altada.) 

Altada.  —  Holà!  Sféro!  holà! 

Myrrua.  —  Il  n'est  pas  ici ,  que  lui  voulez-vous?  Où  en  est  le 
combat? 

Altada.  —  11  est  douteux  et  terrible. 

Myrrha.  —  Et  le  roi? 

Altada.  —  Se  conduit  en  roi.  Je  cherche  Sféro  pour  qu'il  apporle 
à  son  maître  une  nouvelle  lance  et  sou  casque.  Jusqu'à  présent,  il 
a  combailu  sans  armure  de  tête,  et  beaucoup  Irop  exposé.  Les  sol- 
dats l'ont  reconnu,  et  l'ennemi  aussi  :  à  la  clarté  brillante  de  la  lune, 
sa  liare  (,1e  soie  et  sa  chevelure  floltante  ont  fait  de  lui  un  but  par 
trop  royal;  toutes  les  nèches  sont  dirigées  vers  son  beau  front  et 
le  large  bandeau  qui  le  ceint. 

Myrrha.  —  0  vous,  dieux  puissants!  qui  lancez  vos  foudres  surla 
teri'e  de  mes  a'icux,  protégez-le  !...  Etes-vous  envoyé  par  le  roi? 

Altada.  —  Par  Salémenès,  qui  m'a  expédié  à  l'insu  de  l'insou- 
ciant monarque.  Le  roi!  le  roi  combat  comme  il  s'amuse!  Ilolàl 
Sféro!  Sféro!  Je  vais  à  l'arsenal;  il  doit  y  être.       (Altada  sort.)^ 

Myrrha.  —  Il  n'y  a  pas  de  déshonneur...  non  il  n'y  a  pas  de  dés- 
honneur à  êlre  éprise  de  cet  homme.  Peu  s'en  faut  même  que  je 
ne  désire  maintenant  ce  que  je  n'aurais  pas  désiré  naguère  ,  qu'il 
soilGrec.  Si  Alcide  descendit  jusqu'à  porteries  vêlemenls  et  laque- 
nouille  de  la  Lydienne  Omphale,  certes,  celui  qui ,  depuis  ses  ten- 
dres années  élevé  dans  la  mollesse,  s'élève  loiit-à-coup  au  niveau 
d'Hercule,  et  passe  du  banquet  au  champ  de  bataille  comme  à  un 
lit  d'hyménée,  celui-là  mérite  une  fille  grecque  pour  amante,  nn 
poète  grec  pour  le  chanter,  un  tombeau  grec  pour  monument. 

{Un  officier  entre.) 

Myrrha.  —  Où  en  est  la  bataille  ,  seigneur  ? 

L'oFFiciER.  —  Perdue!  perdue  presque  sans  ressource.  Zamèsi 
où  est  Zamès  ? 

Myrrha.  —  A  la  tête  des  gardes  qui  veillent  sur  l'appartement 
des  femmes.  {L'officier  sort.)  Il  est  parti,  et  il  s'est  borné  à  me 
dire  que  tout  est  perdu!  Qu'ai -je  besoin  d'en  savoir  davantage?  Ces 
mois  sicouris  annoncent  la  ruine  d'un  royaume  et  d'un  roi,  d'une 
race  de  treize  siècles,  d'innombrables  existences,  delà  fortune  même 
de  tous  ceux  qui  survivront  ;  et  moi  aussi,  dans  ce  naufrage,  je  dois 
périr  avec  les  grands  de  la  terre  ,  pareille  à  la  bulle  d'eau  qui  se 
brise  avec  la  vague  qui  la  portail.  Du  moins,  mon  sort  est  dans  mes 
mains;  nul  insolent  vainqueur  ne  me  complcra  au  nombre  de  ses 
dépouilles.  {Pania  entre.) 

Pania.  — Fuyez  avec  moi;  fuyez,  Myrrha;  liàtons-nous,  nous  n'a- 
vons pasun  moment  à  perdre...  c'est  tout  ce  qu'il  nous  reste  main- 
lenanl. 

Myrrha.  —  Le  roi? 

Pania.  —  M'a  envoyé  ici  pour  vous  emmener  de  l'autre  côté  du 
fleuve  par  un  passage  secret. 

.Myrrha.  —  Il  vit  donc? 

Pania.  —  Il  m'a  chargé  de  meltre  vos  jouis  eu  sùieié  ,  et  vous 
prie  de  vivre  pour  l'amour  de  lui,  jusqu'à  ce  i|u'd  puisse  \ous  re- 
joindre. 

Myrrha.  —  Veut-t-ildonc  abandonner  la  lulle  ? 

Pania.  —  11  résistera  jusqu'au  dernier  moment  ;  déjà  il  fait  tout 
ce  que  le  désespoir  peut  tenter,  et  dispute  pied  à  pied  le  terrain  de 
son  propre  palais. 

Myrrha.  —  Ils  ont  donc  pénétré  dans  l'enceinte?...  Oui,  leurs 
clameurs  retentissent  dans  les  salles  antiques,  dont  l'écho,  avant 
cette  nuit  fatale  ,  n'avaitjamais  été  profané  par  des  voix  rebelles.  C'en 
est  fait  de  la  race  assyrienne!  c'en  est  fait  du  s^ing  deNemrod!  son 
nom  môme  va  s'éteindre. 

Pania.  —  '\>nezavec  moi...  venez! 

Myrrha.  —  Non,  je  veux  mourir  ici  ! Parlez,  et  dites  au  roi 

que  je  l'ai  chéri  jusqu'au  dernier  moment.  {Sardanapale  entre  avec 
Salémenès  et  ses  soldats  ;  Pania  quitte  Myrrha  et  se  joint  à  eux.) 

Sardanapale.  —  Puisqu'il  en  est  ainsi,  je  mourrai  où  je  suis 
né...  dans  mon  propre  palais.  Serrez  vos  rangs...  tenez  ferme.  J'ai 
dépêché  un  fidèle  satrape  àlagarde  commandée  par  Zamès;  c'est 
nue  troupe  fiaîcheet  dévouée,  elle  accourt.  Tout  n'est  pas  perdu, 
l'ania,  ne  perds  point  Jlyrrha  de  vue.  [Pania  retourne  se  placer 
auprès  de  Myrrha.) 

Salémenès.  —  Nous  pouvons  reprendre  haleine.  Encore  un  effort, 
mes  amis ,  encore  un  effort  pour  l'Assyrie. 

Sardanapale.  —  Dis  plulùt  jiour  la  U.ictri  luc  !  Mes  fidèles  Bac- 


380 


LI<:S  VEILLEES  LITTERAIRES  ILLOSTREES. 


tiicns,  je  veux  ili'sormais  Cire  roi  de  voire  nation  ;  et  quant  à  re 
loyaiiuie.  nous  en  ferons  une  province. 

Sali;»ii;m;s.  — Garde  h  vous  I  les  voicil...  les  voici  I  (Bélesùs  et 
y\nBACt:  en/ rent  avec  les  rebelles.) 

AnnACB.  —  En  avant!  nous  Icsi  tenons  dans  le  pi(^gc.  Ciiargcz! 
eliar),'!'/.  ! 

Hi'r.i'SKs.  —  Kn  avant!  en  avant!  le  ciel  combat  pour  nous  et 
aver  nmis  ..  Fn  a\anl!  {Ils  atltit/tient  le  roi,  Salcmenés  et  leurs 
troupes  qui  se  défendent  jiis'/ii'a  l'arririe  de  Zamès  avec  les  (jar- 
des.  .Hors  les  rebelles  sont  repousses  et  poiirsnivhi  par  Salénienés; 
nil  moment  où  le  roi  s'élance  aussi  à  leur  poursuite ,  il  rencontre 
liélesés.) 

BÉLKsiîs.  —  Arrête,  tyran!...  je  vais  d'un  seul  coup  terminer  la 
guerre. 

SAnnANAPALii.  —  En  vérité  I  mon  prêtre  lielliqiieux ,  mon  géné- 
reux prophète,  mon  fidèle  et  reconnaissant  sujet!  rends-toi ,  je  te 
prie  :  au  lieu  de  tremper  mes  mains  dans  un  sang  consacré,  je  te 
réserve  un  plus  digne  sort. 

liiii.K.-iii.s.  —  Ton  heure  est  venue. 

S  A  11  i)A. VA  l'A  LE.  —  Non  ,  c'est  la  tienne.  .  Quoique  je  ne  sois  qu'un 
novice  en  astrologie,  j'ai  dernièrement  consulte  les  étoiles,  et  en 
parcourant  le  zodiaque,  j'ai  lu  ton  destin  dans  le  signe  du  scorpion  : 
ce  qui  veut  dire  que  tu  vas  être  mainlenani  écrasé. 

UKi.Kïiiis.  —  Ce  ne  sera  pas  par  toi.  {Us  combattent;  Bélescs  est 
blessé  et  désarmé) 

SARnANAPALE  ,  levant  son  épée  pour  le  tuer,  s'écrie  :  —  Invoque 
inaiiilenanl  tes  planètes  ;  descendront-elles  du  ciel  pour  sauver  leur 
jirophète  et  leur  réputation  ?  IVne  troupe  de  rebelles  entre  et  dé- 
livre liélesés.  Ils  attaquent  le  roi,  qui,  a  son  tour,  est  délivré  par 
un  détachement  de  ses  soldats  :  ceu.t-ci  chassent  les  rebelles.)  Le 
scélérat  s'est  montré  prophète,  a|)rès  tout!  Poursuivons-les al- 
lons! la  victoire  est  à  nous!     (//  sort  à  la  poursuite  des  rebelles.) 

MvHRiiA,  à  Pania.  —  Va  donc  avec  eux!  Pourquoi  rester  ici? 
Pourquoi  quitter  les  rangs  de  les  coinpaguous  d'armes,  et  les  lais- 
ser vaincre  sans  loi  ? 

Pâma.  —  J'ai  ordre  du  roi  de  ne  pas  vous  quitter. 

MriiiinA.  —  Moi!  ne  t'occupe  pas  cle  moi...  H  n'est  pas  un  soldai 
dont  Ir  hras  maintenant  ne  soit  nécessaire  ;  je  n'ai  pas  besoin  de 
gardes.  Quoi  donc!  quand  le  destin  du  monde  va  se  décider,  veiller 
sur  une  femme!  Pars,  le  dis-je,  ou  tu  es  déshonoré!  Mais  j'irai 
moi-même,  faible  femme,  me  jeter  dans  la  mêlée  sanglante;  et  si 
tu  veux  me  garder,  que  ce  soit  là  du  moins  où  ton  bouclier  pourra 
couviir  ton  souverain.  {Mijrrha  sort  ) 

Pa.ma.  —  Arrêtez  !...  Elle  est  partie!  s'il  lui  arrive  quelque  chose, 
malheur  à  moi!  elle  est  plus  chère  à  Sardanapaie  que  son  propre 
ni.vaume,  pour  lequel  il  .'ombal  cependant...  Et  puis-je  moins  ftiire 
qiii!  ce  monarque  ([ui  manie  un  cimeterre  pour  la  première  fois? 
ll''V('iu'z,  Mjrrlia,  et  je  vous  obéis,  dussé-je  désobéir  au  roi.  (/'«- 
nia  sort,  .lltuda  et  Sféro  entrent  par  la  porte  opposée.) 

Altada.  —  Myrrha  I  Eh  quoi  !  elle  est  partie  !  pourtant  elle  était 
ici  au  moment  du  combat,  et  Pania  avec  elle.  Que  peut-il  leur  être 
aiii\é"? 

Skéro.  — Je  les  ai  vus  tous  deux  sains  et  saufs  quand  les  rebelles 
ont  pris  la  fuite;  ils  sont  sans  doute  à  l'apparlenient  des  femmes. 

Altaoa.  —  Si  le  roi  est  vaincpieur,  ce  qui  est  maintenant  pro- 
bable, et  qu'il  ne  retrouve  plus  son  Ionienne,  notre  sort  sera  pire 
que  celui  des  rebelles  captifs. 

Sféro.  —  Courons  sur  ses  traces;  elle  ne  peut  être  loin,  et  en 
la  retrouvant,  nous  ferons  à  notre  amoureux  souverain  un  présent 
plus  agréable  que  son  royaume  reconquis. 

Altada.  —  iJaal  lui-même  ne  combattit  jamais  avec  plus  de  cou- 
rage pour  Cou  [uérir  l'empire  nue  ci;  fils  qui  |)araissait  dégénéré  ne 
combat  pour  le  conseivor.  Il  déinenl  les  augures  de  ses  amis  comme 
de  ses  ennemis.  C'est  un  homme  incomiiréhensible. 

Sfkro.  —  Pas  plus  que  les  autres.  Nous  sommes  tous  les  enfants 
des  circonstances...  Mais  partons!...  lichons  de  retrouver  cette  es- 
clave, ou  préparons-nous  à  un  triste  sort.  [Altada  et  Sféro  sor- 
tent. Salémenès  rentre  avec  ses  soldats,  etc.) 

Salkhenés.  —  Ce  premier  succès  promet  beaucoup  :  les  rebelles 
sont  repousses  du  palais,  et  nous  avons  ouvert  une  communication 
ré(,'ulière  avec  les  troupes  stationnées  de  l'autre  côté  de  l'Euphratc; 
elles  sont  peut-être  restées  tidèles;  elles  le  seront  sans  aucun  doute 
quand  elles  apprendront  notre  triomphe.  Mais  où  est  le  principal 
auteur  de  la  victoire?  où  est  le  roi?  {Sardanapaie  entre  accom- 
paipié  de  sa  suite  et  de  .Wijrrha.) 

Saroanapale.  —  Me  voici ,  frère. 

Salk-menés.  —  Sain  et  sauf? 

Sahdanapale  —  l'as  tout-à-fait;  mais  n'en  parlons  pas;  nous 
avons  purgé  le  palais  de  ces  vils  ennemis. 

Saléme.nés.  —  Et  la  ville  également ,  je  pense.  Notre  nombre 
s'accroil;  j'ai  ordonné  qu'un  gros  de  Parthes,  jusque-là  tenu  en  ré- 


Fcrve  et  composé  d'excellentes  troupes,  poursuivit  rcniiemi  dans 
sa  retraite,  qui  ne  tardera  pas  à  devenir  une  fuite. 

Sahdanapale.  —  C'en  est  déjà  une;  du  moins  ils  courent  plus 
vile  que  je  n'ai  pu  le»  buivre  avec  mes  Uactriens  qui  marchaient 
fort  bon  pas.  Je  n'en  peux  [dus;  que  l'on  me  donne  un  siège. 

Saléme.nés.  —  Sire,  le  trône  est  là. 

Sahdanapale.  —  Ce  n'est  un  lieu  de  repos  ni  pour  l'esprit  ni 
pour  le  corps;    qu'on  me  donne  un  autre  siège.  Icscabclle  d'un 
|)avfau,  peu  m'importe,  pourvu  (|uc!  je  puisse  reprendre  haleine. 
iOn  a/i/iorte  vn  siéye.) 

Salémenès.  —  Celle  heure  est  la  plus  brillante  et  la  plus  glo- 
rieuse de  votre  vie. 

Sardanapale.  —  Et  la  plus  fatigante.  Où  est  mon  échanson  7 
qu'on  m'apporte  de  l'eau. 

Salémenès,  .snuriant.  —  C'est  la  première  foi.n  que  vr)U8  lui  avez 
donné  jiarell  ordre;  moi-même,  le  plus  austère  de  vos  conseillers, 
je  vous  engage  à  jirendre  un  breuvage  teint  de  pourpre. 

Sardanapale.  —  Du  sang!...  on  en  a  siiflisamaicnt  répandu 
Quant  au  vin  ,  j  ai  appris  aujourd'hui  tout  ce  que  vaut  le  pur  élé- 
mi'iil  liquide  :  j'en  ai  bu  trois  fois;  et  trois  fois,  renouvelant  mes 
forces  mieux  que  n'eut  pu  faire  le  jus  du  raisin,  il  m'a  misa  même 
de  retourner  à  la  charge.  Où  est  le  soldat  qui  m'a  présenté  de  l'eau 
dans  sou  casque? 

Un  des  gardes.  —  Il  est  mort,  seigneur  ;  une  (lèche  lui  a  traversé 
la  tête  au  moment  où,  secouant  les  dernières  gouttes  qui  étalent 
dans  sou  casque,  il  al'nit  le  remettre  sur  sa  tête. 

Sardanapale.  —  Mort  sans  avoir  été  récompensé  !  et  mort  pour 
avoir  élanché  ma  soif!  Pauvre  esclave  !  cela  est  dur!  S  il  vivait,  je 
l'aurais  gorgé  d'or  ;  tout  l'or  de  la  terre  ne  pourrait  pa.ver  le  pbiisir 
que  m'a  fait  celte  gorgée  d'eau,  car  j'avais  le  gosier  desséché  comme 
à  présent.  [On  apporte  de  l'eau.  Il  boit)  Je  commence  à  revivre; 
à  dater  de  ce  moment,  je  garde  le  vin  pour  l'amour,  et  l'eau  pour 
la  guerre. 

SalivMenés.  —  El  ce  bandage  qui  entoure  voire  bras  ? 

Sardanapale.  —  Rien  qu'une  egratignure  de  ce  brave  Bélesès. 

MvRRiiA.    -  0  ciel  !  il  est  blcs.sé  ! 

Sardvnapale.  —  C'est  peu  de  chose;  cependant,  en  me  trouvant 
plus  calme,  j'éprouve  une  certaine  douleur. 

MvRRMA.  —  Vous  avez  bandé  votre  blessure? 

Sardanapale. — Avec  le  bandeau  demon  diadème,  cl  c'est  l.i  pre- 
mière fois  que  cet  ornement  m'a  servi  à  autre  clio.se  qu'à  me  gêner. 

M\RMi\. aux  serviteurs.  —  Qu'on  aille  vite.clieicherle  plus  ha- 
bile médecin.  Je  vous  en  prie,  f>  mon  roi ,  rentrez  dans  vos  ajipar- 
lenients.  Je  lèverai  l'app-ireil  et  panserai  votre  blessure. 

Sardanapale,  —  Je  le  veux  bien,  car  le  .sang  y  bal  avec  force. 
.Mais,  est-ce  (jue  lu  te  connais  aux  blessures?  Mais  pourquoi  eettf 
demande?  Vous  ne  devineriez  pas,  mon  frère,  où  j'ai  trouvé  c? 
enfant  ? 

Salémenès. —  Réunie  aux  autres  femmes  comme  une  gazi- ■ 
effrayée  ? 

Sardanapale.  —  Non,  certes  ;  mais  près  de  moi.  comme  la  co;ii 
pagne  du  jeune  lion  qui ,  dans  sa  rage  féminine  (et  féminine  vent 
dire  furieuse;  car  ce  sexe  porte  loules  les  pas.sions  à  rexlrôuie), 
s'élance  sur  le  ravisseur  de  ses  lionceaux.  Les  cheveux  épars  ,  les 
yeux  éiiiicelants,  elle  animait  les  soldais  du  geste  et  de  la  voix. 

Salémenès.  —  Noble  cœur  ! 

Sardanapale.  — Je  ne  suis  pas  le  seul,  tu  le  voi^,  dont  cette  nuit 
ait  fait  nu  guerrier.  Je  me  suis  arrêté  pour  la  contempler,  et  ses 
joues  enflammées,  ses  grands  yeux  noirs,  brillant  à  travers  le  long 
voile  de  .ses  cheveux  floilants.les  veines  azurées  qui  .«e  marquaient 
sur  son  front  transparent,  ses  narines  dilatées,  ses  lèvres  entr'ou- 
vertes  ,  sa  voix'qui  résonnait  à  travers  le  tumulte  du  combat,  comme 
un  luth  qu'on  entend  parmi  les  sons  discordants  des  cymbales  ;  ses 
bras  étendus,  effaçant  par  leur  blancheur  l'éclat  de  l'acier  que  tenait 
sa  niniii  cl  qu'elle  avait  arraché  à  un  soldat  mourant  ;  tout  en  elle 
inontrail  aux  yeux  des  soMats  la  prophétesse  de  la  victoire,  ou  la 
victoire  elle-même  descendue  parmi  nous  pour  nous  appeler  ses 
enfants. 

Salémenès,  a  part.  —  C'en  est  trop,  voilà  de  nouveau  l'amour 
qui  s'empare  de  lui  ;  et  tout  est  perdu,  si  nous  ne  donnons  le  change 
à  ses  pensées.  {Tout  haut.)  Seigneur,  je  vous  en  conjure ,  songez 
à  votre  blessure  ;  vous  disiez  tout  à  llieure  quelle  devenait  dou- 
loureuse. 

Sardanapale.  — Il  est  vrai  ;  mais  ce  n'est  point  le  temps  d'y 
penser. 

Salémenès.  —  J'ai  pris  toutes  les  dispositions  nécessaires  ;  je  vais 
voir  comment  ont  été  exécutés  mes  ordres,  et  je  revieudrai  pren- 
dre les  vAtres. 
Sardanapale.  —  Va,  frère! 
Salémenès,  en  se  retirant.  —  Myrrha  I 
Mvrrma.  —  Seigneur  I 
Salémenès.  —  Vous  avez  montré  celte  nuit  un  courage  qui ,  s'il 

ne  s'agissait  pas  de  l'époux  de  ma  sœur Mais  le  temps  presse  ; 

vous  aimez  le  roi  ? 
Mtrkha.  — J'aime  Sardanapale. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


381 


Sai.émenès.  —  Mais  vous  voudriez  qu'il  conlinuàt  à  rég'ner. 

Myrrha.  — Je  ne  voudrais  pas  qu'il  fût  moins  qu'il  ne  doit  être. 

Salémenks.  —  Eh  bien  donc  I  pour  qu'il  soit  roi,  pour  qu'il  soit  à 
vous,  pour  qu'il  soit  tout  ce  qu'il  doit  être,  pour  qu'il  vive  enfin, 
laites  en  sorte  qu'il  ne  retombe  pas  dans  la  mollesse.  Vous  avez 
plus  d'empire  sur  son  esprit  que  n'en  a  la  sagesse  dans  ces  murs, 
ou  la  rebellion  au-dehors.  Veillez  à  ce  qu'il  n'y  ait  pas  île  rechute. 

■MvRRMA.  —  Je  n'avais  pas  besoin  pour  cela  de  l'ordre  de  Saléme- 
nès;  je  l'accepte  loulefoisavec  respect.  Ce  que  peut  une  femme 

SÀlémenés.  —  Ei^t  une  puissance  illimilée  sur  un  cœur  tel  que  le 
sien.  Usez-en  sagement.  (Saictnenès  sort.) 

Sardanapale.  —  Mjrrha  !  quoi!  des  secrets  avec  mon  inflexible 
frère  ?  sais-tu  que  je  deviendrai  jaloux  ? 

Myrrha.  —  Vous  auriez  raison  ,  prince  ;  car  il  n'existe  pas  sur  la 
terre  un  homme  plus  digne  de  l'amour  d'une  femme...  de  la  con- 
fiance des  guerriers...  du  respect  des  sujets...  de  l'estime  d'un  roi... 
de  l'admiration  du  monde... 

Sardanapale.  —  Fais  son  éloge,  soit,  mais  avec  moins  de  cha- 
leur ;  je  n'aime  pas  que  ces  lèvres  charmantes  consacrent  leur  élo- 
quence à  ce  qui  me  laisse  dans  l'ombre.  Néanmoins,  tu  dis  vrai. 

Myrrha.  —  Maintenant,  seigneur,  venez  faire  visiter  voire  bles- 
sure ;  ajipuyoz-vous  sur  moi,  je  vous  prie. 

Sarpanapai-e.  —  Oui ,  mon  amour  I  mais  ce  n'est  pas  parce  que 
je  souIVre.  (To/a  sortent.) 


ACTE  IV. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

s.vnDANAPALF.  endormi  sur  iin  Ut  de  repos;  son  soniiiiei!  est 
arjilé.  myruha  veil./e  auprès  de  lui. 

Myrrha  ,  en  le  regardant.  —  Je  me  suis  glissée  auprès  de  lui 
pendant  qu'il  repose,  si  c'est  reposer  que  dormir  dans  fet  état  con- 
vulsif.  Dois-je  l'éveiller?  Non;  il  paraît  maintenant  plus  tran- 
quille. 0  toi  !  dieu  du  sommeil,  qui  fu-nies  les  paupières  des  mor- 
tels, et  leur  envoies  soit  les  doux  songes,  soit  un  assoupissement 
profond  que  rien  ne  peut  troubler,  oh  1  daigne  descendre  sur  lui, 
semblable  \\  ta  sœur  ,  la  Mort...  si  calme...  si  immobile...  car  nous 
ne  sommes  jamais  plus  heureux  que  sous  l'empire  de  celte  divinité 
également  sombre,  silencieuse;  mais  qui  n'a  pas  comme  toi  le  ré- 
veil... Ah!  il  s'agile  de  nouveau...  les  traces  de  la  douleur  se  ma- 
iiifesleut  sur  ses  traits,  comme  le  souffle  soudain  de  la  brise  riile  la 
surface  du  lac  tranquille,  ou  comme  le  vent  agile  les  feuilles  d'au- 
tomne. 11  faut  que  je  l'éveille  I...  Non,  pas  encoie!  U"'  sait  ce  que 
le  réveil  va  lui  ôter?  11  semble  soutl'rir;  mais  si  celle  douleur 
doit  faire  place  à  une  douleur  plus  grande?  La  fièvre  du  combat  la 
douleur  de  sa  blessure,  toutn  légère  qu'elle  est,  produisent  peut-être 
ces  symptômes.  Abandonnons-le  aux  soins  de  la  nature  ;  veillons, 
non  pour  la  contrarier,  mais  pour  aider  ses  efforts. 

Sardanapale,  s'éveillnnt. —  Non...  quand  vous  multiplieriez  les 
astres  à  l'infini,  quand  vous  m'en  feriez  partager  avec  vous  le  do- 
maine I  je  n'achèlerais  pas  ;i  ce  prix  l'empire  de  l'élerniié.  Ar- 
rière!... arrière!...  vieux  chasseur  des  premiers  hùles  des  forêts! 
Et  vous  qui  après  lui  avez  chassé  aux  hommes,  comme  s'ils  étaient 
des  bêles  féroces!  autrefois  mortels  sanguinaires...  idoles  aujour- 
d'hui, plus  sanguinaires  encore,  si  vos  prêtres  ne  mentent  pas  !  et 
toi...  spectre  sanglant  de  mon  aieiilc,  qui  foules  aux  pieds  les  ca- 
davres de  l'Inde...  arrière,  arrière  !  (//  se  lèoe.) 

Mais,  où  suis-je  ?  que  sont  devenus  ces  fantômes?...  Non...  ce 
n'est  plus  une  illusion  trompeuse...  Alyri'lia  ! 

MvRRiiA. —  Hélas!  mon  bien-aimé,  comme  tu  es  pâle!  des  gout- 
tes de  sueur  s'amassent  sur  ton  front,  pareilles  à  la  rosée  de  la 
nuit.  Silence  !...  calme-toi.  Tes  paroles  semblent  d'un  autre  monde; 
loi,  le  souverain  de  celui-ci,  sois  calme  :  tout  ira  bien. 

Sardanapale.  —  Ta  main...  Bien...  c'est  ta  main,  c'est  une  main 
vivante  ;  presse  la  mienne  plus  étroitement  encore,  jusqu'à  ce  que 
je  me  sente  redevenu  ce  que  j'étais.  Ahl  Myrrlia  !  j'ai  visité  les 
lieux  que  nous  devons  tous  habiter.  J'ai  vu  le  séjour  de  la  tombe... 
où  les  vers  sont  souverains  et  où  les  rois  sont...  .Mais  je  ne  croyais 
pas  que  la  mort  fût  ainsi  ;  je  pensais  que  ce  n'était  rien. 

Myrrha.  —  Ce  n'est  rien,  en  efl'et,  sinon  pour  les  âmes  timides 
qui  anticipent  par  la  pensée  sur  ce  qui  ne  sera  peut-être  jamais. 

Sardanapale.  —  0  Myrrha  !  si  le  sommeil  fait  voir  de  telles  choses, 
que  ne  doit  pas  révéler  la  mort! 

Myrrha.  —  Je  ne  sais  point  de  maux  que  la  mort  puisse  montrer 
et  que  la  vie  n'ait  déjà  fait  connaître  à  ceux  qui  ont  passé  quelques 
années  sur  la  terre.  S'il  est,  en  effet,  un  rivage  où  l'âme  doit  sur- 
vivre, ce  sera  comme  àri^e  et  d'une  manière  incorporelle;  ou  s'il  lui 
reste  encore  une  ombre  de  cette  importune  enveloppe  qui  s'inter- 
pose onîre  l'âme  et  le  ciel notre  fantôme,  quoi  qu  il  puisse  avoir 

à  craindre,  du  moins  ne  redoutera  pas  la  mort. 

Sardanapale. — Je  ne  la  redoute  pas;  mais  j'ai  senti...  j'ai  vu 
une  légion  de  trépassés. 


Myrrha.  —  Et  moi  aussi.  La  poussière  sur  laquelle  nous  marchons 
fut  autrefois  animée  et  souffrante.  Mais  continue  :  qu'as-tu  vu  ?  parle; 
cela  te  soulagera  et  dissipera  les  ombres  qui  assiègent  ton  esprit. 

Sardanapale.  — 11  me  semblait,  ou  plutôt  je  rêvais  que  j'étais 
ici...  ici...  dans  ce  même  lieu.  Nous  étions  à  table,  etjeme  croyais 
l'un  des  convives,  n'ayant  autour  de  moi  que  des  égaux;  mais  à 
mes  côtés  je  n'avais  ni  loi,  ni  Zamès,  ni  aucun  de  nos  convives  ha- 
bituels. A  ma  gauche  était  assis  un  fantôme  au  visage  hautain  , 
sombre  et  lerrilde  ;  je  ne  pus  le  reconnaître,  et  pourtant  je  l'avais 
vu,  quoique  je  ne  puisse  dire  où.  11  avait  les  proportions  d'un  géant; 
son  œil  était  brillant,  mais  immobile;  ses  longs  cheveux  retombaient 
sur  ses  larges  épaules,  derrière  lesquelles  s'élevait  un  énorme  car- 
quois garni  de  flèches  empennées  avec  des  plumes  d'aigle.  Je  l'in- 
vitai à  remplir  la  coupe  placée  entre  nous,  mais  il  ne  ir.e  répondit 
pas...  Je  la  remplis...  il  la  poussa  loin  de  lui,  et  ses  yeux  s'arrêtèrent 
sur  moi;  si  bien  que  je  tremblai  sous  la  fixité  de  son  regard.  Je 
fronçai  le  sourcil  en  monarque  offensé...  il  ne  fronça  pas  le  sien, 
mais  il  continua  de  me  regarder  avec  une  inaltérable  immobilité  qui 
ajoutait  encore  à  ma  terreur.  Je  voulus,  pour  éviter  ce  regard,  repo- 
ser le  mien  sur  des  traits  plus  doux  ,  et  je  te  cherchai  à  ma  droite  , 
où  tu  as  coutume  de  fasseoir,  mais...  {//  s'arrête). 

Myrrha.  —  Que  vis-lu  ? 

Sardanapale.  —  A  la  place  que  tu  occupes  dans  nos  banquets,  je 

cherchai  ton  charmant  visage mais,  au  lieu  de  toi un  spectre 

décharné,  aux  cheveux  gris,  ayant  du  sang  dans  les  yeux,  du  sang 
sur  les  mains;  un  spectre  sépulcral,  vêtu  comme  une  femme,  por- 
tant une  couronne  sur  son  froni  ridé  par  l'âge,  ayant  le  sourire  de 
la  vengeance  sur  les  lèvres,  et  dans  les  yeux  une  flamme  lascive... 
Tout  mon  sang  se  glaça. 

Myrrha.  —  Est-ce  tout  ? 

Sardanapale.  —  Dans  sa  main  droite sa  main  décharnée  et 

crochue,  celle  femme  lennil  une  noupe  dans  laquelle  bouillonnait 
du  sang;  et,  dans  la  gauche,  elle  avait  une  autre  coupe  pleine  de... 
je  ne  pus  voir  ce  que  c'était,  car  l'horreur  me  força  de  détourner  les 
yeux.  Tout  autour  de  la  table  siégeait  une  longue  flle  de  spectres 
couronnés,  d'aspecls  divers,  mais  frappants  de  ressemblance. 

Myrrha.  —  El  tu  ne  sentais  pas  que  ce  n'était  qu'une  illusion? 

Sardanapale.  — Non,  toutsomblail  tellement  réel  que  j'aurais  pu 
les  loucher  de  la  main.  J'examinai  successivement  chaque  visage, 
dans  l'espoir  d'en  trouver  un  que  j'eusse  antérieurement  connu... 
pas  un  seul  ne  m'était  familier.  Tous  restaient  tournés  vers  moi  et 
me  regardaient.  Ils  ne  buvaient  ni  ne  mangeaient;  leurs  yeux  seuls 
étaient  occupés,  si  bien  que  je  me  vis  comme  changé  en  marbre, 

ainsi   qu'ils  le  paraissaient  eux-mêmes en  marbre  vivant ,  car 

je  sentais  de  la  vie  en  eux  ainsi  qu'en  moi.  11  se  trouvait  entre  nous 
je  ne  sais  quelle  horrible  sympathie,  comme  s'ils  se  fussent  dé- 
pouillés d'une  portion  de  mort  pour  venir  à  moi,  et  moi  de  la  moitié 
de  ma  vie  pour  me  joindre  à  eux;  notre  existence  ne  tenait  ni  du 
ciel  ni  de  la  terre...  Oh!  plutôt  voir  la  mort  tout  entière  ! 

Myrrha.  —  Et  enfin  ? 

Sardanapale.  —  Enfin,  j'étais  immobile  et  froid  comme  un  mar- 
bre, quand  le  chasseur  et  la  vieille  femme  se  levèrent  en  me  sou- 
riant... Oui,  le  gigantesque  el  majestueux  chasseur  me  sourit...  du 
moins  sa  bouche,  car  ses  yeux  ne  bougèrent  pas...  el  sur  les  lèvres 
amincies  de  la  vieille  parut  aussi  une  sorte  de  sourire...  Tous  deux 
se  levèrent,  et  les  spectres  couronnés,  placés  à  droite  et  à  gauche, 
se  levèrent  aussi,  comme  pour  suivre  l'exemple  des  deux  ombres 
souveraines...  pures  copies  même  après  la  mort...  Mais  moi,  je  ne 
bougeai  pas,  je  ne  sais  quel  courage  désespéré  s'infusa  dans  tous 
mes  membres,  et,  enfin,  ces  fantômes  ne  meurent  plus  peur  :  j'osai 
même  éclater  de  rire  à  leur  face.  Et  alors!  alors,  le  chasseur  posa 
sa  main  sur  la  mienne;  je  la  pris,  je  la  serrai...  mais  elle  s'évanouit 
sous  mon  étreinte;  lui  aussi  disparut,  ne  me  laissant  que  le  souve- 
nir d'un  héros,  car  il  semblait  tel...  Mais  cette  femme,  la  femme  qui 
restait  se  jeta  sur  moi  ;  elle  brûla  mes  lèvres  de  ses  odieux  baisers; 
et,  rejetant  les  coupes  qu'elle  tenait  dans  chaque  main,  il  me  sembla 
que  le  sang  et  le  poison  se  répandaient  à  grands  flots  autour  de 
nous,  jusqu'à  former  deux  fleuves  hideux.  Cependant  elle  restait  at- 
tachée à  moi,  pendant  que  les  autres  fantômes,  pareils  à  une  rangée 
de  statues,  restaient  immobiles  comme  dans  nos  temples.  Elle  me 
serrait  dans  ses  bras,  et  moi  je  cherchais  à  la  repousser  comme  si 
j'eusse  été  le  fils  qui  l'immola  pour  punir  son  inceste.  Alors...  alors 
je  me  trouvai  au  milieu  d'un  épais  chaos  d'objets  hideux  et  informes  : 
j'étais  mort  et  vivant...  enterré  et  ressuscité...  dévoré  par  les  vers  , 
purifié  par  la  flamme,  dissous  dans  l'air!  Tout  ce  que  je  me  rap- 
pelle ensuite,  c'est  qu'au  milieu  de  ces  tortures  j'appelais  ta  pré- 
sence  etlorsque  je  m'éveillai,  je  te  trouvai  près  de  moi. 

Myrrha.  —  Tu  m'y  trouveras  toujours,  dans  ce  monde  et  dans 
l'autre,  si  ce  dernier  n'est  point  un  mensonge.  Mais  ne  pense  plus  à 
ces  illusions...  pur  effet  des  derniers  événements  sur  un  corps  non 
accoutumé  à  la  fatigue. 

Sardanapale.  —  Je  me  sens  mieux  ;  maintenant  que  je  te  revois, 
ce  que  j'ai  vu  ne  me  semble  plus  rien.         (Salé.menès  entre.) 

Salémenès.  —  Le  roi  esl-il  déjà  réveillé? 


382 


LR!^  VRILLIÎKS  MTTi^.RAlRES  ILLUSTUfiKS. 


Smioanapalk. —  Oui,  mon  (rire,  et  je  voudrais  n'avoir  pas 
(liirtiii. 

Saikvknk*.  — Jp  propose  (|(>  faire  une  sorlic  h  la  iioitilo  du  jour, 
el  d'iilinqiicr  lie  nouveau  \f*  n-bidlos,  (fui  coiilinuenl  à  Re  iciTulcr, 
rc|iriiiss('<,  mais  imn  loul-h  Tail  vaiMCU>:. 

SAnhAVAPAi  K,  —  La  nuit  esl-cll«  aviinc<^e  ? 

Sai.rsirnks.  —  Il  fpsle  onc'ire  quelquea|hpuri.'S  d'oiiscurilé  ;  |iro- 
filPA-cii  pour  vous  rcpiiser  eiirore. 

SAnoANAPAi.K.  —  Non  pas  (•.■lie  nuit ,  si  elle  liure  encore.  Il  ma 
semblé  que  ci;  r/'vc  avail  dun'  bien  dos  heures. 

.MvRRUA.  —  Une  heure  Ji  peine;  j'ai  veillé  auprès  de  vous:  re  fui 
uneliiMire  longue  et  pénible,  mais  une  heure  sculotnent. 

Sardavapalr. —  Tenons  donc  conseil.  Nous  ferons  une  sorlic 

Salkmknés.  —Avant  de  trailer  ce  point, j'avais  une  grâce  k  vous 
dcuiaud'-r. 

Saroanapalk.  —  Elle  est  accordée. 

Sai.i:mem':.>i.  —  Ecoutez  avant  de  me  faire  une  réponse  trop 
proni|ile   C'est  h  vous  seul  que  je  désire  (larler. 

Mvkriia   — Prince,  je  mo  retire.  [Mijrrlia  soft.) 

Sai.i  mi;nk.s.  —  Celle  esclave  a  mérite  sa  liberie. 

Saroanapale.  — Sa  liberté  seuleaicnl?  elle  est  digne  de  partager 
un  tiôrif! 

SALbiiENRS.  —  Attendez ce  trône  n'est  pas  vacant,  el  celle  qui 

roccu|>e  a\fc  vous  esl  l'objet  ilont  dont  je  voulais  vous  entretenir. 

Sardanapale.  — Coïumcnl?  la  reine? 

Salémenès.  —  Elle-même.  Je  crois  convenable  pour  sa  silrelé  et 
celle  do  ses  eiifanls  de  les  l'aire  partir  à  la  poinio  du  jour  pour  la 
Paphiagonie.  où  eoniniandeCotla.  noire  parent;  à  tout  événement, 
la  vif  (le  vos  (ils.  mes  neveux,  y  sera  en  si'uclé ,  el  de  là  ils  pourront 
soulenir  leurs  justes  préteiilions  h  la  couronne,  dans  le  cas  on 

Sahdanapalk.  —  Je   viendrais  à  mourir.  C'est   bien   penser 

qu'ils  parlent  avec  une  escorle  sure. 

Salèmhnès.  — ICIle  esl  déjà  prêle;  mais  avant  leur  iléparl,  ne 
eon>enlirez-vou3  pas  à  voir... 

Sardanapale.  — Mes  (ils?  Cela  pourrait  énerver  mon  courage; 
les  p^mvres  enl'anls  pleureraient.  Vx  (|ue  [luis-je  faire  pour  les  con- 
sùlti'?  je  n'ai  à  leur  olViir  que  des  esporances  peut-être  lrom()eiises 
et  des  sourires  contraints,  'l'usais  qu'il  m'est  impossible  de  Icindie. 

Salk.menès  — .Mais  du  moins  vous  êtes  capable  deseulir...  Lareine 
demande  à  vous  voir  avant  de  vous  quitter  pour  jamais. 

Sardanapale.  —  Pourquoi  ?  dans  quel  but?  Je  suis  prêt  à  lui  ac- 
corder tout  ce  qu'elle  voudra,  hormis  celte  entrevue. 

Salkue.vès.  —  Vous  connaissez  ,  vous  devez  connaitie  assez  les 
femmes,  vous  qui  en  avez  fait  une  élude  approfomlie  ,  pour 
savoir  qiie  ce  qu'elles  demandent  en  affaires  de  cœur  les  louche 
[dus  que  le  monde  extérieur  tout  entier.  Je  [lensc  comme  vous  du 
désir  de  ma  .sœur;  mais  c'est  son  désir...  Elle  est  ma  sœur...  vous 
êtes  son  époux.  .  voulez  vous  le  lui  accorder? 

Sardanapale.  —  Cette  entrevue  sera  inutile  ;  mais  qu'elle  vienne. 

Sali:sienès.  —  Je  vais  la  cherchiT.  (//  sorl.  ) 

Sardanapale.  — Nous  avons  trop  longtemps  vécu  séparés  pour 
nous  revoir...  et  dans  un  pareil  moment  I  N'ai-je  p.is  assez  de  soucis 
à  supporter  seul?  Pourquoi  uuiraienl-ils  leurs  aftiiclions  ceux  que 
l'amour  a  CH.ssé  d'unir?  (  Salétwmes  rentre  avec  Zarina.) 

Salémenés  —  Du  courage ,  ma  sœur  I  ne  faites  pas  houle  à  notre 
saiig  par   d'indignes   frayeurs.    Seigneur,    la   reine! 

Zarina. — Je  vous  prie,  nmn  frère,  laissez-nous. 

Saléuenés.  —  Puisque  vous  le  désirez...  (Il  sort.) 

Zarina.  — Seule  avec  lui  I  Nous  sjuimes  bien  jeunes  encore,  et 
poui'taiit  combien  d'années  se  sont  écoulées  depuis  (|ue  nous  ne 
nous  sommes  vusl  et  tout  ce  temps  ,  je  l'ai  passé  dans  le  veuvage 
ductenr.  Hélas I  il  ne  m'aimait  pas!  11  ne  me  parle  point...  à  peine 
nie  Voit-il...  pas  une  parole...  pas  un  regard...  cependant  il  y  avait 
naguère  de  la  douceur  dans  son  aspect  el  dans  sa  voix  ;  il  était  in- 
différent ,  mais  non  sévère.  Seigneur  I 

Sardanapale.  —  Zarina  I 

Zarina.  — Non,  pas  Zarina...  ne  m'appelez  pas  Zarina;  cet  ac- 
cent ,  ce  mot ,  effacent  de  longues  années  el  des  choses  qui  les  on^ 
rendues  plus  longues  encore. 

Sardanapale. —  11  n'est  plus  temps  de  songcràces  rêves  du  passé. 
Ne  nous  faisons  pas...  c'est-à-dire  ne  me  faites  pas  de  reproches... 
pour  la  dernière  fois. 

Zarina.  —  Ce  serait  la  première. 

Sardanapale.  —  Il  est  vrai ,  et  celte  idée  pèse  plus  sur  mon 
co-ur  (|iie...  .Mais  notre  cœur  n'est  pas  en  noire  pouvoir! 

Zarina.  —  Notre  main  non  plus;  mais  j'ai  donné  l'un  el  l'autre. 

SAnnANAPALE.  —  Votre  frère  m'a  dit  que  vous  désiriez  me  voir 
a>a:il  de  partir  |inir  Niuive  avec...  [Il  hésite.) 

Zarina.  —  Avec  nos  enfants.  C'est  vrai  :  je  voulais  vous  remer- 
cier do  n'avoir  pas  séparé  mon  cœur  de  tout  ce  qui  lui  reste  main- 
tenant à  aimer  ..  de  ceux  qui  sont  à  vous  età  moi,  qui  vous  ressem- 
blent, et  me  regardent  comme  vous  me  regardie»  autrjfuis...  Mais 
ils  n'ont  pas  changé,  eux...  ils  sont  maintcnaul  le  seul  lien  qui 
existe  entre  nous. 

Sarda.napale.  — Croyez  que  je  vous  ai  rendu  jusiice.  Faitcsqn'ils 


tiennent  plu*  île  votre  famille  que  de  leur  malhenrenx  père.  Je  les 
laisse  avec  confiance  anpré«  île  vonn;  rendez-IcH  dignes  0  un  IrAne; 
ou  plutAl...  Vous  a»ez  eulendu  le  lumullede  celte  iiuilT 

Zarina.  —  Je  l'avais  pre^mie  oïdilic.    .. 

Sardanapalf.  —  Le  Irûiie  ..  et  oc  n'est  pas  In  peur  qui  me  fail 
parler  ..  le  trône  esl  en  |»éril.  el  peut  êlre  mes  lilg  n'v  moiil«ront- 
lU  jamais;  mais  que  jamais  ils  ne  le  perdent  de  vue.J  oHcrai  toul 
pour  le  leur  Iransinetire  :  el  ai  j  échoue  ,  ils  doivent  alors  le  re- 
conquérir en  braves,  el  l'occuper  en  sages.  Qu'ils  usent  mieux  de 
la  royauté  que  je  n'ai  fait  moi-même. 

Zarina.  —  Ils  n'apprendront  de  moi  qu'à  honorer  leur  père. 

Sardanapale.  —  Qu'ils  apprennent  la  vérité  de  von»,  plutôt  que 
d'un  monde  injuste.  S'ils  vivent  dans  l'adversité  ,  ils  éprouveront 
Irop  Idl  le  mépris  de  la  foule  pour  les  jirinees  sans  couronne,  el  on 
rejetlera  sur  eux  les  foules  de  leur  père.  Mes  fils!...  j'aur.is  pu  tout 
supporler  si  j'avais  été  sans  enfants. 

Zarina.  —  Oh  !  ne  parle  point  ainsi...  Si  tu  triomphes ,  ils  régne- 
ront et  honoreront  celui  (|ui  conserva  pour  eux  un  Inine  dont  il  se 
souciait  peu  pour  lui-même  ....  Ah!  prends  soin  de  les  jours;  vis 
du  moins  pour  ceux  qui  t'aiment. 

Sardanapale.  —  El  qui  sont-ils?  des  amis  qui  on l  partagé  mes  plai- 
sirs et  qui  ne  font  qu'un  avec  moi...  ear  si  je  tombe,  ils  ne  seront 
plus  rien...  un  frère  offen.sé...  des  enfants  négligés...  une  épouse... 

Zarina.  —  Qui  l'aime. 

Sardanapale.  —  Et  me  pardonne? 

Zarina.  —  Celte  pen.sée  ne  m'est  jamais  venue... 

Sardanapale.  —  Ma  femme  !... 

Zarina.  —  Oh  !  sois  béni  pour  ce  mot!  je  ne  l'espérais  plus. 

Sardanapale.  — Oh!  lu  l'entendras  de  la  bouclie  de  mes  sujets, 
et  tu  l'eiitendras  comme  une  injure.  Oui...  ces  e-claves  que  j'ai 
nourris,  fêlés,  comblés  des  biens  de  la  paix  el  de  l'abondance,  jus- 
qu'à les  rondre  rois  eux-mêmes;  les  voilà  qui  se  révolieiii  ;  el  ils 
demandent  la  mort  de  celui  qui  fil  de  leur  vie  une  fêle  coiiliiiuelle; 
taudis  (|ue  le  petit  nombre  de  ceux  qui  ne  me  doivent  rien  me  sont 
restés  fidi^s!  cela  esl  vrai,  mais  cela  est  monstrueux. 

Zarina.  —  Ce  n'est  peut-être  que  trop  naturel;  car,  dans  les 
âmes  perverses  ,  les  bienfaits  se  changent  eu  poison. 

Sardanapale.  —  El  les  imes  vertueuses  tirent  le  bien  du  mal. 

Zarina.  —  Recueille  donc  le  bien  sans  l'enquérir  d'où  il  vient. 
Sois  en  convaincu,  tous  ne  t'ont  pas  abandonné. 

Sardanapale.  —  Je  le  crois,  puisque  je  vis. 

Zarina.  —  Vis  pour  l'amour  de  mes de  no.^  enfants. 

Sardanapale.  —  .Ma  douce  Zarina,  loi  que  j'ai  tant  offensée I  Je 
suis  l'esclave  desciirnnstance.^  el  de  mes  impulsions...  Emporté  an 
gré  du  moindre  souffle,  d'''|ilacé  soi-  le  Irûne,  déplacé  dans  la  vie 
je  ne  sais  ce  que  j'aurais  pu  èiie...  N  en  jiarlons  plus.  Mais  écoule. 
Je  n'éiais  pus  fait  pour  un  amour  comme  le  lien,  une  àme  telle  que 
la  tienne,  el  si  je  n'ai  point  adoré  ta  beauté ,  comme  j'ai  encensé  de  ' 
moindres  charmes ,  c'est  uniquement  que  celle  adoration  était  pour 
moi  un  devoir,  el  que  je  détestais  tout  ce  qui  avait  l'apparence  d'une 
ehaîne.  Entends  cependant  mes  paroles,  qui  sont  peut-être  les  der- 
nières: personne  n'a  estimé  plus  que  moi  tes  vertus,  bien  que  je  n'aie 
pas  su  en  profiler... 

Zarina.  —  Oh  !  si  lu  as  à  la  fin  découvert  que  mon  amour  esl 
digne  d'eslime,  je  n'en  demande  pas  davantage...  Mais  fuyons  en-  I 
semble,  cl  pour  moi...  permels-moi  de  dire  pour  nous...  il  y  aura  1 
encore  du  bonheur.  L'As.syrie  n'est  pas  toute  la  terre  ;  nous  nous  fe-  ' 
ions  un  monde  à  nous,  elnous  'cronsplus  heureux  que  je  ne  lai  ja-  | 
mais  été,  que  tu  ne  l'as  été  toi-même.  (Entre  Salémenés.) 

Salémenks.  —  Il  faut  que  je  vous  sépare... 

Zarina.  —  Frère  inhumain  I  veux-tu  donc  abréger  des  instants  si 
précieux  el  si  chers  ? 

Salémenés.  —  Si  chers  I  • 

Zarina.  —  Il  s'est  montré  si  bon  envers  moi ,  que  je  ne  puis 

Salémenés.  —  Ainsi  cel  adieu  de  femme  se  termrtie,  comme  Ion- 
jours,  (lar  la  résolution  de  ne  pas  se  séparer  ;  je  le  prévoyais.  .Mais    ' 
cela  ne  doit  point  êlre. 

Zarina.  —  Ne  doit  point  êlre  ? 

Salémenés.  —  Reste  el  jiéris... 

Zarina.  —  Avec  mon  époux,  soil! 

Salémenés — El  tes  enfants.  - 

Zarina.  —  Hélas  !  | 

Salëmenks. — Ecoulez-moi,  comme  doit  m'écouler  ma  s<pur...  I 
Tout  esl  prêt  pour  assurer  voire  salut  et  celui  de  vos  enfants,  noire  I 
dernière  espérance.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  d'une  quesiion  de  I 
.senlimenl,  quoique  ce  fût  déjà  beaucoup...  c'est  encore  une  que5-  " 
lion  d'Klat  ;  il  n'est  rien  que  les  rebelles  ne  fissent  pour  s'emp.u' 
de  la  postérité  de  leur  souverain,  el  détruire  ainsi  .. 

Zarina.  —  Ah  !  n  achève  pas  ! 

Salémenés. — Ecouiez-moi  donc.  Quand eesenfanlsauronl  échappé 
aux  co'j|is  des  Médes,  les  rebelles  auront  manqué  le  but  prineipal 
qu'ils  se  proposent...  l'exlinclion  de  la  r.ice  de  Nerarod.  Quand  le 
roijiiclnel  devrait  succomber,  ses  fils  vivront  pour  le  venger. 

Zarina.  — Mais  ne  puis-jc  re.sler  .>^eule  ? 

Salémenés. — Quoi!  laisser  vos  enfants  orphelins  du  vivant  ■*■'' 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


383 


li'urs  parents!...  fi  jeunes,  dan.s  une  lerreloinlaine  ! 

Zabina.  —  Non...  mon  cœur  se  brisera  plulùt. 

Salémexès.  — Malmenant  vous  savez  tout,  liécidez  ! 

Sardanapale.— Partez  done.  Zarina.  Si  nous  nous  revoyons,  peut- 
être  serai-je  digue  de  \ous...  Mais  voilàmon  courafjequi  l'aiblit.  cela 
ne  doit  pas  être;  c'est  de  la  fermeté  (lu'il  me  faut  maintenant  ;  la  fer- 
meté...donirabsenco  a  fait  tontes  mes  fautes. ..Caclie-nioi  les  larmes... 
je  ne  te  dis  pas  de  ne  point  i"  répandre....  il  serait  plus  facile 
d'arrêter  l'Euplirate  à  sa  source  que  les  larmes  d'un  cœur  fidèle  et 
tendre  ;  mais  que  je  ne  les  voie  pas,  elles  m'ôteraient  la  force  dont 
je  me  suis  armé.  Mon  frère,  eniuiène-la. 

Zarina.  —  0  Dieu  !  je  ne  le  verrai  plus! 

Salémexès,  s'eflurçant  de  ienlruiner. —  Il  le  faut,  ma  sœur.  Si 
j'emploie  la  violence  ;  vous  la  pardonnerez  à  l'affliction  d'uu  frère. 

Zaiiixa.  —  Jamais  !  Au  secours  !  Sardanapale,  souffriras-tu  qu'il 
m'arrache  d'auprès  de  toi  ? 

Salémenès.  —  Tout  est  perdu  si  nous  ne  partons  pas. 

Zabina.  —  Ma  têle  tourne...  mes  yeux  s'obscurcissent...  Où  est-il  ? 

Sakdanapale,  s  avançant. — Non...  laissez-la...  Elle  est  morte... 
et  vous  l'avez  tuée  1  {Elle  s'éKonouit.) 

Salémbnés.  —  Ce  n'est  que  l'épuisement  amené  par  l'e.xcès  de  la 
passion  ;  le  grand  air  la  ranim^'ra.  Je  vous  en  prie,  éloignez-vous 
lA  part.)  11  faut  que  je  prolilede  ce  moment  pour  latranspoiter  sur 
la  galère  où  ses  enfants  sont  embarqués.  (//  lemporte.) 

Sardanapale  seul.  — Voilîi  encore,  voilà  ce  que  je  dois  soulTrir... 
moi  qui  jamais  n'infligeai  volontairement  la  moindre  douleur! 
Rllc  n'i'aimait...  fatale  passion  1  pourquoi  n'expires-lu  pas  en  même 
temps  dans  les  deu.x  cœurs  que  tu  as  embrasés  à  la  fois  ?  Zarina  , 
si  je  n'avais  aimé  que  toi ,  je  régnerais  maintenant  sans  ob.^lacle  , 
moiiarque  respectédemes peuples.  Dans  quelabimcuneseuledévia- 
tion  du  sentier  des  devoirs  entraîne  ceux  qui  réclament  l'hommage 
du  genre  hUmain.  (Mïbrha  entre  ]  Vous  ici  1  qui  vous  a  demandée? 

Mybbua.  —  Personne...  mais  j'ai  entendu  de  loin  des  gémisse- 
ments et  des  pleurs,  et  je  pensais... 

Sardanapale.  — Vous  aviez  tort!...  ^ 

Myrrha. —  .le  pourrais  rappeler  de  votre  part  des  paroles  plus 
douces,  quoiqu'elles  exprimassent  aussi  des  reproches;  vous  me 
les  adressiez  quand  je  craignais  de  me  rendre  importune,  résistant 
à  mes  propres  désirs  et  à  vos  ordres  qui  m'enjoignaient  de  vous 
approcher  à  toute  heure,  et  sans  être  appelée...  Mais  je  me  retire. 

Sardanapale.—  Non,  restez  puisqua  vous  êtes  venue.  Pardon  I 
je  redeviendrai  bientôt  ce  que  j'étais. 

Mvbrha.  — J'attends  avec  patienre  ce  que  je  verrai  avec  plaisir. 

Sardanapale.  —  Un  moment  avant  votre  entrée  dans  cette  salle, 
Zarina,  reine  d'Assyrie,  en  sortait. 

Myrrha. —  Je  sais  la  plaindre. 

Sardanapale.  — C'est  trop,  c'est  outrepasser  la  nature...  Ce  sen- 
timent n'est  ni  mutuel  ni  possible  :  vous  ne  pouvez  la  plaindre,  et 
elle  ne  doit  que 

JIvRRHA.  —  Mépriser  l'esclave  favorite?  elle  ne  peut  le  faire  plus 
que  je  ne  me  suis  méprisée  moi-même. 

Sardanapale.  —  Vous,  méprisée!  vous  qui  faites  l'envie  de  votre 
sexe  !  vous  qui  régnez  sur  le  cœur  du  maître  du  monde! 

Myrrha.  —  Fussiez-vous  le  maître  de  vingt  mille  mondes... 
comme  vous  êtes  à  la  veille  peut-être  de  perdre  celui  qui  vous  était 
soumis...  je  me  suis  autant  avilie  en  devenant  votre  maîtresse,  que 
si  j'étais  celle  d'un  paysau...  et  surtout  d'un  paysan  grec. 

Sardanapale.  —  Vous  parlez  bien. 

Myrrha.  — Je  ne  dis  que  la  vérité. 

Sardanapale.  —  Quand  vient  l'heure  des  revers,  tous  deviennent 
courageui  envers  celui  qui  tombe;  mais,  comme  je  ne  suis  pas  en- 
core tombé  tout-à-fait,  et  ne  me  sens  pas  disposé  à  entendre  des 
reproches,  par  cela  même  peut-être  que  je  les  mérite,  séparons- 
nou-i  du  moins  en  paix. 

Myrrha.  —  Nous  séparer!  Pourquoi? 

Sardanapale.  —  Pour  votre  sûreté  ;  je  me  propose  de  vous  don- 
ner une  e.'corte  pour  vous  reconduire  dans  votre  patrie.  Si  vous 
n'avez  pas  été  tout  à-fait  reine,  les  ]!résents  que  vous  emporterez 
vous  fer.int  une  dot  égale  au  prix  d'un  royaume. 

Myrrha.  — Je  vous  en  prie,  ne  parlez  point  ainsi. 

Sardanapale. —  La  reine  est  partie;  vous  pouvez,  sans  honte, 
imiter  son  exemple.  Je  veux  succomber  seul...  je  u'aime  à  parta- 
ger que  le  bonheur... 

Myrrha.  —  Et  moi ,  tout  mon  boniieur  est  de  ne  jamais  vous 
quUter.  Vous  nem'éloignerez  point  de  vous. 

Sardanapale.  —  Pensez-y  mûrement  ;  bientôt  peut-être  il  sera 
trop  tard. 

.MvBnHA.  —  Tant  mieux  ;  car  alors  vous  ne  pourrez  me  renvoyer. 

Sardanapale.  —  Je  n'en  ai  pas  la  volonté  ;  mais  je  pensais  que 
vous  vouliez  partir. 

Myrrha.  —  Moi  ! 

Sardanapale.  —  Vous  parliez  de  voire  avilissement. 

Myrrha.  —  Et  je  le  sens  vivement,  plus  vivement  que  tout  au 
monde,  si  ce  n'est  l'amour. 

Sardanapale.  — Alors  que  la  fuite  vous  en  délivre. 


Myrrha.  —  La  fuite  ne  détruira  pas  le  passé...  elle  ne  nie  rendra 
ni  mon  honneur,  ni  la  paix  de  mon  âme.  Non,  je  veux  triompher 
ou  succomber.avec  vous.  Vainqueur,  je  vivrai  pour  jouirde  vulrevic- 
loire  ;  si  votre  destinée  est  autre,  je  ne  pleurerai  pas,  mais  je  la  par- 
tagerai. Vous  ne  doutiez  pas  de  moi  il  y  a  quelques  heures  ! 

Sardanapale.  —  je  n'en  doute  plus.  .Mais  la  nécessité  de  soutenir 
mes  droits  par  la  force  pèse  jilus  lourdement  sur  mon  cœur  que 
tons  les  outrages  sous  lesquels  ces  hommes  voudraient  courber  ma 
tète.  Jamais,  jamais  je  n'oublierai  celte  nuit.  Je  croyais  avoir  fait 
de  mon  règne  inoffensif  une  ère  de  paix  au  milieu  de  nos  sanglan- 
tes annales  ;  une  verte  oasi^  dans  le  désert  des  siècles,  sur  laquelle 
l'avenir  lournerait  ses  regards  charmés,  en  regretlanl  de  ne  pouvoir 
rappeler  le  règne  d'or  de  Sardanapale.  Je  croyais  avoir  fait  de  mon 
royaume  un  paradis,  où  chaque  lune  nouvelle  devenait  le  signal  de 
nouveaux  plaisirs.  Je  prenais  les  acclamations  de  la  populace  pour 
de  l'amour...  la  voix  de  mes  amis  pour  la  vérité...  les  lèvres  de  la 
femme  pour  ma  seule  récompense...  Cela  du  moins  est  vrai,  ma 
douce  Myrrha!  embrasse-moi.  Qu'ils  prennent  maintenant  mon 
royaume  et  ma  vie  ;  ils  auront  l'un  et  l'autre,  mais  toi,  jamuis  I 

Myrrha.  —  Non  .  jamais  !  L'homme  peut  dépouiller  son  sembla- 
ble de  tout  ce  qui  est  grand,  de  tout  ce  qui  brille...  les  empires 
s'écroulent...  les  armées  sont  vaincues...  les  auiis  abandonnent... 
les  esclaves  fuient...  tous  trahissent...  ceux-là  surtout,  et  les  pre- 
miers, qui  doivent  le  plus;  tous,  excepté  le  cœur  qui  aime  sans  in- 
térêt !  Tel  est  le  rnien...  mets-le  à  l'épreuve.    (Salé.menès  entre.) 

Salémenès.  —  Je  vous  cherchais...  Comment!  elle  encore  ici  t 

Sardanapale.  —  Ne  recommence  pas  tes  reproches.  Ton  visage 
annonce  d'autres  événements  que  la  présence  d'une  femme. 

Salémenès.  —  La  seule  femme  qui,  dans  un  tel  moment,  a  Ai 
l'importance  pour  moi,  est  en  sûreté...  la  reine  est  embarquée. 

Sardanapale.  —  Est-elle  plus  calme?  parle. 

Salémenès.  —  Oui,  sa  faiblesse  passagère  est  dissipée,  du  moins 
elle  s'est  transformée  en  un  silence  sans  larmes  ;  ses  yeux  bril- 
lants, après  un  regard  jeté  sur  ses  enfants  endormis,  se  sont  tour- 
nés vers  les  tours  du  palais ,  pendant  que  la  galère  voguait  à  la 
lueur  des  étoiles  ;  mais  elle  n'a  rien  dit  ! 

Sardanapale. —  Plût  au  ciel  que  je  fusse  comme  elle! 

Salkmenès. —  11  est  trop  tard  maintenant  pour  se  livrer  à  des 
regrets;  ils  ne  sauraient  guérir  une  seule  douleur.  Pour  nous  oc- 
cuper d'autres  objets,  je  viens  vous  annoncer  comme  une  chose 
trop  certaine  que  les  rebelles  de  la  Médie  et  de  la  ChaKIée,  com- 
mandés par  les  deux  chefs  de  l'entreprise,  sont  de  nouveau  en  ar- 
mes, et,  foriiiant  leurs  rangs,  se  préparent  à  nous  assiéger  ;  on  dit 
que  d'autres  satrapes  se  sont  joints  à  eux. 

Sardanapale. — Quoi  I  de  nouveaux  rebelles?  A  eux  les  premiers  ! 

Salémenès.  —  C'était  ce  que  je  voulais  vous  proposi'r  d'abord  ; 
mais  il  y  aurait  maintenant  iaiprudence  à  le  faire.  Si  demain  à  midi 
nous  recevons  les  renforts  que  j'ai  envoyé  chercher  par  des  messager.s 
siu's,  nous  pourrons  hasarder  une  attaque,  et  espérer  la  victoire; 
mais  jusque-là,  Uion  avis  est  d'altendie  l'ennemi. 

Sardanapale.  —  J'abhurre  ce  dél.-ii  ;  il  y  a  sans  doute  moins  de 
dangers  à  combattre  derrière  de  hautes  murailles,  à  précipiter  les 
ennemis  dans  des  fossés  profonds,  ou  à  les  voir  se  débattre  dans  les 
pièges  qu'on  leur  a  tendus  ;  mais  ce  genre  de  combat  me  déplaît... 
j'y  perds  toute  mou  ardeur.  Au  couti'aire,  une  fois  lancé  sur  eux, 
fussent-ils  entassés  les  uns  sur  les  autres  comme  des  montagnes, 
il  faut  bien  aller  jusqu'au  bout.  Si  je  dois  mourir,  que  ce  soit  dans  la 
chaleur  de  la  mêlée!...  A  l'attaque  donc! 

Salémenès.  —  Vous  parlez  eu  jeune  soldat. 

Sardanapale. —  Je  ne  suis  pas  soldat,  mais  homme;  ne  me  parle 
pas  de  soldats  ,  j'en  déteste  le  nom  et  ceux  qui  s'en  font  gloire.  Ce 
sont  des  soldats  ceux  auxquels  je  veux  faire  sentir  mes  coups. 

Salémenès.  —  Vous  ne  devez  pas  exposer  témérairement  votre 
vie;  elle  n'est  pas  comme  la  mienne  ou  celle  de  tout  autre  de  vos 
sujets  :  toute  la  guerre  en  dépend. 

Sardanapale.  — Terminons  donc  :  pourquoi  la  prolonger?  je 
suis  lasdelune,  et  peut-être  de  toutes  deux.  (Une  trompette  sonne.) 

Salémenès.  —  Ecoutons. 

Sardanapale.  —  Répondons  au  lieu  d'écouter. 

Salémenès.  — El  voire  blessure? 

Sardanapale.  — Elle  est  pansée...  elle  est  guérie...  je  l'avais  ou- 
bliée... L'enclave  qui  m'a  fait  celle  blessure  devrait  être  honteux 
d'avoir  frafipc  un  si  faible  coup. 

Salémenès.  —  Puisse  maintenant  personne  ne  vous  en  porter 
de  i>lus  sûr  ! 

Sardanapale. — Soit  !  si  nous  sommes  vainqueurs;  sinon  ce  serait 
me  laisser  une  lâche  qu'ils  devraient  ra'épargner.  Maicbons! 

Salémenès.  — Je  vous  suis.      {  Les  trompettes  sonnent  encore.) 

SARD.iNAPALE.  —  AUous .  mes  arnu'sl  mes  armes,  vous  dis-je! 

(  Ils  sortent.) 


;i84 


LKS  VKILLÉKS  LITTrCRAIKKS  ILLUSTKÊliS. 


ACTS  V. 

MTnmi»,  près  d'utif  (enftrr.  —  Lejoiirmlin  a  parn.  Oiiclle  nuil 
I'n  priTi'ili'c  I   niiil  iii;i(;nirK|iie  dans  le  riell...    Tonifie  qui  la  Ira- 
vcro'i'  na  fait  i|irajniilcr  In  varii'U^  h  sa  ma^nilirciicr;!  nuil  alTicuse 
.sur  la  ti'rro,  où  la  imix,  rospéiaiirc,  lainour  <■!  la  joie,  l'ouU's  aux 
pinils  par  \<'%  passions  liainainrs.    ont  fait  plari;  en  un  instant  au 
(■liansl...  I.a  (,'ui-rre  odnlinucl  le  soleil  peut-il  liien  se  lever  si  bril- 
lant? Comme  il  chasse  (levant  lui  les  nnajres,  (pii  se  déroulent  eu 
vapeurs  plus  riantes  h  la  vue  tpi'un  ciel  uniformément  serein.  Klles 
lipurenl  «les  domes  d"or,  des  montagnes  de  neige,  des  vagues  plus 
lii'lles  (pie  l'Océan.   Ospeclacle  qui  saisil  l'âme,  la  console  cl  s'i- 
deiilifie  avec  elle!  Oui, 
le  lever  et  le  rouclier  du 
soleil     deviennent     des 
lioiires     eonsarr(?es    à  la 
(loiiicnr  cl  \  l'amour.  Ce- 
lui ipii  les  voit  avec  ndiiïé- 
renee  n'a  jamais  connu 
les  deux  gthiies  (pii  en- 
noblissent   et    purifient 
nos  cnnirs. 

Balka.  —  Jeune  fem- 
me, vous  vous  livre/,  h 
une  rùverie  bien  pai- 
sible :  pouvez-voiis  re- 
garder ainsi  le  lever  d'un 
soleil  (|ui  peiil-(''lie  est 
pour  nous  le  dernier? 

.MvniiiiA.  —  C'est  pour 
cela  mémo  que  je  le  con- 
temple; je  me  renroclie 
de  l'avoir  regarde  sou- 
vent. Imp  souvent,  sans 
la  vénéralion  due  îl  cet 
astre  ,  (pii  seul  commu- 
iiiiiiie  à  la  terre  une  vie 
moins  fragile  que  celle 
(le  rhonime.  Venez!  re- 
gardez le  dieu  de  la 
Clialdéc  !  quand  je  le  con  - 
temple,  je  me  convertis 
presque  h  voire  BaaI. 

Balùa.  —  Assurément 
c'est  un  dieu. 

MvnniiA.  —  Nous  le 
croyons  aussi,  nous  au- 
tres Grecs,  et  néanmoins 
ie  pense  quelquefois  que 
eet  astre  éclatant  doil 
être  plutôt  un  séjour  ha- 
bité par  (les  dieux  qu'un 
dieu  lui-nu'^mc.  Le  voilà 
maintenant  qui  perce  les 
nuages  et  frappe  mes 
yeux  d'un  ('clat  qui  m'em- 
pêche de  voir  le  reste  du 
monde.  Je  ne  puis  plus 
regarder. 

Ualka.  —  Ecoulez!.  . 
n'avez-vous  rien  enten- 
du? 

MvniiiiA.  —  Non,  ce 
n'est  (pi'iine  illusion  :  on 
combat  hors  des  murs  et 
non  plus  dans  reiiccinlc 
du  palais  comme  la  nuit 

dernière  ;  le  palais  est  devenu  une  forteresse  depuis  celle  heure 
périlleuse  ,  et  ici ,  au  centre  môme  .  entourés  de  vastes  cours  et  de 
salles  gigantesques,  qu'il  faut  emporter  l'une  après  l'autre  avant  de 
pénétrer  aussi  loin  que  la  première  fois,  nous  sommes  hors  de  la 
portée  du  danger...  aussi  bien  que  delà  gloire. 

Bai.f.a.  —  Mais  les  rebelles  sont  déj;i  venus  ici. 

MvnniiA.  — Oui,  par  surprise,  cl  la  valeur  les  en  a  repoussés; 
maintenant  nous  avons  à  la  fois  la  vigilance  cl  le  courage. 

Baléa.  —  Puissent-ils  réussir!  Ecoutez. 

MvitRiiA.  —  Vous  avez  raison;  on  s'approche,  mais  Icnlemenl. 
{On  voit  entrer  dex  soldats  portant  Saliîmicxks  l)les$é  d'un  jarelo'l  ; 
ils  le  déposent  sur  un  lit  (le  repos.'^  0  Jupiter! 

Bai.éa.  —  Tout  c.<l  donc  perdu? 

Salkmenès.  —  C'est  faii.xl  mort  au  soldai  qui  dit  cela. 

Myrbua.  —  Ce  n'en  est  point  un .  épargnez-le.  Ce  n'cslque  l'un 
de  ces  papillons  de  cour  (pii  voltigent  dans  le  cortège  d'un  roi. 

Salëuenès.  —  En  ce  cas,  qu'il  vive. 


Mort  de  Salémcnès. 


MrnniiA.  —  Vous  virez  aussi .  je  l'espère. 
Sai.kmknés.  — Je  voudrais  vivre  encore  une  heure,  afin  de  con- 
naître le  résultat  du  combat  ;  mais  je  doute  que  je  puisse  aller  aussi 
loin,  l'ourqiioi  m'avcz-vous  traosporlé  ici? 
Un  soldat.  —  Par  ordre  du  roi. 

Salùmenks.  —  Il  a  bien  fait  :  puisqu'on  me  croyait  mort,  celle 
vue  aurait  pu  décourager  les  soldats;  mais...  c'est  en  vain  ;  je  gens 
revenir  ma  faiblesse. 

.MvnRiiA.  —  Laissez-moi  voir  la  blessure,  je  m'y  connaigun  p'-.ii 
dans  ma  patrie,  l'art  de  soigner  les  blessés  fait  partie  de  l'Inslruc 
lion  qu'on  donne  aux  femmes. et  la  guerre  étant  continuelle,  nous 
sommes  habituées  à  de  tels  specUicIcs. 
Lk  soldat.  —  Il  faudrait  extraire  le  javelot. 

MrnRiiA.  —  Arrêtez! 
non  .  cela  n'est  pas  pos- 
sible. 

Salkmrnés.  —  Alors, 
c'en  est  fait  de  moi. 

MvRRUA.  —  l.e  sang 
coulerait  a\ec  votre  vie. 
SALiiiiRNKS.  —  Je  ne 
crains  pas  la  mort.  Où 
était  le  roi  quand  vous 
m'avez  emporté? 

I.E  SOLDAT.  —  'Non 
loin  de  vous,  encoura- 
geant de  la  voix  cl  du 
geste  les  troupes  alar- 
iiiées  qui  vous  avaient  vu 
loniber,  et  déjà  com- 
mençaienl  à  ployer. 

Sa'i.émknés.  —  Avoz- 
vous  entendu  nommer 
eeliii  (pii  meiem(ilace'' 

Le  soldat.  —  Non , 
seigneur. 

Salémenès.  —  Allez 
donc  en  toute  hâte  trou- 
ver le  roi,  el  dites  lui  que 
ma  dernière  demande  c.<t 
que  m  )n  poste  soit  confié 
à  Zaïiiès,  jusqu'à  ce 
i|u'Ofralanès,  satrape  de 
Suze,  ait  opéré  s;i  jonc- 
lion  tant  (lidéi-ée  cl  si 
ardemment  désirée.  Lais- 
sez-moi ;  nos  guerriers 
ne  sont  pas  trop  nom- 
breux. 

Le  soldat.  —  Mais , 
mou  prince... 

SALÉ.MENÉS.  —  Parlez, 
vous  dis-jel  voilà  un 
courlisaii  el  une  femme, 
tout  ce  qu  il  fuul  à  un 
malade.  (Les  soldats 
sortent.) 

MvRRiiA.  —  Ame  vail- 
lante et  glorieuse!  la 
terre  doit-elle  donc  le 
perdre  si  l('il  ? 

Salémenès.  —  Aima- 
ble Myrrha  I  j'aurais 
choisi  cette  mort  si  j'a- 
vais réussi  à  sauver  le 
monarque  ou  la  monar- 
chie; du  moins  j'ai  la 
satisfaction  de  ne  pas 
leur  survivre. 
SIvRRiiA.  —  Vous  devenez  plus  pâle- 

Salémenès.  —  Donnez-moi  voire  main... ce  javelot  brisé  ne  fail 
que  prolonger  mes  tortures,  .«ans  prolonger  assez  mon  existence 
pour  me  rendre  utile  ;je  l'arracherais  moi-môme  elma  vie  en  môme 
temps ,  si  je  pouvais  seulement  apprendre  où  en  est  le  combat  I 
(Sardanapale  entre  avec  quelques  soldats.) 
Sardanapale.  —  .Mon  bien-aimé  frère  I 
Salémknès.  —  El  la  bataille  est  perdue? 
Sardanapale.  —  Tu  me  vois. 

Salemknès.  —J'aimerais  mieux  le  voir  ainsi.  (//  arrache  lejorr- 
lot  de  sa  blessure  el  c.rpire.) 

Sardanapale.  -  Eton  me  verra  bienbjldc  même,  à  moins  qu'Ofra- 
tanès  n'arrive  avec  ses  renforts,  faible  el  dernier  roseau  sur  lequel 
s'appuie  notre  espoir. 

MïRRHA.  — N'avez-vous  pas  rei;u  un  message  de  voire  frète  mou- 
rant ,  qui  vous  désignait  Zamcs  pour  lui  succéder? 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


385 


SAnn.vNAPALE.  —  Je  l'ai  reçu. 
MvitmiA.  —  Où  est  Zamès? 

SVHDANAI'ALr..  —  SIOI'I. 

Myrriia.  —  Et  Allada? 

SAnuANAPALE.  —  ïlouiant. 

Myruha.  —  Pallia?  Sféro? 

Sardanapale.  —  Pania  vit  encore  ;  mais  Sféio  est  cii  fuite  ou  pi-i- 
sonnii-r.  Je  suis  seul. 

Myrriia.  —  Tout  est  donc  pcrJu? 

Sardanapale.  — Nos  remparts,  nialsrré  notre  petit  nombre,  peu- 
vent encore  tenir  contre  les  forces  de  l'ennemi  si  la  trahison  no 
s'en  im^ie;  mais  en  rase  campagne.... 

Myrriia.  —  Je  pensais  que  l'intention  de  Salémenès  était  de  ne 
pas   risquer    une   sortie 
avant  d'avoirreçu  les  ren- 
forts attendus. 

Sardanapale.  —  C'est 
moi  qui  lai  voulu. 

Myrriia.  —  Eh  bien  I 
c'est  la  faute  d'un  hom- 
me de  cœur. 

Sardanapale.  — Fau- 
te trop  funeste  !  0  mon 
frère!  je  donnerais  ces 
royaumes  dont  lu  étais 
le  plus  bel  ornement;  je 
donnerais  mon  épée  et 
mon  bouclier,  seule  gloi- 
re qui  me  reste,  pour  te 
rappeler  à  la  vie.  Mais  je 
ne  le  pleurerai  pas;  tu 
seras  honoré  comme  tu 
as  désiré  l'être.  Ce  qui 
m'afQige  le  plus  ,  c'est 
que  tu  aies  quitté  la  vie 
avec  la  pensée  que  je 
pouvais  survivre  à  l'anti- 
que royauté  de  notre 
race ,  pour  laquelle  tu 
es  mort.  Si  je  parviens  îi 
la  reconquérir,  jet'otTri- 
rai  pour  apaiser  ton  om- 
bre le  sang  de  milliers 
d'hommes  ,  les  larmes  de 
millions  de  rebelles  (cel- 
les des  gens  de  bien  t'ap- 
partiennent déjà)  ;  sinon, 
bientôt  nous  serons  réu- 
nis. Si  le  souffle  qui  est 
en  nous  vit  au-delà  de  la 
tombe  ..  tu  lis  dans  mon 
àme  maintenant,  et  tu  me 
rends  justice.  Que  je  ser- 
re pour  la  dernière  fois 
cette  main  encore  chau- 
de! Maintenant,  qu'on 
emporte  le  corps! 

U.N  soldat.  —  Où,  .sei- 
gneur? 

Sardanapale. —  Dans 
mon  propre  apparte- 
ment. Placez-le  sous  mou 
dais  comme  si  c'était  le 
corps  du  roi;  cela  fait, 
nous  aviserons  aux  hon- 
neurs qu'il  faut  rendre  à 
de  telles  cendres.  [Des 
xoldals  emportent  le 
corps  de  Salémenès.  —  Pania  entre.) 

Sardanapale.  —  Eh  bien,  Pania!  les  soldats  se  comportent  tou- 
jours bravement? 

Pama.  —  Prince... 

Sardanapale.  —  Tu  m'as  répondu!  quand  un  roi  demande  deux 
fois  la  même  chose,  sans  obtenir  une  réponse  favorable,  c'est  un  fu- 
neste augure.  Quoi  donc!  Sont-ils  découragés? 

I'ama.  —  La  mort  de  Salémenès,  et  les  cris  de  vicloh'c  des  rebel- 
les en  le  voyant  tomber  ont  excité  en  eux... 

Sardanap.vle.  —  Non  du  découragement ,  mais  de  la  rage...  c'est 
là  du  moins  ce  qui  aurait  dû  arriver.  Mais  nous  trouverons  moyen 
de  ranimer  leur  énergie. 

Pama.  —  Une  telle  perte  est  bien  faite  pour  mettre  la  victoire 
même  en  deuil. 

Sardanapale.  — Hélas!  qui  le  sent  plus  vivement  que  moi?Ce- 
peiulanl,  ces  murs  où  nous  sommes  assiégés  peuvent  opposer  quel- 
que résistance,  et  les  renforts  que  nous  attendons  se  fraieront  un 

Paris.  —  imp.  Lacour  et  C".  rue  Soufllol,  10. 


Je  no  te  dois  plus  rien,  pas  même  un  tombeau. 


chemin  au  travers  de  l'armée  ennemie  ,  pour  que  cette  enceinte  re- 
devienne ce  qu'elle  était...  un  palais,  non  une  prison  ou  une  forte- 
resse, (in  officier  entre  précipitamment.) 
Sard-\napale.  — Ton  visage  annonce  de  tristes  nouvelles.  Parle. 
L'officier.  —  Je  n'ose,  seigneur. 

Sardanapale.  —  Tu  n'oses  pas  !  quand  des  millions  de  nos  sujets 
osent  se  révolter  les  armes  à  la  main  !  voilà  qui  est  étrange.  Je  t'en 
prie  ,  romps  ce  silence  de  la  loyauté  qui  craint  d'affliger  son  souve- 
rain ;  je  puis  en  supporter  plus  que  tu  n'as  à  en  dire. 

L'officier.  —  La  partie  du  rempart  qui  borde  le  fleuve  vient 
d'être  renversée  par  une  inondation  soudaine  de  l'Euphrate ,  qui , 
gonflé  parles  pluies  tombées  dernièrement  dans  les  montagnes,  a 
franchi  brusquement  ses  rives. 

Pania.  —  Funeste  pré- 
sage! Depuis  des  siècles, 
il  existe  une  prédiction 
qui  annonce  que  jamais 
la  ville  ne  tombera  sous 
les  efforts  de  l'homme,  à 
moins  que  le  fleuve  ne  se 
déclare  son  ennemi. 

Sardanapale. — Qu'im- 
porte l'augure  !  c'est  le 
l'ait  qu'il  faut  voir.  Quelle 
longueur  de  murailles  a 
été  emportée  ? 

L'officier.  —  Environ 
vingt  stades. 

Sardanapale  —  Et 
tout  cet  espace  est  laissé 
accessible  ? 

L'oFFxiER.  —  Pour  le 
moment  le  courroux  du 
fleuve  rend  toute  attaque 
impossible;  mais,  aussi- 
tôt qu'il  rentrera  dans 
son  lit,  le  palais  tombera 
au  pouvoir  des  rebelles. 
Sardanapale.  —  C'est 
ce  qui  n'arrivera  jamais, 
lîn  dé]iit  des  hommes  , 
des  dieux  ,  des  éléments 
et  des  augures,  tous  li- 
gués contre  un  roi  qui  ne 
les  a  jamais  provoqués, 
la  demeure  de  mes  pères 
ne  sera  pas  une  caverne 
où  les  loups  viendront 
hurler, 

Pania.  —  Avec  votie 
permission  ,  je  vais  me 
rendre  sur  les  lieux,  et 
prendre  les  mesures  ni- 
cessaires  pour  fortifier  à 
la  hâte  l'espace  laissé 
sans  défense. 

Sardanapale. — Cour.s- 
y  sur-le-champ  ,  et  rap- 
porte-moi aussi  pronipte- 
ment  que  possible,  mais 
exactement  le  véritable 
état  des  choses.  [Pania 
et  l'officier  sortent  ) 

MvRRUA.  —  Ainsi  les 
flots  eux-mêmes  s'arment 
contre  vous  ! 

Sardanapale. — Jeune 

fille  ,  ils   ne  sont  point 

mes  sujets,  et  il  faut  leur  pardonner  puisque  je  ne  puis  les  punir. 

Myrrha.  —Je  me  réjouis  de  voir  que  celte  prédiction  ne  vous  a 

point  abattu. 

Sardanapale. —  Les  prédictions  n'ont  plus  d'elTet  sur  moi.  On 
ne  peut  rien  me  dire  que  je  ne  me  sois  déjà  dit  moi-même  depuis 
cette  nuit  !  le  désespoir  anticipe  sur  tout  ce  qui  peut  survenir. 
Myrriia.  —  Le  désespoir  ! 

Sard.vnapale.  —  Non,  ce  n'est  point  tout-à-fait  le  mot;  quand 
nous  savons  tout  ce  qui  peut  arriver,  et  que  nous  y  sommes  prépa- 
rés, notre  résolution,  si  elle  est  ferme,  mérite  un  nom  plus  noble 
que  celui-là.  Mais  que  nous  importent  les  mots?  bientôt  nous  en 
aurons  fini  avec  eux  et  avec  toute  chose. 

Myrrha.  — Hormis  un  dernier  acte,  le  plus  important  pour  tous 
les  mortels,  celui  qui  couronne  tout  ce  qui  fut,  tout  ce  qui  est... 
tout  ce  qui  sera...  la  seule  chose  commune  à-tous  les  hommes, 
quelles  que  soient  les  différences  de  naissance,  de  langage,  de  sexe, 
de  couleur,  de  climats,  d'epoijue,  de  sentiments,  d'intelligence... 


a8(; 


LES  VKILLf'ES  LITTKRAIRES  ILUîSTKËEv 


nuiiii  il(>  inini'iii  nnivrr-clli'  \.rs  l('i|ii.'l  nous  uiarcliuns  dans  cc 
Inbvrinllic  nivsl(ri"-ii\  (iiioii  nmiiirie  la  vie. 

Saiii>\nap\i,e.  —  1.0  III  (Ic  noiro  exi.slenci;  tirant  h  sa  fin,  livrons- 
n  Ills  il  la  ji'ir.  ("eux  qui  n'ont  |i|ii<i  rien  à  craindre  pcnvi-nl  sourire 
de  rr  (|iii  nnpnire  rausail  Icnr  rlTroi ,  rotiinic  des  riiranls  i|ui  do- 
rouMi'iii  lesucrcl  d'un  vain  époinnninil.  (Pâma  rcnlrc.) 

l'iMv.  —  Grand  roi,  les  rboscs  sunt  coinnic  on  vous  l'a  rapiiorlé  : 
j'ai  duiil)lé  la  carde  pour  veiller  pii's  de  la  lurclie  occasionnée  par 
les  eaux  ,  en  diniinnant  le  niMnl>re  de  ceux  ipii  sont  préposés  ù  la 
défense  de  la  parlic  des  reniparls  la  mieux  rorliliée. 

Saroanai'ai.e. —  Tu  as  rempli  liilL'iemcnl  Ion  devoir,  et  romnie 
ic  l'attendais  de  toi ,  mon  digne  l'ania  !  Le  moment  approche  où 
les  lions  qui  nous  unissaient  n'existeront  plus,  ['rends  celle  clef 
(il  lui  donne  une  clef i\  elle  oiivro  uiio  poilo  secrèle  derrii-re  ma 
nouchc  royale,  sur  laquelle  est  do|>osi'>  mainlonani  le  plus  noble 
fardeau  qu'elle  ait  jamais  porté,  qu<>ii|ii'unc  limpiie  suite  do  sou\o- 
rains  se  soient  étendus  sur  l'or  qui  la  compose.  .  elle  porte  celui 
qui  naguère  était  Salément^'s.  Clu-rclie  le  lieu  caché  où  ci;  |)assage 
le  Conduira ,  il  renferme  un  trésor  ;  pronils-le  jiour  loi  et  tes  com- 
liagnons.  tjuel  que  soit  votre  nombre,  il  y  a  aillant  de  ricliosses  (pic 
vous  pourrez  en  porter.  Jo  veux  aussi  que  lo<  esclaves  soient  af 
franchis  et  que  tous  les  babilanlsdu  palais,  de  l'un  et  de  l'autre  sexe, 
le  quittent  dans  une  heure.  .Melloz  a  Ilot  los  barques  ro,vales,  na- 
guère destinées  au  jilaisir,  et  qui  di'ivenl  mainlonani  servir  à  votre 
.sûreté  :  le  tleuve  est  larpe  cl  gros>i  encore  par  la  crue  des' eaux  ; 
plus  pui.ssant  qu'un  roi,  il  n  a  rien  à  craiiidic  des  assiégeants.  Par- 
tez et  soyez  heureux. 

PxMv.  —  Oui,  sous  voire  pioîcclion  ;  car  vous  accompagnez  vo- 
tre lidMe  garde... 

Sardanai-ai.k. — Non,  Pania,  cela  ne  peut  Cire;  éloigne-toi,  et 
laisse-moi  à  ma  destinée. 

Pâma.  —  C'est  la  preiniôro  fois  que  j'aurai  désobéi...  mais  main- 
tenant... 

.*^AHDANAi'Ai.is.  —  Tout  lo  moudc  me  brave  donc  aujourd'hui,  et 
linsoloncc  dans  mon  jiropre  jialais  imite  la  Irahison  à  l'extérieur! 
Plus  d'Iiésilalion  ;  ce  sont  mes  ordres,  mes  derniers  ordres.  Veux- 
tu  t'y  opposer,  toi,  Pania  "? 

Pama.—  Mais...  il  n'est  pas  temps  encore... 

Saudanai'alk.  —  Eh  bien  !  jure  donc  ici  (pie  lu  obéiras  quand  je 
te  donnerai  lo  signal. 

Pama.  —  iMon  cœur  afUifié,  mais  fidèle,  vous  en  fait  le  serment. 

Sabdanai'Ai.k. —  11  sullit...  Mainlonani,  fais  entasser  ici  du  bois 
sec ,  des  iiomnies  de  pin  ,  dos  feuillages  Détris  el  tous  los  conibusii- 
bles  qu'une  étincelle  peut  embraser  ;  qu'on  apporlo  aussi  du  cèilro, 
des  essences  précieuses,  des  aromates,  de  grandes  planches  pour 
former  un  vaste  bùeber;  qu'on  y  joigne  de  l'encoiis  et  de  la  myrrhe, 
car  cest  un  grand  sacrilioe  que  je  veux  offrir;  tu  feras  disposer 
tous  ces  matériaux  autour  du  Irone. 

Pama.  —  Seigneur  I 

Sabdanai-alk. — J'ai  parlé,  el  lu  as  juré  d'obéir. 

Pania.  —  Je  vous  serais  fidèle  sjns  l'avoir  juré.  [Pania  sort.) 

MvnniiA.  —  Quel  est  voire  dessein  ? 

Saudanapai.k.  — Tu  connailras  bientôt  nn  fait  que  la  lenc  ne 
doit  jamais  oublier.    (Pama  rcrienf  arec  un  hnaut  d'armes.) 

Paxia.  —  Seigneur,  au  niomcnl  où  j'allais  exécuter  voa  oi-dres, 
on  a  conduit  devant  moi  ce  héraut  qui  demande  audience. 

Saroanai'ale.  —  Qu'il  parle  ! 

Li;  iii:iiAL'T.  —  Arbace,  roi  d'Assyrie  .. 

Sardanai'AI.e.' —  Quoi  !  déjà  couronné  !  mais  poursuis. 

Le  iiÉiiAiT.  —  Bélesès,  le  graiid-p:élri!  sacré... 

SARnANAi'Ai.E.  —  De  quel  dieu  ou  d'.- quel  démon  ?...  De  nouveaux 
autels  s'élèvent  avec  de  nouveaux  rois;  mais  continue.  Tu  as  élé 
envoyé  pour  exécuter  les  volontés  de  ton  mailre  ,  el  non  pour  ré- 
pondre a  mes  questions. 

Le  nÉnAiiT.  —  El  le  satrape  Ofralanès. 

Sahoanai-ale.  —  Coninionl!  il  est  des  vôtres? 

Leiiérait,  montrant  un  anneau —  t:e  gage  le  jiroiive  qu'il  est 
maintenant  dans  le  camp  des  vainqueurs  ;  lu  vois  la  bague  qui  lui 
sert  de  sceau. 

SAnnANAi'Ai.E.  —  C'est  la  sienne.  Pauvre  Salénienèsl  lu  es  morl 
h  propos  ;  cet  homme  était  ton  fidèle  ami  et  paraissait  mou  sujet  le 
plusdoNouo.  Poursuis. 

Le  iiÉRAiT.  —  Us  t'offrent  la  vie;  tu  seras  libre  do  choisir  la  ré- 
sidence dans  l'une  des  proiinces  éloignées;  lu  seras  surveille;  sans 
être  captif,  et  tu  couleras  tes  jours  en  paix  ;  mais  à  cette  condition 
que  les  trois  jeunes  princes  seront  livrés  cuminc  otages. 

Sabdanap.vle,  ironiquement.  —  Généreux  vainqueurs  ! 

Le  uÉRAiT.  — J'alleiids  ta  réponse. 

SAnnANAi'ALE.  —  Ma  ropouse,  luisérablcl  Depuis  quand  les  esoia 
vcs  ont-ils  décide  du  sort  des  rois? 

Le  HÉBAiT.  —  Depuis  ipi'ils  sont  libres! 

SAROANAfALE.—  Orgauc  do  la  révolte!  t(d,  du  moins,  lu  rece- 
vras le  l'bàlinienl  dû  à  la  trahison,  quoicpie  lu  n'en  sois  que  le  re- 
présentant. Pania,  que  du  haut  d.'s  lemparls  sa  lôlo  soil  jeléc  dans 


les  rangs  des  rebelles ,  cl  son  corps  dans  le  fleave.  Oi'on  l'em- 
mène. {Pania  el  les  ijardes  saisltsent  le  hiraul  a'tnines.) 

Pama.  —  Jamais  je  n'ai  idiéi  h  ancuii  ordre  avec  jdus  de  plaisir 
<|u'à  celui-ci.  Soldais,  cnirainoz-le  !  no  souillez  point  du  sang  d'un 
Irniire  ce  séjour  de  la  royauté. 

I.i;  iiKRAi'T.  —  I'll  mol,  roi!  mes  fondions  sont  sacrées. 

SARnA>'Ai>ALR.  —  El  <|uc  sonl  donc  los  miennes,  que  lu  oses  me 
dcmaiidi'rdo  los  alxliquer? 

Le  iiéract.  —  Je  ne  fais  qu'exécuter  los  ordres  que  j'ai  reçus.  Le 
danger  (juc  me  fait  courir  mon  obéissance  ,  nn  refus  ido  l'cùt'égale- 
niont  attiré. 

Sarkaxapale.  — Ainsi,  dos  monarques  d'une  heure  de  durée 
sonl  aussi  dcs|ioliques  que  des  souverains  élevés  dans  la  pourpre. 

Le  hératt.  —  Ma  vi«  dépend  d'un  m^l  ilc  la  bourbe.  I  a  lionne 
(je  le  dis  nsee  hiimililé;...  il  .se  p.ul  que  la  tienne  soil  dans  un  dan- 
ger non  moins  imminent  ;  serail-il  digne  dos  derniers  inslaiils  il'iine 
race  comme  celle  de  Nomrod  d  iMor  la  vie  k  un  héraut  pacifique,  cl 
de  fouler  aux  pieds,  avec  ro  qu'il  y  a  ilc  plus  sacré  chez  les  hoiimus, 
cc  lien  plus  saini  encore  qui  nous  unit  aux  dieux  ? 

Sardanai'Ale.  — Il  a  raison...  Qu'on  le  laisse  libre...  Le  deruior 
aolo  de  ma  vie  ne  sera  ])as  un  aolo  ilo  colore.  Approche ,  héraut  : 
pii-nds  celte  coupe  d'or  {il  jirend  sur  une  lahle  une  couite  dur 
qu'il  lui  donne),  verse*-y  ion  vin,  et  jieiise  k  moi  eu  la  vidant,  ou 
fais-la  fondre  en  lingot ,  et  ne  songe  qu  à  son  poids  et  à  sa  valeur. 

Lu  iiiJiAiT.  —  Je  le  reiiiereie  doublement,  prince,  el  jmur  avoir 
épargné  ma  vie,  el  pour  m'avoir  fait  ce  don  maKuifiquc,  qui  me  la 
renil  encore  plus  précieuse.  Maisporler.iije  une  réponse? 

Sardanapai.e.  — Uui  ;  je  demande  une  heure  de  trêve  pour  ré- 
fléchir au  parti  qu-  je  dois  prendre. 

Le  iiÉRAi'T.  —  Une  heure  seulement  ? 

Sarda.napale.  —  Une  heure.  Si ,  îi  l'expiration  de  ce  terme,  U  • 
maîtres  ne  reçoivent  pas  d'autre  réponse  de  moi,  ils  doivent  en  con- 
clure que  je  repousse  leurs  conditions,  oi  agir  en  conséquence. 

Le  iié^raut.  —  Je  ne  manquerai  pas  do  transmettre  t.i  vidonlé. 

(Le  héraut  >ort.) 

SAnnANAPAi.R.  —  Pania!...  c'est  maintenant,  mon  fidèle  Pania!... 
hftte-  loi  d'exécuter  mes  ordres. 

Pania. — Seigneur...  les  soldats  s'en  occupent  déjà.  Les  voici 
qui  viennent.  {De$  soldats  entrent  ri  construisent  un  bûcher  au- 
tour du  troue.) 

Saroanapale.  —  Plus  haut ,  mes  braves  ;  mettez  j  plus  de  boi.s  : 
établissez  les  fondements  du  bûcher  de  telle  sorte  (piil  ne  meure 
pas  faute  d'aliinonis ,  el  qu'aucun  secours  offioieux  ne  puisse  l'é- 
loiiidre.  Que  le  houe  on  forme  le  centre  .  je  m-  veux  le  laisser  aux 
iioiivcau-venus  qu  oiiibru^é  d'une  fiammo  iiie\lingi;ible.  Arrangcz- 
lo  t"Ui  oouiuic  s'il  s'agissail  d'incendier  une  rutoresse  ennemie. 
Maintenant,  voilà  qui  prend  quelque  apparence!  Qu'en  dis-tu, 
Pania?  ce  bûcher  sora-l-il  suflisanl  pour  les  funéraillos  d'un  roi' 

Pama.  —  Oui ,  el  pour  celles  d'un  royaume.  Je  compr.nds. 

Sardanapale.  —  El  lu  ne  me  blâinos  pas? 

Pama.  —  Permellez  seuluincnl  que  je  mcllc  le  feu  au  bûcher  ■ 
que  j  y  monte  avec  vous 

.MvRHUA.  —  Ce  devoir  me  regarde. 

Paxiv.  —  Une  femme  I 

MvHRiiv.  —  Le  dovriir  d'un  soldat  est  de  mourir  pour  son  souve- 
rain :  celui  d'une  l'onime  de  mourir  avec  celui  qu'elle  aime. 

P\MV.  —  Dcvoû  1  eut  éliange! 

MvRRiiv.  —  .Moins  rare,  Pania,  que  tu  ncPimagines.  Vis  ceppn- 
daiil.  Adieu,  le  bûcher  est  prêt. 

Pama.  —  Je  rougirais  de  laisser  mon  souverain  avec  une  femme 
seiilomonl  pour  partager  sa  morl. 

Sardanapale.  —  Lu  trop  grand  nombre  déjà  m'ont  précédé.  Pars, 
va  l'enrichir. 

Pania.  —  El  vivre  misérable! 

Sardanapale. — Pense  à  ton  serment ileslsacrc  et  irrévocable. 

Pania.  —  Puisqu'il  en  est  ainsi ,  iidieu  I 

Sardanapale.  —  Cherche  bien  dans  mon  appartement  :  emporte 
sans  scrupule  loul  l'orriiie  lu  y  trouveras  ;  cc  que  tu  y  lais.serais  serait 
pour  les  esclaves  qui  me  tuent.  Quand  lu  auras  loul  rais  eu  sûreté 
sur  les  barques,  au  moment  où  tu  quitteras  le  palais ,  fais  retentir 
danslesairs  leson  prolongé  de  la  Irompollo.Kuisalors  avec  les  compa- 
gnons, mais  en  dolouniant  la  tèle  de  ce  côlo;'suis  lo  cours  de  l'Ku- 
pliral'e.  Si  lu  arrives  dans  la  Paphiagonie.  à  la  cour  de  Colla  où  la 
roine  osl  en  sûrelé  avec  ses  trois  lils  ,  dis-lui  ce  que  (u  as  vu  en 
parlant ,  et  prie-la  de  se  rappeler  mes  paroles. 

Pania.  —  Seigneur,  veuillez  nie  donner  voire  main  royale  ,  que 
je  la  presse  une  fois  encore  sur  mes  lèvres.  Recevez  lo  iiir'iiie  hom- 
mage de  ces  pauvres  .soldats  qui  serrent  leurs  rangs  aulourdu  Iroiio. 
el  qui  voudraient  mourir  avec  vous!  (Les  soldats  entourent  Sar- 
danapale, et  baiscnl\su  main  ainsi  que  les  pans  de  sa  robe.) 

Sardanapale.  —  Mes  meilleurs  .  mes  derniers  amis!  n'éncrvoii- 
pas  inutuolloment  nos  courages.  Parlez  sans  délai;  los  adieux  do;- 
xciilèlre  piompis.  Parlez,  el  soyez  heureux.  Croyiz-moi,  je  no 
suis  pas  à  plaindre  uiaintcuanl;  ou.  si  je  le  suis,  c'est  bien  plus 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


387 


pour  le  passé  que  pour  le  présent.  Quaiil  à  l'avenir,  il  est  eiiUe 
les  mains  des  dieux  ,  s'il  en  exisle  ..  je  le  saurai  bientùt.  Adieu... 
adieu!  [Paniaet  /es  suklats  sortent.) 

Myrriia.  —  Ces  hommes  étaient  fidèles:  c'est  une  consolation 
que  nos  derniers  regards  puissent  tomlier  sur  des  visages  amis. 

Sardanapale.  —  Et  sur  des  traits  charmants,  belle  Myrrha! 

Mais  écoule-moi...  le  terme  fatal  s'approche...  si  en  ce  moment  tu 
ejTrouves  une  répugnance  secrète  à  l'élancer  dans  l'avenir,  à  travers 
les  flammes  de  ce  bûcher,  parle  :  pour  avoir  cédé  h  ta  nature,  je  ne 
l'en  aimerai  pas  moins,  peut-être  même  t'en  aimerai-je  davantage. 

Myurha.  —  Allumerai-je  l'une  des  torches  entassées  sous  la  lampe 
éternelle  de  l'autel  de  Baal ,  dans  la  salle  voisine? 

Sardanapale.  —  Oui.  Est-ce  là  ta  réponse? 

Myrrha.  —  Tu  vas  voir.  [Myrrha  sort.) 

Sardanapale  ,  seti/.  —  Elle  est  inébranlable!  0  mes  pères!  vous 
que  je  vais  rejoindre ,  purifié  peut-être  par  la  mort  de  quelques- 
unes  des  grossières  souillures  de  la  nature  matérielle ,  je  n'ai  pas 
voulu  que  des  esclaves  révoltés  déshonorassent  par  leur  présence 
votre  antique  demeure.  Si  je  n'ai  pas  conservé  "votre  héritage  tel  que 
vous  me  l'avez  légué  ,  du  moins  ce  palais  qui  en  contient  une  jior- 
tion  splendide,  vos  trésors  ,  vos  armes  consacrées,  vos  archives, 
vos  monuments,  vos  trophées,  dont  ces  misérables  auraient  paré 
leur  triomphe  ;  tout  cela,  pour  vous  le  rendre  ,  je  l'emporte  avec 
moi  dans  cet  élément  destructeur...  Cegrandbùcher  funéraire  de  la 
royauté  sera  une  leçon  pour  les  siècles,  pour  les  nations  rebelles, 
pour  les  princes  voluptueux.  Le  temps  couvrira  de  l'oubli  les  an- 
nales de  plus  d'un  peuple,  les  exploits  de  plus  d'un  héros;  mais  il 
respectera  mon  dernier  acte,  exemple  que  peu  oseront  imiter,  que 
nul  n'osera  mépriser;  et  peut-être  cette  fin  détournera-t-elle  plus 
d'un  roi  d'imiter  la  vie  qui  m'y  a  conduit.  {Mijrrlia  revient  arec 
une  torche  dans  une  main,  et  une  coupe  clans  l'autre.  ) 

1\Ivrriia.  —  Vois  ,  j'ai  allumé  le  flambeau  qui  doit  éclairer  notre 
vol  vers  les  astres. 

Sardanapale. —  Et  la  coupe? 

Myrrha.  —  Il  est  d'usage  dans  ma  patrie  de  faire  unelibation  aux 
dieux. 

Sardanapale.  —  Et  dans  la  mienne  de  faire  une  libation  aux 
hommes;  c'est  unecouliime  que  je  n'ai  pas  ouLliée  ;  etquoique  seul, 
je  viderai  une  coupe  en  mémoire  de  tant  de  banquets  joyeux. 
{Sardanapale  prend  la  coupe  qu'il  renverse  après  avoir  bu,  et 
s'écrie  en  voyant  tomber  une  goutte  :  )  Cette  libation  est  pour 
l'excellent  Bélesès. 

Myrrha. —  Pourquoi  le  nom  de  cet  homme  se  présenle-t-il  à  ta 
pensée  plutôt  que  celui  de  son  complice  en  scélératesse? 

Sardanapale.  —  L'un  n'est  qu'un  soldat ,  un  instrument ,  une 
forie  d'épée  vivante  dans  la  main  de  son  ami  ;  l'autre  fait  jouer  les 
fils  de  celte  marionnette  guerrière.  Mais  je  les  bannis  tous  deux  de 
mon  souvenir...  Un  moment  encore,  ma  Myrrha!  Est-ce  librement 
et  sans  crainte  que  tu  m'accompagnes? 

Myrrha.  —  Doules-tu  donc  qu  une  fille  grecque  ose  faire  pour 
l'amour  ce  que  fait  une  veuve  indienne  pour  obéir  à  la  coutume? 

Sardanapale.  —  Alors  nous  n'attendons  plus  que  le  signal. 

Myrrha.  — 11  larde  bien  à  retentir. 

Sardanapale.  —  Allons,  adieu  I  un  dernier  embrassement  ! 

JIyrrha.^-II  en  reste  un  encore. 

Sardanapale  — 11  est  vrai,  le  feu  mêlera  nos  cendres. 

Myrrha.  — t3ui,  mes  cendres  se  mêleront  aux  tiennes,  pMres 
comme  mon  amour  pour  toi,  dégagées  des  souillures  et  des  passions 
terrestres.  Une  seule  pensée  m'afflige. 

Sardanapale.  —  Laquelle  ? 

Myrrha. — C'est  qu'aucune  main  amie  ne  recueillera  nos  deux 
poussières  dans  une  urne  commune. 

Sardanapale.  —  Tant  mieux;  qu'elles  soient  dispersées  dans 
l'air,  jetées  à  tousles  vents,  et  non  souillées  par  le  contact  des 
mains  de  traîtres  et  d'esclaves.  Dans  ce  palais  en  flammes,  dans 
les  ruines  fumantes  de  ces  gigantesques  murailles,  nous  laissons  un 
monument  plus  imposant  que  l'Egypte  n'en  a  construit  dans  ces 
montagnes  de  pierres  entassées  pour  servir  de  tombeau  à  ses  rois. 

Myrrha.  — Adieu  donc,  ô  terre  I  et  toi ,  le  plus  beau  lieu  de  la 
terre  !  adieu,  mon  Ionic  1  Puisses-tu  touijiurs  être  libre  et  belle  I  et 
que  jamais  la  désolation  n'approche  tes  rivages  !  ma  dernière  prière 
est  pour  toi  ;  lu  as  aussi  mes  dernières  pensées,  hormis  une  seule. 

Sardanapale.  —  Et  celle-là? 

Myrrilv.  _  Elle  est  jiour  toi.  (La  trompette  de  Pania  se  fait 
entendre.) 

Sardanapale.  —Ecoute  ! 

Myrrha.  —  Le  moment  est  venu  ! 

Sardanapale.  —  Adieu  ,  Assyrie  !  je  t'aimais,  ô  ma  terre  natale  ! 
terre  de  mes  a'ieux  ;  je  l'aimais  plus  comme  ma  pah  ii',  (jue  comme 
mon  royaume;  je  t'ai  rassasiée  de  paix  et  de  plaisirs,  et  vodà  ma 
récompense  !  A  présent ,  je  ne  te  dois  rien  ,  pas  même  un  tombeau. 
[Il  monte  sur  le  bûcher.)  Mainlenanl,  Myrrha  ! 

Myrrha.  —  Es-tu  prêt? 


Sardanapale.  — Comjie  la  torche  que  tu  tiens.  [Myrrha  met  le 
feu  au  bùclier.) 

Myrrha.  —  Le  bûcher  «t  allumé!...  Me  voilai  [Au  moment 
oit  Myrrha  s'élance  dans  les  flammes,  la  toile  tombe.) 


FIN    DE    SARDA>r.Vr.,U.E. 


LES 


DEUX   FOSCARI 


TRAGEDIE     niSTOBIQUE. 


PERSONNAGES. 


Francesco  Foscari  ,  doge  de  /  enise.  —  Jacopo  Foscari  ,  son  fils. 
Jacopo  Loredano,  patricien.  —  Marco  Memmo,  membre  du 
conseil  des  Quarante.  —  Barb'arigo,  se'/in^eM?'. — Marina,  femme 
du  jeune  Foscari.  —  .-/ut res  sénateurs,  le  conseil  des  Dix,  gar- 
des, serviteurs,  etc. 

La  scène  est  à  Venise ,  dans  le  palais  ducal. 


ACTK     PRKMIER. 
Une  salle  du  palais  ducal. 

Loredano.  —  Où  est  le  prisonnier? 

Barbarigo.  —  Il  se  repose  après  avoir  été  mis  à  la  question. 

Loredano.  —  L'heure  flxée  hier  pour  reprendre  le  procès  e^t  déjà 
passée...  Allons  rejoindre  nos  collègues  au  conseil  et  presser  la  com- 
parution de  l'accusé. 

Barharigo.  —  Accordons-lui  plutôt  encore  quelquesminules  pour 
reposer  ses  membres  souffrants  :  hier  la  torture  l'a  épuisé  et  il 
pourrait  y  succomber  si  on  la  renouvelait  trop  tôt. 

Loredano.  —  Soit. 

Barbarigo.  — Je  ne  vous  le  cède  ni  en  amour  delà  justice  ,  ni  en 
haine  pour  les  ambitieux  Foscari ,  le  père,  le  fils  et  toute  leur  dan- 
gereuse race  ;  mais  le  malheureux  a  soutTert  plus  que  ne  peut  en- 
durer la  nature  la  plus  slo'ique. 

Loredano.  —  Sans  avouer  son  crime  ? 

Barbarigo.  —  Peut-être  n'en  a-t-il  commis  aucun.  Mais  il  avoue 
la  lettre  au  duc  de  Milan  ;  et  cette  erreur  est  à  demi  expiée  par  ses 
souffrances. 

Loredano.  —  Nous  verrons. 

Barbarigo.  —  Loredano  ,  vous  poursuivez  trop  loin  votre  haine 
héréditaire. 

Lored.ano.  — Jusqu'où? 

Barbarigo.  — Jusqu'à  la  mort. 

Loredano. — Quand  il  n'existera  plus  un  Foscari ,  vous  pourrez 
parler  ainsi...  Rendons-nous  au  conseil. 

Barbarigo.  —  Un  moment  encore  :  nos  collègues  ne  sont  pas  au 
complet  ;  il  eu  faut  encore  deux  pour  que  nous  puissions  agir. 

Loredano.  — El  le  président  du  tribunal,  le  doge  ? 

Barbarigo.  —  Oh  !  lui...  avec  une  fortitude  plus  que  romaine, 
il  arrive  toujours  le  premier  pour  siéger  dans  ce  malheureux  procès 
contre  son  dernier  et  unique  fils. 

Loredano.  —  Oui  ,  oui...  c'est  bien  le  dernier. 

Barbarigo.  —  Rien  ne  pourra-t  il  vous  émouvoir? 

Loredano.  —  Croyez-vous  qu'il  s'émeuve  ,  lui  ? 

Barbarigo.  —  Il  n  en  laisse  rien  voir- 

Loredano.  —  C'est  ce  que  j'ai  observé...  Le  scélérat! 

Barbarigo.  —  Mais  hier  on  m'a  dit  qu'à  son  retour  dans  se?  ap- 
partements, en  franchissant  le  seuil,  le  vieillard  s'est  évanoui. 

Loredano.  —  Cela  commence  donc  à  faire  son  effet. 

Barbarigo.  —  C  est  en  partie  votre  ouvrage. 

%.ori;dano.  —  Je  devrais  l'avoir  fait  toul  entier...  mon  père  et  mon 
oncle  ne  sont  plus. 


388 


l.i:S  VEILLEES  LITTKUAIHES  ILLL'STUÉES. 


Dahiimik.o. — ]  ni  l.'i  lour  epitaph'' ,  qui  rapporte  qu'ils  sonl  morLs 
jiar  II-  |inisiin. 

I.iBKDANo.  —  I.e  (loge  ayant  dcrlarô  iTn  jour  que  jamais  il  ne  se 
cro  rail  smivorain  tant  que  Plolro  l.orcduno  serait  en  vie,  les  deux 
frères  loniJK'riMit  rnaiailos  peu  de  temps  aprtss...  et  il  est  souverain. 

llAiiiiAnii.o.  — SouM-rain  inforltiiié. 

loBKitANo.— Que  méritent  d't'^tre  ceux  (|ui  ont  fait  des  orphelins? 

llAniiAiiiGo.  —  Mais  si  vous  l'êtes ,  est-ce  hien  le  doge  qu'd  en  faut 
ac'usor? 

l.iiiiKiiANo.  —  Sans  doute. 

liAiinAKKio.  —  Et  les  preuves? 

l.ciKKDANO.  —  Quand  les  princes  a;;issenl  en  secret ,  les  preuves 
et  les  poursuites  deviennent  diflieiles:  mais  j'ai  assez  des  premières 
pour  me  passer  des  secondes. 

llAniiARico.  —  Mais  vous  aurez  recours  aux  lois  ? 

l.oiiKDANo.  —  A  toutes  les  luis  qu'il  voudra  bien  nous  laisser. 

lIvRDAiiico.  —  lilies  sont  telles  dans  cette  république  que  l'on  y 
obtient  réparation  plus  facilenienl  que  chez  aucun  peuple.  Ksl-il 
vrai  que  sui'  vos  livres  de  commerce  ,  source  de  la  richesse  de  nos 

Plus  nobles  maisons  ,  vous  ayez  écrit  ces  mots  :  «  Doit  le  doge 
oscari,  pour  la  mort  d»  Marco  et  Pieiro  Loredano,  mon  père  et 
mon  oncle...  » 

LonEnANO.  —  Cela  est  écrit. 

IlARiiAnioo.  — Ft  ne  leiïacerez-vous  pas? 

l.onicDANo.  —  Quand  il  y  aura  balance. 

ItARiiAhiGo. —  Et  comment?  (Dcuxséndieurs  traversent  la  scène 
se  rendant  a  la  salle  du  conseil  des  D'u'.) 

l.oRRnANO.  —  Vous  voyez  que  le  nombre  est  complet  :  suivez-moi. 

ltARRARi(;o,  seid.  —  Te  suivre!  Je  l'ai  suivi  trop  longtemps  dans 
la  Carrière  de  deslruciion.  cornmela  vague  suit  la  vague,  toutes  deux 
submergeant  et  le  navire  que  fait  craquer  le  souffle  des  vents  furieux, 
et  le  malheureux  naufragé  qui  crie  dans  ses  tlanes  cnlr'ouverls  où 
se  précipitent  les  flots.  Un  .pareil  (ils  ,  un  pareil  père  pourraient 
fléchir  la  rage  des  élcnicnls;  et  moi  jo  dois  les  poursuivre  sans  re- 
lAclie...  Oh!  que  ne  suis-je,  comme  les  vagues,  aveugle  et  sans 
remords...  Le  voici  qui  s'avance!...  Tais-toi,  mon  co'ur!  Ils  sont 
mes  ennemis  et  doivent  être  mes  victimes.  Te  laisseras-tu  loucher 
par  ceux  qui  ont  failli  te  briser?  [Entrent  des  gardes,  con- 

duisant le  jeune  Foscari.  ) 

l'\  oAHDE. — Laissons-le  reposer.  Seigneur,  ne  vous  pressez  pas. 

Jacopo  Foscari.  —  Je  te  remercie  ,  mon  ami  ;  je  suis  faible.  Mais 
lu  t'exposes  à  une  réprimande. 

Li;  liAHOE:.  —  J'en  courrai  le  hasard. 

J.  Foscari.  — Tu  es  bon....  Je  trouve  encore  de  la  compassion  , 
mais  point  de  merci  :  c'est  la  première  fois. 

Le  uarde.  —  lit  ce  pourrait  être  la  dernière  ,  si  ceux  qui  nous 
gouvernent  nous  voyaient. 

Dariiarioo.  s'nrançanl  vers  legarde.  —  Il  on  est  un  qui  le  voit  : 
cependant  ne  crains  rien  ;  je  ne  serai  ni  Ion  juge  ni  ton  accusateur; 
bien  que  l'heure  soit  passée  ,  attends  leurs  derniers  ordres...  Je  suis 
un  des  Dix,  et  ma  pré.sence  serait  ton  excuse:  quand  on  entendra  le 
dernier  appel,  nous  entrerons  ensemble... 

J.  Foscari.  —  Quelle  est  celle  voix  ?...  Celle  de  Barbarigo ,  l'en- 
nemi de  notre  maison  ,  et  l'un  de  mes  juges. 

Barharigo.  —  Pour  balancer  son  inimitié,  si  elle  esl  réelle  ,  lu  as 
ton  père  qui  siège  au  tribunal. 

.1.  Foscari.  —  C'est  vrai  :  il  esl  mon  juge. 

llARnARUio. — N'accuse  donc  pas  la  sévérité  de  nos  lois. 

J.  Foscari.  —  Je  me  sens  faible  :  permettez-moi,  je  vous  prie  , 
pour  respirer  un  peu,  d'ajiprochcr  de  celte  fenêtre  qui  me  donne  sur 
la  mei-.  (  l-.nire  un  officier  qui  parle  bas  a  llarbariyo  ) 

Barbarigo,  aux  gardes.  — Conduisez-le  à  la  fenêtre.  Je  ne  puis 
lui  parler  davantage  :  j'ai  transgressé  mon  devoir  eu  lui  adressant 
ce  peu  de  mois;  et  il  faul  que  je  rentre  dans  la  salle  du  conseil. 

(  Harharifjo  sort.  Ix  (jarde  conduit  J.  Foscari  près  de  la  fenêtre.) 

Le  garde.  — Ici,  seigneur:  la  croisée  est  ouverte...  Comment 
vous  trouvez-vous? 

J.  Foscari.  —  Faible  comme  un  enfant...  0  Venise! 

l.K  GARnE.  — lil  v,is  membres? 

J.  Fosr.Aiii.  —  Mes  membres!  (Combien  de  fois  ils  m'ont  emporté 
bondissant  sur  celte  mer  d'azur  avec  la  gondole  que  je  guidais,  dans 
ces  joules  enfantines  où,  tout  mdile  (pie  j'étais,  je  disputais  io  prix 
de  la  vigueur  h  mes  joyeux  livaux  :  cependant  une  foule  de  beautés 
|ilébéiennes  cl  patriciennes  nous  encourageaient  par  leurs  sourires 
éblouissants,  l'expression  de  leurs  vœux  ,  leurs  mouchoirs  agités  en 
l'air,  leurs  battements  de  mains!.. .  Combien  de  fois,  d'un  bras  plus 
robuste  encore  ,  d  un  cieur  plus  hardi ,  j'ai  fendu  la  v.igue  irritée  ! 
D'un  seul  effort,  je  rejciais  en  arrière  les  flots  qui  baign:uent  ma 
chevelure,  et  d'un  soufllo  je  brisais  la  lame  audacieuse  qui.,  comme 
une  coupe  de  vin,  vcnail  liumecler  mes  lèvres  :  je  suivaislé  mouve- 
ment de  l'onde;  et  plus  elle  m'emportait  liant,  plus  j'étais  lier.  Sou- 
vent, dans  mes  joyeux  ébais,  je  plonge.iis  au  fond  de  leur  verdAlre 
et  vitreux  domaine  cl  j'atteignais  les  coquillages  et  les  plantes 
marines,  invisibles  aux  speclaloui  s  épimv.i  niés;  bientôt  je  reparaissais 


les  mains  pleines  de  ces  trésors,  qui  prouvaient  que  j'avais  fondé 
l'abîme.  Fier  de  ma  nrone.sse ,  je  frappais  l'onde  qui  rejaillissait  au 
loin,  je  rendais  un  libre  cours  h  mon  haleine  comprimée,  puis  je 
rejetais  l'écume  (lui  s'élevait  autour  de  imd  et  reprenais  ma  cuui>e 
avec  la  légèreté  (le  l'oiseau  des  mers...  J'étais  alors  enfanl. 

I.B  GARDE.  —  Maintenant,  soyez  homme. 

J.  Foscari,  regardant  jmr  lu  /rnitn'.  —0  ma  belle  Venise  !  uni- 
que dans  le  inondi!  !...  c'est  maintenant  (pie  je  respire!  Comme  la 
brise ,  la  brise  de  l'Adriatique  caresse  doucement  mes  iraiU!  Il  y  a 
dans  le  souffle  du  vent  un  charme  natal  (lui  rafraîchit  et  calmé  W. 
sang  dans  mes  veines!  Combien  il  difl'ère  uece  veiitde  feu  des  tris- 
tes Cyclades  qui  hurlait  'a  Candie  autour  de  mon  cachot  et  faisait 
défaillir  num  C(eur. 

Le  gahoe.  —  La  couleur  revient  sur  vos  joues  :  que  le  ciel  vous 
envoie  la  force  de  supnorterlessoufl'rauces  (i  li  peuvent  encore  vous 
être  imposées!...  Je  n  y  puis  penser  sans  frémir. 

J.  Foscari. — Sans  doute  ils  ne  me  banniront  plus'...  Non. 
non...  qu'ils  me  torturent  :  il  me  reste  des  forces. 

Le  gariie.  —  Avouez  tout ,  et  la  question  vous  sera  épargnée. 

J.  Foscari.  —  J'ai  avoué  une  première  fois  ,  une  seconde  :  deux 
fois  ils  m'ont  exilé. 

Le  garde.  —  Et  h  la  Iroisièmc  ils  vous  tueront. 

J.  Foscari.  —  Qu'ils  en  fas.sent  à  leur  gré.  Je  serai  du  moins 
enseveli  dans  ma  terre  natale  :  plutôt  être  poussière  ici  que  de  ^  ivre 
partout  ailleurs. 

Le  garde.  —  Comment  aimer  à  ce  point  un  pays  qui  vous  hait  ? 

J.  Foscari.  —  Le  pays!...  oh  !  non  :  ce  sont  les  enfants  de  ce  p.nys 
qui  me  persécutent;  mais  la  terre  natale  me  recevra  dans  ses  bras 
comme  une  mère.  Je  ne  demande  qu'un  tombeau  vénitien,  un  ca 
chot,  tout  ce  qu'on  voudra,  pourvu  que  ce  soit  ici. 

(lùitre  un  officier.) 

L'officier.  —  Amenez  le  prisonnier. 

Le  garde.  —  Seigneur,  vous  entendez  l'ordre. 

J.  Foscari.  — Oui,  je  suis  .iccoulumé  à  de  semblables  appels;  c'est 
la  troisième  fois...  (./«  garde.)  Prèle-moi  l'appui  de  ton  bras. 

L'officier.  —  Prenez  le  mien  ;  mon  devoir  est  de  me  tenir  auprès 
de  votre  personne. 

J.  Foscari.  —  Vous!  c'est  vous  qui,  hier,  avez  president  mon  sup- 
plice... Arrière!  je  marcherai  seul. 

L'oFFiciKR. — Comme  il  vous  plaira,  seigneur  :  la  sentence  n'a 
pas  été  signée  par  moi  ;  mais  je  n'ai  pu  désobéir  au  conseil  quand... 

J.  Foscari.  — Quand  on  l'a  commandé  de  m'élendresur  cet  hor- 
rible instrument.  Je  t'en  prie,  ne  me  louche  pas,  c'esl-ii-dire  pas  en- 
core :  ils  ne  tarderont  pas  à  renou\eler  cet  ordre;  jusque-là,  reste 
loin  de  moi.  Quand  je  regarde  ta  main,  tous  mes  membres  se  gla- 
cent et  frissonnent  au  pressentiment  de  tortures  nouvelles,  cl  une 
sueur  froide  baigne  mon  froiil.  comme  si...  .Mais  niarclious.  J'ai 
supporté  ces  tourmenls...  je  puis  les  supporter  encore...  Quel  aspect 
a  mon  père? 

L'officier.  —  Son  aspect  accoiilumé. 

J.  Foscari.  —  Il  en  est  ainsi  de  la  terre,  du  firmament,  do  la  mer 
azurée,  de  notre  brillante  cité,  de  l'éclat  de  ses  édifices,  de  la  gailé 
de  la  jdace  jiublique  :  en  cet  instant  même,  le  joyeux  murmure  de 
la  foule,  venue  des  quatre  coins  du  monde,  arrive  jusqu'ici,  jusque 
dans  ces  salles  où  quelques  inconnus  gouvernent,  où  d'autres  in- 
connus sans  nombre  soiil  jugés  et  immolés  eu  silence....Tont  a  con- 
servé le  même  as|iocl,  loul,  jusqu'à  mon  |  ère!  Rien  ne  compatit  au 
sort  de  Foscari,  pas  môme  un  autre  Foscari.  Monsieui-,  je  vous  suis. 
{Jacopo  l'oscari.  l'officier  et  les  gardes  sortent.  Ilntre  Meuuo  arec 
un  autre  sénateur.) 

Mkmmo.  — Il  est  parti...  nons  sommes  venus  trop  lard...  Pensez- 
vous  que  les  Dix  restent  longtemps  eu  séance  aujourd'hui? 

Le  sénateur.  —  Ou  assure  que  le  prisonnier  est  on  ne  peut  plus 
endurci  et  persiste  dans  ses  premières  déclarations  ;  mais  je  n'en 
sais  pas  davantage. 

Memuo.  —  C'est  déjà  beaucoup  :  les  secrets  de  cette  salle  terrible 
nous  sont  cachés,  à  nous,  les  premiers  de  l'Etat,  comme  ils  le  sonl 
au  peuple. 

Le  SENATEUR.  —  Ici,  certaines  rumeurs,  pareilles  h  ces  contes  do 
revenants  (|u'on  débile  dans  le  voisinage  des  châteaux  en  ruine,  ne 
sonl  jamais  pleinement  vérifiées,  ni  lolalemenl  niées...  mais,  sauf 
cela,  les  .ictes  réels  du  gouvernement  sont  aussi  inconnus  que  les 
mystères  du  tombeau 

Meumo.  — Mais,  iivcc  le  temps,  nous  avançons  dans  la  connais- 
sance de  ces  secrets,  cl  j'espère  bien  être  uu'jour  au  rang  des  de- 
cemvirs. 

Le  sénateur.  —  Ou  devenir  doge? 

Memmo.  —  Non,  si  je  puis  l'éviter. 

Le  sénateur.  —  C'est  le  premier  poste  de  l'Etat:  de  nobles  con- 
currents peuvent  y  .aspirer  légilimcmcnl,  et  légitimement  l'obtenir. 

Memmo.  — Je  le  leur  abandonne.  Quoique  d'une  haute  naissance, 
mon  ambition  est  limitée  :  j'aime  mieux  êiro  au  iiomlire  des  unités 
(|uicom|iosent  ie  pouvoir  impérial  et  ccdieclif  des  Dix,  ([ue  de  bril- 
ler en  zéro  couvert  d'or,  mais  isolé...  Mais  qui  vient  ici?  l'épouse  de 
Foscari  !  (Entre  Marina  avec  une  suivante.) 


i 

I 


ŒUVRES  COMPLÈTES     DE  LOHD  BYRON. 


389 


Marina.  —  Quoi!  personne?.  .  .le  m.o  tronipe,  il  y  a  encore  deux 
nolilcs  Vcnilicns;  mais  ce  sont  des  scnalcurs. 

Ait.M.MO.  —  Noble  dame,  nous  attendons  vos  ordres. 

Marina.  —  Mes  ordres  !...  hélas  I  ma  vie  a  été  une  longue  suppli- 
cation... et  une  supplication  inutile  ! 

Memmo.  — Je  vous  comprends;  mais  ne  puis  vous  répondre. 

Marina,  arec  feu.  —  Il  est  vrai,  nul  ici  n'ose  répondre,  si  ce  n'est 
sur  le  chevalet...  nul  ne  doit  questionner,  excepté  ceux... 

Memuo,  l'interrompant. — Noble  dame!  rappelez-vous  oii  vous 
êtes  en  ce  moment. 

Marina.  —  Oii  je  suis  !...  dans  le  palais  du  père  de  mon  époux. 

Mejimo.  —  Oui,  le  palais  du  doge. 

Marina.  — El  la  prison  de  son  Ills...  Certes,  je  ne  l'ai  point  ou- 
blié ;  et,  à  défaut  d'autre  souvenir  plus  proche  et  plusamer,  je  vous 
remercierais  de  ra'avoir  rappelé  les  charmes  de  ce  lieu. 

Memmo.  — Calmez- vous  I 

Marina.  —  Je  suis  calme.  [Levant  les  i/eitx  au  ciel.)  Mais  toi,  ô 
Dieu,  peux-tu  demeurer  calme  en  voyant  ce  monde. 

Memmo.  —  Votre  mari  peut  encore  être  absous. 

Marina.  — 11  est  absous  dans  le  ciel.  Mais,  je  vous  prie,  seigneur 
pénateur,  ne  me  parlez  pas  de  cela  :  ils  sont  là,  ou  du  moins  ils  y 
étaient  tout  à  l'heure,  face  à  face ,  le  juge  et  l'accusé  :  le  condam- 
nera-l-il  ? 

Memmo.  — J'espère  que  non. 

Marina.  — Mais  s'il  no  le  fait  pas.  il  est  des  hommes  qui  les  tra- 
duiront en  jugement  tous  les  deux.  Mon  époux  est  perdu! 

Memmo.  —  A  Venise,  madame,  c'est  la  justice  (pii  juge. 

Marina.  — S'il  en  était  ainsi,  il  n'y  aurait  jilus  de  Venise  aujour- 
d'hui. Cependant,  qu'elle  vive,  pourvu  que  les  bons  ne  meurent  qu'à 
l'heure  oi'i  la  nature  les  appellera.  (In  faible  cri  se  fait  entendre.) 
Ah  !...  un  cri  de  douleur. 

Le  sénateur.  —  Ecoutons. 

Memmo.  —  C'était... 

Marina.  —  Ce  n'était  pas  mon  époux,  ce  n'était  pas  Foscari. 

Memmo.  —  Mais  la  voix... 

Marina.  —  Ce  n'était  pas  la  sienne,  non.  Lui,  pousser  un  cri!  cela 
conviendrait  à  son  père...  mais  lui.  .  lui...  il  mourra  en  silence. 
{\uiireau  cri  de  douleur.) 

Memmo.  —  Encore  ! 

Marina.  —  C'est  sa  voix  !  semble-t-il....  Ah!  je  ne  puis  le  croire. 
S'il  faiblissait,  je  ne  cesserais  pas  de  l'aimer';  mais  non...  il  faudiait 
une  horrible  torture  pour  lui  arracher  un  gémissement. 

Le  sénateur.  —  Sensible  comme  vous  l'êtes  aux  souffrances  de 
\olre  époux,  voudriez-vous  donc  qu'il  supportât  en  silence  des  duu- 
leui's  au-dessus  des  forces  d'un  mortel? 

Marina.  —  Nous  avons  tous  nos  tortures  à  souffrir.  Je  n'ai  pas 
laissé  stérile  l'illuslre  maison  des  Foscari;  et,  quoi  qu'ils  ]iuisscnt 
endurer  en  quittant  la  vie,  j'ai  souffert  aulaiil'pour  la  ilonner  à 
leurs  héritiers.  C'étaient  des  tortures  joyeuses  que  les  miennes,  et 
pourtant  assez  déchirantes  pour  m'arracher  des  cris...  mais  je  n'en 
ai  point  poussé  un  seul  ;  car  j'espérais  mettre  au  monde  des  héros  , 
et  j\e  ne  voulais  pas  les  accueillir  par  des  larmes. 

Memmo. — On  se  tait  maintenant. 

Marina.  —  Tout  est  tini  peut-être  :  mais  je  ne  puis  le  croire  ;  il  a 
rappelé  son  énergie,  et  il  brave  ses  bourreaux. 

(Un  of/icier  entre  précipitamment.) 

Memmo.  —  Eh  bien  !  que  cherchez-vous? 

L'officier.  —  Un  médecin.  Le  prisonnier  s'est  évanoui. 

[L'officier  sort.) 

Memmo.  — Madame,  il  serait  sage  de  vous  retirer. 

Le  sénateur.  — Je  vous  en  conjure,  parlez. 

Marina.  — Arrière!  je  veux  lui  donner  mes  soins. 

Memmo.  — Vous!  rappelez-vous,  madame,  que  personne  ne  peut 
entrer  dans  ces  salles,  hormis  les  Dix  et  leurs  familiers. 

Marina.  —  Oui,  je  sais  que  nul  de  ceux  qui  entrent  là  n'en  sort 
comme  il  y  est  entré...  que  beaucoup  n'en  sortent  jamais;  mais  on 
ne  m'empêchera  point  d'y  pénétrer.  • 

Memmo.  —  Hélas!  c'est  vous  exposer  à  un  dur  refus,  à  une  attente 
plus  cruelle  encore. 

Marina. —  Qui  osera  m'arrèter? 

Memmo.  —  Ceux  dont  le  devoir  est  de  le  faire. 

Marina.  —  C'est  donc  leur  devoir  de  fouler  aux  pieds  tout  sonli- 
ment  d  humanité,  tous  les  liens  qui  unissent  Ihummc  à  ses  sem- 
blables, de  rivaliser  avec  les  démons  qui,  un  jour,  les  lécompense- 
ront  en  exerçant  sur  eux  des  tortures  non  moins  variées  1  Cepen- 
dant je  passerai... 

Memmo.  —  Impossible  I 

Marina.  —  C'est  ce  que  nous  verrons.  Le  désespoir  défie  le  des- 
potisme lui-même.  11  y  a  quelque  chose  dans  mon  cœur  qui  me  fe- 
rait passer  à  travers  les  lances  hérissées  d'une  armée.  Pensez-vous 
donc  que  deux  ou  trois  geôliers  suffisent  pour  m'arrêler?  Place! 
nojs  sommes  dans  le  palais  du  doge,  je  suis  l'épouse  pu  fds  du 
doge,  de  son  fils  innocent:  voilà  ce  qu'ils  entendront  de  ma  bouche. 

Memmo.  —  Ceci  ne  fera  qu'exaspérer  davantage  ses  juges. 

Marina.  —  Qu'est-ce  que  des  juges  qui  écoutent  la  colère?  Ce  ne 


sont  que  des  assassins.  Place!  place!     [Marina  sort.  —  L'officier 
traverse  la  scène  avec  une  autre  personne.) 

Memmo.  — Je  ne  croyais  pas  que  les  Dix  fussent  capables  de  tant 
de  compassion,  et  pussent  permettre  qu'on  secourût  le  patient. 

Le  sénateur.  —  De  la  compassion!  est-ce  en  montrer  que  de 
rendre  le  sentiment  à  un  èlre  trop  heureux  d'échapper  à  la  mort  par 
l'évanouissement ,  dernière  ressource  de  la  faible  nature  contre 
l'excès  des  souffrances? 

Memmo.  —  Je  m'étonne  qu'ils  ne  le  condamnent  pas  sur-le-champ. 

Le  sénateor.  —  Telle  n'est  pas  leur  politique  :  ils  veulent  lui  lais- 
ser la  vie,  précisément  parce  qu'il  ne  redoute  pas  la  mort;  ils  veu- 
lent le  bannir,  parce  que  lout  pays  autre  que  sa  (erre  natale  est  pour 
lui  une  vaste  prison,  et  que  chaque  souflle  d'air  étranger  qu'il  res- 
pire est  un  poison  lent  qui  le  consume  sans  le  tuer. 

Memmo.  —  On  a  maint  indice  de  ses  crimes,  mais  il  n'avoue  pas. 

Le  sénateur.  —  Il  ne  reconnaît  que  la  lettre  qu'il  dit  avoir  écrite 
au  duc  de  Milan  sachant  bien  qu'elle  tomberail  entre  les  mains  du 
sénat,  et  qu'on  le  ramènerait  à  Venise. 

Memmo.  —  Comme  accusé  toujours. 

Le  sénateur.  —  Sans  doute  ;  mais  il  pouvait  revoir  son  pays  ;  et, 
de  son  propre  aveu,  c'est  tout  ce  qu'il  demandait. 

IMemmo.  —  La  corruption  a  été  prouvée. 

Li;  sénateur.  —  Pas  clairement,  et  l'accusation  d'homicide  a  été 
annulée  par  la  confession  qu'a  l'aile  à  son  lit  de  mort  Nicolas  Erizzo, 
meuririer  du  dernier  président  du  conseil  des  Dix. 

MiiMMO.  — Il  doit  y  avoir  quelque  chose  de  plus  dans  cet  étrange 
procèsquc  les  crimes  apparents  de  l'accusé...  Mais  voici  deux  mem- 
bres du  conseil  des  Dix  :  retirons-nous.  [Memmo  et  le  sénateur 
sortent.  Entrent  Loredano  et  Bardarigo.) 

Bardarigo.  —  C'est  aller  trop  loin.  Il  n'était  pas  convenable, 
croyez-n:oi  ,'de  continuer  la  procédure  dans  un  tel  moment. 

Loredano.  —  11  faudrait  donc  que  le  conseil  des  Dix  se  séparât, 
que  la  jusiice  s'arrêlàl  dans  son  cours,  parce  qu'une  lemme  pré- 
tendrait interrompre  nos  délibérations? 

liARHARiGO.  —  Non,  cc  n'cst  pas  pour  ce  motif:  vous  avez  vu 
l'élal  de  l'accusé. 

LoREPANo.  —  N'est-il  pas  revenu  à  lui  ? 

lÎARHARiGO.  —  Oui,  pour  succombcr  à  toute  torture  nouvelle. 

1.ori:dano.  —  On  ne  l'a  pas  essayé. 

Barbarigo.  —  Vous  auriez  fort  de  vous  plaindre  ;  la  majorité  du 
conseil  était  contre  vous. 

Loredano.  —  Grâc*e  à  vous,  seigneur,  et  au  vieux  doge  imbécile, 
qui  avez  ajoulé  vos  voix  à  celles  des  opposants. 

Bardarigo.  —  Je  suis  juge  ;  mais  j'avoue  que  celte  partie  de  mes 
austères  fonctions  qui  prescrit  la  torture  et  nous  contraint  d'assisler 
EUX  souffrances  du  prévenu,  me  fait  désirer... 

Loredano.  —  Quoi? 

Babbarigo.  —  Que  vous  sentiez  parfois  ce  que  je  sens  toujours. 

Loredano.  —  Allez  :  vous  êtes  un  enfant ,  aussi  capricieux  dans 
vos  sentiments  que  dans  vos  résolutions,  changeant  au  moindre 
souffle,  ébranlé  ]iar  un  soupir,  amolli  par  une  larme...  admirable 
juge  pour  Venise  !  digne  associé  de  ma  politique  ! 

Barbarigo.  —  Il  n'a  point  versé  de  larmes. 

Loredano.  —  Deux  fois  il  a  poussé  un  cri. 

Barbarigo.  —  Un  saint  n'aurait  pas  pu  s'empêcher  d'en  faire 
autant,  même  avec  la  couronne  de  gloire  devant  les  yeux  mais 
il  n'a  pas  crié  pour  implorer  la  pilié  :  pas  une  parole,  pas  un  gémis- 
sement !  Les  deux  cris  qu'il  a  poussés  n'avaient  rien  de  suppliant; 
la  douleur  les  arrachait,  et  nulle  prière  ne  les  a  suivis. 

Loredano.  —  Il  a  plusieurs  fois  murmuré  entre  ses  dents  des  pa- 
roles inarticulées. 

Barbarigo.  —  11  m'a  semblé,  à  ma  grande  surprise,  que  vous  étiez 
touché  de  compassion  ;  car  au  moment  où  il  s'est  évanoui,  vous  avez 
été  le  premier  à  demander  du  secours. 

LoREDA.No.  —  Je  craignais  que  cet  évanouissement  ne  fût  le 
dernier. 

Barbarigo.  — Et  ne  vousai-je  pas  entendu  dire  souvent  que  votre 
plus  ardent  désir  serait  sa  mort  et  celle  de  son  père? 

LoRED.\No.  —  S'il  meurt  innocent,  c'est-à-dire  sans  avouer  son 
crime  ,  il  sera  regretté. 

Barbarigo.  —  Voudriez-vous  donc  aussi  tuer  sa  mémoire  ? 

Loredano.  —  Faudrait-il  que  sa  fortune  passât  à  ses  enfanls  ;  ce 
qui  doit  avoir  lieu  si  sa  mémoire  n'est  flétrie? 
Barbarigo.  —  Guerre  donc  à  ses  enfants? 
Loredano. —  Et  à  toute  sa  race,  jusqu'à  l'anéanlissement  des 
siens  ou  des  miens. 

Barbarigo.  —  El  la  cruelle  agonie  de  sa  pâle  épouse  ;  et  les  con- 
vulsions réprimées  du  front  majestueux  et  fier  de  son  vieux  père. 
Tout  cela  n'a-t-il  donc  pu  vous  émouvoir?        [Loredano  sort.) 

Muet  dans  sa  haine,  comme  Foscari  l'était  dans  ses  souffrances  I 
Ah!  l'infortuné  éiait  plus  touchanl  parson  silence  quen'auraieut  été 
mille  clameurs.  i:o  fut  une  scène  afl'reu.^e,  quand  son  épouse  égarée 
par  la  douleur  s'est  précipitée  dans  la  salle  du  tribunal  ,_et  a  vu  ce 
que  nous  pouvions  à  peine  supporter,  nous  accoutumés  à  de  lejs 


IKS  VFIIJ.tRS  l.mKllAIRKS  IIJ,I  STUftKS. 


!!pi'rliirlo<.  Jc  II''  il.ii';  plus  [pi'iisoi-  h  rd.i,  ilo  pciir  qno  la  rnnipas- 
sioii  piiiir  nos  cmirmis  no  inc  fasse  oulilicr  loiirs  injiiros  ,  el  pordro 
la  vcnf^onnce  (|iic  I.orodano  prc^parc  pour  lui  et  pnnr  iimi  ;  niais  la 
mii-nnp  so  oiinlonlcr;iii  do  iiKiindrr^  reprosnillos  ipio  colles  donl  il  n 

goif ,  c(  jp  voudrais   modi'-ror  .«a  hniiic  Iri'p  prufuiitlo I)ii  moins 

Foscari  n  obtenu  maiiitonaiil  (iiio|{|iip  ropit.  snr  lademamlo  des  an- 
ciens ilu  ponsoil  ,  emus  sans  nouio  par  la  pn^ciiec  do  sa  remnio  el 

par  lo  SI tarlo  ilo  sos  tcirliiros...  .Mais  les  voici  :  quelle  faitilcsse  cl 

quel  abHllomvntl  jc  ne  puis  suppurlur  leur  vue  :  partons  el  allons  es- 
sayer d'adoucir  Lorcdano.  [Ilarburiijo  sort.) 


WTV.  II. 

Une  salle  du  palais  ducal. 

/'•  I»OGE  et  un  SÉNATEL'R. 

Li;  sKNATi-.in.  —  Vous  pla!l-il  de  signer  maintcnatil  le  rapport, 
ou  préférez-vous  le  renvoyer  îi  demain? 

Lk  doce.  —  Je  le  signerai  niainlenanl  ;  je  l'ai  parcouru  hier  :  il 
n'y  manque  plus  que  la  signature.  Donnez-moi  la  plume.  (//  s^assied 
et  signe.)  Voilà,  seigneur. 

Le  SKNATEia,  ajjrès  avoir  regardé  le  papier.  — Vous  avez  oublié 
de  signer. 

Le  ooge.  —  Je  n'ai  pas  signé?  Ah!  je  m'aperçois  que  l'Age  af- 
faiblit ma  vue  :  je  n'avais  pas  remarque  qu'il  n'y  avait  pas  d'encre 
à  ma  phinio. . 

Le  .sÉ\*TEiin.  {ff  trempe  la  plume  dans  l'êcritoire,  et  remet  le 
papier  devant  le  doge.)  —  Voire  main  Ireipble  :  pernieltez... 

Le  doge.  —  C'est  fait  :  je  >ous  remercie. 

Le  se.nateir.  — Ainsi,  l'acte  ratifié  par  vous  et  par  les  Dix  diiiiiie 
la  paix  .'i  Venise. 

LEDOiiE. —  Klle  n'en  a  pas  joui  depuis  bien  des  années  ;  puisse- 
l-il  s'en  écouler  autant  avant  (]u'ello  reprenne  les  armes! 

Le  .SKNATKin.  —  Voilà  bientôt  quatre  ans  de  guerres  presque  in- 
cessantes avec  les  Turcs  cl  les  Elats  d'Italie.  La  République  avait 
besoin  de  repos. 

Le  doge.  —  Sans  doute  ;  je  l'ai  trouvée  reine  de  l'Océan,  et  je  la 
laisse  souveraine  de  la  Lombardie.  J'ai  la  consolation  d'avoir  ajouté 
à  son  diadème  deux  perles  :  Brescia  et  Uavenfie;  Crema  et  Itcrgame 
lui  apparliennenl  également.  Ainsi  son  empire  sur  terre  s'est  étendu 
sous  mon  règne  sans  (lueile  perdit  rien  de  sa  domination  maritime. 

Le  sénateur.  — Rien  de  plus  vrai,  et  vous  iiiérilez  la  reconnais- 
sance de  la  patrie. 

LÉ  DOGE.  — Je  ne  me  suis  pas  plaint,  seigneur. 

Le  sénateur.  —  Prince,  mon  cœur  saigne  pour  vous. 

Le  DOGE.  —  Pour  moi,  seigneur? 

Le  sénateur.  — Et  pour  votre... 

Le  DOGE.  —  Arrêtez  ! 

Le  sénateur.  —  Prince,  je  parlerai.  Je  vous  ai  trop  d'ol  liga- 
tions, ainsi  qu'à  voire  famille,  pour  ne  pas  ui'intéresser  vivement  au 
sort  de  votre  fils. 

Le  doge.  —  Cela  cnlre-t-il  dans  les  devoirs  de  votre  charge? 
Pour(|uoi  tenir  ces  propos  inutiles  sur  des  choses  qui  ne  sont  pas 
de  votre  cumpélencc.  Mais  le  traité  csl  signé!  reportez-le  à  ceux 
qui  vous  ont  envoyé. 

Le  sénateur.  —  J'obéis.  Les  membres  du  conseil  m'avaienl  éga- 
lement chargé  de  vous  prier  de  fixer  l'heure  de  la  réunion. 

Le  doi.e.  —  Dites-leur  tiue  ce  sera  (pianil  ils  voudronl...  en  ce 
moment  même  si  cela  leur  convient  :  je  suis  le  serviteur  de  l'Eial. 

Le  sénateur.  —  Ils  auraient  voulu  vous  laisser  (|uelque  repos. 

Le  dcge.  —  Je  n'en  veux  point  ..  du  moins  je  ne  veux  pas  que 
mon  repos  fasse  perdre  une  heure  à  l'Iilat.  Qu'ils  se  ras>einblenl 
quand  il  leur  plaira  :  on  me  trouvera  où  je  dois  être,  et  tel  que  j'ai 
toujours  été.  (Ae  sénateur  sort.  Lntrc  un  serviteur.) 

Le  serviteur.  —  Prince. 

Le  doge.  —  Parlez. 

Le  serviteur.  —  L'illustre  dame  Foscari  demande  audience. 

Le  doge.  —  Faites  entrer...  Pauvre  Marina!  {I^e  serviteur  sort. 
Le  doge  reste  silencieux  comme  auparavant,  l-.ntre  Marina.) 

Marina.  —  Mon  père,  je  vous  dérange  ])eut-être? 

Le  doge.  —  Je  suis  toujours  visible  pour  vous,  mon  enfaul.  Dis- 
posez de  mon  temps  quand  l'ivlat  ne  le  réclame  pas. 

Marina.  — Jc  desirais  vous  parler  de  lui. 

Le  doge.  —  De  voire  époux  ? 

Marina.  —  De  voire  fils. 

Le  ik)(;e.  —  Poursuivez,  ma  fille. 

Marina.  —  J'avais  obtenu  des  l>ix  la  permission  dépasser  anjires 
de  mon  maii  un  certain  nombre  d'heures.  Elle  est  révoquée. 

Le  doge.  —  Par  qui  ? 

Marina.  —  Par  |.s  Dix.  Arrivés  au  pont  des  Soupirs ,  comme  je 
tncdi>po$ais  à  passer  avec  Foscari,  le  sombre  gardien  de  ce  passage 


m'arrêla:  un  messager  fut  envoyé  aux  Dix ,  mais  la  cour  n'élant 
(dus  en  séance,  et  la  perinission  ne  m'jjanl  p;ui  été  donn.'e  par 
écrit,  on  m'a  renvoyée,  et  jusiiu'à  la  réunion  prochaine  du  haul  tri- 
bunal, les  murs  (le  la  prison  doivenl  continuer  \  nous  séparer. 

Le  DOGE.  —  En  ciïcl.  dans  la  préciiiilalion  avec  laquelle  la  cour 
s'est  séparée,  on  a  omis  celle  formalité,  .1  jusqu'à  re  que  le  Inbu- 
nal  se  réunisiic,  votre  demande  ne  peut  èire  accueillie. 

.Marina.  —  Jusquà  ce  que  b-  tribunal  se  réunisse!  et  quand  il  se 
réunira,  ce  sera  pour  le  livrer  do  nouveau  ,'i  !a  torture:  d  c'est  à  ce 
prix  que  lui  et  moi  nous  devrons  acheter  une  réunion  fondée  sur  le 

lien  le  plus  saint  (|ui  soit  sous  le  ciel 0  Dieu  !  peux-lu  voir  de 

pareilles  choses] 

I,E  DOGE.  — .Mon  enfant!  mon  enfant! 

SIarina,  brusquement.  —  Ne  m'appelez  pas  votre  enfant,  vous 
n'aurez  bientôt  plus  d'enfants:  vous  n'en  mérite^  pas,  vous  qui 
pouvez  parler  aussi  Iraiiquilleiuenl  d  uu  fils  dans  des  circonslanci's 
qui  feraient  verser  des  larmes  de  sang  à  un  Spartiate.  Il  csl  vrai 
que  les  citoyens  de  Lacédénione  ne  pleuraient  pas  leurs  fils  mort» 
sur  le  chani|)  de  bataille;  in^is  il  n'est  jos  écrit  qu'ils  les  voyaient 
déchirer  lentement  san.s  étendre  la  main  pour  le3  sauver. 

Le  doge.  —  Vous  me  voyez  .  je  ne  jiuis  pleurer...  je  le  Toudrais; 
niais  si  chacun  des  elioveux  blancs  qui  sont  sur  ma  tôle  était  iftie 
jeune  vie,  .«i  celle  toque  ducale  était  le  diadème  de  la  terre,  si  cet 
anneau  ilueal  avec  lequel  j'épouse  la  mer  était  un  talisman  c.ipabi'' 
de  dompter  les  flots...  eh  bien  I  jedonncrais  tout  cçja  pour  lui. 
Marina.  —  Il  n'en  faudrait  pas  lanl  pour  le  sauver. 
Le  Do(iE.  —  Celle  réponse  me  prouve  seulement  que  vouj  ne 
connaissez  pas  Venise.  Ilélas!  commeul  la  connailriez-vous?  elle 
ne  se  connaît  jias  elle-même  avec  tousses  mystères.  Ecoutez-moi  : 
ceux  qui  en  veulent  à  Foscari  n'en  veulent  pas  moins  à  son  père: 
la  ruine  du  elief  de  la  maison  ne  sauverait  pas  son  fils  ;  ses  adver- 
saires vi.'(enl  au  même  but  par  des  moyens  divers,  et  ce  but  est 

mais  ils  ne  sont  pas  encon'  vainqueurs. 
Marina.  —  l'ourlant  ils  vous  ont  écrasés. 
Le  iio(iE.  —  Pas  encore...  je  vis. 

Marina.  —  Et  votre  fils...  combien  de  temps  vivra-l-il? 
Le  doge.  —  .Malgré  tout  ce  qui  s'esl  passé,  je  compte  que  sa  v.. 
sera  plus  longue  cl  plus  heureuse  que  celle  de  son  père.  L  inipru- 
deiil  jeune  homme,  dans  sa  féuiiniae  inipaiiencc  de  revoir  sa  patrie, 
a  tout  ilélruil  par  celle  fatale  lettre  qu'on  a  interceptée  :  crime  pa- 
tent que  jc  ne  puis  nier  ou  excuser,  comme  père  ou  comme  doge. 
S  il  eûlsupporlé  un  peu  plus  longtemps  son  exil  à  Candie,  j'avais 
des  espérances  ..  il  les  a  toutes  détruites  :  il  faut  qu'il  retourne... 
Marina.  —  En  exil  ? 
Le  doge.  — Je  lai  dit. 
Marina,  —  I'"t  ne  puis-je  l'accompagner? 
Le  Doge.  —  Vous  savez  que  celle  deniaïule  aétérejelée  deux  fois 
par  le  conseil  des  Dix  ;  et  une  troisième  requête  serait  difficilemeni 
écoulée, mainlenantqu'une  aggravation  d'oltensesdela  part  de  voire 
époux  rend  s.'s  juges  plus  sévères. 

.Marina.  —  Sévères?...  dites  atroces.  Ces  vieillards  à  l'.lmc  de 
démons,  avec  un  pied  dans  la  tombe,  des  yeux  éteinls  qui  ne  con- 
naissent d'autres  larmes  que  celles  d'une'  caducité  imbécile,  ave; 
leurs  cheveux  blancs,  longs  et  clairsemés,  avec  leurs  mains  trem- 
blantes et  des  tètes  aussi  faibles  que  leurs  co'urs  sont  endurcis,  ils 
délibèrent,  ils  intriguent,  ils  disposent  de  la  vie  des  hommes... 
Le  doge.  —  \ous  ne  savez  pas... 

.Marina.  —  Jc  sais...  oui ,  je  sais...  et  vous  devez  le  savoir  coinni!; 
moi...  que  ce  sont  de  mauvais  esprits  incarnés.  Comment  des  hu'u- 
mes  nés  des  lianes  de  la  femme,  ayant  sucé  son  lait,  ayant  aimé  ou 
du  moins  parlé  d'amour  ,  ayant  uni  leurs  mains  par  Ses  sermenis 
sacrés,  ayant  fait  danser  leurs  pelils-cnfanls  sur  leurs  ;.cnoux  ,  o;i 
pciil-êlre  ayant  pleuré  les  souffrances,  les  dangers,  la  mort  de  e  ■:- 
enfants;  ayant,  ou  du  moins  ayant  eu  autrefois  l'apparence  humaine, 
comment  auraient-ils  pu  en  agir  ainsi  avec  les  vôtres  et  avec  vous- 
même,  qui  Iq^  soutenez? 
Le  doge.  —  Je  vous  pardonne  :  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites. 
Marina.  —  Vous,  vous  le  savez...  mais  vous  êtes  insensible. 
Le  doge.  —  J'ai  eu  lanl  à  supporter,  que  les  mots  ne  peuvent 
plus  rien  sur  moi. 

Marina.  —  Oh!  sans  doute,  vous  avez  vu  couler  le  sang  de  votre 
fils,  el  votre  chair  n'a  pas  tressailli  :  après  cela,  que  sont  les  parolcj 
d'une  femme?  pas  plus  que  ses  larmes. 

Le  doge.  —  Femme,  je  te  le  dis,  celte  douleur  bruyante  n'est 
rien  comparée  à  celle  qui...  maisjc  le  plains,  ma  p.iuvre  M;aina  ! 

.Marina.  —  Plains  mon  époux,  ou  je  ne  veux  pas  de  la  einipas- 
sioii;  plains  ton  fil.s!..  toi.  plaindre!...  c'est  un  mol  étranger  h  Ion 
cœur  :  comment  esl-il  venu  sur  tes  lèvres? 

Le  doge.  —  Je  supporte  les  reproches,  bien  qu'ils  soient  injus- 
tes... Si  lu  pouvais  seulement  lire... 
Marina.  —  Ce  n'est  [las  sur  Ion  front,  ni  dans  tes  yeux,  ni  dans 

tes  actes où  donc  pourrais-jc  trouver  celle  .sympathie'' 

Li:  doge,  en  montrant  la  terre  du  doigt.  —  Là  ! 

.Marina.  —  D.iiis  l,i  lerro! 

Le  doge.  —  i}n  jc  ser.-ri  hieulôi      (luand  elle  pèiita  îur  -ii'in 


ŒUVIIKS  COMPLÈTKS  DE  LOllD  lîYKON. 


391 


cœur  ,  Ijicn  plus  légère,  malgré  le  marbre  dont  elle  sera  chargée, 
que  les  pensées  qui  m'oppressent,  alors  tu  me  connaîtras  mieux. 

Makina.  —  Eics-vdus  donc  en  effet  si  digne  de  pilié  ? 

I.i;  Dot;]-:. —  De  pilié!  nul  n'accolera  jamais  à  mon  nom  ce  mot 
funeste  sous  lequel  les  hommes  aiment  à  voiler  leur  orgueil  triom- 
phant :  ce  nom,  tant  que  je  le  perlerai,  restera  ce  qu'il  était. 

Marina.  —  Sans  les  pauvres  enfants  de  celui  que  tu  ne  peux  ou 
que  tu  ne  veux  pas  sauver,  toi  et  ton  lîls  vous  seriez  les  derniers. 

Le  doue.  —  Pliit  au  ciel!  il  eût  mieux  valu  pour  lui  qu'il  ne  l'ùt 

jamais  né;  et  cela  eût  mieu.x  valu  aussi  pour  moi j'ai  vu  nuire 

maison  déshonorée. 

Marina.  —  C'est  faux  !  jamais  cœur  plus  sincère,  ])lus  nohle,  plus 
fidèle,  plus  aimant,  plus  loyal  que  le  sien  ne  haltit  dans  le  sein 
d'un  homme.  Cet  époux  exilé,  persécuté,  mutilé,  o|)-primé  mais  non 
avili,  écrasé,  abattu,  je  ne  le  changerais  pas  mort  ou  vivant  contre 
le  plus  grand  prince  ou  paladin  de  l'histoire  ou  de  la  fable,  dût-il 
m'cffrir  l'empire  d'un  monde.  Déshonoré,  lui,  déshonoré!  je  le  le 
dis  ,  ô  doge  !  c'est  Venise  qui  est  déshonorée  !  le  nom  de  mon  époux 
cnnslitue  en  efl'et  le  titre  le  plus  honteux  de  celte  cité  perfide  ;  mais 
c'est  à  cause  de  ce  qu'il  souifi'e  et  non  de  ce  qu'il  a  fail  :  c'est  vous 
tous  qui  èles  des  traîtres  et  des  lyrans.  Si  vous  aimiez  votre  patrie 
comme  l'aima  celte  victime  qui  passe  chancelaule  du  cachot  à  la 
torture,  et  se  soumet  à  tous  les  supplices  plulot  qu'à  l'exil,  vous  vous 
jelleriez  à  ses  genoux  en  implorant  son  pardon. 

Le  doge.  —  Il  fut  en  effet  tout  ce  que  vous  avez  dit.  J'ai  supporlé 
avec  moins  de  douleur  la  mort  des  deux  fils  que  le  ciel  m'a  ravis  que 
le  déshonneur  de  Jacopo. 

Marins.  —  lùicore  ce  mot  fatal  ! 

Le  dohe.  —  N'a-t-il  pas  éié  condamné? 

Marina.  —  Ne  condamno-t-on  que  des  coupables? 

Le  noGE.  —  Le  temps  peut  réhabiliter  sa  mémoire...  j'aime  à  Tes- 
pérer.  11  l'ut  mon  orgueil,  ma  ..  mais  tout  cela  est  inulilo  mainte- 
nant. Je  ne  répands  point  facilement  des  larmes,  et  pourtant  j'ai 
pleuré  de  joie  le  jour  de  sa  naissance  :  ces  larmes  étaient  un  sinis- 
tre augure. 

Marina. — Je  vous  dis  qu'il  est^innocent;  et  no  le  fùt-il  pas,  nos 
proches  doivent-ilsiious  renier  dans  les  jours  de  malheur? 

Le  doge.  —  Je  ne  l'ai  point  renié  ;  mais  j'ai  d'autres  devoirs  que 
ceux  d'un  père,  devoirs  dont  l'Klat  no  m'a  pas  dispensé;  dix  fois 
j'ai  demandé  (pi'nn  m'en  déchargeai,  dix  fois  on  a  rejeté  ma  prière  : 
je  dois  les  remplir.  {Entre  un  serviteur.) 

Le  sERViTEin.  —  Un  message  de  la  part  des  Dix. 

Le  DOGE.  —  Qui  l'apporle? 

Le  serviteur.  —  Le  noble  Loredano. 

Le  noGE.  —  Lui!...  qu'il  enire.  (J.e  servUeiir  sort.) 

Marina.  —  Faut-il  me  retirer? 

Le  doge.  —  Peut-être  cela  n'est-il  point  nécessaire,  si  la  chose 
concerne  votre  époux  ;  dans  le  cas  contraire...  {.-/  Loreduno  qui 
entre.)  M\\  bien  !  sei_gneur,  quel  est  votre  bon  plaisir? 

Loredano.  —  Je  vous  apporte  la  volonté  des  Dix. 

Le  doge.  — Ils  ont  bien  choisi  leur  envoyé. 

Loredano.  —  C'«6t  en  ell'et  leur  choix  qui  m'amène. 

Le  D0(iE.  —  11  l'ail  bûiineurà  leur  discernement,  aussi  bien  qu'à 
leur  courtoisie.  Arrivons  au  fait. 

Loredano.  — Nous  avons  décidé 

Le  doge.  —  Nous! 

Loredano.  —  Les  Dix  assemblés  en  conseil. 

Le  doge.  —  Eh  quoi!  ils  se  sont  réunis  de  nouveau  sans  m'en 
avoir  averti? 

Loredano.  —  lisent  voulu  épargner  votre  sensibilité,  et  prendre 
en  considération  voire  âge. 

Le  doge. —  Voilà  qui  est  nouveau...  quand  est-ce  donc  qu'ils  ont 
épargné  l'un  ou  l'autre?  Je  les  remercie  toutefois. 

Loredano.  — Vous  savez  qu'ils  ont  le  pouvoir  d'agir  à  leur  choix 
soit  devant  le  doge,  soit  eu  son  absence. 

Le  doge.  —  H  y  a  des  années  que  j'ai  appris  cela ,  longtemps 
avant  d'èlre  nommé  doge,  ou  d'avoir  rêvé  à  cet  honneur.  Vous  n'a- 
vez pas,  seigneur,  de  leçons  à  me  donner  :  je  siégeais  au  conseil 
que  vous  n'étiez  encore  qu'un  jeune  patricien. 

Loredano.  —  Oui ,  du  temps  de  mon  père  :  j&  le  lui  ai  entendu 
dire,  ainsi  qu'à  son  frère  1  amiral.  Votre  Altesse  peut  se  le  rappe- 
ler :  tous  deux  sont  morts  subitement. 

Le  doge.  —  Si  cela  est,  mieux  vaut  mourir  ainsi  que  de  languir 
dans  les  souffrances. 

Loredano.  —  Sans  doute  ;  mais  en  général  on  est  bien  aise  de 
vivre  son  temps. 

Le  doge.  —  El  n'ont-ils  pas  vécu  le  leur? 

Loredano.  —  La  tombe  le  sait  ;  ils  sont,  morts,  comme  j'ai  dit, 
subilement. 

Le  doge.  —  Cela  est-il  donc  si  étrange  que  vous  deviez  répéter 
ce  mol  avec  emphase  ? 

Loredano.  —  Loin  de  me  sembler  élrungc,  aucune  mort  ne  m'a 
jamais  paru  plus  naturelle.  N'êles-\ous  point  de  cet  avis  ? 

Le  doge.  —  Que  voulez-vous  que  je  dise  ?  ils  étaient  mortels. 

Loui:;.ANo.  —  Et  ils  a\aionl  de  mortels  ennemis. 


Le  doge. — Je  vous  entends  :  vos  pères  ne  m'aimaient  pas,  et  vous 
avez  tout  hérité  d'eux. 

Loredano.  —  Vous  savez  mieux  que  personne  si  j'ai  raison 

Le  doge. —  Vos  pères  furent  mes  ennemis,  et  je  sais  qu'il  a  circulé 
sur  eux  et  sur  moi  des  bruits  mensongers;  j'ai  lu  aussi  leur  épîtaphe, 
dans  laquelle  leur  mort  est  attribuée  au  poison.  Elle  esl  probablement 
aussi  vraie  que  laplupart  des  inscriptions  tumulaires;  mais  ce  n'en 
est  pas  moins  une  fable. 

Loredano.  —  Qui  ose  dire  cela? 

Le  doge  — Moi  !...  Il  est  vrai  que  vos  pères  se  montrèrent  envers 
moi  aussi  acharnés  que  peut  l'èlre  leur  fils,  et  que  je  leur  rendaiscette 
haine;  mais  mon  hostilité  fut  toujours  ouverte  :  je  n'eus  jamais  re- 
cours aux  intrigues  dans  le  conseil,  aux  cabales  dans  la  République; 
jamais  je  n'entrepris  rien  contre  eux  par  le  fer  ou  le  poison  :  la 
preuve,  c'est  que  vous  vivez. 

Loredano.  — Je  ne  crains  rien. 

Le  noGE.  —  Vous  n'avez  rien  à  craindre,  moi  étant  ce  que  je  suis; 
mais  si  j'étais  tel  que  vous  me  repré.^enlez,  il  y  a  longtemps  que  vous 
seriez  à  l'abri  de  toute  crainte.  Ha'issez-raoi  tout  à  votre  aise. 

Loredano.  —  J'ignorais  que  la  vie  d'un  noble  vénitien  pût  être 
menacée  par  la  colère  d'un  doge  marchant  à  découvert. 

Le  doge.  —  Mais  moi,  seigneur,  je  suis  ou  j'ai  été  quelque  chose 
de  plus  qu'un  simple  doge,  par  mou  sang,  par  mon  caractère  et  les 
ressources  dont  je  dispose  :  ils  ne  l'ignoraient  pas,  ceux  qui  redou- 
taient mon  éleciion  ,  et  qui  depuis  ont  tout  fait  pour  m'abaisser. 
Soyez-en  convaincu  :  si  avant  ou  depuis  cette  époque,  je  vous  avais 
mis  assez  haut  pour  souhaiter  votre  absence,  un  mot  de  moi  eût  sus- 
cité contre  vous  un  pouvoir  capable  de  vous  réduire  à  rien.  Mais 
en  touie  chose  j'ai  agi  avec  la  plus  grande  régularité  ,  en  me  con- 
formant aux  lois  et  à  l'extension  que  vous  leur  avez  donnée  contre 
tnoi  (je  parle  loiijours  de  vous  comme  formant  une  voix  parmi  tant 
d'aulres) ,  exleusion  que  mon  autorité  n'eût  acceptée  qu'a\ec  peine, 
si  j'eusse  été  enclin  aux  contestations.  Bien  plus,  aussi  lespeclueux 
que  le  prêtre  en  face  de  l'autel ,  j'ai  observé,  même  au  prix  de  mou 
sang,  de  mon  l'epos ,  de  ma  sûreté,  de  lout,  sauf  mon  honneur, 
tous  vos  décrets,  comme  intéressant  la  gloire  et  le  bien-èlre  de  l'Etat. 
Maintenant,  seigneur,  à  l'olijet  de  votre  mission! 

Loredano.  —  Jugeant  inutile  de  recourir  encore  à  la  question, 
ou  de  poursuivre  le  procès  ,  lequel  ne  tend  qu'à  manifester  l'obsti- 
nalion  du  coupable,  les  Dix  renoncent  à  la  stricte  application  de  la 
loi  qui  ordonne  la  torture  jusqu'à  pleine  et  entière  confession  du 
délit;  et  considérant  que  le  prévenu  a  eu  partie  avoué  son  crime 
en  ne  désavouant  pas  la  lettre  adressée  au  duc  de  Milan,  ils  ont  dé- 
cidé que  Jacopo  Fo.scaii  retournera  au  lieu  de  son  exil. 

JIarina.  —  Dieu  soit  loué  !  du  moins  ils  ne  le  traîneront  plus  de- 
vant cet  horrible  tribunal.  Je  voudrais  qu'il  pensât  comme  moi  ;  car 
ce  qu  il  y  aurait  de  plus  heureux  à  mes  yeux,  non-seulement  pour 
lui,  mais  pour  tous  ceux  qui  habitent  celle  cité,  ce  serait  de  fuir 
loin  d'une  telle  pairie. 

Le  doge.  —  Ma  fille,  ce  n'est  point  là  une  pensée  vénitienne. 

-Marina.  —  Non  :  c'est  une  pensée  humaine.  Me  sera-t-il  permis 
de  partager  son  exil  ? 

Loredano.  —  A  cet  égard,  les  Dix  n'ont  rien  décidé. 

Marina.  —  Je  le  pensais  :  cela  aussi  eût  été  trop  humain.  Mais 
on  ne  l'a  pas  non  plus  interdit? 

Loredano.  —  Il  n'en  a  point  été  question. 

Marina,  au  doge.  *—  En  ce  cas,  mon  père,  vous  pouvez  m'obteuir 
ou  m'accorder  cette  faveur.  (./  Lorcdano.)FA  vous,  seigneur,  vous 
ne  vous  opposerez  sans  doute  pas  à  ma  demande  ? 

Le  doge.  —  Je  ferai  mes  efforis. 

.Marina.  — Et  vous,  seigneur? 

Loredano.  —  Madame  !  il  ne  me  conviendrait  pas  d'anticiper  sur 
le  bon  plaisir  du  tribunal. 

Marina.  —  Le  bon  plaisir  !  quelle  expression  pour  désigner  les 
décrets  de.  .  :• 

Le  doge.  —  Ma  fille  !  savez-vous  devant  qui  vous  parlez? 

Marina.  —  Devant  un  prince  et  son  sujet. 

Loredano.  —  Son  sujet  ! 

Marisa.  —  Oh  !  ce  mot  vous  blesse...  Vous  vous  croyez  son  égal;  " 
mais  vous  ne  l'êtes  pas,  et  vous  ne  le  seriez  pas  encore,  quand 
même  il  ne  serait  qu'un  simple  paysan...  Eh  bien!  soit,  vous  èles 
un  prince,  un  haut  seigneur;  et  moi  que  suis-je  donc? 

Loredano. —  La  fille  d'une  noble  maison. 

Marina.  —  Unie  par  Ibyménée  à  une  autre  maison  non  moins 
nohle.  Quels  sont  donc  ceux  dont  la  présence  me  forcerait  à  taire 
mes  libres  pensées? 

Loredano.  —  Les  juges  de  votre  époux. 

Le  doge.  —  Joignez-y  la  déférence  due  à  la  moindre  parole  pro- 
noncée par  ceux  qui  gouvernent  Venise. 

Marina.  —  Gardez  ces  maximes  pour  la  tourbe  de  vos  lâches  ar- 
tisans, de  vos  marchands  ,  de  vos  esclaves  dalmates  et  grecs,  pour 
vos  tributaires  ,  vos  citoyens  muels,  votre  noblesse  masquée  ,  \ os 
sbires,  vos  espions,  vos  galériens,  tous  ceux  enfin  dans  l'esprit 
desquels  vos  enlèvemenls  et  vos  noyades  nocturnes,  vos  cachols 


rt;j2 


Li:s  vi:ii.Mii:s  lih  ».iiaiiuùs  ili.ustuéIvs. 


|>i'alii|ll('-8  sous  les  (oils  ilii  pnlnis  nii  jiliis  has  i|UC  Ic  niveau  dus  flols, 
vos  assOmbl(''os  inNsii'iiciisps,  vos  jii;:c[iicnts  secrets,  vos  rx^culions 
subilcs,  votre  poiil  ilcs  Soupirs,  voire  salle  de  slran^ulalion  cl  vos  i 
inslrumenls  df  Iurlure.  vous  fonl  passer  pour  des  i'Ires  d'un  nion<le 
pire  que  relui  ri.  Ganlez-lcs  pour  eux  !  je  ne  vous  crains  pas  ;  je 
vous  ronnais;  j'ai  connu,  j'ai  éprouvé  lou(e  voire  eruaulé  dans  l'in-  ' 
fernal  procf's  de  mon  n)aineureux  l'-poux.  Traitez  moi  comme  vous  ! 
l'ave/.  Iraili^ je  partapc  déji'i  les  fu.tux  (pic  vous  lui  avez  faits.   ' 

I.K  nor.K.  —  \ous  l'entendez,  elle  parle  en  insensée 

Mahin.v.  —  Je  parle  ini|)rudfmiiient .  mais  non  pas  en  insensée.    | 

I.oni:n,\No.  —  Mailame.  je  n'euiporli'rai  point  au-delà  du  seuil  de    ^ 
eel  appartement  le  sou\enirdes  paroles  que  j'y  ai  entendues  :  je  ne 
veux  me  rappeler  «pie  celles  qui  ont  été  échangées  enlrc  le  duc  et 
moi  pour   le  service  de 
l'Ktat.   Dope,  avcz-vous 
quelque  réponse? 

Le  noGK.  —  J'ai  à  vous 
parler  comme  doge ,  et 
pcut-ôlre  aussi  comme 
(lérc. 

I.onEDANo.  —  C'e.«l  au 
dope  seulement  que  se- 
lend  ma  uiission. 

I.K  noGE.  —  l'iji  bien  ! 
répondez  que  le  doj;c 
choisira  son  ambassadein' 
ou  ira  s'expliquer  en  jier- 
sonnc.  Quant  au  |ièie... 

l.onKDAM).  —  Je  nu! 
rap|)elle  le  mien...  Adieu! 
je  baise  les  mains  de  celle 
iiluslre  dame,  et  je  miii- 
eliue  devant  le  doge. 
(//  .s-,.r/.> 

MAni.NA.  —  Kles-vous 
conloni? 

I.i;  iioGE.  —  .le  suis  ce 
que  vous  voyez. 

Marina.  —  Vous  êlcs 
un  mystère. 

I-i: 'rioGK.  —  Toul  est 
iiiNSIère  pour  les  mortels: 
ipii  |ieul  ciiMiprcndic  lc< 
choses  de  ce  monde  ,  si 
ce  n'est  I  ùlrequiles  créa? 
I.e  petit  nombre  de  ecux 
qui  en  sont  capables,  ces 
génies  privilégiés,  après 
avoir-longlemps  étudié  ce 
livre  hideux  qu'on  appelle 

l'homme après  avuir 

médité  sur  ces  pages  lu- 
gubres et  sanglantes  qui 
constituent  son  coeur  et 
son  cerveau,  ceux-l;i  n'ar- 
rivent qu'à  une  science 
magiiiue  qui  se  retourne 
contre  l'adepte  lui-même. 
Tous  les  crimes  que  nous 
trouvons  dans  autrui,  la 
nature  les  a  rais  en  nous  ; 
tous  nos  avantages,  nous 
les  tenons  de  la  fortune  : 
naissance,  richesse,  san- 
té, beauté,  ne  sont  quedes 
accidents,  et  quand  nous 
crionsconlrelesort,  nous 
ferions  bien  de  nous  rap- 
peler qu'il  nous  Ole  seulement  ce  qu'il  nous  a  donné...  Le  reste  n'était 
quenudilé,  convoitises,  appétits,  vanités,  héritage  universel  de  maux 
contre  lesquels  nous  avons  à  lutler,  et  qui  .'^ont  les  moins  nembreux 
dans  les  rangs  les  plus  humbles  :  car  ici  la  faim  absorbe  tout  dans 
un  besoin  vulgaire,  et  celte  loi  universelle  qui  prescrit  à  l'homme 
de  gagner  son  pain  à  la  sueur  de  son  front  fait  taire  toutes  les  pas- 
sions hormis  la  crainte  de  la  famine!  Tout  en  nous  est  rampant,  faux 
et  vide...  tout  n'est  qu'argile,  deimis  le  premier  jusqu'au  dernier, 
aussi  bien  l'urne  du  prince  que  le  vase  du  poller.  Notre  gloire  dépend 
du  soufilc  des  hoinmes;  notre  vie  tient  ,i  moins  encore  :  sa  durée 
est  fondée  sur  des  jours,  nos  jours  sur  des  saisons,  notre  être  tout 
entier  sur  quelque  chose  qui  n'est  pas  nous.  Ainsi ,  depuis  le  plus 

grand  jusqu  au  plus  petit,  nous  sommes  tous  esclaves rien  ne 

découle  de  noire  volonté;  la  volonté  elle-même  peut  dépendre  d'un 
brin  de  paille  aussi  bien  que  d  une  tenipéle.  Quand  nous  crevons 
commander,  nous  obéissons  pas.sivemeni,  et  le  but  final  est  toujours 
la  mort  ;  la  mort,  aussi  indépcndanle  de  notre  concours  et  de  notre 


Jacopo  et  Marina. 


volonté  que  le  fut  notre  naissance.  Ii'où  je  conelyg  que  iinus  avons 
coimnis  un  grand  crime  dansipielque  monde  antérieur,  et  que  celui- 
ci  est  notre  enfer  -.  heureusement  (piil  n'est  pas  éternel! 

.Marina.  —  Ce  sont  \h  des  choses  qui  sur  la  terre  échappent  à 
noire  jugement. 

Le  Dor.E.  —  I'"l  comment  alors  serons-nous  les  juges  les  uns  des 
autres  j  nous  tous  qui  sommes  nés  de  la  terre?  et  moi,  comment 
poiirrai-je  juger  mon  lils?  J'ai  gouverné  num  pays  lidèlemenl,  vic- 
torieusement... j'en  appelle  <'i  sa  carte  anricnne  et  nouvelle  ;  mon 
règne  a  doublé  ses  dom.iines,  et  pour  me  récompenser,  la  recon- 
naissante Venise  m'a  l.iissé  ou  va  me  laisser  seul  sur  la  terre. 

Marina.  —  Kt  Foseari  ?  Je  ne  puis  songer  à  tout  cela;  mais  je 
demande  qu'on  inc  laisse  avec  lui. 

Le  Dor.E. — Vous  l'ac- 
compagnerez :  on  ne  peut 
vous  refuser  cela. 

Marina.  —  Ht  s'ils  me 
le  refusent,  je  fuirai  avec 
lui. 

Lk  doge.  —  Impossi- 
ble :  où  fuiriez-vous? 

Marina.  —  Je  ne  sais, 
et  peu  inimporle....  en. 
Syrie,  en  Egypte,  chez  les 
Ottomans ,  partout  où 
nous  pourrons  respirera 
l'abri  des  geôliers,  des 
espions  Cl  des  inquisi- 
teurs. 

Le  doge.  —  Yoiidrie/ 
vous  donc  avoir  un  rené- 
gat pour  époux  et  faire  do 
lui  un  Irailre? 

Marina.  —  Il  ne  le  se- 
rait pas!  Sa  patrie  seule 
est  pi'rfide  en  repous-ant 
de  son  sein  le  medieur,  le 
plus  brave  de  ses  lils.  La 
tyrannie  est  de  beaucoup 
la  pire  des  trahisons,  (to- 
yez-vous  que  les  siiieis 
seuls  puis-scnt  être  rebel- 
les? Le  prince  qui  néglifre 
ou  enfreint  son  mandat 
est  un  scélérat  plusndiciiv 
qu'un  chef  de  brifrands. 
Leiiogk  — Jcn'aipoint 
h  nie  rcprocbor  un  pareil 
manque  de  foi. 

Marina.  — Non  :  vous 
failes  observer  des  lois  en 
comparaison  desquelles 
les  dA;rels  de  Dracon  sont 
un  code  de  clémence. 

Le  doge.  — J'ai  trouvé 
la  loi  établie  ,  je  ne  lai 
point  faite.  Simple  sujet, 
jcpourrais  Irouverdesdé- 
I ails  à  réformer;  prince, 
jamais  je  ne  changerai 
dans  l'iiilén'l  des  miens 
la  charte  de  nos  pères. 

.Marina. —  L'ont-ilséla- 
blie  pour  la  ruine  de  leurs 
enfanis? 

Le  doge.  —  Sous  de 
Idles  lois ,  Venise  est  de- 
venue ce  qu'elle  est...  un 
Etat  qui  égale  en  exploits,  en  durée,  en  grandeur,  et  je  puis  dire 
aussi  en  gloire  (car  nous  avons  eu  parmi  nous  des  ;\mcs  romaines), 
tout  ce  que  l'histoire  nous  raconte  de  Rome  et  de  Carthage  dans 
leurs  ])lus  beaux  jours,  alors  que  le  peuple  régnait  par  l'internié- 
diaire  du  sénat. 

Marina.  —  Dites  plutôt  qu'il  gémissait  sous  le  joug  de  l'oligarrhie. 
Le  doge.  —  reut-êlre  ;  cependant  ce  peuple  a  conquis  le  inonde. 
Dans  de  tels  Elals,  un  individu,  qu'il  soit  le  plus  riche  et  le  plus 
élevé  en  dignités,  ou  qu'il  reste  le  dernier,  le  (dus  inconnu  des  ci- 
toyens, n'est  rien  quand  il  s'agit  de  maintenir  en  vigueur  une  po- 
lillque  invariablement  dirigée  vers  de  grandes  fins. 

.^lARiNA.  —  Ces  paroles  montrent  que  vous  êtes  plus  doge  que  père. 
Lu  doge.  —  Elles  montrent  qu'avant  tout  je  suis  citoyen.  Si  pen- 
dant des  siècles  nous  n'avions  eu  de  pareils  lioaimes  (et  j'espère 
que  nous  en  aurons  encore),  Venise  ne  serait  plus  au  rang  des  cités. 
.Marina.  —  Maudite  la  cité  t  ù  les  lois  éloutTenlla  nature  ! 
Le  doge  — Eussc-jc  autant  de  lils  que  j'ai  d'années,  je  les  don_ 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  RYRON. 


393 


nerais  lous,  non  sans  douleur,  mais  enfin  je  les  donnerais  à  l'Etat 
pour  le  servir  sur  lerre  on  sur  nier,  et  s'il  le  fallait  (comme  il  le  faut, 
hélas!)  pour  subir  l'ostracisme,  l'exil,  la  prison,  et  tout  ce  que  sa 
volonté  pourrait  leur  inûiger  de  pire  encore. 

Marina.  —  Est-ce  là  du  patriotisme?  Ce  n'est  à  mes  yeux  que  la 
plus  affreuse  barbarie.  Je  veux  voir  mon  époux  :  les  Dix,  malgré  leur 
cruauté  jalouse',  ne  pousseront  jamais  la  rigueur  contre  une  faible 
femme  jusqu'à  lui  interdire  l'accès  du  cachot  de  son  époux. 

Le  doge. — J'ordonnerai  que  vous  y  soyez  admise. 

Mahina.  —  Et  que  dirai-je  à  Foscari  de  la  part  de  son  père  ? 

Le  doge.  —  Ou  '1  obéisse  aux  lois. 

Marina.  —  Rien  de  ]ilus?  ne  le  verrez-vous  point  avant  son  dé- 
part"? C'est  pour  la  dernière  fois  peut-être. 

Le  doge. —  La  dernière  ' 

fois!...  mon  fils  !  La  der- 
nière fois  que  je  verrai  le 
dernier  de  mes  «nfaiits! 
J'irai.       {Ils  sortent.) 


ACTE  III. 

La  prison  de  Jacopo  Fos- 
cnri. 

Jacopo  Foscari  ,  seul. 
—  Pasd'aulre  lumière  que 
celte  faible  lueur  projetée 
sur  des  murs  dont  léclui 
n'a  jamais  répété  que  des 
accents  de  douleur,  lus 
soupirs  d'une  longue  ca|i- 
tivité  ,  le  bruit  des  [licds 
chargés  de  fers,  les  gé- 
missements de  la  mort , 
les  inipiécalioiis  du  dé- 
sespoir! C'est  doiic  pour 
cela  que  je  suis  revenu  à 
Venise  !  Je  nie  flattais,  il 
est  vrai,  en  me  disant  qu  ; 
le  temps,  qui  use  le  mar- 
bre, aurait  peut-être  usé 
la  haine  dans  le  cœur  de 
ces  hommes;  mais  je  les 
connaissais  mal,  et  je  dois 
consumer  ici  mon  cœur, 
à  moi ,  ce  cœur  qui  a  tou- 
jours battu  pour  Venise 
avec  la  tendresse  que  la 
colombe  a  pour  son  uij 
lointain  ,  alors  qu'elle 
prend  l'essor  pour  revoir 
sa  tendre  couvée.  Mais  (// 

s'approche  du  iiuir) 

quels  Sunt  les  caractères 
tracés  sur  ce  mur  inexo- 
rable? Cette  lueur  incer- 
taine me  permettra-t-elle 
de  les  lire  ?  Ah  !  ce  sont 
les  noms  des  malheureux 
qui   m'ont   précédé  ici  : 

c'est  la  date  de  leur  dé-  ''''^''t  '^•"  Jacopo. 

sespoir,  l'expression  ra- 
pide d'une  douleur  trop 
profonde  pour  employer 
beaucoup  de  mots.  Dou- 
loureuse épitaphe,  cette  page  de  pierre  contient  leur  histoire,  et  le 
pauvre  captif  a  gravé  sa  plainte  sur  les  parois  de  son  cachot,  comme 
l'amant  grave  sur  l'écorce  d'un  arbre  son  nom  et  celui  de  sa  bien- 
aimée.  Hélas!  je  reconnais  des  noms  qui  me  furent  familiers,  et  de- 
puis flétris  comme  le  mien.  Je  vais  l'ajouter  à  cette  liste,  ce  nom 
bien  propre  à  figurer  dans  une  pareille  chronique  qui  ne  peut 
être  lue,  comme  elle  est  écrite,  que  par  des  malheureux.    (//  grare 
son  nom  sur  le  iniir.  Entre  un  serviteur  des  Dix.) 

Le  serviteur.  —  Je  vous  apporte  votre  nourriture. 

J  Foscari.  —  Pos"ez-la  à  terre,  s'il  vous  plait.  Ma  laim  est  passée; 
mais  je  sens  mes  lèvres  desséchées de  l'eau? 

Le  serviteur.—  Eu  voici. 

J.  Foscari.  après  ciroir  bu. — Je  vous  remercie  :  me  voilà  mieux. 

Le  serviteur.  —  J'ai  ordre  de  vous  apprendre  que  la  conliuualiou 
de  votre  procès  est  ajournée. 

J.  Foscari.  —  Jusqu'à... 


Le  serviteur.  —  Je  l'ignore...  on  m'a  commandé  en  même  temps 
de  laisser  entrer  votre  illustre  épouse. 

J.  Foscari.  —Ah!  ils  se  relâchent  donc...  j'avais  cessé  de  l'espé* 
Tcr  :  il  était  temps.  {Entre  Marina.) 

JfARiNA.  —  Mon  bien-aimé! 

J.  Foscari,  l'etnbrassant.  —  Ma  fidèle  épouse  !  mon  unique  amie! 
Marina.  —  Nous  ne  nous  séparerons  plus. 
i.  Foscari.  — Voudrais-tu  donc  partager  mon  cachot? 
JIarina. —  Oui,  et  la  torture  au.ssi,  et  la  tombe,  tout.  .  tout  avec 
toi  -,  mais  la  tombe  le  plus  tard  possible  ;  car  là  nous  ne  serons  plus  l'ua 
à  l'autre  ;  néanmoins  je  veux  aussi  la  partager  avec  toi tout,  ex- 
cepté une  séparation  nouvelle  :  c'est  déjà  trop  d'avoir  survécu  à  la 
première.  Comment  te  Irouves-tu  ?  en  quel  état  sont  tes  membres 

épuisés?  hélas I  pourquoi 
le  demander?  Ta  pâleur... 
J.  Foscari.  —  La  joie  de 
te  revoir  si  totet  d'une  ma- 
nière si  imprévue  a  fait 
refluer  le  sang  vers  mon 
cœur,  et  rendu  mes  joues 
comme  les  tiennes;  car 
toi  aussi  lu  es  pâle,  ma 
tendre  Marina  ! 

Marina.  —  C'est  l'ob- 
scurité de  cette  éternelle 
vùùle  où  le  soleil  n'a  ja- 
mais pénétré  ;  c'est  la  lu- 
gubre lueur  de  cette  tor- 
che qui  semble  tenir  plus 
des  ténèbres  que  de  la  lu- 
mière en  mêlant  aux  va- 
peurs du  cachot  sa  fumée 
'iiilumineuse ,  c'est  là  ce 
qui  obscurcit  tous  les  ob- 
jets .  tout  jusqu'à  les 
veux...  Mais  non...  ohl 
comme  ils  brillent! 

J.  Foscari.  —  Et  les 
liens!...  mais  la  clarté  de 
la  torclie  m'empêche  de 
vuir. 

Marina.  —  Moi,  je  ne 
verrais  rien  sans  elle. 
Mais  pouvais-tU;  donc  voir 
ici  ? 

J.  Foscari.  — Rien  d'a- 
bord ;  mais  l'habitude  et 
le  temps  m'ont  familiarisé 
avec  les  ténèbres ,  et  le 
pâle  demi -jour  de  ces 
rayons  tremblants  qui  se 
glissent  à  travers  les  fis- 
sures ,  ouvertes  par  le 
temps,  était  plus  doux  à 
mes  regards  que  le  soleil 
éclairant  dans  toute  sa 
splendeur  d'autres  tours 
que  celles  de  Venise  ; 
mais  un  moment  avant 
ton  arrivée,  j'étais  occu- 
pé à  écrire. 
Marina.  —  Quoi? 
J.  Foscari.  —  Mon 
nom  ;  regarde  :  le  voici  à 
côté  du  nom  de  celui  qui 
m'a  précédé  dans  ce  lieu, 
si  les  dates  sont  exactes. 
Marina.  —  Et  qu'est-il 
devenu  ? 

J.  Foscari.  —  Ces  murs  se  taisent  sur  la  fin  des  captifs,  ou  ne 
l'indiquent  que  d'une  manière  obscure  :  ils  ne  renferment  jamais 
que  des  morts  ou  des  hommes  qui  vont  bientôt  mourir...  Qu'est-il 
devenu  !  disais-tu.  On  fera  bientôt  sur  moi  la  même  demande,  et  de 
même  on  n'aura  d'autre  réponse  que  le  doute  ou  d'effrayantes  con- 
jectures... à  moins  que  loi  lu  ne  racontes  mon  histoire. 
Marina.  —  Sloi,  parler  de  toi! 

J.  Foscari.  —  El  pourquoi  non?  lous  alors  parleront  de  moi  :  la 
tyrannie  du  silence  n'est  pas  durable,  et  ([uehpe  voile  qui  couvre 
les  événements,  les  gémissements  du  juste  se  feront  jour  à  travers 
tous  les  ciments,  même  celui  d'une  tombe  vivante.  Je  n'ai  point  de 
doute  sur  ma  mémoire;  j'en  ai  sur  la  durée  de  ma  vie;  mais  je  ne 
crains  rien  pour  l'une  ni  pour  l'autre. 
Marina.  —  La  vie  l'est  laissée. 
J.  Foscari.  —  Et  ma  liberté  ? 
Marina.  —  L'âme  doit  se  créer  la  sienne. 


no* 


LKS  VKII-I.h'lF.S  IITTIvnAinKS  II.l.lISTRl'lKS. 


J.  rosrAni.  —  Yi  il^  dc  nnlilos  pnrnip»;  mais  cf  n'est  iiirun  Run, 
iiru' iiiiisii|iii'  |Miiss,iiiU' ,  mais  pa'is.-igirc.  L'Aiiifi  I'sl  In  plus  diK'iif 
pnrlii!  lie  noiisini'^incs:  mais  elle  n'esi  pa»  le  tout.  I.'.linc  inn  r<ir- 
lillc'  rniilpe  les  approches  de  la  inorl ,  eoiilrc  des  lurliires  corpo- 
relles plus  l'rurilcs  encore  ,  s'il  esl  vrni  que  la  mort  ue  soil  nu'iiii 
sommeil  :  lout  cela  je  lai  stipporlé  sans  un  pémi.ssctnent ,  ou  en 
poiis^anl  un  seul  cri,  houleux  pour  mes  juges  plulijt  (|uc  pour  moi; 
mais  cela  n'est  pas  tout ,  car  il  est  des  cho.ses  plus  rcdoulahli's 
encore tel  est  cet  étroit  où  je  puis  encore  vivre  bien  des  an- 
ilines. 

Marina.  —  Ilélas!  rcl  étroit  cachot  est  lout  ce  que  lu  possiîides 
dans  ce  >asle  empire  dont  Ion  père  est  le  prince. 

J.  rosi:\Ri.  —  l'ensée  peu  propre  à  me  le  faire  endurer  paliem- 
ineiil.  Mon  sori  est  celui  île  hiiMi  d'autres  (|ui  peuplent  des  piisons  ; 
iiinis  aucun  u'esl  renfermé  comme  moi.  tout  prt^s  du  palais  de  son 
père.  Quelquefois  ceitendanl  mon  courage  se  réveille,  cl  l'espérance 
se  plissi'  jnsqii  h  moi  le  long  de  ces  rajons  de  lumière  peuplés  de 
poudreii\  atomes,  le  seul  jour  qui  pénètre  ici.  Ilélas  !  je  sais  jusipi  à 
(pie|  point  le  Courage  peiii  nous  .sonlenir  ;  car  j'ai  du  courage,  et  Je 
l'ai  pnnivé  devant  les  hommes.  Mais  le  courage  s'alTaissc  dans  la 
solitude  :  mon  Ame  n'est  pas  née  pour  vivre  seule. 

Marina.  —  Je  serai  avec  loi  ! 

J.  FoscAni.  —  Ah!  s'il  en  était  ainsi;  mais  ils  ne  l'ont  jamais 
voulu  ,  ils  ne  le  voudronl  jamais,  et  je  resterai  seul ,  sans  compa- 
gnons... .sans  livres,  ces  nienleuscs  resscmliir.nces  des  hommes  inen- 
Iciirs.  J'ai  demandé  ces  esquisses  des  actes  de  noire  espèce  qu'on 
.nppelle  annales,  histoire,  el  que  les  hommes  Iransmellenl  ;i  la  pos- 
Iciiié  coninic  des  portraits  lidèlcs  :  on  nie  les  a  refusées:  alors  ces 
murs  soni  devenus  mon  élude  :  avec  toutes  leurs  lacunes  el  leurs 
laches  sinistres,  ce  sont  de  plus  lidèles  lahleaux  de  l'Iiisloire  véni- 
liennoip:e  n'esl  celte  salle  située  non  lidn  dici,  où  l'on  \oil  les 
portraits  de  cent  doges  avec  le  récit  de  leurs  actions 

Mahina.  — Je  viens  t'ajqirendrc  le  résultai  d(!  leur  délihéralion. 

J.  l'oscARi.  —  Je  le  connais  ..  regarde!  (// 1 ni  montre  ses  viem- 
brcs  pour  rappeler  les  lorlures  qu'il  a  subies.) 

Maiiina.  —  Non,  non  !  ils  renoncent  enfin  à  celle  atrocité. 

J.  Fosc.ARi.  —  Qu'oiit-ils  donc  décidé  ? 

Marina.  —  Que  lu  reloiirneras  ?i  Candie. 

.1.  l'oscARi.  —  Alors  mon  dernier  espoir  est  éteint.  Je  pouvais  en- 
durer ma  prison  ,  car  elle  était  à  Venise  ;  je  fiouvais  sii|i|iorlcr  la 
lorinre  ;  il  y  avait  dans  l'air  nalal  (luclque  (hose  qui  souleiiail  mes 
esprits,  comme  sur  l'Océan  un  navire  hallolté  par  la  leinpèlu  n'en 
continue  pas  moins  sa  coorse  et  fend  majeslueusemenl  les  vagiieS 
ccumantes  ;  mais  l.'i-has,  loin  de  Venise,  dans  celle  île  maudite  d'es- 
claves ,  de  caplil's,  d'inrulèles,  comme  un  vaisseau  riaulragé  sur  la 
grève  ,  je  siiitais  mon  i\nie  dépérir  dans  mon  sein  ,  et  j'y  mourrai 
lenlemenl  si  l'on  m'y  renvoie. 

Mari.na.  —  Kl  ici? 

J.  FoscARi.  —  Ici!  je  mourrai  d'un  seul  coup  d'une  manière 
]dus  douce  et  plus  prompte.  Eh  quoi!  me  refuserait-on  le  tomheau 
de  mes  pères  ,  après  m'avoir  privé  de  leur  toit  el  de  leur  héritage  ! 

.Marina.  —  Cher  cpou\  !  J'ai  demandé  Ji  l'accompagner  en  exil, 
mais  dans  un  espoir  plus  doux.  Ton  amour  pour  un  pays  ingrat  cl 
lyrannique  est  de  la  pass  on  el  non  du  patriotisme.  QÙanl  à  moi, 
pourvu  qiieje  le  voie,  le  visage  lian(|uille  ,  jouir  lihremenl  des  doux 
biens  de  la  terre  cl  des  cieux.  jieu  m'importent  les  climats  (|uej'ha- 
hile.  Cet  amas  de  palais  el  de  prisons  n'est  point  un  paradis;  ses 
pri'uiiers  hahilanls  furent  de  malheureux  exilés. 

J.  KoscARi.  —  lixilés,  je  sais  trop  combien  ils  étaient  malheureux! 

Marina.  —  Kl  pourtant  lu  sais  cominenl.  fuyant  à  la  vue  des  Tar- 
lai'cSj  el  relégués  dans  ces  iles  (joe  bal  le  llol  amer,  ils  rappelèrent 
leur  énergie  anli(iue ,  seul  débris  (|ui  leur  reslàt  de  Iherilage  do 
Home,  el  surent  se  créer  une  Kome  de  l'Océan.  L'exil,  ce  mal  qui 
conilnil  si  souvent  à  un  bien,  ne  devrait  donc  pas  l'accabler  ainsi. 

J.  FoscARi.  —  Si  j'avais  (|uillé  mon  pays  comiiie  ces  anciens  pa- 
triarches qui  allaient  cherciicr  des  régions  nouvelles,  emmenant 
av'^c  eux  leurs  bœufs  et  leurs  brebis;  si  j'avais  été  exilé  comme  les 
Juifs  chassés  de,  Sioii,  ou  comme  nos  ancêtres  quand  Attila  les  re- 
poussa du  sein  de  la  ferlile  Italie  sur  ces  îlots  inféconds,  j'aurais 
donné  à  la  perle  de  mon  pays  nalal  quelques  larmes  el  de  longues 
])ensécs;  mais  ensuite  m'adrcssant  à  mes  compagnons  d'exil,  je  les 
aurais  invités  à  fonder  avec  moi  une  seconde  patrie  et  un  nouvel  em- 
pii''.  l'eut-élre  aurais-je  pu  supporter  cela...  encore,  je  ne  sais. 

.Marina.  — VA  pourquoi  pas.'  ce  sort  a  été  celui  de  millions 
d  hoiiuMes.  ce  sera  encore  celui  de  populations  plus  nombreuses. 

J.  Fosr.ARi.  —  Il  est  vrai...  dans  l'histoire  de  ces  nouvelles  con- 
trées, on  ne  parle  que  de  ceux  qui  ont  survécu,  de  leurs  travaux, 
de  leur  nombre  el  de  leurs  succès;  mais  qui  pourrail  compter  les 
cd'urs  qui,  au  moment  do  la  séparation  ou  jdus  tard,  se  sont  élcin's 
en  silence?  Parle-t-on  des  victimes  de  celle  fièvre  fatale  qui  du  sein 
lie  l'abîme  orageux  évoque  aux  yeux  du  pauvre  exilé  les  champs  cl 
la  verdure  de  la  terre  natale  ;  illusion  lellemeni  saisissante  qu'à 
\icine  peul-on  l'empêcher  de  se  précipiter  vers  ces  plaines  imagi- 
naires? Se  ro  d  on  compte  des  effets  de  celte  mélodie  qui ,  parlant 
à    ran-.e   do    mo.lagnard  éloigné  de   son    ciel    iiiiagou.v  cl  de  s.  .^ 


cimes  de  neige  ,  enivre  sa  Irisics.se  rêveuse  de  Fons  .-il  |iénclraiils 
et  si  doux  ipi'il  en  nourrit  sa  pensée,  et  l'cmpoisionnc  et  meurt.  A 
tes  yeux  c'est  de  la  faiblesse,  aux  miens  c'esl  de  la  force  ;  c'est  la 
so'irce  de  tool  sentiment  liuniMMe  :  celui  qui  n'aime  pas  Sun  payg 
n'eît  capable  de  rien  aimer.  "    • 

Marina.  —  Obéis  donc  &  Venise  ■  c'est  elle-même  qui  t'cxpulge. 

J.  FoscABi.  —  Ah!  oui,  voili»  le  comble  de  mes  maux;  je  sen» 
peser  sur  mon  ftine  comme  la  malédielion  d'une  mère;  le  sceau 
s'en  esl  im^u'imé  sur  moi.  I.escxilés  dont  lu  parles  émigraicnt  j>ar 
nations  cnlières;  dans  leur  route  ils  se  Icn.iiiMit  tous  par  la  main  ; 
leurs  lenles  élaieiil  idantées  en  un  seul  cainj).  Fl  moi,  je  suis  seul. 

Marina.  —  Tu  ne  seras  j)lus  seul...  je  pars  avec  loi. 

J.   FoscARi.  —  .Ma  douce  Marino  !...  Et  nogcnfanls? 

Marina.  —  Quant  .'i  eux,  je  crains  que  la  jolousi.'  politique  l'c 
l'Eiat,  considérant  tous  les  liens  naturels  comme  de  simples  (ils 
qu'elle  peut  rompre  iividonlé,  ne  les  retienne  ici. 

J.  FoscAiii.  —  l'ourras-lu  consentir  à  le  séparer  d'eux? 

Marina.  —  11  m'en  coûtera  beaucoup,  mais  j'aurai  la  force  dclM 
quiller,  tout  jeunes  (ju'ils  sont,  ces  pauvres  eiifuiils,  afin  de  t  en- 
seigner à  être  moins  enfant  loi-môme.  Apprends  ainsi  à  dompter 
tes  scnlimenls  (|uand  de  grands  devoirs  l'exigent  :  le  premier  sur 
la  lerre  est  de  savoir  soufl'rir. 

J.  Foscari.  —  El  n'ai-je  pas  souffert  ? 

Marina.  —  Beaucoup  trop  souffert  d'une  injuste  tyrannie  el  as- 
sez |)our  l'apprendre  à  ne  |)as  reculer  devant  un  nouveau  destin  qui, 
comparé  ;\  ce  que  lu  as  subi ,  n'est  (|ue  de  la  clémence. 

J.  Foscari.  —  Ali  !  lu  n'as  jamais  vécu  loin  de  Venise;  lu  n'as 
Jamais  vu  ses  belles  tuure  s'effacer  à  l'horizon  qui  s'éloigne,  tandis 
que  le  navire,  en  ouvrant  son  sillon,  semble  labourer  profondémrnl 
le  cœur  de  l'exilé.  0  douleur!  de  voir  le  soleil  se  coucher,  calme 
dans  sa  gloire,  derrière  les  flèches  de  la  cité  natale  qu'il  couronne 
de  pourpre  et  d'or ,  el  après  avoir  dans  un  songe  agile  rêvé  de  tous 
les  objets  chéris  que  cette  cité  renferme,  de  se  réveiller  toulà-coup, 
et  de  ne  les  trouver  plus. 

Marina.  — Celle  douleur,  je  la  partagerai  avec  loi.  Occupons- 
nous  de  quiller  celle  cité  si  chè!|c,el  ce  magnifique  appartement  que 
t'accorde  sa  munificence.  Nos  en  fan  Is  seront  confies  aux  soins  du 
doge  i  nous  devons  nous  embarquer  avant  la  nuit. 

J.  Foscari.  —  C'est  bien  prompt  !  Ne  revcrrai-jc  pas  mon  père? 

Marina.  —  Tu  le  verras. 

J.  Foscari.  —  Où  ? 

Marina.  —  Ici  ou  dans  le  salon  ducal.  Il  n'a  rien  dit  à  cet  égard. 
Je  voudrais  que  tu  supportasses  ton  exil  comme  il  le  supporte. 

J.  Foscari.  —  Ne  le  blAme  point.  Il  m'arrive  qucbiuelois  de  mur- 
murer un  iiioment  contre  lui;  mais  il  ne  pouvait  agir  autreuo'ii! 
Un  témoignage  de  seiisibiliic  ou  de  compassion  de  sa  pari  aur.i 
attiré  sur  sa  tête  vénérable  les  soupçons  des  Dix  ,  el  sur  la  mien 
une  aggravation  de  maux. 

Marina.  — Une  aggravaljon  !  quelles  sont  donc  les  douleurs  qu'ils 
l'ont  épargnées? 

J.  Foscari.  —  Celle  de  quitter  Venise  sans  le  voir,  sans  le  voir 
toi-même  :  un  aurait  pu  me  refuser  maintenant  celle  faveur,  coinmc 
on  l'a  fait  lors  de  mon  premier  exil. 

Marina.  —  Il  est  vrai ,  cl  en  cela  je  suis  moi-même  redevable  à 
l'Elal  ;  je  le  serai  davantage  encore  quand  nous  voguerons  tous 
deux  sur  le  libre  Océan  ,  bien  loin...  fùi-ce  au  bout  du  monde... 
partout  où  je  ne  verrai  plus  ce  coin  de  lerre,  abhorré  et... 

J.  Foscari.  —  Ne  le  maudis  point...  Quand  je  me  lais,  qui  ose- 
rait accuser  ma  patrie? 

Marina.  —  Qui  ?  les  hommes  et  les  anges!  le  sang  des  myriad' 
de  vielimes  ipii  s'élève  vers  le  ciel ,  les  gémissements  des  escla^ 
enchaînés,  des  captifs  dans  leurs  cachots,  des  mères,  des  cjioii.'. 
des  lils,  des  pères  ,  el  des  sujets  écrasés  sous  le  joug  d'une  di^ai: 
de  têtes  chauves  ,  el  entin,  ce  qui  n'est  pas  faccusation  la  moi 
grave,  ton  silence.  Si  lu  avais  quelque  cnose  à  dire  en  sa  favcui  . 
qui  la  vanlerail  comme  toi. 

J.  Foscari.  —  Puisqu  il  le  faut,  pensons  donc  h.  noire  départ. 
Qui  vient  ici  ?  [IMre  Loredano  suivi  de  deux  familiers.) 

Louedaxo,  aux  familiers.  — Relirez-vous. 

[Ils  sortent.) 

J.  Foscari.  —  Soyez  le  bien-venu  ,  noble  seigneur;  je  n'aiii. 
pas  cru  que  ce  triste  séjour  put  mériter  voire  visile. 

LoREDANo.  — Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  vois  ces  lieu\. 

Marina.  —  Et  ce  ne  serait  jias  la  dernière,  si  chacun  éiail  ré- 
compensé suivant  ses  niériles.  Venez-vous  ici  pour  nous  insulter  ? 

LoRKDANo.  —  Je  suis  envoyé  auprès  de  voire  époux  pour  lui  an- 
noncer le  décret  des  Dix. 

.Marina.  — Je  l'ai  instruit  de  l'indulgence  de  vos  coUî'gues,  avec 
moins  de  précautians  sans  doute  que  la  délicatesse  de  vos  senli- 
ments  ne  vous  en  eût  inspiré;  mais  il  sait  tout.  Si  vous  venez  re- 
cevoir nos  remerciments,  recevcz-lcs,  el  parlez!  ce  cachot  est  a?-  • 
sombre  sans  vous  ;  il  est  assez  plein  de  repliles,  également  rcp 
sanls.  (luoique  leur  morsure  soit  moins  dangereuse. 

J.  l'oscAiii   —  C.ilme-lui  .  mon  amie.  .\  quoi  b'  ii  ces  discours  ' 


ŒDVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


39S 


HIaiuna.  —  A  lui  apprendre  qu'on  le  conuaîl. 

LoREDANo.  —  Celle  belle  dame  use  du  privilège  de  son  sexe. 

J.  FoscAni.  —  J'ai  des  fils,  qui  vous  remercieront  un  jour. 

LoiiEDANo.  —  Vous  ferez  bien  de  les  élever  sagement.  Foscari, 
vous  connaissez  voire  sentence? 

J.  Foscari.  —  Retourner  à  Candie  ? 

LoREDANO.  —  Oui...  pour  la  vie. 

J.  Foscari  —  Ce  n'est  pas  pour  longtemps. 

LoREDANo.  —  Une  année  ireiuprisonnemeut  à  Canée...  puis  la 
liberté  de  parcourir  l'île  entièœ. 

J.  Foscari.  —  C'est  pour  moi  une  seule  et  même  chose  que  celle 
liberie  el  cet  emprisonnement.  Est-il  vrai  que  mon  épouse  m'ac- 
compagnera? 

LoREDANo.  —  Oui,  si  elle  y  consent. 

Marina.  —  Qui  a  obtenu  cet  acte  de  justice  ? 

LoREiiANO.  —  Un  homme  qui  ne  fail  pas  la  guerre  aux  femmes. 

Mari.n'A.  —  Mais  qui  opprime  les  hommes.  Toutefois  qu'il  reçoive 
mes  remercîmenls  pour  la  seule  faveur  que  je  puisse  solliciter  ou 
accepter  de  lui  et  de  ses  pareils. 

I.onEDANO.  —  Il  les  accepte  comme  on  les  lui  offre. 

Marina.  — Qu'ils  lui  attirent  lesbénédiclionsdu[ciel  dans  la  même 
proporlion  ,  el  pas  davantage. 

J.  Foscari.  —  Est-ce  là,  seigneur,  tout  ce  que  vous  avez  à 
nous  dire?  Nous  avons  peu  de  temps  pour  nos  préparatifs,  et  vous 
voyez  que  votre  présence  trouble  une  dame  dont  la  famille  est 
aussi  noble  que  la  vùlre. 

Marin'a.  —  Plus  noble. 

LoREDANO.  —  Comment ,  plus  noble? 

Marina.  — Oui ,  eoinme  étant  plus  généreuse.  On  dit  qu'un  cour- 
sier esl  généreux  pour  exprimer  la  pureté  du  sang.  Bien  que  je  sois 
de  Venise,  où  l'on  ne  voit  guère  ([ue  des  chevaux  de  bronze,  je 
liens  celle  noiion  des  Vénitiens  qui  ont  parcouru  les  côtes  de  l'A- 
rabie et  de  l'Kgyple.  Et  pourquoi  ne  dirait -on  pas  dans  le  même 
sens  un  homme  généreux  ?  Si  la  race  esl  quelque  chose,  c'est  par 
les  qualilés  qu'elle  transmet  plutôt  que  parson  antiquité;  et  la 
'  mienne,  (|ui  est  aussi  vieille  que  la  vôtre,  est  meilleure  par  ses  pro- 
duits... l'ourqaoi  froncer  le  sourcil?  retirez-vous  :  allez  consulter 
votre  arbre  généalogique,  si  riche  de  finiilles  et  de  fruits,  et  rou- 
gissez devant  di's  ancêtres  qui  auraient  rougi  d'avoirun  tellils...  un 
co^^ur  froid,  gonflé  d'une  haine  irrémissible! 

J.  Foscari.  —  Encore,  Marinai 

Marixa.  —  Encore  1  toujours  Marina!  ne  vois-tu  pas  que  s'il 
vient  ici ,  c'est  afin  de  rassasier  sa  haine,  pour  la  dernière  fois  ,  du 
spectacle  de  notre  misère.  Qu'il  en  ait  aussi  sa  part  ! 

J.  Foscari.  —  Cela  serait  difficile. 

Marina.  —  Nullement.  11  l'a  déjà 11  a  beau  cacher  sous  un 

front  de  marbre,  sous  un  sourire  ironique,  le  trait  qui  le  déchire  : 
il  partage  notre  misère.  Quelques  mots  de  véi-ité  snflisenl  pour 
confondre  les  niinislrcs  de  Salan,  et  leur  mailre  lui-même.  J'ai  un 
niomenl  brûlé  son  àmo  jusqu'au  vif,  comme  avant  peu  le  feu  éter- 
nel la  consumera  pour  jamais.  Vois  comme  il  se  détourne  de  moi; 
et  cependant  il  tient  dans  ses  mains  la  mort,  les  chaînes  et  l'exil, 
qu'il  peut,  selon  son  caprice,  infliger  à  ses  semblables.  Mais  lout 
cela,  c'est  pour  lui  un  glaive  et  non  unearniure;  carj'ai  percé  jus- 
qu'à son  cœur  de  glace.  Que  m'importent  ses  regards  menaçauls? 
Le  pire  pour  nous  esl  de  mourir,  et  pour  lui  do  vivre  :  chaque  jour 
l'enchaîne  plus  élroiteiueul  au  tentateur. 

J.  Foscari.  —  C'est  vraiment  de  la  démence. 

Marina.  —  Cela  se  peut;  de  qui  vient-elle? 

LoREDANO.  —  Qu'elle  continue  :  cela  ne  peut  m'alleindre. 

Marina.  -  C'est  faux!  vous  êtes  v  nu  ici  pour  triompher  lâche- 
ment à  la  vue  de  nos  maux  infinis.  Vous  êtes  venu  pour  vous  faire 
prier  vainement,  pour  épier  nos  larmes  et  recueillir  nos  gémisse- 
ments, pour  conlempler  votre  ouvrage  dans  la  ruine  du  lils  d'un 
prince,  dans  la  ruine  de  mon  époux;  enfin  pour  fouler  aux  pieds 
une  viclinic  déjà  lorabée,  action  qui  fait  horreur  au  bourreau,  lui 
qui  fait  horreur  au  reste  des  hommes.  Avez-vous  contenté  vos  dé- 
sirs ?  nous  sommes  malheureux,  seigneur,  autant  que  vous  pou\iez 
nous  rendre  tels,  autant  que  votre  vengeance  pouvait  le  désirer.  Et 
que  sentez-vous  maintenant  ? 
LoREDANo.  — Ce  que  sentent  les  rochers. 

Marina. —  Frappés  de  la  foudre,  ils  ne  sentent  rien;  mais  ils 
n'en  sont  pas  moins  pulvérisés.  Viens,  Foscari,  laissons  là  ce  félon, 
seul  digne  habilant  de  ce  cachot  qu'il  a  souvenl  pen[dé  ,  mais  qui 
ne  le  sera  jamais  comme  il  devrait  l'être,  lant  c(uc  lui-même  n'y  gé- 
mira pas  solitaire.  [Entre  le  doge.) 

J.  Foscari.  —  Mon  père  ! 

Le  doge,  /'embrassant.  —  Jacopo  !  mon  fils  !...  mon  Ois  ! 
i.  Foscari.  —  Mon  pcrc,  je  vous  revois  !  Qu  il  y  a  longtemps  qu; 
je  ne  vous  ai  entendu  prononcer  mon  nom...  noire  nom  ! 
Le  doge.  —  Mon  enfant!  si  lu  pouvais  savoir... 
J.  1  oscAiti.  —  J'ai  raiement  murmuré,  mou  père. 
Le  doge.  —Je  sais  Irop  que  tu  dis  vrai. 
Marina,  iiwiitruiit  Lunduno.  —Doge,  regardez! 


Le  doge.  —  Je  le  vois...  que  voulez-vous  dire  ? 

Marina.  — De  la  ju'iuleuce  ! 

LouEDANo.  —  C'est  la  vertu  que  la  noble  dame  pratique  le  plus  ; 
elle  a  raison  de  la  recommander. 

Marina.  — Misérable!  ce  n'est  pas  une  vertu;  c'est  une  politique 
nécessaire  à  ceux  qui  sont  forcés  de  se  trouver  en  rapport  avec  le 
vice  :  c'est  pourquoi  je  la  recommande ,  comme  je  la  recommande- 
rais à  celui  dont  le  pied  va  renconirer  une  vipère. 

Le  doge.  —  Ma  fille,  ces  discours.sont  superflus  ;  je  connais  Lo- 
redano  depuis  longtemps. 

LoREDANO.  —  Vous  pourrez  le  connaître  mieux. 

Marina.  —  Certes,  il  ne  pourra  vous  connaître  pire. 

J.  Foscari. — Mon  père,  ne  perdons  pas  à  d'inuliles  reproches  ces 
courts  instants  qui  nous  •restent.  Est-ce,  en  effet,  la  dernière  fois 
que  nous  sommes  réunis  ? 

Le  doge.  — Tu  vois  ces  cheveux  blancs^ 

J.  Foscari.  —  Et  je  sens,  en  outre,  que  les  miens  ne  blanchiront 
point  comme  eux.  Embrassez-moi.  mon  père!  Je  vous  aimai  tou- 
jours... jamais  plus  que  mainlenant.  Veillez  sur  mes  enfants,  sur 
les  enfants  de  votre  dernier  enfant  ;  qu'ils  soient  pour  vous  tout  ce 
que  voire  lils  fut  jadis,  et  jamais  ce  que  je  suis  à  présent.  Ne  pour- 
rai-je  les  voir  aussi? 

Marina.  —  Non...  pas  ici. 

J.  Foscari.  —  Ils  ])euvent  voir  leur  père  partout. 

Marina.— Je  voudrais  qu'ils  se  vissent  dans  un  lieu  oîi  la  crainte  ne 
vieudraii  pas  se  mêler  à  l'amour,  et  glacer  leur  jeune  sang  dans 
leurs  veines.  Kien  ne  leur  a  manqué;  ils  dorment  tranquilles,  et  ils 
ont  ignoré  que  leur  père  fût  un  malheureux  proscrit.  Je  sais  qu'un 
tel  sort  sera  peut-être  un  jour  leur  héritage  ;  mais  il  ne  doit  pas 
être  leur  partage  actuel.  Leurs  sens,  bien  qu  ouverts  à  l'amour,  sont 
encore  accessibles  à  la  lerreur;  el  ces  murs  infects  et  humides,  ces 
vagues  fangeuses  et  verdàlres  qui  flottent  au-dessus  du  lieu  où  nous 
sommes,  ce  cachot  qui  s'enfonce  au-dessous  du  niveau  de  la  mer, 
et  dont  les  crevasses  laissent  passer  des  vapeurs  peslilentielles,  tout 
cela  pourrait  leur  faire  mal.  Ce  n'est  pas  une  atmosphère  qui  leur 
convienne,  quoique  vous,  Jacopo...  et  vous,  mon  père...  el  vous 
surtout,  noble  Lorcdano,  vous  puissiez  y  respirer  sans  danger. 

J.  Foscari.  — Je  n'avais  point  réfléchi  à  cela;  mais  je  me  rends. 
Je  partirai  donc  sans  les  voir? 

Le  doge.  —  Non  :  ils  vous  rejoindront  dans  mou  appartement. 

J.  Foscari. —  Et  je  dois  les  quitter  tous? 

Loredano.  —  Il  le  faut. 

J.  Foscari.  —  Je  n'en  aurai  pas  un  seul? 

LoRKDANO.  —  Us  appartiennent  à  lEiat. 

SIarina.  — Je  pensais  qu'ils  étaient  à  moi. 

Loredano.  —  Oui,  en  tout  ce  qui  tient  aux  soins  maternels. 

Marina.  —  C'est-à-dire  à  tous  les  soins  pénibles.  Malades,  à  moi 
de  les  soigner  ;  morts,  à  moi  de  les  ensevelir  el  de  les  |)leurer  ;  mais 
vivants,  ce  seront  pour  vous  des  soldats,  des  sénateurs,  des  esclaves, 
des  exilés...  tout  ce  que  vous  voudrez.  Quant  aux  filles,  si  elles  ont 
des  dots  ,  on  en  dotera  des  nobles  !  Tels  sont  les  soins  que  l'Elat 
prend  des  filles  et  des  mères. 

Loredano.  —  L'heure  approche  et  le  vent  est  fayorable. 

J.  Foscari.  — Comment  pouvez-vous  le  savoir  ici,  où  jamais 
n'arrive  un  souffle  d  air  libre? 

Loredano.  —  H  était  tel  <iuand  je  suis  venu  :  la  galère  est  à  une 
portée  de  Irait  de  la  rive  des  Eselavons. 

J.  Foscari.  —  Mon  père,  veuillez  préparer  mes  enfants  à  me  voir. 

Le  doge.  — Du  courage,  mon  fils  ! 

J.  Foscari.  —  Je  ferai  <le  mon  mieux. 

Marina.  —  Adieu  !  adieu,  du  moins,  à  ce  cachot  détesié,  et  à  ce- 
lui dont  les  bons  offices  t'ont  valu  en  partie  ta  détention  passée. 

Loredano.  —  Joignez-y  sa  délivrance  actuelle. 

Le  doge.  —  Il  dit  vrai. 

J  Foscari.  —  Sans  doute  ;  mais  je  ne  lui  dois  que  de  changer 
mes  fers  contre  des  fers  plus  pesanls.  Il  le  savait  bien,  sans  quoi  il 
n'eût  point  sollicité  ma  dcportalion. 

Loredano.  —  Le  temps  presse,  seigneur. 

J.  Foscari.  —  liélas  !  je  ne  m'attendais  pas  à  quiller  avec  regret 
un  pareil  séjour  ;  mais  quand  je  songe  que  chaque  pas  qui  m'éloi- 
gne de  ce  cachot  m'éloigne  aussi  de  Venise ,  je  jette  un  regard  en 
arrière  sur  ces  murs  humides,  el... 
Le  doge.  — Mon  fils!  point  de  larmes. 

Marina.  —  Laissons  les  couler  ;  il  n'a  point  pleuré  sur  le  cheva- 
let, quand  il  y  avait  houle  à  le  faire  :  ici,  cela  ne  peut  le  déshono- 
rer. Les  larmes  soulagent  srui  cœur...  ce  cœur  trop  sensible...  et 
moi,  je  trouverai  un  moment  pour  les  essuyer  ou  y  mêler  les  mien- 
nes !  Je  pleurerais  moi-même  à  présent,  mais  je  ne  veux  point  don- 
ner celle  satisfaction  à  ce  misérable.  Parlons,  Doge,  précédez-nous. 
LoREDAj.o,  au  famUier.  —  La  torche,  ici  ! 

Marina.  —  Oui ,  éclairez-nous ,  comme  pour  marcher  au  bûcher 
funèbre  :  Loredano  conduit  mitre  deuil  en  liériticr. 
Le  doge.  —  .Mon  fil's,  In  es  faible!  appuie-toi  sur  mon  bras. 
J.  Foscari.  —  Hélas  1  faut-il  (pie  la  jeunesse  s'appuie  sur  un  vieil- 
lard ;  c'est  moi  qui  devia;s  êlie  votre  soutien. 


396 


LES  VKILLÉKS  LITTÊRAIIIES  ILLUSTKfiRS. 


I.onEDANo.  —  Alors,  prenez  ma  main. 

MAitiNA.  — Ne  la  loMclic  pas,  Foscari ;  elle  le  piijucra.  Seigneur, 
leiic/.-viiiis  à  distance  !  Sojpz  silr  (|nc  si  voire  main  se  présentait 
pour  nous  tirer  dti  );uiifTrc  un  nous  sommes  plonKés  ,  aucune  des 
nôtres  no  s'étendrait  pour  la  saisir.  Viens,  l'oseari,  prends  la  main 
que  l'autel  l'a  donnée  ;  clic  n'a  pu  te  sauver,  elle  le  soutiendra. 


ACTE    IV. 

Une  lallc  du  palais  ducal. 
Entrent  LOREDANO  et  BAnBAnitiO. 

BAnnAnifio.  —  F.t  vous  avez  confiance  en  ce  projet? 

l.onKn.vNo.  —  Sans  doute. 

llAiinAnmo.  —  C'est  dur  ,^  son  Age. 

l.oniaiANo.  —  Piles  plutôt  qu'il  esl  humain  do  notre  pari  de  l'af- 
franeiiir  dos  soucis  du  Rouvoriienient. 

ItAiinAiiiiiO.  —  ("est  lui  briser  le  ro'ur. 

l.oiiKnANo. —  I.a  vieillesse  n'a  poinl  de  ccL'ur  à  briser.  Il  a  vu 
celui  de  son  lils  prés  d'éclater,  et  sauf  un  mouvement  de  scnsilii- 
lité  dans  le  cachot,  il  est  resté  impassible. 

IlAnBAtiiiio.  —  A  en  juger  par  l'istérienr,  sans  doute  ;  mais  je  l'ai 
vu  qnolqiielois  dans  un  calme  si  rempli  de  désespoir  que  la  duulcur 
la  pins  bruvaiito  n'offre  pas  un  spectacle  plus  |iénible.  Où  est-il? 

l-oREDANo.  —  Dans  la  partie  du  palais  qu'il  habile,  avec  son  (ils 
et  liMite  la  rnee  des  roseari. 

ItAnnAnioo.  —  Ils  se  font  leurs  adieux. 

LoKKDANo.  —  Les  derniers  ;  et  bientôt  il  en  fora  autant  à  sa  di- 
gnité de  doge. 

ItAnnAnico.  —  Quand  le  fils  s'ombarque-t-il  ? 

Loi\KnA\o.  —  Aussitôt  après  les  cérémonies  de  celle  séparation. 
Il  osl  temps  de  les  avertir  de  nouveau. 

llAiiDARmo.  —  Pas  encore  :  n'abrégez  pas  ces  moments. 

LoRKnANo.  —  Ce  ne  sera  pas  moi I)e^  affaires  plus  impor- 

lanles  nous  réclament  :  ce  jour  doit  être  bï  dernier  du  règne  du 
vieux  do^ie,  comme  il  esl  le  premier  du  bannissement  définitif  de 
son  fils.  C'est  \\\.  une  vengeance! 

liAHiiAnu;o.  —  Trop  implacable  ;\  mon  sens. 

LouEDANo.  —  Non,  elle  esl  pleine  de  modération...  ce  n'est  môme 
pas  vie  pour  vie,  selon  la  loi  universelle  du  lulion.  Ils  me  doivent 
encore  celles  de  mon  père  et  do  mon  oncle. 

liAiinAnino.  —  Le  doge  n'a-l-il  pas  nié  solennellcmenl  ce  crime? 

LoRKHANO.  —  Sans  doute. 

Barraru;o.. —  Et  cela  n'a-l-il  pas  ébranlé  vos  soupçons? 

I.oREnvNo.  —  Nullement. 

llARRARii'.o.  —  Mais  si  cette  déposition  doit  être  obtenue  par  votre 
influence  et  la  mienne  dans  le  conseil,  il  faut  que  la  cho.se  se  passe 
avec  toute  la  déférence  due  à  son  ùge,  S  son  rang  et  à  ses  exploits. 

LoREOANo. —  Autant  de  cérémonie  que  vous  voudrez,  pourvu 
que  l'alfaire  soit  conclue.  Vous  pouvez,  sans  opposition  de  ma  part, 
envoyer  le  conseil  se  prosterner  à  ses  genoux,  comme  autrefois 
narl);>rousse  devant  le  pape  ,  pour  le  supplier  de  vouloir  bien  avoir 
la  politesse  d'abdiquer. 

llARBARico.  —  El  s'il  refuse  ? 

LoREDANo.  —  Nous  cu  uommcrous  un  auire  cl  le  déposerons. 

liARRARir.o.  —  Mais  la  loi  nous  y  autorise-t-elle  ? 

LoREUANo.  —  Quelle  loi?...  Les  Dix  sont  eux-mêmes  la  loi  ;  et  s'il 
n'eu  était  pas  ainsi,  je  me  ferais  législateur  en  cette  occasion. 

ItARBARir.o,  —  A  vos  risqucs  et  périls? 

LoHKDANo.  —  Il  n'y  en  a  aucun  ;  nous  en  avons  le  droit. 

BARBAniGo. —  Mais  par  deux  fois  déjà  il  a  sollicité  la  permission 
de  se  retirer,  et  deux  fois  on  la  lui  a  refusée. 

LoREnANo.  —  Raison  de  i)lus  pour  faire  droit  enfin  à  sa  requête. 

Bardarioo.  —  Sans  qu'il  le  demande? 

LoREDANo.  —  Cela  prouvera  l'impression  qu'ont  produite  ses  pré- 
cédentes instances.  Si  elles  étaient  sincères,  il  devra  se  montrer  re- 
connaissant; sinon,  ce  sera  le  châtiment  de  son  hypocrisie.  Venez, 
nos  collègues  doivent  être  assemblés  ;  allons  les  rejoindre,  et  celle 
fois  enfin  soyez  ferme  dans  vos  résolutions.  J'ai  préparé  dos  argu- 
ments qui  ne  peuvent  manquer  leur  etrot  :  j'ai  sondé  leurs  pen- 
sées el  leurs  vues,  et  pourvu  qu'avec  vos  scrupules  habituels  vous 
n'enlraviez  poinl  la  marche  dii  l'affaire,  tout  ira  bien. 

Uarbariuo.  —  Si  j'étais  certain  que  ceci  n'est  pas  pour  le  père  le 
prélude  d'une  persécution  semblable  à  celle  dont  le  lils  a  été  victime, 
je  vous  appuierais. 

LoREDANo.  — Je  vous  assure  qu'il  ne  court  nul  risque.  Qu'il  traîne 
ses  quatre-vingt-cinq  ans  aussi  longtemps  qu'il  pourra;  on  n'en 
veut  qu  à  son  trône. 

Barbarigo.  —  Les  princes  détrônés  ne  vivent  guère  longtemps. 

LoREDANo.  —  Les  octogénaires  surtout. 

Barbarigo.  —  l^urquoi  ne  pas  attendre  ce  terme  rapproché  ? 


Loredano.  —  Parce  (|uc  nous  avons  assez  attendu,  el  qu'il  a  tro;i 
vécu.  AllonsI  entrons  au  conseil,  [l/tredano  et  Uarbariyo  sortent  ; 
entrent  .Memmo  el  un  sénatriir.) 

Le  sénateur.  —  Une  convocation  pour  nous  rendre  au  con.scil 
des  Dix  !  Dans  quel  but? 

.Vemmo.  —  Les  Dix  seuls  peuvent  répondre  ;  il  est  rare  qu'ils  pro- 
claiiionl  d'a\ance  leurs  inteiiilons.  On  nous  convoque...  cela  suffit. 

l.K  si:.>ATEUR.  —  Pour  eux, soil  ;  je  voudrais  savoir 

Memmo.  —  Vous  le  saurez  bientôl.,  si  vous  obéis.scz  ;  dans  le  cas 
contraire,  vous  saurez  également  pourquoi  vous  auriez  dû  obéir. 

Lu  sÉXATEun.  — Je  ne  prétends  poinl  faire  do[iposition  ;  m;iis... 

Mkmho.  —  Un  .Mais  dans  Venise  est  un  Irailre.  I  oint  de  .Mais,  si 
vous  ne  voulez  poinl  passer  le  pont  que  rarement  on  repa.s8e. 

Le  sÉNATEi'R.  —  Vous  avez  raison  ;  je  ne  dis  plus  rien. 

Memmo. — Comme  nous  espérons,  seigneur  (et  celle  espérance 
est  permise  à  tous  les  Vénilions  de  race  noble)  ;  comme  nous  espé- 
rons faire  un  jour  partie  du  conseil  des  Dix,  c'est  assurément  pour 
les  (lolopuos  du  sénat  une  belle  occasion  de  s'instruire. 

Le  SE.vATEiR.  — Nous  allons  donc  pénétrer  des  mystères... 

Memmo.  —  D'une  importance  vitale,  cl  je  pense  que  c'est  quelque 
chose  .  du  moins  à  vos  yeux  et  aux  miens. 

Le  sÉ.NATEun.  — Je  n'ai  point  sollicité  d'être  admis  dans  ce  sanc- 
tuaire ;  mais  puisqu'on  m'a  choisi,  je  remplirai  mon  olTice. 

Memmo.  — Ne  soyons  pas  les  derniers  i  nous  rendre  à  l'appel. 

Le  sénateur.  —  Tout  le  monde  n'est  pas  encore  là  ;  mais  je  suis 
do  voire  avis...  Entrons. 

Memmo.  —  Les  premiers  arrivés  sont  les  mieux  accueillis  dans  les 
convocations  urgentes;  on  nous  verra  de  bon  œil.     [Its  sortent.) 

(Entrent  le  doge,  Jacopo  I'oscari  et  Marina.) 

J.  l'oscARi.  —  Ah  ,  mon  père  !  il  faut  que  je  parte ,  el  je  partirai 
sans  résislancc  ;  cependant  je...  veuillez  obtenir  pour  moi  la  faveur 
de  revoir  ma  patrie.  Quelque  éloigné  que  soit  le  terme  de  mon  exil, 
qu'on  me  fixe  une  époipie  ,  co  sera  un  fanal  pour  mon  ca'ur  :  on 
peut  ajouter  k  ma  condamnation  touies  les  peines  qu'on  voudra, 
pourvu  qu'on  me  permctle  de  revenir  un  jour. 

Le  doge.  —  Jacopo,  mon  fils  I  obéis  h  la  volonté  actuelle  de  noire 
pallie;  nous  ne  devons  pas  voir  au-delà. 

J.  FoscARi.  —  Mais  du  moins  il  m'est  permis  de  jeter  un  regard 
en  arrière.  Pensez  à  moi,  je  vous  jirio. 

Le  doge.  —  Hélas!  tu  fus  le  plus  cher  de  mes  enfants  quand  ils 
étaient  nombreux,  tu  dois  moire  cher  inaintenanl  que  lu  es  le  der- 
nier; mais  l'Etat  vînl-il  me  demander  l'exil  des  cendres  cxhumces 
de  les  trois  vertueux  frères,  quand  leurs  ombres  désolées  vien- 
draient ,  pour  s'y  opposer,  voltiger  autour  de  moi ,  je  n'en  obéirais 
pas  moins  à  un  devoir  ()ui  domine  tous  les  autres. 

.Marina  — Clierépoux,  parlons;  pourquoi  prolonger  nos  angoisses. 

J.  FoscARi.  —  On  ne  nous  appelle  pas  encore;  les  voiles  de  la 
galère  ne  sont  pas  déployées...  Qui  sait?  le  vont  peut  changer! 

.Marina.  — Cela  ne  changerait  ni  leur  cœur,  ni  la  destinée  ;  la 
galère  ,  poussée  par  ses  seules  rames ,  aurait  bientôt  quille  le  port. 

J.  [•"oscABi. —  Jamais  homme  de  mer  ne  pria  son  saint  patron 
pour  obtenir  un  vent  propice  avec  plus  d'ardeur  que  je  n'en  mets 
à  vous  implorer,  ô  divins  protecteurs  de  ma  cité  natale.  Hélas!  vous 
no  l'aimez  pas  d'un  plus  céleste  amour.  Soulevez  du  fond  de  l'a- 
bîme les  vagues  de  l'Adriatique  ;  déchaînez  l'Auster  qui  commande 
aux  tcuipétes,  jusqu'à  ce  que  la  mer  rejette  mon  corps  brisé  sur  la 
rive  natale,  sur  le  stérile  Lido,  où  je  pourrai  mêler  ma  poussière 
avec  le  sable  d'une  terre  adorée  que  je  ne  dois  plus  revoir! 

Marina.  —  Me  soubailcs-tu  donc  un  sort  pareil,  à  moi? 

J.  Foscabi.  —  Non,  non...  poinl  de  naufrage  pour  toi  qui  es  si 
bonne  et  si  douce  I  Puisses-tu  vivre  longtemps,  mère  de  ces  enfants 
que  la  tendresse  fidèle  va  priver  pour  un  temps  d'un  appui  si  né- 
cessaire! .Mais  pour  moi  seul,  puissent  tous  les  vents  du  ciel  boule-  j 
verser  le  golfe  et  ballotter  le  navire,  jusqu'à  ce  que  les  matelots  ef- 
frayés, lournanl  vers  moi  un  regard  de  désespoir,  comme  autrefois 
les  Phéniciens  regardèrent  Jonas,  se  décident  enfin  à  se  délivrer  de 
ma  présence  et  à  me  précipiter  hors  du  navire  comme  une  offrande 
pour  apaiser  les  vagues.  Le  (lot  qui  me  brisera  sera  plus  miséricor- 
dieux que  l'homme  ;  Il  me  portera  mort,  il  est  vrai,  mais  il  me  i    - 
tera  enfin  sur  la  rive  natale.   La  main  des  pêcheurs  me  creu- 
une  tombe  sur  la  plage  désolée ,  qui ,  dans  ses  mille  n.iufraj 
n'aura  jamais  reçu  de  victime  plus  lacérée...  Mais  pourquoi  cecoiir 
ne  se  brise-l-il  p;'is  maintenant  ?  pourquoi  est-ce  donc  que  je  vis? 

Marina.  —  Pour  le  rendre  maitre  de  toi-ménie,  je  resi)ère  ,  p-nr 
dompter  avec  le  temps  une  passion  insensée.  Jusqu  ici  tu  avais  S' 
fort  sans  bruit  ;  qu'est-ce  que  cet  exil  compaié  à  tout  ce  que  li: 
souffert,  impassible  à  remprisonnemenl  el  à  la  torture? 

J.  FoscARi.  —  Ceci  est  une  double,  une  triple  torture I  mais  ,  in 
as  raison,  je  dois  le  supporter  aussi.  Père,  bénissez-moi  ! 

Le  doge.  —  Plùl  au  ciel  que  ma  bénédiction  pût  le  sauver  !...  je 
te  la  donne  cependant. 

J.  F'oscARi. —  Pardonnez... 

Le  dogb. — Quoi  donc? 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


397 


J,  l'oscARi.  —  Panloiinez  à  ma  pauvre  mère  de  m'avoir  mis  au 
monde,  et  à  moi  d'avoir  vécu. 

MAniNA.  —  De  quoi  es-lu  coupable? 

J.  FoscARi.— De  rien.  Ma  mémoire  ne  me  rappelle  guère  que  de  la 
douleur  ;  mais  mon  châtiment  a  lellement  dépassé  la  mesure  ordi- 
naire que ,  sans  doute,  je  lus  criminel.  S'il  eu  est  ainsi ,  puisse  ce 
que  j'ai  souffert  ici-bas  me  préserver  d'un  sort  pareil  dans  l'avenir! 

Marina. —Ne  crains  rien,  cet  avenir  attend  les  oppresseurs. 

J.  FoscARi. — J'espère  le  contraire. 

Marina.  —  Le  contraire  ! 

J.  KoscARi.  —  Je  ne  puis  leur  souhaiter  le  mal  qu'ils  m'ont  fait. 

Mari.na.  — Oh  I...  les  démons  incarnés  1  qu'ils  soient  mille  fois 
dévorés  parle  ver  qui  ne  meurt  jamais  ! 

J.  Foscari.  —  Ils  peuvent  se  repentir. 

Marina.  —  Le  ciel  n'acceptera  pas  le  tardif  regret  de  ces  damnésl 
[Entre  un  officier  arec  des  gardes.) 

L'officier.  —  Seigneur,  la  galère  a  envoyé  son  canot  au  rivage  ; 
le  vent  se  lève  :  nous  sommes  prêts  k  vous  accompagner. 

J.  Foscari. —  Et  moi  je  suis  prêt  à  partir.  Une  fois  encore,  ô 
mon  père  I  votre  main. 

Le  doge.  —  La  voici.  Hélas!  comme  la  tienne  tremble. 

J.  Foscari.  —  Non...  vous  vous  trompez  ;  c'est  la  vôtre  qui  est 
agitée,  mon  père.  Adieu  ! 

Le  doge.  — ,Adieu  !  N'as-tu  plus  rien  à  me  dire  ? 

J.  Foscari.— Non,  rien.  (.:/  l'officier.)  Votre  bras,  mon  brave. 

L'officier.  —  Vous- pâlissez...  appuyez-vous  sur  moi...  Plus  pâle 
encore!  Holii  !  du  secours  !  de  l'eau  ! 

Marina. — Ali!  il  se  meurt. 

J.  Foscari.  —  .Maintenant  je  suis  prêt...  Mes  yeux  se  troublent 
étrangement.  Où  est  la  porte? 

Marina. —  Retirez-vous!  laissez-moi  le  soutenir...  Mon  bien- 
aimé!  O  Dieu  1   comme  son  cœur  bat  faiblement  !  Plus  de  pouls  ! 

J.  Foscari.  —  La  lumière I  est-ce  la  lumière  que  je  vois?...  Je  me 
sens  défaillir. 

L'officier,  en  lui  présentant  un  verre  d'eau.  —  Peut-être  que  le 
grand  air  lui  fera  du  bien. 

J.  Foscari.  —  Oui!...  Mon  père...  ma  femme.".,  votre  main  ! 

JIarina.  —  La  mort  est  dans  cette  étreinte.  0  Dieu  !...  mon  Fos- 
cari, conmient  te  trouves-tu? 

J.  Foscari. —  Bien.  (//  meurt) 

L'officier.  —  Il  est  mort. 

Le  doge.  —  11  est  libre. 

Marina.  — Non  ,  non  ;  il  n'est  point  moi't.  11  doit  y  avoir  encore 
de  la  vie  dans  ce  cœur.  11  ne  peut  me  quitter  ainsi. 

Le  doge.  —  Ma  fille  ! 

Marina.  —  Vieillard,  laisse-moi  ;  je  ne  suis  plus  ta  fille...  lu  n'as 
plus  de  fils.  0  Foscari  ! 

L'officier.  —  Nous  devons  emporter  le  corps. 

Marina.  —  Ne  le  touchez  pas,  vils  geôliers  I  votre  lâche  ministère 
se  termine  avec  sa  vie,  et  ne  s'étend  pas  au-delà  du  mcuitre.  Laissez 
ces  restes  à  ceux  qui  sauront  les  honorer. 

L'officier.  —  il  faut  que  j'aille  informer  le  conseil  de  cet  événe- 
ment, et  prendre  ses  ordres. 

Le  doge.  —  Dites  à  Leurs  Seigneuries  de  ma  part,  de  la  part  du 
doge,  que  leur  pouvoir  ne  s'étend  plus  sur  ces  cendres.  Tant  que 
mon  fils  a  vécu,  il  leur  fut  soumis,  comme  doit  l'être  un  sujet... 
maintenant  il  m'appartient,  ce  malheureux  enfant,  dont  on  a  brisé 
le  cœur.  {L'officier  so7-t.) 

Marina.  —  Et  moi  je  vis  encore  ! 

Le  doge.  — Vos  enfants  vivent,  Marina. 

ÎMarina.  —  Mes  enfants!  oui...  ils  vivent,  et  je  dois  vivre,  moi, 
et  les  élever  pour  sauver  l'Etat,  et  puis  mourir  comme  leur  père  est 
mort.  Oh  !  quel  bienfait  ce  serait  pour  une  Vénitienne  que  d'être 
inféconde  !  Plût  au  ciel  que  ma  mère  l'eût  été  ! 

Le  doge.  —  Mes  malheureux  enfants  ! 

Marina.  —  Eh  quoi  !  tu  commences  donc  à  sentir  quelque  chose, 
toi  !  Où  est  donc  ton  stoïcisme  d'homme  d'Etat  ? 

Le  doge  ,  se  laissant  tomber  auprès  du  corps  de  son  fils.  —  Ici  ! 

Marina.  —  Oui,  pleure  !  je  croyais  que  tu  n'avais  pas  de  larmes... 
tu  les  a  ménagées  jusqu'au  moment  où  elles  deviennent  inutiles; 
Mais  pleure  !  il  ne  pleurera  plus,  lui...  jamais  plus.  (Entrent  Lo- 
REDANO  et  Barbarigo.) 

LoREDANO. — Que  vois-je? 

Marina. —  Ah  !  le  démon  vient  pour  insulter  aux  morts!  Arrière  ! 
c'est  ici  une  terre  sainte  ;  les  cendres  d'un  martyr  y  rei>osent  et  eu 
font  un  sanctuaire.  Retourne  dans  tou  séjour  de  douleurs. 

Barbarigo.  —  Madame,  nous  ignorions  ce  douloureux  événe- 
ment ;  nous  passions  ici  en  revenant  du  conseil. 

.Mariana.  —  Passez  alors. 

Loredano.  —  Nous  chercliions  le  doge. 

Marina,  montrant  le  doge  étendu  à  terre  auprès  du  corps  de 
son  fils.  —  Voyez,  le  voilà  livré  aux  occupations  que  vous  lui  avez 
faites.  Etes-vous  content? 

Barbarigo.  — Nous  ne  troublerons  point  les  douleurs  d'un  père. 


Marina.  — Non  ;  vous  vous  contentez  de  les  produire.  Sortez. 

Le  doge,  se  levant.  —  Seigneurs,  je  suis  prêt  à  vous  entendre. 

Barbarigo.  —  Non,  pas  à  présent. 

Loredano.  —  Cependant  l'affaire  est  importante. 

Le  doge.  —  S'il  en  est  ainsi,  je  vous  le  répèle,  je  suis  prêt. 

Barbarigo.  —  Nous  ne  saurions  traiter  cette  alïaire  maintenant , 
quand  Venise  tremblerait  sur  l'abîme  comme  une  barque  fragile.  Je 
respecte  votre  aftliction. 

Le  doge.  —  J(i.vous  remercie.  Si  les  nouvelles  que  vous  m'ap- 
portez sont  mauvaises,  vous  pouvez  me  les  dire;  rien  ne  saurait 
me  toucher,  après  le  spectacle  que  vous  voyez.  Si  elles  sont  bon- 
nes, dites-les  encore;  ne  craignez  pas  qu'elles  me  consolent. 

Barbarigo.  — Je  le  voudrais. 

Le  doge.  —  Ces  derniers  mots  ne  s'adressaient  pas  à  vous,  mais 
à  Loredano  ;  il  m'a  compris. 

Marina  ,  penchée  sur  le  cadavre.  —  Ah  !  je  m'y  attendais. 

Le  doge.  —  Que  voulez-vous  dire? 

Marina.  —  Voyez!  le  sang  commence  à  jaillir  des  lèvres  glacées 
de  Foscari...  le  cadavre  saigne  en  présence  de  l'assassin.  (.^  Lore- 
dano.) Lâche,  qui  tues  au  nom  de  la  loi!  regarde  :  la  mort  elle- 
même  témoigne  contre  tes  attentats  ! 

Le  DOGE.  — Ma  fille!  c'est  une  illusion«le  votre  douleur.  {A  ses 
domestiques.)  Emportez  le  corps.  [Au.t  deux  membres  des  Dix.) 
Mes  Seigneurs,  si  cela  vous  convient,  je  vous  entendrai  dans  une 
heure.  (Le  doge  sort  avec  Marina  et  ses  serviteurs  qui  emportent 
le  corps.  Loredano  et  Barbarigo  restent.) 

Barbarigo.  —  Il  ne  faut  pas  le  déranger  en  ce  moment. 

Loredano.  —  11  dit  que  rien  ne  fera  plus  impression  sur  lui. 

Barbarigo.  —  Pures  paroles  !  la  douleur  aime  la  solitude,  et  il  y 
aurait  de  la  barbarie  à  le  forcer  d'en  sortir. 

Loredano.  —  Cette  solitude  est  au  contraire  ce  qui  nourrit  la 
douleur,  et  rien  n'est  plus  propre  à  la  distraire  des  lugubres  visions 
de  l'autre  monde  que  de  la  rappeler  de  temps  en  temps  à  celui-ci. 
Les  hommes  occupés  n'ont  pas  le  temps  de  pleurer. 

Barbarigo.  —  Et  c'est  pour  cela  que  vous  voulez  ôter  à  ce  vieil- 
lard tout  ce  qui  l'occupe? 

Loredano.  —  La  chose  est  décrétée.  La  junte  et  les  Dix  ont  volé 
la  loi...  qui  osera  s'opposer  à  la  loi? 

Barbarigo.  —  L'humanité. 

Loredano.  —  Parce  que  son  fils  est  mort  ? 

Barbarigo.  —  Et  pas  encore  enseveli. 

Loredano.  —  Si  cet  événement  avait  été  connu  pendant  nos  dé- 
libérations, nous  les  aurions  peut-être  suspendues;  mais  mainte- 
nant que  le  décret  est  rendu  ,  rien  n'en  saurait  empêcher  l'effet. 

Barbarigo.  —  Je  ne  consentirai  pas  à  cette  cruauté. 

Loredano.  —  Vous  avez  consenti  à  lout  ce  qui  est  essentiel  : 
laissez-moi  le  soin  du  reste. 

Barbarigo.  — Pourquoi  presser  maintenant  son  abdication? 

Loredano. —  Les  sentiments  privés  n'ont  pas  droit  de  faire  ob- 
stacle à  l'intérêt  public. 

Barbarigo.  —  Vous  avez  un  fils? 

Loredano.  — J'en  ai  eu...  et  j'eus  un  père. 

Barbarigo.  —  Toujours  inexorable? 

Loredano.  —  Toujours. 

Barbarigo.  —  Qu'il  puisse  du  moins  donner  la  sépulture  à  son 
fils  avant  d'entendre  la  lecture  de  ce  fatal  décret. 

Loredano.  —  Qu'il  rappelle  à  la  vie  mon  père  et  mon  oncle  ;  et 
j'y  consens.  Les  hommes,  et  même  les  vieillards,  peuvent  deve- 
nir ou  paraître  les  pères  d'une  postérité  nombreuse;  mais  ils  ne 
sauraient  ranimer  un  seul  atome  de  la  poussière  de  leurs  ancêtres. 
Entre  le  doge  et  moi,  les  pertes  ne  sont  pas  égales  :  il  a  vu  son  fils 
enlevé  par  une  mort  naturelle  :  mon  père  et  mon  oncle  ont  suc- 
combé à  un  mal  violent  et  mystérieux.  Je  n'ai  point  eu  recours  iyi 
poison.  Ses  fils...  il  en  avait  quatre...  sout  morts  sans  que  je  leur 
eusse  versé  une  liqueur  homicide. 

Barbarigo.  —  Et  vous  êtes  sûr  que  lui-même  a  employé  de  pa- 
reils moyens? 

Loredano.  — Très  sûr. 

Barbarigo.  — Il  semble  pourtant  la  franchise  même. 

LoRED.vNO.  —  C  est  ainsi  que  Carmagnola  en  a  jugé  naguère. 

Barbarigo.  —  Carmagnola?  cet  étranger?  ce  traître? 

Loredano.  —  Lui-même.  Après  la  nuit  où  les  Dix  présidés  par 
le  doge  venaient  de  décider  sa  perte,  l'aventurier  rencontra,  vers 
le  point  du  jour,  le  chef  de  l'Etat  de  Venise,  et  lui  demanda  en 
riant  «  s'il  devait  lui  souhaiter  le  bonjour  ou  une  bonne  nuit.  »  Le 
doge  répondit  qu'en  effet  il  avait  passé  une  nuit  de  veille  «  dans  la- 
quelle-, ajoula-t-il  avec  un  sourire  gracieux,  il  a  été  souvent  ques- 
tion de  vous.  »  Cela  était  vrai;  car  on  avait  résolu  la  mort  de  Car- 
magnola, et  ce  huit  mois  avant  que  le  projet  fût  exécuté.  Et 
le  vieux  doge  qui  connaissait  l'arrêt  lui  sourit,  avec  cette  mortelle 
ironie  huit  mois  avant  sa  mort...  huit  mois  d'une  hypocrisie  donton 
n'est  capable  qu'à  quatre-vingts  ans!  Le  brave  Carmagnola  n'est 
plus;  les  Foscari  ne  sont  plus...  mais  je  ne  leur  ai  jamais  souri. 


398 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAiaES  ILLUSTRÉliS. 


ll\ii(i.iiiii;i>.  — Carni.igDola  éloil-il  voiri'  ami  i* 

LoHKOANO.  — Il  vlail  !•■  bouclier  du  iiulro  eût:.  Tout  Jeune,  il  avait 
{■{r  iiulrr  iMiiH'iiii  :  m. lis  ilcM'iui  liumnie  il  rutdubuid  W  suuwur  J<' 
Venise,  |)ui.-  ni  ncimic. 

nAiiiiAHiiio.  —  Ali!  il  semble  quo  lel  snit  le  déclin  des  !>au>eurs 
d'Kiais.  L'Iiuiniiic  contre  (|ui  nous  agissciiis  luaintonant  n'a  pns 
souli-inciit  !iauvé  Veiiiso;  il  a  encore  raiiK<i  d'autres  villus  suus  la 
(liiininntion  de  noire  nalrie. 

l.unicn.iNQ.  —  Les  Uomuins,  nos  modèles,  décernaient  une  cou- 
ronne à  celui  i|ui  avait  pris  une  ville,  et  une  aus.41  à  qui  sauvait  la 
vie  d'un  citoyen  sur  le  cImiui)  de  bataille  :  les  deux  léconipcnscs 
élaient  égales.  Or,  si  nous  mettons  en  re(;ard  les  villes  prises  juir 
l'nscari  et  lescitovcns  qu'il  a  f  lil  périr  direclcmenl  ou  par  des  voies 
détournées,  on  trouvera  ipie  la  ditl'érenee  esl  grandement  contre 
lui.  quand  m^mc  on  ne  mettrait  en  ligne  de  compte  que  des  meur- 
tres privés  conipie  celui  de  mon  j)ère. 

HAnn.vniGo.  —  Kles-vous  donc  irrévocablement  fixé  ? 

LoniuiANu.  —  Quelle  circonstance  auiait  pu  me  faire  changer? 

BAniiAnu'.o.  —  ('.elle  qui  loo  change  niui-méme;  mais  vous,  je  le 
sais,  vous  êtes  de  marbre  pour  garder  l'cmiireinte  d'une  baine.  Néan- 
moins, quand  tout  aura  elé  accompli,  quand  le  vieillard  sera  déposé, 
son  nom  dé.shonoré,  tous  ses  lils  morts,  sa  famille  abattue,  et  vous  et 
les  vôtres  triomphants,  pdtirrcz-vous  dormir? 

LonEn.wo.  —  Plus  profondément  que  jamais. 

Rakbmiigo.  —  C'est  une  erreur,  et  vous  vous  en  apercevrez  avant 
daller  dormir  avec  vos  pères. 

l.oaKDvNO.  —  Ils  no  dorment  pas  dans  leur  tombe  prématurée  : 
ils  ne  dormiront  pas  tant  que  Koscari  n'aura  pas  remidi  la  sienne. 
Chaque  nuit  je  les  vois  errer  d'un  air  courroucé  autour  de  ma  cou  • 
che,  me  montrer  le  palais  ducal,  et  m'cxeilcr  à  la  vcnçcance. 

BnABAnir.o.  —  Héve  d'une  imagination  malade  I  11  n'y  a  pas  de 
passion  plus  superstitieuse  que  la  haine.       [Entre  vn  officier.) 

LoREDANo.  —  Où  allez-vous? 

L'officier.  —  Je  vais,  par  ordre  du  doge,  toutpiéparcr  pour  les 
funérailles  de  son  fils.  Puis-je  passer  outre? 

LoREUANo.  —  Allez. 

Barbarioo.  —  Comment  le  doge  supporle-lril  celte  dernière  ca- 
lamité? 

L'officier.  —  Avec  la  fermeté  du  désespoir.  Devant  témoins  il 
parle  peu  ;  mais  on  voit  de  temps  h  autre  ses  lèvres  qui  remuent, 
et  de  la  chambre  voisine  une  ou  deux  fuis  je  l'ai  entendu  murmu- 
rer d'une  voi.x  à  peine  distincte  :  «.  mon  fils  !  »  Je  vais  remplir  mes 
ordres.  {/.'officier  sort.) 

nARiiARico.  —  Le  coup  qui  la  frappé  va  intéresser  tout  Venise 
en  sa  laveur. 

l.oREDANo.  —C'est  juste!  Il  faut  nous  liAler  :  allons  réunir  les 
délégués  chargés  de  porter  au  doge  la  résolution  du  conseil. 

ItAnDAiiiGo.  —  Je  proteste  contre  celle  démarche,  si  l'on  veut  la 
faire  en  ce  moment. 

LoREhA>o.  —  Comme  il  vous  plaira...  je  vais  cependant  prendre 
les  voix,  et  nous  verrons  qui  remportera  de  votre  avis  ou  du  mien. 


A€TK  V. 

L'appartement  du  doge. 
le  DOGE  ,  SEnVITEl7RS 

U.v  SERVITEUR.  — Monscigpcur,  la  deputation  attend;  mais  si 
une  autre  heure  vous  convient  mieux,  elle  entend  .se  confu'mer  h 
votre  bon  plaisir. 

Le  doge.  —  Tontes  les  heures  me  sont  égales.  Faites  entrer. 

[I.e  serrite'ir  sort.) 

Un  officier.  —  Prince,  j'ai  rempli  ma  mission. 

Le  noGK.  —  Laquelle? 

L'officier.  -  -  Une  mission  pénible:  j'ai  requis  la  présenc"  de... 

Le  doge.  —  Oui ,  oui...  je  vous"demaii<lc  pardon  :  ma  mémoire 
commence  à  faiblir,  et  je  me  fais  vieux...  presque  au«si  vieux  que 
mon  âge.  Jusqu'à  présent  j'avais  lutté  contre  ks  années;  mais  elh-s 
commencent  à  prendre  le  dessus.  (/Cuire  ta  ilrpntalimi  comjwsce 
clesi.v  membres  (/c  la  se'njneiirie  et  du  clief  des  Oi.r.) 

Lb  boge.  —  Nobles  seigneurs,  (|uel  est  l'objet  de  votre  visite  ? 

Le  chef  des  Dix.  —  lin  premier  lieu  ,  le  conseil  présente  au  doge 
SCS  compliments  de  condoléance  sur  le  malheur  privé  qui  vient  de 
le  frapper. 

Le  doge.  —  Passons...  passons  à  un  autre  sujet. 

Le  chef  des  Dix.  —  Le  doge  icfuscra-1-il  d'accepter  noire  res- 
pectueMX  hommage  ? 

Le  doge.  — Je  lacccple  comme  il  m'est  oHerl...  Continuez. 

Le  cuef  des  Dix.  —  Les  Dix,  s'étaul  adjoint  une  junle  de  vingl- 


cinq  sénateurs  cboixis  parmi  les  plus  nohleH,  om  lirlihéié  .sur  I  ' 
de  la  République  et  sur  les  soiir 
vent  être  (l'un  double  puids  à  •. 

à  Votre  pays.  Ils  ont  jugé  nniv  

avec  tout  le  respect  qui  lui  isl  liù,  la  leuii.-iedu  1 .1  mè 

vous  avez  porté  Fi  longtemps  et  avec  tant  dhoni.  lut 

montrer  qu'ils  ne  .sont  point  froidement   ingrats  .1  ,  .„,, :  ^os 

longs  services,  ils    vous  accordent  \ingl  mille  ducats  dor  pour 
donner  à  votre  retraite  toute laspluiideur  d'une  uinison  souveraine. 

Le  no(iE.  —  Ai-je  bien  entcniiu? 

Le  CHEF  DES  Dix.  —  J'ai  dit.  On  vous  laisse  vingt-quatre  heures 
jiuiir  donner  votre  réponse. 

Le  iiogk.  —  Il  ne  me  faut  pas  vingt-quatre  secondes. 

Jjî  CHEF  DES  Dix.  —  .Nous  allons  nous  retirer. 

Lk  dogë.^  Restez!  vingt-quatre  heures  ne  changeront  rien  .■ 
que  j'ai  h  dire. 

Le  chef  df.s  Dix.  —  Parlez. 

Le  iio(;e.  —  Deux  l'ois  déjà  j'ai  exprimé  le  désir  d'abdiquer,  et 
deux  fois  on  s'y  est  opposé;  bien  plus  on  a  exigé  de  moi  le  serment 
de  ne  jamais  renouveler  cette  demande.  J'ai  juré  de  mourir  dans  le 
plein  exercice  des  fonctions  que  le  pays  m'a  chargé  d'exercer  selon 
mon  honneur  et  ma  conseiuoce...  Je  ne  puis  vi<der  mon  serment. 

Le  chef  des  Dix.  —  Ne  nous  réduisez  pas  ii  la  nécessité  de  dé- 
créter ce  que  nous  voudrions  obtenir. 

Le  duge.  —  La  Providence  prolonge  mes  jours  pour  m'cprouvcr 
et  me  chûticr  ;  mais  vous  n'avez  pas  le  droit  de  me  reprocher  mon 
grand  âge,  pnisipie  ehaciine  de  mes  heures  fut  consacrée  à  mon 
jtnys.  Je  suis  \TrH  à  donner  ma  vii'  pour  lui,  coninie  je  lui  ai  sacrifié 
des  objets  plus  cbers  que  li  vie  ;  m.:is  ma  dignité,  je  la  tiens  de  la 
République  entière;  quand  la  volonté  générale  se  sera  prononcée, 
alors  vous  aurez  ma  ré[>onse. 

Le  chef  des  Dk.  —  Cette  objection  nous  afflige;  mais  elle  ne 
peut  vous  servir  de  rien. 

Le  doge.  — Je  soull'rirai  tout,  mais  je  ne  reculerai  pas;  non  pas 
d'un  pouce.  Décrétez  ce  que  vous  voudrez. 

Le  chef  des  Dix.  —  Kst-cc  là  ce  que  nous  devons  rapport 
ceux  ipii  nous  envoient? 

Le  doge.  —  Vous  avez  entendu. 

Le  chef  des  Dix.  —  Avec  le  respect  qui  vous  est  dû,  nous  nous 
retirons.  (Les  dilegués  sortent .  Entre  un  serviteur.) 

Le  serviteur.  —  Monseigneur ,  la  noble  dame  Marina  demande 
audience. 
Le  doge.  —  Je  suis  à  sa  disposition.  (l'.ntre  Marina.) 

Marina.  — Seigneur,  je  suis  importune...  Peut-être  voudricz-vous 
être  seul  ? 

Le  Doge.  —  Seul  !  ah!  je  suis  seul,  et  toujours  je  resterai  seul, 
quand  le  monde  entier  se  presserait  autour  de  moi. 

Marina.  —  Né  dans  une  autre  patrie,  il  aurait  pu  vivre,  lui  qui 
était  fait  pour  la  vie  privée,  lui  si  aimant,  si  aimé!  Qui  eût  pu  rece- 
voir et  donner  plus  de  bonlieur  ([ue  mon  Foscari  ?  Il  ne  manquait  à 
sa  félicité  et  à  la  mienne  que  de  ne  pas  être  Vénitien. 

Le  doge.  —  Ou  de  ne  pas  être  le -lils  d'un  [iriiice. 

Marina.  —  Oui,  tout  ce  qui  conduit  les  autres  hommes  à  leur 
bonheur  imparfait,  ou  au  but  de  leur  ambition,  par  une  étrange 
destinée,  tout  cela  lui  est  devenu  fatal.  La  patrie  et  le  peujile  qu  il 
aimait,  le  prince  dont  il  était  le  premier-né  ,  et... 

Le  doge   —  El  qui  bientôt  aura  cessé  d'être  prince. 

Marina.  —  Comment? 

Le  doge.  —  Ils  m'ont  enlevé  mon  fils,  et  maintenant  ils  en  veu- 
lent à  ce  diadème  et  à  cet  anneau  que  j'aj  portés  trop  longtemps. 
Qu'ils  reprennent  ces  cidifichels  ! 

.Marina,  i— Oh!  les  tyrans!  et  dans  un  pareil  moment  encore. 

Le  doge.  —  C'était  le  moment  le  plus  convenable  :  une  heure 
auparavant,  j'eusse  encore  senti  le  coup. 

.Marina.  —  Kt  niaintenanl,  n'en  aurez-vous  aucun  rcsscniiment  ? 
Ovengeance  !  Hélas!  celui  qui,  suffisamment  protégé  par  vous,  vous 
protégerait  à  son  tour,  celui-là  ne  peut  venir  au  secours  de  son  père. 

Le  Doge.  —  Et  il  ne  devrait  point  .s'élever  contre  sa  patrie,  eût-il 
mille  exislences  à  [lerdre  au  lieu  de  celle  que... 

.Marina.  —  Que  leurs  tortures  lui  ont  arrachée.  Tel  est  peut- 
être  le  pur  patriotisme.  Je  ne  suis  qu'une  femme  :  piui"-  moi,  mon 
époux  et  mes  enfants  étaient  la  ii.itiie.  Je  I  aimais...  oh!  combien 
je  l'aimais  1  je  lui  ai  vu  traverser  des  souffrances  qui  eussent  d'inpté 
les  anciens  martyrs.  Il  n'es*  [dus  ;  cl  moi  (|ui  aurais  donné  iiion  sang 
pour  lui,  je  n'ai  à  lui  donner  (|uc  des  larmes!  mais  si  je  pouvais 
obtenir  une  compensation  do  ses  soulTrancesl...  Bien  I  bicnl  j'ai 
des  fils  qui  seront  un  jour  des  hommes. 

I.E  doge.  —  Votre  douleur  vous  égare. 

Marina.  —  Je  me  croyais  capable  de  supporter  sa  mort,  quand 
je  le  voyais  courbé  sons  le  poids  d  une  pai cille  oppression.  Oui,  je 
pensais  que  j'aimerais  mieux  pleurer  sur  sou  cadavre  que  l'enten- 
dre gémir  dans  une  captivité  urolungee.  Je  suis  puuic  de  celle  pen- 
sée. Que  ne  suis-je  avec  lui  dans  la  tombe  1 

Le  uoge.  —  Il  faut  que  je  le  voie  encore  une  fuis. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  LORD  BYRON. 


30  9 


Marina.  —  \enez  avec  moi. 
Lk  doge.  —  Est-il  dans  le  linceul"? 

m  ARiiNA.  —  Venez,  vieillard,  venez.  (Le  doge  et  Marina  sortent. 
Entrent  Itarbarkjo  et  Loredano.) 

LouEDANO,  au  serviteur.  —  Où  est  le  doge? 

Le  SERViTEiR.  —  Il  vient  de  se  retirer  à  1  instant  même  avec  l'il- 
lustre veuve  de  son  fils. 

Loredano.. —  Où? 

Le  serviteur.  —  Dans  l'appartement  où  le  corps  repose. 

Babbarigo.  —  Alors  retournons  sur  nos  pas. 

LouEDANo.  —  Vous  oubliez  que  nous  ne  le  pouvons  pas.  Nous 
avons  reçu  de  la  junte  l'ordre  exprès  de  l'attendre  ici,  et  de  nous 
réunir  à  elle  pour  une  démarche  solennelle.  Nos  collègues  ne  tar- 
deront point  à  venir. 

Barbarigo.  —  Et  présenteront-ils  immédiatement  leur  message 
au  doge? 

Loredano.  —  Lui-même  a  désiré  que  les  choses  se  fissent  pronip- 
lement.  Sa  réponse  ne  s'est  pas  fait  attendre  :  il  en  doit  être  ainsi 
de  la  nôtre;  on  a  eu  égard  à  sa  dignité,  à  sa  fortune que  de- 
manderait-il encore? 

Barbarigo.  —  Mourir  dans  sa  charge.  Il  n'aurait  pu  vivre  long- 
temps; maisj'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  lui  conserver  ses  litres  ,  je 
me  suis  opposé  jusqu'au  dernier  moment,  bien  qu'en  pure  perle,  à 
la  proposition  de  déchéance.  Pourquoi  faut  il  que  le  vole  général 
m'envoie  ici  contre  mon  gré? 

Loredano.  — Il  était  bon  qu'un  membre  qui  ne  partage  pas  notre 
opinion  nous  servit  de  lémoin. 

Barbarigo.  —  On  n'a  pas  moins  eu  pour  but,  je  suppose  ,  d'hu- 
milier une  vaine  résistance.  Vous  êtes  ingénieux  dans  vos  moyens 
de  vengeance,  Loredano;  vous  êtes  même  poétique,  un  véritable 
Ovide  dans  l'art  de  haïr.  C'est  ainsi  (détail  secondaire  potir  vous,  si 
les  yeux  de  la  haine  ne  grossissaient  les  ohjets) .  c'est  ainsi  que  je 
vous  dois  d'être  associé  malgré  moi  au  message  de  votre  junte. 

Loredano.  —  Comment,  ma  junte! 
.     Barbarigo.  —  La  vôtre!  elle  parle  votre  langage,  épie  vos  moin- 
dres gestes,  approuve  vos  plans  et  accomplit  votre  œuvre.  N'est-elle 
doiic  pas  vôtre? 

Loredano.  — Vous  parlez  imprudemment  :  il  ne  serait  pas  bon 
qu'on  vous  écoulât. 

Barbarigo.  — Ohl  un  jour  viendra  où  d'autres  bouches  leur  en 
diront  bien  davantage  :  ils  ont  dépassé  les  limites  d'un  pouvoir  déjà 
exorbitant  ;  et  quand  il  en  est  ainsi,  même  dans  les  Etats  les  plus 
avilis,  l'hutnanilé  outragée  se  lève  et  frappe. 

Loredano.  —  Paroles  en  l'air  ! 

Barbarigo.  —  C'est  ce  qui  reste  à  prouver.  Voici  nos  collègues. 

[La  deputation  entre.) 
Le  chef  des  Dix.  —  Le  duc  sait-il  que  nous  voulons  lui  parler  ? 

Un  serviteur.  —  Je  vais  l'en  informer. 
Barbarigo.  —  Le  duc  est  près  de  son  fils. 
Le  chef  des  Dix — En  ce  cas.  nous  ajournerons  notre  message 
pour  le  reprendre  après  les  funérailles.  11  sera  temps  demain. 

Loredano  ,    bas   à   Barbarigo.  —  Que  le  feu  d'enfer  qui  dévore 
le  mauvais  riche  consume  élernellemenl  ta  langue!  je  la  ferai  arra- 
cher de  ta  bouche  imprudente.  {Ilaitt  et  s'adressant  à  tous  ses  col- 
lègues.) Sages  seigneurs,  veuillez  ne  rien  précipiter. 
Barbarigo,  —  Soyez  seulement  humains  ! 
Loredano.  —  Voyez  !  voici  le  doge.  (Le  doge  entre.) 

Le  doge.  —  J'obéis  à  votre  appel. 

Le  chef  des  Dix.  —  Nous  venons  renouveler  la  demande  que 
nous  vous  avons  faile. 

Le  doge.  —  El  moi ,  je  répète  ma  réponse. 

Le  chef  des  Dix.  —  Alors  entendez  notre  décret  absolu. 

Le  doge.  —  Au  fait!  au  fait  !  je  connais  les  formalités  officielles 
et  les  préambules  doucereux  des  actes  les  plus  violents...  Poursuivez. 

Le  chef  des  Dix.  —  Vous  avez  cessé  d'être  doge  ;  vous  êtes  délié 
de  vos  serments  comme  souverain  :  il  faut  vous  dépouiller  de  voire 
robe  ducale.  Mais  en  considération  de  vus  services,  l'Etat  vous  ac- 
corde l'apanage  déjà  mentionné  dans  notre  précédente  entrevue. 
On  vous  accorde  trois  jours  pour  quitter  ce  palais,  sous  peine  de 
voir  confisquer  votre  fortune  particulière. 

Le  doge.  —  Celle  dernière  clause ,  je  le  dis  avec  orgueil ,  n'enri- 
chira pas  le  Trésor. 

Le  chef  des  Dix.  —  Votre  réponse,  doge  ! 

Loredano.  —  Votre  réponse,  Francesco  Foscari! 

Le  doge.  —  Si  j'avais  pu  prévoir  que  mon  grand  âge  fût  préjudi- 
ciable à  l'Etat ,  le  chef  de  la  République  ne  se  fût  jamais  montié 
assez  ingrat  pour  placer  l'inlérèt  de  sa  dignité  avant  celui  du  pays: 
mais  ma  vie  ayant  éié  depuis  tant  d'années  utile  à  la  patrie,  je  lui 
aurais  volontiers  consacré  mes  derniers-instants.  Cependant  le  dé- 
cret étant  rendu,  j'obéis. 

Le  chef  des  Dix.  —  Si  le  délai  de  trois  jours  ne  vous  suffit  pas, 
nous  retendrons  jusqu'à  huit,  comme  preuve  de  notre  estime. 

Le  doge.  —  Je  ne  veux  pas  huit  heures ,  seigneur,  ni  même  huit 


miiuiles...  Voici  l'anneau  ducal  et  voici  le  diadème.  [Il  61e  son  an- 
neau et  sa  loqiie.\  L'Adriatique  est  libie  de  pi eiulre  un  autre  époux. 
Le  chef  des  Dix.  —  Tant  de  précipitation  est  inutile. 
Le  doge.  —  Je  suis  vieux  ,  seigneur;  et  même  pour  faire  peu  de 
chemin  ,  je  dois  me  mettre  en  route  de  bonne  heure.  Il  me  semble 
voir  parmi  vous  un  visage  qui  m'est  inconnu....  Sénateur!  quel  est 
voire  nom,  vous,  dont  le  costume  indique  le  chef  des  Quarante. 
Memmo.  —  Seigneur,  je  suis  le  fils  de  Marco  Memmo. 
Le  doge.  —  Ah  !  ah  !  votre  père  élail  mon  ami.  Mais  les  fils  et  les 
pères...  Holà!  mes  serviteurs,  ici! 
Un  serviteur  — Mon  prince! 

Le  doge.  — Ne  m'appelez  plus  ainsi...  {Montrant  la  deputation.) 
Voici  les  princes  des  princes...  .  Nous  parlons  d'ici  dans  l'inslant. 
Le  chef  des  Dix.  —  Pourquoi  si  brusquement?  cela  fera  du 
scandale. 

Lk  doge,  au.r  Di.r.  —  Vous  aurez  à  en  répondre  ;  cela  vous  re- 
garde   (Ju.r  domestiques.)  Vous  autres,  dépêchez-vous.  Il  est  un 
fardeau  que  je  vous  prie  de  porter  avec  soin ,  bien  qu'il  ne  puisse 
plus  éprouver  de  mal...  mais  j'y  veillerai  moi-même. 
Barbarigo.  —  11  veut  parler  du  corps  de  son  fils. 
Le  doge.—  Appelez  Marina,  ma  fille.  (Marina  entre.)  Tenez- 
vous  prête;  nous  irons  pleurer  ailleurs. 
Marina  —  Partout. 

Le  doge.  — Oui,  mais  en  liberté,  sans  ces  espions  jaloux  atta- 
chés aux  pas  des  grands.  Seigneurs ,  vous  pouvez  vous  retirer  ; 
nous  partons:  que  vous  faut-il  de  plus?  Craignez-vous  que  nous 
n'emportions  avec  nous  ce  palais?  Ces  épaisses  murailles,  dix  fois 
plus  vieilles  que  moi,  vous  ont  servis  comme  je  vous  ai  servis,  et  elles 
et  moi  nous  pourrions  dire  bien  des  choses;  mais  je  ne  leur  de- 
mande point  de  s'écrouler  sur  vous!  elles  le  feraient  comme  au- 
trefois les  piliers  du  temple  de  Dagon  s'écroulèrent  sur  les  Israé- 
lites et  les  Philistins.  Je  crois  que  la  même  puissance  serait  donnée  à 
une  malédiclion  comme  la  mienne  provoquée  par  des  hommes  tels 
que  vous;  mais  je  ne  la  prononcerai  point.  Adieu,  mes  bons  sei- 
gneurs !  Puisse  le  doge  à  venir  valoir  mieux  que  le  présent  ! 
LoRED.vNo.  —  Le  présent  doge  est  Pascal  Malipiero. 
Le  doge.  —  Point  avant  que  j'aie  franchi  ces  portes. 
Loredano.  —  La  grosse  cloche  de  Saint-Marc  va  sonner  pour  son 
inauguration. 

Le  doge.  —  Ciel  et  terre ,  vous  répercuterez  l'écho  de  cette  clo- 
che !  et  moi  je  vivrai  pour  l'entendre...  Je  serai  le  premier.  11  fut 
plus  heureux  que  moi,  mon  coupable  prédécesseur,  le  redoutable 
Faliero...  cette  insulte  du  moins  lui  fut  épargnée. 
Loredano.  —  Eh  quoi  !  regrettez-vous  un  traître  ? 
Le  doge.  — Non...  seulement  je  porte  envie  au  mort. 
Le  chef  des  Dix.  —  Seigneur,  si  vous  persistez  à  quitter  aussi 
brusquement  le  palais,  sortez  du  moins  par  l'escalier  secret  qui  con- 
duit au  quai  du  canal. 

Le  doge.  —  Non  !  Je  descendrai  les  degrés  que  j'ai  montés  pour 
prendre  possession  du  pouvoir,  l'escalier  des  Géants,  au  sommet 
duquel  je  fus  investi  de  la  dignité  ducale.  Mes  services  m'y  ont 
conduit,  la  malice  de  mes  ennemis  m'en  précipite.  Il  y  a  trente- 
cinq  ans  qu'à  mon  installation  j'ai  traversé  ces  mêmes  salles,  dont 
je  ne  croyais  sortir  que  mort...  mort  peut-être  en  combattant  pour 
mes  concitoyens...  mais  non  chassé  ainsi  par  eux.  Mais,  allons; 
mon  fils  et  "moi ,  nous  sortirons  ensemble...  lui,  pour  descendre 
dans  son  tombeau,  moi,  pour  aller  attendre  le  mien. 
Le  chef  des  Dix.  —  Eh  quoi  !  en  public  ? 

Le  doge.  —  C'est  publiquement  que  je  fus  élu,  publiquement  que 
je  serai  déposé.  Marina,  êtes-vous  prête? 
Marina. —  Voici  mon  bras. 

Le  doge. — Et  voilà  mon  bâton.  J'aurai  ce  double  appui. 
Le  chef  des  Dix.  —  Cela  ne  doit  pas  être  :  le  peuple  .. 
Le  DOGE. —  Le  peujilel...  11  n'y  a  pas  de  peuple;  vous  le  savez 
bien,  sans  quoi  vous  n'oseriez  nous  traiter  ainsi,  lui  et  moi.  U  y  a 
peut-être  une  populace  dont  les  regards  vous  feront  rougir;  mais 
les  Vénitiens  n'oseront  gémir  que  du  cœur,  maudire  que  des  yeux. 
Le  chef  DES  Dix.  —  La  passion  vous  fait  parler  ;  autrement... 
Le  doge.  —  Vous  avez  raison  :  j'ai  plus  parlé  que  de  coutume,  ce 
n'est  pas  mon  faible  ordinaire  ;  mais  ce  sera  pour  vous  une  excuse, 
le  signe  d'une  caducité  qui  autorise  votre  conduite  au  défaut  de  la 
loi.  Adieu,  seigneurs 

Barbarigo.  — Vous  ne  partirez  pas  sans  une  escorte  convenable 
à  votre  rang  passé  et  actuel.  Nous  accompagnerons  respectueu- 
sement le  doge  à  son  palais  particulier.  Dites,  mes  nobles  collè- 
gues' n'est-ce  point  votre  avis  ?   - 
Plusieurs  VOIX.  —  Oui,  oui! 

Le  doge.  —  Vous  ne  viendrez  pas..',  à  ma  suite  du  moins.  Je  suis 
entré  ici  comme  souverain  ;  j'en  sors  par  les  mêmes  portes,  mais 
simple  citoyen.  Toutes  ces  vaines  cérémonies  sont  de  lâches  insul- 
tes faites  pour  ulcérer  le  cœur,  poisons  appliqués  comme  antidotes. 
La  pompe  est  pour  les  princes...  je  ne  le  suis  plus!...  Je  me  trompe, 
je  le  suis  encore  ;  mais  seulement  jusqu'à  cette  |)orte.  Ah  ! 

Loredano.  —  Écoutez  !  (On  entend  sonner  la  grosse  cloche  de 
Saint-Marc.) 


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LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


lUiinxnir.o. — 1^  cloche! 

I  K  <  iii:r  w.s  Dix.  —  l.a  cloche  de  Sainl-Marc  qtil  sonne  pour 
I  i'Ieclion  «le  .M^ilipi'-ro. 

Lr  nnoK.  —  Je  reconnais  Lien  le  son  !  Je  Tai  entendu  une  fois, 
une  (•<is  seulement  :  el  il  j  a  de  cela  Irenlccinq  ans,  alors  mfinc 
quoji'  n'élaia  pa»  jeune. 

ll\niiARii:o.  —  Asscye/.-vous,  sci|;ncur  1  vous  Ireinblez. 

1,K  iiocK.  —  C'est  le  glas  de  mort  de  mon  pauvre  cnfanl!  .Mon 
cii'ur  souffre  bien  ! 

ItADiiviiiiiii.  — Je  vous  en  prie,  vcuiilex  vous  asseoir. 

I.E  nocjB.  —  Non  ,  jusqu'à  présent  j'ai  eu  pour  sii^ge  un  trône. 
Marina,  partons  ! 

Mvni.NA.  — Je  suis  prête. 

I,i;  noiîE  fail  qurlques  pas,  puis  il  s'arri'tc,  —  J'ai  soif...  quel- 
qu'un voudra-l-il  me  donner  un  peu  d'eau?  [Tout  le  monde  s'em- 
presse el  lAireduiw  des  premiers.) 

V.V.  nooK  ,  prenant  une  coupe  des  mains  de  I.oredano-  —  Jac- 
ccple,  I.oreilano  ,  comme  de  la  main  la  jilus  convenable. 

l.onEDANO.  —  Pourquoi  ? 

Le  doge.  —  On  dit  que  le  cristal  de  Venise  aune  telle  anti|)athie 
pour  les  poisons  ,  qu'il  se  brise  dès  qu'une  substance  vcnéneiise 
louche  sa  surface    Vous  teniez  celte  coupe  :  elle  n'est  point  briséo. 

LonEDANO.  —  Eh  bien  !  seigneur? 

l.B  nouE.  —  Cela  prouve  <|ue  la  croyan-c  est  fausse,  ou  que  vous 
n'ùtes  point  un  traître,  l'our  moi,  je  ne  crois  ni  l'un  ni  l'antre  : 
c'est  une  vainc  tradition... 

Mahina.  —  Vos  idées  s'égarent  :  vous  feriez  bien  de  vous  asseoir 
et  de  ne  point  partir  encore.  Ah!  vous  êtes  maintenant  comme  était 
mon  époux  ! 

BAiinARir.o.  —  Il  s'affaisse soutenez-le Vile,  un  siège! 

soutenez-le! 

Le  nocE.  —  La  cloche  sonne  encore Kloignons-nous —  ma 

tête  est  en  feu! 

Rarbahigo.  —  Je  vous  en  conjure,  appuyez-vous  sur  nous! 

Le  DoiiE.  —  Non,  un  soi'veraiii  doit  mourir  debout.  Mon  pauvre 
enfant!  Utiirez  donc  vos  bras!...  Cette  cloche!   (ILlomhe  el  meurl  ) 

Marina.  — Mon  Dieu!  mon  Dieu! 

lUnnxRico  ,  a  Loredano.  —  Voyez!  votre  rcuvre  est  accomplie  ! 

I.E  CHEF  «ES  Dix.  —  N'y  a-t-il  donc  aucun  secours? 

Un  SEnviTEi'n.  —  Tout  est  fini' 

Le  ruEF  nEs  Dix.  —  S'il  en  est  ainsi,  du  moins  ses  obsèques  sç- 
ronl  dignes  de  son  nom  et  de  sa  pairie,  de  son  rang  et  de  son  dé- 
voùmenl  aux  devoirs  de  sa  charge  .  tant  que  son  Age  lui  a  permis 
de  les  remplir  dignement.  Mes  collègues,  parlez. 

HARBvnino.  — Il  n'a  point  ou  la  douleur  de  mourir  sujet  dans  les 
lieux  où  il  avait  régné  :  ses  funérailles  seront  celles  d'un  prince  I 

Le  CHEF  ni:s  Dix.  —  Nous  sommes  tous  d'accord. 

Tous,  EXCEPTE  Loredano.  —  Oui. 

Le  chef  des  Dix.  —  Que  la  paix  du  ciel  ?oit  avec  lui! 

Mari.vv.  —  Seigneurs,  pcrmellez  :  ceci  est  une  raillerie.  Cessez 


de  vous  jouîr  de  celle  triste  dépouille.  Tout  a  l  heure,  lorsque  l.i 
vie  animait  encore  ce  vieillard  qui  a  reculé  les  limllee  de  v.ilre  rm- 
pirc  et  rendu  votre  puisiuince  immortelle  comme  fi     '  ':.• 

Iiaine  froide  .  implacable,  l'a  banni  de  «on  palai»  .  n 

trône;  et  maintenant  qu'il  Dc  peut  jouir  de  ces  lionii  il 

ne  les  accepliil  point  s'il  pouvait  les  connaître  .  von-  n- 

tourerd'une  pompe  \  aine  la  victime  que  vcmsa^ez  f-  U. 

Des  lunéraillcsprincièrcs  seront  un  reproche  [lourviiii  <in 

lioniKMir  pour  lui. 

Le  chef  i>i:s  Dix.  —  Madame,  nous  ne  révoquons  pas  si  facile 
ment  nos  décisions. 

Marin \.  —  Je  le  sais,  en  ce  qui  concerne  les  lorlurc-i  infligé. s 
aux  vivants.  Je  croyais  néanmoins  les  défunU  hors  de  votre  puis- 
sante. Laissez  son  cadavre  .'i  mes  soins  comme  vous  m'auriez  aban- 
donné les  restes  de  sa  vie.  Je  remplis  un  dernier  devoir,  et  j'y  trou- 
verai peut-être  une  consolation.  La  douleur  est  la  sieur  des* fantô- 
mes :  elle  aime  les  inorLs  et  l'appareil  de  la  tombe. 

Le  chef  des  Dix.  —  Persistez-vous  à  prendre  tous  cessoinsf 

Marin v.  —  Oui ,  seigneur  ;  quoique  sa  fortune  ait  été  employée 
tout  entière  au  service  de  l'Etat,  j'ai  encore  mon  douaire  qui  sera 
consacré  à  ses  funérailles  et  à  celles  de...  (l'.lle  s'arn'le.) 

Le  chef  des  Dix.  —  Gardez  cela  jdutôl  pour  vos  enfants. 

Madina.  —  Oui,  ils  sont  orphelins,  grAcc  à  vous. 

Le  chef  des  Dix.  —  Nous  ne  pouvons  accueillir  votre  deniar 
Les  dépouilles  mortelles  de  Francesco  Foscari  seront  exposées  avec 
la  pompe  usitée,  et  suivies  à  la  dernière  demeure  par  le  nou\-aa 
doge,  non  dans  le  costume  de  sa  dignité,  mais  comme  simple  séna- 
leur. 

Marina.  — J'ai  entendu  parler  de  meurtriersqui  ont  enterré  leur 
victime;  mais  c'est  la  première  fois  qu'on  aura  vu  Ih^pocrisic  en- 
tourer de  tant  de  splendeurceux  qu'elle  a  tués.  J  ai  entendu  parler 
des  larmes  desveuves...  liélaslj'en  ai  versé  quelques-unes,  toujo" 
grice  à  vous  !  J'ai  entendu  parler  d'héritiers  en  deuil...  vous  i 
avez  point  laissé  à  celui  qui  n'est  plus,  cl  vous  en  voudiiez  joui 
rùlc.  Eh  bien  !  seigneurs ,  que  votre  volonté  soit  faite ,  coiumc 
jour,  je  l'espère,  celle  du  ciel  s'accomplira- 

Le  chef  de.s  Dix.  —  Savez-vous,  madame,  à  qui  vous  parlez 
à  quoi  vous  exjiose  un  pareil  langage? 

.Marinv.  —  Ceux  à  qui  je  parle,  je  les  connais  mieux  que  vo:i.- 
même  ;  les  dangers,  je  les  connais  comme  vous;  et  je  puis  braver 
les  uns  et  les  autres.  Vous  faudrait-il  encore  d'autres  funérailles  ? 

livHBARiao.  —  Dédaignez  ses  paroles  imjirudcnius  :  sa  position 
doit  lui  servir  d'excuse. 

Le  KiiKF  des  Dix.  —  Nous  n'en  tiendrons  pas  compte. 

liARBAHJGo ,  se  loumaiil  rers  iMredanu  tjui  écrit  sur  ses  tahtetles. 
—  Qu'écrivez-vous  sur  vos  tablettes  avec  ce  sombre  intérêt? 

Loredano,  montrant  le  cadarre  du  doije.  — J'écris  qud  m"a 
p.iyé. 

Lk  chef  des  Dix.  —  Quelle  dette  avait-il  donc  ? 

Loredano.  —  Une  dette  juste  et  ancienne,  contractée  enver.^1'. 
nature  et  cnvcre  moi.  (l.a  loUe  tombe.) 


FIN    Dr:S    OEUVRES    COMPLI-TI-^S    ni-    LORD    DVRON. 


"^^^^^^^^ W  î^'^"  — 


l'ABiJ.  —  Impr.  Lacocr  et  G',  me  Sountnl.  16. 


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